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L’Amour absolu/Texte entier

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Mercure de France (p. ).

L’AMOUR ABSOLU
roman

Il a été tiré cinquante exemplaires.
Exemplaire no 46

I

Que la Ténèbre soit !

Il habite une des branches de l’étoile de pierre.

La prison de La Santé.

Comme il est condamné à mort, la branche où se cataloguent les condamnés à mort.

L’artérie pértifiée n’a attendu pour s’épanouir, miroir des étoiles, que l’heure des étoiles.

Le soleil est couché réglementairement, le pêcheur à la ligne, de par le gendarme, rétracte ses tentacules, le cycliste et le cocher de fiacre deviennent des lampyres femelles amoureusese ; l’électricien de l’axe de l’étoile réalise le geste du magnétiseur qui, d’un index entre les sourcils, révoque de l’imitation de la mort.

La Santé est semblable à Argus qui avait cent yeux.

Il habite une petite étoile d’une des branches de l’étoile de pierre ; l’homme est une des fleurs-ventouses du bras de l’artérie.

La dernière vertèbre cervicale épanouie — dirait Haeckel — épanouie pour l’un des derniers jours, accoutume, comme toutes les fleurs, le geste du tournesol.

Vers la lampe.

La cellule est bien moderne et aménagée dans le goût anglais : des meubles sobres en laqué blanc, les murs tendres.

Aucun décor des murs, mais on a accroché le soleil au plafond.

Soleil ou lune, un astre : il se lève et s’éteint à des heures.

Aucune observation ne lui découvre de mouvement propre.

C’est une étoile fixe.

Elle est plus noble que les astres du monde : elle a la place du ciel, d’une couronne ou du couperet, dernière imposition du diadème.

Elle s’appelle zénith.

Elle n’est point née d’une nébuleuse.

L’homme est l’huile de cette lampe.

S’il n’y avait point un condamné à mort dans le secteur des condamnés à mort, il y aurait une étoile de moins au ciel de pierre de La Santé.

Moïse disait bien le firmament solide.

L’homme qui est sous cette étoile est, quel qu’il soit et quelles que soient ses circonstances, un homme considérable.

Il a fait une étoile.

Ce n’est pas un astronome : les astronomes, plus tard, les découvrent.

Plutôt un astrologue : cette étoile s’allume à cause de son avenir.

C’est un homme dans le genre de Dieu.

Et c’est pour cette raison ou pour une autre, la meilleure est que c’est son vrai nom, qu’il y a écrit sur la porte :

Emmanuel Dieu.

Dieu est un peu ébloui de son astre.

Au musée de la marine, au Louvre, on peut s’enfermer dans une salle avec le fanal tournant d’un phare décapité.

La grosse mouche de feu ou le fulgore porte-lanterne se heurte à intervalles opiniâtres contre votre cornée transparente.

Vous clignez en riposte à l’œil énorme qui cligne.

Heureusement qu’il est trop intermittent pour celui d’un magnétiseur, et trop brutal en lumière pour un miroir à alouettes.

Dieu est un peu ébloui de son astre parce qu’il voudrait dormir.

Et il éteint les deux fanaux renversés dans la mer de ses yeux.

Ainsi la vouivre cache son escarboucle, unique œil et trésor du serpent cyclope, pour aller boire à la fontaine.

Emmanuel Dieu se sert du sommeil, vieux Léthé, comme d’éternité provisoire.

L’Éternité est trop inétendue pour tenir dans la prison, même éclatée en étoile.

C’est pourquoi, à des aubes, on la prie d’attendre dans la cour.

L’Embarcadère vers elle, comme les fortifications d’un estuaire, tend les brise-lames aigus de ses piles de ponts au-devant de la ville.

Orphée se lève d’un tapis de fourrures, la ville ronronne au pied de la lampe, l’étoile créée par le Dieu terrestre au-dessous du firmament se tend, presqu’île de la terre dans les eaux d’au-dessus, comme l’œil d’un escargot, vers les étoiles firmamentaires.

Étoiles militantes vers les triomphantes, la tête toute en œil des lampadaires implore qu’on la délivre de son cou ombilical.

Que sait-on si les comètes, suivies d’un éclaboussement de rupture, ne sont pas les gourmes de l’affranchissement des lampes ?

Les comètes anoures, selon plusieurs, sont les anges.

Emmanuel Dieu attend l’heure sidérale que sa tête s’en aille.

…S’il n’a pas tué, pourtant, ou si l’on n’a pas compris qu’il tuait, il n’a d’autre prison que la boîte de son crâne, et n’est qu’un homme qui rêve assis près de sa lampe.

II

Le Christ-Errant

— Quels sont vos moyens d’existence ?
— Je n’ai point de ressource,
En maison ni en bien :
J’ai cinq sous dans ma bourse,
Voilà tout mon moyen.

Charles Deulin, Contes et Légendes d’un bon Flamand

Un pas à l’intérieur de l’escargot.

Est-ce les mages vers l’étoile dont le nadir était la crèche, ou l’Aladdin, chargé des pierreries du jardin des caves, qui vient cueillir la Tête merveilleuse ?

Non, ce n’est pas le cicerone de la dernière aube.

Il est seul.

Ni quelque abbé Faria perceur de murailles.

Aucune ride sur la glace des murs.

Ce ne peut être que l’éternel incarcéré, de qui toutes les paroles répondent à des interrogatoires.

Et le seul qui s’aperçoive qu’on l’arrête, parce qu’il marche.

Ahasvérus.

Emmanuel Dieu dialogue avec le fantôme.

Il monologue, l’être de légende ne sachant répondre que sa légende ou le silence, et réservant la première aux juges.

Voici la confession d’Emmanuel au silence :

— Je suis Dieu, je ne meurs pas sur la Croix.

Je suis impuissant de la mort, indigne de la myrrhe.

Dieu obscur, condamné à l’intérieur de la période secrète, de l’enfance à trente-trois ans.

Peut-être ignore-t-on cette période simplement parce que l’Autre ne l’a pas voulu — ou pu vivre en ce temps-là.

Sans doute s’incarna-t-il comme le spectre vole un corps hâtif, les deux contours de l’espace, les deux confins du temps seuls assez denses pour les sens.

S’il n’a pas vécu intégralement jusqu’à la trentaine en ce temps-là, ses covivants ont vieilli leurs ans moins cette grande faille.

Marie Mère de Dieu a vingt ans de moins, au pied de la Croix, que Marie Mère du Fils de l’Homme arrivé à la date prophétisée.

C’est une petite fille qui invente la cripagne.

Je suis Dieu, je n’ai pas eu d’enfance.

Nouvel Adam, qui naquit adulte, je suis né à douze, je m’anéantirai sans que ce soit moi qui meure à trente, demain ! et il y a à toutes les aubes autant de millions de Dieux intermittents semblables à moi qu’il y a de milliers d’autels, de myriades de messes et de miliards d’hosties consacrées.

Je n’habite — ils n’habitent pa des corps et des âmes quelconques. Nous disparaissons par assomption ou par anéantissement subit dans ces habitacles. Il y a quelque probabilité que notre disparition coïncide le plus souvent avec la communion de notre hôte, qui renouvelle la Passion du Christ.

Nous habiterions donc le plus fréquemment des hommes en état de péché mortel, pour y avoir long séjour — ou peut-être des pratiquants ou croyants, ce qui est peu vraisemblable : notre séjour serait trop court pour le laps depuis douze à trente. Mais les années sont relatives, nous vivons en temps infiniment condensé, un instant nous suffit à vivre toute notre vie chez eux. Presque sans aucun doute — moi avec redoutable et désirée certitude — les grands criminels et les condamnés à mort, pour disparaître au moment de la communion obligatoire dans la prison.

Nous les poussons au crime pour faire notre devoir, qui n’est qu’un besoin à accomplir, la vanité de n’être point eunuques.

Enfant débile ou âme immortelle d’un mort, laquelle est plus glorieuse progéniture ?

Dans un état différent de la société et ses lois différentes, nous ferions…

Nous ne pouvons absolument prévoir, nos moyens, dans ce cas, d’existence, je veux dire de fin d’existence, de réalisation, la fin du fils étant la Passion.

L’homme possédé par nous a la science infuse et est souverainement fort.

C’est-à-dire qu’il possède d’autrui toutes les volontés, même de l’inanimé.

La possession du Saint-Esprit ou du démon sont, notoirement, symétriques.

Les femmes qui nous aiment rénovent le vrai Sabbat.

Les diables de Londun nous sont germains.

Pour que notre pouvoir soit absolu (et il l’est), il arrive, sans antinomie, que nous jouissons de la Toute-Protection divine, c’est-à-dire que nous nous orientons, comme l’aimant en croix avec le courant magnétique est-ouest, dans le sens selon le temps de la Synthèse universelle.

Nous vivons de cataclysmes…

Avant que l’aube, comme un astre blanc, paraisse, qui une fera signe de délicieusement ou douloureusement laisser fondre, plus petit astre blanc, la présence réelle de ma propre mort sur ma langue, écoutez et annoncez à tous les peuples..

Ou, pour de plus fondroyants messages, arrêtez-vous, asseyer-vous, enfermez-vous dans une chaire de clerc et écrivez !

Voici l’Apocalypse du très vulgaire.

L’histoire d’une de ces larves.

III

Ô sommeil, singe de la mort

S’apercevoir que sa mère est vierge.
Les 36 Situations dramatiques, trente-septième situation

Joseph de sa varlope fait germer les copeaux, comme de petites cornes.

— Dodo, dit une voix, très bas.

Et tout ce qui se dit Joseph ne l’entend pas, parce qu’il ne faut pas qu’il l’entende.

— Dodo, l’enfant.

L’Enfant ne dort pas, mais Miriam.

Et de la crèche ou du lit nuptial, si haut ou si bas — mais Joseph ne l’entend pas — s’élève une voix formidable, en réponse à celle de la petite Miriam, qui soupire :

— Maître…

Avec un temps très long entre chaque syllabe de ses paroles, intuition de parler à l’Éternité, inconscience de la durée, ou le temps de les remonter du puits des morts.

— Voulez-vous m’ordonner de replier mon bras ? Je suis couchée sur mon bras, et j’aurai des fourmis.

— Mère, pourquoi me parles-tu avec un respect infini ? Tu m’as mis cette nuit au monde. Je suis ton tout petit enfant, quoique engendré par Dieu. Femme, il y a un seul Dieu en trois personnes, je suis un seul Dieu en trois personnes, j’ai huit cent sextillions de siècles, avec tout ce qu’il y a dedans, parce que c’est moi qui les ai faits, et j’avais l’éterité quand j’ai créé le premier siècle ! Je suis le Fils, je suis ton fils, je suis l’Esprit, je suis ton mari de toute éternité, ton mari et ton fils, très pure Jocaste !

Mais je suis le tout jeune époux dans le lit de ma bien-aimée ; c’est parce que je m’aperçois que tu es vierge, ô ma mère, ma petite épouse, que je commence à être sûr que c’est bien moi, Dieu.

M’entends-tu tout endormie, Miriam ?

— Si vous m’ordonnez d’entendre, j’ai entendu, Maître.

— Maman, explique-moi…

— Vous me parlez comme les gestes de mon nouveau-né à la vivante. Quand je suis vivante, je n’entends pas bien. Je suis votre mère, alors, Maître, et l’épouse du charpentier.

— Et maintenant… ?

— Oh ! maintenant… il faut que vous soyez bien Dieu pour comprendre tout le rayonnement de mon sourire… maintenant, je suis LA VIERGE.

Faites-moi dormir plus profondément… Maintenant je suis… je suis ce que vous voulez. Ne m’interrogez pas, vous savez bien que je ne dirai que ce que vous voulez. Je suis Votre servante, je suis…

— Quoi, Femme ?

— Je suis la volonté de DIEU.

Son silence laisse retomber l’or fabuleux de toutes les traînes.

Miriam dort calmement.

Le petit Ieschou-ben-Joseph est immobile, nu et muet.

Les gestes, cris, langes du nouveau-né n’ont aucune sens, ou le sens qu’on prête, puisqu’ils en auront quand il sera grand.

Il est l’Idole.

Les Mages ont annoncé les trois oblations :

— L’or, Roi.

— L’encens, Dieu.

— La myrrhe, mort.

La myrrhe s’est refroidie aux pieds de Miriam.

De son sommeil s’éloignent le vrombissement des platagés au cou des chameaux, et le vol de vampire, au-dessus du sable qui feutre leurs ongles, des cous houlants des chameaux.

La digue offensive de la varlope de Joseph refoule les copeaux, comme de petites cornes.


Les mages disparus vers leur montagne, l’Enfant-Dieu reparle :

— Dors-tu ?

— Oui, souffle la voix très lointaine.

— Es-tu bien ?

— Oui.

— Tu es bien !

— Oui ! oui !

Sourires.

— Quand j’étais vivante, j’étouffais dans une tombe de sable. Maintenant je suis bien. Non ! je revis ! Ma gorge… Ordonnez-moi de dormir, vite, vite, plus profondément…

Je vis, je meurs !

Emmanuel ! —

Le linceul d’une taie sur les yeux.

— Ca… ta… lepsie, dit-elle

Les Mages sont si loin que nous sommes à dix-neuf cents ans du temps des Mages.

— Veux-tu dormir !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Je dors. Elle dort.

Elle est morte.

Faut vous défier d’elle.

Enfin, elle n’est plus là.

C’est une sale femme… celle qui est vivante.

Elle vous fichera un coup de couteau par derrière.

— M’aimes-tu ?

— Je n’ai pas de volonté.

Je suis votre volonté.

— M’aime-t-elle ?

— Immensément…

Aïe ! ordonnez-moi de retirer mon bras !

— Et Joseph ?

— Si vous voulez que je le tue, vous n’avez qu’à ordonner.

Vous n’avez pas besoin de parler.

Un petit reflet de votre volonté sur le petit bouton du petit mandarin qui est dans votre tête.

— Ce ne serait pas assez bien fait. Je n’ai pas assez de confiance. Elle ne l’aime donc pas, Joseph ?

— Elle le méprise, parce qu’il est très vieux.

Mais ils font des choses, quoiqu’il soit très vieux.

Pourvu qu’on fasse ça avec elle, ça lui est bien égal qu’on soit beau ou laid.

Il ne m’a jamais connue, moi.

Il ne connaît que l’autre.

Elle n’est pas avec lui comme avec toi.

Le ridicule d’un vieux est plus obscène.

Hier, elle t’a dit qu’il ne couchait plus avec elle.

Ils venaient de s’aimer dans la cuisine.

Il est très amoureux d’elle.

Mais elle ne l’aime pas.

Ce qu’elle le trompe.

Tu es son premier amant, après soixante autres.

— À elle. Mais à toi ?

— Moi, personne ne m’a jamais connue.

Même elle.

Je me souviens d’elle et je lui suis invisible.

— L’autre, pourquoi a-t-elle embrassé le vieux douanier sur la bouche ?

— C’était bien réfléchi.

Parce que tu la voyais.

C’est une sale rosse, je te dis.

Mais elle t’aime bien.

Après, elle n’osait plus regarder de ton côté.

Mais elle s’oriente toujours au plus laid.

— Et toi ?

— Moi, je suis ta volonté.

Fais de moi ce que tu veux.

L’autre n’en saura rien.

— Il est vrai que tu es plus belle que sera l’autre à ton réveil.

Mais, à son réveil ?

— Sa chair gardera peut-être le souvenir…

Il ne faut pas !

Elle ne te pardonnerait jamais.

Si elle savait que nous la trompons, elle s’en irait sur la pointe des pieds.

— Tu peux la décider à rester. Et lui dire en même temps que je lui défends les blagues grotesques avec des douaniers…

Mais comment faire pour les lui défendre ?

— Tes défenses, par mon intermédiaire, sont à bien courte échéance.

Je peux t’avertir de ce qu’elle fait, et nous aviserons.

Mais qu’elle ne le sache jamais.

— Traité conclu… Que fais-tu donc ? Qu’est-ce que tu veux ?

— Ma récompense. Embrasse-moi. Et… pourquoi n’es-tu pas mon amant tout à fait, comme de l’autre ?

— Qu’est-ce qu’elle dirait ? Mais je t’ordonne de t’imaginer que je le suis…

Eh ! assez ! L’autre croirait que c’est arrivé. Et maintenant, ma petite Miriam, Myrrhe plutôt, toi qui es morte, ressuscite à la vie des notaires.

— Je ne veux pas !

— Réveille-toi ! Pas quoi ? dis-le encore ?

— Pas… pas…

… Papillon.

IV

Aotrou Doue

Comme ils le trouvèrent dans le doué, sorte de lavoir, au pays gallot, ils lui enforgèrent un nom de famille.

Et comme ils l’avaient patronymé de l’eau de son baptême, ils le baptisèrent, en langue plus antique, du jour de sa trouvaille, qui était Noël.

Nédélec (Noël, Emmanuel) Doue.

Ils, le notaire et sa femme.

Joseph le notaire et Marie sa femme.

Joseb et Varia, selon le dialecte de leur résidence, Lampaul en Bretagne.

Le notaire s’appelle-t-il Joseph parce que sa femme se prénomme Marie ? ou elle Marie parce qu’elle a épousé Me Joseb ?

Ceci n’a aucune importance.

Ils ne peuvent pas s’appeler autrement.

Ils n’appelaient ainsi de toute éternité, puisque leur parrainage déclare le petit enfant qu’ils viennent d’adopter Nédélec Doue.

Les gamins de Lampaul, devant le porche du baptême, en respect de cet homme riche et citadin, le notaire, qui crée un Monsieur par une signature, comme le peuple fait des enfants, autrement ; et qui leur sème des dragées, ce qu’ils voient de plus clair dans la génération, se désignent déjà le Fils selon le Registre :

Aotrou Doue.

C’est la première invocation de toutes les litanies.

Les gamins de Lampaul n’en pensent pas si long.

Ils disent, sans plus :

Monsieur Dieu.

Et la litanie continue, prophétesse, dans les mains jointes du livre fermé où elle est écrite :

— Ayez pitié de nous ! Aotrou Doue, o pet truez ouzomp !

V

L’Étude de Me Joseb

Me Joseb…

Nous disons Me Joseb parce que dans le pays on l’appelait « M. le noutâre ».

Ceci pourrait nous dispenser de décrire sa maison, d’apprendre le panonceau extérieur et de matelasser la porte de sacristie du palier.

Mais Me Joseb était notaire à la mode de Bretagne.

Notaire y signifie généralement toute personne qui écrit.

Quand Leconte de Lisle vient à Paris, les faubourgs de Rennes conclurent qu’il avait heureusement terminé son instruction prénotariale :

— Nous irons le voir là-bas. Ousqu’est son étude ?

Par extension, notaire est la qualité naturelle de quiconque ne travaille pas manuellement, ou dont les mains s’ingénient à des ouvrages d’une futilité compliquée.

Or, Me Joseb écrivait et lisait à peine, mais il était riche à remise et écurie, et s’enfermait dans un cabinet d’oiseaux empaillés pour les mystères du découpage à la petite scie.

Il avait donc le droit, le devoir presque de n’avoir plus de cheveux sur son crâne ogival, et les lèvres rasées ; et, comme les volets d’un précieux triptyque (plus clairement, à son gré : la têtiére latérale d’un fauteuil à oreillettes), d’épanouir des favoris d’ivoire correctement égratiné.

Me Joseb était donc bien dit :

Me Joseb.

VI

Monsieur Rakir

C’est dans l’étude de Me Joseb ou sa salle à manger que s’ébaucha l’éducation du petit Emmanuel.

Le premier maître d’Emmanuel est semblable au disque de la lune.

Il est tout en face ou mieux tout en nimbe.

Sa couronne, scribe de légende, est celle du Précurseur, qui ne s’en parait point, comme Hérodiade, à la partie supérieure de la tête.

La section de pourpre, vite livide, d’un cou.

Emmanuel s’offrit à soi-même sa jeune cervelle, pour l’assaisonner d’intelligence, in disco.

Il est multiple.

Ce sont douze assiettes bordées du double zodiaque de l’alphabet.

La science y déferle autour, sans source et sans fin, comme l’Océan d’un bouclier d’Achille.

Ces alphabets pouvaient se lire de n’importe quelle lettre, et par des chutes et des heurts Emmanuel les rendait à une simplicité plus brève.

La classe du maître était antique et noire.

L’astre docteur, à l’heure où la lune et les phanlènes entrent par les fenêtres pour fondre ou brûler leur gel aux bougies, descendait du haut dressoir, sa chair vitrée, pour la communion d’un entretien familier.

La formule de présentation de l’élève au maître et du maître à Monsieur Dieu fut assurément :

Ecce corpus Domini

Domine, non sum dignus

— Je n’en ferai rien.

— Après vous, Monsieur.

Emmanuel fut, avec des êtres trop falots pour s’éjouir au tambour exagéré de tympans de chair, son seul auditeur.

La leçon finie, il retournait sur la table, autour des vingt-quatre dents enseignantes de la bouche grande ouverte du maître, une petite maison de bois bâtie sur un navire, et du toit écroulé de l’arche sortaient le couple Noé et les paires domestiques diverses.

Le notaire, semblable au Démiurge, rangeait les files à son arbitre des bêtes éclatées, selon leur fil de Nuremberg, de la nébuleuse de sapin annulaire.

Et après avoir considéré les vaches et ours aux polygones de sustentation tous quadrangulaires, touchant jusqu’à l’oscillation la table leur sol, ouïes les faibles chutes successives, Emmanuel requérait de lui avec anxiété :

— Mets les bêtes debout !

Car le notaire ordonnait et ne créait point.

Du cataclysme naissaient des monstres trépieds, que Monsieur Dieu réluisait à l’accroupissement, rompant la jambe superfétatoire, pour leur stabilité.

Et de noms les distinguaient d’après leurs taches, les accidents de leur orthopédie, et leur mine résultante.

Rakirs et rastrons furent les plus beaux, dont Emmanuel lui-même oublia le sens, les seconds peut-être d’abord Ratatrompes, honorés de la préjonction de Monsieur.

Monsieur Dieu les voyait assez grands, les ayant créés, pour en avoir très peur.

Et ailleurs que cérébralement, une fois.


Comme un chien affamé, cuirassé, attelé à la cloche de la tour abandonnée, en hale l’effroi sédentaire vers sa proie, le tocsin du beffroi du vent sonnait à la porte du notaire.

Le Vent, c’était lui sans doute, retint de son gros sabot, tels ceux des images de Polichinelle, l’entrebâillement qu’à sa vue l’enfant voulait refermer.

Ce n’était pas le vent, maison visiteur un peu plus ordinaire.

C’est pourquoi Monsieur Dieu ne fut pas assez fort pour casser la noix.

Ce n’était pas Odin aux deux loups, il n’avait pas de corbeaux.

Et quatre loups éraflaient ses talons.

Dans la salle de l’Arche, il fit voir leur douceur pour des sous.

Et pour la prouver due à son enseignement, il retourna, lui aussi, une petite boîte sur la table dont les bêtes de bois paissaient la nappe.

La férocité des chiens bourrus, semblable à leurs dents, cliqueta hors des phalanges dégantées de chair de la petite main volée à leur maître.

L’image des bêtes hérissées dans les yeux, poils agglutinés avec ses cils, leur voix inarticulée à la gorge, le petit Emmanuel bégaya pendant deux jours.

VII

La

Ce personnage est masculin dans le grec Θάνατος, quelques interpètes latins le rendent par Orms, autre divinité infernale. J’ai cru qu’il valait mieux lui donner sa signification naturelle, quoique le nom français de Mort soit féminin. Cela ne change point le jeu ni la qualité du personnage.
Le P. Brumoy, Théâtre des Grecs

Quand il eut quatre ans, madame Joseb le conduisit tous les matins, elle-même, à la classe des Minimes du lycée de la ville.

Par une côte escarpée, praticable qu’à force de spirales, un ruisseau pavé noyau de la vis, et qu’on appelait le Roquet.

Puis, par une petite ruelle tortueuse aussi, où il s’enorgueillissait de la sûreté nouveau-née de sa marche à suivre la bordure du trottoir, lui semblant, à longer le ruisseau, côtoyer un gouffre.

Et, la porte ferrée franchie, dans le jardin fleuri qu’on disait la cour, sa solitude s’affirmait du baiser de départ de sa mère.

Vers Emmanuel, par la cour, convergeaient les autres Minimes.

Peut-être souvenir des jupes de sa mère, haleine prise pour prononcer des noms compliqués, peut-être parce qu’en effet ces petits étaient tous en robes plissées de filles, il les appelait tous, en rapportant, grossies, les aventures de la classe au couple notarial : La.

La Mecquerbac, la Zinner, la Xavier.

Et il se vautrait, pour réciter sa leçon, sur le giron de la maîtresse, car c’était une dame qui professait les Minimes.

Madame Venelle.

Il ne sut jamais si c’était son nom exactement souvenu ou la personnification de la petite ruelle quotidienne dont sa classe était l’aboutissement.

Il savait lire et écrire des assiettes, de ses hiéroglyphes (comme tous les enfants barbouillent, il dessinait des bonshommes dont étaient figurées simultanément la face et le derrière de la tête) ou de toute éternité, et ne comprit jamais pourquoi on l’envoyait subir l’enseignement de cet estuaire.

Il interpréta qu’il devait considérer comme une montrueuse de choses curieuses.

De fait, pour la commodité d’interpellation aux élèves distants ou distraits, elle s’armait d’un long brin de noisetier.

Quelque chose comme la baguette des fées.

Quand elle ne se servait ps de ce téléphone (car elle préférait corriger en tapant à bruit d’os sur les doigts avec le manche blanc de son coupe-papier, tremblant à périodes isochrones à la vibration de sa lame), elle le rejetait derrière sa chaire parmi les cahiers déchirés, coin qu’elle appelait (Emmanuel reconstruit plus tard le terme) le capharnaüm.

Il entendit, à cette première date, coffre à diorne, ce qui lui parut toujours plus clair, plus précis et plus somptueux.

Il connut vite le diornis et l’épiornis, par des gravures.

Il ne garda d’autre habitude de cette année scolaire que la manie, imitative, des coupe-papier de bois, qu’il qualifiait plus abstraitement couteaux.

Il se les faisait découper par le notaire et les ornait et perfectionnait lui-même, sans doute à l’image de la scie créatrice, vorace et vivante, admirée sur son perchoir d’acajou, de dents égoïnes et de la cambrure d’un évidement au dos, vers la pointe du mot coutelas.

Il défaillit toute une après-midi d’une douleur joyeuse, à plat-ventre devant les verges en faisceau d’une image terrifique du Père Fouettard.

Et il guetta une bonne partie d’une soirée, le bois de supplice brandi, de dessous un canapé où on le croyait endormi, son camarade Xavier, dont les parents fréquentaient chez le notaire.

Et le souvenir définitif de la classe des Minimes se schématisa en Xavier, les traits oubliés pour la substitution linéamentaire de l’X qui blanchoie, aux portails des enterrements, sous les têtes humaines des tentures :

La Mecquerbac, la Zinner, la…

La Mort.

VIII

Odin

Quand il eut quinze ans, madame Joseb (sa mémoire ne gardait pas d’image très précise de sa mère avant cette date), à ses vacances, l’alla voir par la forêt de fougères.

Comme il n’y avait pas dans la maison du notaire de chambre suffisante à Emmanuel jeune homme, Joseb avait offert aux deux mois libres du pensionnaire parisien le logis d’une de ses fermes, laquelle, ainsi que la plupart des fermes, était vaste à enceindre plusieurs châteaux.

Au centre de parcs, sur des coteaux.

Les coteaux cultivés et la vallée vers la mer étaient, classiquement, semblables à un pantalon de velours de travail, vernicolorement rapiécé, lequel, pour montrer ses pièces, aurait fait le chêne-fourchu.

Au fond de la fourche, le bois des châtaigniers qui voilent leurs racines de fougères.

Varia ne rencontra, dans son chemin descendant, que des plantes et ses bêtes.

Toutes redoutables.

Sur le plateau, avant le versant, les janiques dont les fleurs d’or sont montées, pierre pour métal, en épingles d’émeraude.

Les genêts plus bénins, mais artificiellement fortifiés d’abeilles.

Les épines émoussées par le soleil renouvelées par les grandes lances des feux aux cendres d’engrais.

Les cloportes méticuleusement cuirassés.

Les escarbots de deuil crachaient leur sang, comme une cervelle fraîche s’éclabousse.

Aux épines et aux flammes, la colline accentuant aigu sa chute, succédèrent les glaives des glaïeuls, des herbes tranchantes et les lacets de racines compliquées.

Il n’y avait pas de grenouilles visibles, elle n’entendait pas leurs chutés dans des flaques, il n’y avait pas encore d’eau.

Les herbes et la terre simulaient le coassement de bêtes.

Ainsi que grincerait une éponge, si l’eau, comme le chapelet enregistreur de la mort du prince Perviz, devenait un mal fluide caillot.

Varia marcha comme debout sur un grand vieux lit, qui délivre tous les craquements à cloche-pied, prisonniers du bois mural des armoires.

— Emmanuel n’est pas à la ferme, il est allé vers la mer.

Le paysan, ayant renseigné, rentra chez soi, et Varia dans le désert couvert.

… Puis les fougères, bouquets de sabres étalés dans les plans d’un herbier, classés par rang de taille ; comme des mains ouvertes, qui peuvent donc se fermer ; comme des chars armés de faux qui ne marcheraient pas, mais tapisseraient l’intérieur d’un couloir en nasse où l’on est forcé de marcher.

Et comme le gant tout en muscles qui est la pieuvre, fourrées de pustules.

Qui ne sont pas des pustules, mais des spores : techniquement, des sores indusiés.

Inoffensives.

Mais visibles.

La peur dont on ne peut se distraire est de l’inoffensif tout en décor.

Puis, aux coquetiers de la mousse, sous des chênes, les œufs bizarres des vesses-de-loup.

Varia aventura le pied sur une des petites outres de poison, plus molle qu’une paupière.

Doit-un casser l’œuf de la Mort-Rock par le gros bout ou le petit bout ?

Elle se souvint que le lycopode, dans les théâtres, déflagre pour les apparitions et disparitions par des trappes.

Loups.

Ils trottent assurément sur les feuilles sèches.

Il n’y a par terre que de la maison.

Mais s’il y avait des feuilles sèches on les entendrait trotter sur les feuilles sèches !

Le bois sans soleil laisse aussi mal évader la Peur qu’une maison fermée.

La fougère est la voûte à jour d’une cave, laissant voir tous les monstres des caves.

Les loups n’y feront point de coupures à leurs pattes, hérissonnées de poils bourrus.

Et leur gueule est beaucoup plus dentelée que toutes les fougères, quoiqu’elle manque de pustules aux dents.

Les plantes qui mordent ne se mangent pas entre elles.

Varia ne se retourne pas.

Elle sait si bien qu’ils sont là derrière elle.

Sous deux voûtes d’allées de taillis, leurs poils et leurs dents en avant de leur forme d’ombre.

Comme une paire de cils hors de deux grands yeux.

Elle court.

Mais elle est arrivée.

Emmanuel est dans une cahutte de douanier, à la crête de parapet de la falaise.

Divisée en deux loges, comme une chaudière de locomotive et sa cheminée verticale.

La petite guérite de pierres sans ciment, dont une est alvéole vide, meurtrière sur la mer.

Orbite que le douanier a expropriée pour y loger son regard, à l’imitation de bernard-l’hermite, lequel déménage des coquillages — pour y mettre autre chose.

L’autre case creuse et plate, un lit à draps de pierre, celui de dessous velu de varech.

Malgré l’exiguïté de la cahutte, Emmanuel apparaît à Varia debout, au dos le manteau d’une grande cheminée de granit rose.

Sous le manteau. Il est le feu.

Les chenets, à sa droite et à sa gauche, sont tout déchiquetés, le fer usé par le feu.

Ou plutôt il n’y a qu’un chenet, le loup bourru, de profil, assis, montrant bien ses dents séparées et ses entre-poils, et un seul œil comme un trou à travers les deux.

Trop symétrique pour être seul.

Son besson entre par la porte prodigieusement distante : il faut un réfectoire d’abbaye de Saint-Michel pour la proportion de la monumentale cheminée.

Le second loup introduit Varia par sa robe, la laine au page de ses dents.

Et Emmanuel, sortant du foyer, ce qui éclaire la salle, et avançant le premier loup comme le grondement d’une bergère en tonnerre, dit :

— Madame, asseyez-vous sur le camarade.

Varia, comme à un réveil, retrouve, avec quelque effroi, les deux loups de diamant noir, et qu’il n’y en a jamais eu d’autres, sous les deux sourcils d’Emmanuel.

IX

De sinople à une hermine en abîme

Et par la raison que ces démons sont aqueux, ils sont excessivement lascifs.
Sinistrare, De la Démonialité, trad. Isidore Liseux

De son observatoire, Emmanuel regardait venir Varia.

Non point sur la route ni à travers champs

Dans sa mémoire.

Et il la voit beaucoup plus sûrement, la découvrant même avant qu’elle soit en vue, et bien qu’il ait le dos tourné, le regard à la meurtrière sur la mer.

Paris. L’hiver.

Condorcet a succédé à Monsieur Rakir et à Madame Venelle.

Quand il a quelque nostalgie de la mer, Monsieur Dieu va au vitrage de la gare Saint-Lazare, lequel, à l’heure des lumières, ressemble pas mal à un aquarium.

Il n’y a pas besoin de briser la glace.

Sa mère soulève la portière de cristal fluide et aborde vers lui, à des vacances.

Il cessa très vite de la croire sa mère.

Elle arrivait trop comme une sirène.

Et il l’attendait à l’heure trop phosphorescente.

Il s’aperçut surtout qu’elle n’était pas sa mère à son allure apeurée dans les rayons électriques.

Une mère est tutélaire, plutôt.

Une veilleuse n’a point peur des autres lampes ni des astres.

La femme du notaire de Lampaul était du pays où l’on se guide, tenant en laisse des lanternes de fer, quand le soleil n’est plus là, à la manière de ces phalènes qui portent avec crainte la proie merveilleuse et redoutable de leur propre lumière.

Et sa tête indiquait imperceptiblement, mais avec une inévitable certitude, des oscillations commencées vers la fascination des vitres de flammes.

Mais elle n’y dorait point le duvet de bombyx de son manchon blanc.

Elle glissait d’une ondulation rapide et moirée comme le dermeste des fourrures.

Ou comme la tête du paon, mieux hésitante que celle de la couleuvre, parce qu’une aigrette de verre filé, à la mesure amplifiée de son amplitude, en enregistre le tremblement.

Emmanuel reconnaissait surtout l’insinuement de patineur sur le gel entre les bruyères roses, là-bas, de la bête héraldique.

L’hermine.

C’était peut-être de lui qu’elle avait peur, le lycéen à l’air de sergot.

Peur des taches ?

L’hermine est une bête très sale.

Elle est à soi-même un drap de lit précieux, mais comme elle n’en a pas de paire de rechange, elle fait la lessive avec sa langue

Gargantua l’eût définie :

— L’oison qui sait approfondir.

Mais le « chat de mars » l’exulcéra, ne limant ses griffes que pour d’autres hermines.

Le jour où Emmanuel ne dit plus à Varia : Maman, mais : Madame, elle lui proposa, à la sortie de Condorcet, le « fiacre au Bois et à l’heure », ou le cabinet particulier.

Ce ne lui évoqua pas un inceste du tout, mais l’immédiate réviviscence de la notairesse.

— Surtout, choisit-il, avec des écrevisses.

Varia était préparée au cabinet particulier par le cabinet de lecture de Lampaul.

Elle eut grand soin de donner cinq francs au cocher, sans doute pour acheter son silence.

Dans ce cas, elle aurait dû se procurer chez un changeur une pièce plus petite, mais en or.

Conformément, ils ne gravirent pas ensemble l’escalier d’hôtel.

— Mettez trois couverts, garçon, continua Madame Joseb. Il n’est pas venu un Monsieur entre deux âges…

— Décoré, souffla Emmanuel.

— … Nous demander ?… Demander une dame et un lycéen ? C’est extraordinaire qu’il ne soit pas arrivé. Garçon, mettez trois couverts. Nous l’attendrons.

— En déjeunant, concilia Emmanuel.

Ils mangèrent très mal et ne s’aimèrent pas du tout, parce qu’on leur fit les honneurs d’un poêle à gaz tout neuf.

Monsieur Dieu est encensé de vernis.

Ils osent un baiser rapide — pendant l’addition.

C’est tout.

Il y avait pourtant un divan.

Varia s’y est bien étendue à demi, laissant voir une jarretière de chair, plus haut que celles de ses bras.

Mais Monsieur Dieu n’est encore qu’un potache.

L’hermine rechausse ses patins vers la bruyère.


Aujourd’hui, Monsieur Dieu ne déjeune pas en cabinet particulier.

Il est dans la cabane du douanier, qu’il considère comme à personne, puisque le douanier est absent.

Il est chez lui.

Il a préparé un repas bizarre, s’illusionnant de l’offrande à soi-même de bêtes ou de pains de forme consacrée, sacrificatoires dans le temple de pierres libres.

Il vide son arche de Noé.

Un gâteau figurant un hérisson à piquants d’amandes, bien qu’il sache que les gâteaux représentatifs sont exécrables.

Il entend bien qu’on mangera le dessert d’abord.

Du Chianti dans sa fiasque légère, pour l’amusement bouffi de la paille et de l’huile.

Des huîtres marinées, parce que c’est ignoble à voir.

Du pain de seigle, où les raisins de Corinthe se sont mis.

Le phallus d’or d’un saucisson de foie gras.

Et comme l’abri du douanier manque de table, il déplie par terre, pour y situer sa faune, le déluge desséché d’une vieille carte géographique.

Il ne voit pas que Varia a peur des loups.

Et pourtant, c’est avec eux qu’il voit.

Il a perçu l’entrée de la bête fine au gîte de pierre.

Il le lui juge bien plus naturel et mieux seyant qu’une maison.

Ils font la dînette d’abord, assis côte à côte sur le varech.

Ils ne peuvent pas se lever, l’aigrette de la toque de Varia décroche un tas de petites bêtes du toit bas, dans ce qu’ils mangent.

Monsieur Dieu a obscure conscience que sa tête-de-loup à lui est de celles avec quoi il ne faut pas faire joujou.

Elle est en vrai.

Madame Joseb hausse les bras, amusée du plafond aplati qui les force d’être dans un lit ; et comme elle n’a pas où les étendre vers la voûte, ni la force de soulever la voûte, elle en fait deux petites hermines qui se faufilent un peu partout, explorant, après la carte du goûter, la géographie d’Emmanuel.

Il a déjà élevé des lézards verts dans sa chemise.

Ces serpents blancs qui furettent sont plus confortables.

On les a fait chauffer avant de les mettre… ailleurs.

Mais Madame Joseb découvre que son petit potache n’est plus un potache partout.

Il s’enorgueillit d’une sorte dont ni le sénile notaire ni quelques intérms — les clercs ! — n’ont pu lui faire soupçonner le possible.

Et la bête élancée, devant le monstre plus massif qu’elle, s’enfuit par la lande rougissante.

Elle se heurte, dès le seuil, à la vision d’une haute silhouette encapuchonnée de vert.

Complémentairement.

Le douanier, réel, qui vient reprendre possession de son gîte.

Sans hésitation aucune, si vite que le geste est achevé avant qu’Emmanuel se soit expliqué la raison du geste, elle se jette au cou de l’homme mal bâti et qui sent le soldat.

Comme l’un des pas de son petit talon, qui ne se retarderait pas de poser dans une — flaque, elle l’embrasse sur la bouche à pleine bouche.

X

Scellé sur simple queue de cire jaune

Et le soir, le notaire berçant ses heures digestives, selon sa coutume, en son étude écartée, jusqu’à l’aube, avitaillé d’une topette d’alcool blond, au ramage de la scie parmi les arabesques de la forêt d’acajou qu’il assassine et ressuscite, Emmanuel et Varia, sans un mot de transition ni d’explication, se revirent.

Si leurs bouches se cramponnèrent, comme un insecte à son pareil de l’autre côté d’un miroir, ce fut pour retenir — de vers ailleurs — la chute défaillante des corps.

Et si leurs bras les entourèrent du périple des caresses, ce fut pour enserrer l’invraisemblance de leurs présences réunies jusqu’à la condensation, qui ne s’échappe pas, du réel.

Vers ce qu’ils n’avaient point osé, conseillé par le chuchotement de la mer entre les deux valves de leur lit calcaire, ils suivirent le caprice entendu des volutes de l’Oiseau, au bec barbelé, du notaire.

Ils sont deux souples et frileuses bêtes blanches, puisqu’il n’y a rien d’aussi blanc que le pelage le plus hivernal des animaux indéshabillables, si ce n’est la peau humaine, entrelacées au gîte de la dentelle de bruyère rose.

Le manteau de Varia les enveloppe.

C’est dire qu’il ne la vêt plus, elle.

Et qu’Emmanuel aurait froid, maintenant, sans couverture.

Les têtes des hermines au museau paillet de bruyère guettent entre les touffes, aiguës, en défenses.

La prudence de la petite bête ferait fuir même la colère de Joseb, comme l’impudeur d’un gosse détourne les passants.

Il y en a, il est vrai, qu’elle fait se retourner.

Varia n’est blanche que de la blancheur de feu des filles qui sont l’épanouisssement du Gulf-Stream.

Les fleurs boivent à l’arrosoir des vagues chaudes, l’illusion des tropiques.

Elle est blanche comme toutes les pierres colorées qui sont pâles.

Topaze blanche, rubis balais, perle morte, en poudre mêlée.

Des fruits du jardin d’Aladdin qui ne seraient pas mûres.

S’ils paraissent verts, c’est que le ciel est sombre d’écarlate.

La chevelure est noire jusqu’au violet-évêque.

Il y a des évêques de la mer, qui laissent fondre leurs améthystes dans le baiser qui confirme les vagues.

La peau serait brune, malgré ce contraste, sans l’absence rigoureuse de duvet, comme les galets lavés et les torses roulés des sirènes.

Quand elle étreint Emmanuel, ses aisselles clignent de tout petits cils, qui ont l’air d’essayer en l’air leur pinceau de sépia.

Ailleurs, ce sont les écailles des bêtes de la mer.

Perles mortes…

Monsieur Dieu renouvelle le collier.


Emmanuel a franchi le vitrage — d’un coup de tête, un clown en scaphandre — de l’aquarium de la gare de Saint-Lazare.

Le lycéen des visites de vacances a grandi, depuis Condorcet.

Il est de la taille de Varia, qui a l’air d’une bête souple surtout parce qu’elle est grande.

Elle le paraît moins, toutefois, qu’à côté du notaire nabot.

Quand leurs bouches se sont mordues, et qu’ils se séparent momentanément pour contrôler dans leurs yeux leur béatitude, les seins de l’une sont le décalque des seins de l’autre.

Ce sont deux triangles exactement superposables.

Puisque Monsieur Dieu a droit héréditaire au sceau de la Trinité !

Ils s’écartent comme un livre s’ouvre.

Tels les blancs favoris du notaire, mais lui ne les rapproche pas.

Se contemplent.

Les doigts de Varia tâtonnent derrière les épaules d’Emmanuel.

Elle tâche à déchiffrer où s’articulent les ailes de l’Amour.

Leur vol est peut-être si rapide — comme des macroglossae fusiformes et stellatarum, piquées aux vitrines de la chambre, qu’on n’en perçoit qu’un brouillard.

Mais soudain quelque chose de noir — la banalité ou la fatalité du disque d’ombre après avoir fixé le soleil —, comme d’une guedoufle dont on verse, choit des pupilles d’Emmanuel dans les pupilles de Varia.

La lie de l’Amour, qui est la Peur.

Varia tremble comme sous une neige, dans une nuit à voir la neige noire.

— Allez-vous en ! Je vous en supplie ! Laissez-moi m’endormir toute seule !

Qu’est-ce que je vous ai fait ? —

Sa voix s’étrangle jusqu’au roucoulement.

— Ayez pitié de moi !

Autant en dit un autre Livre quand on l’ouvre :

Aotrou Doue, o

Avoir pitié, pour Dieu, ce serait abdiquer sa divinité.

Mais on a grand peur quand il est là.

De la Peur s’engendre, mouvement instinctif de défendre, l’adversaire le plus redoutable à Monsieur Dieu.

Ce qui peut lui être le plus désagréable.

Madame Joseb en son absolu.

— Je suis chez moi !

Elle bondit vers une des murailles.

Il va sans dire qu’outre les oiseaux empaillés et les cadres desséchés d’insectes — pépiements et vrombissements vivent là-bas, dans la frondaison imperturbable que découpe l’Étude —, il y a chez le notaire de touffues panoplies d’armes exotiques.

Elle arrache le premier poignard trouvé.

Un Khandjar dont la poignée n’est pas en croix, mais comme la fourche des antennes d’un scarabée clavicorne.

— Allez-vous en, ou je vous tue !

Devant la bête qui, sous l’écorce des corps, pond la mort avec sa tarière, Emmanuel revit — en un clin d’œil — les joies enfantines et divines des monstres debout sur la table du notaire.

Il se prépare encore à secouer la table.

D’un tout petit souffle.

De quelque chose qui est moins qu’un souffle.

Du vent de ses cils.

Car il perçoit pour la première fois, avec une netteté extraordinaire, de quoi a peur Varia.

On est si fort tout nu, sans un geste, devant un poignard qui plane.

Car il faut que l’être qui brandit l’arme s’avoue bien plus faible que vous, puisqu’il invoque la rescousse du fer.

Ils sont inoffensifs, puisqu’ils sont deux.

Ou l’on est ivre, et l’on rêve, puisqu’on les voit double.

Emmanuel est confiant de la confiance formidable que l’on doit, ou qu’il doit avoir, sous le couperet d’une guillotine, en l’invraisemblance de sa chute, même quand l’instantané déclic commence.

Puisque :

Ça ne vous est encore jamais arrivé.

Ce sont de ces choses qui n’arrivent qu’une fois dans la vie.

— Est-on sûr que la loi de la chute des corps se vérifiera encore pour le mouton du couperet ? —

Tout nu, les bras rigides, Emmanuel se crucifie sur le linceul préparé du lit, mais il lâche — oh, si doucement, les deux noirs Muets de son regard.

— Dodo, chuchote-t-il.

Varia tombe.

En tombant, elle frappe.

Mais le Khandjar n’obéit plus à l’hypnotique.

Il est comme un cheval sans bride.

Il n’aime pas à fouler les corps étendus.

Il s’enfonce entre le bras et le sein gauches d’Emmanuel, dans le drap pareil au papier liégé des vitrines des autres scarabées, jusqu’à la garde.

Alors Emmanuel glisse du lit, et debout, accoudé au chevet, regarde l’agonie sur épingle.

Varia tâtonne, avec des gestes de somnambule, la place.

Elle retire et laisse tomber le poignard.

Pour déblayer.

Elle cherche, de même qu’elle cherchait les ailes de l’Amour.

La place est vide, comme le siège d’un spectre de théâtre.

Le trône où ne s’est assis Personne.

Personne.

L’une des Personnes.

Au milieu des draps du notaire, frais ressuscités de toutes les provinciales lavandes de l’herbier des armoires, Monsieur Dieu épate son sceau.

P. P. C.

La carte, cornée.

La Trinité appose son Triangle.

XI

Et verbum caro factum est

Au commencement était le Verbe…

Et nous avons vu sa gloire, qui est la gloire du Fils unique du Père, pleine de grâce et de vérité.

Évangile de saint Jean.
Au commencement était le Verbe…

En fin, sans de bouche mot dire, firent beau bruit…

C’est ainsi que du notaire endormi, Monsieur Dieu avait tiré Miriam.

Ils revécurent les Mages et la crèche, jusqu’à ce qu’il la réveilla, de l’index entre les sourcils, si l’on peut dire que l’épingle, entre le velours de ses grandes ailes, « éveille » un papillon de sa vie de rêve à la vie selon l’étiquette.

Miriam évoqua son semblable-en- métamorphose :

— Je ne veux pas… pas… papillon !

Pour qu’il présidât à l’enfantement, par elle-même, de Madame Joseb.


Madame Joseb — Varia, l’Autre, la femme du notaire, ne ressemble pas du tout à Miriam.

Elle est moins jeune.

Elle a vingt-cinq ans, par acte de naissance.

Miriam en a quinze.

Mais Varia est moins vieille aussi.

Miriam raconte volontiers de ses aventures qui lui sont arrivées il y a soixante-douze mille ans.

Quand on est si vieille, ce n’est plus de l’âge.

C’est de l’art.

Monsieur Dieu, en créant Miriam, a été le sculpteur d’une Vénus qui est arrivée en l’an Premier de notre vingtième siècle sans cette infirmité, plus signe de vieillesse que la chute des cheveux, celle des bras.

Madame Joseb est moins toutes espèces de choses que Miriam.

Surtout moins belle.

Et ce moins, qui implique une comparaison, n’a pour Emmanuel aucun sens.

Car il remarque une seconde fois que ses deux maîtresses, plutôt sa maîtresse et sa femme, ne se ressemblent pas du tout.

Miriam est blonde.

Varia est brune.

Différence trop paradoxale pour n’être pas imaginée par sa cervelle.

Mais elle est réelle.

Joseb lui-même ne reconnaîtrait pas sa femme en Miriam.

Il s’applaudirait que l’or offert au Roi-Dieu brille sur la tête d’une femme qu’il ne connaît pas ; et non sur son propre front la bandelette bifide du safran conjugal.

Monsieur Joseb, voici pourquoi celle qui n’est pas votre femme — la femme de Dieu ! — est blonde.

Les paupières closes, telles des mains jointes, dérobent leurs cils.

Les cheveux se lissent et refluent devant le front par la rigidité de la nuque, qui les tire sur le drap.

Toute la face est un ovale très allongé de cire glabre.

Statue.

Et si vous souleviez ces paupières, vous n’y trouverez pas plus de prunelles qu’en ouvrant deux seins.

Le blanc — lait ou squelette — des yeux.

Les statues, épilées même là où il n’y avait point de poil par les siècles, ont laissé l’aumône de la verroterie sertie de leurs prunelles aux siècles.

Et voilà pourquoi votre ex-femme est blonde.

L’or offert au Roi sur la tête mortuaire de la Myrrhe.

Mais voici Madame Joseb qui se réveille.

Le nez se fronce comme un mufle renifle, on dirait qu’il se chatouille à des fourrures.

Les yeux, après des efforts d’élan des paupières, font irruption de nègres sur la face pâle de l’Autre — comme une pose de boutons de bottines mécaniques s’ils étaient moins beaux —, s’étalent et s’étonnent.

Les cils noir-bleu broussaillent.

Tant de végétation se fait saxifrage de la Vénus morte, que le marbre se différencie en cellules et le chef-d’œuvre n’est plus qu’une chair.

Ô le désespoir de Pygmalion, s’il n’eût pas été un fourneau, qui aurait pu créer une statue et qui ne fit qu’une femme !

Monsieur Dieu n’est point si poncif.

Ou ce ne serait plus Monsieur Dieu.

Il va rendre à Adam la côte qu’il lui a prise.

Le manche rongé, du moins.

C’est bien l’avis de Madame Joseb.

Le petit animal sur son séant (une femme, même grande, toute nue est toujours un petit animal), la face toute large par le geste de serrer les paupières lourdes, relevant ses touffes bleues comme une seconde paire de plus pesant damas, brièvement, sèchement dit :

— Ah ! mon Dieu !

Le sien.

Elle ne pense pas à un vocatif d’Emmanuel.

Elle dirait : Emmanuel, ou un nom d’oiseau.

Elle parle d’un Dieu à elle.

À Madame Joseb.

À toutes les Madame Joseb.

Comme elles disent :

— Mon chien, ma couturière.

Et

— Mon mari.

« Mon mari » toutefois en ouvrant plus honorablement la bouche.

Il contient, car il y subvient, le chien et la couturière.

Elles y « attachent plus d’importance », comme un gamin complique d’une casserole la queue d’un caniche. —

Ce n’est pas un Dieu intéressant.

— Que va dire ma bonne ?

Autre unité, de même espèce, qu’elle additionne.

— C’est ridicule de me faire perdre ainsi mon temps !

Emmanuel Dieu néglige de l’informer qu’on n’a pas usé de temps du tout, ni à elle ni à d’autres, mais quelques mètres cubes d’éternité.

— Quelle heure est-il ?

Puis, avec toutes les haines soudaines de la terre :

— Vous venez de me faire dormir !

Emmanuel se demande si elle est digne du récit ou non ; s’il doit inventer un miroir qui lui montre l’Autre — Miriam ! —, ou nier.

Il se décide au plus sûr mensonge vis-à-vis de l’inférieur, ou du Relatif.

Il lui avoue l’Absolu.

— Vous avez eu, je ne sais pourquoi, une crise nerveuse.

Vous avez voulu me donner, un coup de poignard — voici le talon — le petit triangle est bien net dans le drap.

J’ai l’habitude de prendre mes morts au copie de lettres…

Et comme c’est moi qui fais taire les enfants méchants, je vous ai dit de faire dodo !

— Vous avez fait cela, vous ! Mais vous êtes fou !

Ô je t’aime. Fais-moi dormir encore. Dodo, dis ?

Mais non ! Vous me contez des histoires.

On ne fait dormir les femmes que dans les romans et les hôpitaux.

La preuve…!

Qu’est-ce que nous faisions quand… car tu as rêvé cette histoire du coup de couteau.

— Ma chérie, nous…

— Tu vois bien ! Tu… n’as pas changé, et… vous voudriez me faire croire que je dors depuis deux heures !

Elle tient sa « preuve » et ne la lâchera plus, tant qu’elle sera en état de prouver quelque chose.

Elle a retrouvé un homme.

Ce lui est beaucoup plus agréable qu’un Dieu.

Emmanuel renonce à rien dire.

Il reprend sa côtelette à Adam, celui qui est notaire.

Et verbum caro factum est.

Et habitavit ?

— Précisément.

XII

Le Droit au mensonge

Le sexe de Varia est l’œillère d’un masque.

Les yeux de Monsieur Dieu sont un affiquet de son costume, même quand il est tout nu : ses portes de chair sur la Vérité.

Il n’y a qu’une Vérité.

Et des myriades, exactement toute la série indéfinie des nombres — tous les nombres qui ne sont pas l’Un — de choses qui ne sont pas cette Vérité.

La quantité de mensonges actuels ou possibles s’écrit

Personne ne peut avoir cette Vérité, puisque c’est Dieu qui la détient.

Emmanuel Dieu ou l’Autre.

Ils empêchent l’harmonie d’un beau Mensonge universel, sans déchirure.

Ils sont le sexe du Mensonge, qui est femelle.

Ce sexe est une case veuve, tant qu’ils gardent leur Vérité pour eux.

Et comme il n’y a point de vide, il déborde toujours une chose quelconque, qui, par définition n’est point la Vérité, dans la case à Vérité.

« Le cas de Vérité », si l’on écrit la vie de cette Dame galante.

Pour toutes les Unités du mensonge, l’amant actuel porte son nom.

Mais elles ignorent qu’il n’est pas celle qui est.

Il n’y a que Dieu (Emmanuel, et l’Autre) qui puisse, sachant où est la Vérité, perpétuellement et d’une façon très parfaite et variée, mentir.

Ils mentent à coup sûr, sachant qu’ils la gardent.

Monsieur Dieu serait une prostituée, s’il la livrait — s’il se livrait.

Et quand il livre autre chose, les gens ont quelque chance de croire qu’il dit la Vérité, puisqu’il est d’autant plus probable qu’il dira une chose voisine de ce qu’ils croient la Vérité, qu’il dira une chose sensiblement contradictoire à sa propre Vérité, qu’il garde.

Étant donc sûr de ne pouvoir parler, pour être compris, qu’en mentant, tout mensonge lui indiffère.

C’est un chemin vers autrui.

Si — il préfère le plus court.

Il fait volontiers, en même temps, des mensonges différents à des êtres différents, puisque, quoique en pratique infiniment loin de lui, ils ne sont pas loin dans la même direction.

Il ne leur ment point, parlant selon leur vie.

Mais à soi.

Quand il leur ment à tous ensemble, comme l’épeire-diadème s’écarte à la fois de toute la circonférence de sa toile, il réintègre son centre.

Qui différencie donc Emmanuel de Varia, celle qui ment ?

Les femmes mentent par le chemin des écoliers.

Avec détails.

Analytiquement.

Miriam (le sommeil nerveux ment toujours, par instinct défensif de faible) ment dans le sens de la volonté d’Emmanuel.

Elle enregistre le Vrai qu’il improvise.

Elle est, à son gré, la Vérité absolue.

La Vérité humaine, c’est ce que l’homme veut : un désir.

La Vérité de Dieu, ce qu’il crée.

Quand on n’est ni l’un ni l’autre — Emmanuel —, sa Vérité, c’est la création de son désir.

XIII

Mélusine était souillarde de cuisine, Pertinax eschalleur de noix

Entr’acte : Les étoiles tombent du ciel.

Du même geste, troc ou coup-fourré, que Dieu reprend son os au notaire, la femme du notaire revole à Dieu Miriam.

Miriam, pour être, anéantissait Varia : les paupières blondes de la Femme de Dieu, comme une bouche, broutaient les cils et les sourcils nègres de Madame Joseb, et buvaient jusqu’à la vague violette de sa chevellure.

C’est par une analogue absorption que Madame Joseb se substitu toute à Miriam.

Sur la paupière de marbre, blanc comme le globe dépoli d’une lampe implique qu’il recèle un éblouissement, les cils de Varia plantent leur conquérante palissade de drapeaux de deuil vivant.

On dirait des profils noirs de baïonnettes ou de n’importe quelle chose militaire et pointue.

Ils piquent à distance comme des rayons d’étoile sale.

Il est bien évident que leurs prolongements crèvent l’œil à même lequel ils s’entrecroisent.

Ils fourgonnent brutalement le foyer d’amour absolu.

Monsieur Dieu, qui raisonne tout cela, doit être absolument fou.

Absolu — ment.

C’est une charade.

Ce que ne qualifie pas le premier mot est le sujet du second.

Tout dans l’univers se définit par ce verbe ou cet adjectif.

Monsieur Dieu, dont la cervelle tourne, repasse par tous les points du voyage vers lui de Varia.

Il les traduit — il ne peut pas faire autrement, puisque c’est lui qui y repasse — en absolu.

Le bois des châtaigniers.

Épines, flammes, glaïeuls.

Les sept glaives des fougères au cœur de Miriam.

La main desséchée à grands frais dans les patients herbiers du notaire. pour quel vol a-t-il cuisiné cette main de gloire ! — se ferme.

Ainsi le méticuleux et inexorable cloporte s’arrondit.

Le monstre poigne.

— Ayez pitité… —

Non, ce n’est rien.

Ne faites pas attention.

Ces choses rondes, avec tant de pointes…

Ce ne sont que les étoiles qui tombent.

Et encore, celles seulement dont le spectre est vert.

Les dernières en grandeur de chaque constellation.

Quoique voici par terre Véga, Sirius, et Baleine, Pollux, Régulus, Procyon, et Lyre, la Chèvre, Altaïr, la Polaire, Castor et Vénus !

Pour s’adapter au milieu terrestre, elles se pelotonnent sous les châtaigniers.

Ce sont, à s’y méprendre, les échidnes vertes des châtaignes.

Hérissons végétaux, puisqu’ils ont la couleur des fruits jeunes.

Les châtaignes sont des étoiles pas mûres.

Miriam était pâle comme une étoile pas mûre…

Perle morte.

Mais les piquants de ces petits hérissons pourrissent assez vite, pour qu’on y reconnaisse le masque de cils de Varia !

Un masque très perfectionné.

Il a usurpé la méthode des hiéroglyphes de l’Enfant-Dieu.

Il fait tout le tour de la tête.

Ainsi que l’œil sans pupille des statues ne laisse pas de fuite à leur regard.

Les lycopodes, de même forme, lâchent avec l’obscène brutalité d’une capsule la poudre qui fait mourir.

Littérairement : ailleurs, les pharmaciens y roulent des pilules.

Une myrrhe, parce qu’elle fait mourir : elle embaume et honore les morts.

La chose de gloire se terre dans la gangue immonde.

Les vesses-de-loups.

Pu…

Pureté.

L’hermine !

L’héraldique Pureté, de son museau paillet, balais, à force de fouir, comme entre des barreaux, aux choses sales, entre les piquants du hérisson, la bête puante, suce.

Des candeurs ressuscitent.

Le gâteau de Savoie de forme animale, glacé de chocolat sombre, se larde de clarté.

Les amandes hérissent sa boule.

Amandes.

Fable de Florian :

— Les noix ont fort bon goût, mais il faut les ouvrir.
… un peu de travail…

Monsieur Dieu a travaillé une fois.

Il a lutté contre le meneur de loups, — Monsieur Rakir ! — il a serré le gros sabot à poulaine camuse dans la pince de la porte du notaire.

Il n’a pas écalé le sabot parce qu’il était tout petit enfant et avait peur de voir ce qu’il y avait dedans.

Le pied squelette, sans doute, de Monsieur Rakir, rongé par les loups, des tarses bruissants dans le bois sonore du cercueil minime.

La, dit le diapason.

Le couteau de madame Venelle vibre.

Amandes.

Au fait, aime-t-il les amandes ?

— M’aime-t-elle ?

— Ils viennent de s’aimer dans la cuisine… Je suis ce que vous voulez.

La myrrhe retrouvée sent le brûlé.

L’escarboucle de la vouivre a fondu sur l’évier.

Mélusine était souillarde de cuisine… Pertinax ceint aussi un tablier.

De la luisante prestance de son coutelas, vite, il partage le hérisson jusqu’au cœur, où la source des amandes est une crème candide.

Mélusine, la sirène à queue de serpent, aux ailes d’alouette, comme un enfant écouteur de contes, s’endort au bercement instantané de la chose qui luit.

XIV

La souricière d’amour

— Dodo, bébé, écoute des histoires.

Elle n’est pas belle, ta petite Schéhérazade ?

— J’écoute.

C’est beau.

Ma sœur, si vous ne dormez pas…

— Tu es bien ?

— Je suis bien. —

Elle est rigide contre le mur, inclinée à quarante-cinq degrés, cataleptique.

— Le cinquième voyage de Sindbad le Marin.

Écoute bien, ne pense pas à autre chose.

Joseb n’est pas là.

Joseb voyage.

Joseb est Sindbad.

— Sindbad, oui.

— Tu es le Vieillard de la Mer.

Ton corps est jeune, comme le mien, mais tu es très vieille.

Je n’ai que sept cent quatorze mille ans de plus que toi.

Tu guettes les voyageurs isolés le long de la rivière.

— Je vois Sindbad.

Sindbad va venir ce soir.

— Tu as compris avant que j’aie parlé ma volonté.

Tu lui fais signe de te passer de l’autre côté de la rivière, pour cueillir des fruits.

— Ô les pêches d’or charnu, et les raisins comme une queue de paon qui serait en sucre !

J’ai la bouche toute mouillée.

Permettez-moi d’essuyer ma bouche.

— Pas si vite.

Il n’est pas une heure à voir les fruits.

Tu sais très bien les heures dans ta tête ; comme moi, tu es aussi vieille que Chronos.

C’est à onze heures du soir que tu dois dormir pour attendre Sindbad.

Tu lui passes autour du cou tes cuisses dont la peau (n’oublions pas que tu es le Vieillard de la Mer !) est pareille à du cuir de vache. —

Serre bien tes cuisses autour de son cou quand il va passer la rivière.

Quand Christophe m’a transporté de l’autre côté du gué — il est vrai que moi je portais le monde et qu’ainsi je ne saurai jamais nager, parce que je pèse très lourd, — il s’appuyait sur un grand arbre.

Mais le Christophore était un géant, un jeune géant robuste, et Sindbad est un vieux colporteur à barbe blanche.

Serre bien le cou de Sindbad quand il traversera le courant.

Prends garde !

Sindbad a franchi l’eau du fleuve, mais il est tout barbouillé de vin, il a écrasé des raisins dans une calebasse, la liqueur rose de sa barbe blanche qui chatouille…

(Elle ne chatouille plus, cesse de rire !)

… te tache de la ceinture aux jarrets.

— J’ai peur !

J’ai le vertige !

Tenez-moi, je vais tomber !

— Sindbad ivre va te désaffourcher de ses épaules, le lutteur ne touche plus des deux épaules, l’indicopleuste subtil veut écraser sous une pierre, comme un crabe, la tête du Vieillard de la Mer !

— J’ai peur…

J’ai mal !

— Que la pince de tes jambes soit le garrot mortel des carotides du flatteur barbu.

Tu as vu des moineaux au piège.

Ainsi se couchera Sindbad.

— Maître, il en sera selon votre volonté.


Joseb et Varia sont au lit.

Une aube se levant dans sa fiole blonde (le blond le plus pâle est du cristal vide), le notaire, la barbe longue des fourrures de l’ivresse, a titubé hors de l’étude vers cette fiole plus sombre, sa femme.

Il n’est pas beau à voir, mais Varia ne le voit pas.

Elle s’est endormie à l’ordre du cartel.

Joseb croit ses yeux clos du spasme que ses baisers conseillent.

Et que semble prouver la contracture des membres, qui enlacent son cou d’une striction inexorable.

Le vieux Sindbad oscille plus comme un pendu que comme un ivrogne.

Le garrot cataleptique (on sait l’anormal développement du pectiné et des trois adducteurs des cuisses des femmes, et qu’elles se différencient de l’homme, en outre, par le muscle psoas, que n’a qu’un mâle sur dix-huit) est plus fatal et inévitable que son paradigme de fer.

Mais la pendaison est la Jouvence du vieillard.

D’un effort simultané des triceps, le petit homme rejette son licol de chair et d’os, et c’est lui dont les bras se nouent à la taille de la soumise, et le souffle de ses narines, comme il colle sa bouche à sa bouche, la réveille.

Médée dut se trouver très heureuse si elle éprouva de tels effets du rajeunissement de son beau-père.


Emmanuel Dieu, par la porte mal fermée, regardait, sous la lame envolée en disque au plafond hors de la sarbacane du verre de la lampe, son œuvre prévue.

L’Adam pudique de renards — l’Adam du vingtième siècle — rattacher à son corps la moitié qu’en amputa l’Autre Dieu…

Au commencement.

L’organe indépendant selon l’espace depuis quelques mille ans, l’Ovaire, se résorbait dans l’Homme universel, unique.

Le notaire.

Emmanuel Dieu remonta avec sérénité, l’assomption faite, au ciel de sa mansarde bleue.

XV

La Femme de Dieu

Taenia solum.

L’Esprit de Dieu était au-dessus des eaux…

À la fenêtre de la mansarde.

Toute la nuit, la voix des rossignols, héritiers de la scie négligée du notaire, dans les platanes des quinconces de Lampaul, promena ses brouettes qui réclament de l’huile.

Emmanuel Dieu n’entendit d’autres remords que cet insupportable grincement.

Il se complut à y reconnaître l’approche cahotée de la Justice.

Mais ce n’est pas à Dieu (Emmanuel) de faire à la brouette de la Justice l’aumône d’une goutte d’huile.

L’autre Dieu y jeta la larme jaune et douce du soleil.

C’en était le jour dédicataire.

Emmanuel Dieu savait si bien que par le meurtre de Varia (meurtre plus réel que la radiation de l’univers selon la chair, l’expulsion hors de l’Absolu — à tout le poignard qui est l’épée de feu de l’Ange qui ferme les Paradis…) il n’avait pas tué Miriam !

Au contraire.

La vraie Miriam était en dehors de Varia.

De sa fenêtre ouverte au silence jaune, par-dessus les platanes et l’amphithéâtre des maisons de Lampaul, il contempla, sur la colline au-dessus de tout, la statue de l’Itron-Varia.

La Vierge a les pieds sous sa robe.

On ne voit pas si elle foule le dragon.

Elle a pour semelle trois marches et tout un piédestal de granit dense.

Les petits sentiers s’y aplatissent, serpentent autour de la colline, vont boire au ruisseau des minoteries.

Emmanuel Dieu ne vit point où ils cessaient d’aller, s’interrompant devant leur tête.

Il la conclut, non sans vraisemblance, écrasée sous le piédestal.

Puisque nulle part le sentier ne se détachait, comme la frisure du bout d’un parchemin, du sol.

Le sol est tissu de serpents.

La procession, comme à cette même heure tous les dimanches, se déroula, houle de minutieuses effigies de navires, tantôt sur les sentiers ; tantôt rampa sur les couvertures de velours des prairies, se lovant frileuse aux replis.

Le grand serpent de mer Léviathan vint aussi prosterner son crâne en triangle sous le petit talon de Miriam, qui souleva sans effort sa bottine de granit.

Et quand les chants siréniens se furent perdus au vent, auquel frisonnaient, rebroussés dans le sens du chemin, les petits navires au même rythme que la nageoire dorsale du monstre, des petits enfants accoururent jouer avec ce même vent.

Leur cerf-volant éleva sa croix, plus haut et plus blanche que celle des processions (comme les croix enlinceulées des autels pendant le Sépulcre), emmanchée d’une queue comme un vol d’alouettes.

Mélusine…

À une pluie subite, comme il est fréquent en Lampaul — et il fallait bien que l’Autre Dieu pleurât, puisqu’Emmanuel n’en avait pas envie lui-même, le vent cessa.

Le grand Python d’aube plongea sous les nuages, et vint cacher sa tête oreillarde, de même que les vipères s’entrenouent les unes aux autres pour dormir, au refuge de tous les serpents.

Emmanuel descendit, et fut, par le tapis de reptiles, prier côte à côte avec le cerf-volant, en modifiant, vu les circonstances, la conclusion de son Ave :

— … Priez pour nous…

À présent, qui est l’heure de notre mort.

fin
20 février 1899.
TABLE
Chapitres 
Pages
II. — 
 9
IV. — 
 26
VI. — 
 30
VII. — 
La 
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VIII. — 
 40
XV. — 
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