Œuvres posthumes (Verlaine)/Texte entier/Volume 2
CHARLES BAUDELAIRE — VOYAGE EN FRANCE PAR UN FRANÇAIS
SOUVENIRS ET PROMENADES — QUELQUES VERS INÉDITS
CRITIQUE ET CONFÉRENCES — DESSINS DE PAUL VERLAINE.
ALBERT MESSEIN, ÉDITEUR
Successeur de LÉON VANIER
19, quai saint-michel, 19
AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR
Voici un second Posthume de Verlaine, très probablement — mais que sait-on jamais ? — le dernier tome de ses Œuvres Complètes.
Il était de notre devoir de ne négliger aucune page qui portât la précieuse signature, authentiquement. Il ne nous appartenait pas d’apprécier la valeur en soi de chacun des écrits que le Poète n’avait pas eu le temps de réunir, ni même peut-être, de revoir.
Car le lecteur de ces œuvres posthumes devra toujours, avant de porter sur elles un jugement, se souvenir que l’auteur, ne leur ayant point conféré le caractère de la rédaction ne varietur, n’en saurait porter, au regard de la critique, la responsabilité entière. Elles sont, du reste, de dates très diverses : de la jeunesse, — de la maturité, — des dernières années.
Ainsi permettent-elles, et c’est leur double intérêt, de jeter un regard d’ensemble sur toute sa carrière, sur les transformations de sa pensée, et de voir cette pensée en action, pour ainsi dire, et parfois dans l’instant de la composition, alors qu’elle cherchait encore sa forme définitive. — Et partout cette pensée atteste la primesautière et intense personnalité du poète qui fut si grand avec tant de bonhomie et de passion à la fois, de celui qu’on a tour à tour comparé à La Fontaine et à Villon, parce qu’il est comme eux, et leur égal, de pure race française.
Nous avons joint à ces textes une série de croquis originaux.
Verlaine, bien qu’il ait, comme il le raconte dans ses Confessions, enseigné (en Angleterre) le dessin, ne l’avait pas appris. Mais, d’eux-mêmes, et sans avoir reçu les conseils d’aucun maître, tous les enfants, on le sait, dessinent sans correction, il va de soi, mais d’une manière amusante et expressive. Verlaine, dans ses croquis comme dans ses vers — toutes proportions de mérite et d’intérêt, comme l’on entend bien, gardées — resta jusqu’à la fin cet enfant dont rien ne pouvait altérer la spontanéité, bien que sa pensée atteignît aisément à la profondeur des plus viriles génies.
Il n’était pas inutile de donner ce témoignage de plus de ce caractère si particulier, que les contemporains de Verlaine retrouvèrent dans sa personne même, dans sa parole, dans son rire, dans ses moindres gestes. C’est à ce titre que ces croquis[1] — en eux-mêmes, d’autre part, si curieux — ont très légitimement leur place dans ce volume.
CHARLES BAUDELAIRE
I
Parlez de Charles Baudelaire à quelques-uns de ces amateurs qui forment le zéro des cent-cinquante Parisiens naïfs assez pour lire encore des vers, il vous répondra infailliblement, ce zéro, qui est un multiplicateur, par le cliché suivant : « Charles Baudelaire, attendez donc. Ah ! oui ! celui qui a chanté la Charogne ! » Ne riez pas. Le mot m’a été dit, à moi, par un « artiste », et à d’autres, peut-être bien par vous, lecteur…
Voilà pourtant comme se font les réputations littéraires dans ce pays éminemment spirituel qui a nom, la France, comme chacun sait. C’est, du reste, un peu l’histoire des Rayons jaunes, le plus beau poème à coup sûr, de cet admirable recueil, Joseph Delorme, que pour mon compte je mets, comme intensité de mélancolie et comme puissance d’expression, infiniment au-dessus des jérémiades lamartiniennes et autres. Le public et la critique firent, en ce temps-là, des plaisanteries fort délicates sur le pauvre Werther carabin, pour me servir du foudroyant bon mot de ce poétique M. Guizot.
Le public est bien toujours le même. La critique, reconnaissons-le, comprend mieux ses devoirs qui sont, non de hurler avec les loups et de flatter les goûts du public, mais de le ramener, ce public hostile ou indifférent, au véritable critérium en fait d’art et de poésie, et cela de gré ou de force. Le public est un enfant mal élevé qu’il s’agit de corriger.
La profonde originalité de Charles Baudelaire, c’est, à mon sens, de représenter puissamment et essentiellement l’homme moderne ; et par ce mot, l’homme moderne, je ne veux pas, pour une cause qui s’expliquera tout à l’heure, désigner l’homme moral, politique et social. Je n’entends ici que l’homme physique moderne, tel que l’ont fait les raffinements d’une civilisation excessive, l’homme moderne, avec ses sens aiguisés et vibrants, son esprit douloureusement subtil, son cerveau saturé de tabac, son sang brûlé d’alcool, en un mot, le biblio-nerveux par excellence, comme dirait H. Taine. Cette individualité de sensitive, pour ainsi parler, Charles Baudelaire, je le répète, la représente à l’état de type, de héros, si vous voulez bien. Nulle part, pas même chez H. Heine, vous ne la retrouverez si fortement accentuée que dans certains passages des Fleurs du mal. Aussi, selon moi, l’historien futur de notre époque devra, pour ne pas être incomplet, feuilleter attentivement et religieusement ce livre qui est la quintessence et comme la concentration extrême de tout un élément de ce siècle. Pour preuve de ce que j’avance, prenons, en premier lieu, les poèmes amoureux du volume des Fleurs du mal. Comment l’auteur a-t-il exprimé ce sentiment de l’amour, le plus magnifique des lieux communs, et qui, comme tel, a passé par toutes les formes poétiques possibles ? En païen comme Gœthe, en chrétien comme Pétrarque, ou, comme Musset, en enfant? En rien de tout cela, et c’est son immense mérite. Traiter des sujets éternels, — idées ou sentiments, — sans tomber dans la redite, c’est là peut-être tout l’avenir de la poésie, et c’est en tout cas bien certainement là ce qui distingue les véritables poètes des rimeurs subalternes. L’amour, dans les vers de Ch. Baudelaire, c’est bien l’amour d’un Parisien du XIXe siècle, quelque chose de fiévreux et d’analysé à la fois ; la passion pure s’y mélange de réflexion, et si les nerfs égarent par moment l’intellect, en décuplant l’action des sens, le nescio quid amarum de Lucrèce, qui n’est autre que l’incompressible essor de l’âme vers un idéal toujours reculant, fait entendre sans cesse à l’oreille obsédée son implacable rappel à l’ordre. Me suis-je bien fait comprendre ? Quelques citations élucideront peut-être mieux ma pensée :
« D’où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu ? »
Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,
Vivre est un mal, c’est un secret de tous connu,
Une douleur très simple et non mystérieuse
Et, comme votre joie, éclatante pour tous.
Cessez donc de chercher, ô belle curieuse,
Et, bien que votre voix soit douce, taisez vous !
Taisez-vous, ignorante ! âme toujours ravie,
Bouche au rire enfantin ! Plus encor que la Vie
La Mort nous tient souvent par des liens subtils.
Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un mensonge,
Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,
Et sommeiller longtemps à l’ombre de vos cils.
Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille,
Entre en société de l’Idéal rongeur,
Par l’opération d’un mystère vengeur
Dans la brute assoupie un ange se réveille.
Des cieux spirituels l’inaccessible azur,
Pour l’homme terrassé qui rêve encore et souffre,
S’ouvre et s’enfonce avec l’attirance du gouffre.
Ainsi, chère déesse, être lucide et pur,
Sur les débris fumeux des stupides orgies,
Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant,
À mes yeux agrandis voltige incessamment.
Le soleil a noirci la flamme des bougies,
Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil,
Âme resplendissante, à l’immortel soleil.
Enfin, dans ce fameux et si peu compris poème de la Charogne, l’auteur, après avoir fait de la « Carcasse superbe » une terrible et splendide description, s’adresse à sa maîtresse, et termine par trois strophes inouies où l’amour, à force d’idéal cherché, s’exile de lui-même par delà la mort. Lisez plutôt ces délicatesses ineffables :
Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui, telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés.
Cela est le côté spiritualiste de l’amour dans notre poète. Le côté sensuel et même le côté bestial s’y trouvent indiqués avec le même talent ; néanmoins, on voudra bien me dispenser, pour des motifs que comprendront toutes mes lectrices « qui veulent être respectées », de citer à leur tour, comme l’exigeraient la symétrie et l’équité, des poèmes de cette série ; je me contenterai de vous renvoyer principalement aux poèmes XXII, XXIII, XXIV, XXVIII, XXXII et XLIX de la seconde édition des Fleurs du mal, et en particulier au sonnet LXIV, qui contient ces vers magnifiques d’orgueil et de désillution :
Sois charmante, et tais-toi ; mon cœur que tout irrite,
Excepté la candeur de l’antique animal,
Ne veut pas te montrer son secret infernal.
Maintenant, veut-on savoir comment notre poète comprend et exprime l’ivresse du vin, autre lieu commun, chanté sur tous les tons, d’Anacréon à Chaulieu ? Le grand Gœthe, qu’on rencontre partout, a, dans le Divan, composé un livre de l’Echanson, qui est un chef-d’œuvre, bien que les idées se rapprochent plutôt d’Horace que de Hafiz ou de Nisami. Georges Sand, dans ses Lettres d’un voyageur, Théodore de Banville, dans ses Stabactites, ont, chacun à sa façon, celui-ci lyriquement, celle-là, au point de vue philosophique et moral, exécuté de superbes variations sur cet air connu. Toute autre est la façon dont Charles Baudelaire a célébré le vin. Il lui a d’abord consacré une partie spéciale de son recueil où, passant en revue toutes les situations poétiques données où l’ivresse est applicable, il s’est incarné en plusieurs personnages et a prêté à chacun d’eux sa langue sonore et sévère. De la sorte, nous avons toute la gamme du vin, si je puis ainsi parler, depuis le vin des amants jusqu’au vin de l’assassin ! en passant par le vin des chiffonniers et par l’âme du vin.
Un jour l’âme du vin chantait dans les bouteilles !
Ainsi de la Mort, troisième lieu commun, hélas ! le plus banal de tous ! Ainsi de Paris, lieu commun aussi depuis Balzac, mais moins exploité par les poètes encore que par les romanciers. Et pourtant quel thème poétique, quel monde de comparaisons, d’images et de correspondances ! Quelle source intarissable de descriptions et de rêveries ! C’est ce qu’a compris Baudelaire, génie parisien s’il en fut en dépit de l’inconsolable nostalgie d’idéal qu’il y a en lui. Aussi quelles fantaisies à la Rembrandt que les Crépuscules, les Petites vieilles, les Sept vieillards, et, en même temps, quel frisson délicieusement inquiétant vous communiquent ces merveilleuses eaux-fortes, qui ont encore cela de commun avec celles du maître d’Amsterdam. Voici, comme spécimen, le poème qui ouvre les
Tableaux parisiens :
« Je veux pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel comme les astrologues.
Et voisin des clochers, écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité ;
Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.
Il est doux, à travers les brumes, de voir naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre,
Ses fleuves de charbon monter au firmament,
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets,
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors, je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
L’Émeute tempêtant vainement à ma vitre
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;
Car je serai plongé dans cette volupté,
D’évoquer le Printemps avec ma volonté ;
De tirer un soleil de mon cœur et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère. »
Quant au satanisme ultra-mathurinesque dont il a plu à Baudelaire d’enluminer ses Fleurs du mal, et dont quelques-uns de ces Messieurs de la Morale terre à terre lui ont fait un crime de lèse-rationalisme, je n’y vois, dans ce satanisme foncé, autre chose qu’un inoffensif et pittoresque caprice d’artiste ; or, pour ce qui est de ces caprices-là, je m’en réfère complètement à ce passage des Orientales : « L’espace et le temps sont au poète, que le poète donc aille où il veut en faisant ce qui lui plaît : c’est la loi. Qu’il croie en Dieu ou aux dieux, ou à rien ; qu’il acquitte le péage du Styx, qu’il soit du Sabbat ; qu’il écrive en prose ou en vers, etc., c’est à merveille. Le poète est libre, mettons-nous à son point de vue, et voyons ».
Cela nous amène à parler de Charles Baudelaire artiste.
La poétique de Charles Baudelaire qui, s’il n’avait eu soin de la péremptoirement formuler en quelques phrases bien nettes, ressortirait avec une autorité suffisante de ses vers eux-mêmes, peut se résumer en ces lignes extraites, çà et là, tant des deux préfaces de sa belle traduction d’Edgar Poë que de divers opuscules que j’ai sous les yeux.
« Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu’elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d’utile… La Poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a d’autre but quelle-même ; elle ne peut en avoir d’autres et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème… » — « …La condition génératrice des œuvres d’art, c’est-à-dire l’amour exclusif du Beau, l’idée fixe. »
À moins d’être M. d’Antragues, on ne peut qu’applaudir et que s’incliner devant des idées si saines exprimées dans un style si ferme, si précis et si simple, vrai modèle de prose et vrai prose de poète. Oui, l’Art est indépendant de la Morale, comme de la Politique, comme de la Philosophie, comme de la Science, et le Poète ne doit pas plus de compte au Moraliste, au Tribun, au Philosophe ou au Savant, que ceux-ci ne lui en doivent. Oui, le but de la Poésie, c’est le Beau, le Beau seul, le Beau pur, sans alliage d’Utile, de Vrai ou de Juste. Tant mieux pour tout le monde si l’œuvre du poète se trouve, par hasard, mais par hasard seulement, dégager une atmosphère de justice ou de vérité. Sinon, tant pis pour M. Proudhon. Quant à l’utilité, je crois qu’il est superflu de prendre davantage au sérieux cette mauvaise plaisanterie.
Une autre guitare qu’il serait temps aussi de reléguer parmi les vieilles lunes et qui, non moins bête, est plus pernicieuse, en ce sens, qu’un peu de vanité puérile s’en mêlant, elle fait des dupes jusque chez les poètes, c’est l’Inspiration, l’Inspiration — ce tréteau ! — et les Inspirés — ces charlatans ! — Voilà ce qu’en dit Baudelaire, et tous les artistes l’en remercieront comme d’une bonne justice faite :
« …Certains écrivains affectent l’abandon, visant au chef-d’œuvre les yeux fermés, pleins de confiance dans le désordre et attendant que les caractères jetés au plafond retombent en poème sur le parquet… les amateurs du hasard, les fatalistes de l’inspiration..... les fanatiques du vers blanc… »
Comme cela vous venge bien — n’est-ce pas ? — des luths, des harpes, des brouillards et des trépieds ? ces quelques mots dédaigneux et cinglants. Quels coups de cravache, sonores et doux à l’oreille, appliqués — combien dûment ! — sur les reins de ces énergumènes de comédie qui vont hurlant : Deus, ecce Deus ! au nez du bourgeois qui s’effare et croit que c’est arrivé ! Et puis, à quelle hauteur la théorie qu’ils entraînent ne relève-t-elle pas le poète, trop longtemps réduit, par d’absurdes préjugés, à ce rôle humiliant d’un instrument au service de la Muse, d’un clavier qu’on ouvre et qu’on ferme, qu’on achète, peut-être, d’un orgue de barbarie, d’une serinette, que sais-je, moi ! (Les idées indécentes engendrent des métaphores analogues, pardon !) La Muse, ah ! ne profanons pas plus longtemps ce mot auguste, non plus que le mot d’Apollon, les deux plus magnifiques symboles peut-être que nous ait légués l’antiquité grecque ; la Muse, c’est l’imagination qui se souvient, compare et perçoit. Apollon, c’est la volonté qui traduit, exprime et rayonne ! Rien de plus. C’est assez beau, je crois.
Les « Passionnistes » n’ont pas plus à se louer de Charles Baudelaire que leurs complices les Utilitaires et les Inspirés :
« Le principe de la poésie est, strictement et simplement, l’aspiration humaine vers une beauté supérieure et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, une excitation à l’âme — enthousiasme tout à fait indépendant de la passion qui est l’ivresse du cœur, et de la vérité qui est la pâture de la raison. Car la passion est naturelle, trop naturelle pour ne pas introduire un ton blessant, discordant, dans le domaine de la Beauté pure, trop familière et trop violente pour ne pas scandaliser les purs Désirs, les gracieuses Mélancolies et les nobles Désespoirs qui habitent les régions surnaturelles de la poésie. »
N’est-ce pas, en définitive, tout ce que peuvent attendre des poètes orthodoxes ces pitoyables hérésiarques ?
Ce que veut Baudelaire, on l’a déjà pu deviner par ce qu’il repousse et ce qu’il veut pour le poète ; c’est, tout d’abord, l’Imagination, « cette reine des facultés », dont il a donné dans son Salon de 1859 (Revue Française, no du 20 juin) la plus subtile et en même temps la plus lucide définition. Le peu de place dont je dispose aujourd’hui m’empêche, à mon grand regret, de citer en entier ce morceau unique. En voici du moins quelques fragments :
— « Elle est l’analyse, elle est la synthèse, et cependant des hommes habiles dans l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privés d’imagination. Elle est cela et elle n’est pas tout à fait cela. Elle est la sensibilité et pourtant il y a des personnes très sensibles, trop sensibles peut-être qui en sont privées. C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore… Elle produit la sensation du neuf… Sans elle toutes les facultés, si solides ou aiguisées qu’elles soient, sont somme si elles n’étaient pas, tandis que la faiblesse de quelques facultés secondaires, excitées par une imagination vigoureuse, est un malheur secondaire. Aucune ne peut se passer d’elles, et elle peut suppléer quelques-unes… »
Après l’imagination sine qua non, Baudelaire exige du poète le plus exclusif amour de son métier. Une telle opinion qui chez les anciens — des hommes ! — avait force de loi, il faut savoir gré à un artiste de la proférer hautement comme l’a maintes fois fait notre poète, dans ces temps de mercantilisme où tant d’Esaüs vendraient la poésie pour un plat de lentilles !
Croyant peu à l’Inspiration, il va sans dire que Baudelaire recommande le travail ! Il est de ceux-là qui croient que ce n’est pas perdre son temps que de parfaire une belle rime, d’ajuster une image bien exacte à une idée bien présentée, de chercher des analogies curieuses, et des césures étonnantes, et de les trouver, toutes choses qui font hausser les épaules à nos Progressistes quand même, gens inoffensifs, d’ailleurs. Sur ce sujet, Baudelaire est implacable. N’a-t-il pas dit un jour : « L’originalité est chose d’apprentissage, ce qui ne veut pas dire une chose qui peut être transmise par l’enseignement. »
Méditez bien ce paradoxe, et prenez garde que ce ne soit d’aventure une belle et bonne et profonde vérité.
Dans un précédent article[2] nous essayions de dégager le tempérament, l’aspect humain, l’élément intrinsèque — passez moi le mot — de la poésie de Baudelaire. Nous avons aujourd’hui à peu près formulé son esthétique.
Prochainement nous verrons cette esthétique à l’œuvre.
Ce qu’on remarquera dès l’abord, pour peu que l’on examine la confection des poèmes de Baudelaire, c’est, au beau milieu de l’expression du plus grand enthousiasme, de la plus vive douleur, etc., le sentiment d’un très grand calme, qui va souvent jusqu’au froid, et quelquefois jusqu’au glacial : charme irritant et preuve irrécusable que le poète est bien maître de lui et qu’il ne lui convient pas toujours de le laisser ignorer. (Recette : la poésie ne consisterait-elle point, par hasard, à ne jamais être dupe et à parfois le paraître ?) Pour vous convaincre de ce que je dis là, ouvrez au hasard les Fleurs du mal, vous tombez par exemple sur les Petites Vieilles, c’est-à-dire sur le poème à coup sûr le plus pénétrant, le plus ému du volume. — Ne triomphez pas encore, passionnistes. — Ce poème a un accent bien vivant, n’est-ce pas, quoique les rimes en soient riches ? ces vers vous remuent jusqu’au cœur, n’est-ce pas, malgré leur savante structure ? l’idée si originale et si creusée de ces petites vieilles trottinant dans la boue vous impressionne, n’est-ce pas, et vous donne le frisson, malgré la correction de la phrase et en dépit de l’impeccabilité de l’expression ? Et dès les premières strophes, si artistement balancées par malheur, vous vous sentez pleins d’une angoisse inexprimable et croissante, n’est-ce pas ?
Ces monstres disloqués fuient jadis des femmes,
Eponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus
Ou tortus, aimons-les ! ce sont encor des âmes.
Sous des jupons troués et sous des froids tissus,
Ils rampent flagellés par les bises iniques,
Frémissant au fracas roulant des omnibus,
Et serrant en leur flancs, ainsi que des reliques,
Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;
Ils trottent tout pareils à des marionnettes,
Se traînent comme font les animaux blessés,
Ou dansent sans vouloir danser, pauvres sonnettes,
Où se pend un démon sans pitié. Tout cassés
Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,
Luisant comme ces trous où l’eau dort dans la nuit.
Ils ont les yeux divins de la petite fille
Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit.
Vous concluez de là, n’est-ce pas, que le poète est bien ému lui-même, et que c’est cette émotion qui lui dicte, qui lui souffle, qui lui « inspire » — lâchez le mot ! — des vers si saisissants : concluez.
Mais poursuivez :
Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles
Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ?
La mort savante met dans ces bières pareilles
Un symbole d’un goût bizarre et captivant ;
Et lorsque j’entrevois un fantôme débile
Traversant de Paris le fourmillant tableau,
Il me semble toujours que cet être fragile
S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ;
À moins que, méditant sur la géométrie,
Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords,
Combien de fois il faut que l’ouvrier varie
La forme de la boîte où l’on met tous ces corps.
Que dites-vous de ce petit morceau ? Pour moi, il me charme particulièrement. J’aime à la folie ce poète s’interrompant brusquement d’une description attendrissante et attendrie pour adresser à son lecteur ébahi cette question : « Avez-vous observé, etc… » — superbe d’impertinence flegmatique, qui eût mis Edgar Poë dans le ravissement et que n’eût certes pas désavouée le grand Goethe lui-même. Et la strophe « à moins que méditant sur la géométrie, etc. » est-elle assez ironique, assez pincée, assez cruelle, — assez sublime !
J’entends d’ici les passionnistes, ces perpétuels désappointés : « Maudit soit l’insolent artiste qui nous gâte ainsi notre plaisir, raille les larmes qu’il nous arrache et piétine notre émotion, qui est son ouvrage ! » Et les voilà tout écumants. (Deuxième recette : Irriter les passionnistes, en bon français les naïfs, n’est-ce pas au moins tout un côté de l’art ?) Et les inspirés ! je n’ose penser à ce qu’ils pensent.
Je pourrais fournir vingt exemples analogues. Contentez-vous de celui des Petites Vieilles et convenez avec moi qu’un poète assez puissant et assez volontaire pour avoir de ces revirements et produire de tels contrastes doit être passé maître en tout ce qui concerne son métier. Aussi, je défie de citer un vers — un seul ! — de tout le recueil des Fleurs du Mal, quelque bizarre que paraisse sa construction, quelque tourmentée que semble son allure, qui n’ait été, tel quel, mis là à dessein et prémédité de longue date. Et à ce propos, je me souviens d’avoir lu — en Belgique, il est vrai (« Pauvre Belgique ! » décidément), — un article de revue où l’on raillait, avec une grâce et une superficialité parfaites, justement ce rejet d’une strophe à l’autre, cité plus haut :
. . . . . . . . . Tout cassés
Qu’ils sont. . . . . . . . . .
Vraisemblablement, le critique belge ignore ce que c’est qu’une onomatopée, » grand mot qu’il prend pour terme de chimie. » Hélas ! que de critiques français, et des plus « conséquents, » sont belges en ces matières !
Nul, parmi les grands et les célèbres, nul plus que Baudelaire ne connaît les infinies complications de la versification proprement dite. Nul ne sait mieux donner à l’hexamètre à rimes plates cette souplesse qui seule le sauve de la monotonie. Nul n’alterne plus étonnamment les quatrains d’un sonnet et n’en déroule les versets de façon plus imprévue. Mais là où il est sans égal, c’est dans ce procédé si simple en apparence, mais en vérité si décevant et si difficile, qui consiste à faire revenir un vers toujours le même autour d’une idée toujours nouvelle et réciproquement ; en un mot à peindre l’obsession. Lisez plutôt, dans le genre délicat et amoureux, le Balcon, et dans le genre sombre, l’Irrémédiable.
Pour le vers qui est toute une atmosphère, tout un monde, le vers qui, sitôt lu, se fixe dans la mémoire pour n’en sortir jamais et y chante (ne pas confondre avec le vers-proverbe, une horreur !), je ne connais à Baudelaire, parmi les modernes, de rival qu’Alfred de Vigny, et, à tout prendre, je ne sais si aux fameux :
…Puisque vous êtes beau, vous êtes bon sans doute…
…La terre était riante et dans sa fleur première…
…Les longs pays muets longuement s’étendront…
on ne peut pas préférer, comme plus concentrés
et plus vivaces encore, ces vers-ci, pris entre
mille dans les Fleurs du Mal :
…Le regard singulier d’une femme galante…
…J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans…
…Un soir l’âme du vin chantait dans les bouteilles…
Baudelaire est, je crois, le premier en France qui ait osé des vers comme ceux-ci :
…Pour entendre un de ces concerts riches de cuivre…
…Exaspéré comme un ivrogne qui voit double…
Mon critique belge de tout à l’heure crierait à
l’incorrection, sans s’apercevoir, l’innocent, que
ce sont là jeux d’artistes destinés, suivant les
occurrences, soit à imprimer au vers une allure
plus rapide, soit à reposer l’oreille bientôt lasse
d’une césure par trop uniforme, soit tout simplement
à contrarier un peu le lecteur, chose
toujours voluptueuse.
Ici peut s’arrêter ce travail. Tant incomplet
qu’il soit, je ne le regretterai point s’il a pu détruire
à l’égard d’un poète, admirable à tant
d’égards, quelques préjugés qui seraient incompréhensibles
dans une autre époque que cette
époque-ci, la philistine et la routinière par
excellence : n’avons-nous pas encore dans les
oreilles les sifflets dont s’est vu accueillir tout
dernièrement, à l’ébaudissement de la galerie, l’œuvre audacieuse et ciselée de deux artistes[3],
ayant pour les recommander vingt livres, dont
quelques-uns sont des chefs-d’œuvre, et par
qui ? par une trentaine de jeunes provinciaux et
par autant de jeunes paysans qui avaient vu du
rouge.
VOYAGE EN FRANCE
PAR
UN FRANÇAIS
VOYAGE EN FRANGE PAR UN FRANÇAIS
CHAPITRE I
Le plus ardent amour de la patrie a pu seul inspirer ce livre : c’est ce dont on se convaincra en le lisant. Seulement, en l’état présent des
Le Voyage en France par un Français, est resté inconnu des biographes de Verlaine ; le titre même ne s’en trouve mentionné que sur le feuillet liminaire de la première édition du volume Sagesse, publiée par le libraire Palmé, en 1881.
Il semble étonnant que Pauvre Lélian, toujours sans sou ni maille, ait conservé des feuillets d’écriture sans essayer d’en tirer profit. Pourtant, le Voyage en France a suivi pendant dix ans la carrière aventureuse du poète sans que celui-ci ait pu le faire accepter par les éditeurs. Aucun, apparemment, ne fut séduit par ce violent pamphlet réactionnaire, élaboré vers 1880, à l’époque de renaissance mystique où furent composés les vers de piété douce formant ce recueil Sagesse, dont le Voyage en France est la virulente paraphrase. Le manuscrit, prêt pour l’impression, écrit sur du choses, l’auteur, préoccupé de diriger son amour, a cherché les deux buts habituels de l’amour, la tête et le cœur, et ne trouvant pas
mauvais papier de collégien, dut être réservé pour une meilleure occasion.
Au mois de juillet 1891, cette occasion se présenta en des circonstances assez originales.
À cette époque, Verlaine, à bout de ressources, devait un arriéré de deux cents francs à son logeur. Il lui fallait faire argent de tout. Par une heureuse chance, il réussit à persuader l’hôtelier d’accepter, pour solde de sa dette, le Voyage en France inédit retrouvé dans quelque coin. Contrat fut passé, et une feuille timbrée enregistra la déclaration suivante :
Je soussigné déclare avoir vendu à M. X…, un manuscrit intitulé : « Voyage en France par un Français », ainsi que les droits d’auteur et de publication, pour la somme de deux cents francs et lui donne toute autorisation de le négocier à son gré.
Paris, le vingt juillet mil huit cent quatre-vingt onze.
M, X…, enchanté de l’aubaine, chercha aussitôt à négocier avec profit l’édition du volume. Il voulut spéculer sur un nom célèbre, mais, méfiants et peut-être aussi rebutés par ses prétentions excessives, les directeurs de revues ne répondirent pas à son appel et le firent éconduire. M. X… vit s’écrouler ses rêves dorés, il craignait même que le manuscrit ne lui restât pour compte, lorsque mon beau-père, l’une, serait tenté de s’attrister de ne guère pouvoir atteindre l’autre que par l’imagination, c’est-à-dire par la mémoire.
M. Delzant, apprenant la mésaventure, racheta le gage, prévint l’auteur et rangea le cahier sur un rayon privilégié de sa bibliothèque.
Aujourd’hui, la polémique de Verlaine garde seulement un intérêt rétrospectif ; les préventions contre elle n’ont plus aucune raison d’exister. C’est pourquoi j’offre à la curiosité des lecteurs ces « pages retrouvées » qui méritent, à mon avis, de prendre bonne place parmi les Œuvres posthumes du poète, car elles offrent un document psychologique des plus singuliers et peuvent servir à commenter et expliquer certaines pages de Sagesse et de Bonheur.
Le Voyage en France rappelle par son ton général les articles les plus rudes de Veuillot de qui l’influence se reconnaît à chaque page. Cette œuvre diffère essentiellement de ce que le poète a d’ailleurs publié, et ne peut être rapprochée que des seules Invectives, — recueil qui contient d’ailleurs, deux pièces (Buste pour mairies et Nébuleuses) écrites à la même époque, sur la même note que le Voyage, — mais c’est bien cette prose curieuse et si personnelle que nous connaissons déjà. Les périodes, longues et chargées, exigent une ponctuation précise et soutenue ; la suite des idées est souvent arrêtée par des réticences, des parenthèses,
Il s’explique.
Ce qu’on aime en une femme, par exemple, — il va sans dire qu’il ne peut être question ici
des incidentes. Le style est celui d’un discours au cours duquel l’orateur s’interromprait constamment pour répondre à une objection ou signaler un argument plus fort.
La première partie de l’ouvrage présente un sombre tableau de notre pays. Critique acerbe, Verlaine se place surtout au point de vue religieux et, avec la foi d’un néophyte, avec le zèle d’un prédicateur, décrit l’abomination contemporaine, fruit de l’impiété générale et de l’abandon des vieux principes. Il regrette le temps passé, déplore l’expulsion des Jésuites, prend à partie ceux qui ont porté atteinte à la suprématie absolue du pouvoir spirituel, et ne manque pas de faire une allusion attendrie au catéchisme de Mgr Gaume lequel, on s’en souvient, fut le principal instrument de sa conversion. Puis, après de nombreux conseils à son fils sur la conduite à tenir en notre temps, l’auteur tourne court et consacre la seconde partie du volume à la littérature contemporaine et discute les romans où la religion est mise en cause.
C’est l’épisode le plus tranché, le plus curieux du Voyage, ce sont surtout les seules pages où Verlaine ait fait œuvre de libre critique, car les Poètes maudits, et autres études publiées par Vanier, ne sont, à proprement parler, que des notices de circonstance. Ceux qu’il loue : Barbey d’Aurevilly et Paul Féval (!) » deux maîtres incontestables » ; ceux qu’il attaque : Goncourt, Zola, Vallès, — les grands : Flaubert et Daudet. que de l’amour le plus élevé, — c’est la beauté, ou, à son défaut et quelquefois de préférence, l’expression empreinte sur le visage, intelligence, noblesse, bonté, et comme c’est par les
Pour Flaubert, Verlaine déclarera que l’abbé Bournisien et l’abbé Jeufroy n’ont pas tout le relief désirable, sans cependant qu’il paraisse y avoir parti pris, Flaubert les ayant relégués au rang de vulgaires « sujets ». — Zola commet de monstrueuses erreurs et se livre à d’obscènes fantaisies ; les Goncourt sont déconcertants ; — Vallès a bien quelques qualités, il ne fait pas de théologie, mais il se trompe absolument lorsqu’il met en scène des prêtres et fait preuve d’un esprit d’insulte insupportable ; — quant à Daudet… ce n’est plus une critique, mais une caricature outrancière, ne pouvant que faire sourire, sans offenser, les admirateurs de son génie.
J’ai cru devoir ne rien retrancher à ces pages, car elles démontrent d’une façon particulièrement caractéristique que, chez Verlaine, la complexité du sentiment explique parfois jusqu’à l’étrangeté des jugements. Au surplus, il en convient lui-même : j’en veux pour seul témoignage ces quatre vers que je serais tenté de placer en épigraphe au Voyage :
Pourtant, — et c’est ici le cas, — j’ai mes instants
Pratiques, sérieux si préférez, où l’ire,
Juste au fond, dans le fond injuste en tel cas pire.
Sort de moi pour un grand festin à belles dents.
yeux que le cœur parle au cœur dans les commencements d’une liaison, c’est aux yeux qu’on regarde après le premier choc et cette cristallisation dont parle Stendhal. Or, la France actuelle n’a pas de tête, et ce qu’on a mis à la place, dépendant du corps et commandé par lui, n’est, ni plus ni moins, sous le même bonnet rouge très sanglant d’autrefois et assez crasseux d’à présent, qu’un conciliabule servile, violent et monstrueux au possible, de pauvres caboches pleines de vertige et, sauf cela, vides de tout. Comment essayer d’aimer cette hydre et de chercher, dans ces cinq cents et quelques paires d’yeux incohérents, la route au cœur d’un pays ? Du temps que la France avait un roi, ce roi la représentait dans tout ce qu’elle avait de noble et d’élevé dans la pensée et dans l’action, tête solide et cœur vaillant. Le « vive le roi ! » sortait logiquement du « le roi est mort ! » parce que le roi, c’était la nation intelligente et ambitieuse du bien public ; en conséquence, aimer le roi, c’était aimer la France, et réciproquement. Aussi quel amour des Français pour le roi, et quel patriotisme alors ! Mais dès qu’on eut crié « Vive la Nation ! », c’était son bien particulier et privé que chacun acclamait, sa vengeance privée et son avancement particulier, c’était sa passion et son vice dont chacun exaltait le triomphe, et quand plus tard on put dire au roulement des tambours de Santerre et sous l’éclair de la machine à Sanson, « le roi est mort », force eût été d’ajouter : « la France aussi », si la guillotine eût pu tuer la Monarchie en même temps que le monarque.
Toujours est-il qu’elle est bien malade, la France, depuis ce coup à la tête !
Les sept péchés capitaux, jusque-là refoulés par les lois dans le for intérieur où le confesseur allait les chercher et les combattre, se ruèrent de tous côtés et s’installèrent dans chaque fonction publique possible et impossible, car d’invraisemblables emplois furent édifiés par une satanique prévoyance, multipliés en sous-ordre à l’infini par tous les caprices de la révolte et les pullulantes convoitises de l’ignorance désormais lâchée. En même temps, l’ancien despotisme, paralysé depuis les premiers rois chrétiens par l’influence épiscopale et la création pierre à pierre, sous la régie catholique, de cette merveilleuse paternité qui s’est appelée la Monarchie Française, se dégourdissait prestement, et, assumant une nouvelle formule, dépassait du premier coup, — et de combien ! — l’atrocité des plus sinistres Césars, l’insolence des plus absurdes satrapes et tout ce que les plus détraqués d’entre les chefs nègres avaient jusque-là rêvé d’offensant pour la dignité humaine dans leur délirante bestialité !
L’excès du mal engendra un mal pire. Les nécessités d’une défense à outrance contre l’Europe indignée et alarmée firent naître à nos frontières un militarisme d’une intensité inouïe : parmi cent médiocrités et mille incapacités en chef, surgit logiquement un immense génie de général et d’administrateur d’armée. Cet homme ramassa le pouvoir, « tombé — selon son expression — dans la boue », mais, malheureusement élevé dans le jacobinisme, il en abusa jusqu’à l’usurpation, après avoir à lui tout seul, une seconde fois, versé le sang royal, comme pour brûler ses vaisseaux, et s’élança en désespéré sur le trône encore tout chaud du massacre de la place Louis XV et des fossés de Vincennes.
Ah ! lui, le nouveau roi, qui poussa le mépris des Français républicains jusqu’à les bafouer du titre d’Empereur, lui ne fut pas un père, mais bien un bourreau, qui fit la guerre en furieux, en haineux parvenu, en froid dictateur de hasard, presque étranger et tout à fait hostile au pays qu’il lançait dans des campagnes d’ambition personnelle. Pour comble de malheur et de châtiment, le conquérant voulut légiférer, et, n’ayant dans son cerveau puissant mais coupable que la Révolution et ses principes, il organisa le chaos et régularisa l’anarchie. Guerre injuste au dehors, compression immorale à l’intérieur, — et quand l’heure de sa chute eut sonné, ce cœur de bronze put y faire écho joyeusement, car il laissait le pays démembré, le peuple abruti, — et toute une génération l’adorant, grognards, poètes et « libéraux » !
Les grognards — gens braves et braves gens en somme — passèrent ; et nous avons vu leurs derniers survivants, en uniformes flétris sous des plumets énervés, venir d’un pas tremblant accrocher, lors des anniversaires impériaux, l’immortelle du souvenir aux grilles solitaires de la Colonne. Poètes et libéraux, eux, menèrent un bruit durable et firent des petits. La légende napoléonienne, par une sympathie de famille dont la logique s’est obscurcie dans nos temps imbéciles, mais qui demeure entière à tout œil resté sain, protégea la « tradition » révolutionnaire et fit bientôt corps avec elle pour l’attaque et le renversement de cette pauvre Restauration, « qui n’avait rien restauré », non plus que « rien appris » dans les catastrophes, mais plutôt « tout oublié » de l’instructif passé. Cette Restauration ! Sceptique maladroitement et bourrue sans vigueur, avec Louis XVIII, puis tatillonne, gallicane et incorrecte, parlementairement parlant, sous Charles-le-Bien-Intentionné, elle devait périr de la Charte octroyée, deuxième thé de la Constitution arrachée de Quatre-vingt-onze, qui, ayant émasculé le pouvoir jusqu’aux plus piteuses concessions, le laissa sans force au moment où de salutaires mesures étaient enfin prises. L’œuvre de la Constituante et de Bonaparte restait intacte, et Louis-Philippe, puis Quarante-huit, Napoléon III, Thiers et le Seize-Mai l’ayant respectée non moins scrupuleusement que les frères de Louis XVI, elle a porté ces fruits amers que nous voyons, bien en peine de les devoir manger jusqu’au dernier pépin, conservateurs que nous sommes !
Hélas ! tout paraît fini et bien fini pour la France aujourd’hui ! Les défaites si éloquentes de 1870-71 semblent n’avoir parlé qu’à des sourds et même c’est d’elles que date cette recrudescence du mal et du pire qui signalera notre époque à l’horreur de la postérité. L’impiété fait des progrès effrayants de concert avec l’idée républicaine telle que l’ont entendue les hommes les plus perdus de la première révolution, et jamais la démagogie, un instant comprimée — férocement et mal — par ce qui restait d’énergie à la bourgeoisie, personnifiée par ce Thiers déplorable, jamais la basse démagogie n’a été à la veille d’une telle victoire. L’égoïsme des jouisseurs actuellement au pouvoir dans toute l’irresponsabilité d’une Mairie du palais déshonorante au premier chef pour l’idée d’autorité, la duplicité au jour le jour, le mensonge de modération et l’effronterie de contradiction (d’ailleurs tout arbitraires et despotiques) qui vont sous le nom impertinent d’opportunisme, la violence lâche, l’hésitation brutale, tout ce machiavélisme de pacotille, en achevant de ruiner les dernières assises d’une société aux quarts précipitée, en énervant, en étourdissant, en ahurissant un corps électoral formé de tous éléments inférieurs, masquent pour la masse des dupes, des fatigués et des infatigués, le suprême abîme tout proche, endorment la mémoire, tuent la prévoyance, finalement perdent, corrompent, polluent toute faculté, tout esprit de conduite et tout vestige de l’antique vertu !
Plus de respect, plus de famille, le plaisir effronté, — que dis-je, la débauche au pinacle, nul patriotisme, plus de conviction même mauvaise, plus même, excepté chez quelques déclassés, l’héroïsme impie de la barricade : l’étudiant « noceur », l’ouvrier « gouapeur » sans plus, le lâche bulletin de vote remplaçant, pour les besognes de l’émeute, le fusil infâme, mais franc du moins ; l’argent pour tout argument, pour toute objection, pour toute victoire ; la paresse et l’expédient prenant le pain du vieux travail, et Dieu blasphémé tous les jours, défié, crucifié dans son église, souffleté dans son Christ, exproprié, chassé, nié, provoqué ! Quelle tribune et quelle presse ! Quelle jeunesse et quelles femmes, — et quel pays !
Pourtant, puisqu’elle vit encore, cette France horrible qu’ils nous ont faite, cette France difficile, presqu’impossible à aimer, bien qu’on en ait, puisqu’elle vit encore, même avec ces chefs qui ne sont pas une tête, même avec ces membres pourris et ce sang gâté, même dans cette atmosphère pestilentielle que lui fait son mal, puisqu’elle a encore forme de nation, puisque son nom subsiste et que sa langue est encore la première de l’Europe, c’est que, Dieu merci, le cœur y est, c’est qu’il bat, ce cœur, c’est que tant qu’il battra, il y aura une France qui peut redevenir la bien-aimée des nations et le soldat de Dieu qui lui a fait des promesses presqu’aussi solennelles qu’à son Eglise. Dès lors, il s’agit d’aller à ce cœur autrement encore que par la mémoire et l’imagination ; il faut, au Français jaloux de l’honneur initial et de l’espoir toujours permis, le courage de pénétrer à travers tous obstacles odieux et cruels jusqu’à la source pure et forte d’où sort ce beau sang bleu et rouge, noble et peuple, dont l’histoire fut si belle, qui battait aux tempes du génie comme aux pieds de la charité, comme au flanc du martyr, et qui coula sur tous les justes champs de bataille et partout où Dieu voulait être glorifié par une mort précieuse.
Un pieux pèlerinage, loin du « sang impur » contemporain, à cette fontaine sacrée nous rendra l’énergie avec l’espoir, et c’est de toute notre âme Française et chrétienne que nous l’accomplirons. Veuille le lecteur ne se pas rebuter aux affres nombreuses du chemin. Des tableaux navrants, quelquefois écœurants, souvent tristement ridicules, passeront devant ses yeux. Il nous échappera bien des paroles sévères, amères. Mais partout où nous pourrons, au prix des plus minutieux efforts, découvrir le précieux ruisseau primitif, malgré toutes obstructions, sous quelqu’afïluence fétide ou quelque congélation bourbeuse que ce soit, nous saluerons le flot chéri, retrempant nos lèvres à son eau de gloire et de foi, et d’un pas plus viril reprendrons le pieux voyage, assurés en Dieu qui sauve les nations comme les hommes, Français toujours et quand même Français, dignes du nom ancien et
fiers d’espérer dans une si noble cause !CHAPITRE II
coup d’œil rétrospectif
Mais avant d’entrer dans la voie douloureuse, il importe d’interroger quelque peu le passé et d’emprunter la lampe de l’histoire pour éclairer les vilaines ténèbres tant de la politique que des mœurs courantes. Quelques mots résumeront les causes immédiates de la Révolution, partant du désordre contemporain, objet de cet ouvrage.
Il est évident que le Jansénisme triomphant de fait en 1764 après avoir, un siècle durant, troublé l’église de France de ses querelles subtiles et grossières et dicté de façon indirecte, mais positivement, les tristes propositions de 1682, sévit, dès l’expulsion des Jésuites, à la fois dans l’éducation, dans la chaire et dans le ministère ecclésiastique, à couvert sous le nom de gallicanisme, par une hypocrisie et une effronterie de plus — et ce, de telle sorte que dans les campagnes la foi, effarouchée par d’absurdes austérités, privée presqu’en totalité du premier et du plus persuasif des sacrements, en vertu de lamentables scrupules, en était arrivée à ne plus consoler la résignation des pauvres gens. Dans les villes, bourgeois et artisans, las de ternes et froids sermons où ne brûlait plus la flamme évangélique, indécis entre le roi qui disait non et le parlement qui disait oui — (tous deux d’ailleurs décidant en matière dogmatique avec un aplomb tout anglican) — s’en allaient des églises et couraient aux journaux naissants, aux éditions hollandaises et à l’Encyclopédie, y puiser, à défaut d’un christianisme pharisaïque qui se figeait ésotériquement dans une dure littéralité, des doctrines quelconques et une règle de conduite à tout hasard, puisque la lumière était sous le boisseau et que le sel de la terre allait s’affadissant de jour en jour, cum privilegio. Les couvents eux-mêmes se laissaient envahir par la « communion non fréquente » et, naturellement, voyaient les vocations abandonnées à la raison, c’est-à-dire à l’infirmité humaine, s’alanguir et mourir de leur mort naturelle, — c’est bien le mot, — l’aliment surnaturel n’étant plus là pour leur redonner force et vaillance aux heures défaillantes que tous, même les saints, ont connues jusqu’au terme de leur vie terrestre. Le mauvais exemple tombant de si haut ne pouvait qu’être rapidement contagieux. Aussi le refroidissement fut prodigieux. Cures et aumôneries, occupées par des prêtres imbus pour la plupart de ces maximes, ne faisaient presque plus œuvre apostolique et les Grégoire, les Siéyès n’étaient pas les pires entre ces étranges pasteurs des âmes. Les collèges, presque tous aux mains des Oratoriens dégénérés, fourmillaient de professeurs mal croyants ; les Daunou et tant d’autres avaient en vérité bien d’autres soucis que d’enseigner bonnement la vertu et la science à une jeunesse déjà rebelle, comme eussent fait ces pauvres Jésuites tant honnis. Envahis eux-mêmes d’heure en heure par le scepticisme, sans autre défense contre l’incrédulité montante qu’un refuge impossible sur un calvaire désolé, hérissé d’épines, où les Jansénistes de la première heure avaient crucifié un « Christ » aux yeux obstinément tournés vers le Père irrité, aux bras levés au ciel d’où il semblait regretter d’être descendu, ces Oratoriens, ces prêtres de ville et de campagne dont les études théologiques étaient si faussées, élevés dans le respect forcé de l’Etat presqu’à l’exclusion de l’obéissance due au Siège de Pierre, tout naturellement penchaient par où ils devaient tomber, et des utopies fermentaient dans ces éducations manquées ; des idées d’égalité littérale, de liberté spéculative débordaient de leur enseignement et allaient former l’âme d’un Robespierre, d’un Camille, tandis que des Constitutions monstrueuses s’ébauchaient dans ces esprits malades sur les ruines de l’Ecriture mal comprise, méconnue, rejetée en fin de compte et de guerre lasse ! — les Arnaud, Nicole, ô Pascal, fou de génie et méchant homme en passe d’être un saint, ange et bête qui laissas la charité douter de ta damnation ou de ton salut définitifs, à force de mauvaise foi candide et de fanatisme ingénu, vous, filles de Port-Royal, anges de pureté si démons d’orgueil, même vous, le peu des convulsionnaires de bonne foi, — quelle honte, quel repentir et quel retour vers Pierre et ses fidèles, si vous eussiez pu voir à l’œuvre vos derniers et presque inconscients disciples, jusqu’à Lebon, juqu’à Gobel ! Sans parler de vos noms et de vos œuvres (jamais lues et pour cause !), toujours invoqués et jetés à la tête de la Foi cordiale et effective, que représentent encore ces grands Jésuites plus glorieux que jamais, par tout ce que la pourriture des temps engendre d’ennemis au Christ et à son Eglise ! Il est clair qu’un catholicisme ainsi desséché, rétréci, ne pouvait avoir d’action sur les mœurs non plus que sur les idées. La détestable Régence et le triste modèle d’un roi livré aux pires courtisanes avaient fait descendre la corruption de la cour à la ville, et de la ville aux champs. L’obscène littérature des philosophes, le relâchement des couvents, l’escarpement, pour ainsi parler, des sacrements essentiels prisonniers d’une secte impitoyable dont les derniers tenants (en Hollande) symbolisent bien l’erreur affreuse par des pratiques caractéristiques, telles que, à la messe, d’élever l’hostie et le calice de la seule main droite, la main gauche représentant ceux pour qui le Christ n’est pas mort, — de par la prédestination et la grâce interprétées tout de travers, — le respect pour le pape et pour le roi foulé aux pieds par les parlementaires affidés après les théologiens de la chose, l’exemple de l’imprudence hautement donné par ceux-ci comme par ceux-là en prétendant rester dans l’Eglise qui les anathématisait et dans le royaume qui les condamnait par son chef, le doute bien naturel où de telles attitudes consacrées par le talent incontestable et la respectabilité des principaux rebelles ne pouvait manquer de faire flotter les esprits du vulgaire, l’hésitation subséquente à remplir les plus clairs devoirs et la visée à des droits chimériques, de telles dispositions, fomentées au milieu du relâchement le plus rapide de tous les liens moraux et sociaux, allaient fatalement s’épanouir en ce qu’on a vu, — et je vous demande un peu ce que devait produire un tel bouleversement, que l’avènement du pire à la place du mauvais et du mauvais à la place du bon ?
Et si nous descendons brusquement à nos temps définitifs, c’est une remarque qu’ont faite tous les hommes compétents, curés, vicaires et missionnaires, que les contrées de France où a le plus régné cette secte, sont les plus indifférentes en matière religieuse, par conséquent les plus relâchées comme mœurs et les plus intellectuellement républicaines aujourd’hui, après d’ailleurs avoir été, suivant l’intérêt matériel du moment, de tous les partis, suivant les us du suffrage universel, cette invention diabolique dont nous parlerons bientôt.
Une observation importante doit encore prendre place dans ce chapitre avant que nous puissions en toute sécurité aborder les choses du présent : le néfaste mouvement du XVIe siècle, sous ses deux formes, Renaissance — (un lâche usage a consacré cette dénomination menteuse, c’est Réaction qu’il faudrait dire) — et Réforme, (encore une odieuse contre-vérité linguistique) — a trouvé, dès le lendemain de son origine, un adversaire acharné, implacable, dans la Société de Jésus, fondée sur l’humilité et le respect militants en opposition directe et comme tactique avec l’esprit d’insubordination et d’orgueil qu’impliquait cette double évolution vers le mal. L’admirable milice de Saint Ignace triompha, dans la mesure voulue par Dieu, du monstre bicéphale, en Europe et particulièrement en France, à travers quelles péripéties tragiques, tous le savent, et en dépit de calomnies et de préjugés si vivaces qu’ils grouillent et mordent encore de nos jours. Grâce aux prédications, aux missions, à leur précieux enseignement, les Jésuites firent ce XVIIe siècle français, tout de croyance, de dignité, de science, d’autorité et dont l’art et la littérature réagirent si complètement contre le paganisme voluptueux de l’époque précédente. Je ne parle pas de leurs splendides œuvres de foi et de législation par tout l’univers et me borne à mon seul pays qu’ils mirent si haut dès qu’ils y furent libres.
Mais Satan veillait, et sentant bien que le protestantisme était terrassé en France, reprit son travail en sous main, et pour mieux réussir recourut à la vieille ruse et encore une fois se déguisa en un ange de lumière : d’où le Jansénisme primitif, son austérité, ses protestations, hélas ! aussi éloquentes et brillantes qu’hypocrites et perfides, par l’organe d’un écrivain de génie contre l’intelligente indulgence et la mansuétude toute évangélique des casuistes jésuites, et d’où, chez une nation avant tout généreuse et facile à piper avec de beaux mots, la popularité de ces doctrines féroces qui supprimaient toute douceur et toute largeur dans l’examen des cas de conscience, au nom d’une morale impraticable, désolante, mais parlant bien haut d’elle et d’elle seule comme de la seule morale chrétienne et de la perfection vraie. Vingt fois depuis, des réfutations probantes par écrit et surtout en action éclatèrent qui ne laissèrent pas subsister un vestige de la détestable erreur, le Saint-Siège foudroya la tortueuse hérésie dans les termes les plus clairs. Rien n’y fit. Le coup aux Jésuites et au catholicisme orthodoxe était porté et devait retentir jusqu’à nos jours. Désormais, sans guide sûr, la foi des faibles, c’est-à-dire de la multitude, s’effarouchait et tombait du scrupule à l’indifférence et
de celle-ci dans tous les torts qui nous affligent.CHAPITRE III
du suffrage universel et du concordat de 1801
Il allait de soi que l’abaissement social procuré par les événements de la fin du XVIIIe siècle dût trouver son terme en un système qui est le dernier mot de la dégradation individuelle.
L’an de sottise 1818 vit éclore cette chose la plus insensée de toutes les insanités de l’époque. Un tribun retentissant, sans l’ombre de politique dans la tête, se fit l’homme du Suffrage Universel et le gouvernement de l’émeute donna tête baissée dans l’enthousiasme naïf que souleva la proposition, jugée populaire par ces bourgeois détraqués. Un reste de bon sens, non encore évaporé, fit voter les masses, désormais « actives », pour une assemblée absolument hostile à l’expérience, et l’année suivante voyait le suffrage censitaire — d’ailleurs détestable lui aussi, bien qu’un peu moins — rétabli par ceux-là mêmes qu’avaient nommés les nouveaux collèges.
Il serait aussi superflu que fastidieux de suivre en des développements que chacun connaît la comédie du Suffrage Universel depuis son rétablissement en 1851.
Ce serait, aussi bien, prendre encore un coup sur le fait la sempiternelle bêtise humaine, cubée cette fois et agissant sur ce théâtre déplorable, la Patrie ! Nous préférons extraire de la contemplation d’un tel prodige d’avachissement toutes les mélancoliques moralités qu’elle implique.
D’abord ne vous saute-t-il pas aux yeux que ces deux mots Suffrage Universel, comparés avec la chose, mentent impudemment ? — En effet, la masse des électeurs étant un composé d’ignorance et d’étroit égoïsme, comment ne pas voir que ses votes seront toujours entachés, portassent-ils sur un seul nom, d’une insolente préoccupation de pur intérêt individuel, influencée par tel ou tel agent artificiel, corruption ou propagande. L’esprit de corps, sans lequel il n’est pas de société possible, à tel titre que le seul énoncé de cette vérité amène un sourire sur les lèvres les plus étourdies, l’esprit de corps, l’union, manquant dans les opérations électorales, quel gouvernement espérer d’un parlement ainsi nommé ? Et c’est en vain que l’on objectera que les partis tels que les événements les ont constitués chez nous n’existent que grâce à l’union et peuvent suppléer à ce besoin incontestable de cohésion nationale avec même cette supériorité qu’ils se meuvent dans le libre arbitre et dans une concurrence féconde. La réponse est trop facile et nul ne pourra nier que nos partis ne sont, sans exception, mais en faisant naturellement abstraction des individualités plus ou moins désintéressées (et ici encore nous retombons dans l’éparpillement fatal), que de misérables coalitions d’intérêts individuels, puisque, avec le scrutin en question, rien ne marche sans ces masses sordides, nos maîtresses absolues, et que ce n’est qu’en en appelant aux intérêts individuels qu’on peut espérer de les avoir de son côté. Si à ces considérations vous ajoutez pour mémoire que la pulvérisation de nos libres provinces en départements asservis n’a fait que préparer le mal et généraliser l’esprit de division et de non-gouvernement éclos en Quatre-vingt-neuf, si vous comparez les Chambres et les hommes d’Etat du suffrage restreint (bien médiocre pourtant, surtout dans sa dernière période) à ceux du Suffrage Universel depuis quinze ans qu’il est à peu près émancipé, vous frémirez de prévoir les ruines où il nous traîne, lancé comme il l’est aujourd’hui sur sa pente logique et dirigé par les hommes que vous savez. L’ancienne constitution de la France, la seule sérieuse, la seule pratique, la seule qui ait eu durée et seule a chance de résurrection, quoique et parce que non écrite, n’a eu garde de manquer — formée qu’elle était par les siècles et amendée par les lentes évolutions d’une autorité légitime — de se conformer au principe unique de tout gouvernement destiné à demeurer. Elle reposait sur cet esprit de corps dont l’immense Joseph de Maistre a donné cette magnifique définition, à propos précisément des mêmes Jésuites qui nous occupaient tout à l’heure et qui tiendront une place considérable dans la suite de cet ouvrage : « L’anéantissement des volontés particulières pour établir la volonté générale et cette raison commune qui est le principe générateur et conservateur de toute institution quelconque, grande ou petite. » La division de la nation en trois Ordres investis, chacun pour sa part, de ces trois droits primordiaux : vote et conservation des lois du royaume (règlement de la succession à la couronne dans l’absence d’héritier mâle, élection d’un roi en cas d’extinction de la dynastie), établissement des impôts, consentement nécessaire pour la validation de toute aliénation perpétuelle du domaine ou tout démembrement partiel du royaume, donnait toute garantie de sécurité et de dignité au pays et avait cet autre avantage d’exonérer l’exécutif — pour employer ce mot que l’envie républicaine a cru diminuant pour l’autorité suprême et qui ne l’est que pour la bribe de pouvoir que le système laisse aux mains de ses « délégués » à la mise en action des lois, de toute responsabilité d’ordre purement collectif, le laissant libre et puissant pour tout le reste du bien à faire. De plus, observons et retenons que chacun des trois Ordres, renfermé dans l’examen et la revendication de ses besoins, toute jalousie ou ambition en dehors de ce cercle vénéré étant inconnue de ces assemblées dès lors vouées à un seul objectif, l’avancement et l’honneur du Corps pour le bien de la Chose publique, ne pouvait que faire d’utile et de belle besogne quant à ce qui le concernait. De compétitions et de rivalités entre eux, nul exemple jusqu’en Quatre-vingt-neuf ; le Catholicisme imposait son joug léger à ces fronts consacrés et baptisés, et la justice prévalait parmi les quelques dissentiments inséparables de tout débat humain. La parole du Roi écoutée avec respect, celle de ses représentants, légistes et sénéchaux, discutée en toute indépendance nationale comme en toute courtoisie chrétienne, dominaient la discussion et ramenaient quand il le fallait les esprits aux lins de la réunion : l’intérêt de tous et la gloire du pays. Jamais plus augustes assises n’ont décidé de plus vastes questions, sans que — grâce à la sage économie de la règle (on dirait aujourd’hui du règlement) établie, non par tels ou tels hommes, tel ou tel amendement, à la garde de questeurs amovibles quelconques, mais par la suite des âges selon les opportunités ou les dangers généraux survenant, et placée sous la foi du serment et la tutelle de la Tradition, — s’y produisissent les discordances d’égoïsme et de vanité qui rendent si mesquines, si stériles et souvent si odieuses les délibérations, on peut le dire, de tous nos parlements modernes qui n’ont pour base qu’un suffrage variable comme le sable, sous l’aléa de constitutions tumultuaires et folles, comme le vent.
Que quelques abus aient parfois éclaté dans ces majestueuses Cortès, tentatives d’usurpation, complicité avec la rue ou l’étranger déguisé en prétendant, comme par exemple sous le règne de Charles le Sage, il faudrait méconnaître l’humanité pour s’en étonner outre mesure ; mais aussi l’autre côté de la Constitution venait faire contre-poids et l’autorité royale, investie d’un respect séculaire non moins que des puissants privilèges indispensables à son immense responsabilité, et forte de la conscience de son mandat sublime, réussissait toujours à procurer de nouveau l’équilibre sauveur. En Quatre-vingt-neuf, le Tiers rompit l’ordre ancien. Les deux autres Ordres, énervés de Jansénisme et pourris de philosophisme, manquèrent de reins pour réagir ; la royauté, qu’avaient aux trois quarts suicidée l’aveugle bonté et la faiblesse capricieuse d’un prince mal conseillé, devait d’ailleurs disparaître pour qu’on pût juger de l’horreur du gouiïre qu’elle comblait et de sa place providentielle en notre pays. Tout s’écroula[4].
L’édifice, détruit par la faute du Tiers, a mis quelque temps à s’effondrer tout à fait, et aujourd’hui voici que les dernières catastrophes l’atteignent, ce Tiers de malheur, et vont l’ envoyer rejoindre Noblesse et Clergé au fond de l’abîme révolutionnaire, admirable punition de son premier mot quand il partit en guerre : « Le Tiers doit être tout ! » Lisez aujourd’hui les journaux rouges ou simplement les Tricolores, et rappelez-vous les premiers succès de ceux-là en mars 1871. N’est-il pas impossible de ne pas prédire : la bourgeoisie va ne plus être rien ? — Oui, grâce à l’infatuation anti-patriotique du dernier Ordre, à une époque où les États Généraux eussent dû tout sauver, en inaugurant de patientes réformes par une vigoureuse et offensive résistance à la révolution montante, nous en sommes arrivés, en moins de cent ans, à la honte d’être une cohue bêlante menée à l’abattoir par un mensonge !
Des résultats en quelque sorte physiques de cet immense changement dans notre vie constitutionnelle, résultats que nous venons d’essayer de résumer en quelques lignes, si nous passions aux résultats que j’appellerais chimiques, aux mœurs nouvelles, aux accidents journaliers de la vie privée, ce ne serait pas un volume, ce serait une bibliothèque de détails et d’exemples qu’il faudrait écrire. Aussi bien la plupart des chapitres qui vont suivre ne sont qu’un essai d’abrégé d’un pareil travail, et nous n’y perdrons jamais de vue, non plus que le moindre symptôme rassurant, ainsi que nous en avons pris plus haut l’engagement, l’influence néfaste, latente ou étalée du dissolvant suffrage en question. Pour l’instant, il nous suffira de constater l’énorme aplatissement du peuple français depuis qu’il s’est forgé les chaînes de Quatre-vingt-neuf et a passé par tous les maîtres qui ont bien voulu s’en faire craindre et servir. Un des traits de cet aplatissement, c’est la patience toute nouvelle avec laquelle ce peuple accepte et subit les plus lourdes charges à lui imposées par ses élus. Tous les impôts possibles sur les matières les moins vraisemblablement imposables, un service militaire de plus en plus écrasant et qui leur répugne, l’administration s’alourdissant et se relâchant chaque année davantage, tout cela passe sur nos Français comme un chien dans un troupeau. On se range et on s’aligne avec une soumission qu’on refuse au bon Pasteur lui-même. Et la raison m’en était donnée tout à l’heure par un futur électeur, un jeune homme plein d’ailleurs de bon sens, de cœur et de jugement pour son âge, et qui reviendra certainement sur son opinion d’aujourd’hui que je vous livre dans toute sa verdeur de la vingtième année française : « Que voulez-vous ? Au moins ces gens-là, s’ils me tyrannisent, JE LES NOMME ! » Folie partagée par la majorité des gens, même des vieillards. (Quels étranges vieillards que ceux-ci et que ceux qui vont suivre !) Ah ! en l’an II d’exécrable mémoire, l’homme du peuple, certes bien égaré, bien fou, participait du moins à la tyrannie et tablait sur sa propre violence : il pillait, labourait des champs par lui volés le jour d’auparavant, et quand il fallait défendre ce bien mal acquis, donnait son sang aux armées ou prenait celui des légitimes possesseurs ou des héritiers, soit de vive force, la hache à la main, soit par une bonne dénonciation publique à sa section. Parfois aussi le sentiment du juste l’emportait en d’héroïques insurrections. Il revendiquait les franchises anciennes et mêlait la vieille foi monarchique aux tentatives fédéralistes du Centre et du Midi. En Bretagne, en Vendée, la persécution religieuse et la réquisition militaire soulevèrent la population tout entière et il s’ensuivit une guerre gigantesque, sans égale dans les annales d’aucune nation. Ces nobles fils du sillon puisèrent dans leur forte simplicité et dans la rectitude de leur conscience l’énergie de vingt armées pour résister au mal tout-puissant, le tenir en haleine et en échec pendant des années et sauver aux yeux du monde et de l’avenir l’honneur de la fidélité et du bon sens français ! Ils eurent toute raison comme ils eurent tout courage, ces Vendéens têtus, ces Chouans obstinés. Ce qu’ils défendirent si âprement avec leur Foi et leur Roi, c’était l’indépendance de leur foyer et de leur travail, que Foi et Roi leur avaient garantie depuis des siècles ; c’était l’impôt équitable, dîme et gabelle, jusque-là gaîment cédées par leur reconnaissance et que prétendaient remplacer des taxes cent fois plus vexatoires, d’ailleurs déplorablement établies et odieusement perçues ; c’était l’esprit des ancêtres pieusement recueilli et obéi ; c’était la vie et l’avenir, l’âme et le cœur des enfants que menaçaient des lois terroristes, œuvre des rebelles assassins de Paris ? Par une splendide intuition de leur brûlant catholicisme, ils avaient mis sur leurs enseignes et portaient au-dessus de leurs vêtements l’image du Sacré-Cœur de Jésus[5], comme pour attester qu’ils étaient bien la France de l’Eglise, comblée des grâces du ciel et dévorée d’une immense gratitude, les soldats du Dieu d’amour et de pureté en lutte contre la France criminelle de l’Encyclopédie et des plus sales faubourgs d’une Gomorrhe nouvelle, eux, fiers paysans hâlés au soleil paternel, contemplateurs et familiers des grandes aurores et des grands flots, sourds comme leurs rochers à la démence parisienne, et comme eux gardiens et témoins d’un sol dur, dévorant, vierge, dernier refuge, citadelle terrible de la Tradition !
Mais le peuple d’aujourd’hui ! Il accepte tout préjudice lui venant de ceux qu’il élève sur ses pavois d’un an ou deux, il assiste paisible à l’injustice qui frappe le prochain, — car l’envie lui dévore le cœur, — et si elle l’attrape au passage, non moins paisible il se tait, rit jaune, tout en se jurant de mieux voter « aux prochaines » et, aux prochaines, du soliveau passe à la grue. Ceci, nous l’avons vu vingt fois et nous le reverrions cent, si Dieu ne devait nous prendre en pitié que très tard. Toute dignité, tout courage civil, tout effort public un peu généreux est mort au moment précis où le Suffrage Universel entrait dans les mœurs. Qu’on ne me parle pas de juin Quarante-huit ou de la Commune de Soixante et onze : émeutes fabriquées de toutes pièces et de longue main par la Franc-Maçonnerie et sa branche récente, l’ Internationale, à coups de journaux, d’argent et d’un recrutement par tous pays, en des temps de faim et d’affolement extraordinaire dans des cerveaux étroits surchauffés de misère avinée ; nulle spontanéité dans ces deux sorties des forces socialistes : mot d’ordre et compulsion ! — Non, pour l’instant et pour quelque temps la platitude nous tient, villes et campagnes, bourgeois et autres ! — La platitude méchante et plus bête que méchante, parce qu’affreusement méchante ! Une lâcheté féroce faisant crédit à une tyrannie à la fois sournoise et cynique, le sens même des mots faisant défaut à ceux qui parlent comme à ceux qui écoutent dans ce gouvernement de bavards, si bien que liberté, dans leur argot, veut dire, pour les premiers droit de tout faire et, droit de mal faire, pour les autres ; tout principe quelconque, moral ou politique, absolument absent des esprits et des cœurs, l’animalité pure et simple, et la bestialité tapie derrière, prête à bondir, — tels nous voici, Français de 1881, après quatre-vingt-onze ans de démocratie et trente-deux ans de Suffrage Universel direct !
Il pouvait y avoir un remède, il n’y avait qu’un remède, remède qui, bien appliqué, eût tout remis, pourrait encore tout remettre en place, et, vous m’avez deviné, c’est la religion, c’est son action générale. Or, l’action religieuse en France, nation, c’est le Concordat de 1801 — celui de 1817 étant resté à l’état de lettre morte — , et quand on l’examine en lui-même, le Concordat de 1801 présente le minimum de garantie pour l’Église, et à cela rien d’étonnant, étant donné le contractant qui représentait l’État français tout puissant alors et assez fort pour abuser de l’empressement naturel du Saint-Siège à aller au-devant d’un rétablissement immédiat du catholicisme en France, fût-ce un peu à tout prix. (Mais Rome fait toujours bien ce qu’elle fait, et le mal qui a pu s’ensuivre des concessions papales en cette circonstance est le fait des hommes d’Etat de ce pays-ci.) Quoi qu’il en soit, ce Concordat, considéré comme instrument de propagande religieuse, est une machine des plus défectueuses, meilleure que rien, oui, mais guère davantage, ne craignons pas de le reconnaître.
D’ailleurs, les résultats sont là. Dans la pensée de Bonaparte, l’Eglise devait être l’auxiliaire, sans plus, de l’Administration ; qu’elle dépendît du Pape, il le fallait bien pour qu’elle restât catholique, et ce détestable homme de génie était trop intelligent pour ne pas apprécier tout ce que l’Eglise Catholique, et l’Église Catholique seule, pouvait faire pour l’ordre moral et même matériel en France, — mais du moins elle en dépendrait le moins possible, et pour cela, entre autres mille précautions « gallicanes », le rusé Corse se garda bien d’omettre soigneusement, dans la nouvelle organisation des milices saintes, les congrégations religieuses, avant et arrière-garde du clergé séculier, et l’on vient de voir à quoi cette omission peut servir en des mains scélérates. L’épiscopat se voyait presque assimilé au fonctionnarisme et sujet à mille contraintes mesquines. Le « culte » — d’ailleurs « salarié » chichement, de compagnie avec l’hérésie et le déicide, n’était dans l’esprit du maître qu’une pièce de ce vaste empire dont il avait fait le plus puissant des engins de guerre, et si ce maître se voyait forcé d’admettre le Pape comme arbre de couche et les cardinaux du Sacré Collège comme gonds, c’est le cas de le dire, il entendait avoir la haute main sur eux et faire se mouvoir l’Eglise dans l’Etat, à la façon d’un mécanicien, ni plus ni moins ! Le nouveau clergé, composé d’éléments hétérogènes, pauvre, inexpérimenté, qui avait à assumer cette tâche devant Dieu, la restauration de l’Eglise française et l’éducation d’un peuple à demi-sauvage, mal rétribué, non encouragé mais au contraire harcelé de soupçons par en haut et d’impopularité par en bas, ne pouvait qu’être admirable dans l’accomplissement de son devoir et n’y manqua pas, mais, sans moyens sérieux (recrutement insuffisant, gêne pécuniaire dans les besoins de l’apostolat, tant d’autres causes de faiblesse encore !) il ne fit de progrès que trop lentement dans les esprits, et la famille venait souvent détruire son œuvre pour ce qui concernait l’enfant, par exemple, la famille païenne et pire, depuis dix mortelles années d’oubli de toute religion et de furieux préjugés amassés. Qu’est-ce, pour résumer en un seul exemple tout le vice du système, qu’une heure de catéchisme par semaine au prix des exemples paternels dans les trois quarts des cas, et de l’ignorance maternelle, là même où la mère a quelque religion et quelque souci d’éducation ? Aussi, voyez quelle indifférence du peuple des campagnes et quelle hostilité de celui des villes à l’endroit des choses catholiques ! Nous n’insisterons pas en ce moment sur ce lamentable résultat du triste Concordat de 1801. Une bonne partie de ce livre en traitera.
D’ailleurs, nos prolégomènes ont pris fin, et nous allons dans le cœur du sujet, désormais ouvert à notre examen libre et en apparence capricieux, bien que nous prétendions y apporter une méthode sévère, en raison précisément de laquelle nous avons cru devoir commencer par des observations qui commanderont tout le
reste.CHAPITRE IV
du dimanche français
Ô Travail ! miséricordieux châtiment du péché, avant celui-ci disposé par le Créateur pour délecter le loisir de l’innocence, puis rendu sévère par la faute même de l’homme qui du moins l’emporta, dernier et seul souvenir du Paradis terrestre, consolation en même temps que devoir, et distraction aussi bien que dette sacrée, raison d’être de l’homme puni, sa dignité aussi, rappel à son premier privilège, sa solvabilité pour toutes les avances de la Grâce et de la Merci, — qui, mieux qu’un catholique, te comprendrait, t’honorerait ? Qui te pratiquerait mieux, plus gaiement, plus méritoirement, avec plus d’ordre, d’intelligence et d’honorable profit ? J’en atteste l’Europe labourable, l’antiquité littéraire rendue à notre admiration, et les moines des premiers temps chrétiens de notre Occident. J’en atteste l’immensité architecturale des grands siècles de foi, leur profondeur théologique et politique, leur œuvre sociale, leurs recherches chimiques, leurs essais, leurs réussites en astronomie, — et la navigation ardente, exclusivement chrétienne, toute de propagande, des époques qui les suivirent immédiatement. J’en atteste l’Eglise moderne et ses infatigables travailleurs, depuis les Jésuites, en toutes choses excellents ouvriers de toutes heures, jusqu’aux créateurs, fondateurs et metteurs en œuvre des universités, collèges, séminaires, écoles primaires, ouvroirs, orphelinats et cercles catholiques, pour omettre tant d’autres institutions de pure activité qui prospèrent et grandissent sur les justes ruines d’une enragée concurrence persécutrice, patientes parce que éternelles, éternelles parce que divines ! Je vois le travail honoré et pratiqué chez nous, chrétiens, et surtout chez nous, — honoré et pratiqué sous toutes ses formes antiques et nouvelles, et mon cœur chrétien ne peut que battre d’orgueil et de joie à l’aspect du travail chrétien, de tout le travail chrétien, c’est-à-dire du seul vrai travail, et qu’aimer, ô combien ardemment ! et vénérer les vrais travailleurs, en même temps que ma charité s’intéresse en toute équité aux autres, égarés mais vaillants tout de même, les plaint, ceux-là, et souhaite de toutes ses forces leur retour glorieux, leur à jamais bénie réconciliation.
Hélas ! je les connais, étant français, ces ouvriers hors de Dieu, qu’une affreuse habitude d’indifférence, — crime de l’éducation, enrage au travail défendu, je les connais, vivant auprès d’eux, presque avec eux, je les estime pour leur courage en semaine, et je plains leur ignorance de ce que c’est que le Dimanche, ignorance meurtrière qui fait de ce jour, en France, un hideux phénomène, une lugubre curiosité pour l’étranger — quelconque ! — voyageant ici.
Il y avait une loi sur le travail du Dimanche, loi d’ailleurs abrogée naguère par les gens que Ton sait, mais, du fait de cette ignorance nationale, elle se trouvait scandaleusement violée par un peuple si souple d’ordinaire et qui se plie à toute servitude. Le seul souci resté au cœur français, s’enrichir, et la non-confiance en un Dieu presque inconnu, avaient rayé de notre vie cette vivifiante, seule vivifiante chose, le respect du Dimanche. — « Le temps se couvre. Aux champs ! Femme, fais la soupe pour midi juste. Nous repartirons après que les chevaux auront mangé. » — « Une bonne noce lundi. C’est Lacoterie qui régale. On va rien travailler, dimanche ! »
Et cela se fait hebdomadairement dans une sérénité, dans une sécurité complète au village désormais comme à la ville.
La femme va bien quelquefois à la messe basse, et quelquefois aussi objecte. Mais l’homme, s’il est à jeun, ricane et passe outre ; si la goutte du matin a été forte, s’insurge, crie après les « curés ». — « Tout ça va changer ! Ta fille en saura plus que toi, maintenant qu’on supprime les bondieuseries à l’école. Et vive la République ! »
L’enfant écoute ces propos, la plupart du temps ponctués de blasphèmes, observe ces inobservances. Dans les quelques familles même de l’acabit ci-dessus, où on l’envoie à la messe, comme son père n’y va pas et que ce père ne manque pas de proclamer à chaque instant sa supériorité d’intelligence et d’instruction (ô pitié !), comme d’ailleurs les journaux les plus anti-chrétiens traînent partout dans la maison et sont lus, commentés, exaltés tous les soirs si l’homme ne rentre pas trop saoul ou trop éreinté par sa parcelle de terre mal acquise ou par l’industrie despote, vile et rude vengeresse des prétendus vieux privilèges assassinés par ses grands-pères, — l’enfant que cette affreuse éducation insurge, se corrompt terriblement vite, raisonne juste dans le faux et conclut logiquement en devenant pire que ses tristes ascendants. Et ainsi de suite depuis Quatre-vingt-neuf. Étonnez-vous, maintenant !
Car l’observation du Dimanche est tout depuis la dernière révélation : 1er commandement de Dieu que « tu adoreras » . De lui toute civilisation (dans le vrai sens) découle.
Oh ! après le travail accepté, orné, fleuri, nourri de ces cris d’amour et d’espérance, oraisons jaculatoires tant recommandées, qu’il est doux de reposer en Dieu ses membres las, sa tête fatiguée et d’être tout amour, toute reconnaissance à l’immense Paternité, à la Bonté infinie ! D’être en famille, cette famille que rien ne peut détruire, ni le péché souvent accusé, absous et raréfié de jour en jour, ni la persécution du dehors prise en pitié et résolue en prières pour les persécuteurs, ni la mort qui sera la réunion dans le bonheur sans fin ! D’être là, père, mère, enfants, gais doucement dans le jardin touffu, autour du grand feu si l’on est riche, pleins de reconnaissance pour son repos, aisé grâce au prochain si l’on est pauvre, — je suppose une société chrétienne. N’est-ce pas, comme on a dit, et comme on l’a dit du mariage chrétien, le Paradis terrestre retrouvé, et le Paradis céleste goûté une fois par semaine ?
Et puis
Entendez les cloches aux sons de flûtes et de cors, graves et joyeuses, et rendez-vous à leur frais appel. Quelle joie sereine et pénétrante, expansive aussi, que d’assister à ces beaux offices, au Sacrifice adorable, à ces Vêpres se déroulant comme des flots d’encens jusqu’à l’encens du Magnificat et du Tantum ergo. Surcroît de bénédiction pour l’âme, sanctification et noble délice des sens vers lesquels toute une partie de ces majestueuses séances est dirigée par la maternelle sagesse de la Liturgie catholique.
À la sortie de l’Église ces fronts sont dignifiés, ces yeux brillent plus calmes et plus profonds, ces mains se trouvent plus actives pour l’aumône aux bons pauvres, tout joyeux eux aussi dans l’air béni du Dimanche.
L’Angleterre, entre tous pays, a particulièrement conservé ces traditions augustes et charmantes : c’est même le grand orgueil de ces Protestants. Ajoutons le juste orgueil de ces Chrétiens. Sans doute l’hérésie a desséché en partie cette œuvre de salut ; elle y a apporté cette exagération, cette indiscrétion littérale qui tue au lieu de vivifier comme les choses surérogatoires catholiques ; encore est-il juste de rendre hommage à l’incontestable dignité que gagnent les mœurs publiques et les manifestations de la pensée, littérature, art, débats du Parlement, presse, à cette observance initiale et principale. L’esprit de famille, encore très fort et très hiérarchique dans ce pays, qui, d’ailleurs, se laisse gagner aux doctrines anarchistes du continent, est dû, qu’on en soit sûr, autant au dimanche observé chez soi comme au Temple qu’au très judicieux maintien de la liberté de tester pour le père. La prospérité matérielle, pour en parler, qui ne cesse de couronner les entreprises et les opérations de cet empire, dérive bien évidemment d’une bénédiction toute spéciale attachée à la bonne coutume dont nous parlons, et si les nations catholiques, sans exception, remarquez-le bien, sont inférieures en tout, anarchiques et infortunées sous presque tous les rapports, n’y voyez, avec les yeux de la foi, — les seuls yeux ! — qu’un paternel châtiment d’en haut pour la profanation du Jour saint par ces peuples ingrats et de tête dure, comme Israël, leur figure prophétique, qui n’ont pas su garder le don de Dieu et se sont précipités tête baissée dans l’inepte, dans l’immonde, dans l’abominable Révolution française. Et tandis que ces nations, la France, hélas ! en tête, perdent chaque jour, avec toutes leurs vertus d’autrefois, un peu de la foi de leurs pères, et roulent vertigineusement jusqu’aux dernières ténèbres du plus fangeux athéisme, admirez comme l’Angleterre et l’Amérique, fidèles gardiennes du repos dominical, voient, — récompense magnifique ! — tout ce qu’il y a d’hommes de bonne foi dans leurs églises revenir à la seule Église, et ce, par groupes quotidiens, en foules incessantes.
Mais la France est aimée de Dieu quand même. L’intense, intelligente, patriotique et prévoyante pitié de nos ancêtres nous a gagné de splendides indulgences et la grâce nous poursuit, infatigable.
Celle qu’on invoque jamais en vain a, dans ces derniers temps, multiplié en de lumineuses paroles son désir doucement impérieux d’être invoquée sur divers points de notre territoire. L’une des principales de ces miséricordieuses visites insistait tout spécialement — et de quelle manière touchante et forte ! — sur la nécessité absolue de l’observation du Dimanche. Pleurs, menaces de la Salette, promesses de Lourdes et de Pontmain, miséricordes sans nombre et punitions effrayantes, œuvres nouvelles, pèlerinages plus florissants que jamais, nobles souffrances et courageuses oppositions à Quatre-vingt-treize revenu, attente sereine d’un martyre probable, expiations pour la foi, — que de gages, que d’espoirs, quelle presque certitude de voir se relever la France par les deux premiers commandements enfin compris à nouveau et joyeusement obéis ! Marie tant invoquée dans ses sanctuaires choisis, on peut le dire, à ce miséricordieux dessein, ne peut, croyons-le respectueusement, qu’encore une fois prononcer sur nous ou sur nos enfants son tout puissant Fiat !
En attendant, quelle honte française !CHAPITRE V
à mon fils
Je me suppose un fils dans l’âge d’être soldat et, formant toutes les hypothèses favorables à mon raisonnement, j’imagine que je lui dis ou lui écris ce qui suit :
« Le jour de gloire » est donc arrivé, mon cher enfant, la R. F. de 1880 « forme ses bataillons ». Elle « appelle ses enfants » comme la « France » de Quarante-huit. Et les « volontaires » d’accourir à sa voix, les volontaires appropriés à l’enthousiasme qu’elle excite, les volontaires d’un an, alias les « engagés conditionnels » ou, comme on parle au régiment, « les conditionnels » tout court.
Ton âge te désigne pour l’armée, et ton instruction t’admet parmi ces privilégiés de la dernière heure ; car le bruit court d’une suprême conquête de la démocratie, de l’Envie, dis-je, qui nous gouverne (si c’est là gouverner !). Il est fortement question, paraît-il, de déchirer pour l’an prochain ce testament du bon sens dans l’organisation funeste de notre armée. L’instruction dont on fait tant flamberge chez nos maîtres, l’argent, leur dieu et celui de tant d’autres, leurs électeurs, ne sauveront plus personne du niveau fatal. « Tout le monde soldat ! » s’écrie l’Envie, et l’écho répond en allemand : a personne soldat ! »[6].
Mais cela, après tout, ne nous concerne pas, et puisque c’est la vertu de ce siècle d’être égoïste, soyons-le une petite fois et félicitons-nous de profiter, nous derniers, d’une liberté qui va prendre le chemin de toutes autres — liberté d’ailleurs bien payée à ces marchands d’anarchie !
Te voilà donc soldat pour un an. Un an, qu’est ce que cela auprès de quatre ? — Peu presque rien en vérité, au prix de quatre, — bien que ce soit déjà trop, par le temps qui court, pour un père anxieux de lame aussi bien et plus que du bien-être matériel d’un fils unique. Et tu as déjà deviné, ton cœur chrétien a compris que je ne puis te laisser partir
« … Ô la meilleure part
De moi-même… »
sans le viatique d’une brève et chaude parole,
d’un conseil direct, qui te suive, te guide et te
défende, quand il y aura lieu, par les étranges
chemins qu’il te va falloir prendre.
D’abord, laisse-moi me rassurer de l’idée que tu es chrétien ; cette sécurité dont je remercie Dieu tous les jours comme de l’immense récompense de quelques efforts d’éducation, se corrobore encore de la connaissance, acquise à ma sollicitude paternelle, de ton caractère, décidément sérieux tout en restant aimable, ingénu sans gaucherie et délicat sans timidité ni duperie. Une décision prompte et du feu à l’action me garantissent ton retour au bien en cas de chute. Le bien est un chemin mauvais qu’il faut poursuivre coûte que coûte à travers toute fatigue et à quoi qu’on se puisse butter.
Dans une agglomération d’hommes quelconques (c’est dire quel élément prédomine dans l’armée actuelle) sous un régime pareil à celui que nous a fait l’absurbe Nombre et par les temps fétides que nous traversons comme on traverse un sale brouillard, la pire pierre d’achoppement serait, pour un catholique même pratiquant comme toi, cette chose, française depuis Quatre-vingt-neuf, lâche en tout temps et coupable plus particulièrement aujourd’hui, le Respect humain. Je crains presque de t’irriter généreusement en évoquant le soupçon que tu puisses heurter ton pied contre ce vil caillou et broncher, et de provoquer sur tes lèvres une filiale réplique à la Rodrigue, mais, mon cher enfant, c’est précisément une des ruses de ce Diable auquel nous croyons, nous, alors que ses plus précieux agents le renient en le niant — (il n’est pas fier, le Diable !) — c’est, dis-je, un des meilleurs tours du Mauvais que d’opposer à ses plus généreux adversaires des obstacles tellement méprisables qu’ils n’y font point assez attention et souvent s’y prennent cruellement. D’illustres exemples de respect humain devraient nous faire trembler et la Miséricorde infinie ne les a sans doute permis que pour nous avertir solennellement de l’extrême malice de cette faiblesse : si un Pierre a pu renier son maître par trois fois, que ne devons-nous pas craindre, nous chétifs, de notre pusillanimité ?
Sois donc fort contre le Respect humain. Et dans ce conseil, je n’implique aucun zèle indiscret, note-le bien. Fais ton devoir de chrétien tout entier sans t’inquiéter des sots ou des méchants, sans propagande, non plus, que celle toute puissante de l’exemple.
Le moyen est bien simple d’avoir la paix avec les tristes loustics d’impiété ou les brutes d’indifférence que tu es malheureusement sûr de rencontrer : c’est d’éviter, fut-ce brusquement, leur compagnie. Puis, l’amabilité qu’une bonne conscience communique immanquablement à la conversation, aux manières générales d’être et de vivre, bref, à tout l’individu, vaincra toute mauvaise volonté extérieure, sauf peut-être de rares exceptions dont une attitude ferme, mais toujours digne et polie, ferait prompte justice, sois-en sûr. D’ailleurs, en cas de difficultés, Dieu est là, et son Esprit Saint, invoqué chaque jour dans tes prières, saura toujours t’inspirer la conduite et les paroles qu’il faut. Je viens de parler de paroles et je parlais tout à l’heure de la propagande de l’exemple. Il y a précisément, dans ta présente situation, qu’elles sont en complète corrélation, jusqu’à presque n’en former qu’une. Je veux dire qu’au service, même en ce moment de première décomposition et de discipline qui se relâche, l’action est bonne forcément, en tant qu’il puisse y avoir scandale ! Une sévérité paternelle réprime rudement l’ivrognerie ou la luxure nocturne ; l’obéissance est le premier devoir et, si méconnue, se voit terriblement vengée ; si bien qu’à moins d’être une pure canaille ou un stupide entêté, il est d’autant plus facile de bien remplir tous ses devoirs de soldat qu’il serait désagréable au possible d’expier la moindre infraction à ce rigide programme… Mais la parole, à la caserne, parlons-en ! Toute la hideur criminelle du blasphème s’y marie à l’obscénité la plus ignominieuse. Une oreille chrétienne ou simplement honnête saigne à chaque mot entendu — en ceci nulle protection, nul recours dans la règle. La règle est sourde à de si légitimes délicatesses et muette sur cet article. Les chefs, pour la plupart, donnent l’exemple et renchérissent sur le ton de l’inférieur, et c’est de l’enchifrènement du major gras d’absinthe, à la crécelle du Saint-Cyrien frais pondu sous-lieutenant, une gamme de jurons et de cochonneries que les « hommes » ne sont que trop disposés à chanter, eux aussi, sur un si fort exemple — et plus cyniquement encore !
Ceci est de « tradition »… depuis cet ignoble Quatre-vingt-neuf. Où est le temps où les officiers appelaient les soldats « Messieurs les maîtres », et où la politesse fleurissait avec la piété dans les camps ?
Mais où est la Monarchie ?
Eh bien, puisque l’exemple, à peu près inutile en ce qui concerne l’action à la caserne où bien faire est une condition sine qua non d’existence point trop insupportable, s’y trouve de la première opportunité, quant à la parole, c’est-à-dire offre une admirable accasion à la Charité, toi, « bien embouché », donne le ton à ceux qui t’approcheront. Jamais ne condescends à dire même une trivialité, ni à rire d’aucune. Quant à jurer, ce serait te blesser que de te faire à cet égard la moindre recommandation. On ne prévient pas l’hermine contre les souillures, ni un chrétien contre une offense directe à son Dieu et l’un des plus noirs péchés mortels.
J’aborderai à peine la question des tentations : femmes, boissons, cartes, etc. Comme je te connais, tu es au-dessus de ces désordres, et tu as dans l’âme de trop fières affections pour m’alarmer beaucoup de ce chef. De la boisson, je n’en dirai un mot que pour te mettre en défense contre les camaraderies de comptoir, contre les « gouttes » hygiéniques du matin, digestives de midi, et apéritives de cinq heures, sous quelque nom qu’elles se présentent, « cognac » ou « bitter », prises avec tels bons camarades que leur estomac, solide ou non, sollicite vers ces joies glissantes. Et je te répéterai ici, ce que je te disais touchant le respect humain : plus le danger est vil et plus il y a à prendre de précautions. Un petit verre d’eau-de-vie, plate mais inoffensive récréation, invite au deuxième qui vous échauffe et au troisième qui vous excite ; le quatrième vous habitue et dès lors c’est la fin de l’homme, dans quelles catastrophes ! Evidemment, je mets les choses au pire et j’use des exemples les plus graves, mais non les moins fréquents, pour mieux te faire prudent. Il est clair que l’on peut accepter une invitation on la rendre en restant « dans de justes limites », mais toujours souviens-toi d’y rester, et ce n’est pas très facile. Fais-toi donc une règle assez stricte, et mets-la sous la protection divine. C’est la sagesse.
L’autre question, tu l’as en partie résolue toi-même, il y a un an. Ta chute dans des circonstances où il était si difficile de triompher, ton immédiat repentir, la franchise et la noblesse de ton ouverture auprès de moi, ta docilité à mes conseils, et ton bonheur de revenir à Dieu par les voies sacramentelles, spes unica, tous ces gages de force, toutes ces leçons te gardent contre les pièges de garnison : mais ici encore, quelle prudence, combien il te faut veiller sur tes yeux ! Le moindre relâchement laisserait tout passer dans le sang, et, tu le sais, c’est, avec le meurtre et l’oppression des pauvres, la chose la plus odieuse à Dieu, et, quand on y réfléchit bien, un attentat, humainement et socialement parlant, atroce et cruel, que ce genre de désordre. Une prière quotidienne à Marie en vue spéciale de ce danger te fera fuir les occasions et surmonter les tristes élans de la chair.
Tes devoirs d’état sont bien simples pour un chrétien : obéissance, ponctualité, mépris de la mort ou de la souffrance, quand il y a lieu. En d’autres temps, je t’eusse recommandé d’aimer ton nouveau métier, le plus beau de tous, après la vocation du prêtre et la fonction du magistrat.
Aujourd’hui que l’armée est une tourbe ouverte à tous les vents de la politique et que de récentes… infractions, au sens moral, viennent d’adjoindre la jeunesse en esclavage à la basse police d’un parti d’aventuriers, je te dirai simplement : « fais ton temps » en patience, et, si le cas échéait d’ordres sacrilèges, ou insurrectionnels contre le Roi et de fidèles « révoltés » — révolte-toi ! Imite l’exemple de ce Quaker qui dernièrement aima mieux aliéner sa liberté pour des années que d’enfreindre les prescriptions de son Église en acceptant de porter les armes ; celui-là, sois-en sûr, tout hérétique qu’il soit, Dieu lui enverra plutôt un ange à sa dernière heure que de lui refuser la lumière et le salut. L’Église Catholique, qui est divine, n’a pas de ces répugnances pour le noble état militaire. Elle proclame l’obéissance à César, et la légitimité de la guerre de frontières ou de principes. Et c’est pourquoi si, dans le cours restreint de ta carrière militaire, se présentait l’alternative de combattre pour ce gouvernement détestable contre l’étranger, combat, contre l’étranger et meurs, Dieu le veut, pour la France, en priant pour son Roi… et pour la conversion des pécheurs ; — mais si une généreuse insurrection qu’il faut espérer et presque attendre de l’Esprit-Saint du Dieu des armées venait à se produire contre l’Immondice actuelle, combats pour la France, et meurs ou triomphe avec le Roi, ton salut en Dieu. Si on t’envoie contre Dieu et ses ministres, carrément refuse de servir et souffre pour Dieu. Ton père sera à tes côtés pour souffrir et mourir avec toi si les choses vont jusque là.
En un mot, sois Français quand même, et
chrétien par dessus tout.CHAPITRE VI
les romanciers actuels et la religion
J’entends par romanciers actuels ceux qui ont suivi le mouvement donné par Balzac, et dont le chef immédiat est, sans contredit, Gustave Flaubert.
Pour préciser encore mieux mon titre, je déclare avoir en vue, après Flaubert, dont l’omnipotente influence opprime plus ou moins tous ces auteurs et déprime cruellement deux d’entre eux, MM. de Goncourt, qui n’ont produit de romans qu’après la publication de Madame Bovary, — M. Zola, franchement, mais puissamment disciple, — M. Alphonse Daudet, naïf plagiaire avec une petite pointe aigre d’originalité mièvre, — et enfin M. Jules Vallès, presque indépendant, marqué toutefois de l’estampille initiale, comme un forçat du temps jadis, grommelant et révolté, mais marqué. Je commence par avouer que je trouve beaucoup de talent à ces Messieurs — à l’exception de M. Daudet — et j’expliquerai pourquoi cette brutalité à l’égard de cet « exquis » de profession. À l’observation terrible, implacable de Balzac, qu’ils manient, scalpel et poignard, chacun selon ses forces et son tempérament, ils joignent le style, ce desideratum de l’œuvre du Maître, ce style qu’il cherchait ardemment, qu’il tenait presque et qui lui échappait toujours, ne lui laissant guère aux mains que de riches lambeaux. Correction, solidité, poésie, pittoresque, le trait profond, cette sobriété voulue, de la surabondance là où il en faut, même la proportion, balancement de la phrase et rondeur de la période, ils ont tout cela, ces messieurs, ils l’ont durement, méritoirement conquis et se le sont partagé à butin à peu près égal, — sauf toujours ce même M. Daudet, à qui j’ai l’air d’en vouloir, mais qui m’agace trop, moi juste, pour que je n’aie pas raison contre lui, en dépit d’un peu tout le monde parmi les coutumiers d’avoir raison.
Je n’examinerai donc leurs travaux qu’au seul point de vue qui m’importe et que vous connaissez dores et déjà, la Religion : — comme ils la mêlent à leurs intrigues, les préjugés qui la leur voilent pitoyablement, leur plus ou moins de bonne foi à son égard, pour tout dire, le rabaissement s’ensuivant de leur honneur littéraire, et l’influence de leur influence sur les mœurs actuelles dont ils procèdent, oui, mais qu’ils contribuent certes, consciemment ou non, à faire ou à défaire, — tâche ingrate, grosse besogne, qu’il me faut expédier en conscience, et pour l’écrivain honnête que je suis, plus cruelle condition, sobrement, succinctement, en ce Voyage à travers tout un pays qui est le mien.
Je requiers donc la patience du lecteur pour les quelques pages concentrées et fatigantes qui vont suivre. Il fallait cet examen rude à lire, plus dur à écrire !
D’abord un mot d’explication sur une lacune apparente.
Je ne puis classer parmi les romanciers de l’ordre auquel je range les hommes de grand talent dont je viens de parler et dont je vais parler plus au long, deux écrivains, deux romanciers d’un mérite transcendant, aussi forts qu’eux tout au moins, plus originaux et d’une toute autre santé, parce qu’ils se sont élevés, sur les ailes de la Foi, bien au-dessus du niveau contemporain, littérairement et moralement. MM. Barbey d’Aurevilly et Paul Féval, sont deux maîtres incontestables, en dehors de Balzac lui-même, et qu’il me convient de saluer d’un mot d’ardent hommage au seuil d’une étude sur d’admirables talents déplorablement mis en œuvre. L’esprit gaulois et la verve française, la bonne humeur et la férocité cordiale, se marient chez eux à toutes les qualités des autres, décuplées, centuplées par le sincère, par le militant, par le vaillant, par l’héroïque catholicisme qui brûle et ilambe dans leurs épopées, simples comme le Vrai, magnifiques et subjugantes comme le Vrai, beau.
Je mettrai donc ces deux noms radieux et terribles à la porte même, bons gardiens du Paradis terrestre de l’Orthodoxie, au nom de laquelle je vais examiner et juger, suivant la conscience que Dieu m’a commise, le « cas », comme ils disent dans leur langue de réprouvés, de ces Parents responsables de notre décadence encore décadente, les romanciers « naturalistes » ! (Employons le nom que se donnent ces Adams de leur propre bestialité).
J’ai insisté sur la gaieté, sur l’esprit gaulois, sur la verve française de nos deux grands romanciers catholiques. M. Paul Féval tout particulièrement donne dans ses livres carrière au bon rire malin, et très malin, qu’une nature puissante porte en son flanc comme un orage salutaire dont elle se délivre au temps qu’il faut. M. Barbey d’Aurevilly, lui, si intempérant — (et qu’il a donc raison !) — comme critique furieusement ironique et comme polémiste à gorge déployée, dans ses romans concentre sa formidable bonne humeur, la cube et n’en laisse échapper, par éclairs, que d’éblouissantes visions. Or, si nous comparons ces deux romanciers nôtres à ceux qui vont nous occuper, convenons que cette gaieté, large ou profonde, est la plus grande différence qui puisse séparer œux-là, moralement, des contemporains, des confrères, des gens parlant, d’éducation et de vocation, le même langage. Cette différence est un nouvel honneur, après tous les autres, pour le Catholicisme, qui laisse à l’homme toutes ses facultés, toutes, à condition de rester honnêtes, comme elles le peuvent, tandis que, plongés d’imagination dans le vice et dans sa morosité, il va sans dire que les « naturalistes » ne peuvent, ne doivent tout d’abord, fût-ce en dépit de leur tempérament de Français — (mais ils mentent à sa tradition, en adoptant peu fièrement le relâchement et l’inquiétude modernes, — d’où leur mal) — qu’étaler l’immense tristresse dont Lucrèce parle d’expérience… En effet, la caractéristique de leur œuvre, prise en général, c’est, en dépit de toutes les qualités si intéressantes que je leur ai concédées tout à l’heure de si bonne grâce et si volontiers, une morosité intense, une mélancolie épaisse et lourde et, pour le lecteur, un ennui de plomb. Ils ont tous de l’esprit et ne le peuvent montrer, quelques-uns ont de la gaieté, — même M. Daudet, qui ne sait d’ailleurs diriger la sienne — et ils sont incapables de rire « un brin », et même de sourire. De la dent, ils en ont, et de la dure, et la force de mordre leur manque, oh totalement ! Le comique, très épars dans le monde désolé de leurs fables, est vraiment pauvre.
M. Flaubert, quand il a montré Homais et son bonnet grec et ses deux ou trois phrases à la Paul Bert, quand il a fait « parler » le dieu Crépitus, et mis aux prises Pécuchet tout nu avec un chien témérairement soupçonné d’hydrophobie, est au bout de son rouleau.
M. Zola n’a dans tout son bagage de vraiment, de cordialement amusant que la promenade à travers le musée du Louvre de la noce Coupeau ; fouillez tout le reste de ses livres vous n’y trouverez rien, mais là rien, excepté peut-être et encore ! (et c’est bien tout !) le La Faloise (dans Nana), un type sympathique à force de franche bêtise et de gâtisme inoffensif. MM. de Goncourt sont carrément lugubres, malgré tout l’envol de leur talent et l’exquis primesaut de leurs sensations exprimées.
Je ne parlerai pas de M. Daudet, ni de son Tartareigne de Tarascongne, encombrant conte à dormir debout sous prétexte de faire rire les seuls méridionaux de la latitude de M. Daudet, rien que de son midi à lui, ni de son « humour » pris à Dickens (et à quel point déshonoré !), ni de ses malices assez empoisonnées, il est vrai, pour constrister le faible et le vaincu, mais non assez définitives pour rester littéraires.
M. Valès, lui, a la note gaie, férocement gaie, la note « mauvais garçon », non comme Villon-le-Grand, mais comme Hégésippe Moreau, avec la haine (rédemptrice !) de Béranger et l’âpreté sincère en plus. Son comique qui va jusqu’au Cocasse, jusqu’à cet absolu dans le comique, le Cocasse, monte du pince-sans-rire et de Sterne, non imité, mais bel et bien congénère, jusqu’à l’esclaffement rabelaisien, jusqu’à l’insistance et la redondance comiques qui font Molière si grand de simplicité lourde et comme primitive. Mais encore ici c’est le cas de dire que la gaîté est triste ; elle raille et ne rit pas pour rire seulement, c’est des autres et de lui-même et non de leurs vices et des siens, que l’auteur fait ces belles gorges-chaudes et sonne ces francs éclats de rire : grimace et dissonance altèrent trop souvent ces expansions d’ailleurs amères toujours, et parfois méchantes, pour dire le mot.
Et pour la grande masse de leur œuvre, à ces quatre ou cinq messieurs, les premiers talents en prose, — certes ! moins un — de leur pays contemporain, quelle densité d’horrible tristesse désabusée, mais impénitente et, pour préciser en concluant, quel manque de religion ! quelle « ignorance invincible » ! dès lors quel ennui pour eux (contagieux à la lecture !) que de vivre dans des personnages dont ils n’ont pas la clef, taureaux de Phalaris dévorateurs du talent, du génie, de la vie même (littéraire), à travers la cervelle affreusement mangée dans cette nuit athée !
Ignorance invincible, ai-je dit, mais non celle innocente des hérétiques ou schismatiques abandonnés, ou des sauvages sans missions ! Non, nés dans l’Église, élevés par elle, du moins jusqu’à un certain âge, dans la science de ses préceptes et de ses conseils, ayant de plus que leurs concitoyens (pour la plupart, eux aussi, des indifférents ou des hostiles par ignorance), l’intelligence en éveil et l’étude des lettres antiques et modernes pour les garantir de trop d’épaisseur dans cette ignorance déjà si crasse, ils sont coupables et prévariquent même, intelectuellement parlant — hélas ! qu’ils ne le fissent et ne le fussent que de la sorte ! — de rester ainsi dans le refus d’examen et la pétition de principe tout à fait insuffisante, et infatuée d’une négation paresseuse. Oui, coupables, ils le sont, ils manquent à leur parole donnée à eux-mêmes le jour où ils se sont sentis (au moins cinq d’entre eux) grands écrivains de l’ordre des Observateurs. Leur vocation était complexe, et, à côté de l’Art implacable à servir, leur proposait la plus stricte obéissance à l’Enquête la plus minutieuse en tout et partout. Or, une rapide incursion dans la part faite à la Religion dans l’ensemble de leurs écrits, pris individuellement, va démontrer jusqu’à la cruauté la faute, je dirai le crime de ces messieurs, crime littéraire impardonnable, faute humaine inexcusable, et le plus inconsistant comme le moins oubliable de tous les ridicules de l’Écritoire !
La plupart de ces messieurs ont beaucoup parlé de la religion et des prêtres, sans rien savoir, sans rien avoir voulu sérieusement savoir de l’une et des autres. Néanmoins, comme ils n’ont pas insulté, comme ils n’ont que profané, un écrivain chrétien peut sans amertume, et je m’en réjouis, aborder le sujet de leur préoccupation à cet égard. Commençons par M. Flaubert, le maître incontesté d’eux tous. Il a principalement agité la question religieuse dans deux romans, Madame Bovary, Bouvard et Pécuchet. Je ne parlerai pas de Salammbô, très belle chose horriblement triste et furieusement opaque, en dépit de tous les ambres, jaspes, opales et jades là-dedans traversés, pénétrés, liquéfiés ou brûlés par la Lune ésotérique qui fait toute la mystique de ce poème cruel. Je ne rappellerai pas non plus La Tentation de Saint Antoine (chef-d’œuvre autrement) et ses faibles ironies à grosse voix d’homme petit, à l’encontre des « Eloïms » et des « Jéhovahs » bibliques, notre Dieu à nous Chrétiens, sans compter les Juifs et même les Déistes d’aujourd’hui et les Mahométans, gens sans polémique possible, mais sérieux. Tenons-nous à l’attaque directe, — car sans grosse malice dont un esprit aussi distingué aurait horreur, sans bien fine méchanceté non plus, plutôt en manière de jeu d’érudit sceptique, Flaubert attaque, même en décernant toute supériorité… évidente à l’homme du Christ, et finalement au Christ lui-même et à ses hommes.
C’est ainsi que, dans sa grossièreté, le curé Bournisien de Madame Bovary est très bien, il a toujours raison, raison dans ses colloques avec Homais, — répétés et gonflés jusqu’à l’ennui dense dans Bouvard et Pécuchet entre Bouvard et l’abbé Jeufroy sous un parapluie tenu à quatre mains par les interlocuteurs surpris par l’orage, — raison en renvoyant Mme Bovary à son mari médecin, puisque cette dame ne se plaint à lui qu’amphibologiquement et ne lui dit pas tout bonnement, lors de sa velléité religieuse, qu’elle désire se confesser ; raison en calottant les galopins du catéchisme ; raison quand il clôt le bec à l’insupportable apothicaire d’un sonore « mais sabre de bois ! », raison toujours, raison partout, raison en tout et pour tout ! Il en est de même pour le curé de Bouvard et Pécuchet, bien que le pli de l’ironie veuille, croirait-on, se mêler à la bonne humeur épanouie dans certaines pages excellentes et les gâter en la gâtant.
L’abbé Jeufroy, comme l’abbé Bournisien, n’est pas, tant s’en faut, favorisé par l’auteur au point de vue de l’intelligence ni du zèle. C’est un homme médiocre en tout, faible, socialement parlant, jusqu’à mettre « de la prétention », lui simple d’ordinaire, notez bien, dans des instructions religieuses à deux enfants pauvres, « à cause de l’auditoire » composé des quelques personnes comme il faut du village. Néanmoins, dans les longues discussions qu’il a la bonhomie de soutenir avec les deux maîtres imbéciles qui donnent leur nom à cette revue en charge de la sottise française contemporaine, il ne lâche aucun mot vraiment maladroit ou préjudiciable à la cause qu’il défend, non plus qu’il ne commet une seule inconséquence de conduite au milieu de toute l’absurdité en action où se débattent les nombreux pantins mus par la fantaisie énorme de l’âpre railleur qu’est Flaubert dans ce livre malheureusement inachevé. Enfin, il n’y a pas dans toute l’œuvre du plus grand romancier du second Empire de blasphème positif ni de négation bien préméditée. Donc, on ne peut pas dire que l’auteur de Madame Bovary et de Bouvard et Pécuchet soit foncièrement hostile au clergé ou à la religion ; mais il les fait entrer, sans sympathie à leur endroit et avec le moins possible du respect qui leur est dû par tout écrivain d’une telle valeur qui se respecte lui-même, — il fait, dis-je, entrer la Religion et ses ministres, comme le premier élément venu d’observation satirique, dans l’examen qu’il prétend passer des ridicules, des abus et des préjugés de notre époque.
Artiste et styliste avant tout, tout ce qui n’est pas l’art et le style n’existe pas pour lui, ou ne lui est pas avenu ; tout lui est sot, odieux, ou au moins inutile, encombrant, puérilement tyrannique, vertus privées, Chose-publique, patrie, l’autre vie, hélas ! aussi. De la Religion, certes, les harmonies le charmeront. — (On dit qu’il aimait beaucoup et relisait sans cesse Chateaubriand ! Le Génie du Christianisme a dû enthousiasmer son enfance collégienne et garder prise sur sa jeunesse et jusque sur son âge mûr, de plus en plus rhéteur). — Il considérera dogmes, rituels, préceptes généraux, les grandes lignes extérieures du Christianisme avec les yeux satisfaits d’un amateur d’ordre parfait et d’omnipotence intellectuelle ; mais l’humble côté, le plus vraiment beau, même au point de vue de l’art et de la poésie suprêmes, le côté pratique, terre à terre, la conduite à la fois irréprochable et conciliante, les rapports si délicats de la charité avec le monde si méchant, tout l’immense savoir-faire infiniment petit du Christianisme lui échappera, de toute nécessité. Le Catéchisme aussi, malheureusement pour les sommets de son intelligence, le Catéchisme, méconnu, raillé, traîné dans les scies d’atelier et les propos de table, à son tour fuira cet esprit imprudent, sortira de cette mémoire bondée de tant de vanités, et, soleil d’évidence, ne viendra plus frapper qu’ironiquement ces prunelles brûlées aux sales lueurs de la chair et du monde, et qui seulement sentiront son feu, en souffriront même, sans percevoir le plus fugitif, le plus pâle éclair de sa torrentielle, de son éternelle clarté. Aussi, quels pitoyables mannequins, au point de vue même de la vraisemblance et de cette observation dont se pique tant toute son école, que les deux prêtres de Flaubert ! M. Bournisien surtout est, dans la force du terme technique, un personnage « raté ». Observez-le, après qu’il a reçu la confession (que l’auteur nous donne comme sincère) de Mme Bovary, lors de sa première chute et de sa première désillusion. Le dernier rustre de village, la première portière venue de Paris (ce monde-là se frotte plus ou moins au prêtre, de gré ou de force, et connaît le train moyen de ses habitudes, de ses démarches en tel ou tel cas) n’importe quel repris de justice ayant passé par les mains d’un aumônier quelconque, sait que le prêtre, surtout que ses fonctions appellent à une fréquentation assidue de son pénitent, suit ce dernier des yeux de l’âme, le surveille, fait de ses fautes une part de sa propre conscience, le conseille surabondamment, l’investit en quelque sorte, assiège son péché principal, en un mot remplit son devoir de prêtre immanquablement, absolument, intégralement parce que tel est son dogme, telle sa discipline et, plus que tout, telle sa foi. Or, que fait Bournisien, sinon de ne pas plus se préoccuper de Mme Bovary, une fois la « dévotion » de celle-ci refroidie après le danger de mort passé, que ne ferait Homais lui-même mis à sa place par une supposition toute gratuite ? Remarquons du reste, en passant, que la Bovary, un type en général merveilleusement conduit de petite femme très mal élevée que son intelligence et son tempérament confiés aux déplorables mains d’un pauvre diable de mari bonasse et vulgaire portent à toutes les rages d’adultères encore plus vulgaires, et si honteux, si lâches ! — remarquons, dis-je, que la triste mais logique héroïne du meilleur livre de Flaubert perd toute sa réalité terrible et parfois tragique pour rouler à la poupée, tomber à la maquette de rapin, dès que l’auteur s’avise de la mêler aux choses de l’autel. Le tableau de son éducation au couvent est un type accompli de mauvaise foi mal informée. Croyez-vous, par exemple, pour votre part, à ces facilités de correspondance entre les élèves des bonnes dames Ursulines et la sempiternelle vieille mondaine dont Victor Hugo nous a déjà rebattu les oreilles dans son interminable flânerie à travers son monstrueux Picpus des Misérables ? — Non, certainement, pas plus que moi, ni que Flaubert, qui s’est servi de cette vilenie par paresse, et aussi, j’ose le répéter, par un brin de complaisance pour ce Prudhomme voltairien qu’il fait profession d’abhorrer et qu’il a passé sa vie de causeur, nous dit-on, à anathématiser, sans s’apercevoir qu’il en avait un en lui, de philistin épais, et non sans vices bien bourgeois, et que celui-là n’était pas moins hostile à l’Église, bien qu’instinctivement seulement, que son reflet de dedans son livre, l’expansif, l’indiscret, le compromettant Homais. Et puis, que nous veut-il, avec ces langueurs à vêpres de l’épouse future du par trop piteux Charles, et ses regards malsainement extasiés sur le mystère des vitraux, et ses rêves de gamine molle d’après telle ou telle statuette de la chapelle ? Pour quels Burgraves nous prend-il de nous servir ces antiques billevesées ? Où a-t-il pris ce catholicisme de « Paphos » et d’Epinal ? Dans quelle romance ? chez quel Pigault-Lebrun, ou sur quel autre fumier ? C’est vraiment la première fois, c’est la seule fois qu’un esprit de premier ordre, en général, très bien, très soigneusement renseigné, curieux d’exactitude au dernier point, ait pu accuser les offices si sévèrement directs de l’Eglise, les emblèmes, si nets et d’un si clair enseignement, de la décoration, toujours si simple et si saine dans sa poésie merveilleuse, de tous nos sanctuaires sans exception, d’être en quelque sorte le vague et nuageux véhicule des rêvasseries pâmées, des paresseuses religiosités, du mysticisme à fleur de peau et rien qu’à fleur de peau, bagage pestilentiel et conducteurs pourris, avant-coureurs et fourriers du Vice impur en personne ! Ineptie et sacrilège !
Quant à la crise religieuse, à la « conversion » de Bouvard et de Pécuchet, ce passage d’un livre à grandes prétentions ironiques est décidément plus faible que tout au monde. Je parlais tout à l’heure de l’immonde Pigault-Lebrun qui eut du moins, avec quelque grammaire, quelqu’esprit, quoique bien méprisable. — Il faut ici, pour exprimer l’extrême platitude de cette caricature, descendre jusqu’à l’évocation de Paul de Kock, tant cela porte malheur de toucher à la religion avec des mains encore fiévreuses et sales de toute la besogne littéraire, artistique et philosophique du siècle ! Je l’ai déjà dit, il y a, dans cet épisode, des pages gaies, de bonne satire lourde et profonde, mais qu’un méchant rire voltairianise, pour ainsi parler, acidulé, et salpêtre, et rend déplaisante au possible. Puis, M. Jeufroy rendrait des points à M. Bournisien comme faible polémiste. Entendons-nous, — par la force des choses, et l’ascendant d’une grande chose instinctivement subi par l’esprit généreux et large, au fond, de Gustave Flaubert, plutôt que par une volonté bien réfléchie de sa part, comme auteur, ces deux prêtres médiocres ne cèdent jamais, n’ont jamais tort devant leurs contradicteurs, d’ailleurs si misérables, non, mais ils rentrent trop sous le niveau de médiocratie et d’infatuation terre à terre dont l’auteur a fait l’atmosphère de ses romans modernes, pour ne point participer, disons le mot, à la sottise ambiante, et leur polémique à tous deux s’en ressent. C’est ainsi, pour ne citer qu’un exemple, qu’asticoté (c’est le seul mot juste, pris dans la plus littérale acception) asticoté, dis-je, par l’un des deux grotesques assez carrés et bien campés, il faut le reconnaître, par Flaubert dans son livre posthume, au sujet de la Sainte Trinité, l’abbé Jeufroy qui a sous la main et à la mémoire, lui prêtre quelconque, notez bien, les plus lumineuses et déterminantes réponses qui soient, celles de la théologie élémentaire, s’en tire par des cercles vicieux, des comparaisons boiteuses dont un tout petit séminariste, que dis-je, un enfant du catéchisme de mon village rougirait !… Un dernier grief, non le moindre, pour en finir avec Flaubert dans ses rapports d’écrivain avec l’Église, c’est la manière dont, à deux reprises différentes, entre autres âneries plus ou moins sincères, il parle de Sainte Thérèse ! On ne venge pas Sainte Thérèse, pas plus qu’on ne venge l’Église Catholique, mais il n’est pas permis à un chrétien tenant une plume et rencontrant ces lamentables choses, de les laisser passer sans les flétrir par la citation immédiate et complète… « Au lieu des sublimités qu’il attendait (Pécuchet), il ne rencontra que des platitudes, un style très lâche, de froides images et force comparaisons, tirées de la boutique des lapidaires »… (Bouvard et Pécuchet, édition Lemerre, page 321)… « Salammbô est une maniaque, une espèce de Sainte Thérèse »… (Lettre de Gustave Flaubert à Sainte-Beuve, en date de décembre 1862, publiée en appendice à l’édition définitive de Salammbô, G. Charpentier, 1877). — Il faut absolument n’avoir pas lu un seul chapitre de Sainte Thérèse, pour parler de la sorte : Sainte Thérèse, la dialectique subtile et la psychologie pénétrante par excellence, mise en œuvre par le plus vif, le plus rapide, le plus clair et le plus sobrement, le plus nettement imagé des styles ! Et il faut n’avoir jamais rien lu sur elle dans le plus abrégé des dictionnaires biographiques, pour proférer le mot, d’ailleurs grossier et bête, « maniaque », précisément à propos de cette merveilleuse activité, unique peut-être dans l’histoire des esprits, perpétuellement en éveil dans toutes les directions hautes, contemplation, administration, politique, — on connaît sa magnifique correspondance avec Philippe II, — littérature enfin, et j’entends par ce mot l’ensemble des opérations d’un esprit qui veut exprimer le plus consciencieusement, le plus exactement, le plus intimement possible ce qu’il sent que Dieu lui suggère de fort, de grand et d’aimable, pour l’avancement et l’édification du prochain. Il faut déplorer, et déplorer amèrement, ces fautes de Flaubert[7], et tout singulièrement la dernière, outrage inconscient, soit ! mais très grave et scandaleux, au Saint-Esprit, en même temps — pour comparer un instant les petites choses aux grandes, — que manquement impardonnable aux lois les plus élémentaires de la justice et du goût littéraire !
Je me suis beaucoup appesanti sur Flaubert, chef de la nouvelle école de romanciers, puisque nous en sommes toujours aux écoles jusque dans l’anarchie et dans le débraillé, politiquement comme autrement ! Ce soin que j’ai dû prendre d’être minutieux dans la première partie du présent examen me dispensera d’un bien long séjour avec les autres écrivains de fictions visés dans ce chapitre-ci.
MM. Zola et de Goncourt ont beaucoup plus parlé que Flaubert du Prêtre et de la Religion. M. Zola a consacré, pour sa part, deux gros volumes au récit des faits et gestes de prêtres, indépendamment de tous les ecclésiastiques et des « dévots » qu’il fait intervenir dans l’ensemble de son œuvre. La faute de l’abbé Mouret veut nous montrer tenté, succombant, se relevant, un jeune curé de village, bon, naïf, aussi saint que peut se l’imaginer et le retracer le gros tempérament et l’esprit foncièrement paillard — pardon du mot — de cet auteur d’un talent très réel mais très corrompu, avec de forts beaux restes d’une robuste santé cassée à tous excès d’outrance et d’indiscrétion maladroites. La conquête de Plassans est l’histoire d’un prêtre déjà d’un certain âge, ambitieux, tenace, orgueilleux, finalement atroce et féroce dans sa poursuite de domination d’une famille, puis d’une ville tout entière. Ce dernier roman fourmille de grotesqueries, non seulement à propos de l’abbé Faujas, — un type d’Eugène Sue (et quelle honte pour un écrivain de la taille de M. Emile Zola, très honnête au fond, remarquezle bien !) mais encore concernant sa principale « victime », une dame Mouret qui tombe de l’indifférence absolue en fait de religion, dans les excès de la « dévotion » et du « mysticisme » tels que les conçoivent les romanciers naturalistes, ces esclaves, à les entendre, du fait exact et du « document » authentique. Il n’est question là-dedans que « des délices du paradis », d’ « attendrissement, de larmes intarissables, « que cette dame pleurait sans les sentir couler ! » de crises nerveuses d’où elle sortait affaiblie, évanouie. « Elle a des accès de hurlement et des catalepsies nocturnes après chaque cérémonie religieuse », etc. etc., ce qui ne l’empêche pas de s’aigrir chaque jour davantage, de devenir querelleuse, chipotière, que sais-je encore ? Ô simplicité de la Foi, calme de la Charité, fraîche assurance et ferme discrétion des Espérances éternelles, qui vous a connues une fois ou simplement soupçonnées, et entrevues chez autrui, doit-il rire ou pleurer de pareilles peintures ? Quelle ignorance de vous, juste ciel ! et quel avortement de quelles grosses prétentions à vous analyser par le menu, absolument comme ces messieurs ont coutume de disséquer, si bien cette fois, les sales ambitions, les tristes luxures, les ignobles jalousies d’un monde qu’ils pratiquent et fréquentent, du moins ! La faute de l’abbé Mouret, (l’abbé Mouret, par parenthèse, est le fils de la Mme Mouret de La conquête des Plassans — M. Zola a sur l’hérédité mentale et physiologique des idées et un système « scientifiques », pour parler sa langue quand il fait l’enfant, qu’il fait circuler bien désagréablement et bien en vain dans ses livres), La faute, dis-je, de l’abbé Mouret contient, — avec des horreurs d’obscénité et de contre bon sens, — de belles choses, des développements intéressants et des descriptions admirables par places ; mais comme l’auteur se trompe dès qu’il veut entrer dans l’esprit de son héros, « dans la peau de son bonhomme », comme disent les gens de ce moment du siècle ! Je ne veux ni ne puis relever toutes les erreurs et toutes la monstruosité des erreurs où tombe M. Zola psychologue d’un prêtre catholique ; mais pourtant la plus triste d’entre elles sera du moins signalée en ces pages rapides. Figurez-vous que dans la Sainte-Vierge Marie, l’abbé sorti tout armé de sainteté, de doctrine, etc., du cerveau de M. Zola, voit « une femme », une sœur, une espèce de fiancée, pis encore (inconsciemment, innocemment, si j’ose parler ainsi), finalement a peur d’elle, quitte son culte particulier, lui savant et pieux ! pour la MÈRE, la reine et l’avocate toute spéciale du Clergé !
Voyons, à quel catholique fera-t-on croire en la vraisemblance d’une telle conception, puis d’une telle évolution dans l’âme d’un prêtre qui est présenté par l’auteur comme absolument correct entant qu’orthodoxe, et ne serait-il pas misérable de voir un homme comme Zola échouer si piteusement en une matière donnée, si précisément cette matière, — ô revanche de la logique et vengeance de la Vérité sainte ! — n’était pas le sanctuaire impénétrable au scepticisme, même du talent et du génie, — de la conscience sacerdotale, telle que l’a faite l’investiture Universelle Romaine ?
J’abrège cette revue, j’en arrive à MM. de Goncourt, qui ont, dans Madame Gervaisais, consacré tout l’effort de leur exquis et cruel talent à la description — tel est le mot juste pour ces patients, quoique nerveux, de la plume, j’allais dire du burin, — d’une conversion bien étrange et d’une mort bien théâtrale et bien de chic pour une « sainte » de si haut goût. Encore une dame, celle-ci des plus distinguées, qui, séduite par les beautés du culte catholique vu à Rome, passe du pédantisme polytechnique d’une Mme Roland d’aujourd’hui, — sans la politique toutefois, — à des ambitions mystiques qui sentent un peu leur bas-bleu très foncé. Elle change de confesseurs pour cause de pas assez de sévérité dans leur direction, s’impose de sa propre autorité des pénitences féroces, prend le train de prières d’un fakir ou d’un quaker, mais à coup sûr pas d’une catholique, et dès lors il n’est pas étonnant qu’ayant passé toute sa vie de « convertie » — quelques mois ! — à faire tout le contraire de ce que ferait un simple fidèle humble et confiant, elle apostasie presque à la fin sous la pression d’un gendarme de frère, pour, sans transition, mourir ensuite, de joie et… d’apoplexie, parce qu’elle voit le Pape dans une audience obtenue !!! Je le répète, comme de pareilles absurdités déshonorent une littérature illustre et que ce serait dommage si Dieu n’y trouvait son compte dans la démonstration de l’efficacité de la seule Foi, de la seule sancta simplicitas pour la science des choses saintes !
M. Vallès me plaît beaucoup, et je le trouve très doux et très exquis en dépit de ses gamineries parfois insupportables et des coups de pistolet qu’il tire dans la figure aux lecteurs. Lui aussi a du Paul de Kock en lui, mais pas comme Flaubert qui n’a pris de l’Homère des Cordons-bleus que la lourdeur et la bêtise ; non, M. Vallès lui a très légitimement emprunté, comme un homme qui reprend son bien où il le trouve, le récit rapide, direct, au présent la drôlerie naïve, primesautière, avec, en plus, et sans compter, bien entendu, la correction et le style, des trouvailles amusantes comme tout, des coups de couleur violente et gaie, de tourbillonnantes, d’étincelantes, de furieuses visions au fusain, à la Dickens. Et puis, au moins, M. Vallès ne fait pas de théologie. Il se déclare, ou plutôt il se montre hostile à tout ce qui existe actuellement, l’Université (et il a bien raison !), la famille (et qu’il aurait tort s’il n’était question dans ses livres de la famille telle que Quatre-vingt-neuf nous l’a faites !), les républicains qu’il a connus, lui républicain sceptique et naïf, ceux qu’il voit, dégoûté, et ceux que son écœurement devine, etc., etc. Comment le clergé échapperait-il à l’animadversion de cet irrespectueux d’instinct ? Encore ici, malgré tout, de par la Logique, il y a respect instinctif, — dirai-je sympathie au moins partielle ? C’est ainsi que Jacques Vingtras a un oncle curé, dépeint comme un excellent homme, — le meilleur, le plus bon personnage du livre de l’Enfant ; mais le malheur veut que cet oncle reçoive à dîner des confrères, et alors M. Vallès nous parle de papotage venimeux, de méchancetés sur le dos des absents, puis des caricatures, « des rabats sales », des « têtes de serpent », un « vieux qui a l’air ivrogne », toute la fantasmagorie grossière des Charletsde bas étage, des Goyas décadents… Je déclare que j’ai eu, moi laïque, très laïquement éduqué, dans ces cinq ou six dernières années, l’honneur et le plaisir très grand de vivre avec des prêtres de tout âge, et cela sur un pied de grande intimité, et que je n’ai jamais observé parmi eux de médisances ni même de commérages : de la bonne humeur et quelques malices bien anodines, tout au plus une ou deux vivacités vite réprimées, voilà tout. D’ailleurs, la vie des prêtres, leur règle, leur long apprentissage au séminaire de toutes les vertus et de toutes les qualités, l’esprit, enfin, dont ils sont, les préserveraient de tout vice d’éducation première ou rectifieraient tout penchant acquis par trop vulgairement blâmable. Je ne fais pas l’honneur aux autres « objections » indiquées de m’en préoccuper autrement que pour plaindre sincèrement l’auteur, si au-dessus d’elles, et que la sottise du siècle nivelle si bas en cette lamentable occasion. Mais que le monde est donc tout particulièrement injuste d’attribuer à ceux qui, par choix, ne vivent pas chez lui, ses misères et ses raisons !
Il y a aussi, cette fois, dans Le Bachelier, une… inexactitude qu’il importe de ne point laisser passer. Je citerais volontiers la page qui est charmante et du meilleur style Vallès, n’était l’esprit d’insulte décidément trop bas qui la déshonore. Je la résume brièvement. Il s’agit d’une manifestation d’étudiants républicains « troublée » par les sergents de ville qu’ont le mauvais goût d’applaudir des jeunes gens appartenant à la Société de Saint-Vincent de Paul. Émoi des manifestants. On en vient aux mains entre étudiants et « Saint-Vincent ». Jacques, le héros du roman, — une autobiographie à peine voilée — tombe sur un de ceux-ci qu’il a entendus et vus crier : bravo ! et, le tenant par l’oreille, le force à jurer qu’il n’en a rien fait, puis, après l’avoir lâché, réflexion faite, le rattrape et lui flanque un coup de pied quelque part, sans plus de résistance de la part du jeune homme que si ce dernier était le dernier des… capons, parce que « Saint-Vincent, » l’auteur nous le donne bien nettement à penser. Eh bien, M. Vallès a été victime, là, non d’une mauvaise mémoire, mais du préjugé le plus bêtement français de Quatre-vingt-neuf auquel il a obéi, lui, homme d’esprit, et homme d’esprit droit, esprit révolté contre toutes les sottises bourgeoises, et Quatre-vingt-neuf est atrocement bourgeois autant que bourgeoisement atroce. Ce préjugé veut que pour être chrétien, on n’ait pas de mains au bout des bras, ni des pieds au bout des jambes dans certaines circonstances. Les gens du monde, qui n’ont pas assez de moqueries pour le soufflet sur l’autre joue de l’Évangile, dont ils ne comprennent pas le véritable sens, d’ailleurs, et qui se raillent des Saints quand ils ont pratiqué ce divin précepte à la lettre, sont toujours stupéfaits de voir que les chrétiens, comme les autres, et souvent mieux que les autres, tapent dur, alors qu’il est nécessaire, sur les polissons et les drôles qui leur cherchent, à eux réputés sans défense, des querelles d’Allemand. De là à conclure qu’en général un « dévot » n’est qu’un hypocrite abritant derrière des grimaces et sous des formules une lâcheté primordiale, il n’y a qu’un pas ; et M. Vallès se trompe, en se coupant lamentablement, remarquez-le bien, après nous avoir présenté son « Saint-Vincent » comme un perturbateur des perturbateurs de la rue, un applaudisseur de la police (bien plausible en ce cas particulier comme dans les cinq sixièmes des cas, du reste), comme un tapageur par conséquent lui-même et un résolu de tapage et de crânerie, de nous donner ensuite ce garçon pour un « flanchard » du type exhibé, tout au contraire, quotidiennement, par les grands hurleurs et les démonstratifs à distance de la Marianne universelle, aussi bien la sienne à lui Vallès, le rouge sang de bœuf et « saignement de nez », que la R. F. des ventrus et des ruffians qu’il hait et méprise à un si juste titre et qui le lui rendent, dûment autorisés, — politiquement s’entend, pour M. Vallès !
Je m’arrête à regret, j’eusse aimé à poursuivre encore un écrivain que je goûte beaucoup, — ne fût-ce que pour lui prouver incidemment combien il a tort de détester les études latines et grecques, mères de son beau talent correct etfin, jamais empêtré dans les rhétoriques ignorantes de nos descripteurs-peintres. Mais une telle digression et d’autres encore qui me tentent, m’entraîneraient trop loin pour ce livre, et force m’est de conclure cette étude après un mot, hélas ! du triste M. Daudet.
M. Alphonse Daudet est une de mes grandes objections contre le Midi français.
Nul plus que moi ne rend justice à l’extrême intelligence, à la vive perception, à l’éloquence naturelle de nos méridionaux ; malheureusement, tout cela n’est pas réglé : splendides ébauches, grands commencements, — puis néant ; l’œuvre avorte toujours entre leurs mains ardentes, ce sont des rateurs hors pair ; en politique et dans tout le reste, ils sont toujours les Girondins de la chose ; beaucoup de faiblesse dans encore plus de bruit ; aussi l’encombrement qu’ils sont et qu’ils font est-il tout particulièrement déplaisant ; on ne voit que leur gesticulation, on n’entend que leur « assent », partout, toujours, et toujours ils prononcent faux, et partout ils se trémoussent à vide ! Quelques-uns sont vraiment forts et sympathiques, Mistral, les félibres (les vrais), ceux qui restent chez eux, que la faim des places et la soif des glorioles ne chassent pas, grinçant des dents et tirant la langue, hors de la fière pauvreté des ancêtres....., mais les « zotres », mais le plus connu d’entre ceux-ci, cet Alphonse Daudet ! Or, s’il est un rateur et un raté de l’esprit, c’est bien lui, c’est bien ce poète des « prunes », une ineptie plus bête encore que les salons où il fit fortune, ce conteur, ce crotteur des riens, le pondeur de petits articles faussement précieux sur de trop vraies banalités, le raccourci, le bossu mièvre aux airs jolis, — subitement décrampi, dégingandé, dévoyé en ce romancier diffus, puérilement anecdotique, d’une langue pillée partout, et lourde de tous emprunts, sans aucune solidité d’unité. Sa vocation était de rester un épisodique, un fragmentier, un essayiste de petite volée, quelque chose comme un Xavier de Maistre aigrelet, et le voilà gonflé aux proportions d’un Balzac pour rire ! N’est-ce pas le plus abominable avortement de son talent de cigalier venimeux et d’aigre cigale au cri dur, mais vibrant et non sans grâce méchante, que ce subit plagiat, grossier, impudent, honteux, que cette soudaine imitation, effrontée malhonnête de Flaubert et des autres, de leurs tournures, de leurs tics…, de leurs idées, pêle-mêle, l’un dans l’autre, grosso modo, sans le moindre respect de soi-même et du lecteur, — ah, le lecteur ! Mais passons sur l’absolu manque de mérite à mes yeux de M. Alphonse Daudet, si populaire — et c’est naturel — dans le public, lugubrement crétin, actuel, si camarade parmi les littérateurs, et ça se comprend, il est très influent en librairie — et finissons-en avec ce « signe-des temps », en dénonçant une fois de plus (car on commence à arracher son masque à ce faux honnête homme de lettres) l’odieux système politique et social de l’ex-obligé, du courtisan de l’Empire, tourné républicain écœurant, système de dépréciation injurieuse du passé et du présent s’il est faible, système de piétinement sur les morts et d’insulte aux vaincus persécutés, mais ce qu’il y a d’exquisement vengeur dans le cas de cet apostat et de ce renieur des vaincus, c’est que, dans son ardeur à plaire à ses patrons du jour, les ruffians gobergés et gobergeurs que l’on sait, lui aussi, pauvre petit imprudent, il s’en prend au Bon Dieu et à l’Église ; il crache sur cette dernière dans la personne d’un archevêque martyr (v. le Nabab), et sur la Toute-Puissance et la Toute-Bonté sous la forme d’une attaque vraiment odieuse contre la prière et contre ceux qui prient (Numa Roumestan) ; enfin, d’après l’exemple de ses aînés en « naturalisme », ses maîtres infiniment supérieurs à lui comme talent et comme caractère (eux n’ont jamais flatté et ne flattent aucun régime, ni aucun préjugé, excepté l’antireligieux, mais ça, c’est instinctif, et dans la race hélas !) il fourre le dernier blasphème, le juron suprême dans la bouche de ses personnages, il en sature ses pages, il s’en délecte, on croirait. Le tout, remarquez bien, vilenie, palinodie, impiété, sans conviction (sous l’Empire, il faisait dans la religiosité et dans le monarchisme de pacotille), sans rien de rien d’un peu plausible, uniquement par imitation de spéculation, ou par spéculation d’imitation, car ici tout est sens dessus dessous, réputation, talent, conditions des succès ou des chutes, et c’est le moins doué de talent, sans aucune espèce de comparaison possible, qui voit ses livres s’acheter, — puisque c’est l’étiage littéraire actuel, — non plus à l’édition trop vieux jeu ! mais au « mille », comme la paille !
J’en ai en vérité trop dit sur un aussi piètre sujet, et je généralise mes remarques précédentes : qui a lu ces messieurs connaît l’esprit français, j’entends tout l’esprit français, et je sous-entends l’esprit français en dehors de l’Église (je parlerai plus tard de celui qui est resté dans l’Église, le vrai !), l’esprit français officiel, bruyant, qui fait mode, — et, n’est-ce pas, grâce à cette ignorance du Catéchisme, que je signalais dans mes premiers chapitres, n’est-ce pas que de Voltaire en Thiers et de Thiers en… ceci, nous voici tombés bien bas comme bourgeoisie, car nos auteurs sont la bourgeoisie d’éducation et de fortune, ils le sont, quoi qu’ils en aient, et qu’au fond, talent à part, et je ne saurais assez le redire, grâce à l’oubli total du petit Catéchisme, MM. Zola, Flaubert, Vallès, même MM. de Goncourt, mieux élevés et plus élevés, c’est Prudhomme et c’est Homais, et c’est intellectuellement moins encore, si possible !
M. Daudet, lui, n’existe pas… heureusement !
Je n’ai point parlé de l’horrible luxure dont l’œuvre générale de ces messieurs regorge et déborde,
non plus que de l’ennui colossal inséparable
de ce plus triste des péchés. C’est le
châtiment double et d’une pareille littérature et
des lecteurs qui l’alimentent. Mais tout de même
que de beau et grand talent déshonoré, perdu, —
à détester comme la peste et plus qu’elle !
METZ
L’Esplanade, sa musique du 2e génie, valses de Strauss, polkas de Musard (l’aîné), mozaïques et fantaisies sur des opéras d’Auber et de déjà Ambroise Thomas, ou ma mémoire me trahirait singulièrement, soli, duos, tutti; le tour de l’estrade ; les beaux officiers en plastrons de velours noir, en belles franches et françaises épaulettes d’or, au lieu de ces torsades équivoques prises, hélas ! non, empruntées aux Prussiens, les dames en schalls de cachemire de l’Inde, en écharpes de crêpe de Chine, en volants gorge-de-pigeon, caca-dauphin, et toutes nuances comme il faut, soie, satin, moire, et toutes étoffes cossues, aux capotes panachées de plumes rares et dont le bavolet, grâce à de savantes inclinations, — le Tout-Metz ! — ne cachait pas autant la nuque et les frisons d’or clair ou rouge, d’ébène noir ou mordoré, qu’on eût pu le redouter, — ô remembrances enfantines de quand, insoucieux moutard, je poussais et tapais mon cerceau novice entre les pantalons à bandes rouges, à lisérés noirs, des militaires, de nankin ou de Casimir ou de coutil des citadins fumeurs de cigarilles.
L’Esplanade, « les fois » de musique ! Bon Dieu, que j’y aspirais ! Et comme je hâtais le pas, aux jours tant souhaités, tirant ma mère
par la manche !…UN TOUR A LONDRES
Je suis gourmand et j’avouerai que ma principale surprise, en lunchant pour la première fois depuis vingt et depuis dix ans à Londres, fut d’y trouver certains grands restaurants, jadis et naguère tout à fait britanniques, presque (car tout est relatif) francisés. Pain quasiment émis de la rue Vivienne, et rien de cette pâte excellente pour les tartines du breakfast et du five-o’clock mais assez médiocre en maintes autres occurrences. Pommes-paille, même un peu exagérées, — le café, presque classique, dorénavant.
J’aime la lumière, myope que je suis le soir après avoir été presbyte tout le jour, et, à la place de l’affreux luminaire qui eût pu faire croire vers 1872, à une grève des gaziers, j’assistai à l’illumination électrique dans les grands quartiers, à de l’éclairage archiparisien dans les faubourgs.
J’adore la toilette des femmes, qui les idéalise, et, au lieu de ces affreux contrastes de vert cru et de ce rouge « saignement de nez », dont parlait si justement Jules Vallès un peu après la Commune, j’admirai, en novembre dernier, le gris-perle et le rose-thé nuançant tant de distinction jadis un peu roide, qui embellissaient encore les teints délicats et les traits angéliques des femmes de là-bas.
Je suis parisien et je m’attendais aux réserves de jadis et de naguère — et ne voilà-t-il pas qu’une camaraderie tout à fait boulevardière me rappela mes beaux jours d’il y a malheureusement longtemps et heureusement de tout à l’heure, au Riche, à l’Anglais et chez Tortoni. Même le Quartier Latin a maintenant son écho un peu partout où l’on est jeune, et il n’est pas jusqu’à telles belles personnes qui ne puissent rappeler à tout Français novice encore telles autres amies dont on connaît entre le quai Saint-Michel et l’Observatoire.
Enfin, je ne suis point partisan de trop de pédantisme, et que le Diable m’emporte si l’on peut trouver aujourd’hui en Albion ces gens en us et ès, farcis de Johnson et truffés d’Addison, qui florissaient du temps où j’avais trente et peu d’années, à moins que de plonger dans d’invraisemblables catacombes académiques et parlementaires qui nous feraient encore nous souvenir de notre toujours chère, mais parfois un peu lourde et gourde Patrie ès-lettres, sciences et beaux-arts du bout du Pont.
Et, définitivement, je suis un poète. Je n’en suis pas plus riche ni moins fier pour ça. Et figurez-vous que non seulement la poésie anglaise, la rivale pittoresque et rêveuse de notre poésie précise et psychologique, s’est réconciliée avec celle-ci, mais que les poètes, génies pourtant irritables, accueillent, aiment leurs confrères de ce côté-ci de l’eau et que je crois bien qu’on le leur rendrait ici, le cas échéant, moi, chétif, en tête.
Bref, Londres est gallophile comme Paris est anglomane. J’ai passé quelques jours là-bas et j’en ai rapporté l’amour profond, l’estime sans borne et la sympathie haletante et toujours prête pour ces braves gens et ces bonnes gens cordiaux sous leur air froid et — défaut national ! — excentriques jusqu’à vouloir bien, lors de leur concentration dans leur, à bon droit, aimée mère patrie, rapporter de longs voyages de mer et de terre, — et de lectures, — le goût des bonnes lettres continentales et la leçon bien appropriée par eux, chez eux, des us et coutumes de leurs voisins, avec une nuance, plaisante et si flatteuse, de préférence pour nous autres, french ladies and gentlemen.
Je ne raffole plus du théâtre, mais si je n’étais devenu un peu forcément — maladie, etc. — ce solitaire et ce sauvage, je continuerais d’idolâtrer les cafés concerts, anglià : MusicHalls. Or, j’eusse pu, j’eusse même dû aller m’… amuser aux grands spectacles à grands orchestres wagnériens et autres, aux psychologies intenses des meilleures scènes, etc,. Eh bien non, j’ai là-bas cédé à ma vieille passion pour la chanson comique, pour les tours de force et oh, pour les ballets nombreux et malicieux et, d’un goût, d’une variété, sans doute indignes des planches classiques, mais si gentils, si amusants en vérité que je ne sais guère si Paris en fournirait de meilleurs. Et Dieu sait si ces lieux de véritables délices foisonnent aujourd’hui dans le sombre London d’il y a vingt et même dix ans, aujourd’hui un Londres international et surtout français, dans son développement néanmoins anglais et traditionnel entre tous autres phénomènes sociaux de notre temps bon et
mauvais, mauvais surtout, bon plutôt ! CROQUIS DE BELGIQUE
I
« Bouillon en entonnoir ; » la Semoy, noire sur son lit de cailloux bavards, ses truites qualifiables vraiment de surnaturelles et son « château », son burg plutôt, taillé en plein granit parmi des bois sans fin, croirait-on ; ses rampes rapides où dégringolaient, versant parfois, les malles-poste venant de Sedan, prises chez Opsore sur la place Turenne où il y avait un marchand de tabac ayant, pour enseigne, un tableau, représentant un priseur, Louis XV, avec ces vers du Festin de pierre de Thomas Corneille :
Quoiqu’en dise Aristotc et sa docte cabale,
Le tabac est divin, il n’est rien qui l’égale ;
son collège en contre-bas, (ce passé le pont
unique), un peu sur mie colline, sa caserne aux
soldats jaunes et verts, actuellement, je pense, école de sous-offîciers, enfin l’Hôtel de la Poste,
tenu à cette époque de mon enfance jusqu’après
la guerre de 1870 par le père Cheydron, qui eut
le destin de recevoir dans sa salle à manger et
dans ses chambres l’empereur Napoléon III conduit
prisonnier en Allemagne et son état-major
des deux nations…
« — L’Empereur, me confiait le brave aubergiste, lors d’un voyage que je fis en Belgique, fin 70, était pâle comme un mort. Tout le temps du dîner, il ne dit pas un mot. Il tint la tête de la table, découpa et servit en maître de maison et avec un parfait sang-froid ; le tout en silence ; puis il monta directement se coucher. »
Dès les premières fois que j’allais en Belgique et j’y allais tous les ans à l’époque des vacances, avec mes parents, voir une tante paternelle, ce qui me frappait, c’était, d’abord, le très beau paysage, en haut du village de La Chapelle-Frontière, consistant surtout en d’admirables prairies naturelles dans de littéraux bois de chênes et de hêtres, aussi des étangs d’eau clapotant, sombres d’être clairs, mais si profonds… Puis la Douane belge, très exigeante en ce temps-là, m’apparaissait sous la forme un peu terrible (« Avez-vous quelque chose de neuf à déclarer ? C’est de Paris que ça vient ? Ça a-t-il été porté sérieusement ? ») qu’elle ne fait plus que d’affecter de nos jours. Elle me semblait aussi très bien vêtue, cuivres dorés et drap foncé, en comparaison de l’éternel vert et bleu de nos « gabelous ».
Et c’était Bouillon, d’un vert de toutes nuances, en entonnoir avec un horizon comme céleste de sapins, de chênes, de hêtres, de frênes et de tous arbres de ces contrées ; sur les pentes proches de la toute petite ville, une galopade de jardins paradoxalement poussés là et cultivés, fort bien, ma foi, et fort coquettement, comment !
Je me rappelle, comme si j’y étais, sous le château féodal ou plutôt barbare, — tout poternes, murs de trois mètres d’épaisseur, oubliettes redevenues des gouffres sans but, et les ruines de l’espèce de prison pour dettes où se rhumatisaient les officiers frappés d’opposition de Sa Majesté le roi des Pays-Bas, avant la révolution belge de 1830, — la jolie église neuve et son fin clocher d’ardoises où j’entendis une fois un si divin mois de Marie…
« Reine des Cieux,
Vous nous rendez tous heureux ».
Bien vieux et bien doux cantique, où des amateurs
d’origines ont voulu voir l’œuf de la ' Marseillaise… Un œuf de colombe d’où sort un
aigle.
Le curé, depuis, je crois, grand vicaire de Namur, avait un bien beau verger où d’innombrables fruits, poires, pommes, noix, raisins et, en été, fraises, cerises, prunes, abricots (au vent, je vous en réponds) étaient très bons… et très courus.
Mais les truites de la Semoy !
Les truites ! que la révérence m’empêchera, cette fois, de qualifier de divines, mais qu’un respect attendri non moins que rétrospectif et qu’une reconnaissance un peu profane, peut-être, dans le cas, ne m’empêchera, mordieu pas ! de magnifier de cléricales, les truites de la Semoy, dignifiables même de saumonées, consommées en toute dilection, en compagnie des bons collègues de ce bon curé, oies truites de la Semoy !…
Je m’en souviens d’autant plus et, pour en revenir au sérieux dû, d’autant mieux que quelque chose de cordial se mêle à ces fumets gastronomiques. Quelque chose de cordial, d’intellectuel aussi, et de mieux peut-être encore…
Le frère décédé du curé en question, curé lui-même à Paliseul, m’avait pris en affection et, pendant les vacances, me donnait des répétitions de latin, puis de grec. Il était fort ami de ma famille et, lors de nos passages annuels à Bouillon, nous manquions rarement de nous arrêter au presbytère. À cette occasion, le vénérable prêtre invitait quelques-uns de ses confrères, tous bons convives et saintes gens toutes simples… Parfois il nous menait, dans son modeste char à bancs, à quelques kilomètres de là, au « château de Carlsbourg, » qui avait appartenu à ma tante de Paliseul et que celle-ci, dès veuve, avait vendu, comme infiniment trop grand pour elle et son train forcément restreint, à la Congrégation des Ecoles chrétiennes, dits Frères Ignoratins, braves gens, modestes et infatigables instituteurs des pauvres et qui remplissent à présent plus que jamais le monde entier de leurs bienfaits. Ce château, actuellement utilisé comme collège, est un très important bâtiment, le classique château à deux tourelles, symétriquement disposées, en poivrière, aux deux extrémités de la principale construction. D’immenses jardins dont une partie, convertie en cours des récréations, entoure cette seigneuriale demeure dont j’eusse pu, si l’avaient voulu les destinées, me voir le châtelain… Au château de « Calcebourg », comme on prononce dans le pays, nous attendait une hospitalité, sinon princière, du moins large et de tout cœur. La gaieté, une gaieté sans fiel, quelque malice, ô l’innocente malice, toute spirituelle et naïve tant ! assaisonnaient agréablement les mets plaisants et les vins gais…
Le Frère Supérieur était une figure remarquable entre toutes ces têtes intelligentes et fines dans leur réelle bonhomie d’ecclésiastiques, jeunes pour la plupart, ou d’une encore verte maturité. Lui, pouvait avoir la trentaine ; il était bel homme et sa large face, toujours rasée de frais, souriait d’aise et de bonne conscience. Il avait fait faire, pour approprier le château à son actuelle destination scolaire, de grands travaux intérieurs. L’aspect majestueux du dehors avait été scrupuleusement respecté par cet homme de goût, au fond ; et il trouvait, pour s’excuser de ce qui néanmoins lui apparaissait un peu comme un crime de lèse-architecture, cette excuse non maladroite : « J’ai dû faire mon petit Haussmann. » D’ailleurs, très lettré, cet « ignorantin », néanmoins trop attaché à notre grande littérature classique, au point, par exemple, de préférer Buffon à Chateaubriand.
Moi qui commençais — je pouvais alors être âgé de 15 à 17 ans — à préférer Hugo à Chateaubriand, et, en secret, à ne pas préférer, mais, dans un coin de mon cerveau, subordonner, pour certains cas, le premier à Baudelaire, je pestais un peu contre le cher Frère, et ne l’approuvai que d’une inclinaison, perlée mais mal sincère, de la tête, quand il me recommandait, en fait de bon et sérieux latin, les Commentaires de César, en place de Virgile. (Or, méchant gamin, je traduisais Catulle et Juvénal, voire Pétrone, en cachette, plus volontiers).
N’importe, ce Frère Supérieur m’a laissé un bon et sain souvenir, de sérénité, de ferme bienveillance, de merveilleuse activité toute au bien sinon toute au beau et sa haute taille, son port allègre, ses yeux de bonté et son franc sourire me restent, dans mes pensers fatigués et blasés de ce maussade et fade aujourd’hui, comme un rafraîchissant et encourageant exemple de vertu brave et simple et de cette foi pratique qui faisait sa force et son calme…
Il est bon, n’est-ce pas ? d’avoir de tels héros d’humanité, toute ronde et comme naïve, dans notre pauvre tête harassée de paradoxes, aux jours de providentielles réminiscences…
Bouillon est horriblement pavé dans ses endroits pavés. On dirait, ma parole, des galets, bien qu’on soit ici à je ne sais combien de lieues de la mer. Petites maisons en pierres d’ardoise inégales, couvertes d’ardoises aussi, rues où conduire une voiture, au plus, avec prudence, où une rencontre de voitures est tout de suite un encombrement, à moins, pour l’un des véhicules, de monter sur le trottoir, très bas, il est vrai. Rien de remarquable, en outre, que l’extrême politesse des gens et le commencement de l’accent, non encore du patois, wallon, lui-même mâtiné du langage ardennais français, joli dès Charleville après s’être ressenti du traînement presque parisien de la Marne, ensuite de Reims. Cet accent wallon, je le dis wallon, faute de mieux, cet accent encore tout ardennais-français, sautillant, bref et un peu court, où de l’esprit a ses aises et qui ne fatigue pas l’oreille le moins du monde, où les voyelles s’escamotent volontiers et où certaines consonnes, les T, les D, se prononcent sur les dents, à l’anglaise…
L’endroit où demeurait ma tante est, à trois lieues de Bouillon, un tout petit chef-lieu de canton, Paliseul, dont le nom appartient également à la guerre de 1870, par l’hospitalité toute « compatriotique » qu’y reçurent les malheureux vaincus des 1, 2 et 3 septembre.
Un joli site haut perché, plein de jardins qui corrigent l’âpreté un peu des toits trop uniformément en ardoises… Bon Dieu ! que j’y ai joué, dans le clos de matante, et couru, et gambadé, et lutté, principalement avec un gamin de mon âge, un futur séminariste, aujourd’hui curé dans les environs, un fin lettré, un digne homme, que je regrette bien que la vie, bête et dure, ne me permette de revoir peut-être jamais. Bon Dieu, que je me le rappelle donc dans tous ses détails, ce joli village où j’arrivais quand septembre venait, grandi de quelques centimètres, puis d’un, puis d’un demi, puis quelques poils frisant au menton, jusqu’à ce qu’un jour je fusse barbu et esquissant une calvitie aujourd’hui outrageante, — croissance jusqu’au bout, constatée annuellement par un cran au couteau sur l’un des poteaux de la grange. — Ô la grange parfumée des foins d’il y avait deux et trois mois, et de la bonne odeur de l’étable où ruminaient et mugissaient de belles vaches donneuses de quel lait !
Ma tante, sévère et toute bonté, veuve sans enfants d’un colonel du Premier Empire, était Orléaniste et je vois encore, grande lithographie en un large cadre d’or, la bataille de Yalmy, avec le duc de Chartres, (aliàs Louis Philippe Ier) en houzard, par Horace Vernet, si n’erre ma mémoire, dans son salon du rez-de-chaussée, tout velours d’Utrech et boiseries blanches…
Ma tante mourut dans mes bras, ainsi, peu après qu’une autre sœur de mon père, demeurant dans un hameau tout proche, et je n’eus dès lors plus occasion de revoir ce beau pays.
Le souvenir de ces lieux et de ces temps me poursuit pourtant après tant d’années écoulées de toutes façons, témoin, avant d’en finir avec ce chapitre, ce rêve que je raconte à la suite de mains autres sous le titre d’Ægri Somnia, dans un livre d’Essais qui ne paraîtra, sans doute, jamais, et qui renferme, en outre d’être afférent à mon sujet actuel, une morale que je confirme ici.
Sedan, Bouillon, Paliseul, lieux d’enfance ! Que changés ! Dans le bois à droite en venant (de Bouillon), le grand bois murmurant jadis dans des ombres parfumées de bruyère et de genêt,
« Où la myrtille est noire au pied du chêne vert »,
il y a des becs de gaz, et, parmi les clairières,
très nombreuses, aujourd’hui, des industries malodorantes.
Ô les vilains ouvriers luxembourgeois
et italiens ! Je reconnais le Chêne, l’Ancêtre qui
s’élève à l’entrée du bois Almon (c’est bien
ça, c’est bien ce nom local et familier, cadastral) de quelques mètres éloigné des premières
hautes futaies. Horreur ! un « robinson » s’y est
installé à l’usage de couples à moitié paysans :
bière, sirop, l’apéritif, de la cuisine, « chefs »
crasseux et « petites bonnes » sales ; du trottoir
et du bitume. La campagne autour, autrefois sauvage, s’est faite plate à force de jardins potagers.
Les beaux étangs noirs qui clapotaient
en plein vent perpétuel du Nord, il y a des cygnes
dessus, et de bêtes cyprins dedans, et une bordure
« de granit rose » autour. Je m’y mire, et
je vois une face grassouillette dont je demeure
confus en présence de mon innocence, là, vivante
jadis, et de tout ce qui s’est passé entre ma maigreur
d’alors et ce ridicule embonpoint qui dit
tant de choses digérées, de choses banales,
laides, médiocres et lâches ! Et que bénit soit le
sursaut vengeur me rendant tout à mon réel
malheur, fier alors !
II
C’est précisément après un séjour dans les Ardennes belges que je me rendis, en août 1868, avec ma mère, veuve depuis deux ans, à Bruxelles, dans l’intention d’y voir Victor Hugo qui, tous les ans, quittait sa maison de Guernersey pour « villégiaturer » chez son fils Charles.
Nous arrivâmes donc, par la petite gare du Luxembourg, dans un des quartiers les plus paisibles de la ville et pour cela exquis, tout proche, en outre, des boulevards qui forment avec ceux de Paris l’antithèse précisément la plus hugotique qu’on puisse rêver : tout silence, luxe intime et profusion de richesse discrète, si l’on peut risquer ces mots, profusion et discrète, qui pourtant peignent bien la chose, encore que bien apparemment contrastant entre eux, eux aussi.
Le fiacre, sur notre indication, nous conduisit en face de la « station » du Nord, en la première maison même du faubourg de Saint-Josse-Ten-Noode, appelé alors grand hôtel liégeois, un endroit assez confortable et assez modeste que j’ai retrouvé, il y a deux ans, transformé en un splendide « Bar américain » avec dépendances, etc.
Le temps juste de m’habiller et je bondis plutôt que je ne courus place des Barricades, où demeurait Charles Hugo.
Cette place, n’est pas une merveille. Elle témoigne de la province la moins pittoresque qui se puisse imaginer et de l’abominable époque de la fin du dernier Empire. Elle doit certainement son nom révolutionnaire à quelque épisode de la guerre de l’Indépendance belge (pardon ! rien du journal, mais l’habitude, la sotte habitude…). Quartier, d’ailleurs, paisible s’il en fut, stucqué, assez agréablement orné de passablement d’arbres de promenades, sans commerce et toute bourgeoisie aisée. Je sonnai à la porte d’une maison en tout pareille aux autres de la place : une place Vintimille plus petite, aux habitations plus basses, blanches avec des volets blancs. Une bonne m’ouvrit, qui m’apprit que M. Victor Hugo n’était pas « encore rentré », mais qu’il ne tarderait pas, qu’en attendant Madame était là… Je demandai la faveur d’être introduit, faveur que j’obtins, et mille vers de Sainte-Beuve, de Victor Hugo lui-même, me bourdonnèrent dans la tête au moment de voir la fidèle compagne dont le poète disait en 1835 :
« C’est elle ! La vertu sur ma tête penchée,
La figure d’albâtre en ma maison cachée,
L’arbre qui, sur la route où je marche à pas lourds,
Verse des fruits souvent et de l’ombre toujours…
et je me surpris, en pénétrant bien timidement
dans le petit salon où me conduisit la servante,
à murmurer en moi-même cette phrase des
Consolations', ce livre d’il y avait des années et
des années, ce livre intime, discret, historique
comme des mémoires inédits tout à elle :
« Vers trois heures souvent j’aime à vous aller voir ».
Un tout petit salon, en effet, abrité de la réverbération violente d’une après-midi torride contre le blanc cruel de la place par des persiennes et d’épais rideaux de nuance vert-foncé. Mme Hugo, qui s’était à moitié soulevée, pour me recevoir, d’un large canapé qu’elle m’invita à partager, était elle-même comme voilée d’un de ces immenses chapeaux de paille ainsi que les femmes en portaient alors, et dont un long élastique permettait de rapprocher ou d’éloigner les bords tenus à la main selon le vent ou le soleil.
Très gracieusement, elle me fit asseoir et me parla de moi, de mes travaux, de mes projets. Je n’ai pas dit que j’avais, par un mot écrit de la veille avant mon départ pour Bruxelles, prévenu le Maître de ma visite. D’où probablement l’invitation de la servante, sur mon nom énoncé, à entrer et attendre. Elle m’assura de la grande sympathie de son mari pour les jeunes littérateurs et pour moi et mes vers en particulier. La politesse ! Puis elle s’excusa de me recevoir dans toute cette ombre qu’elle appelait plaisamment toute cette nuit, et se mit à me parler névralgies, maux d’yeux, collyres et ainsi de suite, avec une remarquable facilité d’élocution et, me sembla-t-il, quelque exaltation maladive ou tout au moins fébrile. Je prenais goût à cette parole animée, en dehors et parfois, quand il s’agissait d’art au-dessus de l’ordinaire, vibrante, et j’examinai avec le plus vif intérêt cette tête ardente, ces pauvres yeux malades, mais luisants d’un feu étrange, ces traits à la fois fins et des plus marqués, le teint d’une Espagnole et la chevelure presque d’une mulâtresse, avec, comme principale originalité, le grand front bombé, qui fut une beauté en 1830, et restait, sur cette tête toute de passion, comme la marque souveraine de l’Intelligence. Cette femme, déjà si intéressante par elle-même, m’apparaissait en quelque sorte comme la Muse du Romantisme, épousant jusque dans ses excès, dont elle se rendait aussi bien compte qu’elle en percevait ou en créait l’excuse, souvent cruelle, les idées, les opinions, jusqu’aux erreurs de son génial conjoint ; aussi, un peu, comme la Consolatrice de l’exil, l’Inspiratrice, aux moments de détresse morale et de lassitude intellectuelle, du poète fatigué des luttes, le plus souvent écœurantes, de la politique ; comme l’Âme sympathique et l’âme altière, souvent amère des tristesses de la vie… et de la mort. Épouse, dit-on, parfois douloureuse, mère par deux et trois fois éprouvée, et combien ! Grande figure émouvante au possible.
Comme j’en étais là, tout engagé dans une conversation qui me captivait véritablement et par elle-même et plutôt, je crois, encore, surtout par la personne et la personnalité de mon interlocutrice, la porte s’ouvrit et Victor Hugo parut à mes yeux pour la première fois.
Je connaissais Victor Hugo d’après l’immense quantité vue de portraits-lithographies, glabres en toupet Louis-Philippe, les daguerréotypies en coup de vent d’un peu après, en saule pleureur du coup d’Etat, puis les premières photographies, en barbe poussante et en cheveux tondus, de chez Pierre Petit. Au moment précis dont je parle, ses cheveux plutôt sel que poivre, sa barbe plutôt poivre que sel, et sa moustache presque noire encore, le faisaient positivement beau ; c’est à mon sens le point culminant de son physique, dans le sens un peu vulgaire que je suis bien forcé, pour être très français, d’employer ici. Joints à cela, pour la face, de petits yeux restés brillants, non sans malice, des traits réguliers dont un nez plutôt fort, de bonnes dents, le teint quelque peu hâlé, peu de rides encore : il portait bien et très bien ses soixante-cinq ans sonnés. Vêtu de noir et de large, il tenait à la main un chapeau de feutre de haute forme qu’il déposa sur un guéridon ; sans attendre que sa femme eût fini de me présenter, il me tendit la main et, tandis que Mme Hugo se retirait après m’avoir prié, de concert avec lui, à dîner pour le soir, à son tour me fit asseoir à côté de lui, sur le même canapé où je venais d’avoir une conversation si inattendue, non moins que si topique.
À vrai dire j’étais ému. Beaucoup. Dame ! j’étais, comme nous tous, doublement hugolâtre : 1830, le 2 décembre, ces deux dates me hantaient… Pourtant l’homme de génie commençait à m’imposer plus en Victor Hugo que l’homme de parti. Aussi fus-je charmé de son accueil tout littéraire, et si gentiment littéraire !
Oui, j’étais ému ; mais j’étais préparé. Et cette communion d’une heure avec la digne compagne du grand homme, ce quelque chose de lui qui était elle, et sa parole si suggestive, avaient, sinon rompu, du moins brisé ma timidité, et ce fut avec une aise modeste et, mon Dieu, l’avouerai-je, une loquacité respectueuse que je causai avec lui.
Il me cita de mes vers — ô sublime et doux roublard ! Il flatta ma fierté d’enfant par une controverse qu’il souffrit paternellement que je soutinsse à propos de quoi ? des premiers vers, des premiers articles que j’élucubrais alors… Entre autres choses j’ai retenu ceci :
« M. Leconte de Lisle est un poète très remarquable, mais je connais Achille, Vénus, Neptune : quant à Akhilleus, Aphrodite, Poséidon, serviteur… » et mille autres observations judicieuses… Pour ce qui concernait l’Impassibilité, notre grand mot d’alors, à nous Parnassiens, il ajouta : « Vous en reviendrez. »
La conversation plana ensuite sur un monde de choses, et je me retirai très tard dans la soirée, avec la persuasion, chère à mon esprit et à mon cœur, que le Maître était, en outre — avec tous les défauts inhérents et indispensables à un homme digne d’être — un homme exquis et un brave homme.
Que diable voulez-vous que je fisse à Bruxelles après cette aubaine ? M’en aller bien vite, emportant la bonne nouvelle à part moi : que Victor Hugo s’intéressait à moi !
Je m’en allai bien vite, parbleu !
III
J’ai revu depuis Victor Hugo, souvent et beaucoup. Bruxelles aussi. J’abandonne à regret Victor Hugo et je reviens volontiers à Bruxelles. — C’est mon plan d’ailleurs.
Mon Bruxelles est ondoyant et divers. Je l’ai vu sous tant d’aspects que c’en est devenu pour moi, comme on dit, un petit Paris.
Du pittoresque, de jour en jour le cédant, combien a tort ! au goût qu’on appelle moderne et que je déclare éternel parce que c’est le mauvais goût, qu’en dire, sinon que je le regrette cuisamment, que je le pleure avec des larmes de sang, que je suis indigné de son lâche et lent assassinat, et que je vénère avec le fanatisme d’un catholique millénaire, comme dirait M. Léon Bloy, ses reliques dont, par bonheur, je ne suis pas le seul dévot tant en Belgique qu’à Bruxelles, que partout où bat un cœur d’artiste, où brûle un esprit d’homme de goût.
Depuis les plusieurs lustres écoulés à partir de ce 1868 si mémorable pour moi, la capitale brabançonne a perdu une bonne moitié, au moins, de ses vieilles rues aux enseignes si drôles : À la Cigogne, On y couche, par exemple. C’est à peine s’il reste par-ci, par-là, quelques bons vieux « Coings » où la moule et le café au lait, alternant avec ce bon faro aigre et soûlant, désaltèrent et nourrissent encore le Marollien habitueux ou le touriste vraiment sérieux. Et les bons chiens d’antan, allant tout seuls « livrer » les couffes et pistolets tout chauds, dans de petites voitures qu’ils traînaient si adroitement, aux habitants des beaux quartiers, et que les plantureuses servantes en robes blanches à pois multicolores, en train de nettoyer les seuils à grands seaux d’eau et à grands coups de croupe en arrière, caressaient et câlinaient par leur nom ? Disparus, ou presque ! Lors de mon dernier voyage là-bas, 1893 ! je n’ai pas revu un seul de ces toutous qui ont eu la gloire d’être immortalisés par Charles Baudelaire dans un poème en prose dédié au peintre Arthur Stevens et dont un beau gilet de peluche ponceau fut le prix !
En place, il est vrai, des naïves masures et des bâtisses à la bonne franquette, dont pas une ne manquait de son cachet bien à soi et toujours amusant, l’œil parisien retrouve, sans enthousiasme par trop patriotique, les maisons de rapport ou, alors, les petits hôtels « romans » des parties, chic ou non, de la Ville-Lumière…
Mais il en est des villes comme des gens, qui vous apparaissent à certains jours désagréables ou ennuyeux, si vous êtes, à ce moment, comme on dit, mal luné ou que ce soit eux qui le soient. Je reparlerai de Bruxelles dans le cours de ce travail et j’aurai certainement à en dire tout le bien, au fond, que j’en pense. Car, en effet, cette ville plutôt cosmopolite a toutes sortes d’attraits, même imprévus, comme elle a, c’est le cas de le dire en passant, puisque je parle d’embellissements », toutes espèces de désagréments parmi les fades et les banals, par le fait seul des ambiances et des intrusions.
D’ailleurs, tout n’est pas mal dans les modifications apportées à la toilette de la bonne ville. Je vous passe la Bourse et l’hôtel des Postes, pour lesquels je professe une estime silencieuse. Mais n’y aurait-il que le Palais de Justice, à peine achevé, pour soutenir en quelque façon, ne fût-ce que colossale, en nos jours de mesquinerie prétentieuse, l’art moderne, que je le proclamerais bon et excellent parmi, je crois, toutes les tentatives en pierre, en fonte ou en brique de ces temps-ci, et qu’il n’est ni tour Eiffel, ni Halles Centrales, ni Sacré-Cœur, à lui comparable comme grandiose ou comme masse bien masse et bien voulue ainsi. C’est babélique et michelangesque avec du Piranèse… et un peu, peut-être, de folie, — de la bonne, ma foi, je pense bien. Extérieurement c’est un colosse, intérieurement c’est un monstre. Ça veut être immense, et ce l’est. Ça veut être terrible comme la Loi, sévère et nu somptueusement, et ce l’est ou c’est tout proche de l’être. Il y a là particulièrement une cour d’assises où, même en dehors de tout état de cause, je ne voudrais pas être condamné à mort, tant c’est noir de marbre, de velours et… de jour pour ainsi parler, tant il me semblerait que ça serait plus dur d’entendre prononcer la sentence là et non ailleurs.
J’ajouterai, pour mémoire et sous forme de compensation, qu’en février de l’année dernière, invité par la Conférence du Jeune Barreau de Bruxelles, je faisais, sous la coupole d’or du formidable monument, dans une chambre, ô que sombre ! de Correctionnelle, assis à la table du Greffier, immédiatement au-dessous du bureau affecté au Tribunal… répandu dans la salle parmi une centaine d’avocats, ayant à ma gauche le haut pupitre du Ministère public, perdu aussi dans l’auditoire, — une conférence sur… ou plutôt la lecture des épreuves d’un livre qui a paru depuis, biographique et… fantaisiste, si vous voulez,
sous le titre de Mes Prisons.AU QUARTIER
J’entreprends une série de notes autobiographiques à propos d’un assez long séjour au quartier dit Latin, alternant, il est vrai, avec une vie plus calme dont on trouvera le détail, intéressant, j’espère, dans un livre intitulé Mes hôpitaux, sous presse et dont des fragments parurent.
Ma jeunesse s’était passée aux Balignolles, chez mes parents, et rue Chaptal, dans une pension dont les pions nous conduisaient deux fois par jour, sauf bien entendu, jeudis et dimanches, au lycée alors Bonaparte, puis Condorcet, puis Fontanes, et de nouveau et définitivement peut-être, mais le sait-on ? Condorcet, où je fis d’assez médiocres études couronnées d’ailleurs par un diplôme de bachelier ès lettres.
Comme ma présence dans les dites Batignolles était le résultat de jours de congé, j’ai toujours gardé un cher souvenir de ces régions de bonne bourgeoisie.
Même je me souviens avec une sorte d’émotion de la toute petite rue Hélène où j’appris à lire à sept ans, je l’avoue à ma grande confusion.
Plus tard, quand je fus un grand flandrin de rhétoricien, d’autres études des moins classiques m’attirèrent vers un naturalisme pratique, vers des rues de ces parages, que Mossieur Prudhomme appellerait mal fréquentées… et j’y passe encore, non sans un certain attendrissement sui generis.
Sous prétexte d’étudier la jurisprudence, je pris une inscription à l’École de la place du Panthéon, où j’assistai à quelques séances plus ou moins soporifiques de droit français et de droit romain sans oublier d’autres séances ès caboulots de la rue Soufflot (le caboulot était comme qui dirait l’embryon de la brasserie de femmes contemporaines), si bien que l’étude des « lois et coutumes » fut tôt abandonnée par votre serviteur. Celui-ci, fort d’une aisance relative et de l’indulgence de parents parfaits quoiqu’un peu faibles parfois, passa d’abord quelque six mois à ne rien faire que la noce ; puis il entra comme expéditionnaire dans une compagnie d’assurances, ce qui lui permit de plus fréquentes visites au divin Quartier.
En ce temps-là, je me liai avec des « célébrités » telles que ce beau garçon d’André Gill, ce bon garçon de Vermersch, morts tous deux si lamentablement ; le déjà félibre Paul Arène, bien vivant, lui, et tant mieux pour les lettres ! les trois Cros, dont l’un, hélas !… Cabaner et Valade, hélas aussi ! Mérat, à qui je suis heureux de serrer la main tous les lundis soir au café Voltaire ; et tutti quanti avec quels j’ai beaucoup fréquenté depuis.
Disons encore qu’en ma qualité de rive-droitier j’opérais mes excursions rives-gauchères en compagnie, le plus souvent, de François Coppée, du regretté Philippe Burty et de mes vieux amis Louis-Xavier de Ricard et Edmond Lepelletier, habitants de ce Montmartre et de ces Batignolles.
On se réunissait presque toujours dans un petit café de la rue de Fleurus, proche le théâtre « Bobino », et ce qu’on y causait art et littérature, ce n’est rien que de le dire ! Quelquefois un grand et gros garçon à peine sorti de la prime adolescence, tumultueux et souvent présomptueux, participait à nos agapes de bière et de rhum-à-l’eau : j’ai désigné Victor
Noir.LA MÈRE SOURIS
Qui ne la connaît dans nos parts ? Paradoxalement petite, un visage d’homme — chanoine ambitieux ou cabot à la recherche d’un engagement, au nez plus qu’aquilin que surplombe un binocle donnant aux yeux tout l’aspect de ceux d’une chouette en quête, d’où peut-être, par antinomie, cet étrange surnom de mère Souris. Femme d’affaires, si j’ose parler ainsi : la Providence, paraît-il, des escholiers non galetteux fin courant. Quels sont ses us et procédés pour leur venir en aide ?
J’en ignore, n’étant plus étudiant depuis quelque peu. J’ai pourtant eu, ou du moins crois avoir eu avec elle des rapports… d’adversaire, mais pardonnez et passons…
Je viens de dire que je crois avoir eu avec elle certaines accointances plus ou moins contentieuses et pourtant le hasard nous eût plutôt disposés à de l’entente, sinon à de la complicité, dont Dieu me garde ! Écoutez l’histoire que voici :
Un matin d’hiver, je somnolais encore, les rideaux rouges de la fenêtre bien tirés et jetant dans ma relativement belle chambre de l’hôtel*** rue D… cette chaude obscurité qui vous oblige à la paresse matutinale, quand trois coups assez violents furent frappés à ma porte, toujours pourvue d’une clef au dehors.
— Entrez, fis-je.
Et, dans l’ombre sang de bœuf, s’avança une forme bizarre. Un fichu de tricot couvrait comme d’une capuce une tête… dantesque où étincelaient deux verres de lorgnon comme deux feux-follets sur un charnier. — S’avança ou plutôt bondit, sauta, se précipita, tel un léopard de poche, telle encore une miniature de panthère et une voix plutôt masculine me hurla sous le nez :
— Ah ! vous voilà, vous, ce n’est pas malheureux !
Passablement stupéfait, j’allais commencer une phrase d’apologie, à la manière du bonhomme d’Edgar Poe dans son Corbeau : « Lady or gentleman ?? » madame ou monsieur ?… quand :
— Tenez, lisez ceci, dit-elle ; vous ne me ferez pas aller comme cela, mon petit père… Ah, vous n’y voyez pas clair… Je vais tirer les rideaux.
Et, sans attendre mon assentiment, la falote créature écarta les lourdes draperies… Un flot modéré de lumière décembrale me rendit possible, moyennant mes quatre-z-yeux (car moi aussi, je porte binocle), de lire une lettre où… je ne compris absolument rien : il s’y agissait de vastes tripotages, voilà tout ce que je pus déchiffrer dans ce grimoire d’ailleurs médiocrement orthographié.
Alors elle : — Hein, ce n’est pas mal pour un Italien ?
— … ? …
Et je me mis à relire en toute bonne foi (car tout arrive) la mystérieuse missive sans y voir plus clair dans la teneur.
Pendant ce temps, je sentais fixés sur moi, plongés plutôt, plantés, ces terribles verres de lorgnon, — et subito, l’étrange personnage :
— Tiens, vous avez donc laissé pousser votre barbe ?
Moi : — Mais voilà plus de trente au s que je la porte ainsi…
— Oh, oh, oh, oh ! Il y a erreur, ce n’est pas vous alors ?
— Vraisemblablement.
— Mille pardon, cher Monsieur… Verlaine, n’est-ce pas ? car je reconnais votre… portrait. L’individu pour qui je vous prenais est un agent d’affaires avec qui je collabore (!) quelquefois… et qui habitait cette chambre, il n’y a pas encore longtemps.
— Je crois que ce Monsieur habite encore ici. mais au n°…
— Merci, j’y monte. Et mille pardons, cher Maître !… MON 18 MARS 1871
I
Ah ! ce 18 mars ! Ce jour-là nous, toute la littérature ou peu s’en faut d’alors, tout l’art, nous suivions le corbillard de Charles Hugo, son père en tête, bien accablé. Le cortège attendait à la gare d’Orléans, très nombreux et très mêlé aussi. Après que, pour ma part entre tant d’autres, j’eus eu présenté mes hommages de condoléance au bon vieux Maître qui, je m’en souviendrai toujours, me baisa de sa barbe déjà blanche et si douce ! nous nous mîmes en marche par un temps bis, mais en somme beau et qui avait été superbe dès l’aube.
J’étais, quant à ce qui me concerne, à côté d’Edmond de Goncourt, encore tout meurtri de la mort de son frère, mais littéraire, en outre, en diable. Témoin ce dialogue entre lui et moi qui admirais les belles barricades se dressant et d’où sortaient de naïfs gardes nationaux tambours battant, clairons sonnant, d’ailleurs, que peu militairement ! mais enfin !
Moi. — Ne trouvez-vous pas gentil ce peuple énervé par ce siège prussien, qui, ne comprenant rien à la poésie de Victor Hugo, mais le croyant peut-être, avec raison, son ami, fait à son fils de touchantes funérailles ?
Lui. — M. Thiers est un bien mauvais écrivain, bien mauvais, bien mauvais ; mais je doute fort que ces gens-là travaillent mieux que lui dans ce genre, — et du moins il représente l’ordre.
Le respect pour l’âge et le talent m’interdisaient de rétorquer l’argument, aussi bien, juste, mais mal sentimental. Donc je grommelai un peu, puis me tus.
Le cortège arriva péniblement, grâce à l’empressement gentiment indiscret de ces braves ouvriers déguisés en soldats bourgeois qui escortaient le mort à la façon qu’il eût fallu, mais enfin arriva au Père-Lachaise, où des discours — trop ! — furent prononcés, à travers les peurs des purs républicains déplorant la mort des deux « généraux » dans la rue des Rosiers, et la victoire définitive de la « Réaction ».
Une scène affreuse se passa. Le caveau patrimonial était trop étroit d’entrée pour le cercueil du pénultième descendant, et voici que les pioches et autres instruments procédèrent, avec un bruit retentissant aux cœurs de tous non sans pitié pour le grand poète, à quelque élargissement. Cela dura quelques minutes, trop, beaucoup trop longtemps ! Le corps, enfin, mis sur le corps des ancêtres, devant le père en larmes et presque en nerfs, on s’égailla…
Mais la scène, en dehors, s’était foncée, comme froncée en une vague colère et, en somme, quelque injustice. On en voulait surtout à ces malheureux « curés », — aussi à ces infortunés « capitulards » de généraux, victimes encore plutôt que coupables d’une organisation militaire fantaisiste et confiante à l’excès, sous l’égide d’un « tyran » presque regrettable aujourd’hui. Aussi, que de cris de : « Vive la République communaliste ! » furent proférés en ce premier jour de la Commune sur lequel je vais revenir.
II
Dès le matin, les affiches blanches, s’il vous plaît, du « Comité Central de la Garde Nationale » avaient averti la population parisienne de cette nouvelle victoire de la « vraie démocratie » : proclamations vraiment pas trop mal tournées, et signées — enfin ! — de noms absolument nouveaux, tels que Camélinat, etc. On y lisait des choses véritablement raisonnables à côté d’insanités presque réjouissantes. Pour mon compte, je fus emballé, tout jeune que j’étais pour ainsi dire encore et frais émoulu, entre des poèmes parnassiens, oh ! qu’impossibles ! des réunions publiques, si naïves d’ailleurs, des temps tout proches de l’Empire. Et puis c’était franc, nullement logomachique et d’une langue très suffisante’ dans l’espèce. Bref, j’approuvai, du fond de mes lectures révolutionnaires plutôt hébertistes et proudhoniennes, cette révolution tenant de Chaumette et de Babœuf et de Blanqui. Et puis, quelle réhabilitation de la Garde Nationale enfin sérieuse et redoutable après Daumier et tant de vaudevilles Louis-Philippe et faux-toupet !
C’est au moment où nous enterrions le pauvre Charles Hugo qu’avait lieu le drame de la rue des Rosiers. La triste nouvelle tintait déjà dans l’air assombri. En même temps, les barricades ébauchées le matin devenaient formidables, s’armaient de canons, de mitrailleuses, se hérissaient de baïonnettes au bout de fusils chargés. Les passants chuchotaient des paroles d’alarme et filaient vite. Les boutiques se fermaient et maints cafés n’étaient qu’entre-bâillés. Ça sentait la poudre et ça fleurait le sang. En même temps, des incidents comiques se produisaient. Pour ma part, j’assistais, non pas certes à la frousse, mais à l’indignation un peu puérile d’un de mes bons amis, poète du plus grand mérite. À propos du meurtre, évidemment déplorable (je le reconnais aujourd’hui), du général Lecomte et de Clément Thomas, ce ne fut pas une fois ni deux, mais cinquante, mais cent fois qu’il me répéta, alors que moi je trouvais tout ça, même la fusillade de Montmartre (horresco referens), très bien : « Mais c’est affreux ! mais c’est l’affaire Bréa ! mais, mais… »
Sans compter les grotesqueries de costume, les disparates d’uniformes et les commandements à rebours et les manœuvres à l’envers de cette garde nationale à peine dégrossie de l’atelier et du troquet. Et quelle emphase, du reste, gentille au fond, dans le langage de ces braves imbus de leurs bêtes et méchants journaux, mal digérés en sus !
La nuit tombe sur la ville haletante. On entend des crosses de fusil tombant sur le pavé…
Parisiens, dormez !CHEZ SOI À L’HÔPITAL
Encore une fois j’ai perdu mon pari. Doublement et triplement.
Je m’étais promis de n’aller plus à l’hôpital ou tout au moins de ne plus connaître l’hôpital qu’at home.
Et voici que le mal me chasse à l’hôpital dehors.
Tout le dévouement, toute la gentillesse possibles, la petite aisance, bien précaire, mais si industrieusement employée, rien n’y fait. Le docteur lui-même et la nature de ce mal qui n’est pas dangereux, mais indéracinable aux soins sédentaires, me forcent d’y retourner, pour la quantième fois, bon Dieu du ciel ?
Du moins, tant qu’il me restera quelque extrême, quelque suprême ressource pécuniaire, eh bien, je serai chez moi à l’hôpital.
Et m’y voici.
C’est le plus grand hôpital de Paris, le plus vieux aussi, et de fait, en ce temps de mots médiévistes, ça pourrait s’appeler une maladrerie. Pittoresque dans plusieurs parties. Des morceaux Henry IV très remarquables. D’assez nombreux arbres, restes de bocages qui virent des nymphes et de l’histoire.
J’y jouis, dans un pavillon galamment baptisé, d’une chambre où j’ai surtout ceci d’être seul avec des livres — et des visites tant que j’en veux.
Le traitement consiste principalement en pansements. C’est ennuyeux, avec des distractions dont la principale consiste à constater de visu des améliorations dont le médecin connaît plus circonspectement en général. Voici d’ailleurs venu le temps où je dois y mettre du mien : il me faut essayer de marcher. C’est la troisième fois depuis ce maudit mal (neuf ans déjà) que je renouvelle ces tentatives dont je sors jusqu’à présent un peu plus boiteux chaque fois, capable, si on peut appeler y a ainsi, d’aller et de venir dans une crainte perpétuelle des moindres heurts, maudissant les pauvres bons chiens qui vont à leurs affaires, exaspéré contre les jeux des enfants dans la rue, et inattentif aux seules voitures, bicyclettes et autres contingences trop multipliées et périculeuses pour ne m’en fier plus là-dessus qu’à une Providence toute particulière. Ah ! le joli bébé que je fais avec ma canne et ma main se raccrochant à tous les angles de tous les objets. Parfois aussi j’ai recours à leur surface, et c’est en butant de bric et de broc autour de ma chambre, empoignant une chaise ici, là m’appuyant de tout le poids de ma paume restée libre, que je reprends mes habitudes de marcheur hésitant, qui, pour un peu, irait à quatre pattes.
Des camarades « s’amènent ». Alors, selon les gens, c’est la joie pure ou une médiocre distraction, du haut de mon lit, toro ab alto, j’écoute les nouvelles, je les commente, j’énonce des projets, beaucoup, j’en forme surplace beaucoup aussi. Quelque mal essaie de se dire sur les absents ou à propos d’eux. Je passe outre ou j’excuse du mieux que je puis, mais c’est si difficile ! Et pourtant un des traits de mon caractère consiste à ne me pas montrer méchant d’ordinaire, je crois.
Mais voilà mon amie. Elle, c’est la vie. Sans elle, quoi ? Elle me gâte, m’apporte des douceurs, trop parfois. Elle doit se priver. Ça, je ne le veux pas, mais allons donc ! et les friandises s’accumulent. Et les fleurs donc ! Elle m’a fait aimer les fleurs, les fleurs sur la fenêtre les fleurs qu’on met dans un verre, les fleurs apprivoisées, discrètes, familières, qu’on croirait toujours les mêmes, qui vous parlent tout bas, dirait-on, et à qui on parle presque… « Et quelles nouvelles des oiseaux, combien d’œufs ? Un nouveau-né. Bah ! Et le poisson rouge ? — Mort — Non ? » Tous ces détails puérils, les seuls dignes vraiment d’intérêt en de telles entrevues, quand tout est dit, quand l’accord est parfait, allez donc les étaler devant des gens, même simples, dans une salle commune, et vive d’être à l’hôpital chez soi !
J’ai dit tout à l’heure que j’avais des livres. C’est vrai. Des livres de toutes sortes. Je profite habituellement des trop nombreux loisirs que me donnent ou plutôt que me laissent mes, au fond, laborieuses journées de maladie ou de convalescence, pour lire ou relire ; car j’ai tant et si mal lu tel bouquin autrefois, et toujours poursuivi par mon paresseux éclectisme, mon éclectisme plutôt décousu, soyons juste et précis une fois, fût-ce envers nous-mêmes. Un de mes retardataires ou de mes retardés, comme vous voudrez, du moment, aura été ce précieux Volupté de Sainte-Beuve, que j’ai su par morceaux, jadis, presque par cœur. Et il n’y a pas que moi, même parmi les Jeunes d’à présent, croyez-le. Ce livre est même peut-être mieux compris de nos jours que de son temps. Dire que j’ai entendu M. Leconte de Lisle affirmer très sérieusement, — non toutefois sans ce « sourire affreux » que nous lui attribuions, moi et quelques-uns de mes complices du Parnasse Contemporain, ses, d’ailleurs, profonds et restés fidèles admirateurs, — que Volupté n’était qu’un traité de… masturbation !! J’ai un peu connu Sainte-Beuve, qui disait tout, s’il n’écrivait pas tout. Et je puis vous affirmer qu’il gardait même vis-à-vis de cette œuvre de sa juste prédilection un respect, comme une révérence, des mieux significatifs. Aussi bien, il suffit de lire consciencieusement pour ne découvrir ici qu’intention pure et talent prodigieux. Ces pages auxquelles le catholique le plus difficile ne saurait tout au plus reprocher qu’un peu de jansénisme de surface, et encore ! ne pouvaient guère plaire au foncièrement voltairien auteur du Discours de réception à l’Académie et tout voltairien ne manquera jamais, en présence de quoi que ce soit de chrétien et surtout de catholique, de chercher, sans la trouver les trois quarts du temps, la petite et même la vilaine bête. Et puis ? Et puis, ah tiens, j’ai relu Horace. Et je m’étonne de le lire presque sans dictionnaire ni traduction. Sa « Sagesse » n’est guère la mienne, mais quel latin qui serait le premier sans Virgile, que je relis aussi ! Et alors, quelle toute-jouissance, en dépit de Hüysmans et de son fâcheux des Esseintes, bien que celui-ci aime, paraît-il, mon faire « un peu moisi » ! Il est vrai que tous deux méprisent Virgile. Excusez du peu !
Et puis ? Ah ! Le Monde Illustré, gracieusement prêté par la Bibliothèque de l’établissement, toute la collection depuis la fondation de ce périodique, 1857 !
Ô les images sans nombre, tous ces rébus, mes délices faciles… pas toujours ! Les modes et leur si logique, si satisfaisant manque de transitions, l’histoire en gravure, heureuse, facile, cette guerre, par exemple, du Mexique, où je vois bien l’entrée, sous un dais, dans « sa » capitale en fleurs, du triomphateur Maximilien, Premier du nom, mais dont le fossé de Queretaro et le rembarquement de Bazaine sont soigneusement exclus par une toute paternelle et providentielle censure, ô Sancta Anastasia ! Le baptême en 1861 d’un petit garçon qui sera Guillaume II, empereur d’Allemagne. Napoléon III en général de division, en chapeau Louis XV, en patineur, coiffé de tubes invraisemblables et d’ineffables melons. La tragique Impératrice, belle malgré le bavolet, et gracieuse nonobstant la crinoline. La tribune aux harangues rétablie, avec M. Glais-Bizoin dedans, déjà M. Garnier-Pagès (pas « l’autre ! » ), son faux-col et ses cheveux à l’ange — et un Émile Olivier vu de face, en lunettes, sans yeux, qui fait frémir on ne sait pourquoi.
Il y a aussi de l’anecdote. C’est drôle, les nouvelles à la main sont les mêmes qu’à présent. Les comptes-rendus des théâtres, presque les mêmes aussi, mais par Monselet.
J’y relis en 1866, nos débuts, à Coppée et à moi (je les croyais de 1867), constatés par Charles Yriarte qui m’y taquine un peu sur certains
… bouts de fumée en forme de cinq,
dont j’étais pourtant bien fier alors.
C’est vertigineux. Il y a des moments où je m’imagine continuer à feuilleter, à feuilleter. Les années passent, je suis célèbre, me voici pourtraituré à mon tour, au lendemain d’une première très sifïlée, j’assiste à mon enterrement d’après des instantanés, je lis les discours : « L’homme illustre à qui… le grand poète que… Adieu, ami, adieu, poète… nous… »
— Monsieur Verlaine, c’est aujourd’hui jour de bibliothèque. Donnez-moi votre pancarte si vous voulez que j’aille changer votre Monde illustré. Quelle année voulez-vous, cette fois-ci ?
— La bonne, mon ami, accompagnée de
beaucoup d’autres.OBSÈQUES DE CH. BAUDELAIRE
Nous sortons à l’instant du cimetière Montparnasse, où quelques amis et quelques admirateurs étaient allés conduire à sa dernière demeure Charles Baudelaire qui a succombé avant-hier à l’horrible paralysie dont il était frappé depuis bientôt deux ans. Cette mort, qui n’a surpris personne, a douloureusement impressionné tous ceux qui ont encore au cœur l’amour de la haute littérature et de la grande poésie. Car c’était un écrivain éminent et un grand poète, on ne saurait trop l’affirmer, que le traducteur des Histoires extraordinaires et l’auteur des Fleurs du mal. La merveilleuse pureté de son style, son vers brillant, solide et souple, sa puissante et subtile imagination, et par dessus tout peut-être la sensibilité toujours exquise, profonde souvent, et parfois cruelle dont témoignent ses moindres œuvres, assurent à Charles Baudelaire une place parmi les plus pures gloires littéraires de ce temps — Balzac et Hugo mis à part, bien entendu. Ces idées, qui seront bientôt celles de tout le monde à force d’être vraies, ont été admirablement exprimées dans un discours attendri de Théodore de Banville, le maître exquis, si digne de louer Baudelaire. M. Charles Asselineau, ami de l’illustre mort, en quelques paroles éloquentes entrecoupées de sanglots, a rappelé les qualités de l’homme, les courages, les dévouements, les délicatesses de ce « grand cœur qui fut aussi un bon cœur ; » puis, retraçant brièvement ses derniers moments, a défendu sa chère mémoire des calomnies dont ne manqueront pas de l’assaillir la Sottise et la Vulgarité, tenues en respect et fustigées par les dédains ironiques et le sang-froid déconcertant du poète.
Un groupe assez restreint, avons-nous dit, se pressait autour du cercueil, et c’est sans amertume que nous le constatons, car chacun des assistants — sans compter les jeunes, Ernest d’Hervilly, Armand Gouzien, Eugène Vermersch, entre autres — était une illustration littéraire ou artistique, et quelle foule vaudrait cette élite : Théodore de Banville, Charles Asselineau, Champfleury, Arsène Houssaye, Bracquemond, le docteur Piogey, d’autres encore ! — surtout aux obsèques d’un homme qui, toute sa vie, eut horreur des manifestations tumultueuses et de la gloire populacière ?
Il est regrettable que l’absence d’un personnage célèbre ait été remarquée et qualifiée d’inconvenante. Il est plus regrettable encore que cette appréciation soit juste.
En lisant dans votre dernier numéro le si éloquent article de Cladel, je me suis remémorè une visite à la tombe de Baudelaire que je fis, il y a cinq ans, en Compagnie de Charles Morice. J’étais allé au cimetière Montparnasse pour porter une couronne à une personne qui me fut quelque chose comme Maria Clemns fut à Edgar Poe. Ce devoir presque filial accompli, mon cher Morice et moi, nous nous enquîmes de la tombe de Baudelaire ; mais, comme je savais que le grand poète était inhumé dans la sépulture du général Aupick, nous n’eûmes pas à nous heurter à toutes les navrantes (et honteuses pour un pays) ignorances constatées par l’auteur d’Ompdrailles, et nous pûmes bientôt mélancholier et ratiociner devant la stèle mesquine sous quoi dort tant de gloire littéraire — et par surcroît, si l’on veut, militaire… et diplomatique !!
Bien des années auparavant, j’avais accompagné, moi tout jeune et tout rêveur, le cercueil de Baudelaire, depuis la maison de santé jusqu’à la nécropole, en passant par la toute petite église où fut dit un tout petit service d’après-midi. L’éditeur Lemerre et moi marchions les premiers derrière le corbillard que suivaient, parmi bien peu de gens, Louis Veuillot, Arsène Houssaye, Charles Asselineau et Théodore de Banville. Ces deux derniers prononcèrent quelques paroles d’adieu. Au moment où on descendait le cercueil dans le caveau, le ciel, qui avait menacé toute la journée, tonna, et une pluie diluvienne s’ensuivit. On remarqua beaucoup l’absence, à ces tristes obsèques, de Théophile Gautier, que le Maître avait tant aimé, et de M. Leconte de Lisle qui faisait profession d’être son ami, en dépit des relations, un peu ironiques de la part de Baudelaire, qui avaient existé entre le défunt et le barde créole. J’ai cru de quelque intérêt de vous envoyer ces notes qui ne me rajeunissent guère, bien que, je le répète, je fusse fort jeune à l’époque dont je parle. Faites de ma communication ce que vous voudrez, et vale.
- Paris, 19 octobre 1890.
fragment, dont on n’a pu
retrouver la date
ou verlaine parle de sa mort à 52 ans
- Paris, 19 octobre 1890.
… J’en conclus que son génie sortit, et ne naquit pas, sortit, ne fut pas conçu de ces malheurs, de ces joies, n’en fut pas conçu, en sortit, naïf et genuine, suivant l’intraduisible expression anglaise.
C’est vrai qu’il mourut — d’ailleurs jeune encore, 52 ans ! riche, à force de travail, tranquille à force de ce même travail, ayant retrouvé, parmi ces désordres du sang et de la chair, son être, sa dignité, tout ce qu’il fallait inéluctablement qu’il fût, voué ou destiné à cette gloire qu’un autre, moindre sans doute, mais si grand encore, notre François Villon acquit avec des titres sociaux pires encore.
Et puis ce fut un excessif ! sa faculté attentive
en fait la preuve à la rigueur.MÉMOIRES D’UN VEUF
I
La Victime, ruinée, couvre l’avoué roux d’un tas de coups de revolver, n’ayant pas d’autre arme sous sa main.
Envoi des clercs. On interroge ce client.
— Ça et ça ?
— Ça et ça.
— Alors pourquoi n’avoir pas tué votre femme, cause de tout, au lieu de M. Untel qui ne fut que son agent ?
— Parce qu’on ne fusille pas de la m....
Par un de ces hasards qui arrivent rarement, la Victime s’est évadée du Dépôt des Condamnés et a tué sa femme je ne sais pas avec quoi.
Comme on lui rappelle son dernier propos touchant son avant-dernier crime, propos qui infirmait d’avance toute apologie du crime récent :
— Je me trompais alors, dit-il en tendant ses poings aux menottes. J’ai réfléchi depuis. Il faut que tout le monde meure.
LES SOTS
Extrait d’un manuscrit de la Bibliothèque de M. Henry Houssaye, remis au père de celui-ci, Arsène Houssaye, par Paul Verlaine pour être publié avec deux pièces de Mémoires d’un veuf, Jeux d’enfants et Corbillard, dans l’Artiste sous le titre Spectres et Fantoches.
La bonne journée que j’ai passée aujourd’hui ! Mon Dieu, la bonne journée.
J’avais justement feuilleté hier soir, pour la centième fois peut-être, un livre extrêmement spirituel de la fin du XVIIIe siècle anglais, et je m’étais endormi du sommeil inquiet, nerveux, que procurent d’ordinaire ces sortes de lectures. À mon réveil, pénible s’il en fut, une façon de Frontin-Jocrisse, qui est censé me servir de valet de chambre, m’avertit que quelqu’un désirait me parler. M’étant enquis, touchant le fâcheux, de son sexe et son nom, et obtenant du drôle des renseignements qui m’agréèrent, j’ordonnai qu’il fit entrer. Une demi-seconde après mes deux mains accueillaient d’une étreinte longue, affectueuse et sincère au possible, les deux mains gantées de chevreau-puce du plus ineffable imbécile que je connaisse.
Cet excellent ami croit à l’infinitésimalité de la Science, est fort lancé dans les théâtres, professe pour tout ce qui n’est pas positif un mépris indicible, et, à ses moments perdus, s’occupe de la direction des aérostats. Par-dessus cela, bavard intarissable et confus. Vous ne devinerez jamais avec quelle joie je l’invitai à mon frugal déjeuner qu’il accepta, médis en sa compagnie de plusieurs personnages à qui nous devions, lui et moi, quelque reconnaissance, compliquée de quelque argent, et finalement l’accompagnai jusqu’à un rendez-vous très lointain qu’il avait. Non ! ma félicité ne fut égalée que par mon attention hilare à lire sur les tables d’un cabaret du boulevard, dans lequel j’entrai un peu plus tard, quelques revues littéraires, artistiques et bimensuelles, bimensuelles surtout ! Ce dont il y était question, je ne m’en souviens que très vaguement ; au surplus, vous n’avez qu’à parcourir les revues bimensuelles littéraires et artistiques de ces deux prochains mois, et nos arrière-petits-neveux qu’à parcourir les revues analogues du siècle prochain, et nos arrière-petits-neveux, et vous serez tout aussi bien que moi au courant des opinions artistiques, littéraires et bimensuelles de Messieurs les rédacteurs des dites publications. Si ma mémoire est bonne, ces critiques éternellement actuels injuriaient le génie, le talent et l’esprit au nom de théories dont, par exemple, je n’ai gardé aucune remembrance, sinon qu’elles provenaient d’une certaine ignorance renforcée d’une mauvaise foi plus certaine encore. Et puis, comme il faut que le plaisant succède au sévère, le grave au doux, et la poésie consolatrice à cette grondeuse, la logique, ces proses graves étaient suivies de jolis vers librement rimes où les bêtes à bon Dieu grimpaient et cabriolaient sur le cou, duveté comme une prune, de maintes mignonnes cousines à une foule de chers petits nononcles. Le tout, proses et vers, mis en œuvre par une si impayable niaiserie que j’y faillis mourir d’aise, comme je viens d’avoir l’honneur de vous le dire.
Dans ce même cabaret je pris une absinthe,
puis une autre, puis une troisième, ce qui me
donna l’appétit nécessaire pour aller dîner chez
un petit journaliste pauvre de mes intimes, qui
avait convié quelques-uns de ses confrères les
plus éminents, et en même temps tout l’hébétement
convenable pour hausser ma folle du
logis au niveau de la conversation qui suivit
cette agape de l’intelligence.
Je rentrai chez moi vers minuit, las, mais
non rassasié de bêtise et, pour couronner une
journée si bien remplie, n’allai-je pas rêver que
toutes les héroïnes d’un théâtre célèbre par ses
colonels m’épousaient à tour de rôle ?…
VIVE LE ROY !
(FRAGMENT INÉDIT ET COMPLET D’UN DRAME
INACHEVÉ)
VIVE LE ROY !
PREMIER TABLEAU
Simon !
Ah, j’oubliais. Il est mort du moins, lui !
Ils l’ont guillotiné, comme on dit aujourd’hui.
Cet homme était affreux, il m’avait pris en grippe,
Il avait le regard de mon cousin Philippe,
Et, quand il me fixait, j’aurais eu peur, je crois ;
Mais je me sentais pur et me savais le roi.
Le roi ! Le roi !
Pas même un enfant !
Le fantôme
D’un roi très grand jadis, héritier d’un royaume
De fantômes, sujets morts, à naître, qui sait ?
Où dans le rêve d’un royaume mort, dont c’est
Moi le roi mort, issu d’une race abolie.
(Un silence.)
Encor c’était quelqu’un, ce Simon de folie,
Quelqu’un ! et non ces rats, ces rêves, cette nuit
Dans laquelle on entend comme une ombre qui fuit,
On dirait le fantôme encor d’un autre règne !
Et comment voulez-vous qu’un pauvre enfant ne craigne
Pas jusques à l’horreur, jusqu’à la mort de peur
Cette solitude inouïe et sa stupeur !
Simon me maltraitait de geste et de parole.
Toujours, avec sa pipe, un juron qui s’envole
D’une bouche à moustache au sourire mauvais.
Il me faisait sentir ses pieds, que je lavais…
Encor c’était quelqu’un avec ses « républiques »,
Ce Simon de fureur, et ses mots de « principes »,
De Liberté sans quoi la mort, d’Égalité,
De Droits de l’homme et d’Indivisibilité,
Quelqu’un, et non ce lourd linceul de noire haine
Sur moi, ce froid silence et l’injustice humaine,
Enfin, sur un irresponsable comme moi
Des sottises d’un peuple et des fautes d’un roi.
Roi, toujours ce reproche ! et toujours cette injure !
Peuple !
Voilà deux ans que ce supplice dure.
Voyons, Roi, qu’est-ce ? Et qu’est-ce, Peuple ? L’homme au fond,
L’homme et la vie ainsi que les font et défont
L’heure, la place et les événements de l’heure
Et de la place, avec Dieu, là-haut, qui demeure,
Et c’est l’Egalité, non celle de Simon,
Me semble-t-il, à moins pourtant que le démon
Ne soit l’égal de Dieu…
(Désespérément, les yeux au ciel.)
Dès lors, mon Dieu, que croire ?
Abîmes où je perds mon cœur et ma mémoire !
Quand j’étais le Dauphin, il n’y a pas longtemps,
pas assez longtemps de ces temps éclatants
Où j’allais, beau petit bon dieu, dans un nuage
De poudre blanche fleurant fin, et le voyage
Sans cesse, au long de mon carrosse, de pimpants
Cavaliers, dragons verts, marquis bleus, fiers trabans,
Et l’acclamation, autour de foules folles,
Au milieu des drapeaux, des fleurs, des girandoles,
De me voir si gentil, si joli, si petit,
Quand j’étais le Dauphin de France, qui m’eût dit ?
Quand j’étais Monseigneur le Dauphin, l’ample aisance
De prélats en dentelle assistait ma présence
D’une cour éloquente aux suaves façons,
Parlant du ciel avec du miel dans les leçons
Qu’ils prâlinaient « à mon usage », et vers les dames
Vite tournaient sur leurs talons en épigrammes,
En madrigaux après mon catéchisme su.
Enseignement sitôt oublié que reçu,
Excepté d’aimer Dieu par dessus toute chose ;
Ah ! qui m’eût dit, en cette enfance molle et rose,
Ceci ?
Puis, mes parents ! Ce pauvre papa roi,
Cette reine, ma mère et son je ne sais quoi
D’aimable et de hautain, il faut bien que j’en parle,
Ils me baisaient au front, le soir, du nom de Charle,
Et je m’allais coucher, précédé d’un laquais,
Suivi d’un gentilhomme, et sous mes rideaux gais
M’endormais à travers ma prière engourdie,
Charles, Dauphin et dernier Duc de Normandie,
Et je me réveillais dans ce même appareil
Dicté de loin par mon aïeul, le Roi Soleil !
Mais lui, Louis Quatorze, il eût, au gré des dires
De mes instituteurs, un début dans les pires :
Pauvre, presque en guenille et quasi prisonnier !
Et lui sut s’affranchir, sans nul lui dénier
L’espace et l’avenir qu’il fit siens pour sa race
Dont je suis pourtant !…
Ô de marcher sur sa trace,
De m’élancer aussi du plus près, au plus loin,
De plus haut en plus haut, ayant l’unique soin
De ma gloire et des torts vengés, bien vengés, quitte
À songer à de la clémence… par la suite !
De la clémence, il m’en sera besoin pourtant,
D’ailleurs cela doit être doux d’être content,
Sans plus haïr, de s’y plaire et de s’y complaire,
Ayant abdiqué tout souvenir de colère,
Et de s’entendre dire alentour qu’on est bon,
Généreux, digne enfin du grand nom de Bourbon !
Mais Bourbon, c’est Capet aujourd’hui. Que m’importe !
Capet, Bourbon, ça sonnera de même sorte
Quand je serai Louis XVII de mon vrai nom
Proclamé par la voix loyale du canon !
Ou plutôt, petit fou, tais ta voix pitoyable,
Ta voix qui fait pleurer mes yeux dans l’eirroyable
Demi-jour qui se lève et va grandir encor,
Daim chétif en sursaut au son rêvé du cor,
Prince pire qu’un orphelin, fils dérisoire
D’un peuple révolté contre sa propre histoire
Et qui ne m’adopta, par un lâche décret,
Que pour faire périr mon droit mieux en secret.
Peuple !
Ce mot encor dans mon discours de rêve !
Peuple, que me veux-tu sans répit et sans trêve !
Peuple, mot doux au fond, caressant, en français…
Redoutable en latin, c’est tout ce que j’en sais :
Populus, populo, chose affreuse apparue !
Ô ces faces, ces cris, ces odeurs de la rue,
Femmes faisant semblant d’être pires encor,
Hommes rouges de vin aux poches pleines d’or,
En haillons, tout en sang sous le soleil horrible
D’un Juin, puis d’un Août plus horrible et terrible
À force de canon, de massacre et de nous,
Roi, Reine, sœur et moi, cernés comme des loups
Par ces fous !
Après le canon, la fusillade,
Et nous nous en allons, la Cour, en enfilade,
Fuyant… Non ! Car mon père était brave surtout,
Ma mère plutôt téméraire, et moi, ce bout
D’homme, hardi comme les pages de ma suite,
Et ce fut un départ et non pas une fuite,
Quoi qu’en aient dit tels pamphlétaires, des bandits !
Et devant Dieu, je suis sûr de ce que je dis,
Devant Dieu seul, car mon sort irrémédiable,
Du moins, de par mon innocence exclut le diable…
Ah ! le Diable, à qui tout ce peuple ne croit plus,
Ce peuple, ah, ce peuple est le Diable, et les Élus
C’est ma famille et moi, devant Dieu qui nous juge.
Ce jour-là, donc, portés comme par un déluge
Comme en triomphe, à travers le pétillement
Des balles et sous l’admiration vraiment
De la foule spectatrice des Tuileries,
Gestes d’apitoiement et faces attendries,
Du Château jusques au Manège où siégeait
L’Assemblée, — et pour sûr il y avait sujet !
Et il y eut sujet plus encore peut-être
Quand le roi, qui restait en somme le vrai maître,
Et pouvait balayer d’un ordre tout et tous,
À notre tête entra dans la salle, très doux,
Très calme et lent ainsi qu’un père de famille
De retour au logis, y ramenant sa fille
Et son fils et sa femme aux soins des serviteurs.
— Ah ! cette salle c’est l’Enfer ! Un long tas sombre
Dans un couloir obscur d’hommes noirs que dénombre,
Eût-on dit, tel scrutin par la mort recensé.
Ils se levèrent néanmoins, tas insensé
De gens quelconques dont l’envie et l’ignorance
Évidemment du peuple investissaient la France
Oublieuse du manteau bleu de ciel des rois,
Puis se rassirent parmi de vagues abois,
Chiens déchaînés de la meute de la chicane,
Chiens déchaînés de votre meute charlatane,
Médecins de Molière et d’autres chiens couchants,
De tous les riens qui vaille, élus de braves gens
Qui ne comprenaient rien à leur révolte vile,
Gens de campagne sots, ignobles gens de ville,
Tous sincères pourtant dans leur funèbre erreur…
On nous tassa, parmi la rumeur qui s’aggrave
Dans la loge du, du, du tachylogograve
Ou graphe… je ne sais… Mot grec signifiant,
Je crois, ceux écrivant quand d’autres s’écriant.
Nous étouffâmes là, tandis que dans la salle
C’était un brouhaha dans une brume sale.
Au bout de quoi, ça dura deux heures ou trois,
On nous fit monter, nous roi, reine, enfants de rois
Dans un fiacre criard traîné par une rosse
Pour le Temple où, sitôt descendu du carrosse
Infâme, nous étions bel et bien prisonniers
De la… Commune de Paris… ?
Ô ces derniers
Moments d’air libre et d’ire encore respectée !
Puis on nous logea dans cette tour détestée…
Nous étions en famille et ce fut du repos.
Quel repos ! mais repos ! et les Municipaux
Gardèrent quelques temps, enfin ! quelque mesure.
Cinq longs mois, non souvent sans trouble et sans injure,
Se passèrent, au bout desquels on vint quérir
Mon Père… au nom de leur loi vile, pour mourir.
Ce fut un dur moment et j’en frissonne encore,
Et je n’ose en parler : la honte me dévore
Et la rage autant que la douleur en pensant
À ces choses… Et puis ce fut pire encor, cent
Dieux ! ô pardonnez-moi, Dieu fauteur de ma race
Si je jure, c’est par honte et non par audace.
Nous fûmes séparés, moi, ma mère et ma sœur,
Parqués par un prodige atroce de noirceur.
Or ça qu’advint-il de ma mère après mon père ?
Mon père, ils l’ont tué, je le sais. Mais j’espère
En ma mère vivant encore et même j’ai
Coutume de porter à mon seul préjugé
Des fleurs dont mes pleurs d’orphelin sont la rosée,
Offrande que je crains de son sang arrosée
Peut-être dès longtemps et peut-être bientôt !
Car le sang tombe à flots en bas autant qu’en haut
Dans cette France que celui de ses rois marque
Au front d’un signe affreux, moins funeste au monarque
Qu’au peuple que l’Enfer par ainsi baptisait,
Alors qu’il était temps encor, qu’on se plaisait
Et mutuellement se faisait des avances…
Des gens de rien vinrent alors en affluences,
Endettés sans honneur, créanciers sans pitié,
Canailles tout à fait, criminels à moitié,
Qui cherchant l’oubli bas, non le chaste silence,
N’espérant le trouver que dans la turbulence,
Sans plus prévoir n’ayant rien à prendre pour eux,
Jetèrent bas l’État dans ce désastre affreux
Ce désastre ! Et pourtant le peuple, le vrai, souffre
Mais s’il veut son malheur, mais s’il se creuse un gouffre ?
(Ici des crieurs publics annoncent l’écrasement des « Brigands. »)
Les Brigands, ce sont mes soldats de la Vendée !
(Ils annoncent la grande victoire des armées sans culottes sur Pitt et Cobourg.)
La victoire, Villars autrefois l’eut portée
Chez eux !
(Les crieurs vocifèrent.)
Vive la République !
Eh bien ! Et moi ?
(Se cramponnant aux barreaux de sa fenêtre, et à tue-tête :)
Vive le roi ! Vive le roi ! Vive le roi !
DEUXIÈME TABLEAU
Un champ de bataille en Vendée, au soleil couchant. Canonnade. Mousqueterie.
des voix, dans du bruit de fer qu’on manie.
Vive le roi !
d’autres voix, dans du bruit de fer manié aussi.
Vive la nation !
(Les combattants paraissent à travers la fumée : les Chouans et les Bleus presque en haillons. Dans tout l’acte, on ne voit point de drapeaux : c’est sous-entendu.)
À bas
La nation ! Vive le roi !
On n’en meurt pas.
Mais presque…
Égayez-vous, messieurs les maîtres !
(Fusillade. Riposte.)
Vive la nation, cochons !
Non seulement des cochons comme eux, mais des hommes !
Mais ces gens sont têtus : garde à vous, nom de Dieu !
Entendez-les qui nous gaussent… et qui se taisent,
Quelques-uns ronflent…
Ils sont partis, ils nous écoutaient. Quels soldats !
Qui diable peut les faire tels ? Ils n’ont mandats
Que du roi, qui n’est plus.
Vive le roi !
Feu !
Mince
Ressource, les mandats de leur roi mort !
Du prince
Charles, ombre, captif, spectre ?
Vive le roi !
N’en parlez plus, ça porte malheur.
Ma foi,
N’en parlons plus. Montons la garde mieux en ordre,
Ils n’ont pourtant pas même d’assignats à mordre
Que ceux timbrés du Temple ou des Pitts et Cobourgs,
Blagues ! — Mettons que c’est des braves à rebours.
QUI VEUT DES MERVEILLES…
REVUE DE L’ANNÉE 1867
PAR PAUL VERLAINE ET FRANÇOIS COPPÉE
QUI VEUT DES MERVEILLES
REVUE DE L’ANNÉE 1867
Le HANNETON dans un vague paysage
Précieux abonnés, aimables acheteurs,
Au numéro, deux très-spirituels auteurs
Vous offrent le fruit de leurs veilles,
S’étant promis, afin de vous voir égayés,
D’imiter ces fusils récemment essayés
Et de faire aussi des merveilles.
Donc, sans ordre et donnant au diable les vieux us,
Ils vont vous faire avec ces rimes de Crésus
Dont maint Legouvé s’exaspère,
Le tableau de l’an mil huit cent soixante-sept,
Sans marcheuses offrant la fleur de leur corset,
Sans trucs vieillis et sans compère.
Au rideau ! Voici les trois coups du régisseur.
Ne demandez pas des nouvelles de leur sœur
À leurs scènes sans buts ni suites.
Les auteurs sont émus ; car c’est leur premier pas.
Mesdames et messieurs, ne les accablez pas
D’un déluge de pommes cuites.
Scène I
de plaisir lancé a toute vapeur
Vous venez à Paris pour voir le Champ-de-Mars ?
…De Condé-sur-Noireau, Monsieur.
Les cauchemars
Causés par les courriers que signe Biéville
Sont moins affreux que les dangers de la grand’ville,
— Le saviez-vous ?
Mon bon monsieur, éclairez-nous,
Regardez. Ma famille embrasse vos genoux.
Homme des champs ! il faut tout d’abord que je sache
Quels roubles, quels louis, quels écus à la vache,
Quel ventre de cagnotte ancienne, quel trésor
D’émigré qui dans sa paillasse mit son or,
Quels dollars d’Amérique et quels doublons d’Espagne,
Vous avez pris avant de vous mettre en campagne ?
Nous avons cinq cents francs pour quatre.
Votre famille et vous, vous êtes très-touchans,
Et, rien qu’en prévoyant votre sort, je sanglote.
Universel, cosmopolite et polyglotte,
Paris est maintenant lin nouveau paradis
Où se paye un louis la botte de radis.
Votre gousset, chez les gargotiers où l’on dîne,
Sera nettoyé dès la première sardine.
Quant aux chambres d’hôtel, on ne peut y songer
Qu’en s’ornant le patron d’un ruban étranger.
Les nouveaux omnibus prennent trois francs la course,
Honte ! et les strapontins sont cotés à la Bourse.
Croyez-moi. Retournez vers les bords plus cléments
Du Noireau.
Renoncer aux embellissements
De Paris, aux splendeurs des époques modernes !
Nous mendierons la soupe aux portes des casernes.
Monsieur, et nous irons coucher dans les platras.
Mais…
Pas un mot de plus, ma femme.
Patatras !!!
- (Accident de chemin de fer. — Horribles détails.)
— Mon pied ! — Mon cubitus ! — Mon oreille ! — Mon né !
— Ma cuisse ! — Mon tendon d’Achille !
Heureux qui né
Dans un humble hameau n’en quitte point l’asile !
Ah ! maman ! j’ai mal à la…
Taisez-vous, Lucile !
- La fumée des wagons incendiés voile cette scène d’horreur, et le machiniste du Hanneton profite de la circonstance pour changer le décor.)
Scène II
- (Une petite dame poursuit un fiacre et supplie le cocher qui fouette ses chevaux en sifflant l’air : Comme des perles, les étoiles…)
Cocher, cocher, cocher !
Mon œil !
Joli cocher,
Cent sous pour vous !
Du flan !
Ne peut-on vous toucher ?
N’avez-vous pas de cœur ?
Non. J’ai la quinte à trèfles.
Puisque je ne vais pas au Champ-de-Mars !
Cocher ! gros chien chéri ! vers toi je tends les bras,
Et je te donnerai tout ce que tu voudras.
Arrête ! gracieux cocher ! — Pas de réponse !
Je ne serai jamais à l’heure chez Alphonse.
— Arrête ! et si je pus te déplaire, pardon !
Hélas ! ayez pitié ! mon bel automédon !
Car je suis à vos pieds. — Je ne suis qu’une femme,
Mais je puis te donner mon amour et mon âme !
Conduis-moi seulement, et demain viens me voir
Chez moi, dans la journée ; et pour te recevoir,
Mon ami, je mettrai des peignoirs de batiste
Et tu seras traité, vois-tu, comme un artiste.
Aujourd’hui, conduis-moi, j’ai beaucoup de chemin
À faire. Conduis-moi ! tu m’aimeras demain.
Allons ! Je le veux bien ! Mais puisque tu m’adores,
Montons dans le sapin ; j’en vais baisser les stores.
- (À cette mise en demeure, la petite dame tombe inanimée sur le macadam. — Changement de décor).
Scène III
Ah ! que l’homme est petit alors qu’on le contemple
De si haut !
Et lui-même est-il petit, ce temple
Qui sert de rendez-vous à mainte nation !
- Ici le câble du ballon se casse. L’aérostat disparaît dans les airs. Il faudrait Henri Monnier pour dépeindre l’effroi des deux Prudhommes ci-dessus : c’est pourquoi nous y renonçons, bien qu’avec peine.)
Scène IV
Aoh ! yes, je venais voir l’Exhibition
Et je voulais savoir comment on s’y comporte
Pour n’être pas flanqué dans le sein de la porte.
Si ce n’est que cela qui vous gêne, je puis
Dire à la Vérité de sortir de son puits.
Cherchons d’abord un mètre,
Pour dire, ô Gazomètre,
L’étonnante splendeur
De ta hideur.
Où trouver des fanfares
Pour vanter tes deux phares
Éclairant sur les quais
Les tourniquets
Quels fifres, quels trombonnes
Diront combien sont bonnes
Les œuvres d’art en zinc
Du groupe cinq,
Et combien est utile,
À l’humain projectile,
L’inodore décent
Du groupe cent ?
- (Il continuerait probablement très-longtemps sur ce ton ultra-lyrique, si l’Anglais, moins curieux de la poésie française que des choses pratiques, ne l’interrompait à la quatrième strophe pour lui dire :)
Je n’aimais pas du tout ce bizarre façonne
D’exprimer vous ; parlez un langage plus bonne,
Et dites-moi d’abord ce que c’étaient que ces
Créatioures, et comme on les nomme en français.
Biches, à votre choix, mylord, crevettes, grues,
Trumeaux, cocottes ou cocodettes. Les rues
Savent leur âge et les omnibus ont avec
Elles plus d’un rapport. — Total : cent sous. — Prix sec.
(Se ravisant :) Aôh schoking ! —
Petite cocodette ou cocotte ou crevette
Ou grue ou biche qui porte des suivez-moi
Jeune homme si longs.
- (Gavroche lui fait dans le tuyau de l’oreille des révélations énormes, touchant la personne en question.) l’anglais, ponceau
- (Gavroche lui fait dans le tuyau de l’oreille des révélations énormes, touchant la personne en question.)
Aôh ! alors je tiens moi coi !
- (Gavroche, qui tient à placer son rhythme de Ronsard, profite de la surprise douloureuse de l'insulaire pour s’écrier :)
Mais Sallot nous réclame,
Qui d’un revers de lame
Guérit les maux de dents
Les plus ardents.
Vers les lieux qu’il habite
Vole et se précipite
Un amas furieux
De curieux,
Dont l’Anglican profite,
Glissant au néophyte
Doucement dans la main
Son parchemin !…
- (Un peu soulagé, Gavroche s’arrête et regarde le fils d’Albion qui paraît en proie à d’étranges pensers. Il jette autour de lui des regards anxieux, son corps, par une expressive pantomime, a bientôt révélé à l’esprit subtil de Gavroche ses inexprimables besoins).
Ma vieille ! j’ai compris — là-bas, sous la verdure,
Sont deux dames dont l’une est jeune et l’autre mûre ;
Gardiennes d’un noir dépôt, qui voudront bien,
Moyennant des égards nombreux, ô mon gros chien,
Et deux ou trois louis t’ouvris de sombres portes
Et t’offrir du papier, couleur des feuilles mortes.
Et quant aux appareils, je déclare immortels
Leurs inventeurs, car ils sont merveilleux, et tels —
Je ne t’en ferai pas plus longtemps un mystère —
Qu’ils n’en ont pas, qu’ils n’en ont pas dans l’Angleterre !
- (L’Anglais file vers les lieux désignés. Gavroche va ouvrir quelques portières. — Le décor change.)
Scène V
Bravo ! bravo ! bravo ! bravo ! bravo ! bravo !
De mon temps on faisait des fables. — Ce nouveau
Public n’a pas le sens délicat. — Monsieur Luce
De Lancival, le seul poète que je lusse
Et que lussent les gens doctes d’alors, était
Un fier esprit que son époque reflétait.
Belle époque ! L’abbé Delille, un romantique
Pourtant déjà, tenait la grande lyre antique
Et Parny célébrait les belles et les ris !
Le bon goût régentait la province et Paris ;
L’Odéon jouait ma Suite à la Thébaïde
De Racine !… ô le temps passé ! —
Vieillard stupide !
- (Le décor change).
Scène VI
- Un très riche appartement : portraits d’hommes aux types aussi accentués que dissemblables, en costumes éclatants ; deux immenses cornes de bœuf, dorées du reste, se dressent des deux côtés de la cheminée qui fait face au spectateur — symboles d’hymens successivement nombreux en même temps que préservatifs efficaces contre quelque jettatura ambiante ; sur une table de marqueterie est entr’ouvert un coffret plein de bijoux).
Pas un maravédis de plus, en vérité !
Pourtant…
Pas un de plus, j’ai dit.
Quel entêté
Vous faites ! Des bijoux exotiques…
Quand même
Ils seraient Kurdes j’ai donné mon prix suprême.
Oui. Non. Réfléchissez, il en est temps encor.
(Désignant les bijoux d’un doigt méprisant.)
D’ailleurs, toc, galvanoplastie et similor !
Du toc ! — Un bracelet donné par mon monarque
Abyssin, mon beau nègre aimé ! — Du toc ! — La marque
Du contrôle est visible, et quant au diamant,
S’il est faux je veux bien vous prendre pour amant
De cœur. — Du similor ! Veuillez moins me la faire
À l’oseille : un collier qui me parvint du Caire
Un mois avant l’auguste arrivée et l’amour
Suave du plus fort des Turcs ! Voyez ! le jour
Pénètre, allume et fait flamboyer les topazes
Et métamorphose en éclairs les chrysoprases !
J’enpasse, et des meilleurs. — C’est de la galvano-
Plastie, hein ? ce camée, offre d’un Hispano-
Américain qui m’a su plaire, le pauvre ange !
Et ce nœud de rubis plus vaste qu’une orange
Toc, peut-être ? — Il me vient — tais-toi, mon cœur, tais-toi
De l’Empereur Machin Quatorze, — non du Roi
Balandard Cinq, ce vieux si simple en sa toilette
Et qui se contentait d’une pure omelette
À déjeuner. — De quoi parlais-je ? — Ah ! bien, j’y suis.
Voyons, mon cher monsieur Gugenheim, vingt louis
De plus ?
Soit, au comptant, et vingt pour cent d’escompte,
Tope là, vieux voleur !
- (Gugenheim met les bijoux dans ses poches paye lentement et minutieusement, se fait délivrer un reçu, salue et sort. — Entre un crevé.)
Bonjour, monsieur le comte.
- (Le décor change.)
Scène VII
Messieurs, si j’ose ainsi m ’exprimer, la faveur
Immense dont je suis…
Il a l’air d’un coiffeur !
…L’objet de votre part m’embarrasse, mais elle
N’a rien d’étonnant pour qui connaît votre zèle
Alors qu’il faut choisir afin d’admettre dans
Cette enceinte, non pas des rêveurs imprudents
Qui, tout en possédant et l’esprit et le style,
Sucèrent le venin que ce siècle distille,
Mais au contraire des écrivains sérieux,
Délicats, pondérés, toujours plus curieux
Du suffrage…
(à ses collègues)
… des gens de goût…
(à l’auditoire)
des gens du monde,
Comme il en rese peu sur la machine ronde,
Si cette expression du fabuliste peut
M’être permise à moi, prosateur…
Il m’émeut
Beaucoup, et je suis très-inquiet de voir comme
Sortira du pétrin le malheureux jeune homme.
Et messieurs, puis-je même aspirer à ce nom
Pour quelque humble brochure orléaniste ? Non
Certes, et je sais bien que je suis peu de chose ;
Mais mes intentions sont pures, et, si j’ose…
- Ici un de nos anciens généraux d’Afrique, endormi depuis le commencement de la séance, tombe bruyamment par terre, et cet accident suspend un moment le discours qui sera repris tout à l’heure et se terminera au milieu des applaudissements discrets de l’illustre aréopage.
- (Le décor change.)
Scène VIII
— Un bitter pavillon ! — Baoumm ! — Versez frontière !
— Le Hanneton ? Il est en mains.
Une portière…
As partout.
As et six.
Je boude.
Double six !
Ah ! mon mot de la fin est coupé par Francis
Magnard ; mais, pour ne pas me faire de réclame,
Il a soin de ne pas citer mon nom, l’infâme
Coupeur, qui n’a pas fait le Dernier Mohican.
Présent !
La loi Tinguy n’est pas bonne…
Un cancan…
Comment faire ce soir pour me garnir la panse ?
Hélas ! et nul crevé pour payer la dépense !
Colcassé se battit hier avec Vestoncourt
Au premier sang pour Cou-de-Marbre…
Le bruit court…
J’ai le titre : Le Gendre aux Nénuphars. La scène
Est à Bondy…
Présent !
Oui, pas mal. C’est obscène.
Parlons-en à Koning… — Et rien pour les genoux
De l’orchestre ?
On verra… Delval… — La faisons-nous ?
Tiens ! Le Guillois !
Je fonde un journal : l’Écrevisse
Dans la tourte.
Excellent !
A-t-il assez de vice ?
Charges par Penoutet. — C’est pour demain matin.
La prime ?
Une noisette à surprise.
Un potin…
- (Le décor change.)
Scène IX
Monsieur Polyte, dit la Colonne impollue
Contre Larfaillou, l’Homme à l’aisselle velue.
- (Les deux lutteurs s’empoignent.)
Ce torse me rappelle un homme que j’aimais,
Ce torse tatoué d’un tendre emblème ! — Mais,
Si forts qu’ils soient tous deux, j’en sais un qui les tombe.
Tiens, ce caleçon porte écrit : Gare la bombe !
- (Les lutteurs redoublent d’efforts.)
S’ils portaient aussi bien que Dumaine le frac,
Ce serait un bonheur inexprimable…
- (La toile tombe avec un louable à-propos).
Scène X
- M. Francisque Sarcey, vêtu de pantoufles et d’un coin de feu, et assis devant un harmonium Alexandre et Cie, laisse errer ses doigts sur cet instrument et improvise l’élégie suivante.)
Puisque dans le théâtre
Le plus français
Got n’est plus idolâtre
Du Dieu succès,
Qu’il va jouer le drame
À l’Ambigu,
Ce qui cause à mon âme
Un mal aigu ;
Puisque, malgré son zèle
Et ses appas,
La pauvre demoiselle
Royer n’est pas
Assez portée aux nues
Tous les lundis,
Puisque des femmes nues
Que je maudis
Au sein du ministère
Vont bafouer
Cette sociétaire
Qu’il faut louer ;
Puisque Augier s’exile,
Puisque Hernani,
Ce bandit imbécile,
N’a pas fini
De souffler, pitre obscène,
Dans son vieux cor
Sur la première scène
Qui soit encor ;
Puisque l’Alsace ingrate
N’a pas porté
About, ce démocrate,
Pour député,
Semblable aux fleurs vermeilles
Qu’on voit pâlir,
Je vais dans mes oreilles
M’ensevelir !
- (Il s’y ensevelit en effet).
- (Le décor change).
Scène XI
- (Le bureau des convois à la gare. — Un employé en casquette galonnée de larmes et de sabliers d’argent cause avec un monsieur en grand deuil).
Nous avons pour conduire aux sépultures neuves
Un grand choix de wagons : — violets pour les veuves
Qui suivent leur maris — et blancs pour ceux qu’abat
La mégère Atropos pendant le célibat ;
— Puis, entre nous, car il se peut qu’on en médise,
Pour les pauvres, nos vieux haquets de marchandise.
Mais chez nous il n’est pas une chose qu’on n’ait
En payant bien ; et s’il s’agît d’un gros bonnet
Et qui sera suivi par d’illustres ganaches,
Nous avons des wagons superbes, à panaches,
Commodes, ventilés et ne manquant de rien,
Avec des boules d’eau chaude, où l’on est fort bien
Quand on veut jouir des beautés du paysage.
— Voici les règlements et les tarifs d’usage.
Voyez ; il sera fait selon votre désir.
Veuf d’aujourd’hui…
Monsieur veut un train de plaisir ?
(Le décor change).
(Le Paris de 1868 dans une apothéose a l’éclairage électrique. — Boulevards immenses et rayonnant en tous sens. — Casernes superbes. — Arbres emmaillottés à faux-cols de zinc. — Innombrables établissements de photographie).
De l’ordre gardiens taciturnes
Non moins que des chaises Tronchons,
Dans le sein du bloc nous fichons
Les tapageurs nocturnes.
Aux lieux qu’il faut qu’on sous-entende
Notre papier fait ce qu’il sied
Tandis que nous levons le pied
Avec le dividende.
Nos vestons courts jusques aux nuques
Nous donnent un galbe parfait.
Et nos chignons font leur effet
Même sur les eunuques.
Forts de notre mission sainte,
Nous sommes amis de Carjat,
Et Pelloquet plus que l’orgeat
Trempe dans notre absinthe.
Les tas d’ordures, les sentines
N’ont rien qui nous puisse écœurer,
Mais nous ne saurions digérer,
Ô Veuillot, tes tartines.
Hanneton, vole, vole, vole,
Et va dans un rapide élan
Souhaiter bonjour et bon an
Au lecteur bénévole.
- (Le Hanneton obtempérant prend son essor et envoie des baisers à droite et à gauche. — Feux de Bengale. — La toile tombe.)
- (Le Hanneton obtempérant prend son essor et envoie des baisers à droite et à gauche. — Feux de Bengale. — La toile tombe.)
QUELQUES VERS INÉDITS
Extrait d’une lettre adressée à Charles de Sivry :
« En attendant, je te présente :
« LA TENTATION DE SAINT ANTOINE »
SCÈNE I
La Thébaïde. La pente d’une colline. Un ermitage.
(Fausse sécurité)
« Antoine, arpentant la scène :
« Je ne suis plus tenté ! Je ne le serai pas !
« (Il s’agenouille)
« (La prière du pharisien)
« À vous gloire, Seigneur, qui m’avez pas à pas
« Amené sur le haut de la colline Sainte
« Où le juste s’assure et vous aime sans crainte.
« A vous gloire ! Et pitié pour mes frères encor
« Au pied noir du Thabor !
« (Il se relève et se souvient présomptueusement)
« Naguère, que c’était atroce !
« L’enfer avait pouvoir sur moi :
« Belzébuth nain, Satan colosse,
« Le Bélial, serpent et roi,
« La petite Vénus féroce,
« Chémos-Péor, tigre et lion,
« Et ce lion, Apollyon,
« Tous les sons et toutes les formes,
« Toutes les bêtes des limons
« Et toutes les ombres des monts,
« Toute l’eau morte aux froids énormes,
« Le tournoi de tout le torrent
« Et tout le feu des cieux, des soufres et des pierres,
« Tout me tombait dessus, de partout, déchirant,
« Lacérant, torturant, perforant, écœurant
« Mon cœur, mes os, mon sang-, mes pieds et mes paupières
« Faisant une bouillie avec mes chairs entières
« Et broyant tout de moi, tout, — hormis mes prières !
(Il s’agenouille de nouveau)
« Honneur à vous, Seigneur, qui m’avez préservé,
« Pour l’exemple des saints en vos mains élevé
« Comme un autre serpent d’airain contre la peste
« De l’hérésie affreuse et de la chair funeste !
« Mais, encore un coup, Dieu bon, illuminez-les,
« Mes frères aveuglés !
(Antoine se redresse et assiste au défilé du fantôme de l’armée des anti-hérésiarques qui va chantant) :
« Christ est notre polémarque,
« Vive, vive l’empereur ! »»
DÉDICACE MANUSCRITE DE
LA BONNE CHANSON
Faut-il donc que ce petit livre
Où plein d’espoir chante l’Amour,
Te trouve souffrante en ce jour,
Toi, pour qui seule je veux vivre ?
Faut il qu’au moment tant béni
Ce mal affreux t’ait disputée
À ma tendresse épouvantée
Et de ton chevet m’ait banni ?
— Mais puisque enfin sourit encore
Après l’orage terminé
L’avenir, le front couronné
De fleurs qu’un joyeux soleil dore,
Espérons, ma mie, espérons !
Va ! les heureux de cette vie
Bientôt nous porteront envie,
Tellement nous nous aimerons !
5 juillet 1870.
À EUGÈNE CARRIÈRE
À travers ma blague voyoute,
Et le dur flux des mots atroces,
Tandis que voyageaient vos brosses
Sur la toile que l’art veloute
Insensiblement par la route
— On eût dit — des écoliers rosses,
S’évoquaient un front plein de bosses
Où celle du crime n’est toute,
Et de petits yeux de malice
Luisant pourtant sous l’arc mal lisse
De sourcils que leur ligne rate,
Luisant comme mouillés de comme
Des pleurs, vrais au fond, d’un bonhomme
Un peu jadis et mal Socrate.
À AMAN JEAN
Vous m’avez pris dans un moment de calme familier
Où le masque devient comme enfantin comme à nouveau.
Tel j’étais, moins la barbe et ce front de tête de veau
Vers l’an quarante-huit, bébé rotond, en Montpellier
J’allais par des Peyroux, tranquillement, avec ma bonne,
J’y faisais mille et des fortins de sable inexpugnables,
Et des fossés remplis, mon Dieu, des eaux les moins potables,
Suivant l’exemple que Gargantua pompier nous donne…
PARIS
Paris n’a de beauté qu’en son histoire,
Mais cette histoire est belle tellement !
La Seine est encaissée absurdement,
Mais son vert clair à lui seul vaut la gloire.
Paris n’a de gaîté que son bagout,
Mais ce bagout encor qu’assez immonde,
Il fait le tour des langages du monde,
Salant un peu ce trop fade ragoût.
Paris n’a de sagesse que le sombre
Flux de son peuple et de ses factions
Alors qu’il fait des révolutions
Avec l’Ordre embusqué dans la pénombre.
Paris n’a que sa Fille de charmant
Laquelle n’est au prix de l’Exotique
Que torts gentils et vice peu pratique
Et ce quasi désintéressement.
Paris n’a de bonté que sa légère
Ivresse de désir et de plaisir
Sans rien de trop que le vague désir
De voir son plaisir égayer son frère.
Paris n’a rien de triste et de cruel
Que le poète annuel ou chronique
Crevant d’ennui sous l’œil d’une clinique
Non loin du vieil ouvrier fraternel.
Vive Paris quand même et son histoire
Et son bagout et sa Fille, naïf
Produit d’un art pervers et primitif.
Et meure son poète expiatoire !
À CERTAINS
Et pourquoi mon amour, dont plus d’un fol s’étonne
Qui ferait bien de vivre avant de s’étonner,
Serait-il à blâmer parce qu’il est l’automne,
Un automne qui veut tout entier se donner,
Tout entier, grain et fruit, et le reste de vie,
Et la mort dans les bras et sous les yeux chéris
Et, depuis cette mort en extase ravie
Ou celle que Dieu m’enverra, pauvre ou sans prix,
Revivre entr’aperçu dans la paix de la Veuve,
Paix bénie à travers de longs et calmes jours ?
Ah, jeunes, puissiez-vous, après vos temps d’épreuve,
Concevoir en vos cœurs de pareilles amours !
TRISTIA
Je n’avais pas connu l’Ennui,
Pourtant jusqu’au jour d’aujourd’hui
Je vivais et mourais de lui.
Ce depuis l’atroce journée
Où, pauvre âme au ciel ramenée,
J’ai méconnu ma destinée.
Ramenée au ciel, et comment ?
Par le fait logique et charmant
D’un grand miracle assurément,
Par la conversion soudaine
D’un cœur voué tout à la haine
En un d’une onction sereine.
Puis m’investit un désir fou
À la fois furieux et mou
Qui m’allait entraînant jusqu’où ?
Adieu, l’émoi pur et candide
Vers l’idéal sûr et splendide,
Pour quel souci bas et sordide ?
Adieu les belles oraisons,
La rosée autour des toisons,
La prière aux ardents buissons !
Des querelles sans fin ni trêve,
Toujours quelque violent rêve,
Une vie à se dire : Crève !
Par degré cet enfer pourtant
S’alanguissait, non pénitent
Hélas ! en limbes fades tant !
Rien désormais qui ne soit vague,
Ne déraisonne et ne divague…
Évêque ayant perdu sa bague,
Magicien sans talismans,
Pôle privé de ses aimants,
Tel, moi, monde aux morts éléments !
Ô le remède, le remède !
Pauvre âme folle, souviens-toi :
Jésus terrible et doux, à l’aide,
Seigneur, pour encore la Foi !
MÉLIORA
Ô calme retrouvé dans la foi d’un enfant,
L’enfant par soi refait dix ans auparavant,
Dix ans de vice ancien et de vieille sottise
Revenus à la piste en une tête grise,
Dix ans, Seigneur en Croix ! d’un âge mûrissant
Menant son train honteux d’impur adolescent,
Parjure au vrai Bonheur, réfractaire à la Grâce !
Mais voici qu’on voudrait rebrousser sur sa trace :
Ô la foi de l’enfant par soi refait jadis !
Perdue ? ô non, mon Dieu, dans ces dix ans maudits,
Offensée, et c’est trop, c’est affreux, mais perdue,
Ô non, mon Dieu d’amour, et toute l’amour due,
Tout le respect, malgré l’offense de la chair,
Point de l’âme, aveuglée à ces lueurs d’enfer,
Le regret rédempteur, le remords qui délivre,
Ah ! du bon est resté dans ce cœur naguère ivre,
Dans cet esprit qui fut détourné, rien de plus,
Ah ! du bon a veillé dans ce sommeil perclus.
Tout le feu n’est pas mort dans cet amas de cendre,
Le vertige est passé d’infiniment descendre.
On voudrait rebrousser sur la trace d’antan,
C’est fini, non d’ouïr, mais d’écouter Satan…
Ô la foi, la naïve et bonne certitude,
Ô progrès incessants dans la seule alme étude !
Ô la perfection jamais atteinte, mais
Et cet effort, précisément, l’aise et la paix,
Le vrai plaisir en attendant le Bonheur même,
L’or monnayé, pourchas du Diamant suprême,
Le petit sacrifice en quête du grand But,
Ô le Vin éternel dont autrefois l’on but
Une goutte, et qu’il faudrait boire à pleine amphore !
Ah ! cette goutte au moins, pour, donc, la boire encore !
ÉCRIT SUR UN LIVRE DE NOTES INTIMES
Ma vie en ce gros livre obscène tient à peine :
Obscène, ce gros livre ? Hélas ! à peine obscène
Au prix de ma vie et du vivant que je suis !
Et cette vie et ce vivant, de quantes nuits
Et de combien de jours se somme leur scandale,
Pour faire du bouquin cette pyramidale
Surface encore entée en tel sous-entendu ?
Mon Dieu, sans qu’ils soient vieux comme il semblerait dû
Cinquante ans bien sonnés couronnent de verveine
Et de soucis leurs fronts aux fiertés jadis vaines
Et maintenant aux sévérités d’apparat…
Et j’ai dit tout afin que nul n’en ignorât,
Tout, — et rien, pour qu’on ne sût rien, tiens ! qui m’importe
Vraiment, — et semblant fort, surtout, mettre à la porte
Toute prudence ou réticence, j’ai gardé
Toute prudence et me suis tu quand m’a guidé
Mon idée, et c’est bien pourquoi n’est pas obscène
Ni gros assez ce livre où je me mets en scène.
Hôpital Bichat, 7 décembre 94.
OPTIMA
Oui, la calme répudiation
D’un jadis coupable et la passion
Vers cette réconciliation ;
La simplicité dans la vérité ;
La sincérité dans l’humilité ;
L’humble austérité dans l’obscurité ;
L’obscurité dans le simple devoir ;
Le tort d’autrui, prier, ne pas le voir ;
Le sien propre, prier pour le savoir ;
En tout donner l’exemple si l’on peut ;
En rien ne pas faire ce que l’on veut,
Qu’aimer Dieu d’un cœur qui veut et qui peut.
PROJET DE PRÉFACE
POUR LA RÉIMPRESSION DES
PREMIERS LIVRES DE L’AUTEUR
J’avais bien résolu, lorsque je me décidai, il y a neuf ans et plus, à publier Sagesse chez l’éditeur des Bollandistes, de laisser pour toujours de côté mes livres de jeunesse, dont les Poèmes Saturniens sont le tout premier. Des raisons autres que littéraires me guidaient alors. Ces raisons existent toujours, mais me paraissent moins pressantes aujourd’hui. Et puis, je dus compter avec des sollicitations si bienveillantes, si flatteuses vraiment ! On n’est pas de bronze non plus que de bois. Quoi qu’il en soit, succédant, par l’ordre de la réimpression, aux Fêtes Galantes et aux Romances sans Paroles, voici, après vingt-deux ans de quelque oubli, mon œuvre de début dans toute sa naïveté parfois écolière, non sans, je crois, quelque touche par-ci par-là du définitif écrivain qu’il se peut que je sois de nos jours.
On change, n’est-ce pas ? Quotidiennement, dit-on. Mais moins qu’on ne se le figure peut-être. En relisant mes primes lignes, je revis ma vie contemporaine d’elles, sans trop d’étonnement.
Il serait des plus facile, à quelqu’un qui croirait que cela en valût la peine, de retracer les pentes d’habitude devenues le lit profond ou non, clair ou bourbeux, où s’écoulent mon style et ma manière actuels, notamment l’un peu déjà libre versification, enjambements et rejets dépendant plus généralement des deux césures avoisinantes, fréquentes allitérations, quelque chose comme de l’assonance souvent dans le corps du vers, rimes plutôt rares que riches, le mot propre évité des fois à dessein ou presque… En même temps la pensée triste et voulue telle, ou crue voulue telle. En quoi j’ai changé partiellement. La sincérité, et, à ses fins, l’impression du moment, suivie à la lettre, sont ma règle préférée aujourd’hui. Je dis préférée, car rien d’absolu. Tout, vraiment, est, doit être nuance. J’ai aussi abandonné, momentanément, je suppose, ne connaissant pas l’avenir et surtout n’en répondant pas, certains choix de sujets : les historiques et les héroïques, par exemple ; et par conséquent le ton épique ou didactique pris forcément à Victor Hugo, un Homère de seconde main après tout, et plus directement encore à M. Leconte de Lisle, qui ne saurait prétendre à la fraîcheur de source d’un Orphée où d’un Hésiode, n’est-il pas vrai ? Quelles que fussent, pour demeurer toujours telles, mon admiration du premier et mon estime (esthétique) de l’autre, il ne m’a bientôt plus convenu de faire du Victor Hugo ou du M. Leconte de Lisle, aussi bien peut-être et mieux (ça s’est vu chez d’autres, ou du moins il s’est dit que ça s’y est vu et j’ajoute que, pour cela, il m’eût fallu, comme à d’autres, l’éternelle jeunesse de certains Parnassiens, qui ne peut reproduire que ce qu’elle a lu et dans la forme où elle l’a lu).
Ce n’est pas au moins que je répudie les Parnassiens, bons camarades quasiment tous et poètes incontestables pour la plupart, au nombre de qui je m’honore d’avoir compté pour quelque peu. Toutefois je m’honore non moins, sinon plus, d’avoir, avec mon ami Stéphane Mallarmé et notre grand Villiers, particulièrement plu à la nouvelle génération et à celle qui s’élève : précieuse récompense, aussi, d’efforts en vérité bien désintéressés.
Mais, plus on me lira, plus on se convaincra qu’une sorte d’unité relie mes choses premières à celles de mon âge mûr : par exemple les Paysages tristes ne sont-ils pas, en quelque sorte, l’œuf de toute une volée de vers chanteurs, vagues ensemble et définis, dont je reste peut-être le premier en date oiselier ? On l’a imprimé du moins. Une certaine lourdeur, poids et mesure, qu’on retrouvera dans mon volume en train, Bonheur, ne vous arrête-t-elle pas, sans trop vous choquer, j’espère, ès les très jeunes « prologue » et « épilogue » du livre qu’on vous offre à nouveau ce jourd’hui ? Plusieurs de mes poèmes postérieurs sont frappés à ce coin qui, s’il n’est pas le bon, du moins me semble idoine à ces lieu et place. L’alexandrin a ceci de merveilleux qu’il peut être très solide, à preuve Corneille, ou très fluide, avec ou sans mollesse, témoin Racine. C’est pourquoi, sentant ma faiblesse et tout l’imparfait de mon art, j’ai réservé pour les occasions harmoniques ou mélodiques ou analogues, ou pour telles ratiocinations compliquées, des rhythmes inusités, impairs pour la plupart, où la fantaisie fût mieux à l’aise, n’osant employer le mètre sacro-saint qu’aux limpides spéculations, qu’aux énonciations claires, qu’à l’exposition rationnelle des objets, invectives ou paysages. Plusieurs, parmi les très aimables poètes nouveaux qui m’accordent quelque attention, regrettent que j’aie aussi renoncé à des sujets « gracieux », comédie italienne et bergerades contournées, oubliant que je n’ai plus vingt ans et que je ne jouis pas, moi, de l’éternelle jeunesse dont je parlais plus haut, sans trop de jalousie, pourtant. La chute des cheveux et celle de certaines illusions, même si sceptiques, défigurent bien une tête qui a vécu, — et, intellectuellement aussi, parfois même la dénatureraient. L’amour physique, par exemple, mais c’est d’ordinaire tout pomponné, tout frais, satin et rubans et mandoline, rose au chapeau, des moutons pour un peu, qu’il apparaît au « printemps de la vie ». Plus tard, on revient des femmes, et vivent alors, quand pas la Femme, épouse ou maîtresse, rara avis ! les nues filles, pures et simples, brutales et vicieuses, bonnes ou mauvaises, plus volontiers bonnes. Et puis, il va si loin parfois, l’amour physique, dans nos têtes d’âge mûr, quand nos âges mûrs ne sont pas résignés, y ayant ou non des raisons.
Mais quoi donc ! l’âge mûr a, peut avoir ses revanches et l’art aussi, sur les enfantillages de la jeunesse, ses nobles revanches, traiter des objets plus et mieux en rapport, religion, patrie, et la science, et soi-même bien considéré sous toutes formes, ce que j’appellerai de l’élégie sérieuse, en haine de ce mot, psychologie. Je m’y suis efforcé quant à moi et j’aurai laissé mon œuvre personnelle en quatre parties bien définies, Sagesse, Amour, Parallèlement, — et Bonheur, qui est sous presse, ou tout comme. Et je vais repartir pour des travaux plus en dehors, roman, théâtre, ou l’histoire et la théologie, sans oublier les vers. Je suis à la fourche, j’hésite encore.
Et maintenant je puis, je dois peut-être, puisque c’est une responsabilité que j’assume en assumant de réimprimer mes premiers vers, m’expliquer très court, tout doucement, sur des matières toutes de métier, avec de jeunes confrères qui ne seraient pas loin de me reprocher un certain illogisme, une certaine timidité dans la conquête du « Vers Libre », qu’ils ont, croient-ils, poussée, eux, jusqu’à la dernière limite.
En un mot comme en cent, j’aurais le tort de garder un mètre, et dans ce mètre quelque césure encore, et, au bout de mes vers, des rimes. Mon Dieu ! j’ai cru avoir assez brisé le vers, l’avoir assez affranchi, si vous préférez, en déplaçant la césure le plus possible, et, quant à la rime, m’en être servi avec quelque judiciaire pourtant, en ne m’astreignant pas trop, soit à de pures assonances, soit à des formes de l’écho indiscrètement excessives.
Puis, n’allez pas prendre au pied de la lettre mon « Art poétique » de Jadis et Naguère, qui n’est qu’une chanson, après tout. — je n’aurai pas fait de théorie.
C’est peut être naïf ce que je dis là, mais la naïveté me paraît être un des plus chers attributs du poète, dont il doit se prévaloir à défaut d’autres.
Et jusqu’à nouvel ordre je m’en tiendrai là. Libre à d’autres d’essayer plus. Je les vois faire et, s’il faut, j’applaudirai.
Voici toujours, avec deux ou trois corrections de pure nécessité, les Poèmes Saturniens de 1867, que je ne regrette pas trop d’avoir écrits alors. A très prochainement la Bonne chanson (1870), et c’en sera fini de la réimpression de mes juvenilia.
PRÉFACE
de la
PREMIÈRE ÉDITION DES ILLUMINATIONS
Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu’en Angleterre et dans toute l’Allemagne.
Le mot « Illuminations » est anglais et veut dire gravures coloriées, — coulourcd plates : c’est même le sous-titre que M. Rimbaud avait donné à son manuscrit.
Comme on va voir, celui-ci se compose de courtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès. D’idée principale, il n’y en a ou du moins nous n’y en trouvons pas. De la joie évidente d’être un grand poète, tels paysages féeriques, d’adorables amours esquissées et la plus haute ambition (arrivée) de style : tel est le résumé que nous croyons pouvoir donner de l’ouvrage ci-après. Au lecteur d’admirer en détail.
De très courtes notes biographiques feront peut-être bien.
M. Arthur Rimbaud est né d’une famille de bonne bourgeoisie à Charleville (Ardennes) où il fit d’excellentes études quelque peu révoltées. A seize ans, il avait écrit les plus beaux vers du monde, dont de nombreux extraits furent par nous donnés naguère dans un libelle intitulé Les Poètes maudits. Il a maintenant dans les trente-sept ans et voyage en Asie, où il s’occupe de travaux d’art. Comme qui dirait le Faust du second Faust, ingénieur de génie après avoir été l’immense poète vivant de Méphistophélès et possesseur de cette blonde Marguerite !
On l’a dit mort plusieurs fois. Nous ignorons ce détail, mais en serions bien triste. Qu’il le sache au cas où il n’en serait rien. Car nous fûmes son ami et le restons de loin.
Dans un très beau tableau de Fantin-Latour, Coin de table, à Manchester actuellement, croyons-nous, il y a un portrait en buste de M. Rimbaud à seize ans.
« Les Illuminations » sont un peu postérieures
à cette époque.
PRÉFACE
AUX POÉSIES COMPLÈTES
À mon avis tout à fait intime, j’eusse préféré, en dépit de tant d’intérêt s’attachant intrinsèquement, presque aussi bien que chronologiquement, à beaucoup de pièces du présent recueil, que celui-ci fût allégé pour, surtout, des causes littéraires : trop de jeunesse décidément, d’inexpériences mal savoureuses, point d’assez heureuses naïvetés. J’eusse, si le maître, donné juste un dessus de panier, quitte à regretter que le reste dût disparaître, ou, alors, ajouté ce reste à la fin du livre, après la table des matières et sans table des matières quant à ce qui l’eût concerné, sous la rubrique « pièces attribuées à l’auteur », encore excluant de cette, peut-être trop indulgente déjà, hospitalité les tout à fait apocryphes sonnets publiés, sous le nom glorieux et désormais révérend, par de spirituels parodistes.
Quoi qu’il en soit, voici, seulement expurgé des apocryphes en question et classé aussi soigneusement que possible par ordre de dates, mais, hélas ! privé de trop de choses qui furent, aux déplorables fins de puériles et criminelles rancunes, sans même d’excuses suffisamment bêtes, confisquées, confisquées ? volées ! pour tout et mieux dire, dans les tiroirs fermés d’un absent, — voici le livre des poésies complètes d’Arthur Rimbaud, avec ses additions inutiles à mon avis et ses déplorables mutilations irréparables à jamais, il faut le craindre.
Justice est donc faite, et bonne et complète ; car en outre du présent fragment de l’ensemble, il y a eu des reproductions par la presse et la librairie des choses en prose si inappréciables, peut-être même si supérieures aux vers, dont quelques-uns pourtant incomparables, que je sache !
Ici, avant de procéder plus avant dans ce très sérieux et très sincère et pénible et douloureux travail, il me sied et me plaît de remercier mes amis Dujardin et Kahn, Fénéon, et ce trop méconnu, trop modeste Anatole Baju, de leur intervention en un cas si beau, mais, à l’époque, périculeux, je vous l’assure, car je ne le sais que trop. Kahn et Dujardin disposaient néanmoins de revues fermes et d’aspect presque imposant, un peu d’outre-Rhin et parfois, pour ainsi dire, pédantesques ; depuis il y a eu encore du plomb dans l’aile de ces périodiques changés de direction — et Baju, naïf, eut aussi son influence, vraiment.
Tous trois firent leur devoir en faveur de mes efforts pour Rimbaud, Baju avec le tort, peut-être inconscient, de publier, à l’appui de la bonne thèse, des gloses farceuses de gens de talent et surtout d’esprit qui auraient mieux fait certainement de travailler pour leur compte, qui en valait, je le leur dis en toute sincérité,
Mais un devoir sacré m’incombe, en dehors de toute diversion même quasiment nécessaire, vite. C’est de rectifier des faits d’abord — et ensuite d’élucider un peu la disposition, à mon sens, mal littéraire, mais conçue dans un but tellement respectable ! du présent volume des Poésies complètes d’Arthur Rimbaud.
On a dit tout, en une préface abominable que la Justice a châtiée, d’ailleurs, par la saisie, sur la requête d’un galant homme de qui la signature avait été escroquée, M. Rodolphe Darzens, on a dit tout le mauvais sur Rimbaud, homme et poète.
Ce mauvais-là, il faut malheureusement, mais carrément, l’amalgamer avec celui qu’a écrit, pensé sans nul doute, un homme de talent dans un journal d’irréprochable tenue. Je veux parler de M. Charles Maurras et en appeler de lui à lui mieux informé.
Je lis, par exemple, ceci de lui, M. Charles Maurras :
— « Au dîner du Bon Bock », or il n’y avait pas, alors, de dîner du Bon Bock où nous allassions, Valade, Mérat, Silvestre, quelques autres Parnassiens et moi, ni par conséquent Rimbaud avec nous, mais bien un dîner mensuel des Vilains Bonshommes, fondé avant la guerre de 1870, et qu’avaient honoré quelquefois de leur présence Théodore de Banville et, de la part de Sainte-Beuve, le secrétaire de celui-ci, M. Jules Troubat. Au moment dont il est question, fin 1871, nos « assises » se tenaient au premier étage d’un marchand de vins établi au coin de la rue Bonaparte et de la place Saint-Sulpice, vis-à-vis d’un libraire d’occasion (rue Bonaparte) et (rue du Vieux-Colombier) d’un négociant en objets religieux. — « Au dîner du Bon Bock, dit donc M. Maurras, ses reparties (à Rimbaud) causaient de grands scandales. Ernest d’ Hervilly le rappelait en vain à la raison. Carjat le mit à la porte. Rimbaud attendit patiemment à la porte et Carjat reçut à la sortie un « bon » (je retiens « bon ») coup de canne à épée dans le ventre. »
Je n’ai pas à invoquer le témoignage de d’Hervilly qui est un cher poète et un cher ami, parce qu’il n’a jamais été plus l’auteur d’une intervention absurdement inutile que l’objet d’une insulte ignoble publiée sans la plus simple pudeur, non plus que sans la moindre conscience du faux ou du vrai, dans la préface de l’édition Genonceaux, ni celui de M. Carjat lui-même, par trop juge et partie, ni celui des encore assez nombreux survivants d’une scène assurément peu glorieuse pour Rimbaud, mais démesurément grossie et dénaturée jusqu’à la plus complète calomnie.
Voici donc un récit succinct, mais vrai jusque dans le moindre détail, du « drame » en question : ce soir-là, aux Vilains Bonshommes, on avait lu beaucoup de vers après le dessert et le café. Beaucoup de vers, même à la fin d’un dîner (plutôt modeste), ce n’est pas toujours des moins fatigant, particulièrement quand ces vers sont un peu bien déclamatoires comme ceux dont vraiment il s’agissait (et non de vers du bon poète Jean Aicard). Ces vers étaient d’un Monsieur qui faisait beaucoup de sonnets à l’époque et de qui le nom m’échappe.
Et, sur le début suivant, après passablement d’autres choses d’autres gens,
On dirait des soldats d’Agrippa d’Aubigné
Alignés au cordeau par Philibert Delorme…
Rimbaud eut le tort incontestable de protester d’abord entre haut et bas contre la prolongation d’à la fin abusives récitations. Sur quoi M. Étienne Carjat, le photographe poète de qui le récitateur était l’ami littéraire et artistique, s’interposa trop vite, et trop vivement à mon gré, traitant l’interrupteur de gamin. Rimbaud qui ne savait supporter la boisson, et que l’on avait contracté, dans ces « agapes » pourtant modérées, la mauvaise habitude de gâter au point de vue du vin et des liqueurs — Rimbaud qui se trouvait gris, prit mal la chose, se saisit d’une canne à épée à moi qui était derrière nous, voisins immédiats, et, par-dessus la table large de près de deux mètres, dirigea vers M. Carjat qui se trouvait en face ou tout comme, la lame dégainée qui ne fit pas heureusement de très grands ravages, puisque le sympathique ex-directeur du Boulevard ne reçut, si j’en crois ma mémoire qui est excellente dans ce cas, qu’une éraflure très légère à une main. Néanmoins, l’alarme fut grande, et, la tentative très regrettable, vite et plus vite encore réprimée. J’arrachai la lame au furieux, la brisai sur mon genou et confiai, devant rentrer de très bonne heure chez moi, le « gamin », à moitié dégrisé maintenant, au peintre bien connu, Michel de l’Hay, alors déjà un solide gaillard en outre d’un tout jeune homme des plus remarquablement beaux qu’il soit donné de voir, qui eut tôt fait de reconduire à son domicile de la rue Campagne-Première, en le chapitrant d’importance, notre jeune intoxiqué, de qui l’accès de colère ne tarda pas à se dissiper tout à fait, avec les fumées du vin et de l’alcool, dans le sommeil réparateur de la seizième année.
Avant de « lâcher » tout à fait M. Charles Maurras, je lui demanderai de s’expliquer sur un malheureux membre de phrase de lui me concernant.
À propos de la question d’ailleurs subsidiaire de savoir si Rimbaud était beau ou laid, M. Maurras qui ne l’a jamais vu et qui le trouve laid, d’après des témoins « plus rassis » que votre serviteur, me blâmerait presque, ma parole d’honneur ! d’avoir dit qu’il avait (Rimbaud) un visage parfaitement ovale d’ange en exil, une forte bouche rouge au pli amer et (in cauda venenum !) des « jambes sans rivales ». Ça c’est idiot sans plus, je veux bien le croire, sans plus. Autrement, quoi ? Voici toujours ma phrase sur les jambes en question, extraite des Hommes d’aujourd’hui. Au surplus, lisez toute la petite biographie. Elle répond à tout d’avance, et coûte deux sous.
« … Des projets pour la Russie, une anicroche à Vienne (Autriche), quelques mois en France, d’Arras et Douai à Marseille, et le Sénégal, vers lequel bercé par un naufrage ; puis la Hollande, 1879-80 ; ou décharger des voitures de moisson dans une ferme à sa mère, entre Attigny et Vouziers, et arpenter les routes maigres de ses « jambes sans rivales ».
Voyons, monsieur Maurras, est-ce bien de bonne foi votre confusion entre infatigabilité… et autre chose ?
— Ouf ! j’en ai fini avec les petites (et grosses) infamies qui, de régions prétendues uniquement littéraires, s’insinueraient dans la vie privée pour s’y installer ; et veuillez, lecteur, me permettre de m’étendre un peu, maintenant qu’on a brûlé quelque sucre, sur le pur plaisir intellectuel de vous parler du présent ouvrage qu’on peut ne pas aimer, ni même admirer, mais qui a droit à tout respect en tout consciencieux examen ?
On a laissé les pièces objectionables au point de vue bourgeois, car le point de vue chrétien et surtout catholique me semble supérieur et doit être écarté, — j’entends, notamment, les Premières Communions et les Pauvres à l’église ; pour mon compte, j’eusse négligé cette pièce brutale ayant pourtant ceci qui est très beau :
Font baiser leurs longs doigts jaunes aux bénitiers.
Quant aux Premières Communions, dont j’ai sévèrement parlé dans mes Poètes maudits à cause de certains vers affreusement blasphémateurs, c’est si beau aussi… n’est-ce pas ? à travers tant de coupables choses… pourtant !
Pour le reste de ce que j’aime parfaitement, le Bateau ivre, les Effarés, les Chercheuses de poux et, bien après, les Assis, aussi, parbleu ! cet un peu fumiste, mais si extraordinairement miraculeux de détail, Sonnet des Voyelles qui a fait faire à M. René Ghil de si cocasses théories, et l’ardent Faune, c’est parfait de fauves, — en liberté ! et encore une fois, je vous le présente, ce « numéro », comme autrefois dans ce petit journal de combat, mort en pleine brèche, Lutèce, de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes mes forces.
On a cru devoir, évidemment dans un but de réhabilitation qui n’a rien à voir ni avec la vie très honorable ni avec l’œuvre très intéressante, faire s’ouvrir le volume par une pièce intitulée Étrennes des Orphelins, laquelle assez longue pièce, dans le goût un peu Guiraud avec déjà des beautés tout autres. Ceci qui vaut du Desbordes-Valmore :
Cela :
qui est d’un net et d’un vrai, quant à ce qui
concerne un beau jour de premier janvier !
Surtout une facture solide, même un peu trop,
qui dit l’extrême jeunesse de l’auteur quand il
s’en servit d’après la formule parnassienne exagérée.
On a cru aussi devoir intercaler de gré ou de force un trop long poème : Le Forgeron, daté (!) des Tuileries, vers le 10 août 1792, où vraiment c’estpartrop démoc-soc, par trop démodé, même en 1870, où ce fut écrit ; mais l’auteur, direz-vous, était si, si jeune ! mais, répondrais-je, était-ce une raison pour publier cette chose faite à coups de « mauvaises lectures » dans des manuels surannés ou de trop moisis historiens ? Je ne m’empresse pas moins d’ajouter qu’il y a là encore de très remarquables vers. Parbleu ! avec cet être-là !
Cette caricature de Louis XVI, d’abord :
Et prenant ce gros-là dans son regard farouche.
Cette autre encore :
Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle.
Ce cri dans le ton juste, trop rare ici :
On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
Néanmoins j’avoue préférer telles pièces purement jolies, mais alors très jolies, d’une joliesse sauvageonne ou sauvage tout à fait, alors presque aussi belles que les Effarés ou que les Assis.
Il y a, dans ce ton, Ce qui retient Nina, vingt-neuf strophes, plus de cent vers sur un rhythme sautilleur avec des gentillesses à tout bout de champ :
Dix-sept ans ! tu seras heureuse !
Ô les grands prés,
La grande campagne amoureuse !
— Dis, viens plus près !…
Puis, comme une petite morte,
Le cœur pâmé,
Tu me dirais que je te porte
L’œil mi-fermé…
Et, après la promenade au bois… et la résurrection de la petite morte, l’entrée dans le village où çà sentirait le laitage, une étable pleine d’un rhythme lent d’haleines et de grands dos ; un intérieur à la Téniers :
Les lunettes de la grand’mère
Et son nez long
Dans son missel…
Aussi la Comédie en trois baisers :
Elle était fort déshabillée,
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres penchaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.
Sensation où le poète adolescent va « loin, bien loin, comme un bohémien ».
Par la nature heureux comme avec une femme…
Roman.
On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans.
Ce qu’il y a d’amusant, c’est que Rimbaud, quand il écrivait ce vers, n’avait pas encore seize ans. Évidemment il se « vieillissait » pour mieux plaire à quelque belle… de, très probablement, son imagination.
Ma Bohême, la plus gentille sans doute de ces gentilles choses :
Comme des lyres je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur…
Mes Petites amoureuses, Les Poètes de sept ans, frères franchement douloureux des Chercheuses de poux :
Et la mère fermant le livre du devoir
S’en allait satisfaite et très fière sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences,
L’âme de son enfant livrée aux répugnances.
Quant aux quelques morceaux en prose qui terminent le volume, je les eusse retenus pour les publier dans une nouvelle édition des œuvres en prose. Ils sont d’ailleurs merveilleux, mais tout à fait dans la note des Illuminations et de la Saison en Enfer. Je l’ai dit tout à l’heure et je sais que je ne suis pas le seul à le penser : le Rimbaud en prose est peut-être supérieur à celui en vers…
J’ai terminé, je crois avoir terminé ma tâche de préfacier. De la vie de l’homme j’ai parlé suffisamment ailleurs. De son œuvre je reparlerai peut-être encore.
Mon dernier mot ne doit être, ici, que ceci :
Rimbaud fut un poète mort jeune (à dix-huit ans, puisque, né à Charleville le 20 octobre 1854, nous n’avons pas de vers de lui postérieurs à 1872), mais vierge de toute platitude ou décadence — comme il fut un homme mort jeune aussi (à trente-sept ans, le 10 novembre 1891, à l’hôpital de la Conception, de Marseille), mais dans son vœu bien formulé d’indépendance et de haut dédain de n’importe quelle adhésion à ce
qu’il ne lui plaisait pas de faire ni d’être.
ARTHUR RIMBAUD
Il y a quelques mois, à l’occasion d’un monument tout simple qu’on élevait à Murger dans le Luxembourg, j’écrivais ici même quelques lignes qu’on a taxées dans certains milieux, un peu bien grincheux, faut l’avouer, « de complaisance » : à qui et pour qui, grands dieux ! Et pourquoi ces soupçons, ou pour mieux dire ces semblants, ces façons, ces manières, ces grimaces de soupçons ? À cause, je le présume et je m’y tiens, de l’indulgence que j’ai, dans le cas qui m’occupait, professée envers une mémoire légère et gracieuse, quoi qu’en aient dit ces incompétents censeurs, et, l’indulgence, ces messieurs n’en veulent plus, étant, eux, tout d’une pièce, parfaits et ne souffrant que des gens parfaits… Il est vrai que si on les scrutait, eux enfin ! Mais passons, et sautons au sujet qui doit occuper ces quelques lignes. Il se trouve donc que quelques mois après mon article sur le bohème Murger, j’élucubre ici un article sur je ne dirai pas le bohème Rimbaud, le mot serait faux et il vaut même mieux, mieux même, lui laisser toute son « horreur » en supprimant l’épithète :
Rimbaud ! et c’est assez !
Non. Rimbaud ne fut pas un « bohème. » Il n’en eut ni les mœurs débraillées, ni la paresse, ni aucun des défauts qu’on attribue généralement à cette caste, bien vague, toutefois, et peu déterminée jusqu’à nos jours.
Ce fut un poète très jeune et très ardent, qui commença
à voyager à travers sa pittoresque contrée natale d’abord, puis parmi les paysages belges si compliqués, et enfin gravita, au milieu des horreurs de la guerre, jusqu’à Paris, laissant derrière ses pieds infatigables la forêt de Villers-Coterets et les campagnes fortifiées, par l’ennemi, de l’Ile-de-France. Lors de ce premier voyage dans la capitale il joua une première fois de malheur, lut arrêté dès en arrivant, fourré à Mazas, au dépôt, et finalement expulsé de Paris, et rejoignit comme qui dirait de brigade en brigade, sa famille alarmée, tandis que sur son passage s’émouvait encore le sillage laissé par le poète dans un monde « littéraire » qui ne le comprit pas assez, et d’ailleurs tout à la débandade, par suite de la guerre de 1870 qui commençait à sévir ferme. Les gens furent stupéfaits de tant de jeunesse et de talent mêlés à tant de sauvagerie et de positive lycanthropie. Les femmes elles-mêmes, les dernières grisettes (dernières ?) (grisettes ?) eurent peur ou frisson de ce gamin qui semblait ne pas, mais pas le moins du monde, penser à elles !
De sorte que lorsqu’il revint à Paris, un an et plus, après, il n’y fut pas populaire, croyez-moi. Sauf un petit groupe de Parnassiens indépendants, les grands Parnassiens (Coppée, Mendès, Hérédia) n’admirèrent que mal ou pas du tout le phénomène nouveau. Valade, Mérat, Charles Cros, moi donc, excepté, il ne trouva guère d’accueil dans la capitale revisitée. Mais celui qu’il reçut là fut vraiment cordial et… effectif ; l’hospitalité la plus aimable, la plus large… et la plus circulaire, c’est-à-dire, au fond, la plus commode de toutes, le tour de chacun dans l’au-jour le jour de la saison coûteuse et glaciale, je ne crois pas qu’homme eut jamais été l’objet d’une aussi gentille confraternité, d’une aussi délicate solidarité témoignées… Aussi ! c’était l’auteur, jeune invraisemblablement, de vers si extraordinaires, puissants, charmants, pervers ! Il arrivait avec ce bagage précieux, spécieux, captieux ! Des idylles savoureuses de nature réelle et parfois bizarrement, mais précieusement vue ; des descriptions vertigineuses vraiment géniales, le Bateau Ivre, les Premières Communions, chef-d’œuvre à mon gré d’artiste, parfois bien réprouvable pour mon âme catholique, les Effarés que dans l’Edition Nouvelle des Poésies Complètes[8], une main pieuse, sans doute, mais, à nions sens lourde et bien maladroite, en tous cas, a « corrigés » dans plusieurs passages, pour des fins antiblasphématoires bien inattendues, mais que voici intégralement dans leur texte exquis et superbe !
LES EFFARÉS
Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,
À genoux, cinq petits — misère ! —
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond.
Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise et qui l’enfourne
Dans un trou clair ;
Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.
Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.
Quand, pour quelque médianoche,
Façonné comme une brioche,
On sort le pain,
Quand, sur les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,
Que ce trou chaud souffle la vie,
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres Jésus pleins de givre,
Qu’ils sont là, tous,
Collant leurs petits museaux roses
Aux grillages, grognant des choses
Entre les trous,
Tout bêtes, faisant leurs prières,
Et repliés vers ces lumières
Du ciel rouvert,
Si fort qu’ils crèvent leur culotte
Et que leur chemise tremblote
Au vent d’hiver.
Tel est le livre qui vient de paraître chez Vanier, le plus complet possible au point de vue des vers traditionnels, ajouterai-je, car Rimbaud fit ensuite, c’est-à-dire tout de suite après sa fuite libre, non sa reconduite (cette fois-ci) de Paris, sa fuite en quelque sorte triomphale, de Paris, des vers libres superbes, encore clairs, puis telles très belles proses qu’il fallait.
Puis, après avoir tenté, non pas la fortune, ni même la chance, mais le Désennui, dans des voyages néanmoins occupés en des industries riches d’aspect et de ton (dents d’éléphants, poudre d’or), il mourut d’une opération manquée, retour du Hanar, à l’Hôpital de la Conception à Marseille, dans, assure l’éditeur autorisé des Poésies Complètes, les sentiments de la plus sincère
piété.[9]
NOUVELLES NOTES
Ce n’est pas ici[10], où le nom et le renom d’Arthur Rimbaud sont familiers, que l’on va s’amuser à ressasser ce qui a été si souvent, quelquefois mal, d’autres fois bien, et dans deux ou trois cas, très bien, dit sur le poète et sur l’homme.
Ceci sera plutôt un peu plus biographique qu’autrement, et pour entrer vite dans le sujet et dans son vif, sachez que, à la fin des vacances 1871, vacances que j’avais passées à la campagne dans le Pas-de-Calais, chez de proches parents, je trouvai, en rentrant à Paris, une lettre signée Arthur Rimbaud et contenant les Effarés, les Premières Communions, d’autres poèmes encore, qui me frappèrent par, comment dirais-je, sinon bourgeoisement parlant, par leur extrême originalité ? À cette lettre qui, en outre de l’envoi des pièces de vers en question, fourmillait sur son auteur, qui était celui des vers, de renseignements bizarres, tels que « petite crasse », « moins gênant qu’un Zanetto », et qui se recommandait, de l’amitié d’un d’ailleurs très bon garçon, commis aux contributions indirectes, grand buveur de bière, poète (bachique) à ses heures, musicien, dessinateur et entomologiste, mort depuis, qui m’avait connu autrefois. Mais tout cela était bien vague. Les vers étaient d’une beauté effrayante, vraiment. J’en conférai avec des camarades, Léon Valade, Charles Cros, Philippe Burty, chères ombres ! et, d’accord avec ma belle-famille dans laquelle je demeurais alors, où, pour mon malheur plus tard, il fut convenu aussi que le « jeune prodige » descendrait pour commencer, nous le fîmes venir. Le jour de son arrivée, Cros et moi, nous étions si pressés de le recevoir en gare de Strasbourg… ou du Nord, que nous le manquâmes et que ce ne fut qu’après avoir pesté, Dieu sait comme ! contre notre mauvaise chance, durant tout le trajet du boulevard Magenta au bas de la rue Ramey. Nous le trouvâmes, causant tranquillement avec ma belle-mère et ma femme dans le salon de la petite maison de mon beau-père, rue Nicolet, sous la Butte. Je m’étais, je ne sais pourquoi, figuré le poète tout autre. C’était, pour le moment, une vraie tête d’enfant, dodue et fraîche sur un grand corps osseux et comme maladroit d’adolescent qui grandissait encore et de qui la voix, très accentuée en ardennais, presque patoisante, avait ces hauts et ces bas de la mue.
On dîna. Notre hôte fit honneur surtout à la soupe et, pendant le repas resté plutôt taciturne, ne répondant que peu à Cros, qui peut-être ce premier soir-là se montrait un peu bien interrogeant, aussi ! allant, en analyste sans pitié, jusqu’à s’enquérir comment telle idée lui était venue, pourquoi il avait employé plutôt ce mot que tel autre, lui demandant en quelque sorte compte de la « genèse » de ses poèmes. L’autre, que je n’ai jamais connu beau causeur, ni même très communicatif en général, ne répondait guère que par monosyllabes plutôt ennuyés. Je ne me souviens que d’un mot qu’il « eut » à propos des chiens (celui de la maison nommé Gastineau, pourquoi ? un échappé à la Saint-Barthélémy du Siège, gambadait autour de la table) : « Les chiens, dit Rimbaud, ce sont des libéraux. » Je ne donne pas le mot comme prodigieux, mais je puis attester qu’il a été prononcé. La soirée ne se prolongea pas tard, le nouveau venu témoignant que le voyage l’avait quelque peu fatigué… Pendant une quinzaine de jours il vécut chez nous. Il logeait dans une chambre où il y avait, entre autres vieilleries, un portrait d’ « ancêtre », pastel un peu défraîchi et que la moisissure avait marqué au front, parmi divers endommagements, d’une tache assez maussade, en effet, mais qui frappa Rimbaud de façon tellement fantastique et même sinistre que je dus, sur sa demande réitérée, reléguer ailleurs le lépreux marquis. J’ai cru d’abord à de la farce macabre, à une fumisterie froide… Je pensai tôt et très tôt après, et je m’y tiens après vingt-quatre ans, plutôt à un détraquement partiel et passager, comme il arrive le plus souvent à ces exceptionnelles natures.
Une autre fois, je le trouvai couché au soleil (d’octobre) le long du trottoir en bitume d’où s’élevait le perron de quelques marches qui conduisait à la maison.
Ce perron et ce trottoir étaient bien dans la cour, et non dans la rue, et séparés de celle-ci par un mur et une grille, mais on pouvait voir par celle-ci et l’œil des voisins d’en face directement plongeait sur le spectacle pour le moins extraordinaire.
D’autres excentricités de ce genre, d’autres encore, ces dernières entachées, je le crains, de quelque malice sournoise et pince-sans-rire, donnèrent à réfléchir à ma belle-mère, la meilleure et la plus intelligemment tolérante des femmes pourtant, et il fut convenu qu’au moment de la rentrée de mon beau-père, en ce moment à la chasse, homme, lui, bourgeoisissime et qui ne supporterait pas un instant un tel intrus dans sa maison, « mossieu ! » on prierait quelques-uns de mes amis, qui avaient adhéré et aidé à la venue de Rimbaud à Paris, de le loger à leur tour et de l’héberger, sans pour cela, moi, me désintéresser de « l’œuvre », le moins du monde, bien entendu.
Une très forte amitié s’était formée entre nous deux durant les trois semaines environ qu’avait duré le passage chez moi de l’intéressant pèlerin.
De ses vers passés, il m’en causa peu. Il les dédaignait et me parlait de ce qu’il voulait faire dans l’avenir, et ce qu’il me disait fut prophétique. Il commença par le Vers Libre (un vers libre toutefois qui ne courait pas encore le guilledou et ne faisait pas de galipètes, pardon, de galimatias comme d’aucuns plus « modernistes »), continua quelque temps par une prose à lui, belle s’il en fut, claire, celle-là, vivante et sursautante, calme aussi quand il faut. Il m’exposait tout cela dans de longues promenades autour de la Butte et, plus tard, aux cafés du quartier Trudaine et du quartier Latin… puis il ne fit plus rien que de voyager terriblement et de mourir très jeune.
Mais il ne devait s’agir ici que du Recueil chez Vanier des poésies complètes d’Arthur Rimbaud. Ce recueil vient de paraître. Il contient tout ce que l’on a pu réunir de lui en fait de vers proprement dits, c’est-à-dire ses « productions », jusqu’à 1871 inclusivement. Les quelques autres choses y incluses datent d’après. Les lecteurs de la Plume se réjouiront d’y retrouver les chefs-d’œuvre, tous, et s’amuseront à lire des essais, des ébauches, même des débauches, ô littéraires ! d’extrême jeunesse… Ils sortiront de cette lecture, admirateurs des poèmes connus et comme classiques, charmés de quelques pièces verveuses, Les Raisons de Nina, Ma Bohême, Sensation, un peu ou beaucoup horrifiés de certaines autres, farouches jusqu’à la cruauté, Les Poètes de sept ans, Mes petites amoureuses.
N’est-ce pas tout ce qu’il faut ressentir à l’égard d’un volume de vers en ces temps affadis ? L’admiration, le charme et… quelle belle et bonne (c’est ici le cas) horrification !
Octobre 1895.
UN MOT SUR LA RIME
Hier, en relisant mon exemplaire du dernier numéro du Décadent, l’envie m’a pris de répondre un peu à Ernest Raynaud sur la Rime, qu’il attaque avec une virulence qui m’a fait réfléchir aux torts que j’ai pu avoir, en propos seulement, du moins je l’espère, envers elle.
Lecteur assidu de ce bon journal, j’ai pensé que je ne devais m’adresser que là pour exposer quelques idées qui me sont venues tout à l’heure à ce sujet.
Je monte donc à « cette tribune » et je dis : Non, la rime n’est pas condamnable, mais seulement l’abus qu’on en fait. Notre langue peu accentuée ne saurait admettre le vers blanc, et ni Voltaire, vice-roi de Prusse en son temps, ni Louis Bonaparte, roi de Hollande au sien, ne me sont des autorités suffisantes pour hésiter, fût-ce un instant, à ne me point départir de ce principe absolu. Rimez faiblement, assonez si vous voulez, mais rimez ou assonez, pas de vers français sans cela.
Quand je dis : rimez faiblement, je m’entends, et je ne veux pas que ma concession signifie : rimez mal.
Musset, hélas ! rime mal. La Fontaine lui a donné le fatal exemple et leur génie ne les absout pas plus que son esprit — en prose, n’absout le d’ailleurs « affreux Voltaire ». (Jamais feu Ponsard, son digne partisan, entre autres, n’aura si bien dit sans le savoir). Voilà, sauf erreur, les deux seules exceptions troublantes. La plupart des bons poètes riment bien, plusieurs riment faiblement. C’est, je crois, Racine qui a commencé à rimer faiblement, en ce sens, par exemple, qu’il se sert souvent d’adjectifs au bout de deux vers, redoutables, épouvantables, qu’il y emploie des mots presque congénères, père, mère, chose que Malherbe eût évitée, qu’il n’a presque jamais la consonne d’appui. Mais chez lui le vers est si nombreux, si long et si mélodieux que ces finales mêmes sont comme une grâce sobre et chaste de plus. Et je ne serais pas éloigné de lui savoir un certain gré d’avoir en quelque sorte innové de cette discrète et légère façon. Il est vrai que je l’aime tant que j’aurais peur, à la fin, d’aimer en lui jusqu’à un défaut. Mais non, ces rimes-là ne sont pas défectueuses, croyons-le bien, surtout dans l’alexandrin plat. L’adorable Chénier, notre Lamartine, ce Barbier infiniment trop oublié, le grand Vigny et jusqu’à un certain point Baudelaire, ont rimé faiblement. Pierre Dupont, qu’il est temps de revendiquer, tant même l’élite est ingrate ! dans ses chansons si musicales, en dehors, bien entendu, des airs charmants qu’il y adaptait, rime faiblement :
Ô ma charmante,
Ô mon désir,
Sachons cueillir
L’heure charmante !
Combien d’entre nous n’eussent pas mis choisir pour la rime, c’est le cas de le dire ! Et alors, n’est-ce pas que j’ai eu quelque lieu de m’écrier, en considérant de tels lamentables abus encore possibles :
Ce que, par exemple, je proscris de tous mes vœux, c’est la rime mauvaise. Par rime mauvaise je veux dire, pour illustrer immédiatement mes raisons, des horreurs comme celles ci qui ne sont pas plus « pour » l’oreille (malgré le Voltaire déjà qualifié) que « pour » l’œil : falot et tableau, vert et pivert, tant d’autres dont la seule pensée me fait rougir, et que pourtant vous retrouverez dans maints des plus estimables modernes. Les grands Parnassiens, Coppée, Dierx, Hérédia, Mallarmé, Mendès, n’ont garde d’offrir de pareils scandales. Ce leur est déjà un mérite que les imprécations de M. Raynaud ne leur ôteront point à mes yeux. Vous ne trouverez pas non plus chez eux ces rimes en ang et en ant, en anc et en and, que ne sauve pas la consonne d’appui, même dans ces magnifiques vers de Victor Hugo :
Un flot rouge, un sanglot de pourpre, éclaboussant
Les convives, le trône et la table, de sang,
ni la rime artésienne ou picarde, pomme et Bapaume,
ni la méridionale Grasse (la ville) et
grâce, ni même la normande aimer et mer,
bien que consacrée par Corneille et aussi par
Racine, et il n’y a plus guère que M. Vacquerie,
disciple en ceci de ce dernier, et d’ailleurs normand
comme Corneille, qui ait osé de nos jours
un provincialisme comme :
J’aurais fini par supporter
Un chœur d’Esther.
Et en quoi, je vous prie, excèdent dans la rime ces Parnassiens que vous conspuez ? Citez-moi, sauf ès cas voulus, des rimes d’eux blâmables dans l’outrance. Oui, il y a des poètes qui riment trop richement et c’est à ceux-là que j’ai pensé en écrivant quelques vers (d’ailleurs bien rimés) contre la Rime. Mais je ne les vois nulle part en bon lieu, par conséquent dans les rangs sérieux du Parnasse Contemporain. Quant à Banville, que semblerait viser de façon plus spéciale le reproche de rimer trop richement, relisez-le, et citez-moi une rime de lui qui ne soit rigoureusement judicieuse.
N’est-ce pas tout ce qu’il y a à dire sommairement sur la rime ? Oui, n’est-ce pas, ou peut s’en faut, et je vous ai prouvé que la rime est un mal nécessaire dans une langue peu accentuée, la rime suffisante pour le moins ? Oui ou non ? D’ailleurs n’importe ! et il me reste à parler de l’Assonance, qui est à la mode. Mais je m’aperçois qu’au lieu d’un mot c’est deux qu’il me faut maintenant.
L’Assonance est, pour parler selon la rigueur, la rencontre, à la fin de deux lignes plus ou moins rhytmées, de la même voyelle encadrée autant que possible par la même consonne d’appui et une consonne ou une syllabe muette terminale différente. Exemple : Drole, Drome, dol, d’oc. Nombre de chansons populaires sont instrumentées dans ce goût, avec la liberté toutefois en outre de rimer soit par à peu près, soit sans guère observer l’alternance des deux genres masculin et féminin, non plus que des singuliers ou des pluriels assortis, avec d’autres commodités encore. De la sorte, l’assonance serait, si adoptée dans la littéralité, un souci musical tout aussi gênant que la Rime, mais combien inférieure à elle en pureté, en noblesse de son ! ou, si l’exemple des chansons populaires se voyait suivi par nos versificateurs, un élément de confusion, de désordre même, pour cette pauvre Poésie, qui n’existe, en somme, que par l’harmonie, quelque vie, d’ailleurs, quelque frisson qu’il importe de lui donner par une observance éclairée de ces choses intrinsèques elles-mêmes.
De curieux essais du dernier modèle furent naguère tentés par des artistes que j’aime, comme Gustave Kahn et Jean Moréas qui ont fait des livres presque en entier selon ces données. J’avoue, en dehors du très réel et très grand mérite de ces œuvres, y préférer les passages que j’appellerai réguliers aux autres. Tels vers de Kahn, conçus dans les formes jusqu’ici reconnues (il remarquera que je dis : Jusqu’ici reconnues, ne voulant rien préjuger, me rangeant au nombre des purs spectateurs bien plutôt sympathiques) me plaisent et plairont à d’aucuns davantage par ce fait même ; et je me vois, et vous vous voyez peut-être tentés de regretter que toute la pièce intitulée Éventails, qui est sa dernière production lyrique, ne soit pas écrite comme ceci :
La nuit a des douceurs de brise dans les voiles
Et sur les rois perdus de douceurs inconnues
La blondeur de la nuit défaille en flot d’étoiles.
Je parlerai de même à propos de Jean Moréas et du très regrettable et très regretté Jules Laforgue, de qui la Mort vient d’éteindre l’étrange et troublant génie si prématurément. Que conclure ? Attendre ou tenter, selon les tempéraments. Moi, presque vieux, déjà ! j’attends, mon cher Raynaud. J’attends sans même conseiller, — mais non sans donner mon avis prudent, réservé, après avoir, comme on a bien voulu me le rappeler, poussé mon cri d’alarme contre la Rime abusive. Qu’on excuse mes scrupules. Ils sont cruels souvent, je vous l’assure. Parfois je les vaincs, le croiriez-vous ? Et je finirai, si vous voulez bien, par une anecdote personnelle.
Une mienne ballade « en l’honneur de Louise Michel, » fut l’an dernier présentée à mon très illustre et très indulgent maître Théodore de Banville qui n’y put admettre la rime de faucille et de Cécile. Que faire ? Condamner l’un ou l’autre mot. Tel le devoir, dura lex sed lex. Mais le sens, mais la propriété de l’expression ? Cécile ne pouvait disparaître, et je me mis à vouloir remplacer faucille. Au bout d’efforts sans nombre et d’un temps infini, je m’aperçus que faucille à son tour ne pouvait absolument pas disparaître. D’autre part, ille est mouillé dans faucille. Et d’abord Banville avait parlé. Nul moyen de sortir de là. Je n’avais plus, en bonne conscience, qu’à jeter la ballade au feu. Mais je tenais à la ballade, que voulez-vous ! j’y tenais, à cette ballade ! Vraiment. Beaucoup.
Et, ne pouvant rimer, j’assonnai !
Elle aime le Pauvre âpre et franc
Ou timide. Elle est la faucille
Dans le blé mûr pour le pain blanc
Du Pauvre et la sainte Cécile
Et la Muse rauque et gracile
Du Pauvre, et son ange gardien,
À ce simple, à cet indocile.
Louise Michel est très bien.
Mais que ceci ne serve pas d’exemple.
LETTRE AU « DÉCADENT »
Voudrez-vous rectifier dans votre prochain numéro le titre
en celui
qui est plus juste, plus joli ici et qui me permettra
de donner le premier, perfectionné, à
une ballade spéciale à laquelle je pense. Vous
annoncez pour le prochain numéro en question
une « déclaration de principes » : grosse tâche
dont comment me tirer ? sinon en profitant de
cette feuille de papier à lettres pour citer
quelques paroles, concluantes, j’espère, encore
inédites, de moi sur la Décadence, les Décadents
et le Décadisme. Celui-ci, une merveille de vous, mon cher ! un maître-vocable tout battant neuf,
sur lequel je m’exprimais ainsi dans une biographie
d’Anatole Baju à paraître incessamment,
les Hommes d’Aujourd’hui, de notre sage et temporisateur
ami Vanier « Décadisme est un
mot de génie, une trouvaille amusante et qui restera
dans l’histoire littéraire ; ce barbarisme est
une miraculeuse enseigne. Il est court, commode,
« à la main », handy, éloigne précisément l’idée abaissante de décadence, sonne littéraire
sans pédanterie, enfin fait balle et fera
trou, je vous le dis encore une fois..... »
Le membre de phrase souligné dans ce passage détermine bien, je crois, ce que nous entendons, vous et moi, en Décadisme, qui est proprement une littérature éclatant par un temps de décadence, non pour marcher dans les pas de son époque, mais bien tout « à rebours », pour s’insurger contre, réagir par le délicat, l’élevé, le raffiné si l’on veut, de ses tendances, contre les platitudes et les turpitudes, littéraires et autres, ambiantes, — cela sans nul exclusivisme et en toute confraternité avouable. Dans la même biographie d’Anatole Baju, je classais parmi les Décadents, « injure, entre parenthèses, disais-je encore ailleurs, pittoresque, très automne, bien soleil couchant, à ramasser en somme », outre Mallarmé et moi baptisés d’autre part Décadents par qui donc déjà ? « un certain nombre de jeunes poètes, las de lire toujours les même horreurs, appartenant d’ailleurs à une génération plus désabusée que toutes les précédentes, d’autant plus avide d’une littérature expressive de ses aspirations vers un idéal dès lors profondément sérieux, fait de souffrance très noble et très hautes ambitions..... »
Ces citations, dont mille excuses ! ont du moins ce mérite d’être courtes et peu nombreuses. De plus, elles abondent tellement dans votre sens que je vous les envoie, puisque vous voulez bien avoir besoin de mon avis, en forme d’absolue adhésion à votre vaillant entêtement dans une cause si bonne, aussi !
À vous et à vos collaborateurs.
NOS POÈTES
Un livre enfin de critique compétente et sympathique vient de paraître : Nos Poètes[11], par Jules Tellier, qui est lui-même un poète. L’auteur, partant de Leconte de Lisle pour arriver au Décadisme, examine les évolutions du genre d’écrire qualifié poésie accomplies depuis cette époque jusqu’à cette époque : de quelle attention tour à tour filiale et fraternelle toujours et toujours confraternelle ! ce n’est rien que de le dire.
Après un adieu respectueux à M. Leconte de Lisle, historien et philosophe, un hommage affectueux, cordial et sincère à ce Théodore de Banville qui compte pourtant dans le rhythme de la vie absolue des fiers et désintéressés livres de vers de cette époque décisive, après Coppée, exquis, et Sully-Prudhomme, noble témoin, salués, Jules Tellier aborde enfin les Modernes.
Rustiques, Psychologues, Lyriques, Baudelairiens habiles, passés, non sans malice douce-amère, en revue, Jules Tellier s’inquiète à son tour, qui est le bon, du mouvement actuel. Et largement, malgré les étiquettes sans nul doute voulues telles de sa table des matières, il veut bien rendre compte au public, ce public auquel il faut à la fin rendre compte, — ce public, entendons-nous, choisi, trié, exclusivement servi et exclusif qui serait donc le nôtre, — de sa sollicitude pour les seuls efforts sérieux de ce commencement de fin de siècle littéraire-ci.
Bouchor et son puissant effort incontestable vers les sommets symboliques de l’esprit humain, la jeune pléiade belge (si consolante dans notre décadence française pourtant encore lîère) dont Rodenbach, Giraud, Séverin, seraient les chefs acclamés si le choix n’était défié par tout ce talent collectif, enfin Moréas, subtil et brutal si bien, Kahn, Vignier, qu’il nous serait utile de défendre contre des scrupules peut-être un peu bien sévères, Guigou, « étrange et sincère », Raymond de la Tailhade, prédit grand poète et déclaré bon poète, Tailhade, somptueux et pervers — « j’en passe et des meilleurs », comme dit Hugo, d’ailleurs excessivement admiré dans le livre de Nos Poètes — apparaissent ou plutôt paraissent « pleins de grâce et de vérité » dans ce livre substantiel auquel il faut acquiescer, en dépit des justes réserves que lui doit le Décadisme (ou ce qu’on nomme ainsi) en raison de
quelques injustices.
AU BOIS JOLI
Ce mois-ci aura été essentiellement littéraire. Une illustre mémoire, une étincelante personnalité se sont, sur les planches et par le livre, manifestées en pleine lumière de la rampe et de la publicité. Villiers de l’Isle Adam et son Axël, œuvre préférée du si regretté ami, Une Journée parlementaire, par Maurice Barrès, sont le héros et l’événement « sensationnels » ou, pour parler français, « à la mode », de cette fin de février.
Pourtant quelles que soient ma sympathie et mon admiration pour le génie de l’un et le si grand talent de l’autre, le poète que je suis, réservant toutes autres préoccupations intellectuelles, veut aujourd’hui s’inquiéter uniquement de pure poésie, seule actualité qu’il lui faille.
Et je viens vous parler de Au Bois Joli, par mon bon ami et l’un de mes auteurs de chevet. Gabriel Vicaire, l’auteur de déjà tant d’autres volumes tant prisés des vrais compétents, les Emaux bressans, la Légende de Saint-Nicolas, l’Heure enchantée, À la bonne franquette, etc.
C’est un assez grandelet recueil, tout à l’amour sylvestre, mais pas à la Florian, non plus qu’à la Théocrite ; mais tout bonnement — et que c’est donc bien à lui ! à la Vicaire.
À la Vicaire, c’est-à-dire en des vers clairs et délicieusement simples, tendrement et malicieusement. Au lieu des choses archi-alambiquées trop familières au pédantisme, à la sécheresse en vain mouillée de mots et délayée dans des phrases dont usent « certains jeunes » — quels mots et quelles phrases et quels jeunes ! vous ne trouverez ici qu’émotion réelle dans une langue parfaite, langue formée aux fortes études classiques, puis d’ensuite, les plus décisives peut-être, du moins dans les cinq sixièmes des cas.
Ces études, chez Vicaire, infinies lectures à droite et à gauche, une érudition curieuse de tout et renseignée immensément, fréquents séjours à la campagne et au village sans cesse occupés à l’observation amoureuse de la nature surprise chez elle, une recherche fervente des traditions, des légendes, jusqu’à l’étude par le menu des chansons populaires de son pays, la Bresse, ont formé un poète bien à part, entre tous ceux d’à peu près ma génération. Il se distingue du groupe parnassien par l’aise et la liberté de son allure, tout en s’y rattachant par la forme absolue et la pureté. Quant aux « écoles » un peu contestées qui furent actuelles il y a cinq ou six ans, Décadents et Symbolistes, elles ne le comptèrent jamais dans leurs rangs. Même il fit dans ces temps-là, avec Beauclair, un petit volume qui obtint un succès retentissant. Ce livre, intitulé Les Déliquescences, par Adoré Floupette, chez Léon Vanné, éditeur à Bysance, raille avec une grâce et une malice parfaites les prétentions quelque peu formidables des « réformateurs », leurs rhythmes abracadabrants et leurs rimes… ou leur manque prémédité de rimes allant sous le nom de « Vers Libre », le choix excessif de leurs vocables et le lâché ou le guindé de leurs tournures… Les Déliquescences firent fureur à leur époque : les poètes visés prirent en général bien la chose. Pour mon compte, comme à tort ou à raison, à tort plutôt, je passais pour l’un des « gros bonnets » du groupe, on m’y prêtait ces vers bouffons et ce vœu, j’espère, point trop encore réalisé :
« Je voudrais être un gaga
Et que mon cœur naviguât
Sur la fleur du seringua ! »
Quelques bonnes âmes allèrent jusqu’à « croire que c’était arrivé », et il y eut même des critiques naïf (?) jusqu’à « flétrir » ce Décadent d’Adoré, ce symboliste de Flou, ce roman de Pette, le tout à la grande joie de Floupette et de ses « victimes ».
Qu’est-ce que ce « Bois-Joli » où nous mène l’auteur si engageant ? Parbleu, c’est le vôtre et le mien, c’est notre cœur symbolisé, c’est l’éternelle magique forêt des Ardennes, l’enchantée « Arduane Silve » où le galant garde-chasse braconne en personne, où brigande un peu Robin-des-bois, où Titania baise Bottom, où la Belle ne dort que pour mieux s’éveiller ; généralement tendre et plutôt gaie l’ombre du Bois-Joli, avec telles clairières éclatantes et bellement sonores, comme ceci qui m’est dédié, dont je raffole et dont je me targue :
Depuis l’heure divine où j’adorai les roses,
Le sommeil de mon cœur s’est à peine éveillé ;
Je suis resté l’enfant toujours émerveillé
Qui croit à la bonté des hommes et des choses.
J’ai gardé la fraîcheur de mes yeux de vingt ans.
Mon âme aux quatre vents ne s’est pas défleurie.
Je sais tous les sentiers du pays de féerie,
Je suis le pèlerin de l’éternel printemps.
La nature se livre à qui la veut comprendre ;
J’ai goûté la douceur de son corps merveilleux.
Le même bleu d’aurore est au fond de ses yeux,
Le rose de sa bouche est toujours aussi tendre.
LE LIVRE DE JADE
Comment peut-on être Chinois ? C’est le secret de Judith Walter, pseudonyme transparent sous lequel se dérobe la brillante personnalité d’une jeune femme que recommande au public lettré ce double titre d’être la fille d’un poète illustre et la femme d’un autre poète qui a extrêmement de chances pour rendre bientôt célèbre un nom déjà retentissant parmi le jeune romantisme.
Le Livre de Jade, magnifique in-octavo, se présente comme une traduction de différents poètes chinois, et je ne demande pas mieux que de le croire sur parole, quoique çà et là une note bien parisienne, un accent délicatement ironique, dont je soupçonne absolument incapables les lettrés à bouton de cristal du Céleste-Empire, vienne vous avertir qu’évidemment la traduction, puisque traduction il y a, est du moins, très libre. Je ne suis pas versé autant qu’il serait désirable dans la connaissance du langage de Thou-Fou, de Tsé-Tié, de Tchan-Oui, etc. Aussi ne me plaindrai-je pas plus amèrement que de raison de ces apparences d’infidélité au texte, puisque le charme y trouve son compte et que le talent incontestable y supplée la sincérité présumée absente.
Qu’on n’aille pourtant pas inférer de là que le Livre de Jade, sous couleur chinoise, est ce que l’on convient d’appeler « un livre parisien. » Il n’est, au contraire, pas possible d’être plus Chinois, dans l’acceptation finement excentrique et poétiquement précieuse du mot, que l’auteur ou le traducteur de ce délicieux ouvrage. Imaginez un Théocrite riverain du fleuve Jaune, avec des bizarreries exquises et des surprises enchanteresses. Par moments aussi, le ton s’élève, et, de la petite idylle toute parfumée de thé, de vin tiède et de fleur de pêcher, passe au tableau de guerre, à la scène pathétique, quelquefois à la pensée profonde, sans toutefois jamais enfreindre les règles que s’est imposées l’auteur, et qui sont la concision pour l’expression, la brièveté quant à la phrase et la discrétion dans les procédés mis en œuvre.
Je ne connais d’analogue à ce livre dans notre littérature que le Gaspard de la nuit de cet à jamais regrettable Aloysius Bertrand. Et encore, si l’on me donnait à choisir, préférerais-je de beaucoup le Livre de Jade pour son originalité plus grande, sa forme plus pure, sa poésie plus réelle et plus intense.
Le manque d’espace m’empêche, à mon vif regret, de citer quelques fragments de ce volume qu’il faut lire pour le relire souvent. Le succès en est assuré : Mlle Théophile Gautier, Mme Catulle Mendès, vient d’affirmer là un pseudonyme, Judith Walter, qui rayonnera certainement, bien distinct, entre le nom de son père et celui de son mari.
HERNANI
Le succès d’Hernani a été immense, inouï, colossal, écrasant ! — et, ce qui ne gâte rien, pacifique, — personne ne s’étant trouvé pour jouer le rôle de l’esclave insulteur des triomphes romains. Quelques personnes semblaient regretter les « grandes luttes » de 1830 et criaient à la décadence. Eh quoi ! parce que le bon sens a fait, durant ces trente dernières années, justice des ridicules préjugés de quelques voltigeurs de la Tragédie il faudrait se désoler de n’avoir plus ces adversaires à combattre, jeter la pierre au progrès et reprocher à notre génération d’avoir profité de l’expérience ! Allons, allons, messieurs les grondeurs pour rire, avouez qu’au fond vous êtes contents de nous, les jeunes, que nous ne dégénérons pas trop de nos pères de 1830 et que véritablement nous sommes les petits de ces grands lions-là ! C’était l’avis de Gautier, l’autre soir, de Gautier, qui se démenait dans sa stalle comme aux beaux jours des gilets rouges et des cheveux mérovingiaques, c’était l’avis de Dumas, superbe d’attendrissement et d’expansion à chaque sursaut d’enthousiasme de la salle !
Quelle belle chose aussi que ce drame, en dehors de toute préoccupation d’école et de tradition ! Quel sublime cornélien mêlé à l’émotion shakspearienne avec ce je ne sais quoi de spécialement ému et sublime qui n’appartient qu’à Hugo ! Quoi de comparable dans le théâtre espagnol, si fier pourtant, à cette splendide scène des portraits ! Et ce cinquième acte, ne hausse t-il pas à la taille de Roméo et Juliette les deux amants du drame français !
Aussi, quels cris unanimes et mille fois répétés de vive Hugo ! pendant les entr’actes et à la sortie ! quelle furia d’admiration ! quelle joie délirante et quel bonheur véritable éclataient dans tous les yeux !
J’imagine que, le soir d’une grande bataille, l’enthousiasme n’est pas plus grand dans le camp vainqueur. Victoire, en effet, du grand Art sur le métier, des Poètes sur les faiseurs !
Guidés par les excellents conseils de M. Auguste Vacquerie, les acteurs ont été vaillants. Bressant a beaucoup d’insolence, de morgue et parfois de majesté dans le rôle si bien tracé et si historique de Charles-Quint. Maubant, au troisième acte, a soulevé la salle entière avec cet hémistiche :
Delaunay et Mlle Favart, excellents dans les premiers actes, ont été, au dénoûment, couverts d’applaudissements, de bravos et de bouquets ; il était impossible de mourir plus pathétiquement, après avoir aimé si passionnément. Ils ont été, avec Bressant et Maubant, rappelés à deux fois par le public enivré.
En somme, glorieuse soirée, dont on sera fier plus tard de dire : « J’en étais ! » puisqu’elle a consacré à jamais parmi nous le théâtre d’Hugo et réparé les injustices de la cabale classique de 1830. Retenons bien cette date : 20 juin 1867 !
Et maintenant, M. de Chilly, à quand Ruy-Blas ?
LES ŒUVRES ET LES HOMMES
I
LES POÈTES
Il y a plusieurs hommes dans M. Barbey d’Aurevilly : romancier très-inégal, catholique ultra, autoritaire à faire pâlir de Maistre, critique détestable souvent et contestable toujours, il présente mainte face à l’observation et mainte facette à la malignité. Nous ne nous occuperons que du critique.
La première chose qui frappe à la lecture du tome des poètes, c’est la sympathie de l’auteur pour les « inspirés, » et partant un dédain superbe des travailleurs, fait tout simple, d’ailleurs, et particulier aux critiques d’un certain âge, témoins enthousiastes des prouesses de l’inspiration, et tout ébahis en présence des œuvres de la nouvelle école, qui a, comme on sait, ce ridicule de penser que les beaux vers ne se font pas tous seuls et que les rimes pauvres n’entraînent pas fatalement la richesse des images ni même celle des idées. Ce point de vue quinquagénaire produit dans la critique de M. Barbey d’Aurevilly des effets d’optique très-amusants, qu’il est bon de mettre en lumière pour l’édification de plusieurs et lébaudissement de quelques-uns.
Par exemple, à propos des Odes funambulesques de Théodore de Banville, M. Barbey d’Aurevilly nous dit sérieusement, dans une de ces incidentes qui lui sont si chères : — « La rime, à laquelle tiennent si fort tous les hommes pour qui la poésie consiste dans l’art d’échiquier de mouvoir et de ranger les mots, la rime, etc. » — Sans le chicaner sur le plus ou moins discutable français de « l’art d’échiquier, » je ne puis m’empêcher de faire observer à M. Barbey d’Aurevilly que, si la poésie ne consiste pas précisément dans cet art d’échiquier-là, cet art d’échiquier-là est la base même de la poésie… et de l’orthographe, absolument comme l’échiquier est la base de l’art… des échecs.
Passons maintenant en revue quelques jugements particuliers dans ce procès intenté aux poètes par M. Barbey d’Aurevilly, juge et avocat. À tout seigneur, tout honneur ! Notre aristarque commence sa distribution de férules par les Contemplations de Victor Hugo, qu’il appelle un « grand front vide, » et Gustave Planche est dépassé ! Certes, à mes yeux, les Contemplations ne sont pas le chef-d’œuvre d’Hugo, tant s’en faut ; je les trouve même son livre le plus faible[12] ; mais ce n’est pas une raison pour insulter au génie, même défaillant, en quels termes, on en a pu juger par un mot pris au hasard entre mille. Il va sans dire que le plus gros grief de M. Barbey d’Aurevilly contre Hugo est le manque de sincérité. Dans les trop fameuses philippiques publiées par le Pays, lors de l’apparition des Misérables, il reprochait entre autres choses, à Hugo, d’être « un classique peint en romantique, » « un lyrique artistement peigné en échevelé. » Artistement, mais c’est ce qu’il faut, bon critique !
Souvent un beau désordre est un effet de l’art,
a dit Boileau, que vous citez à ce sujet, et par
hasard Bolieau a dit une vérité. Abordant ensuite
la Légende des siècles, M. Barbey d’Aurevilly
rend, avouons-le, un franc et loyal hommage à
cette superbe épopée où Victor Hugo a mis toutes ses qualités, et aussi tous ses défauts. De ces
défauts, il en est un que M. Barbey d’Aurevilly
n’a pas signalé, et pour cause. J’entends ces déplorables
passages attendrissants qui ont la prétention
d’être réalistes, et ne constituent rien
moins qu’une grotesque parodie. (Voir, comme
pièces justificatives, le discours du vieux Fabrice,
devant le cadavre de la petite Isora. —
Ratbert :
« M’avoir assassiné ce petit être-là !
Mais c’est affreux d’avoir à se mettre cela
Dans la tête, que c’est fini, qu’ils l’ont tuée,
Qu’elle est morte…)
M. Barbey d’Aurevilly est un partisan acharné de la vie dans l’art. Or, ce que l’on vient de lire est de la vie dans l’art à la troisième puissance, j’espère ; et si M. Barbey d’Aurevilly ne s’est pas extasié devant, c’est par pure inadvertance, soyez-en convaincus.
Don Quijote voyait Dulcinée partout. L’amour de la vie dans l’art n’a-t-il pas fait voir à M. Barbey d’Aurevilly, dans les Emaux et Camées (titre par parenthèse qu’il trouve mauvais, en proposant celui de Perles fondues), un pas vers l’émotion et la passion du poète de la Comédie de la mort ! Voilà un éloge auquel Gautier ne s’attendait guère, je gage, et qui n’a dû le toucher que médiocrement. Il faut, certes, avoir la berlue ou un étrange parti-pris pour découvrir de l’émotion, comme l’entendent MM. Barbey d’Aurevilly et consorts, dans ces poèmes d’une sérénité marmoréenne digne de Gœthe, et par cela même indigne de l’admiration de ces messieurs. Autant, morbleu ! trouver émue et passionnée la Vénus de Milo !
C’est aussi sous la dictée de l’amour de la vie dans l’art que M. Barbey d’Aurevilly a bien osé qualifier Leconte de Lisle de « jeune littérateur français qui essaie de petites inventions ou de petits renouvellements littéraires, et provoque le succès comme il peut. » — Leconte de Lisle est une des victimes de M. Barbey d’Aurevilly, et, au fait, on devait s’y attendre. Que pouvait-il comprendre, lui, le passionné, à cette poésie calme, rassise, à ces vers d’airain retentissant comme des tonnerres lointains, sans jamais éclater, par cette suprême loi de l’art que tout éclat est une discordance, et que, le beau, c’est l’harmonie ? Et que pouvait comprendre ce catholique farouche, ce « Mérovingien », comme il s’est baptisé lui-même, à ce vaste plan synthétique de l’œuvre du grand poète, où chaque religion vient à son tour fournir sa pierre à un monument sans analogue dans aucune littérature, et dont l’ensemble, large et profond, philosophiquement parlant, a, comme art, la sérénité de la Grèce, la force de Rome et la splendeur de l’Inde ? M. Barbey d’Aurevilly ne trouve dans tout cela que fatras, ennui, fausse érudition et manque d’âme. Libre à lui !
Enfin, ce sempiternel amour de la vie dans l’art, de concert avec celui de l’inspiration, sa canaille de frère, pour me servir d’une expression de notre critique, détermine les préférences de M. Barbey d’Aurevilly, préférences heureuses, comme on va voir, et faites à souhait pour le plaisir des yeux.
En première ligne vient… M. Roger de Beauvoir, avec ses Colombes et Couleuvres, recueil qui, pour quelques vers heureux disséminés çà et là, fourmille d’images incohérentes, d’idées avortées et de rimes pauvres. Mais le cœur y joue un grand rôle, dans ce recueil, le cœur, un viscère qui tient lieu de tout, âme, cerveau, et… correction à messieurs les inspirés ; mais les crucifix lamartiniens y alternent avec les flacons de ce divin Musset, et voilà M. de Beauvoir, — un nouvelliste agréable, du reste, — passé grand poète ! et M. Barbey d’Aurevilly le proclame le Canova de notre poésie !
Ce sont les fleurs les plus étranges
Et des fruits d’un goût sans pareil,
Des orangers remplis d’oranges
Dans des champs tout pleins de soleil.
Ce sont des rois, ce sont des reines,
Assis au milieu de leur cour ;
Ce sont des villes si sereines
Que dans la nuit il y fait jour.
On voit tout ce qui peut surprendre :
Des hommes de toutes couleurs,
Des oiseaux qui se laissent prendre
Avec la main comme des fleurs.
De qui sont ces vers, demandez-vous, lecteur ? D’un Pradon en délire ou d’un Berquin de la décadence ? Non pas. Ils sont de M. Siméon Pécontal, lauréat de l’Académie française, bien méritant, quoi qu’en dise M. Barbey d’Aurevilly, dans une note substantielle où il trouve le moyen d’appeler M. Siméon Pécontal un camélia odeur de rose, et d’ajouter cette réflexion amère que ne soufflètent pas du tout, — n’est-ce pas ? — les douze vers rapportés plus haut : « Chose étonnante, et bien honorable, du reste, pour le talent, qu’il ait eu cette fois le sort heureux de l’insignifiance, si chère aux quarante immortels ? » — Vous riez ? M. Barbev d’ Aurevilly vous prépare bien d’autres gaietés, toujours à propos de M. Siméon Pécontal :
Il naîtra sur un lit de chaume,
Et celle qui l’aura porté,
Ce roi du céleste royaume,
Gardera sa virginité ;
Car, à travers sa chaste mère,
Passera l’enfant radieux…
Trait raphaëlesque ! interrompt ici M. Barbey d’Aurevilly. Cela ne vous remet-il pas en mémoire le pavé de l’ours ? Que voulez-vous ! Il y a dans ces strophes tant de cœur, tant de vie, tant d’émotion ! Et puis, quelle inspiration !
Par exemple, je ne sais à quoi attribuer l’enthousiasme de M. Barbey d’Aurevilly pour M. Pommier, qui n’est, lui, ni inspiré, ni ému, ni vivant. C’est vrai qu’il n’est pas davantage imagé, gracieux, profond, ou pénétrant, qualités qui sont mes préférées ; mais moi, qui me pique d’être conséquent, je ne considère pas M. Pommier comme un grand poète, ni même comme un poète. Pour moi, c’est au plus un versificateur amusant, et voilà tout. Il faut lire cet incroyable éloge pour se faire une idée du degré d’admiration de M. Barbey d’Aurevilly pour cet heureux M. Pommier. C’est tout uniment prodigieux. Au sujet d’une amplification assez réussie, et qui a l’enfer pour thème, M. Barbey d’Aurevilly met M. Pommier à côté de Dante, et plutôt au-dessus qu’au-dessous. « Le nouveau poète de l’enfer… — — Le livre de M. Pommier est trop mâle pour s’occuper beaucoup des historiettes de l’individualité humaine. Il laisse cela au terrible Dante qui a besoin de nous raconter les infortunes de la Pia, ou comment les Françoise de Rimini succombent, pour nous intéresser à son fabuleux enfer. M. Pommier n’a, lui, qu’un personnage dans tout son poème ; mais son héros, c’est la Foule, c’est le Monde, c’est l’Humanité… » — Ça y est-il ? Et après ça, on peut tirer l’échelle, croyez-vous ? Eh bien, non ! En l’honneur des colifichets dont je vous donnerai tout à l’heure un échantillon, M. Barbey d’Aurevilly tire un feu d’artifice qui éclipse tous ceux de tous les Ruggieri : « Homme étonnant qui n’a besoin que d’une syllabe pour vous enchanter, si vous avez en vous un écho de poète, — qui serait Liszt encore sur une épinette, et Tulou dans un mirliton. » etc. etc.
Or, voici l’échantillon promis :
- Blaise. — Grogne
- Cogne !
- Mord !
- Être
- Maître
- Veux.
- Rose. — Va, je
- Rage.
- Gueux !
- Bûche ! etc.
- Blaise. — Grogne
Et, six pages après les louanges accordées à ces choses, M. Barbey d’Aurevilly s’indigne contre les « sornettes enragées et idiotes » des Odes funambulesques, sur lesquelles je m’empresse de déclarer ne point partager du tout son avis. D’où vient cette contradiction ? Qui a bien pu changer l’amateur forcené des tours de force de M. Pommier en ce puritain de la poésie ? Profond problème, et dont je laisse la solution à de plus subtils.
En voilà assez, j’espère, pour montrer toute l’inanité d’une critique qui n’a pour guide qu’un enthousiasme irréfléchi, et pour flambeau que la lumière trouble si souvent de ce qu’on nomme assez improprement l’instinct poétique. Je pourrais m’arrêter ici, si je ne tenais à honneur de justifier complètement le titre de cet article : M. Barbey d’Aurevilly prépare un volume de critique sur les critiques qu’il intitule cavalièrement les Juges jugés. S’il entre dans son plan de se comprendre dans ce martyrologe, voici quelques notes que je me fais un plaisir de mettre à sa disposition.
M. Barbey d’Aurevilly est un homme d’esprit, c’est incontestable, et l’esprit, surtout chez nous, est un pavillon qui fait passer bien des marchandises, ce qui est en même temps notre éloge et notre condamnation. Je ne veux pas médire de l’esprit. C’est un petit air de musique qui fait bien dans les entr’actes de la logique, mais qui ne doit jamais empiéter sur elle, sous peine de la faire trébucher dans le vaudeville, genre national. Or, c’est, je crois, un peu le cas de M. Barbey d’Aurevilly.
Si vous aimez la poésie, ennemi lecteur, j’en ignore et, au surplus, c’est votre affaire. Pour moi, je la déteste dans la critique, comme déplacée et dérogeant d’abord, et ensuite comme complice et receleuse. Que diriez-vous d’un botaniste qui vous expliquerait la nervure, la tissure et la membrure d’une plante, avec le style d’un Byron en prose ? Sans doute ce que je dis de M. Barbey d’Aurevilly : qu’il est dans la plus merveilleuse erreur, ou que c’est un adroit compère cachant sous le chatoiement d’un verbiage coloré une science problématique (ceci n’a trait qu’au botaniste). Je ne prétends pas établir par là que, pour être bon critique, il soit indispensable d’écrire comme messieurs tels ou tels. Il est même bon que de temps en temps les poètes descendent des hauteurs pour se retremper un peu dans l’examen et la logique. Leconte de Lisle et Charles Baudelaire l’ont fait, pour ne citer que ces deux-là. Mais aussi, quelle prose que la leur, et combien claire et nette, et simple, et sévère ! C’est que les poètes savent d’intuition que la critique, même faite par eux, doit toujours, crainte d’accident, rester à sa place, qui est en bas.
Non si bas, toutefois, qu’elle perde sa dignité et en vienne à des procédés regrettables, comme il lui arrive quelquefois dans le livre que nous examinons. J’ai spécialement en vue, et je finirai par là, un article inqualifiable sur Edgar Quinet, où l’illustre écrivain est traité comme le dernier des cuistres. Que M. Barbey d’Aurevilly trouve ridicules et ennuyeuses les œuvres d’Edgar Quinet, cela se comprend de reste, quand on est au courant des théories de notre critique, mais, dit un proverbe, c’est le ton qui fait la chanson, et ici le ton est de tout point déplorable. Jugez-en. « Nous aimons mieux vraiment, quel qu’il ait été, conclut M. Barbey d’Aurevilly, le monsieur Quinet de l’entre-deux d’Ahasverus et de Merlin. Nous aimons mieux l’historien, le professeur, l’archéologue, le critique, même le poète, infortuné en vers, et même le colonel de la garde nationale ; oui, littérairement, même le colonel !!! »
Que penserait M. Barbey d’Aurevilly, s’il nous prenait la fantaisie de l’imiter, et de terminer cette trop longue marche à travers son livre par une tirade dans ce goût ? Mieux que le monsieur Barbey d’Aurevilly homme de lettres, nous aimons le dandy, le causeur, et même le garde national, oui, littérairement, le garde national ! Le garde national ! nous l’aimâmes ce jour, surtout, où une punition disciplinaire pour fait d’inexactitude dans son service l’empêchait de corriger les épreuves de cet impayable Prêtre marié ![13]
L’Art, 2 novembre 1865.
II
Vous vous souvenez peut-être d’un article signé de votre serviteur, où se trouvait apprécié M. Barbey d’Aurevilly, juge des poètes : je viens aujourd’hui, à propos d’un livre récent, vous parler de M. Barbey d’Aurevilly juge des romanciers. Ce que je reprochais l’autre fois à l’écrivain en question reposant sur le même ordre de choses, c’est-à-dire, pour tout résumer en deux mots, sur le passionisme et l’inspirantisme transcendantaux de ce critique consciencieux, mais égaré, je prendrai la liberté de vous renvoyer pour toute appréciation générale des doctrines au no 1 du présent journal et me contenterai, dans ce court aperçu, de relever quelques détails par trop gais. J’entre en matière sans plus tarder.
Le tic littéraire a du bon, nul n’en disconviendra, mais en tant qu’il ne mérite pas ce nom de tic, qui veut dire, si j’en crois mon dictionnaire « affection nerveuse, » et qu’il ne va que jusqu’à l’affectation, dont il se faut pourtant encore bien méfier, car facilement l’habitude devient une seconde nature, et facilement les mines calculées tournent en grimaces involontaires, comme nous l’enseigne l’exemple de quelques comédiens. Or, n’est-ce pas un tic, une grimace de style et d’idée que de répéter jusqu’à trois fois, en moyenne, — j’ai fait le calcul — dans un chapitre de dix pages, en un volume de 400 pages, ces mots que M. Barbey d’Aurevilly, assez riche pourtant de son propre fonds, doit considérer comme une trouvaille inappréciable, puisqu’il les exhibe « cailloux qu’il tient ! » à tout venant et à tout bout de champ : — « un livre de nature humaine, — une étude de nature humaine, — un trait de nature humaine. »
Mais, morbleu, comme vous j’ai « ma nature humaine ! »
pourrait objecter au critique obsédant le lecteur
énervé, en torturant quelque peu le vers-proverbe
d’Alfred de Musset.
J’aime beaucoup Balzac, et je sais tous les grés du monde à M. Barbey d’Aurevilly de l’excellent chapitre qu’il a consacré à ce maître. Mais de ce que l’on a pour un grand homme l’admiration due, est-ce une raison pour, en critique, ne voir, n’entendre et ne jurer que par lui, comme le fait M. Barbey d’Aurevilly, qui trouve moyen d’exalter la Comédie humaine à propos..... des Mémoires d’une femme de chambre ? J’aime aussi beaucoup la morale.... en action, en littérature moins, parce qu’elle s’y trouve être un élément étranger et troublant qui ne peut que donner à l’œuvre une allure empesée, roide et gauche, de même du reste que la politique, la passion et l’émotion, toutes choses très-bonnes… à leurs places respectives. De plus, il me déplaît particulièrement, et me peine de voir l’auteur du Dandysme et de l’Ensorcelée, un artiste après tout et quoi qu’il en dise, parler sérieusement des « droits et des devoirs » de la critique, ni plus ni moins qu’un Prudhomme de la Revue des Deux-Mondes, alors que tout le monde, depuis tantôt vingt ans, tombe d’accord qu’elle n’a pour but et pour fonction, cette bonne critique, que de constater les qualités et les défauts d’un ouvrage, en émettant bien modestement quelques avis bien discrets, et encore !…
Maintenant, il me reste à extraire du livre de M. Barbey d’Aurevilly quelques-uns de ces avis… discrets ? — vous allez voir — mais à coup sûr amusants — jugez-en par le premier.
Comme moi, vous avez lu ce livre grandiose et sévère, Salammbô, et comme moi vous en avez goûté et admiré le style rhythmé, les descriptions éblouissantes, les batailles magnifiquement évoquées, les personnages épiques et, par dessus tout, la fable si simple et si terrible. Eh bien, voici comment M. Barbey d’Aurevilly juge cette œuvre, honneur de notre époque, et qui sera tantôt l’honneur du siècle :
« Salammbô est tombée définitivement dans le plus juste oubli. Elle y a rejoint les Incas : deux livres du même genre, avec les diilerences de siècle… M. Flaubert m’a fait l’effet de n’avoir plus rien dans le ventre.... »
Les bras en tombent, n’est-ce pas ? Mais écoutez ceci :
« Le Capitaine Fracasse, sachez-le bien, n’est qu’un morceau de tapisserie faite d’après les tableaux plus ou moins oubliés ou empoussiérés maintenant de ces maîtres qu’on appelle Scarron, Cyrano de Bergerac et, pour mieux dire, tous les romanciers du commencement du XIIe siècle, que M. Théophile Gautier a imités dans ce roman sans vie et sans passion réelle, etc… »
À la bonne heure ! voilà les gros arguments ! La vie ! La passion ! Pour une œuvre d’archéologie et de curiosité comme le Capitaine Fracasse, c’est bien de la vie et de la passion qu’il faut ! Un peu de nature humaine ne ferait pas mal non plus. Quand à la langue splendide de ce roman picaresque, quant aux merveilleux chapitres intitulés : Le Château de la Misère, Effet de neige, Brigands pour les oiseaux, et tant d’autres, vieilles tapisseries que tout cela, en vérité !
Je ne voudrais pourtant pas finir sur une ironie. Car dans ce diable de livre il y a énormément de talent, figurez-vous ! — un talent bizarre, recherché, si vous- voulez, mais enfin un talent incontestable et hors de pair. Tous ceux, du reste, qui connaissent les quelques romans de M. Barbey d’Aurevilly, ainsi que ses œuvres de critique et de polémique, se plaisent à lui reconnaître un style, une vraiment manière à lui, style de race, certes, et manière originale ! Dans le livre qui nous occupe, je me bornerai — vu le peu de place — à vous signaler, avec mille réserves de fond, bien entendu, la forme très remarquable en particulier des chapitres sur Balzac, Stendhal, M. Mérimée, et Edgar Poe. Vous y trouverez à profusion des images souvent réussies et toujours poétiques, des hardiesses parfois heureuses, et jamais vulgaires, le tout assaisonné et relevé par une certaine crânerie d’allure point du tout déplaisante. Ah ! si M. Barbey d’Aurevilly pouvait planter là ses systèmes !
AUGUSTE VACQUERIE
J’ai connu Auguste Vacquerie à l’occasion des Poèmes Saturniens, des Fêtes Galantes et de la Bonne Chanson, que j’avais tenu à lui remettre en mains propres. Je vis un homme d’âge moyen, d’un visage chevalin, nez fort, barbe pointue, cheveux rares, châtain, aux yeux d’une très grande douceur, mais observateurs et comme matois de Normand. Il parlait d’une voix profonde aux intonations agréables au possible, et son discours, qui n’avait rien de positivement sententieux, néanmoins se répandait volontiers en conseils familiers, en préceptes loin d’être énoncés comme tels. Il me parla, bien entendu, de mes vers, y louant beaucoup, y critiquant aussi, puis, comme je viens de le dire, se lança dans des considérations plus générales. En principe il admettait le Parnasse Contemporain et les poèmes qui le composaient pour la plus plupart, mais il objectait fortement contre ce qu’il appelait, peut-être avec raison, les « véritables barbarismes » que constituait dans nombre des poèmes de Leconte de Lisle et de poèmes imités de ce maître l’orthographe du nom des dieux de la Grèce antique. Enfin il protestait contre les tendances à l’impassibilité de la nouvelle école, — sans que ce nom ridicule, école, fut prononcé, — y trouvant une cause de froideur et, pour ainsi dire, de stérilité qui allait de soi. Sa conversation abondait en anecdotes contées avec une bonne humeur toute simple et malicieuse sans nulle acrimonie. Lui même, parfois, il riait franchement à tel souvenir qui lui passait par le discours et il y avait quelque chose de comique dans sa physionomie dans ces moments là : son long nez sur sa longue barbe, le mouvement ascensionnel de sa moustache portée en brosse, le pli profond de sa joue maigre et basanée par la mer de son pays, lui donnaient alors l’air d’un vieux zouave en gaîté. Il ne tarissait pas sur Victor Hugo, avec qui il avait vécu longtemps dans la plus complète intimité à Jersey et à Guernesey, et qu’il voyait encore très fréquemment à cette époque, en exil toujours (1867-68). Son enthousiasme, calmement exprimé — il parlait avec une certaine, non pas lenteur ni préciosité, mais précision légèrement appuyée, — son enthousiasme, tout juvénile vraiment, étonnait et charmait délicieusement, je vous assure, chez cet homme de déjà quarante-huit ans qui sur tant de choses et de gens paraissait si déterminément sceptique. Beaucoup, entre autres, d’historiettes, à propos de ce malencontreux Napoléon III qu’il poursuivait d’une haine pour le moins aussi forte que l’auteur des Châtiments ; historiettes presque toujours polissonnes. N’ai-je pas entendu Victor Hugo en plein dîner, à Bruxelles, dire solennellement : « Bonaparte, c’est une prostate ». Et je vous prie de croire que ce pauvre empereur n’était guère plus ménagé dans ses mœurs qu’à propos de toutes autres choses par le disciple que par le maître.
Et puis il parlait des beaux voyages qu’il avait faits, principalement en compagnie de l’illustre critique Paul de Saint-Victor, et il mettait dans ces récits, bien que n’étant pas précisément ce qu’on appelle un causeur, une verve étourdissante qui donnait fort à regretter qu’il ne les eut pas couchés sur le papier.
Sur Victor Hugo, je l’ai dit plus haut, il était intarissable. Je voudrais pouvoir me bien souvenir de tous les détails qu’il donnait aux amis sur la vie et les habitudes du grand homme. Entre autres choses si intéressantes, dont il était prodigue envers ceux qu’il estimait dignes de pareilles confidences, j’en veux faire connaître, sur un point particulier, d’absolument inédites et par moi recueillies dans le salon de Paul Meurice devant le magnifique buste en marbre de Victor Hugo-Dante par David d’Angers. C’était sous les toutes dernières années de l’Empire.
Victor Hugo, on le sait, était fortement déiste et Vacquerie se piquait d’un scepticisme qui eût très facilement glissé à l’athéisme. Un jour, à Guernesey, après déjeuner, les deux hommes se prirent de discussion sur des matières philosophiques et religieuses, et comme Vacquerie poussait très avant sa pointe et rétorquait sans ménagement, à mesure qu’ils se produisaient, tous les arguments d’Hugo, celui-ci, tout rouge presque de colère, de se voir acculé de si près, s’écria : « Eh bien, je vous répondrai dans huit jours, » et il monta s’enfermer dans le belvédère qui dominait sa maison et qui lui servait de cabinet de travail, y resta huit jours sans en descendre, y couchant, y mangeant. Dès qu’il eut rencontré Vacquerie, qui se promenait au jardin sur la mer, il courut à lui, lui mit la main sur l’épaule et, d’un ton tragi-comique, commenta la lecture d’un gros manuscrit dont il lit retentir, comme en triomphe et en ironie, le titre étonnant, l’Ane ! et lut tout d’une traite les quelque chose comme deux mille vers de ce poème si verveux :
« Un âne descendait au grand trot la Science :
Kant dit : Quel est ton nom— Mon nom est patience ».
Car l’Ane, contrairement à l’opinion répandue, date d’avant la guerre, et Victor Hugo, jamais pressé puisque sûr de lui, avait retardé presque jusqu’à la fin de ses jours la publication de ce magnifique morceau de bravoure. Il en est de même pour les trois autres poèmes parus vers la même époque, Le Pape, Religion et religions, la Pitié suprême.
C’était plaisir d’entendre Auguste Vacquerie, avec sa longue tête chevaline et ses yeux matois, raconter cette anecdote qui allait bien un peu contre lui et son athéisme. Et il avait une manière si calme de raconter, un peu dans sa barbe sans cesse caressée, que cette manière en devenait d’un drôle tout particulier.
Le premier livre que je lus d’Auguste Vacquerie fut son dernier d’alors, Profils et grimaces, si amusant, et la première pièce de lui que je vis fut ces immenses Funérailles de l’Honneur, ce drame admirable supérieurement joué par Mme Marie Laurent, la sœur de cette Mme Vigne, au tragique profil léonin, et cet irrégulier Rouvière, presque parfait là-dedans.
Mais c’était Tragaldabas que je voulais lire ! Comment me le procurer ? J’y arrivai, moi, gamin de dix-huit ans, ayant thésaurisé la forte somme. Il y avait, passage La ferrière, un bouquiniste qui avait, de temps en temps, des lots de livres curieux et rares, et c’est ainsi que je dénichai, entre deux volumes (du temps) de Mme Putiphar, celui de Champavert ou les Contes immoraux d’un lycanthrope et celui des Rhapsodies, je dénichai, dis-je, et achetai, avec ces trois presque introuvables bouquins, la précieuse comédie que je dévorai et dont je raffole depuis, tant c’est un chef-d’œuvre de fantaisie gigantesque et de grâce hautaine. Dans ces dernières années, l’auteur en publiant en librairie son œuvre de prédilection, l’altéra quelque peu, en supprima ou retoucha trop de passage. J’en parlai un jour à Vacquerie lui-même, qui me dit : « Croyez-vous que cela valût mieux auparavant ? Dans tous les cas, que voulez-vous, il y a bien encore la chose primitive. » Ceci, tristement dit, comme mélancolique, comme vraiment fleurant d’un tout jeune auteur qui voudrait être joué à tout prix. Car Tragaldabas a été sa dernière préoccupation, et l’on se rappelle que tout à fait à la veille de sa mort il venait de retirer sa comédie du Théâtre Français pour la donner à Sarah Bernarhdt. En vain il avait emporté trois beaux succès avec Jean Baudry et le Fils, deux tragédies bourgeoises à la Sedaine et à la Diderot, et Formosa, qui fut son drame le plus heureux, en vain sa ravissante comédie, Souvent homme varie, était restée au répertoire du Théâtre Français, rien ne le consola au fond de l’échec perpétuel d’une œuvre que tout le monde, vraiment lettré, tenait pour exquise.
Quant à ses volumes de vers, l’Enfer de l’Esprit et les Demi-Teintes, je n’ai jamais pu en voir la queue, comme on dit, d’un exemplaire. Je dus, comme tout le monde, me contenter de la lecture de Mes premières années de Paris et de Depuis qui ne sont que la réédition très augmentée et très modifiée des volumes de vers que j’avais en vain tant cherchés, et qui sont d’une bonne excentricité avec, par moments, des pages d’exquis sentiment…
Je ne parlerai pas du journaliste avec qui j’eus affaire vers 1868, 1869. J’écrivis au Rappel, sans les signer, pas mal d’articles d’informations sur les réunions publiques électorales du temps, entre autres celles tenues au Gymnase Triat, en faveur du Vicomte d’Alton Shee. Pendant quelque temps j’y publiai, encore sous l’anonymat, des Chroniques Rimées :
Les petits tambours de l’an deux,
Joyeux galopins hasardeux,
Gais tapins de la bonne guerre,
Que les halles n effrayaient guère.
et, durant la guerre, de vagues sonnets patriotiques,
et je trouvai toujours en Vacquerie un
très loyal et très bienveillant rédacteur en chef,
tout au plus un peu… strict, à mes yeux de
« bourreau d’argent ».
Après un très long temps, j’ai eu dernièrement l’occasion de le revoir lors de quelques banquets mensuels et le grand plaisir, le jour où il présidait une de ces agapes, de lui envoyer d’Amsterdam où j’étais en tournée de conférences, un télégramme d’affectueux respect. Il m’avait toujours, en dépit de miennes idées, presque toutes opposées aux siennes, continué sa bienveillance, et c’est avec un véritable chagrin que j’appris, couché moi-même sur un lit, qu’il fût
mort.
MARCELINE
DESBORDES-VALMORE
Marceline Desbordes Valmore naquit à Douai, ville triste, que pour ma part j’aime, parce que c’est presque le pays de ma mère, Arras, et qu’elle est baignée par la même Scarpe si bien célébrée par notre héroïne. Douai n’a pas d’ailleurs besoin d’apologie, avec ses rues si calmes et vertes d’herbe entre les pavés, son magnifique hôtel-de-ville et ses églises vraiment religieuses. Notre-Dame fut la paroisse de notre Muse, j’allais dire de notre Sainte ; — et par le fait, il y a,
de la Sainte Thérèse en Marceline Desbordes : le
cœur immense, un certain amour de la souffrance et véritablement un mysticisme très humain et,
sinon surhumain, plus qu’humain, vulgairement
parlant.
Chacun connaît sa vie toute de sacrifice et d’affection, son talent, si pur, si fluide, pour ainsi parler, si délicat et si profond à la fois. Elle n’a pas eu trop à subir les caprices de l’oubli, non plus que les sautes de l’engouement ; à ses débuts, presque enfant encore, elle fut appréciée — ô miracle ! — par le gouvernement. Il est vrai que le gouvernement était représenté par ce que l’on appelait alors un fin lettré, Louis XVIII, et après lui par Charles X, ce gentilhomme de toute bonne volonté pour les artistes. Sous le sceptre bourgeois de Louis-Philippe, elle se vit, sans l’avoir cherché, distinguée et protégée par un de ses compatriotes, M. Martin (du Nord), député et ministre, qui eut, depuis, des aventures où la poésie n’avait rien à démêler.
Le public et la critique lui furent indulgents, en somme. Tous ses contemporains illustres, Victor Hugo, Lamartine, Sainte-Beuve, l’honorèrent de nombreuses marques de sympathique admiration. De nos jours, Charles Baudelaire, Barbey d’Aurevilly ne lui marchandèrent pas un enthousiasme qu’ils n’avaient guère l’habitude de prodiguer, et, tout récemment, M. le comte Robert de Montesquiou Fezenzac, poète lui-même glorieux déjà, et à qui je suis heureux de rendre hommage publiquement, attirait au Théâtre d’Application une foule de gens du monde et de lettrés, qu’il captivait par l’éloquent éloge et de judicieuses citations de ce poète délicieux et
puissant.
À PROPOS
DU DERNIER LIVRE POSTHUME
DE VICTOR HUGO
— « Je ne suis pas républicain parce que je n’ai aucun intérêt à ce que M. Ledru-Rollin paie ses dettes. »
Ces paroles que j’emprunte à Victor Hugo d’après Barbey d’Aurevilly, un contemporain qu’il n’y a nul motif de suspecter, étaient prononcées au lendemain de la révolution de 1848. Chacun sait que, pensionné sous la Restauration, le poète, après quelques velléités d’ opposition plus littéraire et dramaturgique[15] que politique, avait été élevé à la pairie par ce Louis-Philippe de qui il trace d’ailleurs un portrait si flatté dans Les Misérables.
De méchantes langues prétendent que sa brouille avec Napoléon III eut pour motif le refus par celui-ci de l’admettre dans ses Conseils en qualité de ministre de l’Instruction publique ; imputation dont il se défend comme un beau diable dans l’Histoire d’un Crime. D’autre part, j’ai lu, où donc cela ? que du temps de la place Royale (second séjour), un peu avant l’élection à la Présidence de Louis Bonaparte, celui-ci fréquentait chez le grand homme, où apparaissait, rayonnante de grâce, de pétulance et de beauté enflammée, Mlle Eugénie de Montijo qui chantait au poète, et j’imagine aussi au prince, des airs espagnols à tourner toutes les têtes. Celle du prince tourna pour de bon et l’incident est devenu de l’histoire brillante et cruelle. La tête du poète n’aurait pas été loin d’en faire autant, sans l’orgueil froissé, car la charmeresse n’avait pas tardé à ne plus dissimuler ses préférences pour l’héritier des César. Inde iræ. Bienheureuses colères, d’ailleurs, qui nous ont valu les Châtiments, livre de transition entre l’Hugo romantique un peu étriqué et l’Hugo débordant du second Empire et de cette troisième République, duquel livre superbe et détestable il va être reparlé incidemment.
J’ai passablement connu Victor Hugo. Les premières fois que je le vis, c’était sous l’Empire, à Bruxelles, dans le petit hôtel historique, par l’Année terrible, de la place des Barricades. J’allais assidûment chez lui, pendant le siège de Paris, hôtel de Rohan, et depuis rue de la Rochefoucauld. Des raisons à moi m’empêchèrent, par la suite, de continuer ces relations toutes bienveillantes de sa part, toutes respectueuses de l’autre, puis ma vie plus qu’accidentée m’éloigna définitivement de sa maison, devenue de moins en moins semblable à celle de Socrate. Mais ce que je sais de lui en fait de politique, ses propos spontanés et ses reparties sur ces matières me l’ont toujours donné comme un républicain très mauvais teint, du moins républicain au sens actuel, aristocratique un peu d’éducation, et de prétentions beaucoup, qu’il n’a jamais cessé d’être.
Ne l’ai-je pas entendu, en plein siège, devant un nombreux auditoire, dont je me souviens que faisaient partie Louis Blanc, entre autres célébrités de 48 un peu éteintes, et parmi les « jeunes » M. Edouard Lockroy, alors à ses débuts en politique, que le maître éduquait pour les choses parlementaires à venir, selon sa propre expression, « comme une matrone renseigne une nouvelle épousée », ne l’ai-je pas entendu dire de sa grosse voix sourde et fatiguée : « Je n’aime pas Gambetta. Je lui préfère de beaucoup Trochu. C’est un philosophe. C’est un sage. Vous verrez qu’après la guerre nous rentrerons, lui et moi, dans la vie privée. » Prédiction réalisée en ce qui concerne le général, d’ailleurs postérieurement égratigné dans l’Année terrible :
Participe passé de ce verbe, trop choir, etc.
N’est-ce pas encore lui qui s’écriait, moi et bien d’autres étant présents : « Ce Delescluze a bien fait de mourir. Je l’aurais mis dans les Nouveaux Châtiments. »
Et vingt et trente mots du même acabit qu’il me plaira peut-être un jour d’éditer, entre bien d’autres de toutes sortes.
Il est, me semble- t-il, très facile de conclure de tout ce qui précède que le républicanisme de Victor Hugo, tout extérieur, venu sur le tard et pour des causes relativement accessoires et contingentes, non par l’évolution lente et normale d’un esprit bien équilibré, en ce sens devait influer sur sa littérature, postérieure aux événements tant matériels que mentaux, déterminatifs de sa seconde manière.
En effet, l’éloquence j’ose dire concentrée, laconique quoique prolixe en apparence, par exemple, du fameux monologue d’Hernani, presque tout en petites phrases, celle de la non moins célèbre apostrophe de Ruy Blas aux ministres, pleine de faits pittoresques qui font saillie et ponctuent nettement, on dirait sèchement, la période, les discours trop longs, mais encore mesurés, dans les Burgraves, l’abondance sobre et pondérée des plus beaux poèmes contenus aux Feuilles d’automne et recueils de la même venue, font place, dès les Châtiments, à ces interminables déclamations ronronnantes où la phrase s’énerve dans l’éternité, dans la sempiternité de la virgule, où le sens s’évapore pour ainsi dire, s’affadit et tourne à rien parmi le bourdonnement des mots et des mots encore, dont la surabondance même détruit le relief et trouble la saveur. Déclamations de tribun bourgeois faisant le populaire, qui se souvient de ses humanités beaucoup trop dans l’espèce, et de littérateur qui est à cent mille lieues d’assez oublier qu’il a trempé dans le mélodrame — mais pas convaicu, pas convaincu pour un rouge liard ! Les beautés mêmes que rien ne peut empêcher d’y être semées à profusion jurent dans la prose et dans les vers du « républicain ennemi des roses »[16] que sont en général les adeptes de l’actuelle démocratie et qui veut inconsciemment passer pour être l’auteur de la Légende des Siècles, de la Chanson des rues et des bois, des Misérables et de tant de chefs-d’œuvre incomplets — quoi qu’il en ait et quels que soient les sujets qu’il traite, Moyen Age, bibliques, mythologiques, ou mahométans. Les détails, si importants, dans cet art enfantin et géant, à force d’être énormes paraissent gros tout simplement ou émoussent par la multiplicité, enfin le style général, empreint de la décoction, pour ainsi parler, des idées vulgaires empruntées, se banalise tout en restant encore assez noblement grandiloquent, mais, hélas ! plus de cette ronde et lourde et riche comme brocart grandiloquence d’antan !
Relisez les si fastidieuses énumérations stellaires ès certaines pièces affreusement longues et terriblement tautologiques des rrContemplationsrr, les nomenclatures, parfois très amusantes, mais que tumultuaires, qui encombrent les trois Légendes et les Quatre Vents de l’Esprit, les filandreux, pour trop d’effort trop visible, boniments d’Ursus et les tonitruamment (thunderly) fades calembours de l’insupportable Tholomyès, et comparez avec, pour prendre au hasard, le petit Jehan Frollo et ses gamines prosopopées, si piquantes, si raccrocheuses de l’attention, et le dénombrement comme, et mieux que, pictural, de la flotte turque dans le Navarin des Orientales, et cette précision extraordinaire des moindres tirades si nourries de drame et d’action illustrant tout particulièrement le théâtre en prose. Quelle déchéance bone deus ! n’est-ce pas ?
De plus, un avachissement, le mot est lâché, tant pis et tant mieux ! un veule, flasque, lamentable et piteux avachissement sévit sans conteste sur les poèmes et les romans de la dernière période. Jamais, pour ne rester que dans un seul ordre d’idées, Saint-Vallier, Ruy Gomez, le vieux Job, ni tel père noble d’avant les Châtiments n’eussent oublié leur dignité, la dignité qu’il faut garder jalousement, après tout, dans la langue des dieux et des lettrés, jusqu’à proférer ces geintes mises de façon si malencontreuse dans la bouche de fer, dans ce que Flaubert eût appelé « le gueuloir » d’un chevalier, d’un prince du XIIIe siècle :
« M’avoir assassiné ce petit être là !
« C’est horrible d’avoir à se mettre cela
« Dans la tête… »
Je me rappelle avoir, étant tout novice, écrit dans un taquin petit journal d’adolescents, l’Art (Lemerre, 1866), à propos justement de ces vers un peu gâteux, tout de même, on en conviendra, quelques lignes sincères qui m’attirèrent, lors de ma première « audience » place des Barricades, même année, de très courtois, mais je ne crus pas trop flatteur pour ma jeune vanité de croire irrités, reproches du Maître, jaloux de revendiquer le passage, objet de ma critique, comme très bon et bien voulu. C’était son droit, mais m’est avis qu’il ne l’eût pas revendiqué et encore moins voulu vingt ans plutôt.
Tant d’exemples encore qu’il serait douloureux d’ajouter.
Conclusion.
Talent énorme (c’est le mot) manifesté dès l’aurore, persistant jusque dans les suprêmes efforts contre la sénilité. Génie incontestable, éclatant fréquemment surtout vers le milieu de l’œuvre, des pages comme Gastibelza, superbe cri de jalousie quasi bastiale dans quel sinistrement voluptueux paysage ! comme Olympio, prodigieux, prestigieux d’orgueil, comme l’Expiation (bien qu’inférieure écriturement parlant au Feu du Ciel (Orientales), prototype), comme l’incomparable Tempête sous un Crâne, honneur de toute une littérature, a dit Baudelaire, mieux. Esprit d’homme de lettres, idées moyennes, sensations cordiales bourgeoises — nul plus mauvais « chantre » de l’amour. Médiocre pamphlétaire en prose, fort-en-gueule seulement satirique politique et littéraire, une érudition de livres dépareillés (suivant son aveu à votre serviteur). Extraordinaire deux fois décadence, assimilable à aucune comme chute terrible et magnifique, au point qu’on est tenté de lui appliquer le premier vers de la Fin de Satan :
que la postérité peut-être la plus lointaine redira
en parlant de lui, comme aussi sa gloire
peut sombrer sous nos yeux, et à coup sûr
s’éclipsera pour un temps comme nous la voyons
commencera le faire.
Mais, en somme, quelle grande figure et qu’avec tous ses défauts, c’est encore, avec Lamartine incomparablement plus poète, certes,
niais infiniment moins artiste, le Maître !
PARIS
Ne vous attendez pas, de notre part, à ce qu’on appelle « une critique » du nouveau livre du plus grand Poète Français ; nous sommes, en effet, de ceux-là qui vivent dans une incurable ignorance de cette Justice et de ces juges : la Critique, les Critiques, — et qui, en définitive, ne s’en portent peut-être pas plus mal. L’hilare prétention qu’eurent et qu’ont encore quelques pointus, contemporains et autres, de diriger dans « la voie juste » le Génie, le Talent, voire la Médiocrité, nous a toujours ravi en extase et vous aurez reçu toute notre confession touchant ce point, quand vous saurez que nous sommes de l’avis de Théophile Gautier dans sa préface de Mademoiselle de Maupin et de Victor Hugo lui-même dans la préface des Orientales. Le poète est libre et nul ne le blâmera s’il croit devoir répondre à tous interrogeants baillis que telle idée lui est venue comme cela, d’une façon assez ridicule, l’autre jour, en regardant le soleil couchant.
Ce qui suit ne sera donc, s’il vous plaît, qu’une humble analyse uniquement destinée à diriger votre admiration vers quelques détails d’un ensemble prodigieux.
Le nouveau chef-d’œuvre de Victor Hugo s’ouvre par une merveilleuse vision d’un avenir selon le Droit et le Devoir, ces deux solidarités inséparables en bonne logique et en bonne morale. En regard du vingtième siècle évoqué, de ses splendeurs et de ses vertus, le Poète traîne au plein jour de son étincelante ironie et de son indignation lumineuse les hontes actuelles où l’odieux se mêle au grotesque, et le lamentable à l’impayable. « … Au vingtième siècle, on sera froid pour les merveilleuses couleuvrines de treize pieds de long, en fonte frettée, pouvant tirer, au choix des personnes, le boulet creux et le boulet plein. On sera ingrat pour Chassepot dépassant Dreyse et pour Bonnin dépassant Chassepot… Les initiatives en éveil feront le même bruit d’ailes que les abeilles… Pour guerre l’émulation. L’émeute des intelligences vers l’aurore. L’impatience du bien gourmandant les lenteurs et les timidités. Toute autre colère disparue. » Et le centre de cette civilisation, le foyer de ce rayonnement, la capitale de cette nation étonnante, sera Paris.
Suit alors une histoire à vol d’oiseau de Paris, depuis la campagne « quelconque » qui fut son berceau jusqu’à la ville énorme qu’on sait. Qui n’a lu avec vertige et enchantement ce superbe chapitre des Misérables, l’année 1817, sorte de danse macabre d’événements déjà si loin et pourtant si près encore de nous, et qu’un Holbein plus génial que le vieil Holbein peignait d’une brosse si vigoureuse et de couleurs si ardentes, sur l’indestructible mur d’enceinte de son immense épopée ? Eh bien ! élargissez ce mur et la ronde, au lieu d’une année imaginez dix-huit siècles, variez à l’infini le costume des personnages, la physionomie des scènes, la disposition des accessoires, par-dessus cela mettez la griffe du génie et vous n’aurez encore qu’une faible idée de la deuxième partie du Livre qui nous occupe. Il faut lire et relire encore les quelques pages intitulées : le Passé.
Naturellement, ce passé de Paris est d’une jovialité médiocre : aussi l’amertume d’une grande âme offusquée perce-t-elle par endroit l’apparente impartialité de la prestigieuse peinture. Mais peu à peu, par degré, à mesure qu’il approche de la grande date : 89, l’auteur déride un peu sa phrase, d’abord sèche et rude comme du Tacite, et en arrive à une sorte de gaieté railleuse quand il parle de Louis XV et de Dubois, « cette Majesté et cette Éminence. » Vient ensuite l’éblouissement final de la délivrance : en quels termes est dépeinte cette auguste époque, il n’est pas besoin de le dire. On sait que le mot et l’idée de liberté décuplent le génie de Victor Hugo.
Les chapitres : Suprématie de Paris et Fonction de Paris, en raison même des idées sociales et politiques qui y sont développées, échappent à la compétence de la Revue des Lettres et des Arts, et ce nous est une douleur de n’en pouvoir louer tout à notre aise l’élévation, la forte éloquence et la poésie puissante. Mais, puisque la loi, dura lex, nous interdit l’appréciation de ces hautes matières, il ne nous reste plus qu’à magnifier comme il convient la sublime Déclaration de Paix qui clôt le livre. Jamais Victor Hugo ne s’était élevé à cette sérénité dans l’auguste, jamais il n’avait aussi splendidement et souverainement affirmé les doctrines d’amour, d’union et de fraternité, sans lesquelles les idées de liberté restent fatalement incomplètes et dérisoires. Méditez ces consolantes paroles et dites s’il est possible de ne pas sentir là quelque chose de prophétique qui transfigure l’Écrivain, sanctifie le Penseur et met dans l’auréole glorieuse du Poète et dans sa voix retentissante un reflet et un écho des splendeurs sonores dont nous entretiennent les Religions Révélées.
24 novembre 1867
« HISTOIRES INSOLITES »
de l'isle-adam
C’est certes le livre le plus charmant de
Villiers, le plus aérien, si j’ose dire, quelque chose
comme le drapeau sur les palais de souverains
qui enseigne gentiment et bellement au Peuple,
avec ses fiers et gais claquements parmi tous les
vents qui passent, avec ses plis majestueux par
les bonaces, que Sa Majesté est là : et est-ce assez
le cas ici ?
Certes la Maison du bonheur, rêve de perfection bien doux et bien haut, une entrevue à Solesme, bien douce et bien haute encore anecdote catholique, et les Amants de Tolède ou le sublime auteur d’Akédysseril se concentre si bien ! sont des choses profondes, fortes comme il faut absolument, magnifiques et royales ; mais laissez-moi insister sur l’essentielle jovialité, bien entendu dans le sens étymologique et divin littéralement du mot, des autres histoires.
Que d’ironie cruelle, jamais féroce ! dans les récits de seul bon sens, de seul Bon Sens, dans les sortes d’apologues lumineux s’adressant à nos meilleurs sentiments de haine parfaite, perfecti odii, pour la soi-disant Bourgeoisie (je dis soi-disant Bourgeoisie, car au fond il y a de réelles bonnes et braves gens partout et les castes ont raison d’être) ; je veux parler des Phantasmes de M. Redoux, du Jeu des Grâces, de ces admirables abominables Délices d’une bonne œuvre, de cet admirable affreux Mahoin, toutes choses inliniment supérieures à du Pétrus Borel avec, très supérieures, l’âme par instant du Lycanthrope qui fut, n’est-ce pas ? en son temps, une manière rudimentaire de Poète Maudit. Et, à mon sens, simple et de quelle allure ! cordiale et — c’est le cas de le dire après qu’on a lu, relu et relu ces quelques pages — combien rafraîchissant et joli, mais joli comme ça, bon et encourageant, l’Agrément Inattendu, écrit en ce beau style d’une surnaturelle clarté, entraînant, sweeping, car ce diable, ce bon diable de Villiers (puisque l’ange, l’ange non déchu, prend parfois aussi toutes les formes) me force à parler anglais faute de mieux parler. Et tout
le reste, sans plus de choix ! décidément.
LA DÉCORATION ET L’ART INDUSTRIEL
Rien de plus intéressant, dégagées bien entendu de trop hautes et trop larges considérations morales ou sociales, que les expositions universelles internationales. Je sais, comme la majorité des gens un peu pensifs et dégagés de l’immédiat, ce que ces grandes manifestations modernes couvrent et parfois cachent de vilain et de mesquin. Et puis, Joseph de Maistre tablant toujours sur l’homme initialement mauvais et sur l’indéfectible péché originel dans son action par les grandes masses humaines, peuples et civilisations, a fait, dès le premier essai (sous le Directoire, je pense) de ce qu’on a nommé beaucoup trop emphatiquement, hélas ! les grandes assises de la paix, cette réflexion littéralement prophétique et qu’il serait vulgaire de renouveler, que les expositions universelles desserviront toujours leurs initiateurs, en surtout tentant la cupidité, ou plutôt provoquant la jalousie des nations plus pauvres invitées à ces mirifiques déballages. La paix, qu’on affecte de proclamer éternelle et de glorifier par elles, s’est toujours vu cruellement bafouée à ces époques fixes, précisément. L’exposition de 1855 ouverte en pleine guerre de Crimée, celle de 1867, étalant ses splendeurs pendant qu’on fusillait au delà des mers ce Maximilien l’Unique que notre gouvernement d’alors avait placé sur un trône acheté par tant de vies précieuses, celle de 1878 préludant au sanglant conflit russo-turc, enfin le centenaire et l’exposition dernière éclatant au milieu de luttes d’opinion sans exemple peut-être dans notre histoire et sous la menace d’une formidable coalition étrangère plus à nos aguets que jamais, démontrent à l’évidence l’inanité des rêveurs qui prétendent encore essayer de nous présenter ces gigantesques Concours Généraux comme des panacées universelles, comme les fêtes annonciatrices et les prémisses d’une fraternité prouvée dérisoire et odieusement mensongère par les événements eux-mêmes, et quels !
Mais au philosophe, à l’artiste comme à l’industriel, il n’est que juste de dire qu’elles offrent un champ nouveau d’observation, et de précieuses occasions, en même temps que d’agrandir leurs connaissances, — et qui n’en a besoin, même ou plutôt surtout, parmi ceux qui ont le plus d’acquis et sont le mieux doués ? — d’améliorer leurs méthodes, de régler l’orientation de leurs études et de leurs travaux.
Ainsi Roger Marx, le lîn et subtil critique que des ouvrages suggestifs (tels son Henri Regnault, son Cherét, telles ses études sur l’Estampe originale et la Gravure en médailles), et tant d’articles du Voltaire faisant autorité ont placé si haut dans l’élite, a profité de la splendide occasion offerte pour, dans une conférence donnée au Congrès de la Société centrale des architectes français, et tout récemment éditée en un séduisant volume, glorifier l’activité humaine déployée en ces circonstances périodiques, et se féliciter tout particulièrement pour notre pays des progrès accomplis depuis 1878 dans la décoration et l’art industriel.
Et tout d’abord, en des pages éloquentes, d’une élégante et captivante précision, il rend hommage à la forme, pour ainsi parler, donnée par les architectes aux diverses parties de l’immense construction, véritable ville, brillante comme de féerie et presque comme d’histoire, destinée à contenir ces trésors d’art, d’invention, d’ingénieux et infatigable travail en tout genre, qui sont, plus encore et plus généralement que la seule peinture visée par le poète :
… le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité.
C’est, en passant, une chose à retenir que l’effort des édificateurs de chaque réceptacle d’exposition à créer quelque chose de tout à fait moderne et d’aussi bien que possible, deux conditions dures à assortir ; car notre modernité n’est guère bien dans le sens de l’esthétique comme dans les autres sens. Il n’y a, dans toute l’histoire presque demi-centenaire des expositions universelles internationales, dignes de ce redondant titre, que deux réussites complètement satisfaisantes. Et ce sont, namely, le Crystal Palace de Sydenham, imposant et léger, blanc et bleu sur le ciel pâle, tel un château de Shakspeare, féerique dans une apothéose de fraîche verdure et de collines toutes gracieuses, et ce tubalcaïnesque Palais des Machines de notre quatre-vingt-neuf, qui a su arracher à J.-K. Huysmans un paragraphe d’approbation qui vaut des volumes de la part de ce très compétent mais si sévère ami du Beau intelligent. Car le palais du Trocadéro, épave de soixante-dix-huit justement caricaturée par le même Huysmans, et celui de l’Industrie, don par trop insuffisant de cinquante-cinq, ne comptent point, n’est-ce pas ? Et c’est tout, soixante-sept n’ayant laissé que le d’ailleurs très estimable et très opportun terrassement de la place du roi de Rome.
Avec raison Roger Marx célèbre l’aspect « tout de charme et de joie » du Champ- de-Mars et de l’Esplanade des Invalides pendant le semestre du centenaire. Il applaudit, et comment ne pas s’associer à son judicieux enthousiasme, au « plan simple, logique, aisé à saisir », aux « masses architecturales atteignant presque toujours à l’ampleur sans fatiguer l’esprit par une vaine recherche de la noblesse et du grandiose ». Et il revient sur « l’irrésistible attrait de gaieté et d’enchantement » dû aux « tonalités claires, ici et là épandues », inspirées par tout l’Orient, par tous « les peuples du Levant, anciens ou modernes, artistes par instinct et non par éducation », remarque-t-il excellemment.
La tour Eiffel n’obtient de lui que quelques lignes où ce squelette de beffroi, qui ne survivra pas, bien et mille fois au contraire, aux beffrois archi-centenaires des Flandres françaises et belges, est plaisamment ramené aux proportions… artistiques d’un « treillage métallique quadrangulaire haut de trois cents mètres ».
En revanche, avec quel tact infaillible dans l’éloge, il traite du Palais des Machines, ce presque chef-d’œuvre de force légère et de grâce sui generis : « Étudiez, écrit-il, la légèreté de la structure, le jet hardi et la courbe gracieuse des formes qui fendent l’espace, pareilles aux ailes déployées d’un oiseau dans son vol, et essayez de détailler votre impression : les idées éveillées en votre esprit sont celles de la force, de la grandeur et de l’aisance ; l’harmonie des proportions, en dissimulant l’étendue de la surface couverte, donne à l’invention gigantesque le prestige de l’élégance et, ce qui retient et captive, c’est, sans contredit, la jouissance esthétique ». Qu’on écoute encore Roger Marx expliquer, avec les réserves qu’il faut, l’agrément des pavillons destinés aux Arts libéraux et aux Beaux-Arts : « Le plus communément, l’éloge était provoqué par l’accord des nuances de turquoise et de chair, accord caressant et rare obtenu avec des matières méprisées, réputées grossières et que l’on montrait capables de toutes les délicatesses ». L’approbation, d’ailleurs, chez Roger Marx ne va pas sans les critiques les plus courtoises mais les plus pénétrantes, parce que les plus sincères, les plus consciencieuses, d’un esprit tout indulgence au vrai Beau, mais toute sensibilité quand son idéal subit l’ombre même d’un froissement. C’est surtout dans la seconde partie de la conférence qu’éclate ce don précieux d’un discernement parfois cruel parmi la modération même, toujours exquise, de son verbe. Certes, les pages sur les applications de l’art au mobilier sont, comme celles qui précèdent et celles qui concluent, un fin régal de lettrés en même temps que l’indispensable vade-mecum des aficionados en la matière. Il appert que l’auteur, épris surtout de la personnalité, de la délicatesse et de la naïveté, mère et nourrice de toutes les perfections grandes et petites, s’est sustenté des mêmes sucs, a assumé la même vie que le sensitif raffiné, mais amoureux de simplicité noble et charmante qu’il est de nature.
En 1887, notre Maurice Barrès — la politique ne nous l’a-t-elle pas emprunté que pour le bon motif ? — a très bien, très subtilement mis au jour, suivant son immanquable habitude, ce que j’essaie de manifester là, moi tard venu en l’occurrence, quand il écrivait de Roger Marx pris dans l’ensemble de ses travaux : « C’est un artiste doux et clairvoyant qui s’orne chaque jour ». Au dire, toujours heureux, de Barrès, Roger Marx, apôtre de l’individualisme, « sans témérité, mais sans palinodie, soutient, défend, louange les tentatives obscures, mal comprises, étouffées parfois, dès qu’il croit y rencontrer une saveur spéciale. Avec une intuition qui n’enlève rien à la maturité de ses jugements, il devine le talent encore anonyme et se prend à l’aimer. Il a le culte actif de l’originalité ».
Oui, Roger Marx est un fin, un vrai lettré, par la langue et par l’esprit et par toutes les qualités de ce titre si rarement mérité en nos jours d’impudentes usurpations. De quel amour, je dirais presque de quelle volupté, ne frémissent pas ces pages admiratives sur Chéret où renaissent, sous une forme tout aussi jolie, les miraculeuses imaginations du grand Affichier, s’il faut créer ce mot qui devient nécessaire. Aussi, pour nos visiteurs de l’année dernière, l’exquise surprise que nos murs tapissés de chefs-d’œuvre, tout simplement ! chefs-d’œuvre d’invention ultra-moderne tout en restant dans la pure tradition française du XVIIIe siècle.
Mais quelque nerveusement gracieux, puissamment gentils, philosophiques aussi dans leur si poétique envol que soient ces affiches, ces en-tête de partition, ces couvertures de livres, la louange comme lyrique et toute vibrante, toute pénétrée également de belle, bonne, profonde esthétique qu’en fait le délicieux écrivain, d’ailleurs jamais dupe d’aucun emballement à côté, place Roger Marx, et ce sera le dernier mot de notre trop rapide travail, au nombre des rares juges dont la critique pénétrante, intuitive et sûre s’enveloppe d’un style approprié, poétique et artiste au suprême — et
ceci tenez-vous le dit et bien dit.
MA CANDIDATURE
Je crois être un esprit très suffisamment libéral. Depuis quelques années que mon nom a quelque notoriété, j’ai, parbleu ! été en butte à bien des critiques, justes ou non, ou les deux à la fois. Mais l’écrivain seul était en jeu. Je riais ou je souriais de ces « leçons » ; quand ça en valait la peine, j’en profitais. Malheureusement l’idée vint à Huysmans, dans son si curieux livre À rebours, de me comparer, ceci encore littérairement, à Villon. Dès ce moment, d’aucuns ont brodé sur ce thème et, sous prétexte que je suis pauvre et que, dans ce temps-là particulièrement, j’ai vu plusieurs fois la misère en face, mais bien en face, ont osé parlé de l’homme que les fatalités de son temps, les circonstances de sa prime vie, enfin son tempérament, peut-être, avaient fait de notre vieux grand poète, et m’y comparer. Tout y était : des geôles, de vagues assassinats, rien, jusqu’aux « bouges sans nom », jusqu’à la grosse Margot, n’y manquait. Mais ceci se passait à une époque où mon nom émergeait à peine de l’obscurité. Depuis, et tout récemment encore, en partie pour dissiper la « légende » qui se formait, je publiais des livres : Mes hôpitaux, Mes prisons, où je mettais à nu la partie de ma vie qui importait. C’est vrai que, dans l’intervalle, je publiais trois livres d’amour réel, ressenti jusqu’aux moelles, parfois voluptueux, le plus souvent affectueux, et pas l’ombre de « vice », et nul retentissement ni odeur de crime, nul
« Je te frapperai sans colère
Et sans haine comme un boucher,
Comme Moïse le rocher… »
— J’ai même écrit une sottise, et une grande, quand, dans mes Poètes maudits (Pauvre Lelian), je parlais de « sadisme plus qu’à fleur de peau » en annonçant mon pauvre Parallèlement, si mal compris, mais il devait en être ainsi. Nul, non plus, par conséquent :
À travers ces lèvres nouvelles
Plus éclatantes et plus belles
T’infuser mon venin, ma sœur[18].
Eh bien ! ce que des malheureux m’ont reproché ces toutes naturelles fleurettes ! Je trahissais l’Église, disaient les rares, très rares, extraordinairement rares catholiques (?) daignant s’occuper de moi ; je marquais un point dans la décadence, chantonnait un normalien ; les vulgaires Montorgueil et les banals Caribert trouvaient tout doucement que c’était insignifiant et que mes amis avaient bien tort d’ « applaudir à cela ». Aujourd’hui, l’affreux Caribert, à qui j’ai été, par suite d’une insinuation aussi odieuse que gratuite, forcé d’apprendre jadis que telle aventure judiciaire m’était arrivée par suite uniquement de violences, ce même monsieur, dis-je, me blâme — c’est son droit — de me présenter à l’Académie, mais il affirme que ce sont mes amis qui m’y poussent (il m’avait toujours semblé que c’était moi qui exerçais une influence sur eux). Non, monsieur, cette idée est bien de moi, je l’assume à votre barbe. Mes raisons sont bonnes, toutes, mais la meilleure est que c’est ainsi. Qu’elle vous suffise[19] ! Quant à ma pauvreté qui n’est pas sordide, quant à mon domicile qui n’est pas l’hôpital, mais bien une modeste chambre que je paye encore assez cher, et exactement ; quant aux « bouges », où l’on avale vite et où l’on couche à la nuit (ceci est presque de mon vieux camarade Lepelletier), et qui se réduisent à de très convenables hôtels garnis où il est peut-être permis de boire un verre en croquant un croissant, le matin, rien n’y concerne ces messieurs de la chronique et du reportage. Mais Villon et son cortège ne tardent pas à reparaître en vue de copie plus dense et plus « coulante » à la fois. Que ne restai-je Villon comme devant ! J’avais même commencé, à ce sujet, des triolets assez médiocres, je le confesse (cette littérature funambulesque que je pratiquai naguère encore assez bien m’abandonne, n’est plus dans ma plume, est-ce un mal ?) et dont voici quelques fragments :
J’idolâtre François Villon,
Mais être lui, comment donc faire ?
C’est un roi du sacré vallon.
J’idolâtre François Villon
Et c’est mon maître en Apollon.
Mais l’homme, c’est une autre affaire !
J’idolâtre François Villon,
Mais être lui, comment donc faire ?
Excusez la faiblesse de l’exécution, mais le fond de bon sens y est. Oui, comment incarner de nouveau quiconque, surtout un ancien, et cet ancien-là ! Mes versiculets, particularisant, allusionnaient aussi quelque peu à cette grosse Margot qui aura fait faire des lignes et des lignes au digne Caribert et à ce cher Montorgueil.
Je m’assimile volontiers
Les deux Testaments, moi pas bête,
Tels quels, en masse, tout entiers !
Je m’assimile volontiers
Même le jobin (nargue aux tiers !)
Mais trafiquer ès-tels moutiers
De ribaudes n’entre en ma tête.
Je m’assimile volontiers
Les deux Testaments, moi pas bête !
Et je finissais par plaindre celui qui, prenant à la lettre les conseils des sieurs ci-dessus, aurait toujours
Pour imiter François Villon
Un « lingue » dans son pantalon…
Une bonne canne à la main vaut mieux dans plus d’un cas.
Quant à mon vieux camarade Edmond Lepelletier, je ne puis lui en vouloir du portrait un peu vieux jeu qu’il trace de moi. Front chauve, que c’en est gênant pour les spectateurs ! même lui ! paraît-il — ô solidarité, tu ne serais donc qu’un nom, toi aussi ! — patte qui traîne, visage plombé, labouré, suturé ! Il me prédit pour bientôt un garde-vue vert et, faisant une allusion impie à l’Académie, me présente à ses lecteurs comme désormais apte à figurer dans une assemblée de vieillards vilains. Je lui pardonne bien volontiers ces tout petits torts (torts quand même). Mais je lui en voudrai toujours, en toute mansuétude chrétienne toutefois (et je me moque de ce qu’il blague ma « phraséologie cléricale »), d’avoir dit et imprimé que Sagesse était de la fumisterie. D’autant plus qu’il sait où et quand ce livre, où j’ai essayé de mettre toute mon âme et que la totalité des compétents a considéré comme tel, fut pleuré, souffert ! Pour une monstruosité, c’en est une, et je l’en charge sans rancune mais sans pitié !
J’ai, il y a une quinzaine, adressé à M. le Secrétaire perpétuel de l’Académie la déclaration de ma candidature, et pousserai celle-ci du mieux
possible.
NOTES
SUR LA POÉSIE CONTEMPORAINE
Mesdames, Messieurs,
On me demande quelques mots sur la poésie ; or, il est pour un poète qui croit être sérieux et que beaucoup de gens prisent comme tel, il est plus facile, dis-je, et plus doux, de faire des vers que de parler à propos de vers. D’autant plus, dans l’espèce, que je ne suis pas un orateur le moins du monde, tout au plus un lecteur enrhumé et doué, pour le moment, d’une fluxion qui est loin de favoriser l’émission d’une voix insuffisante en faveur de laquelle je sollicite votre bonne indulgence.
Je ne remontrai pas au déluge, rassurez-vous. Je ne parlerai ni d’Homère, ni de Virgile, quelque plaisir que nous en puissions éprouver tous, ici, ni de nos vieux poètes français, ni même du siècle de Louis XIV, pas même de la magnifique explosion romantique. Mon ami Catulle Mendès, dans une belle série de conférences, a rendu un hommage des mieux compétents au groupe dit Parnassien, qui me dispense d’avoir la prétention de revenir, après lui, sur ce sujet.
Je me contenterai de parler, peu longuement, soyez tranquilles, des toutes dernières manifestations poétiques dans notre pays.
Admirons qu’en ces dernières années d’un siècle qui en vaut bien un autre, mais qui passe pour ce qu’on appelle pratique à l’excès, prosaïque en un mot, étonnons-nous, non sans joie, que le nombre et non seulement le nombre, parbleu ! mais la qualité, mais la bonne foi, mais l’effort des poètes soient tels qu’il est rare qu’un pareil spectacle, consolant et rassurant, ait jamais été donné avec cette intensité de talent, et de conscience dans le talent.
Dès après la guerre de 1870, sans que les Parnassiens, détenteurs, sur la fin du second Empire, du rhythme vrai et de la rime sincère, abdiquassent, tant s’en faut, grandissait une élite d’enfants, aujourd’hui des hommes, tout à la Muse et à la Lyre, de qui les essais réjouissaient les frères aînés que nous leur étions. J’entends parler de ceux à qui leurs excès, bien de leur âge et de leur intransigeance, charmante au fond, avaient valu de la part de tels critiques qui ne les valaient pas les épithètes de Décadents et de Symbolistes…
D’aucuns, parmi ces jeunes gens, voulaient plus de profondeur, d’intellectualité, dans la poésie, et ceux-là relevaient surtout de Stéphane Mollarmé, l’esprit pur dans la forme impeccable, d’autres s’avisèrent d’admettre la naïveté, l’expansion de l’humble artiste qui vous parle ; tous, pour la plupart, s’efforçant en outre, vers de plus libres espaces, rime et rhythmes libres, comme ils le pensaient avec cette bonne foi exquise qui persuaderait, presque, émanant de jeunes âmes et de cœurs neufs ! Toutefois, un grand nombre d’entre ces aimables insurgés sont revenus aux formules éternelles — éternelles, qu’ils en croient un ancien qui tâta de la révolte dans son temps, — je veux dire, à la sévère versification française de naguère encore — et de toujours, à la fin des fins !
C’est vers 1880 que s’accentuèrent les diverses tendances de la nouvelle « fournée » de poètes qu’honorent une audace judicieuse le plus souvent et l’amour des bonnes lettres qu’il faut. Je ne suis pas, comme je viens de le faire pressentir, toujours d’accord avec eux. J’aurai bien des objections sur le vers libre, plus haut cité, par exemple, que préconisent et pratiquent ces amis plus récents de moi…
À mon sens, le poète doit être absolument sincère, mais absolument consciencieux comme écrivain, ne rien cacher de lui-même, qui soit montrable toutefois, mais déployer dans cette franchise toute la dignité exigible, le souci de cette dignité se manifestant dans, autant que possible, sinon la perfection de la forme, du moins l’effort invisible, insensible, mais effectif, vers cette haute et sévère qualité, j’allais dire : cette vertu…
Si je m’abstiens d’une sorte d’apologie, que les choses mêmes et la suite toute naturelle de l’étude entreprise se chargeront de répartir et de faire sensibles, c’est pour ne pas m’embarrasser d’inutiles polémiques provoquées. Les objections seront, je l’espère bien, résolues, les faits répondront, l’accord se fera, la conscience et la foi de tous côtés aidant, de lui-même.
Nous sommes en 1830, date moyenne, formule historique pour ce qui va nous occuper, millésime commode et commun en notre matière. Lamartine règne, incontesté ; Chateaubriand peut passer pour déjà classique ; Vigny, descendu de sa tour d’ivoire, part en guerre ; Hugo est en pleine victoire, mais sa campagne n’est pas finie, il a encore bien des luttes à soutenir. Ses disciples ou plutôt ses partisans, eux, escarmouchent, attaquent, Musset, Gautier, Sainte-Beuve, ceux-ci sont en reconnaissance, ceux-là en enfants perdus, comme Pétrus Borel, et Philothée O’Neddy. N’importe, le romantisme, on le sent, va triompher et c’est le moment de se rendre compte de ses forces. Déjà deux noms ont retenti dans la mêlée, Racine et Shakespeare. Les soi-disant classiques, prétendus descendants, tout au plus succédanés pitoyables, sans talent, sans style aucun, sans rien que ce fût, du grand siècle et de ce surtout scientifique ou, d’autre part, tout à fait frivole et exquis, et quelquefois profond, mais tout à fait unique dans le frivole, dix-huitième siècle, les classiques d’alors, réalisant en Viennet, brave homme d’esprit et de cœur, mais quel poète ! leur grande figure et leur idéal, ces classiques-là osent se réclamer de Racine. De leur côté, les romantiques, du moins ceux d’avant-garde, et ils avaient tort (M. Vacquerie l’a lui-même déclaré, joliment, pas plus tard qu’hier, dans ce tout jeune et pimpant Depuis), se contentaient de l’appeler polisson par la bouche de M. Granier de Cassagnac qui, depuis, lui aussi devait donnera cette gaminerie, le plus absolu démenti.
(Et vous vous en souvenez, dès le début du mouvement dans le plus révolutionnaire manifeste qu’il ait jamais écrit, le chef éclatant, le déjà glorieux porte-drapeau des nouvelles doctrines avait parlé en toute conviction bien arrêtée, en pleine lumière, du « divin » Racine, à une époque où le mot « divin », énervé, galvaudé, devenu banal de nos jours, avait toute sa force glorificatrice !)
Quoiqu’il en soit, le nom de Racine, jusque là près de deux fois séculairement vénéré, mieux que cela, célébré, avait passé triomphal, à travers les générations et leurs vaines ou sérieuses préoccupations, vainqueur des rivalités de son temps, des préoccupations guerrières, diplomatiques, théologiques ou philosophiques, vainqueur des tumultes de la Révolution, des gloires de l’Empire. Son œuvre toujours jouée, lue, commentée, avait été composée dans son exil et son agonie. Ce géant vaincu sur son rocher de Prométhée !… Elle régnait dans tous les esprits et dans tous les cœurs. Son empire sur la langue était souverain. De sots, autant que de faux admirateurs, jaloux de leur ridicule prestige en allé, n’osèrent-ils pas, dis-je, se réclamer, vers cet an de bataille 1830, d’elle et de lui ? Mais le tout, en guerre, surtout en guerre civile, n’est pas d’avoir un drapeau : il faut avoir une cible. Les contemporains n’étaient pas suffisants pour ces Messieurs. De même qu’il leur avait fallu un grand homme mort pour enseigne, il leur en fallait un autre pour but de leurs coups.
Et ce grand mort-là se trouva Shakespeare.
Shakespeare, à première vue de gens de vue courte, l’antithèse de Racine, ce Shakespeare tant vilipendé de Voltaire, qui l’avait nommé de tous les noms, « sauvage ivre », « ignorant », etc.
Voltaire, — au fond grand homme et peu voltairien — les jours où il se livrait à sa verve contre l’auteur d’Othello (qu’il travestit en Zaïre), les jours pires encore où il méritait ces éloges de Frédéric II de Prusse : « Vous avez bien fait de refaire, selon les principes, la pièce informe de cet Anglais » (la pièce informe c’était Jules César), Voltaire, certes était alors voltairien dans le sens mesquin, étroit, parlons franchement, bête du mot. Voltairiens aussi, mesquins, étroits, bêtes aussi se montrèrent, en répétant les fades et platement grotesques « critiques » du triste rimailleur de Nanine et d’Alzire,les enragés adversaires du romantisme, et « enragés » ici n’est pas de trop. N’allèrent-ils pas en effet, alors qu’il ne s’agissait que d’art et de littérature, jusqu’à vouloir faire interdire Hernani, une pièce où tout n’est qu’héroïsme cornélien, dont tous les personnages, au fond, sont sympathiques dans la haute, sincère et logique expansion de leur passion jeune, loyale, si magnifiquement exprimée dans quelle belle langue nette et bien française ; où, si les sentiments sont naturellement, et de par le sujet, empruntés à l’Espagne, et rappelèrent dès lors plutôt l’inspiration castillane du Cid, le style agile et clair, la versification ferme et souple se réclament visiblement de la forme racinienne, et où rien, mais rien de rien n’évoque ou ne sous-entend l’influence de Shakespeare, dans tous les cas !
Le roi Charles X, qui n’avait pas pris place au parterre et qui eût pu, faible et autoritaire comme il l’était, faire acte d’arbitraire, eut plus d’esprit que tout le monde et sauvegarda la liberté pas le joli mot qu’on sait et qui est, paraît-il et il y paraît bien, de lui, trop jeune ou trop jeune encore.
N’importe ! la question se posait, dès lors, sur l’initiative d’une faction encore puissante de par les académies et les préjugés, entre Racine et Shakespeare. Nous allons l’y suivre.
Aujourd’hui que tout cela est de l’histoire ancienne, qui paraîtra même un peu démodée à tels et tels de nos contemporains, du moins l’un de ceux qui ont milité dans l’arrière-mêlée s’esquivant, et qui restent encore sur la brèche toujours fumante de l’éternel combat pour le Beau, peut, à des fins qu’il se réserve d’atteindre au juste moment, résumer en quelques pages d’équilibre et de calme raison les causes et les effets d’un des plus importants épisodes d’une histoire illustre, celle de la poésie française en presque trois quarts du siècle, qui agonise si puissamment, quoi qu’on dise de sa décadence.
Racine, Shakespeare, ainsi pourrais-je intituler cette étude. Et, de fait, c’est sur ces deux noms d’illustres, d’uniques poètes, qu’au fond s’engagea la grande lutte de 1830, et c’est de leurs deux influences que nous sortons tous tant que nous sommes, Parnassiens, Décadents, Romans, et même Symbolistes, puisque ce titre, que je ne comprends pas, a prévalu pour certains.
On m’a, moi qu’en vérité l’on doit, à défaut d’autres mérites, respecter ou plutôt laisser tranquille en raison de ma complète abstention dans le conflit, d’ailleurs honorable, bien qu’un peu emphatique, de ces années dernières à propos de telles ou telles qualifications littéraires entre, paraît-il, écoles nouvelles, on m’a donc gratifié, à mon insu, je le jure, du titre de chef des Décadents. J’ai même dû, à la fin, et un peu comme les chefs vendéens à qui, par ironie, on offrait un fuseau et une épée, choisir l’épée, naturellement, et combattre pour les Décadents, qui étaient, au moins, pittoresques et soleil couchant, et faire en quelque sorte d’une injure un drapeau : car, tandis que Symboliste se trouvait dans le dictionnaire, où Décadent n’était pas, la première de ces deux épithètes est toute rhétoricienne, et, dans l’espèce, une abstraite tautologie, un pléonasme pur et simple.
Racine, la correction, l’érudition des fortes études, science parfaite de l’antiquité sue littéralement et comprise comme il fallait dans sa grâce absolue et sa force complète, Racine, la correction, la totale perception de la langue maternelle jusqu’à travers la plus intime connaissance des vieux auteurs et des idiomes locaux, l’esprit de son pays et de son temps, modération, circonspection même, bon sens immédiat et traditionnelle générosité, Racine, l’individualité honnêtement fine, malicieuse sans haine, qui sut mener sa vie habilement et la finir admirablement, sacrifiant d’instinct fortune, faveur, ne ménageant qu’une famille admirablement menée à bien dans la vertu et la modicité voulue, mourant, après des tendresses dominées, des ambitions tenues en bride, d’un cœur blessé, d’une âme en deuil, noblement, pudiquement : — et Shakespeare, l’aventurier, né ruiné, catholique ou protestant, qui le sait ? l’a-t-il bien su lui-même ? fils d’un boucher, garçon boucher lui-même, « immolant avec pompe, » dit un de ses biographes, plus spirituel qu’informé probablement, des veaux, ne devant guère son instruction, après celle sommaire d’une école de village, qu’à des livres de colporteurs, tels que les légendes, contes de fées et romans de chevalerie, Shakespeare, l’aventurier, las de l’étable, fuyant au bois, tel un Corse aux maquis, devenu braconnier, ayant des rixes avec la yenmanry, se réfugiant à Londres (il gardait les chevaux à la porte des théâtres, quasi vendeur de contremarques), promu garçon de coulisses, puis figurant, — dans l’intervalle retapant de vieux drames, puis l’auteur d’Hamlet, de Henri VIII et d’Othello, et mourant enrichi à cinquante-deux ans dans son pays !
Quel contraste, n’est-ce pas ? La littérature de ces deux hommes devrait donc différer, si l’art n’était la vie dans la région des épreuves.
Évidemment, leur littérature diffère de toute la distance des temps, des lieux et des deux existences, de toute la différence des deux esprits et des deux éducations.
Car Racine vécut en somme régulièrement, paisiblement, sans soucis pécuniaires ni grands efforts pour subsister. Même il connut le luxe et tint un certain rang.
Mais que fait cela dans l’espèce ? Rendons-nous seulement compte des œuvres et de leur rôle dans ce 1830 qui nous occupe.
Il est clair, pour qui, aujourd’hui, examine de bonne foi et avec le sang froid qu’il serait vraiment malheureux que le temps écoulé n’ait pas instauré de longue date et dès le premier examen dans toute tête un peu pensante, il est clair, dis-je, que c’est du mélange de la forme et de l’esprit racinien révolutionné, modifié par l’esprit et la forme de Shakespeare et finalement fondu dans vin tout très dilué par les habitudes de la pensée et du style contemporains, qu’a procédé, jusqu’à nos jours exclusivement, la littérature de ce siècle, — en tenant compte, bien entendu, des ambiances, des confluences anciennes et récentes, du cosmopolitisme enfin de notre courante civilisation.
Chateaubriand, bien avant de traduire si littéralement Milton et de commenter Shakespeare d’une façon si informée, n’avait-il pas rapporté, de ses longs exils en Angleterre, leur connaissance approfondie et confirmée par l’usage des gens et de la langue de leur pays ? Cette science mêlée à celle de notre littérature classique, dont Racine est le pur prototype, produisit, n’en doutons pas, dès cette époque le Génie du Christianisme, qui fît révolution ! Le frère de cet André Chénier, qui dut aux modifications s’ensuivantes, c’est certain, cela, sa juste célébrité, Joseph Marie Chénier, Chénier, auteur correct de quelques bons écrits, secs d’ailleurs, peut-être partiellement injustement oubliés, s’insurgea, se démena, aidé par de plus subtils qui flairaient, dans l’exagération de l’œuvre vraiment géniale, jusqu’aux moindres taches, jusqu’au nez du Père Aubry incliné vers la terre, — qui n’exista jamais que dans leur imagination, tournée, elle, jusqu’à la basse caricature.
Evidemment, Shakespeare et Racine eurent là, dans ce genre de Christianisme-là, leur première conjonction, dont les qualités pittoresques et linguistiques de Victor Hugo firent un tel profit admirable. D’autres poètes, après ses contemporains ou immédiats, tels que Gautier et Musset, ou parallèles comme Alfred de Vigny et Lamartine, prédécesseurs qui ne voulurent passe reposer et qui firent si bien, ou postérieurs, tels Banville, Leconte de Lisle, Baudelaire, accentuèrent sans, néanmoins, la forcer, sa note superbe qu’ils transmirent aux Parnassiens, dignes et révérends continuateurs, qu’aujourd’hui des continuateurs d’eux-mêmes se montrent peutêtre bien impatients de ne continuer qu’en les reniant d’abord.
Ont-ils raison ou tort ? Ils ont tort, ou ils l’auraient, dans tous les cas. C’est ce que j’espère démontrer avec un peu de patience de la part de mes lecteurs et beaucoup de conscience de la
mienne…
CONFÉRENCE SUR LES POÈTES CONTEMPORAINS
Mesdames, Messieurs,
Ce m’est un exquis honneur de prendre la parole au milieu d’une telle élite. En ma qualité de Parisien, — et de Parisien s’intéressant quelque peu aux choses d’au-dessus et d’au-delà, sans avoir vu les œuvres, la distance et la maladie m’en éloignant, hélas ! néanmoins j’y participais d’esprit, je communiai de cœur avec les ouvriers qu’enfin je vois et de qui je viens enfin de voir les œuvres. Un seul et dernier mot, Mesdames et Messieurs, avant de commencer cette causerie toute confraternelle, si vous le voulez bien :
Bravo !
J’ai dit causerie toute confraternelle et j’ai ajouté « si vous le voulez bien ». Car le poète n’est-il pas littéralement — et non pas ' latéralement, comme quelques amateurs de la discorde l’ont prétendu — le confrère du peintre et du sculpteur, aussi bien que du musicien ? — Et, d’autre part, le peintre, le sculpteur, non moins que le musicien, ont le droit, contestable, mais absolu, de répudier cette solidarité entre leur art et le nôtre, à titre, dame ! de réciprocité. Mais ici n’est pas le cas, n’est-ce pas ? — et sans plus d’ombrage, de même que je viens de me réjouir aux nuances, si diverses dans l’unité qu’il faut, de vos œuvres, laissez-moi vous intéresser, soit dit sans trop d’ambition, aux nôtres, aussi, de nuances dans notre unité à nous.
Vous ne l’ignorez pas, nous sommes, apparemment, divisés en quatre camps… Laissez-moi dire plutôt, puisque nous voici en pleine phraséologie militaire, en quatre corps d’armée sous le même généralissime, l’Art !
Ces quatre corps d’armée seraient donc : Le Symbolisme, le Décadisme, le partisan du vers libre — et les autres, dont je suis.
Laissons de côté cette un peu fastidieuse et fatiguée question du Décadisme et du Symbolisme. Aussi bien le Décadisme s’est peu à peu égaillé en tirailleurs et Moréas — l’homme absurde est celui qui ne change jamais — Moréas lui-même a dissous l’école symbolique pour fonder l’École romane. Salut à l’École romane et que le bon Dieu lui donne de longs jours !
La question du vers libre ou non me semble plus pressante. Elle est à l’ordre du jour, — et M. Edmond Picard va, ce soir même, à Anvers, en parler, avec sa haute compétence, à propos de l’excellent poète français, mon ami, Henri de Regnier… J’ai de précieux frères d’armes belges et français qui manient, en vérité, le vers libre avec talent, ingéniosité — et sans doute, sans nul doute, avec logique, avec une logique implacable qui me déjoue un peu, mais je dois me tromper, j’espère me tromper, car là peut-être, là sans doute est l’avenir — car l’avenir est toujours à quelqu’un, quoi qu’en dise le poète.
Je ne reprendrai pas ici l’histoire du mouvement littéraire de cette période, romantisme, parnasse contemporain, renouveau lui-même du romantisme, un romantisme en avant où gronda le formidable vers de Leconte de Lisle, où chatoya et tinta celui de Théodore de Banville, où celui de Baudelaire gémit et luisit, flamme funèbre et chant frissonnant ; trinité révérée et vénérée d’où, sans conteste, procédèrent les premières œuvres d’une génération déjà mûre, très mûre, pensent et disent presque d’aucuns impatients, génération dont je suis, dont est Stéphane Mallarmé, dont sont d’autres encore, pleins, ceux-là, d’un talent resté dans son aspect d’antan moyennant les nécessaires modifications (en mieux sans doute aucun) qu’apporte le temps plus ou moins écoulé…
Je n’ai retenu ici que le nom de Mallarmé qui fut, en ma compagnie, plus en rapport direct avec les Jeunes de qui je veux m’occuper. C’est vers 1880 que s’accentuèrent les diverses tendances de la nouvelle « fournée » de poètes qu’honorent une audace judicieuse, le plus souvent, et l’amour des bonnes lettres qu’il faut. Je ne suis pas toujours d’accord avec eux. J’aurais bien des objections sur le vers libre, par exemple, et sur la libre versification aussi, que préconisent et pratiquent ces amis plus récents de moi. Mais que de mérite, à bon droit déjà retentissant, chez — notamment — Moréas, le courageux et l’infatigable critique en même temps que protagoniste de son œuvre sans cesse en discussion, pour ainsi dire. Il fut d’abord tout romantisme, sans nuance aucune que pût revendiquer le « Parnasse contemporain », puis s’empara tellement du symbolisme dont il reconnut d’ailleurs plus tard, l’un peu vide, l’un peu creuse définition, et qu’il remplaça par l’École romane à laquelle il eut la chance méritée de recruter de beaux talents originaux dans la discipline acceptée, dont Reynaud, Duplessys, et plus récemment Raymond de la Tailhède. En dehors des « Romans », puisque, décidément, le nom s’est imposé, il y a une pléiade indépendante d’ellemême de poètes charmants ou forts, chacun cherchant sa voie, la plupart d’entre eux l’ayant trouvée, — ou la trouvant, les uns, adeptes fervents, d’autres partisans sceptiques, à ce qu’il semble, de ce vers libre que je n’aime pas trop en dernière analyse. De ce nombre sont l’en même temps mystique et raffiné, puis terriblement et si savoureusement méchant Laurent Thaillade. Il est certes bon d’être de ses amis. Quant à ses ennemis de lettres, il ne saurait en avoir que de sots ou d’ignorants. J’aime infiniment ses livres de pure beauté ; mais j’ai un faible pour le Pays du muffle, ce redoutable recueil de violences, d’ironies où la férocité du fond se double, en quelque manière, de celle de la forme, cette forme savante et amusante d’un archaïsme furieux, mais clair. Regnier, Griffin, Stuart Mérill, Retté, tous remarquables, à différents degrés et dont l’avenir nous répond. Je ne nomme pas au hasard, soyez-en sûrs, car si je voulais être interminable, je le serais, tant sont nombreux les jeunes poètes en ces jours d’ambiant matérialisme, un peu exagéré peut-être pourtant ? Beaucoup d’entre eux renonceront à la lutte et rentreront honorablement dans la vie ordinaire… Ceux que nous avons cités, — non. Et tant mieux pour nous tous !
Ces poètes, je le répète, sont indépendants l’un de l’autre. Les « Romans » dont je parlais tout à l’heure, au contraire, forment groupe, et quelle que soit la très réelle originalité des uns et des autres, pris à part, obéissent à une idée commune qui serait de remonter tout à fait aux origines de la langue française issue du gallo-romain, c’est connu. Mais « roman » est-il bien le vrai mot ? J’en doute, et même je le nie. Le « roman » est bien encore du latin, le latin liturgique selon moi, celui, dès lors, des basiliques « romanes », — je ne comprends pas bien, de la part des poètes en question, le saut de cette époque à celle de Ronsard dont vraiment usent trop, comme idiome, comme rhythme, comme tic, ces d’ailleurs si aimables et par endroits admirables poètes. Ils ont la science, un peu à l’aventure, car ils sont jeunes, ils ont la musique, — du moins la plupart des quatre qui forment le groupe. Ils ont la foi, et surtout la bonne foi. Cela suffit pour être ou devenir de parfaits artistes ; d’incontestables poètes, peut-être, non, quelque apparemment dur que puisse être ce doute.
Mais la vie est dure, comme elle est essentiellement incertaine, elle aussi, obscure, indécise, complexe, et parfois jolie, souriante, bienveillante et claire, — mais plus rarement ! Et pour être poète, selon moi, il faut vivre beaucoup, dans tous les sens, — et s’en souvenir. Alfred de Musset a dit cela infiniment mieux que tous mes efforts ne sauraient le faire, et il a laissé une œuvre vivante, l’œuvre vivante par excellence, bien que ne s’étant pas assez donné tout entier. Il avait ses raisons, qui étaient surtout de vouloir ainsi. Mais il eût pu, sinon dû faire plus. N’importe, c’est un grand poète tout de même. Un artiste ? Oui, cent fois oui. Un artiste parfait ? Non, car la vie sentie, exprimée même bien, même admirablement, ne suffit pas à cette tâche. Il faut travailler et travailler comme un ouvrier : tels les poètes romans, incontestablement.
De sorte qu’à mon sens, le poète doit être absolument sincère, mais absolument consciencieux comme écrivain, ne rien cacher de lui-même, mais déployer dans cette franchise, avec toute la dignité exigible, le souci de cette dignité se manifestant dans autant que possible, sinon la perfection de la forme, du moins l’effort invisible, insensible, mais effectif vers cette haute et sévère qualité, j’allais dire cette vertu.
Un poète qui est moi a tenté cette besogne. Il y a échoué peut-être, mais, à coup sûr, il a tout fait pour s’en tirer à son honneur.
J’ai débuté en 1867 par les Poèmes saturniens, chose jeune et forcément empreinte d’imitations à droite et à gauche. En outre, j’y étais « impassible », mot à la mode en ces temps-là :
m’écriais-je alors dans un Épilogue que je fus quelque temps encore à considérer comme la crème de l’esthétique. Depuis, ces vers et ces théories me semblent puérils ; honnêtes, les vers, mais puérils d’autant plus. Pourtant l’homme, qui était sous le tout jeune homme un peu pédant que j’étais alors, jetait parfois ou plutôt soulevait le masque et s’exprimait en plusieurs petits poèmes, tendrement.
On peut trouver aussi là quelque ton savoureux d’aigreur veloutée et de câlines méchancetés.
Une toute autre musique chante dans la Bonne Chanson, cadeau de noce à vrai dire, littéralement parlant, car ce fut à l’occasion d’un mariage qui allait se faire, et se fit, que parut ce mince volume. L’auteur l’aime, comme peut-être le plus naturel de ses ouvrages. En effet, l’art violent ou délicat prétendait régner presque uniquement dans les précédents, et il devient dès lors possible de discerner des vues naïves et vraies sur la nature, matérielle et morale. Minces plaquettes.
La vie allait. Le malheur, suite de fautes mutuelles, survint dans le ménage du poète qui, brusquement, quitta tout et vagabonda à la recherche de distractions qui ne le rassasièrent pas. Au contraire, je ne dirai pas des remords, il n’en ressentit pas, ne se repentant pas, mais du regret et du dépit, puis quelques consolations, compensations plutôt, l’inspirèrent dans son troisième recueil : Romances sans paroles, ainsi dénommées pour mieux exprimer le vrai vague et le manque de sens précis projetés.
— Une catastrophe sérieuse interrompit ces peines et ces plaisirs, factices. Même il se l’exagéra au point d’écrire — Lu grand sommeil noir. Puis aux résignations comme divines et qu’il voit encore telle l’investit et lui dicta de nombreux poèmes mystiques, du plus pur catholicisme, comme ceci qui data toute une ère nouvelle, dans sa poésie et peut passer pour divin de sa vie pendant d’assez longues années ensuite desquelles, comme cela devait arriver, l’humanité trop tendue reprit ou crut reprendre quelque peu ses droits ou ses prétendus droits, d’où une série des volumes : Chansons pour Elle, Odes en son honneur, etc., où étaient célébrées des affections nouvelles sur des rhythmes appropriés. Le malheur revint ensuite, sous d’autres formes, il les a toutes ! La plus aiguë fut la maladie. Des accidents rhumatismaux accompagnés de toutes sortes de complications qui n’en ont pas encore fini avec ce pauvre convalescent que le voici encore, comme en témoigne son aspect pourtant déjà bien amélioré, l’induisirent, au courant d’une crise récente aggravée d’opérations désagréables, à ce retour
aux tristesses et aux sérénités de sagesse.
NOTES RESPECTING ALEXANDRE DUMAS THE YOUNGER
Between this man and ourselves, the absolute and exclusive poets, whether Parnassians, Décadents, or Romans, to whom I have the honour to belong, and who form the sole object and proof of my life, the bonds of unison are so vague that they are scarcely visible.
Then we thought we had cornered him, and we said softly : « Why dont’t you do it if it’s so easy ? »
« Why don’t I ? » said the philosopher. « Why don’t I ? Why — I think it must be because I am a man of education, and it’s beneath me. »
We could not refrain from smiling, albeit lie was not so unmitigated a Wessex mann as he had seemed at first, and in Fleet Street we know the vernacular of the pressman does not entirely coincide with his editorial style.
« I can do it », said the philosopher, snappishly ; « do it on my head. What do you think an old — » (he checked himself, and went on hastily) — « an old pressman like me and cant write the New Humour ? Why, so I have — many a time ». Here he glanced down his coat, which lacked all its buttons save one, and concluded :
« I ain’t thriven over it, — no, — and why ? Because this bloomin’ world simply plays pitch and toss with us — and I’ve corne down tails — and you can’t help it, and neither can I. » (He was a philosopher after all.) « But as to writing (if that’s what you call it) the New Humour, — look here, give me half-a-quid » (see Gloss. — Ed.) « and a couple of hours, and I’ll hand you a bit of the real New Humour, all about landladies, and lodgers, and such-like — quite the regular thing. And you can publish it if you give me the crédit for it. I sign myself The Yak — I’m well-known about here under that style » (which was certainly mystic although a little suggestive).
We were so tickled by this that we duly concluded a contract with him, gave him our card, and two hours and twenty minutes afterwards The Yak handed in a package to Sam our concierge, and received his half-a quid. Furthermore, being a sociable mann, he invited Sam out for refreshment in célébration thereof, and confided to the latter that lie and his friends were projecting a journal to be styled « Shreds » which he expected would astonish the world, and as it was to be controlled by a Limited Company having a Stock Exchange quotation, he advised Sam to take up a few shares. In the parcel he had enclosed his prospectus, which stated his charges lor the foot run, or offering specially cheap ternis for matter by the year.
This is what The Yak had written. It is evident he knows something about fiction, and if he isn’t a New Humorist, what is he ?
Shreds, Limited, will assuredly be quoted at a premium.
We have heard, as we have said elsewhere, many excellent people tell most barefaced lies, but we never heard anybody tell so un-principled a lie as to say that an Income Tax Collector lias a soul. Of course he hasn’t. He doesn’t want one. What use would it be to him ? It would only interfere with the pursuit which he describes as his profession, and might get him into trouble. He wouldn’t be able to go far enough to satisfy his masters. If anyone said the Income Tax Gollector had claws, we should say at once, « Yves, he has ; he can’t send us a letter without a nasty claws or two in it. » But as to soul he has no soul any more than he has a conscience. In these respects the species which cornes nearest to him is the publisher.
When we speak of publishers we are always carried away by the warmth of our feelings, and launch into anti-panegyrics at great length — therefore we had better stop short here and say all this is a digression.
We had intended when we took up our pen to talk about letter-writing, and since so far we have wandered from the point we will proceed to make amends by a strict attention to brevity ; and hope by carefully combining business principles with literary style, to give every satisfaction.
Letter-writing. — Our landlady, Mrs. Kilwhipple, has, we consider, a great gift for letter-writing. She is fluent, candid, artless, and absorbing. She is above grammar, and she wanders through the mazes of prose.
I do not know whether appearances now more than at other times are not deceptive. For my own part, I must own that — poetical and mournful el poeta doliente as I have lately been called in a too flattering dedication of the well-known General Marsilla of the Argentine Republic — since I know my own mind, I am more inclined to like rather than to esteem and admire the man, so upright, forcible and brilliant, so sceptical and so good-natured, who has struck me ever since my birth as a literary genius.
Truly by instinct I liked the man before being able to appreciate the writer, and I liked the writer before being able to thoroughly appreciate him, which I have only comparatively lately, too lately, succeeded in doing. One cannot be more accurate or perhaps more precise in expressing a frankness which is not difficult to me and still less troublesome since it contributes in an infinitesimal degree to the just glory, the glory which naturally belongs and will always be associated with one whose sole efforts were to be amiable, and who fînally found sympathy and approbation except amongst the weak-minded, who must not be counted, although they arc unfortunately in such large numbers.
I cannot boast of what might be called an acquaintance with Alexandre Dumas the younger, but I have often seen him under the circumstances which I will here relate. Chance has caused me always to take a great interest in him and to hear frequently about him I might almost say ever since my childhood.
Every Sunday morning after hearing mass in the wooden church of the Trinity in the Rue Clichy, which has been pulled down and rebuilt, I used to start off furnished with an exeat in due form from the principal of the school, who conducted me to the Lycée Bonaparte, and quickly emerged from the Rue Chaptol, where the scholastic, establishment, which has now been replaced by private houses, was situated, in order to find my way to Batignolles, some distance off, where my family resided, and running more than walking, I used to reach the Rue de Boulogne, now, I believe, the Rue Ballu. In that same street, the Rue de Boulogne, near the top as you go from the Rue Blanche on the right, and pass a row of small private hotels, more or less artistic, with frontages in the Renaissance style, and « terra-cottaed » according to the latest bad taste, with windows of doubtful mediajval style, stood an almost imperceptible house, with one window on the ground floor, one on the first floor, and a garret at the top. A story recently resuscitated says that Old Dumas (the only one, as Lecomte de Lisle said thoughtlessly when he was informed that he was about to be received into the Acadamy by Alexandre Dumas the younger) was once dining with his son on a very hot suramer day in the small garden, when even the flowers were wretchedly drooping, and he opened the window of the house in order to get some fresh air. As I have never been in the house I cannot vouch for the authenticity of the story, but I can certify as to the small size of the residence : it was nicely appointed and prettily furnished, as I knew through catching a passing glimpse when slackening pace at that part of the trottoir of the Rue de Boulogne now called Rue Ballu. I can still remember seeing the ever lively and vivacious occupier walking up and down the room which looked on to the street and occasionally going out for a walk, or returning to lunch. He was then a man of about thirty years of age, tall, his face had rather a creole appearance, but it gradually became more Europeanised until at last he became the fine old Parisian of late days : well formed, rather thin, and a fast walker. In a word, his appearance was that of a vigorous man, and one who would be considered as a serious nature. At the time about which we are speaking he was already the famous author of the Dame aux Camélias, this Manon Lescaut, who it seems really existed, and who was certainly idealised by this illustrious and severe dramatic author of the demi-monde. It was with curiosity that I then contemplated with my fourteen-yearold eyes the son of old Alexandre Dumas, at the same time, however, not too admiringly. He was no poet, and that fact of his not being a poet — that is to say of not writing verses — was to be deplored from my point of view, for mind you, the man whatever he may be who writes verses, the man who goes to the absurd trouble of versifying is in a sense somewhat of a poet.
The life which made Dumas the younger considerably and deservinlgy rich has made of me poet who now writes these lines. His work, so severe and even decidedly austere, with occasional flashes of terrible logic, raises him to the highest rank of writers of no extraordinary style, but it also possesses higher flights which in his case are perhaps more suitable.
He was passionate during the calm course of his work, which he aimed at making first good and afterwards better if possible — passionate for the good and for the better — I know the proverb about the Good and his foe the Better : spare me from speaking of it. But his Lettres sur les choses du jour are really extreme, and I was astonished when I read the signature. The brochure Tue la, however, brought me back to my original ideas concerning the febrility of this man, that the apparent serenity of the numerous gifts spread through them in the form of genius and subtlety of mind, was to me up till then sacred, impassable, and it, the brochure, brought back to my memory the cruel pamphlet written with a good motive, so brutal in its frankness, full of insupportable hypocrisy, respecting the very sensitive and good man necessarily irritable, somestimes imprudent when it was a matter of esteem or love.
With the younger Dumas I have only had dealings of courtesy, of which the last was his sending me a postcard in acknowledgment of my latest book Les Confessions de Paul Verlaine which contained the following words, so precious perhaps to my justifiable vanity — Merci bien affectueusement. (Thank you very kindly). Alexandre Dumas, 37, Rue Descarbes, Paris.
DESSINS
DE PAUL VERLAINE
Les « Trois » du dîner des « Vilains Bonshommes »,
Carjat et la petite fleuriste.
Déclaration d’amour Napoléon III, Le Prince Impérial. Louis Ulbach et Charles de Sivry. Verlaine jaloux des lauriers littéraires… Portrait de Leconte de Lisle. Le Même. Delahaye pensant à Victor Hugo. Auguste Vacquerie. Un Dictateur. Rimbaud.
Verlaine rêvant d’évasion. — Dessin de Mons (1874).
Ma dernière visite chez Palmé. Verlaine magistrat. L’œil de la police.
ACHEVÉ D’IMPRIMER
le vingt-trois mai mil neuf cent treize par
BUSSIÈRE
À SAINT-AMAND (CHER)
pour le compte de
A. MESSEIN
éditeur
19, QUAI SAINT-MICHEL, 19
PARIS (Ve)
- ↑ Nous les devons pour une part, à M. Henri Floury, éditeur, qui nous les a obligeamment communiqués.
- ↑ Cette étude a paru dans plusieurs numéros successifs de la revue l’Art.
Les mots « précédent article » et « prochainement » désignent donc des chapitres de cette étude qui précèdent ou suivent celui-ci. - ↑ Les frères de Goncourt (Henriette Maréchal).
- ↑ Note de l’auteur. — L’esprit de corps ne se résumait
pas tout entier dans les Etals Généraux, mais avait de profondes
racines par tout le pays : jurandes, corporations,
assemblées de la paix, communes, formaient, en quelque
sorte, la base de cette grande représentation nationale, ce
« quatrième État », le peuple, robuste cariatide de l’État
proprement dit.
Il sera parlé, en son lieu, de cette forte assise de l’ancienne France. Cette note n’est que pour ordre. - ↑ Note de l’auteur. — Ce n’est que dans ces dernières années qu’on a appris que la Bienheureuse Marguerite-Marie avait reçu des révélations concernant la France et la Maison royale. Pour l’histoire de ces dernières révélations et leur connexité avec la guerre de Vendée, ainsi que pour celle de plus récentes et non moins belles manifestations, lire le bel ouvrage de M. l’abbé Bougaud sur les Origines de la dévotion au Cœur de Jésus.
- ↑ Note de l’auteur. — Est-il besoin d’insister sur cette vérité mille fois rappelée depuis la triste législation de Soixante-treize que le système prussien, lui, naquit des circonstances précaires où Napoléon avait réduit le recrutement de l’armée allemande après Iéna, et ne fut en somme qu’un pis-aller, qu’un moyen détourné de suppléer à un effectif dérisoire imposé par le plus impitoyable des vainqueurs. Mais la Médiocratie qui prédominait en Soixante-treize, en attendant les coquins que voici, ne trouva rien de mieux que d’adapter à nos nécessités d’alors, et ce — ô prodige d’imbécillité ! en toute liberté laissée d’agir, — la ressource empirique d’un patriotisme de tout autre tempérament, acculé aux suprêmes expédients.
- ↑ Il me reste à relever une laide boutade contre le Catéchisme de persévérance de Mgr Gaume, ce compendium
savant et instructif dont l’onction lumineuse a su pénétrer
tant de cœurs, et la logique tant d’esprits. L’auteur du
présent Voyage en France a, pour sa part, une gratitude infinie
à ce livre modeste et fort, où il a, dans les premiers
moments d’un lent mais sûr retour à la Foi, trouvé tout
secours et toute consolation intellectuels.
Il serait, d’ailleurs, à gager que Flaubert n’a pas ouvert ce livre ni les autres ! - ↑ Chez Léon Vanier.
- ↑ Les Beaux-Arts, Ier décembre 1895.
- ↑ La Plume.
- ↑ Dupont, éditeur, 3, Rue de Médicis.
- ↑ Avec les Chansons des Rues et des Bois.
- ↑ « Nous avons le regret de ne pouvoir donner aujourd’hui la suite du Prêtre marié. M. Barbey d’Aurevilly, ayant omis ses devoirs de garde national, a dû subir ce matin les conséquences de cette omission et s’est trouvé par suite dans l’impossibilité de corriger ses épreuves. » — J. Baraton (Pays, du 30 juillet 1864).
- ↑ On a lu, dans le premier Tome des Œuvres Posthumes
de Paul Verlaine, les premières pages de cette Étude, dont
nous avons retrouvé, depuis la publication de ce Tome, les
pages que nous donnons ici.(Note de l’éditeur).
- ↑ Ce recueil paraîtra-t-il jamais ? Je sais par le regretté Jules Tellier qui a eu en main toute l’œuvre posthume d’Hugo, qu’il existe entièrement fini. J’en connais même des vers, et non des moins intéressants, que mon pauvre ami m’avait communiqués verbalement, en grande quantité, grâce à sa prodigieuse mémoire.
- ↑ Se reporter plus particulièrement aux débats judiciaires à propos de l’interdiction du Roi s’amuse.
- ↑ D’après le livre de Royer Marx.
- ↑ Les six vers cités plus haut sont de Baudelaire, faut-il
le rappeler aux lecteurs de cette revue ? S’en suit-il que l’ auteur des Fleurs du Mal, fidèle, comme il le dit, à son douloureux programme et forcé, de par son titre même, à des logiques heureusement presque inaccessibles, y ait même essayé ? Et je suis sûr qu’il n’a jamais frappé une femme ni voulu se procurer des sensations « inédites » par des moyens chirurgicaux. Pauvre grand Baudelaire, d’ailleurs si méconnu, si inconnu ! Dernièrement encore, mon vieux camarade Lepelletier ne parlait-il pas d’immense mystification à froid à propos de la candidature du grand poète à l’Académie ? Qui donc y eût été mieux à sa place que Baudelaire, ce lettré, cet impeccable, lui, autant, certes, que Gautier, ce jamais content de son travail, à l’égal, je pense, de Flaubert ? Et, au fond, ce vrai correct, ce hautain comme il faut, et ce modeste, et ce presque timide, mais timide à sa façon, la bonne, qu’il était dans la vie !
L’Académie lui a préféré qui donc ? - ↑ Il est question également, dans cette diatribe, de ma « facilité » à écrire des lettres de félicitations à qui veut. Je saisis cette occasion pour m’excuser auprès des innombrables personnes à qui je n’ai pas répondu depuis des années. J’ai absolument renoncé à répondre ou à accuser réception, sauf en affaires et pour choses intimes.