Le Parnasse contemporain/1876/Texte entier

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Le Parnasse contemporain/1876
Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. np-452).




LE
PARNASSE CONTEMPORAIN


LE

PARNASSE

CONTEMPORAIN

RECUEIL DE VERS NOUVEAUX


III
1876


SLATKINE REPRINTS
GENÈVE
1971



Réimpression de l’édition de Paris, 1866-1876

L. ACKERMANN



UNE FEMME


S’il arrivait un jour, en quelque lieu sur terre,
Qu’une entre vous vraiment comprît sa tâche austère,
Si, dans le sentier rude avançant lentement,
Cette âme s’arrêtait à quelque dévoûment,
Si c’était la Bonté sous les cieux descendue,
Vers tous les malheureux la main toujours tendue,
Si l’époux, si l’enfant à ce cœur ont puisé,
Si l’espoir de plusieurs sur Elle est déposé,
Femmes, enviez-la. Tandis que dans la foule
Votre vie inutile en vains plaisirs s’écoule,
Et que votre cœur flotte, au hasard entraîné,
Elle a sa foi, son but et son labeur donné.
Enviez-la. Qu’il souffre ou combatte, c’est Elle

Que l’homme à son secours incessamment appelle,
Sa joie et son appui, son trésor sous les cieux,
Qu’il pressentait de l’âme et qu’il cherchait des yeux,
La colombe au cou blanc qu’un vent du ciel ramène
Vers cette arche en danger de la famille humaine,
Qui, des saintes hauteurs en ce morne séjour,
Pour branche d’olivier a rapporté l’amour.


ARMAND D’ARTOIS



PAYSAGE D’AOÛT
SONNET


Aux rayons de l’ardent soleil de thermidor,
Sous le riche manteau de ses moissons, la plaine
Semble assoupie, ainsi qu’une génisse pleine
Que son labeur épuise et fait souffrir encor.

Aucun oiseau dans l’air pesant ne prend l’essor ;
Seuls, planent çà et là de blancs flocons de laine.
Un zéphyre léger et doux comme une haleine
Fait onduler les champs d’orge et de seigle d’or.

Tout se tait, si ce n’est une rauque cigale
Qui jette, à temps égaux, une note inégale
Parmi le froissement joyeux des épis mûrs.

Soudain un cri perçant a réveillé l’espace…
Et sombre avant-coureur des orages futurs,
Noir, au milieu du ciel vermeil, un corbeau passe.




LES BŒUFS

SONNET


Sous un ciel bas, d’un blanc triste, teinté de noir,
Qui prend l’aspect blafard et morne d’un cilice,
La rue étend au loin son pavé rond et lisse
Que l’averse a rendu luisant comme un miroir.

Quelques passants s’en vont, flanant sur le trottoir,
Sans voir ces condamnés qui marchent au supplice :
Des troupeaux de bœufs, dont le pied trébuche et glisse
Sur le chemin qui mène au sanglant abattoir.

Et dans les yeux rêveurs de ces bêtes superbes
Sont encor peints les clairs ruisseaux, les hautes herbes
Et les pommiers en fleur du gras pays normand.

La bave en fils d’argent tombe de leurs narines,
Et parfois l’un d’entre eux renifle longuement,
Comme au ressouvenir d’âcres senteurs marines.


JOSEPH AUTRAN



À UNE VIEILLE SERVANTE


Reste ainsi, ne fais pas un geste,
Ne quitte pas ton escabeau ;
Poursuis ta besogne modeste,
A côté d’un pâle flambeau.

Mon cœur est plein, mon œil se mouille,
Lorsque, seule et baissant les yeux,
Je te vois filer ta quenouille
À ce foyer silencieux.

Les obscures vertus de l’âme,
Le dévoûment et la bonté,
Prêtent au front de l’humble femme
Je ne sais quelle majesté.

Les longs jours ont creusé ta tempe ;
Tes yeux, tristes et doux à voir,
Ont l’éclat voilé de la lampe
Que tu m’allumes chaque soir.


Au bruit des heures que balance
La pendule de l’escalier,
Tu vas et tu viens en silence,
Faisant ton travail familier.

La fatigue est ton habitude ;
A l’œuvre dès le point du jour,
Tu donnes à la servitude
La forme auguste de l’amour !

O chère femme, ô sainte esclave !
Je te vénère avec pitié,
Toi dont la chaîne et dont l’entrave
Ne tiennent que le cœur lié !

Les souvenirs du premier âge,
De tout ce beau temps effacé,
Se lèvent, avec ton image,
Des profondeurs de mon passé.

Te souviens-tu de notre aurore ?
Te souviens-tu de la saison
Où la vie, au rire sonore,
Égayait toute la maison ?

Nous étions alors tous ensemble,
Le père et les enfants, heureux,
Et la mère qui toujours tremble,
Car l’amour est toujours peureux.


Après les heures de l’étude,
Nous revenions à nos ébats,
Et toi, non sans inquiétude,
Tu suivais, tricotant nos bas.

Chacun volait à sa chimère,
Tu n’en perdais aucun de l’œil,
Ayant les soucis de la mère
Sans en avoir le doux orgueil.

De nos douleurs et de nos joies,
Dès lors tu pris toujours ta part ;
Mais sous le joug où tu te ploies,
Tu la pris toujours à l’écart.

Tu contenais, à chaque épreuve,
Ton cœur muet, quoique trop plein ;
Avec la veuve tu fus veuve,
Orpheline avec l’orphelin.

Quand la maison dépareillée
Vit quelquefois entrer la mort,
Ce fut toi qui dans la veillée
Restas près de celui qui dort.

De ce passé tu survis seule,
O vieille femme en cheveux blancs,
Vénérable comme une aïeule
Pleine de souvenirs tremblants !


Tu l’as gardé dans ta mémoire
Comme un mystérieux trésor,
Comme ces fleurs, dans une armoire,
Dont le parfum s’exhale encor.

De chaque enfant, de chaque maître,
Tu te complais à discourir ;
Tu sais la chambre où tu vis naître,
Et la chambre où tu vis mourir.

Voilà pourquoi je te contemple,
Le cœur et les yeux attendris,
Dernière colonne du temple
Qui jonche le sol de débris.

De tout ce passé que je pleure,
De l’âme même des parents,
En toi quelque chose demeure :
Je le retrouve et le reprends.

Quand tu vas effleurant la dalle,
Près du foyer, soir ou matin,
Le bruit même de ta sandale
Semble un écho du temps lointain.

Va, je t’aime, âme simple et grande,
Toi qui ne sus jamais haïr ;
Je t’aime, et moi qui te commande,
Je me sens prêt à t’obéir !






THÉODORE DE BANVILLE




Rondels
Composés à la manière de Charles d’Orléans, poëte
et prince français, père de Louis XII,
oncle de François 1er.




I

LE JOUR


Tout est ravi quand vient le Jour
Dans les cieux flamboyants d’aurore.
Sur la terre en fleur qu’il décore
La joie immense est de retour.

Les feuillages au pur contour
Ont un bruissement sonore ;
Tout est ravi quand vient le Jour
Dans les cieux flamboyants d’aurore.

La chaumière comme la tour
Dans la lumière se colore,
L’eau murmure, la fleur adore,
Les oiseaux chantent, fous d’amour.
Tout est ravi quand vient le Jour.



II

LA NUIT


Nous bénissons la douce Nuit,
Dont le frais baiser nous délivre.
Sous ses voiles on se sent vivre
Sans inquiétude et sans bruit.

Le souci dévorant s’enfuit ;
Le parfum de l’air nous enivre ;
Nous bénissons la douce Nuit,
Dont le frais baiser nous délivre.

Pâle songeur qu’un Dieu poursuit,
Repose-toi, ferme ton livre.
Dans les cieux blancs comme du givre
Un flot d’astres frissonne et luit ;
Nous bénissons la douce Nuit.




III

LE PRINTEMPS


Te voilà, rire du Printemps !
Les thyrses des lilas fleurissent ;
Les amantes qui te chérissent
Délivrent leurs cheveux flottants.

Sous les rayons d’or éclatants
Les anciens lierres se flétrissent.
Te voilà, rire du Printemps !
Les thyrses des lilas fleurissent.

Couchons-nous au bord des étangs,
Que nos maux amers se guérissent !
Mille espoirs fabuleux nourrissent
Nos cœurs gonflés et palpitants ;
Te voilà, rire du Printemps !




IV

L’ÉTÉ


Il brille, le sauvage Été,
La poitrine pleine de roses.
Il brûle tout, hommes et choses,
Dans sa placide cruauté.

Il met le désir effronté
Sur les jeunes lèvres décloses ;
Il brille, le sauvage Été,
La poitrine pleine de roses.

Roi superbe, il plane irrité
Dans des splendeurs d’apothéoses,
Sur les horizons grandioses ;
Fauve dans la blanche clarté,
Il brille, le sauvage Été.




V

L’AUTOMNE


Sois le bienvenu, rouge Automne,
Accours dans ton riche appareil,
Embrase le coteau vermeil
Que la vigne pare et festonne.

Père, tu rempliras la tonne
Qui nous verse le doux sommeil ;
Sois le bienvenu, rouge Automne,
Accours dans ton riche appareil.

Déjà la nymphe qui s’étonne,
Blanche de la nuque à l’orteil,
Rit aux chants ivres de soleil
Que le gai vendangeur entonne.
Sois le bienvenu, rouge Automne.




VI

L’HIVER


Au bois de Boulogne, l’Hiver,
La terre a son manteau de neige.
Mille Iris, qui tendent leur piége,
Y passent comme un vif éclair.

Toutes, sous le ciel gris et clair,
Nous chantent le même solfége ;
Au bois de Boulogne, l’Hiver,
La terre a son manteau de neige.

Toutes les blancheurs de la chair
Y passent, radieux cortége ;
Les Antiopes de Corrége
S’habillent de martre et de vair,
Au bois de Boulogne, l’Hiver.




VII

L’EAU


Jeanne en riant marchait dans l’Eau,
Baignant au flot sa jambe nue.
Sur cette blancheur inconnue
Frissonnait l’ombre d’un bouleau.

L’alouette, par un solo,
Vint célébrer sa bienvenue ;
Jeanne en riant marchait dans l’Eau,
Baignant au flot sa jambe nue.

Lorsque sur le front d’Apollo
Se déchirait soudain la nue,
Elle folâtrait, l’ingénue,
O gracieux et clair tableau !
Jeanne en riant marchait dans l’Eau.




VIII

LE FEU


J’ai fait allumer un grand Feu,
Tout est clos, fenêtre et volets.
Je veux lire, viens, Rabelais ;
Ce temps-ci m’intéresse peu.

La flamme de rose et de bleu
Teint ma chambre comme un palais ;
J’ai fait allumer un grand Feu,
Tout est clos, fenêtre et volets.

Foin des gens qui parlent hébreu !
Foin des songeurs tristes et laids !
O géant qui les immolais,
Causons, parle-moi, demi-dieu.
J’ai fait allumer un grand Feu.




IX

LA TERRE


Soumets la Terre,
Les fleurs, les bois,
Lyre ! à ta voix,
A ton mystère.

Que rien n’altère
Les saintes lois,
Soumets la Terre,
Les fleurs, les bois.

Dompte Cythère !
Charme à la fois
Le lys des rois
Et la panthère ;
Soumets la Terre !




X

L’AIR


Dans l’Air s’en vont les ailes,
Par le vent caressées ;
Mes errantes pensées
S’envolent avec elles.

Aux cieux pleins d’étincelles,
Vers la nue élancées,
Dans l’Air s’en vont les ailes,
Par le vent caressées.

Vers des terres nouvelles,
Sur les rayons bercées,
Vous fuyez, dispersées,
O blanches colombelles ;
Dans l’Air s’en vont les ailes !




XI

LE MATIN


Lorsque s’éveille le Matin
Au Luxembourg encor désert,
En chantant dans le gazon vert,
Les oiselets font leur festin.

Les feuilles sont comme un satin
Des larmes de la nuit couvert,
Lorsque s’éveille le Matin
Au Luxembourg encor désert.

Le moineau du quartier Latin,
Pour qui se donne le concert,
A des miettes pour son dessert,
Et folâtre comme un lutin
Lorsque s’éveille le Matin.




XII

LE MIDI


Je vais voir, quand il est Midi,
Les estampes du quai Voltaire,
Fragonard qui ne peut se taire,
Et Boucher toujours étourdi.

Debucourt est fort applaudi,
Boilly plaît au célibataire ;
Je vais voir, quand il est Midi,
Les estampes du quai Voltaire.

Mais Wateau, nautonier hardi,
C’est toi surtout, cœur solitaire,
C’est toi qu’en la triste Cythère
Où ton soleil a resplendi,
Je vais voir, quand il est Midi.




XIII

LE SOIR


On cause, chez Victor Hugo,
Sans redouter nul pianiste.
Tout flûtiste ou violoniste
Est reçu là comme Iago.

Vînt-il de Siam ou du Congo,
Pas d’accueil pour le symphoniste ;
On cause, chez Victor Hugo,
Sans redouter nul pianiste.

A d’autres La Reine Indigo,
Ce chef-d’œuvre d’un harmoniste,
Même Le Petit Ébéniste,
Vous aussi Donna Del lago :
On cause, chez Victor Hugo.




XIV

LA PÊCHE


Le pêcheur, vidant ses filets,
Voit les poissons d’or de la Loire
Glacés d’argent sur leur nageoire
Et mieux vêtus que des varlets.

Teints encor des ardents reflets
Du soleil et du flot de moire,
Le pêcheur, vidant ses filets,
Voit les poissons d’or de la Loire.

Les beaux captifs, admirez-les !
Ils brillent sur la terre noire,
Glorifiant de sa victoire,
Jaunes, pourprés et violets,
Le pêcheur vidant ses filets.




XV

LA CHASSE


Les cris des chiens, les voix du cor
Sonnent dans les bois de Ferrières ;
L’écho de ces rumeurs guerrières
Épouvante le frais décor.

Les habits d’écarlate et d’or
Resplendissent dans les clairières ;
Les cris des chiens, les voix du cor
Sonnent dans les bois de Ferrières.

Les meutes ont pris leur essor,
Et le cerf dans les fondrières
Fuit, sentant leurs dents meurtrières ;
Mais partout il retrouve encor
Les cris des chiens, les voix du cor.




XVI

LE THÉ


Miss Ellen, versez-moi le Thé
Dans la belle tasse chinoise,
Où des poissons d’or cherchent noise
Au monstre rose épouvanté.

J’aime la folle cruauté
Des chimères qu’on apprivoise :
Miss Ellen, versez-moi le Thé
Dans la belle tasse chinoise.

Là, sous un ciel rouge irrité,
Une dame fière et sournoise
Montre en ses longs yeux de turquoise
L’extase et la naïveté :
Miss Ellen, versez-moi le Thé.




XVII

LE CAFÉ


Ce bon élixir, le Café
Met dans nos cœurs sa flamme noire ;
Grâce à lui, fier de sa victoire,
L’esprit subtil a triomphé.

Faux Lignon que chantait d’Urfé,
Tu ne nous en fait plus accroire ;
Ce bon élixir, le Café
Met dans nos cœurs sa flamme noire.

Ne faisons qu’un auto-da-fé
Des vieux mensonges de l’Histoire ;
Et mêlons, sans peur du grimoire,
A notre vieux sang réchauffé,
Ce bon élixir, le Café.




XVIII

LE VIN


Dans la pourpre de ce vieux Vin
Une étincelle d’or éclate ;
Un rayon de flamme écarlate
Brille en son flot sombre et divin.

Comme dans l’œil d’un vieux Sylvain
Qu’une Nymphe caresse et flatte,
Dans la pourpre de ce vieux Vin
Une étincelle d’or éclate.

Il ne coulera pas en vain !
A le voir mon cœur se dilate :
Il n’est pas de ceux qu’on frelate,
Et je lirai comme un devin
Dans la pourpre de ce vieux Vin.




XIX

LES ÉTOILES


Les cieux resplendissants d’Étoiles
Aux radieux frissonnements,
Ressemblent à des flots dormants
Que sillonnent de blanches voiles.

Quand l’azur déchire ses voiles,
Nous voyons les bleus firmaments,
Les cieux resplendissants d’Étoiles
Aux radieux frissonnements.

Quel peintre mettra sur ses toiles,
O Dieu ! ces clairs fourmillements,
Ces fournaises de diamants
Qu’à mes yeux ravis tu dévoiles :
Les cieux resplendissants d’Étoiles ?




XX

LA LUNE


Avec ses caprices, la Lune
Est comme une frivole amante ;
Elle sourit et se lamente,
Et vous fuit et vous importune.

La nuit, suivez-la sur la dune,
Elle vous raille et vous tourmente ;
Avec ses caprices, la Lune
Est comme une frivole amante.

Et souvent, elle se met une
Nuée en manière de mante ;
Elle est absurde, elle est charmante ;
Il faut adorer sans rancune,
Avec ses caprices, la Lune.




XXI

LA PAIX


La Paix, au milieu des moissons,
Allaite de beaux enfants nus.
A l’entour, des chœurs ingénus
Dansent au doux bruit des chansons.

Le soleil rit dans les buissons,
Et sous les vieux arbres chenus
La Paix, au milieu des moissons,
Allaite de beaux enfants nus.

Les fleurs ont de charmants frissons.
Les travailleurs aux bras charnus,
Hier soldats, sont revenus ;
Et tranquilles, nous bénissons
La Paix, au milieu des moissons.




XXII

LA GUERRE


La Guerre, ivre de sa colère,
Embouche ses clairons sonores ;
Terre, déjà tu te colores
De ce sang fumant qu’elle flaire.

L’incendie effrayant l’éclaire,
Comme de rouges météores ;
La Guerre, ivre de sa colère,
Embouche ses clairons sonores.

Et pour réclamer leur salaire,
O Dieu ! dans les cieux que tu dores,
Les vautours, sous l’œil des Aurores,
Suivent de leur vol circulaire
La Guerre, ivre de sa colère !




XXIII

LES MÉTAUX


Les Métaux, les divins Métaux
Que toujours l’homme voit en rêve,
Ornent la couronne ou le glaive
De tous les Péchés capitaux.

L’orgueil jette sur ses manteaux
Pour cette vie, ô Dieu ! si brève,
Les Métaux, les divins Métaux
Que toujours l’homme voit en rêve.

L’or gémit sous les vils râteaux
Que toujours le banquier soulève,
Et pour parer les filles d’Ève
Nous tourmentons de nos marteaux
Les Métaux, les divins Métaux.




XXIV

LES PIERRERIES


Les flamboyantes Pierreries
Qui parent les glaives des rois
Et les mors de leurs palefrois,
Brillent dans les rouges tueries.

La foule, amante des féeries,
Admire, en ses humbles effrois,
Les flamboyantes Pierreries
Qui parent les glaives des rois.

Et dans les louanges nourries,
Les princesses aux regards froids
Sèment sur leurs corsages droits
Et sur leurs jupes d’or fleuries
Les flamboyantes Pierreries.




ÉMILE BERGERAT

————


PAROLES DORÉES


J’ai reposé mon cœur avec tranquillité
Dans l’asile très-sûr d’un amour très-honnête.
La lutte que je livre au sort est simple et nette,
Et tout peut m’y trahir, non la virilité.

Je ne crois pas à ceux qui pleurent, l’âme éprise
De la sonorité de leurs propres sanglots :
Leur idéal est né de l’écume des mots,
Et comme je les tiens pour nuls, je les méprise.

Cerveaux que la fumée enivre et qu’elle enduit,
Ils auraient inventé la douleur pour se plaindre ;
Leur stérile génie est pareil au cylindre
Qui tourne à vide, grince et s’use dans la nuit.

Ils souffrent ? Croient-ils donc porter dans leur besace
Le déluge final de tous les maux prédits ?
Sous notre ciel chargé d’orages, je le dis,
Il n’est plus de douleur que la douleur d’Alsace.


J’aime les forts, les sains et les gais. Je prétends
Que la vie est docile et souffre qu’on la mène ;
J’observe dans la mort un calme phénomène
Accessible à mes sens libres et consentants,

Et qui ne trouble pas ma paix intérieure.
Car la forme renaît plus jeune du tombeau,
Et l’ombre passagère où s’engloutit le Beau
Couve une éternité dans l’éclipse d’une heure.

Car la couleur charmante et mère des parfums
Rayonne inextinguible au fond des nuits funèbres,
Et sa splendeur de feu qu’exaltent les ténèbres
Emparadise encor les univers défunts.

Femme, recorde-moi ceci. Ma force vierge
Est éclose aux ardeurs brunes de tes beaux yeux :
Quand mon cœur sera mûr pour le sol des aïeux,
Notre amour sera clos. N’allume pas de cierge.

Le ciel restera sourd comme il reste béant.
O femme, écoute-moi, pas de terreur vulgaire !
Si l’âme est immortelle, il ne m’importe guère,
Et je ne me vends pas aux chances du néant.

Aucun joug n’a ployé ma nuque inasservie,
Et dans la liberté que lui fait sa vertu,
Voici l’homme qui s’est lui-même revêtu
Du pouvoir de juger et d’attester sa vie.


Hors de moi je ne prends ni rêve ni conseil ;
N’arrachant du labeur que l’œuvre et non la tâche,
Je ne me promets point de récompense lâche
Pour le plaisir que j’ai de combattre au soleil.

Le limon, que son œuvre auguste divinise
Par son épouvantable enfantement, répond
Aux désirs surhumains de mon être fécond,
Et ma chair douloureuse avec lui fraternise.

Telle est ma loi. Sans peur et sans espoir, je vais,
Après m’être creusé ma route comme Alcide.
Que la combinaison de mon astre décide
Si je suis l’homme bon ou bien l’homme mauvais.

Mais, quel que soit le mot qu’ajoute ma planète
Aux constellations de la fatalité,
J’ai reposé mon cœur avec tranquillité
Dans l’asile très-sûr d’un amour très-honnête.

Juin 1875.


A. M. BLANCHECOTTE

————

I

RÉPONSE


Le grand travail est fait, l’effort est consommé,
La victoire est gagnée et la paix obtenue,
La tranquille douceur des soirs est survenue ;
Pardonnant et priant, le cœur a désarmé !

L’entier détachement de tous et de soi-même
A clos le sacrifice et scellé le passé :
Se pourrait-il qu’un jour tout fût recommencé
Et qu’on osât rouvrir le décevant poëme !

Eh quoi ! rentrée au port, tu reprendrais la mer,
Et de nouveau ta barque affronterait l’orage ?
Quand bienheureusement on a plié bagage,
Peut-on se replonger dans le tumulte amer ?

Non ! non ! je suis en route où m’emportent mes ailes,
Ce monde extérieur n’aura plus rien de moi ;
L’espoir n’est plus possible à qui n’a plus la foi :
Je me suis fiancée aux choses éternelles !



II

UN SUICIDE



O pauvre oiseau blessé, mis à mort par la vie !
Cœur qui battais trop fort, cœur trop doux et trop fier,
Te voilà replié sous ton aile engourdie
Et tu ne sais plus rien des souffrances d’hier.

Quoi ! la rigidité ! Quoi ! la paix immobile !
Quoi ! le combat cessé ! Quoi ! la trêve de Dieu !
O lutteur désarmé de ta force inutile
Et qui te réservais ton dernier coup de feu !

Qu’attendais-tu du monde et que voulait ton âme ?
Que te disait ta fièvre et qu’as-tu donc cru voir
Pour t’être enveloppée en ton secret de femme ?
Silence, larmes, sang, pourpre du désespoir !

Qu’attendais-tu du monde en ton rude courage ?
Quels soleils autrefois t’étaient donc apparus ?
O vous tous qui passez, qu’aucun mépris n’outrage
Ce sanglot ignoré qui ne tressaille plus !


Pitié pour cette enfant ! pitié pour sa misère !
Pitié pour son beau rêve et pour son dur réveil !
Rendez avec respect sa dépouille à la terre
Et qu’elle y dorme bien son suprême sommeil !


ÉMILE BLÉMONT
————

LA CHANSON DE MARTHE


Je dis pour les cœurs ingénus
La chanson de Marthe aux pieds nus.


I


Marthe dès l’aube a quitté son aïeule ;
Marthe aux pieds nus est au bois toute seule.

Les ailes vont le dire aux fleurs,
Le matin bleu rit sous les pleurs.

Le fils du roi, sans meute et sans cortége,
Suit la ravine où l’acacia neige.

Ailes et fleurs sont en émoi :
Marthe est devant le fils du roi.

« Etes-vous fée, ou sainte ayant chapelle ?
— Non, monseigneur, c’est Marthe qu’on m’appelle. »


« La fauvette, l’œil en éveil,
Écoute et se lisse au soleil.

Marthe, aimez-moi, je sens que je vous aime.
— Oh ! monseigneur, vous en ririez vous-même. »

La tête d’un lézard surgit,
La fraise dans l’herbe rougit.

« Croyez-vous donc mon amour éphémère ?
— Mon beau seigneur, j’en croirai ma grand-mère. »

La petite bête à bon Dieu
Vole et miroite, rouge et feu.

« Qu’un seul baiser, Marthe, ici nous engage !
— Mon cher seigneur, un seul, pas davantage ! »

Sur la source, au bord du sentier,
S’effeuille une fleur d’églantier.

« Marthe, à demain, au seuil de votre porte !
— Mon doux seigneur, le ciel vous fasse escorte ! »

Est-ce un rêve ? O les tendres voix,
Qui bercent l’âme au fond des bois !




II


Le lendemain, et toute la semaine,
Marthe attendit ; son attente fut vaine.

Pourquoi les angélus du soir
Sont-ils si clairs, quand fuit l’espoir ?

Marthe attendit un mois, un mois encore,
Et s’éveilla plus faible à chaque aurore.

Qu’annoncent donc tous les matins
Les gais angélus argentins ?

Marthe isolée, abattue et pâlie,
Espère encor, mais sent que c’est folie.

L’automne endort les horizons ;
Adieu les fleurs et les chansons !

Sur Marthe on jase, on chuchote, on s’exclame :
« Est-ce d’amour que cet enfant perd l’âme ? »

L’hiver vient, l’hiver part ; soudain
Le lilas fleurit au jardin.


Les jeunes gens de toute la vallée
Vont visiter la belle désolée.

L’odeur des foins en fenaison
Embaume de loin la maison.

Aucun galant, pas même le plus digne,
Du moindre accueil n’obtient le moindre signe.

Dans les rameaux du grand pommier,
Vole et se pose un blanc ramier.

Marthe se meurt ; une lueur étrange
Sous son front mat s’allume en ses yeux d’ange.

Le crépuscule se fait gris ;
Tourne, tourne, chauve-souris !



III


Mais des forêts soudain la brise apporte
Une fanfare et le bruit d’une escorte.

Voici briller le soleil d’or ;
Alouette, prends ton essor !


Sous le galop des chevaux le sol sonne
Le noble prince apparaît en personne.

Dans les rouges coquelicots,
Chante un coq, droit sur ses ergots.

Le noble prince au logis se présente ;
Il entre, il court : Marthe est agonisante.

Sur le lis, que pendant la nuit
Le vent brisa, tout le ciel luit.

« Chère âme, dit l’amant qui désespère,
J’ai donc trop tard fléchi le roi mon père ! »

Une cloche tinte là-bas ;
Est-ce la noce, est-ce le glas ?

Marthe sourit : « Puisque je meurs, dit-elle,
« Marions-nous pour la vie immortelle ! »

Azurs, rayons, brises, parfums,
Ranimez les beaux jours défunts !

Le fiancé couronne l’enfant blême
Des diamants du royal diadème.

Brises, rayons, parfums, azur,
Rendez l’âme pure au ciel pur !


Le jour s’éteint, la mort étend ses voiles ;
Aux diamants se mêlent les étoiles.

Des rameaux du pommier tremblant
S’est envolé le ramier blanc.




ROBERT DE BONNIÈRES

————

SONNETS RUSSES

L’ATAMAN COSAQUE


Chargé des armes d’or d’un heiduque abattu,
Klibb descend au Dnieper, et sa jument sauvage
Dans l’eau jusqu’au poitrail boit le fougueux breuvage.
Lui se mire au kandjar que le Turc avait eu.

Une fille au beau corps étroitement vêtu,
Prise dans Andrinople et réduite en servage,
Dans la cruche de grès vient puiser au rivage :
Ses yeux d’un philtre grec ont la prompte vertu.

Dans la pourpre du soir, loin de la fille hellène,
Le jeune ataman fuit tout doré dans la plaine :
Il voit les feux du camp paisible au loin fumer.

Comme un libre étalon qu’indignent les entraves,
Il sait pour être fort qu’il ne faut point aimer,
Et qu’une faible enfant peut perdre les plus braves.




L’ÉPREUVE



« Fils, avec le Kourèn ce soir tu partiras :
Les Tatars ont brûlé sur le Don un village.
Mais avant, fils, je veux, robuste malgré l’âge,
Par moi-même éprouver la force de ton bras. »

La houppe de cheveux flotte sur leur cuir ras,
Ils déposent leurs peaux de buffle au noir pelage,
Arrêtent près du camp leur pesant attelage,
Et, dans la steppe immense, on entend deux hourras :

Ils se chargent, pareils à deux taureaux de race,
Et le père, saignant, au fils qui le terrasse :
« Va ! — Je suis fier des coups que ton bras a frappés.

Le camp s’agite au bruit des timbales, et gronde
Comme un guêpier autour des chariots équipés :
Va ! — Que la race slave essaime sur le monde ! »





LE MEURTRIER



Le meurtrier cosaque avait pour lent supplice
D’être avec la victime enseveli vivant :
— Près Kharkov une vierge aux portes d’un couvent
Fut tuée étant prête à vêtir le cilice.

Sur la bière on a peint dans l’or le blanc calice ;
Le jeune meurtrier pieds nus marche devant,
Et les guerriers amis, graves en le suivant,
Sentent leur cœur faiblir sans que leur front pâlisse.

Dans la fosse encor vide il se couche, — et ses yeux
Un moment ne voient plus du monde que les cieux :
Puis sur l’homme on descend le cercueil, et la terre

Tombe avec un bruit sourd ; — et les durs compagnons,
Respectant cet amour sanglant et solitaire,
Sur la pierre ont, selon ses vœux, inscrit deux noms.





L’ORGUEIL D’OSTAP



Près de la Setch guerrière aux huttes sans clôture
Un Zaporogue dort sur la route, en travers,
Pareil aux demi-dieux dont en leurs anciens vers
Les Cobzars ont chanté l’héroïque stature.

L’or de son caftan turc et sa riche ceinture
De boue et de goudron par mépris sont couverts ;
Vingt fois de son sang libre il a teint les prés verts ;
Il prend la vie ainsi qu’une rude aventure.

Sur la route galope Ostap, le chef élu ;
Devant l’homme superbe au cou large et velu,
Il s’arrête, — et longtemps l’admire, — puis s’élance ;

Il franchit le Cosaque endormi. — Par milliers
Le chef Ostap conduit de tels porteurs de lance,
Et songe avec orgueil aux combats familiers.




PAUL BOURGET

————


ZANTE



« Zante fior di levante. »
(Dicton italien.)


Quand le vaisseau, bercé par la mer caressante,
S’arrête aux bords heureux de la terre de Zante
Que les Italiens nomment « fleur du Levant »‚
Le voyageur vers lui voit voler cent nacelles,
Toutes pleines de fleurs humides et nouvelles
Dont l’âme errante flotte et parfume le vent.

On dirait des jardins balancés sur les lames,
Et ce sont des œillets plus rouges que les flammes,
D’autres blancs, délicats comme un beau teint d’enfant,
Et des roses de pourpre et des roses pâlies,
Et de grands lis royaux, dont les mélancolies
Gardent je ne sais quoi d’âpre et de triomphant.

Et lorsque le vaisseau, parti pour d’autres mondes,
Escalade les plis démesurés des ondes
Qui l’emportent au ciel brumeux de l’Occident,
Longtemps encor, malgré la vapeur, les cordages
Et les groupes bronzés des matelots sauvages,
Les fleurs de Zante en font un oasis flottant.

Moi-même, aux jours obscurs où mes tristes pensées
Évoquent la beauté des heures éclipsées,
Que de fois j’ai revu, — mirage décevant, —
Ton ciel clair, tes flots bleus semés de pierreries,
Et les riches bouquets de tes barques fleuries,
O Zante, fleur lointaine et douce du Levant !




SOIR D’ÉTÉ


Dans le ciel du couchant, délicat, tendre et clair,
Une étoile faisait trembler sa douce flamme,
Et tes yeux souriants et calmes avaient l’air
De laisser transparaître et luire ta chère âme.

Dans ton petit jardin nous marchions pas à pas,
Et moi je savourais l’émotion profonde
De sentir sur mon bras s’abandonner ton bras.
Oh ! dis ! — nous croyais-tu, comme moi, seuls au monde ?


Nous nous sommes assis sous un arbre tranquille,
Et, là, je t’embrassais en silence et longtemps,
Tandis que j’écoutais frémir la grande ville
Autour du frais enclos qu’embaumait le printemps.

Je ne sais quel chagrin t’avait un peu pâlie ;
Et, me voyant ainsi triste et silencieux,
Tu te laissas gagner à ma mélancolie,
Et comme pour dormir tu fermas tes deux yeux.

Tu pourras m’oublier, et je pourrai vers d’autres
Porter un cœur changeant qui t’appartint un jour ;
Mais ce pur souvenir des soirs qui furent nôtres
Survivra dans nos cœurs à l’inconstant amour.

Plus que les baisers fous, plus que les nuits d’ivresse,
Plus que les mots brûlants balbutiés tout bas.
C’est la pure, l’intime et suave caresse
Qu’avec plus de regrets tu te rappelleras,

Comme je te verrai toujours dans ma pensée
Pencher sur mon épaule avec tant de douceur
Ta tête confiante, amicale et lassée.
Ce soir où je t’aimais comme on aime une sœur.





LE SOMMEIL SINCÈRE


Sur le grand lit drapé de rideaux de dentelle
Qu’une pâle veilleuse éclairait à demi,
Je m’assis en silence, et, m’accoudant près d’elle,
Longtemps je contemplai son visage endormi.

Est-il des cœurs si faux que leur sommeil nous mente ?
— Qui croire alors ? — Penché sur elle et sans parler,
Je regardais dormir cette tête charmante
Qu’un rêve malfaisant semblait parfois troubler.

Elle, l’enfant moqueuse et la gaîté des fêtes,
Qui vivait comme on chante, un éclair dans les yeux,
Quel flot mal contenu de douleurs inquiètes,
Du fond de son sommeil, battait son front joyeux ?

Elle, la folle aimée, et dont la seule envie
Était de tout risquer pour un brûlant plaisir,
Et de jouer à « quitte ou double » avec la vie,
Quel frisson singulier venait de la saisir ?

Endormie, elle était toute semblable aux vierges
Que les peintres pieux prosternaient autrefois
Au milieu des encens, des anges et des cierges,
Aux pieds d’un Christ sanglant et cloué sur sa croix.


Et la pâle veilleuse éclairait cette femme ;
La ville se taisait autour de son repos,
Et son souffle inégal était comme son âme,
Fébrile, interrompu par de fréquents sanglots.


Longtemps, à chaque éclat de sa gaîté menteuse,
Quand elle jettera ses deux bras à mon cou,
Tour à tour familière et tour à tour boudeuse,
Je penserai qu’elle a le cœur je ne sais où.

Je ne sais où ! — parmi les pays de ses songes.
Là seulement fleurit son étrange idéal,
Là tout en elle est triste et libre des mensonges
Dont elle s’est masquée en entrant dans le mal.


Ce paradis sublime où souffre ta vraie âme,
En serai-je à jamais, — ô chère ! — expatrié ?
J’ai des trésors d’amour pour tes douleurs de femme,
Et pour tes repentirs des trésors de pitié.

Parle-moi comme on parle à son heure suprême,
Quand la farce est jouée et qu’on se sent mourir.
Ne ris pas. Ne mens pas. — Je suis le seul qui t’aime
Au point de ne jamais te voir sans m’attendrir.


Laisse mes doigts brûlants rouler tes boucles blondes,
Mes lèvres s’appuyer sur tes yeux palpitants,
Et dis-moi le secret de ces peines profondes
Qui te faisaient souffrir par ce soir de printemps.

Quand sur le lit drapé de rideaux de dentelle
Tes rêves torturaient ton visage endormi,
Tandis que j’adorais ta tête ardente et belle
Que la pâle veilleuse éclairait à demi.




LA RÉVOLTE


La campagne était fraîche et tout ensoleillée ;
Le souffle du matin passait les blés verts,
Et je marchais dans l’herbe odorante et mouillée
En récitant des vers.

J’étais gai, bien portant, et libre au fond de l’âme ;
J’avais enfin dompté mon douloureux amour,
Et nul amer regret, nul souvenir de femme
Ne troublait ce beau jour.

J’ouvrais à pleins poumons ma poitrine profonde
Aux vents qui se roulaient sur les arbres en fleur,
Et je sentais aussi la jeunesse du monde
Refleurir dans mon cœur.


O toi qui veux, touchant à la terre qui crée,
Reprendre un peu de force avant les durs combats
Et boire un coup de vin à la coupe sacrée,
N’aime pas ! — N’aime pas !

Brise ta chaîne, esclave, et, seul, avec courage,
Sans attendrissements, sans remords et sans fiel,
Viens courir dans les prés comme un cheval sauvage
Sous la beauté du ciel.




MÉLANIE BOUROTTE

————


EN FORÊT


Le chêne au tronc géant, à l’épaisse ramure,
Plonge dans le granit son pivot monstrueux ;
Et le vivant réseau de sa rugueuse armure
Déconcerte l’effort des vents impétueux.
Deux siècles, trois peut-être et même plus encore,
Pèsent, sans l’incliner, sur son front souverain ;
Sa grande ombre enveloppe une pente sonore
Où, de chênes, ses glands ont couvert le terrain.

Combien il en a vu passer dans les clairières,
De générations se poussant vers la mort :
Blonds couples d’amoureux ou cohortes guerrières
Ou chasseurs affolés courant au son du cor !
Qu’il en a vu tomber sous les haches sifflantes,
De ses contemporains en cadavres changés !
Mutilés par des mains calleuses ou tremblantes,
Dans quel vaste ossuaire ont-ils été rangés ?…


Au pied de l’arbre assis, le garde prend haleine.
Sur son front sillonné ruisselle la sueur ;
Ses cheveux sont crépus comme une blanche laine
Et son œil jette encore une chaude lueur.
Il a compté pourtant un redoutable nombre
D’hivers accumulés dans la nuit des grands bois…
Dans un ciel tour à tour étincelant ou sombre,
Il salua Noël plus de septante fois.

Au flot pur de l’amour il a trempé sa lèvre
Lorsqu’en son jeune cœur fleurissait le printemps ;
Des transports belliqueux il a connu la fièvre
Dans une guerre ancienne et dans un autre temps.
Sous l’ombre et le soleil, durant sa longue voie,
Ont alterné souvent le calme et les écueils ;
Il sait ce qui désole et ce qui met en joie…
Il tailla des berceaux et cloua des cercueils !…

Son museau froid posé sur le genou du garde,
Le chien rêveur frissonne au contact de sa main ;
Son œil profond et doux interroge et regarde
L’œil de son maître avec un regard presque humain.
Il prête aux moindres sons une oreille exercée ;
Du délinquant furtif il devine le pas
Et, dans le fourré sombre ou la claire percée,
Il poursuit le coupable et ne le manque pas !

Il a vu quinze fois revenir en septembre
La meute et les piqueurs avec leurs longs couteaux ;

Et quinze fois mûrir l’alize couleur d’ambre
Et quinze fois aussi naître les louveteaux.
En détail, il connaît les replis du « triage » :
Coupes, taillis, futaie, éclaircie et semis ;
Et ces troncs familiers qu’il effleure au passage
Et ces rochers moussus lui semblent des amis.

Que d’un soleil ardent les flèches embrasées
Dessèchent les rameaux se tordant sous leurs chocs ;
Que la neige ait courbé les cimes écrasées ;
Que, sous la gelée âpre, éclatent les gros rocs ;
Qu’aux rayons de midi bourdonnent les demeures
Ou qu’à minuit ricane au loin l’esprit du mal,
Par toutes les saisons et par toutes les heures,
On rencontre sous bois l’homme avec l’animal.

Avant l’aube, aujourd’hui commençant leur tournée,
Ils ont de la forêt fouillé les profondeurs ;
L’ombre gagne… voici la fin de la journée…
Le vent du soir s’élève en murmures grondeurs.
« Halte ! » ordonna le garde en saluant le chêne ;
« Halte ! » comprit le chien qui s’arrêta soumis ;
Et, tous deux étendus sur la mousse prochaine,
Dans un calme repos ils semblent endormis !

Ils ne sommeillent pas : en un fécond silence
L’esprit de l’homme agit, médite, se souvient…
Et sous un masque lourd de trompeuse indolence,
L’animal vigilant sur ses gardes se tient.

Qu’il est vieux, l’épagneul ! mais quel faisceau d’années
De plus que lui son maître a lié triomphant !
Pourtant cet homme antique, aux tempes basanées,
Près du chêne aux cent bras n’a qu’un âge d’enfant…

Le vieux chien fatigué, dans un avenir proche,
Ira, sous le taillis, se cacher pour mourir
Et ses os blanchiront à l’angle d’une roche,
Au pied des jeunes plants qui doivent s’en nourrir ;
Dans les vaisseaux ligneux, sa poussière impalpable,
En séve transformée, à flots circulera,
Et des lents bûcherons nul ne sera capable
De deviner quel sang alors y coulera…

Le vieil homme, lassé d’une trop longue route,
Assombri par les deuils et pressé d’arriver,
Au terme parvenu dans quelques jours sans doute,
Détachera la chaîne où Dieu l’a su river…
Il tombera des pleurs avec une prière
Sur la tombe où ses fils l’auront enseveli…
Puis la ronce et l’ortie envahiront la pierre…
Ce sera l’abandon, le silence et l’oubli !

Le vieil arbre, peut-être à ses couches énormes,
Longtemps ajoutera d’autres couches encor,
Monument animé, colosse aux vertes formes,
D’un théâtre imposant majestueux décor…
D’autres vains tourbillons de notre armée humaine
Passeront devant lui pour ne plus revenir…

Il reste quand tout meurt… et le roi du domaine,
Possesseur éphémère, avant lui doit finir…

Mais si l’homme traverse ainsi qu’un météore
L’étendue où la bise éteint chaque rayon,
Si le parfum de l’urne en ses mains s’évapore,
Si quelques mots à peine ont usé son crayon,
La tombe ouvre pour lui des entrailles fécondes
Où germe le grain mûr de l’immortalité !
Dans l’horreur du néant doivent rentrer les mondes…
Mais l’avenir de l’âme… il est illimité !




JULES BRETON

————


PENDANT LA MOISSON



Les hommes sont aux champs et chaque maison vide,
Muette et close aux feux étouffés du soleil,
Sous le poids lourd d’un ciel à l’ardoise pareil,
S’endort dans la torpeur de son ombre livide.

Miroitement aigu dans ce calme de mort,
La tuile qui reluit a des éclairs farouches
Et sur le fumier vibre un tourbillon de mouches,
Sous les traits acérés du rayon qui le mord.

Jetant de faibles cris, la frêle musaraigne,
Dans les jardins, se meurt de soif au long du mur,
Car sur le sol partout incandescent et dur,
Spectre à l’œil dévorant, la sécheresse règne.


Le familier du lieu, l’immobile idiot
Sur sa borne est assis parmi les maigres poules ;
Morne, il écoute, aux champs plombés de chaudes houles,
Crier un invisible et lointain chariot.

Les chiens silencieux vont, viennent dans la rue ;
Une vache parfois pousse un long beuglement,
L’hirondelle fend l’air et décrit brusquement
Un méandre à la courbe aussitôt disparue.

Pas un arbre à l’entour, pas un feuillage vert.
Telle qu’une fournaise ardente et sans issue
Où le brun moissonneur, penché, halète et sue,
Dans un immense ennui la plaine au loin se perd.

Mais voilà, comme un bruit confus de ruche folle,
Qu’un fredon de jeunesse éveille l’écho sourd :
Dans la noire maison de brique au cœur du bourg,
Joyeusement murmure et bourdonne l’école.

Et ce bourdonnement, enfantine fraîcheur,
Mêle son charme à l’air que brûle un feu lugubre :
C’est comme un courant pur au désert insalubre,
Une source bénie où va boire le cœur.

Courrières, 14 juin 1875.




AURORE


La glèbe, à son réveil, verte et toute mouillée,
Vaste, étendue autour d’une épaisse feuillée
Où des toits assourdis fument tranquillement,
Dans la plaine aux soyeux replis que rien ne cerne,
Parmi les lins d’azur, l’œillette et la luzerne,
Berce les jeunes blés pleins de frissonnement.

Sereine et rafraîchie aux brumes dilatées,
Sous l’humide baiser de leurs traînes lactées,
Elle semble frémir dans l’ivresse des pleurs
Et, ceinte des trésors dont son flanc large abonde,
Sourire à l’éternel époux qui la féconde,
Au grand soleil qui sort, vibrant, d’un lit de fleurs.

L’astre vermeil ruisselle en sa gerbe éclatante :
Chaque fleur alanguie aux lenteurs de l’attente,
Voluptueusement, vers le foyer du jour
Tourne sa tige, tend son avide calice
Et boit ton charme, Aurore, et rougit de délice…
Et le germe tressaille aux chauds rayons d’amour.

Courrières, juillet 1875.






HENRI CAZALIS

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FORÊT, LA NUIT



Silencieuse horreur des forêts sous la nuit,
Chênes, rochers muets qui vous dressez dans l’ombre,
Bleus abîmes du ciel, gouffre tranquille où luit
Le fourmillement clair des étoiles sans nombre !

J’erre terrifié, les yeux fixés sur vous,
Voulant percer toujours les ombres où nous sommes,
Mais tous vous demeurez, interrogés par nous,
Sans réponse jamais aux questions des hommes !

O fantômes, quelle âme habite en tous vos corps ?
Chênes, notre sang rouge est frère de vos séves ;
Vous qui vous nourrissez des débris de nos morts,
Que vous sert de dormir si vous dormez sans rêves ?


Univers éternel, arbre toujours vivant,
Yggdrasill, frêne énorme aux vibrantes ramures.
Quel esprit est en toi, quel grand souffle et quel vent,
Vient t’émouvoir sans fin, et t’emplir de murmures ?

Étoiles, floraison de cet arbre géant,
Qui ressemblez aux yeux terrestres de la femme,
Fleurs brûlantes du ciel, je songe à ce néant
Où vous vous éteindrez aussi comme mon âme !

J’ai peur, mortel chétif, en cette immensité ;
La ténébreuse horreur de ces bois me pénètre ;
J’ai peur quand, au travers de leur obscurité,
Je vois tout l’infini qui menace mon être !

Pourquoi suis-je donc seul saisi d’un tel émoi,
Seul atome pensant parmi tous les atomes,
Devant ces arbres noirs qui font autour de moi
Ce grand cercle muet d’immobiles fantômes ?

Dans ce monde avec eux pourquoi suis-je venu ?
O visions, avant que la mort ne nous fasse
Pêle-mêle rouler au fond de l’inconnu,
Regardons-nous une heure encore face à face !






LES VISIONS

DE DSCHELLALEDDIN



Allah lui parle :

La terre, l’Océan et le ciel sont mon corps ;
Je suis tous les vivants et je suis tous les morts ;
Le soleil, ce grand cœur brûlant, est mon cœur même ;
Je meurs et je renais sans fin, je souffre et j’aime.
Chacun de vous peut dire, ô rayons dispersés,
J’étais le Créateur dans les siècles passés !
Je suis le Tout vivant, vous êtes mes parcelles,
Vous jaillissez de moi comme des étincelles.
Aimez donc, brillez donc, brûlez, âmes de feu,
Et rentrez en mon sein ! Vous redeviendrez Dieu !
Alors vous comprendrez le mystère des choses,
Que la vie et la mort sont les métamorphoses
De l’Être qui ne peut commencer ni finir,
Que je suis le présent, le passé, l’avenir,
L’Océan éternel d’où tout astre se lève,
Et que nous tous aurons donc fait le même rêve !
Poëte, en reflétant le monde dans tes vers,
Te souviens-tu d’avoir créé cet univers ?

Et si vous demandez : pourquoi tous ces mensonges ?
Je vous réponds : mon âme avait besoin de songes,
D’étoiles fleurissant ses mornes nuits d’été
Pour distraire l’horreur de son éternité !




CHRIST D’UN VIEUX MAÎTRE


Un Christ en croix, saignant, maigre, pâle, livide.
Il est seul, déserté de tous ; le ciel est vide :
Ce ciel qu’il évoquait d’un regard éperdu :
Ne s’est pas entr’ouvert et n’a rien répondu :
Et ce Christ est-il mort dans l’angoisse suprême,
Ayant douté de nous, de douter de Dieu même ?




NOUVEAU PRINTEMPS


J’ai mon sein, j’ai dans mon âme
Un désir d’amour étouffant :
Que veut mon rêve ? est-ce une femme,
Blonde et pure comme une enfant ?


Est-ce une vierge qui m’attire,
Pâle sous l’or de ses cheveux ?
J’aime et j’étouffe et ne sais dire,
Ô mon cœur fou, ce que tu veux.

Pourquoi, quand les chauds couchants roses
Exaltent les fleurs dans les bois,
Prendre et mordre leurs lèvres closes,
Lèvres d’amantes où tu bois ?

Sur les plages, le long des vagues,
Près de la plainte de la mer,
Oh ! quel grand baiser mes yeux vagues,
Cherchent-ils au fond du ciel clair ?

Pourquoi, quand la lune se lève
Pour dormir sur le cœur du ciel,
Sous sa beauté me perdre au rêve
D’un paisible amour éternel ?

Les jours de printemps, quand l’ivresse
Double et brûle les bois en fleurs,
Pourquoi sous l’air qui me caresse
Sentir mes yeux baignés de pleurs,

Et vouloir jusqu’à la souffrance,
Fou de désir immodéré,
Cet amour, cette joie immense
Toute en mon cœur démesuré ?




VOIX DE FEMME


L’âme écoute toute ravie
Le rossignol qui chante en vous :
Vous feriez adorer la vie,
En l’éclairant de vos yeux doux.

Votre voix a le charme étrange
Les appels d’oiseau dans les bois :
Vous rappelez cette mésange
Qu’un pauvre moine d’autrefois

Écouta pendant cent années
Chanter au fond d’une forêt :
Les fleurs pleuraient passionnées ;
Le moine en silence pleurait.

Car aucun chant n’avait encore
Fait trembler ainsi tout son cœur
C’était parfois comme une aurore,
Ou comme un soir plein de langueur.

Et quand la voix quitta la terre,
Quand l’oiseau se fut envolé,
Le moine pâle au monastère
Revint mourir, inconsolé.



SOUVENIRS



Oh ! les longs, longs baisers sur sa bouche et ses yeux,
La chair mordue ainsi qu’un fruit délicieux,
Et le matin, le lent enroulement des tresses,
Les regards échangeant leurs dernières caresses,
Les angoisses, le soir, si tu ne venais pas,
Ou les bonds de mon cœur quand j’entendais tes pas :
Vision du passé, pourquoi m’être apparue
Devant les deux amants qui marchaient dans la rue,
Et qui m’ont rappelé le temps évanoui
Où près de moi chantait l’oiseau qui s’est enfui ?




LÉON CLADEL


I

AU COIN DU FEU


Pardonnez-moi, je veux bien être votre amant,
Je vous trouve excitante et vous l’êtes, ma chère ;
Mais je dois avant tout vous parler franchement :
Pauvre, on réside aux champs où la vie est peu chère.

Oui, madame, je suis un homme absolument
Agreste, ancré parmi la ronce et la jachère,
Je panse de mes mains ma vache et ma jument.
(Vous feriez, j’en conviens, une exquise vachère !)

J’ai des chèvres, j’ai des cochons, j’ai des brebis,
Des poules, des pigeons à gorge de rubis,
J’ai de beaux chats et j’ai Pasteur, mon chien superbe.

Quoi ! ce n’est point un sort amer que je subis
Et, blanche, vous voulez tâter à mon pain bis ?
Ah ! que je vais t’aimer au grand soleil, dans l’herbe !





II

EFFET D’ARPÉGES


Comment cela se fit !… Eh ! mon Dieu, par hasard !
En juin, l’autre été, vers minuit, j’allai chez elle,
Assise au clavecin, elle lisait Mozart ;
En entrant, je lui dis : « Bonsoir, mademoiselle !… »

Elle était tout en blanc ainsi qu’une donzelle,
Ses cheveux, rejetés en arrière et sans art,
Arrosaient son peignoir ample de filoselle
Griffé d’une émeraude en forme de lézard.

« Aimez-vous ce morceau ? — Chère musicienne,
Votre main au clavier erre amoureusement !
Et vous avez l’aspect d’une magicienne. »

Peut-être évoquait-elle une image ancienne,
Je ne sais ! Elle vint à moi d’un pas charmant,
Ferma les yeux et mit ma bouche sur la sienne.




III

MON ÂNE


Il avait sur l’échine une croix pour blason !
Poussif, galeux, arqué, chauve et la dent pourrie,
Squelette, on le traînait, hélas ! à la voirie.
Je l’achetai cent sous ; il loge en ma maison.

Sa langue avec amour épile ma prairie
Et son œil réfléchit les arbres, le gazon,
La broussaille et les feux sanglants de l’horizon ;
Sa croupe maintenant n’est plus endolorie.

À mon approche, il a des rires d’ouragans,
Il chante, il danse, il dit des mots extravagants
Et me tend ses naseaux imprégnés de lavande.

Mon âne, sois tranquille, erre et dors, mange et bois,
Et vis joyeux parmi mes prés, parmi mes bois ;
Va, je te comblerai d’honneurs et de provende !








LOUISE COLLET

————


GROUPES D’ARABES

SONNET

I


Les Bédouins gardent par politique des apparences musulmanes, mais ils disent assez volontiers que la religion de Mahomet n’a pas été faite pour eux ; « car, ajoutent-ils, comment faire des ablutions puisque nous n’avons pas d’eau, comment faire des aumônes puisque nous ne sommes pas riches, pourquoi jeûner le Ramadan puisque nous jeûnons toute l’année ? Et pourquoi aller à la Mecque si Dieu est partout ? »

Volney.


Aux pieds d’un sphinx, gardien d’une âpre sépulture,
Béante sur le seuil du désert au sol roux,
Des Arabes pensifs, couchés dans leur burnous,
Caressent l’yatagan qui brille à leur ceinture.


Rayonnement du front, fierté de la stature,
Attestent les aïeux dont ils descendent tous ;
Moïse et Mahomet sous leur double imposture
Ont courbé cette race à l’œil superbe et doux.

Prêtres-rois, leurs aïeux ont régné dans Solime,
Puis, vainqueurs, radieux, créant un art sublime,
Ils ont fondé le Caire et bâti l’Alhambrah.

D’éternels monuments ils ont ceint la Sicile,
Mais, hélas ! désormais, race inerte et servile,
Sous le joug ottoman tout Arabe est fellah !

Haute-Égypte, octobre 1869.





LES BÉDOUINS

SONNET

II


Errant dans le désert le Bédouin seul est libre ;
L’immensité lui forme un abri triomphant.
Du fauve qui surgit et du kemsin qui vibre
Le formidable effroi l’entoure et le défend.

Là, le Turc fatidique a perdu l’équilibre
En trouvant contre lui la brute et l’élément,
Tandis qu’à leur contact roidissant chaque fibre,
Le Bédouin a conquis son affranchissement.

Il dompte le chacal, et quand le kemsin passe
Contre terre il se couche il y colle sa face
Et se relève après affermi, souriant.

Puis son cheval l’emporte à l’oasis lointaine
Où sa tente est dressée au bord d’une fontaine,
Il dort… Et dans un songe il est roi d’Orient.

Haute-Égypte, 1869.





LES MAGNOUNS

DE L’ILE DE PHILŒ

SONNET

III


La cataracte au ciel lance sa blanche écume,
L’éther bleuit les rocs où l’onde a ruisselé,
Et du soleil couchant la pourpre qui s’allume
Forme un dôme de flamme au temple de Philœ.

Groupe effrayant (en bronze on le dirait coulé)
Que la fatalité forgea sous son enclume.
Échevelés, hagards, nus, l’œil plein d’amertume,
Trois Magnoûns sont assis sur un pic isolé.

Leurs doigts noirs et crochus tissent de longues herbes,
Dure couche où, la nuit, s’accroupira leur corps…
— Sur le Nil, au delà des Pylônes superbes,

Souriant à travers ces sauvages décors,
L’Impératrice passe et s’éloigne acclamée…
— Les Magnoûns méprisants disent : « C’est une Almée ! »

Haute-Égypte, 1869.





ABSORPTION DANS L’AMOUR


Comme si ses flancs renfermaient une âme,
Le Vésuve au loin gronde sourdement ;
Le ciel est zébré de langues de flamme,
La cendre jaillit du sommet fumant.

Au pied du volcan la mer fulgurante
Mugit sur ses bords et sur ses récifs ;
Dans les frais ravins où s’endort Sorrente,
Sous les orangers ils restent assis.

C’est le premier jour que la femme aimante
A revu celui qu’elle a tant pleuré ;
Qu’importe à son cœur la sombre tourmente,
Le gouffre béant, le ciel déchiré ?

Ivre de le voir, ivre de l’entendre,
Elle reste sourde aux bruits d’alentour ;
La mort serait douce à cette âme tendre
En la foudroyant aux bras de l’amour.

1867.


FRANÇOIS COPPÉE

————


JEUNES FILLES

I

L’AMAZONE


Assez dormir, ma belle,
Ta cavale isabelle
Hennit sous les balcons.

Alfred de Musset.


Devant le frais cottage au gracieux perron,
Sous la porte que timbre un tortil de baron,
Debout entre les deux gros vases de faïence,
L’amazone, déjà pleine d’impatience,
Apparaît, svelte et blonde, et portant sous son bras
Sa lourde jupe, avec un charmant embarras.
Le fin drap noir étreint son corsage et le moule ;
Le mignon chapeau d’homme, autour duquel s’enroule

Un voile blanc, lui jette une ombre sur les yeux.
La badine de jonc au pommeau précieux
Frémit entre les doigts de la jeune élégante
Qui s’arrête un moment sur le seuil et se gante.
Agitant les lilas en fleur, un vent léger
Passe dans ses cheveux et les fait voltiger,
Blonde auréole autour de son front envolée ;
Et, gros comme le poing, au milieu de l’allée
De sable roux semé de tout petits galets,
Le groom attend et tient les deux chevaux anglais.

Et moi, flâneur qui passe et jette par la grille
Un regard enchanté sur cette jeune fille
Et m’en vais sans avoir même arrêté le sien,
J’imagine un bonheur calme et patricien
Où cette noble enfant me serait fiancée,
Et déjà je m’enivre à la seule pensée
Des clairs matins d’avril où je galoperais,
Sur un cheval très-vif et par un vent très-frais,
A ses côtés, lancé sous la frondaison verte.
Nous irions par le bois, seuls, à la découverte ;
Et, voulant une image au contraste troublant
Du long vêtement noir et du long voile blanc,
Je la comparerais, dans ma course auprès d’elle,
A quelque fugitive et sauvage hirondelle.





II

SUR LA PLAGE


La laine des moutons sinistres de la mer.
Victor Hugo.


La pleine mer moutonne au loin sur les brisants.
Dans les rocs qu’ont usés les flots et les jusants,
La lame écume et bout au pied de la falaise ;
Et, debout dans le vent, la jeune Granvillaise,
Un bras devant les yeux, regarde à l’horizon,
Car l’équinoxe approche et voici la saison
Où la côte normande a le plus de naufrages ;
Et les gens sont au large, et, par ce temps d’orages,
Le brave matelot auquel elle a permis
De l’embrasser un soir de printemps, son promis,
Est parti, ruisselant sous sa cape cirée,
Pour pêcher le hareng, dans un chasse-marée.
Et pas un seul bateau n’est encor revenu !

Anxieuse, elle attend, le roc sous son pied nu,

Et laisse ses jupons se tordre au vent. La bise
Fait saillir ses seins durs sous la cretonne bise
Et palpiter aussi, blanches dans un rayon,
Les ailes du bonnet qui semble un papillon.
Une main sur les yeux, l’autre sur l’encolure,
Elle est vraiment superbe ainsi ; sa chevelure
A le reflet luisant des ailes du corbeau,
Et ses yeux, en dépit du hâle de la peau
Et des lourds cheveux noirs tordus comme des câbles,
Ses yeux sont bleus ainsi que le chardon des sables.

Belle enfant que je vis sur la plage, un matin,
Je suis las de Paris et du quartier d’Antin,
Des sentiments d’album, des beautés de keepsake.
A mes amours passés qui, lorsque les dissèque
Mon souvenir, s’en vont en cendres sous mes doigts,
Je préfère le rêve heureux que je te dois.
Car il m’a transporté, pendant une minute,
En pleine mer, là-bas, sur la barque qui lutte,
Et j’ai cru que j’étais le rude matelot
Qui, pour te revenir, va profiter du flot.
Oui, de ma voile au loin tu vois la silhouette ;
Tu crains que ce ne soit d’abord une mouette,
Mais notre mât bientôt au soleil a relui,
Et tu sens ton cœur battre, et tu dis : C’est bien lui !
Bas les voiles ! Le flux nous prend comme une épave.
J’aborde ; le galet a craqué sous l’étrave,
Et je saute dans l’eau, tout joyeux, et d’abord,
Avant que de courir au cabestan du port,

Pour haler le bateau, comme les camarades,
Je te prends par la taille et, malgré tes bourrades,
J’applique sur ton cou, dont frissonne la chair,
Un gros baiser salé par la brise de mer.




III

AU MUSÉE DU LOUVRE


… Les innocentes déclarations d’amour de l’endroit : deux pêches posées par une main inconnue sur une boîte a couleurs.
Edmond et Jules de Goncourt.


Un jour, — pardonnez-moi ce crime, ô grands plastiques !
Un jour, je promenais dans le Louvre, aux Antiques,
Mes rêves d’art intime et de modernité.
Le Musée est très-frais et très-calme, en été.
Après le Carrousel torride et son asphalte,
Il est doux, par les jours trop chauds, d’y faire halte ;
Car la sérénité des vieux marbres d’Hellas
Rafraîchit le flaneur respectueux et las,
Et lui verse dans l’âme une paix infinie.

Ce fut un jour de juin, devant la Polymnie,
Que je vis cette enfant assise et copiant.
Pauvre fille ! elle était sur un étroit pliant,

Tenant sur ses genoux, comme sur une table,
Son carton, et souvent d’un air inconfortable,
Se penchant de côté pour tailler son fusain.
Près d’elle, j’aperçus là, sur le banc voisin,
Son petit mantelet, vieux de plusieurs années,
Et son chapeau de paille aux brides bien fanées.
Me sembla-t-elle au moins jolie ou belle ? Non ;
Mais charmante pourtant ; un visage mignon,
Le teint mat, les cheveux châtains, de beaux yeux tristes
Qu’elle levait, avec l’ardeur des vrais artistes,
Sur la Muse accoudée en sa robe aux longs plis.
Au fond de ces grands yeux d’attention remplis,
Je devinais le sort de cette jeune fille.
Elle était à coup sûr de très-humble famille ;
Elle devait avoir un vieux père, je crois
Quelque officier avec sa retraite et la croix ;
Plus de mère, puisqu’on la laissait seule au Louvre…
Et, pris par l’intérêt du roman qu’on découvre,
Mon esprit de poëte errant le complétait.
Quand elle avait appris à dessiner, c’était
Afin de s’employer plus tard dans quelque école ;
Mais, conquise par l’Art qui charme et qui console,
Elle y trouvait déjà bien mieux qu’un gagne-pain.
J’entrais en scène alors sous les traits d’un rapin
Portant le large feutre et la vareuse usée,
Qui, comme elle, venait travailler au Musée
Et bientôt trouvait doux de la voir tous les jours.
Et puis j’imaginais nos timides amours.
Dans le Salon carré négligeant mes copies,

Je venais dessiner la Diane de Gabies,
Près de la jeune fille au profil pur et fin.
Quelle audace il fallait pour lui parler enfin,
Un jour en prétextant d’emprunter une estompe !
Oh ! les regards furtifs qu’il faut qu’on interrompe
Quand passe lentement l’importun visiteur.
Pourtant je finissais par plaire, avec lenteur,
Et, bien qu’en me parlant elle fût inquiète,
A cause du gardien dormant sur la banquette,
Elle me confiait tout, espoirs et douleurs ;
Et parfois j’apportais dans ma boîte à couleurs
Des fruits qui s’écrasaient un peu, — c’était dommage ! —
Mais dont elle voulait bien accepter l’hommage
Et dont nous déjeunions tous deux, en partageant,
Sous la protection du regard indulgent
Des dieux grecs qui gardaient leurs poses sculpturales
Et songeaient aux amours naïfs des pastorales.





IV

SOUVENIR DU DANEMARK


A la princesse D.....


Des Groënlands et des Norvèges
Vient-elle avec Seraphita ?

Théophile Gautier.


C’est un parc scandinave, aux sapins toujours verts,
Où le vent automnal courbe les fleurs d’hivers
Dans les vases de marbre anciens sur la terrasse ;
Et la vierge royale en qui revit la race
Des brumeux Suénon dont son père descend,
L’enfant blanche aux yeux clairs, la princesse du sang,
Immobile devant la balustrade antique,
Regarde le lointain azur de la Baltique.
En satin blanc, nu-tête, et du blond idéal
Qui couronne les fronts sous le ciel boréal,
Elle se tient debout, comme un spectre de reine,
Prise dans les grands plis que fait sa robe à traîne.
Au fond de ses yeux froids et pâles rien ne luit ;
Et c’est un lys éclos au soleil de minuit.

Au temps où dans le Nord je voyageais, princesse,
Je n’eus pas le bonheur de vous voir, mais sans cesse
Votre nom dit par tous, — que je veux taire ici, —
Éveillait dans mon cœur un douloureux souci.

Il m’a fait regretter mon obscure origine,
Et quand je le prononce encore, j’imagine
De royales amours et, — rêveur insensé, —
Je crois être un instant votre beau fiancé.
Magnifique et reçu dans des honneurs insignes,
J’arrive du côté de la neige et des cygnes ;
Je suis un czaréwitch très-blond et presque enfant
Qui porte ce jour-là l’ordre de l’Éléphant,
Pour faire à votre père ainsi ma politesse,
Et je viens demander la main de Votre Altesse.
Nous ne nous disons pas de bien longues fadeurs,
Puisque tout est réglé par nos ambassadeurs.
L’escadre russe, ainsi que la flotte danoise,
Pour le jour solennel seulement se pavoise,
Et, dans l’instant heureux où vous prenez mon nom,
Vous tire un madrigal de cent coups de canon ;
Puis nos deux pavillons sont hissés dans l’espace.

… Mais pardon. Je ne suis qu’un voyageur qui passe,
Vous ne m’avez pas vu, je ne vous connais pas ;
Vous ne vous doutez point qu’en faisant les cent pas
Devant votre château, dans ce parc noble et triste,
Pendant tout un matin, un poëte touriste,
Voyageant au pays de la fleur d’Angsoka,
Princesse, dans un rêve exquis vous évoqua ;
Vous ne saurez jamais à quel point sa folie
Vous créait pâle et blonde, ô dernière Ophélie,
Et combien étaient purs vos yeux de clair saphir
Qui regardaient au loin la Baltique bleuir.






V

DANS UN TRAIN DE BANLIEUE


Ils viennent d’acheter une campagne aux environs de Paris.

Paul de Kock.


Le train stoppa ; c’était la station de Sèvres.

Assis dans mon wagon, la cigarette aux lèvres,
En jetant un regard dehors, je remarquai,
Près de la porte en bois ouverte sur le quai,
Un groupe de trois sœurs vraiment presque pareilles :
Mêmes cheveux au vent derrière les oreilles,
Mêmes chapeaux à fleurs, mêmes robes d’été,
Même air de bonne humeur et de naïveté.
Les yeux brillants de joie, elles riaient entre elles
Et faisaient de très-loin signe avec leurs ombrelles
A leur père, un brave homme aux gros favoris gris,
Qui rapportait un tas de paquets de Paris
Et descendait du train, tout couvert de poussière.
Il donna son ticket au vieux garde-barrière

Et se laissa par ses fillettes embrasser.
Après avoir eu soin de le débarrasser,
Toutes trois à la fois lui tirent des demandes ;
Et lui, donnant déjà le bras aux deux plus grandes.
Semblait se dire, heureux : C’est à moi, tout cela !

Sur un coup de sifflet, notre train s ébranla.

Et, rêveur, je songeais, en poursuivant ma route :
— Bonne et simple famille ! Ils habitent sans doute
Un des chalets qu’on voit sur ce coteau boisé.
Le père est, à coup sûr, un commerçant aisé.
Ils demeurent ici la moitié de l’année
Et pensent qu’il est temps de pourvoir leur aînée.
Ce serait le bonheur pourtant si l’on voulait.
Le dimanche, en été, l’on irait au chalet
Par le chemin de fer, en fumant un cigare ;
Tout le monde viendrait vous attendre à la gare ;
On serait accueilli par leurs rires amis
Et pour le déjeuner le couvert serait mis
Dans l’intime jardin, sur la fraîche pelouse.
Pour mettre un vieux chapeau de paille et quelque blouse
On passerait d’abord dans le petit salon ;
Puis, tandis que la bonne apporte le melon
Et que le père prend le panier à bouteilles,
On courrait, du côté du fruitier et des treilles,
Emportant à deux mains des assiettes à fleurs,
Avec sa fiancée et les petites sœurs
Qui vous lancent parfois une phrase maligne,

Cueillir de beaux fruits mûrs et des feuilles de vigne…
Et ce serait facile à faire, tout cela !
Peut-être eût-il suffi de quitter le train là ?
— Mais non. En concevant cette bourgeoise idylle,
J’en ai pris le meilleur ; le reste est inutile.
Aurais-je dû descendre à cette station ?
Non. Le désir vaut mieux que la possession,
Et je suis aujourd’hui bien fou, quand je regrette
Ce rêve qui s’éteint avec ma cigarette.





VI

PRISE DE VOILE


Entre dans un couvent !
Shakspeare.


Dans la paisible rue où je passe souvent,
Un jour d’hiver, devant la porte d’un couvent,
Je vis avec fracas, s’arrêter des carrosses.
Tous les chevaux portaient, ainsi que pour des noces,
Une rose à l’oreille ; et les laquais poudrés
Et superbes, tout droits sur leurs mollets cambrés,

Se tenaient à côté des portières ouvertes
D’où sortaient, de velours et d’hermine couvertes,
Des femmes au regard de glace, au front hautain.
Je vis descendre aussi, sur ce trottoir lointain,
Des vieillards abritant de lévites fourrées
Leurs poitrines de croix et d’ordre chamarrées,
Des prélats violets, un cardinal romain,
Enfin le monde altier du faubourg Saint-Germain.
Tous ces patriciens, aux grands airs durs et roides,
Se firent sur le seuil des politesses froides,
Puis, après maints saluts pour se céder le pas,
Entrèrent dans l’église en mettant chapeau bas.
Et, lorsque fut enfin la foule disparue
Et qu’il ne resta plus dans la petite rue
Que les carrosses lourds aux panneaux blasonnés,
En écoutant causer deux drôles galonnés,
Je sus qu’il s’agissait d’une prise de voile.

Ainsi c’est ton rayon suprême, ô pure étoile,
C’est, ô candide fleur, ton suprême parfum,
Qui réunissent là tout ce monde importun !
Que t’apporte-t-il donc ? Une pitié banale.
Lorsqu’offrant à Jésus ton âme virginale,
Tu viendras le front pâle et les membres tremblants,
Telle qu’une épousée en tes longs voiles blancs,
Lorsque tu jureras, d’une voix frémissante,
D’être pauvre toujours, chaste, humble, obéissante,
Et que tu sentiras un frisson dans tes os
Au froid contact, au bruit sinistre des ciseaux

Coupant brutalement tes boucles parfumées,
Que se passera-t-il dans les âmes gourmées
De ces heureux du jour, de tous ces contentés
Qui, jusqu’aux pieds de Dieu, traînent leurs vanités ?
De quel enseignement sera ton sacrifice ?
L’un à quelque folie et l’autre à quelque vice
Retourneront sans doute au sortir de ce lieu,
Pauvre fille, où tu viens de dire au siècle adieu.
Ce soir, lorsqu’ayant bu jusqu’au fond le calice,
Lasse d’être à genoux, saignant sous ton cilice
Et laissant jusqu’au sol tes mains jointes tomber,
Tu frémiras, craignant un jour de succomber
Sous le faix écrasant de tes saintes fatigues,
Ces hommes replongés déjà dans leurs intrigues,
Ces femmes se parant pour un plaisir nouveau,
T’oublîront dans ton cloître ainsi qu’en un tombeau !

Mais j’ai tort, ô ma sœur ! Mon âme peu chrétienne
Ne sait pas s’élever au niveau de la tienne.
C’est parce que le monde est justement ainsi
Que ta jeunesse en fleur va se faner ici.
Pour tout le mal commis par les hommes impies
Tu t’offres en victime innocente et l’expies.
Dans la stricte balance, au dernier jugement,
Tu crois qu’il suffira peut-être seulement,
Pour voir se relever le plateau des scandales,
Du poids de tes cheveux répandus sur les dalles.
Tu vas veiller, jeûner, languir, mais tu le veux.
Dans toute la rigueur accomplis donc tes vœux.

Le fardeau des péchés du monde est rude et grave,
Ma pauvre sœur. Pour tous les tyrans, sois esclave ;
Sois chaste, ô sainte enfant, pour tous les corrompus ;
Bonne pour les pervers, sobre pour les repus ;
Sois pauvre, l’on voit tant d’avarices vantées ;
Souffre, il est des heureux ; prie, il est des athées.
Comme à Marie a dit l’archange Gabriel :
Sois bénie ! et quand même, — affreux soupçon ! — le ciel
Vers qui tu tends tes bras suppliants, serait vide,
Quand ce serait en vain, cœur d’idéal avide,
Que pour les égarés et les impénitents,
Étant belle, étant noble et riche, ayant vingt ans,
Tu viendrais d’accepter cette lente agonie,
Pour ton erreur sublime, ô ma sœur, sois bénie !


Mars-avril 1875.


CAMILLE DELTHIL

————

LA SOURCE


Mai.

C’est le gai rendez-vous des bêtes du bon Dieu,
L’endroit frais et charmant, le coin béni, le lieu
Cher aux petits oiseaux, aimé des libellules,
Où dame abeille accourt en quittant ses cellules,
Où le printemps se joue au pied des verts buissons,
Où l’écho ne redit jamais que des chansons.
Là le merle moqueur et la mésange bleue,
Le bouvreuil, le linot, le geai, le hoche-queue,
Le moineau babillard, ce gazetier des bois,
Le rossignol, ténor à l’éclatante voix,
Becquetant, caquetant, voletant sur les branches,
Mirent leurs fins jabots dans les yeux des pervenches.
Les papillons légers vont butinant les fleurs
Et l’on entend passer les frelons, ces voleurs.
Brusquement un lézard, vert comme une émeraude,
Arrive, saute et happe une mouche qui rôde,
Et dans l’ombre un crapaud regarde, le jaloux !
Près des aunes tremblants, sur son lit de cailloux,
La source, de lentisque et de cresson ourlée,
Ouvre son œil profond et de sa voix perlée

Semble dire bonjour à ces hôtes charmants ;
Et nous, ravis, émus comme les vrais amants,
Dans l’herbe haute et drue où notre corps se noie
Nous nous taisons, craignant de troubler tant de joie.





Juillet.

Le martinet luisant de son aile effilée
Fend rapide et criard l’inaltérable azur.
Une perdrix, là-bas, dans un champ de blé mûr,
Rappelle à coups pressés sa nombreuse volée.

Il passe dans le vent des éclats de chansons
Qui se mêlent au bruit des charrettes roulantes,
Et sur les épis d’or aux arêtes brillantes
Courent en bruissant de folâtres frissons.

La plaine chatoyante a des reflets de moire
Tandis qu’en bas du ciel dans le brouillard rosé
Luit, tel qu’un ostensoir sur le monde exposé,
Le soleil de juillet éblouissant de gloire.




LÉON DIERX

————

FORÊT D’HIVER


Seront-ils toujours là quand nous disparaîtrons ?
Les voilà, roidissant leurs vénérables troncs
Qui des vents boréens ont lassé les colères,
Eux, les arbres, longs murs de héros séculaires
Durcis aux noirs assauts des hivers meurtriers,
Inexpugnable bloc d’immobiles guerriers
Qui sous le choc prochain des rafales nocturnes
Pour un instant se font tout à coup taciturnes,
Solennels et géants, horribles et nombreux,
Et défiant la mort comme les anciens preux !
Chênes, Trembles, Bouleaux, Sapins, Hêtres et Charmes,
Semblent marcher par rangs de squelettes en armes
Dont l’âme rude a fait d’invincibles remparts ;
Et du sol reluisant de leurs débris épars
Ils se dressent humant le parfum des batailles,
Tout cuirassés d’écorce ou pourfendus d’entailles
Où demain viendront boire et chanter les ramiers,
Et leur cime s’emmêle en d’immenses cimiers !

Des frères sont tombés dans un adieu sonore,
Cadavres hérissés sur la lisière encore ;
Mais dans l’armée au cœur indomptable, beaucoup
Sont morts depuis longtemps qui sont restés debout.
Ils sont tels, ces captifs rigides, que l’outrage
Éternel les retrouve augustes dans notre âge ;
Et tel est leur silence aux approches des nuits,
Que la vie en a peur et fait taire ses bruits ;
Et que le fils errant des époques dernières,
L’homme, ainsi que la bête au fond de ses tanières,
Se retire à la hâte, écrasé sous le poids
Des lourds mépris qu’il sent tomber dans l’air des bois
Sur tous les vains espoirs où son désir s’enivre.
Et le rouge soleil saigne à travers le givre
Dans l’enchevêtrement des ténébreux piliers.
Puis tout s’éteint. La nuit aux démons familiers
Monte, multipliant l’épaisse multitude ;
Et de leur propre horreur sacrant leur solitude,
Eux, les arbres, debout, disputeront aux vents
L’obscur secret du rêve où sont nés les vivants !





MATIN


Sous un souffle qu’emplit l’aube des premiers temps
S’évapore la terre aux verdures nouvelles ;
L’arbre enivré s’incline aux bords des clairs étangs ;
Et les feuilles au ciel battent comme des ailes
Dans l’âme fraîche du printemps.

Sur l’herbe où la rosée a trempé leurs pieds roses
Les Nymphes ont conduit les danses d’autrefois ;
Et Pan qui rit au loin, les paupières mi-closes,
Écoute en s’éveillant chanter de douces voix
Dans l’air fait du parfum des choses.

Dans l’innocente paix d’un matin enchanté
La nature se vêt de grâce et d’harmonie ;
Tout reprend la candeur de sa virginité ;
Et dans un souvenir d’existence bénie
Tout baigne et lustre sa beauté.

L’homme passe, oublieux des misères humaines,
En ce monde oublieux des mortelles saisons ;
Et vers les dieux amis purs encor de ses peines
Son cœur léger, qui flotte en vagues floraisons,
S’en va sur les brises lointaines !





CHEMINS DES RUINES


Quand Vénus au reflet d’opale
Brillera de loin sur nos fronts,
Quand viendra l’heure, nous irons,
Comme au hasard, dans le soir pâle.

Je marcherai dans les sillons,
Tu t’en viendras par la prairie ;
Moi, sous un vol impur qui crie,
Toi, sous l’essaim des papillons.

Tu suivras le sentier qui chante,
Au crépuscule doucement ;
Je longerai le bois dormant
Où flotte une âme frissonnante.

Ensemble, par les deux versants.
Nous monterons sur la colline,
Moi, déchiré par chaque épine,
Et toi parmi les vers luisants.

Et dans les ogives béantes
Sur la transparence du soir
En même temps nous pourrons voir
Surgir nos têtes souriantes !





LES DEUX ILES


J’étais un naufragé qui malgré lui surnage.
Sur une mer de nacre errant comme deux sœurs,
Deux îles m’ont offert leurs abris caresseurs ;
En deux yeux verdoyants j’ai vu ma double image.

Loin des vieux continents par l’angoisse habités,
J’ai vécu tout un soir dans deux mouvantes îles ;
Tout près des ports fleuris de deux chastes asiles,
En deux miroirs j’ai bu comme en deux clairs Léthés.

Tout un soir j’ai goûté dans deux îles désertes
Le calme enchantement des pays ignorés ;
J’ai connu la fraîcheur des repos savourés
Dans deux vierges Édens aux mêmes découvertes.

Tranquille ordonnateur d’un loisir inventif,
J’étais le Robinson de deux îles limpides,
Et j’ai longtemps peuplé de mes œuvres candides
Deux prisons dont j’étais le bienheureux captif.

Les yeux tournés un soir vers deux jeunes prunelles,
Je me suis rajeuni dans leurs berceaux lointains,
Vivant dans deux reflets aux fraternels destins
Comme le double roi de deux îles jumelles.





SÉRÉNADE


La coupe où sans regret tu versas l’affreux vin
Reste la coupe d’or d’un échanson divin !

La nuit qui scintillait quand nous nous séparâmes
Reste l’ombre étoilée où montaient nos deux âmes !

La fleur qui mourra loin de tes profonds cheveux
Reste l’œillet béni qui servait les aveux !

Le vent qui passe et prend le baiser qu’on oublie
Reste le messager du serment qui nous lie !

L’oiseau mélodieux que tu n’écoutes plus
Reste le rossignol des jours où je te plus !

L’heure qui vainement sonne dans ma détresse
Reste l’heure sacrée où venait la maîtresse !

Le parfum voyageur dont ton sein m’a sevré
Reste l’errant désir que partout je suivrai !

Le socle où je dressais ta statue infidèle
Reste le piédestal d’une image immortelle !


La chanson qui s’éteint tristement dans les soirs
Reste l’écho riant de mes anciens espoirs !

Et l’univers morose où j’ai perdu ta gloire
Reste le paradis auquel tu m’as fait croire !




A UNE CRÉOLE


Éclosion des jeunes âmes !
Bien d’autres rêves ont peuplé
Mon cœur, madame, et l’ont gonflé,
Depuis qu’enfants nous nous croisâmes.
Amour naïf vite envolé !
Meurt-elle en nous la rêverie
Qui berçait les cœurs enfantins ?
Non, je revois l’île fleurie,
Les varangues et les jardins.
Bien séparés sont nos destins !
Mais jeune fille reparue,
Comme un dimanche d’autrefois,
De la tonnelle je vous vois,
Au rang des grandes, dans la rue
Passer, le livre saint aux doigts.
O la couleur de votre écharpe
Que connaissaient si bien mes yeux !
O souvenir délicieux
Qui chante en moi comme une harpe
Toute petite dans les cieux !





LES TRÉSORIERS



Un frémissement fier passe à travers les bois !

Sous la tiède clarté de la nuit pacifique
Le vieux peuple debout, dont les chênes sont rois,
Enfle son âme au vent de leur âme stoïque.

Et le siècle, le jour, l’heure, l’instant, le mois,
Unissent tout à coup dans un arome unique
Mille aromes au loin répandus à la fois.

Le peuple fraternel aux lointaines lisières
Vibre ému tout entier de la beauté des lois
Qui scellèrent ses pieds aux plaines nourricières.

— Les timides soupirs, les féroces abois,
Tous les instincts errants, toutes les fourmilières,
Ancêtres ! ils sont nés sous votre ombre autrefois !

Tout ce qui rampe ou court, tout ce qui saigne ou tue
A vos pieds dormira, cendre inerte et sans voix,
Pour que la séve en vous monte et vous perpétue.


Vous absorbez sans fin par vos canaux étroits
Tous les rêves épars de la vie éperdue ;
Et vous en secouez la nuit l’immense poids ;

Et les rêves encor tombent de vous, ô bois !






LES ÉTOILES




Bien des astres pareils aux foyers palpitants,
Peut-être les plus beaux que chaque soir allume,
Dardent un jeune éclat jusque dans notre brume,
Qui sont des soleils morts, perdus depuis longtemps.

Ceints des tourbillons nés de leurs flammes fécondes,
Ils ont si loin de nous accompli leurs destins
Que la lumière encor de ces globes éteints
N’a pas toute franchi l’espace plein de mondes.

Et dans l’illusion de leur scintillement,
Nous, parmi tous les feux dont la nuit se constelle,
Nous laissons le plus pur de notre âme immortelle
Monter d’en bas vers eux peut-être, éperdument !

— Ou sereine ou pensive, ou lumineuse ou chaste,
O lumière des yeux qui nous charmez ! Rayons
Qui brûlez tout l’encens que pour vous nous gardions,
Les cœurs sont-ils si loin, l’amour est-il si vaste,


Que la clarté vers qui notre suprême espoir,
A travers l’infini de nos rêves, s’élance,
Peut-être aussi nous vient du glacial silence
D’un cœur depuis longtemps sombré dans un ciel noir ?




ALCIDE DUSOLIER





POËMES D’AUTOMNE

EN DORDOGNE

I


En Dordogne, au bas d’un coteau
Et sur le bord d’une rivière,
J’habite un semblant de château,
A peine une gentilhommière.

Rien n’est paisible et retiré
Comme cette chère demeure
Où mes aïeux ont expiré :
Mon destin veuille que j’y meure !

Il est vrai, le toit affaissé
A plus de cent tuiles brisées,
Les créneaux, roulés au fossé,
Ne couronnent plus les croisées,


Et l’on remarque tout d’abord,
Coupant la façade éventrée,
Une lézarde, dont le bord
Verse sur la porte d’entrée

Un flot charmant de ces buissons
Mêlés de fleurs, qui réjouissent
Les vieux murs des nobles maisons
Que les hirondelles choisissent.

Dedans, les meubles vermoulus
Sont piquetés comme écumoires,
Les serrures ne ferment plus,
Il faut étayer les armoires ;

Filant sous les portes, le vent
Fait trembler les tapisseries…
Et les souris montrent souvent
Leur nez aux trous des boiseries.


II


Aussi, les farauds de Paris
Diront le manoir peu sortable,
Et, le lorgnant avec mépris :
« Quel pauvre gîte en cette étable ? »


Qu’ils disent ! Leurs hôtels nouveaux,
Dont on a sculpté chaque pierre,
Qu’on lave, pour les faire beaux,
Quand vient la saison printanière,

N’ont pas l’air accueillant et frais
De nos castels, de nos églises,
Qui sentent des brins de forêts
Pousser dans leurs façades grises !


III


Si mon gîte est peu recherché,
J’ai bon cheval à l’écurie
Pour aller jouer au marché
Ou voir danser à la frairie,

Escorté de mes chiens d’arrêt, —
Qu’on cite à table, après la chasse,
Car, pour le nez et le jarret,
Nul chien au monde ne les passe !

Et qu’ils sont dignes, sérieux,
Quand je leur fais une harangue,
Me répondant avec leurs yeux
Mieux qu’un plaideur avec sa langue !


Qu’on me plaigne ! Dans mes fourrés
J’ai lièvres et lapins ; des bandes
De cailles chantent dans mes prés,
Les perdrix courent dans mes brandes ;

De ma terrasse, s’il fait beau,
Je vois sauter dans la rivière
Les perches roses, à fleur d’eau
Baîllant pour boire la lumière ;

Parfois des touffes de roseaux
Partent sarcelle et bécassine…
Et maintenant, les damoiseaux,
Prenez en pitié ma cuisine !


IV


Je chasse, je pêche, je vais
Tout le jour parmi la verdure,
Ivre de bien-être et de paix,
Me livrant tout à la nature ;

Et las, mais content, à la nuit
J’arrose ma chasse et ma pêche
D’un vin de mes vignes, qui luit
A travers la carafe fraîche ;


Puis, après dîner, m’abîmant
Dans un haut fauteuil à ramages,
Fumant ma pipe lentement,
Comme doivent fumer les sages,

Je rêve… Enfin le hobereau
Monte en son lit à la duchesse,
Où sont peintes sur le rideau
Les amours de quelque déesse.




PHANOR


Ami, n’épuise pas ton flacon de genièvre :
Quand on boit, le coup d’œil n’est pas sûr au tiré.
Viens ! je sais les retraits où se tapit le lièvre,
Viens ! J’entends les perdrix chanter dans le fourré.

Les guêtres au mollet ! Boucle ta carnassière !
Le gibier tiendra bien par ce temps chaud et clair.
C’est l’heure où les vieux coqs flânent dans la bruyère,
Nous nous mettrons au vent, — et Phanor a du flair !

Le bon chien ! Du regard il te gronde et te flatte.
Son fouet impatient et dur bat le plancher…
Il gratte en gémissant la porte de sa patte…
Mais tu ne comprends pas ! il revient se coucher.


Oui, le sommeil est doux et la chaleur est lourde,
Mais le lièvre est au gîte — et tu marches sans bruit…
Ton fusil ! Le genièvre est déjà dans la gourde…
Et la crosse au soleil, qui la chauffe, reluit !

Les métayers ont fait hier lever une bande
De cailleteaux dodus, en coupant le maïs :
Nous les retrouverons sur le bord de la lande.
Alerte, compagnon, et battons le pays !

Lorsque nous aurons bien fouillé mont et vallée,
Quand Phanor haletant n’aura plus de jarret,
Que sa langue pendra de sa gueule essoufflée
Et qu’il hésitera pour tomber à l’arrêt,

Je sais là-bas, à l’ombre, une fontaine fraîche
Qui sort en frissonnant d’un bouquet de cresson :
Tu désaltéreras — d’un trait — ta gorge sèche,
Et puis Phanor et moi nous te ferons raison.

La source, un peu plus loin, s’épanouit en flaque.
Là viennent, jupe au vent et cheveux en fouillis,
Les laveuses d’Aza dont le battoir qui claque
Fait sauter, par moments, l’écho dans les taillis !

Dans la mare Phanor s’abattant ventre à terre
Les éclaboussera d’un flot — mal à propos ;
Elles crîront bien fort ! Et, pour les faire taire,
Nous, nous embrasserons les belles en sabots.


Nous rentrerons enfin au logis par les vignes
Que rasent, vers le soir, les engoulevents gris…
En suivant les sentiers tracés entre les lignes,
Car la grappe est sacrée — et le vin hors de prix.

Lève-toi, compagnon, lève-toi ! Phanor jappe
Et flaire ton fusil qui se rouille au repos.
Margari veut, dimanche, un civet sur la nappe :
Les guêtres au mollet ! La carnassière au dos !




EMMANUEL DES ESSARTS

————


ÉPISODES HÉROÏQUES

I

LANJUINAIS


Pareil à ces men-hir qu’aiment les clairs de lune,
Lanjuinais est un dur combattant ; la tribune
Tressaille sous son poids impérieux ; Danton
Estime les assauts de ce rude Breton
Et les coups de bélier que lance cette tête ;
La mêlée effrayante est sa vie et sa fête.
Autour de lui, combat des Trente, tu renais
Par les grands jours d’orage où parle Lanjuinais !
Sa parole a bondi : jacobin, royaliste,
Malheur à qui subit cette forte baliste.
Sans doute la Montagne est faite d’un granit
Robuste et qu’un ciment surhumain réunit,

Et pourtant la Montagne indomptable est troublée
De ces ébranlements dont tremble une assemblée,
Et se lève parfois dans un élan soudain
Contre cet immuable et solide dédain.
Demandez à l’écueil s’il a peur de la houle !
La Crète se détache impétueuse et roule
Vers la tribune hostile et veut en arracher
Le Celte qui tient bon comme tient un rocher,
Et par moments secoue et rejette éperdue
La grappe d’assaillants à son corps suspendue.
Seul Legendre parfois fait bouger ce Titan
Par un prodigieux et douloureux ahan,
Tel qu’en peut élancer dans ses franches furies
Le héros turbulent des rouges boucheries :
Mais l’autre s’affermit tranquille et souverain…
Car Legendre est de chair et Lanjuinais d’airain !




II

DANTON AU CIMETIÈRE


La femme de Danton, douce même à la mort,
Paisible elle s’est endormie
Comme un lac par un soir sans brise ou dans un port
Une voile en pleine accalmie.


Quoi ! cette âme, la joie aimante du foyer
Sous une pierre glaciale !
Le matin ne vient plus allègre l’éveiller
Parmi l’alcôve nuptiale ;

Et souvent le tribun, sanglotant et hurlant,
Dans sa demeure solitaire,
Pense à cet être jeune et doux et consolant,
À ce grand bonheur sous la terre.

Or l’amour de Danton, tel qu’un de ces flambeaux
Qui veillent sur les mers profondes,
N’est pas fait pour s’éteindre au souffle des tombeaux
Avec les chères moribondes.

Mais comme le grand phare, œil vigilant des flots,
Il garde ses lueurs croissantes,
Inviolable aux froids oublis, aux noirs complots
Des ténèbres envahissantes.

Sept jours ont disparu depuis que cette enfant
Qui fut la moitié d’un génie
Brisa par son départ ce pauvre cœur que fend
La blessure d’une agonie.

Sept jours depuis que, loin de ces baisers puissants,
Où toute une nature altière
Pêle-mêle fondait son âme avec ses sens,
Elle appartient au cimetière.


Mais Danton est jaloux du cimetière ! Ainsi
Qu’un rival dans sa haine forte,
Il voudrait un moment vaincre et mettre à merci
Ce triste gardien de la morte.

Attendre ! Il ne peut plus attendre… Le voilà
A bas de ce lit où se roule
Son désespoir, courant sans craindre le holà,
A travers les flots de la foule.

Oui ! courant comme un fou, comme un fou se parlant
Avec des phrases saccadées,
L’oreille close au bruit des masses ondulant
Comme à la rumeur des idées ;

Laissant sa place vide à la Convention,
Oublieux des luttes mourantes,
Insoucieux de Cloots, d’Hébert, de Pétion
Et mort pour les choses vivantes ;

Mais vivant pour la morte et fébrile et nerveux,
Lorsque de son geste sincère,
Près de la tombe aimée, il s’écria. « Je veux,
O fossoyeurs, qu’on la déterre !

Elle ! je veux la voir telle qu’un jour de deuil
L’enferma dans la bière infâme,
Car c’est mon bien à moi que cache ce cercueil,
Car ce cadavre c’est ma femme ! »


Et la poussière vole, et les bêches d’aller,
Tandis que, la gorge oppressée,
L’œil en feu, le tribun se plaît à stimuler
Le délire de sa pensée.

Un cri ! le cercueil s’ouvre et la voici ! soudain,
Maître de son espoir suprême,
Ainsi qu’un exilé rentrant dans un Éden,
Il la voit, il la touche, il l’aime !

Sous ses voiles sacrés, anxieux, haletant
Il cherche ce corps qui fut Elle,
Cette chair qui lui fut si familière, autant
Que l’est une chose jumelle.

Tout est à lui ! Ce corps il le serre, il l’étreint
Sur sa poitrine bondissante
Avec ces longs baisers qu’un être faible craint ;
Car il faut bien qu’elle le sente !

Si la caresse en feu pouvait ressusciter
— Comme une plante que ranime
Le soleil se hasarde heureuse à palpiter —
Tu renaîtrais, douce victime.

La lèvre est impuissante, hélas ! et dans ces bras
Tendres et vigoureux pressée
Tu ne vibreras point et ne sentiras pas
L’existence recommencée.


Mais lui, buvant son rêve à flots, et tout le jour
A genoux devant elle nue,
Il inonda son cœur de ce stérile amour
Et s’enivra de cette vue ;

Puis de nouveau le soir il lui fallut songer
A rendre au sépulcre sa proie,
A revoir ce cher corps dans l’ombre se plonger…
Oui ! mais il emporte une joie.

Il retient avec lui ces bonheurs douloureux
Sans qui le cœur s’affaisse et tombe,
Et dans la solitude il se retrouve heureux
De ce rendez-vous sur la tombe !




B. DE FOURCAUD

————


SONNETS HIÉRATIQUES

NAISSANCE DE LA MORT.


L’Éternel s’ennuyait dans l’immensité vide ;
Rien n’existait. C’était le règne du Néant.
Du fond de l’Infini, gouffre morne et béant,
Un hymne répondit à son désir avide.

De ce désir, le Monde avait jailli, splendide.
Il avait dévoilé sa face en le créant,
Et l’homme, nain sublime aux instincts de géant,
L’adorait humblement dans son âme candide.

Mais ta gloire, ô Seigneur, ne peut se contenir
Aux bornes du présent. — Tu semas l’Avenir,
Et, tandis que ta main sans mesure puissante

Faisait s’épanouir les générations,
La grande Mort surgit, vierge resplendissante
Qui te renouvelait les adorations.



CRÉPUSCULE INDIEN


Le char de Savitri par le silence noir
Fait poudroyer de feu sa route solennelle.
Au front de l’Imaüs l’Aube tente son aile
Jusqu’au baiser du dieu pleine de nonchaloir.

Savitri créateur, Soleil, vaincu du soir,
A flot va s’épancher le jour de ta prunelle.
Le brahmane t’implore et le lotus t’appelle,
L’un pour le rayon d’or et l’autre pour l’espoir.

Pour la biche et le faon échauffe l’eau du fleuve.
La terre te pleurait, cette nocturne veuve :
Bois ses larmes au fond de la coupe des fleurs

Et bois l’amour au fond des poitrines ouvertes.
L’homme t’offre son âme imployable aux douleurs,
Et la forêt te loue avec ses feuilles vertes.




JUDA


Juda, sept fois vainqueur de la captivité,
Attendait le Messie en son royaume austère.
Sec était son esprit, inféconde sa terre,
Avare son bonheur, dure sa sainteté.

Ainsi qu’avait pleuré la fille de Jephté,
Ployant sous le fardeau trois fois saint du mystère.
Tout pleurant, il suivait sa route solitaire,
Très-douloureusement riche de vérité.

Or, le destin de Christ étant le sacrifice,
Jéhovah nourrissait Juda pour son supplice
Du pain de l’amertume, afin qu’il fût parfait

Et digne d’accomplir le meurtre expiatoire.
Il lui ferma les yeux le jour du grand Forfait.
Christ, du haut de sa croix, éclaire son histoire.




CHIN-NOUNG


Il dort, le blanc vieillard, dans son manteau vermeil ;
L’Abeille de Sagesse à ses lèvres murmure.
Guerrier depuis longtemps libre de son armure,
De grands ressouvenirs agitent son sommeil.

Il dort environné du royal appareil,
Par les siècles l’ayant gardé sans entamure.
Et sa gloire aujourd’hui qui tombe, moisson mûre,
Nul n’a pu la faucher, du moins sous le soleil.

Ses fils, penchés vers lui, tels que des ombres vaines,
Ont oublié le sang qui coulait dans ses veines.
Idole des vieux jours qu’ils craignent de troubler,

Voués stérilement à l’extase première,
A sa face endormie, ils n’osent que trembler
Et végètent, tournant le dos à la lumière.






ANATOLE FRANCE
—————
LES NOCES CORINTHIENNES

POËME

———

PREMIÈRE PARTIE [1]


Un chemin entre Corinthe et la mer. Tourné vers l’Orient et ceint de myrtes, un petit temple dont le fronton porte, entre de belles figures mutilées, le monogramme de Jésus, grossièrement taillé. Une fontaine. Au fond, sur le coteau, les murs peints d’une maison et les arbres d’un verger. Des vignes. L’acropole de Corinthe tout blanc à l’horizon. C’est le soir : le soleil est bas dans le ciel calme. Le vieux pêcheur Olpis pose à terre ses paniers vides et s’assied sur un tertre.


SCÈNE I.


LE PÊCHEUR.

La route est lente, hélas ! de la ville à la mer
Et la fatigue est prompte et le pain est amer
À qui le va gagner dans les cités avares.
Les poissons à présent, plus maigres et plus rares,

N’appesantissent plus ma nasse et mon filet
D’où jadis une proie abondante roulait,
Espoir d’un riche gain, dans ma barque joyeuse.
Les Dieux n’assistent plus ma vie industrieuse.
Et voici que, ce-jour, en vidant mes paniers,
Les femmes de Corinthe avec leurs cuisiniers
N’ont sur mon étal nu laissé que treize oboles,
Car la femme est avide et fertile en paroles.
Les hommes sont mauvais, cet âge est dur ; les Dieux
Ont quitté sans retour un peuple injurieux.



SCÈNE II.

LE PÊCHEUR, HIPPIAS.


HIPPIAS.

Il est coiffé d’un chapeau thessalien ; sa tunique grise est ceinte aux reins, ses chaussures hautes sont nouées à la cheville par des courroies de cuir. Il tient un bâton blanc à la main ; sa démarche est rapide.

Salut, verger, maison, chambre où, filant la laine,
Pour moi fleurit la vierge à la divine haleine !
Pêcheur (car tes paniers de jonc luisent couverts
D’une écume marine et de goëmons verts),
Tu ne l’ignores pas : cette maison est celle
Du vieil Hermas. Vit-il ?

LE PÊCHEUR.

Du vieil Hermas. Vit-il ? Il vit, mon fils, et scelle
Dans des vases de terre antique un vin récent.

HIPPIAS.

Les Dieux gardent la paix à son toit florissant !
Mais as-tu vu Daphné sa fille en ses demeures ?
Dis si sa vie est douce et si les jeunes Heures
Sur son front innocent passent d’un vol léger.

LE PÊCHEUR.

Les Dieux la firent belle, ils l’aiment, étranger ;
Car la sainte pudeur la voile et la couronne.
Elle est heureuse.

HIPPIAS.

Elle est heureuse. Ami, cette parole est bonne.
Ne peux-tu rien m’apprendre aussi de Kallista,
Sa mère ?

LE PÊCHEUR.

Sa mère ? Elle gémit d’un Dieu qu’elle irrita....
Mais il n’est pas prudent que le pauvre révèle
A l’homme curieux une triste nouvelle.
Je dirai seulement qu’Apollon peut encor
Contre une tête impie armer ses flèches d’or.

Il s’en va.
HIPPIAS.

Oui, c’est Daphné, là-bas, étincelante et blanche !
Cueillant sur le sentier des herbes, elle penche
Sa taille et son beau col plus merveilleux à voir
Que leur image errante en mes yeux clos, le soir.
Je la vois, si longtemps désirée, et sa vue
Verse en mes yeux l’effroi d’une chose inconnue.

O Dieux qui me l’offrez à l’angle du chemin,
Vous avez mis sur elle un charme plus qu’humain !


SCÈNE III.

HIPPIAS, DAPHNÉ.


DAPHNÉ, devant le temple.

J’ai cueilli le dictame illustre entre les plantes
Et les tiges en fleur des herbes consolantes.
J’en veux faire un breuvage, afin de secourir
Celle dont je suis née et que je vois mourir.
Christ, messager divin de la bonne parole,
S’il est vrai qu’à ta voix l’essaim des Dieux s’envole
Et qu’Apollon n’est plus le divin guérisseur,
Jésus, roi languissant aux yeux pleins de douceur,
Puisque ton règne arrive, il me vient l’espérance
Qu’un Dieu qui sut souffrir sait guérir la souffrance.
Maître, sauve ma mère : elle est des tiens aussi.
Et donne-moi l’époux que mon père a choisi.

HIPPIAS, faisant quelques pas vers elle.

Daphné, ma douce gloire et toute mon envie,
Vois l’homme qui sera la moitié de ta vie,
L’époux promis selon les usages anciens.
Il est là, viens et mets tes deux bras dans les siens.

DAPHNÉ.

Oui, c’est toi ! Ce n’est pas ton insensible image,
Cher Hippias, qui vient raconter ton naufrage.

Je savais, voyageur qui portes mon amour,
Qu’il me serait donné, le jour de ton retour.
L’espérance habitait ma poitrine fidèle.
Viens ! je te vais conduire à ma mère et, près d’elle
Qui, triste, fait rouler la laine en écheveaux,
Hôte du vieux foyer, tu diras tes travaux.
Un mal courbe ma mère et lui brûle le foie.

HIPPIAS.

Tous nos jours sont mêlés de douleur et de joie.
Tes chagrins sont les miens ; mais malgré ton accueil,
Je ne franchirai pas les dalles de ton seuil.
Vois : ce large chapeau noué contre la brise,
Cette ceinture étroite à ma tunique grise,
Ces guêtres à mes pieds, ce bâton à ma main
Sont d’un homme pressé de suivre son chemin.
Mon navire, parti de mon île natale,
Par l’ordre paternel, vers l’onde occidentale,
Au fond du port déjà tourne son éperon.
Comme l’outre d’eau fraîche occupait le patron,
Je suis venu. Je pars : avec l’aile des voiles,
Gagnant la haute mer au retour des étoiles,
Sous leur chœur révéré qui me protégera,
Je vais vendre à Pœstum les vins noirs de Théra.

DAPHNÉ.

Oh ! ne me quitte pas encor : cette heure est belle.
Reste : la mer est vaste et l’absence est cruelle.

HIPPIAS.

Je venais, j’espérais, de ce sentier obscur,

Voir ta porte et ton ombre un moment sur le mur.
Mais bientôt, au retour de ma route prospère,
Je reviendrai m’asseoir au foyer de ton père,
Je boirai dans sa coupe, afin que le vieillard,
Ainsi qu’il l’a promis, me laisse sans retard
T’emmener sur ma nef de myrtes couronnée,
Vers mon toit où luiront les torches d’hyménée.
O coupes, ô chansons, ô fleurs ! Vienne ce jour !
Car j’ai connu par toi l’inévitable amour
Et je sais qu’une main de vierge est prompte et sûre
A faire au cœur d’un homme une douce blessure.
J’aime. On dit que l’amour est un mal : je le sais
Et j’aime. Le tourment m’est cher que tu me fais.
Celle qui peut blesser saura guérir, ô femme !
Et tu me seras douce et semblable au dictame.
Aimer ne trouble pas à jamais la raison ;
Quand tu seras entrée épouse en ma maison,
Nous connaîtrons la paix, le foyer, l’abondance,
L’amitié, les enfants, la tardive prudence,
Et nous vivrons pareils à deux arbres jumeaux
Qui versent l’ombre fraîche en mêlant leurs rameaux.
Mais mon père le veut : je poursuis mon voyage.
Le fils obéissant vit heureux un long âge.
Invoque en ma faveur Hespéros, astre clair.

DAPHNÉ.

J’invoquerai Jésus qui marchait sur la mer.

HIPPIAS.

Ma Daphné, gardons-nous des paroles légères ;

N’invoquons point les Dieux des races étrangères,
Car la terre natale et nos bois et nos cieux
Sont encor palpitants du souffle de nos Dieux.
On sent dans l’air sacré leurs signes, leurs présages.
Je ne quitterai point le culte des vieux sages.
Les hommes d’autrefois, qui valaient mieux que nous,
Acquittaient le tribut qu’on doit aux Dieux jaloux.
Pieux observateur des coutumes antiques,
Moi, je prierai comme eux, debout, sous les portiques.
Nos Dieux, Daphné, sont bons et joignent en riant
La belle vierge émue à l’homme impatient.

DAPHNÉ.

Au cher jour que ma main fut prise dans la tienne,
Tu mis ton anneau d’or au doigt d’une chrétienne.
Un prêtre, ayant chassé les Nymphes d’un ruisseau,
Enfant, me baptisa par le sel et par l’eau ;
Et je devins ainsi la sœur et la compagne
De celui qui voulut mourir sur la montagne.

HIPPIAS.

La nature des Dieux est obscure, il est vrai.
Gardons-nous d’offenser jamais rien de sacré.
Plus d’un Dieu vénérable, aux lèvres d’ambroisie,
Nous est venu jadis de la terre d’Asie.
Et je crois, car mon cœur n’est ni léger ni vain,
Qu’en Jésus, roi des Juifs, quelque chose est divin.
Mais parce qu’il mourut quand vint la neuvième heure,
Je le nomme Adonis que Cythéréia pleure,
Et je le nomme Hermès, parce qu’il a conduit

Le peuple vain des morts par les champs de la nuit.
Aime et réjouis-toi de vivre, chère tête.
Dans le port l’ancre hésite et la voile s’apprête.
Laisse-moi d’un baiser effleurer tes cheveux.

DAPHNÉ.

Tu le prendras un jour ce baiser que tu veux.

HIPPIAS.

Cueillons l’instant fleuri.

DAPHNÉ.

Cueillons l’instant fleuri. Sachons attendre l’heure.

HIPPIAS.

Un souvenir est bon.

DAPHNÉ.

Un souvenir est bon. L’espérance est meilleure.

HIPPIAS.

L’air, les myrtes, tes yeux, tout m’enchaîne, et je pars !

DAPHNÉ.

Va ! nous avons choisi la meilleure des parts.
Sois heureux !

HIPPIAS.

Sois heureux ! Tu souris, et la livide crainte
Sur ton sourire, ô vierge, est tristement empreinte.
Tu redoutes pour moi l’avenir hasardeux.

DAPHNÉ, en pleurant.

Ah ! je songe à la mer et je songe à nous deux !

Je songe aux jours d’absence, aux longues nuits, aux rêves
Tout pleins de ton image inerte sur les grèves.

HIPPIAS, après un long baiser.

Tes pleurs coulaient pour moi, ma lèvre a bu tes pleurs.
L’homme sage et pieux ne craint point de malheurs.
Après le cours entier d’une changeante année,
Daphné, tu reverras ma tête fortunée.

DAPHNÉ.

Ami, je t’attendrai de saison en saison,
Comme il sied à la femme, au fond de la maison.
J’en fais un grand serment : la mort, la mort jalouse
Peut seule en ses longs bras t’enlever ton épouse.

HIPPIAS.

Vis heureuse, ô Daphné.

DAPHNÉ.

Vis heureuse, ô Daphné. Hippias, sois en paix.
Il s’en va.
Hippias !… Sur mes yeux tombe un nuage épais.
O tristesse ! ô frisson ! inexplicable crainte !


SCÈNE IV.

DAPHNÉ, KALLISTA

Kallista est portée en litière. Son esclave Phrygia l’accompagne.


KALLISTA.

Phrygia, soutiens-moi jusqu’à la maison sainte.
Je te cherchais, ma fille. Oh ! certes, Dieu n’a pas
Sans un profond dessein conduit ici tes pas.

DAPHNÉ.

Vois, mère : je cueillais des plantes salutaires.

KALLISTA.

Enfant initiée aux augustes mystères,
Quittons la vanité de ces secours humains,
Et pour ma guérison prenons d’autres chemins,
Ma fille, écoute-moi : tu sais bien que ta mère
N’a pas mis son espoir en la vie éphémère,
Que son sein n’est gonflé que du désir des cieux,
Qu’elle trouve à la mort un goût délicieux.
Mais tu sais qu’il n’est pas encor temps qu’elle meure.
Et qui donc après moi garderait la demeure
Des discours des gentils, des piéges des démons ?
Qui donc arracherait l’homme que nous aimons,
Ton vieux père, à l’abîme invisible que creuse,
Sous ses pas égarés, son ignorance affreuse ?
Et toi-même, qui donc, en tes jours de langueur,
Du vin spirituel viendrait nourrir ton cœur
Affaibli par le lait de la tendresse humaine ?
Mes esclaves nombreux et soumis que je mène
Dans tes chemins, Seigneur, avec sévérité,
Qui remettrait leurs pas dans le sillon quitté ?
Quelle voix, en ce bourg plein d’idoles d’argile,
Aux fils des vignerons, dirait ton évangile ?
Et quelle main assez ferme dispenserait
L’aumône aux pauvres gens, selon ton intérêt ?
Ta volonté, mon Dieu, soit faite, et non la mienne !
Mais avant de m’ôter d’ici, qu’il te souvienne

Des âmes en péril dont tu me fis l’espoir.
Je suis ton ouvrière : il me faut jusqu’au soir,
Maître mystérieux, travailler dans ta vigne,
Afin que je t’apporte une vendange insigne.

DAPHNÉ.

Tu vivras, douce mère, et sur tes cheveux blancs
Les jours s’écouleront pacifiques et lents.

KALLISTA.

Tu m’aimes, mon enfant, ta tendresse craintive,
Sans oser l’espérer, souhaite que je vive.
Dieu seul peut retarder l’heure du grand départ ;
Mais dans ma guérison je te garde une part.
Pour qu’à me laisser vivre ici-bas Dieu consente,
J’espère en la vertu de ta tête innocente.
Enfant, colombe intacte, agneau prédestiné,
Fruit de dilection que le Ciel m’a donné,
Jeune plante qui croîs sous mon amour austère,
Non pas avec l’espoir de fleurir sur la terre,
Mais afin de répandre au Ciel ta bonne odeur
Et de plaire au Dieu vierge à qui plaît la pudeur,
Ton âme qu’exalta l’espérance féconde
Ne saurait plus se prendre aux choses de ce monde,
Et tes lèvres que brûle un immortel désir
N’ont soif que de la source impossible à tarir.
Prenant la vie ainsi qu’une nuit sous la tente,
Tu veilles en joignant les deux mains dans l’attente !
Enfant, bien que peut-être un terrestre dessein
Ait jadis un moment troublé ton jeune sein,

Dans les bras d’un époux tu ne veux pas descendre
Ni goûter des baisers plus amers que la cendre.
Tu ne veux pas semer dans le trouble et l’effort
Pour grossir la moisson du mal et de la mort !
Certes ! la veuve est bonne et la vierge est meilleure.
Heureux qui, tes yeux clos, prie en attendant l’heure !
Heureux qui n’a pas mis son espoir en la chair !

DAPHNÉ.

Mère, tu sais le nom de l’homme qui m’est cher.
Mon père m’a choisi le jeune époux que j’aime,
Hippias de Théra, que tu chéris toi-même.
Mais un jour nous viendra plus propice et plus doux,
Quand tu seras guérie, à parler de l’époux.

KALLISTA.

Enfant, l’amour terrestre est un amour fragile :
Les amants sont unis par des chaînes d’argile.
Mais la vierge chrétienne, à l’ombre de l’autel,
Sait trouver dans l’extase un époux immortel.
Alors qu’elle est choisie, épousée aux blancs voiles,
Le cœur percé du glaive et le front ceint d’étoiles,
Elle entend, sur la harpe et le psaltérion,
Les anges célébrer sa mystique union.
Elle boit au festin la grâce à pleins calices,
Et goûte avec amour d’ineffables délices
A noyer ses regards dans le rayonnement
De l’époux dont le cœur saigne, ouvert largement.
Gloire à celle, ô Daphné, qu’un tel maître réclame !
Ecoute ce que j’ai résolu dans mon âme.

Ouvrez la porte auguste aux deux battants d’airain,
Femmes ; je veux parler au Maître souverain.


Elle s’agenouille sur les degrés du temple.


A ta face, ô Seigneur, et dans tes sanctuaires
Le juste vient chercher les vrais électuaires.
Au seuil de ta maison, sous tes sept lampes d’or,
Je t’implore à genoux pour que je vive encor
Et qu’il me soit donné d’achever sur la terre,
Dans le jeûne et l’exil, ma tâche salutaire.
Si tu reçus le vœu de l’antique Jephté,
Ton fils exaucera mon vœu dans sa bonté.
Je ne lui promets pas de sanglante victime.
Tu recevras, ô Christ, mon holocauste intime.
Je jure sur le Livre inspiré par l’Esprit,
Je jure devant toi sur le quadruple écrit
De l’Aigle, du Taureau, du Lion et de l’Ange
De t’offrir une épouse agréable en échange
De ma force rendue et de ma guérison.
Christ ! je prendrai pour toi l’épouse en ma maison.
Que je vive ! et l’enfant que tu m’avais donnée,
Daphné, ma fille heureuse, à l’autel amenée,
Pour que soit accompli le plus sacré des vœux,
Recevant ton anneau, coupant ses longs cheveux,
S’offrira toute à toi, sans qu’un fils de la femme
Ait pour elle chanté l’impur épithalame.

DAPHNÉ.

O ma mère !

KALLISTA.

O ma mère ! Elle ira, te prenant pour époux,
Consacrer sa ceinture à ton autel jaloux.

DAPHNÉ.

O ma mère !

KALLISTA.

O ma mère ! Et jurer d’une bouche fidèle
Que jamais fils d’Adam ne s’approchera d’elle.

DAPHNÉ.

O ma mère !

KALLISTA.

O ma mère ! Il est fait, l’indéliable vœu.
Roi d’Orient assis à la droite de Dieu,
Christ, ne refuse pas celle que je te donne !
Accorde à son front pur le voile et la couronne,
Pour que je sorte un jour de ce monde, les mains
Pleines d’œuvres, les pieds usés dans tes chemins,
Et pour que, devant toi, vers le Seigneur, un ange
Porte ma gerbe d’or dans la céleste grange.
Elle est là, tu la vois, mon offrande, en mes bras.
J’eus soin de la nourrir pour toi ; tu la prendras !
Si dans quatre-vingts jours je suis debout, vivante,
Forte comme il convient pour être ta servante,
Tu m’auras fait entendre, ô Roi ! qu’elle te plaît,
La vierge que nourrit ta crainte avec mon lait.
Et, dans un an, au mois des terrestres vendanges,
Je te l’amènerai, doux spectacle à tes anges,

Fiancée, ayant mis au doigt l’anneau d’or fin,
Belle, et le front voilé pour les noces sans fin.

DAPHNÉ.

Romps ce vœu sacrilége, ô ma mère, délie
Ton enfant qui t’adjure et pleure et te supplie
Afin de n’être pas prise éternellement
Dans le réseau d’un vœu sans accomplissement.
Hâte-toi ! romps ce vœu, de crainte que j’expie
Par ma perte et la tienne une parole impie.
Souviens-toi, souviens-toi de ce que j’ai promis,
Devant mon père auguste, au plus cher des amis.
Mère, ne livre pas mon innocente vie
Au spectre du remords qui suit la foi trahie.
Mère, vois cet anneau fidèle entre mes doigts !
Il est un fils d’Adam, mère, à qui je me dois.
J’ai juré qu’Hippias délierait ma ceinture.

KALLISTA.

Nous devons tout à Dieu, rien à la créature.

DAPHNÉ.

Si tu m’aimes…

KALLISTA.

Si tu m’aimes… Je t’aime en Dieu.

DAPHNÉ.

Si tu m’aimes… Je t’aime en Dieu. Mère, entends-moi.
Arrache le filet de remords et d’effroi,
Le filet de ton vœu qui m’a prise : délivre,
Délivre-moi ! Je veux respirer, je veux vivre !

Écoute, j’ai revu tantôt l’époux futur
Et j’ai promis encor, ici, sous le ciel pur,
De le suivre, fidèle, en sa chambre d’ivoire
Ou de dormir avec Karôn, dans la nef noire.
Oh ! prends pitié de moi, te souvenant du jour
Où ton cœur virginal fut parfumé d’amour.

KALLISTA.

Je ne me souviens plus des vanités du monde,
Mais le divin amour est comme une belle onde,
Où le cœur dans l’ivresse et le ravissement,
Épris de l’infini s’abîme infiniment.
Si le besoin d’aimer te brûle et te tourmente,
Plonge dans le torrent d’amour, heureuse amante !
Ce que j’ai fait est fait, et nul, selon la loi,
Ne peut s’interposer entre le Christ et moi.

DAPHNÉ.

Mère, c’en est donc fait, tu m’as prise en ton piége !

KALLISTA.

J’ai dit. S’il se pouvait qu’impie et sacrilége,
Ma fille violât l’inviolable vœu,
Qu’elle ne voulût pas payer ma dette à Dieu,
Épargne, ô Justicier, sa tête consacrée
Et fais tomber sur moi la vengeance assurée.
Seule je me dévoue aux ténébreux troupeaux
Des Démons qui dans l’air nous guettent sans repos ;
Que je perde ta grâce et qu’à ta sainte table
Je ne tende jamais ma bouche détestable ;
Qu’étrangère, sans part, aux œuvres des chrétiens,

Tu ne me comptes plus, Jésus, parmi les tiens.
Que l’âpre désespoir dessèche mes paupières
Et cuise comme un feu mes lèvres sans prières ;
Et quand je hanterai pendant mes nuits d’effroi
Les tombeaux des martyrs qui gémiront sur moi,
Que les noirs Séraphins, les Princes des ténèbres
Me lancent sous le choc de leurs ailes funèbres,
Le souffle sulfureux des imprécations.
Que je meure sans l’huile et sans les onctions,
Et n’ayant point baisé la croix expiatoire,
Et que l’Enfer soit clos pour l’éternité noire
Sur mon âme et mon corps plongés soixante fois
Dans des fleuves ardents de bitume et de poix…
Ils viennent ! Les voici les Anges de l’abîme,
Car j’ai commis par toi l’irrémissible crime,
Ma fille. Ils m’ont saisie entre leurs bras velus.
Je meurs. Je suis damnée et comme n’étant plus…

Elle tombe inanimée.
L’ESCLAVE PHRYGIA.

Elle est inerte et froide et telle qu’une morte :
Réveille-toi, maîtresse ! O femmes, qu’on la porte
En sa litière. Hélas ! voyez-vous sa pâleur ?
Cette méchante enfant l’a tuée, ô douleur !

DAPHNÉ.

Qu’on apporte l’anneau, le voile et la couronne !
Jésus, prince jaloux, prends celle qu’on te donne.
Rends la vie et l’espoir, mère, à ton front pâli ;
Mère, rassure-toi, ton vœu sera rempli.

Les femmes esclaves ont emporté Kallista.

SCÈNE V


DAPHNÉ.

Cher Hippias, un vœu t’a pris ta fiancée !
Nous n’achèverons pas l’union commencée.
Oh ! trois fois malheureux parce que je te plus,
Ne reviens plus jamais ici, ne reviens plus !
Fermez-lui le chemin de tous nos ports, étoiles !
O souffles qui passez et gonflerez ses voiles,
Souffles mystérieux du soir, s’il est en vous
Un Esprit, un Génie intelligent et doux,
Sur la nef précieuse allez parler à l’homme,
Hélas ! qu’il ne faut plus désormais que je nomme,
Et s’il s’est endormi songeant à notre amour,
Pour qu’il ne sente pas d’amers regrets un jour,
Effacez doucement de ses yeux mon image.
Qu’il m’oublie ! Et qu’un soir, au hasard d’un voyage,
Reçu près d’un foyer tranquille et réjoui,
Il y trouve une vierge et l’emmène chez lui,
Plus heureuse que moi, mais non certes plus tendre.
Ah ! s’il m’était permis…

Un CHŒUR lointain de jeunes hommes, chantant un épithalame

Hymen, Hymen aux beaux flancs,
Hespéros se lève.
Viens à nous ; la nuit est brève :
Hâte tes pieds blancs !

DAPHNÉ.

Ah ! s’il m’était permis… Mais il me semble entendre

Un invisible chœur et des appels lointains
Qui hâtent une vierge à de nouveaux destins.

Le CHŒUR se rapproche :

Accours, la nuit brève est bonne
Et douce aux aveux.
Viens, portant dans tes cheveux
La verte couronne !

DAPHNÉ.

De fleurs pour le festin leur chevelure est ceinte,
Car l’épouse a promis et la promesse est sainte.

Le CHŒUR plus proche encore :

O prince aux sandales d’or,
Hymen, Hyménée !
Reçois la vierge amenée
Qui te craint encor.

DAPHNÉ.

Ami, ne venez pas ! n’approchez pas, amis !
Je ne suis pas parée et, bien qu’ayant promis,
Sur mon front négligé les fleurs de marjolaine
N’exhalent pas encor leur odorante haleine.

Le CHŒUR suit sa route et s’éloigne :

La beauté qui brille en elle
Sied à ton dessein :
Hymen, tire de son sein
La vie éternelle.

DAPHNÉ.

Où s’en vont loin de moi les chansons et les pas ?

Les amis de l’époux ne me chercheront pas !
Pourtant j’aurais porté dans la chambre choisie
Les parfums d’un amour plus doux que l’ambroisie.
Ton épouse étrangère, Hippias, crois-tu bien
Qu’elle ait un cœur plus sûr et meilleur que le mien ?
Silence de la nuit ! nuit froide et solitaire !
Non, je n’attends plus rien de l’homme et de la terre.

Elle détache de son doigt son anneau d’or.

O fontaine où l’on dit que dans les anciens jours,
Les Nymphes ont goûté d’ineffables amours,
Fontaine à mon enfance auguste et familière,
Reçois de la chrétienne une offrande dernière.
O source ! qu’à jamais ton sein fidèle et froid
Conserve cet anneau détaché de mon doigt,
L’anneau que je reçus dans une autre espérance.

Elle jette son anneau dans la source.

Réjouis-toi, Dieu triste à qui plaît la souffrance !




RAOUL GINESTE

————


LE PRÉSENT DE NOCES

I


Au milieu des joyaux étincelants et lourds
Dont elle allait parer sa gorge demi-nue,
Elle vit un bouquet qu’une main inconnue,
Avait mis là, parmi la soie et le velours.

Or ce bouquet, formé de fleurs presque fanées,
Rien qu’à le voir serrait le cœur ; les nénuphars,
Les glaïeuls maladifs, fils des matins blafards,
Les lys, penchés sur leurs tiges déracinées,

Entouraient les pavots qui charment les douleurs,
Les safrans que l’on voit scintiller dans les herbes
Et les dalhias lourds, dont les fraises superbes
Étalent au soleil leurs sanglantes couleurs.


Et ces fleurs avaient comme un parfum de souffrance ;
Elles semblaient narrer un bonheur écroulé,
La main qui les cueillit en ayant exilé
Tout emblème d’amour heureux ou d’espérance ;

Elles semblaient, dernier présent de quelque amant,
Juste à l’heure où la vierge allait devenir femme,
Être la plainte triste et navrante d’une âme
Qui seule avait gardé la foi d’un doux serment.

Alors, se souvenant, la blonde fiancée,
Rêveuse, contempla le bouquet, puis le prit,
Et, comme un vieux refrain, surgit dans son esprit
Le roman oublié de la saison passée.

Et, quand pour respirer le parfum de ces fleurs
Elle approcha sa bouche infidèle et rosée,
En croyant effleurer des gouttes de rosée,
Sans pleurer elle apprit le goût amer des pleurs.


II


Au temps de notre amour, par les beaux soirs d’été,
Par les soirs embaumés, pleins d’ineffables charmes,
Un étrange désir m’a souvent tourmenté ;
C’était de voir tes yeux profonds s’emplir de larmes.


Car j’eusse recueilli, dans un amer baiser,
Les perles de cristal lentement égrenées,
Avec l’espoir mystique et fervent d’apaiser
L’ardeur que ne pourront assouvir les années.

Mais ton regard si pur ne s’est jamais voilé ;
Il rayonnait avec la splendeur souveraine
Et le calme fatal de l’azur étoilé,
Et rien n’en a troublé la cruauté sereine.

Or, voici qu’aujourd’hui tes yeux cerclés de noir
Trahissent sans pitié les pleurs de l’insomnie ;
Et voici que ton front se penche, sans espoir,
Comme pour attester ce que ta fierté nie ;

Voici qu’une implacable et muette langueur
Te mine sourdement et voici que les fièvres
Ont effacé les plis du sourire moqueur,
Du sourire orgueilleux qui trônait sur tes lèvres.

Ton rêve s’est cassé les ailes, lourdement,
Et tu pleures ton rêve, ô chère inoubliée !…
Te souvenant peut-être alors de cet amant
Des bras de qui tu t’es follement déliée.

Tu pleures nuits et jours, sans te plaindre, tout bas ;
Et l’époux qui n’a pas deviné tes alarmes,
Lui qui n’a jamais su t’aimer ne viendra pas
Boire en un long baiser l’amertume des larmes.




VERS

EXTRAITS D’UN POEME D’AMOUR


Comme nous revenions du Bois, un soir de mai,
Un de ces tièdes soirs où notre âme amollie
Se laisse aller au fil de la mélancolie,
Pour s’être trop mirée aux yeux de l’être aimé,

Elle s’assit, très-triste, au fond d’une causeuse ;
Et sur le velours sombre et vert, son front pâli
Ressortit lumineux dans un jour affaibli,
Le jour mystérieux et doux d’une veilleuse.

Selon son habitude elle était tout en noir,
Ayant mis, pour me plaire, une robe de soie,
Celle dont les froufrous me causaient tant de joie
Lorsque je l’entendais arriver chaque soir.

Ses bras sveltes sortaient des manches évasées
Et, de ses doigts fluets, des aromes subtils
S’exhalaient, comme font les parfums des pistils
— Et la lune parut à travers les croisées…


Ému, je pris sa main si blanche dans ma main,
Et je restai longtemps près de ma bien-aimée,
A ses genoux, qui sont la place accoutumée
Où souvent j’ai veillé jusques au lendemain.

Ses pieds de blonde frêle et de Parisienne,
Ainsi que des oiseaux farouches et tremblants,
Apparaissaient tapis sous un flot de volants,
Au milieu d’un fouillis de dentelle ancienne.

Et comme ses grands yeux profonds et langoureux
Semblaient poursuivre au loin quelque chimère étrange,
Je voulus qu’un baiser rappelât le cher ange
A la réalité tendre des amoureux.

Mais ses yeux, sous les cils qui sont leurs chastes voiles,
Ont fui l’ardeur de mon regard enamouré.
J’ai compris le refus à peine murmuré ;
— Ce soir-là nous avions regardé trop d’étoiles.




CH. GRANDMOUGIN

————


LE DÉPART


Elle allait me quitter ; c’était pour très-longtemps.
Oh ! comme le cœur bat dans ces derniers instants.
Les départs du matin font souffrir : on s’éveille
De la nuit plein le cœur, quand l’aurore est vermeille,
Quand l’azur rajeuni devient rose et lilas ;
On a les yeux gonflés : on est pâle, on est las ;
La maison prend un air de deuil ; toutes les choses
Sont tristes, les volets fermés, les portes closes,
Les fleurs qui vont sécher dans leurs vases, les clés
Que l’on groupe en trousseaux, les sacs qui sont bouclés ;
Les fauteuils bien rangés, le piano solitaire,
Et le petit jardin désormais sans mystère.
Je m’assis au salon, dans un coin : j’étais là
Morne ; alors, elle vint, charmante, et me parla
De résignation, d’espoir et de courage.
Je sentais s’amasser mes pleurs comme un orage.
J’étouffais ; ses baisers même étaient superflus ;
Et craignant d’éclater je ne lui parlais plus.

Et je pensais : tout va se couvrir de poussière,
Tout est clos, plus de jour, le soir plus de lumière ;
On a roulé les peaux de tigre où si souvent
Devant un beau feu gai je m’étendais rêvant ;
Sur son marbre glacé notre thé de vieux Sèvres
Oublié, dormira longtemps loin de mes lèvres ;
Et bientôt la pendule, au bruit sec et charmant,
Abandonnée aussi se taira brusquement.
J’attendais : le départ est moins dur que l’attente ;
Je souffrais sourdement. Mon âme haletante
Avait des soubresauts comme un oiseau blessé :
Je ne pouvais encor m’arracher au passé
Et mon amour, enfant gâté de l’habitude,
S’était mis à trembler devant la solitude.
Muet, le dos courbé, la tête dans ma main,
Je songeais au réveil amer du lendemain !
Oh ! combien de repas sans gaîté, de soirées
Sans musique ! Combien de nuits désespérées !
Et je la maudissais et j’étais irrité
De l’entendre marcher dans la chambre à côté !
Mais l’heure avait sonné : ce n’était point la peine
De troubler nos adieux par une ombre de haine.
Et lassé de souffrir, me levant brusquement,
Je courus l’embrasser avec emportement.
O les derniers regards ! ô les dernières fièvres !
Les pleurs chauds et salés se mêlant sur les lèvres,
Le cœur qui vous fait mal, les sanglots contenus
Et les baisers poignants jusqu’alors inconnus !
Je ne sais plus combien dura cette torture,

Mais quand je me trouvai tout seul, quand la voiture
Disparut tout à coup au coin du boulevard,
Je suivis le trottoir, distrait et l’œil hagard.
Les toits fumaient : Paris commençait sa journée
Par une éblouissante et fraîche matinée.
Mais j’étais étonné qu’on fût laborieux,
Et, tout froissé de voir les passants si joyeux,
Je désirais la nuit profonde, la nuit noire.
Tout se transfigurait au fond de ma mémoire,
Et les clairs souvenirs des beaux jours envolés,
Qui me semblaient n’avoir jamais été troublés,
Apparaissaient sans tache à mon âme meurtrie
Ainsi qu’aux exilés celui de la patrie.




CHANSON DE JANVIER


O le clair matin, la belle gelée !
Un soleil d’argent sur la plaine blanche
Verse une clarté frileuse et voilée :
On sonne la messe à toute volée :
O la bonne bise, ô le beau dimanche !

Sur les arbres morts aux ramures nues
En fins diamants resplendit le givre.

L’azur froid scintille à travers les nues,
Voilà mes gaîtés soudain revenues
Mon sang se réveille et je me sens vivre.

Adieu les couchants tout rayés de pluie,
Et les pleurs brouillés des mornes aurores
Les grands horizons brillent, et j’oublie
Les soirs gris trempés de mélancolie,
Sur le sol durci des routes sonores.

Allons respirer l’air de la prairie.
Sous les glaçons bleus chantent les fontaines ;
C’est de purs cristaux que l’herbe est fleurie ;
Mon cœur allégé vibre et se marie
Aux frais carillons des cloches lointaines.




ÉDOUARD GRENIER

————


HELVÉTIA

I


Un pour tous !


O pays des glaciers, des lacs, des hommes libres,
Air pur où l’étranger vient retremper ses fibres,
Sublime réservoir de neige et de granit
D’où s’épanchent sans fin les fleuves du vieux monde,
O Suisse ! accepte ici ma tendresse profonde :
Je t’admire, je t’aime et mon cœur te bénit.

Ton front est couronné de neiges éternelles ;
La foudre et le soleil se jouent en tes prunelles ;
L’avalanche rapide et tes milles torrents
D’une agrafe d’argent retiennent ta ceinture ;
Les forêts ont tissé ta robe de verdure,
Et tu baignes tes pieds dans tes lacs transparents.


Que de temps tu restas inconnue et secrète !
Un peuple de pasteurs fit enfin ta conquête ;
Nul désert, nul sommet n’arrêta son élan.
Comme un amant jaloux d’une beauté voilée,
Il foula jusqu’aux pics, où la neige étoilée
Depuis l’aube des jours dort sous son voile blanc.

Adossée à tes monts, pacifique guerrière,
Entre l’Europe et toi Dieu mit une barrière :
Les Alpes sur tes flancs dressent leurs bastions.
Ainsi que l’Angleterre à l’abri dans son île,
De ton nid d’aigle, au loin, tu regardes tranquille
Passer le flot troublé des révolutions.

Jouis de ta beauté ! L’art peut la rendre à peine ;
Le pinceau n’atteint pas ta taille surhumaine ;
Son cadre trop étroit veut un moindre milieu.
La parole essaierait en vain de te décrire ;
Ta grandeur déconcerte, hélas ! même la lyre ;
C’est que l’art vient de l’homme, et toi, tu viens de Dieu.

Il nous a montré là sa puissance sans bornes.
Il dit au Cyclamen : Fleuris sous les pics mornes !
Au Glacier : Mire-toi dans l’eau du lac dormant !
Au Mélèze éperdu : Penche-toi sur l’abîme !
Au Mont-Blanc : Vers le ciel monte en dôme sublime,
Et que le grandiose ait un aspect charmant !

Heureux le voyageur, l’Amant ou le Poëte


Qui contemple de près ta Majesté muette,
Plonge ses yeux lassés dans tes lacs toujours bleus,
Ou rafraîchit sa lèvre à tes claires fontaines,
Ou d’un roc escarpé voit tes Alpes lointaines
S’enfuir à l’horizon en sommets onduleux !

Heureux, et plus encor, celui que Dieu fit naître
Sur ton sol fortuné, dans quelque lieu champêtre,
Pour y vivre et mourir libre parmi les siens !
Ah ! si jamais l’exil m’arrachait de la France,
C’est là que je viendrais abriter ma souffrance
Et donner à mon cœur ses vrais concitoyens !


II


Champ d’asile, place choisie,
Où les meilleurs et les plus grands,
Les amants de la Poésie
Et les ennemis des tyrans,
Loin des foules toujours serviles
Fuyaient le tumulte des villes,
Staël, Rousseau, Voltaire et Byron !
Tu t’embellis de leur mémoire,
Et leur gloire ajoute à ta gloire
Un impérissable fleuron.


Tes beautés n’ont pas de pareilles.
Pour en former les traits divers
Dieu choisit toutes les merveilles
Dont il a semé l’Univers.
Sur tes monts et dans tes vallées
Il les a toutes rassemblées
Du sublime jusqu’au joli ;
Ainsi cet empereur de Rome
Prit tous les chefs-d’œuvre de l’homme
Pour son jardin de Tivoli.

Ici, dans leur paix inconnue,
Les pics neigeux planent dans l’air ;
Leur tête dépasse la nue,
Et leur flanc voit ramper l’éclair.
Là-bas, comme des coupes pleines,
Les lacs se creusent dans les plaines ;
Là le Gresbach tombe et mugit ;
Plus loin, derrière le Salève,
Le soir, le Mont-Blanc se soulève
Pour voir la Jungfrau qui rougit.

Lieux charmants, quand vous reverrai-je ?
Beau pays d’où mon souvenir,
Ainsi qu’un oiseau pris au piége,
A tant de peine à revenir ?
Genève, Lausanne, Lucerne,
Zurich, Berne, où l’esprit moderne
S’est librement épanoui ;

Clarens, nid caché, paix profonde,
Oberland, Éden du vieux monde,
Interlak, Rosenlaüi !

Et vous dont j’ai gravi la cime,
Forêts où mon pied s’égara,
Schaffouse où le Rhin qui s’abîme
Fait rêver au Niagara ;
Mont Saint-Bernard d’où l’Italie
Comme une carte qu’on déplie
Se déroule au regard charmé ;
Et toi, grandiose Eugadine,
Fleur de beauté, brise divine,
Dont mon cœur reste parfumé !


III


Et l’âme en ces beaux lieux respire sastisfaite ;
Nulle part l’indigent, venant troubler la fête,
Ne s’impose à l’œil attristé.
Partout le gai travail, la propreté, l’aisance,
Et cet air de bonheur que donne ta présence,
O saine et sainte liberté !


C’est que la liberté mère des sacrifices,
Au lieu du faste impur et des grandeurs factices
Qui s’écroulent au premier choc,
Donne seule aux États une base immuable.
Les despotes d’un jour bâtissent sur le sable ;
Le peuple bâtit sur le roc.

Le peuple est éternel comme l’eau d’une source ;
Les générations se suivant dans leur course
Accumulent leur long travail ;
Un monde peut sortir de ces efforts sans trève :
Voyez ! Avec le temps le Madrépore élève
Tout un continent de Corail.

Tu t’es ainsi fondée assise par assise ;
Ton peuple, cinq cents ans fidèle à sa devise,
N’eut pour but que le bien commun.
Et, quoique à l’étranger de son sang trop prodigue,
Il étendit toujours sa frontière et sa ligue,
Au cri d’un pour tous, tous pour un.

Dès ton adolescence, ô Suisse ! tu fus grande ;
Et ta première histoire est presque une légende.
Du Grutli le pacte immortel
Sur l’Océan des jours comme une arche surnage,
Et l’écho de tes lacs redira d’âge en âge
La flèche de Guillaume Tell.

Comme Hercule au berceau, ta main rude et loyale

Étouffa les replis de l’Hydre Impériale ;
Sampach préludait à Granson.
La Bourgogne à son tour plia sous tes étreintes.
C’était pour te défendre.... ô Guerres vraiment saintes !
Gloire sans tache et sans rançon !

Ce fut l’aube des temps modernes, et l’histoire
De ces vils paysans célébrant la Victoire
Apprit au monde féodal
Qu’un noble cœur peut battre aussi bien sous la bure,
Et qu’au fond la justice est la meilleure armure
Et le trop de puissance un mal.

Ainsi Dieu te fit belle, et toi, tu te fis libre !
Et, conservant toujours ton heureux équilibre,
Tu vas en paix vers l’avenir.
Ce lot est assez beau : qu’ajouterais-je encore ?
Les prés ont assez bu, le ruisseau peut se clore,
Et cet hymne devrait finir…


IV


Non, non ! le meilleur reste à dire.
Mon cœur est encore trop plein ;
Je ne puis apaiser ma lyre
En l’étouffant contre mon sein ;

Ma course n’est pas achevée ;
Autre est l’œuvre que j’ai rêvée :
Je veux accomplir mon dessein.

Sans doute ta beauté m’enchante,
Et j’honore ta liberté ;
Mais si dans ce jour je te chante,
Si cet hymne fut mérité,
Si je t’admire et si je t’aime,
C’est pour un autre don suprême :
O Suisse ! c’est pour ta bonté !

Oh ! la bonté ! source divine,
Inconnue au monde moqueur !
Vertu cachée où se devine
La main qui forma notre cœur !
La moindre larme qu’elle essuie
Vaut cent fois le trône où s’appuie
La froide main d’un dur vainqueur.


V


Oui ! tu fus dévouée et bonne envers la France,
A l’heure de ses grands revers.
Quand tout l’abandonnait, tout, même l’Espérance,
Tes bras lui restèrent ouverts.


O bon Samaritain des Nations ! Toi seule,
Arrachant sa proie au vainqueur,
Pauvres soldats blessés qu’allait broyer la meule,
Tu les emportas sur ton cœur.

Tu leur fis de tes bras la prison la plus douce,
Et, les réchauffant dans ton sein,
Tu donnas aux vaincus, à ceux que tout repousse,
Place au foyer et part au pain.

Val Travers ! Val Travers ! Port de salut, refuge,
Où cet exode s’assura,
Abri dans la tourmente, arche dans le déluge,
Oasis du sombre Jura,

C’est toi qui recueillis, qui sauvas cette armée,
(Notre dernière armée, hélas !)
Troupe errante, éperdue, épuisée, affamée,
S’entrechoquant sur le verglas,

Traînant ses pieds sanglants dans la neige durcie,…
Car l’hiver cruel jusqu’au bout
Fit de cette campagne en France une Russie ;
Et tout fut notre ennemi, tout !

Alors pour bien montrer que cette guerre infâme,
Du passé trop sanglant retour,
N’avait pas étouffé dans tout peuple et toute âme
Le rayon divin de l’Amour ;


Pour qu’en cet océan d’incendie et de crime
Notre regard épouvanté
Pût se poser au moins sur quelque pure cime,
Refuge de l’humanité,

Dieu permit que la Suisse, assise à la frontière,
Vînt recueillir ces délaissés,
Les prît à son foyer, et, douce, hospitalière,
Pansât tous ces pauvres blessés.

Avec une tendresse et de mère et de femme
En soignant leurs membres meurtris,
Elle n’oubliait pas les blessures de l’âme
Et nous les renvoyait guéris ;

Guéris des préjugés, guéris de l’ignorance,
Accrus dans leur saine raison,
Rendus meilleurs enfin par l’exil, la souffrance,
Et la douceur de leur prison.

Est-ce tout ? Non ! Plus tard, quand l’affreuse famine
Menaçait la Franche-Comté,
La Suisse, sans rien dire, en fermière, en voisine,
Toujours simple dans sa bonté,

Passa notre frontière, et s’en vint les mains pleines
Nourrir tout ce peuple accablé,
Et pour ensemencer le désert de nos plaines
Lui donner son orge et son blé !


Ah ! que ce grain béni garde, touchant emblème,
Les dons du sol qui l’a porté,
Et qu’il fasse germer dans nos champs qu’il ressème
La liberté, l’humanité !


VI


Tout est dit maintenant, ô Suisse vénérée !
J’ai déchargé mon cœur d’une dette sacrée,
Et peut-être allégé celle de mon pays.
Ah ! si la France heureuse un jour pouvait te rendre…
Non ! Puisses-tu n’avoir jamais à te défendre
Sur tes fils massacrés et tes champs envahis !

Reste toujours heureuse et grande ! Oui, j’ai dit grande :
On est grand par le cœur ; la Suisse et la Hollande
L’ont prouvé toutes deux en défendant leurs droits.
Athène et la Judée étaient-elles petites ?
La force n’y fait rien pas plus que les limites.
On peut-être puissant et petit à la fois.

Continue à montrer à l’Europe attardée
La force du bon droit, la grandeur de l’idée ;
Que la liberté seule a des fruits savoureux ;
Que par ses sages lois toujours tu te gouvernes,
Et que c’est à ce prix que les peuples modernes
Peuvent être puissants et se trouvent heureux.


Montre leur qu’en ton sein, sur tes monts, dans tes villes,
Tu nourris, sans danger des discordes civiles,
Trois peuples différents réunis pour le bien ;
Leurs usages, leur Dieu, leurs langues sont contraires.
Qu’importe ! Ils sont contents, et tous vivent en frères ;
Car c’est la liberté qui fait leur sûr lien.

Ah ! puisse un jour l’Europe, imitant ton exemple,
N’être dans l’avenir qu’une Suisse plus ample,
Nouveaux États-Unis des vieux peuples chrétiens !
Immense république, où, Nations et races,
De leurs trop longs discords répudiant les traces,
Formeraient des Cantons libres comme les tiens !

Si c’est une chimère, elle est belle ! L’histoire
Doit-elle errer toujours dans un cercle illusoire,
Comme Samson tournant la meule en sa prison ?
Des siècles plus actifs sont à l’œuvre pour elle ;
Le nôtre va finir ; l’axe incline et révèle
Un meilleur avenir, un plus large horizon !

Et quand ces jours viendront, c’est toi seule, Helvétie !
Toi qui les fis comprendre et fus leur prophétie,
Qui conduiras le chœur de nos Amphictyons.
Pacifique et sereine, en tes Alpes tranquilles
Où notre liberté peut voir ses Thermopyles,
Tu jugeras d’en haut toutes les Nations !






GUY DE BINOS

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SERMENT


A l’heure où le soleil à l’horizon décline
Et disparaît noyé dans la pourpre et dans l’or,
Tous deux nous descendions lentement la colline
Écoutant dans les bois le son lointain du cor !

Et moi je te disais : « Pauvre âme, qui s’incline,
Redresse-toi ! — L’amour peut te fleurir encor ;
Les baisers du printemps ont blanchi l’aubépine
Dont les froids de l’hiver avaient causé la mort.

Qu’un rayon de soleil ressuscite ton âme ! »
Tu répondis : « Je suis forte — mais je suis femme,
« Jurez que vous avez parlé sincèrement ! »

Lors, tombant à tes pieds, versant des larmes franches,
En présence du ciel qu’on voyait sous les branches,
Dans un baiser de feu je scellai mon serment !



ADIEU


Par un décret transmis à toute la Nature,
Le soleil ce matin invite à refleurir
Tous ceux qui souffraient tant qu’ils en voulaient mourir.
Chère âme, il ne faut pas croire à cette imposture !

Nous portons tous les deux au flanc une blessure
Grave, à peine fermée, — et qui pourrait s’ouvrir ;
Nos cœurs dans le tombeau demandent à dormir ;
Pourquoi leur infliger le doute — et sa torture !

Comme un hôte importun, le passé sans façon
Viendrait nous répéter sa funeste chanson
Et notre amour serait une réminiscence !

Disons-nous un adieu qui soit sans lendemain…
Pourquoi se rencontrer si tard sur un chemin
Où nous eussions marché dans une extase immense !


ISABELLE GUYON


UNE COURONNE

I


Autrefois je portais un chagrin dans mon cœur.
Le monde s’en railla tant que, m’en croyant lasse,
En riant j’essayai de poser à sa place
Quelque rêve insensé… quelque ombre de bonheur.

Mais nul plaisir pour moi ne valut ma douleur.
Nul joyau précieux ne m’en offrit la grâce…
Sans elle j’ignorais ce qui reste ou qui passe…
Mon âme se mourait sans son âpre saveur.

Sourde à la raillerie, alors j’allai moi-même
Reprendre mon trésor délaissé, mon chagrin,
Et j’en fis de mon front l’immortel diadème.

C’est celui dont se pare au ciel le séraphin,
C’est celui des martyrs… et cependant je l’aime
Plus que tous les faux biens d’hier et de demain !

II


Que je voudrais mourir ! mais de mort éphémère,
Mourir pour tous le soir et revivre au matin ;
Je le voudrais, non pas pour que le lendemain
Les désillusions rouvrissent ma paupière ;

Ni pour sentir les doigts qui coudront mon suaire,
Les mains qui m’étendront dans mon lit de sapin ;
Ni pour suivre en secret le funèbre chemin
Que prendra mon convoi jusqu’au grand cimetière.

Mais ce que je voudrais, ce serait seulement
Lui parler à lui seul… tout bas… pour un moment…
Savoir s’il est heureux de l’absence éternelle,

Lui murmurer : — « C’est toi qui m’as conduite ici. » —
Et s’il soupire alors, je lui dirai : « merci ! »
En bénissant la mort qui me le rend fidèle.




JOSÉ MARIA DE HEREDIA

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SONNETS HÉROÏQUES

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LES FUNÉRAILLES


Vers la Phocide illustre, aux temples que domine
La rocheuse Pytho toujours ceinte d’éclairs,
Quand les guerriers anciens descendaient aux enfers,
Hellas accompagnait leur image divine.

Et leurs ombres, tandis que la nuit illumine
L’Archipel radieux et les golfes déserts,
Écoutaient, du sommet des promontoires clairs
Chanter sur leurs tombeaux la mer de Salamine.

Et moi je m’éteindrai, vieillard, en un long deuil ;
Mon corps sera cloué dans un étroit cercueil,
Et l’on paîra la terre et le prêtre et les cierges.

Et pourtant j’ai rêvé ce destin glorieux
De tomber au soleil ainsi que les aïeux,
Jeune encore et pleuré des héros et des vierges.


JASON ET MÉDÉE

A G. M., peintre.


En un calme enchanté, sous l’ample frondaison
De la forêt, berceau des antiques alarmes,
Une aube merveilleuse avivait de ses larmes
Autour d’eux, une étrange et riche floraison.

Par l’air magique où flotte un parfum de poison,
Sa parole semait la puissance des charmes ;
Le héros la suivait et sur ses belles armes
Secouait les éclairs de l’illustre Toison.

Illuminant les bois d’un vol de pierreries,
De grands oiseaux passaient sous les voûtes fleuries
Et dans les lacs d’argent pleuvait l’azur des cieux.

Hellas leur souriait, mais la fatale épouse
Emportait avec elle et sa fureur jalouse
Et les philtres d’Asie et son père et les Dieux.




PAN


A travers les halliers, par les chemins secrets
Qui se perdent au fond des vertes avenues,
Le Chèvre-pied divin, chasseur de nymphes nues,
Se glisse, l’œil en feu, sous les hautes forêts.

Il est doux d’écouter les soupirs, les bruits frais
Qui montent à midi des sources inconnues,
Quand le soleil, vainqueur étincelant des nues,
Dans la mouvante nuit darde l’or de ses traits.

Une Nymphe s’égare et s’arrête ; elle écoute
Les larmes du matin qui pleuvent goutte à goutte
Sur la mousse : l’ivresse emplit son jeune cœur.

Mais, d’un seul bond le Dieu du noir taillis s’élance,
La saisit, frappe l’air de son rire moqueur,
Disparaît, et les bois retombent au silence.





BACCHANALE


Une clameur immense épouvante le Gange.
Les tigres ont brisé leurs jougs étincelants :
Ils bondissent, et sous leurs sauvages élans
Les Bacchantes en fuite écrasent la vendange.

Le pampre échevelé sous l’ongle qui l’effrange
Lâche les noirs raisins sur la gorge et les flancs,
Où, près des reins rayés, luisent les ventres blancs
Des léopards roulés dans la pourpre et la fange.

Sur les corps palpitants les fauves éblouis,
Avec des hurlements que prolonge un long râle,
Flairent un sang plus rouge à travers l’or du hâle.

Mais le Dieu s’enivrant de ces jeux inouïs
Par le thyrse et les cris les exaspère et mêle
Le mâle rugissant à la blanche femelle.





ARIANE

à J. C., sculpteur.


Au choc clair et vibrant des cymbales d’airain,
S’allongeant sur le dos d’un grand tigre, la Reine
Regarde, avec l’Orgie immense qu’il entraîne,
Iacchos s’avancer sur le sable marin.

Et le monstre royal ployant son large rein,
Sous le poids adoré foule la blonde arène
Et, frôlé par la main d’où pend l’errante rêne,
En rugissant d’amour mord les fleurs de son frein.

Laissant ses cheveux d’or sur son flanc qui se cambre
Parmi les noirs raisins rouler les grappes d’ambre,
L’Épouse n’entend pas le sourd rugissement ;

Car sa bouche éperdue, ivre enfin d’ambroisie,
Oubliant ses longs cris vers l’infidèle amant,
Rit aux baisers divins du Dompteur de l’Asie.





VENDANGE


Les vendangeurs joyeux ayant rompu leurs lignes,
Des voix claires sonnaient dans l’air vibrant du soir
Et les femmes en chœur marchant vers le pressoir,
Mêlaient à leurs chansons des appels et des signes.

C’est par un ciel pareil, tout blanc du vol des cygnes,
Que dans Naxos fumant comme un rouge encensoir,
La Bacchanale vit la Crétoise s’asseoir
Auprès du beau Dompteur ivre du sang des vignes.

Aujourd’hui, brandissant le thyrse radieux,
Dionysos vainqueur des bêtes et des dieux,
D’un joug enguirlandé n’étreint plus les panthères.

Mais, fille du Soleil, l’Automne enlace encor
Du pampre ensanglanté des antiques mystères
La noire chevelure et la crinière d’or.





LE VASE


L’ivoire est ciselé d’une main fine et telle
Que l’on voit les forêts de Colchide et Jason
Et Médée aux grands yeux magiques : la Toison
Repose, étincelante, au sommet d’une stèle.

Auprès d’eux est couché le Nil, source immortelle
Des fleuves, et, plus loin, ivres du doux poison,
Les Bacchantes, enfants de l’ardente saison,
Enguirlandent le front des taureaux qu’on dételle.

Au-dessous, c’est un choc hurlant de cavaliers ;
Puis les héros rentrant morts sur leurs boucliers
Et les vieillards plaintifs et les larmes des mères.

Enfin, en forme d’anse arrondissant leurs flancs,
Et posant aux deux bords leurs seins fermes et blancs,
Dans le vase sans fond s’abreuvent des Chimères.





LA MAGICIENNE


En tout lieu, même au pied des autels que j’embrasse,
Je la vois qui m’appelle et m’ouvre ses bras blancs ;
O père vénérable, ô mère dont les flancs
M’ont porté, suis-je né d’une exécrable race ?

L’Eumolpide vengeur n’a point dans Samothrace
Agité sur le seuil les longs manteaux sanglants :
Et cependant je fuis, le cœur las, les pieds lents,
J’entends les chiens sacrés qui hurlent sur ma trace.

Partout je sens, j’aspire, à moi-même odieux,
Les noirs enchantements et les antiques charmes
Dont m’enveloppe encor la colère des Dieux ;

Car les grands Dieux ont fait d’irrésistibles armes
De sa bouche enivrante et de ses sombres yeux
Pour armer contre moi ses baisers et ses larmes.





LE RÉVEIL D’UN DIEU


La chevelure éparse et la gorge meurtrie,
Irritant par les pleurs l’ivresse de leurs sens,
Les femmes de Byblos, en lugubres accents,
Mènent la funéraire et lente Théorie.

Car sur le lit jonché d’anémone fleurie,
La mort ayant fermé ses beaux yeux languissants,
Repose, parfumé d’aromate et d’encens,
Le jeune homme adoré des vierges de Syrie.

Jusqu’à l’aurore ainsi le chœur s’est lamenté ;
Mais voici qu’il s’éveille à l’appel d’Astarté,
L’Époux mystérieux que le cinname arrose

Il est ressuscité, l’antique adolescent !
Et le ciel, tout en fleur, semble une immense rose
Qu’un Adonis céleste a teinté de son sang.





LE TEPIDARIUM


La myrrhe a parfumé leurs membres assouplis :
Elles rêvent, goûtant la tiédeur de décembre,
Et le brasier de cuivre illuminant la chambre
Jette la flamme et l’ombre à leurs beaux fronts pâlis.

Dans les coussins épais, sur la pourpre des lits,
Sans bruit, parfois un corps de marbre rose ou d’ambre,
Ou se soulève à peine ou s’allonge ou se cambre.
Le lin voluptueux dessine de longs plis.

Une femme d’Asie, au milieu de l’étuve,
Sentant sur sa chair nue errer l’ardent effluve,
Tord ses bras énervés dans un ennui serein.

Et le pâle troupeau des filles d’Ausonie
S’enivre de la riche et sauvage harmonie
Des noirs cheveux roulant sur un torse d’airain.





LA DOGARESSE


Le palais est de marbre, où sous de hauts portiques
Conversent des seigneurs tels qu’en peint Titien,
Et des colliers massifs au poids du marc ancien
Rehaussent la splendeur des rouges dalmatiques.

Ils regardent au fond des lagunes antiques,
De leurs yeux où reluit l’orgueil patricien,
Sous le pavillon clair du ciel vénitien,
Étinceler l’azur des mers Adriatiques.

Et tandis que l’essaim brillant des cavaliers
Traîne la pourpre et l’or par les blancs escaliers
Joyeusement baignés dans la lumière bleue ;

Indolente et superbe, une Dame, à l’écart,
Se tournant à demi dans des flots de brocart,
Sourit au négrillon qui lui porte la queue.






SUR LE PONT-VIEUX

ANTONIO DI SANDRO OREFICE


Le vaillant Maître Orfévre, à l’œuvre dès matines,
Faisait, de ses pinceaux d’où s’égouttait l’émail,
Sur la paix niellée ou sur l’or du fermail,
Épanouir la fleur des devises latines.

Sur le Pont, au son clair des cloches argentines,
La cape coudoyait le froc et le camail ;
Et le soleil, montant dans un ciel de vitrail,
Mettait un nimbe au front des belles Florentines.

Et prompts au rêve ardent qui les savait charmer
Les apprentis pensifs oubliaient de fermer
Les mains des fiancés au chaton de leur bague.

Tandis que d’un burin trempé comme un stylet,
Le jeune Cellini, dans un coin, ciselait
Le combat des Titans au pommeau d’une dague.





CAROLO QUINTO IMPERANTE


Celui-là peut compter parmi les grands défunts,
Car son bras a guidé la première carène
A travers l’archipel des Jardins de la Reine
Où la brise éternelle est faite de parfums.

Plus que les ans, la houle et ses âcres embruns,
Les calmes sur la mer embrasée et sereine
Et l’amour et l’effroi de l’antique Sirène
Ont neigé sur sa barbe et sur ses cheveux bruns.

Castille a triomphé par cet homme, et ses flottes
Ont sous lui complété l’empire sans pareil
Sur lequel ne pouvait se coucher le soleil.

C’est Bartolomé Ruiz, prince des vieux pilotes,
Qui, sur l’écu Royal qu’elle enrichit encor,
Porte une ancre de sable à la gumène d’or.




A CLAUDIUS POPELIN

maître émailleur


Dans le cadre de plomb des fragiles verrières,
Les maîtres d’autrefois ont peint de hauts barons
Et, de leurs doigts pieux tournant leurs chaperons,
Ployé l’humble genou des bourgeois en prières.

D’autres sur le vélin jauni des bréviaires
Enluminaient des Saints parmi de beaux fleurons,
Ou laissaient rutiler, en traits souples et prompts,
Les arabesques d’or au ventre des aiguières.

Aujourd’hui Claudius, leur fils et leur rival,
Faisant revivre en lui ces ouvriers sublimes,
A fixé son génie au solide métal ;

C’est pourquoi j’ai voulu, sous l’émail de mes rimes,
Faire autour de son front glorieux verdoyer,
Pour les âges futurs, l’héroïque laurier.





L’ANCÊTRE

A CLAUDIUS P.


La gloire a sillonné de ses illustres rides
Le visage hardi de ce grand Cavalier
Qui porte sur son front que nul n’a fait plier
Le hâle de la guerre et des soleils torrides.

En tous lieux, côte ferme, îles, sierras arides,
Il a planté la croix, et depuis l’escalier
Des Andes, promené son pennon familier
Jusqu’au golfe orageux qui blanchit les Florides.

Pour ses derniers neveux, Claudius, tes pinceaux
Sous l’armure de bronze aux splendides rinceaux
Font revivre l’Aïeul fier et mélancolique ;

Et ses yeux assombris semblent chercher encor
Dans le ciel de l’émail ardent et métallique
Les éblouissements de la Castille d’or.





JOUVENCE


Juan Ponce de Leon, par le Diable tenté,
Déjà très-vieux et plein des antiques études,
Voyant l’âge blanchir ses cheveux courts et rudes,
Prit la mer pour chercher la source de Santé.

Sur sa belle Armada, d’un vain songe hanté,
Trois ans il explora les glauques solitudes,
Lorsque enfin déchirant le brouillard des Bermudes,
La Floride apparut sous un ciel enchanté.

Et le Conquistador, bénissant sa folie,
Vint planter son pennon d’une main affaiblie
Dans la terre éclatante où s’ouvrait son tombeau.

Vieillard, tu fus heureux et ta fortune est telle
Que la mort malgré toi fit ton rêve plus beau :
La Gloire t’a donné la jeunesse immortelle.





A UN FONDATEUR DE VILLE


Las de poursuivre en vain l’Ophir insaisissable,
Tu fondas sur les bords de ce golfe enchanté
Où l’étendard royal par tes mains fut planté,
Une Carthage neuve au pays de la fable.

Tu voulais que ton nom ne fût point périssable
Et tu crus l’avoir bien pour toujours cimenté
Dans le mortier sanglant dont tu fis ta cité ;
Mais ton espoir, soldat, fut bâti sur le sable.

Carthagène, étouffant sous le torride azur,
Avec ses noirs couvents voit s’écrouler ton mur
Dans l’Océan fiévreux qui dévore sa grève ;

Et ton cimier bientôt, ô vieux Conquistador,
Portera, seul témoin des splendeurs de ton rêve,
Une ville d’argent qu’ombrage un palmier d’or.





LE PRISONNIER

A G., peintre.


Là-bas, les muezzins ont cessé leurs clameurs,
Car le ciel au couchant de pourpre et d’or se frange ;
Les crocodiles lourds s’enfoncent dans la fange
Et le grand fleuve endort ses dernières rumeurs.

Les deux jambes en croix, comme il sied aux fumeurs,
Le chef rêvait, bercé par le haschich étrange,
Tandis qu’avec effort faisant mouvoir la cange
Deux nègres se courbaient sur le banc des rameurs.

A l’arrière, joyeux et l’insulte à la bouche,
Grattant l’aigre guzla sur un rhythme farouche,
Se penchait un Arnaute à l’œil féroce et vil ;

Car lié sur la barque et saignant sous l’entrave,
Un vieux Cheik regardait d’un air stupide et grave
Les minarets pointus qui tremblaient dans le Nil.





BLASON CÉLESTE


J’ai vu parfois, ayant le ciel bleu pour émail,
Les nuages d’argent ou de pourpre ou de cuivre,
A l’Occident où l’œil s’éblouit à les suivre,
Peindre d’un grand blason le céleste vitrail.

Pour cimier, pour supports, l’héraldique bétail,
Licorne, léopard, alérion ou guivre,
Monstres, géants captifs qu’un coup de vent délivre,
Exhaussent leur stature et cabrent leur poitrail.

Certe, aux champs de l’azur, dans ces combats étranges
Que les noirs Séraphins livrèrent aux Archanges
Cet écu fut gagné par un baron du ciel.

Comme ceux qui jadis prirent Constantinople,
Il porte, en bon croisé, qu’il soit George ou Michel,
Le soleil, besant d’or, sur la mer de sinople.





SOLEIL COUCHANT


Les ajoncs éclatants, parure du granit,
Dorent l’âpre sommet que le couchant allume.
Au loin, brillante encor par sa barre d’écume,
La mer sans fin commence où la terre finit.

A mes pieds, c’est la nuit, le silence. Le nid
Se tait, l’homme est rentré sous le chaume qui fume ;
Seul, l’angélus du soir ébranlé dans la brume,
A la vaste rumeur de l’Océan s’unit.

Alors, comme du fond d’un abîme, des traînes,
Des landes, des ravins montent des voix lointaines
De pâtres attardés ramenant le bétail.

L’horizon tout entier s’enveloppe dans l’ombre ;
Et le soleil mourant, sur un ciel riche et sombre,
Ferme les branches d’or de son rouge éventail.





AR-MOR


Pour me conduire au Raz, j’avais pris à Kerhor
Un berger chevelu comme un ancien Evhage ;
Et nous foulions, humant son arome sauvage,
L’âpre terre kymrique où croît le genêt d’or.

Le couchant rougissait et nous marchions encor,
Lorsque le souffle amer me fouetta le visage ;
Et l’homme, par delà le morne paysage,
Étendant son long bras, me dit : Senèz ar-mor !

Et je vis, me dressant sur la bruyère rose,
L’Océan qui, splendide et monstrueux, arrose
Du sel vert de ses eaux les caps de granit noir.

Et mon cœur savoura devant l’horizon vide
Que reculait encor l’ombre immense du soir,
L’ivresse de l’espace et du vent intrépide.





LA SIESTE


Pas un seul bruit d’insecte ou d’abeille en maraude.
Tout dort sous les grands bois accablés de soleil
Où le feuillage épais tamise un jour pareil
Au velours sombre et doux des mousses d’émeraude.

Criblant le dôme obscur, Midi splendide y rôde
Et sur mes cils mi-clos alanguis de sommeil
De mille éclairs furtifs forme un réseau vermeil
Qui s’allonge et se croise à travers l’ombre chaude.

Vers la gaze de feu que trament les rayons,
Vole le frêle essaim des riches papillons
Qu’enivrent la lumière et le parfum des sèves.

Alors mes doigts tremblants saisissent chaque fil
Et dans les mailles d’or de ce filet subtil,
Chasseur harmonieux, j’emprisonne mes rêves.





FLEUR SÉCULAIRE


Dans le roc calciné, sur la dernière rampe
Où le flux volcanique autrefois s’est tari,
La graine que le vent sur le Gualatieri
Sema, germe, s’accroche et, frêle plante, rampe.

Elle grandit ; dans l’ombre où sa racine trempe
Son tronc, buvant la flamme antique, s’est nourri,
Et les soleils d’un siècle ont longuement mûri
Le bouton colossal qui fait ployer sa hampe.

Enfin, dans l’air brûlant et qu’il embrase encor,
Comme une éruption flamboyante il éclate
Et le pistil géant lance le pollen d’or.

Et le grand aloès à la fleur écarlate,
Pour l’hymen ignoré qu’a rêvé son amour,
Ayant vécu cent ans n’a fleuri qu’un seul jour.





LA VIE DES MORTS

A ARMAND S.


Lorsque la sombre croix sur nous sera plantée,
La terre nous ayant tous deux ensevelis,
Ton corps refleurira dans la neige des lis
Et de ma chair naîtra la rose ensanglantée.

Et la divine Mort que tes vers ont chantée,
Dans son vol noir chargé de silence et d’oublis,
Nous fera par le ciel, bercés d’un lent roulis,
Vers des astres nouveaux une route enchantée ;

Et montant au soleil, en son vivant foyer,
Nos deux esprits iront se fondre et se noyer
Dans la félicité des flammes éternelles ;

Cependant que, sacrant le poëte et l’ami,
La Gloire nous fera vivre à jamais parmi
Les ombres que la lyre a faites fraternelles.





PLUS ULTRA


L’homme a conquis la terre ardente des lions
Et celle des poisons et celle des reptiles
Et troublé l’Océan où cinglent les nautiles
Du sillage doré des anciens galions.

Mais plus loin que la neige et que les tourbillons
Du Strom et que l’horreur des Spitzbergs infertiles,
Le Pôle bat d’un flot tiède et libre des iles
Où nul marin n’a pu hisser ses pavillons.

Partons ! Je briserai l’infranchissable glace,
Car dans mon sein hardi je porte une âme lasse
Du facile renom des conquérants de l’or.

J’irai. Je veux monter au dernier promontoire
Et qu’une mer, pour tous silencieuse encor,
Trompe mon cœur vaincu d’un murmure de gloire.




ERNEST D’HERVLLLY

————


L’ANCÊTRE


A l’ombre des forêts je suis rasséréné.
Oui, j’aime comme un fils ces vertes solitudes.
Là, des temps primitifs que vit mon humble aîné,
Je trouve l’innocence avec ses quiétudes.

Dans les bois je reprends d’antiques habitudes,
Tout un passé renaît en mon cœur étonné.
Et, gai, vous oubliant, humaines lassitudes,
Vers les arbres je cours d’un élan spontané.

J’y grimpe avec folie, et je mange des baies !
Puis je descends humer l’eau vive du ruisseau,
Et j’écoute, ravi, chanter l’oiseau des haies :

Tel l’écouta jadis, penché sur un berceau
Pauvre et grossier, construit dans le creux d’un érable,
Mon aïeul aux longs bras, le Singe vénérable.





UNE JEUNE FEMME A LA MER


Suspendue aux rameaux plus qu’obligeants d’un frêne,
Tu t’inclines vers l’eau limpide de la Seine :
Ton visage charmant s’y reflète, et tu ris.
Très-bien. C’est un miroir qui vaut ceux de Paris.
Mais, prends bien garde, enfant ! si tout à coup le fleuve
Te volait ton image exquise et toute neuve,
Et s’en allait, joyeux, la porter à la mer !…
Vois-tu cela d’ici, mon souci le plus cher ?
Si la Seine emportait la radieuse trace
De ton minois rieur… jusqu’au Havre de Grâce !
Ton reflet pourrait bien alors être emmené
Juste près du bateau d’un pêcheur de la Manche,
Qui hale son filet et sur le flot se penche…

Hein ! comme il aurait peur, le bon vieux goudronné !





PENDANT LE SIÉGE


Minuit. — La bise mord comme sur l’esplanade
Du château d’Elseneur, pendant la promenade
Que je fais, l’arme au bras, bizarre, dans mon coin.
Je veille sur six cent trente bottes de foin.
Telle est ma fonction à l’heure des doux rêves.
Un petillement sourd de fusillades brèves
Succède, par moments, au silence profond.
Bon. Ce sont nos amis de là-bas qui nous font
Savoir qu’on ne dort pas non plus aux avant-postes
Et que l’on a la langue assez prompte aux ripostes.
Très-bien ! — Pour amuser les descendants des Goths,
Jouez leur donc souvent un air de vos flingots,
Camarades ! — Bravo ! — moi, j’attends la patrouille.
Je porte mon fusil (à piston !) qui se rouille,
Comme un bedeau son Christ oxydé par l’encens.
Je vais de long en large, et je songe, et je sens,
Tandis qu’au loin la guerre à chaque instant fait rage,
La pacifique odeur des meules de fourrage.





PENDANT LE SIÉGE


Je regarde sortir les gamins de l’école.
Tatoués d’encre, et gais, ils traînent en marchant
Sur les trottoirs jaunis par le soleil couchant,
Quelque livre en lambeaux qu’unit en vain la colle.

A cloche-pied, avec des cris aigus, les grands
Exécutent les pas d’une sauvage danse ;
D’autres, les tout petits, abandonnent les rangs,
Pour boire avec délice un reste d’abondance.

Les chers insoucieux ! — En écoutant leurs voix
Joyeuses, éclater sous le doux ciel d’automne,
Nul ne se douterait que, là-bas, dans nos bois,
La guerre fait son œuvre horrible et monotone

Si, — dans la troupe folle en rupture de bancs,
Parmi des habits faits à toutes les épreuves,
On n’apercevait pas, hélas ! beaucoup d’enfants,
Un peu pâlots, vêtus de blouses noires, neuves.





FIN DE CARÊME


On vend du muguet blanc sous les portes cochères.
Le soleil est doux comme une lune de miel.
Les arbres reverdis font l’éloge du ciel,
Et les prédicateurs descendent de leurs chaires.

Il pleut de la gaîté. Tout le monde a vingt ans.
Le cœur bat follement au fond de la poitrine ;
La main tremble ; on sourit sans motif ; la narine
Se grise des parfums capiteux du printemps.

L’hiver s’en est allé rejoindre les banquises.
Bon voyage ! — Déjà, loin des mornes salons,
Dans la rue, on entend sonner les hauts talons
Des dames de Paris, ces passantes exquises.





MARS


Un souvenir d’enfance, assoupi dans mon cœur,
Que le retour de Mars joyeusement réveille,
C’est celui d’une Enseigne où trône une bouteille
Qu’emplit, ô Cambrinus, ta fougueuse liqueur :

Caressant d’un colback haut le plumet vainqueur
(Cependant que déjà butine aux champs l’abeille),
Deux houzards moustachus, attablés sous la treille,
Sont là, prêts à goûter la bière fraîche en chœur.

Soudain, le bouchon — pan ! — s’élance vers les nues,
Et la bière en deux jets mousseux s’échappe, mais
Pour obéir, docile, à des lois inconnues ;

Car, — chose que ne vit la physique jamais,
Au grand contentement des braves militaires,
Le liquide obligeant retombe au sein des verres !





AU JARDIN


Cinq heures. — Je me lève et je passe au jardin.
O fraîcheur, ô silence, ô minute d’Éden !
O solitude, ô paix ! l’aurore vient de naître.
Nul voisin ne se montre encore à sa fenêtre !
Le soleil, aux rayons à peine réveillés,
Éclabousse de feux les feuillages mouillés.
Tout est charmant et pur ! et mon regard se pose,
Candide et réjoui, sur une jeune rose
Ingénue et piquante, et qui de loin me tend
Ses lèvres de carmin ouvertes à l’instant.
Vif comme un chant d’oiseau, du fond de sa corolle
Un parfum délicat quand j’approche s’envole,
Et je suis tout confus, par hasard matinal,
D’en recevoir soudain l’hommage virginal ;
Je me sens trop payé de mon modeste zèle,
Je rougis, et je dis : « Pardon, mademoiselle… »




AUGUSTE LACAUSSADE

————


LE BENGALI ET LE ROSSIGNOL

LE BENGALI


Il était né dans la rizière
Qui borde l’étang de Saint-Paul.
Heureux, il vivait de lumière,
De chant libre et de libre vol.

Poëte ailé de la savane,
Du jour épiant les lueurs,
Il disait l’aube diaphane,
Bercé sur la fataque en fleurs.

Il hantait les gérofleries
Aux belles grappes de corail,
Et, parmi les touffes fleuries,
Lustrait au soleil son poitrail.


Il allait plongeant son bec rose,
Au gré de son caprice errant,
Dans le fruit blond de la jam-rose,
Dans l’onde fraîche du torrent.

A midi, sous l’asile agreste
Du ravin au vent tiède et doux,
Ivre d’aise, il faisait la sieste
Au bruit de l’eau sous les bambous.

Puis dans quelque source discrète,
Bleu bassin sous l’ombrage épars,
Baignant sa gorge violette,
Il courait sur les nénuphars.

Quand l’astre au bord de mers s’incline
Empourprant l’horizon vermeil,
Il descendait de la colline
Pour voir se coucher le soleil.

Et sur le palmier de la grève,
Et devant l’orbe radieux,
Au vent du large qui se lève
Du jour il chantait les adieux.

Et la nuit magnifique et douce
D’étoiles remplissant l’éther,
Il regagnait son lit de mousse
Sous les touffes du vétiver.


C’est là que l’oiseleur cupide,
Le guettant dans l’obscurité,
Ferma sur lui sa main rapide
Et lui ravit la liberté.

Dès lors il subit l’esclavage…
Un marin, chez nous étranger,
L’emmena du natal rivage
Sur mer avec lui voyager.

C’est ainsi qu’il connut la France.
Quand il y vint, le jeune Été
Vêtu d’azur et d’espérance
Resplendissait dans sa beauté.

Partout, sur les monts, dans la plaine,
Brillait un ciel oriental :
L’exilé de l’île africaine
Se crut sous un climat natal.

Mais vint l’automne aux froides brumes,
La neige au loin blanchissant l’air ;
Il sentit courir sous ses plumes
Les âpres frissons de l’hiver.

Rêvant à l’île maternelle,
Aux nuits tièdes comme les jours,
Il mit sa tête sous son aile,
Et s’endormit, et pour toujours !


C’était un enfant des rizières,
Des champs de canne et de maïs :
En proie aux bises meurtrières,
Il mourut plein de son pays.





LE ROSSIGNOL


Il est né, lui, sous un chêne,
Dans un buisson de frais lilas :
Le bruit de la source prochaine,
Le souffle embaumé de la plaine
Ont bercé ses premiers ébats.

La nature à son brun corsage
Refusa les riches couleurs ;
Modeste et fauve est son plumage ;
Mais il est roi par son ramage,
Roi du peuple ailé des chanteurs.

Du printemps c’est lui le poëte.
L’hiver a-t-il fini son cours,
Heureux de vivre et l’âme en fête,
A la forêt longtemps muette
Il dit le réveil des beaux jours.


Ce n’est pas l’ardente lumière
Qu’il veut sous des cieux azurés,
Mais cette clarté printanière
Que verse en mai sur la clairière
L’aube rose ou les soirs dorés.

Ce n’est pas le torrent sauvage
Qui parle à son instinct chanteur,
Mais le ruisseau qui sous l’ombrage
Mêle au murmure du feuillage
Son onde au rhythme inspirateur.

Quand le muguet de ses clochettes
Fleurit l’herbe sous les grands bois,
Caché dans les branches discrètes,
Il remplit leurs vertes retraites
Des éclats vibrants de sa voix.

Quand de l’azur crépusculaire
Le Soir, à pas silencieux,
Descend et couvre au loin la terre,
Il chante l’ombre et son mystère,
Il chante la beauté des cieux !

Quand d’astres d’or l’air s’illumine,
Beaux lys au ciel épanouis,
Allant du chêne à l’aubépine,
Il charme de sa voix divine
Le silence étoilé des nuits.


Telle il vivait sa vie heureuse,
Oublieux des jours inconstants ;
Et son âme mélodieuse
Versait l’ivresse radieuse
Qui déborde en elle au printemps.

Printemps et bonheur, rien ne dure.
O loi fatale ! après l’été
L’hiver à la bise âpre et dure ; —
Une cage au lieu de verdure !
Des fers au lieu de liberté !

Un fils de mon île bénie,
Poëte errant, esprit pensif,
Voyant la muette agonie
De ce grand maître en harmonie,
Eut pitié du chanteur captif.

Il l’emmena sur nos rivages,
Dans l’île aux monts bleus, au beau ciel,
Rêvant pour lui, sur d’autres plages,
De libres chants sous des feuillages
Que baigne un soleil éternel.

Peut-être voulait-il encore
Doter nos monts, doter nos bois,
Nos soirs de lune et notre aurore,
De ce barde au gosier sonore
Et des merveilles de sa voix.


Quand cet enfant du nord prit terre
Chez nous, par la vague apporté,
Sur notre rive hospitalière,
Avec sa voix et la lumière
Il retrouva la liberté.

Ouvrant son aile délivrée
Et fendant l’air, le prisonnier,
L’œil ébloui, l’âme enivrée,
Vint cacher sa fuite égarée
Dans les branches d’un citronnier ;

Du citronnier de la ravine,
Où la Source aux rochers boisés
Étend sa nappe cristalline :
Frais éden fait de paix divine,
D’ombre et de rayons tamisés.

Autour de lui tout est silence,
Onde et fraîcheur, brise et clarté :
Ravi, soudain au ciel il lance,
Avec son chant de délivrance,
Son hymne à l’hospitalité.

Il dit la molle quiétude
Des bois, l’air suave et léger,
Et l’astre dans sa plénitude,
Et cette ombreuse solitude,
Si douce aux yeux de l’étranger.


Il chante les eaux diaphanes
Où le ciel aime à se mirer ;
Il chante…, et l’oiseau des savanes
Se tait, blotti dans les lianes,
Pour mieux l’entendre et l’admirer.

Hélas ! sous ce climat de flamme,
Éperdu, d’accord en accord
De sa fièvre épuisant la gamme,
Dans sa voix exhalant son âme,
Parmi les fleurs il tomba mort !

Il était né sous le grand chêne,
Dans un buisson de frais lilas.
Le flot des jours au loin l’entraîne.
La mort dans une île africaine,
Noir vautour, l’attendait, hélas !

Près de la Source aux blocs de lave
Repose en paix, roi des chanteurs !
Dans ce lieu sauvage et suave,
Toi qui ne sus pas être esclave,
Repose libre au sein des fleurs !

Instinct natal ! ô loi première !
Que cher à tout être à l’endroit
Où s’ouvrit au jour sa paupière !
Le rossignol meurt de lumière,
Le bengali mourut de froid.



ULTIMA VERBA


La vie et la douleur m’ont appris la sagesse,
La voici : l’amour est mortel.
Il meurt même avant nous, et l’homme, en sa détresse,
N’a point d’ennemi plus cruel.

Qu’est-ce donc que la vie ? amertume et torture,
Doute et désespoir, tour à tour !
Mais le plus grand des maux que nous fit la Nature,
Et le plus fatal, c’est l’amour !

L’amour est un combat entre l’homme et la femme,
Qui rive au vaincu le vainqueur.
Tendresse et volupté, nous dit-on ; — lutte infâme !
L’un l’autre, on s’y mange le cœur.

D’où vient-on ? où va-t-on ? Questions sans réponse ;
Le ciel reste sourd à nos cris ;
Et le sphinx de la vie en nous raillant enfonce
Ses griffes dans nos flancs meurtris.

La Nature, mêlant l’ivresse à la souffrance,
De l’homme ardente à se jouer,
Pour leurrer ses douleurs lui donne l’espérance,
L’amour pour se perpétuer.


Créer, tel est son but, but fatal et sinistre :
Indifférente à nos tourments,
Dans cette œuvre sans fin l’amour est son ministre,
Nous, ses aveugles instruments.

La femme autant que l’homme est victime et complice
Du Maître imposé par le sort.
L’un de l’autre on aggrave à l’envi le supplice
Qui n’a de terme que la mort.

La femme, c’est cette ombre à nos pas attachée :
Courez vers elle, elle vous fuit ;
Fuyez-la, vous voyez la vipère alléchée
Derrière vous qui vous poursuit.

Aime, on te trahira ; sois sincère et fidèle,
On se rira de ta candeur.
La femme change ; l’onde est moins mouvante qu’elle :
Que ferait-elle de ton cœur !

Change et trompe à ton tour ! aime et trompe sans cesse !
Torture qui sait torturer !
Brise la coupe après en avoir bu l’ivresse !
Fais pleurer pour ne pas pleurer !

Et voilà donc la vie ! un échange adultère
De mensonge et de trahison !
L’enfer à deux au lieu de l’Éden sur la terre !
Au lieu de miel, l’âcre poison !


Et voilà donc la vie ! et c’est là ce qu’on nomme
Bonheur, ivresse, volupté !
Néant amer ! ô cœur misérable de l’homme !
Inénarrable vanité !

Mourons ! — Suprême asile et suprême assistance,
O Mort, contre un joug détesté,
Viens donc, viens m’affranchir du mal de l’existence,
O Mort auguste, ô liberté !




LA PENSÉE


Plus prompte que la vague aux perfides caresses,
Plus prompte que l’aurore aux menteuses promesses,
Plus prompte que la nuit aux brûlantes ivresses,
Tu vins et t’en allas !

Comme une terre nue et par l’hiver mouillée,
Comme une nuit sans rêve et d’astres dépouillée,
Comme un cœur dont la joie au vent s’est effeuillée,
Je suis seul, seul, hélas !

L’été revient avec son oiseau l’hirondelle ;
La nuit retrouve au bois le rossignol fidèle ;
Mais ton emblème à toi, c’est le cygne : ouvrant l’aile,
Tu m’as fui sans retour !


Mon cœur porte en secret le deuil de ma jeunesse ;
Je meurs d’un rêve éteint sans vouloir qu’il renaisse !
Ainsi que mon printemps ta fragile tendresse
N’aura duré qu’un jour !

A toi, le lis sans tache, ô blanche fiancée !
A toi, femme, la rose entre tes doigts bercée !
A toi, la violette, ô vierge trépassée !
La pensée est ma fleur :

Symbole sans parfum d’une amour décevante,
Après m’avoir souri dans sa candeur fervente,
Je la vois s’effeuiller sur la tombe vivante
Qui pour toi fut mon cœur.




GEORGES LAFENESTRE

———


JUILLET


Les pâles amoureux cherchent les frais avrils,
Le lent vieillard s’attarde aux douceurs de l’automne ;
Juillet, lourd aux faucheurs, mois grave où le ciel tonne,
Mois des blés d’or, c’est toi qu’aiment les cœurs virils !

Car la terre, oubliant les rêves puérils
De sa virginité qu’un bruit de source étonne,
Ne connaît pas encor ce sanglot monotone
Que traîne, aux premiers froids, son veuvage en périls.

Majestueuse épouse aux vêtements superbes,
Elle offre à tous vivants le lait mûr de ses gerbes ;
C’est la nourrice active et rebelle au sommeil :

La nuit brève s’étoile en admirant sa gloire,
Et de son sein gonflé par l’amour du Soleil
S’exhale, en longs parfums, l’orgueil de la victoire !






VICTOR DE LAPRADE

————


ADIEUX AUX ALPES

I


Alpes ! forêts, glaciers ruisselants de lumière,
Sources des grandes eaux où j’ai bu si souvent,
Sommets ! libres autels où, dans ma foi première,
J’ai respiré, senti, touché le Dieu vivant ;

Où la terre a pour moi dénoué sa ceinture,
Où, dans ses bois obscurs, j’ai rencontré le jour ;
Où mon cœur s’enivrait, aux bras de la nature,
D’un mélange sacré de terreur et d’amour !

C’est à vous que je dois le secret de mon être,
Mes élans vers l’azur et vers la liberté.
Alpes ! désert chéri, vous fûtes mon seul maître ;
Mon vrai poëme à moi, vous me l’avez dicté.

Trente ans déjà passés, jeune, ardent, fier, austère,
Chercheur enthousiaste, altéré d’inconnu,
Et pressentant l’amour au fond du grand mystère,
Alpes ! mes blanches sœurs, chez vous je suis venu.


D’autres avaient baisé votre manteau de neige,
Et le soir, sur vos lacs d’azur et de vermeil,
Aperçu dans l’éther le radieux cortége
De vos fronts empourprés aux adieux du soleil.

Ils avaient retrempé leurs pinceaux dans vos flammes
Et de nos vers éteints ravivé les couleurs ;
Pour les verser à flots sur les genoux des femmes,
Ils avaient à vos bois dérobé maintes fleurs.

Mais moi, sans m’attarder aux roses de vos cimes,
Sitôt qu’un large éclair m’entr’ouvrait votre sein,
Éperdu, je plongeais dans ces vivants abîmes :
C’est dans votre âme à vous que j’ai fait mon larcin.

J’ai pressé de mes doigts cette invisible artère
Par où s’épand la vie aux lieux les plus secrets ;
J’ai parlé, dans votre ombre, à l’esprit de la terre....
Elle m’a répondu par la voix des forêts.

Tout ce qu’elle disait avec vos lèvres saintes,
Tout rayon de vos yeux dans l’obscur infini,
Tout dissipait en moi les doutes et les craintes :
Je voyais l’homme heureux et l’univers béni.

De tous les grands espoirs vous m’avez fait largesse ;
Je vivais dans l’effroi, vous m’avez rassuré ;
J’avais soif de beauté, de bonté, de sagesse…
Le Dieu que je cherchais, vous me l’avez montré.


A travers votre azur dans l’insondable espace,
Hissé sur vos sommets, j’entrevis son séjour ;
Je n’ai pu, mot chétif, lui parler face à face,
Mais vous m’avez redit que son nom est Amour !

Et je l’ai si bien cru dans ma longue jeunesse,
Qu’à lui, qu’à son ouvrage, à mes frères humains,
Admirant, adorant, joyeux, épris sans cesse,
J’ai prodigué, partout, mon cœur à pleines mains.

Je voyais, d’un œil sûr, tomber les vieilles chaînes
Et l’antique douleur à jamais s’apaiser ;
Dans un horizon d’or, là-bas, au pied des chênes,
J’entendais retentir un immense baiser.

La sereine raison illuminait ces fêtes,
Baignant de sa clarté les fronts les plus épais :
Toutes les nations, doucement satisfaites,
Goûtaient dans leur sagesse une éternelle paix.

Comme sur vos grands lacs, un navire paisible
Glisse entre deux azurs, par un beau soir d’été,
Telle, à travers les temps, vers le port invisible,
Voguait, sous mes regards, la sainte humanité.

Elle arrivait… malgré quelque orage éphémère !
Et pour nous recevoir, sans nous séparer plus,
Je voyais grand ouvert le vaste sein du père…
Tous étaient appelés et tous étaient élus.


Voilà quel songe heureux, quelles hautes ivresses
Vous m’avez prodigués dans l’ombre de vos bois ;
Voilà le doux vertige, ô mes chastes maîtresses,
Que vos seins lumineux m’ont versé tant de fois.


II


Mais le temps s’est hâté, j’ai subi son outrage ;
J’ai vieilli, j’ai souffert en des jours odieux…
Ah ! je ne parle point des tristesses de l’âge :
Si je souffrais tout seul, je bénirais les Dieux !

Du naufrage commun je ne puis les absoudre :
Ils ont livré la terre au crime tout-puissant ;
Je me demande encor ce qu’ils font de leur foudre
Quand le droit égorgé se débat dans le sang.

J’ai vu, gonflés de haine et d’appétits infâmes,
Des peuples asservis à quelque homme fatal,
Poussant, broyant du pied les enfants et les femmes,
Reculer devant eux les frontières du mal.

J’ai vu mon cher pays, — et c’est ce qui me tue, —
Énervé par vingt ans d’un règne empoisonneur ;
J’ai vu ma noble France, en deux jours abattue,
Perdre du même coup sa gloire et son honneur.


Et moi, l’homme de paix, le chantre des beaux rêves
Qui prêchai le Dieu bon et l’infaillible espoir,
La vertu me condamne à des guerres sans trêves,
Et voici que la haine est mon premier devoir !

Mon vers ne doit sonner que d’horribles fanfares
Précipitant nos fils sur de sanglants chemins,
Quand je maudis du cœur ces revanches barbares,
Et dans l’âge où le fer pèse à mes faibles mains.

Ah ! quand je vins rêver, pleurer sous vos mélèzes
Et m’enivrer d’azur sous vos cieux éclatants,
Vous n’aviez à guérir que les heureux malaises
Et les vagues douleurs qui berçaient mes vingt ans.

Préparez aujourd’hui, vierges hospitalières,
Vos philtres les plus forts et les plus embaumés !
Je rapporte chez vous, mes douces conseillères,
Mille doutes sanglants par l’âge envenimés.

Prophète de malheur, dans l’abîme où nous sommes,
Faut-il, dès le présent, exécrer l’avenir,
M’éteindre avec horreur dans le mépris des hommes
En blasphémant le dieu que j’aimais à bénir ?


III


Mais vous parlez… Je viens ! j’ai retrouvé mon temple ;
J’y refais, jour par jour, mes haltes d’autrefois ;
J’ai revu, dans l’azur, vos fronts… je les contemple ;
J’écoute avec amour le silence des bois.

Sur vos lacs palpitants, bercé comme les cygnes,
Tout mon être obéit au rhythme harmonieux ;
Et je tiens ma pensée attentive à vos signes
Inscrits par les glaciers dans la splendeur des cieux.

Les neiges, les forêts, les prés, le bleu de l’onde,
En mille tons changeants répondent au soleil ;
Je respire la paix ; la lumière m’inonde :
Mon rêve se poursuit dans un demi-sommeil.

Musique, amour, splendeur de cette heure paisible,
Sereine immensité du monde aérien,
Transparent univers, voile de l’invisible,
Quoi ! tu serais aveugle et ne sentirais rien ?

Tu serais la beauté sans pouvoir te connaître ?
Et quand l’humble mortel, ivre de tes appas,
Goûte ainsi dans ton sein les voluptés de l’être,
Tu répandrais l’amour et tu n’aimerais pas ?


Nulle âme au fond de toi n’écouterait nos âmes ?
C’est un néant trompeur que j’aurais tant aimé ?
Nul dieu n’habiterait sur ces sommets en flammes,
Et si tu t’écroulais, tout serait consommé ?

Non ! car j’entends quelqu’un même dans ton silence,
Car tu n’assouvis pas mon immense désir :
Plus haut chez toi j’arrive, et plus haut je m’élance
Vers quelque objet ailé que je ne puis saisir.

Oui, nature, univers, beauté, ma douce étude,
Si tu n’es pas le but tu restes le chemin !
Tu me rends le désir, l’espoir, la certitude,
Quand je les ai perdus dans le désordre humain.

Voyez-moi, je suis vieux, ô mes Alpes fidèles !
Je n’ai plus pour monter le souffle et le pied sûr :
Qu’importe ! je m’enlève et je me sens des ailes
Quand vos fronts étoilés m’appellent dans l’azur.

J’y reprends la jeunesse et le rêve et l’extase,
Aucun mal n’y fait ombre à ma sérénité ;
Et j’y bâtis encor, j’affermis sur sa base,
Dans l’ordre et dans l’amour ma première cité.

Sur ses douces hauteurs je refais la patrie ;
Chaque homme y vient s’asseoir au banquet fraternel ;
Tout regard m’y sourit et toute voix me crie :
La douleur est d’un jour, le bien est éternel.


Adieu nature, adieu forêts, Alpes sacrées
Qui m’avez un moment donné l’oubli du mal ;
Quand mon âme et ma chair seront transfigurées,
Nous nous retrouverons au sein de l’idéal.

Vous entrerez aussi dans l’immortelle vie ;
Un ciel plus pur luira sur vos fronts éclatants ;
J’y volerai, peut-être, au gré de mon envie,
A côté des grands morts vos heureux habitants.

Mes amis d’autrefois me guideront encore :
Sur vos plus hauts gradins nous irons nous asseoir ;
Nous toucherons du doigt les roses de l’aurore ;
Nous baignerons nos pieds dans la pourpre du soir.

Là, notre ancien amour refleurira sans cesse
Sous le même soleil dans un printemps nouveau ;
Et vous m’y verserez, mieux que dans ma jeunesse,
Le breuvage du vrai dans la coupe du beau.




LA PATRIE

A nos Fils


Nommez votre pays de ce nom : la patrie !
Après celui de Dieu, c’est le nom du devoir.
Prononcez-le toujours avec idolâtrie,
Ce nom qui vous oblige au combat, à l’espoir.


Si quelqu’un, se disant le citoyen du monde,
Insulte à votre amour du haut de sa raison,
Ce mot : l’Humanité, sur sa lèvre inféconde
Veut dire l’égoïsme et sent la trahison.

Nous ! plus Dieu la punit, plus le monde l’accable,
Plus elle est en opprobre aux rois, aux empereurs,
Aimons notre cité d’un amour implacable…
D’un amour plein de haine et de saintes fureurs.

Qu’on ne me parle plus de ces peuples, nos frères !
Où sont-ils, et lequel nous a tendu la main ?
Je suis Français ! la France a les destins contraires :
J’ai souci d’elle seule et non du genre humain.

Vous entendrez des voix de traîtres ou de lâches
Prôner, à nos dépens, toutes les nations ;
Vous entendrez tous ceux qui manquent à leurs tâches
Parler impudemment de nos corruptions.

Oui, nous sommes tombés, vaincus par notre faute !
Nous avons manqué d’âme et quitté les sommets :
L’abîme est bien profond, car la cime était haute…
Ceux qui rampent toujours, seuls ne tombent jamais.

Oui, la France est coupable, et s’accuse elle-même ;
Mais lequel est plus pur, de ses voisins jaloux ?
Lequel peut, à bon droit, nous lancer l’anathème ?
Quel peuple sans péché se lève contre nous ?


Qu’ils se taisent ! Nous seuls et l’esprit de nos pères
Restons juges du crime et des devoirs trahis ;
Par fierté, par amour, soyons juges sévères…
C’est le servir bien mal, que flatter son pays.

Mais plus nos doigts sanglants sonderont de blessures,
Plus il apparaîtra de hontes au grand jour,
Plus la sainte Patrie aura subi d’injures,
Plus le deuil sera grand… plus grand sera l’amour !

Je t’aimais glorieuse, et t’adore insultée ;
Je me sens mieux ton fils en pleurant tes revers,
France ! ô mère ! ô grandeur que j’ai trop peu chantée,
A toi mon dernier souffle, à toi mon dernier vers !

Enfants ! si votre père, en butte à quelque outrage,
Vieux, proscrit, mutilé, portait son propre deuil,
C’est alors que debout, pleins d’amour, pleins de rage,
Vous vous diriez ses fils avec le plus d’orgueil.

Soyons ainsi, nous tous, les fils de la Patrie,
Humbles devant son Dieu, fiers devant l’étranger,
Tenons-nous le cœur haut et la main aguerrie ;
Faisons-nous des vertus dignes de la venger.

Jeunes gens qui serez meilleurs que nous ne sommes,
Vous qui vaincrez — mon cœur a son pressentiment ! —
Sous les drapeaux, le jour où vous devenez hommes,
Avancez, la main haute, et prêtez ce serment :


« Je jure devant Dieu, sur mon âme immortelle,
Sur les os de nos morts et de par leurs exploits,
De vivre pour la France et de mourir pour elle,
D’honorer ses autels, d’obéir à ses lois.

« Jamais entre mes mains l’ombre d’une souillure
Ne ternira l’éclat dont ses armes ont lui ;
Si mon voisin de rang tombe d’une blessure,
Sans m’écarter d’un pas je combattrai pour lui.

« Je maintiendrai la terre et le nom des ancêtres :
Et, fussé-je le seul à lui garder ma foi,
Je jure de laisser, libre d’injustes maîtres,
Mon cher pays plus grand qu’il n’était avant moi. »

C’est ainsi que jurait la jeunesse d’Athènes[2].
Vous savez quels combats ces soldats ont livrés !
Enfants, dressés comme eux à des luttes certaines,
Vous Français, vous chrétiens, vous les surpasserez.

N’avez-vous pas, de plus que le héros antique,
Ce ferme espoir qui fait de la mort un bonheur ?
Outre le Dieu vivant qui manquait à l’Attique,
N’avez-vous pas l’esprit de nos aïeux… l’honneur.




LECONTE DE LISLE

————


L’ÉPOPÉE DU MOINE

————

PREMIÈRE PARTIE [3]

HIÉRONYMUS


Vêtus de bure blanche et de noirs scapulaires,
Cent moines sont assis aux bancs Capitulaires.
Ayant psalmodié l’Angelus Domini
Et clos les lourds missels sous le vélin jauni,
Sans plus mouvoir la lèvre et cligner la paupière
Que les Saints étirés dans les retraits de pierre,
Impassibles comme eux, ils attendent, les bras
En croix. La cire flambe et sur leurs crânes ras
Prolonge des lueurs funèbres. La grand’salle
Est muette. Érigeant sa forme colossale,
Un maigre Christ, cloué contre le mur, au fond,
Touche de ses deux poings les poutres du plafond

Et surplombe la chaire abbatiale, où siége,
Avec sa tête osseuse et sa barbe de neige,
Ascétique, les mains jointes, le dos courbé,
Hiéronymus, le vieil et révérend Abbé.

En face, seul, debout, sans cape ni sandales,
Et du sang de ses pieds tachant les froides dalles,
Un autre moine est là, silencieux aussi.
L’œil dardé devant soi, bien loin de ce lieu-ci,
Au travers de ces murs massifs son âme plonge
Dans le ravissement d’un mystérieux songe ;
Un sourire furtif fait reluire ses dents ;
Mais il reste immobile et les deux bras pendants,
Dédaigneux du pardon ou de la peine atroce.
Enfin, l’homme sacré par la mitre et la crosse,
Qui peut remettre aux mains de son proche héritier
Dix mille manants, serfs de glèbe ou de métier,
Plein droit de pendaison sur ces engeances viles,
Droit d’anathème et droit d’interdit sur deux villes,
Et devant qui bourgeois et séculiers jaloux
Et barons cuirassés fléchissent les genoux,
Hiéronymus, levant son front strié de rides
Et ses yeux desséchés par les veilles arides,
Se signe lentement et dit à haute voix :

— Le chemin est mauvais, mon frère, où je vous vois.
Après tant de longs jours et tant d’heures damnées,
Cette désertion, Jésus ! de deux années.
D’où sortez-vous ainsi ? Qu’avez-vous fait, perdu

Dans la fange du siècle à qui l’enfer est dû ?
Est-ce l’horrible soif des voluptés charnelles
Qui chauffait votre gorge et troublait vos prunelles ?
Jusqu’au dégoût final êtes-vous abreuvé ?
Que cherchiez-vous au monde et qu’avez-vous trouvé ?
Rien. Honteux, affamé, chargé d’ignominie,
Vous haletez autour de notre paix bénie
Comme un mort effrayant qui cherche son cercueil.
Mais l’expiation rigide est sur le seuil.
Désormais, dussiez-vous trépasser centenaire,
Il faut payer le prix de ce qui régénère,
Et, face à face avec l’horreur de son péché,
Vivre en sa tombe avant d’y demeurer couché.
Ne le saviez-vous point ? Qui méprise la règle
N’est qu’un oison piteux qui tente d’être un aigle.
La paupière cousue, il va par monts et vaux,
Culbutant d’heure en heure en des piéges nouveaux,
Jusqu’à ce qu’il trébuche au bord de la Géhenne
Où sont les grincements de dents, les cris de haine
Et la flamme vorace où cuisent les maudits.
Mon frère, sachez-le, vraiment, je vous le dis :
Mieux vaut le fouet qui mord, mieux vaut l’âpre cilice,
Quand la béatitude est au bout du supplice,
Que la chair satisfaite et pour le Diable à point.
Malheur à qui Jésus sanglant ne suffit point !
Malheur à qui, brisant le joug divin, oublie
Que penser est blasphème et vouloir est folie ;
Car les siècles s’en vont irréparablement
Et l’éternité s’ouvre après le jugement.

Hélas ! voici bientôt que l’ultime des heures
Sonnera le dernier des glas sur nos demeures ;
Nulle rémission, ni délai, ni merci ;
Le vent se lève et va nous balayer d’ici
Comme la paille sèche aux quatre coins de l’aire,
Enfant à la mamelle et vieillard séculaire,
Serfs et maîtres, palais, chaumes, peuples et rois.
Le mur de Balthazar allume ses parois !
Tout désir est menteur, toute joie éphémère,
Toute liqueur au fond de la coupe est amère,
Toute science ment, tout espoir est déçu.
La sainte Église a dit ce qui doit être su.
Qui doute d’elle est mort déjà durant la vie ;
Qui pousse par delà son rêve et son envie,
Qui veut mordre le fruit d’où sort la vieille faim,
Sans jamais l’assouvir meurt pour le temps sans fin.
Donc, le fait est sûr : croire, obéir et se taire,
Ramper en gémissant la face contre terre
Et s’en remettre à Dieu qui nous tient dans sa main,
C’est la sagesse unique et le meilleur chemin.
Oui ! pour l’âme en sa foi tout entière abîmée,
Puisqu’aussi bien le monde est misère et fumée,
Sans Dieu, que reste-t-il ? Leurre et rébellion
Venant du Tentateur affamé, ce lion
Qui rôde et qui rugit, qui s’embusque et regarde,
Cherchant à dévorer les brebis hors de garde,
Vagabondes, la nuit, sans souci du danger,
Loin de l’enclos solide et des chiens du berger,
Et, brusque, bondissant du fond des ombres noires,

Pour les happer d’un coup de ses larges mâchoires.
Voyez ! songez combien les choses valent peu
Pour qui vous encourez l’inextinguible feu
Outre le désespoir des minutes prochaines.
Mais vous n’endurez point le doux poids de nos chaînes ;
Frère, l’humilité n’est pas votre vertu.
Vous étiez colérique, indocile, têtu,
Téméraire, offensant par vos actes et gestes
Notre maison pieuse et vos patrons célestes
Et vous multipliant en exemples malsains.
Le mal était fort grand. Il est pire. Les Saints,
Voyant la discipline à ce point amoindrie
Et que l’agneau galeux souille la bergerie,
S’en irritent. Voici l’heure du châtiment.
Cette tâche est amère et lourde assurément
Pour mon insuffisance et ma décrépitude ;
Mais ma force est en Dieu, si le labeur est rude
Et le salut final du pécheur fort chanceux
Sinon désespéré. Mon frère, étant de ceux
Qui raillent la douceur et la miséricorde,
Vous serez éprouvé par le jeûne et la corde ;
D’après le monitoire et les canons anciens,
Vous vivrez du rebut des pourceaux et des chiens,
Vous dormirez, couché sur des pierres très-dures,
Au fond de l’In-pace, dans vos propres ordures,
Macérant votre chair et domptant votre esprit ;
Et lorsque vous rendrez l’âme, à l’instant prescrit,
Du moins, les Bienheureux l’attestent, ira-t-elle
S’ébattre, blanche et pure, en sa gloire immortelle,

Soustraite pour jamais au Tentateur subtil
Dont l’archange Michel nous garde ! Ainsi soit-il !
La volonté de tous, mon frère, étant la même,
Tel est l’arrêt du saint Chapitre qui vous aime.
Selon la bonne règle et le commandement,
A genoux ! Confessez vos crimes hautement :
Ouvrez-nous votre cœur et que le Diable en sorte. —

L’autre dressa la tête et parla de la sorte :

— Très-révérend Abbé Hiéronymus, et vous,
Frères, juger en hâte est l’office des fous.
La meilleure harangue, en tel cas, est pareille
Au son vide du vent qui souffle dans l’oreille.
Oyez ! car il y va de mort ou de salut.
J’ai fait ce qu’il fallait et ce que Dieu voulut.
Quiconque veut nier la vérité, qu’il l’ose !
Oh ! que d’ardentes nuits, dans ma cellule close,
M’ont vu veillant, priant, le front sur le pavé,
Plein de l’âpre désir du triomphe rêvé,
De l’éblouissement de l’Église éternelle,
Hors du monde et de l’ombre, et d’un coup de son aile
Emportant ses élus dans les cieux rayonnants !
Que de fois j’ai meurtri mes reins nus et saignants
Pour que de chaque plaie et de chaque blessure
Mon âme rejaillît d’une vigueur plus sûre
Aux sources de la vie et de la vérité
Où l’homme aspire et dont l’homme est déshérité !
Que de fois, desséché d’une abstinence austère,

Assumant le fardeau des péchés de la terre,
Baigné des pleurs versés pour tous, ivre, éperdu,
J’ai crié jusqu’à Dieu qui n’a pas répondu !
Dieu faisait bien. Les cris, les extases, les larmes ?
Inepte sacrifice et misérables armes !
Méditer, solitaire, au fond des noirs moutiers,
Quand l’Agneau, dépecé par les loups, en quartiers,
Lamentablement bêle et sans qu’on vienne à l’aide !
N’être ni chaud, ni froid, dit l’Apôtre, mais tiède !
Jeûner, meurtrir sa chair, user de ses genoux
Les marches de l’autel où Jésus meurt pour nous ;
Mesurer l’agonie éternelle à notre heure,
Gémir dans l’ombre enfin pendant que le ciel pleure
Et que l’Enfer s’égaie et que ruisselle en vain
L’intarissable sang du supplice divin !
Était-ce donc le temps des inertes prières,
Quand le Démon soufflait ses rages meurtrières
Aux princes affolés autant qu’aux nations,
Et les engloutissait dans ses perditions,
Sans qu’on fit rien de plus pour la cause sacrée
Qu’offrir le maigre prix de sa chair macérée,
Ayant cette insolence et cette vanité
De songer que le monde est ainsi racheté ?
Par les Saints tout sanglants de leurs combats, la tâche
Serait aisée et douce et favorable au lâche,
Et la Béatitude à bon marché ! non, non !
Dieu met à plus haut prix la gloire de son nom.
Frères, je vous le dis : l’équité vengeresse
Nous commande d’agir et maudit la paresse.

Il faut laisser les morts ensevelir leurs morts
Et se ceindre les reins pour le combat des forts,
Ou la race d’Adam perdra son patrimoine ! —

L’Abbé d’un brusque geste interrompit le moine :

— Confessez vos erreurs, frère ! Ne touchez point
Au reste. J’ai reçu mission sur ce point.
Or, vous êtes hardi par delà la mesure.
Est-ce au serf de juger, du fond de sa masure,
Les princes de la terre en leurs secrets conseils ?
Dieu, sachant ce qu’il fait, les voulut-il pareils ?
Est-ce à l’enfant, dans ses vanités effrénées,
D’avertir follement mes quatre-vingts années,
De gourmander la foi d’autrui de son plein chef
En m’arrachant du poing la barre de la nef ?
Lourd de péchés, rongé de démence et de bile,
Est-ce à vous de peser dans votre main débile
Les choses de ce monde et les choses d’en haut,
Disant ce qu’elles sont et comment il les faut ?
Vous sied-il d’augurer des volontés divines ?
Un très-risible orgueil vous enfle les narines,
Frère, et vous délirez, en ce triste moment,
Certes, plus que jamais et fort piteusement.
Entendez la raison, n’aggravez point vos fautes ;
Car on chute plus bas des cimes les plus hautes,
Car plus de honte attend le plus ambitieux,
Et le plus vieil Orgueil s’est écroulé des cieux.
Donc, laissez là le monde et ses rudes tempêtes :

La poussière convient à ce peu que vous êtes.
Le Seigneur équitable a donné sagement
Le reptile à la fange et l’astre au firmament,
L’herbe au pré vert, la neige aux montagnes chenues,
La mousse au rouge-gorge et l’aigle aux sombres nues !

— Dieu met son signe auguste au front de qui lui plaît :
Il a négligé l’aigle et choisi l’oiselet,
Dit le Moine. Pourquoi ? Qui le dira ? Personne.
Je suis le trait qu’on darde ou le clairon qu’on sonne,
Et le clairon sonore ou le trait encoché
S’en remet à qui l’enfle ou qui l’a dépêché.
Mes frères, une nuit, de celles que j’ai dites,
Tandis que gémissant des victoires maudites,
Je veillais, prosterné devant mon crucifix,
J’entendis une voix qui me disait : « Mon fils ! »
Elle était douce et triste et cependant immense
Et semblait déborder l’universel silence.
Tremblant, je soulevai ma face pâle, et vis,
Non la pure lumière où les Saints sont ravis,
Hélas ! mais un ciel noir tout lardé de feux blêmes
Où tournoyaient, hagards, des spectres de blasphèmes,
Des faces de damnés, et de hideux troupeaux
De bêtes, chats et loups, dragons, pourceaux, crapauds
Énormes qui bavaient une écume de soufre
Et pleuvaient comme grêle au travers de ce gouffre.
Et je vis un rocher sans herbes et sans eaux,
Où des milliers de morts avaient laissé leurs os,
Et qui montait du fond de l’abîme. A son faîte

Le gibet où pendait la Sainteté parfaite
Se dressait dans la nue affreuse, et, tout autour,
Les carnassiers de l’air, aigle, corbeau, vautour,
De la griffe et du bec, effroyables convives,
Du sacré Rédempteur déchiraient les chairs vives ;
Car les Onze, à ses pieds, rêvant du paradis,
Dormaient tranquillement comme ils firent jadis.
Et la voix de Jésus emplissait les nuées :
— « Mon flanc saigne toujours et mes mains sont clouées ;
L’apôtre et le fidèle, en ce siècle de fer,
M’abandonnent en proie aux bêtes de l’Enfer,
Et d’heure en heure, hélas ! leur tourbillon pullule.
Lève-toi ! c’est assez gémir dans ta cellule ;
L’inactive douleur est risée aux démons.
Va, mon fils ! fuis dans l’ombre et traverse les monts.
Pour ton Dieu qu’on blasphème et pour l’âme de l’homme,
Sans trêve, ni répit, marche tout droit sur Rome ;
Va, ne crains rien. Secoue avec un poing puissant
Le siége apostolique où sommeille Innocent ;
Allume sa colère aux flammes de la tienne,
Et qu’il songe à sauver la Provence chrétienne
Des légions de loups qui lui mordent les flancs :
Princes de ruse ourdis, en leur foi chancelants,
Poussant d’un pied furtif sur la mer écumante
La barque de l’Apôtre en proie à la tourmente ;
Évêques arborant avec des airs royaux
La crosse d’or massif et la mitre à joyaux,
Tandis que sous l’injure et l’âpreté des nues
Les ouailles sans bergers grelottent toutes nues ;

Moines qui, n’ayant plus ni d’oreilles, ni d’yeux,
S’endorment, engraissés de paresse, oublieux
Que les heures du siècle infaillible sont proches
Et que les porcs trop gras ne sont pas loin des broches ;
Hérétiques enfin, par le Diable excités,
Emplissant plaine et monts, les champs et les cités,
Dévorant la moisson comme des sauterelles,
Furieux et cherchant d’insolentes querelles
Aux mystères sacrés accomplis au saint lieu,
A mes Élus, à mes Anges et même à Dieu !
Dis-lui que la caverne, autrefois bien scellée,
Comme une éruption vomit sa tourbe ailée
A travers les débris du couvercle infernal ;
Qu’abandonnée aux flots, en proie aux vents du mal,
La Croix, phare céleste où rayonnait ma gloire,
Espérance enflammée au sein de la nuit noire,
Tremble et s’éteint avec mes soupirs haletants !
Mon fils, mon fils, debout ! Voici les derniers temps !
Va ! Que le Serviteur des serviteurs se lève,
Qu’il brûle avec le feu, qu’il tranche avec le glaive,
Qu’il extermine avec la foudre et l’interdit,
Et que tout soit remis dans l’ordre. Va ! J’ai dit. » —
Tel parla le Seigneur Jésus, triste et sévère.
L’ombre soudainement engloutit le Calvaire ;
Tout le ciel éteignit sa sinistre lueur ;
Un long frisson courut dans ma chair en sueur,
Et je restai muet. Sainte épouvante ! ô joie
Terrible de l’Élu que la grâce foudroie !
O nuit noire où flamboie un immense soleil !

Arrachement sacré du terrestre sommeil !
Une aurore éclatante inonda mes prunelles
De la brusque splendeur des choses éternelles ;
Mon cœur s’enfla de Dieu, je me dressai plus fort
Que l’homme et que le monde et que l’antique mort,
Croyant voir, pour navrer Lucifer et sa clique,
Resplendir à mon poing l’épée archangélique !
Et je partis. L’étoile éclairait mon chemin
Qui mena les trois Rois au Berceau surhumain.
Et je passai les monts, leurs neiges, leurs abîmes ;
J’allai, seul, nuit et jour, plein de songes sublimes,
Sous la nue orageuse ou le ciel transparent,
Mangeant le fruit sauvage et buvant au torrent ;
A travers les moissons florissantes des plaines,
A travers les cités, ces ruches de bruit pleines
Où chacun fait un miel dont le Diable est friand,
J’allai, j’allai toujours, mendiant et priant,
En haillons, les pieds nus, tout chargé de poussière,
Jusqu’à l’heure où je vis monter dans la lumière
La Ville aux sept coteaux en qui Dieu se complait
Et qu’abrite à jamais l’aile du Paraclet,
La Source baptismale où se lavent nos fanges,
La Piscine d’eau vive où s’abreuvent les anges,
Le Port où vont les cœurs confiants et hardis,
La Citadelle où sont les clefs du Paradis !
O Rome ! ô cité sainte ! ô vénérable mère !
Refuge des vivants dans la tourmente amère,
Recours des morts auprès du Seigneur irrité,
Centre de la justice et de la vérité,

Mes lèvres ont baisé ton sol deux fois auguste
Où le sang du martyr fit la pourpre du juste.
O siége de Grégoire et d’Urbain ! saint autel
Qu’enveloppe d’amour le Mystère immortel,
Mes yeux ont contemplé ta beauté que j’adore,
De la Béatitude éblouissante aurore !
J’ai vu Celui par qui Dieu règle l’univers,
Qui hausse l’humble au ciel et dompte le pervers,
Qui frappe et qui guérit, qui lie et qui dénoue,
Qui renverse d’un mot dans l’opprobre et la boue
Et foule également de son talon d’airain
Les peuples trop rétifs et les rois durs au frein,
Et les audacieux enfiévrés d’insolence
Qui, pesant l’homme et Dieu dans la même balance,
Mettent l’Enfer qui brûle et qui hurle en oubli.
Mon cœur n’a point tremblé, mon œil n’a point faibli ;
Le Charbon prophétique a flambé sur ma bouche,
J’ai parlé, moi, le Moine, humble, inconnu, farouche,
Devant la majesté du Saint-Siége romain,
Pour le rachat d’hier et celui de demain.
Oui ! L’infaillible Esprit m’a fait jaillir de l’âme
La foi contagieuse en paroles de flamme,
Et le très-glorieux Pontife m’a commis,
Le soin de faire affront, Christ, à tes ennemis,
Et d’appliquer le feu sur toute chair malsaine.
Frères ! du Tibre au Rhône et du Rhône à la Seine,
J’ai couru, j’ai prêché, voici deux ans entiers,
Aux princes, aux barons, aux bourgeois, aux routiers,
L’extermination par Dieu même prescrite

Du Kathare hérétique, impur, lâche, hypocrite,
Et des peuples souillés par son attouchement ;
Et tous ont entendu mon appel véhément.
Non que l’unique amour de Jésus les attire :
Ils vont à la curée et non pas au martyre ;
Mais il importe peu que le flot déchaîné
Soit impur, s’il fait bien le travail ordonné ;
Si, de la sainte Église embrassant la querelle,
Prince hors du palais, baron de sa tourelle,
Bourgeois de son logis et routier vagabond,
Comme un torrent gonflé par la neige qui fond
S’épandent à travers la Provence infidèle
Afin que rien n’échappe et ne survive d’elle.
Que j’entende, Jésus ! flamber les épis mûrs,
Rugir les mangonneaux et s’effondrer les murs ;
Les cadavres damnés, rouges de mille plaies,
Nus et les bras ballants, tressauter sur les claies
Aux longs cris d’anathème éclatant dans les cieux !
Que j’entende hurler les jeunes et les vieux
Et râler sous mes pieds cette race écrasée !
Que la vapeur du sang lave de sa rosée
Ce ciel qu’ils blasphémaient dans leur impunité,
Cet air, pur autrefois, et qu’ils ont infecté,
Et ce sol qu’ils souillaient comme des immondices,
Et qu’ils meurent têtus, pour que tu les maudisses,
Jésus ! — Debout ! voici l’heure d’agir. Allons !
Debout ! Troussez le froc qui vous bat les talons ;
Laissez les vieux prier pour la proche victoire,
Et la croix d’une main, la torche expiatoire

De l’autre, pour l’Église et pour Dieu, sans repos,
Combattez au soleil le Diable et ses suppôts. —

Sur ce, le vieil Abbé se leva de sa chaire :

— C’est assez de démence. Endossez votre haire,
Bouclez votre cilice et rentrez dans la nuit.
Si l’esprit d’imprudence et d’orgueil vous y suit,
Vous y combattrez mieux le démon qui vous navre,
Et nous prîrons pour l’âme au sortir du cadavre,
Car vous avez menti, si vous n’avez rêvé.
Or, le mensonge est dit, le rêve est achevé.
Descendu tout au fond de la chute effroyable,
Vous connaîtrez bientôt l’illusion du Diable ;
Nous vous affranchirons de ses fers mal scellés.
Silence ! Qu’on le mène aux ténèbres. Allez ! —

Mais le Moine arracha de sa robe entr’ouverte
Le parchemin fatal scellé de cire verte,
Le déroula d’un geste impérieux, tendit
La droite, et d’une voix dure et hautaine, dit :

— Tu t’abuses, vieillard, et tu tombes au piége.
Je suis légat du Pape et l’élu du Saint-Siége.
Voici le Bref signé d’Innocent. N’as-tu point
Pressenti que j’avais les deux glaives au poing ?
Or, je vais dissiper ta cécité profonde.
Éveille-toi, vieillard, ouvre les yeux au monde :
Voici le Bref papal ! Écoute. Tu n’es plus

Chef d’ordre, Abbé mitré. Les temps sont révolus
De ta puissance inerte et de ta foi muette.
A la main sans vigueur succède un bras qui fouette,
A l’aveugle un voyant, un mâle au décrépit ;
Car l’heure nous commande et ne veut nul répit,
Car Dieu, que le salut de ce monde intéresse,
Allume entre mes mains sa torche vengeresse,
Et dans mon cœur saisi de joie, ivre d’horreur,
Sa patience à bout fait place à sa fureur.
C’est à moi de brandir la crosse qui t’échappe ;
Par la grâce et le choix je suis légat du Pape,
Je tranche la courroie et romps le joug ancien.
Prends donc. Lis, soumets-toi, va-t’en, tu n’es plus rien. —

Hiéronymus lui dit : — L’éternel Adversaire,
Non content du blasphème est par surcroît faussaire,
Et voici le renard qui vient après le loup ! —

Il lut et tressaillit et chancela du coup.
Puis, comme un pénitent eût fait d’une relique,
Humblement il baisa le Bref apostolique,
Le relut, et, signant trois fois son pâle front :

— Béni soit le Saint-Père, et béni soit l’affront
Qui me foudroie au bord de ma tombe prochaine !
Béni soit le Seigneur qui descelle ma chaîne !
Le poids en était lourd à mon cou faible et vieux,
Et l’ombre de la mort a passé dans mes yeux.
C’est le temps de partir, c’est le temps qu’on m’oublie.

Tout est dit, tout est bien. Frères, je vous délie.
Obéissez, priez, vivez. Moi, je m’en vais,
Ma tâche faite, ayant vécu des jours mauvais,
Mais rendant grâce au ciel jusqu’à mon dernier râle.
Amen ! Voici la mitre et la croix pectorale,
Et la chape et l’étole et la crosse et l’anneau.
Au nom du Père, au nom de l’éternel Agneau,
Au nom de la Colombe et de la Vierge mère,
Amen ! Heureux qui sort de la vie éphémère
Et rentre dans la paix de son éternité !
Amen ! Amen ! au nom de l’unique Équité !
Nous le savons : le champ que Dieu même ensemence
Hors du monde fleurit dans la lumière immense.
Puissé-je contempler sa gloire, en qui je crois !
Amen ! Amen ! Je m’en remets au Roi des Rois. —

Et le vieillard, courbant sa tête vénérable,
Traversa le Chapitre et s’en alla, semblable
Au spectre monacal qui traîne son froc blanc,
Sans insignes, débile, et l’humble corde au flanc.
Une rumeur confuse emplit la salle sombre ;
Et tous le regardaient disparaître dans l’ombre ;
Mais le Moine bondit dans la chaire et cria :

— A l’œuvre ! Dieu le veut ! A l’œuvre ! Alleluia ! —




ANDRÉ LEMOYNE

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LES BERCEAUX


La vie est ainsi faite. On dit : « Le monde est grand. »
On a, comme l’oiseau, des instincts d’émigrant,
On voudrait en un jour voir l’Europe et l’Asie.
Les ailes font défaut : « Prenons voile et vapeur.
Nous fréterons un brick ou quelque bon clipper
Qui nous emporte au gré de notre fantaisie.

Nous cueillerons en Chine, au bord du fleuve Amour,
La fleur du Nélumbo ; puis nous ferons le tour,
Par le chemin des eaux, de notre vaste monde.
Nous verrons l’Archipel où les paradisiers
S’enivrent en mangeant la noix des muscadiers ; —
Et les grands papillons des îles de la Sonde.

Dans les chaudes clartés d’un ciel oriental,
Nous verrons s’élargir le cèdre horizontal,
Sur de riches fonds d’or étageant ses ramures ;

Tandis qu’à son réveil, la brise du matin
S’y complaît à rhythmer, comme un orgue lointain,
En sons religieux ses plus graves murmures.

Sous des vents réguliers pour le navigateur,
Nous changerons de ciel en coupant l’Équateur.
Nous doublerons le Cap avec toutes nos voiles ;
Et, dans la nuit sereine, au large, on pourra voir
La Croix du Sud jaillir de l’immense miroir
De la mer,… où rayonne un crucifix d’étoiles.

Nous partirons en mai, quand les arbres sont verts. »
Mais les printemps s’en vont, ainsi que les hivers,
Et le départ s’ajourne. — Un soir on se marie.
On fait en souriant l’heureux nid conjugal,
Et l’homme aux grands projets reste au pays natal,
Penché sur le berceau de Paul ou de Marie.

Dans l’oubli de soi-même, on écoute, penseur,
Et l’oreille charmée, un vieux refrain berceur
Qu’à ses beaux endormis chante la jeune mère.
A cette voix émue, au timbre musical,
Cadencée en sourdine,… on est patriarcal
Comme aux temps merveilleux de la Bible et d’Homère.




EUGÈNE MANUEL

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LA NOTE QUI PLEURE


Vous me grondez, amis, de tant parler des morts !
Ma voix, de jour en jour, traîne plus monotone :
Tels, quand l’arbre a senti les rafales d’automne,
Les rameaux dépouillés ont de plus sourds accords.

J’en parle encor trop peu : c’est le seul de mes torts !
Si je songeais à ceux dont le départ m’étonne,
Combien je maudirais ma gaîté qui détonne !
Le rire, à peine éteint, me laisse son remords.

Ma main, sur le clavier qu’elle anime à son heure,
Retombe chaque fois sur la note qui pleure,
Et module à l’entour des chants plus sérieux ;

Tandis que la pédale, obstinément pressée,
Prolonge cette note en sons mystérieux,
Ainsi qu’un glas funèbre, écho de ma pensée !



REGRET


L’aïeul, tranquille à l’ombre, aime à lire un vieux livre,
Quand le soleil du soir empourpre l’horizon ;
L’active ménagère ordonne sa maison,
Et se mire, en passant, dans les grands plats de cuivre ;

Il faut aux bruns enfants que la chaleur enivre
Des fruits qu’on se dispute assis sur le gazon ;
Quand viennent les amis, dans la froide saison,
Il leur faut du bon vin qui fasse aimer à vivre !

Toi, que ce rêve heureux tant de fois consola,
Aïeul, épouse, enfants, amis, tous, les voilà ;
Mais aucun n’a son lot, et ton âme est jalouse :

Car tu n’as point — hélas ! Dieu ne l’a pas permis ! —
Le jardin pour l’aïeul, le dressoir pour l’épouse,
Les fruits pour les enfants, le vin pour les amis !





CI-GÎT



La jeunesse en sa fleur première :
L’orgueil farouche du devoir ;
L’impatience de savoir,
Jugeant courte une vie entière ;

Tout ce qui parle de lumière ;
Tout ce qui répugne à déchoir ;
Tout ce qui peut germer d’espoir :
Nous avons tout mis dans la bière !

Jamais le bien, le vrai, le beau
N’auraient trahi, dans le tombeau,
Une âme à ce point affermie :

Et tu veux, docteur du néant,
Devant ce trou noir et béant,
Que je m’en tienne à ta chimie ?





LE LIERRE


Donnez la même tombe aux deux êtres aimés :
Qu’ils soient dans l’inconnu côte à côte enfermés !
Ramenez, s’il est loin, celui que l’autre pleure.
Un seul amour demande une seule demeure ;
Et c’est une souffrance à torturer un mort,
De ne point reposer au lit où l’autre dort !
La matière en révolte elle-même réclame ;
Le corps aspire au corps ainsi que l’âme à l’âme,
La nature est complice, et son tressaillement
Trahit l’obscur effort d’un double embrassement.

Était-ce un page ? Était-ce un chevalier ? Qu’importe !
Il était mort bien loin de sa maîtresse morte ;
Et chacun, sous la tombe étendu, jeune et beau,
Connut la solitude horrible du tombeau.

Or, dans le sol, pareille à quelque étrange lierre,
Une plante, au printemps, poussa contre la pierre
Sous laquelle dormait, seul et triste, l’amant ;
Et, tandis qu’un rameau l’entourait tendrement,
Un autre, s’écartant de la même racine,
Mystérieusement dans la mousse voisine

Se glissait, rejeton furtif, comme attiré
Par quelque aimant puissant, hors de l’enclos sacré.

On vit alors, — touchant et gracieux prodige ! —
D’un essor obstiné s’allonger cette tige
Qui tentait les hasards d’un voyage lointain.
Qu’il fît soleil ou vent, qu’il fît soir ou matin,
Elle allait devant elle à travers bois et plaines,
S’enroulait aux buissons, s’abritait sous les chênes,
Contournait les cités, les bourgs et les hameaux,
Aux arches des vieux ponts suspendait ses rameaux,
Ou, dans le fleuve, ainsi qu’une couleuvre vive,
Plongeait, mais pour surgir bientôt à l’autre rive.
De pays en pays, du levant au couchant,
Jour par jour, mois par mois, du but se rapprochant,
Et toujours en péril, et toujours épargnée,
Elle rampait, fuyant le soc et la cognée ;
Elle franchissait parcs, monastères, châteaux,
S’enfonçait aux ravins, gravissait les coteaux,
Nouait, d’un lent travail, jusqu’aux plus âpres cimes,
Sa liane flexible au penchant des abîmes,
Tenace, quand l’obstacle imprévu se dressait ;
Et toujours, reprenant sa marche, elle avançait,
Robuste sur le roc, vivace dans le sable :
Le mort lui fournissait la séve intarissable.
Mais la feuille gardait ses plus ternes couleurs,
Et jamais nul rameau n’avait poussé de fleurs :
Jusqu’au jour où, touchant à la tombe jumelle,
Elle en pressa le marbre impatient comme elle ;

Elle le prit, ainsi qu’une mère un enfant ;
Elle l’enveloppa de baisers, l’étouffant
Des doux enlacements de sa jeune verdure ;
De sa tige vingt fois lui fit une ceinture ;
Elle étreignit ses bords, s’incrusta dans ses flancs,
Embrassa tour à tour chacun des piliers blancs ;
Recouvrant l’enclos nu de ses rameaux sans nombre,
Elle en fit un berceau plein de mystère et d’ombre ;
Et, jusque-là stérile, ainsi qu’aux pays froids,
La plante alors fleurit pour la première fois :
Avec la séve, avec le feuillage fidèle,
— O d’un mortel amour espérance immortelle ! —
On eût dit que le cœur au cœur s’était rejoint.

Si vous ne croyez pas cela, vous n’aimez point !




GABRIEL MARC

——


UN MARTYR

AU XVIe SIÈCLE.

I


L’Europe renaissait, et la pensée humaine
Si longtemps prisonnière allait rompre sa chaîne ;
Jours de lutte et de sang pleins d’ombre et de soleil.
Déjà la Renaissance et son éclat vermeil
Avaient illuminé la nuit sombre du cloître.
L’esprit voulait enfin s’affranchir et s’accroître ;
Et, bravant l’Empereur, et le Pape, et l’Enfer,
De sa voix d’ouragan tonnait Martin Luther.
A Rome, on redoutait cette voix ironique,
Et dans Worms, escorté de l’ordre Teutonique,
Il entrait, accusé, comme un triomphateur.
O spectacle inouï ! Devant le novateur,
Charles-Quint méditant sur le néant des choses,
Léon dix inquiet dans ses apothéoses,
Un moine révolté plus fort qu’un Médicis !

Or, c’était vers l’an mil cinq cent quarante—six.
La Réforme gagnait l’Auvergne et, dans Yssoire,
Ville ancienne qui tient sa place dans l’histoire,
L’esprit nouveau faisait son œuvre obscurément.
Quelques bourgeois, marchands ou consuls, par sermen
Avaient juré de croire aux leçons du sectaire.
Réunis chaque soir dans l’ombre et le mystère,
Ils commentaient la Bible et le texte sacré.
Un d’eux était Jehan Brugière, homme honoré
Pour sa vertu, cœur droit, âme loyale et pure,
Abhorrant le mensonge et fuyant l’imposture ;
Ce vieillard simple et bon pleurait, comme un enfant,
De voir le vice absous et le mal triomphant :
Au sommet, les seigneurs radieux dans le crime ;
Le peuple, en bas, courbé sous le cens et la dîme,
Pâle, meurtri, souffrant, en vain criant : merci !
Et l’Église, estimant que c’était bien ainsi,
Au lieu de réprimer la haine et les vengeances,
Pour la gloire de Dieu, vendant ses indulgences.
L’esprit enveloppé comme dans un linceul,
Brugière regardait ces hontes, triste et seul ;
Et dès qu’il vit au loin de clairs rayons éclore
Dans l’ombre, il y courut, comme vers une aurore.


II


Mais l’Inquisition veillait. Les Parlements
Contre les huguenots inventaient des tourments,

Prescrivant de traquer partout les hérétiques,
Et Rome bénissait en chantant des cantiques.
C’est la loi. Jésus-Christ, en mourant sur la croix,
Subjugua l’univers entier, peuples et rois ;
Les martyrs, affrontant les tigres et les hyènes,
Firent partout germer les doctrines chrétiennes ;
Car les persécuteurs, en frappant l’innocent,
Ne voient pas l’avenir qui fleurit dans le sang.
Bientôt on arrêta les réformés d’Yssoire.
Jehan Brugière était d’une vertu notoire,
Et partant son forfait d’autant plus odieux.
Horreur ! Il croyait Dieu miséricordieux ;
Il niait le pouvoir des pieuses images,
Et refusait aux Saints un culte et des hommages ;
On l’avait vu lisant des livres prohibés ;
Il ne saluait plus assez bas les abbés,
Et n’avait pas voulu dénoncer ses complices !
Lui, calme, le front haut, et bravant les supplices,
Quand tous ses compagnons, devant les gens du roi,
Tremblaient, d’une voix ferme il confessa sa foi.
Pouvait-on dans le mal s’obstiner de la sorte ?
Donc on l’emprisonna. Puis, sous nombreuse escorte,
Il fut conduit devant le procureur royal,
Comme blasphémateur, félon et déloyal.
Enfin il comparut devant la chambre ardente,
Dont la sinistre horreur manque à l’Enfer du Dante,
Et, comme il affirma sans trouble et sans regret
Sa croyance, la Cour ordonna par arrêt :
Qu’ennemi de l’Église et couvert d’anathèmes,

Pour ses crimes, erreurs, maléfices, blasphèmes,
Maudit par Rome et plus méprisable qu’un Juif,
Il devait, dans Yssoire, être ars et bruslé vif.


III


Le moment du supplice est venu. Sur la place,
Se pressent bourgeois, clercs, nobles et populace,
La soirée étant belle et le ciel azuré.
L’heure fatale est proche, et tout est préparé.
Ainsi que le prescrit la suprême sentence ;
Au milieu du marché se dresse la potence
Exécrable, où la veille on pendit un voleur.
Mais, pour Brugière, il faut prolonger la douleur.
Une chaîne de fer s’enroule à la poulie,
Afin que fortement l’exécuteur le lie,
Et qu’il soit suspendu vivant sur le bûcher.
Une torche allumée est aux mains d’un archer.
Alentour, des soldats armés de hallebardes
Forment la haie. A droite, entouré de ses gardes,
Le lieutenant du roi, d’un air indifférent,
Cause avec le seigneur bailli de Montferrand.
Qu’est-ce donc après tout que de brûler un homme ?
A gauche, le prélat inquisiteur de Rome
Regarde impatient, sous un dais brodé d’or,
Le bûcher que le feu n’embrase pas encor.
Des moines près de lui, mornes sous leur cagoule,

Psalmodient un verset funèbre. Au loin, la foule
Se coudoie et se pend aux arbres pour mieux voir.
Le silence profond, dans le calme du soir,
Est à peine troublé par quelques sourds murmures,
Et le soleil couchant fait briller les armures.
Bientôt le réformé, sur un noir tombereau,
Apparaît debout, seul, revêtu d’un sarrau,
Ainsi qu’un parricide et les mains enchaînées.
Le front nu, ses cheveux blanchis par les années
Lui font une auréole. Il sourit, calme et fort.
D’un regard pacifique il contemple la mort ;
Et le sombre cortége arrête enfin sa marche.
A l’aspect du vieillard, beau comme un patriarche,
Dans la foule circule un long tressaillement.
Lui, descend noble et fier, sans aide et gravement
Franchit l’étroit chemin qui le mène à la tombe.
Soudain l’exécuteur fait un faux pas, et tombe.

Alors, penché vers lui, simple comme un héros :
« Ne vous êtes-vous point blessé ? » lui dit Brugière.
Puis, il marche au bûcher et se livre aux bourreaux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et son âme monta libre vers la lumière !




PAUL MARROT

————


ASSIETTES PEINTES


J’estime ces vieilles auberges
Comme les villes n’en ont pas ;
Dans leur salle, aux rideaux de serges,
On fait d’impayables repas.

La folle bière, aux creux des pintes,
Prélude aux chansons du dessert ;
Dans de grandes assiettes peintes
Un aubergiste lent vous sert

Quelque fruit ou bien des rillettes
Comme les fermières en font ;
Et votre œil suit, sur ces assiettes,
Les beaux dessins qui sont au fond.

On les contemple sans partage :
Ce sont des amoureux furtifs

Qu’un Palissy de bas étage
Fixa sur des émaux naïfs.

Dans un encadrement trés-souple
Aux lisières d’un bois de pins
Est assis un rustique couple
Qui se donne des baisers peints ;

Le pasteur porte une jaquette
Rouge, et la bergère a des bas
Jaunes ; le gars tout bas caquette,
La fille jacasse tout bas.

C’est si vit, qu’on croit les entendre.
Et pour un peu vous craindriez
Qu’un vieux jaloux ne vînt surprendre
Leurs rendez-vous coloriés ;

Et quand l’hôte de sa main rude
Les reporte au bahut ; on suit
D’un regard plein d’inquiétude
Leur silhouette qui s’enfuit.

A leur destin l’on s’intéresse,
On a peur. On tremble pour eux
Que l’hôte dans sa maladresse
Ne casse leur bonheur en deux,


Qu’un heurt, une chute soudaine,
Ne mette en morceaux leurs amours,
Et, divisant la porcelaine,
Ne les sépare pour toujours.




CATULLE MENDÈS

————


LE SOLEIL DE MINUIT


A ÉMILE M***


Quand l’immémoriale antiquité des jours
Commençait pour ce globe et ses vides séjours,
L’obscure volonté selon qui la matière
Se ruait à remplir sa destinée entière
Faisait sur le désert universel des eaux
Voguer des continents comme de grands vaisseaux ;
Et, la nuit, sous l’œil clair des récentes étoiles,
Les forêts s’emplissaient de vent, comme des voiles !
Aucun pilote humain. Seul, le Hasard savant,
Capitaine pensif qui veillait à l’avant,
Par l’épaisseur des mers que le sillage échancre,
Guidait les lentes nefs, et, parfois, jetait l’ancre,
Soit quand l’Est bleuissait, soit quand avait grandi
L’épanouissement des pourpres du Midi !

Des îles, à l’arrière, ainsi que des chaloupes,
Lourdes, traînaient, ou bien, plus légères, par groupes,
Flottilles que l’on nomme à présent archipels,
S’éloignaient sous l’azur ou la brume des ciels.

Plus d’une, obéissant à son propre mystère,
Tenta seule, ô destins ! l’infini solitaire.

Donc, au septentrion de la sphère, un îlot
S’échoua dans la paix hivernale du flot.
Pendant amas de blocs que la banquise épaule,
Ni l’âpre vent qui sort de la bouche du pôle,
Ni les souffles du sud épouvantés des mers
Ou le givre fleurit sur les glaçons amers,
N’ont pu, depuis les jours, faire bouger de place
Cette oasis de roc dans le désert de glace.

Là, l’espace est blafard sous les deuils persistants
D’un long minuit ! L’hiver a-t-il gelé le temps
Dans le piége éternel d’une seule heure sombre ?
Blême à peine, vers l’ouest, s’ébauche une pénombre,
Sépulcre de brouillard où gît le soleil mort ;
Et la neige aux grands plis, linceul royal du Nord,
De la cime des monts aux profondeurs s’épanche.
L’île déroule au loin sa solitude blanche
Que prolonge la morne et terne inclinaison
Des glaces de la mer vers le gris horizon,
Et, miroir des pâleurs sans fin continuées,
Le lourd ciel, en banquise agrégeant ses nuées,

Stable ou s’entre-heurtant comme un glacier fendu,
Semble un autre océan polaire, suspendu !
Du sol mélancolique au dôme taciturne
S’étage le profond crépuscule nocturne
Où se meuvent des corps faits de neige et de nuit :
Grand faucon, tourmentant l’air opaque, sans bruit ;
Renne qui sur le cap broute une maigre touffe ;
Pétrel pêcheur, dans l’ombre ou son râle s’étouffe
Hérissant par faisceaux son court plumage brun
Visqueux de la rosée amère de l’embrun ;
Loup hurleur, aux reins forts, fauve louve, qui rôde
Vers un terrier trahi par une brume chaude,
Pendant qu’au loin s’allonge et plane en soulevant
Les plis du soir, le geste étrangement vivant
D’un noir tronc d’arbre hors d’une rocheuse fente,
Ou d’un mort que sa fosse ouverte réenfante !
Mais des formes bientôt se dissout le semblant,
Obscur, dans le brouillard, pâle, dans le sol blanc ;
Et, soit que pèse l’air sur la plaine dormante,
Soit que, rude et rompant les sapins, la tourmente
Roule aux gouffres, avec l’avalanche, les ours,
La terre que poussa le vent des premiers jours
Déploîra le désert de ses blancheurs funèbres
Sous la lividité stagnante des ténèbres.



*



*




SNORRA.

Le beau tueur de loups, le jeune homme aux bras forts
Sur ma couche rompue a joui de mon corps.
Ton choc fut rude, Agnar ! sans prière ni piége,
Soudain, hurlant, pareil à la trombe de neige
Qui frappe, emporte, abat le sapin résistant ;
Et ma force, en tes bras sœur des joncs de l’étang,
A subi ta vigueur redoutable, avec joie !
Mais tu dors trop longtemps, jeune loup, sur ta proie,
Car un dessein hardi qu’irrite ta langueur
Rôde impatiemment dans l’ombre de mon cœur.

AGNAR.

Pendant que le vieillard, ton époux et mon hôte,
Éventre du harpon les narvals de la côte,
J’ai vu, des flancs profonds aux cimes des seins durs,
Luire ta neige nue en tes cheveux obscurs.

Mais quel penser semblable aux bêtes de carnage
Rôde en ton sombre cœur sous le toit que j’outrage ?

SNORRA.

J’ai dressé, pour ce jour, le faucon de la mort.

AGNAR.

La femme rêve au mal pendant que l’homme dort.

SNORRA.

Attends-tu que le bloc de glace, qui surplombe,
Croulant, fasse au vieillard un couvercle de tombe ?
Ou que le bord fangeux qu’on sent trop tard plier
Vers le geyser lui creuse un rapide escalier ?

AGNAR.

Cesse de me tenter, femme aux sombres amorces.

SNORRA.

Il revient, le pêcheur de phoques et de morses,
Le vieil époux, visqueux d’eau marine, cassé
Sous le fardeau puant du poisson dépecé,
Et sa barbe essuîra, d’huiles rances infecte,
Ma bouche que le sang de tes baisers humecte
Ah ! le bloc au glacier tient trop ferme pour choir,
Le vieux minuit n’a pas de brouillard assez noir
Pour qu’à des yeux rusés le gouffre ouvert s’y cache :
Mais ton bras est robuste, et j’aiguise ta hache !

AGNAR.

Grâce ! Il est mon ami.

SNORRA.

Grâce ! Il est mon ami. Frappe ! il est mon époux.

AGNAR.

Quoi ! tu n’as point pitié ?

SNORRA.

Quoi ! tu n’as point pitié ? Quoi ! tu n’es point jaloux ?
Chasseur, c’est un scrupule où la crainte se mêle
Que d’épargner le mâle, ayant pris la femelle,
Et tu ne m’aimes point si tu ne le hais pas !

AGNAR.

Je vis dans sa maison.

SNORRA.

Je vis dans sa maison. J’y dors entre ses bras !

AGNAR.

Le meurtre laisse au fer une durable rouille.

SNORRA.

Homme, saisis la hache, ou, femme, la quenouille !

AGNAR.

La tête roulerait, sinistre, aux cheveux blancs.

SNORRA.

Je me suis éveillée un lâche sur les flancs !

Quand passe un jeune ourson, bête à peine poilue,
Ta bravoure se range, et, prudente, salue ;
Et si leur vil troupeau te mordait aux genoux,
Pour en être épargné tu lécherais les loups !

AGNAR.

Paix ! Le baiser sied mieux que l’injure à tes lèvres.

SNORRA.

Va t’accoupler avec les femelles des lièvres !
Surtout, soyez prudents : pour vous apparier,
Élisez un lieu calme et voisin du terrier ;
Là, pullulez, bon couple, et broutez, pêle-mêle,
Prêts à fuir, les petits pendus à la mamelle,
Quand la neige a craqué sous la chute des glands.
— Tu ne m’embrasseras qu’avec des bras sanglants !



*


*


Qu’est-ce donc qu’a la nuit ? un lent reflux circule
Dans la paix du livide et stagnant crépuscule ;
Et comme soulevé par des ensevelis
Le blanc linceul du Nord s’émeut en ses grands plis.
C’est qu’une rougeur naît, vers l’est, dans la pénombre ;
Tel transpire un rayon du sépulcre moins sombre,
Quand le ressuscité qui traîne un long lambeau
Lève sur les degrés la lampe du tombeau !

La rougeur s’épaissit, s’élargit, veut éclore,
Pousse, opaque rondeur, les ombres, croît encore,
Plane ! et domine au loin les polaires pâleurs.

C’est le soleil nocturne, effroi des loups hurleurs !

Sur un blême sommet d’où la nuit se reploie
L’astre, pesant, séjourne, et, large et plein, rougeoie.
Fuite blanche, une brusque avalanche, par bonds,
Roule, revient, ressaute et croule aux vals profonds :
L’orbe morne, vermeil dans l’ombre refoulée,
Dégorge sur la neige une rose coulée.


*



SNORRA.

Ce soir, du pis gonflé des rennes, par trois fois,
Le sang, au lieu du lait, a jailli sous mes doigts :
J’ai frémi d’espérance à ce riant présage !
Certes, la mort attend le vieil homme au passage ;
Gravissant neige et roc, guettant à l’horizon
Un filet de fumée au toit de sa maison,
Lui-même il tend le cou sous la hache levée,
Et son dernier retour n’aura pas d’arrivée.

UNE VOIX LOINTAINE.

Grâce !

SNORRA.

Grâce ! J’entends son cri !

LA VOIX.

Grâce ! J’entends son cri ! Fils ! me frapperas-tu ?

SNORRA.

Quoi donc ! Il parle encore ?

LA VOIX.

Quoi donc ! Il parle encore ? Oh ! je meurs !

SNORRA.

Quoi donc ! Il parle encore ? Oh ! je meurs ! Il s’est tu.

Son chef tombe, ressaute, et roule par secousses,
Lutte, accroche ses poils aux ronces, mord les mousses,
Lapidé d’un torrent de pierres qui le suit,
Et tandis qu’il emporte aux gouffres dans la nuit
La suprême clameur qu’un prompt silence abrége,
Le tronc décapité saigne en haut sur la neige !
Réjouis-toi, mon sein ! tu ne serviras plus
De couche humiliée au lourd dormeur perclus.
Il est mort, son baiser stérile, aux lèvres blanches !
Et mes flancs fécondés élargiront mes hanches,
Fiers de porter, vivace et frappant de grands coups,
Un mâle, où revivra le beau tueur de loups !
Chaud du meurtre de l’autre, il vient, le nouveau maître :
Il voit ses champs de neige où ses rennes vont paître ;
Il enjambe sa douve, il tire le barreau
De sa porte. Salut, mon Agnar. — C’est Snorro !

SNORRO.

Femme ! Ce jour fut bon pour le pêcheur des côtes.

SNORRA.

Qui donc jeta son râle aux solitudes hautes ?

SNORRO.

Mon panier s’est rompu, mais la proie est dedans !
Ah ! ah ! le chef barbu, le morse aux longues dents,
Croyait fuir le harpon qu’une corde ramène ;
J’ai hissé par son cou la bête à face humaine !
Maintenant, mon vieux chien m’a léché sur le seuil ;
Je m’assieds sous mon toit ; l’âtre me fait accueil ;

J’ai chaud ; je vois tes yeux pleins de ton âme franche ;
Et Snorro satisfait rit dans sa barbe blanche.

SNORRA.

Quand le pétrel se plaint dans l’espace endormi,
Parfois l’écho trompé croit qu’un homme a gémi.

SNORRO.

Levé d’orge et de miel, le suc brun de la baie
Fait que l’œil se rallume et que le cœur s’égaie ;
Je viderai vingt fois la tasse de bouleau !
L’antique hiver transmue en glace toute l’eau
Pour qu’aux liqueurs de feu l’homme garde ses lèvres.
Verse, femme ! le vin m’emplit de jeunes fièvres
Et son flot répandu brunit mes poils grisons.
On compte mal les ans dans le Nord sans saisons
Comme on voit peu les plis d’une mare dormante,
Et le sang n’est pas vieux qui dans mon cœur fermente !

SNORRA.

Tu t’abuses, vieillard glacé, dans la boisson.

SNORRO.

Le violent geyser couve sous un glaçon !

SNORRA.

L’âge a pétrifié l’eau vive et le bitume.

SNORRO.

Non, femme aux yeux plus chauds cent fois que de coutume !
Et sache qu’en buvant j’ai formé le dessein
De semer cette nuit ma race dans ton sein.

SNORRA.

La louve concevra, mais d’un loup plein de force.

SNORRO.

Parfois un rameau vert sort d’une vieille écorce !

SNORRA.

Dors plus loin ton sommeil par l’ivresse épaissi.

SNORRO.

Pourquoi Snorra, ce soir, m’est-elle rude ainsi ?
Veut-elle qu’on la prie et qu’on la complimente ?
Toi qui fus d’un vieillard la compagne clémente,
Comme la polémoine au flanc du glacier dur
Pour parfumer la neige ouvre sa fleur d’azur ;
Gardienne au cœur zélé des celliers économes,
Qui fermes ton vadmel aux yeux des jeunes hommes,
Et n’ouvres point l’oreille à leurs propos hardis,
Femme ! un fils te naîtra de moi, je te le dis !
Afin qu’aux jours prochains, où, sans regard ni forme,
Il faudra qu’en un lit solitaire je dorme,
Tu baises sur un front de ta vue ébloui
L’image de l’époux que tu n’as point trahi ;
Et que l’enfant, vivant retour d’une âme absente,
Fidèlement te paie en tendresse innocente
L’amour candide et sûr, beau comme un jour vermeil,
Dont rêvera le père en son obscur sommeil !


*



*




La belle jeune louve amoureuse du mâle
Rampe, se tend, clôt l’œil, bâille avec un doux râle.
Ils vont bientôt, de faim moins que d’amour grondants,
Mordre ensemble une proie où se cherchent les dents,
Puis, quand le flanc repu sur le festin se vautre,
Tendres, lécher du meurtre aux lèvres l’un de l’autre.

Mais le loup, renversant la gorge, arquant les reins,
Voit le soleil ! L’horreur lui rebrousse les crins,
Et cramponné de l’ongle au sol gelé qui craque
Il hurle longuement à la vermeille flaque !

Brusque, il s’enfuit. Le vent ne le précède point.
Ses bonds roulent. Colère où la terreur se joint,
Il se mord en claquant des dents dans les morsures.
Il fuit toujours. L’abîme a des profondeurs sûres :
Il y plonge, farouche, et plonge plus avant.
Il se plaît dans la neige et dans le sombre vent.
Quand repèse sur lui l’épais brouillard polaire,
Il ne sait plus pourquoi sa fuite s’accélère ;
Oubliant l’orbe atroce, à vif dans le ciel froid,
Il s’arrête, apaisé, se tourne, — et le revoit !

La rougeur en ruisseau jusques à lui serpente
Comme s’il eût laissé tout son sang sur la pente.

Fou de peur, il jaillit et tente les lieux hauts !
Ses vingt ongles de fer grincent sur les ressauts
De la glace, et ses dents mordent les neiges dures.
Les pointes d’un torrent gelé par les froidures
Lui déchirent les flancs et ne l’arrêtent pas.
Il s’amasse, ou s’allonge, il fait de petits pas
Ou de grands bonds, et quand, noir fardeau qui se hisse,
Il surmonte la cime au loin dominatrice,
L’écarlate rondeur règne en face de lui !

Alors il geint d’angoisse.

Alors il geint d’angoisse. Où donc n’a-t-il pas fui ?
Dans la neige. Des crocs, des griffes et du ventre
Il défonce le sol où sa forme obscure entre.
La dure blancheur casse, ou, sous la chaleur, fond.
Il creuse encor. Autour du trou déjà profond
S’élève en bords épais la neige qu’il déplace.
Mais la fouille dénude une paroi de glace !
Et la bête, devant l’inattendu miroir,
Se pétrifie en la stupeur de toujours voir,
Comme un disque de chair pourpre autour des vertèbres,
Le soleil de minuit saigner dans les ténèbres !


*



*


SNORRA.

Pendant que plein d’un songe où rit un nouveau-né
Ronfle du lourd vieillard le sommeil aviné,
J’ai déserté la couche et franchi les clôtures,
Cherchant l’ami des loups, le jeune homme aux mains pures.
Sans doute en un lieu calme il est couché, dormant,
Ou bien prend son épieu, loin du fer, prudemment,
Et du manche dressé sur qui pèse une pierre,
Subtil, prépare un piége à la loutre guerrière,
Ou de fils de bouleau qu’il croise et noue entre eux
Trame une forte embûche aux lapins dangereux.

AGNAR.

Emporte-moi, tourmente ! Ouvre-toi, fondrière !

SNORRA.

Écoute, homme qui fuis.

AGNAR.

Écoute, homme qui fuis. Femme hideuse, arrière !

SNORRA.

Le lièvre même attend quand nul ne le poursuit.

AGNAR.

Le cou sans tête règne au milieu de la nuit !

SNORRA.

La peur de l’action a causé ta démence.

AGNAR.

L’épi rouge est sorti de ta noire semence :
J’ai frappé le vieil homme au détour du chemin !

SNORRA.

Le vieil homme en son lit s’éveillera demain.

AGNAR.

Sa vie à mes doigts gèle, et, par caillots, s’arrête !

SNORRA.

Tu les trempas au ventre ouvert de quelque bête.

AGNAR.

Ce fut dans le silence un long gémissement !

SNORRA.

Le pétrel a râlé dans l’espace dormant.

AGNAR.

Elle a roulé, la tête à chevelure blanche !

SNORRA.

Parfois tombe, ressaute et croule l’avalanche.

AGNAR.

La pâle pente est rose au loin sous le ciel noir !

SNORRA.

Le soleil s’est levé sur les neiges, ce soir.

AGNAR.

Tu peux voir l’homme mort si tu tournes la roche !

SNORRA.

J’ai vu l’homme vivant, tout à l’heure, et trop proche.

AGNAR.

Tu mens : je l’ai tué !

SNORRA.

Tu mens : je l’ai tué ! Ris, quand je te croirai.

AGNAR.

Tué ! tué ! — tiens, vois !

SNORRA.

Tué ! tué ! — tiens, vois ! Épouvante ! il dit vrai.

AGNAR.

Oh ! l’orbe atroce et plein qui dégorge un flot rouge !
Pour ne l’avoir point vu, vif encore et qui bouge,
Que n’as-tu, lâche Agnar, de tes doigts furieux,
Hors de leurs trous creusés fait jaillir tes deux yeux !

SNORRA.

Donc les morts sont vivants. La mort est une porte
Qui reste entre-bâillée afin que l’on ressorte.
Hache de l’assassin ! assaille l’homme, abats
Sa tête sur ses pieds, son bras après son bras,
Comme fait la cognée au sapin qu’elle émonde,
Que le tronc reste en haut, festin de l’aigle immonde,
Et que le crâne roule au fond du creux ravin,
Le mort, calme, se dresse après le meurtre vain,

Rattache ses deux bras, sans se hâter, rajuste
Sa tête, dans le val ramassée, à son buste,
Rentre au logis, d’un pas ni trop lent ni trop prompt,
Donne le gai bonsoir, baise sa femme au front,
Parle, écoute un récit dont il rit ou se fâche,
N’en fait point de l’abîme effrayant qui le lâche !
Et s’endort, souriant, les yeux clos à demi,
Comme s’il n’était pas pour toujours endormi !
L’étroit sépulcre même où le ver les travaille
Ne retient pas des morts la sourde relevaille.
L’être, sous les granits entassés, vains fardeaux
Que disjoint la poussée horrible de son dos,
Reprend son crâne aux rats, ses os à la belette,
Et rassemblant sa chair autour de son squelette,
Sans que l’odeur attire à son toit le corbeau,
Vient coucher dans son lit, étant las du tombeau !

AGNAR.

C’est une étrange foi qui succède à ton doute.

SNORRA.

Je parle à ce rusé cadavre qui m’écoute !
J’ai dit vrai, n’est-ce pas, vieux Snorro ? N’est-ce pas
Que le mari posthume a dormi dans mes bras,
Et qu’instruit dans la mort des trahisons vivantes,
Tu vins, homme ! vouant aux justes épouvantes
L’épouse instigatrice et l’amant égorgeur,
Dans mon ventre adultère enfanter ton vengeur !


*



*



Alors dans le minuit plein d’un vent de colère,
S’empourpre horriblement le grand caillot solaire !
Explosion haineuse, il crève, éclaboussant
Toute l’immensité des ténèbres, de sang !
Et sous lui sanglotante, une large coulée,
Mare sur les plateaux, gave dans la vallée,
Précipite aux bas-fonds son flot torrentiel
Qui rejaillit, geyser de pourpre, vers le ciel !
Sans bornes se répand l’effusion vermeille :
Sous la brume aux vapeurs des massacres pareille,
Les glaciers sont de grands miroirs érubescents ;
Tiède comme un linceul sur des meurtres récents,
La neige en ses grands plis, sanglante, se dilate.
L’île déroule au loin son désert d’écarlate
Que prolonge la morne et rouge inclinaison
Des glaces de la mer vers le rose horizon,
Et doublant l’incarnat sans fin de l’étendue,
La nuée, en glaçons de rubis suspendue,
Semble une mer de sang figé, qui planerait !
Vers la haute blessure, un loup hurle, en arrêt ;
Et la femelle, folle et mordant ses entrailles,
Détestable berceau de proches funérailles,

Va, revient, court, veut fuir le grand carnage épars ;
Mais toujours plus sanglant, s’étend de toutes parts
Sous les frissons vermeils du brouillard qui s’effraie,
Le deuil rouge, éclairé par une énorme plaie !

Il cessa de couler, pourtant, le hideux flux !
L’homme, était-il vengé ? L’astre ne saigna plus.

Du levant au ponant, des profondeurs au faîte,
Sous le ciel rassombri la blancheur s’est refaite ;
Certes aux jours marqués pour ses retours fréquents
L’astre polaire, au loin, sur d’anciens volcans,
Se lève, mais spectral et pâle, et, sans colère,
Dessillant dans la brume un œil crépusculaire.
Dans la lividité du minuit persistant,
L’île blafarde, au loin solitaire, s’étend,
Jusqu’à ce que les nefs de l’antique pilote,
Dans l’orageux chaos où leur désastre flotte,
Rompant l’ancre scellée aux rocs des vieux destins,
Marquent, l’homme étant mort sous les soleils éteints,
Le terme pour ce globe et ses vides demeures
De l’immémoriale antiquité des heures.




ALBERT MÉRAT

————


LES COLLINES


Quand je monte vers la barrière,
En laissant la ville en arrière,
Quand la rue est près de finir,
Un mirage, un décor, un rêve
Au bout de mon chemin se lève :
Voyez les collines bleuir !

Je vous connais : vous êtes Sèvres ;
Vous avez des noms doux aux lèvres,
Et des sourires tentateurs.
Vous êtes Meudon ; vous, Asnières,
Et vous faites bien des manières
Pour de si petites hauteurs.

C’est que vous êtes les collines,
Chères, profondes et câlines,
Honneur charmant de notre été,

Et que vous êtes très-jolies
Dans vos fines mélancolies
Et vos caprices de gaîté.

C’est quand Avril verdit les branches
Que vous nous donnez, les dimanches,
A pleins rayons votre soleil,
L’ombre qui tombe de vos chênes,
Et tout près des sources prochaines,
Une heure d’aise et de sommeil.

Vos clairières et vos futaies,
Les ronces mêmes de vos haies,
Tous vos sentiers, je les connais.
Car rien de vous ne m’est farouche,
Et j’ai baisé plus d’une bouche
Dans les fleurs d’or de vos genêts.

Blondes collines apparues
Vers la banlieue, en haut des rues,
Clamart ou bien Montmonrency,
Votre grâce est partout la même,
Mais entre toutes je vous aime,
O montagnes en raccourci !





LE MATIN


Fraîches, d’un rose vif et pâle tour à tour,
Les heures du matin sont l’enfance du jour.
Du ciel elles ont vu la ville, leur amie,
Et donnent un baiser à la belle endormie.
Faites de transparence et de virginité,
Nul souffle impur ne touche à leur frêle beauté.
Ces heures ont encor des souvenirs d’étoiles ;
De la pensée obscure elles lèvent les voiles,
Et, sereines, touchant le front comme un flambeau,
Elles en font jaillir l’étincelle du beau.

O blanches visions des formes reparues !
Si, l’esprit délié, l’on marche par les rues,
Ce ne sont point les sots que l’on rencontre encor,
La femme, oiseau d’amour, allant d’un vague essor,
Ni le loisir qui flâne ou le vice qui rôde.
— La bonne odeur du pain, inattendue et chaude,
Vous invite du seuil ouvert des boulangers ;
Les laitières ont fait leurs mélanges légers,
Et le lait baptisé des petites vachères
Bleuit encore un peu sous les portes cochères.
On rencontre déjà les voitures de fleurs :

Tous les parfums issus de toutes les couleurs,
Les roses, les bluets, cueillis avant d’éclore,
Qui nous viennent des blés et que Paris adore.
Parfois une charrette et son lourd attirail ;
Sur les trottoirs, des gens qui s’en vont au travail,
Des filles en sarrau, la mine chiffonnée…
Paris vaillant et fort commence sa journée.
Comme la rue est vide, ou peu s’en faut, les pas
Sonnent distinctement et ne se mêlent pas ;
Et c’est plaisir d’entendre, à bruits vifs et rapides,
Ces soldats du devoir simplement intrépides,
Allant au même but par le même chemin
Qu’ils avaient fait hier et referont demain.

Puis le Louvre, les ponts, la belle mise en scène
Des arbres en bouquets au loin, et de la Seine
Attirant le regard à ses deux horizons.
D’un côté le palais immense, les maisons,
La Cité, proue énorme, et les deux tours jumelles,
Et le ciel découpant un clocher de dentelles ;
Et de l’autre, aussi loin que porte le regard,
Les ponts échelonnés l’un sur l’autre, l’écart
Et la courbe que ont les bords, et les collines,
Et le vent du matin qui tord les mousselines
De la brume légère au-devant du soleil.

Ainsi le jour nouveau, magnifique et vermeil,
Brûlant à ses rayons l’aile verte du rêve,
Beau comme un jeune dieu, sur la ville se lève.



LES FLEURS DE POMMIERS


Les champs sont comme des damiers
Teintés partout du blé qui lève.
Avril a mis sur les pommiers
Sa broderie exquise et brève.

Avant que les soleils brutaux
Aient fait jaunir l’herbe et la branche,
C’est la gloire de nos coteaux
D’avoir cette couronne blanche.

Malgré les feuillages légers,
Les jardins sont tout nus encore,
Mais les fleurs couvrent les vergers
Qui rayonnent comme une aurore.

La campagne gaie est vraiment
Belle et divinement coiffée ;
Les pommiers ont un air charmant
Avec leur tête ébouriffée.

Une étoile blanche est leur fleur
Qu’Avril peut brûler d’une haleine.

Le Chinois en peint la pâleur
Sur les tasses de porcelaine.

Elle n’a pas d’odeur ; elle est
Délicate, charnue et grasse ;
Blanche et mate comme le lait,
Aussi légère que la grâce.

Elle semble s’enorgueillir
Du fragile trésor du germe.
Il faut la voir sans la cueillir
À cause du fruit qu’elle enferme.

Cependant sur le front aimé
Qui s’éclaire de l’embellie,
Pas une seule fleur de mai
N’est, à vrai dire, aussi jolie.

J’ai là, tout au fond de mon cœur
Un souvenir de matinée :
Des fleurs prises d’un doigt moqueur…
Mais je ne sais plus quelle année !





LA PETITE RIVIÈRE


La petite rivière, bleue
Si peu que le ciel ait d’azur,
D’ici fait encore une lieue,
Puis verse au fleuve son flot pur.

Plus grande, elle serait moins douce,
Elle n’aurait pas la lenteur
Qui dans les herbes mène et pousse
Son cours délicat et chanteur.

Elle n’aurait pas de prairies
Plus vertes si près de la main,
Non plus que ces berges fleuries
Où marque à peine le chemin.

Ni le silence si paisible,
Ni parmi les plantes des eaux
L’étroit chenal presque invisible
Entre les joncs et les roseaux.

Et le moulin qui sort des branches
N’aurait pas à bruire ailleurs

Plus d’eau dans ses palettes blanches,
Ni plus de mousses et de fleurs.

La petite rivière est gaie
Ou mélancolique, suivant
Qu’un oiseau chante dans la haie
Ou qu’il pleut et qu’il fait du vent.

Selon l’heure, joyeuse ou triste,
Couleur du soir ou du matin,
Comme une charmeuse elle insiste,
Lorsque l’œil la perd au lointain,

Derrière le saule incolore
Ou le vert des grands peupliers,
A montrer une fois encore
Ses caprices inoubliés.




ACHILLE MILLIEN

————


CROQUIS DE JUILLET


Le soleil de juillet flétrit la marguerite
Et pèse lourdement au front du bouton d’or.
La brise au plus profond des bois muets s’abrite :
Le soleil luit toujours, le soleil luit encor !

Dans les prés à demi desséchés, rien ne bouge ;
Pas un bruit n’interrompt le sommeil des échos.
Les faucheurs sont couchés au bord du sainfoin rouge,
Marqué de traits de feu par les coquelicots.

Au cœur des charmes tors, penchés le long des orges,
Où nul épi tremblant ne frôle un autre épi,
Les oiseaux se sont tus, même les rouges-gorges ;
Et le grillon jaseur déjà s’est assoupi.

Les roseaux, dans le lit où bruissait la mare,
Quand le vent s’y baignait en passant autrefois,

Cachent trop aisément une eau dormante et rare
Où se blottit la raine immobile et sans voix.

La vie est ralentie et comme suspendue
Sous ce ciel d’azur clair, implacablement beau,
Qui verse aux champs, privés de l’ondée attendue,
Un calme où l’on pressent le calme du tombeau.

Ce silence m’effraie !… à ton vol, alouette !
Cigale, éveille-toi !… Mais d’un pli du terrain
Émerge tout à coup l’étrange silhouette
D’un être dont la voix écorche un gai refrain.

C’est un vieux mendiant, nu comme Diogène,
Qui s’abreuve à la source et qui loge au grand air,
Qui s’en va seul, toujours chantant, et que ne gêne
Ni l’ardeur de l’été ni le gel de l’hiver !




MARC MONNIER

————


I

A UNE FEMME


Quand vous voyez celui qui vous aime apparaître
Si courbé devant vous, le front si triste et bas,
Quand vous sentez sa vie attachée à vos pas…
Vous vous dites sans doute, en souriant peut-être :
Pourquoi m’aime-t-il donc, moi qui ne l’aime pas ?

Oh ! ne le plaignez pas ! Si fort qu’on lui résiste,
Si loin qu’on le repousse, il aime ses douleurs ;
Et dût-il être heureux, il n’irait point ailleurs :
Il ne voudrait jamais, fût-il cent fois plus triste,
Échanger votre paix contre un seul de ses pleurs.

Oh ! ne le plaignez pas de votre indifférence !
Quel port vaut la tempête, au vent libre, en pleine eau ?

Dormir est doux parfois, mais vivre est bien plus beau :
Demandez aux mourants si, malgré leur souffrance,
Ils ne préfèrent pas l’agonie au tombeau ?

Ils repoussent du bras la mort qui les convie,
Quels que soient les tourments qui s’acharnent sur eux :
Ainsi nous bénissons notre amour douloureux ;
Qui ne le connaît pas ne connaît pas la vie,
Qui n’en a pas souffert ne fut jamais heureux…

Et vous ne l’êtes pas, madame, — et lui, s’il aime,
Est moins proscrit que vous qui lui fermez vos bras ;
Ne le plaignez donc plus, mais plaignez-vous tous bas !
Ne pleurez pas sur lui, mais pleurez sur vous-même !
Ayez pitié de vous puisque vous n’aimez pas !

Enviez-lui plutôt sa peine et sa détresse,
Car vous ne savez pas dans quel monde étoilé
Il vit tout plein de vous qui l’avez exilé,
Ni tout ce qu’en votre œil aride il boit d’ivresse
Et de ravissement, ce cœur inconsolé !

Vous ne saurez jamais l’extase de son âme,
Quand il vous suit partout et vous emporte en soi ;
Comme en son rêve immense il vous prend, pauvre femme,
Et comme il vous ranime, et comme il vous enflamme,
Et comme il vous couronne, et comme il est bien roi !

Vous ignorez cela ! — Pour vous dont l’âme fière,

Froide, inerte, immobile, inexorable, dort
En un sommeil de plomb qui ressemble à la mort,
Le jour succède au jour sans ombre et sans remord,
Et la nuit à la nuit, sans vie et sans lumière :

Votre cœur n’est jamais inquiet ni charmé ;
Dans la paix du sépulcre il dort inanimé…
O mon Dieu ! n’être pas aimé lorsque l’on aime,
C’est un affreux malheur — mais le malheur suprême,
C’est de ne pas aimer, lorsque l’on est aimé.





II

A UNE AUTRE


Tout ce qui charme est sur tes lèvres :
Les mots émus qu’on dit tout bas
Et ceux qui prennent leur ébats,
Partant, courant comme des lièvres ;
Le doux pli qui, tendre ou moqueur,
Égaie ou console mon cœur ;
La caresse dont tu me sèvres
Pour m’irriter ou m’apaiser :
Parole, sourire et baiser,
Tout ce qui charme est sur tes lèvres.



III

A UNE AUTRE


Tu n’as pas voulu quand j’avais vingt ans ;
Tu n’as pas voulu dans le temps des roses
Où, n’ayant souci des plus douces choses,
Je n’aimais que toi de tout le printemps ;

Où j’aurais franchi les monts et les plaines
Pour te voir une heure et m’en retourner,
Où ma vie entière était à donner,
Où mon avenir avait les mains pleines.

J’allais devant moi d’un pas résolu,
J’avais pour étoile une tête blonde :
Si tu m’avais dit : « Donne-moi le monde ! »
Je l’aurais conquis. — Tu n’as pas voulu.

Voici l’heure, hélas ! où naissent les rides,
Déjà le soleil paraît décliner ;
Je n’ai plus ma vie entière à donner
Bientôt l’avenir aura les mains vides ;


Tristes, nous comptons les ans révolus…
Tu ne voulais pas dans le temps des roses,
L’automne est venu plein d’heures moroses,
Et tu voudrais bien, — mais je ne veux plus !





IV

LES DEUX ÉPIS


Deux épis se montraient naguère
L’un près de l’autre au champ jauni ;
L’un se tenait droit comme un I,
Sa charge étant assez légère ;
L’autre paraissait accablé,
Tant il portait de grains de blé.
Heureux les pauvres que nous sommes !
Les trésors du monde sont lourds,
Et trop de bien pèse toujours
Sur les épis et sur les hommes.

On pourrait tirer de ceci
Une autre leçon que voici
Et qui me paraît moins vulgaire ;

L’épi qui penche est le meilleur :
Il a son poids et sa valeur,
Tandis que l’autre n’en a guère.
Je crois qu’ici-bas plus on vaut,
Plus on est modeste et timide :
Et que pour porter le front haut
Il ne faut qu’une tête vide.




PAUL DE MUSSET

————


À NINON

SONNET


Je vous ai raconté comment mon pauvre cœur,
Un matin, fut guéri d’une longue souffrance ;
Comment l’amour lassé, cachant l’indifférence,
D’une tendre amitié prit le masque trompeur.

Ce cœur si bien guéri tombe en votre puissance ;
Mais vous, douce Ninon, je vous aime sans peur,
Car dans notre amitié l’amour a pris naissance,
Comme un arbre greffé donne une double fleur.

Laissons d’autres s’aimer comme on se fait la guerre.
Ne craignons pas de suivre une marche contraire ;
Nous saurons nous guider en nous donnant la main.

Notre ivresse n’est pas une humeur passagère.
L’un sur l’autre appuyés jusqu’à l’heure dernière,
Faisons de nos amours un jour sans lendemain.






MYRTEN

——


VŒU DE CHASTETÉ


Le mortel qui prononce à jamais sa rupture
Avec ses passions, lorsque dans un couvent
Il enferme ses jours, n’est-il plus la pâture
De ces tendres soucis qu’on caresse en rêvant ?

Pour étouffer en lui la voix de la nature,
Que peuvent la prière et le travail fervent ?
Le cloître est-il déjà la froide sépulture
Pour le cœur jeune encor qui fut ému souvent ?

Un moine, enluminant un manuscrit gothique,
Sur les marges fait croître une flore mystique,
Mais la pensée humaine y domine toujours.

Triste et continuant son œuvre inachevée,
il dessine un rosier portant une couvée
De tout petits oiseaux, symbole des amours.






AMÉDÉE PIGEON

————


DANS LA FORÊT


Enseveli dans l’herbe verte
Sur la lisière d’un grand bois,
Je recueille, l’oreille ouverte,
Tous les chants et toutes les voix.

Tandis que dans un ciel d’opale
Le soleil rouge disparaît ;
Souvent je penche mon front pâle
Vers le sol noir de la forêt.

Et les yeux fixés sur la mousse,
Spectacle charmant et profond,
Je regarde l’herbe qui pousse
Ainsi qu’un abîme sans fond.

Sur le thym à la fleur rosée
Vit un monde au nôtre pareil,

Mais une goutte de rosée
Doit être pour eux le soleil.

Le bourdon, portant sur son aile
Les sept couleurs de l’arc-en-ciel,
Plonge un moment sa tête frêle
Dans un calice plein de miel ;

L’araignée, ardente et légère,
Devant sa toile fait le guet ;
Un ciron va d’une fougère
Sur une branche de muguet.

Des fourmis passent affairées,
Portant des fardeaux dans leurs mains,
Et vont en colonnes serrées
Ainsi que des soldats humains.

Ou du bout de sa tentacule
L’insecte au frêle corselet
Du cœur bleu d’une renoncule
Exprime une goutte de lait.

Je vois scintiller comme un rêve
Son élytre aux mille couleurs ;
Soudain il tombe et se relève
Au fond d’un abîme de fleurs ;

Mieux que dans les pages d’un livre
Sous les arbres de la forêt

La grande nature me livre
Quelques mots de son grand secret.

Chaque être que mon esprit nomme
Me montre la grandeur de Dieu
Et je comprends mieux en ce lieu
La vanité folle de l’homme.





SOIR D’ÉTÉ


Le soir, lorsque le vent qui souffle des prairies
Emporte les parfums des luzernes fleuries,
L’odeur des chênes verts et les senteurs des blés,
Les cœurs les plus prudents se sont sentis troublés ;
L’invincible besoin d’aimer qui nous tourmente
Fait que les moins hardis désirent une amante ;
Les corps tremblent, saisis de troubles inconnus.
Les femmes qui des champs reviennent les bras nus
Sentent leurs mouvements suivis d’un œil avide ;
Le jeune homme rougit et la vierge timide
Sent son cœur défaillir et ses sens embrasés :
Les songes de la nuit seront pleins de baisers.





NUIT PRÈS DES BOIS


La lune luit ; le ciel est bleu ; le grillon chante ;
Nulle âme en ce moment n’a droit d’être méchante.
Tout contour s’amollit sous la douce clarté
Que dans le grand ciel bleu fait cette nuit d’été.
Les chevreuils, les faisans, les cerfs connaissent l’heure
Où dans les bois profonds la fougère est meilleure,
Où la mousse se creuse en moelleux abris
Pour cacher et baigner leurs corps endoloris.
Les hêtres agrandis frissonnent ; la rosée
Trempe tous les halliers de sa goutte irisée.
Les bouvreuils, les pinsons, les ramiers aux vols lourds
Dorment frileusement dans leurs nids de velours.
De légères senteurs flottent ; la centaurée
Offre sa fleur de pourpre à la biche effarée
Qui, fuyant, n’a pas eu d’ombre pendant le jour.
Les faucheurs attardés rentrent, causant d’amour.
Un cabaret là-bas, point rougeâtre, flamboie,
Et très-loin, par moments, un chien peureux aboie.
Pour écrire, il me faut le silence effrayant
De la nuit, ou le bois impénétrable ayant
L’ampleur et la fraîcheur d’un temple sous ses arbres ;
Les pins, serrés et droits, comme des fûts de marbres,

La mousse, les tapis d’herbe fine, les eaux
Dormantes, la verdure épaisse et sans oiseaux.
Quand dans le ciel profond l’étoile verte et rouge
Resplendit, que dans l’air parfumé rien ne bouge,
Quand les hêtres sur moi ferment leurs bras moussus
Et que sous les halliers vaguement aperçus,
La campanule bleue, et les longues orties
Renversent à demi leurs fleurs appesanties ;
Alors seul, inquiet, je m’arrête : une voix
Chuchotante me dit tous les secrets des bois ;
Des vers harmonieux chantent dans les ramures ;
Des taillis frissonnants, des buissons noirs de mûres
Sort un hymne profond, plaintif comme un adieu :
C’est la forêt qui chante et se raconte à Dieu.




SONNET


Ce matin, triste et seul, quand j’ai rouvert mon livre,
Il était plein de fleurs et de plumes d’oiseaux,
Rappelez-vous nos jeux parmi les grands roseaux
Et le temps où deux mots de vous me faisait vivre.

Près de l’étang fleuri vous me laissiez vous suivre ;
Nous prenions pour signets les feuilles des bouleaux
Et nous allions pêcher dans le fond des îlots
Ou causser dans les foins dont la senteur enivre.


Loin de vous, dans les bois, j’allais aussi m’asseoir,
Commençant des sonnets que j’achevais le soir,
Pensant à des baisers comme on pense à des crimes.

Hélas ! tout mon bonheur est parti par lambeaux ;
Je n’aime plus ces vers que je trouvais si beaux,
N’ayant plus vos grands yeux où je cherchais mes rimes.




SONNET


Un véritable, un seul, un éternel amour,
Rêve fou qui toujours obsède ma pensée,
Fantôme qui, debout dans mon âme insensée,
M’empêche de jouir des biens de chaque jour.

N’ai-je pas vu mourir chaque chose à son tour,
Chaque forme bientôt par une autre effacée ?
Mon âme, si souvent trahie et délaissée,
N’a-t-elle pas senti que tout fuit sans retour ?

Quand comprendrai-je enfin, libre d’un vain tourment,
Que nous n’avons à nous que l’ombre d’un moment ;
Qu’il faut s’abandonner sur l’heure à son envie ?


Quand saurai-je étouffer en moi le vain regret
Et comme un fruit qu’on trouve au bord d’une forêt
Goûter innocemment les heures de la vie ?




FRÉDÉRIC PLESSIS

————


ANATHÈME A BAKKHOS



Porphyris te consacre, ô Bakkhos, Dieu du vin,
Ce thyrse couronné d’une pomme de pin,
La peau de cerf, longtemps enroulée à ses hanches,
Ce sistre, ce tambour, ces bandelettes blanches,
Instruments et témoins de sa jeune fureur !
Elle ne hante plus les grands bois pleins d’horreur,
Sous le mystique van, ceinte de la nébride :
Car sa tête blanchit et tout son corps se ride,
Et sa main tremble, hélas ! non moins que ses genoux
Et n’élève qu’à peine un kratèr de vin doux.





L’ÉRINNYS D’UNE MÈRE


« Tu veux partir, ma fille ? et suivre malgré moi
Cet Étranger rusé, sans pudeur et sans foi ?
Pars, fille impie ; et vous, ô terribles Déesses,
Nocturnes, aux cheveux de serpents, vengeresses !
Suivez-la sur la nef de l’Époux triomphant,
Furieuses et plus rapides que le vent ! »

O cité de Kadmos ! Thébè, chère patrie !
Je ne repose pas sous une herbe fleurie
Dans l’urne où sont les os consumés des Aïeux.
Malheureuse ! je vins mourir en d’autres lieux.
Au bord Ausonien, près de la mer salée,
Un tertre aride pèse à ma cendre exilée.
L’Érinnys d’une mère a causé ce malheur.
Mon front se couronnait de marjolaine en fleur ;
Aux bruits harmonieux du sistre et du crotale
S’avançaient les flambeaux de Hèrè conjugale ;
Et le brodequin jaune enfermait mon pied blanc,
Une ceinture d’or pressait mon jeune flanc ;
L’Époux impatient, que la flûte convie,
Méditait dans son cœur Kypris, source de vie…
Mais, oh ! cessez vos chants : quels sont ces cris affreux ?
Les convives muets se regardent entre eux ;

Je pâlis, je frissonne… il faut bien que je meure !
Car autour de la blanche et joyeuse demeure
La sanglante Érinnys avait crié trois fois.
Érinnys d’une mère ! inexorables lois !
Je meurs… vers le bûcher, vierge encore, entraînée…
Le voilà prêt, plus tôt que le lit d’hyménée !
Érinnys d’une mère ! inévitables maux !
Que la terre Barbare est pesante à mes os !

Hélas ! très-misérable ! en partant j’osai croire
Qu’Aidès serait clément, du fond de la nuit noire,
Lui qui des prés en fleurs sur l’orageuse mer
Ravit Perséphonè si loin de Dèmètèr !




L’IMAGE


J’aime à vous évoquer dans une chaste pose,
Debout et les doigts joints et les yeux souriants,
Comme au temps où, rêveur injustement morose,
Je profitais si mal de mes beaux jours fuyants.

Ah ! je vous ai du moins présente en ma mémoire !
Tout, depuis le nœud bleu sous le petit col blanc
Ou la simple croix d’or, avec la robe noire
Qui garde dans ses plis mon pauvre cœur tremblant,


Jusqu’au ruban léger qui, du col à la taille,
Par derrière flottait à tous vos mouvements,
Tout est là dans mon cœur et revit et m’assaille
En me faisant souffrir de durs et chers tourments.

Puisqu’il est une grâce intime et naturelle,
Selon que le costume est bien ou mal porté,
Vivez, ô mon Amie ! et demeurez fidèle
À ce culte élégant de la simplicité.

Vous avez dédaigné les bizarres coiffures
Qui semblent au vieux goût faire un dernier affront,
Et, pour la gloire encor des belles chevelures,
Deux simples bandeaux noirs couronnent votre front.




LES DEUX ARCHERS


Aimer d’un grand amour une grande beauté
N’est point un culte faux et te garde du blâme,
Si ton cœur, attendri par cet amour, s’enflamme
D’un zèle universel de sainte charité.

La Grâce peut vouloir qu’un Ange ait emprunté
Pour ton salut les traits d’une angélique Dame,
Puisque c’est en songeant à ses yeux, que ton âme,
Affligée ici-bas, songe à l’éternité.


Il est, sans doute, il est un Amour moins austère :
Cet Archer, dont le pied ne quitte pas la terre,
Sous sa pourpre vieillie et son myrte fané,

Propose un but grossier à sa flèche grossière ;
Mais le tien, tout en blanc, de laurier couronné,
Vise de ses traits d’or sa cible de lumière.




LA FEMME PURE


Étoile de douceur, Miroir de chasteté,
Vase de certitude, ô merveilleuse Gerbe
Où tendresse est liée avec austérité !

Le Seigneur nous a dit : « Va ! fléchis ta superbe.
L’homme est la fleur des champs qui fleurit pour un jour,
Et ce jour est rapide et passe comme l’herbe.

« Le puissant, tout à coup, croule comme une tour,
Et voici, flagellé dans la trombé éternelle,
Celui qui confondit la luxure et l’Amour.

« Quand l’Ange sur la mer déploîra sa grande aile,
Oiseau divin guidant la barque au léger poids,
Crois-tu qu’il prenne à bord une âme criminelle ? »


Vous avez écouté cette mystique Voix.
Vous marchez parmi nous, souriante et sereine,
Dans la sécurité de votre premier choix.

La femme impure arbore une fierté de reine.
Mais, sachant que le Temps est envieux et prompt,
Elle a peur, dans la fête où le plaisir l’entraîne.

Et le Temps ne fait point attendre son affront ;
Et, tout en la poussant à grands pas vers l’abîme,
Il dépouille sa tête et lui ride le front.

La voilà donc, avec le remords de son crime,
Seule à son foyer froid qu’Amour a déserté,
Amour qui disparaît, riant de sa victime,

Le jour où se flétrit la rose de santé.




ABSTINEAS, MORS ATRA, PRECOR


Imprimant sur la face et sur la chair entière,
Pour attester son œuvre, un doigt injurieux,
La Mort semble surtout, quand elle éteint les yeux,
Avoir chassé l’esprit d’un trône de lumière.


Vienne bien tard le jour que sous votre paupière
S’éteindra le rayon qui me fit anxieux !
Infirme, en attendant ma guérison des cieux,
J’ai, pour vous concevoir, besoin de la matière.

Et je ne songe pas sans défaillir qu’un jour,
Selon que le voudra le tout-puissant Amour,
Avant mes tristes yeux, vos yeux peuvent se clore.

Je ne vous verrai plus que dans mon souvenir,
Ce miroir que le Temps sera prompt à ternir
Et que soupirs et pleurs obscurciront encore.




LES PETITS CHEVEUX


Par ma lèvre et mes doigts ardemment désirés,
O tout petits cheveux échappés et rebelles
Ébauchant sur son front des boucles naturelles
Qu’au flexible persil un Grec eût comparés !

Debout à son miroir, de sa main si légère
Elle prenait plaisir à vous friser encor,
Et moi je contemplais le riche et noir trésor,
Cheveux dont les parfums sont perdus pour la terre !


Elle se croyait seule… Oh ! quand ses yeux distraits
Rencontrèrent les miens où brillait un sourire,
Bien que la femme en elle aime un peu qu’on l’admire,
Le remords prévoyant se peignit sur ses traits.

Une noble pudeur d’avoir été surprise
Dans ce geste innocent de toucher ses cheveux
Assombrit son front clair, attrista ses grands yeux…
Elle resta debout, un moment indécise.

Dans le corsage noir sans doute aura frémi
Son beau sein sous lequel un cœur chaste repose ;
Elle songeait qu’il faut si peu pour que l’on ose…
Qu’elle s’était livrée à son pire ennemi.

Oui, vous aviez raison, fille prudente et sage,
De n’être pas crédule aux chercheurs d’Idéal,
Puisque, m’avilissant par un acte banal,
Je pus justifier un si triste présage ;

Mais, ô clémence après l’étonnement premier,
Et lâcheté de l’homme et gloire de la femme,
Quand, plus tard, de vos yeux j’ai vu venir votre âme,
Colombe m’apportant le rameau d’olivier !





LE CHAPEAU


Ne me reprochez pas, Mesdames, d’être épris
Du chapeau printanier qu’on porte cette année ;
Car je l’ai vu posé sur des cheveux chéris
Et la tête que j’aime en est gaîment ornée.

La tresse de bluets et de coquelicots,
Qui retombe et se mêle avec la chevelure,
Enguirlande si bien de ses tours inégaux
La paille qui se gonfle en molle bosselure.

Pour laisser le cou libre et montrer sa blancheur,
Les larges rubans noirs sont noués en arrière,
Et sous le clair chapeau, d’une agreste fraîcheur,
Tout le visage alors sourit dans la lumière.

Ma brune Bien-Aimée en est plus brune encor.
Je la vois mieux ainsi, sans jalouse voilette,
Et le rouge et le bleu, la paille couleur d’or
Rompent le demi-deuil de la sombre toilette.





AU MAITRE DE RAVENSWOOD


La prophétie, qui annonçait que le dernier lord de Ravenswood périrait dans les sables mouvants du Kelpy, lui revint tout à coup à la mémoire.
W. Scott.


Maître de Ravenswood, le cheval allait vite
Dont le pied labourait les dunes, ce matin,
Lorsque du haut des monts je surpris votre fuite.

La rosée emperlait la fougère et le thym
Au bas du vieux donjon qui vous avait vu naître
Et qui vous vit alors combler votre destin.

Voici que de là-bas je crus vous reconnaître
Aux premières lueurs qui blanchirent le ciel.
Or vous avez passé très-rapidement, Maître.

Le hibou fit entendre un cri sinistre, et tel
Que le cheval, dressant ses oreilles surprises,
Redoubla de vitesse au fatidique appel.

La brume déferlait sur les montagnes grises.
Le cheval était bon, Maître, que vous montiez,
Et son sabot luttait avec l’aile des brises.


Je me sentis au cœur de poignantes pitiés
Pour vous, jeune homme, amant taciturne et sublime,
O vous parmi nous tous un des plus châtiés !

Un mauvais sort jamais ne lâche sa victime.
Le vôtre, Ravenswood, se plut à vous pousser,
De défaite en défaite, au versant d’un abîme.

Frère ! demain peut-être on me verra passer
À cette heure douteuse où l’Orient s’allume.
Mais, vers le soir, Caleb viendra-t-il ramasser

Mon dernier chant d’adieu comme à vous votre plume ?




DA GLORIAM


La droite en votre sein, retiré dans la tente
Que forme autour de vous l’eau des nuages noirs,
Vous vous taisez, Seigneur ! votre gloire éclatante
Ne fendra-t-elle plus les sacrés réservoirs ?

Vos ennemis, portant l’orgueil sur leurs visages,
Ne cachent même plus leur fond d’iniquité ;
Jamais vos serviteurs n’ont subi plus d’outrages :
Comme eux tous, devant vous je suis persécuté.


Voyez mon cœur pareil à la cire fondue !
Secourez-moi, Seigneur ! dressez-vous dans vos cieux,
Vous qui pouvez, lâchant la grêle suspendue,
Faire à votre justice un chemin spacieux !

Les méchants sur leur seuil ont médité ma perte.
Je les ai vus. Ma chair en a sué d’effroi,
Et j’attendis en vain devant ma porte ouverte
Qu’un juste les quittât pour pleurer avec moi.

Plus nombreux que les poils sur une tête jeune,
Tous, avec des chansons joyeuses et des cris,
Sont venus, et m’ont fait, en raillant mon long jeûne,
Payer l’huile et le blé que je n’avais pas pris.

Quand vous aurez jugé de ma pleine innocence,
Selon la pureté, Seigneur, de mes deux mains,
Levez-vous contre ceux qui, depuis ma naissance,
En riant m’ont jeté les pierres des chemins.

Car c’est un jeu pour vous de tout réduire en poudre
Et de rompre les dents et d’ébranler les os,
Vous qui brisiez jadis, aux éclats de la foudre,
Les têtes des dragons sous les profondes eaux !





DESIDERIUM PECCATORUM

PERIBIT


Ma mère, je n’aurai ni l’épouse semblable
A la vigne appuyée au mur de la maison,
Ni les enfants rangés tout autour de la table
Tels que des oliviers dans leur jeune saison.

Béni par le Très-Haut, l’homme simple et robuste
S’accroît et s’enrichit, et ses greniers sont pleins.
Il est dit, non de tous, mais seulement du Juste :
« Il mangera le fruit des travaux de ses mains. »

Et moi je rôderai sous les murs de la Ville
Ainsi qu’un affamé trempé par l’eau du ciel.
Les enfants railleront ma tête triste et vile,
Et je ne verrai pas la paix dans Israël.





INTROÏBO


Malade et seul, n’ayant pour m’aider à souffrir
Ni les soins maternels ni l’espoir de guérir,
Blessé d’un chaste amour, et contraint de me taire
Comme si je brûlais d’une ardeur adultère,
Incapable de vivre, hélas ! de plus en plus,
J’attends venir les jours et les maux dévolus.
Je ne chercherai pas un secours à mes peines
Dans le fragile appui des amitiés humaines ;
Mais, voyant resplendir au travers de mes pleurs
Le Signe qui console en de telles douleurs,
J’entrerai dans l’église où va ma Bien-Aimée
Répandre aux pieds du Christ son âme parfumée.
Christ ! quand verrai-je aussi votre ciel entr’ouvert ?
Si j’ai beaucoup péché, mon Dieu, j’ai tant souffert !
Le désir de la chair et l’orgueil de la vie
Commandaient durement à mon âme asservie.
Mais le jour et la nuit j’ai crié devant vous !
J’ai détesté ma faute et j’ai béni vos coups.
Si vous ne voulez pas qu’à la fin je succombe,
O Seigneur ! donnez-moi des ailes de colombe,
Je volerai vers vous et me reposerai…
Et toi, Prêtre, vieillard dont le geste sacré
Fait descendre le Verbe en la double substance,

Regarde, et prends pitié de ma longue indigence !
Je ne suis plus l’enfant qui n’avait rien aimé,
Par l’esprit de révolte en secret animé,
Réjoui dans son cœur des blasphèmes infâmes,
Insensible aux vertus dont Christ fleurit les âmes !
Me voici tel qu’enfin j’ose franchir le seuil :
Moins croyant, mais plus tendre, et sauvé de l’orgueil,
Humble dans mon espoir, résigné dans ma plainte,
Et faisant par amour ce que j’ai fait par crainte.
Oui, vous êtes vraiment, Seigneur, un Dieu caché ;
C’est pourquoi si longtemps je vous aurai cherché,
Pourquoi j’aurai langui, dans mes nuits incertaines,
Après vous, comme un cerf après l’eau des fontaines !
Mais je vous ai trouvé, car je me suis quitté.
Témoignant contre moi de mon iniquité,
J’appuîrai sur mon front la pointe de l’épine
Qui fit saigner, Jésus, votre tête divine ;
Et, comme à toute chair atteinte de langueur
Le mystique aliment donne seul la vigueur,
Un matin, à côté de ma mère en prière,
J’irai m’agenouiller sur la marche de pierre,
Et j’irai soutenir de mes deux mains encor
La nappe de lin blanc sur le balustre d’or !




CLAUDIUS POPELIN

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FLOS ULTIMUS


L’automne s’enfuit dans la brume rose
Et laisse l’hiver maître du jardin.
Dès son premier pas le tyran morose
Dirige sur tout son souffle assassin.

Farouche, il attend le sombre cortége
Des nuits dont les pleurs forment les glaçons ;
Et, tout en tissant son linceul de neige,
Sème autour de lui les mortels frissons.

Les feuilles, pleuvant, jonchent l’herbe verte
Aux givres prochains qui se va flétrir.
Seule, sur sa tige, avant d’être ouverte,
La dernière fleur lutte pour mourir.


Ce frêle bouton, qui penche tout pâle,
C’est le froid cruel qui le tient fermé ;
Sous son blanc pétale irisé d’opale
On sent palpiter un sein embaumé.

Comme il fleurirait sans la rude bise,
Comme il sourirait au beau ciel vermeil,
Comme il épandrait sa senteur exquise,
Comme il montrerait son cœur au soleil !

C’est ainsi qu’est fait le cœur du poëte,
Il ne peut s’ouvrir au souffle glacé ;
Mais qu’un doux regard d’azur le revête
Et dans le bonheur le tienne enlacé :

Comme il brise, alors, tout ce qui l’oppresse,
Comme il fait jaillir des chants infinis,
Comme il nage libre en des flots d’ivresse
Et comme il s’épanche en accents bénis !





SURSUM CORDA


Le ciel est pâle, et la rosée
Jaillit partout, perle posée
A la pointe du gazon vert.

Les lointains ont des tons de mauve,
La feuille prend sa couleur fauve,
Dernier feuillet du livre ouvert.

La vendange est faite en Bourgogne ;
L’année a fini sa besogne,
Le temps a filé son linceul ;
La blonde automme échevelée,
Ainsi qu’une reine exilée,
A déjà le pied sur le seuil.

Elle part sans fermer la porte ;
Princesse effarée elle emporte
Ses perles et ses joyaux d’or.
Son festin reste sur la table ;
Elle fuit l’amant redoutable,
Le triste archange au morne essor.

Sous les froides nuits qui les mouillent
Les arbres géants se dépouillent
De leurs cheveux longs et vermeils.
Voici venir comme un homme ivre
Le dur hiver vêtu de givre
Conduit par les pâles soleils.

Adieu le beau soir écarlate,
Voici venir le noir pirate
Sur sa flotte aux cent mille mâts.
Ses pavillons sont les gelées

Qui sur les choses désolées
S’étendent en sombres frimas ;

Ses matelots, sinistres têtes,
Pour signaux ont pris les tempêtes,
Pour avirons les coups de vent.
Ses larges voiles éployées,
Dans la brume, formes noyées,
Masqueront le soleil levant.

Adieu la danse des Almées
Sur les pelouses parfumées ;
Adieu les joyeuses chansons ;
Adieu, sous les vertes charmilles,
Les chœurs rhythmés des jeunes filles,
La ronde des bruyants garçons.

Adieu, sous les joncs, le Satyre
Dont le lascif éclat de rire
Fait frissonner la nymphe Écho.
Adieu l’amour, adieu le rêve,
Adieu la gaîté qui soulève
Les basques de son caraco.

Adieu les nymphes toutes nues,
Au bord des fontaines venues,
Qui, se mirant au pur cristal,
Dans le mystère bleu des ondes
Laissent baiser leurs tresses blondes
Aux flots amoureux du canal.


Adieu, belles Hamadryades,
Toutes les mille myriades
Des petits êtres animés,
Le froid sous ses larges sandales,
Vous écrase avec les pétales
Dans les calices embaumés,

Adieu l’agreste cornemuse ;
Adieu le fifre qui s’amuse
A brocher sur le tambourin ;
Tout s’enfuit et tout déménage,
Tout s’en va, pour le grand voyage,
Pêle-mêle dans le chemin.

Pas même un seul fruit : la main leste
A presque tout cueilli, le reste
Les moineaux francs l’ont tout mangé.
Déjà l’hirondelle déloge,
Il semble qu’en la grande horloge
Le mouvement soit dérangé.

Le paysan, dans sa chaumière,
Compte, auprès de sa ménagère,
Ses larges écus de métal.
Les bœufs retournent à l’étable,
Le chien se couche sous la table,
Et les marquises vont au bal.

On ne voit plus que des fumées ;

Les syrènes sont enrhumées ;
L’arbre n’est plus qu’un madrier ;
Les chants ne pendent plus aux lèvres,
Et, comme on ne voit plus les chèvres,
On n’entend plus le chevrier.

Ainsi l’automne est envolée,
Et la nature désolée
A perdu jusqu’à son manteau ;
L’hiver se couche sur la Terre
Pareil à l’image de pierre
Qui, muette, ferme un tombeau.

La grande Corne d’abondance
A tari sa munificence
Et, maintenant, ce qu’il en sort
C’est le regret, c’est la tristesse,
C’est la douleur, c’est la vieillesse,
C’est l’ennui sombre et c’est la mort.

Ainsi nous voyons que tout lasse
Et que tout casse et que tout passe,
Ainsi nous croyons tout perdu,
Ainsi de nous rien ne résiste,
Ainsi nous pensons, chose triste !
Que rien ne nous sera rendu.

Comme si rien, de ce bas monde,
Et de tant d’astres à la ronde,

Temple infini, devait finir !
Sans songer qu’il faut qu’on sommeille,
Et sans songer que Dieu qui veille
A fait la mort pour l’avenir.

Va donc vaillamment, cœur timide,
Car l’hiver est la chrysalide
D’où s’échappera le printemps.
Et la mort, peut-être, est la voûte
Qui, passant sous le sombre doute,
Conduit aux parvis éclatants.




LOUIS RATISBONNE

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DOMINA


Si tu disais : « Elle est sur l’Alpe nébuleuse
Ou dans le fond des mers la fleur que je voudrais » ;
J’irais te la chercher, cette fleur fabuleuse,
Dans la mer, dans le ciel, et te l’apporterais !

S’il te fallait mon sang, tout mon sang pour te plaire,
Tes beaux petits pieds blancs, je les y baignerais.
Oui, si tu me disais dans un jour de colère :
« Je ne veux plus te voir, ainsi meurs ! » — Je mourrais !

Et pour mieux éprouver ta puissance infinie,
A l’heure de la mort si tu me torturais,
Si quelqu’un t’embrassait pendant mon agonie
Et si tu me disais : « Souris ! » — je sourirais !





LA VOLUPTÉ ET L’AMOUR



Ô belle, dont le corps semble un vivant poëme,
Pourquoi m’ouvrir les bras, sans me dire : Je t’aime ?
Même à l’heure d’amour, contre ton sein pâmé
Tu ne me presses pas ainsi qu’un bien-aimé ;
Tu ne dis pas le mot envié des dieux même ;
Tu soupires : je meurs ; tu ne dis pas : Je t’aime !
Et pourtant ton œil darde un feu délicieux.
Tel un ange tombé qu’un songe emporte aux cieux,
Mais qui ne pourrait pas, courbé sous l’anathème,
Y proférer le mot angélique : Je t’aime !

Eh bien, reste muette, et, dans ta volupté,
Brûle comme une rose aux flammes de l’été,
Des baisers du soleil s’emplissant ivre et blême.

La rose ne dit rien ; le soleil dit : Je t’aime !








SAINT-CYR DE RAYSSAC [4]

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A ALFRED DE MUSSET [5]


Poëte, dors en paix : l’épreuve est terminée ;
Les lauriers sur ta tombe ont fleuri jusqu’au bout,
Mais près d’eux a poussé l’Envie, et chaque année
Voit naître maintenant quelque sourde menée
Pour ébranler le socle où ta gloire est debout.

Ceux-ci, — les plus adroits, pour nuire à cette gloire,
Quand l’écho t’applaudit font semblant d’être sourds ;
Ceux-là, recommençant une éternelle histoire,
Vont remuer la lie au fond de ta mémoire,
Et profaner ton nom, ta muse et tes amours.


Des coins les plus divers cette attaque est partie ;
Mais que l’on soit sournois, que l’on soit furieux,
Qu’on sorte d’une école ou d’une sacristie,
C’est partout et toujours la même antipathie
Que la divine grâce inspire aux envieux.

C’est la même éloquence avec les mêmes poses,
C’est pour d’autres motifs la même austérité,
C’est toujours le tuteur de quelques grandes choses
Qui ramasse un pavé pour écraser des roses,
Et qui répond croyance à qui parle beauté.

Et, qu’on le sache bien, pas un n’a pour excuse
Une œuvre, belle ou non, mais qui sorte de lui ;
Chacun a sa doctrine et pas un n’a de muse,
Hélas ! et c’est ainsi que leur carrière s’use
A marcher sur les fleurs dans les jardins d’autrui.

O bijou merveilleux, fuseau de Barberine,
Des bouviers sous leurs pas te trouvent un matin,
Et sans rien entrevoir de ta noble origine,
Ils veulent enrouler sur ta tige divine
Les épaisses toisons qui leur donnent du pain !

Mais toi, galant joyau, toi que la châtelaine
Emportait dans sa tour pour filer de l’or fin,
Tu n’as pas pu servir pour le chanvre ou la laine,
Et les rustres alors, aveuglés par la haine,
T’ont jeté sans vergogne aux cailloux du chemin.


— Oui, quand par son éclat quelqu’un vous importune,
Il est un moyen sûr et qui n’est jamais vieux ;
Avec quelque grand dogme on fait cause commune,
Et l’on sert à loisir sa piteuse rancune
En ayant l’air partout de défendre les dieux.

Ils foulent par exemple une tombe fleurie,
Mais c’est au nom du ciel, au nom du genre humain,
Que sais-je encore ? au nom de la mère patrie,
« Que le poëte ingrat n’a pas assez chérie,
Lorsque pâle et sanglante elle tendait la main. »

Or, vous qui l’avez lu, vous savez s’il l’adore
Cette terre de France, et s’il s’en fait honneur.
Rien que de la nommer sa strophe se colore,
Et son vers frémissant comme l’airain sonore
Tremble tout aussitôt des élans de son cœur.

Ils ont donc oublié cette chanson guerrière
Qui jadis du vieux Rhin dispersa les échos,
Alors que, révolté par une insulte amère,
Le généreux enfant se lève pour sa mère,
Et du fleuve insolent va fustiger les flots.

En quelques mots sanglants sa colère s’épanche,
Mais il reste Français dans son ressentiment ;
Rire d’un méchant vin lui semble une revanche,
Il provoque, il triomphe, — et de son arme blanche,
Après un coup terrible il porte un coup charmant.


Lui n’aimer pas la France ! Osez-vous bien le dire,
Alors qu’il est le seul peut-être et le dernier,
Qui de son air natal se nourrisse et s’inspire,
Et qui retrouve encore un peu de ce sourire,
Hélas ! que deux cents ans n’ont pu faire oublier.

Et tandis que, fuyant les rives maternelles,
D’autres cherchaient au loin quelque sentier nouveau,
Lui, trouvait dans les fleurs ces sources naturelles,
Où de nos grands aïeux les Muses immortelles
Puisaient en se jouant tous les secrets du Beau.

Oh ! comme ils sont troublés par sa grâce ingénue !
Quelle triste amertume impossible à cacher !
Comme ils souffrent au fond ces traîneurs de massue
De voir si lestement s’élancer vers la nue
Toutes ces flèches d’or d’un immortel archer.

Ils ne pardonnent pas sa libre raillerie,
Surtout sa clairvoyance et sa douce fierté,
Sa main qui sans pitié touche à la draperie,
Et cet instinct natal de la vieille patrie,
Son invincible horreur pour la solennité.

C’est léger, disent-ils, la main sur son volume ;
Oh ! léger ! quelle gloire ! — Amis, soyons légers,
Légers comme le feu, les ailes et la plume,
Comme tout ce qui monte et tout ce qui parfume,
Comme l’âme des fleurs dans les bois d’orangers.


O mon poëte aimé, voilà ce qui les blesse,
C’est ce charme attirant que le ciel t’a donné,
C’est ton doux abandon qu’ils traitent de faiblesse,
C’est enfin le talent, la race et la jeunesse
Unissant leurs attraits sur ton front couronné.

Lorsque je lis tes vers, sympathique génie,
Ces vers sortis si purs du fond de ta douleur,
Ces vers où la beauté, la force et l’harmonie
Naissent heure par heure, aux dépens de ta vie,
Et coulent jour par jour des sources de ton cœur :

Aussitôt, malgré moi, je songe avec tristesse
Au fils de Diomède, à cet enfant divin,
Qui jouait au soleil dans les champs de la Grèce,
Et qu’Apollon, trompé, dans un moment d’ivresse
Frappa sans le vouloir de son disque d’airain.

Renversé, le mourant tomba sur la verdure
Il garda son sourire en perdant sa couleur,
Un voile doux et triste envahit sa figure,
Et sur le sol foulé qu’imbibait sa blessure
Chaque goutte de sang faisait naître une fleur.

Ainsi tu m’apparais dans l’ombre funéraire
Avec ta tête blonde et ton geste éploré.
Qu’importe sur ton marbre une tache vulgaire !
C’est dit, — te voilà grand, quoi que l’on puisse faire,
Et ce tertre où tu dors est à jamais sacré.


Si jadis dans le cours de tes heures troublées,
La femme fut amère à ton cœur sans détour,
Bien d’autres à présent, furtives et voilées,
Viennent chercher ton nom dans les vertes allées,
Et rêver sur ta tombe aux choses de l’amour.

Et pendant ce temps-là frissonnant autour d’elles,
Libre et purifié sous un ciel radieux,
Tu prends part dans la brise aux noces éternelles,
Et passant comme l’air dans les feuilles nouvelles,
Tu mêles ta grande âme avec l’âme des dieux.

— Aussi lorsqu’en tremblant j’interroge ta cendre,
Ce n’est pas, crois-le bien, pour te justifier.
Si j’ai redit ton nom, c’est que j’aime à l’entendre,
C’est que ton souvenir laisse le cœur plus tendre,
Poëte, — et qu’il est doux de te glorifier.




LE MOÏSE DE MICHEL-ANGE


Comme il fut triste et beau le destin de Moïse !
Pour lui, Dieu fut terrible et les hommes ingrats,
Et sans se plaindre un jour sa douleur s’est soumise ;
Et jamais vers le ciel il n’a tendu les bras,


Lui qui sans récompense a servi d’entremise
Entre la foudre en haut et les crimes en bas,
Lui, qui marcha trente ans vers la terre promise
Sachant au fond du cœur qu’il n’arriverait pas.

Oh ! ce chemin sans but de la terre impossible,
Cette route complète et ce seuil invisible,
Quelle horrible pensée et quel amer tableau !

Que nous faut-il donc croire et qu’est donc le génie ?
S’il coûte le bonheur, ce n’est qu’une ironie,
Mais s’il coûtait l’espoir ce serait un fléau.




LA MADELEINE DU CORRÉGE


La Vierge n’est plus folle. Un malaise d’amour
La tient presque mourante au fond d’une vallée
Et pèse avec langueur sur sa gorge troublée
Comme le vent du soir sur un raisin trop lourd.

Son œil à demi clos veut oublier le jour.
Vénus mélancolique, à l’ombre d’une allée
Sous un effort de vie elle tombe accablée,
Car son cœur était large et le temps était court.


La voilà donc pieds nus la belle pécheresse
Pieds nus, cheveux en pleurs, et la tiède paresse
Gonfle en les déroulant les anneaux de sa chair ;

Sur l’autel orageux où flamboyait cette âme
Les cendres pour une heure ont étouffé la flamme
Qui parfume la lampe et dort sans un éclair.




LE GÉNIE FUNÈBRE


De ses flancs ondulés quand j’ai vu la blancheur,
Quand j’ai vu ses deux bras relevés sur sa tête,
Comme au sommet vermeil d’une amphore de Crète
Les deux anses du bord qui s’élèvent en chœur,

O mort des anciens jours, j’ai compris ta douceur,
Le charme évanoui de ton œuvre muette,
Lorsqu’insensiblement tu couvrais de pâleur
Un profil corinthien de vierge ou de poëte.

Le calme transpirait sur le front déserté,
Du sourire perdu la grâce était plus molle,
Tout le corps endormi flottait en liberté :


On eût dit une fleur qui distend sa corolle,
Tandis que de sa bouche une abeille s’envole,
Emportant ses parfums et non pas sa beauté.




UNE PIETA


Oh ! non, pas un blasphème et pas un désaveu,
Mais je tombe, Seigneur, et je me désespère,
Mais quand ils ont planté le gibet du Calvaire,
C’est dans mon cœur ouvert qu’ils enfonçaient le pieu.

Crois-tu que je t’aimais, moi, dont le manteau bleu
T’abrita quatorze ans comme un fils de la terre ?
Oh ! pourquoi, juste ciel, lui donner une mère,
Qu’en avait-il besoin puisqu’il était un Dieu !

L’angoisse me dévore ; au fond de ma prunelle
Roule toujours brûlante une larme éternelle
Qui rongera mes yeux sans couler ni tarir.

Seigneur, pardonnez-moi, je suis seule à souffrir,
Ma part dans cette épreuve est bien la plus cruelle,
Et je peux bien pleurer sans vous désobéir.




ARMAND RENAUD

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DRAMES DU PEUPLE

LA PAUVRE PETITE MALADE


Les aspects sont divers de cette morne auberge
Qu’on nomme l’hôpital. Le vice et la vertu
Y souffrent à la fois. On met mourir la vierge
Au lit que, pour mourir, une impure avait eu.

Martyrs et châtiés sont sur la même ligne,
Et la fatalité heurte le dévoûment.
On n’a dans le dortoir qu’un numéro pour signe ;
L’indifférence à tous fait froid également.

Sur la file de lits, quand la veilleuse pâle,
Étoile de douleur, tremble, les rideaux blancs,
Les draps blancs ont un air de linceul, et le râle,
Dans le silence, sort des fiévreux somnolents.


Les voilà tous les maux avivés l’un par l’autre,
Bourreaux sans nombre allant de martyr en martyr,
Et quoi que vous fassiez, l’un d’eux sera le vôtre,
Vous, les forts d’à présent, quand il faudra partir.

Soit, après tout ! il est dans l’ordre que les hommes
Aient leurs jours froids auprès de leurs jours réchauffants.
Mais, joyeux, résignés ou sceptiques, nous sommes
Pris de miséricorde aux hôpitaux d’enfants.

Là toute maladie a l’air de faire un crime.
Ces enfants devraient rire, écouter, sauter, voir.
Ces petits, sans le lit où le mal les opprime,
Courraient allègrement jusqu’au sommeil du soir.

Mais le croup les étrangle et la toux les déchire ;
La scrofule leur met ses griffes dans la chair ;
Leur échine dévie, et leur pied se retire.
La misère a blanchi leur sang. Tout est si cher !

Souvent aussi le poids d’un mal héréditaire
Les courbe ; le destin, sur les parents fixé,
Frappe, pour des raisons couvertes de mystère,
L’enfant qui devrait naître affranchi du passé.

Du reste ils ne sont pas sombres ; lorsque la fièvre
Leur laisse du répit, s’ils ont quelque jouet,
Ils le prennent. Le rire est facile à leur lèvre.
Il suffit d’un passant en ce dortoir muet.


Le matin, ils ont vu la froide chirurgie,
Avec ses bistouris, passer ; on emportait
Un enfant. Maintenant une bande rougie
Serre son front. Inerte, il respire et se tait.

Un autre, qui semblait endormi, fut de même
Emporté ; dans la salle, il n’est pas revenu.
Disparaissant depuis hier c’est le troisième.
Où les a-t-on menés dormir ? — dans l’inconnu.

Mais vite ces effrois s’envolent. La pensée,
A cet âge, fuit l’ombre et cherche les rayons.
Une poupée est là. La mort est effacée.
Vient un soldat de bois, l’amputé dit : voyons !

Ce n’est plus une enfant, est-ce une jeune fille
Qui, sous des cheveux blonds, a ces grands yeux d’azur ?
A côté de son lit se dresse une béquille.
Et sa forme est charmante et son visage est pur.

Une indécision pleine de grâce couvre
Le sein naissant qui dort dans un calme ingénu.
Il ne faut qu’un instant pour que cette fleur s’ouvre
En jeunesse. L’instant n’est pas encor venu.

Parfois, sur leur croisée, au fond des cours obscures,
Les pauvres ont des fleurs pour s’égayer un peu ;
Et les femmes aux doigts noircis par les coutures,
Aspirant leur parfum, prennent espoir en Dieu.


Mais les fleurs qui n’ont pas le soleil et la brise,
Qui respirent, au lieu de la fraîcheur des prés,
L’odeur que les ruisseaux, parmi la foule, ont prise,
Courbent chétivement leurs fronts décolorés.

Ainsi la jeune fille. Au penchant des vallées
Où résonne le soir la cloche des troupeaux,
Que n’a-t-elle vécu, pieds nus, les mains hâlées ?
Il ne lui faudrait pas ce sinistre repos.

Il ne lui faudrait pas, la tumeur à la hanche,
Des mois après des mois, attendre, en languissant,
L’effet d’un philtre noir sur ce corps qui se penche.
En elle jaillirait l’écarlate du sang.

Elle est pâle ; sa joue en vague efflorescence,
Seule, se rose un peu : nuance de rougeur
D’une perle que l’aube éclaire à sa naissance,
Ombre vermeille où flotte un sourire songeur.

Ce qui la fait sourire, est ce chant de la vie
Qui s’élève à quinze ans du cœur encor voilé,
Quand d’un rayon nouveau la prunelle ravie
Voit, à son horizon, poindre un rêve étoilé.

Ce qui la fait sourire est la délicatesse
De ses mains, de son cou de cygne, la douceur
De ses traits, le surnom de petite comtesse
Que lui donnent par jeu l’infirmière et la sœur.


Ce qui la fait songer, est de voir, par la vitre
Grillée, un coin d’azur où volent des oiseaux,
Quand, jeune et belle, à vivre ayant le même titre,
Elle est en proie au mal qui lui mine les os.

Ce qui la fait songer, est de se sentir frêle
Étant pauvre, d’avoir des faiblesses sans fin
Comme horizon, alors que le travail, pour elle,
Est chaque jour le seul abri contre la faim.

Et ce qui fait songer celui qui la regarde,
Est plus amer ; il voit le scalpel qui l’attend
Morte ; et, sauve, il la voit, vierge que rien ne garde,
Dans la glu de la vie en vain se débattant.

O vous tous qui cherchez les roses sur la terre,
Vous le rire et l’éclat, la force et le plaisir,
Il se peut que devant sa langueur solitaire
De l’aimer en passant il vous vienne un désir.

Mais si vous êtes fous, ardents, sans être lâches,
Vos pas s’écarteront de l’enfant sans appui
Qui, dans sa lutte avec la plus lourde des tâches,
N’aurait plus rien, la paix de son cœur ayant fui.

Il est des papillons, hochets d’or de la brise,
Dont le toucher détruit l’aile aux tons délicats.
En les voulant cueillir, il est des fleurs qu’on brise.
Cette enfant est de même. Oh ! ne la brisez pas !






LOUIS-XAVIER DE RICARD

————

L’APOLOGIE

DU SIRE

PUGNAIRE DE FAUCANCOURT

(Fragment)

I


Madame Catherine avait certes raison
De les faire égorger ainsi. — La trahison
N’est point crime mais bien vertu, quand on l’emploie
Au service de Dieu qui l’accepte avec joie.
Car la foi n’est plus due à qui n’a plus la Foi.
— Sont-ils hommes ceux-là qui n’ont Pape ni Roi,
Et qui mettent la sainte Église en pillerie ?
Le David, dont la main veille à la bergerie,
Ne doit-il, de sa fronde, écarter ces gloutons
Qui rampent tout autour pour happer ses moutons,
Et sur eux assouvir leur grande convoitise ?
Les méchants sangliers, qui ravagent l’Église,

(Non sangliers mais porcs qui grognent contre Dieu)
N’est-ce notre devoir de les passer au feu,
Pour faire de leur sang ripaille au Populaire ?
Jésus tient leur martyre aimable à sa colère ;
Car si le sang de ses aimés, versé pour lui,
Est un exquis encens dont il est esjoui,
Mieux encore, le sang des Races Philistines
Doit-il d’un encens cher caresser ses narines !

Et c’est pourquoi j’attends, sans un cœur étonné,
Le Jugement, par qui je serai pardonné :
Mais, pour que Dieu ne mette en oubli mon grand zèle
A laver mes péchés au sang de l’Infidèle ;
Et pour que ma vieillesse, inhabile aujourd’hui
A tous les bons combats que j’ai tentés pour lui,
Se rajeunisse un peu dans ma vigueur ancienne ;
Et pour qu’aussi le siècle à venir se souvienne
Du métier où, jadis si fier et si puissant,
J’ai sué pour mon Dieu le meilleur de mon sang,
Je veux, comme l’a fait plus d’un grand Capitaine,
Raconter, comme il sied, l’aventure hautaine
De nos cimiers, luisant parmi les tourbillons
Fauves des bataillons mêlés aux bataillons ;
L’armure que la fleur rouge du sang décore ;
Et nos félines paix, plus farouches encore
Que la guerre pompeuse et pleine de grands bruits ;
Je dirai le baiser insidieux des Nuits
Amoureuses, blessant à mort mieux que l’épée ;
Et l’Hérésie, enfin câlinement trompée

A l’appel caressant du sourire royal,
Avec ses nobles gens, avec son amiral,
Ses scribes, ses prêcheurs et toute sa canaille
De meurt-de-faim, de va-nu-pieds, de rien qui vaille,
Niant Dieu, polluant les images des Saints…
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je dirai la Révolte, avec son Populaire
Reniflant la bêtise et râlant la colère,
Et pullulant en noirs assauts tumultueux :
— Meutes de paysans, Croquants du midi, Gueux
Hollandais, tous brigands guidés par leurs ministres
Pâles, roides et noirs, hâves pédants sinistres,
S’entassant en orage autour des hauts châteaux ;
Grondant au fond des bois avec le bruit des eaux
Qui d’un bond furieux ont emporté leurs digues ;
Ou, renards efflanqués, rôdant par leurs garrigues
Qu’un vorace soleil ronge jusqu’au rocher,
Morne désert livide où l’on voit s’attacher
La lèpre opiniâtre et rousse des yeuses :
Je dirai ces pays de Languedoc, — joyeuses
Revanches de Jésus contre un peuple entêté,
Qui fut vaincu toujours et toujours indompté,
Et qui menace encor, même à l’heure où nous sommes !
— Rasés d’arbres, rasés de villes, rases d’hommes,
Et charnier, encombré de débris, pourrissant,
Infect, dans des odeurs d’incendie et de sang !

— : Soyez mes avocats aux Assises divines,
Mes bras, qui prîtes part à ces belles ruines !


II


Ayant, cinq ans, toujours assaillants, assaillis,
Couru, meurtri, fouillé, navré tout le pays
D’Anduze à Montpellier et de Toulouse à Nîmes,
Revenant de piller Sommières, nous nous mîmes,
Tout repus de courir l’aventure, à chercher,
Chemin faisant, une aire où nous pussions nicher
Et rire sûrement en sortant des Batailles ;
Nous avions, en passant, taquiné les murailles
De maint gros bourg hargneux, hérissé de bourgeois
Armés, nous regardant passer, et qui, parfois,
Daignaient nous saluer de quelque arquebusade.
Après mainte mêlée, après mainte escalade,
De nuit, à quelque vieux château noir et grognon,
Mornes, diminués de plus d’un compagnon,
Nous parvînmes enfin (sans dessein de le prendre)
Jusque vers Montpellier, qui n’a pas su défendre
Contre les Loups, terreur de son troupeau chrétien,
Saint Roch le bon patron, aidé de son bon chien !
— Or d’aucuns, accusant déjà, par lassitude,
La solde trop avare et le travail trop rude,
Et leur sang, dépensé pour rien, dans maint estrif ;
Objurguant, courroucés, ce chemin déceptif
Qu’on leur avait promis si joyeux, à son terme,

D’un bon gîte bien sûr, qu’un mur solide enferme,
Plein de rire, de vin, de femmes et de chant ;
Nous fîmes halte alors, vers le soir, au penchant
De l’âpre escarpement d’un roc qui se ruine
— Au bas — en une crau resserrée, où l’Ondine
Du Lez, sous la rumeur vague des joncs fléchis,
Froisse, sur ses galets limpides et blanchis,
Le remous de son eau vigoureuse et sereine.
Là, dit-on, fut jadis une ville Romaine,
Rocaille maintenant, où se tord l’olivier ;
Nous y tînmes conseil pendant un jour entier,
Aguettés par les gars de Castelnau, village
Assez gros, dont plus d’un convoitait le pillage :
Mais, ceux de Montpellier nous serrant de trop près,
Nous levâmes le camp la nuit, en gens discrets,
Décidés à tenter un peu plus loin fortune.
Lors, remontant le Lez, sombre et clair sous la lune,
Qui luisait, puissamment claire comme un acier,
Ma bande, à pas sournois côtoyant Montferrier,
— Brusque et blanc, que la nuit blanche, qui nous abuse
Escarpe encor plus âpre en sa lueur diffuse,
Ondoyante en vapeurs humides dans le bas, —
S’arouta pour gravir au caume de Roubas,
Puis, laissant Saint-Gély-du-Fesc, à notre droite,
Nous entrâmes au bois de Valène.
Nous entrâmes au bois de Valène. O benoîte
Sainte Vierge ! C’était là que vous réserviez
La fin de leur exode à vos bons Soudoyers,
Qui ne furent de rien ménagers, ni de peines,

Ni de fatigues, ni du sang chaud de leurs veines,
Pour venger votre Chair consacrée, où voulut
Naître et mourir Celui qui fut notre Salut !
C’est l’exquise vertu, dont votre Lys mystique
Parfume en tous ses plis votre chaste tunique,
Qui mène à leur Espoir vos fidèles servants !
Elle nous acénait dans les rameaux fervents
De la forêt sonore, où les sombres pinèdes
Dressaient, drus et pressés, leurs arbres aux fûts raides,
Odorants, et remplis d’un souffle qui chantait !
Nous sortîmes enfin du bois : — l’aube montait,
S’étalant dans le ciel, envahi sans secousse,
Vague, et noyée encore en une écume rousse.
— Murles ! Murles, là-bas ; et voici qu’au dessus,
Vers la droite, colosse aux vieux membres ossus,
Étirant, sur un mont, ses murailles brutales,
Et l’orgueil crénelé de ses tours féodales,
Brusquement délabré par un assaut récent,
Un Château qui semblait veuf de son Maître absent,
Souleva devant nous sa masse, où les épreuves
Guerrières s’attestaient par cent blessures neuves !
Nous courons tôt-battant au gîte enfin trouvé ;
Et nous l’eûmes meilleur que nous n’avions rêvé,
Ne nous ayant coûté que d’entrer pour le prendre !
Certe, ils l’avaient surpris, sans qu’il pût se défendre,
Ceux qui l’avaient, avec tant de haine, navré !
Grand vaincu, tout poissé de sang, défiguré
Du noir baiser de la fumée, et qui t’ennuies
Des taches, dont le vil ruissellement des pluies

A maculé le haut honneur de tes vieux murs !
Qui, jadis érigeais pesamment tes blocs sûrs,
Cuirassés d’arrogants défis à la défaite ;
Hélas ! tu n’entends plus, dans de fiers bruits de fête.
Le fer joyeux chanter, ni les lourds escadrons
Hennir dans les clameurs superbes des clairons,
Ni tes Reîtres tinter de tonnantes armures !
Ores, rongé par l’herbe, et plein de vils murmures
Et d’un bruit qui pullule affreusement vivant,
Tu ne retentis plus que des assauts du vent,
Antre fauve, — où l’affreux tumulte des tempêtes
Engouffre, en mugissant, son noir troupeau de bêtes !
Reçois-nous ! Sois notre hôte : — Adopte-nous pour tiens !
— Et revivant l’horreur de tes forts jours anciens,
Renais, pour nous, puissant et fier, comme naguère,
Et renfle tes poumons aux rumeurs de la Guerre !


III


— Or nous étions en mil cinq cent septante-trois.
L’an qui suivit le grand Triomphe de la Croix !…

Tous mes soudards et moi vivions sans trop de peine :
Six mois s’étaient déjà passés dans ce domaine
A guerroyer très-bien et piller encor mieux ;

Quand, par un soir très-clair de lune, un homme vieux,
Si gueux et haillonneux qu’on n’en peut voir de pire,
Entra dans le Château, tranquille. — Sans rien dire
Il s’assit gravement : et je vis que ses yeux
Cherchaient sur les murs nus les portraits des Aïeux.
Il dit « Où donc sont-ils ?… Ils sont avec les autres ! »
Alors comme un chrétien, qui dit ses patenôtres,
Il murmura tous bas qu’on l’avait laissé seul,
Demandant quelle main roulerait son linceul,
Et lui mettrait un doigt pieux sur la paupière.

— « Oh ! je me coucherai, seul et nu, sur la pierre,
Et ce sera la nuit, et les astres feront
Descendre en un baiser son âme sur mon front ;
Elle viendra chercher l’âme de son vieux père :
La prendra dans ses bras, comme fait une mère
De son enfant qui dort et sourit en dormant,
Et l’ira déposer devant Dieu, doucement ! »
Puis comme un idiot, il se mit à sourire,
Doux et les yeux fermés, tels que, dans leur martyre,
Bien heureux et remplis de Dieu présent, sont peints
Aux vitraux, Nosseigneurs les Anges et les Saints.

Or, ceci me déplut très-fort qu’un infidèle
Profanât sur ses traits l’image de leur zèle ;
Je m’approchai du vieux — que j’avais reconnu.
— « Çà, l’on n’est donc pas mort, et l’on est revenu,
— Lui dis-je en me signant — pour vexer de pratiques
Infernales, les bons serviteurs Catholiques,

Et détourner les cœurs des regrets pénitents ! »
Mais, sans me regarder, il répondit « — J’attends !

— « Va ! tu n’attendras pas longtemps ! » et, j’eus l’envie
D’arracher à ce vieux le reste de sa vie ;
Et, déjà, je visais l’endroit où le frapper,
Mais j’arrêtai ma main, inquiet d’usurper
Sur les desseins de Dieu qui, sans doute, n’oublie
Cet homme, et ne le fait durer dans la folie,
Qu’afin de se payer, selon son équité,
Du mal que ce méchant vieillard a suscité ;
Et, pour ce, ne veut pas que la Mort le délivre
Des tourments qu’il endure au châtiment de vivre !

Puis, étendant la main, il cria :
Puis, étendant la main, il cria : — Dieu puissant !
Il pleut du sang ! Il pleut du sang ! Il pleut du sang !
Oh ! le pauvre homme a froid sous cette horrible pluie !
Sans vêtement, n’ayant personne qui l’essuie
De ce sang, qui s’englue à ses vieux cheveux blancs,
Et se colle, en caillots, à ses membres tremblants !…
O Pécheur ! que ton pied est lourd sur cette terre !
Dieu qui, du haut azur, te regarde en colère
Tient celui-là pour bon serviteur, très prudent,
Qui marcha, les pieds nus, vers le buisson ardent.
Et, pour ses pieds ferrés, le reître est anathème !
— Car la Terre est divine et très-sainte : Dieu l’aime
Pour tous les os des siens, qui pourrissent dedans,
Et s’apprêtent au Jour de la Gloire, abondants

En germes, qui naîtront dans la saison future,
Et qu’il recueillera lors de la moisson mûre !
La Terre est sainte, et Dieu l’aime comme un époux
Aime d’un grand respect et d’un amour très-doux
Sa femme, bon sillon, qui porte noble graine
En son sein que travaille une semence humaine !
Et la Terre rendra les morts qu’elle a reçus,
Indignés de nos pieds qui leur marchent dessus…
Et la Fille, là-haut même, se désespère
De sentir sur son cœur le talon de son Père ! »

Alors, s’agenouillant :
Alors, s’agenouillant : — « Venez à mon secours,
Dieu très-bon ! Abrégez la terreur de mes jours,
Ou faites si léger le pauvre homme qui pleure,
Que la terre, insensible à son pas qui l’effleure,
Et si molle de sang qu’elle est fange aujourd’hui,
Ne rougisse ses pieds et n’enfonce sous lui ;
Et, surtout, ne palpite, encor toute empourprée,
Comme une pauvre chair fraîchement massacrée ! »

Lors, il me vit : — hagard il me fixa longtemps,
Et son âme vaguait dans ses yeux hésitants :
Puis, ses poils blancs s’étant dressés sur son front blême :
— « Ah ! c’est toi, cria-t-il, en arrière, anathème !
Tout rempli de Satan, ton œil sombre qui luit
Est comme un feu follet qui flambe dans la nuit,
Familier des tombeaux et des endroits funèbres
Où la terre pourrit des os dans les ténèbres,

Sinistre, et s’engraissant de nos morts bien-aimés !
— « Sous le mystère noir des grands bois diffamés
Où pleure, à la vesprée, au son navrant des cloches,
La clameur des troupeaux de Damnés, qui sont proches,
Va, rougi de ce sang qui t’habille de feu !
— Sans repos, la colère éternelle de Dieu
Chasse Cain ployé, terrible et solitaire !
Le doux pasteur Abel est couché sur la terre,
Et la terre a crié sous son corps étendu.
Le sang fumant n’est pas un vil encens perdu,
Mais, dans le chaud soleil, monte en rouge buée
Au Dieu farouche, assis là-haut dans la nuée :
Et l’Œil du cher martyr, grand ouvert sous le ciel,
Fixe éternellement le Regard Éternel !…

« Imbécile assassin ! Tu te dis, à cette heure,
Que ta besogne faite aurait été meilleure
Si ta main, — trop pressée à craindre les témoins, —
Eût retourné ce corps sur la face, ou, du moins,
Entassé pesamment le secret de la terre
Sur ce sang qui s’élève et ne veut pas se taire,
Et cet œil grand ouvert ardant vers Dieu toujours ! »
Tu te dis : — « Les échos de la Terre sont sourds :
Elle n’a pas d’oreille et n’a pas de prunelle :
Donc, elle n’entend pas le sang qui pleure en elle,
Et ne voit pas non plus les blessures des corps ;
Mais la Terre répond : « J’entends et vois les Morts,
Et je sens vivre en moi leurs amours et leurs haines,
Comme j’ouïs germer les semences prochaines ;

Pour parler au Vengeur j’ai mille et mille voix
Dans les flots de la mer et les feuilles des bois,
Et, quoi que vous tentiez, vous ne ferez pas taire
Le cri du sang versé dans l’âme de la Terre ! »
Caïn ! Caïn ! entends monter vers l’Éternel,
L’angoisse filiale et fumante d’Abel !

« Mais, cependant, Seigneur ! vos volontés soient faites !
S’il vous plaît de livrer vos Confesseurs aux bêtes,
Comme au temps des Césars et des faux dieux païens,
Oh ! du moins, faites-moi mourir avec les miens !
Et sois doux au vieillard, vieux soldat de ta cause,
Qui ne peut plus, ici, t’être utile à grand’chose ;
Car ses mains tremblent trop ; et son esprit éteint
Erre, comme un fantôme, en son corps qui se plaint.
A défaut de ceci, Dieu très-bon que j’implore,
Obscurcis sous ta main cet œil qui voit encore,
Et crève de tes doigts cette oreille, par où
J’entends tant de clameurs qu’elles me rendent fou !
Fais la nuit dans mon corps pour mieux m’éclairer l’âme !
Car je ne veux plus voir la main du Reître infâme,
L’emprisonnant dans la caverne des voleurs,
Teindre ton doux Jésus du sang de ses meilleurs,
Si qu’ils font de ton Fils, mort pour notre franchise.
Un Cardinal pourpré de leur sanglante Église ! »

Il se tut, le menton incliné sur le sein ;
Puis, d’un coup, se dressant : —
Puis, d’un coup, se dressant : — « Le tocsin ! Le tocsin !

Cria-t-il. « Ah ! pitié pour mes pauvres oreilles !
Qui donc, ici, s’apprête à des Noces Vermeilles,
Et va rentrer, joyeux, une main sur le flanc,
Guidant, du bout du doigt, l’Épousée au front blanc ?…
Ma fille, elle était belle, et de fleurs adornée
Comme une soleilleuse et fraîche matinée.
Et sa petite main devait, le lendemain,
Se poser, devant Dieu, dans une forte main,
Celle d’un bon soldat du Christ, sûre et fidèle.
Ils étaient là tous deux : lui, souriant, près d’elle,
D’un sourire où l’amant se mêlait à l’époux ;
Elle, le regardant d’un long regard très-doux,
Comme en ont, sous les bois pleins d’ombre, les gazelles !
Et moi, vieillard heureux, je lui rêvais des ailes
Candides, palpitant dans un air lumineux ;
Et son front, éclatant de l’or de ses cheveux,
Avait autour de lui des gloires d’auréole !
Et les harpes du ciel chantaient dans sa parole !
Quiconque eût vu ce couple, angélique et mortel,
Se fût agenouillé comme devant l’Autel,
Et, d’un œil presque humain, le Lion du Prophète
Sur leurs genoux unis aurait posé sa tête !
Mais Dieu ne laisse pas s’égarer dans les Chiens
L’âme des grands lions qu’il garde pour les Siens :
Il réserve à ceux-là, sur les pavés des rues,
Des pâtures de sang et de chairs toutes crues… »

« Ils sont entrés, alors, farouches et hurlants,
Et leurs poings, arrachant à plein mes cheveux blancs,

Ont traîné dans mon sang l’honneur de ma vieillesse !
Et celui-ci — dont l’œil rit d’une fauve ivresse —
Piétinait mon enfant massacrée, embrassant
Dans la mort son époux qui l’inondait de sang ;
Et dans ce sang, coulant à flots de la poitrine,
Ses cheveux d’or flottaient, comme une algue marine
Sur les flots d’une mer sombre, que le Soleil
Déclinant ensanglante à l’horizon vermeil.
Alors, des bras hideux, me prenant sous l’aisselle,
M’ont soulevé de terre et fait marcher sur Elle,
Et des mains ont forcé mes pieds à s’y poser,
Horreur ! — et j’ai senti ses lèvres me baiser,
Baiser ces pieds, rougis dans son sang adorable !
Ah ! si Dieu m’a laissé vivre, si misérable,
S’il prolonge mes jours parmi mes assassins,
C’est qu’il sait ce qu’il veut et qu’il a ses desseins ! »
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Castelnau-sur-le-Lez. — Mas-du-Diable. 1875.


H. RICHARDOT

————


VIEUX AMOUREUX


Sous les abris pompeux des hautes colonnades,
Et dans les carrefours bruyants du vieux Paris,
Que j’ai suivi de fois vos lentes promenades,
Logogriphes vivants, sphinx par moi seul compris !

La foule en vous voyant s’écarte méprisante,
Car vos habits sont vieux, et vos manteaux usés,
Mais moi, je vous observe et je me représente
Les drames qu’ont soufferts jadis vos cœurs brisés.

Chaque soir vous sortez on ne sait de quels bouges,
De quels tonneaux perdus aux coins noirs de Paris,
Et vous errez, muets, fantômes aux yeux rouges,
D’un pas semblable au vol de la chauve-souris,


Vous marchez en traînant la jambe sur la dalle,
Forçats à vos boulets pour toujours attachés,
Portefaix de la vie, accables sous la balle
Énorme des regrets, et des ennuis cachés.

Vous allez par la ville : on ne sait qui vous êtes,
Et nul n’a jamais pu lire à vos fronts ployés
Quels calmes effrayants, quelles sourdes tempêtes
Vous ont tordus ainsi que des pins foudroyés.

Indifférents à tout, aux pitiés comme aux haines,
Que vous importe un ciel orageux ou vermeil ?
Alexandre viendrait : superbes Diogènes
Vous ne réclameriez pas même le soleil.

Et cependant parfois, du fond de vos prunelles
Ternes et sans reflets comme un miroir sans tain,
Jaillissent tout à coup des gerbes d’étincelles,
Et vos corps amaigris se redressent soudain ;

Un doigt mystérieux sur vos tempes flétries
Efface les sillons de vos soixante hivers,
Et, reprenant sa course en vos veines taries,
Le sang monte à vos fronts et bouillonne à travers.

Un frisson convulsif crispe vos bouches glabres,
Pleines de mots obscurs qui s’échappent tout bas,
Et vous vous roidissez en vain, pauvres macabres,
Contre le désir fou qui vous ouvre les bras. —


Sur la pesante nuit de votre solitude
C’est qu’un regard de femme a versé ses rayons,
Que Vingt-ans ont frôlé votre décrépitude,
C’est qu’une robe blanche a touché vos haillons ;

C’est que chez les plus forts, parfois, le cœur rebelle
S’insurge, et fait craquer sa cuirasse de fer ;
Plus le silex est dur, mieux jaillit l’étincelle ;
Plus le nuage est noir et mieux brille l’éclair.

C’est qu’alors vous avez, joie étrange et profonde,
Retourné les feuillets du livre de vos ans,
Et vous avez revu pendant une seconde,
Voler un doux fantôme au ciel de vos printemps ;

Comme en ces coffrets où l’essence orientale
S’imprègne dans le cèdre et persiste toujours,
Vous avez retrouvé vos rêves de Tantale,
Et l’âpre souvenir d’inutiles amours ;

C’est qu’elle était ainsi, mais plus fière et plus belle,
Celle dont vous avez baisé le pied divin,
C’est qu’elle avait aussi sa robe blanche, celle
Que tant de jours votre âme a poursuivie en vain.

Vers, qui n’avez pas pu monter à vos étoiles,
Vous en gardez du moins les chastes visions,
Si vos mains de la nuit n’ont pu lever les voiles
L’aurore n’a pas fait fuir vos illusions.


Parmi les noirs débris qui jonchent vos pensées,
Comme le dieu debout dans le temple abattu,
La femme, ange couvert de ses ailes baissées,
Se dresse dans le calme éclat de la vertu.

N’ayant jamais franchi le seuil des sanctuaires,
Vous avez conservé la foi des charbonniers,
Et vos cœurs, assoupis dans leurs jaunes suaires,
Sur l’autel de l’amour saigneront les derniers.

Vous marchez à l’écart, loin des routes suivies
Par l’odieux troupeau des peuples enivrés,
Cachant avec orgueil vos faims inassouvies,
Et l’éternelle soif de vos cœurs altérés.

Et moi je vous envie, ô rêveurs solitaires !
Insensés que torture un désir immortel
D’ouvrir le tabernacle où dorment les mystères,
Et qui mourrez un soir au pied de votre autel.

Sans savoir que vos dieux n’étaient que des chimères




GUSTAVE RINGAL

————


I


La grâce un peu sévère, et pourtant souveraine,
Des femmes au cœur fort qui font un rêve altier
Met dans l’étrange éclat de vos regards d’acier
Une tranquillité froide autant que sereine.

Le ciel vous fit déesse encor plus que sirène,
Et l’immortelle au svelte et fauve lévrier,
Fière d’une vertu que rien ne fit plier,
Attacha son croissant à vos cheveux de reine.

Car vous avez l’ardeur vivante et sans merci
De la blonde déesse en qui ne fut souci
Que des meutes courant au loin dans la clairière ;

Cependant que Cypris, fille du flot amer,
Au travers de la brume ardente de la mer,
Sourit aux tritons verts qu’irise la lumière.



II


Iris, je me meurs de tristesse,
Et si vous repoussez encor
La prière qu’il vous adresse,
C’en est fait du pauvre Alcindor.

On dirait que l’heure vous presse,
Cruelle, de me savoir mort ;
Faites donc un suprême effort
Et soyez un peu moins tigresse.

Ordonnez ce qu’il vous plaira,
Belle princesse, on le fera,
Pieds et poings liés je me livre.

En revanche je ne veux rien
Si ce n’est le souverain bien,
Laissez-moi vous aimer pour vivre.





III


Mon cœur est à vos pieds, Céphise,
Baissez-vous et le ramassez ;
Cent trésors y sont entassés,
C’est comme une boîte à surprise.

Il n’est point de ceux qu’on méprise ;
Les sentiments les mieux portés,
Les délicatesses de mise,
Tout s’y trouve à foison, comptez.

Vous semblez donter de mon dire,
Mais de l’œillade et du sourire
Vous avez beau vous escrimer ;

Comme tous les porteurs de lyre
J’ai l’âme tendre d’un Tityre,
Et veux vivre pour vous aimer.





IV


Vous ne naquîtes point pour ces métamorphoses
Où l’art du statuaire, égal à l’art des Dieux,
D’un bloc de marbre blanc fait jaillir vers les cieux
Une statue en des splendeurs d’apothéoses.

Car le marbre est trop dur pour vos félines poses,
Enchantement sans fin de l’esprit et des yeux,
Et le ciel a pétri vos traits délicieux
Avec la chair des lys mêlée au sang des roses.

Pure comme la neige au sommet du glacier,
Fière comme autrefois les guerrières de Thrace,
Vos pas ne savent point du mal la sombre trace,

Et dans vos yeux charmeurs tout alanguis de grâce
On voit au plus profond luire un reflet d’acier
Où la douceur s’allie à l’orgueil de la race.




MAURICE ROLLINAT

————


LES CHEVEUX


J’aimais ses cheveux noirs comme des fils de jais
Et toujours parfumés d’une exquise pommade,
Et dans ces lacs d’ébène où parfois je plongeais
S’assoupissait toujours ma luxure nomade.

Une âme, un souffle, un cœur, vivaient dans ces cheveux,
Puisqu’ils étaient songeurs, animés et sensibles.
Moi, le voyant, j’ai lu de bizarres aveux
Dans le miroitement de leurs yeux invisibles.

La voix morte du spectre à travers son linceul,
Le verbe du silence au fond de l’air nocturne,
Ils l’avaient ! voix unique au monde, que moi seul
J’entendais résonner dans mon cœur taciturne.


Avec la clarté blanche et rose de sa peau
Ils contrastaient ainsi que l’aurore avec l’ombre ;
Quand ils flottaient, c’était le funèbre drapeau
Que son spleen arborait à sa figure sombre.

Coupés, en torsions exquises se dressant,
Sorte de végétal ayant l’humaine gloire,
Avec leur aspect fauve étrange et saisissant
Il figuraient à l’œil une mousse très-noire.

Épars, sur les reins nus, aux pieds qu’ils côtoyaient
Ils faisaient vaguement des caresses musquées,
Aux lueurs de la lampe, ardents, ils chatoyaient,
Comme en un clair-obscur l’œil des filles masquées.

Quelquefois, ils avaient de gentils mouvements
Comme ceux des lézards aux flancs d’une rocaille ;
Ils aimaient les rubis, l’or, et les diamants,
Les épingles d’ivoire et les peignes d’écaille.

Dans l’alcôve où brûlé de désirs éternels
J’aiguillonnais en vain ma chair exténuée,
Je les enveloppais de baisers solennels,
Étreignant l’idéal dans leur sombre nuée !…

Des résilles de soie, où leurs anneaux mêlés
S’enroulaient pour dormir ainsi que des vipères,
Ils tombaient d’un seul bond, touffus et crespelés,
Dans les plis des jupons, leurs chuchotants repaires.


Aucun homme avant moi ne les ayant humés,
Ils ne connaissaient pas les débauches sordides ;
Virginalement noirs sous mes regards pâmés
Ils noyaient l’oreiller avec des airs candides.

Quand les brumes d’hiver rendaient les cieux blafards,
Ils s’entassaient grisés par le parfum des fioles,
Mais ils flottaient, l’été, sur les blancs nénuphars,
Au glissement berceur et langoureux des yoles.

Alors, ils préféraient les bluets aux saphirs,
Les roses au corail, et les lys aux opales.
Ils frémissaient au souffle embaumé des zéphyrs,
Simplement couronnés de marguerites pâles !…

Quand parfois ils quittaient le lit, brûlants et las,
Pour venir aspirer la fraîcheur des aurores,
Ils s’épanouissaient au parfum des lilas
Dans un cadre chantant d’oiseaux multicolores.

Et la nuit, s’endormant dans la tiédeur de l’air
Si calme qu’il n’eût pas fait palpiter des toiles,
Il recevaient ravis — du haut du grand ciel clair —
La bénédiction muette des étoiles.

Mais elle pâlissait ; de jour en jour sa chair
Quittait son ossature atome par atome,
Et navré, je voyais son pauvre corps si cher
Prendre insensiblement l’allure d’un fantôme.


Puis, à mesure, hélas ! que mes regards plongeaient
Dans ses yeux qu’éteignait la mort insatiable,
De moments en moments, ses cheveux s’allongeaient,
Entraînant par leur poids sa tête inoubliable.

Et quand elle mourut au fond du vieux manoir,
Ils avaient tant poussé pendant son agonie,
Que j’en enveloppai comme d’un linceul noir
Celle qui m’abreuvait de tendresse infinie !…

Ainsi donc, tes cheveux furent tes assassins.
Leur longueur anormale à la fin t’a tuée ;
Mais, comme aux jours bénis où fleurissaient tes seins,
Dans le fond de mon cœur, je t’ai perpétuée !…




LOUIS SALLES

————


LE MOUCHOIR ROUGE


Un soleil tropical tombe sur le marais.
Dans l’eau jusqu’aux genoux les bœufs rêvent au frais
Sous les saules ombreux. Les uns broutent les pousses
Et l’amère saveur des genêts et des mousses ;
D’autres, en mugissant, penchés, frottent leur peau
Contre le tronc rugueux et pourri d’un bouleau.
Sur leur dos qui frissonne un noir essaim de mouches
Vole et s’abat, leur sang est bu par mille bouches,
Du troupeau ruminant un bœuf s’est détaché,
Et sur un point là-bas son œil est attaché :
Au bord de la clairière il voit deux jeunes filles
Ramassant sous un chêne abattu des ramilles ;
Une d’elles au cou porte un rouge mouchoir
Qui rayonne sanglant sous les reflets du soir.
L’animal furieux alors a pris sa course.

L’œil en feu, tête basse, il traverse la source
Coulant au bas des prés, et gravit le taillis,

Sous les arbres du bois partent de légers cris :
On voit le gentil couple, ainsi que deux gazelles,
Franchir en s’enfuyant d’étroites passerelles.

Mais sur un long bâton appuyé, le berger
De la ferme voisine aperçoit le danger :
Il a sifflé deux coups, et sa main fait un signe.
Il était temps : le bœuf arrive en droite ligne
Sur les enfants ; — ils sont perdus !… Quand tout à coup
Accourt dans le sentier un énorme chien-loup.
Ainsi qu’un léopard qui terrasse le buffle,
Sans aboyer, d’un bond terrible, il saute au mufle
De l’animal surpris, beuglant, luttant en vain
Et qui, vaincu, repasse à pas lents le ravin.

Cependant par le bois les deux blondes fillettes
Regagnent le village en cueillant des noisettes,
Et la jeune en riant dit à sa grande sœur :
— Oh ! que le vilain chien du berger m’a fait peur !




LOUISA SIEFERT

————


CONSOLATION


Pourquoi vivre à demi quand le néant vaut mieux ?
SULLY PRUDHOMME.


O la rafraîchissante et consolante idée,
Mourir ! trouver enfin le silence et la nuit,
Fermer mes yeux au jour mes oreilles au bruit,
Vider la coupe noire à ma soif accordée,

Dormir, oublier ! puis, toute l’éternité,
Rêver d’amour sans fin, rêver de paix sans lutte,
Ne plus craindre à mes pieds le piége ni la chute,
Et poursuivre à loisir l’idéale beauté !

Dans la grande tristesse il est ainsi des joies
Que l’homme méconnaît où qu’il ne comprend pas,
Lasse du but manqué par chacun de mes pas,
J’ai fait, comme dit Job, le compte de mes voies ;


Et pilote perdu qui renonce à son port,
Aux flancs de mon vaisseau jugeant les avaries,
J’ai vu sous la mer lourde un lit d’algues fleuries,
Car l’espoir, la promesse et le gain, c’est la mort.




CRÉPUSCULE


Et je songe, ô mon Dieu, qu’il sera bientôt soir.
SAINTE-BEUVE.


N’avoir qu’une pensée et ne pouvoir la dire,
Souffrir d’un mal unique et n’oser le montrer,
Et sentir en son cœur les nœuds se resserrer,
Et voir de devant soi l’espoir qui se retire !

— Chaque jour vient plus lourd et plus vide s’en va ;
Comme au soir, sur la plage, après la grande houle
Le flot de ma jeunesse à petit bruit s’écoule ;
Le ciel s’est refermé dont mon désir rêva.

O tristesse, ô langueur, ennui muet et morne !
Pas d’astre à l’horizon, pas de phare à l’écueil,
Rien ! ces immensités et profondeurs de deuil
S’étendent dans la nuit sans mesure et sans borne






L’ORAGE



Bien lasse de vouloir, bien lasse de subir.
FRANÇOIS COPPÉE


Si je voulais chanter ma voix se briserait
Comme celle des fous dans le rire et les larmes,
Mon bras, tout las qu’il est, se crispe sur ses armes,
Ma lèvre resserrée a gardé son secret,
Si je voulais chanter ma voix se briserait.

Je sens encor le froid du fer dans ma blessure,
La pourpre de mon sang a teint les buissons verts.
Que dirais-je à l’écho qui demande des vers
Quand ma force est usée et ma défaite sûre ?
Je sens encor le froid du fer dans ma blessure.

Sans entrevoir de but, je vais par les chemins,
Telle qu’un grain de sable ou qu’une feuille morte.
Courant tous les hasards, fuyant de porte en porte,
Sans tenir rien des jours ni croire aux lendemains,
Sans entrevoir de but, je vais par les chemins.


Vainement quelques-uns ont pleuré sur ma trace,
Et d’autres m’appelaient dont l’amour fut témoin ;
J’ai passé dans le vent qui m’emportait plus loin,
La nuit seule a reçu l’aveu de mua disgrâce,
Vainement quelques-uns ont pleuré sur ma trace.

Mon berceau fut marqué par la fatalité.
L’orage qui grondait, terrible, à ma naissance,
M’a pour jamais, dès lors, soumise à sa puissance
Avec le premier cri qu’au monde j’ai jeté ;
Mon berceau fut marqué par la fatalité.

Solitude du cœur, ô ténèbres de l’âme,
Je devine à présent ce qu’il vous faut de moi ;
Mais j’échappe à votre œuvre et brave votre effroi,
Car je suis un enfant du souffle et de la flamme,
Solitude du cœur, ô ténèbres de l’âme.




ENNUI


C’est peu d’avoir souffert si l’on n’a pas aimé.
VICTOR DE LAPRADE.


Quand je pense à ma vie un grand ennui me prend,
Et j’ai pitié de voir ma jeune destinée
S’effeuiller solitaire, humblement résignée,
Comme une fleur des eaux qu’emporte le courant.


Je ne m’en émeus plus ni trop ne m’en étonne,
Car je sais quels débris roulent les plus purs flots ;
Et, dans un même accord, quels déchirants sanglots
Ils mêlent si souvent à leur chant monotone.

C’est la loi de tout être, et j’y cède à mon tour,
Honteuse seulement qu’à tant de fier courage
S’offrent toujours pareils l’écueil et le naufrage,
Et sans comprendre mieux qu’on survive à l’amour.

De quoi donc notre cœur est-il fait, qu’il résiste,
Qu’il saigne, et puisse encor trouver un battement
De tendresse et de joie, après ce long tourment,
Lorsqu’il se sent au fond si cruellement triste ?

Pardonner, accepter, est-ce donc moins souffrir ?
Lequel montre dans nous un plus beau privilége,
Celui qui s’abandonne au regret qui l’assiége,
Ou celui qui combat pour vaincre ou pour périr ?

Que nous vaut cependant le prix de la victoire ?
Que faisons-nous jamais de notre liberté ?
Où trouver ici-bas le calme souhaité ?
A quoi bon se défendre, hélas ! à quoi bon croire ?

Quand le vent de sa tige a détaché la fleur,
Elle suit quelque temps le torrent qui la berce ;
Sa coupe de parfums au soleil se renverse,
Et la fraîcheur de l’onde avive sa couleur.


Le voyageur lassé, l’oiseau dont l’aile plie
Demandent : — Où va-t-elle ? et l’appellent du bord,
Tandis qu’elle descend, tranquille et sans effort,
Vers la rive où tout meurt, dans l’ombre où tout s’oublie.




ADIEUX A PAU


O sereine beauté des cimes couronnées
Par l’azur qui baignait le front des Pyréncés…

EMMANUEL DES ESSARTS


Depuis que j’erre ainsi, plante déracinée,
Au gré du vent, du flot, de l’heure ou de l’année,
Sans jamais espérer de revenir demain, —
Si propice ou charmant que me fût le chemin, —
J’avais connu déjà ce déchirement d’âme
Qu’on éprouve à quitter le foyer plein de flamme
Lorsque, douce, elle aussi, la plus rude saison
Rassemble autour du feu tous ceux de la maison
Et rapproche les cœurs que le ciel noir oppresse ;
J’avais subi l’ennui, l’accablante détresse
De l’exil loin des miens parmi des étrangers ;
Mais, malgré tant de deuils en longs regrets changés,
Cher fardeau, trop pesant et sous lequel je plie,

Je n’avais pas prévu quelle mélancolie,
Tout à coup jusqu’au fond m’atteindrait aujourd’hui.
Car, au lieu de trouver en moi-même un appui,
Je reste sans courage et rougis d’oser dire
Que, sous ce ciel qui semble un éternel sourire,
Dans cet air si paisible aux soupirs caressants,
Grâce aux amis nouveaux, en dépit des absents,
J’avais repris racine et que j’étais heureuse !
O piége inattendu qui, sous mes pas, se creuse !
Rien ne nous apprend donc la sagesse des morts,
Et quand nous avons fait si calme les dehors,
Rien donc n’assoupira la fièvre intérieure
Qui de son rêve ardent nous irrite et nous leurre ?
Quoi, toujours s’attacher, désirer et sentir,
Et dès qu’on souffre moins songer à repartir !
Pourtant je suis si lasse, et devant moi la route
S’ouvre si tristement sur l’horizon du doute !
Tout ce que j’ai voulu, tout ce que j’ai tenté
Pour rebâtir mon nid par l’orage emporté,
Quel que fût mon effort a déçu mon attente.
Je sais les trahisons de l’espoir qui me tente,
J’ai sondé les secrets que l’amour m’a livrés :
Sur les fronts les plus chers, sur les plus admirés
J’ai lu le sceau fatal des faiblesses mortelles ;
J’ai bu le philtre amer dont les vertus sont telles
Que tout autre à ma place en meurt. Moi, j’ai vécu,
Et ma folle jeunesse au courage invaincu
Saute chaque barrière, échappe à chaque embûche,
A son point de départ comme abeille à la ruche

Raccourt et recommence un travail toujours vain.
Vivrai-je ainsi longtemps ? où trouverai-je enfin,
Dans un de ces pays où je viens et je passe
Sans laisser après moi ni souvenir ni trace,
Où la terre est si bonne et le soleil si beau,
Le bonheur que je cherche ou le pain du tombeau ?




DÉSIR


O volupté de vivre !…
ANDRÉ THEURIET.


Oh ! refaire des vers, laisser le rire éclore,
Retrouver frais et purs les rêves d’autrefois,
Reprendre ma jeunesse au printemps, à l’aurore,
Et refleurir soudain avec l’œillet des bois !

Puis, lorsque sur muon front redressé la ramure
Jettera son réseau mêlé d’ombre et de jour,
Que chaque nid aura son hymne ou son murmure,
Rouvrir soudain mon cœur au doux chanteur, l’Amour !

Enfin, comme le lac insondable et limpide
Où le soleil se joue en longs rayons joyeux,
Sous l’éblouissement d’un seul regard rapide
Réfléchir de nouveau tout le ciel dans mes yeux !…






ARMAND SILVESTRE

———


FANTAISIES CÉLESTES

I

AU COUCHANT


N’étant plus qu’un brouillard vermeil,
L’horizon dans la nuit recule :
Je voudrais, comme le soleil,
Mourir dans l’or d’un crépuscule !

Sentir l’universel émoi,
Suivre au loin ma trace blanchie
Et, d’une grande ombre, après moi,
Laisser la terre rafraîchie ;

Descendre seul dans mon tombeau,
Mais léguer mon âme à la nue
Pour y rallumer le flambeau,
De chaque étoile au ciel venue,


Emporter la vie et, pourtant,
La laisser rayonner encore ;
Donner au monde palpitant
Le gage sacré d’une aurore ;

Sûr de remonter le chemin
Qu’a tracé ma course première,
Garder en moi mon lendemain
Fait de chaleur et de lumière !

Car l’âme des astres vermeils
Dans mes veines en feu circule
Et je veux, comme les soleils,
Renaître dans un crépuscule !





II

LE VŒU


Assis au revers d’un chemin,
L’ombre en noyait les avenues —
Tout seuls et la main dans la main
Je baisais ses épaules nues.


Blanche, la lune se levait ;
— L’ombre en redoublait son mystère —
Au moindre souffle tout avait
Des frissons d’amour sur la terre.

Et je respirais ses cheveux ;
— L’ombre en buvait l’odeur suave —
Et lui disais : « Ce que tu veux,
Je le ferai, moi, ton esclave.

« Te faut-il la fleur du rocher ?
— L’ombre emplissait le précipice —
Je mourrai pour te la chercher,
Mais dicte-moi le sacrifice.

« Veux-tu tout le sang de mon cœur ?
— L’ombre en pressait le flot rapide —
Si l’amour ne m’a fait vainqueur,
Du moins il me fait intrépide.

« Parle et vers moi tourne tes yeux ! »
— L’ombre y palpitait comme un voile —
Mais elle, regardant les cieux,
Me dit : « Je voudrais cette étoile,

La plus lointaine du ciel clair. »
— L’ombre, en vain semblait les confondre —
Son doigt restait fixe dans l’air ;
Je le suivais sans lui répondre.


Alors, de sa plus tendre voix :
— L’ombre en alanguissait le charme —
« Ami, l’étoile que tu vois
Là-haut, c’est ma première larme.

« Toute femme, avec ce trésor,
Laisse choir la fleur de son âme.
Sa pureté luit dans cet or.
Son cœur brûle dans cette flamme ! »




III

LEVER D’ÉTOILES


En vain Midi sur les cieux
Tend ses lumineuses toiles ;
Je cherche toujours leurs yeux
Dans les couchants pleins d’étoiles.

A la première allumée
Sur le bord de l’horizon
Je donne en pleurant ton nom,
Ma première bien-aimée !


Le regard descend sur moi
De celle qui t’a suivie
Et me rend l’ancien émoi :
Car celle-là prit ma vie…

Ainsi chacune se lève,
Doux spectre, à travers mes pleurs ;
Toutes me jettent dès fleurs…
Une seule porte un glaive.

Vainement pour fuir ce fer,
Je suis vos ombres peureuses,
Mes premières amoureuses
Par qui je n’ai pas souffert.

Et, pour braver ses rayons,
Mon cœur où l’effroi murmure
Revêt, ainsi qu’une armure,
L’or des constellations !





IV

LA DANSE


Triste de quelque amour perdu,
Rêvant aux délices passées,
J’étais sur la terre étendu
Parmi les bruyères froissées.


L’ombre, en vibrant, montait dans l’air,
Des arbres profonds vers la nue,
Et la lune, au bord du ciel clair,
Découvrait son épaule nue.

Comme s’accroissait mon émoi
De l’émoi fraternel des choses,
Un rossignol, tout près de moi,
Chante dans un buisson de roses,

Et, comme en un divin réseau,
L’âme prise par la cadence,
Je vis, aux chansons de l’oiseau,
Les étoiles entrer en danse.

Leur pas grave semblait celui
D’un chœur antique qui s’éveille ;
Ainsi la trace en avait lui
Et la grâce en était pareille.

Mais, précipitant ses sanglots,
L’oiseau déliait sa voix sûre
Et je vis, de mes yeux mi-clos,
La danse presser sa mesure.

Ce fut, à chaque mouvement,
Un scintillement d’étincelles ;
On eût dit que le firmament
Se brisait en mille parcelles…


Je m’éveillai ; les cieux railleurs
Immobiles tendaient leurs voiles…
Mon amour ! à travers mes pleurs
J’avais vu danser les étoiles.





V

LA VOIE LACTÉE


La poudre des astres brisés
Roule encor par les étendues :
Mais où vont le vent des baisers
Et l’âme des amours perdues ?

Comme des étoiles, nos cœurs
Sont faits de lumière immortelle ;
Ils se brisent aux chocs vainqueurs ;
Mais leur poussière où donc va-t-elle ?

Nous voyons couler notre sang
Au bord de la nue enflammée,
Dans le couchant éblouissant ;
Mais où fuit sa rouge fumée ?


Quelle brise, effleurant ces flots,
Recueille l’esprit de nos rêves,
Les délices de nos sanglots
Et l’ivresse des heures brèves ?

Ah ! dans les débris radieux
Qui font ta lumière argentée,
Sous les pas tranquilles des dieux,
Emporte-les, ô Mer lactée !





VI

LE RÉVEIL


Comme une vierge au front vermeil
Dans le jardin des cieux venue,
L’Aube, ayant vaincu le sommeil,
Cueille les fruits d’or de la nue.

Dans l’azur, immense verger
Des constellations fécondes,
Elle passe d’un pas léger,
Laissant flotter ses tresses blondes.


Et les étoiles, tour à tour,
Aux plis de sa robe jetées,
Tombent, célestes fruits d’amour
Dont nos âmes étaient tentées.

Déjà le dernier astre a lui,
Sa main partout s’étant posée :
Un peu de mon sang, avec lui,
Reste aux doigts de l’Aube rosée.

La dernière goutte de sang
Que me laissaient les maux sans trêves,
Une main t’a prise, en passant,
Au verger profond de mes rêves !




JOSÉPHIN SOULARY

————


NÉANT PEUPLÉ


L’immensité t’écrase, — impasse
Dont les sphères sont l’horizon ;
Regarde à tes pieds, ô Raison !
Les cieux sont hauts, ta vue est basse.

Vois ! pour l’humble ciron qui passe,
L’univers est fait d’un gazon ;
Une heure écoule une saison ;
Le point lui-même est un espace.

De ces infiniment petits,
Les impalpables sont sortis,
Les invisibles vont éclore.

Le rien se meut ; descends toujours…
« O terreurs ! dis-tu, c’est encore
L’immensité, mais à rebours ! »



L’IMMOBILE


Quand la mort (notre heure est écrite)
Clora ma lèvre et son secret,
Ta chère main, d’un drap discret,
Me couvrira, suivant le rite.

Et je te vois, toute interdite,
Contempler comment apparaît,
Là-dessous, ce qu’on adorait.
N’en fais rien, cette vue irrite !

Tu songerais qu’aux jours passés,
Dans l’ardeur des baisers pressés
Je t’étreignais, effarouchée ;

Et ton cœur ne comprendrait pas
Que, te sentant sur moi penchée,
J’hésite à t’ouvrir mes deux bras.





LA SUCCUBE


Ta langue à tout jamais doit-elle être scellée,
O sphinx ! Et contre toi n’est-il aucun recours ?
Du point noir d’où je viens au but sombre où je cours
Je sens ta force occulte à tous mes pas mêlée.

Sous les traits d’une femme elle s’est révélée,
L’obsession fatale aux réseaux doux et lourds,
Cauchemar de mes nuits, délire de mes jours,
Qui met enfer et ciel dans mon âme affolée.

Strige aux mordants baisers, vierge au bras caressant,
La cruelle a mangé mon cœur, sucé mon sang,
Et bu jusqu’en mes yeux les larmes que je pleure.

Être ainsi n’est pas être ! — O raison ! sauve-moi !
Vois ! je voudrais sa mort, et je crains qu’elle meure ;
Mais comment mourrait-elle, ayant ma vie en soi ?





NAUFRAGÉ CONVERTI


Naufragé converti, j’ai voué ma carène
Au repos absolu ; je vous renonce, ô mers !
Et vous, dangers aimés, traîtres cieux, bords pervers,
Hurlements de Charybde, appels de la Syrène !

Ainsi je me berçais sur la plage sereine,
Lorsqu’un cri de détresse émeut soudain les airs,
Et j’aperçois, roulant parmi les flots amers,
Une pâle beauté dont la perte est certaine.

Je plonge et la saisis. Mais de ses bras si doux
Elle a lié mon front, mes mains et mes genoux ;
Et la voilà qui chante : « Océan, tiens ta proie !

Si la pitié d’un sot t’affronte en ma faveur,
Tant pis pour lui ! — je suis la femme qui se noie
Par état ; je me sauve en noyant mon sauveur ! »





BARBARIE NOSTER ABUNDAT

AMOR


Comme un bourreau rusé qui tend à sa victime
L’embûche d’un grief aux détours captieux,
Je t’accuse, et je mets un art très-précieux
A te prendre en défaut sur ta pensée intime.

Défends-toi ! n’as-tu pas mainte arme légitime :
Ta splendide beauté, les larmes de tes yeux,
Et ces bras que tu tords en attestant les dieux,
Et ces baisers qu’hier j’aurais payés d’un crime ?

Ton tort, c’est mon amour ! — Sans quelque orage au ciel,
Vois combien le soleil aux fleurs serait cruel ;
C’est raison qu’à travers l’ondée il leur sourie.

Ainsi du cœur. Pour lui, chérir vaut torturer,
Et le mien ne s’apaise en sa chère furie
Que par le doux remords de t’avoir fait pleurer.





SONNET D’AOÛT


L’aube est volcan ; midi, fournaise ; août fait éclore
Comme un embrasement le baiser de l’été ;
Il ruisselle des cieux, écrasante clarté ;
L’horizon le déchaîne, orageux météore.

Que faire par ce temps de chaleur qui dévore ?
S’étendre au cours de l’eau dans un bois écarté,
Tandis que sur le chêne, en dôme frais voûté,
La cigale emplit l’air de sa note sonore !

Justement, au ruisseau voisin, d’un pied léger,
Voici Margot qui court, furtive, se plonger.
j’allais dans son bain surprendre l’étourdie ?

Non ! brûle qui voudra près d’un brasier pareil !
Je n’ai vu que ses yeux, et je tiens le soleil
Très-débonnaire au prix de cet autre incendie.




SULLY PRUDHOMME

————


LE ZÉNITH

AUX VICTIMES DE L’ASCENSION DU BALLON LE ZÉNITH.

I


Saturne, Jupiter, Vénus, n’ont plus de prêtres.
L’homme a donné les noms de tous ses anciens maîtres
A des astres qu’il pèse et qu’il a découverts,
Et le dernier des dieux dont le culte demeure,
A son tour menacé, tremble que tout à l’heure
Son nom ne serve plus qu’à nommer l’univers.

Les paradis s’en vont ; dans l’immuable espace
Le vrai monde élargi les pousse ou les dépasse,
Nous avons arraché sa barre à l’horizon,
Résolu d’un regard l’empyrée en poussières,
Et chassé le troupeau des idoles grossières
Sous le grand fouet d’éclairs que brandit la Raison.


Nous savons que le mur de la prison recule,
Que le pied peut franchir les colonnes d’Hercule,
Mais qu’en les franchissant il y revient bientôt ;
Que la mer s’arrondit sous la course des voiles ;
Qu’en trouant les enfers on revoit des étoiles ;
Qu’en l’univers tout tombe, et qu’ainsi rien n’est haut.

Nous savons que la terre est sans piliers ni dôme,
Que l’infini l’égale au plus chétif atome ;
Que l’espace est un vide ouvert de tous côtés,
Abîme où l’on surgit sans voir par où l’on entre,
Dont nous fuit la limite et dont nous suit le centre,
Habitacle de tout, sans laideurs ni beautés ;

Que l’homme, fier néant, n’est qu’un des parasites
D’une sphère oubliée entre les plus petites,
Parasite à son tour des crins d’or du soleil ;
Qu’à peine pesons-nous aux balances du gouffre,
Et que le plus haut cri de notre chair qui souffre
S’y perd comme un vain songe au fond d’un noir sommeil.

Eh bien ! quoique l’azur ait déçu nos sondages,
Nous lui rendons encore un vieux reste d’hommages :
Nous n’espérons jamais sans y lever les yeux.
D’où nous vient ce penchant à redresser la tête,
Ce geste, cher à l’homme, inutile à la bête,
Involontaire appel de la pensée aux cieux ?

Est-ce de la foi morte un importun vestige ?
Est-ce un pli séculaire et que rien ne corrige,

Par la race hérité des pâtres d’Orient ?
Est-ce un natif instinct propre à l’humain génie ?
Ou n’est-ce qu’un hasard, la fortuite harmonie
D’un souriant désir et d’un bleu souriant ?

Cet accord est profond, quelle qu’en soit la cause :
Dès que l’humanité fut à la vie éclose,
Elle a comme un calice ouvert au ciel son cœur ;
Et, comme on voit planer un encens qui s’exhale,
Depuis lors, où bleuit la voûte colossale
Plane son grand espoir, de sa raison vainqueur.

Et tant qu’on redira l’audace et l’infortune
Des premiers qu’a punis la divine rancune
Pour être allés ravir à ses sources le feu,
Les mortels frémiront d’épouvante et d’envie
A voir quelqu’un des leurs aventurer la vie
Jusqu’aux bornes de l’air, au pays de leur vœu ;

Comme s’ils sentaient là leur chaîne qui s’allége,
Et que ce fût encore un bonheur sacrilége ;
Comme si Prométhée, après des milliers d’ans,
Pour nous encore aux dieux volant des étincelles,
Achevait aujourd’hui par l’osier des nacelles
L’attentat commencé par les rocs des Titans !




II


Montez, leur criait-on, sublimes Argonautes !
Au-dessus de la neige, à des blancheurs plus hautes,
Aussi loin que se creuse à l’atmosphère un lieu !
Où monte le souci du front des astronomes,
Où monte le soupir du cœur de tous les hommes,
Plus haut que nos saluts, plus loin que notre adieu !

Les câbles sont rompus : tout à coup seul et libre,
Le ballon qui poursuit son fuyant équilibre
S’engouffre, par l’espace aussitôt dévoré.
Dans un emportement qui ressemble à la joie,
Plus prompt que le faucon sur l’invisible proie,
Il s’élance, en glissant, vers son but ignoré.

Où vont ceux que ravit l’impétueuse allure
De cette étrange nef pendue à sa voilure,
Sans gouvernail ni proue, en une mer sans bord ?
Au gré de tous les vents, traînés à la dérive,
Ne songent-ils qu’à tendre où nul vivant n’arrive,
Navigateurs lancés pour n’atteindre aucun port ?

La foule ardente et fruste où survit Encelade
Dans leur ascension n’aime que l’escalade,
Les admire en tremblant et ne les comprend pas :
« S’ils ne sont point partis pour mordre à l’ambroisie,

Et voir en son entier la nature éclaircie,
Quel but, dit-elle, atteint ce formidable pas ?

S’ils ne sont point partis pour la cime des choses,
Pour y voir frissonner la première des causes,
Et ce frisson courir au dernier des effets,
Pour aller jusqu’à Dieu lire dans ses yeux mêmes
Le mot de la justice et du bonheur suprêmes,
Quels profits leur courage étrange aura-t-il faits ? »

Ils répondent  : « La cause et la fin sont dans l’ombre ;
Rien n’est sûr que le poids, la figure et le nombre,
Nous allons conquérir un chiffre seulement ;
Ils sont loin les songeurs de Milet et d’Elée
Qui, pour vaincre en un jour tout l’inconnu d’emblée,
Tentaient sur l’univers un fol embrassement !

Nous ne nous flattons plus, comme ces vieux athlètes,
De forcer, sans flambeau, les ténèbres complètes,
Pour saisir à tâtons ce monstre corps à corps ;
Il nous suffit, à nous, devant le sphinx énorme,
D’éclairer prudemment de point en point sa forme,
Et d’en lier les traits par de justes raccords.

Ils sont loin les rêveurs subtils d’Alexandrie,
Et ceux qui reniaient la terre pour patrie !
Nous ne nous flattons plus de la fuir, aujourd’hui :
A quelque évasion que l’air pur nous invite,
L’air même est notre geôle, avec nous il gravite,
Il est terrestre encore, et tout l’azur c’est lui !


Mais la terre suffit à soutenir la base
D’un triangle où l’algèbre a dépassé l’extase ;
L’astronomie atteint où ne ment plus l’azur :
Sous des plafonds fuyants chasseresse d’étoiles
Elle tisse, Arachné de l’infini, ses toiles,
Et suit de monde en monde un fil sublime et sûr.

Montés pour redescendre avec la même charge,
Nos corps lourds n’auront pu que faire un pas plus large,
Un orbe un peu plus haut sur le sol en rampant,
Mais nous aurons du moins goûté la certitude,
Ce qu’en vain demandaient les pères de l’étude
A leurs fronts isolés qu’ils s’en allaient frappant.

Et peut-être plus tard, si la pensée humaine
Touche au fond du mystère en tirant sur sa chaîne,
Le chiffre sans éclat qu’au ciel nous aurons lu,
Longtemps enseveli comme une valeur nulle,
Doit surgir glorieux dans l’unique formule
D’où le problème entier sortira résolu ! »




III


Ils montent ! le ballon, qui pour nous diminue,
Fait pour eux s’effacer les contours de la nue,
S’abîmer la campagne, et l’horizon surgir

Grandissant… comme on voit, sur une mer bien lisse,
Que du bout de son aile une mouette plisse,
Autour du point troublé les rides s’élargir.

Les plaines, les forêts, les fleuves se déroulent,
Les monts humiliés en s’allongeant s’écroulent.
Le cœur semble se faire, à la merci des cieux,
Un berceau du péril dont pourtant il frissonne,
Et regarde sombrer tout ce qui l’emprisonne
Avec un abandon grave et délicieux…

Ils montent, épiant l’échelle où se mesure
L’audace du voyage au déclin du mercure,
Par la fuite du lest au ciel précipités ;
Et cette cendre éparse, un moment radieuse,
Retourne se mêler à la poudre odieuse
De nos chemins étroits que leurs pieds ont quittés.

Depuis que la pensée, affranchissant la brute,
A découvert l’essor dans les lois de la chute,
Et su déraciner les pieds humains du sol,
L’homme a hanté des airs que nul oiseau n’explore,
Mais il n’avait jamais osé donner encore
Une aussi téméraire envergure à son vol !

Pourtant ils n’ont pas peur. La vérité suscite
Au plus timide front que son amour visite
Une sereine audace à l’épreuve de tout ;

Immuable elle inspire à ses amants sa force,
Et, quand de ses beaux yeux on a suivi l’amorce,
Affamé de l’atteindre on vit et meurt debout.

Ils goûtent du désert l’horreur libératrice.
Mais, si vite arrachée à sa ferme nourrice,
La chair tressaille en eux par un instinct d’enfant ;
Serrant l’osier qui craque et n’osant lâcher prise,
Il semble qu’elle étreigne un lien qui se brise
Et pressente qu’en haut plus rien ne la défend.

Plus rien ne la défend, car elle n’est pas née
Pour une vagabonde et large destinée :
Il lui faut une assise, une borne, un chemin,
La tiédeur des vallons, et des toits l’ombre chère ;
Où la pensée aspire elle est une étrangère,
Et sa prévision s’arrête au lendemain.

Surtout il lui faut l’air ! L’air bientôt lui fait faute.
Alors s’élève entre elle et son invisible hôte,
Le génie aux destins de son argile uni,
L’éternelle dispute, agonie incessante :
La chair, au sol vouée, implore la descente,
L’esprit ailé lui crie un sursum infini…

Maître, dit-elle, assez ! mon angoisse m’accable…
— Plus haut ! lui répond-il. — Et d’un long flot de sable
L’équipage allégé se rue au ciel profond.
— Ô maître, quel tourment ta volonté m’inflige !

Je succombe. — Plus haut ! — Pitié ! — Plus haut, te dis-je.
Et le sable épanché provoque un nouveau bond.

— Grâce, mon sang déborde et je n’ai plus d’haleine.
— Plus haut ! — Arrêtons-nous ; maître, je vis à peine…
— Monte. — Oh ! cruel, encor ? — Monte ! esclave. — Encore ? — Oui.
Mais épuisée enfin la chair plie et s’affaisse,
Et comme un feu sacré dont se meurt la prêtresse,
L’esprit abandonné s’abat évanoui…




IV


L’esquif, indifférent au fardeau qu’il balance,
Poursuit alors son vol dans un entier silence,
Désemparé du cœur et du génie humains,
Tandis qu’en bas s’agite une oublieuse foule,
Dont la moitié s’enivre, et l’autre moitié roule
Le rocher de Sisyphe où s’écorchent ses mains.

Ô fortune de l’homme ! ou jouir sans noblesse,
Ou, noble, ne tenter qu’un essor qui le blesse !
Ou rire sans grandeur ou grandir et pleurer !
S’il embrasse la terre il abêtit sa joie,
S’il la chasse du pied, l’abîme l’y renvoie,
Il n’en peut pas sortir et n’y peut demeurer !

Car ni les fleurs d’un jour, ni les fruits qui se tachent,
Ni les amours qu’on pleure ou qu’on trahit n’attachent

Tous ceux que l’Idéal caresse et mord au front ;
Et s’ils veulent bondir au bleu qui les fascine,
Ils sont si rudement tirés par la racine
Que beaucoup en sont morts, et combien en mourront !

Et c’est pourquoi ceux-là, ceux que l’infini hante,
Et qui sont bien vraiment l’humanité souffrante
Si l’on souffre le plus par le plus grand désir,
Sentiront fuir toujours leur cœur et leur pensée
Avec cette nacelle éperdument lancée,
Et, devant sa détresse, un frisson les saisir.




V


Un seul s’est réveillé de ce funèbre somme,
Les deux autres… ô vous, qu’un plus digne vous nomme,
Qu’un plus proche de vous dise qui vous étiez !
Moi, je salue en vous le genre humain qui monte,
Indomptable vaincu des cimes qu’il affronte,
Roi d’un astre, et pourtant jaloux des cieux entiers !

L’espérance a volé sur vos sublimes traces,
Enfants perdus, lancés en éclaireurs des races
Dans l’air supérieur, à nos songes trop cher,
Vous de qui la poitrine obstinément fidèle,
Défiant l’inconnu d’un immense coup d’aile,
Brava jusqu’à la mort l’irrespirable éther !


Mais quelle mort ! la chair, misérable martyre,
Retourne par son poids où la cendre l’attire,
Vos corps sont revenus demander des linceuls ;
Vous les avez jetés, dernier lest, à la terre,
Et, laissant retomber le voile du mystère,
Vous avez achevé l’ascension tout seuls !

Pensée, amour, vouloir, tout ce qu’on nomme l’âme,
Toute la part de vous que l’infini réclame,
Plane encor, sans figure, anéanti ? non pas !
Tel un vol de ramiers que son pays rappelle
Part, s’enfonce et s’efface en la plaine éternelle,
Mais n’y devient néant que pour les yeux d’en bas.

Mourir où les regards d’âge en âge s’élèvent,
Où tendent tous les fronts qui pensent et qui rêvent !
Où se règlent les temps graver son souvenir !
Fonder au ciel sa gloire, et dans le grain qu’on sème
Sur terre propager le plus pur de soi-même,
C’est peut-être expirer, mais ce n’est pas finir  :

Non ! De sa vie à tous léguer l’œuvre et l’exemple,
C’est la revivre en eux plus profonde et plus ample,
C’est durer dans l’espèce en tout temps, en tout lieu,
C’est finir d’exister dans l’air où l’heure sonne
Sous le fantôme étroit qui borne la personne,
Mais pour commencer d’être à la façon d’un dieu !

L’éternité du sage est dans les lois qu’il trouve ;
Le délice éternel que le poëte éprouve,

C’est un soir de durée au cœur des amoureux !
Car l’immortalité, l’âme de ceux qu’on aime,
C’est l’essence du bien, du beau, du vrai, Dieu même,
Et ceux-là seuls sont morts qui n’ont rien laissé d’eux.

Ô victimes, plus d’un peut-être vous jalouse,
Qui, de peur de languir et que l’oubli ne couse
Sur son œuvre tardive un suaire étouffant,
Laisserait bien trancher sa destinée obscure
D’un pareil coup de faux, dont l’éclair transfigure
L’ombre d’un front sans gloire en nimbe triomphant !

Aux antiques rameaux, toujours verts, du Lycée,
Les générations, espoir de la pensée,
Rediront que pour elle on vous a vus périr :
Tous les cœurs de vingt ans, qui dédaignent la vie
Et dont la soif d’honneur n’est jamais assouvie,
Verront, en songe, au ciel votre tombeau fleurir.

Les antiques héros admireraient notre âge
Pour le nouvel emploi qu’on y fait du courage,
Et nous leur citerions le vôtre avec orgueil.
Mais l’orgueil, consterné, devant la mort s’efface ;
Pardonnez au premier que votre belle audace
Et l’amour de l’azur arrachèrent au deuil.




MAURICE TALMEYR

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LETTRE POSTHUME


L’infini m’a prise, ami, je suis morte ;
Je lègue mon ombre à tes bras déserts…
D’autres s’en iront frapper à ta porte ;
J’ai, comme un oiseau, pris la clef des airs.

Nos âmes, toujours, ne sont pas fidèles ;
J’avais le pied rose et l’œil andaloux,
J’ignorais que Dieu m’eût donné des ailes,
Tu ne l’as pas vu, tu n’es pas jaloux.

Personne, méchant, n’a baisé ma bière.
Le portier survint qui m’ensevelit…
Dormir seule, hélas ! même au cimetière !
J’étais belle encor dans mon dernier lit.


Je suis chérubin, tu me vis grisette,
Pour ces péchés-là Dieu n’est jamais dur ;
Mes compagnes sont Manon et Cosette,
Jésus, pour enfer, nous donne l’azur.

Tu me connus brune, ici je suis blonde,
Mes ailes font comme un bruit de satin ;
Je tremble toujours quand la foudre gronde,
On me trouve, au ciel, encor l’air mutin.

Dans le grand soleil nos longues phalanges
Tordent leurs cheveux tout ruisselants d’or…
— Te rappelles-tu nos frissons étranges,
Le soir, dans les bois, à la voix du cor ?

Comme aux rocs brillants vole la mouette,
Moi, je vais, légère, aux astres, la nuit…
— Oh ! mon cœur battait quand ta silhouette,
Sombre, sous ma vitre, errait à minuit.

Dieu, pour me vêtir, prit un pan de brume,
Sur les pics rosés, d’aube étincelants…
— Elle semblait d’air et de folle écume
Ma robe de gaze aux frais bouillons blancs.

Fière, dans le gouffre étoilé, je vole !
Ma narine d’ange aspire l’éther…
— Nous rêvions, jadis, d’aller en gondole
Cueillir des baisers, la nuit, sur la mer.


J’avais pour Éden ma petite chambre,
Gaie et grande comme une ruche à miel ;
Mai la faisait riche, et pauvre décembre,
J’étais, avec toi, déjà près du ciel.

O nature, ô joie ! Amour, douces fièvres !
Nuits, bois odorants, transports infinis !
Nos baisers, ami, chantaient sur nos lèvres,
Comme des oiseaux au bord de leurs nids.

Je trouve, ange, esprit, les heures cruelles ;
Bien souvent, morose et lasse de Dieu,
Je ferme les yeux et j’ouvre les ailes
Pour rêver d’amour au fond du ciel bleu.

Et je laisse errer mon vol solitaire…
Oh ! combien de fois, la nuit, dans les cieux,
Sur un astre d’or d’où l’on voit la terre
Nos ailes ont bu les pleurs de mes yeux !

Puis je repartais, frissonnante encore,
Secouant sur l’onde et sur le fruit mûr,
Sur le lys muet, sur l’arbre sonore,
Mes sombres regrets en larmes d’azur.

Et la jeune fille, à peine éveillée,
Qui sourit de l’aube aux pâles couleurs,
Ignorait, les pieds dans l’herbe mouillée,
Qu’un ange eût pleuré, la nuit, sur les fleurs.




ANDRÉ THEURIET

————


LES ÉTOILES


Viens voir sur la colline, à l’heure où le jour fuit,
Les constellations éclore dans la nuit.
La campagne s’endort silencieuse. Écoute !…
Les rumeurs des pesants chariots sur la route
Vont s’éloignant toujours ; à peine, par moment,
Du fond de quelque ferme un sonore aboîment
Réveille les grands bois absorbés dans leur rêve.
Les vagues des épis qu’un vent tiède soulève
Frissonnent, et l’on sent monter dans l’air obscur
La savoureuse odeur que répand le blé mûr.
Tout là-haut, dans les champs d’azur du ciel immense
La riche floraison des étoiles commence.
Sur les fonds d’or pâli qu’estompe le coteau
Vesper épanoui tremble, comme un lys d’eau
Bercé dans le courant limpide d’une source.

Déjà, vers le zénith assombri, la Grande Ourse
Fait rouler lentement son char mystérieux.
Cassiope égrenant son collier radieux,
La Chèvre et le Bouvier, les Pléiades fleuries
Disposent à l’entour leurs calmes théories.
Tout flamboie ; on dirait que le ciel s’est ouvert,
Et jusqu’aux horizons où le regard se perd
Le Chemin de Saint-Jacque aux blanches avenues
Plonge dans l’infini ses routes inconnues…

Étoiles, fleurs d’argent des jardins de la nuit,
Vous qui vous entr’ouvrez au ciel crépusculaire
Comme pour rassurer les hôtes de la terre
Sur la fuite du jour, des couleurs et du bruit,

Étoiles, je vous aime ! et pendant la veillée
Mon regard vous épie au fond du firmament,
Et mon âme vers vous monte amoureusement,
Plus éprise toujours et plus émerveillée.

Votre charme pour moi n’est pas le rhythme d’or
Qui règle de vos chœurs la marche solennelle,
Ni l’espoir vague et doux d’une course éternelle
Parmi vos tourbillons inexplorés encor.

Non, ce que j’aime en vous, étoiles coutumières,
C’est mon passé qui luit alors que vous brillez,
Ce sont mes souvenirs d’autrefois réveillés
Par le constant retour de vos chastes lumières.


Enfant, je vous voyais de mon lit d’écolier
Poindre en un coin de ciel couleur d’aigue-marine,
Tandis qu’au bord des prés les grillons, en sourdine,
Me berçaient de leur chant rustique et familier.

J’essayais de compter vos clartés incertaines,
Mais vous naissiez si vite au-dessus de nos toits !…
Le sommeil embrouillait les nombres sur mes doigts,
Que dans la nuit déjà vous montiez par centaines.

Quand la verte jeunesse en sa prime saison
Nous verse son vin pur et tout bouillant de séve,
Les roses du désir et les bluets du rêve
Ainsi dans notre cœur éclosent à foison ;

Et les sensations dont l’odeur nous enivre
Ouvrent si brusquement leurs merveilleuses fleurs,
Qu’éblouis par le nombre et l’éclat des couleurs,
Nous n’avons pas le temps de nous écouter vivre.

Les blanches visions de gloire et de beauté,
L’amour et sa féerie, et ses langueurs troublantes,
Se succèdent, pareils aux étoiles filantes
Traversant la splendeur calme des nuits d’été…

O nuits de juin, ô nuits d’amour !.. Dans ma jeunesse,
Que de fois j’ai passé parmi les champs de blé,
Leste et joyeux, levant vers le ciel constellé
Mes humides regards tout baignés de tendresse !


C’était, comme ce soir, le même poudroîment,
Et sur les bois muets les mêmes légers voiles ;
On eût dit qu’un vertige entraînait les étoiles
Vers la terre assoupie en son recueillement.

Orion scintillait juste à la même place,
Les mêmes lys d’argent sur moi semblaient tomber,
Et les quatre Gardiens du ciel faisaient flamber
Leurs feux aux mêmes points de l’immuable espace.

O mystère !… A combien de nocturnes songeurs,
A combien d’amoureux, de fous ou de poëtes,
Avez-vous prodigué vos glorieuses fêtes,
Depuis que vous marchez, éternels voyageurs ?

Combien d’hôtes nouveaux fêterez-vous encore ?…
Quand nous serons couchés au tombeau ténébreux,
Combien d’enfants, combien de pâles amoureux
Graviront ce coteau pour vous mieux voir éclore ?

D’où venez-vous ?… Quel pâtre invisible conduit
Aux sons élyséens de sa flûte divine,
Et pousse devant lui, de colline en colline,
Vos troupeaux radieux dans les champs de la nuit ?

Quel espoir nous sourit dans chacun de vos signes
Ou quel mensonge ?… Hélas ! vous gardez vos secrets.
Et tandis que mon œil rêveur suit vos progrès,
L’aube blanchit là-bas sur la crête des vignes.


Une à une, parmi les nuages flottants,
Étoiles, vous fuyez aux rougeurs de l’aurore ;
Ainsi dans le brumeux oubli qui les dévore
Se perdent nos amours, nos gaîtés, nos printemps…

Du moins vous renaîtrez, étoiles fortunées,
Vos guirlandes le soir au ciel refleuriront ;
Mais nous, quand la jeunesse a fui, sur notre front
Nous ne retrouvons plus nos couronnes fanées.

La vie humaine, au soir, sans rayon ni flambeau,
Se traîne en tâtonnant jusqu’à la froide couche
Où la Mort, appuyant son doigt sur notre bouche,
Nous endort dans la nuit sans astres du tombeau.




ANTONY VALABRÈGUE

————


LES FILLES DE PARIS


Sur le chemin du bois, par les beaux jours d’été,
Elles viennent souvent se promener ensemble,
A l’heure où le soleil, de sa tiède clarté,
Endort au vent du soir la campagne qui tremble.

Elles vont en chantant des refrains de chansons ;
Au milieu des taillis la fraîcheur les attire.
Elles jettent au loin, à travers les buissons,
Le tumulte charmant de leurs éclats de rire.

Claire mouille au hasard ses pieds dans les ruisseaux ;
Laure, laissant s’ouvrir les plis de son corsage,
S’étonne de ne pas trouver des nids d’oiseaux
Dans la broussaille morte où sa robe s’engage.

Berthe agite un rameau de lilas qu’elle a pris ;
Jeanne fait un bouquet des roses qu’elle cueille.

Quand elles vont aux champs, les filles de Paris
S’amusent d’une fleur et même d’une feuille.

Et nous que la fraîcheur de la belle saison
Remplit comme autrefois de joie et de jeunesse,
Nous sentons revenir, au milieu d’un frisson,
Ce doux besoin d’aimer qui nous trouble sans cesse.

Mais quand nous leur parlons, elles ne savent pas
Que nous avons au cœur une vague espérance.
Pour repousser l’amour qui s’attache à leurs pas,
Elles auront toujours leur jeune insouciance.

A l’ombre des taillis, sans détourner les yeux,
Elles vont s’éloigner bientôt entre les branches,
Emportant loin de nous, avec leurs bruits joyeux,
La gaîté du printemps dans leurs toilettes blanches.




SOUS LE BERCEAU


Non loin du pavillon que les fleurs ont caché,
Les jasmins en grimpant avec le chèvrefeuille,
Couvrent le frais berceau que nous avons cherché
Afin que notre amour s’y tienne et s’y recueille.


L’ombre du mur voisin vient tomber à nos pieds
Un rayon en tremblant sur ta jupe se pose.
Le vent derrière toi, pendant que tu t’assieds,
Balance les lilas et l’aubépine rose.

Pas un bruit : le feuillage à peine est agité.
Le jardin s’assoupit, caressé par la brise,
Et nous sentons venir languissamment l’été,
Qui passe autour de nous, sans hâte et sans surprise.




A TRAVERS CHAMPS


Nous irons en suivant les bois, si tu m’écoutes,
Jusqu’au bord du ravin planté de saules creux :
On trouve plus souvent aux champs les amoureux
Dans les petits sentiers que sur les grandes routes.

Par ces chemins perdus nous aimons à passer.
Notre amour s’y repose, et souvent y demeure.
Nous partirons après une halte d’une heure,
Et puis nous marcherons encor sans nous lasser.

Quand je suis avec toi, quand rien ne nous sépare,
J’aime que le hasard nous prenne par la main.
Nous irons devant nous sans souci du chemin,
Tant mieux s’il nous conduit, tant pis s’il nous égare.


SOLEIL COUCHANT


Tu marchais tout en noir, avec un voile bleu.
Tes cheveux blonds flottaient, rejetés en arrière ;
Et le soleil couchant, comme un dernier adieu,
Laissait dans tes beaux yeux palpiter sa lumière.

Tu courais sans m’attendre au milieu des taillis.
Tes pieds foulaient la mousse où tu t’étais assise.
Les profondeurs du bois, à mes yeux éblouis,
Te cachaient dans les flots de leur ombre indécise.

Le soir autour de nous tombait en soulevant
Les feuillages épars et les verdures frêles ;
Et je croyais, trompé par les soupirs du vent,
Que tu venais de fuir avec un grand bruit d’ailes.




LA SOURCE


Tes yeux ont la couleur de la source où tu bois.
Les baisers que je prends sur tes lèvres pressées,
Font le doux bruit de l’eau qui glisse dans les bois,
Sur un lit de verdure et de feuilles froissées.


Ta voix, vive et légère, est comme l’eau qui fuit.
Elle chante comme elle, et comme elle soupire.
Des sanglots de la source elle a gardé le bruit ;
Le murmure de l’eau résonne dans ton rire.

Et dans ton âme aussi coule un flot bien caché,
Flot pur d’illusions si doucement versées ;
On croirait que la source où ta lèvre a touché
Laisse en toi sa fraîcheur mêlée à tes pensées.




PROMENADE D’HIVER


L’hiver qui vient, tardif et lent,
Laisse encor les branches flétries
Briller dans le soleil tremblant
Sur les arbres des Tuileries.

Dans le jardin comme autrefois
Elle suit les vieilles allées,
Que le souffle des premiers froids
D’un frisson à peine a troublées.

Elle tient son fils par la main,
Ainsi qu’un jeune camarade ;
L’enfant, que tout charme en chemin,
La distrait dans sa promenade.


C’est pour elle tout un bonheur
De se prêter au babillage
De ce cher petit promeneur
Qui grandit, fait à son image.

Elle retrouve en lui la fleur
De toutes les choses passées ;
Il a ses traits, et sa pâleur,
Souvent même il a ses pensées ;

Mais le ciel frileux et changeant
Où le doigt de l’hiver se pose,
Terni dans sa blancheur d’argent,
Se couvre d’une vapeur rose.

L’enfant devient silencieux :
L’air froid le tourmente et le lasse.
Le vent lui fait baisser les yeux,
Avec son souffle qui le glace.

Souvent il souffre ainsi le soir.
Sa mère, qu’une crainte oppresse,
Triste, en secret, pense, à le voir,
Qu’il tient d’elle cette faiblesse.

Elle a peur du vague avenir,
Dont l’ombre déjà la menace.
Comme elle voudrait retenir,
Vain effort, cette heure qui passe !


De tout son être elle défend,
Le serrant d’un geste plus tendre,
Ce fils si frêle, unique enfant,
Dont l’amour semble la comprendre.

Et, l’embrassant d’un long regard,
Elle rêve, en son cœur qui tremble,
De la mort comme d’un départ,
Qui tous deux les prendrait ensemble.




LÉON VALADE

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MAI


Avril, à l’incarnat frêle et poudré de givre,
Nous tient encor troublés de son charme incertain ;
Lorsque Mai, couronné de roses, un matin,
Sort des brumes, tenant la coupe où tout s’enivre.

La belle au bois dormant qu’il réveille et délivre,
L’Idylle, vers les monts bleuissant au lointain,
Court avec lui parmi la rosée et le thym,
Mêlant le bien d’aimer à l’extase de vivre.

Même dans la langueur de nos rites chrétiens,
Mois cher à la gaîté païenne ! tu retiens
Ton parfum sans égal, ta grâce sans pareille :

Et ton nom seul séduit, où semble résumé
D’un son bref, aussi doux aux lèvres qu’à l’oreille,
Tout ce qu’a le printemps de douceur brève, ô Mai !



BOUQUET


Pauvres fleurs d’un bouquet de fête,
Votre fraîcheur, que peu d’instants
Effaceront, semble mal faite
Pour promettre d’aimer longtemps !

Peut-on, sans ironie amère,
Engager l’avenir lointain,
Quand on est la rose éphémère
Ou le liseron d’un matin ?

Mais dites à la bien-aimée,
Fleurs frêles aux tendres couleurs,
Que votre beauté parfumée
Revit sans cesse en d’autres fleurs ;

Et qu’en sa durée infinie
L’amour n’a pas, grâces au ciel,
La stupide monotonie
D’un bouquet artificiel !

Dites-lui que, tels vos calices
S’ouvrent l’un après l’autre en mai,
Telles se suivent les délices
Qu’elle éveille en mon cœur charmé ;


Qu’en moi d’amoureuses pensées
Sous son regard naîtront soudain,
Plus tendres et plus nuancées
Que les liserons du jardin ;

Et qu’ainsi que se renouvelle
Un rosier, blanc, pourpre et vermeil,
Mon amour fleurira pour elle,
Toujours vivant, jamais pareil.




PANTOMIME


Arlequin au nez noir, Pierrot au masque blême
Me font envie ; et c’est mon intime souhait
De vivre dans ce monde idéal et muet,
Où, comme parmi nous, l’on s’agite et l’on aime.

L’un ou l’autre incarnant mon esprit inquiet,
Je tournerais dans un rôle toujours le même,
Sur la pointe du pied, jusques au souffle extrême
D’un orchestre jouant des airs de menuet…

— Le carnaval hurlant ainsi qu’une mêlée,
Où la foule en gaîté se tord bariolée,
Assourdit le rêveur doué d’un sens plus fin :


Et mon goût épuré ne veut plus condescendre
Qu’à faire sans parler mille gestes, — afin
De disputer (seul but !) Colombine à Cassandre.




LES RUES DE VENISE


Tes canaux et ta lagune,
Tes campaniles hardis,
O Venise, on les a dits,
Et mille fois plutôt qu’une !

Mais on n’a pas dit assez
Le charme frais de tes rues,
Qu’ont sans profit parcourues
Les touristes compassés.

— Conquis sur la mer rivale
A force de pilotis,
Les logis drus, haut bâtis,
Se pressent sans intervalle ;

Et, dans leurs mille réseaux,
La ligne qui lie entre elles
Ces populeuses ruelles
Échappe à l’œil des oiseaux.


Mais il leur suffit, pour être
Claires et d’un attrait sûr,
Du mince ruban d’azur
Que les toits laissent paraître.

Pour y passer deux de front
On serre un peu la muraille :
Bah ! si quelque sot vous raille,
Les sages vous envieront,

Vénitiens que je loue
D’ignorer, pareils aux dieux,
La poussière, effroi des yeux,
Et, souillure aux pieds, la boue !

Même à midi, la fraîcheur
Respire dans ces dédales ;
Et le poli de leurs dalles
Est doux aux pas du marcheur.

Le poëte à l’aventure
Suit les rêves les plus longs,
Sans ouïr à ses talons
Des roulements de voiture ;

Et sans terrestres effrois
Rôdant, le nez vers la nue,
Des chevaux (race inconnue)
Ignore les naseaux froids.


*


La Vie, indolente et gaie,
Circule et rit là-dedans,
Sans vacarmes discordants
Pour l’oreille fatiguée,

Des bruits doux et familiers
Étant les seuls qu’y ramène
L’écho de la voix humaine
Et des pas multipliés.

Puis, sans parler des percées
(Autre gaieté du tableau)
D’où l’on voit filer sur l’eau
Les gondoles élancées,

Un attrait de ces maisons,
Serrant leur double rangée,
C’est la distance abrégée
Aux naissantes liaisons !

Car le hasard qui ménage
A souhait les vis-à-vis,
Souvent donne aux yeux ravis
Quelque charmant voisinage.


Vieux mari ! père inhumain !
Quelle impuissance est la vôtre,
Quand d’une fenêtre à l’autre
On peut se donner la main !

Quand l’amoureux est si proche,
Quand vous voyez son tourment
De si près, femmes ! comment
Conserver un cœur de roche ?

Des volets clos, en est-il,
Ou des paupières baissées,
Que l’effluve des pensées
Ne perce d’un feu subtil ?

Fût-on et prude et farouche,
Il faut parfois prendre l’air :
Et comment parer l’éclair
Des yeux moins lents que la bouche ?

Pour l’essaim des Amours prompts
Quel stimulant efficace !
Et quelle ville, ô Boccace,
Propice aux Décamérons !

— Dans cette molle Italie
On trouve encore des gens
Pleins d’offices obligeants
Pour l’amoureuse folie :


Mais, outre qu’un tel courtier
Déplaît un peu quand on aime,
Ici la Rue elle-même
Fait mieux que lui son métier !




GABRIEL VICAIRE

————


BALLADE


Vous souvient-il du bon vivant,
Rougeaud comme jambon en foire,
Qui s’ébaudissait au couvent
Du petit Saint-André-sur-Loire ?
Il ne lisait aucun grimoire,
Mais noyait, en franc déchaussé,
Au fond du pot son a b c.
Las ! le deuil est au réfectoire,
Frère Panuce est trépassé.

Le bon diable ! Aux fêtes d’Avent
Comme il jouait de la mâchoire !
Il s’en allait, flairant le vent,
Du côté de la rôtissoire.
S’il buvait sec, on le peut croire.

Même un jour il fut ramassé
Chantant la messe en un fossé.
Gare le jeûne en Purgatoire !
Frère Panuce est trépassé.

Pour les fillettes, sous l’auvent
Leur en a-t-il.... ! La bonne histoire !
Toujours il allait de l’avant,
Sans compter que dame Victoire
Avait la clef de l’oratoire.
A l’enseigne du Pot-cassé
Il a maintes fois confessé,
Mais à présent fermez l’armoire.
Frère Panuce est trépassé !


ENVOI


Que chacun dise à sa mémoire,
Une oraison jaculatoire,
Et requiescat in pace !
Puis à la cave. A boire, à boire !
Frère Panuce est trépassé.




SONNET


Il avait la face pâlotte,
Hors le nez, rouge au renouveau ;
D’ailleurs ami du vin nouveau,
Paresseux comme une marmotte.

Quelque rayon d’humeur falotte
Lui dansait parfois au cerveau :
Alors il pleurait comme un veau,
Entre son grand verre et Charlotte.

Mais il a tant biberonné,
Si haut chanté, si bien dîné
Qu’il est mort « à la fleur de l’âge ».

Bonnes gens, plaignez notre ennui.
On parlera longtemps de lui,
Entre la poire et le fromage.






JEANNE


Au petit jour voici la Jeanne
Qui part avec sa mère-grand,
Pour la foire de Saint-Laurent,
A califourchon sur un âne.

Elle entre dans ses dix-huit ans,
Son œil de malice pétille
La jeunesse en elle frétille ;
Comme un carpillon au printemps.

Pas de mines plus éveillées
Quand, après un conte joyeux,
Les garçons lui font les doux yeux,
En teillant le chanvre aux veillées.

Une nonnette en son couvent,
Sous le voile, n’est pas plus fraîche.
Sa joue est une belle pêche
Que le soleil dore en plein vent.

Aussi faut-il voir, c’est merveille,
Tout fier de son fardeau charmant,
Le petit âne aller gaîment,
Tendant le nez, dressant l’oreille.


Hi, han, hi, han ! — Sans s’arrêter,
Par les descentes, par la plaine,
Il trotte, trotte à perdre haleine.
Impossible de mieux chanter ;

Et Jeanne laisse, fine mouche,
Poindre au bord de son blanc jupon
Un bout de mollet si fripon
Que l’eau vous en vient à la bouche.

Déjà c’est l’heure du réveil,
Les coqs ont sonné la diane.
Il n’est pas de ferme bressanne
Qui ne s’ouvre au premier soleil ;

Sur la grand’route, en longue file,
Les lourds chariots vont roulant.
Gens et bêtes caracolant,
Chacun s’empresse vers la ville ;

Ici, grave et lent, apparaît,
Près d’un agneau qui se trémousse,
Un grand bouc maigre à barbe rousse,
Ses vieilles cornes en arrêt ;

Plus loin c’est une chèvre folle
Qui grappille à tous les buissons,
Une truie et ses nourrissons,
Un jeune veau qui cabriole ;

Puis viennent, barrant le chemin,
Laboureurs, valets de charrue
A face rougeaude et bourrue,
Leurs bâtons noueux à la main.

Mais à voir Jeanne, si gentille,
Les yeux rieurs, l’air avenant,
Plus d’un pense, en se retournant :
Tudieu ! le joli brin de fille.

L’aïeule pourtant sur ses doigts
Compte le gain qu’elle va aire.
« Les blés sont rares, bonne affaire !
Un et un deux et deux font trois.

« Quant au porc, il s’en ira vite.
Voyez ce monsieur, quel satin !
Il vaut plus d’argent, c’est certain,
Qu’il n’est gras ; qu’en dis-tu, petite ? »

Mais la belle est on ne sait où.
Ce qui l’occupe, je suppose
Que c’est un nœud de ruban rose,
Une croix d’or, un tour de cou.

« Dieu ! que de bijoux, pense-t-elle,
Nous allons voir ! Que c’est tentant !
Si grand’mère voulait pourtant,
J’aurais l’air d’une demoiselle ! »


Ainsi piétons et cavaliers,
Tout un chacun trotte et chemine.
La Saône au lointain se devine,
Bleue au travers des peupliers ;

Quand tout à coup notre gaillarde
S’arrête, elle se dit : Bien sûr,
Là-bas, derrière ce gros mur,
C’est Jean-Louis qui me regarde. »

Et de rougir. — On voit trembler
Sous le fichu sa gorge pleine.
Amour, à la Saint-Jean prochaine,
Aura, je pense, à qui parler.





PAYSAGE BRESSAN

A. P. R.


Il est charmant ce paysage,
Peu compliqué, mais que veux-tu ?
Ce n’est qu’une mer de feuillage
Où, timide, à peine surnage
Un tout petit clocher pointu.


Au premier plan, toujours tranquille,
La Saône reluit au matin.
Par instants de l’herbe immobile
Un bœuf se détache et profile
Ses cornes sur le ciel lointain.

Vis-à-vis, gardant ses ouailles,
Le nez penché sur un tricot,
Tandis qu’au loin chantent les cailles,
Une vieille compte ses mailles,
Rouge comme un coquelicot.

Et moi, distrait à ma fenêtre,
Je regarde et n’ose parler.
A quoi je pense ? A rien peut-être.
Je regarde les vaches paître
Et la rivière s’écouler.




BONHEUR BRESSAN


J’ai fait plus d’une fois le rêve de Jean-Jacques.
Avoir, près d’un pêcher qui fleurirait à Pâques,
Un bout de maison blanche au fond d’un chemin creux.
C’est tout ce qu’il me faut, je crois, pour être heureux.
Ce serait tout là-bas, proche la Samiane,

En un recoin fleuri de la terre bressanne
Où de mon lit, du moins, je verrais quelquefois
Le matin se lever, rose, au-dessus des bois.
Là mes jours s’en iraient à la bonne franquette.
Peu de soucis au cœur, pas de sotte étiquette,
Mais un enchantement toujours jeune et nouveau.
Vêtu du sarreau bleu, coiffé du grand chapeau,
Parmi les paysans, je vivrais comme un sage,
Attrapant chaque jour une rime au passage.
Et que d’humbles plaisirs, antiques mais permis,
Dont je ne parle pas ! Avec de bons amis,
Tous au même soleil, comme on serait à l’aise !
Le soir, sous la tonnelle on porterait sa chaise ;
Bientôt le petit vin de Bresse interviendrait,
Bavard comme toujours et toujours guilleret ;
Puis à la nuit, chacun rêvant de sa chacune,
On fumerait sa pipe, en regardant la lune.
Ainsi je vieillirais et j’attendrais mon tour,
A ne jamais rien faire occupé tout le jour.
Je n’en demanderais, ma foi, pas davantage ;
Mais s’il venait, rêveuse, un soir à l’ermitage
Quelque fillette blonde avec de jolis yeux,
Pour la bien recevoir on ferait de son mieux.



EN BRESSE


Il soufflait cette nuit un grand vent de jeunesse.
Ah ! bonsoir aux soucis maintenant ! Notre Bresse
A mis à son corsage une fleur de pêcher.
La vieille fée en Saône a jeté sa béquille,
Et rit à pleine voix comme une jeune fille.
Hourrah ! l’amour au bois, l’amour va se cacher !

Et me voilà parti. Gai comme l’alouette,
Je m’en vais, fredonnant quelque vieille ariette.
Devant moi tout est calme, immobile et charmant.
C’est mai. Le ciel joyeux rit au travers des branches,
Sous les buissons en fleur l’eau court, et, toutes blanches,
Les fermes au soleil se réchauffent gaiement.

Voici la mare verte où vont boire les canes,
L’enclos ensoleillé, plein de vaches bressannes,
D’où l’on voit devant soi les merles s’envoler ;
Ici les peupliers ébranchés ; là, des saules
Trapus, noueux, courbant leurs solides épaules
Comme de vieux lurons que l’âge fait trembler.

Plus loin c’est la maison des Frères, et l’église
Avec son coq gaulois et sa toiture grise ;
Puis, l’auberge enfumée : Au grand saint Nicolas.

L’enseigne pend au mur où bourdonnent les ruches.
La nappe est mise. Holà ! qu’on apporte les cruches,
Nous boirons au bétail à l’ombre des lilas.




A LA BRESSE !


O mon petit pays de Bresse si modeste !
Je t’aime d’un cœur franc ; j’aime ce qui te reste
De l’esprit des aïeux et des mœurs d’autrefois ;
J’aime les sons traînants de ton langage antique,
Et ton courage simple, et cette âme rustique
Qu’on sent frémir encore au fond de tes grands bois.

J’aime tes hommes forts et doux, tes belles filles,
Tes dimanches en fête avec leurs jeux de quilles
Et leurs ménétriers assis sur un tonneau,
Tes carrés de blé d’or qu’une haie environne,
Tes vignes en hautins que jaunira l’automne,
Tes villages qu’on voit se regarder dans l’eau.

Tu n’as pas, il est vrai, ces allures hautaines
Qui frappent le vulgaire, et tes claires fontaines
Ne disent rien au cœur des foules, Dieu merci.
Sur la harpe ou la lyre on t’a peu célébrée,
Mais, telle que voilà, pauvre, simple, ignorée,
Sans atours ni façons tu me plais mieux ainsi.

Pardonne, vieille mère à la face chenue,
Si dans tes yeux si doux lisant ma bienvenue
Et tout émerveillé du bruit de tes échos,
Rimeur improvisé, fol oiseau de passage,
Pour te ragaillardir, j’ai mis à ton corsage
Ce bouquet de bluets et de coquelicots.

JEAN AICARD[6]

LES GLANEUSES
DE LA CAMARGUE


Voyez dans l’île au loin ces blés jaunes, mouvants
Comme un lac d’or fondu sous la chaleur des vents ;
Chaque onde en est d’une autre avec lenteur suivie
Et la lourde moisson chante un hymne à la vie.
Ce spectacle est divin ! — Mais crois-moi cependant,
Suis la pente du Rhône, ô passager prudent,
Descends vers la mer bleue aux brises salutaires
Et fuis l’air vénéneux exhalé par ces terres.
Car c’est là la Camargue où, dans cette saison,
Du sol corrompu monte un plus subtil poison
Qui respiré se mêle au sang, bleuit la lèvre,
Et fait qu’un jeune corps est miné par la fièvre.

Sur ces rives, où tout semble sourire aux yeux,
L’horizon, au delà des blés, verdit joyeux.

Des tamarins épars et des genêts sauvages
Y sont debout parmi les ajoncs des rivages.
Le paysage est beau, mais jusqu’à l’horizon
L’œil ne découvre pas une seule maison ;
À peine une humble hutte où le laboureur couche
Lorsqu’en hiver il vient dans la lande farouche ;
C’est qu’entre les sillons couverts de tant d’épis,
Mais sans oiseaux, hantés des lézards assoupis,
Sous les vents lourds du sud, effluves de fournaise,
Au milieu des pavots, comme une herbe mauvaise,
Une force maligne et triste germe et dort,
Une invisible fleur endormante, la mort.

Oh ! mes bruns moissonneurs, ces blés-là sont superbes !
Venez donc les couper, venez lier les gerbes,
Accourez ! C’est le temps de faire les moissons !
Ils viennent un matin, mais sans cris ni chansons.
En toute hâte, ils font cette moisson funeste,
Tous muets, actifs même à l’heure de la sieste,
Un peu pâles, sans joie et sans jeux amoureux,
Car ils sentent venir la Fièvre derrière eux
Qui leur dit : Hâtez-vous, c’est ici mon royaume.
Et quand ils sont partis, chassés par ce fantôme,
Ils laissent un désert de chaume où, par endroits,
Il reste maints épis tombés ou même droits.

C’est alors que la Faim, sœur de la Fièvre pâle,
Avec son geste maigre, avec sa voix qui râle,
Assemblant un troupeau de femmes en haillons :

« Glaneuses, repassez dans ces riches sillons,
Dit-elle ; que d’épis ! — Voyez quelle richesse !
Ramassez ce trésor perdu que Dieu vous laissé ! »

Tel un sinistre vol d’oiseaux, du haut de l’air,
Las d’avoir traversé la tempête et la mer,
S’abat et dans un champ marche, traînant les ailes,
Telles pâles déjà de faim, ayant sur elles
Des haillons qui font voir leur maigre nudité,
Les glaneuses ici s’abattent chaque été.
Le soleil, à travers le chaume, de la terre
Qui se dessèche tire un miasme délétère.
Et le jour est sans voix. Peut-être seulement
Y peut-on distinguer un fin bruissement.
Est-ce le Rhône au loin ? la mer rongeant la grève ?
La ronde tour à tour qui s’abaisse et s’élève
Des moucherons virant dans l’espace vermeil,
Ou les vibrations des rayons du soleil,
Traits de feu frémissants qu’un arc terrible lance ?
C’est tout cela que laisse entendre le silence.
Et les pauvresses vont, pas à pas, front courbé,
Cassant l’épi debout, glanant l’épi tombé.
Leur sang même leur fait encor tinter l’ouïe,
Et la paupière tremble et s’abaisse éblouie
Sur l’œil douloureux, plein du feu torrentiel
Que reflète la terre et que verse le ciel.
Ô lumière du jour, bonté de la nature,
Tu trahis donc aussi parfois la créature !…
Les glaneuses pourtant d’un regard plus troublé

Cherchent encor, toujours ce qui reste du blé.
Là, point de hâte ; il faut, d’une marche attentive,
Distinguer une glane, hélas ! souvent chétive
Dans le chaume qui semble à leurs fiévreux regards
Fait de mille rayons plantés comme des dards.
Ainsi de tous côtés le jour aigu les blesse ;
Leurs genoux par moments fléchissent de faiblesse,
Le sol sous elles tourne, et pendant qu’elles vont,
Les pieds ensanglantés et la sueur au front,
La fièvre, profitant de leur lenteur, pénètre,
Mêlée à la lumière intense, tout leur être.
Or chacune, songeant à son prochain retour
Vers la cabane où pleure un enfant tout le jour,
À chaque épi nouveau que sa voisine envie,
Chacune, en se courbant, croit ramasser la vie…
Hélas ! elle se penche aussi du même effort
Vers l’invisible fleur d’où s’exhale la mort.

On a vu quelquefois une glaneuse, blême,
Tremblante, s’affaisser soudain sur elle-même.
Dans un vol de ramiers guetté du chasseur, tel
Tout à coup l’un d’eux tombe atteint du plomb mortel.
Quand un brouillard malsain couvre cette campagne,
Vers le soir, on a vu, sans pleurer leur compagne,
Des glaneuses chercher dans l’humide terrain
Une place propice où, sous un tamarin,
Pût reposer le corps de la morte si frêle !
…Un bouvier creuse un trou juste assez grand pour elle ;
Et le trou recouvert, chacun y jette après

Quelques fleurs, pâles fleurs fiévreuses des marais.
Ensuite, reprenant toutes, jeunes et vieilles,
Leurs tabliers gonflés d’épis ou leurs corbeilles,
Les glaneuses, les yeux dilatés dans la nuit,
Repartent, croyant voir la morte qui les suit.



TABLE




Pages.
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— 
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 152
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 167
 171
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Pan 
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 173
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 174
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 175
 
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 199
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 200
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 210
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 246
 
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 435
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 437
 438





ACHEVÉ D’IMPRIMER
SUR LES PRESSES OFFSET
DE L’IMPRIMERIE REDA S.A.,
À CHÊNE-BOURG (GENÈVE), SUISSE
FÉVRIER 1971

  1. Le poëme entier se compose de trois parties.
  2. i. pollux, liv. VIII, ch. ix, seg. 105.
  3. Le poëme se compose de trois parties.
  4. Saint-Cyr de Rayssac, né à Castres (Tarn) le 3 octobre 1837, est mort le 10 mai 1874. Les poëtes vivants nous approuveront d’avoir fait une place parmi eux à un confrère qui, dans sa vie trop courte, ne publia rien de son œuvre. Et c’est avec un amer intérêt que le public connaîtra en même temps le talent et la mort de Saint-cyr de Rayssac.
    Alphonse Lemerre.
  5. Il y a eu en 1868 une violente critique d’Alfred de Musset.
  6. Les vers de M. Jean Aicard, qui nous sont parvenus trop tard, n’ont pu être classés à leur ordre alphabétique.