Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/Texte entier

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. C).

Un franc le volume
NOUVELLE COLLECTION MICHEL LÉVY
1 FR. 25 C. PAR LA PORTE



SOPHIE GAY

— ŒUVRES COMPLÈTES —



LES MALHEURS


D’UN


AMANT HEUREUX


NOUVELLE ÉDITION




CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
rue auber, 3, et boulevard des italiens, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

COLLECTION MICHEL LÉVY



LES MALHEURS


d’un


AMANT HEUREUX


OUVRAGES


DE


SOPHIE GAY


Publiés dans la Collection Michel Lévy




Anatole 
 1 vol.
Le Comte de Guiche 
 1 —
La Comtesse d’Egmont  
 1 —
La Duchesse de Chateauroux 
 1 —
Ellénore 
 2 —
Le Faux frère 
 1 —
Laure d’Estell 
 1 —
Léonie de Montbreuse 
 1 —
Les Malheurs d’un amant heureux 
 1 —
Un Mariage sous l’Empire 
 1 —
Le Mari confident 
 1 —
Marie de Mancini 
 1 —
Marie-Louise d’Orléans 
 1 —
Le Moqueur amoureux 
 1 —
Physiologie du ridicule 
 1 —
Salons célèbres 
 1 —
Souvenirs d’une vieille femme 
 1 —

chatillon-sur-seine. — imprimerie e. cornillac
LES MALHEURS


D’UN


AMANT HEUREUX


PAR


SOPHIE GAY


NOUVELLE ÉDITION



PARIS


MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS


rue auber, 3, place de l’opéra




LIBRAIRIE NOUVELLE


boulevard des italiens, 15, au coin de la rue de grammont



1873


Droits de reproduction et de traduction réservés



LES MALHEURS
d’un
AMANT HEUREUX




Un valet veut tout voir, voit tout, et sait son maître,

Comme à l’observatoire un savant sait les cieux.
Piron, Métrom, acte II.


I


Les malheurs d’un amant heureux ! voilà, certes, un titre qui n’a pas le sens commun j’en conviens ; cependant je ne suis pas en peine de le justifier. Chacun sait que dans le langage amoureux (qu’on peut à bon droit nommer la langue universelle), amant heureux ne veut dire autre chose qu’amant aimé. J’en atteste tous les lecteurs de romans, depuis Don Quichotte jusqu’à ma Tante Aurore. Malgré le beau sentiment qui a rendu ces deux mots synonymes, j’ai voulu prouver que, dans le siècle où nous sommes, le bonheur d’être aimé est souvent payé plus cher qu’il ne vaut, et j’ai pensé que ce serait un véritable service à rendre aux jeunes gens qui se destinent à l’état d’amant heureux, que de leur en faire connaître d’avance les charges avec les bénéfices. C’est dans ce but d’utilité publique que je me suis déterminé à écrire, bien ou mal, les aventures de mon maître, en me réservant, comme de raison, le droit de parler, tant qu’il me plaira, de son confident.

« Il n’y a de parfaits que les gens qu’on ne connaît pas, » disait la marquise de Boufflers. À ce compte, nous gagnerions tous à garder l’incognito avec le public, et moi plus qu’un autre ; mais il est des occasions où il faut savoir se sacrifier : ainsi donc j’avouerai franchement que, né d’un père dont le despotisme pédant avait l’honneur de commander à une centaine d’écoliers tant bourgeois que gentilshommes, j’ai humblement préféré la fatigue de servir un jeune maître à l’ennui d’être le sien. Cependant j’avais acquis le talent qui fait un écrivain sublime, pas précisément un Bossuet, un Buffon, un Rousseau ; mais j’avais ce qu’on appelle dans les bureaux une main admirable, et lorsqu’au jour de l’an je présentais à ma mère une belle écriture coulée, paraphée d’un oiseau dont la queue artistement prolongée encadrait mon chef-d’œuvre d’un dessin arabesque, cette mère sensible arrosait mon papier de ses larmes de joie, et me disait :

— Continue mon enfant, et tu seras la gloire de ta famille.

Cette noble prédiction se serait peut-être accomplie sans la révolution française, qui a dérangé et arrangé tant de choses. À peine la bastille fut-elle prise, que mon père vit sa pension déserte ; les professeurs, presque tous abbés, s’enfuirent dans leur province pour s’y cacher, ou s’y marier ; les parents titrés emmenèrent les rejetons de leur antique race pour leur faire partager les honneurs de l’émigration ; et les bourgeois de Paris, se réjouissant d’avance des bienfaits de l’égalité, retirèrent leurs enfants du collége pour les empêcher d’en savoir plus qu’eux.

Dans cette extrémité, mon père resta le créancier d’un grand nombre de débiteurs absents, et le débiteur de tous les marchands de son quartier. Ne pouvant les payer, il mit un beau matin la clef sous la porte, et laissant à la rapacité des huissiers la satisfaction de saisir les tables, banquettes, pupîtres, férules, cornets de plomb, enfin tous les ornements d’une classe, il vint se réfugier dans le faubourg du Roule, espérant bien n’y jamais être reconnu par un habitant du faubourg Saint-Marceau. C’est là qu’entre l’étude et la misère, mon père acheva l’éducation, moitié commune et moitié distinguée, dont je me pare aujourd’hui ; c’est là que je me livrais à la philosophie d’Épicure, en mangeant du pain sec, et que je m’enivrais des vers bachiques d’Horace en buvant de l’eau.

Je fredonnais des vers sur la paresse,
D’après Chaulieu je vantais la mollesse.

Mais, au bout de trois années, ce régime, si convenable aux développements de mon esprit, nuisit visiblement à ma santé ; ma mère s’en aperçut et forma le projet d’intéresser en ma faveur un certain commis du trésor public qui logeait à un étage au-dessous du nôtre. Honoré de la protection de ce voisin charitable, je fus bientôt admis au nombre des derniers employés de son bureau ; à charge de faire la plus fastidieuse partie de la besogne d’un chef. Pour prix du travail de quatre ou cinq commis je reçus la somme de 100 liv. par mois. J’en donnais la moitié à mon père, et j’étais censé me nourrir avec l’autre ; mais, le goût des spectacles étant poussé chez moi jusqu’à la passion, il m’arrivait au moins trois fois par semaine de remettre au caissier de la Comédie française l’argent destiné à mon traiteur.

C’était le temps des fureurs républicaines où nos premiers acteurs jouaient bras et jambes nus pour mieux représenter les Romains, et s’assurer les applaudissements des sans-culottes. À travers le vacarme du parterre et les cris des acteurs j’attrapais toujours de beaux vers de Racine ou de Voltaire, déclamés à ravir par Monvel et par Talma. C’est ainsi que je passai l’affreuse époque de la terreur ; mon obscurité m’empêcha d’en être victime ; mais tant d’horreurs commises par des marchands de Paris, connus jusque-là pour de bons bourgeois ; tant de discours incendiaires prononcées par des avocats de province, autrefois distingués par leur modération à plaider, et leur résignation à perdre de petites causes ; tant de victoires remportées par des échappés de collége ; enfin tant de renversements dans les choses, et des contradictions dans les hommes, m’inspirèrent le désir d’expliquer les unes en apprenant à connaître les autres. J’ai beaucoup regardé : c’est au lecteur à décider si j’ai bien vu ; peut-être me reprochera-t-il de lui avoir déjà trop parlé de moi ; mais ne fallait-il pas lui dire pourquoi ces mémoires lui paraîtront autant supérieurs au talent d’un valet de chambre, qu’indignes de la plume d’un auteur distingué.


II


Je menais depuis deux ans cette vie de commis subalterne, qui, par bonheur pour certains ministres, suffit souvent à l’ambition de beaucoup de gens de mérite ; et peut-être la mienne s’y fût-elle bornée, si je n’avais été témoin de l’élévation subite d’un de mes camarades : c’était un jeune homme doué de tous les avantages qui font un grand despote ou un bon maître d’hôtel. Beau, bien fait, avec l’air audacieux d’un homme capable de tout, excepté d’obéir, il ne cherchait qu’une occasion de déployer ses talents dans l’art de commander. Déjà plusieurs s’étaient offertes. Un de ses parents, employé dans l’armée, lui avait promis de lui faire obtenir le grade de sous-officier, avec l’assurance d’un prompt avancement. Loin d’être séduit par tout le brillant d’un état qui mène à la gloire, M. Philippe avait pensé qu’il menait encore plus souvent à l’hôpital ou à la mort. D’ailleurs ce métier si noble ne flattait qu’à demi sa passion dominante : le plaisir de donner quelques ordres s’y paie trop cher, par la sévérité de ceux qu’il faut recevoir, et, tout bien calculé, M. Philippe, décidé à choisir une place où l’on pût toujours commander en maître, se fit valet.

Lorsque nous le vîmes quitter les bureaux du ministère pour entrer au service de la femme d’un émigré, restée en France dans l’espoir d’y conserver les biens de sa famille à une fille unique, tous les commis se révoltèrent contre une action qui leur semblait devoir flétrir l’honneur du corps. Le plus indigné de tous était celui que le chef de division distinguait par maintes preuves de confiance, soit en lui mettant de lui apporter chaque matin son déjeuner, d’entrer souvent dans son cabinet pour mettre une bûche dans son feu, ou même d’aller lui chercher un fiacre les jours où la pluie tombant à verse ne permettait pas de sortir à pied. Enfin mille petites faveurs de ce genre lui donnaient bien le droit de blâmer la conduite d’un camarade qui préférait bassement les profits attachés à la condition de valet, à l’honneur d’en faire les fonctions gratis. Je déclamais aussi bien qu’eux sur ce beau sujet, lorsqu’un seul mot de Philippe vint changer mes idées. L’ayant rencontré un dimanche soir, il me proposa d’aller souper avec lui chez une veuve de ses amies, où nous pourrions causer en toute liberté. Je ne fus pas longtemps à m’apercevoir de la puissance qu’il exerçait dans cette maison en attendant mieux. À peine fûmes-nous arrivés, qu’une vieille femme s’empressa de nous offrir des rafraîchissements en nous accablant de politesses entrecoupées d’injures adressées à sa nièce qui n’avait point encore fini de mettre le couvert. La pauvre enfant souffrait tant d’être ainsi maltraitée devant des étrangers, que ses larmes coulaient en abondance sur tout ce qu’elle apportait. En nous mettant à table, je sentis que ma serviette en était humide, et je jetai sur elle un regard plein d’intérêt, dont elle devina la cause ; car se levant aussitôt, elle alla me chercher une autre serviette, que je refusai d’un air qui mit le comble à sa reconnaissance. Cette petite scène muette assura pour ma part l’agrément du souper que l’humeur grondeuse de la tante menaçait de rendre fort ennuyeux. Le plus doux sourire vint ranimer le joli visage de sa nièce, et je ne sais quoi m’avertit qu’il n’appartenait plus qu’à moi d’en changer l’expression.

À la fin du repas, Philippe nous parla de ses projets, et s’étendit sur les avantages de sa nouvelle position, en remerciant madame Dubreuil du sort heureux qu’il lui devait. C’était cette veuve qui l’avait placé chez la comtesse de Saint-Maurice, en qualité d’homme de confiance, chargé du service intérieur et de la surveillance de toute la maison. Philippe s’était bientôt dispensé de la première condition en la faisant remplir par d’autres. Ensuite, ayant persuadé à sa vieille maîtresse que ses gens d’affaires négligeaient ses intérêts, il s’était tout doucement emparé de l’administration de ses biens ; et, sans oser prendre le titre d’intendant-régisseur, il en exerçait déjà la charge avec toutes ses prérogatives. Après m’avoir fait le détail de ce qu’elle lui rapportait, il me dit :

— Eh bien, crois-tu toujours, cher Victor, que l’existence d’un misérable employé soit préférable à la mienne ?

— Non, certes, lui répondis-je ; mais…

Ici je m’arrêtai tout court, ne sachant comment m’y prendre pour lui rappeler le préjugé attaché à son nouvel état. Il avait prévu mon objection ; et il la combattit par cent exemples de serviteurs parvenus aux emplois les plus honorables, et m’assura qu’une fois en faveur qui que ce soit n’avait l’audace de leur parler du point d’où ils étaient partis. De plus, il me persuada que la Révolution, en détruisant beaucoup d’abus, n’ayant point épargné cet ancien préjugé, et m’en donna, pour preuve, ce nom d’officieux qu’on avait substitué à celui de domestique, comme plus convenable au titre de citoyen dont on leur accordait les droits. Enfin son éloquence obtint tant de succès qu’avant de nous quitter je lui promis d’accepter la place de valet de chambre ou d’officieux, auprès du jeune marquis de Révanne, si, comme il m’en répondait, cette place réunissait tous les avantages de la sienne. Huit jours après cet entretien, je reçus une belle lettre de la citoyenne Révanne, qui m’invitait à me rendre au village qu’elle habitait pour y commencer mon service, en ajoutant que la recommandation de madame Dubreuil, son ancienne femme de charge, suffisait pour m’assurer la bienveillance des maîtres de la maison.

À la lecture de cette lettre mon père eut un accès de colère digne d’un gentilhomme ; j’en fus effrayé au point de vouloir écrire à Philippe pour me désister, mais ma mère, qui voyait dans mon projet une augmentation de revenus pour son ménage, me demanda vingt-quatre heures pour ramener son mari à des idées moins fières. En effet je reçus le lendemain la permission de partir pour Révanne, à condition de ne point aller faire mes adieux à mon père, qui serait censé ignorer le parti que j’allais prendre ; il m’était défendu, en outre, de jamais lui en parler, même lorsque je lui ferais passer le montant des gages que j’allais recevoir. Ce petit traité, entre l’orgueil et l’intérêt, m’a souvent servi de leçon, en me prouvant qu’il est moins difficile qu’on le pense de concilier ces deux grands ennemis. Peut-être ai-je dû mon bonheur à cette découverte.



III


Grâce aux instructions de mon ami Philippe et de madame Dubreuil, je me croyais déjà au fait du caractère et des habitudes de tous les habitants du château de Révanne ; mais j’étais bien loin d’en savoir autant que j’en appris, pendant trois jours que je passai dans la diligence de Rennes. Elle était composée d’une marchande de toile, d’un officier blessé, d’une jeune femme en deuil, d’un avocat de Rennes, et de l’espion de rigueur, qui, sous tous les gouvernements, est l’orateur né de la diligence. Le nôtre était ce jour-là masqué en émigré nouvellement rentré. Son audace à critiquer les décrets et les puissances du jour me fit soupçonner qu’il était payé pour en médire ; je m’amusai à lui reprocher son imprudence, de l’air d’un homme pénétré de son danger, et finis par lui dire :

— Le ciel me préserve d’injurier personne ici, mais songez donc, monsieur, qu’il pourrait s’y trouver un de ces misérables soudoyés par la police pour lui dénoncer les conspirateurs et les brigands ; et qui, bien plus souvent, lui dénoncent les honnêtes gens de mauvaise humeur.

Cette réflexion charitable eut tout le succès que j’en pouvais attendre ; la rancune que m’en témoigna notre compagnon de voyage ne me laissa plus aucun doute sur sa noble profession. Chacun vit aussi clairement que moi qu’il voyageait pour s’instruire ; et, sans s’être entendus, on se fit un plaisir d’orner son esprit d’histoires inventées avec plus ou moins de génie, et qui durent lui fournir le sujet d’un rapport curieux. Dès qu’il crut nous connaître assez, il nous quitta, et son départ établit entre les voyageurs une confiance sans borne. L’avocat se disant fort sur tous les sujets nous accablait de ses questions ; j’avais consenti à lui répondre que j’allais au château de Révanne, mais, lorsqu’il me demanda sans façon le motif qui m’y conduisait, je pris un air si important, pour lui dire que c’était une affaire particulière, qu’il n’osa pas continuer son interrogatoire. Alors, espérant deviner par sa finesse ce qu’il ne pouvait obtenir de ma franchise, il se mit à faire un grand éloge de madame de Révanne ; la marchande de toile se permit de le contredire en signalant des défauts qui devaient détruire l’effet du panégyrique. C’est tout ce qu’attendait notre avocat pour changer son discours en véritable plaidoyer. À dater de ce moment il n’y eut plus moyen de l’interrompre ; et, tout en convenant que madame de Révanne avait peut-être trouvé trop de plaisir à s’entendre vanter dans sa jeunesse, il soutint que son esprit, sa bonté, joints aux charmes d’un visage encore fort agréable, en faisait une personne très-distinguée. On ferait un livre des paroles qu’il employa pour nous prouver ce fait.

— Puisqu’elle est si vertueuse, interrompit enfin la marchande, pourquoi n’a-t-elle pas suivi son mari à Coblentz ?

— Parce qu’il ne l’a pas voulu, s’écria l’avocat, j’en puis fournir les preuves.

À ces mots il récita par cœur une lettre du marquis de Révanne à sa femme, par laquelle il lui défendait de le rejoindre, en l’assurant qu’elle le reverrait bientôt à la tête d’une armée triomphante, qui n’avait qu’à se montrer pour mettre en fuite les hordes républicaines. À ce passage, l’officier haussa les épaules ; l’avocat n’en fut point troublé, et continua de nous expliquer comment cette lettre, ayant été saisie par les autorités qui commandaient alors, fut imprimée dans un journal, et valut à madame de Révanne cinq mois de prison. Son fils, caché chez un de ses fermiers, avait échappé à la fureur des brigands qui le poursuivaient : rentré depuis dans ses propriétés, il vivait auprès de sa mère, et l’on vantait également les soins qu’elle avait pris de son éducation, et la manière dont il en avait profité. Malheureusement, ajouta-t-il, les agréments personnels de ce jeune homme nuiront beaucoup à sa destinée ; il n’a que dix-neuf ans, et il est déjà la coqueluche des femmes du canton ; s’il répond, comme l’on doit le supposer, à toutes leurs agaceries, il ne sera bientôt qu’un petit fat.

Placé en face de la jeune femme dont j’ai déjà parlé, je reposais mes yeux le plus souvent possible sur son visage gracieux, et je fus surpris de la rougeur qui le couvrit tout à coup lorsque l’avocat prononça l’arrêt qui livrait aux femmes les destins de mon futur maître. L’officier, ému par l’idée de voir un bon Français perdre sa vie dans les boudoirs, s’écria en jurant :

— Eh ! morbleu, pourquoi sa mère ne le fait-elle pas entrer au service ; le plaisir de faire la guerre le dégoûtera bientôt de tous les autres.

— Vrai dieu ! interrompit la marchande, contre qui voulez-vous qu’il se batte ?

— Mais contre les ennemis de la France.

— C’est cela, répliqua-t-elle, avec un sourire amer ; qu’il tue son père.

— Eh ! non, madame, reprit l’officier, d’un ton méprisant, les Français ne reconnaissent pour ennemis que les étrangers qu’ils combattent. Chacun a sa manière d’aimer et de servir sa patrie ; et l’on peut choisir la plus mauvaise sans être puni de mort. Laissez-nous chasser d’abord les gens qui se mêlent de nos affaires, elles s’arrangeront ensuite d’elles-mêmes ; je ne vous donne pas dix ans pour voir toute la jeune noblesse de France, fière d’obéir aux commandements d’anciens généraux roturiers, marcher avec eux au combat et partager leur gloire.

L’arrivée d’un nouveau voyageur, recruté par le conducteur de la diligence, interrompit cette discussion, qui dégénérait en querelle. Tous les yeux se portèrent sur l’inconnu. Ses vêtements plus que simples annonçaient une humble profession ; mais son assurance, sa familiarité, et un certain air d’autorité qu’il prenait en parlant à tort et à travers, trahissait l’homme en place. En effet c’était le maire du village où nous venions de passer. Cordonnier de son état, bien fait de sa personne, l’avantage de savoir lire et écrire, l’avait porté naturellement aux grands emplois de sa municipalité. Il nous fit entendre avec toute la modestie d’un sot, que plusieurs de ses voisins, s’intéressant beaucoup à ce qu’il appelait son commerce, l’avaient considérablement augmenté, et qu’il pouvait se vanter de chausser tous les châteaux de son arrondissement. Ne doutant pas que le récit de ses succès en tous genres ne lui eût acquis la bienveillance de ces dames, il se permit de petites plaisanteries sur le plaisir qu’on pouvait trouver à mesurer un joli petit pied de femme ; et passant de ce sujet à plusieurs autres, il dit tant d’impertinences, que la pruderie de la marchande et la pudeur de la jeune femme en furent également blessées. Touché du supplice qu’éprouvait cette dernière, j’imposai silence au municipal grivois. Il s’en fâcha ; mais l’officier, s’étant mis de mon parti, il consentit à changer de conversation, à condition pourtant qu’il obtiendrait son pardon de cette jolie petite mère qui paraissait si courroucée. En disant ces mots, il s’emparait de sa main, et se disposait à l’embrasser, lorsque tirant ce butor par le collet de sa carmagnole, je le fis retomber à sa place d’une manière si brusque, que la voiture en retentit. Fort heureusement pour lui et peut-être pour moi, il prit très-bien ce badinage, et me dit : Que ne parliez-vous, citoyen ? est-ce que je pouvais deviner qu’on vous taquinait en embrassant la citoyenne ? Alors il nous fallut supporter une autre espèce de gaieté toute aussi désagréable en ce qu’elle portait sur l’intimité qu’il supposait exister entre la jeune femme et moi. Rien n’annonçait que cela fût impossible, et cependant ses manières, même celles de me témoigner sa reconnaissance pour mes procédés honnêtes, me recommandaient cette sorte de respect qui interdit toute familiarité. Je devinai qu’elle voyageait pour la première fois seule, et dans une voiture publique, aussi m’empressai-je de lui rendre tous les soins d’un vrai serviteur, en dépit des propos goguenards du cordonnier jaloux.

C’est ainsi que nous arrivâmes à Rennes, où une calèche élégante attendait notre jolie compagne de voyage ; j’eus l’honneur d’y transporter ses cartons, et de lui donner la main pour y monter. « Je ne vous fais pas d’adieux, me dit-elle en partant, j’espère avoir bientôt une autre occasion de vous remercier de votre extrême obligeance. » La vue de cet équipage interdit un peu notre maire de village ; car son âme républicaine n’était pas à l’abri de l’ascendant du luxe sur la simplicité. Grâce à son peu de rancune, nous nous quittâmes bons amis. Je retournai près de la voiture dans l’intention d’y saluer les autres voyageurs. Tous avaient disparu. J’aperçus seulement à quelque distance notre avocat à moitié étouffé dans les bras d’une grosse femme que je présumai être la sienne. Je me gardai bien d’interrompre de si tendres embrassements, et gagnant la première auberge, j’y défis mon paquet, préparai tout pour ma toilette du lendemain ; et j’affirmerais bien que jamais ambassadeur, la veille de sa présentation, ne fut plus inquiet de son costume, ni de l’effet qu’il devait produire.

     O vanas hominum mentes !



IV

— Qu’on le fasse entrer dit madame de Révanne au domestique qui m’annonçait.

Et je me trouvai dans un immense salon meublé du temps de Henri IV, et décoré d’une tenture dont on ne pouvait reconnaître la véritable couleur qu’à la faveur de larges places d’un rouge cramoisi, autrefois cachées sous des tableaux de famille je ne croyais pas qu’on pût habiter un lieu si gothique sans avoir tout au moins des paniers et un bonnet à bec ; je fus très-surpris d’y trouver une femme vêtue d’une longue tunique blanche, et les cheveux relevés à la grecque. Je crus voir Aspasie dans le fauteuil de Gabrielle d’Étrées. J’avoue que la beauté de ses traits, la noblesse de sa taille, me firent tant d’illusion, que ne pouvant lui supposer un fils de dix-huit ans, je lui dis d’un ton très-naturel, en m’excusant de l’avoir dérangée :

— Je désirais parler à madame de Révanne, madame ; j’ai une lettre à lui remettre.

— Eh bien, donnez-la moi, répondit la marquise, en souriant avec assez de complaisance, j’y vais répondre.

Elle avait prévu mon étonnement, et se donna le plaisir d’en jouir, en décachetant lentement la lettre par laquelle madame Dubreuil m’annonçait, j’eus à mon tour la petite satisfaction de remarquer dans l’attitude de madame de Révanne un air de surprise qui semblait dire : « À cette tournure distinguée, je n’aurais jamais reconnu un domestique. » Cette double méprise nous assurait d’une bienveillance réciproque ; aussi la marquise mit-elle autant de bonne grâce à m’instruire de ce qu’elle exigeait de mon service auprès de son fils, que j’employai de grands mots à lui protester de mon exactitude et de mon zèle.

— Songez, me dit-elle, que je vous place auprès de mon fils, bien moins pour le servir que pour le diriger. On m’a vanté la bonne éducation que vous avez reçue, et vous pouvez compter sur tous les égards dus à un homme bien élevé. Malheureusement les circonstances ne nous permettent pas de vous traiter aussi convenablement que nous eussions pu le faire il y a quelques années. Depuis que l’égalité s’est introduite partout, elle règne à l’office comme dans nos salons, et vous aurez, ainsi que nous, bien des petits sacrifices à lui faire. Tâchez de les supporter sans peine, et croyez que nous chercherons à vous en dédommager. Appliquez-vous à gagner la confiance de Gustave ; soyez d’abord complice des folies de son âge pour en être toujours le confident, et vous assurer le droit d’en devenir parfois le censeur. Je crois très-peu à l’influence des gouverneurs sur leurs élèves, et beaucoup à celle des valets de chambre sur leurs jeunes maîtres ; c’est pourquoi j’ai voulu confier mon fils à un honnête homme instruit, dont les conseils pussent remplacer les miens.

Jamais compliment ne fut mieux adressé ; mon amour-propre s’en fit un point d’honneur, et se jura de mériter l’éloge. Soit adresse ou bonté, madame de Révanne en me traitant avec une aussi haute estime, m’en avait inspiré pour moi-même. Cette place, qui m’humiliait intérieurement, se changea tout à coup en emploi honorable. Une mère me confiait l’unique héritier qui devait assurer le bonheur de sa vie ; du sein de mon obscurité, je devenais peut-être le personnage le plus important de la famille. Cette idée m’exalta si bien à mes propres yeux, que je me crus toutes les qualités qu’on me supposait. Certainement ma conduite y gagna : tant il est vrai qu’on obtient plus des hommes en leur montrant ce qu’on en espère que ce qu’on en redoute !

Le souvenir des mots obligeants de madame de Révanne me fut d’un grand secours contre l’impertinence de ses gens ; mais j’étais résigné à tout souffrir par égard pour elle. Ces faquins, encouragés par ma douceur, redoublèrent d’insultes. Alors, me rappelant les leçons de Philippe, je devins insolent avec eux ; et tout rentra dans l’ordre.

En attendant l’heure à laquelle mon jeune maître devait revenir de la chasse, je causai avec une vieille bonne qui l’avait élevé, et je m’acquis sa protection, en lui laissant dire de madame Dubreuil tout le mal possible. Je poussai même la lâcheté jusqu’à me vanter de la connaître fort peu, bien que je fusse recommandé par elle. Le procédé n’était pas noble, j’en conviens ; mais on me le pardonnera en faveur de l’usage.

Je commençais à savoir par cœur toutes les intrigues par lesquelles madame Dubreuil s’était enrichie aux dépens de sa maîtresse, lorsque nous aperçûmes au bout de la grande avenue deux jeunes gens qui descendaient de cheval.

— C’est lui, dit madame Duval, c’est Gustave ; voyez-vous le petit espiègle, il est encore avec ce démon d’Alméric, et pourtant sa mère l’a bien prié de ne plus aller avec ce mauvais sujet. Ils ont chassé ensemble, je gage ; si madame le savait ! Mais il ne s’en vantera pas. Tenez, les voilà qui se quittent ; ils nous auront aperçus à cette fenêtre, et Gustave a peur que je n’aille tout dire à madame.

— Gardez-vous-en bien, m’écriai-je ; il croirait que c’est moi qui l’ai dénoncé, et nous serions brouillés avant de nous connaître.

— Eh ! n’ayez pas peur, reprit-elle ; croyez-vous donc que je veuille faire gronder ce cher enfant ? Vraiment non, il est trop charmant ; vous allez le voir. Sans être très-grand, il est beau comme un ange ; et puis une tournure, de l’esprit, et une tendresse pour sa vieille bonne ! C’est un petit saint, vous dis-je ; et s’il ne faisait pas le diable si souvent, on n’aurait rien à lui reprocher.

Pendant ce discours, le petit saint endiablé s’approchait : je descendis pour aller à sa rencontre ; il nie fit en peu de mots un accueil gracieux, et s’empressa de rejoindre sa mère, qui l’attendait pour dîner. On me fit demander si je consentirais à servir à table le jour même de mon arrivée ; je répondis que je m’en ferais un vrai plaisir. En effet ma curiosité s’en réjouissait d’avance ; car c’est là seulement que l’on fait connaissance avec ses maîtres, leurs amis et ennemis. À peine fus-je entré dans la salle à manger pour y débuter dans l’art de donner une assiette à propos, que je fis un mouvement de surprise en voyant ma jolie compagne de voyage assise à côté de mon maître : j’eus la discrétion de ne point oser la saluer ; elle m’en récompensa aussitôt par le plus aimable sourire. Madame de Révanne l’ayant remarqué, dit :

— Quoi, Lydie, vous connaissez Victor ?

— Oui, ma tante, répondit-elle, je le connais pour être aussi poli qu’obligeant.

La conversation sur ce sujet n’alla pas plus loin ; un parent de madame de Révanne, placé à sa droite, ne cessa de me considérer ; il m’était facile de deviner qu’il cherchait tout simplement à découvrir sur mon visage si j’étais un fripon ou bien un honnête homme. Son âge annonçait assez d’expérience en ce genre pour m’intimider, si ma conscience avait été moins pure ; mais je soutins sans me troubler l’examen qu’il fit de ma personne ; et, profitant des moments où ses yeux daignaient se porter ailleurs, je l’examinai si bien à mon tour, que j’aurais pu faire son portrait de mémoire. Il paraissait avoir à peu près cinquante ans. Un mélange de malice et de bonté donnait à sa physionomie une expression toute particulière qui inspirait autant de crainte que d’attrait pour lui. Sa prétention était de connaître à fond les hommes, non pas pour être moins qu’un autre, victime de leurs défauts, mais dans la seule idée de n’en pas être dupe. Tolérant pour toutes les faiblesses humaines, il ne se réservait que le droit de s’en moquer, et ne jugeait sévèrement que les actions échappées à sa prévoyance. Heureusement pour moi je ne me trouvai posséder que les défauts et les qualités qu’il me soupçonnait ; aussi fus-je bientôt honoré de ses bonnes grâces.

À travers la contrainte causée par ma présence et le vide d’une conversation que chacun s’efforçait de rendre insignifiante (effet ordinaire d’un visage nouveau dans les temps de révolution), je devinai, à peu de chose près, les opinions et même les sentiments des convives. Il ne fallait pas être bien malin pour s’apercevoir de l’amour de Gustave, et de la peine que sa cousine se donnait pour prouver à tous le peu d’importance qu’elle voulait y attacher. L’inquiétude qu’en éprouvait madame de Révanne, et son impatience contre M. de Saumery, n’étaient pas moins visibles que la satisfaction de celui-ci, dont le regard et le geste semblaient lui répéter à chaque instant son éternel refrain : Je vous l’avais bien dit. Quant aux opinions, il était clair que l’esprit indépendant de la marquise approuvait tout bas des principes que sa situation et son titre la forçaient de blâmer tout haut. D’ailleurs on avait tiré de si cruelles conséquences de ces principes si sages dans le fond, que personne n’osait plus les défendre. Née d’un père que ses talents en finances avaient porté à de grands emplois, et d’une mère inconsolable d’avoir changé l’illustre nom de sa noble famille contre celui d’un mari bourgeois, madame de Révanne avait été si souvent témoin de combats ridicules entre l’orgueil féodal et la vanité financière, qu’elle s’était appliquée à se garantir de l’une et de l’autre ; elle y était parvenue en plaçant sa vanité sur des sujets plus dignes. Le mérite en tout genre exaltait son imagination ; et fière de celui qu’elle s’était acquis par ses talents, elle dédaignait tous les avantages de convention qu’un revers de fortune ou la moindre disgrâce peut détruire. Cette philosophie, assez rare, même chez les hommes, donnait à sa conversation ce charme incompatible avec l’esprit de parti, qui, de tout temps, a déparé celui des femmes. Je n’eus besoin pour la juger ainsi que de l’entendre parler pendant quelques instants des faits héroïques de notre histoire présente. Son enthousiasme à vanter tant d’actions généreuses, sans s’informer du parti qui pouvait s’en glorifier, décelait un cœur sensible, un esprit juste ; et, dès ce moment, je me félicitai de dépendre d’elle ; car les personnes de ce caractère sont aussi faciles à aimer qu’à servir.



V


Le soir du même jour, mon maître s’étant débarrassé avec assez de peine du domestique qui, sous le prétexte de m’instruire des moindres détails de mon service, ne pouvait se décider à nous laisser seuls, me dit avec vivacité :

— Maintenant que nous voici libres ; dites-moi, Victor, où vous avez rencontré madame de Civray, et depuis quelle époque vous la connaissez ?

— Monsieur veut probablement parler de cette jolie dame qui dînait au château aujourd’hui ?

— N’est-ce pas qu’elle est charmante ! interrompit Gustave d’un air qui commandait l’affirmative.

— Beaucoup trop, lui répondis-je, surtout pour le repos d’un certain cordonnier qui avait déjà formé de grands projets sur elle.

— Que voulez-vous dire ? reprit mon maître avec hauteur.

Alors je lui racontai les petites aventures de notre voyage.

Ce récit l’amusa, mais comme l’idée de voir l’objet de son culte livré à des hommages grossiers avait blessé son amour-propre autant que son amour, il prit soin de m’expliquer les motifs qui condamnaient sa cousine à L’ennui de voyager ainsi ; et, pour prolonger le plaisir qu’il trouvait à parler d’elle au lieu de me dire tout simplement qu’ayant perdu sa fortune à la Révolution, elle en était réduite comme tant d’autres à voyager par la diligence, il me fit son histoire à partir du berceau. Je sus que, fille d’une sœur de madame de Révanne et d’un colonel qui avait dissipé tous les biens de sa famille, son père avait poussé la fureur du jeu jusqu’à jouer sa vie à pair ou non dans une affaire d’honneur où il l’avait perdue comme le reste. Madame de Révanne, touchée de l’état où cette mort plongeait sa sœur et sa nièce, leur avait offert un asile, et s’était engagée à doter la charmante Lydie, le jour où il se présenterait un parti convenable. Le marquis, sans mettre opposition à la générosité de sa femme, ayant désiré qu’elle tournât au profit des siens, choisit un de ses cousins pour épouser la dot et la nièce. Le chevalier de Civray, cadet de famille, s’estima fort heureux de s’assurer, par un moyen si doux, la protection et peut-être l’héritage de madame de Révanne, mais à peine marié, il se vit contraint de quitter sa jeune femme pour suivre son cousin en Allemagne. Le caractère jaloux du chevalier ne l’aurait jamais porté à prendre une semblable résolution, si le marquis ne lui avait persuadé qu’on ne pouvait rester en France sans se déshonorer. Quatre ans s’étaient écoulés depuis cette époque, pendant lesquels madame de Civray avait vécu, soit chez sa tante, soit chez sa belle-mère qui venait de mourir. C’était pour aller lui prodiguer tous les soins d’une tendre fille que Lydie avait quitté précipitamment le château de Révanne ; et c’était pour avoir consacré tout son argent à une bonne action, qu’elle y revenait par la voiture publique.

Mon attention à écouter ces détails, et plus encore les éloges que je donnai à la conduite de madame de Civray me placèrent au premier degré dans l’esprit de mon maître, qui me dit franchement :

— Je m’étais trompé sur votre compte, Victor ; sachant que ma mère avait mis tous ses gens en campagne pour me découvrir une espèce de Mentor déguisé en valet de chambre, je m’attendais à quelque vieux personnage bien pédant, que, dans mon premier mouvement, j’avais projeté d’envoyer au diable, si un de mes amis, que vous connaîtrez bientôt, et qui mérite toute ma confiance, ne m’avait conseillé de le bien recevoir, par condescendance pour ma mère, quitte à lui rendre ensuite mon service si désagréable qu’il fût contraint à demander lui-même son congé, avant la fin du mois.

— L’idée était fort bonne, répondis-je d’un air sérieux, et conciliait à merveille le respect dû aux volontés de madame votre mère, et le désir Lien naturel de vivre aussi libre que tous les jeunes gens de votre âge. Madame la marquise doit se féliciter de vous avoir livré à de si bons conseils.

— Malheureusement c’est le contraire, reprit Gustave en soupirant, et chacun s’étonne qu’avec le bon esprit et toutes les qualités de ma mère, elle se laisse aller à des préventions aussi injustes. Alméric est étourdi, j’en conviens ; mais loin d’avoir le cœur sec, comme on le prétend, il est généreux, bon camarade, et toujours en train de se divertir. On lui fait un crime d’avoir dérangé les ménages de quelques vieilles coquettes de cette province, comme si ces dames l’avaient attendu pour tromper leurs maris, et qu’il dût expier le tort de les avoir séduites par le malheur de les garder. Vraiment c’est trop exiger de la vertu d’un homme de vingt ans, et j’ai besoin de me rappeler sans cesse les perfections de ma mère, sa tendresse envers moi, pour lui pardonner la défense qu’elle m’a faite de continuer mes liaisons d’amitié avec Alméric.

— Cette défense ne tient peut-être qu’à quelques tracasseries de voisinage, dis-je en vrai courtisan ; et madame n’y attache probablement pas assez d’importance pour que vous ne puissiez l’éluder sans inconvénients

— C’est bien aussi ce que je fais, reprit Gustave, enchanté de me voir approuver d’avance un tort dont l’aveu gênait son respect filial, et je vous demanderai sur ce point une discrétion nécessaire au repos de ma mère ; elle mérite bien que je mette tous mes soins à ne le pas troubler ; mais je lui ai si souvent entendu dire que la perte d’un ami ne se réparait point, qu’elle m’excusera un jour d’avoir osé lui désobéir pour me conserver le meilleur ami de mon enfance.

L’approbation la plus générale de ma part termina cet entretien, qui, tout en m’apprenant que ma place avait tenu à bien peu de chose, me confirmait dans l’espoir de la garder longtemps. Je me retirai très-content de mon début, car j’avais acquis en cette seule journée tout ce qui fait le crédit des gens en place : le secret du maître.


VI


Peu de jours après mon installation, je vis entrer Gustave dans mon appartement, fermant les portes avec violence, et donnant tous les signes de la plus grande agitation.

— Faites seller mes chevaux, me dit-il brusquement, je ne puis rester plus longtemps dans cette horrible incertitude. Je veux partir.

— Est-ce pour la chasse, ou bien dois-je suivre monsieur ?

— Certainement il faut me suivre, et peut-être au bout du monde ; car je suis décidé à fuir le caprice et l’insensibilité partout où je les trouverai.

— Si ce n’est que pour cela, monsieur sera bientôt convaincu de l’inutilité du voyage.

— Tu crois plaisanter, Victor, ajouta-t-il, avec ce ton familier que les maîtres savent si bien allier à des airs protecteurs ; mais je t’en fais ici le serment ; jamais je ne serai le jouet d’une coquette.

— Auriez-vous eu déjà le malheur d’en rencontrer une ?

— Vraiment j’en ai peur ; et tout me prouve en ce moment qu’on s’est amusé à me tourner la tête, sans autre motif que de se divertir des premières impressions d’un cœur franc et dévoué.

— Ce n’est pas, j’imagine, la mélancolie de madame de Civray que vous accusez de cette espièglerie ?

— Justement, c’est elle à qui j’en veux de m’avoir laissé croire que cette belle mélancolie pouvait être causée par le regret de s’être marié trop tôt, ou de m’avoir connu trop tard. J’ai malgré moi conçu des espérances qui n’auraient rien coûté à son bonheur, mais qui faisaient le charme de ma vie. Un mot d’elle vient de les détruire pur toujours.

— Et ce mot est, je gage :

« Non, Gustave, je ne dois pas vous aimer, je ne vous aimerai jamais. »

— Quoi ! tu nous écoutais donc !

— Non certes, on n’a pas besoin d’écouter les amants pour savoir ce qu’ils se disent.

— C’est fort bien, quand ils sont d’accord ; mais le langage d’une femme qui résiste à son amant…

— Ressemble beaucoup au langage d’une femme qui lui cède, interrompis-je, et je n’en veux pour preuve que la conduite de votre cousine. Elle exige que vous cessiez de l’aimer ; eh bien, feignez pendant quelques jours de prendre cet ordre au pied de la lettre, de vous résigner de bonne grâce au sacrifice que la cruelle vous impose, et vous la verrez bientôt gémir de votre obéissance.

— Serait-il vrai ? s’écria Gustave, en quittant tout à coup son air sombre. D’honneur, tu es un garçon plein d’esprit, et je m’attache à toi chaque jour davantage ; avec tant d’éducation, il faut que tu aies éprouvé de grands malheurs pour l’obliger à servir ; mais je veux les réparer autant qu’il me sera possible : ma pension est fort au-dessus des dépenses que je puis faire ici, je sais que tu attends le paiement de tes gages pour les envoyer à ton père, je vais t’en remettre six mois d’avance pour que tu sois tranquille sur le sort de tes parents.

— Monsieur me comble de bontés, lui dis-je, ému de reconnaissance ; mais il ne fait pas réflexion qu’avant six mois je pourrais avoir le malheur de lui déplaire, et que, malgré toutes les probabilités qui répondent de la constance des femmes, ajoutai-je en riant, madame de Civray pourrait bien changer.

N’importe, je t’aurai dû la plus douce illusion de ma vie, celle de me croire aimé : et je défie toutes les trahisons du monde de me causer autant de peine que j’éprouve de plaisir en ce moment. Mais, instruis-moi de ce que je dois faire. D’abord, je ne la regarderai plus.

— Très-bien ; mais que ferez-vous de vos yeux ? car depuis longtemps je ne leur vois pas d’autre occupation que celle de la contempler.

— Je les fixerai sur notre vieille cousine, madame de Belrive, qui vient justement passer la journée ici avec toute sa famille.

— La pauvre femme sera bien étonnée de cette agacerie ; mais ne pourriez-vous pas la faire tomber sur quelque objet plus digne de votre colère ?

— Elle a bien une grande fille droite comme un cierge, et si sévèrement enfermée dans une cuirasse en façon de corset, qu’elle fait peine à voir.

— N’importe, monsieur, c’est elle seule qu’il faudra regarder.

— Cela est bien facile à dire, tu ne la connais pas ; mais elle est capable de prendre cette légère attention pour une promesse de mariage. Ces demoiselles élevées à Saint-Cyr ne badinent pas sur l’article de la galanterie ; elles ont toujours un frère tout prêt pour prouver à la pointe de l’épée qu’elles ont été séduites, alors même qu’on y pense le moins ; et si l’on est trop heureux d’exposer sa vie pour la femme qu’on aime, il est fort désagréable de se couper la gorge pour une femme qui déplaît. Ce n’est pas que le frère de celle-là soit à craindre ; destiné depuis sa tendre enfance à la paix du cloître, la suppression des couvents l’a tellement dérouté en le rejetant dans le monde, qu’il y a l’air d’un chien perdu. Le pauvre garçon frissonne des pieds à la tête au seul mot de réquisition, et sa famille est en ce moment à la recherche d’une infirmité quelconque pour le dispenser de partir.

— Pauvre garçon ! il faut le consoler en faisant hardiment la cour à sa sœur.

— Non, jamais Lydie ne croira que je puisse aimer une fille si désagréable.

— Ah ! la jalousie n’est pas difficile, monsieur ; elle s’arrange de tout ce qui peut alimenter son dépit, et vous en verrez bientôt la preuve. Suivez d’abord ce conseil ; s’il vous réussit, comme je n’en doute pas, vous n’aurez plus besoin de ceux de personne pour être heureux.

En effet l’expérience n’eut que trop de succès. Gustave, encouragé par ma présence, joua si bien son rôle pendant le dîner, que la pauvre Lydie fut obligée de sortir de table pour cacher ses larmes. On crut qu’elle se trouvait mal ; et mon maître s’élançait déjà de sa place pour aller la secourir, lorsque, feignant de ramasser sa serviette, je le retins par la basque de son habit, en lui disant restez. Dans le même instant la marquise m’ordonna d’aller dire à sa femme de chambre de se rendre auprès de madame de Civray. Pensant bien que les secours d’une femme de chambre lui seraient fort inutiles, je pris sur moi d’aller lui demander si elle en avait besoin. L’apercevant sur la terrasse qui conduit au bois, je me dirigeai de ce côté. Le bruit de mes pas la fit tressaillir ; elle n’osa se retourner, et je devinai l’impression désagréable qu’allait lui causer le son de ma voix. Elle en espérait une autre, et dans sa surprise elle ne chercha pas même à le cacher.

— Je me sens fort bien, me répondit-elle en essuyant ses yeux ; dites à ma tante que je la remercie ; je n’ai besoin de personne : la chaleur de la salle à manger m’a porté un instant à la tête ; mais depuis que je respire le grand air, je ne souffre plus.

Elle étouffait si visiblement en prononçant ces derniers mots, que j’en eus pitié. L’idée que j’étais en partie l’auteur de son supplice, tout en flattant mon orgueil, attendrit mon cœur. Une jolie femme qui pleure a toujours eu de grands droits sur mon âme, et sans réfléchir si la consolation que je ménageais à madame de Civray ne lui coûterait pas plus de larmes un jour qu’elle n’en versait alors, je résolus de lui rendre l’objet de ses regrets présents. Voilà un impertinent valet ! dites-vous, mesdames, en me voyant ainsi disposer du sort de vos amours. Ce nouveau Frontin voudrait-il nous faire croire qu’un homme comme il faut attend l’avis de son valet de chambre pour se brouiller ou se raccommoder avec celle qu’il aime ? Non, mesdames, il ne l’attend pas ; mais il le suit plus souvent qu’on ne pense. Je sens tout ce qu’il y a d’humiliant à convenir que les nobles effets ont des causes si vulgaires ; et cependant il arrive souvent que le moindre mot d’un être dont on fait peu de cas a quelquefois la puissance de faire naître ou de détruire des sentiments qu’on supposait ou imaginaires ou éternels. Dieu semble avoir fait le monde ainsi pour y maintenir un fonds d’égalité impérissable. En donnant au riche les passions qui remplacent la misère, il a laissé au pauvre tous les trésors de la flatterie ; et chacun se trouve bien du partage.


VII


Avant la fin d’une soirée passée dans la plus pénible contrainte, Gustave avait vu madame de Civray prétexter une violente migraine pour se retirer de bonne heure ; et il était monté presque aussitôt chez lui pour m’ordonner d’aller m’informer des nouvelles de sa cousine, dès qu’il serait jour chez elle. Je n’y manquai pas, et revins apprendre à mon maître qu’elle était sortie de bon matin pour aller voir à la ferme voisine sa petite filleule, qui venait de tomber malade.

— C’est ma filleule aussi, dit Gustave en prenant son chapeau, et je veux savoir ce qu’a cette pauvre enfant.

— À ces mots, il sortit. Quel que fût l’état de la malade, j’étais bien certain de le voir revenir avec l’air satisfait. Aussi ne pus-je m’empêcher de sourire quand je le vis rentrer au château donnant le bras à sa chère Lydie, qui ne paraissait pas à beaucoup près si triste que la veille. J’étais sur le perron, et j’entendis M. de Saumery leur dire :

— Mais d’où venez-vous donc ? vous avez probablement oublié l’heure ; on vous attend depuis un siècle pour déjeuner. Votre mère est inquiète, Gustave ; elle a craint qu’il ne fût arrivé quelque chose à madame.

Ces derniers mots, dits avec malice, colorèrent les joues de madame de Civray ; elle quitta brusquement le bras de son cousin pour entrer chez sa tante, et fut bien étonnée d’entendre M. de Saumery les excuser tous deux auprès de madame de Révanne, avec autant de chaleur qu’il avait mis de méchanceté à les embarrasser le moment précédent. Mais sa charité avait beau faire, le trouble de Lydie en détruisait l’effet. La marquise feignit de ne s’en pas apercevoir ; et Gustave, espérant fixer sur lui seul toute l’attention de sa mère, se mit à bavarder sans penser à un mot de ce qu’il disait, et sans remarquer que personne ne se donnait la peine de l’écouter. M. de Saumery interrompit enfin ce monologue, pour demander à Gustave par quel enchantement il était tombé si vite épris des charmes imposants de mademoiselle de Belrive.

— Je pense aussi qu’il y avait de la magie, répondit-il, car j’en suis tout à fait désenchanté.

— Si c’est ainsi, pourquoi lui rendre des soins si empressés ?

— Pour suivre les avis de ma mère, qui me répète souvent qu’on ne réussit auprès des femmes qu’en s’en occupant beaucoup.

— Sans doute, mais non pas en s’en moquant, dit la marquise ; à parler vrai, je ne saurais, ajouta-t-elle, approuver le petit jeu d’hier, et encore moins deviner le profit que vous en vouliez tirer, Gustave ; car je ne vois pas ce qu’il y a de si glorieux à troubler le repos d’une jeune fille qui n’a peut-être pas d’autre bonheur à prétendre. Puisque vous marquez tant de déférence pour mes conseils, vous devez vous souvenir qu’en vous parlant du droit qu’ont les hommes d’adresser leurs hommages partout où ils espèrent les voir bien accueillir, je vous ai parlé aussi des succès qu’un homme d’honneur doit s’interdire, et ceux qu’on obtient auprès d’une jeune personne sans expérience sont de ce nombre. J’y pourrais joindre aussi le tort d’entraîner une femme intéressante dans des démarches qui peuvent la perdre. Mais ce serait une morale trop austère pour le monde, où l’on est convenu d’avoir autant d’indulgence envers celui qui attaque que de sévérité pour celle qui succombe.

— Vous conviendrez que cela est bien injuste, dit Gustave avec dépit.

— Je l’ai quelquefois pensé, reprit en souriant madame de Révanne ; mais la loi proclamée ne se discute plus, et le mieux est de s’y soumettre.

Pendant ce discours, Lydie était tombée dans une profonde rêverie. M. de Saumery, auquel il suffisait d’en deviner la cause pour s’y intéresser, interrompit la conversation en priant madame de Civray de lui prêter une brochure nouvelle qu’elle avait rapportée de Paris. Elle saisit avec empressement cette occasion de monter chez elle. M. de Saumery l’accompagna. Gustave, qui redoutait une explication avec sa mère, sortit au même instant, et vint me raconter cette petite scène dont son amour s’alarmait avec assez de raison. Une simple réflexion de madame de Révanne avait ramené Lydie à ses premières résolutions. Il est vrai qu’elle avait perdu, par un imprudent aveu, le droit de nier sa faiblesse ; mais elle se croyait encore la puissance d’y résister ; et je dois sur ce point rendre justice à mon maître. Heureux de voir son amour partagé, il avait promis de la meilleure foi du monde de s’en tenir à un bonheur qui passait son espérance ; et je faillis même encourir sa disgrâce pour avoir osé douter de l’accomplissement d’un vœu qui me semblait bien téméraire de sa part ; mais cette présomption n’appartient qu’aux âmes pures, et je la respectai comme une sainte erreur. Dans l’excès de sa reconnaissance, Gustave écrivait lettres sur lettres. J’étais chargé de les porter, et j’avais le plaisir de les voir reçues avec autant d’émotion qu’en faisait éprouver la réponse. Ce commerce si doux de s’écrire toutes les nuits, de se voir tous les jours, ne suffit pas plus longtemps que je l’avais prévu au bonheur de Gustave ; il devint peu à peu sombre, agité, rêveur, fuyant toute société, même celle d’Alméric dont l’ironie blessait sa sensibilité. Il errait des journées entières dans les bois de Révanne ; ses crayons, son album, servaient de prétexte à ces longues promenades, où il était censé prendre les vues de tous les environs ; mais lorsqu’à son retour je croyais pouvoir regarder sans indiscrétion son dernier paysage, j’avais beau feuilleter le livret, je n’y voyais que des profils de femme dont la ressemblance plus ou moins exacte n’offrait jamais que le même modèle. Ces courses fatigantes, souvent entreprises par un temps effroyable, et cette agitation continuelle, qu’augmentaient encore de fréquentes insomnies, finirent par altérer la santé de Gustave. Malgré tous ses efforts pour le cacher, je m’aperçus qu’il avait la fièvre, et je l’engageai à consulter le médecin de sa mère. Non-seulement il s’y refusa, mais il me traita de visionnaire, en m’assurant qu’il se portait à merveille. Cependant ayant remarqué que cette fièvre recommençait souvent, je pris le parti d’en avertir madame de Révanne, en lui demandant le secret sur cette confidence. Elle m’en remercia les larmes aux yeux, et me chargea d’envoyer un exprès à Rennes pour inviter le docteur Marcel à se rendre au plutôt à Révanne. Prévenu par un billet de la marquise du désir qu’elle avait de dissimuler le vrai motif de sa visite, en laissant supposer qu’elle la devait à l’amitié qui le conduisait souvent chez elle, il arriva connue par hasard à l’heure du dîner, et parut si frappé du changement de Gustave, qu’il ne put s’empêcher de lui en témoigner sa surprise. Le malade en prit d’abord de l’humeur ; mais s’étant aperçu de l’effroi qui se peignit tout à coup dans les yeux de Lydie, il pardonna au docteur l’inquiétude qu’il voulait lui donner sur son état, et promit, en regardant madame de Civray, de ne plus rester si tard dans les bois, surtout quand il pleuvrait.

— Ce n’est pas assez, reprit le docteur, vous prendrez du quinquina, car vous avez la fièvre.

— Oh ! pour vos drogues, je n’entends point raison, reprit Gustave ; d’abord je n’y crois pas ; ensuite, eussent-elles le don de guérir, j’aime autant la maladie que l’ennui de les avaler. D’ailleurs je ne trouve pas la fièvre aussi douloureuse à supporter qu’on le prétend : la chaleur de l’accès double nos facultés en exaltant notre imagination, alors tout nous semble possible, on se croirait également capable de prendre une ville d’assaut, de faire un poëme épique, ou d’enlever sa maîtresse, et dans l’abattement qui succéde à ce délire n’éprouve-t-on pas une langueur divine ?

— Oui, la fièvre a du bon, dit M. de Saumery ; c’est dommage qu’on en meure.

— Qu’importe ?…

Gustave n’acheva pas ; car il vit la pâleur dont ce seul mot venait de couvrir le visage de sa mère. Ne sachant comment en détruire l’impression, il s’approcha du docteur, lui demanda pardon d’oser se révolter ainsi contre la médecine, et lui promit la plus grande docilité pour ses ordonnances dès qu’un danger réel le forcerait à y avoir recours.

— Eh bien, reprit M. Marcel, préparez-vous à m’obéir. Vous croyez pouvoir badiner avec ces fièvres nervalles ; vous verrez bientôt l’état où elles vous réduiront. C’est alors qu’il faudra vous résoudre à suivre un régime très-sévère, peut-être inutile, et dont vous vous seriez épargné l’ennui par quelques précautions. Mais voilà comme sont tous les jeune gens : ils comptent pour rien la santé, sans penser qu’ils lui doivent leurs succès en tous genres.

— Certes, j’en fais grand cas, monsieur le docteur, et pour vous le prouver, je me résigne à tout.

— Non, vous aimez mieux mourir, dites-vous, que de vous donner la peine de guérir.

— Cela est vrai ; mais j’aime encore mieux guérir que l’affliger, dit Gustave en baisant la main de sa mère.

Un tendre embrassement paya cette aimable résignation, et pour le reste du jour l’amour filial l’emporta sur tout autre. Gustave, uniquement occupé de prouver à sa mère qu’il n’était pas possible de dédaigner la vie qu’on tenait d’elle, et qu’on pouvait lui consacrer, jouit du plaisir de dissiper son inquiétude ; et, l’assurant que le bonheur d’être aimé d’une mère adorable le consolerait toujours des maux ou des malheurs qui pourraient l’accabler, il finit par croire ce qu’il voulait seulement persuader à sa mère.



VIII


Un billet de madame de Civray, que je remis le soir même à mon maître, le rendit à toutes les agitations d’un sentiment dont la tendresse de sa mère avait bien pu le distraire, mais non le guérir.

— Suis-je assez malheureux ! dit-il après l’avoir lu ; sa présence était l’unique soutien de mon courage, et la voilà qui veut me fuir ! mais elle ne sait pas tout ce que cette résolution peut lui coûter. D’abord, je la suivrai partout.

— Pauvre femme, dis-je tout bas.

— Quoi ! c’est elle que tu plains ? reprit Gustave avec indignation, toi qui vois ce que je souffre pour elle, ma sotte condescendance à ses moindres volontés, et la manière dont elle m’en récompense ? je te supposais plus d’intérêt pour moi.

Je n’étais pas embarrassé de répondre à cet injuste reproche ; mais, quand j’essayai de prouver que l’ingratitude dont il accusait Lydie n’était pas plus réelle que la mienne, Gustave s’emporta si vivement qu’il me réduisit au silence.

— Me fuir, répétait-il sans cesse, aller s’établir à quatre lieues d’ici chez une vieille parente de son mari qu’elle connaît à peine ; et cela dans la noble intention de m’oublier ! Ce dernier trait m’accable, et je veux la remercier de l’avoir imaginé pour combler tous mes maux.

Alors il se mit à écrire, et je me retirai.

Il y a dans les sentiments vrais quelque chose de si touchant, qu’on ne peut y rester étranger ; et, bien que ma raison voulût traiter d’enfantillage le désespoir de mon maître, l’idée qu’il y serait livré toute la nuit m’empêcha de fermer l’œil ; j’allai plusieurs fois à sa porte, dans l’intention de lui offrir mes services si j’entendais du bruit ; mais tout était tranquille ; je voyais seulement de la lumière à travers la serrure, ce qui m’annonçait qu’il ne dormait pas. N’osant lui parler, dans la crainte de lui déplaire, et ne pouvant me décider à quitter sa porte, je m’assis à côté ; et la fatigue surmontant mon inquiétude, je m’endormis profondément.

Il était près de six heures du matin lorsque je fus réveillé par une voix de femme, qui disait :

— C’est Victor ; aurait-il passé la nuit là ?

— Mais à peu près, madame, répondis-je, en reconnaissant madame de Révanne.

— Mon fils a donc été bien malade ; pourquoi n’être pas venu m’avertir ? reprit-elle avec l’air inquiet.

En ce moment Gustave parut, habillé des mêmes vêtements qu’il portait la veille, et le visage dans une altération qui démontrait assez qu’il n’avait seulement pas essayé de prendre un instant de repos. À la surprise qu’il témoigna de voir sa mère levée de si grand matin, elle lui dit qu’ayant vu toute la nuit ses fenêtres éclairées, elle avait envoyé sa femme de chambre chez moi pour s’informer de ses nouvelles, et que ne me trouvant pas dans ma chambre, on avait présumé que je veillais près de mon maître. Cette idée lui causait beaucoup d’inquiétude, elle s’était levée pour venir le soigner. Gustave, désolé de la peine de sa mère, allait me gronder d’en être cause, lorsqu’elle lui fit sentir tout ce qu’il y aurait d’injuste à me reprocher un excès de zèle qui méritait plutôt sa reconnaissance.

— Mais c’est à moi à l’en récompenser, ajouta-t-elle, en me regardant avec bonté.

À ces mots elle entra chez son fils. Je sus bientôt après le sujet de leur entretien.

— Je vois, dit-elle, en jetant les yeux sur la table où se trouvait une lettre toute cachetée, et à l’adresse de madame de Civray, je vois que Lydie vous a prévenu ainsi que moi de sa prochaine absence.

— Ah ! ma mère, s’écria Gustave, n’y consentez pas, ou j’en mourrai.

— C’est mettre mon courage à une grande épreuve, reprit la marquise, d’un ton ferme et affectueux ; mais quelle que soit l’étendue du sacrifice, il faut s’y soumettre dès que l’honneur l’exige. Tu ne doutes pas que ton existence, ton bonheur, ne composent ma vie ; eh bien, je renoncerais à tous deux plutôt qu’à ton estime ; réfléchis à ma situation, et juge toi-même des devoirs qu’elle m’impose. Par suite des malheurs qui exilent la moitié de notre famille, je me trouve le seul guide de mon fils et l’unique appui d’une jeune femme confiée à mes soins par son mari et sa mère. Faut-il qu’au mépris de tant d’engagements sacrés, je livre cette pauvre Lydie à tous les regrets d’un amour coupable, dont les conséquences font frémir, et cela dans la seule vue de satisfaire les désirs d’un jeune homme que tant d’autres objets peuvent distraire.

— Ne le croyez pas, interrompit Gustave ; si j’avais pu triompher de cette malheureuse passion, elle n’aurait jamais troublé son repos ni le vôtre.

« Longtemps je me suis flatté d’y parvenir, et cela peut vous expliquer le silence que j’en ai gardé près de la meilleure des mères : car je ne me ferai pas un titre de mon inexpérience pour excuser mes torts, sans prévoir les tourments que je me préparais en adorant Lydie ; tout m’avertit du danger de lui plaire. D’abord je me promis de lui cacher ce que sa présence me faisait éprouver ; mais ayant cru m’apercevoir qu’elle avait deviné mon secret sans en être émue, et fort de sa prétendue indifférence, je me livrai sans scrupule au sentiment que Lydie m’inspirait. Elle remplaça l’objet idéal qui enflammait déjà mon imagination. Ce culte si pur ne pouvait l’offenser ; j’y consacrai ma vie. Loin de vouloir affliger la sienne par le récit de mes souffrances, je les dévorai secrètement, et c’est lorsque j’y succombe que l’ingrate m’abandonne, et que vous approuvez sa barbarie !

— Dites plutôt son courage. Vous savez aussi bien que moi, Gustave, ce que ce départ lui coûte ; mais vous feignez d’en douter pour provoquer une nouvelle preuve de sa faiblesse. Je voulais vous épargner cette ruse indigne de votre caractère ; mais, puisque la passion vous aveugle au point de mépriser mes conseils, punissez-moi d’avoir trop compté sur votre délicatesse, en pensant que vous protégeriez contre vous-même la femme intéressante qui vous confie sa destinée. Puisque rien ne saurait vous arrêter, suivez-la dans la retraite qu’elle choisit pour cacher ses larmes ; joignez au tort de la séduire l’infamie de la compromettre ; et vous me direz alors si vous êtes plus heureux qu’aujourd’hui. Mais c’est déjà trop de m’être rendue complice de sa perte par mon imprudence, je ne le serai point de votre triomphe, et vous trouverez tout simple que ma maison n’en soit pas le témoin. Partez, puisque je ne suis plus rien pour vous, et tâchez d’oublier la douleur où vous laissez votre mère.

En finissant ces mots, madame de Révanne se leva, et sortit précipitamment de la chambre. Gustave resta quelques moments anéanti sous le poids d’un arrêt qui semblait l’exiler de la maison paternelle ; puis, revenant à lui, il s’écria sans penser qu’elle ne pouvait plus l’entendre :

— Ma mère ! et vous aussi, vous m’abandonnez !

L’accent déchirant de cette exclamation parvint jusqu’à moi, j’accourus aussitôt, et je trouvai mon maître dans un accès de désespoir impossible à décrire.

— Viens, me dit-il, traîne-moi chez ma mère.

Mais en parlant ainsi, un tremblement affreux l’empêchait de se soutenir ; il tomba sur un siége : je le conjurai de se calmer par pitié pour sa mère, qui mourrait de chagrin en le voyant dans un accès aussi violent.

— Eh bien, me dit-il, si tu veux que je respire, va lui peindre l’état où me plonge la seule pensée d’avoir mérité sa colère ; dis-lui que Lydie parte, mais qu’elle me laisse la pleurer près d’elle. Je veux, je sens que je puis lui obéir ; mais qu’elle me pardonne, ou je meurs.

Je m’acquittai de cette commission avec tout le zèle d’un ami, et j’eus le bonheur d’en rapporter la plus douce réponse, le pardon d’une mère.



IX


Le bruit d’une voiture qui sortait des cours du château nous avertit bientôt du départ de madame de Civray. Je redoutais ce moment pour Gustave ; mais son cœur y était préparé, et le noble désir de paraître au-dessus de sa situation par son courage l’empêcha de se livrer à aucune démonstration. Je profitai de son accablement pour lui proposer de prendre quelque repos, et de se prêter enfin aux moyens de rétablir sa santé, qui causait de si vives inquiétudes à sa mère. À ce nom, il promit de faire tout ce qu’on exigerait de lui ; et, voulant donner une preuve de sa résignation, il consentit à se mettre au lit, et même à recevoir le docteur Marcel, si la fièvre continuait. Mais quelques heures de sommeil en triomphèrent bientôt ; et, lorsque la cloche du dîner se fit entendre, Gustave se trouva en état de se rendre dans le salon comme à l’ordinaire. Il y trouva la marquise entourée de plusieurs personnes du voisinage, parmi lesquelles il fut bien surpris de reconnaître Alméric.

— Remerciez votre ami, dit madame de Révanne à son fils, d’avoir consenti à passer la journée avec nous : à peine a-t-il su que vous étiez malade, qu’il s’est empressé de venir s’informer de vos nouvelles. Je savais trop le plaisir que vous causerait sa présence, pour ne pas chercher à le retenir, et je dois convenir qu’il s’est rendu de la meilleure grâce à mes instances.

Gustave fut très-sensible à cette attention de la marquise ; il la regarda comme une réparation faite au caractère de son ami, et se promit d’en récompenser sa mère, en lui laissant croire que la présence d’Alméric aurait, autant qu’elle le supposait, la puissance de le distraire.

Je vis enfin ce jeune homme que je pensais déjà connaître par les diverses préventions qui existaient pour et contre lui ; préventions également injustes ; car, s’il n’était pas digne d’une amitié aussi dévouée que celle de Gustave, il méritait encore moins la colère de madame de Révanne. C’était simplement un de ces étourdis brillants dont le grand monde offre tant de modèles. Gai, brave, spirituel, vain, tout occupé de ses succès, sans vouloir nuire à ceux des autres, le mérite de réussir, n’importe comment, était à ses yeux le premier de tous : on le voyait alternativement raisonnable ou insensé ; prudent ou audacieux ; indiscret ou dissimulé, selon que ces défauts ou ces qualités devaient servir à ses projets. Celui de s’attacher Gustave par une confiance réciproque était bien conçu, et lui promettait de grandes ressources pour le genre de vie qu’il voulait mener. Unique fils d’un petit gentilhomme de province qui avait dépensé le plus clair de sa fortune pour faire élever son enfant à Paris, il aimait le luxe, les arts, faisait d’assez jolis vers, avait, en un mot, les goûts d’un grand seigneur et les revenus d’un poëte, inconvénient qui n’oblige dans le monde qu’au soin de se choisir des amis riches et dissipés. Ce principe s’étant gravé de bonne heure dans l’esprit de M. Alméric de Norvel, il était entré au service sous les ordres d’un colonel dont la plus grande ambition était de faire valoir les officiers de son régiment, et l’unique plaisir de dépenser sa fortune à divertir ses camarades. Avec un semblable protecteur et l’amitié de Gustave qui devait l’associer à sa destinée, il s’inquiétait fort peu de l’avenir ; et prenant pour devise cette pensée : Pour être heureux, il ne faut que vouloir l’être, il jouissait d’avance de tous les biens que lui promettait sa volonté. Malheureusement son expérience n’était pas encore au niveau de ses grandes conceptions, et le désir de parvenir lui faisait souvent commettre des fautes difficiles à réparer. C’est par une inconséquence de ce genre qu’il s’était brouillé avec madame de Révanne. La trouvant encore belle, il s’était figuré que le plus sûr moyen d’acquérir sa bienveillance était de lui faire la cour. Ayant lu dans les romans et les comédies que les femmes d’un certain âge sont rarement cruelles pour les jeunes gens, il n’avait pas même pensé que l’esprit de la marquise pût la mettre à l’abri de ce travers ; et lorsqu’il se vit traité par elle avec tout le mépris qu’inspire une tentative ridicule, sa surprise égala son mécontentement. C’est alors qu’il s’appliqua à gagner dans la confiance du fils autant qu’il venait de perdre dans l’estime de la mère. Ce calcul lui réussit. Madame de Révanne feignit d’oublier l’intention qu’il avait eue d’éprouver un instant sa vanité, en faveur de l’attachement qu’il témoignait à son fils. D’ailleurs n’ayant pas réussi à rompre cette intimité lorsqu’elle en avait exigé le sacrifice, il était de son esprit d’avoir l’air d’y consentir. C’est ainsi qu’elle savait accorder souvent la faiblesse et la dignité maternelle.

M. de Saumery n’était point au dîner. J’appris qu’il avait accompagné madame de Civray, et qu’il devait passer la semaine avec elle chez madame d’Herbelin. À ce nom, Alméric s’écria :

— Enfin le ciel a pitié de moi, et je rencontrerai donc une figure humaine chez ma vieille cousine ! Quoi ! madame d’Herbelin va posséder quelque temps votre charmante nièce, madame, ajouta-t-il en s’adressant à la marquise ? Et de quel crime veut-on punir cette aimable personne en la condamnant au supplice d’entendre matin et soir les éternelles histoires de cette bonne femme ? Moi, qui n’ai ce malheur qu’une fois par semaine, j’ai besoin de tout mon courage pour m’y soumettre ; mais c’est un devoir sacré que m’imposait son ancienne amitié pour mon père ; je vois que le ciel veut me récompenser d’avoir été si fidèle à ce devoir en le changeant en plaisir. Grâce à madame de Civray, ce diner des jeudis ne sera plus pour moi un jour de pénitence.

Soit que le nom de Lydie émût trop douloureusement Gustave, ou qu’un autre sentiment l’agitât en apprenant qu’Alméric jouirait plus souvent que lui du bonheur de voir sa cousine, une profonde tristesse se peignit sur son front. Madame de Révanne, s’apercevant du malaise de son fils, rompit la conversation en parlant du projet qu’elle avait d’aller passer l’hiver à Paris, si, connue on le lui mandait, le séjour en devenait supportable. Ici la discussion s’engagea ; les uns prétendaient qu’il était impossible de s’amuser dans une ville encore teinte du sang de tant d’innocentes victimes ; les autres affirmaient au contraire qu’après de semblables crises, le besoin d’en effacer le souvenir faisait inventer de nouveaux plaisirs, et que, de tout temps en France, les fêtes succédaient aux calamités. L’expérience nous prouva que ces derniers pensaient juste.

L’espérance de revoir bientôt Paris me réjouit encore plus que mon maître, dont l’amour malheureux ne concevait aucune espèce de consolation. Mais j’en savais plus que lui sur ce chapitre ; et très-convaincu de le voir incessamment guéri de tous ses maux par celle qui les causait, ou par une autre, je m’occupai d’ajouter à mon existence, d’ailleurs fort douce, ce qui devait la rendre parfaitement agréable. L’image de cette petite nièce de madame Dubreuil revenait souvent à ma pensée. Je rêvais quelquefois des heures entières aux moyens de la soustraire au despotisme de sa tante en la rapprochant de moi ; mais tant d’obstacles s’opposaient à ce désir, que je commençais à y renoncer, lorsque madame de Révanne m’offrit une occasion de le satisfaire. Par suite de sa bonté ordinaire, elle avait exigé de Lydie qu’elle emmenât madame Le Noir, sa seconde femme de chambre, qu’un long service auprès de la marquise avait rendu un modèle en son genre. Je prévis qu’une fois attachée à madame de Civray, la marquise ne reprendrait plus madame Le Noir ; qu’il faudrait la remplacer : et me ressouvenant tout à coup de ma reconnaissance envers madame Dubreuil, je m’adressai à la marquise, et lui demandai, au nom de ce beau sentiment, sa protection pour mademoiselle Louise, qui se trouverait trop heureuse de remplacer madame Le Noir, si madame voulait le lui permettre.

— Vraiment, me dit-elle, si vous croyez que sa tante y consente, je ne demande pas mieux ; on m’a dit beaucoup de bien de cette jeune fille. Mais êtes-vous sûr que madame Dubreuil se décide à s’en séparer ?

Je n’hésitai pas à répondre que j’en étais certain, bien que je n’en eusse pas la moindre assurance ; par ce moyen, j’obtins la permission d’écrire à madame Dubreuil que, tout occupé de ses intérêts, je venais de déterminer madame de Révanne à prendre sa nièce chez elle, avec l’engagement de lui assurer un sort convenable à l’éducation que sa tante lui avait donnée ; ce qui voulait dire qu’elle se chargerait de la marier. Enfin cette lettre, remplie de grosses flatteries et du galimatias inspiré parla double reconnaissance de madame Dubreuil envers sa bienfaitrice, et de mes sentiments envers madame Dubreuil, produisit un si grand effet sur la vanité et l’avarice de la tante, que huit jours après nous vîmes arriver la nièce.



X


J’avoue que l’attente et l’arrivée de cette petite Louise me rendirent pendant quelque temps moins observateur des actions de mon maître ; je m’aperçus seulement qu’il revenait toujours plus calme de ses longs entretiens avec Alméric. J’en conclus que les conseils de l’amitié le ramenaient à la raison et la à santé. Je m’abusais. C’était bonnement de l’espérance que lui rendait son ami, en lui démontrant que madame de Révanne devait en agir ainsi pour mettre sa responsabilité à l’abri du soupçon de protéger l’amour de sa nièce. Car, pour son fils, elle ne pouvait lui désirer un attachement plus convenable à son âge, où les premières inclinations ont tant d’influence sur le reste de la vie. Ne valait-il pas mieux qu’il fût amoureux d’une femme comme il faut, que subjugué par quelque courtisane ? Et ne voyait-on pas clairement qu’en éloignant Lydie, la marquise voulait se réserver la possibilité d’ignorer le bonheur de son fils, et non celle d’y nuire.

Avec d’aussi bons raisonnements, on est sûr de convaincre un jeune homme bien épris. Gustave, persuadé qu’en sacrifiant Lydie à l’apparente sévérité de madame de Révanne, il en serait peut-être blâmé secrètement, s’enhardit dans l’espoir d’arriver à son but, et ne pensa plus qu’au moyen d’y parvenir. En ami dévoué, Alméric s’offrit de le servir auprès de Lydie, qu’il rencontrait souvent chez madame d’Herbelin ; mais la délicatesse de Gustave s’y refusa ; il sentit qu’on ne doit jamais exposer la femme que l’on respecte, à rougir de son amour devant un tiers indifférent qui devient un juge en pareille circonstance. De plus, il exigea d’Alméric un profond secret, même avec Lydie, sur ce qui avait rapport à leurs sentiments. M. de Norvel espérait jouer un rôle plus actif dans cette aventure ; le refus de Gustave le blessa, et sa malice se promit d’en tirer une petite vengeance, en laissant croire à son ami que madame de Civray n’était pas à beaucoup près aussi triste que ses lettres voulaient bien le dire. Ce qui est (selon l’expression d’une femme d’esprit) la plus cruelle petite chose qu’on puisse faire à un amant absent. Gustave, déjà fort habile dans la tyrannie amoureuse, adressa plaintes, menaces, injures, à celle qu’il accusait d’oser se distraire un instant de son souvenir : et sans daigner s’informer de la réalité du crime, il me chargea de porter ce paquet d’injustices.

Je partis à cheval de grand matin, après m’être fait expliquer la route de traverse que je voulais prendre pour aller à B***. Il fallait traverser les bois ; je m’orientai mal, et ne trouvant pas le village qu’on m’avait désigné, je pris le parti de descendre à une petite porte que je vis ouverte : elle donnait dans un parc, où j’entrai avec l’intention de demander mon chemin à la première personne que je rencontrerais. À peine eus-je fait dix pas, qu’un cri de surprise vint frapper mon oreille ; je me retournai, et j’aperçus madame de Civray assise au bord d’un ruisseau, et dans l’attitude d’une femme que l’on arrache à la plus triste rêverie. Je souris, malgré moi, en pensant à l’à-propos de la lettre que j’allais lui donner. Elle me questionna, avant de l’ouvrir, sur la manière dont j’étais parvenu jusqu’à elle sans avoir été vu d’aucun des gens de la maison. Je lui racontai le hasard qui m’avait conduit ; elle en parut satisfaite, et me pria d’attendre sa réponse dans le bosquet où je l’avais trouvée. En effet elle revint bientôt ; mais son visage avait changé d’expression ; on n’y voyait plus l’empreinte de cette douce mélancolie appelée justement volupté du malheur. Son regard animé, ses traits altérés, tout en elle peignait la plus vive indignation ; et je pressentis que le soin de la calmer me vaudrait plus d’une ambassade.

À mon retour au château, je rencontrai Gustave : il venait au-devant de la réponse qu’il redoutait même avant de la lire : dès qu’il en eut parcouru la moitié, il s’écria :

— Le ciel dût-il m’anéantir, il faut que je la voie ! Victor dis-moi comment elle t’a reçu, et s’il y a quelque moyen de parler sans la compromettre.

Je lui répondis que cela dépendait uniquement de la volonté de madame de Civray, mais qu’il ne fallait pas penser à la braver par une démarche imprudente avant de l’en avoir au moins menacée ; car, une fois avertie de la possibilité d’une extravagance qu’elle aurait grand soin de défendre au nom de son repos, on était bien certain qu’elle s’arrangerait de manière à la rendre moins dangereuse dans le cas où elle ne pourrait l’éviter. Cette réflexion fit prendre patience à mon maître : il se résigna à tenter l’effet d’une seconde lettre avant de risquer davantage ; et le soleil naissant me revit encore le lendemain sur la route de B*** Pour cette fois, je fus obligé de passer par la grande porte, et de décliner le nom de madame Le Noir à tous ceux à qui il plut de me demander chez qui j’allais. J’arrivai jusqu’au milieu de la cour, escorté de tous les enfants du village qui s’étaient disputé l’honneur de me conduire jusque chez madame d’Herbelin. Les domestiques, attirés par les aboiements des chiens des environs, sortirent par les différentes portes du château ; les maîtres se mirent aux fenêtres ; et jamais l’arrivée d’un messager discret ne fit autant de bruit. Lydie ne m’eût pas plutôt aperçu, qu’elle s’enferma dans son appartement, bien décidée à ne me pas recevoir ; mais je n’étais pas assez maladroit pour me présenter ainsi chez elle. Madame Le Noir eut mes premières salutations ; et je lui laissai croire pendant quelque temps, que je venais lui annoncer l’intention où était madame de Révanne de la consacrer particulièrement au service de sa nièce ; puis, lui parlant de l’arrivée de mademoiselle Louise, je lui racontai toutes les nouvelles domestiques de la maison. Elle parut très-flattée de ma visite, et de la confiance dont la marquise l’honorait, en réclamant tous ses soins pour son aimable nièce. Alors je tirai la lettre, que je dis m’avoir été donnée par la marquise pour madame de Civray. Madame Le Noir s’empressa de la porter à sa maîtresse, qui me sut probablement bon gré de mon petit mensonge, car sa femme de chambre me remit, l’instant d’après, une lettre où l’on voyait simplement sur l’adresse, au château de Révanne. J’augurai mal de la promptitude de cette réponse ; et, prévoyant la peine qu’elle causerait à mon maître, j’essayai, par mille questions, d’amener madame Le Noir à me raconter les occupations de sa maîtresse ; car je ne doutais pas que ce récit ne fût très-consolant pour Gustave. En effet tout ce qu’elle me dit de la tristesse de madame de Civray, qu’elle attribuait aux regrets d’un veuvage trop prolongé, me prouva combien M. de Norvel en avait imposé sur ce fait.

— Elle a tant de goût pour la solitude, qu’on ne peut l’en arracher, dit madame Le Noir ; cependant madame d’Herbelin vient de la décider à se rendre aux instances de madame de Belrive, qui l’a priée de l’accompagner demain, dans une partie de campagne qu’elle fait avec toute sa famille ; c’est à cinq lieues d’ici ; on partira de bonne heure ; c’est pour cela que vous me voyez pressée d’achever cette robe ?

— Il y a donc quelques fêtes de ce côté ? demandai-je.

— Ah ! bien oui, des fêtes. Est-ce que madame irait ? Elle qui ne veut pas seulement venir sous les tilleuls, quand on y danse ! Bien au contraire, c’est un vieux château qu’ils vont voir ; je ne sais plus trop comment on l’appelle, mais j’ai entendu dire à madame qu’il avait été autrefois habité par une femme célèbre, et la meilleure des mères.

— C’est aux Rochers, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est bien ce nom-là.

Je n’en demandai pas plus, et me hâtai de venir donner ces détails à mon maître. Il en eut besoin pour modérer la fureur où le mit le renvoi de cette lettre, que Lydie n’avait pas même décachetée. On devine bien que le désir de visiter l’ancien château de madame de Sévigné vint tout à coup dans l’esprit de Gustave. Sa mère, enchantée de tout ce qui pouvait le distraire, l’engagea beaucoup à faire cette promenade, en regrettant qu’une légère indisposition l’empêchât d’en être, M. de Saumery dit qu’il serait curieux de voir comment le nouvel acquéreur de ce château célèbre en massacrait tous les souvenirs.

— Car je vous préviens, ajouta-t-il, que vous y trouverez à chaque pas les traces de son irrévérence. Vous verrez que ce butor aura fait sa basse-cour de la place à Madame. En France c’est toujours ainsi ; l’intérêt du présent absorbe tout ; on se fait étouffer pour aller voir les décorations d’un café nouvellement ouvert par quelque intrigant, Italien ou Français, dont le nom finit toujours par un i, et l’on passe chaque jour dans la rue où demeurait Molière, sans daigner jeter les yeux sur la maison qu’habitait ce génie immortel. L’asile qui reçut les derniers soupirs de M. de Voltaire offre-t-il rien aux regards des étrangers qui les avertisse du lieu où s’éteignit ce flambeau des lumières du siècle ? Non ! des volets soigneusement fermés annoncent seulement le respect de la maîtresse de la maison pour une chambre consacrée par la mort de son illustre ami ; respect fort rare en ce pays, et dont il faut lui faire honneur, en la remerciant de n’avoir pas permis que quelque sot locataire, quelque antiphilosophe, vînt jusque dans son appartement braver l’ombre de ce grand homme. Mais ce sentiment religieux ne devrait-il pas être partagé par la nation qui se glorifie de l’avoir vu naître ? Et quelque monument ou une simple inscription ne devrait-elle pas au moins recommander sa dernière demeure à la postérité ? Ah ! lui-même l’a dit :

    Parfaits dans le petit, sublimes en bijoux,
    Grands inventeurs de riens, nous faisons des jaloux.
    Élevons nos esprits à la hauteur suprême
        Des fiers enfants de Romulus :
    Ils faisaient plus cent fois pour des peuples vaincus
        Que nous ne faisons pour nous-même.

(Voyage à Berlin.)

À cet exemple de notre indifférence pour les souvenirs, M. de Saumery en ajouta beaucoup d’autres ; je sortis pour donner les ordres relatifs au voyage du lendemain. Je dis qu’on tînt un cheval prêt pour moi, espérant que mon maître me permettrait de le suivre aux Rochers. J’avais lu les lettres de madame de Sévigné avec l’intérêt qu’elles inspirent ; elles m’avaient, pour ainsi dire, associé à tous les gens illustres de ce beau siècle ; et j’étais si bien accoutumé à vivre avec eux auprès d’elle, qu’en partant pour les Rochers, je crus me mettre en route pour aller voir d’anciennes connaissances. Mais l’aspect de vieilles tourelles nouvellement badigeonnées en blanc détruisit bientôt mon illusion. À cette preuve de bon goût, je reconnus le génie du nouveau propriétaire, et tout m’avertit que j’apportais plus de souvenirs que je n’en trouverais dans ce lieu célèbre.



XI


Qu’on se figure, sur le sommet d’une montagne, un château bâti du temps des croisades, et dont les murs, les ogives, les pilastres, recouverts d’une couche de chaux vive, produisent un effet aussi ridicule que le paraîtrait à nos yeux un vieillard habillé à l’enfant ; tout, jusqu’à la chapelle que le bien bon[1] avait eu le bien bon esprit d’adapter au style et au caractère du reste du château, est maintenant décoré à la moderne. En face se trouvent des écuries nouvellement construites, ornées de colonnes grecques, et un lavoir en marbre, assez vaste pour un hôpital, morceau d’une architecture vraiment bretonne. Voilà ce qui frappe d’abord en arrivant aux Rochers. Découragés par ce début, nous nous hâtâmes de passer dans le parc, espérant que le temps qui détruit tout se serait moins acharné contre la mémoire de madame de Sévigné, que son impitoyable successeur.

Le dessin du parterre était conservé. Il est dans le genre de celui de Versailles ; mais il n’existe pas un arbre qui ait reçu sous son feuillage la mère, le fils et la fille ; et l’on est tenté de s’écrier avec l’harmonieux chantre des jardins :

       Hélas ! qu’est devenu cet ombrage enchanté
       Qui voyait de Grignan soupirer la fierté !

L’hiver précédent avait vu tomber, sous la hache barbare, les vieux chênes de l’allée de ma fille, remplacés par de jeunes arbres, et il ne restait de la place à Madame, que deux bancs usés, seuls témoins des causeries piquantes, des tendres épanchements de cette femme aimable, vrai modèle d’amitié et d’amour maternel.

Près de là est encore le petit pavillon où elle aimait tant à se reposer, à lire, à rêver en contemplant les effets de la lune. Mais il n’existe plus un seul descendant de ce brave Pilois[2], qui arrivait la pelle sur le dos pour dire à sa maîtresse : « Madame, je viens me réjouir pas moins, parce qu’on m’a conté que madame de Grignan était accouchée d’un petit gars[3]. » Cela vaut mieux que toutes les phrases du monde, écrivait cette mère adorable, que personne, depuis son jardinier jusqu’à son roi, n’osait aborder sans lui parler de sa fille.

Un portrait de madame de Sévigné, peint par Mignard, et dont on vantait la ressemblance, est resté, par le plus grand hasard, dans la salle à manger du château. Je m’arrêtai longtemps devant cette image de la grâce parfaite ; en contemplant ces yeux si tendres, ce sourire si fin, je crus relire une de ses lettres, et je regrettai tout bas que l’amour eût laissé échapper une si belle proie.

Pendant que seul, et tout entier à mes souvenirs, je parcourais ces lieux, il s’y passait des scènes dont le marquis de Sévigné, surnommé par sa mère le roi des Bagatelles, se serait fort amusé. Rien n’était si plaisant que la colère de M. de Saumery, à chaque bouleversement qu’il trouvait. En voyant ces arbres abattus, ce pavillon dévasté, cette chambre à coucher, et ce cabinet de lecture, perdus dans des cloisons nouvelles, il s’écriait, sans penser au concierge qui l’accompagnait :

— C’est donc un pacha, un vandale, qui s’est emparé de ce château pour le traiter ainsi ?

— Non, monsieur, lui répondit le concierge sans y entendre finesse, c’est un négociant du pays.

— A-t-il aussi détruit l’écho de la place Coulanges ?

— Ah ! monsieur, cela ne se vend pas.

— Voyons un peu.

En disant ces mots, M. de Saumery entraîna Gustave qui regardait à une fenêtre s’il n’arrivait pas de voiture dans la cour, et tous deux se rendirent à cette place Coulanges, à côté de laquelle se trouve un bosquet de lilas. Gustave ne tarda pas à faire l’épreuve de l’écho, par le nom de Lydie. Il ne se lassait pas de le répéter, lorsqu’une femme sort tout à coup du bosquet, en s’écriant :

— Oh ciel ! qu’entends-je ? qui m’appelle ?

À l’émotion dont elle parait saisie, on croit qu’elle se trouve mal, on s’empresse autour d’elle ; Alméric s’avance, la soutient, et gronde son ami de la surprise qu’il vient de faire à madame de Civray. Gustave, trompé sur l’effet que produit sa présence, l’attribue à l’embarras de voir un tête-à-tête mal à propos interrompu. En moins d’une seconde, mille circonstances se représentent à son esprit pour achever de le convaincre qu’il doit être jaloux ; et le voilà qui déraisonne en conséquence. Mais comme on n’est pas dans le monde pour y parler avec franchise de ses sentiments, il s’efforce de cacher sa rage sous le masque d’une ironie piquante, avec le même courage qui fait sourire Lydie des plaisanteries qui déchirent son cœur.

En ce moment madame de Belrive et sa fille les rejoignent, en s’excusant d’être restées si longtemps à parler d’affaires avec le régisseur des Rochers, qui l’était aussi d’une terre voisine appartenant à madame de Belrive.

— Depuis cette belle Révolution, ajouta-t-elle avec humeur, c’est à nous à courir après tous ces gens-là ; autrefois ils se donnaient la peine de nous apporter eux-mêmes l’argent qu’ils avaient à nous remettre ; maintenant il faut venir le chercher, et les remercier encore de vouloir bien ne pas le garder pour eux.

Ce peu de mots expliquait assez clairement par quel motif Lydie était restée seule avec Alméric, et livrait Gustave à la honte d’avoir conçu un injuste soupçon. Il se rapprocha de Lydie dans l’intention de réparer sa faute par quelque signe de repentir, mais ce fut inutilement ; la femme la plus indulgente ne pardonne jamais qu’après avoir puni. Gustave, repoussé avec mépris, se persuada qu’en blessant ainsi le cœur de son amie, il l’avait perdu pour toujours ; et le désespoir s’emparant de son âme, il lui dit de manière à n’être entendu que d’elle :

— Puisque vous avez résolu ma perte, c’en est fait, ce soir même, à minuit, à la porte de votre parc qui donne dans la forêt, vous trouverez le dernier adieu d’un homme qui ne vous importunera plus.

À ces mots, il s’éloigne brusquement de Lydie, et la laisse dans un trouble impossible à décrire.

Ces grandes agitations, plus ou moins bien dissimulées, ne troublèrent en rien le babil du reste de la société. Madame de Belrive, enchantée de rencontrer des gens de sa connaissance, les invita avec instances à partager le dîner champêtre qu’elle avait fait préparer dans une salle de verdure où se trouvait autrefois le labyrinthe que madame de Sévigné appelait son galimatias. Lorsque j’y vins pour aider les gens de madame de Belrive à tout disposer pour le repas, mon maître me donna l’ordre de faire mettre ses chevaux dès qu’on se lèverait de table, en prétextant le désir de revenir assez tôt pour passer la soirée avec sa mère. M. de Saumery approuva cet aimable empressement, et dit qu’il regrettait bien que madame de Révanne n’eût pu les accompagner :

— Car, ajouta-t-il, elle est venue si souvent ici recueillir tous les souvenirs du château, qu’elle nous en aurait fait les honneurs à merveille.

— Dites même à s’y tromper d’un siècle, interrompit Alméric, qui manquait rarement l’occasion de dire un mot flatteur sur madame de Révanne.

Puis, se penchant vers madame de Civray, il ajouta :

— Ne trouvez-vous pas que Gustave servirait très-bien à l’illusion, et que mademoiselle de Belrive la compléterait, en se chargeant du rôle de mademoiselle Duplessis ?

La comparaison n’était guère juste relativement à Gustave, dont l’air accablé ne rappelait d’aucune manière alors la gaieté du brillant marquis de Sévigné. D’ailleurs rien n’était moins propre à ramener les idées du siècle de Louis XIV, que les continuelles élégies de madame de Belrive sur la Révolution, qu’elle accusait de tout le mal présent et à venir, et qu’elle attribuait à tout le mal passé. À l’entendre, Pharamond lui-même n’en était pas innocent ; et le Grand-Mogol en serait bientôt victime. Pleuvait-il, grêlait-il, c’était encore l’influence de cette maudite Révolution qui avait bouleversé jusqu’aux astres. Enfin cette éternelle rancune contre la Révolution me donnait envie de la défendre par le même sentiment qui fait prendre le parti de gens qu’on déteste, lorsqu’on les voit attaquer avec un acharnement ridicule.

Celui de madame de Belrive était fondé, comme tous ceux de ce genre, sur des intérêts personnels. Elle souffrait surtout de l’obligation d’assurer à ses enfants un sort qu’elle avait crut fixer pour jamais en mettant l’un sous la garde de Dieu, et l’autre sous la protection du roi. Débarrassée par cette précaution des soins qu’aurait exigés d’elle l’éducation de sa fille et l’avancement de son fils, madame de Belrive se proposait de reporter sur elle-même la dose d’intérêt qu’elle avait jusqu’alors partagée entre eux, et elle ne pouvait pardonner à la Révolution de l’avoir ainsi distraite du plaisir de s’occuper d’elle seule par la nécessité de songer de nouveau à l’avenir de ses enfants. Il n’était pas facile de préparer une douce existence à ce pauvre Antonin. Ses premières habitudes contrastaient si fort avec celles des hommes destinés à servir la patrie par leurs divers talents, que sa mère ne savait quel état lui choisir. Cependant il fallait l’occuper, et surtout le soustraire à la vie militaire, que sa santé n’aurait pu supporter. C’est pourquoi madame de Belrive avait imaginé de lui faire apprendre l’allemand, et de lui faire porter des lunettes ; ce qui n’ajoutait d’agrément ni à son esprit, ni à sa personne. À ces deux avantages, il avait voulu joindre celui de savoir monter à cheval ; et pour son début, il s’était décidé à suivre en cet équipage la voiture qui avait amené ces dames. Mais son noble coursier, irrité par les mouvements d’une main inhabile, s’était emporté à toutes jambes dans une des routes de la forêt, sans que son cavalier, cramponné au pommeau de la selle, pensât à autre chose qu’à s’y maintenir tant qu’il lui plairait de galoper. Il fit plus d’une lieue ainsi emporté, puis, s’arrêtant tout court près des poteaux d’un moulin, son cheval voulut bien lui permettre de reprendre haleine, et de boire un verre d’eau pour remettre ses sens, trop émus du danger qu’il venait de courir. Après avoir bien examiné si le froissement des arbres ne lui avait brisé aucun membre, et s’être convaincu qu’il n’avait à regretter dans cet événement que la moitié d’un verre de ses besicles, il remonta courageusement sur sa bête, à la condition qu’un des fils du meunier le conduirait par la bride jusqu’aux Rochers, où il croyait sa famille dans une grande inquiétude. C’était la calomnier, car personne n’avait remarqué son absence. Madame de Belrive avait seulement dit : « La fatigue de trotter à cheval aura forcé Antonin à retourner sur ses pas. » Et lorsqu’on le vit arriver au milieu du dîner, conduit par ce petit meunier, qui n’avait jamais consenti à le laisser descendre avant de l’avoir réuni à cette famille sensible dont il espérait bien quelque récompense particulière, chacun fut si gaiement frappé de leur tournure burlesque, que maîtres, valets, tous éclatèrent de rire. Antonin n’avait pas prévu un semblable accueil : il l’attribua au désordre de sa toilette et à ce verre rompu, qui, le faisant loucher, donnait à sa figure un air assez étrange. Il se disposait à ôter ses lunettes ; mais madame de Belrive, qui répétait sans cesse devant ses nouveaux domestiques, que, sans le secours de ses besicles, son fils ne voyait pas même à se conduire, lui fit signe de les garder. Il obéit, et seconda d’autant mieux l’intention de sa mère, que ses yeux postiches changeant tous les objets à ses yeux naturels, il avait la mine et les gestes d’un véritable aveugle. Enfin je ne puis mieux rendre le comique de cette scène, qu’en disant qu’elle triompha un instant du sérieux de Lydie et du chagrin de mon maître. Il c’est pas rare de voir le rire se faire jour à travers les sentiments les plus pénibles, et je me rappelle à ce sujet le récit qu’un brave homme nous fit un jour de la mort de son père. Les circonstances, racontées avec simplicité, en étaient fort touchantes ; et l’on s’attendrissait sur les regrets de ce bon fils, lorsqu’il dit en pleurant :

— Enfin j’arrivai assez tôt pour fermer l’œil de mon père.

— L’œil ! s’écria-t-on, et pourquoi pas les yeux ?

— Hélas ! il était borgne, reprit l’héritier.

Et l’on se mit à rire comme on allait pleurer.

Mais ces éclairs de gaieté ne changent rien au fond l’âme ; et Lydie ne s’en trouva pas moins malheureuse, lorsqu’au moment de quitter Gustave, elle se vit dans l’impossibilité de lui dire un mot qui pût le détourner de sa résolution. Une seule fois elle espéra qu’il allait s’approcher d’elle : en traversant le parterre, il s’était arrêté près d’un oranger semé par madame de Sévigné le jour de la naissance de sa fille. Elle se plaisait à le cultiver elle-même, et les gens du pays le montrent comme la seule relique qui vienne de cette femme célèbre. L’arbre portait de jeunes fruits ; Gustave demanda la permission d’en prendre quelques-uns. Lydie ne douta point que ce ne fût pour elle ; mais elle s’abusait, et les larmes lui vinrent aux yeux, lorsqu’elle entendit Gustave qui disait :

— Ce sera un souvenir de plus pour ma mère.



XII


Comme le désirait mon maître, nous fûmes de retour avant la nuit. Il laissa descendre M. de Saumery le premier, pour lui donner le temps de prévenir la marquise de la rencontre qu’ils avaient faite aux Rochers. Cette nouvelle empêcha madame de Révanne de s’étonner du trouble qui paraissait encore dans les yeux de son fils. Elle le remercia de s’être arraché au plaisir d’une si agréable compagnie pour venir retrouver la sienne, et l’engagea à se retirer de bonne heure, pour se reposer d’une journée qui paraissait l’avoir beaucoup fatigué. Mais cette journée n’était pas finie pour Gustave. En ayant l’air de céder aux sollicitations de sa mère, il était effectivement monté chez lui pour s’y déshabiller ; mais il s’était mis ensuite à écrire, et s’interrompant à chaque instant, pour me demander des renseignements sur la route de traverse qui conduisait à cette petite porte du parc de B***. Je devinai son projet ; mais, respectant l’intention qu’il montrait de n’en point parler, je m’appliquai simplement à lui donner l’itinéraire de cette route avec tant de détails, qu’il ne pût s’égarer, même en la parcourant de nuit. Lorsqu’il se crût suffisamment instruit, il m’envoya coucher, et se remit à écrire. Mais la curiosité, qui est infatigable, me tint éveillé. Caché derrière la persienne d’une fenêtre qui donnait sur le jardin, j’aperçus bientôt, à la faveur d’un beau clair de lune, Gustave qui se dirigeait du côté de la grille du parc dont il avait la clef. J’attendis longtemps à la même place, espérant que la nuit, en calmant son esprit, lui inspirerait peut-être la sage résolution de renoncer à cette folle démarche ; mais le diable de l’amour en avait ordonné autrement.

Tourmenté par l’inquiétude de savoir mon jeune maître ainsi livré à tous les hasards d’une grande aventure, je m’endormis à travers mille suppositions de bonheur et de malheur pour lui ; et j’y rêvais encore lorsque le bruit de sa sonnette me réveilla à l’heure accoutumée. Je ne fus pas longtemps à me rendre à ses ordres, car je brûlais de lire dans ses yeux ce que bien certainement sa bouche ne me dirait pas. Je le trouvai couché, il ne restait aucune trace du changement de sa toilette, et j’aurais été tenté de croire que je m’étais trompé sur son absence, si le feu de ses regards et le son de sa voix n’avaient trahi son trouble et son ivresse.

— Quoi ! tu dormais encore ? m’a-t-il dit ; tu es ordinairement plus matinal.

— Il est vrai, lui répondis-je, j’ai ce matin oublié l’heure.

— Tiens, voilà de quoi te la rappeler, reprit-il, en me donnant une de ses montres qui était accrochée à son lit.

— C’est cela, pensai-je, après l’avoir remercié ; généreux comme un jour de succès ? qui n’a pas éprouvé ce besoin de faire profiter de son bonheur ceux même qui doivent l’ignorer ?

— Tu es peut-être encore fatigué de ta course d’hier ? ajouta-t-il avec bonté.

— Oh ! non, monsieur. Je suis prêt à la recommencer.

— Puisque c’est ainsi, tu vas porter cette lettre à madame de Civray. Je l’ai laissée hier fort souffrante, et je désire avoir de ses nouvelles.

— Quoi ! elle était malade hier ? Cela me surprend ; jamais elle ne m’a paru plus fraîche et plus jolie.

— Cependant elle venait de se trouver mal quand tu l’as vue.

— C’est peut-être de surprise ; elle ne s’attendait guère à vous trouver là, à moins pourtant que M. de Norvel ne l’en ait prévenue, car ils me paraissent en grande confiance tous deux, ajoutai-je d’un ton qui semblait en vouloir dire beaucoup plus.

— Tu te trompes, reprit Gustave, sans se douter du piége que ma curiosité lui tendait ; Alméric a bien conçu le malin projet de me rendre jaloux : c’est, dit-on, un plaisir que les meilleurs amis ne se refusent jamais entre eux ; mais la pureté du cœur de Lydie ne pouvait se prêter à tourmenter le mien par un jeu si perfide. La noblesse de son âme, qui s’impose à tout sentiment factice, aurait dû me garantir d’un soupçon dont je rougis encore. Non, Lydie succomberait aux chagrins d’un amour qu’elle condamne, plutôt que d’en punir l’objet par une trahison. Tout en elle respire la candeur ; et l’homme le plus corrompu respecterait jusqu’à sa faiblesse.

Je me gardai bien d’interrompre par la moindre réflexion un discours auquel la reconnaissance la plus vive trouvait toujours quelque chose à ajouter. D’ailleurs, je me plaisais à entendre ce témoignage parlant de l’effet du bonheur sur un cœur généreux. J’ai toujours plaint celui que l’accomplissement de ses désirs rendait à la froideur et à l’ingratitude ; il ignore la meilleure part des bienfaits de l’amour, et même de l’amitié, qui ont attaché autant de bonheur à remercier qu’à recevoir.

Il était impossible de m’en apprendre davantage sans me rien confier : moins de discrétion m’aurait paru blâmable ; mais, tout en l’approuvant, je formais le projet de la déconcerter, non par quelque preuve de ma pénétration qui rendait toute feinte inutile. Cependant je partis pour B*** sans laisser échapper un mot qui trahît ma pensée. Madame de Civray était encore au lit lorsque j’arrivai ; on me dit que, se trouvant indisposée, elle avait demandé à passer la journée dans son appartement. Présumant qu’elle reposait encore, je répondis que j’attendrais son réveil.

— Je ne crois pas qu’elle dorme, reprit madame Le Noir d’un ton mystérieux ; mais je vais m’informer si l’on peut vous recevoir. Madame d’Herbelin est en ce moment chez madame et je les crois occupées toutes deux à lire une lettre du chevalier de Civray, qui a été remise ici par un paysan de la Vendée, il n’y a qu’un instant ; peut-être madame y voudra-t-elle répondre sur-le champ : car, vous l’imaginez bien, ce plaisir-là passe avant tous les autres.

— Et quelquefois après, dis-je tout bas, en réfléchissant avec humeur à l’arrivée de cette maudite lettre.

— Voilà bien, pensai-je, encore un des coups de cette providence maritale qui ne manque jamais à venger l’injure lors même que la victime doit l’ignorer toujours ! Ce paysan avait bien besoin de braver tant de dangers pour venir apporter ce beau recueil de tendresses intempestives, car, dans mon impatience, je composais l’épitre du chevalier à ma guise, et l’accusais déjà de réunir tout ce qui pouvait empoisonner le bonheur de ces pauvres amants. Je calculais juste relativement à madame de Civray, et lorsqu’on vint m’avertir de passer dans sa chambre, je n’eus qu’à lever les yeux sur elle pour me convaincre du pénible état de son âme. Cependant, à travers les signes d’une douleur concentrée, je m’aperçus du plaisir que lui causait ma présence. C’était presque la sienne. Je venais de le voir : il m’avait sans doute remis quelque nouvelle assurance de son amour pour elle ; j’étais le premier à qui il eût parlé depuis que sa bouche avait prononcé les plus tendres serments. Enfin je brillais à ses yeux d’un reflet enchanteur ; et si j’étais poëte, ou même académicien, il ne tiendrait qu’à moi de me comparer en cette occasion à la lune réfléchissant les rayons du soleil ; mais, outre que ce serait calomnier mon visage, je n’ai pas l’ambition d’élever mon humble prose au noble galimatias de ces vers non rimés qui servent indifféremment à plaider pour et contre la même cause, et qui ornent aussi bien le récit d’une galante historiette que les déclamations d’un écrit sur la politique. Tant de ridicule n’appartient qu’au sublime ; et ma médiocrité se rend justice en m’imposant la loi d’être aussi simple que je voudrais être amusant.

        On connaît du pathos les disgrâces tragiques :
        Et souvent on ennuie en termes magnifiques.

En voyant madame d’Herbelin au chevet du lit de madame de Civray, j’hésitai d’abord à parler du sujet de mon message ; mais Lydie ayant avancé la main comme pour recevoir un billet attendu, je le lui donnai : elle le serra, sans l’ouvrir, dans un portefeuille qui lui servit de pupitre pour tracer à la hâte quelques lignes, tandis que madame d’Herbelin, tout occupée de lire une grande lettre, s’écriait :

— Pauvre garçon ! que je le plains ! Courir ainsi, de ville en ville, implorer des secours étrangers, et se voir si souvent réduit aux privations les plus cruelles, tandis qu’il pourrait être si parfaitement heureux dans sa famille et près de son aimable femme ! Vraiment j’admire sa persévérance ; à sa place je risquerais tout pour venir ici, et peut-être bien le verrons-nous arriver au premier moment.

Ces derniers mots couvrirent d’une pâleur mortelle le visage de madame de Civray. Elle essaya d’interrompre une conversation qui la tuait.

— J’ai voulu vous voir, me dit-elle d’une voix étouffée, pour vous prier, Victor, de ne point parler de mon indisposition au château de Révanne : on pourrait s’en alarmer, et je serais désolée d’inquiéter ma tante pour si peu de chose.

— N’oubliez pas, ma chère, interrompit à son tour madame d’Herbelin, de lui faire dire que nous avons reçu de bonnes nouvelles de votre mari.

— Je n’y manquerai pas, madame, m’empressai-je de répondre, pour en épargner la peine à madame de Civray ; dont l’accablement faisait pitié.

Puis, voulant lui rappeler quelques motifs de consolation, j’ajoutai :

— Cette nouvelle augmentera encore la joie qui règne au château depuis que M. Gustave a recouvré la santé et même la gaieté ; car jamais je ne l’ai vu de si bonne humeur que ce matin. Aussi madame la marquise ne cesse-t-elle de rendre grâce à Dieu de cette guérison, car elle se mourait elle-même en voyant souffrir son fils. Et madame sait bien, dis-je, en m’adressant à Lydie, que la même providence qui a sauvé le fils a conservé la mère.

À ces mots une expression divine se peignit dans les yeux de madame de Civray, et je me sentis presque aussi ému qu’elle, lorsque d’une voix attendrie elle me dit :

— Brave Victor, je vous sais bon gré de partager ainsi le bonheur de vos maîtres ; n’en doutez pas, tant d’attachement sera récompensé.

Je l’étais déjà par le plaisir d’avoir rendu cette âme tendre à de plus doux sentiments, et j’aurais été bien aise d’avoir à confier ce petit triomphe à quelqu’un ; mais je tins ma parole, en laissant ignorer tous ces détails à Gustave, qui, dans son empressement à lire les trois lignes que je lui rapportais, courut se renfermer chez lui sans me faire la moindre question. Je ne sais trop pourquoi ce silence me piqua ; il me sembla que c’était pousser la réserve jusqu’à la défiance, et j’en pris de l’humeur au point de souhaiter que quelque accident m’en vengeât. J’en eus bientôt la petite satisfaction. Alméric vint dîner, dans l’intention d’arracher son ami, disait-il, à ce commencement de spleen dont il lui avait paru menacé la veille.

— Vous voulez plaisanter, répondit madame de Révanne, Gustave est aujourd’hui d’une gaieté sans exemple ; il prétend que je n’ai jamais été mieux inspirée que lorsqu’il m’est venu l’idée de le mettre au monde ; et, dans sa reconnaissance pour cet obligeant procédé, il m’embrasse, et me dit mille folies. Vous conviendrez que de pareils accès ne ressemblent guère à ceux de la maladie anglaise.

— En ce cas, reprit Alméric, c’est bien le plus capricieux des hommes ; car s’il est amusant aujourd’hui, il était passablement ennuyeux hier.

— Bah ! dit M. de Saumery, il ne faut souvent qu’une bonne nuit pour opérer de semblables métamorphoses.

Cette réflexion fit rougir Gustave comme un coupable, et il s’empressa de raconter l’histoire chevaleresque de ce pauvre Antonin, pour faire diversion, et prouver à sa mère qu’il avait ri comme un autre de la première expédition lointaine de ce brave cavalier.

— À propos de ce cher Antonin, interrompit Alméric, je suis sûr que tu n’as pas eu l’attention d’envoyer savoir de ses nouvelles.

— Non vraiment, reprit Gustave ; j’aurais cru lui faire injure. As-tu jamais lu dans Le Tasse ou dans l’Arioste qu’on envoyât ainsi chez les héros après leurs périlleuses aventures ?

— Il ne s’agit point ici de héros, mais d’un écuyer malheureux poursuivi par quelque malin enchanteur qui s’oppose à ses moindres succès, si j’en juge par l’état pitoyable où je l’ai vu ce matin. Figurez-vous, madame, un infortuné couché de profil tout de son long, appuyé sur un coude, et avec défense de se mettre sur le dos, sous peine de jeter les hauts cris, et tout cela pour avoir fait dix lieues à cheval. Vraiment cela fait pitié ; et quand j’ai vu venir la vieille gouvernante destinée à panser ses plaies, je me suis enfui à B*** pour m’épargner un si triste spectacle. J’espérais attendrir madame de Civray par le récit des désastres de ce brave chevalier, mais je n’ai pu la voir ; elle est, m’a-t-on dit, fort souffrante, et ma cousine elle-même paraît fort inquiète de son état.

— Victor, dit aussitôt Gustave en se retournant brusquement vers moi, pourquoi ne m’avez-vous pas dit comment se portait madame de Civray ?

— Monsieur ne me l’a pas demandé, répondis-je avec un peu d’affectation.

— Ah ! vous avez raison, je ne sais à quoi je pensais. Mais que vous a-t-on répondu lorsque vous avez demandé si elle se ressentait encore de son indisposition d’hier ?

— Elle-même m’a chargé de dire à monsieur et à madame qu’elle était en bonne santé.

— Tu le vois, on t’aura fait un conte, dit Gustave à son ami, qui, s’apercevant qu’il y avait du mystère dans la contradiction de ce fait, ne répliqua rien.

Le soir du même jour, une petite espièglerie me rendit toute la confiance de mon maître. J’avais la clef de sa bibliothèque et la permission d’y prendre les ouvrages qui me plairaient. Cette faveur était un hommage rendu à mon éducation et à mon goût pour la lecture, qui remplissait presqu’à lui seul tous mes moments de loisir. Mon maître avait, ainsi que moi, l’habitude de lire chaque soir avant de se coucher ; et, comme il m’était défendu de toucher au livre qu’il posait sur sa table, il avait coutume de le prendre sans le regarder, bien sûr de trouver le signet au même endroit où il l’avait laissé. Il me vint à l’idée, ce jour-là, de changer ce livre. C’en était un de la correspondance de Voltaire, j’y substituai le premier volume de la Nouvelle Héloïse, en mettant le signet à cette lettre qui commence par ces mots : Ô mourons, ma douce amie ! À peine Gustave eut-il jeté les yeux dessus, qu’il s’écria : Oh ! ciel ! par quel hasard ?… Puis, m’apercevant dans un coin de la chambre où je souriais malgré moi de son exclamation, il se mit à rire aussi, et dit :

— En vérité M. Victor a une érudition bien perfide.

— Monsieur me pardonnera cet excès de zèle, répliquai-je d’un air humble ; la confiance dont il m’a honoré jusqu’à ce jour m’autorisait bien à lui préparer cette petite lecture de circonstance.

— Soit, dit Gustave, en fermant le livre ; puisque tu devines mieux que je ne puis feindre, tu sauras tout ; mais songe, que la confidence te rend responsable du secret.

— Je n’en avais pas besoin pour le garder, monsieur en était certain d’avance.

— Il est vrai, répliqua-t-il, car je te crois capable de tout ce qui est bien.

Ce mot me valut une très-bonne nuit : je m’appliquais ces vers d’Horace :

Incorrupta fides, nudaque veritas,
Quando ullum invenient parem.


XIII


Cette confidence tant désirée ne m’en apprit guère plus que je n’en savais, à l’exception des détails que j’ai rapportés à leur place ; je n’y joindrai pas le récit d’une de ces scènes commencées par le désespoir et terminées par l’ivresse, que chacun peut se peindre ou bien se rappeler. Avec ce que j’ai dit du cœur de madame de Civray, on ne s’attendait pas qu’elle dût avoir la cruauté de laisser cet aimable Gustave en pleine forêt, au milieu de la nuit, succombant à sa douleur mortelle : ne fût-ce que par pitié, elle devait le secourir ; et, cet acte de bonté une fois prévu, on ne s’attendait pas moins à l’abus qu’en devait faire un amant passionné. Ainsi je ne m’étendrai pas plus sur un événement fatal pour les uns, heureux pour les autres, et que chacun appelle du nom qui lui convient.

La vertu de madame de Civray s’en fit de cruels reproches ; mais elle sentit l’injustice qu’il y aurait à punir son amant d’une faute dont le blâme ne devait retomber que sur elle ; et, ne tenant plus désormais à la vie que par le bonheur de celui qui la livrait à d’éternels regrets, elle se jura de ne le troubler par aucune plainte. C’est ce noble sentiment qui lui avait dicté, au sein même des plus cruels tourments d’une conscience agitée, le billet suivant :

« Puisque j’ai renoncé à tout pour votre bonheur, oubliez les larmes qu’il me coûte, et conservez-moi dans votre amour le seul bien qui me reste au monde. »

— Ah ! s’écriait Gustave, en relisant ces mots, rassure-toi, céleste amie ! Ma vie entière acquittera ton sacrifice. En te livrant, c’est moi que tu viens d’enchaîner pour toujours. Ah ! je le sens, mon amour est encore plus nécessaire à ma vie qu’à la tienne !

Le plaisir de s’entendre répéter ces douces assurances, sans triompher complétement des pénibles réflexions de madame de Civray, parvenait souvent à l’en distraire. D’ailleurs la défaite a cela de bon qu’elle dispense du moins des fatigues du combat ; et, comme il est dans la nature de s’étourdir sur les inconvénients d’une fausse position en s’abandonnant sans réserve aux consolations qui en dépendent, Lydie ne pensa plus qu’à légitimer sa faiblesse par l’excès de son amour.

Malgré la difficulté de croire que madame de Révanne n’eût pas soupçonné la cause du changement subit qu’un seul moment venait d’opérer sur son fils, je ne pourrais citer une action, un mot d’elle qui le fît supposer, à moins d’en regarder comme une preuve le redoublement de ses soins pour Lydie, lorsqu’elle venait passer une journée à Révanne, et l’affectation qu’elle mettait à ne la point retenir jusqu’au lendemain. Cependant rien n’était plus indiscret que le silence de Gustave ; n’osant approcher de Lydie lorsqu’il la rencontrait chez sa mère, il parlait de tout sans jamais lui adresser la parole, et souffrait même souvent qu’Alméric le remplaçât près d’elle dans les petits soins d’un maître de maison ; et pourtant, il faisait à ravir les honneurs de la sienne. Chaque jour, sa politesse acquérait plus de grâce, ses manières plus d’aplomb, son esprit plus d’étendue, et l’on aurait deviné à ses progrès en tous genres, qu’il voulait justifier, par toutes les qualités d’un homme distingué, la passion qu’il inspirait à la plus aimable des femmes.

Mais, si heureux qu’on soit, on ne réussit pas toujours dans ce qu’on entreprend. Le hasard qui fait les succès, fait aussi les revers ; et l’aventure suivante en offre un nouvel exemple.

Un de ces matins où j’avais coutume d’entrer une heure plus tard chez mon maître, je fus très-surpris de le trouver occupé à humecter d’eau fraîche une grande blessure qu’il avait à la jambe. Ses mains aussi étaient tout écorchées, et je ne pus m’empêcher de lui demander s’il avait été attaqué dans la nuit par quelque voleur de la forêt.

— Ma foi ! je l’aurais bien préféré, répondit Gustave avec colère.

Puis, se mettant à rire, il ajouta :

— Je m’en serais sans doute tiré plus glorieusement. Mais, avant de te raconter cette ridicule aventure, imagine quelque mensonge honnête pour tromper ma mère sur la cause de cet accident ; car, avec tout le courage d’un César, je ne saurais me soutenir aujourd’hui sur cette maudite jambe. Dis que je suis tombé de cheval ou du haut d’une échelle. Enfin invente une chute qui, sans effrayer ma mère, me donne la faculté de boiter à mon aise devant elle.

Je commençai d’abord par dire aux gens de la maison que mon maître étant sorti de bonne heure ne rentrerait pas de la matinée, me réservant de parler de sa chute au moment du dîner, afin d’assurer à Gustave quelques instants de repos avant de se rendre chez sa mère. Ensuite je revins m’enfermer avec lui dans son appartement ; j’y préparai un déjeuner furtif, que, malgré son dépit et ses douleurs, il mangea de fort bon appétit en me racontant sa déplorable histoire.

     Fallut manger, car malgré nos chagrins,
     Chétifs mortels, j’en ai l’expérience,
     En enrageant, on fait encor bombance.
                             Voltaire.

— Tu connais, me dit-il, la distribution du château de B***, dont l’aile droite, habitée par Lydie, donne sur la route qui conduit au bois. Tu sais que le mur du parc aboutit à cet endroit au-dessous d’un balcon de fenêtre, et qu’on peut franchir sans risque la distance qui les sépare. J’attendais cette nuit le signal convenu qui m’avertit ordinairement de l’instant où je puis escalader ce mur, sans danger d’être vu. Bientôt j’aperçois cette lumière dont les premiers rayons font palpiter mon cœur, et je m’élance aussitôt sur les pierres saillantes qui m’aident à gravir le mur. Je touchais déjà au balcon, lorsque la fenêtre s’ouvre ; une femme paraît et tombe à la renverse, en criant au voleur, à l’assassin. Au même instant, il part un coup de fusil, et je me précipite machinalement de l’autre côté du mur, sans penser qu’il donne sur un fossé à moitié comblé par les débris d’une ancienne glacière, dont la voûte se trouve fort heureusement près de là pour me servir d’asile. Je m’y traîne avec beaucoup de peine, tant la violence de la chute avait rompu et déchiré mes membres. Mais la crainte d’être découvert soutenait mes forces, et je m’oubliais complétement pour songer à ce que devait éprouver cette pauvre Lydie en voyant tous les gens de la maison se disputer la gloire de saisir ce voleur, que madame Le Noir soutenait avoir vu de ses propres yeux, et qui ne pouvait avoir eu le temps de s’éloigner beaucoup du château. Toutes ces recherches m’inquiétaient bien moins que celle d’un gros chien, que, contre les préceptes de Figaro, je n’avais point vendu, et dont par conséquent je n’avais aucun procédé à attendre. Heureusement pour moi il dirigea ses pas d’un côté opposé, et je cessai tout à fait de le craindre, lorsque je l’entendis aboyer dans la cour du château au moment où la patrouille des vaillants défenseurs de madame d’Herbelin se retirait en bon ordre, mais avec la honte d’avoir laissé échapper l’ennemi. Pendant le calme qui succéda à cette alerte, j’eus tout le temps de me livrer aux plus tristes réflexions sur la fatalité qui avait inspiré à madame Le Noir l’idée de venir fermer les volets de cette fenêtre, et cela au moment où, la croyant déjà couchée, je me doutais si peu que cette lumière fût la sienne. La frayeur que je lui avais causée était de nature à ne pas se dissiper facilement, et je savais que Lydie mourrait plutôt que de la rassurer par une confidence. Toutes ces réflexions ne faisaient qu’augmenter mon supplice chaque fois que l’horloge du château m’annonçait la fin d’une heure que j’avais espéré passer bien différemment. Enfin j’entendis sonner celle qui fixait ordinairement l’instant de nos adieux ; et, perdant tout espoir de bonheur, je ne pensai plus qu’au moyen de sortir de ma retraite avec moins d’éclat que je n’y étais entré. Je ne sais vraiment pas comment je serais parvenu à ce but, si la plus douce voix n’était venue à mon secours. Mon nom, articulé tout bas, me fit l’effet d’un enchantement qui suspendait tout à coup mes douleurs, et c’est de la meilleure foi du monde que je répondis : — Non, je ne suis point, blessé, quand Lydie me témoigna les plus touchantes inquiétudes. Mais lorsque j’arrivai guidé par elle, à l’escalier dérobé qui conduit à son appartement, la douleur de ma blessure à cette malheureuse jambe se fit si cruellement sentir, que je faillis m’en trouver mal. Cela t’étonnera d’autant moins, qu’étant tombé du haut de cette muraille sur un tas de pierres mêlées de tessons de bouteilles, il était resté un morceau de verre dans ma plaie. Le sang qui en sortait causa un tel effroi à Lydie, que je fus, pour ainsi dire, obligé de la remettre de ma souffrance avant de penser à m’en soulager. Ce coup de fusil, tiré au hasard par le jardinier du château, lui faisait supposer que j’étais mortellement blessé : elle s’accusait, se désolait tout en me prodiguant les plus tendres soins. Mais le jour allait bientôt paraître ; et, tremblant de l’idée qu’il pourrait me surprendre avant de m’être assez éloigné du château pour ne donner aucun soupçon, j’arrachai précipitamment le morceau de verre qui me déchirait encore ; puis entourant ma jambe d’un mouchoir, je me remis en route, hélas ! bien plus occupé de mes regrets que de mes blessures.

— Et vous avez fait quatre lieues dans cet état ? m’écriai-je.

— Il le fallait bien, reprit Gustave ; mais je n’aurais pu faire quatre pas de plus.

— Et pourquoi ne m’avoir pas appelé quand vous êtes rentré ?

— Parce que je pensais que tu te moquerais de moi, répondit-il en riant, et que d’ailleurs on n’est pas fat après de semblables bonnes fortunes.

— Ah ! monsieur peut-il me croire assez…

— Malin, interrompit-il, pour rire aux dépens de mon bonheur ? Non-seulement je te crois capable d’en prendre le plaisir, mais encore d’en amuser bien d’autres, si je te le permettais.

Ce soupçon m’inspira l’envie de le justifier ; et ce fut ainsi que, sans s’en douter, mon maître me donna l’idée de ces mémoires.



XIV


Après avoir longuement médité sur le choix d’un mensonge, nous nous étions décidés pour la chute de cheval, j’en avais fait, en véritable valet de comédie, un récit tellement pathétique à la marquise, qu’elle voulait à toute force voler au secours de son fils, et que j’eus besoin de toute mon éloquence pour lui persuader de l’attendre chez elle, où lui-même allait se rendre, avec l’intention de s’établir dans un fauteuil pour toute la journée. Ravi du succès de mon invention, j’en redisais les détails à mon maître, lorsque nous entendîmes le bruit d’une voiture ; c’était celle de M. de Saumery : il en sortit le premier ; et nous le vîmes ensuite donner la main à une femme que Gustave ne tarda pas à reconnaître.

— Oh ! ciel ! s’écria-t-il, c’est Lydie !

— Pourquoi tant de surprise ? Monsieur s’attendait bien un peu à sa visite…

— Non, d’honneur, et, si j’osais, je dirais que c’est le seul jour de ma vie où je ne l’aie pas désirée.

— Ah ! monsieur !…

— Que veux-tu ? Ce n’est pas ma faute, et je dis aussi-bien que toi : Où diable l’amour-propre va-t-il se nicher ? Mais j’ai de l’humeur ; et, comme rien n’enlaidit davantage, il m’aurait mieux convenu de ne voir personne aujourd’hui. Cependant il n’y a pas à délibérer ; puisque tu m’as annoncé, aide-moi à descendre.

— Alors il prit mon bras, et je le conduisis jusque dans le salon où le plus tendre accueil l’attendait. M. de Saumery dit en l’apercevant :

— Vraiment, je me sais bon gré d’avoir été ce matin chez madame d’Herbelin, et d’être arrivé au moment où madame de Civray se plaignait de ne point trouver de chevaux pour la conduire ici ; cela m’a valu le plaisir de l’accompagner, et je m’en félicite d’autant plus, qu’elle va nous aider à consoler ce pauvre Gustave de ne pouvoir courir les champs. Mais par quel hasard est-il ainsi éclopé ?

— Ah ! par pitié, répondit Gustave, ne m’obligez pas à vous raconter ma triste aventure. C’est une maladresse qui me coûte assez cher. Je n’y saurais penser sans entrer en fureur contre moi, et c’est un de ces événements qu’on se reproche toujours de n’avoir pas prévu.

Après cet aveu, Gustave se croyait quitte de tout embarras à ce sujet ; mais il arriva du monde, et, chaque personne s’informant du motif qui obligeait Gustave à tenir sa jambe étendue, il fallait, en dépit de lui, raconter comment son cheval s’était abattu, et recommencer sans cesse la même histoire, ce qui est, à mon avis, le plus grand des ennuis attachés à tous les accidents. Aussi ai-je fort approuvé le parti qu’avait pris M. J*** lorsqu’il fit imprimer la relation de sa captivité en Perse, uniquement, dit-il, pour n’être plus obligé de la raconter.

L’arrivée d’un homme vêtu d’un habit gris, d’une veste noire, avec une culotte brune et des bas bleus, suspendit le cours de toutes ces questions. On l’annonça sous le nom de M. Deschamps ; et aux acclamations qui se firent entendre à son entrée, je ne doutai pas que sa tenue bizarre ne provoquât la gaieté de tout le monde : c’était bien en effet de la joie, mais il ne s’y mêlait pas la moindre dérision. Sous ce costume rustique, on avait reconnu l’ancien curé de Révanne, respectable vieillard, que les fureurs révolutionnaires avaient réduit à se cacher pendant trois ans chez un cultivateur de ses amis qui venait de mourir, et dont les héritiers avaient donné congé à celui qu’ils appelaient le vieux calotin, sans même lui laisser le temps de trouver un autre asile. S’étant mis en route son petit paquet sur le dos, et sans savoir précisément où il irait dépenser le peu d’argent qui lui restait, un voyageur l’avait tiré de peine en lui apprenant que la marquise habitait encore le château de Révanne. « Je suis sauvé, s’était-il écrié ! »

Ce mot peint à lui seul le cœur de madame de Révanne ; on ne pouvait mieux la connaître : celui qui s’était vu si souvent chargé de distribuer ses bienfaits avait raison de compter sur sa bonté protectrice. Dès le soir même, le vénérable curé se vit établi dans un des pavillons qui tenaient aux dépendances du château. Madame Duval fut chargée de son service particulier ; emploi que, dans sa dévotion, elle regarda comme la retraite la plus honorable. Les habitants du village s’empressèrent de venir saluer leur ancien pasteur : celui dont les aumônes et les sages conseils les avaient si souvent secourus dans le malheur. Combien depuis ces temps de trouble ils avaient regretté ce véritable ministre de la bonté divine ! Le retour de madame de Révanne leur avait donné un moment l’espérance de le revoir ; ils ne croyaient pas que la source de tant de bienfaits pût leur être rendue, sans retrouver aussi la main qui savait les répandre ; car les vertus du pasteur leur avaient toujours paru la conséquence naturelle de celle de leur châtelaine ; aussi quand l’un d’eux le bénissait en rappelant ses bonnes œuvres, l’autre répondit aussitôt : Eh ! pourrait-il être autrement avec notre bonne dame ? Cette réflexion d’un simple paysan contient l’éloge ou la satire de la plupart des grands seigneurs et même de souverains. Heureux le peuple qui peut dire, en vantant les vertus d’un ministre : Eh ! pourrait-il être autrement avec celui qui nous gouverne ?

Toutes les qualités du curé de Révanne ne l’excusaient pas aux yeux de Gustave du tort d’avoir marié madame de Civray. Cependant il s’efforça de le bien accueillir. Aux égards dont chacun le comblait, au soin que prit la marquise de le placer à côté d’elle à table, je présumai que cette mise champêtre n’était qu’un déguisement ; et le signe de croix que je lui vis faire mystérieusement en déployant sa serviette, fixa toutes mes idées. M. Deschamps raconta qu’il avait marché une partie de la nuit pour arriver plutôt.

— C’était très-imprudent de votre part, interrompit M. de Saumery, car les bois qui nous environnent sont, dit-on, fort mal habités depuis quelque temps.

— Ah ! monsieur, reprit le curé, avec mon équipage on n’a guère peur des voleurs !

Ce mot de voleur rappelant de tristes souvenirs à Gustave, il dit :

— Vous avez raison, monsieur, car c’est bien la plus sotte peur qu’on puisse avoir.

— Oui, répliqua M. de Saumery, allez dire cela aujourd’hui chez madame d’Herbelin, et vous serez bien reçu.

— Comment, dit la marquise, l’aurait-on volée ?

— Ma foi, il s’en est fallu de peu ; et, sans les cris d’une femme de chambre qui s’est aperçue à temps qu’un homme escaladait à minuit les murs du parc, le ciel sait ce qui serait arrivé. J’ai trouvé toute la maison encore émue de cette aventure, et fatigué d’avoir passé la nuit dans de vaines recherches ; car une fois leur coup manqué, ces coquins-là ne sont pas si bêtes que de se laisser prendre.

— Ils étaient donc une bande ? demanda la marquise.

— Apparemment, s’il faut en croire les gens de madame d’Herbelin qui racontent le fait chacun à leur manière ; mais madame peut vous dire ce qui en est, ajouta-t-il en montrant Lydie, car elle n’aura sûrement pas mieux dormi que les autres.

Il ne fallait que la regarder pour en être certain. Son trouble, à chaque détail qu’ajoutait M. de Saumery, à propos des événements de cette malheureuse nuit, prouvait assez qu’elle en avait souffert plus que personne. Dans la pénible obligation de répondre, elle dit en peu de mots et d’une voix qu’on entendait à peine, qu’en effet les cris de madame Le Noir avaient alarmé toute la maison, mais qu’elle s’était probablement effrayée mal à propos, car on n’avait découvert aucun indice.

— J’en étais bien sûr, interrompit Gustave, qui épiait l’occasion de venir au secours de Lydie ; c’est avec toutes ces terreurs paniques qu’on assure le succès des voleurs, et maintenant ils pourraient venir enlever dix fois madame Le Noir avant que personne accourût à ses cris. C’est du moins ce qu’elle mériterait pour lui apprendre à faire tant de vacarme pour une vision.

— Voilà une punition bien sévère, dit en riant madame de Révanne, et qui se ressent de la chute de Gustave. Mais il faut lui pardonner sa rigueur extrême ; il est dans un de ces moments d’humeur où les princes ne signent jamais la grâce d’un coupable.

— C’est peut-être bien, reprit Gustave, parce qu’ils ne peuvent s’accorder la leur ! On n’est jamais moins indulgent que lorsqu’on a quelque sottise à réparer.

— Oh ! oh ! s’écria M. de Saumery, ceci ressemble à une confession ; et je prierais Gustave de nous la faire tout entière, si nous ne savions de reste comment on pèche à son âge.

Cette plaisanterie en amena beaucoup d’autres sur les folies de jeunesse. Chacun voulut raconter la sienne, en la terminant par ces mots : Ah ! c’était le bon temps ! Excédé de ce continuel refrain, Gustave se pencha vers madame de Civray, et lui dit :

— Ne penseriez-vous pas, à les entendre, que de leur temps il n’y avait ni tourments ni obstacles ?

— Non, répondit-elle avec un sourire charmant ; je pense plutôt que le bonheur d’être aimé les leur faisait oublier.

Cette réponse triompha de la maussaderie de Gustave ; et il finit par croire qu’il pourrait bien dire aussi quelque jour, en parlant de sa triste aventure : Ah ! c’était le bon temps !



XV


L’automne finissait ; madame de Révanne avait fixé à cette époque son retour à Paris ; son fils, que ce retour devait séparer de Lydie, en retardait sans cesse le moment sous différents prétextes. Tantôt c’était une coupe de bois ou des plantations, une partie de chasse ; mais toutes ces ressources commençaient à s’épuiser ; Gustave imagina de s’en créer une autre, en persuadant à sa mère que la tranquillité de Paris n’était pas encore assez rétablie pour que la femme d’un émigré pût y demeurer sans danger.

— Eh bien, avait répondu la marquise, j’attendrai l’avis de Robertin pour me mettre en route. Justement son ministre l’envoie à Rennes cette semaine ; et, sa mission remplie, il viendra sans doute passer quelques jours ici.

— Quoi ! nous allons voir encore ce vilain homme.

— Ah ! Gustave, pouvez-vous nommer ainsi celui qui m’a sauvé la vie !

— J’ai tort, il est vrai ; mais aussi comment se persuader qu’une bonne action soit sortie d’une telle âme ? Quand on pense au nombre de victimes que ses dénonciations ont conduites à l’échafaud, il est bien permis de croire que s’il en a sauvé une, c’est par mégarde.

— C’est possible ; mais un plus honnête homme ne m’aurait pas rendu le même service, et ne se serait pas mieux acquitté de ceux qu’il avait reçus dans un temps où je ne me doutais pas qu’en donnant mon argent au père, je payais ma rançon au fils.

— Voilà qui me confond ; je ne saurais accorder le plus noble des sentiments que le ciel nous inspire, la reconnaissance, avec cette férocité qui se plaît à voir couler le sang d’un frère, ou d’un ami, dont le seul crime est de ne se pas ranger du parti des assassins. En vérité il y a de quoi dégoûter d’une vertu qui peut se trouver au milieu de tant de vices, et il me semble qu’on ne lui doit pas plus de respect qu’à une honnête femme qu’on rencontrerait dans un mauvais lieu.

— Soit ; mais c’est encore une bonne fortune assez rare, pour qu’on en profite sans ingratitude.

— Vous verrez que sa présence chassera tout le monde d’ici.

— J’en serais fâchée, car je ne la sacrifierais à celle de personne[4].

— Et pourtant elle vous est bien désagréable.

— J’en conviens ; mais l’idée de l’avoir parfois détourné d’une méchante action, et l’espérance de le ramener à de meilleurs principes, me font supporter assez patiemment sa conversation. D’abord j’ai l’air de convenir avec lui que l’excès du patriotisme légitime tout : ce premier point accordé, j’essaie de lui prouver que rien ne ressemble moins au vrai patriotisme que cette rage d’égalité qui fauchait toutes les têtes que la naissance ou le mérite élevaient au-dessus des autres. Je lui ai déjà fait avouer, dans notre dernier entretien, qu’on avait été un peu trop loin, et je suis convaincue que si l’on pouvait lui garantir la possession de sa place, il parlerait déjà de ses remords.

Gustave, plus touché du motif qui portait sa mère à bien accueillir le citoyen Robertin, que de l’espoir de sa conversion prochaine, promit de ne voir en lui que le conservateur de ce qu’il possédait de plus cher au monde, et de le défendre à ce titre contre tous ceux qui l’attaqueraient.

Gustave avait prédit juste. Dès qu’on fut informé dans le voisinage de l’arrivée de ce bienfaiteur terroriste, personne n’approcha du château. Le curé seul, ayant appris les obligations de la famille et des amis de madame de Révanne envers cet homme, voulait à toute force venir le remercier ; mais la marquise, ne croyant pas l’animal assez apprivoisé pour livrer à sa discrétion une si bonne proie, fit conjurer M. Deschamps de se renfermer chez lui jusqu’au moment où le citoyen Robertin retournerait à Paris.

Nous étions à la veille de ce jour très-généralement désiré, lorsqu’à sept heures du soir, en revenant de conduire mademoiselle Louise chez une de ses amies, je fus accosté par un paysan dont l’accueil et le geste auraient pu m’effrayer, si, malgré l’obscurité, je ne l’avais vu trembler lui-même de tous ses membres, en me demandant s’il n’y aurait pas moyen de parler sans témoin à la citoyenne de Révanne. Ce titre de citoyenne dont la mode commençait à se passer, et l’effort qu’avait paru se faire cet homme, en le prononçant, me fit soupçonner quelque mystère. Je suis curieux, même un peu romanesque, et prévoyant déjà quelque aventure, je rendis grâce au hasard qui avait conduit ce paysan vers moi plutôt que vers tout autre. La manière dont je lui répondis lui inspira le même sentiment : car, me voyant disposé à le servir de mon mieux dans ce qu’il désirait, il bénit le ciel de l’avoir adressé à un si bon garçon. Il n’était pas facile de le faire entrer dans le château sans être vu de personne. C’est pourtant ce qu’il voulait avant tout, et ce qui m’obligea à le faire passer par une grille du parc et à l’amener par cent détours jusqu’à l’appartement de mon maître, où il me conjura de l’enfermer sous clef, afin que qui que ce soit ne vint l’y surprendre. On présume bien que pour lui avoir donné une semblable retraite, il fallait que j’eusse deviné à plusieurs indices que ce paysan, couvert d’une méchante veste et crotté jusqu’à la ceinture, méritait les égards dus à un homme comme il faut. Il m’avait chargé d’engager, sous un prétexte quelconque, madame de Révanne à sortir du salon, avant de lui dire qu’une personne fort connue d’elle l’attendait chez son fils. Je remplis la commission avec tout le succès possible. Ces messieurs, engagés dans une discussion politique, ne remarquèrent point l’absence de la marquise. Elle m’ordonna de l’éclairer, et me demanda avec beaucoup d’émotion quelle figure avait ce paysan.

— Mais, lui répondis-je, ses traits sont assez nobles, sa taille est grande ; il a de beaux yeux noirs, que des sourcils très-rapprochés font paraître un peu durs.

— Ah ! mon Dieu ! c’est lui ! s’écria-t-elle en soupirant.

Et dès que j’eus ouvert la porte, elle ajouta :

— Je l’avais deviné.

Alors ils s’embrassèrent en pleurant, et je les laissai ensemble.

Au bout d’une heure, la marquise descendit, et me fit appeler avant de rentrer dans son salon pour me dire :

— Victor, je vois avec plaisir que vous justifiez de plus en plus ma confiance ; et je ne crains pas de vous en donner une nouvelle preuve en réclamant vos soins pour un malheureux proscrit dont le séjour ici doit être un secret pour tout le monde. Songez que je remets sa vie entre vos mains ; installez-le dans l’appartement de votre maître : c’est là seulement qu’il peut être en sûreté. Disposez de tout ce qui lui sera nécessaire sans crainte d’être désapprouvé par Gustave. À tout autre, je promettrais de payer une semblable discrétion ; mais Victor a le droit d’être plus exigeant ; et si ma fortune me donne parfois les moyens de récompenser son zèle, il sait bien que mon estime et ma reconnaissance peuvent seules acquitter un service de ce genre.

Avec de telles manières, cette femme-là pouvait disposer de ma vie : elle m’aurait fait me jeter dans le feu pour y ramasser son mouchoir. Jamais je n’ai rencontré personne qui m’inspirât tant de respect et de dévouement ; et j’ai remercié le ciel de ne lui avoir pas fait naître l’idée de m’ordonner un crime, car je l’aurais exécuté avec la tranquillité de conscience d’Abraham égorgeant son fils ; tant était grande ma confiance dans sa justice et sa bonté !

Il était près de minuit ; Gustave se disposait à se retirer en même temps que les autres ; mais madame de Révanne le retint en lui témoignant le désir de causer avec lui. C’était lui faire la proposition la plus agréable ; car il mettrait ces causeries intimes avec sa mère au nombre de ses plus grands plaisirs. Celle-ci ne devait pas le satisfaire autant ; et il s’en aperçut dès les premiers mots, lorsque la marquise lui dit :

— Comme je suis sûre de ne pouvoir dormir cette nuit, je ne veux me coucher le plus tard possible.

— En effet répondit Gustave avec inquiétude, je vous trouve pâle, seriez-vous souffrante ? Ce soir, lorsque vous êtes rentrée dans le salon, je n’ai pas osé vous le dire, mais votre visage m’a paru extrêmement altéré.

— Il devait l’être aussi, car je venais d’éprouver une grande surprise.

— Ah, ciel ! qu’est-il donc arrivé ?

— Mais, quelqu’un que nous étions loin d’attendre.

— C’est mon père ! s’écria Gustave en se levant précipitamment.

— Hélas ! non, reprit tristement la marquise.

Et Gustave se laissa retomber sur son siége, comme frappé de la foudre. Tous deux gardèrent un instant le silence ; puis, sans paraître sortir de sa profonde rêverie, Gustave proféra ces mots d’une voix concentrée :

— Grands dieux ! que va-t-elle devenir ?…

— Ce que ton courage lui prescrira d’être. De toi seule aujourd’hui dépend toute son existence ; tu peux d’un mot la livrer à l’opprobre ou la rendre à l’honneur.

— Ah ! ma mère, sauvez-la ; prenez pitié de nous ! dit Gustave en embrassant les genoux de sa mère ; car je le sens trop au frisson qui me glace, c’est lui, n’est-ce pas ? c’est cet homme odieux qui croit pouvoir impunément venir l’arracher de mes bras, parce qu’un vain serment lui en donne le droit ; mais il ne sait pas qu’aujourd’hui la loi n’oblige plus à garder ces serments prononcés contre les vœux du cœur : il ne sait pas que cette même loi m’autorise à défendre la victime de sa barbare jalousie. Non, elle n’est plus à lui : l’absence, l’abandon, l’amour, ont rompu ses liens ; c’est en vain qu’il prétendrait l’enchaîner encore par son titre d’époux ; mes droits ne sont pas moins sacrés, et je les soutiendrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang. Suis-je donc fait pour céder lâchement un bien acquis par tant de larmes ? et cet homme si fier, qu’est-il de plus que moi pour oser m’en demander le sacrifice ?

— Il est proscrit, mon fils.

— Oh ! ciel ! je suis perdu… s’écria Gustave.

— Et sa tête tomba sur le sein de sa mère.

— Non, dit-elle en l’arrosant de ses larmes, il n’est pas perdu pour le bonheur, celui qu’un seul mot de pitié peut ramener des fureurs d’une passion délirante aux sentiments les plus généreux. Mais je l’avais pressenti ce noble mouvement de ton âme : je savais d’avance que mon fils préférerait son malheur à la honte de livrer à des périls certains l’infortuné qu’une injuste proscription réduit à venir lui demander asile ; et pour te prouver à quel point mon cœur devinait le tien, c’est à toi seul que j’ai voulu confier le sort de M. de Civray.

— Ah ! c’en est trop, interrompit Gustave, et]e me sens également incapable de le perdre ou de le sauver.

— Cependant tu n’as plus que le choix de ces deux partis.

Alors la marquise lui raconta comment le chevalier s’étant adressé à moi, pour l’introduire secrètement dans le château, je l’avais conduit dans son appartement.

— Voyez, ajouta-t-elle, s’il est possible de l’en faire sortir maintenant sans l’exposer à être reconnu et dénoncé ?

— Eh bien, qu’il y reste, répondit Gustave, mais n’exigez pas que j’habite avec lui, cet effort serait au-dessus de mon courage ; et si l’honneur m’oblige à lui sacrifier plus que ma vie, cet honneur barbare ne me condamne pas à supporter sa présence…

— Puisque l’emportement, la franchise de ton caractère ne te permettent pas la dissimulation indispensable dans cette circonstance, je ne vois qu’un moyen de t’en affranchir sans compromettre les intérêts de personne.

— Dites-le, ma mère, et je m’y déciderai sans hésiter. Après ce que vous venez d’obtenir de moi, vous pouvez tout demander ; je ne m’appartiens plus : le ciel sait que je ne survivrais pas à ce coup fatal sans l’idée que ma vie peut être utile à celle de ma mère. Ainsi disposez d’une existence qui n’a plus que vous pour objet. Conduisez-moi dans ce sentier obscur où, dès les premiers pas, on rencontre un abîme ; aidez-moi à le suivre sans m’égarer, et puisque je n’y dois plus rencontrer le bonheur, qu’une noble résignation me rende au moins digne de la main qui me guide.

— Céleste confiance ! s’écria la marquise en embrassant son fils, éternelle ambition d’une mère, te voilà satisfaite ! je suis le meilleur ami de mon fils… Va, ce moment acquitte tous mes soins ; et je veux que la joie qu’il me cause soit ta première consolation. Laisse-moi désormais m’occuper seule des moyens de te rendre au bonheur. Ne songe qu’à la gloire : tu dois en acquérir ; l’heure approche où toute la jeunesse française, sans aucune exception, sera appelée à partager les succès de nos armées. Si je n’étais que ta mère, la crainte de t’exposer aux hasards de la guerre me ferait te conjurer de choisir un état moins périlleux ; mais, comme ton amie, je dois t’avouer que cette carrière est la seule honorable dans un pays gouverné comme le nôtre.

— Ah ! ma mère ! vous me rendez la vie, en me permettant de la consacrer à mon pays. C’était le premier vœu de mon âme, et si je n’avais craint…

— Sois tranquille ; j’ai tout prévu ; et tu sauras plus tard ce qu’il nous reste à faire pour arriver à notre but. Avant tout, il faut partir et partir sans la revoir : mais non pas sans lui dire que tu l’as confiée aux soins d’une amie qui ne reste en ces lieux que pour adoucir ses regrets et soutenir son courage. Écris, ajouta la marquise en approchant une table ; dis-lui que je l’attends ici, non pour la blâmer et l’affliger, mais pour la soigner et la plaindre.

À ces mots, la marquise sortit pour venir m’ordonner les préparatifs du départ de mon maitre. Deux heures après, il monta à cheval, prit la route de Rennes, où je le rejoignis le soir même, après avoir porté ses adieux à Lydie, et en avoir reçu la réponse qu’il relisait encore lorsque nous arrivâmes à Paris.


XVI


Malgré de sincères regrets et la meilleure volonté d’être triste, il n’y avait pas moyen d’échapper aux distractions de tous genres que Paris offrait alors à ceux qu’y ramenaient l’intérêt, la curiosité, le malheur, ou l’espérance. C’était un bruit, un mouvement perpétuel, un besoin de mettre à profit chacun de ses jours comme autant de vols faits à la Parque révolutionnaire, et qu’elle pourrait bien réclamer au premier signal ; c’était surtout cette égalité établie par le malheur, qui fait que personne n’est humilié du sien. Ceux qu’un injuste décret avait dépouillés de leur fortune riaient aux dépens de ces nouveaux enrichis, aussi honteux de leur origine que fiers de leur argent ; et de là s’établissait entre eux une sorte de commerce dont les bénéfices étaient assez également partagés. Le parvenu voulait briller, donner de grands repas, des fêtes ; car, que faire en un palais à moins que l’on n’y danse ? L’ancien propriétaire voulait se divertir et se parer encore aux yeux du monde des avantages qu’une éducation distinguée et des manières élégantes lui donnaient sur l’ignorance et la grossièreté de ces Turcarets nouveaux. Ainsi l’un payait le festin dont l’autre faisait l’agrément, et la gaieté gagnait beaucoup à ce marché, car chacun sait que l’esprit ne s’amuse jamais mieux qu’aux dépens de la sottise.

Après nous être installés dans un des beaux hôtels du faubourg Saint-Honoré, que madame de Révanne avait eu le bonheur de conserver en le consacrant aux infirmes de la section, qui en avaient fait une espèce d’hôpital, nous commençâmes par y disposer un appartement en état de recevoir la marquise. Les soins que prit Gustave d’y réunir tout ce qui pouvait être commode et agréable à sa mère fut le premier plaisir qui vint le distraire : il s’obstinait à n’en point chercher d’autres ; mais il fut bientôt assiégé par les compagnons de son enfance, qui, se joignant aux amis de sa mère, conspirèrent si bien contre sa tristesse, qu’elle céda malgré lui à leur aimable folie.

Cependant, au retour de ces soirées brillantes, je le surprenais souvent les yeux fixés sur le portrait de Lydie, et lui adressant les choses les plus tendres. Un jour qu’il en paraissait plus occupé que jamais, il me dit :

— Toi qui devines assez juste dis-moi comment tu supposes que tout cela se passe à Révanne depuis ce maudit retour et notre départ ? car, je le vois bien, ma mère n’ose m’écrire franchement sur ce sujet. Depuis que la poste s’insinue dans les secrets de famille, on ne s’écrit plus guère que pour se prouver qu’on existe. Lydie elle-même craint de m’adresser le moindre mot, et cependant je voudrais bien savoir ce qu’elle devient, et surtout ce qu’elle pense.

— Ah ! cela n’est pas difficile à imaginer ; mais je me garderai bien d’en dire un mot à monsieur.

— Eh ! pourquoi cela ?

— Parce qu’il m’arracherait les yeux, sans que je le rendisse plus clairvoyant : sur tout ce qui tient à l’amour on aime à se tromper ; et nous ne pardonnons pas au sot qui vient nous apprendre ce que notre raison nous dirait mieux que lui, si nous voulions l’écouter. D’ailleurs, monsieur sait aussi bien que moi ce qu’il me demande.

— Non, j’en doutais ; mais, d’après ce que tu me dis là, je vois bien que tu me crois entièrement sacrifié à ce mari.

— Non, pas entièrement, et je serais garant des larmes qu’on lui cache, et que votre souvenir fera longtemps couler ; mais quand on prend une fois le parti de la vertu, on veut jouir de tous les avantages qui y sont attachés ; et du moment où madame de Civray a consenti à vivre avec son mari, elle s’est juré probablement d’y bien vivre.

— Cette pensée m’indigne, et m’inspire malgré moi des idées de vengeance qui me porteraient à quelque folie, si je ne craignais d’affliger ma mère.

— Ah ! croyez-moi, monsieur, vengez-vous de ce mari-là sur un autre : la justice n’y perdra rien, et vous y gagnerez. Surtout ne vous livrez pas à des regrets inutiles, et ne vous indignez pas de voir une femme tendre et faible céder aux conseils de l’amitié ainsi qu’elle se rendait aux prières de l’amour. Vous-même lui avez donné l’exemple, pourquoi son courage serait-il moins héroïque que le vôtre ?

— L’ai-je quittée pour me jeter dans les bras d’une autre ? Ah ! j’en atteste le ciel, si elle s’était réservée à mon amour, la plus belle femme du monde ne m’aurait pas rendu infidèle.

— Quoi ! pas même madame T*** ? Il me semble pourtant que monsieur la trouve bien séduisante, si j’en juge par tout ce qu’il m’en dit depuis le jour où M. de Léonville l’a présenté chez elle.

— Il est vrai qu’elle est d’une beauté enchanteresse ; mais je n’y aurais peut-être pas fait attention, sans la célébrité dont elle jouit et les bonnes actions qui la parent. C’est même cette réputation de bonté qui m’a d’abord attiré chez elle ; ma mère, instruite par la reconnaissance de ses amis des services importants que madame T*** a rendus à plusieurs émigrés, m’avait chargé d’en obtenir un nouveau en faveur de M. de Civray. C’était mettre ma générosité à une grande épreuve ; mais, le sacrifice étant fait, je ne pouvais me refuser aux accessoires qui devaient ajouter à sa pompe, et j’ai accepté cette commission dont M. de Léonville se serait d’ailleurs aussi bien acquitté que moi ; car tu sais qu’on peut faire une action généreuse sans lui voler quelque chose, surtout quand il s’agit d’obliger ma mère.

— En effet ce M. de Léonville lui paraît bien dévoué, cela m’explique pourquoi je l’aime déjà sans le connaître autrement que pour l’avoir vu quelquefois ici ; mais j’avais remarqué son goût, ses soins délicats, lorsqu’il vous aidait de ses conseils dans l’arrangement de l’appartement de madame. Comme il se rappelait tout ce qu’elle préfère ! Ah ! cette mémoire-là ne vient que du cœur !

— Aussi le sien est-il digne de l’amitié de ma mère, reprit gravement Gustave, comme pour m’interdire toute autre idée sur les sentiments de M. de Léonville pour la marquise.

Il aurait pu s’en épargner la peine ; car, malgré mon opinion sur la plupart des femmes, et la difficulté bien reconnue de les aimer longtemps sans succès, madame de Révanne était peut-être la seule à mes yeux qui méritât l’offrande d’un culte désintéressé ; il y avait tant de plaisir à l’aimer, à lui plaire, qu’on devait craindre de risquer un tel bonheur en cherchant à l’accroître ; et rien ne me paraissait aussi simple que de sacrifier à son repos. Enfin, soit que la vertu ou le temps ait sanctifié l’attachement qui existait entre la marquise et M. de Léonville, il était généralement respecté, même par l’ironie des gens du monde, qui ne respecte rien, et je n’avais pas envie d’être plus méchant qu’eux.

Cette madame T***, que, selon leurs différents langages, les uns appelaient l’Aspasie moderne, ou la Sœur du pot de la Révolution, parce qu’elle en avait soigné les malades ; cette femme, que d’autres louaient de s’être livrée au Minotaure pour sauver sa vie et sa patrie, mais que tous s’accordaient pour trouver belle et compatissante, excitait au dernier point ma curiosité ; et le désir de la voir me fit demander à mon maître la permission d’aller le servir la première fois qu’il dînerait chez elle ; car, mon rang de valet de chambre ne m’obligeant à le servir à table que dans sa maison, quand je voulais m’en donner le plaisir chez les autres, il me fallait obtenir de M. Germain, domestique ordinaire, et des subalternes, l’honneur de le remplacer derrière le fauteuil de son maître ; avantage que le moindre pourboire m’assurait d’avance. Cette fois j’en doublai le prix en raison du service, et ne regrettai pas mon argent, lorsque deux jours après je me trouvai si bien placé pour voir de près les acteurs de cette dernière tragédie bourgeoise, dont quelques-uns devaient bientôt paraître sur un nouveau théâtre, en changeant seulement de costume et de langage. Ce spectacle curieux captiva toute mon attention ; et je n’oublierai jamais ce qui s’y débita de sentences républicaines sur l’horreur du pouvoir absolu, devant celui qui devait s’en saisir le premier.



XVII


L’imagination, qui se peint tous les objets d’après ses désirs ou ses craintes, se peint aussi les hommes d’après leurs actions. L’enfant qui tremble au récit d’un vieux conte ne croit pas qu’un voleur puisse avoir figure humaine ; il le voit l’œil louche, le teint hâve, et la bouche de travers. La femme devant qui l’on raconte un trait sublime d’amour en voit toujours le héros beau comme un ange ; nous parle-t-on d’un grand homme, nous le parons aussitôt du profil le plus noble ; et l’expérience a beau détruire ce prestige, il renait en dépit du raisonnement ; c’est pourquoi, l’esprit encore terrifié des événements de cette malheureuse époque, je ne croyais pas que ce qu’on appelait un révolutionnaire pût ressembler à un autre homme, et j’avoue que je cherchai vainement sur la physionomie de ces rois du jour l’air féroce dont mon imagination avait si gratuitement animé leurs visages : celui du maître de la maison était remarquable par sa douceur : il rappelait mieux ses mots touchants adressés à M. de Sombreuil, que l’ordre qui les suivit, et rien dans ses manières ne s’opposait au désir qu’on éprouvait d’oublier la plupart de ses actions politiques en faveur de celle que l’amour lui avait inspirée pour le salut de la France. En pensant au rôle qu’il venait de jouer, à la puissance qui avait mis un moment à sa disposition l’héritage de tant de victimes, je m’attendais à le voir installé dans un de ces palais que la persécution ou la peur avait fait déserter ; mais cette supposition ne se trouva pas plus juste que les autres ; et je débutai, dans le cours des surprises qui m’attendaient ce jour-là, par m’étonner de nous voir reçus par la belle madame T*** dans une petite maison plutôt de campagne que de ville, où le moindre agioteur aurait dédaigné de loger. Il est vrai que cette chaumière, si simple en apparence, offrait à l’intérieur une copie exacte du boudoir d’Aspasie ; mais l’élégance et le goût avaient eu plus de part à ses ornements que le luxe, dont le retour ne se faisait encore apercevoir que dans les salons du Luxembourg ou dans ceux des fournisseurs.

C’est dans ce réduit champêtre, qui semblait aux yeux l’asile de quelque philosophe austère, ou la cabane des bergers d’alentour, que nous trouvâmes ces personnages différemment célèbres qui devaient composer la réunion la plus étrange que j’aie vue de ma vie.

Ce spectacle amusant ne commença pour moi qu’au moment du dîner ; et malheureusement pour mon lecteur, il sera souvent exposé au retour de ce même moyen de voir et d’apprendre ce qui intéressait alors ; mais il sait bien que je n’ai pas le choix des occasions, et j’espère que la variété des tableaux lui fera supporter la monotonie du cadre.

Dans celui que je vais retracer, on voyait sur le premier plan un homme d’une taille imposante, dont le regard audacieux rappelait autant l’insolence d’un petit gentilhomme que la fierté d’un grand démocrate ; plus galant que poli, il affectait le langage léger, et ne parlait des affaires publiques qu’en témoignant sa répugnance pour ce genre de conversation. Cependant c’était lui qui tenait alors les rênes du gouvernement en dépit des quatre autres despotes, qui auraient pu les lui disputer. L’un d’eux, qui se trouvait placé à la gauche de madame T***, n’avait pas l’air d’un athlète capable de soutenir le moindre combat en faveur de la liberté, aussi ne s’était-il réservé que celle de créer une religion de fantaisie qui pût remplacer toutes les autres tant que durerait la Révolution. Fort heureusement pour sa nouvelle secte, le ciel, qui destinait l’illustre fondateur de celle des théophilanthropes à rétablir le culte divin dans une république, l’avait fait naître à Angers plutôt qu’à Sparte, où, pour se conformer à la loi du pays, on l’eût jeté à l’eau dès son arrivée dans le monde, sans se douter qu’un petit bossu pût jamais devenir un grand prêtre. Rien n’était plus plaisant que sa fureur de convertir, si ce n’est la gravité de ceux qui se croyaient obligés d’écouter ses longs discours sur la nécessité de reconnaître un Dieu. Au milieu de ces mystiques accès de théophilanthropie qui faisaient pâlir d’ennui les convives, j’en remarquai un qui me parut l’écouter avec tous les signes d’un profond dédain. Ce jeune homme, d’une figure très-remarquable, était placé près de la porte à côté du fils de madame de B***, femme déjà connue par sa grâce et son amabilité. Il était facile de s’apercevoir que cette amabilité était particulièrement appréciée par un colonel d’artillerie et un poëte tragique qui s’efforçaient à l’envi de lui plaire, et que cette lutte garante importunait au dernier point le silencieux jeune homme ; en vain les plus doux regards l’invitaient à dérider son front, la sombre jalousie s’y laissait voir dans toute son expression. Les soins que rendait le général paraissaient lui être moins insupportables que ceux dont l’auteur de Charles IX accablait madame de L***, qui s’en défendait autant qu’il le fallait pour les encourager ; car l’esprit a cet avantage sur toutes les séductions, qu’un croit y résister, même en se livrant au plaisir qu’il cause. Celui de Chénier joignait l’emportement de la passion à l’impertinence de l’ironie. Dédaigneux pour tout ce qui n’exaltait pas imagination, sa préférence était une sorte de triomphe obtenu sur son amour-propre : on s’en trouvait plus fier que flatté ; car, quoiqu’elle fût rare, le mérite n’en était pas toujours l’objet. Sensible jusqu’à la faiblesse, généreux jusqu’à la prodigalité, vain jusqu’à la folie, impérieux jusqu’à l’insolence, l’amour du succès l’avait seul porté à prendre cet état de républicain, auquel sa nature était complétement opposée. Mais il voulait avant tout voir briller son génie, faire représenter ses ouvrages, jouir de la célébrité que lui promettait un talent supérieur, réussir enfin ; et, comme cela devient toujours moins difficile lorsqu’on se range du parti le plus fort, il s’était enrôlé dans les troupes de Robespierre, sans prévoir où ce chef sanguinaire le conduirait. La personne qui a le mieux connu Chénier, et dont je tiens ces détails, m’a souvent affirmé que le regret d’être resté attaché plutôt par crainte que par opinion à ce parti dévastateur, qui n’avait pas même épargné son frère, était l’unique cause de l’affreuse maladie à laquelle il a succombé jeune encore, après dix ans d’agonie. Celui que le reproche de sa faiblesse et l’indignation contre une atroce calomnie ont fait ainsi mourir de douleur, ne laisse plus à ses contemporains que le droit de le plaindre.

La malheureuse destinée qui l’entraînait à sa perte par tout ce qu’il tentait pour assurer sa gloire l’avait enchaîné au char de madame de B***, et l’on croit dans le monde qu’il n’a recueilli d’autre fruit de ses soins près d’elle que le dangereux plaisir d’exciter la jalousie d’un homme, qui n’a cessé depuis de l’accabler des preuves d’une rancune vraiment italienne. Un autre motif contribuait encore à fonder cette haine naissante : esprit d’auteur se connait en despote ; et Chénier, sans deviner à quel degré de puissance atteindrait un jour son rival, s’inquiétait vaguement de la volonté absolue qui caractérisait dès-lors ses moindres actions ; il avait même blâmé hautement la faveur qui, par suite d’une émeute populaire, venait de l’élever au grade de général de division. C’était, au dire de notre poëte satirique, récompenser trop généreusement le courage de tirer à coups de canon sur le bon peuple de Paris. Ce mot, répété par d’officieux amis, ne permettait plus aucune conciliation entre ces deux grandes puissances ; mais l’on est forcé de convenir que, malgré sa prévention contre le futur mari de madame de B***, Chénier avait prédit juste, lorsqu’en parlant ce jour même au directeur B*** de son protégé, il cita ces deux vers du rôle de Cicéron dans Rome sauvée :

    Il aime Rome encore ; il ne veut point de maître ;
    Mais je prévois trop bien qu’un jour il voudra l’être.

Ce soupçon n’entrait certainement alors dans l’esprit d’aucune autre personne, à en juger par le peu d’attention que le reste des convives prenait au général B*** ; le babil élégant d’un ex-marquis remplissait à lui seul la moitié de la conversation. Les manières aisées de ce papillon diplomate, son ton goguenard, son langage de cour qu’il employait également à flatter une jolie femme ou à soutenir une opinion démocratique, enfin cette fine fleur de jargon à la mode qui rappelait les petits soupers de Versailles, offraient un si frappant contraste avec le ton spartiate que tant d’autres affectaient, qu’on croyait voir pour ainsi dire l’ancien régime en goguette. Les femmes étaient particulièrement ravies de sa conversation ; elles l’écoutaient en regardant un jeune élève de David, dont le pinceau venait de débuter par un chef-d’œuvre. Il faut dire à la honte des riches, et à la gloire des artistes de ce temps, que ce tableau, ne trouvant point d’acquéreur en France, allait être livré à un amateur étranger, lorsque M. I***, peintre dont le talent admirable n’avait point encore assuré la fortune, réunit tout ce qu’il possédait pour remplacer la somme offerte à son ami pour prix de ce bel ouvrage. « Tiens, lui dit-il, en le forçant d’accepter cette somme, ne me refuse pas l’honneur de conserver un chef-d’œuvre à ma patrie. » De telles actions doivent être rappelées, ne fût-ce que pour se consoler de toutes celles que l’envie fait commettre.

Pendant que chacun discourait à la fois sur la politique, la gloire, l’amour et la jalousie, Gustave essayait d’amener son voisin à causer avec lui. Il avait déjà tenté plusieurs fois de l’intéresser à différents sujets ; mais quelques mots brefs, suivis d’un profond silence, étaient l’unique réponse qu’il en pût obtenir. Il aurait sans doute abandonné l’entretien, si le désir de s’instruire des moyens de se faire un nom dans la carrière qu’il s’apprêtait à parcourir ne l’avait porté à confier au général B*** le dessein qu’il méditait de se mettre sous la protection d’un bon militaire français, pour l’imiter de son mieux. Cette confidence produisit un effet magique ; le visage du général se dérida tout à coup ; sa voix prit un accent plus doux ; et ne mettant pas moins de chaleur à le déterminer au parti qu’il voulait prendre, que lui-même avait marqué d’indifférence pour tout ce que mon maître lui avait dit avant, il lui parla sans s’interrompre aussi longtemps qu’il avait gardé le silence. Gustave, que le seul mot de gloire transportait, se livrait avec délices au plaisir de l’entendre si bien vanter par celui qu’elle devait bientôt combler de ses faveurs. Le général n’eut pas de peine à prouver à mon maître que jamais la situation de la France n’offrirait à ses défenseurs une plus belle occasion de se distinguer.

— Je n’en doute pas, répondit Gustave ; mais croyez-vous que le fils d’un émigré puisse convenablement s’engager dans la cause que son père…

— Bon ! interrompit le général, il s’agit bien des émigrés dans tout ceci ; qu’ils y consentent ou non, la cause de la Révolution l’emportera toujours. C’est pour cette cause, c’est pour la patrie enfin seule qu’il faut combattre.

— Et si quelque autre Robespierre ramenait la terreur ?

— Impossible.

— Il est tout simple qu’habitué aux succès, vous ne pensiez pas aux revers ; cependant la coalition est formidable.

— Qu’importe ? le nombre ne fait pas la valeur.

— Non, mais souvent il en triomphe.

— C’est ce qu’il ne faut jamais supposer ; car le soldat qui prévoit sa défaite est déjà vaincu.

— Ne croyez pas, général, qu’en vous témoignant ces diverses craintes, j’hésite à les braver ; non, mon parti est pris.

— Eh bien, s’il est vrai, donnez-moi votre parole et comptez sur la mienne. J’ai l’espoir d’un prochain commandement qui me permettra de tenter de grandes entreprises ; mais, pour en assurer le succès, il me faut de braves jeunes gens décidés à tout pour réussir. Voulez-vous en être ?

— De tout mon cœur, répondit Gustave en serrant la main du général, et vous pouvez dès ce moment me regarder comme étant sous vos ordres.

— Tant mieux, reprit B***, je vous recommanderai au général Berthier ; il fera de vous un excellent officier et la guerre se chargera du reste.

En ce moment, l’arrivée d’un courrier porteur des dépêches adressées par le général Hoche au directeur B*** interrompit toute conversation particulière. On ne s’occupa plus que des nouvelles de la Vendée. Après avoir fait la lecture d’une proclamation du général pacificateur, le citoyen B*** lut aussi les noms de quelques insurgés tombés au pouvoir des républicains. Ces noms rappelaient ceux de plusieurs émigrés ; et je ne redirai pas ce que l’esprit de vengeance dicta de propositions et de résolutions cruelles contre ces malheureux à des hommes qu’une semblable proscription pouvait atteindre d’un instant à l’autre. Mais si ma plume se refuse à rapporter des mots outrageant l’humanité, avec quel charme elle s’abandonne au plaisir de rappeler ces doux sentiments qui méritèrent aux femmes de cette époque le titre d’anges protecteurs ? Chacune de celles qu’avait réunies madame T*** aurait pu tout aussi-bien que maintes belles dames de nos jours demander la mort d’un ennemi ou se réjouir du supplice d’un malheureux ; mais, soit que la plupart des Françaises ne fussent point arrivées à ce haut degré de civilisation, soit qu’alors la générosité entrât dans les calculs de leur coquetterie, le noble dévouement qui les portait à tout braver pour rendre un époux à sa femme, un père à sa famille, des Français à la France, leur inspirait aussi les discours les plus touchants. En les entendant plaider la cause de ces infortunés, toutes me paraissaient éloquentes et belles ; enfin je les voyais remplir leur véritable mission sur la terre, et je redisais avec notre poëte philosophe :

……… Oui, le ciel fit les femmes
Pour corriger le levain de nos âmes,
Pour adoucir nos chagrins, nos humeurs,
Pour nous calmer, pour nous rendre meilleurs.

Voltaire, Nanine, acte Ier.



XVIII


Il était trois heures du matin lorsque mon maître rentra chez lui, après avoir prolongé cette agréable journée le plus longtemps possible. Il en était encore trop agité pour s’endormir avant de m’avoir dit comment il venait de s’enrôler dans l’armée, et sous les ordres de quel général il allait voler à la gloire. Je fus presque aussi joyeux que lui de cette grande nouvelle ; l’idée de partager les plaisirs et les fatigues de cette vie militaire qui a tant d’attraits pour les jeunes gens me faisait désirer de partir à l’instant même et j’appris avec regret qu’il fallait encore attendre plus d’un mois avant d’entrer en campagne. Gustave se promettait bien d’employer ce temps à s’instruire dans le métier des armes, et déjà il faisait la part des moments qu’il voulait y consacrer ; après m’avoir parlé de tous ses projets à cet égard, il ajouta :

— Ce qui complète ma joie, Victor, c’est l’assurance positive d’obtenir avant deux jours la radiation de mon père.

— Quoi ! m’écriai-je, serait-ce encore cette belle personne qui s’intéresse avec tant de grâce ?…

— Non, interrompit-il, celle-ci s’est chargée de l’affaire de M. de Civray, et je n’aurais pas osé la prier d’intercéder pour un autre ; mais aujourd’hui même, en sortant de table, le général B*** m’a conduit devant madame de Beau***, et lui a dit sans le moindre préambule :

« — Voici un jeune homme dont la mère est de vos amies, je crois ; il veut entrer au service ; mais son père est sur la liste des émigrés, faites-le rayer pour que nulle idée, nulle considération ne vienne contrarier la destinée du fils.

» Madame de Beau*** a répondu par cent choses affectueuses à cette espèce d’ordre, qui, quoiqu’un peu brusque, avait tout le charme d’une prière.

» Quelques moments après, je la vis s’approcher du directeur B*** ; leur entretien dura assez longtemps pour me laisser deviner que j’en étais le sujet ; et ces mots, prononcés assez distinctement pour être entendus de ma place, ne m’en laissèrent plus aucun doute :

» — Puisque vous m’en répondez et que le général a sa parole, je ne vois pas d’inconvénient à lui accorder ce qu’il demande pour son père ; j’en parlerai, et je vous promets de m’en occuper.

» Madame de Beau***, qui connaît le directeur, prétend que c’est ainsi qu’il consent à laisser faire tout ce qu’il ne veut pas avoir l’air d’ordonner, et que mardi prochain, elle est certaine d’obtenir de la commission des émigrés la radiation de mon père. Tu juges bien qu’un exprès en portera aussitôt la nouvelle à Révanne.

— Mais croyez-vous, monsieur, que M. le marquis soit disposé à profiter de la permission de rentrer en France ?

— Vraiment, je n’en sais rien ; mais je saurai du moins que sa volonté seule le retient loin de nous, et qu’en combattant pour ma patrie, je ne sers pas le pays qui proscrit mon père.

— Au fait, cette douce assurance détruit tout ce qui pouvait entraver vos démarches et gâter votre bonheur. Cette madame de Beau*** a fait là une très-bonne action.

— Et qui lui répond de mon éternelle reconnaissance, reprit Gustave avec enthousiasme. J’en suis déjà tellement pénétré, que ne sachant comment la lui témoigner, j’ai fait danser toute la soirée sa fille.

— Quoi ! monsieur revient du bal ?

— Oui, certes, et d’un bal dont je n’aurais jamais soupçonné l’existence ; devine son nom ?

— Mais c’est probablement celui de quelque île de l’Archipel ; car maintenant tout s’arrange à la grecque.

— Non, ce bal-ci est tout à fait de circonstance, et tu ne te doutes pas sûrement des preuves qu’il faut faire pour y être admis.

— Sont-ce des preuves de noblesse ou de jacobinisme ?

— Ah ! vraiment, il faut bien d’autres titres !

— Puisque vous y avez été reçu, je devrais les deviner sans peine.

— Je suis forcé de t’avouer que je n’y suis entré que par contrebande ; madame de Beau***, désirant m’y conduire, s’est concertée avec son fils sur l’innocent mensonge à la faveur duquel elle me présenterait à cette joyeuse assemblée. J’étais témoin des débats ; et, tout bien considéré, il fut décidé qu’on tuerait mon père.

— Ah ! monsieur, que me dites-vous là ! mais c’est donc un bal d’assassins ?

— Tout au contraire, il s’appelle le bal des victimes, et fait les délices du faubourg Saint-Germain. Tu vas croire que je plaisante ; mais non. Je te jure sur mon honneur que ce bal est composé de personnes qui toutes ont à pleurer leurs parents les plus proches. Pour y être admis, il faut prouver que son père, sa mère, son grand-père, ou son aïeule, sont tombés sous la hache révolutionnaire. Les frères et les sœurs ne comptent pas ; bien moins encore les oncles et les cousins. Ainsi ce n’est qu’en justifiant d’un deuil de six mois qu’on peut être reçu dans cette société dansante.

— Convenez, monsieur, que tout ce que nos voyageurs racontent d’incroyable sur les usages de certains peuples et leurs divertissements bizarres n’approche pas de la singularité de celui-ci.

— Je voudrais savoir ce que penseront nos petits-neveux d’une époque qui leur offrira, parmi tant d’autres sujets d’étonnement et de scandale, la description d’un établissement de ce genre, où il n’était permis qu’au désespoir de se divertir ?

— Il est certain qu’au premier aperçu cela paraît étrange ; mais, en y réfléchissant, on finit par trouver assez naturel que tant de veuves et d’orphelins se réunissent pour se distraire de leurs regrets, sans qu’aucun d’eux ait le droit de reprocher à l’autre l’inconvenance de son plaisir. Au reste, ce bal est charmant, quoique le luxe en soit banni, mais une foule de jeunes personnes, parées seulement de leur fraîcheur, y jettent un éclat éblouissant : filles des premières familles de France, elles n’ont pas l’air de croire qu’il soit possible de regretter quelques biens tant qu’on possède la jeunesse et la beauté. Cette aimable insouciance ajoute beaucoup à leurs grâces naïves : on n’en voit point d’appliquées à étudier leurs manières dans le vil dessein de s’attirer les regards d’un homme plus riche qu’aimable. Toutes veulent plaire sans projet, sans calcul ; aussi paraissent-elles toutes ravissantes.

— Voilà, m’écriai-je, des victimes très-dignes de l’amour, et j’ai dans l’idée que monsieur pourrait bien en choisir quelqu’une pour son temple.

— Ah ! le ciel m’en préserve ! reprit en soupirant Gustave ; non, plus d’amour : ce cruel sentiment m’a déjà rendu trop malheureux, je n’y veux plus livrer mon cœur ; d’ailleurs, je le sens bien, Lydie y règne encore, et cependant je fais de véritables efforts pour l’oublier.

— Il ne faut pas en désespérer ; vous n’avez pas encore tenté les grands moyens.

— Oui, je te comprends ; mais vois quelle est ma faiblesse ; tout en désirant m’affranchir d’une chaîne dont je porte à moi seul tout le poids, je crains également que l’essai d’un nouveau bonheur augmente ou dissipe mes regrets. J’ai beau me répéter que les plaisirs dont le cœur ne se mêle pas n’ont rien de commun avec ceux qu’il éprouve, j’ai peur de découvrir qu’ils y ressemblent encore trop.

— Ah ! monsieur, dissipez cette crainte, je vous réponds de la différence ; mais ce sont de ces choses qu’on ne sait bien que par sa propre expérience ; et comme depuis le temps des Amadis, on ne voit plus les jeunes gens refuser toute consolation pour vivre ou mourir des rigueurs d’une ingrate, qui riait parfois secrètement de leur héroïque fidélité, je pressens. monsieur, que ce vain scrupule n’est plus que le dernier soupir de la vôtre.

Un sourire de Gustave fut la seule réponse à cette prédiction, que je ne croyais pas si près de s’accomplir ; mais, soit que l’occasion fût trop séduisante, ou que la nature, ennemie de toute perfection, ne voulût pas que mon maître offrît le premier modèle d’un amour sans reproche, il succomba : c’est dommage ; mais en amour comme en tout, les fautes sont inévitables :

    Nam vitiis némo sine nascitur : optimus ille est
    Qui minimis urgetur, etc.
                        Horat. Satirarum, lib. i.



XIX


La semaine suivante, Gustave fut entièrement occupé des devoirs que lui imposait d’avance son nouvel état, et des démarches relatives à l’affaire de son père. Il commençait à douter de la sincérité ou du crédit de madame de Beau***, lorsque je lui remis un matin la lettre qui contenait son brevet d’officier et la radiation du marquis de Révanne. On pense bien que cet heureux message valut un généreux pourboire à l’ordonnance qui s’en était chargée. Dans l’excès de sa joie, Gustave écrivit à la hâte quelques mots à sa mère ; puis, renversant tout ce qui était apprêté pour sa toilette, il s’habilla en deux minutes, et sortit au même instant pour aller remercier son aimable protectrice et le général B***. Il trouva ce dernier déjeunant avec une partie de son état-major et quelques amis, dont plusieurs étaient particulièrement connus de Gustave. Invité par le général, et du ton le plus cordial, à prendre place à côté d’eux, mon maître avait consenti à partager cet agréable repas. Chacun s’empressa de lui en faire les honneurs, car la manière franche et noble dont il venait d’exprimer sa reconnaissance au général, et l’accueil distingué qu’il en recevait, devaient nécessairement prévenir tout le monde en sa faveur.

Le premier moment passé, Gustave s’appliqua à découvrir, dans toutes ces personnes, l’ami le plus intime du maître de la maison ; mais il n’y vit que des camarades de gloire ou de plaisir.

L’un d’eux, remarquable par une figure mélancolique dont le regard langoureux, contrastant avec le malin sourire, prévenait de ses divers talents pour la tragédie, la romance et l’épigramme, animait la conversation générale de traits vifs et piquants, mais parfois un peu libres. Il est vrai qu’entre hommes on croit souvent pouvoir se dispenser de métaphores, lorsqu’il s’agit d’un conte plaisant, ou de l’aventure d’une femme galante ; et cependant, la délicatesse des mots sert plutôt qu’elle ne nuit un piquant du récit.

M. Le Blanc, ami de M. Merval, paraissait mieux pénétré que lui de cette vérité. Sa gaieté spirituelle touchait à tout sans rien blesser. Véritable épicurien, exempt d’envie, de prétention, et même du désir de faire valoir ses avantages et ses talents, M. Le Blanc semblait n’avoir acquis tant d’instruction en tous genres que pour mieux s’amuser.

C’est à cette innocente passion qu’il sacrifiait son temps, son esprit, et sa fortune. Avec un tel caractère, on ne manque pas d’amis ; aussi était-il recherché de tous ceux qui aiment à rire. Une seule manie le faisait redouter, c’était celle des mystifications, il n’avait sur ce point rien de sacré ; et, avec l’aide de son ami Musson, il aurait mystifié tous les grands de la terre, s’ils lui avaient fait l’honneur de dîner chez lui. Mais, chacun des gens de sa connaissance ayant à peu près subi l’épreuve, il en était réduit à chercher dans la province ou dans une autre classe de la société des victimes nouvelles. À force de s’en occuper, il venait d’en découvrir deux qu’il destinait à divertir ce jour même ses amis dans un souper joyeux dont quelques demoiselles de l’Opéra étaient appelées à soutenir la gaieté.

Le général B*** avait promis d’en être, et Gustave, prié avec instance de l’accompagner, avait répondu à M. Le Blanc qu’il se faisait quelques scrupules d’accepter son invitation, car il connaissait M. Musson, et ne pourrait par conséquent le prendre pour l’ambassadeur Turc. Cette plaisante discrétion fit rire tous les ci-devant mystifiés de M. Le Blanc ; et il fut décidé que mon maître serait admis au nombre des conjurés avant d’avoir été leur dupe.

Mademoiselle Aubry, grande et belle fille, alternativement transformée en déesse de la Raison dans les fêtes publiques, ou en altière Junon dans les ballets de l’Opéra, était une des nymphes choisies pour recevoir les hommages du faux ambassadeur. Mademoiselle Albertine M*** et quelques autres moins illustres devaient les partager ou les envier ; mais on comptait peu sur la crédulité de cette petite Albertine dont l’esprit malin se connaissait trop en ruse pour se laisser facilement abuser ; aussi M. Le Blanc s’était-il muni par précaution d’un pauvre petit vieillard, se disant homme de lettres, et plastron ordinaire de toutes les mauvaises plaisanteries de la société. Cette espèce d’imbécile, à qui l’on faisait tout dire et tout croire, avait pourtant fini par s’apercevoir à sa vingtième mystification que Musson se moquait de lui. Déconcerté par cet excès de finesse, M. Le Blanc s’était vu contraint de recourir à d’autres moyens pour tromper encore son nouveau Poinsinet ; et l’on verra quel doux expédient il avait imaginé pour y réussir.

Mon maître m’ayant parlé de ce qui se passerait au souper de M. Le Blanc, et des farces qu’on devait y jouer, je me réjouis d’en pouvoir être témoin, et m’engageai à tenir un sérieux imperturbable ; mais quelques mots de Musson me firent bientôt sentir la témérité de cette promesse. J’avais compté sur un de ces mystificateurs de profession, possesseurs de quelques rôles plus ou moins burlesques qu’on leur sait bon gré de répéter gravement, sans penser qu’ils n’ont pas plus envie de rire du rabâchage de leurs insipides bons mots que les gens qui les entendent pour la seconde fois. Mais M. Musson n’avait rien de commun avec ces bouffons-là. Indépendant par état, observateur par goût, malin par caractère, on s’apercevait sans peine, à la variété de ses plaisanteries, qu’il travaillait pour son plaisir. Enfin son talent tenait plutôt de la comédie que de la farce, et la manière dont il l’employait quelquefois à venger le mystifié de l’Amphitryon lui-même, en était une preuve évidente. Les sujets qu’on lui avait livrés ce jour-là ne méritaient pas de grands efforts de son imagination ; aussi lui avait-on demandé plus de folie que d’esprit. Talma, qui réunit dans le plus aimable caractère la mélancolie d’Hamlet à la gaieté d’un enfant, avait voulu assurer les triomphes du prince turc, en se chargeant du soin de son costume, composé en partie des plus beaux châles de l’Inde ; on avait rempli ses poches de petits flacons d’essence de roses et de pastilles du sérail : il en distribua plusieurs à ces demoiselles, qui ne doutèrent point, à ce début généreux, de l’authenticité des pouvoirs de ce grand ministre ; tant elles ont pour principe de ne croire qu’à ceux qui donnent !

En dépit de toutes les agaceries de ses rivales, mademoiselle Aubry fut placée à côté du Mamamouchi, comme étant celle dont la fraîcheur, l’embonpoint et les manières simples paraissaient le séduire davantage. Mon maître, instruit d’avance de ce choix flatteur, avait projeté d’en consoler de son mieux la charmante Albertine ; et, pour la convaincre de cette bonne intention, il lui avait dit en la conduisant à table :

— J’aurais parié que ce Turc se passionnerait pour cette grosse odalisque ; les gens de son pays n’achètent leurs maîtresses qu’au poids de leurs charmes, ils n’entendent rien à ceux d’une jolie taille.

Ce petit compliment détourné valut à Gustave un signe qui voulait dire, asseyez-vous auprès de moi.

Mademoiselle Albertine parut dès lors prendre un grand plaisir à sa conversation. Pendant qu’elle oubliait ainsi, en causant avec mon maître, tous ses droits sur le cœur du seigneur ottoman, il disait dans un baragouin moitié turc et moitié italien des choses si extravagantes, que l’on en riait aux éclats. Cette gaieté bruyante est favorable au mystère, et je l’ai vue souvent protéger un tête-à-tête sous les yeux mêmes du jaloux qui le redoutait. Je pense que mon maître profitait déjà depuis longtemps du bourdonnement de toutes ces voix réunies, pour se faire écouter particulièrement de mademoiselle Albertine, lorsque, après un entretien fort animé, et qui me donnait envie d’en apprendre le sujet, j’entendis ce dialogue.

— Non, vrai, c’est impossible,

— Et quel est donc cet invincible obstacle ?

— Mais vous le voyez d’ici.

— Quoi ! c’est ce grand monsieur poudré comme un marquis de comédie ?

— Oui, Dolivar, le riche fournisseur, tenez, celui qui parle maintenant.

— Ah ! si ce n’est que cela… dit Gustave en souriant.

— Comment, que cela, répéta mademoiselle Albertine ; mais c’est plus qu’il n’en faut pour déconcerter vos projets.

— Si vous vouliez me promettre de n’y pas apporter d’autre obstacle, celui-là ne m’embarrasserait guère.

— On voit bien que vous ne le connaissez pas.

— C’est donc un rival bien redoutable ?

— Je n’en sais rien ; mais c’est un ami précieux.

— Eh bien, il faut le garder comme un trésor, et le traiter en conséquence.

— Vous allez me prouver qu’il faudrait l’enterrer ?

— Pas tout à fait, mais le ménager.

— Pour cela, j’y consens.

Si c’est votre avis, commencez dès ce soir, en l’engageant à se retirer de bonne heure.

— Il n’y a pas moyen, vous dis-je, puisqu’il doit me reconduire.

— Eh bien, répondez-moi franchement ; s’il refusait aujourd’hui même le bonheur qui l’attend, pourrais-je y prétendre ?

— Quelle folie !

— Qu’importe ? dites oui, et cette folie vous amusera peut-être.

— Vous le voulez, j’y consens, reprit mademoiselle Albertine en souriant avec malice ; aussi bien n’est-ce pas m’engager beaucoup, car il n’est pas probable…

— Ceci me regarde, interrompit Gustave d’un air triomphant. Quant au reste, vous l’avez promis, je le veux, et M. Dolivar est trop honnête pour ne pas venir au-devant de nos désirs.

En ce moment il s’éleva une si vive querelle entre M. Merval et l’ambassadeur que chacun y prit part. Gustave, en ayant demandé la cause à un de ses voisins, apprit que M. Merval, chargé du rôle de compère, avait feint d’être importuné des hommages qu’on rendait à cet étranger, et surtout de l’attention que lui prêtait mademoiselle Aubry.

— Y pensez-vous ? lui avait-il dit à haute voix, comme certain que ce musulman n’entendait pas le français ; on vous invite ici pour vous occuper de tous ceux qui vous admirent (son regard désignait, en disant ces mots, le général B***), et vous n’écoutez que ce Turc. Je ne sais pas ce qu’il a pour vous de si amusant ; pour moi, je le trouve triste comme un bonnet de coton.

— Bonnet dé coton ! s’était écrié Musson, comme si on l’eût assassiné, che mi dice bonnet dé coton, giaour var sikter ! Birbante, ti faro chiamarmi bonnet de coton !

Et sa colère augmentant à chaque fois qu’il redisait ce fatal nom, il voulait à toute force plonger son poignard dans le cœur de M. Merval ; tandis que M. Le Blanc, occupé à défendre son ami de la rage du prince ottoman, s’écriait de son côté :

— Malheureux ! tu as donc oublié tout ce que veut dire d’affreux ce mot de bonnet de coton en turc ?

— Eh ! non, je ne l’ai pas oublié, répondait Merval d’un air furieux, car je ne l’ai jamais su ; mais quand il voudrait dire animal, butor, menteur, assassin, je n’en rabattrais pas d’une syllabe, et je le répéterai jusqu’à la mort, ennuyeux comme un bonnet de coton.

À ce terrible mot, l’ambassadeur s’échappe des bras de ceux qui tentaient de le retenir, s’élance sur Merval ; et la pauvre mademoiselle Aubry, croyant déjà voir le sang couler, se met à fondre en larmes, pendant que plusieurs de ses compagnes s’évanouissent. C’est alors que le général, trouvant que la scène se prolongeait trop, dit avec impatience :

— Eh ! mademoiselle, comment ne voyez-vous pas qu’on vous mystifie ?

— Cette brusque sortie mit fin au proverbe ; on se rassit tranquillement ; et Musson, rendu à lui-même, n’en fut pas moins divertissant. Il raconta des histoires, et chanta des couplets dont le vin de Champagne animait les refrains ; on commençait à déraisonner passablement, lorsque l’arrivée de trois gendarmes interdit tout à coup la délirante assemblée.

M. Le Blanc feignit d’en être consterné ; puis, s’adressant à ses gens, il demanda ce que voulaient ces messieurs. Alors un officier s’avance, et dit, en s’excusant de venir ainsi troubler la société, qu’il est porteur d’un ordre qui concerne un certain auteur nommé d’Aufreville, lequel doit se trouver parmi les convives.

— Que dit-il, s’écria au même instant un petit vieillard pâle et tremblant, que M. Dolivar s’empressa de faire taire, en lui disant d’un air sottement mystérieux ;

— Ne vous livrez pas.

— On vous a trompés, citoyens, répondit avec gravité M. Le Blanc ; personne ici n’a offensé le gouvernement et ne mérite…

— Cependant, monsieur, interrompit l’officier, il s’agit de vers très-audacieux contre l’autorité, et tout bon citoyen n’en peut protéger l’auteur.

— Maudite épître, murmurait à voix basse M. Le Blanc, j’avais bien prévu ce qu’elle lui coûterait.

Puis, se retournant vers l’officier :

— J’ignore de quel délit vous voulez parler, citoyen, mais vous trouverez bon que je n’en croie pas mes amis capables, et qu’à ce titre je ne les laisse pas arrêter chez moi.

— Oh ! ciel, que faites-vous ? s’écriait M. Dolivar, résister à la loi ! mais vous allez nous compromettre tous, mon cher Le Blanc ; il vaut mieux laisser M. d’Aufreville plaider lui-même sa cause, que de la gâter ainsi par des actes de violence.

— Je m’en moque, reprit M. Le Blanc ; il en arrivera ce qui pourra, mais je ne veux pas qu’on l’arrête ici.

— Ni moi non plus, dit Gustave en se levant pour aller protéger le petit auteur contre les gendarmes et la prudence de M. Dolivar.

Cet exemple de révolte est suivi par plusieurs personnes : on tombe sur les gendarmes ; M. Dolivar les défend ; Gustave, enchanté de pouvoir lui donner quelques taloches à la faveur du combat, s’en prend particulièrement à lui, et lui dit tout net, que se joindre ainsi à la force armée pour accabler un malheureux est le fait d’un lâche.

— Apprenez, monsieur, répond fièrement Dolivar, qu’on ne m’insulte pas impunément.

— Je l’espère bien, réplique Gustave ; et je serai à vous dès que j’aurai mis ces coquins à la porte.

Mais pendant ce colloque les gendarmes s’étaient esquivés, on avait fait passer le pauvre patient par une porte dérobée, les femmes s’étaient enfuies dans le salon, et il ne restait plus que le général, M. Le Blanc, et une douzaine d’amis qui se pâmaient de rire. En les voyant ainsi, M. Dolivar pensa qu’il pouvait abandonner son rôle, et avouer à Gustave que ces prétendus gendarmes étaient des amis déguisés pour effrayer M. d’Aufreville, et le dégoûter de la manie des vers, qu’enfin toute cette scène n’était qu’une plaisanterie.

Mais Gustave ne se contenta point de cette explication ; et, malgré les instances de plusieurs personnes, il persista à dire que M. Dolivar s’était trop amusé à le mystifier pour qu’il ne lui fût pas permis de prendre sa revanche.

— J’en suis fâché pour M. Dolivar, ajouta-t-il ; et si j’avais dix ans de plus, je lui pardonnerais de bon cœur ; mais il faut apprendre à ces parvenus qu’on ne se moque pas des jeunes gens qui entrent dans le monde aussi facilement que des filles de l’Opéra.

Le général, qui écoutait ce discours, et paraissait l’approuver, entraîna M. Le Blanc et Merval hors de la chambre, et leur dit :

— Laissez-les s’arranger.

Lorsqu’il fut bien démontré que la querelle ne pouvait se terminer à l’amiable, M. Samson, financier très-connu par sa supériorité dans les jeux gymniques, son zèle à obliger ses amis, et son habileté à diriger les affaires d’honneur, vint s’offrir pour régler les intérêts des futurs combattants. Mon maître, flatté de son aimable empressement, le choisit pour témoin avec un aide de camp du général. Les arrangements pris, l’heure fixée au lendemain matin, il fut convenu que chacun rentrerait dans le salon en laissant croire à tout le monde qu’il ne restait plus aucun ressentiment de cette dispute. Le général seul fut instruit de l’affaire qui en devait résulter ; mais mademoiselle Albertine, que l’aspect des gendarmes avait fait quitter la table bien avant l’altercation survenue entre Gustave et M. Dolivar, l’ignorait complétement ; et rien ne saurait peindre la surprise qu’elle montra, lorsque ce dernier lui dit :

— Qu’une affaire importante l’obligeant à partir le lendemain de grand matin pour la campagne, il ne pourrait la reconduire lui-même, mais qu’il allait lui envoyer sa voiture.

En finissant ces mots, il était sorti sans s’apercevoir du sourire malin qui trahissait le plaisir de Gustave.

Il faut avoir vingt ans, être amoureux et Français, pour sentir le prix d’un tour de cette espèce. Imaginer de se couper la gorge à sept heures du matin avec un homme que l’importance de ce rendez-vous doit naturellement faire renoncer à tout autre, profiter de la privation qu’il s’impose, lui souffler sa maîtresse en attendant le moment de lui disputer sa vie, voilà de ces voluptés inconnues des sages, et chantées par Tibulle dans ces vers élégamment traduits.

      Peu d’amants sont admis aux secrets de Vénus :
      Mais ceux qu’un lâche effroi n’a jamais retenus,
      Qui bravent et la mort et le fer homicide,
      Voilà ceux que défend son immortelle égide.

Mademoiselle Albertine, esclave de sa parole, se résigna de très-bonne grâce à la tenir ; mais ses plus doux moyens de séduction ne purent lui faire obtenir le secret de Gustave. Elle se perdait en conjectures pour deviner le motif des excuses de M. Dolivar ; il fallait à son avis que la cause fût grave, car c’était la première fois qu’il se dispensait d’un tel rendez-vous. À toutes ces suppositions, Gustave répondait par quelques folies.

— Pourquoi tant vous inquiéter, disait-il, eh bien, M. Dolivar est malade.

— Non, ce n’est pas cette raison, reprenait Albertine, puisqu’il part pour la campagne.

— En voulez-vous une meilleure ? c’est qu’il ne vous aime plus.

— Quoi ! en moins de trois heures ?

— Il ne vous en faut pas tant pour plaire ; mais sa voiture est là, vous savez qu’il a des chevaux admirables, et je me reprocherais de les faire attendre.

En finissant ces mots, Gustave offrit sa main à mademoiselle Albertine, et la conduisit dans l’antichambre, où il me donna l’ordre de faire préparer ses chevaux pour six heures du matin ; ensuite j’appelai les gens de M. Dolivar, mademoiselle Albertine s’élança dans son carrosse, Gustave s’y plaça près d’elle, et les coursiers rapides du malheureux rival, complices innocents de l’affront de leur maître, transportèrent bientôt dans l’asile des amoureux plaisirs ce couple d’infidèles.



XX


Le jour commençait à poindre ; je dormais profondément, quoique assez mal étendu sur un fauteuil dans la chambre de mon maître. Une voix me réveille en sursaut ; c’était la sienne.

— Allons, Victor, dépêche-toi : apprête tout ce qu’il me faut pour changer d’habit ; je n’ai pas un moment à perdre.

En disant ces mots, il arrangeait des pistolets et choisissait une épée ; à l’air d’indifférence qu’il avait en prenant de tels soins, je crus d’abord qu’ils étaient pour un autre ; mais un billet adressé à sa mère fixa bientôt mon incertitude. Il n’avait pu l’écrire sans émotion, et j’en vis encore les traces lorsqu’il me dit :

— Si je ne suis pas de retour à midi, tu porteras cette lettre chez M. de Léonville, et tu lui diras que je le prie de partir sur-le-champ pour la remettre lui-même à ma mère.

L’idée d’avoir peut-être à remplir cette triste commission me fit cruellement sentir à quel point j’étais attaché à ce brave, à cet excellent jeune homme ; et je ne saurais exprimer le sentiment que j’éprouvai lorsque je le vis partir si lestement pour le bois de Boulogne

La crainte de le troubler en lui dissimulant mal ce qui se passait dans mon ame m’empêcha de lui demander la permission de le suivre ; mais à peine fut-il monté en cabriolet, que je me rendis chez M. de Léonville pour lui parler du sujet de mon inquiétude ; il en parut aussi pénétré que moi, et me proposa de l’accompagner jusqu’à la porte Maillot, où nous attendrions des nouvelles de l’événement. Tout en s’habillant pour partir, il répétait sans cesse :

— Ne m’avoir pas choisi pour témoin ! c’est bien mal à Gustave ! mais il aura craint l’excès de mon amitié et peut-être ma prudence : si je connaissais au moins ceux qui décident dans cette affaire.

J’en ignorais tous les noms, excepté celui de l’adversaire, et je ne pus rassurer M. de Léonville sur la crainte de voir les intérêts de Gustave mal défendus.

Arrivés à la porte du bois, nous mîmes pied à terre, et après nous être informés de la route qu’avait prise le cabriolet que nous venions de désigner, nous nous décidâmes à la suivre, car l’agitation de M. de Léonville ne lui permettait pas de rester en place ; il marchait à grands pas, et ne rompait le silence que pour demander aux paysans qui se rendaient au marché de Paris s’ils n’avaient pas rencontré les gens que nous cherchions ; les uns disaient oui sans réfléchir, et il se trouvait que c’était une voiture à six chevaux de poste qu’ils venaient de voir passer ; d’autres n’avaient rien vu, ou bien ne nous comprenaient pas ; enfin une laitière dont j’arrêtai la charrette nous dit qu’en revenant de Passy, elle avait remarqué un grand monsieur suivi de deux hommes portant une civière, et qu’ils se dirigeaient du côté du Ranelagh. Ce renseignement n’était pas fait pour nous tranquilliser ; mais je ne sais quelle terreur m’ôta toute envie d’en obtenir d’autres. En traversant l’allée qui conduit à Longchamp, j’aperçus le cabriolet de mon maître, et je courus à toutes jambes vers Germain, dans l’espoir d’apprendre quelque chose de lui ; mais il ne savait rien, si ce n’est qu’après avoir entendu deux coups de pistolet, un homme qu’il ne connaissait pas était venu prendre un paquet dans la voiture qui se trouvait à quelque distance de la sienne.

— Et tu n’as pas demandé qui était blessé ? lui dis-je, bouillant d’impatience.

— Non vraiment, j’avais ordre de ne pas bouger de là ; mais si vous n’avez pas peur d’être grondé, allez-y voir vous-même, ils ne sont pas loin d’ici.

Pendant que j’écoutais ce nigaud, M. de Léonville m’avait devancé, je le voyais près d’atteindre un groupe d’hommes qui paraissaient tous occupés à secourir la même personne. N’osant trop approcher d’eux, je me tins à l’écart ; mais sans perdre de vue M. de Léonville, dont le premier mouvement allait combler ou dissiper mon inquiétude. Je respirai quand je le vis considérer tristement celui qu’on transportait. Est-ce ainsi qu’il eût abordé Gustave ? En effet, c’était ce pauvre M. Dolivar qui, ayant reçu une balle dans la cuisse, avait désiré qu’on le transportât à Passy chez un de ses amis pour lui épargner les souffrances d’un plus long trajet. Gustave aidait à le soutenir du seul bras dont il pût disposer ; car il avait été blessé à l’autre du premier coup tiré par M. Dolivar ; et tous vantaient le courage qui lui avait fait surmonter la douleur de cette blessure pour s’en venger plus sûrement.

Dès que M. Dolivar fut confié à son ami et au chirurgien qui devait le panser, Gustave et ses témoins revinrent auprès de M. de Léonville. Il était resté dans le bois ; je l’avais rejoint ; et je jouis du plaisir de le voir embrasser son jeune ami avec toute la tendresse d’un frère.

— Mais par quel hasard vous trouvez-vous ici ? dit Gustave ; j’avais pourtant bien pris toutes mes précautions pour vous éviter.

— Il est certain que sans le zèle de ce brave garçon, dit M. de Léonville en me montrant, le meilleur de vos amis aurait été le dernier instruit de l’événement.

— Ce bon Victor m’a trahi ; j’aurais dû le deviner, reprit Gustave en s’approchant de moi, tandis que M. Samson racontait avec enthousiasme les détails de l’affaire à M. de Léonville. D’après ce récit, que le colonel Durocber appuyait du plus flatteur témoignage, mon maître venait de s’acquérir de nouveaux droits à l’estime des gens d’honneur par une conduite aussi ferme que généreuse ; mais il commençait à souffrir vivement de son bras, et je fus envoyé chez l’ami de M. Dolivar pour y chercher le chirurgien. Je le ramenai bientôt dans l’auberge où ces messieurs avaient fait préparer un déjeuner. Il nous dit que M. Dolivar ne serait point estropié, mais qu’il se ressentirait longtemps de sa blessure ; que celle de Gustave n’était que douloureuse, et le forcerait seulement à porter plusieurs jours son bras en écharpe.

De retour à Paris, M. Samson raconta l’aventure à tant des gens de sa connaissance, qu’en moins de deux heures elle fut le sujet de toutes les conversations ; et le soir même, dans les coulisses de l’Opéra, un des courtisans de mademoiselle Abertine, s’étant empressé de la lui apprendre au moment où elle allait danser son pas de trois, un évanouissement subit l’empêcha de paraître.

— Ah ! le monstre ! s’écria-t-elle en reprenant ses sens, voilà donc la cause de ce mystère ! je ne veux plus le revoir de ma vie.

Et, tout en se livrant à son désespoir, mademoiselle Albertine rajustait non costume. Les sensibles témoins de cette scène voulaient ramener chez elle l’amante désolée pour lui prodiguer les soins dus au malheur ; mais M. G***, grand-maître des ballets, très-endurci contre les chagrins de ce genre, exigeait qu’on rétablît à la fin du troisième acte le pas de trois que le public demandait à grands cris ; et, malgré le conflit de sentiments qui agitaient le cœur de mademoiselle Albertine, elle se vit obligée de reprendre le cours de ses pirouettes ; mais ce ne fut pas sans les entremêler de questions sur l’état de ce malheureux Dolivar, dont la vie lui était pour le moment si chère, qu’elle disait très-justement :

— Sans lui, je ne pourrais exister.

Cependant à travers ces nobles regrets il se mêlait de certaines réflexions assez favorables au vainqueur de M. Dolivar ; et si la reconnaissance ou l’intérêt avait parlé moins haut, le jeune militaire l’aurait probablement emporté sur le riche fournisseur ; mais l’amour doit céder au devoir : c’est une sentence d’Opéra qui n’est plus guère respectée que dans son empire. C’est là qu’on voit la beauté résister au penchant, sacrifier le plaisir, dompter la passion, et tout cela pour l’amour de l’or. Vraiment la vertu ne ferait pas mieux. Tel qu’il était, ce beau sentiment valut une lettre d’imprécations à mon maître, et la défense de se présenter devant celle qu’il venait peut-être de livrer à une éternelle douleur. Ce congé déplut fort à Gustave ; il pensa que les bonnes grâces de mademoiselle Albertine lui avaient été trop bien acquises pour n’y pas conserver des droits ; et son amour-propre se promit tous les plaisirs d’une douce vengeance.



XXI


Alméric toujours très au courant des nouvelles de Paris, apprit bientôt que son ami s’était battu ; mais comme on ne lui mandait rien du résultat de cette affaire, il se rendit chez madame de Révanne pour en savoir davantage. Il la trouva occupée à lire une lettre de Gustave, et présumant qu’elle disait quelque chose du sujet qui l’amenait, il en parla sans détour ; mais dans la crainte de l’inquiéter, Gustave n’en avait pas fait mention à sa mère ; et ce silence lui parut la preuve évidente du malheur qu’elle supposait. Bien que cette lettre, entièrement écrite de la main de son fils, dût la rassurer, elle se persuada qu’il était blessé dangereusement ; tourmentée de cette idée, elle ordonna en moins d’une heure les préparatifs de son départ, embrassa Lydie, et se mit en route. Nous la vîmes arriver, accompagnée d’Alméric et de M. de Saumery, huit jours après l’aventure de son fils. On n’y pensait déjà plus ; mon maître était rétabli de sa blessure, celle de M. Dolivar commençait à se fermer, et les plaisirs du carnaval étaient la seule affaire sérieuse qui occupât la bonne compagnie de Paris. Gustave s’y livrait avec d’autant moins de réserve, qu’il savait bien n’en pouvoir jouir longtemps ; et sa mère, charmée de le voir se distraire des chagrins d’un premier amour, l’encourageait elle-même à profiter des occasions de s’amuser. Elles s’offraient en foule, et la maison de la marquise réunissait presque tous les soirs l’élite des personnes les plus distinguées en tous genres. Parmi tant de femmes agréables, on s’étonnait de ne pas apercevoir madame de Civray ; mais quand on en faisait la remarque, madame de Révanne répondait que la santé de sa nièce ne lui permettait pas de quitter la campagne cette année. En effet la pauvre Lydie était depuis deux mois bien souffrante ; et sa tante n’était restée aussi longtemps près d’elle que pour l’aider à supporter ses maux avec plus de courage. Cependant l’ingrat qui les causait sans le savoir commence par lui en faire un crime ; et ce qui aurait dû l’attacher plus que jamais à ses premiers liens fut ce qui acheva de les rompre.

L’ancienne amitié de la marquise pour madame de Beau***, augmentée par la reconnaissance, devint encore plus intime. Ces dames se voyaient journellement ; mais le général B***, quoique flatté des prévenances de madame de Révanne, y répondait rarement. N’ayant ni le goût ni l’habitude du monde, il y portait une contrainte qui ne lui permettait pas d’y paraître à son avantage : le moindre incroyable y brillait plus que lui, et regardait avec pitié son air embarrassé. Cet injuste dédain blessait l’amour-propre du général, et comme rien n’est plus insupportable que le triomphe des gens que l’on suppose d’un mérite très-inférieur au sien, il fuyait les salons où il se sentait également importuné par la supériorité de quelques hommes et la médiocrité des autres.

Celui de madame de Beau***, chez laquelle il était sans cesse, commençait pourtant à se meubler de personnages marquants ; mais le sentiment dont elle ne se cachait plus imposait à ses amis une certaine condescendance pour celui qui en était l’objet ; on s’occupait de lui plaire. Ces soins le mettaient à son aise ; alors, causant avec assurance, ses questions bizarres, ses réponses piquantes, ses réflexions profondes, et ce je ne sais quoi de mystérieux répandu sur toute sa conversation, la rendaient si attachante, qu’elle était recherchée de tous ceux qui en connaissaient l’intérêt et désiraient en deviner le but.

Parmi tant de jeunes poëtes et de compositeurs dont les talents ont depuis illustré la France, il avait particulièrement choisi le célèbre Méhul pour confident de ses rêveries mélancoliques. L’esprit cultivé, le noble caractère et le sombre génie de l’auteur de Stratonice flattaient ses goûts en forçant son estime. Il ressentait pour lui cette crainte et ce respect qu’inspire la vérité ; aussi resta-t-il son ami tant qu’on put la lui dire.

Dans ce monde frivole, où l’on ne s’aperçoit que de ce qui blesse, et où les mauvaises actions trouvent souvent plus d’admirateurs que les bonnes, à peine a-t-on cité la conduite de ces hommes distingués qui, séduits par le mérite et la gloire, cessèrent d’approcher le héros dès qu’il fallut encenser le despote. Méhul fut de ce petit nombre, et chacun sait qu’il eut autant que Ducis (et quelques autres que je n’ose nommer) les honneurs de la retraite ; car il fut regretté de celui qui ne demandait qu’un signe d’approbation pour prix des plus grands bienfaits. Mais il fallait opter entre l’estime et la faveur, et Méhul ne balança point. J’ai cru devoir rapporter ce fait, qui suffirait pour illustrer sa vie, en cet instant même où la mort le livre à la postérité ; peut-être dira-t-elle un jour, comme nous, en parlant de ce grand maître dont la philosophie égalait le talent : Honneur à celui qui fut l’ami du général sans devenir le courtisan du prince !



XXII


C’était le temps de ces brillants, concerts de Feydeau, où les jolies femmes de Paris venaient montrer l’élégance de leur nouveau costume à une foule d’amateurs, attirés par le double attrait d’une belle réunion et d’une musique ravissante. J’entendais nos oracles du goût vanter chaque jour le talent de Garat ; et, désirant juger par moi-même des miracles de cet Orphée moderne, je profitai d’un soir où j’étais libre pour aller l’entendre. Paré de mon plus bel habit, il me vint à l’idée de réparer momentanément envers moi l’injustice de la fortune, et je me plaçai sans façon au même rang que ceux qu’elle favorise. Cet honneur ne me coûta que l’échange d’un assignat contre un autre, et certes pour ce que ce papier devait bientôt valoir, je n’en pouvais faire un meilleur usage. Me voilà donc établi à l’orchestre à côté d’un grand homme maigre dont la coiffure et les manières semblaient avoir traversé la Révolution sans avoir subi le moindre changement. À ses fréquentes salutations, je vois qu’il connaît beaucoup de monde ; on lui parle de tous les côtés ; il répond d’une voix enfantine aux reproches qu’on lui adresse, dit mahame aux femmes, mon cher aux hommes, à l’un qu’il est maladret de ne pas l’avoir rencontré, à l’autre qu’il a crevé un geval pour l’aller voir, et cent petits mots de ce genre qui suffisent pour instruire chacun du temps et du lieu où l’on a vécu.

J’avais grand désir d’entrer en conversation avec un voisin aussi répandu ; mais je n’osais lui adresser la parole avant de lui avoir inspiré quelque considération pour moi, soit par une politesse ou une simple réflexion qui lui prouverait mon savoir-vivre. Un jeune homme placé à ma gauche servit merveilleusement mes projets, en me faisant plusieurs questions sur des personnes distinguées qui arrivaient dans une loge, et que je me trouvai connaître pour les avoir vues souvent chez madame de Révanne.

L’ex-vicomte de S*** ne pensa point qu’on pût savoir les noms de tant de gens comme il faut sans être dans leur intimité, et dès ce moment il me traita avec une sorte de confiance qui voulait dire : Je le vois bien, vous êtes des nôtres.

L’erreur était flatteuse ; et je ne songeai plus qu’à la prolonger en jouant de mon mieux le rôle de ci-devant. À la faveur de quelques regrets sur le temps passé et de beaucoup d’épigrammes sur le temps présent, l’illusion fut complète ; mon plus jeune voisin la partagea aussi, et il s’établit bientôt entre nous trois un certain commerce de médisance, où la gaieté mit encore plus de fonds que la malice.

      Innocuos censura potest permittere lusus.

M. de L*** qu’un de ses amis appela par son nom fort à propos pour me l’apprendre, nous confia qu’il arrivait du Bengale, et que deux années de séjour dans ce beau pays l’avaient singulièrement arriéré sur la chronique scandaleuse du nôtre. Le vicomte s’offrit de bonne grâce pour le remettre au courant des aventures qui forment la partie essentielle de l’instruction d’un homme du monde ; et je profitai de ce cours d’histoire, tout en me donnant les airs d’une personne à laquelle on n’apprend rien de nouveau. L’érudition du professeur était profonde ; il savait le nom de tous les parvenus, les succès de nos fats, les faiblesses de nos belles ; et il les racontait avec beaucoup d’esprit. Le disciple, qui en avait encore plus que le maître, m’amusait infiniment par ses réflexions piquantes.

— Quoi ! disait-il, ce beau monsieur qui s’étale dans cette loge auprès de cette jeune grecque si richement parée, était l’année dernière un perruquier ?

— Oui, vraiment, répondait le vicomte ; et j’ai même eu l’honneur d’être coiffé par lui peu de mois avant qu’il fît l’acquisition du plus bel hôtel de Paris.

— Et que peut-il faire, dites-moi, d’un si magnifique palais, quand il en a peigné les allées du jardin ?

— Mais il y donne des fêtes.

— Ah ! je comprends. Il en a fait une guinguette.

— Non, vous dis-je ; c’est un palais enchanté, où la richesse et l’élégance des ornements semblent demander pardon pour la rusticité du maître.

— Et qui est-ce qui voit tout cela ?

— Mais ce qu’on nomme aujourd’hui la bonne compagnie De tout temps la fortune a produit ce miracle, qu’a fort bien, secondé l’adresse du nouveau Figaro, en répandant le bruit qu’il n’admettrait à ses bals que de jolies femmes et des hommes distingués. Vous pensez bien que, pour donner quelque confiance dans ces nobles projets, il a commencé par chasser de chez lui ses camarades. Parents, vieux amis, tout a disparu.

— Très-bien, voilà déjà des manières d’ambassadeur.

— Pour achever son éducation, il vient de charger mon libraire de lui composer une bibliothèque et j’ai lu ce matin même la liste des principaux auteurs qu’il demande, à la tête de laquelle on lit un Bouffon, un Razine, et un Vortère. F. Didot, qui a plus qu’un autre le droit de se révolter contre l’ignorance, avait envie de lui répondre qu’il ne connaissait aucun de ces messieurs-là ; mais je l’ai engagé à respecter tant d’innocence.

L’arrivée d’une grande Hollandaise, dont les bras complétement nus rappelaient un peu trop les beaux jours de la Grèce et de Rome, captiva à son tour l’attention de nos voisins, qui se reporta le moment d’après sur une femme que sa mise extraordinaire faisait autant remarquer que sa beauté. Un petit fichu posé à la créole faisait tous les frais de sa coiffure ; et une robe à l’enfant complétait ce costume, dont l’élégante simplicité n’était peut-être qu’une ruse de la coquetterie. Des yeux souvent baissés, un sourire ingénu, une bonté naïve, si difficile à conserver dans le grand monde, venaient d’acquérir à cette jolie personne une réputation d’imbécillité que les femmes, jalouses de ses agréments, n’avaient pas envie de détruire ; mais elle était loin de la mériter, et c’est une justice que le vicomte de S*** se plaisait à lui rendre.

— Enfin la voilà, s’écria-t-il en apercevant madame T***, sur laquelle tous les yeux se portaient, convenez que celle-là est la plus belle. Mais quel est ce jeune homme qui lui donne la main ?

C’est, répondis-je, M. de Révanne.

— Quoi ! le fils de la marquise ? celui qui s’est battu dernièrement pour enlever la petite Albertine au financier Dolivar ?

— Précisément.

— Ah ! je suis bien aise de le voir. J’ai beaucoup connu son père : il venait souvent chez Julie, avant qu’elle fût devenue patriote.

— Quelle Julie ? demandai-je.

— Mais celle dont l’esprit n’est pas moins célèbre que le talent de son mari, madame Talma enfin. Son salon était autrefois le rendez-vous des gens les plus aimables de la cour ; mais depuis qu’elle a donné dans le travers de la liberté, elle ne reçoit plus que des orateurs, des publicistes, tous gens qui peuvent avoir beaucoup de mérite, mais qui ne vont pas avec nous autres.

— Gardez-vous bien d’en dire du mal, me dit tout bas M. de L*** ; je me souviens que le vicomte en a été fort amoureux.

La recommandation était inutile ; car je n’avais entendu parler de cette dame que par M. de Léonville, qui la citait parfois comme un exemple de la considération qu’on pouvait acquérir dans toutes les classes de la société, par un esprit transcendant et un noble caractère.

— Je ne suis pas si intolérant, répondit M. de L*** ; les orateurs, les publicistes, et même les philosophes, ne me feraient pas déserter le salon d’une ancienne amie, et il a fallu mieux que cela pour m’éloigner de celui de cette grosse républicaine, que vous voyez là tout à côté de la belle duchesse d’A*** son amie. Le plaisir de rencontrer chez elle cette aimable personne, et plus encore celui d’y causer avec des hommes d’un vrai mérite, tels qu’Alexandre de L***, Duport et Barnave, me ramenait souvent dans cette société, où l’on riait de la maîtresse de la maison, même à sa barbe. Malgré tant de sujets d’amusements, j’ai cessé d’y retourner depuis un certain jour où elle m’a fait dîner familièrement avec Robespierre ; j’avoue que l’aspect de ce terrible convive triompha de mon appétit et même de mon courage, car je me réfugiai dans l’Inde pour lui échapper. Il paraît que madame de L***, sans aller se cacher si loin, a su braver sa férocité. Cela m’étonne, car il avait des obligations à sa famille.

Les premiers accords d’une symphonie d’Hayden interrompirent cette conversation, que le vicomte aurait continuée sans scrupule, si M. de L*** ne lui avait témoigne le désir d’écouter ce chef-d’œuvre avec toute l’attention d’un véritable amateur. L’ensemble de cet orchestre formidable me parut merveilleux. Le public applaudit faiblement au concerto de flûte qui succéda à ce premier morceau ; mais, pour me servir d’une expression du fameux docteur Gall, je n’ai pas l’organe du concerto, et ceux des instruments à vent m’ont toujours paru d’un effet désagréable. La flûte, le hautbois et la clarinette, sont les membres élégants d’un corps de symphonie qui perdent trop à être détachés, et quand je les entends isolément, il me semble voir un pas de ballet dansé par une seule jambe. Enfin le flûteur ennuya et madame Scio qui le remplaça eut besoin de toute la sensibilité qui caractérisait son talent pour tempérer un peu l’impatience du public, qui ne respirait qu’après l’instant où paraîtrait Garat. Un vacarme à faire éclater les voûtes de la salle m’avertit bientôt de sa présence. Je trouvai que cet excès d’enthousiasme tenait de la folie, et je disais tout bas :

       ………… Si votre ramage
      Est semblable à votre tapage,
   Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.

— Mais voyez donc quelle cravate, disait-on près de nous, et ce petit gilet qui ressemble à une pièce d’estomac : c’est une vraie caricature.

— Eh ! qu’importe, répondait M. de L*** avec humeur ; vous n’êtes pas venu ici pour juger de sa toilette ; et, lors même qu’il serait un peu ridicule, laissez-le jouir d’un droit qui appartient aux grands talents.

Celui de Garat était de force à braver l’ironie des plus malins. La pureté de ses accents, la chaleur de son expression, s’emparaient si vivement de l’âme, qu’on était ému avant de songer à juger sa méthode ; et quand il chantait la scène d’Orphée aux enfers, il réalisait cette belle fiction en charmant jusqu’à la critique. J’avoue qu’après avoir blâmé l’excès des applaudissements qui l’avaient accueilli, je lui en prodiguai de plus vifs encore. On conçoit qu’une telle admiration lui ait inspiré le désir d’y répondre en formant chez nous une école de chant semblable au Conservatoire d’Italie ; c’est à cette institution si longtemps dirigée par nos grands maîtres que nous devons, non-seulement les talents qui font aujourd’hui la gloire de nos théâtres, mais ce goût pour la bonne musique qui nous fait, apprécier également celle des Italiens et des Allemands, et qui nous conduira sans doute à réunir dans nos compositions le mérite de leur différent génie.

Après la première partie du concert, il se fit un grand mouvement dans la salle, les loges se vidèrent tout à coup, et les corridors se remplirent d’élégantes et d’admirateurs qui consacraient alors le temps des entr’actes à se passer mutuellement en revue ; ce devoir satisfait, le bon ton exigeait qu’on rentrât dans sa loge en faisant le plus de bruit possible pour être mieux remarqué des spectateurs, que la crainte de perdre leur place empêchait de la quitter. L’absence de presque toutes les femmes pendant cet intervalle m’en fit d’autant plus observer une fort jolie, qui, moins agitée que les autres de la fureur de se montrer, était restée tranquillement auprès de sa vieille compagne. Le parterre la récompensait de cette bonne action par l’éloge répété de son charmant visage, où la modestie se mêlait à la grâce. Un trouble apparent la rendait encore plus attrayante, et chacun l’attribuait aux regards qui se portaient sur elle ; mais ceux du public n’en étaient pas seuls la cause ; je m’en doutais : et, voulant découvrir l’objet d’un si doux embarras, mes yeux se tournèrent du côté opposé, où la vue d’un jeune homme à moitié caché derrière une colonne m’expliqua le mystère. Le soin qu’il prenait de se tenir dans l’ombre m’empêcha quelque temps de le reconnaître ; mais c’était bien lui, je ne pouvais m’y tromper : c’était Gustave.

Cette découverte ajouta beaucoup d’intérêt à celui que m’inspirait la dame ; j’accablai mes voisins de questions sur son compte, et j’appris qu’elle était femme d’un général vieux et jaloux, qui l’avait recommandée à la surveillance d’une vieille parente pendant qu’il se battait à l’armée d’Italie. En zélé confident, je méditais déjà quelque bon tour pour tromper la duègne, lorsque le vicomte me dit qu’il savait d’un de ses amis, que le général Verseuil avait écrit à sa femme de venir le rejoindre dès que la saison permettrait de se mettre en route.

Eh bien, tant mieux, pensai-je, si jaloux que soit un mari, il est toujours plus facile à conduire que ces Argus femelles dont l’expérience prévoit tout.

Ce roman me divertissait d’avance ; l’idée de le raconter à mon maître avant même qu’il en eût formé le plan me promettait autant de plaisir qu’à lui ; mais, pour livrer mon imagination à cette nouvelle conception, il fallait au moins savoir quelque chose des sentiments du héros et de l’héroïne, et c’est ce que le duo d’Armide ne me laissa pas longtemps ignorer. Ce chef-d’œuvre d’amour, chanté par Garat et mademoiselle de Valbonne, justifiait assez la crainte qu’éprouva Gluck après l’avoir composé : Je viens de me damner, dit-il, et je pense qu’il aurait pu ajouter, avec beaucoup d’autres ; car indépendamment de son salut qu’il croyait hasardé, cette tendre production a troublé le repos de plus d’une âme. La musique est souvent complice de l’amour ; et des yeux qui se rencontrent au moment où les plus douces voix répètent, aimons-nous, sont déjà sous le charme.



XXIII


— Eh bien, me dit Gustave en rentrant, es-tu content de ta soirée ?

— Mais, répondis-je, j’ai vu des choses fort amusantes.

— Ah ! tu vas au concert pour voir, toi ?

— Quand cela serait, je ferais comme bien des gens.

— Il faut être juste, il s’en trouve peu de cette espèce les jours où Garat chante ; rien ne distrait du plaisir de l’entendre.

— Non ; mais on y peut joindre celui de contempler de jolies femmes, n’est-ce pas 9

— Et s’en est-il trouvé beaucoup du goût de M. Victor ?

— Ah ! je suis assez difficile ; cependant j’en ai remarqué deux ou trois qui m’ont paru dignes de mon suffrage.

— Je leur en fais mon compliment ; madame M*** est sans doute du nombre ?

— Non, je n’aime pas la beauté imbécile.

— Ah ! tu veux aussi de l’esprit.

— Pourquoi pas ? Les visages spirituels ne sont point rares en France, et il faut avoir bien du malheur pour en rencontrer un si stupide ; mais vous avez sans doute été frappé autant que tout le monde de celui d’une jeune femme dont chacun parlait à côté de moi.

— Eh ! qu’en disait-on ? demanda vivement Gustave.

— Mais ce qu’on dit de toutes les jolies femmes, du mal et du bien.

— Du mal ? et que lui reprochait-on ?

— Son vieux mari.

— C’est un malheur cela, mais ce n’est point un crime.

— Ah ! monsieur, ce malheur-là mène à tout.

— Eh bien, qu’est-ce que cela te fait ?

— Comment voulez-vous que je prévoie sans frémir, dis-je avec emphase, les combats que va livrer l’amour à cette tendre victime de l’avarice ; car c’est toujours la tyrannie des parents qui forme de semblables unions. Que de séductions à fuir, de menaces à braver, de sentiments à contraindre ! Encore si la victoire récompensait tant de peines !

— Quel accès de morale ! Est-ce à l’orchestre du théâtre Feydeau que tu as puisé tout cela ?

— Il s’y disait vraiment des choses tout aussi sages. Par exemple, on trouvait que madame de Verseuil, malgré son air modeste, regardait un peu trop tendrement un jeune homme placé dans une loge en face de la sienne.

— Allons, tu plaisantes.

— Non, je vous le jure ; on allait même jusqu’à prétendre que de tels regards étaient trop encourageants pour n’être pas compris ; et de bonnes âmes s’apitoyaient déjà sur le sort de cet honnête mari.

— Garde-toi bien de répéter ces folies ; elles pourraient me devenir funestes ; car tu sauras que le général B***, qui vient d’être nommé commandant en chef de l’armée d’Italie, m’a recommandé particulièrement au général Verseuil, et que je vais lui être attaché ; devine à quel titre ?

— Ah ! je ne le devine que trop. Le pauvre homme !

— Trêve de mauvaises plaisanteries ; j’ai été porté ce matin même sur la liste de ses aides de camp ; et c’est en cette qualité que je ferai demain ma première visite à sa femme. On la dit fort aimable.

— Et gardée avec toutes les précautions de la jalousie.

— Cependant je l’ai vue l’autre soir au bal de Richelieu ; Alméric en paraissait fort occupé ; je sais qu’elle lui a demandé mon nom, et qu’après le lui avoir dit, il lui a confié avec mystère que j’étais passionnément amoureux de madame T*** : je ne comprends pas trop le motif de ce mensonge.

— C’est une malice qui tournera contre lui, j’en suis certain ; comment ne sait-il pas que le plus grand plaisir des femmes est de rendre un amant infidèle !

— Ah ! je ne veux pas croire à ce mauvais sentiment, reprit Gustave ; et si madame de Verseuil en pouvait être capable… Mais, non, j’aurais honte de le supposer… Au reste, ajouta-t-il après un moment de réflexion, peu m’importe de savoir les secrets de son cœur, je n’y ai point de droits… je n’y en aurai probablement jamais… Ainsi n’en parlons plus.

Ces derniers mots furent prononcés du ton que l’on mettrait à s’ordonner un sacrifice et Gustave, entama le récit de ce dernier bal en affectant de vanter les charmes des femmes qui s’y trouvaient, comme pour essayer de se prouver à lui-même que toutes avaient autant de part à son souvenir que madame de Verseuil.

Cependant la visite du lendemain l’occupa jusqu’au moment où il se rendit chez madame d’Olbiac, cette vieille sœur du général Verseuil, commise par lui à la garde de sa femme. Gustave en fut accueilli très-poliment ; mais elle lui dit que sa belle-sœur, retenue dans son appartement par une légère indisposition, n’était pas visible ; ensuite, parlant de son prochain départ pour Nice, elle fit valoir l’amitié qui l’engageait à braver les fatigues d’un long voyage, pour conduire sa chère Athénaïs à son mari. Gustave, bien loin de lui dissimuler les dangers d’une telle entreprise, lui raconta l’aventure de plusieurs voyageurs dévalisés sur cette route, et finit par lui offrir de lui servir d’escorte. La vieille le remercia d’un air embarrassé, et répondit qu’un colonel des amis de son frère ayant promis de les accompagner, elles seraient en sûreté.

D’ailleurs, mon frère peut encore changer d’avis quand il recevra les ordres du nouveau général en chef ; les ordres, répéta-t-elle avec un sourire dédaigneux. Convenez qu’il est un peu dur d’obéir à ceux d’un jeune homme de vingt-six ans, quand on en a presque autant de service, que l’on commande soi-même, et que l’on contient depuis si longtemps une armée qui manque de tout ; car ne vous attendez pas à y trouver la moindre ressource en aucun genre ; mais nous verrons comment ce petit caporal conduira cette troupe de soldats à moitié nus et souvent révoltés. À son âge, on ne doute de rien ; je gage qu’il se croit déjà le vainqueur de l’Italie, comme s’il n’avait qu’à se montrer pour soumettre ce pays, si justement appelé le tombeau des Français.

Gustave attendit la fin de cette tirade, où l’envie se cachait sous l’amour fraternel, pour prendre congé de madame d’Olbiac. Il la pria de témoigner tous ses regrets à madame de Verseuil ; mais lorsqu’il descendit, il fut bien étonné de l’apercevoir elle-même à travers les fenêtres d’un appartement très-éclairé qui donnait sur la cour. Elle paraissait causer debout et très-vivement avec plusieurs personnes qu’une partie des rideaux empêchait de distinguer. Elle riait ; ses gestes étaient fort animés, et toute son attitude démentait la prétendue maladie dont sa belle-sœur l’avait si gratuitement accablée. Gustave, arrêté sur les dernières marches du perron, et les yeux attachés sur ces fenêtres, oubliait que sa voiture était avancée, et n’entendait pas un mot de toutes les invectives que Germain adressait à son cheval, qu’on ne pouvait retenir. Enfin l’animal fougueux est prêt à tout renverser ; Germain s’en effraye, et ses cris réveillent son maître, qui l’accuse avec humeur de ne l’avoir pas prévenu qu’il était là. En vain le pauvre garçon se justifie ; Gustave veut qu’il ait tort ; il est dans cette disposition d’esprit où c’est une bonne fortune que d’avoir un valet à gronder et un cheval à réduire.



XXIV


J’eus, comme un autre, ma part de l’effet de cette visite : Gustave me chercha querelle sur ce que je lui avais dit de madame de Verseuil, me défendit de lui en reparler, et me témoigna le désir de retarder notre départ de quelques jours pour ne pas la rencontrer en route.

— Car il serait par trop désagréable, ajouta-t-il, d’avoir à supporter l’humeur jalouse d’un mari dont on n’aime pas la femme.

Le raisonnement était sans réplique ; et je tombai d’accord que, pour souffrir patiemment les soupçons d’un jaloux, il fallait les mériter.

Peu de temps après, Gustave changea de langage ; il avait rencontré madame de Verseuil chez madame de Beau*** le jour même du mariage de cette dernière avec le général B*** ; et quelques mots dits sur le regret de n’avoir pas prévu la visite de M. de Révanne, dont on aurait bien sûrement inscrit le nom sur la liste des personnes qu’on voulait recevoir, avaient eu la puissance de dissiper toute impression fâcheuse.

La cérémonie de ce premier mariage du général B*** se passa si simplement, que la plupart de ses amis ne l’apprirent que le lendemain. Gustave ne l’aurait pas su plus tôt, si la nouvelle mariée n’avait fait arrêter sa voiture au sortir de la municipalité, pour l’engager à venir dîner chez elle. Comme il s’excusait de ne pouvoir se rendre à son invitation, elle répondit en riant qu’elle allait lui envoyer un ordre du général pour assister à sa noce ; et Gustave promit de tout sacrifier à cet imposant devoir. Madame de Révanne, madame T***, et quelques amis intimes furent seuls admis à ce banquet nuptial, dont la gaieté fit tous les frais. Le général, fier de sa pauvreté, montrait avec orgueil le seul présent qui composait toute la corbeille de sa femme. C’était un collier où des chaînes de cheveux se rattachaient à une petite plaque d’or émaillée, sur laquelle on lisait ces mots : Au Destin. On sait comment le dieu a reconnu l’offrande.

En échange de ce don, madame B*** avait brodé une écharpe qui devait non-seulement parer le général, mais le rendre invincible ; et chacun d’eux avait pour cette relique amoureuse toute la superstition des beaux temps de la chevalerie. Gustave était ravi de voir tant d’enfantillage uni à tant de gravité ; car, à tout moment, le général s’échappait du salon où les autorités venaient le complimenter, pour monter chez la vieille femme de chambre, chargée de coudre les franges de cette écharpe, qu’il empêchait de terminer en l’essayant sans cesse. À chaque visite importante, madame B*** priait Gustave d’aller avertir son mari, qu’il trouvait toujours chez l’ouvrière, et attendant la fin de son écharpe. On avait beau se moquer de sa folie, le général n’en était pas moins préoccupé ; ce qui donnait à son visage un air distrait dont les profonds politiques tiraient de grandes conséquences.

Cette noce ne fut pas célébrée par d’ennuyeux discours, de plats couplets, ou des odes de commande. Le marié n’avait pas alors de quoi payer les flatteurs ni les poëtes ; et l’on s’en tint à lui parler sincèrement des vœux qu’on formait pour son bonheur et sa gloire. L’époque de son départ était déjà fixée ; Gustave me prévint que le nôtre suivrait de près celui du général, et qu’il fallait en faire tous les préparatifs d’avance, pour en cacher le moment à sa mère. Alméric, dont le congé devait bientôt expirer, sollicitait son ami d’employer le peu de temps qui leur restait à visiter tous les lieux intéressants qui attiraient la foule ; et il fut décidé que dès le lendemain il conduirait Gustave à une séance de l’Athénée. Mon jeune maître n’avait pas grande idée de cette fête ; mais M. de Norvel lui ayant affirmé qu’on s’amusait presque autant dans ces assemblées qu’à la représentation des Femmes Savantes de Molière, il accepta la partie.

Loin de se repentir de sa complaisance, il en fut bien récompensé par tout ce qu’il vit d’étrange dans ce salon rempli de beaux esprits. C’était le temple des prétentions et de la médiocrité ; une tribune semblable aux tables des jongleurs était l’autel sacré où M. D… V… L… Ch… etc., etc., etc., immolaient sans pitié le bon sens, le bon goût à leurs divinités protectrices. L’un, en vers patelins, chantait ses goûts champêtres ; l’autre, dans une épître légère, invoquait, en minaudant, la mort, et lui demandait de vouloir bien adoucir pour lui l’effet de son aspect, en venant le chercher avec des gants couleur de rose ; celui-là, d’un visage à faire fuir les amours, accablait le public du récit des faveurs de sa belle ; celui-ci, plus modeste, réclamait l’attention générale pour un de ses amis dent la muse intrigante venait de s’évertuer à propos du poëme de l’Imagination de l’abbé Delille, et d’adresser à cet aimable poëte une épître amphigourique que terminaient ces deux vers en l’honneur du genre humain.

    Aveugle et vil troupeau dont l’âme appesantie
    Se traîne obscurément, et meurt toute sa vie.

La partie de cet aveugle et vil troupeau, qui écoutait cette sortie philanthropique, en parut médiocrement flattée ; mais elle rit de la petite épigramme qui vint après. La voici :

Contre un plagiaire.

    Quoiqu’en disent certains railleurs,
    J’imite, et jamais je ne pille.
    — Vous avez raison, monsieur Drille,
    Oui, vous imitez… les voleurs.

Par Ch. Morel.

Mais un doux murmure annonce quelque nouveau favori d’Apollon : on se rapproche de la tribune, tous les yeux s’y fixent, une femme parait. C’est Sapho elle-même ; sa taille élancée, son regard audacieux, sa voix pure et sonore, tout prévient en faveur de son talent ; mais on s’étonne du courage qui lui fait braver cette crainte de paraître, cette timide pudeur, divin attribut des femmes, qui embellit autant leurs talents que leurs charmes. Cependant c’est pour défendre les droits de ce sexe enchanteur, que madame P*** s’expose à la critique ; elle veut combattre par de bons vers le poëte qui dit aux belles :

    Rassurez les grâces confuses ;
    Ne trahissez point vos appas ;
    Voulez-vous ressembler aux muses ?
    Inspirez ; mais n’écrivez pas[5].

À cet avis, plus galant que sévère, madame P*** répondait :

    De l’étude des arts la carrière est ouverte ;
    Osons y pénétrer. Eh ! qui pourrait ravir
    Le droit de les connaître à qui peut les sentir.

Chacun prenait parti dans cette querelle poétique, où, contre l’ordinaire, tout le monde avait raison ; car si la manie des vers rend une femme ridicule, le goût des arts ajoute à son amabilité. C’est donc au mérite de son ouvrage qu’est attaché le pardon d’un auteur féminin ; aussi madame P*** aurait-elle complétement gagné sa cause au tribunal des plus rigides censeurs, si, fière d’avoir rimé des vers charmants, elle avait renoncé au vain plaisir de les lire elle-même.

La séance finie, Gustave voulut se retirer ; mais Alméric lui représenta que ce serait perdre la meilleure partie du comique de cette soirée, que de ne pas entendre les conversations qui la terminaient, et il se laissa conduire par lui vers un groupe de personnes auxquelles le citoyen V*** prouvait mathématiquement que le plus grand poëte du siècle était son ami L***. Il est vrai que l’ami L***, qui déclamait à l’autre bout du salon, prouvait tout aussi clairement à un petit nombre d’auditeurs que le citoyen V*** était le premier littérateur du monde. Cette apothéose réciproque fut depuis consacrée par Chénier dans sa satire du docteur Pancrace.

    Un jour Gille et Pierrot revenant de la foire,
    Aux deux bouts du pont Neuf placèrent deux tréteaux.
    Les passants ébahis lisent leurs écriteaux.
    On s’ameute. Pierrot disait : — Courez la ville,
    Vous n’y pourrez trouver qu’un bel esprit, c’est Gille.
    Chacun reçut du ciel un talent différent ;
    Mais tout devient petit devant Gille-le-Grand.
    Gille, sur l’autre bord, criait, d’un ton capable :
    — Rien n’est grand que Pierrot. Pierrot seul est aimable.
    On les croit sur parole, et tout le peuple sot
    Va du grand homme Gille au grand homme Pierrot.

Après avoir imité un instant le peuple sot, et s’être diverti du caquet cédant de quelques vieilles muses, Gustave sortit enfin de ce petit Parnasse, charmé de savoir qu’il existât dans Paris une boutique de gloire où les brevets d’immortalité s’achetaient à si bon compte.


XXV


Pendant que mon maître suivait son cours d’amusement, j’en faisais un des spectacles curieux qui étaient à ma portée ; et je puis bien mettre de ce nombre la séance du conseil des cinq-cents, où me conduisit un certain journaliste, que j’avais connu autrefois dans les bureaux du ministère. C’était un homme passionné pour les affaires publiques ; il ne concevait pas qu’on pût s’occuper d’autre chose ; et c’était pour être toujours au courant des nouvelles politiques qu’il s’était fait un des collaborateurs du journal officiel. Il savait à point nommé les jours où se discuteraient les plus importantes comme les moindres questions d’État. Il connaissait d’avance le résultat de la délibération, et ne se trompait pas d’une injure sur toutes celles que, dans la chaleur du discours, tel orateur devait adresser à tel autre. On acquiert rarement tant de science sans aimer à en faire parade ; aussi M. Silvestre (c’était le nom du politique) s’empressa-t-il de venir au secours de mon ignorance, en me faisant une notice historique sur les principaux députés de cette grande assemblée ; elle était présidée ce jour-là par un homme dont j’avais souvent entendu parler aux amis de madame de Révanne, comme d’un bienfaiteur ; c’était à son éloquence (bien courageuse alors) que les enfants des condamnés avaient dû le triomphe de leur cause ; et c’était en présence même des assassins de leurs pères. C’est à la Convention que cet orateur avait osé dire :

« La confiscation des biens des condamnés est injuste. Eh quoi ! ce jeune homme qui déjà combattait sur vos frontières ; celui-ci qui se disposait à aller combattre ; tous ces êtres infortunés qui ne connaissent aujourd’hui de plus grande calamité que la perte des auteurs de leurs jours, mais qui bientôt éprouveront des douleurs plus actives, parce qu’elles se renouvelleront sans cesse, pourront vous dire : Quels sont donc les forfaits que nous avons commis pour être ainsi réduits à l’extrémité du malheur ? Avons-nous partagé ceux de nos pères ? Nous étions si jeunes encore !… Rendez-nous nos guides, nos soutiens, ou du moins rendez-nous ces moyens de subsistance qu’ils avaient amassés pour nous, et que nous n’avons pas mérité de perdre. »

Ce discours touchant, prononcé avec autant de chaleur que de noblesse, avait pénétré jusqu’aux cœurs les plus inaccessibles. Les mots pitié, justice, si longtemps bannis de cette tribune encore retentissante des cris de haine, de proscription et de vengeance, avaient produit l’effet magique qu’opère quelquefois la générosité sur la colère. Les plus impitoyables se sentirent désarmés ; et plusieurs d’entre eux, jaloux du bonheur que semblait éprouver l’orateur en plaidant une si belle cause, voulurent essayer aussi du plaisir attaché à une bonne action ; leurs voix si souvent fatales à l’innocence se réunirent enfin pour la protéger ; et la France obtint ce décret bienfaisant qui devait rendre l’existence à tant de familles désolées, et placer le nom de M. Doulcet de Pontécoulant à la tête de ceux que la reconnaissance publique consacre à la postérité.

En entrant dans la salle du conseil des cinq-cents, je fus d’abord frappé du contraste qu’offrait la tenue de cette assemblée avec celle de la Convention, où la plupart des députés, vêtus d’une carmagnole[6], gesticulant et criant tous à la fois, donnaient plutôt l’idée d’une émeute populaire que d’une représentation nationale ; je me souvenais encore d’avoir assisté peu d’années auparavant dans cette même enceinte à une certaine séance où j’avais entendu le président, chargé de recevoir une grande députation, lui adresser du ton le plus solennel, un discours qui commençait par ces mots : — Jeunes sans-culottes[7] ! La gravité du président en prononçant ces paroles burlesques, et l’air satisfait de ceux qui se voyaient honorer d’un si beau nom, ne m’avaient pas moins fait rire que le mouvement oratoire du député qui s’écria l’instant d’après : Montagne[8] inébranlable ! reste à ton poste. Cette pressante invitation avait excité les plus vifs applaudissements ; et lorsque je me permis quelques réflexions critiques sur ce genre d’éloquence, un de mes voisins me dit :

— Quoi, citoyen ! tu ne trouves pas cela beau ! tu ne conviens pas de la justesse de cette figure ! Qu’y a-t-il de plus inébranlable qu’une montagne ? et si elle est inébranlable, ne faut-il pas nécessairement qu’elle reste à son poste ? Vraiment la phrase est admirable, et il faut être un aristocrate, un mauvais citoyen, un modéré, pour ne pas la trouver juste.

Ce raisonnement judicieux, et le discours qui en avait fourni le sujet, revenaient malgré moi souvent à ma mémoire ; j’avais peine à me figurer que les nouveaux orateurs appelés à cette même tribune n’eussent pas conservé quelques traits du génie héroï-comique de leurs prédécesseurs, et je m’apprêtais à en rire comme j’avais osé le faire autrefois ; mais la séance, à peine commencée, captiva si bien mon intérêt que je perdis tout souvenir de celle qui m’avait paru si ridicule. Parmi les quatre secrétaires placées au-dessous du président, je reconnus un petit homme maigre, à figure de chat, que je me souvins d’avoir vu pendant mon séjour en Bretagne, où il venait assez souvent visiter sa famille et recueillir les suffrages de ses compatriotes. Ils vantaient justement, en M. Lemerer, un talent remarquable, et prétendaient que son discours sur la liberté de la presse, servirait de modèle à tous les défenseurs présents et futurs de cette liberté, sans laquelle il n’en est aucune.

On venait de discuter, quelques jours avant, cette grande question, vivement défendue par la force des raisonnements de M. Pastoret et l’éloquence de M. Jourdan, des Bouches-du-Rhône.

        « Qui depuis… Mais alors il était libéral. »

Une motion de Chénier, tendant à prohiber la liberté des journaux (qui, sous tous les gouvernements possibles, ne sera jamais du goût des auteurs ni des ministres) avait occasionné ces nouveaux débats. Mais ce fut vainement que le poëte tragique tenta de convaincre rassemblée du danger qu’il y avait pour la sûreté de l’État, à permettre qu’un misérable folliculaire pût, du haut de son grenier, tonner contre les actions d’un homme en place, ou plaisanter sur la disgrâce d’un auteur tombé. Malgré ces déclamations en faveur d’une mesure que l’intérêt particulier réclamait, comme de coutume, au nom de l’intérêt général, Chénier, combattu victorieusement par les premiers orateurs du conseil des cinq-cents, eut le déplaisir de voir la majorité des suffrages couronner d’un plein succès le discours de M. de Pontécoulant, qui demanda et obtint l’ordre du jour sur toutes les propositions tendant à prohiber la liberté de la presse. Ce triomphe lui avait valu les honneurs de la présidence ; et peu s’en fallut qu’elle ne lui devint funeste à la séance où j’assistai, car jamais je n’ai vu un semblable désordre. On s’occupait alors des troubles du Midi ; l’assemblée avait nommé une commission pour examiner les faits et lui en rendre compte ; mais dans l’état d’exaltation où ces affreux événements mettaient tous les esprits, on ne pouvait espérer sur ce sujet un rapport impartial. C’est ce qui avait déterminé plusieurs membres à demander la suppression de la commission. Un petit homme brun, dont la voix sonore se faisait parfaitement entendre de toutes les parties de la salle, fut un des premiers qui proposa de rapporter l’arrêté en vertu duquel la commission avait été crée. Aussitôt ceux qu’une telle proposition semblait injurier se précipitèrent vers la tribune, en demandant la parole. Mais M. Treilhard, sans être ému de ce mouvement, n’en continua pas moins son discours jusqu’à ce qu’il eût déduit toutes ses raisons pour motiver la mesure qu’il réclamait. Tant de sagesse et de fermeté ne firent qu’irriter les partisans de la commission, parmi lesquels se trouvait un assez grand nombre de Provençaux et de Languedociens fortement compromis dans tous ces troubles, par leurs familles ou leurs amis. Isnard, un des plus intéressés à justifier lui et les siens, dans cette circonstance, s’écriait à tue-tête : « J’ai un fait essentiel à communiquer… ; écoutez la vérité, vous prononcerez ensuite… » Les murmures ne lui permettant pas de continuer, il descend de la tribune et se précipite au milieu de la salle ; il parle avec véhémence à le Sage-Sénault, qui lui répond par des gestes menaçants ; Isnard se porte sur lui, plusieurs membres accourent pour les séparer ; le tumulte est à son comble ; je crois qu’ils vont s’égorger ; mais le président se couvre, et le calme renaît. J’avoue que l’effet subit de ce talisman sur des hommes en délire, me causa une surprise mêlée d’admiration. Ce qu’une compagnie de gendarmes n’aurait pu obtenir de ces furieux, un simple geste du président venait de l’opérer ; mais c’était le signal qui rappelait à l’ordre ceux qui s’en écartaient ; tous avaient volontairement juré de le respecter, et les plus révoltés, se soumettant les premiers à l’arrêt qui les condamnait au silence m’offrirent un exemple frappant du pouvoir de la loi sur des hommes libres.

Le président profita du calme qui succéda à l’orage pour adresser à l’assemblée un discours qui commençait ainsi :

« Je rappelle aux membres du conseil qui ont troublé la délibération par la scène la plus scandaleuse, qu’ils doivent faire taire leurs passions devant les grands intérêts de la patrie, et que le calme de la raison, le sang-froid de la sagesse, doivent toujours présider aux discussions des représentants de la nation. »

Paroles mémorables qu’on devrait écrire en grosses lettres sur la porte de toutes les assemblées délibérantes !

Pendant que le président s’exprimait avec tant de dignité et de raison, j’examinai l’effet que produisait son discours sur les différents visages, et j’en remarquai particulièrement un dont les traits réguliers, l’air digne et patriarcal annonçaient une âme pure.

Je parierais, dis-je à Silvestre que cet homme-là n’a pas à se reprocher une mauvaise action.

Et vous gagneriez, répondit-il avec enthousiasme ; car jamais plus de vertus privées ne se sont rencontrées avec autant de vertus publiques. Courageux sans faste, résigné sans faiblesse, éloquent sans déclamation, on sait d’avance, lorsqu’il demande la parole, qu’il va plaider pour les opprimés contre les oppresseurs. Ah ! quelle que soit la suite de notre révolution, continua Silvestre, j’affirmerais que ce brave citoyen restera, sous tous les despotismes, le fidèle ami de la liberté.

Parler ainsi d’un membre du conseil des cinq-cents, c’était nommer Boissy-d’Anglas[9] ; et je me sus bon gré d’avoir lu sur son visage tout le bien que j’en devais penser. J’appris sans étonnement qu’une grande conformité d’opinions et de conduite politique avait établi, entre le président et lui, une étroite amitié ; et je fis des vœux pour que cette parfaite amitié, fondée sur une si juste estime, résistât aux revers, aux succès et au temps.

   C’est ainsi que la terre avec plaisir ressemble
    Ces chênes, ces sapins qui s’élèvent ensemble ;
    Un suc toujours égal est préparé pour eux ;
    Leur pied touche aux enfers, leur cime est dans les cieux :
    Leur tronc inébranlable, et leur pompeuse tête
    Résiste, en se touchant, au coup de la tempête :
    Ils vivent l’un par l’autre, ils triomphent du temps ;
    Tandis que sous leur ombre on voit de vils serpents
    Se livrer, en sifflant, des guerres intestines,
    Et de leur sang impur arroser leurs racines[10].



XXVI


Le jour fixé pour notre départ était arrivé, et tout se trouvait disposé de manière à ce que madame de Révanne en ignorât le moment. J’avais fait conduire la voiture de mon maître chez M. de Léonville ; les chevaux étaient commandés pour minuit, nous devions sortir sans bagage, et secrètement de la maison ; enfin toutes les mesures étaient prises pour nous assurer le plus profond mystère ; mais ce qui aurait suffi pour tromper une maîtresse, un jaloux, ne pouvait abuser une mère. Il ne fallait que jeter les yeux sur celle de Gustave, pour deviner à son abattement, à sa feinte gaieté, que son cœur était dans la confidence. Cependant elle s’efforçait de paraître dupe des soins que prenait son fils pour lui épargner de pénibles adieux. Dans le dessein de maintenir son courage, elle avait rassemblé ce jour-là même un grand nombre de personnes à dîner : elle s’était flattée que leur présence l’aiderait à dissimuler ses inquiétudes, sans prévoir que leur conversation ne ferait que les augmenter ; car on ne s’occupait alors que de l’ouverture de cette brillante campagne qui devait placer la France au plus haut degré de puissance et de gloire ; les uns prétendaient que tenter de s’opposer à la marche de trois cents mille hommes, et avec un poignée de Français, c’était envoyer gratuitement de braves gens à la mort ; d’autres espéraient des miracles en notre faveur ; mais tous s’accordaient pour dire que, succès ou non, il fallait s’attendre à perdre bien du monde dans une entreprise si audacieuse. À chacun de ces discours on voyait pâlir madame de Révanne. M. de Léonville s’étant aperçu du malaise qu’elle en éprouvait, rompit brusquement la conversation en demandant à M. Ginguené quelques détails sur la première séance publique qui venait d’avoir lieu à l’Institut. C’était s’adresser au littérateur le plus en état d’en rendre un compte fidèle ; car le bon goût et l’impartialité qui faisaient le fond de ses jugements, leur donnaient un grand poids dans le monde, où ses opinions modérées n’étaient pas moins estimées que ses connaissances littéraires.

— Il paraît, lui dit M. de Léonville que le gouvernement a voulu donner un grand éclat à cette solennité ! Le directoire exécutif, accompagné de tous les ministres, s’y est, dit-on, rendu en grand costume et avec une escorte nombreuse ?

— Et nous avions de plus, répondit M. Ginguené, les ambassadeurs d’Espagne, de Suède, de Danemarck, de Prusse, de Toscane, de Hollande, des États-Unis, de Gènes et de Genève ; je vous avoue qu’en voyant cette assemblée imposante, j’ai pensé qu’il serait bien difficile de captiver l’attention de tous ces grands personnages ; cependant, rassuré par la supériorité des talents qui devaient concourir aux succès de la séance, je ne me suis bientôt plus occupé que d’en observer l’effet.

Celui qu’a produit la réponse de M. Dussault au discours du président du directoire, a été tel que nous pouvions le désirer. Il y régnait un ton de décence et de liberté qui a satisfait également le public, l’institut, et le directoire. Daunou a pris ensuite la parole, il remplissait, en quelque sorte, dans cette occasion, le rôle de l’orateur de l’institut. C’est en son nom qu’il a caractérisé avec précision la nature de ce bel établissement, les fonctions des diverses classes qui le composent, l’esprit qui doit l’animer, les travaux qu’il doit se prescrire, et le genre d’appui qu’il doit trouver en retour dans un gouvernement ami des lettres. L’art de penser et d’écrire, d’enchaîner les idées avec ordre, et de les exprimer avec élégance, force et clarté, ont brillé dans ce discours plein de dignité, de philosophie et d’éloquence.

Lacépède, secrétaire de la classe des sciences physiques et mathématiques, Le Breton, secrétaire de celle des sciences politiques et morales, et Fontanes, secrétaire de celle de la littérature et des beaux-arts, ont lu successivement le compte rendu des travaux de ces trois classes. Cette partie indispensable de la séance a été suivie d’une pièce de vers, où l’on a reconnu le talent aimable de Collin-d’Harleville. C’est une allégorie sur la réunion de toutes les sciences et de tous les arts dans l’institut national : elle nous représente les transports du Génie, en voyant enfin ses enfants réunis ; et je me rappelle ces vers qu’il leur adresse :

    Ouvrez les yeux, songez de qui vous êtes nés,
    À quel sublime emploi vous êtes destinés ;
    Le ciel qui vous a tous envoyés sur la terre,
    A su vous imprimer le même caractère :
    Celui qui du soleil mesure la hauteur,
    N’en admire pas mieux son immortel auteur,
    Que celui qui démêle un insecte, un brin d’herbe.
    Oui, du faible arbrisseau jusqu’au cèdre superbe,
    Tout est le digne objet de vos travaux divers.
    L’un répand les trésors que l’autre a découverts ;

    Celui-ci sait les peindre, et celui-là les chante.
    Tous remplissent enfin la mission couchante
    De rendre les humains plus heureux et meilleurs,
    De propager partout les talents et les mœurs,
    Et de faire en tous lieux honorer le génie.

En écoutant ces vers, aussi bien retenus que bien récités par M. Ginguené, plusieurs personnes se rangèrent de l’avis du Génie ; mais quelques autres, moins soumises à ses lois, affirmèrent que le génie n’avait pas le sens commun en approuvant l’amalgame ridicule de tant d’éléments divers. Comment peut-on trouver convenable, disaient-ils, de voir au sein d’une académie, l’ancien évêque d’Autun siéger auprès d’un comédien, et l’élégant auteur de Paul et Virginie à côté d’un apothicaire ?

Cela fait pitié… aux gens, interrompit la marquise, qui accoutumés à ne jamais voir dans un homme que sa naissance ou son habit, ne conçoivent rien au rapport qu’établit le mérite ; mais, quelle que soit sa profession, l’artiste, ou le savant qui parvient à la supériorité dans son genre, se place de lui-même au niveau des talents que son pays honore.

— Au fait, reprit M. Ginguené, nous ne saurions décider lequel de Bossuet ou de Molière a mieux corrigé les mœurs de son siècle, car si l’éloquence de l’un a tonné contre l’orgueil des grands, le génie de l’autre a démasqué l’hypocrisie.

— De ces deux fiers combattants, dit en souriant M. de Saumery, le dernier seul a tué son homme. Et je vous le prédis, en dépit des vœux de quelques vieilles dévotes, l’empire des tartufes de religion est à jamais détruit ; la mode en est passée comme celle des chevaliers d’industrie, et des abbés de toilette.

— Mais, dit la marquise à M. Ginguené, vous ne nous parlez pas des applaudissements qu’a obtenus la jolie pièce de vers de M. Andrieux, le Procès du sénat de Capoue. On prétend que c’est un des plus charmants ouvrages de l’auteur ; et votre mémoire a trop bon goût pour n’en avoir pas retenu quelque chose.

— Vraiment, répondit Ginguené, je devrais me la rappeler entièrement si l’on gardait le souvenir de tout ce qui charme l’esprit ; mais le mien était préoccupé ce jour-là de tant d’intérêts différents que j’aurais eu peine à le fixer sur l’un plus que sur l’autre. Des expériences de Fourcroy, l’extrait d’un excellent discours de Cabanis, un intéressant rapport de Prony ; un mémoire où Cuvier a prouvé qu’on pouvait écrire sur l’histoire naturelle avec plus de science et autant de correction et d’élégance que M. de Buffon : tout cela couronné par une ode de Pindare-Lebrun, a rempli ma tête d’une foule d’idées confuses qui se rattachent pourtant à une seule, c’est que jamais la France savante et littéraire, n’offrira une plus imposante réunion de talents aux regards de l’Europe.

— Voilà, s’écria Gustave, l’assemblée où cet étourdi d’Alméric aurait dû me conduire, plutôt qu’à sa ridicule séance de l’Athénée où l’on rencontre tant de petits génies et de grands amours-propres.

— Il est certain, repartit M. Ginguené, qu’il a eu tort de vous faire voir la parodie avant la pièce ; mais vous n’en aurez pas moins de plaisir à nos assemblées, surtout si vous en choisissez une où l’on doive lire des vers tels que ceux-ci : Alors il cita la fin du conte d’Andrieux à l’endroit où Pacuvius, après avoir promis au peuple révolté de lui livrer le sénat de Capoue, à la seule condition de nommer d’avance un sénateur parfait à la place du sénateur proscrit, adresse au peuple ce discours :

    — Bien, dit Pacuvius, le cri public m’atteste
    Que tout le monde ici l’accuse, le déteste ;
    Il faut donc de son rang l’exclure, et décider
    Quel homme vertueux devra lui succéder.
    Pesez les candidats ; tenez bien la balance.
    Allons, qui nommez-vous ? — Il se fit un silence
    On avait beau chercher, chacun, excepté soi,
    Ne connaissait personne à mettre en cet emploi.
    Cependant, à la fin, quelqu’un de l’assistance,
    Voyant qu’on ne dit mot, prend un peu d’assurance,
    Hasarde un nom ; encor le risque-t-il si bas,
    Qu’à moins d’être tout près on ne l’entendit pas.
    Ses voisins plus hardis, tout haut le répétèrent ;
    Mille cris à la fois contre lui s’élevèrent.

    Pouvait-on présenter un pareil sénateur ?
    Celui qu’on rejetait était cent fois meilleur.
    Le second proposé fut accueilli de même,
    Et ce fut encor pis quand on vint au troisième :
    Quelques autres encor ne semblèrent nommés
    Que pour être hués, conspués, diffamés …
        Le peuple ouvre les yeux, se ravise ; et la foule,
    Sans avoir fait de choix, tout doucement s’écoule.
    De beaucoup d’intrigants ce jour devint l’écueil.
    Le bon Pacuvius, qui suivait tout de l’œil :
    — Pardonnez-moi, dit-il, l’innocent artifice
    Qui vous fait rendre à tous une égale justice.
    Et vous, jaloux esprits, dont les cris détracteurs
    D’un blâme intéressé chargent nos sénateurs,
    Pourquoi vomir contre eux les plaintes, les menaces ?
    Et que ne disiez-vous que vous vouliez leurs places ?
    Ajournons, citoyens, ce dangereux procès ;
    D’Annibal qui s’avance arrêtons les progrès ;
    Éteignons nos débats ; que le passé s’oublie ;
    Et réunissons-nous pour sauver l’Italie.
        On crut Pacuvius, mais non pas pour longtemps ;
    Les esprits à Capoue étaient fort inconstants.
    Bientôt se ralluma la discorde civile ;
    Et bientôt l’étranger, s’emparant de la ville,
    Mit sous un même joug et peuple et sénateurs.
    Français ! ce trait s’appelle un avis au lecteurs.

Chacun applaudit à cette charmante leçon dont l’esprit et la gaieté protègent la sagesse ; mais madame de Révanne, plus frappée de l’événement que de la morale, ne voyait dans l’apologue qu’Annibal aux portes de Capoue ; et ses yeux se remplissaient de larmes à la seule pensée des dangers qu’allait braver son fils pour sauver un pareil sort à sa patrie.

Gustave avait promis de passer le reste de cette soirée chez madame de B*** où beaucoup de monde se rendait chaque soir, sous le prétexte de la distraire un peu de l’absence de son mari ; mais, dans le fait, pour y apprendre des nouvelles de l’armée ; Gustave avait, de plus, l’espérance d’y rencontrer madame de Verseuil qu’il n’avait point vue depuis plusieurs jours ; mais toutes ces raisons ne purent l’arracher du salon de sa mère ; et ce ne fut qu’au moment où il fallut s’en séparer et l’embrasser une dernière fois, qu’il se vit contraint de sortir brusquement pour ne pas succomber à son émotion. C’est alors qu’il vint m’ordonner de guetter l’instant où Louise sortirait de l’appartement de sa maîtresse après l’avoir vue se mettre au lit. Je me rendis à cet effet dans l’antichambre de la marquise. J’y rencontrai Louise, qui venait me chercher de la part de madame ; et j’avoue que ce message me troubla par l’idée d’avoir à confirmer à cette excellente mère l’événement qu’elle redoutait. Mais madame de Révanne était trop bien instruite de notre prochain départ pour me faire la moindre question à ce sujet. Elle avait voulu me voir dans l’unique intention de recommander encore une fois à ma prudence et à mon zèle ce fils qu’elle chérissait plus que sa vie.

— S’il est blessé, me dit-elle, sa tendresse pour moi, l’engagera à m’en faire un mystère ; jurez-moi, Victor, de ne jamais me laisser ignorer son état, si alarmant qu’il puisse être. Cette promesse me garantira des tourments d’une continuelle inquiétude, car j’ai autant de confiance en votre parole qu’en vos soins ; tenez, ajouta-t-elle, en me donnant un paquet cacheté, voici une lettre pour Gustave ; mais attendez jusqu’à demain matin pour la lui remettre ; je ne veux pas lui ôter la consolation de croire qu’il m’a épargné par sa feinte tranquillité tout ce que ce moment a de déchirant pour mon cœur…

En disant ces mots, son visage se couvrit de larmes ; et je tâchai d’adoucir de si vifs regrets par l’assurance de ne jamais trahir les volontés d’une si adorable mère.

De retour chez mon maître, je le trouvai prêt à me suivre ; nous descendîmes sans le moindre bruit. Gustave voulut aller déposer lui-même un mot d’adieu à la porte de sa mère ; pendant qu’il s’y rendait, j’aperçus, au bas de l’escalier, Louise qui pleurait, je courus l’embrasser, en jurant de lui rester fidèle. Mon maître me rejoignit ; et nous partîmes à moitié consolés de nos regrets par ceux que nous laissions, car un poëte l’a dit :

    Quand des yeux d’un ami nous espérons des larmes,
    Un malheur partagé n’est pas sans quelques charmes.


XXVII


Il était sept heures du matin lorsque nous arrivâmes à Fontainebleau ; j’espérais que mon maître s’y arrêterait au moins une heure, et que j’aurais le temps de visiter le château. J’étais curieux de voir ce séjour consacré aux plaisirs de nos rois, où depuis le massacre de la Saint-Barthélemy, jusqu’à la perte d’une jolie femme, tant de méchants projets se tramèrent dans les fêtes ; mais j’eus beau rappeler à Gustave tout ce qui rendait ce lieu déjà célèbre, il me répondit qu’il ne se dérangerait pas un instant pour revoir ce palais témoin de la naissance des deux plus pauvres rois de la dernière race, et du crime le plus atroce qu’ait jamais pu concevoir la vengeance féminine.

— Nous nous reposerons, ajouta-t-il, dans quelque endroit moins triste, où rien ne nous rappellera ces châteaux élevés par le despotisme et dévastés par l’anarchie.

En effet, nous nous arrêtâmes à quelques lieues de là pour déjeuner, mais Gustave ne mangea point.

— Il est neuf heures, dit-il, en regardant à sa montre : Louise vient d’entrer chez ma mère ; elle sait mon départ, elle lit mes adieux… Pauvre mère !…

En disant ces mots, il porta la main à ses yeux, se leva brusquement, et dirigea ses pas vers la prairie. Le bruit que firent les postillons l’avertit bientôt que les chevaux étaient mis. Il revint, et nous continuâmes notre route, sans qu’aucun événement vînt nous contrarier ou nous distraire.

Après avoir longtemps pensé à tout ce que nous laissions à Paris, il fallut bien s’occuper un peu de ce qui nous attendait à Nice. Il n’est guère de voyageur qui n’emploie la plus grande partie du temps qu’il passe en route à se tracer un plan de conduite à suivre en arrivant. Le commis se promet bien de refuser toutes les affaires qui pourraient compromettre les intérêts de sa maison de commerce ; l’ambassadeur se jure de ne pas prendre de maîtresse, pour mieux garder le secret de sa cour ; et le jeune colonel rêve aux moyens de donner des fêtes à toutes les femmes d’une ville de garnison, sans faire un sou de dettes ; mais de tous ces beaux plans rédigés en poste, bien peu sont suivis ; car, en formant ces projets, on compte pour rien les événements qui dérangent et les défauts qui entraînent. Gustave, inspiré par ce génie des voyageurs, m’entretenait fort sérieusement de la résolution où il était de renoncer à toute espérance de plaire à madame de Verseuil, pour se maintenir en bonne intelligence avec son mari.

— D’ailleurs, ajoutait-il, je suis très-décidé à ne plus m’attacher à ces femmes dont la dépendance est telle, qu’on ne peut les aimer sans supporter une partie de leur esclavage, trembler devant un mari, en redouter les droits, ou, qui pis est, les partager : cela compose une existence misérable. D’ailleurs, se charger ainsi de la destinée d’une autre est une responsabilité trop grande, et le plaisir de posséder la plus belle femme du monde ne peut compenser le désespoir de causer son malheur.

— Voilà qui s’appelle raisonner à merveille, répliquai-je ; et si monsieur parvient à établir publiquement sa profession de foi en ce genre, il sera dans peu de temps aussi accueilli des maris que des femmes. Vraiment je plains autant que vous ces jeunes soupirants qui, favorisés sur un seul point, sont sacrifiés sur tous les autres ; et j’ai toujours pensé qu’à ce jeu de société, la dupe gagnait souvent plus que le fripon.

Je m’apprêtais à commenter longuement ce beau texte, lorsque mon maître m’interrompit tout à coup, en s’écriant :

— Eh ! mais, je ne me trompe pas, voilà son domestique !

Alors, montrant un courrier qui raccommodait la bride de son cheval :

— Postillon, dit-il, arrêtez : je veux parler à cet homme que nous venons de passer.

Le courrier s’approche de la voiture, Gustave l’accable de questions ; et nous apprenons qu’ayant été retenu à la dernière poste, par la faute d’un cheval rétif qui l’a renversé deux fois, M. La Pierre s’est vu forcé de retourner sur ses pas pour en prendre un autre, avec lequel il espère rejoindre bientôt la voiture de sa maîtresse, qui ne doit pas être à plus de deux lieues. Il est d’autant plus pressé d’arriver, que ces dames veulent coucher le soir même à Lyon, et que madame d’Olbiac a de si grandes frayeurs en route, qu’il a l’ordre de ne pas quitter la portière de la voiture dès que la nuit commence à tomber.

— Elles sont seules ? interrompt vivement Gustave : Postillon, doubles guides.

Puis se tournant vers La Pierre :

— Partez vite, mon ami, et dites à madame de Verseuil, que je vais hâter ma marche pour être plus tôt à portée de la suivre et de la secourir en cas d’accident.

— Oh ! ce n’est pas la peine, monsieur, répond La Pierre, monsieur le major Saint-Edme est là, et madame de Verseuil n’est pas peureuse, elle.

— Ah ! puisque c’est ainsi, présentez-lui simplement mes respects, dit Gustave, en se retirant dans le fond de sa calèche.

Alors La Pierre partit au galop, et notre postillon, encouragé par ce bel exemple, nous mena si rondement, que nous arrivâmes avant la nuit dans les détours que forme la route vers la montagne de Tarare. Nous aperçûmes une berline suivie d’un courrier.

— Voilà, dis-je à mon maître qui paraissait absorbé dans sa rêverie, voilà, sans doute, la voiture de madame de Verseuil ; monsieur veut-il que je crie au postillon de tâcher de la rejoindre ?

— Non, c’est inutile, répondit Gustave.

Et je gardai à mon tour le silence, en me livrant à de certaines réflexions que probablement mon lecteur a déjà faites.


XXVIII


Grâce au zèle de notre postillon, nous approchions de la berline, lorsque nous la vîmes s’arrêter : un homme en descendit, c’était le major ; il avait l’air inquiet, et paraissait demander quelque chose avec impatience à une paysanne qui était assise à la porte de sa chaumière. Au même instant nous le voyons accourir vers nous.

— C’est madame de Verseuil qui se trouve mal, dit-il ; n’auriez-vous pas, monsieur, un flacon d’eau de Cologne, madame d’Olbiac ne peut retrouver le sien.

Gustave saute en bas de la calèche ; je le suis : chacun s’empresse d’apporter de l’eau, du vinaigre, des sels ; mais aucun de ces secours ne parvenant à ranimer madame de Verseuil, on se décide à lui faire respirer le grand air. Mon maître est choisi par le major pour l’aider à la transporter dehors de la voiture, et bientôt après il reçoit dans ses bras la plus jolie mourante que la maladie puisse livrer à l’amour. Il la dépose sur le gazon, craint de la blesser, et, tout en s’inquiétant pour elle, il ne peut s’empêcher d’admirer ses charmes. Mais, oh ciel ! est-ce une illusion, une erreur de ses sens ? la main qu’il tient encore a-t-elle réellement pressé la sienne ? est-ce un signe de souffrance, ou l’aveu le plus tendre ? Dans son trouble, il serre à son tour cette main charmante qui, l’instant d’après, confirme ses espérances. Aussi ému qu’étonné de son bonheur, Gustave respire à peine ; Athénaïs ouvre les yeux, et semble revenir à la vie pour jouir du trouble qu’elle fait naître ; une exclamation générale annonce sa résurrection : Gustave seul garde le silence ; maie la joie qui se peint sur son front lui sert d’interprète.

— Vous avez donc bien souffert, ma pauvre enfant, dit madame d’Olbiac, d’un ton de pitié mêlé d’un peu d’aigreur ; car je ne vous ai jamais vu perdre si longtemps connaissance.

— Pardonnez-moi de vous avoir donné tant d’inquiétudes, répondit Athénaïs, en regardant Gustave.

— Ce moment les fait toutes oublier, madame, reprit mon maître ; et, si vous ne souffrez plus, je rendrai grâce à cet événement, puisque…

— C’est vraiment, interrompit le major, un hasard bien heureux qui nous a fait rencontrer monsieur aussi à propos…

— Je pense que madame de Verseuil disait alors tout bas, comme madame de Volmare dans le Mariage secret :

    Ah ! des hasards pareils, on en a quand on veut.

Mais, quelle que fût sa pensée, elle parut écouter avec plaisir tout ce que raconta le major sur l’empressement que nous avions mis à la secourir ; après toutes les phrases d’usage en pareille circonstance, il finit par dire à mon maitre, qu’il désirait trouver une occasion de lui renouveler les expressions de sa reconnaissance.

— Vraiment, elle ne manquera pas, reprit madame d’Olbiac, puisque M. de Révanne est un des aides de camp de mon frère, et qu’il va le rejoindre.

À cette nouvelle, le major redoubla de politesses, et se félicita de l’agrément de continuer sa route en si aimable compagnie ; car il espérait bien, ajouta-t-il, que M. de Révanne se joindrait à lui pour escorter ces dames.

— Pourquoi déranger monsieur, reprit madame d’Olbiac ; il est sans doute pressé d’arriver au quartier-général.

— Pas plus que moi, je pense, répliqua le major, à moins qu’il ne soit porteur de quelques dépêches particulières.

Gustave ayant répondu que rien ne l’empêchait d’être aux ordres de ces dames, chacun remonta en voiture, après être convenu de se retrouver le soir au grand hôtel de l’Europe, près la place de Bellecour.

Si le bonheur est silencieux, la joie est bavarde ; celle que ressentait mon maître avait besoin de s’exhaler ; mais, comme il n’aurait pu m’en confier le sujet sans me paraître inconséquent, le souvenir de ce qu’il m’avait dit peu d’heures auparavant l’engagea à dissimuler de son mieux ce qu’il éprouvait. Cette sage discrétion n’aboutit qu’à me faire supposer qu’il était passionnément amoureux de madame de Verseuil, puisque le seul plaisir de la rencontrer avait la puissance de changer ainsi son humeur. Comme en pareil cas on parle toujours de ce qui intéresse le moins, Gustave entama ainsi la conversation :

— Ce major m’a l’air d’un brave homme ; je m’en étais fait une tout autre idée.

— Vous le croyiez peut-être plus jeune, répondis-je en souriant.

— Mais il n’est pas vieux : quel âge lui donnes-tu ?

— À peu près quarante-cinq ans.

— Ah ! s’il en avait moins, le général Verseuil ne l’aurait pas chargé du soin d’accompagner sa femme.

— Qui sait ! les maris se trompent souvent dans le choix de leurs amis ; et, s’il faut l’avouer, celui-là me semble porter un intérêt bien vif à la femme de son cousin.

— Raison de plus pour la lui confier.

— Comment ! raison de plus ?…

— Sans contredit, monsieur ; les maris ne s’embarrassent guère des gens qui aiment leurs femmes, mais beaucoup de ceux qui peuvent leur plaire ; et les jaloux qui font bien leur métier savent tous qu’il n’est pas de meilleur gardien qu’un amant dédaigné. Essayez de faire votre cour à la pupille d’un tuteur amoureux, et vous verrez si rien lui échappe.

— Bah ! quand on s’entend bien ?

— On s’observe mal.

                L’amour le plus discret
   Laisse par quelque marque échapper son secret.

(Racine, Bajazet.)

— L’intérêt rend prudent, et lorsqu’il s’agit du repos de ce qu’on aime, les sacrifices sont si faciles…

— Oui, lorsqu’ils ne sont plus nécessaires ; mais dans les premiers moments d’ivresse, où l’on ne voit qu’un seul objet au monde…

— Eh bien, l’on redouble de soins pour cacher son bonheur ; on feint la tristesse, le dépit, et l’on finit par exciter la pitié de son rival.

— Cela se pourrait peut-être si l’on avait la possibilité de convenir chaque matin avec sa maîtresse, de la comédie qu’on devra jouer le soir ; mais les entretiens sont rares entre les amants surveillés, et celui des deux qui n’est pas averti de la feinte de l’autre, le déjoue bientôt par quelques preuves indiscrètes d’un intérêt trop tendre.

— Être trahi de cette manière, n’est-ce pas déjà un plaisir ?

— J’en conviens, mais on le paie souvent de la perte des autres ; et c’est alors que les jaloux ont beau jeu. Comment prétendre se soustraire à leur inquiète surveillance dans une entreprise où le succès même est un piége ?

— Bon ! la tyrannie rend les femmes ingénieuses, et sert parfois à précipiter la fin du roman ; car telle femme qui, fière de sa liberté, aurait coûté des siècles à soumettre, vient s’offrir d’elle-même à celui qui veut bien la venger de son tyran.

— Ah ! si l’on pouvait se résignera des succès de ce genre, on économiserait bien des soins ; mais, vous le savez aussi bien que moi, monsieur, on aime mieux obtenir que recevoir, et la résistance d’une femme ajoute beaucoup à ses attraits. Quant à celles qui s’offrent, on les accepte quelquefois, mais on les adore rarement.

Cette réflexion fit rêver Gustave ; j’étais loin de penser qu’elle dût attrister son bonheur. Cependant, ayant cru m’apercevoir qu’il se livrait à quelque idée sombre, j’essayai de le distraire, en faisant l’éloge de madame de Verseuil, qui m’avait paru plus belle que jamais. Le moyen me réussit : Gustave reprit sa gaieté. Nous approchions de Lyon : il allait y trouver une lettre de sa mère, y faire un bon souper, y commencer une aventure ; que de plaisirs pour un voyageur de son âge !



XXIX


Pendant que madame de Verseuil avait captivé l’attention de chacun, en se trouvant mal sur la grande route, j’avoue que la mienne s’était laissée distraire par la présence d’une jolie femme de chambre, dont les soupirs et les exclamations tragiques prouvaient toute sa bonne volonté à nous persuader de l’état dangereux de sa maîtresse. Désirant m’acquérir la bienveillance de cette gentille soubrette, dès que nous fûmes à Lyon, je commençai mon cours de galanterie par m’emparer des cartons qu’elle se disposait à porter chez madame de Verseuil. Pour prix de ce léger service, mademoiselle Julie entra en conversation avec moi, et m’apprit que sa maîtresse, n’ayant plus aucun ressentiment de son indisposition, avait refusé de se mettre au lit, et s’apprêtait à faire un peu de toilette pour souper en compagnie. Je portai aussitôt cette nouvelle à mon maître : il n’en parut pas étonné ; mais il demanda vivement tout ce qu’il lui fallait pour écrire. Notre hôte vint au même instant prendre ses ordres, et se féliciter de l’honneur de loger le fils de ce marquis de Révanne, qui s’était souvent arrêté chez lui dans ses différents voyages. Ne doutant pas que le fils d’un émigré ne fût un ennemi né de tout ce qui tenait au nouveau régime, il se mit à déplorer l’ancien, en appelant des noms les plus injurieux tous les gens qui prenaient parti dans l’armée républicaine. Je ris d’avance de la mine qu’il ferait lorsque le passe-port de Gustave lui apprendrait le grade qu’il avait dans cette armée. Après avoir fait sa profession de foi politique, notre hôte entama le récit du siége de Lyon, sans s’apercevoir que mon maître, occupé à écrire, se souciait fort peu d’écouter les détails d’un événement si connu, et que je profitais seul de son éloquence. Cependant, il s’interrompit tout à coup, en voyant Gustave cacheter sa lettre, bien persuadé qu’il allait le charger de la faire porter. Mais Gustave se leva, mit la lettre dans sa poche, et répondit d’un air embarrassé, qu’il l’enverrait à la poste avec plusieurs autres. J’en conclus qu’il espérait trouver une occasion de la mettre lui-même à son adresse, et comme j’ignorais alors toutes les raisons qui l’autorisaient à tenter cette démarche, je la taxai d’imprudence ; mais je reconnus mon erreur, lorsqu’au moment du souper, madame de Verseuil laissa tomber un de ses gants, que mon maître, placé auprès d’elle, s’empressa de ramasser, mais qu’il ne donna qu’après l’avoir rendu dépositaire de son billet. Un regard peignant l’embarras, le reproche et l’émotion la plus vive, apprit à Gustave que sa lettre était reçue avec plus de plaisir qu’on n’en voulait montrer, et cette assurance le rendit fort aimable. Tranquillisé sur les obstacles qu’aurait pu lui inspirer la sévérité de madame de Verseuil, il feignit de s’occuper fort peu d’elle, et mit tous ses soins à convaincre madame d’Olbiac de la préférence qu’il accordait à sa conversation instructive sur toutes celles qui traitaient de la galanterie. Un motif à peu près semblable rendait madame de Verseuil plus bienveillante que de coutume pour le major, qui, fier de se voir ainsi favorisé en présence d’un jeune homme agréable, en montrait une joie ridicule. C’est ainsi que le bonheur des amants se trouve naturellement protégé par l’amour-propre des Argus ; mais il faut en savoir tirer parti, et ce talent, Athénaïs le possédait au suprême degré. Cette soirée, où chacun avait eu sa part d’agrément, assura les plaisirs du reste du voyage. On convint de se réunir ainsi tous les soirs. Madame d’Olbiac n’en témoigna pas trop d’humeur ; seulement elle fit promettre à Gustave de ne point s’arrêter à Marseille, et de les quitter un jour d’avance, pour aller prévenir le général de leur arrivée. Par cette précaution, elle se mettait à l’abri des reproches que son frère aurait pu lui adresser en voyant madame de Verseuil escortée par un jeune officier. Gustave devina l’intention de la sœur, et, comme il avait de même intérêt à ne point éveiller les soupçons du jaloux, il s’engagea de bonne grâce à tout ce que la prudence de madame d’Olbiac exigerait de lui.

On se quitta de bonne heure, Athénaïs devait avoir besoin de repos ; et l’on se fit un prétexte de l’événement qui avait attiré Gustave auprès d’elle, pour l’en séparer plus tôt ; mais il se consola de cette privation en écrivant une partie de la nuit à sa mère.

Nous devions repartir le lendemain de grand matin ; et, comme je me disposais à entrer dans la chambre de mon maître pour le réveiller, la voix de mademoiselle Julie se fit entendre à l’autre bout du corridor. M’étant retourné aussitôt pour la saluer, je vis qu’elle me faisait signe de venir lui parler ; et j’avoue que son air mystérieux et ses signes engageants me livrèrent pendant quelques instants à une illusion fort douce. Une lettre qu’elle me chargea de remettre à M. de Révanne m’expliqua trop tôt le motif qui l’avait déterminée à m’appeler si familièrement ; et je ne pus m’empêcher de lui laisser voir que j’espérais mieux. Elle reçut cet aveu un peu brusque avec autant de fierté que de coquetterie, et me dit en riant :

— Nous verrons comment se conduira votre maître. Moi je crois au proverbe.

En disant ces mots, elle rentra chez madame de Verseuil, et j’allai porter à Gustave la réponse qui devait achever de lui tourner la tête.

— Puisqu’elle l’exige, dit-il vivement, en relisant la lettre d’Athénaïs, eh bien, soit, je partirai sans lui dire adieu. Je ne la verrai que ce soir, et j’éviterai de causer trop souvent avec elle. Ah ! que de sacrifices on peut imposer, quand on ordonne ainsi !

Puis, se tournant vers moi :

— Allons vite, les chevaux ; il faut que nous soyons en voiture avant eux. Si tu rencontres le major ; s’il te demande pourquoi je ne déjeune pas avec ces dames, dis-lui que j’ai une visite à faire chez un ami aux environs de Lyon, et que je ne pourrai les rejoindre que ce soir à Valence. Mais surtout, cher Victor, point d’indiscrétion.

Ma foi, répondis-je en riant, monsieur s’est arrangé de manière à n’en point redouter de ma part.

— N’importe, reprit Gustave ; suppose que je t’ai dit tout ce que tu sais, et agis en conséquence.

D’après ces instructions, je vis qu’il était essentiel de me faire rencontrer par le major ; et je fis un si grand bruit avec nos valises à la porte de sa chambre, qu’il en sortit bientôt pour savoir la cause de ce tapage ; et je pus alors tout à loisir lui réciter ma fable.

— Ah ! je comprends, me dit-il d’un air fin ; les Lyonnaises sont fort jolies, et M. de Révanne en a sûrement rencontré quelques-unes à Paris, qu’il ne peut se dispenser de voir ici. Nous savons ce que la reconnaissance exige d’un jeune homme aimable ; aussi, dites-lui bien, mon ami, que nous le laissons parfaitement libre de partir ou de rester. Quand on va se battre, il faut faire provision de plaisirs ; et je l’approuve fort de ne pas négliger ceux qui se trouvent sur sa route.

Ayant répondu à ce discours par un sourire qui semblait convenir de tout, j’allai me vanter à mon maître du succès de ma ruse, et de mon adresse à servir les projets dont je n’avais pas même reçu la confidence.



XXX

Dès que nous fûmes hors de la ville, Gustave se mit à relire la lettre de madame de Verseuil. Au plaisir qu’il semblait prendre à cette lecture, je présumai qu’il n’en aurait pas moins à en parler ; et je hasardai à ce sujet certaines questions, qui, loin de paraître indiscrètes, me valurent l’entière confidence du billet ci-joint :

« S’il est vrai que je vous intéresse autant que vous me le dites et que j’ai la faiblesse de le croire, sauvez-moi vous-même du péril où vous m’exposez. Songez avant tout que le moindre soupçon peut nous perdre, et que, non-seulement la prudence, mais la dissimulation sont nécessaires pour échapper à la surveillance des amis qui m’entourent. Ainsi donc, feignez tout ce qui pourra les convaincre de votre indifférence pour moi. Faites plus encore : laissez-leur croire qu’un autre attachement vous captive tout entier ; enfin, sacrifiez-moi sans pitié aux intérêts d’un sentiment que j’ai déjà trop combattu pour espérer le vaincre.

« Après un tel aveu, je ne pourrais vous revoir ce matin et cacher mon trouble. Partez, et laissez-moi le temps de me contraindre assez pour ne pas nous trahir. »

— Avec d’aussi bons conseils, dis-je après avoir lu, si vous vous égarez, monsieur, ce sera votre faute.

— J’en conviens : aussi suis-je bien résolu à me laisser conduire par ce guide charmant.

— Vous ferez d’autant mieux, qu’il me paraît avoir assez d’expérience.

— De prudence, tu veux dire.

— Ma foi, monsieur, ces deux vertus se ressemblent beaucoup en amour ; et l’art de tromper les indifférents est rarement le premier qu’on apprenne.

— Trêve de sentences, répliqua Gustave d’un ton fort amer. Avec cette manie de tout analyser, on ne trouve plus rien d’innocent dans le monde.

Ce mouvement d’humeur me prouva que mon maître était, aussi-bien que moi, convaincu de la vérité de ma remarque. La crainte d’en fournir beaucoup de semblables engagea sans doute madame de Verseuil à changer tout à coup de manières avec Gustave ; car lorsqu’il la rejoignit le soir à Valence, elle l’accueillit avec tant de froideur, qu’il ne put s’empêcher de lui en témoigner son étonnement pendant le peu d’instants qu’ils furent seuls.

— Que voulez-vous, lui dit-elle ; j’ai réfléchi sur le coupable aveu que j’ai osé vous faire ; et j’ai frémi des malheurs qui en pouvaient résulter. Non ; l’égarement qui m’a conduite à trahir mon secret ne m’entraînera pas plus loin. Je conserverai votre estime et la mienne. Oubliez ce qu’un instant de faiblesse a pu vous apprendre ; et, par pitié, ne m’en reparlez jamais.

Gustave, surpris d’un tel langage, allait essayer d’y répondre, lorsque le major et madame d’Olbiac rentrèrent. Il fallut se résigner à l’ennui d’une conversation générale, et se contenter de la rendre quelquefois particulière en parlant des caprices du cœur des femmes, et du malin plaisir qu’elles trouvaient souvent à faire naître de douces espérances, dans l’unique dessein de les détruire plus cruellement. À ces belles phrases, on répondait par d’autres lieux communs sur la vertu méconnue, les sacrifices à l’honneur, et le mérite de triompher d’une passion criminelle. Enfin, après bien des principes émis, des exemples cités, madame de Verseuil finit par conclure que, pour un cœur trop sensible, la mort était préférable à l’amour.

— Je me souviendrai de la sentence, dit Gustave en se levant pour écouter ce que l’hôtesse racontait au major.

— Oui, citoyen, criait-elle, le général Bonaparte, vient de remporter deux grandes victoires sur ces Autrichiens, qui menaçaient déjà de venir boire notre vin et piller nos maisons. Grâce à Dieu et à ce petit diable de caporal, qui avait l’air si résolu quand il a passé par ici, nous ne verrons jamais, j’espère, ces visages-là chez nous.

— À cette nouvelle, Gustave fit un signe d’impatience qui montrait assez le regret qu’il éprouvait de ne s’être pas trouvé à ces deux affaires.

— Je ne me pardonnerai jamais, dit-il avec humeur, en regardant Athénaïs, d’avoir manqué cette occasion de gagner mes épaulettes.

— Il s’en présentera bien d’autres, jeune homme, répondit le major. Rassurez-vous : dans cette campagne-ci, les dangers ne nous feront pas faute ; et, depuis celui de mourir de faim, jusqu’à l’honneur de recevoir un boulet de canon, vous en aurez bien assez à braver.

À ces mots, madame de Verseuil leva au ciel des yeux où se peignait tant d’effroi, que Gustave lui pardonna presque ses sages résolutions, et se livra à l’idée de l’intéresser à lui par tous les périls imaginables.

Dévoré de l’ardeur de se battre, et peut-être un peu du désir de se venger des froideurs d’Athénaïs, il prit congé de ses compagnons de voyage, en les prévenant qu’il n’aurait le plaisir de les revoir qu’à Nice : c’était là que nous devions trouver le général Verseuil, ou des ordres pour le rejoindre.

Nous fîmes le reste de la route avec une rapidité désespérante pour un observateur qui s’était promis de contempler à loisir un pays admirable, et qui méditait en secret une petite relation pittoresque en forme d’itinéraire ; mais il fallut bien en prendre mon parti, et dire, comme ce voyageur qui traversait Florence en pleine nuit : « Allons, encore une ville de vue. »



XXXI


Arrivés à Nice, nous n’y trouvâmes plus que quelques troupes de réserve confiées à la prudence du général Verseuil, qui commençait à perdre l’espoir de les contenir. Le gros de l’armée se dirigeait vers Mondovi ; et le bruit des victoires de Montente, Millésimo et Bégo, où nos soldats avaient déjà gagné de la gloire, des grades et trouvé des approvisionnements, rendait fort impatients ceux qui manquaient de tout cela au milieu d’une ville dont les habitants leur refusaient les secours les plus urgents. Chaque jour menaçait d’une révolte ; et c’est probablement à cette crainte si bien fondée que nous dûmes l’accueil empressé que mon maître reçut de son général. Un jeune officier déterminé était un renfort très-utile en cette circonstance, où l’exemple d’un seul avait plus d’une fois entraîné tous les autres ; et l’expérience de M. de Verseuil savait habilement diriger l’intrépidité de ses aides de camp.

À toutes les questions qu’il lui fit relativement à madame de Verseuil, Gustave répondit, sans trop d’embarras, que son empressement à le rejoindre l’avait empêché d’accompagner ces dames jusqu’à Nice ; mais qu’il les avait laissées bien portantes à Valence.

— Vous ne savez donc pas quel jour elles arriveront ? dit le général.

— S’il ne leur survient point d’accident, elles pourraient être ici demain soir, répondit Gustave.

— Eh bien, nous irons au-devant d’elles ; nous leur servirons d’escorte, et j’aurai le plaisir de les revoir plus tôt.

Tout en cédant à cette proposition, Gustave en fut très-contrarié. Il ne se souciait pas d’être spectateur des embrassements conjugaux de M. de Verseuil, et n’avait guère plus envie de le rendre témoin de l’émotion qu’il éprouverait lui-même en revoyant la belle Athénaïs, après l’avoir quittée avec tant de dépit.

Avant de raconter cette entrevue, il est nécessaire de donner une idée de la figure et du caractère du général Verseuil. C’était un de ces jeunes vieillards dont le visage ridé et la démarche leste forment un singulier contraste. De petits yeux noirs, vifs, très-enfoncés et recouverts par d’énormes sourcils, donnaient à sa physionomie une expression fort dure, que l’habitude de commander rendait encore plus frappante. cependant, un sourire plus affecté que gracieux tempérait souvent l’air sévère de cette figure, où se peignait le combat continuel d’une méfiance insurmontable et d’une extrême politesse. Sa taille était moyenne. Le désir d’y ajouter quelque chose lui faisait tenir la tête fort élevée ; et cette attitude lui aurait donné quelque apparence de franchise, si ses yeux, sans cesse occupés à épier autour de lui, lui eussent permis de regarder quelquefois les gens en face ; mais tout trahissait son caractère inquiet et jaloux. Du reste, brave et prudent, sa conduite à l’armée lui avait acquis l’estime générale. Il y était craint sans être haï ; mais plus respecté qu’aimé. Il sentait qu’auprès des républicains, sa qualité d’ancien gentilhomme, d’officier d’un régiment royal, devait le rendre suspect ; et, tout en accordant à l’ancien régime des regrets fort sincères, il se sacrifiait aux intérêts du nouveau avec tant de zèle, que l’on ne pouvait soupçonner ses véritables opinions. Je les découvris pourtant ; mais j’en dus tout le mérite à ma place. À force d’entendre raconter au général ses aventures de l’École militaire, ses folies de garnison, les dettes qu’il contractait, et ses ruses pour les faire acquitter à son père, les honneurs que lui rendaient ses vassaux, et l’histoire galante des femmes qu’il avait connues, je conclus sans peine qu’il était vain de sa naissance, un peu fat, très-despote dans ses volontés, et, qu’avec ce caractère, il devait tout naturellement regretter un état de choses où ces défauts de bon ton étaient également protégés par les lois et la mode.

Après une jeunesse toute consacrée à ses devoirs militaires et aux petits intérêts du monde, M. de Verseuil conçut le projet de se marier pour ramener dans sa maison les plaisirs et les amis qui commençaient à le fuir. Son goût pour les jolies femmes le mettait dans la nécessité d’en prendre une sans fortune : il la choisit dans ce troupeau charmant que la pauvreté honnête livre à la vieillesse opulente ; et la jeune Athénais, ravie de quitter le retraite où la modicité du revenu de sa tante la condamnait à vivre, reçut avez joie l’hommage qui la délivrait de l’affreuse inquiétude de ne point trouver un mari, et de voir sa beauté se flétrir sans avoir jamais été proclamée.

Madame de Verseuil était encore dans l’enivrement d’un sort inespéré, lorsque les désastres de la Révolution vinrent l’empêcher de jouir de sa fortune. Il fallut brûler ses titres, cacher ses diamants, envoyer son argenterie à la monnaie, ses chevaux à l’armée, et se défaire ainsi des accessoires brillants, pour lesquels on avait accepté une condition misérable. M. de Verseuil, ainsi dépouillé de son cadre, perdit beaucoup aux yeux de sa femme, et quand ils partirent tous deux pour aller dans une de leurs fermes se soustraire au danger d’être arrêtés, Athénaïs regretta souvent dans ce long tête-à-tête les malheurs d’une captivité partagée avec des gens aimables dont l’esprit et la gaieté faisaient quelquefois oublier jusqu’aux approches du supplice.

Dans l’affreuse situation où se trouvait alors la France, M. de Verseuil conçut plus d’une fois le dessein d’émigrer ; mais cela devenait chaque jour plus difficile et plus périlleux. D’ailleurs, ce qu’on racontait des mœurs de Coblentz ne lui donnait pas l’envie d’y conduire sa femme ; et puis, se battre contre son pays lui semblait une occasion si contraire à ses principes, et d’un succès si douteux, qu’il se décida, comme tant d’autres, à marcher contre les étrangers, pour échapper à la fureur de ses compatriotes. Ce parti lui réussit. À l’époque où la bravoure des soldats était si souvent compromise par l’ignorance des généraux, l’expérience de M. de Verseuil lui acquit bientôt de l’ascendant sur tous les officiers de nos troupes républicaines, et déjà plusieurs affaires glorieuses avaient affermi sa réputation, lorsqu’il fut appelé à l’armée d’Italie.



XXXII


— Eh bien, m’as-tu trouvé des chevaux ? me dit le lendemain Gustave.

— Non, monsieur, ils sont requis par les charrois, et l’on ne peut en louer un seul.

— Tant mieux ; cela me dispensera d’aller à la rencontre de ces dames ce soir, et j’en serai plus libre jusqu’au moment où Germain arrivera. Va dire au général que mes chevaux n’étant point encore ici, je ne puis avoir l’honneur de l’accompagner.

La commission faite, je revins dire à mon maître que le général mettait à sa disposition toute son écurie, et qu’il espérait bien l’en voir user ce jour même dans la promenade qu’il comptait faire avec lui après leur dîner. Il n’y avait pas moyen de refuser ; j’engageai Gustave à prendre son parti gaiement, et, profitant du cheval de suite que l’on avait bridé pour moi, je me mêlai sans fierté au groupe de laquais équestres qui suivit la cavalcade.

Elle était composée de plusieurs officiers distingués, et d’un autre aide de camp du général qu’il présentait à chacun comme son fils adoptif. On se disait tout bas que ce titre lui était bien dû ; ce jeune homme, d’une figure douce et intéressante, était timide, silencieux, et rougissait toujours en voyant paraître madame de Verseuil ; mais son air embarrassé n’avait rien de gauche, et laissait seulement supposer qu’il enviait un peu trop le bonheur de son père. À peine étions-nous à une lieue de Nice, que le général s’écria :

— Je les aperçois, je crois. Oui, c’est bien sa berline. Je reconnais La Pierre, c’est lui qui court à cheval près de la voiture. Décidément les voilà.

Gustave, qui les avait reconnus bien avant lui, ralentit son pas pour rester à quelque distance des officiers qui voulaient partager l’empressement de leur général. Comme chacun se mit au galop, je feignis de ne pouvoir retenir mon cheval, et, par ce moyen, je me trouvai près de la voiture en même temps que M. de Verseuil ; le major, qui descendit le premier, lui tendit la main, et, soutenant de l’autre Athénaïs, nous la vîmes se jeter dans les bras de son mari avec toute l’effusion d’une tendresse extrême. Le général ne mit pas moins de faste dans ses embrassements, et si chacun de nous ne revint pas intimement convaincu de l’amour qui unissait M. et madame de Verseuil, cène fut certes pas de leur faute.

Athénaïs subissait une nouvelle caresse de son vieil époux, lorsque mon maître nous rejoignit. Son apparition glaça tout à coup l’air animé d’Athénaïs ; elle s’arrêta au milieu d’une phrase qui peignait sa joie, pour saluer Gustave, et elle remonta aussitôt dans la voiture, où madame d’Olbiac murmurait tout bas sur le peu d’attention qu’on lui marquait.

Les flatteurs du général ne manquèrent pas d’employer le temps qu’il nous fallut mettre pour retourner à la ville, en félicitations de tout genre sur le bonheur d’être adoré d’une aussi jolie femme. Les uns se récriaient sur l’émotion divine qu’elle avait témoignée en revoyant son mari ; les autres sur le sentiment qui, lui faisant oublier la présence de tant d’importuns, lui avait inspiré tant de choses tendres ; et tous ces discours causaient à Gustave une humeur excessive. Pour y mettre le comble, le général le retint à souper avec tous les officiers présents, voulant, disait-il, que chacun d’eux prît part aux plaisirs d’un si beau jour, et bût avec lui à la santé de sa chère Athénaïs.

— Allons, me dit Gustave en descendant de cheval, achevons la corvée ; aussi bien je n’en recommencerai pas souvent de pareilles, car dussé-je aller me faire tuer en amateur à la première affaire, je ne serai pas longtemps sous les ordres de ce général amoureux.

Pendant le souper, l’ennui et le mécontentement qui se peignaient sur le visage de mon maître formaient un contraste frappant avec les figures enjouées des convives qu’avait réunis le général ; il en avait déjà fait la remarque ; et le ciel sait comment il aurait expliqué cet excès de maussaderie, si un message d’Athénaïs n’était venu changer subitement la disposition de Gustave. C’était mademoiselle Julie qui venait annoncer que sa maîtresse, très-fatiguée du voyage, et même agitée par un peu de fièvre, s’était vue forcée de se mettre au lit, et priait ces messieurs de l’excuser de ne pouvoir partager avec le général le plaisir de leur faire les honneurs du souper.

— Serait-elle sérieusement malade ? demanda d’un ton inquiet M. de Verseuil.

— Je ne le pense pas, monsieur, mais elle a beaucoup souffert pendant la route, ajouta mademoiselle Julie en regardant d’un certain air Gustave ; et après tant d’agitations et de mauvaises nuits, elle a grand besoin de repos.

— Sans doute, répliqua le général, veillez à ce qu’on ne fasse point de bruit près d’elle, dites-lui que nous allons célébrer le plus doucement possible son heureuse arrivée.

— Un moment, ne l’abusons pas, ajouta en riant un gros colonel, dites-lui bien, ma belle enfant, que nous allons noyer nos regrets dans le vin de son mari.

— Et que notre premier toast sera pour la plus charmante malade, dit Gustave.

— Je n’y manquerais pas…, fut le dernier mot de mademoiselle Julie, qui, ravie d’avoir à en rapporter un de M. de Révanne, s’enfuit sans vouloir en entendre davantage.

Ce message, qui enlevait à plusieurs personnes la douce espérance de passer la soirée avec une femme aimable, donnait aux autres la crainte de ne pouvoir rire et boire à leur aise ; car le général pourrait être inquiet de sa femme, et il n’est pas décent de s’amuser chez son chef quand il n’est pas en humeur de se divertir. Ces différentes réflexions menaçaient d’attrister le souper, si Gustave, inspiré par je ne sais quel heureux caprice, n’eût ranimé la gaieté en se livrant aux plus piquantes saillies. On lui sut bon gré de son enjouement, et surtout de son zèle à griser le général ; enfin lorsque, vers trois heures du matin, on pensa à se retirer, chacun se félicita d’avoir acquis un si joyeux camarade.

Le lendemain, l’indisposition d’Athénaïs durait encore ; cependant elle se leva pour passer la journée avec les amis qui allaient la quitter de nouveau. Un ordre de Bonaparte enjoignait au général Verseuil de se mettre en marche pour venir camper dans les environs de Mondovi. Les soldats reçurent la nouvelle de ce prochain départ avec enthousiasme : ils se flattaient qu’en se rapprochant du chef de l’armée, ils ne manqueraient plus de rien ; et d’ailleurs, ils marchaient à la victoire.

Cette ardeur belliqueuse, si commune alors, s’empara aussi de moi. Sans prétendre aux lauriers dont allaient se couvrir nos braves, je n’ambitionnai que l’honneur de les voir cueillir, et je conjurai mon maître de me laisser l’accompagner partout où l’on se battrait, au risque d’attraper pour ma part quelques balles, ou autres petits profits de la gloire.

— Eh bien, soit, me dit-il, puissent ton dévouement et ta curiosité n’être pas trop punis. Tu partageras, autant qu’on voudra bien le permettre, ma bonne ou mauvaise destinée ; et, pour te mettre plus à portée de me suivre, je te donne la jument baie que Germain a montée pendant son voyage ; si mon cheval est tué sons moi, tu me la prêteras, n’est-ce pas ?

— Ah ! mon cher maître ! fut tout ce que je pus lui répondre.



XXXIII


Nos préparatifs achevés, Gustave se rendit chez madame de Verseuil ; elle était déjà entourée de tout l’état-major de son mari, et madame d’Olbiac, assise à côté d’elle, y remplissait ses fonctions de duègne de manière à ne laisser nul espoir d’approcher de sa belle-sœur, même pour lui adresser secrètement un mot. Cependant, Gustave désirait lui faire ses adieux, et la remercier des regrets qu’il lisait sur ce charmant visage, dont la pâleur et le regard languissant lui inspiraient une émotion si douce !

— Vous partez avec le général, lui dit-elle d’une voix presque éteinte, et nous allons rester ici livrées à bien des inquiétudes. M. de Verseuil a rarement le temps d’écrire ; s’il vous en restait plus qu’à lui, donnez-nous quelquefois de ses nouvelles et des vôtres. Dans les tristes moments que nous passerons ici, vos lettres nous seront d’un grand secours.

— Et à moi aussi, répondit Gustave ; car, au milieu des travaux qui vont nous occuper, je serai trop heureux d’avoir une occasion de m’en reposer en vous les racontant, madame ; et puis, ajouta-t-il en souriant, les gens polis répondent ordinairement aux lettres que l’on…

— À propos, interrompit Athénaïs, j’oubliais de vous rendre le livre que vous avez eu la bonté de me prêter à Valence.

— Quel livre, madame ?… je ne m’en souviens pas…

— Vous allez bientôt le reconnaître, j’en suis certaine ; peut-être me l’avez-vous donné avant de l’avoir lu ?

Et ces mots furent accompagnés d’un signe qui voulait dire :

« Convenez-en bien vite. »

— Ah ! oui… répondit Gustave d’un ton qui démentait assez l’air fin qu’il voulait se donner.

Alors Athénaïs fit demander le volume qu’elle avait laissé sur la cheminée ; et, le remettant à mon maître :

— Lisez-le, dit-elle avec émotion ; je pense qu’il vous intéressera.

— Gustave s’empressa de cacher ce trésor d’espérance, car il ne doutait pas qu’il dût renfermer quelques mots consolants ; et l’on ne saurait peindre l’impatience qu’il ressentit en gardant toute la soirée dans sa poche ce livre qu’il brûlait d’ouvrir. Cependant Athénaïs, qui jouissait de la contrainte de Gustave, l’en dédommageait par mille choses ingénieuses. Personne ne possédait mieux qu’elle cet art de tout employer pour être entendu de ce qu’on aime. La plupart des gens de sa société étaient presque toujours, sans s’en apercevoir, les interprètes de ses sentiments, ou les complices de ses projets. Tant qu’ils restaient dans l’ignorance de leur utilité, cette innocente ruse n’avait point d’inconvénient ; mais, dès que l’un de ces charitables amis découvrait les services qu’il avait rendus à l’insu de lui-même, il s’en irritait, et le bienfaiteur sans le savoir devenait alors un ennemi implacable.

Enfin la journée se termina ; et il fut permis à Gustave de pénétrer les mystères de ce livre magique, qui renfermait sans doute ses destins. C’était un de ses romans en A dont l’Angleterre nous inondait alors, et dans lesquels les spectres causent familièrement avec tous les vivants qui daignent visiter un vieux château, une tour en ruines, ou la moindre caverne.

— Eh ! qu’allez-vous faire de ce livre terrible ? dis-je à mon maître, en apercevant deux gravures où les voleurs et les revenants dévalisaient et terrifiaient un grand imbécile.

— J’en vais faire mon unique lecture pendant toute la campagne.

— Si cela est, vous aurez, monsieur, l’esprit singulièrement orné l’hiver prochain.

— Ah ! si tu savais tout ce qu’il renferme !

— À en juger par l’enseigne, ce ne sont pas des plaisanteries, vraiment.

— Non ! répliqua Gustave en continuant sa lecture, je ne crois pas qu’on puisse réunir plus de grâce à plus d’esprit ! Quel ingénieux moyen !… Que de délicatesse… d’amour !…

— Comment, vous trouvez tout cela dans ce roman sinistre ?

— Tiens, juges-en toi-même ; et dis-moi si tu as jamais rien lu d’aussi touchant. Je pris le livre ; et voici la première page qui tomba sous mes yeux.

« Hommes fragiles et vains, qu’est devenu ce courage dont vous étiez si fiers ? Eh ! quoi ! il faut pénétrer dans les antres secrets de la caverne obscure, et déjà vous murmurez contre l’autorité qui vous condamne à la poursuite du crime. Votre valeur succombe à l’aspect des tombeaux ; et, quand il s’agit de délivrer l’innocence, vous ne songez qu’aux dangers qui vous menacent ; et pourtant c’est au nom de l’humanité que la victime vous implore. L’amour de la vertu, le plus pur des sentiments, le plus noble des enthousiasmes, est-il donc éteint dans vos cœurs ? Ah ! conjurez le Dieu qui rendit un enfant invincible de ranimer votre antique vaillance ; et, par des faits éclatants, ménagez-vous des souvenirs de gloire. Nos jours sont comptés. Imitez, s’il se peut, les héros qui ne sont plus. C’est à vous que l’écho du torrent adresse les plaintes de l’infortunée Rosamonda. Ne l’entendez-vous pas gémir et vous crier du fond de l’abyme : Délivrez-moi du spectre odieux de Rokingham ! Sa tombe s’entr’ouvre, il m’approche… Ah ! défendez mon honneur et ma vie. »

— Cela est sans doute fort beau, puisque vous le trouvez ainsi, dis-je après avoir lu tout haut ce pompeux galimatias ; mais je vous avoue, à ma honte, que je n’y comprends rien. Cependant il faut être juste, l’assortiment est complet. La caverne, les tombeaux, la vertu, la victime, l’humanité, l’abîme, le spectre, le torrent, rien n’y manque ; et voilà, j’en conviens, tout ce qui constitue le mérite de nos romans nouveaux.

— Il s’agit bien de tout cela, s’écria Gustave. Me crois-tu assez niais pour admirer ces sottises ?

— Pardon, monsieur ; mais tant de gens les achètent.

— Imbécile, lis les mots soulignés de cette page, rassemble-les, et vois si le livre qui peut transmettre de si doux sentiments n’est pas le plus intéressant du monde.

J’obéis ; et ma critique fit place à la plus juste admiration, lorsque, rassemblant tous ces mots épars, il en résulta le billet suivant :

« Ce courage dont vous murmurez succombe à l’aspect des dangers qui vous menacent. Au nom de l’amour le plus pur, le plus invincible, ménagez des jours qui ne sont plus à vous, et défendez ma vie. »

— Ô malin Amour ! m’écriai-je en me prosternant, divin génie des femmes ! toi seul peux leur fournir de semblables ruses.

— N’est-il pas vrai ? reprit Gustave d’un air triomphant ; et pourrais-je douter encore d’un sentiment qui trouve de si ingénieux moyens de s’exprimer ? Non, je ne lui ferai pas cette injure ; et ma confiance égalera ma discrétion. Je respecterai ses scrupules ; je me résignerai à tous les sacrifices qu’elle m’imposera : heureux de pouvoir lui prouver, par ma soumission, tout ce que je sens pour elle ! Mais son image me suivra en tous lieux : c’est à elle que je dédierai mes succès, et, si je meurs, j’emporterai au tombeau la douce assurance d’être pleuré par elle. Ah ! cher Victor, que l’on doit bien se battre, quand la certitude d’être aimé vous suit au champ d’honneur ; quand il faut se défendre et triompher pour deux.

— Dites pour trois, monsieur ; car votre excellente mère mérite bien une part dans vos périls et votre gloire.

— Tu as raison, répondit Gustave en rougissant : ma mère avant tout. Approche-moi cette table.

Et il se mit à écrire, pendant que j’arrangeais nos portemanteaux.

Deux heures après nous étions à cheval, escortés d’une partie des habitants de Nice, dont la moitié était venue pour s’assurer et se réjouir de notre départ, et l’autre pour nous témoigner des regrets fort sincères.



XXXIV


En m’engageant dans le récit de quelques faits de cette campagne fameuse, je n’ai pas la prétention d’en vouloir décrire les événements mémorables. Je laisse à nos graves historiens le soin de transmettre à la postérité ces miracles de gloire, et je leur souhaite une éloquence digne du sujet. Le talent qu’exige une si grande entreprise intimidera d’abord les hommes les plus capables d’y réussir, et c’est à ceux dont la médiocrité ne doute de rien que nous devrons probablement les premiers essais en ce genre ; mais le temps, qui met tout à sa place, fera justice de ces petites chroniques, et couronnera l’ouvrage que médite sans doute en ce moment quelque grand écrivain. Le héros qui fit si souvent retentir le monde du bruit de ses exploits ne peut manquer d’écho pour les redire, et nous avons le droit d’espérer que tant de grands hommes trouveront un Plutarque.

Ainsi donc, je me contenterai d’être le simple narrateur des faits relatifs à mon maître. C’est sur la peinture des mœurs de cette époque, sur le récit de ces petits détails, trop souvent dédaignés par nos historiens, que je fonde tout l’intérêt de ces Mémoires. Les personnes qui ont vécu dans ce temps de désordre et de gloire reconnaîtront la vérité de mes tableaux, et me sauront peut-être bon gré d’avoir peint ce mélange de grandeur, de burlesque, de grossièreté et d’élégance, dont aucun siècle n’avait encore offert l’image.

Après trois jours de marche dans les montagnes, nous arrivâmes à minuit près de Céva, au moment où le général Masséna se disposait à passer le Tanaro.

— Vous arrivez tout juste, dit-il au général Verseuil, pour prendre votre part de l’affaire de demain, je crois qu’elle sera chaude, car la position de l’ennemi est formidable. Environné de deux rivières rapides et profondes, il a coupé tous les ponts et garni les bords de fortes batteries. Nous aurons de la peine à le débusquer de là.

— Surtout avec des troupes aussi fatiguées que les miennes, répondit le général Verseuil.

— Vous n’avez pourtant pas fait beaucoup de chemin.

— Non ; mais avec des chevaux mal nourris et des soldats pieds nus, on ne marche pas vite, et l’on arrive éreinté.

— Allons, allons, ne parlez pas de cela, reprit Masséna. Je vais tâcher de vous faire donner quelques provisions et un logement dans les granges du village de Lazegno. Là, vous pourrez dormir quelques heures, et nous vous dépêcherons ensuite vers le général en chef.

En disant ces mots, Masséna donna ses ordres à un aide de camp, qui nous caserna dans les granges promises, comme on range des moutons dans une bergerie. Le coin le moins sale fut réservé aux officiers et à leur suite ; et là nous trouvâmes, sur de la paille fraîche, un profond sommeil et l’oubli de nos fatigues.

Un roulement de tambour nous arracha trop tôt aux douceurs du repos. Il fallut s’habiller à la hâte et remonter à cheval. Le général Colli, craignant l’issue d’un combat décisif, venait d’opérer sa retraite sur Mondovi. Un officier de Bonaparte eu apportait à l’instant même la nouvelle, avec l’ordre de se porter, sans perdre de temps, sur les pas de l’ennemi.

— Que penses-tu de ce début ? me dit Gustave en mettant son habit.

— Eh mais ! cela s’engage assez bien, répondis-je ; et, si la victoire se charge du dénoûment, ce sera le mieux du monde.

— Pourvu que nous puissions rencontrer l’ennemi.

— Ah ! quand il fuirait ainsi devant nous jusqu’à Rome, il n’y aurait pas grand mal.

— Ni grande gloire non plus ; et c’est de la gloire qu’il nous faut pour faire oublier nos troubles et nos crimes à l’Europe.

La raison était sans réplique, et je tombai d’accord qu’il fallait couvrir nos échafauds de lauriers.

L’occasion d’en cueillir ne se fit pas attendre. Le bruit du canon nous servait de guide, et nous rejoignîmes la division du général Serrurier à l’instant où elle atteignait l’arrière-garde de l’ennemi, sur les hauteurs en avant de Vico. Là s’engagea le combat, et je dois confesser l’impression terrible que je ressentis au bruit des premières décharges de mousqueterie qui se firent entendre. Certes, si j’étais mort alors d’un boulet de canon, j’aurais laissé une pauvre opinion de mon courage, et cependant il m’a, depuis, assez souvent secondé pour pouvoir en répondre. Au reste, j’ai entendu plusieurs fois raconter à nos plus braves guerriers le tremblement involontaire qui s’était emparé d’eux à leur première bataille ; et ils avaient sur moi l’avantage d’agir, de tuer par-ci par-là, de se défendre enfin, distractions fort nécessaires en pareilles circonstances. Ma situation était bien plus cruelle : Posté sur une hauteur à portée du canon, sans qu’il me fût permis de me mêler aux combattants, je suivais des yeux les mouvements des deux armées, et croyais toujours reconnaître, dans l’officier frappé d’un coup mortel, le fils de madame de Révanne. Chaque instant redoublait cette inquiétude, que les cris de la victoire ne firent pas même cesser ; car, notre division s’étant mise à la poursuite de l’armée piémontaise, ce n’est qu’à Mondovi que je retrouvai Gustave couvert de sueur, de poussière, son mouchoir autour du bras et un drapeau à la main. En le revoyant, je ne pus me défendre d’un sentiment de joie qui remplit mes yeux de larmes. Il s’en aperçut, et, me sautant au cou :

— Brave garçon, me dit-il, tu pensais à ma mère ; sois tranquille, elle sera contente de moi.

— Mais vous êtes blessé ! m’écriai-je.

— Ce n’est rien : quelques égratignures.

Comme il finissait ces mots, le général Berthier lui fit dire que le général en chef le demandait ; et Gustave, tout troublé de l’idée de paraître ainsi devant ce grand capitaine, voulait se rajuster un peu.

— Gardez-vous-en bien, lui dis-je ; on ne quitte point sa parure avant la fin de la fête.

Alors, ressaisissant son drapeau, il suivit l’officier qui devait le conduire vers Bonaparte.

Ce ne fut pas sans beaucoup de peine qu’ils parvinrent jusqu’à lui. Le peuple, les soldats, obstruaient tous les passages. Chacun voulait voir ce nouveau César, qui n’avait qu’à se montrer pour vaincre. Mêlé dans la foule, j’entendais les réflexions les plus contraires :

— Quel homme inconcevable ! disaient les uns.

Maledetto bambino ! murmuraient les autres.

— C’est un dieu !

Quest’ è il diavolo !

Et tous ces discours étaient couverts par les cris de Vive Bonaparte !

— J’envoie demain vingt drapeaux à Paris, dit-il à Gustave ; je sais comment vous en avez reconquis un, que nos soldats blessés ne pouvaient plus défendre : ce trait sera mentionné. N’est-ce pas là votre première affaire ?

— Oui, mon général.

— Eh bien, tenez ce qu’elle promet, et vous serez bientôt digne de commander à ces braves, ajouta-t-il en montrant les troupes qui l’entouraient.

Puis, s’adressant à d’autres officiers, il leur donna des encouragements, des ordres, et leur inspira tant de confiance dans leur propre valeur, qu’il laissa dans tous les esprits la ferme assurance des nouveaux succès qui allaient bientôt nous livrer l’Italie.



XXXV


Tout n’est pas plaisir dans la victoire, et l’honneur d’entrer en triomphateur dans une ville conquise est cruellement acheté par la vue des horreurs qui s’y commettent. Cependant Bonaparte, qui savait combien, pour une petite armée surtout, la discipline est nécessaire, tenait à ce qu’elle fût rigoureusement observée parmi ses soldats. Mais, après avoir si longtemps manqué de tout, il était impossible de les empêcher de se refaire un peu aux dépens de l’ennemi ; et c’était le paisible bourgeois, qui n’avait ni fait ni voulu la guerre, qui en supportait toutes les charges.

Pour mettre fin à ces désordres, on fusillait les maraudeurs. Cette mesure sévère me rendit le témoin d’un fait assez remarquable pour le citer.

Un sapeur du 5e bataillon, nommé Latouche, homme brave, loyal, et que l’ivresse seule pouvait porter à de coupables excès, venait d’être condamné à être fusillé pour crime de maraude. Le général Verseuil, qui prenait un vif intérêt à ce pauvre homme, se transporte aussitôt à sa prison, et le trouve écrivant des adieux si touchants à ses camarades, qu’espérant obtenir sa grâce à la faveur de cette lettre, il y joint un mot de sa main, et dépêche Gustave auprès du général en chef pour la lui remettre en toute hâte. Bonaparte passait la revue d’une partie de ses troupes. Mon maître arrive au galop, montre qu’il est porteur d’une missive importante ; on lui fait place, il donne la lettre, et il respire à peine tout le temps qu’il la voit lire. Chaque mouvement de la physionomie du général lui annonce la grâce ou l’arrêt du malheureux sapeur ; et il se flatte un moment de voir l’attendrissement l’emporter sur la sévérité militaire. Enfin, après avoir lu, Bonaparte dit :

— C’est bien ; l’exemple en sera plus frappant.

Puis, se tournant vers Gustave :

— Dites à votre général que ce qu’il demande est impossible. La mort de cet homme en épargnera beaucoup d’autres.

Alors il s’avança au milieu des soldats, et, après leur avoir expliqué en peu de mots les délits qui conduisaient Latouche au supplice, il fit à haute voix la lecture de ses adieux touchants :

« Vous voyez, mes camarades, à quel sort je suis réduit ! Et toi, commandant du détachement, si tu m’eusses défendu d’aller à la maraude, je ne serais pas exposé à la mort que je Tais subir. Adieu, mes camarades, adieu ; Latouche, les larmes aux yeux, ne regrette en quittant la vie que de ne pas mourir en défendant la patrie, et ne se console que dans l’espoir que sa mort servira d’exemple à ses défenseurs. »

L’impression que produisit cette lettre justifiait assez la sévérité de Bonaparte, et le bon ordre qui en résulta ne laisse aucun doute sur l’avantage que peut tirer l’intérêt général d’une injustice particulière ; car ce pauvre sapeur, si cruellement puni, n’en avait pas plus fait que tous ceux qui écoutaient en silence ses dernières paroles ; aussi, tout en approuvant cette mesure salutaire, je rendis grâce au ciel de ne m’avoir point placé dans ces postes éminents où l’on est trop souvent obligé de faire mourir un brave homme par humanité.

Gustave n’avait pas encore eu le temps d’acquérir la philosophie militaire qui fait voir d’un œil sec les événements de ce genre, et, bien avant qu’il eût parlé, son air consterné avait appris au général Verseuil le peu de succès de son ambassade.

— Allons, n’y pensons plus, dit en soupirant le général. Que l’un de vous porte cette bouteille de rhum à ce pauvre diable, et qu’il parte.

Un sergent qui se trouvait là prit la bouteille d’une main, et, portant l’autre à ses yeux, on l’entendit proférer, en s’en allant, des jurements, des injures entremêlées d’imprécations effroyables, qui, traduites en langage honnête, disaient à peu près ceci :

— Grand animal, imbécile, se laisser prendre comme un pékin la main dans le sac, et conduire en prison par deux gendarmes ! Lui qui ne se serait pas rendu, morbleu ! à un régiment d’habits blancs… Grosse bête, te voilà bien avancé avec ta soumission aux ordres… ton respect pour le général et toutes tes autres sottises !… Jour de Dieu ! tu l’as bien mérité ! et si je te tenais, je t’étranglerais, je crois, pour t’apprendre à nous forcer ainsi à tirer sur ta poitrine !

Et ce sergent, si courroucé contre l’infortuné Latouche, c’était son ancien camarade, son meilleur ami, celui enfin qui, ne pouvant se consoler de sa mort, se fit tuer à la première bataille pour aller le rejoindre.

On parlait d’armistice, et nous espérions quelques jours de repos ; mais Bonaparte, qui ne voulait point donnera l’ennemi le temps de se reconnaître, venait de répondre au général Colli qu’il eût à adresser ses propositions au Directoire. Nous marchâmes en avant, et, sans attendre le résultat des négociations, l’armée se trouva entièrement réunie le 26, près de la ville d’Alba.

C’est là que Bonaparte adressa à ses troupes cette première proclamation, qui porta leur enthousiasme à son comble :

« Soldats, vous avez en quinze jours remporté six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche du Piémont ; vous avez fait quinze mille prisonniers, tué ou blessé dix mille hommes. Vous vous étiez jusqu’ici battus parmi des rochers stériles, illustrés par votre courage, mais inutiles à la patrie ; vous égalez aujourd’hui par vos services l’armée conquérante de la Hollande et du Rhin. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout ; vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans pont, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué plusieurs fois sans pain : les phalanges républicaines étaient seules capables d’actions extraordinaires. Grâces vous en soient rendues, soldats !

» Les deux armées qui naguère vous attaquèrent avec audace fuient devant vous ; les hommes pervers qui se réjouissaient dans leur pensée du triomphe de vos ennemis sont confondus et tremblants ; mais, soldats, il ne faut pas vous le dissimuler, vous n’avez encore rien fait, puisque beaucoup de choses vous restent encore à faire. Ni Turin, ni Milan ne sont encore à vous ; vos ennemis foulent encore les cendres des vainqueurs des Tarquins.

» Vous étiez dénués de tout au commencement de la campagne ; vous êtes aujourd’hui abondamment pourvus. Les magasins pris à vos ennemis sont nombreux ; l’artillerie de siége est arrivée : la patrie attend de vous de grandes choses. Vous justifierez son attente ; vous brûlez tous de porter au loin la gloire du peuple français ; d’humilier les rois orgueilleux qui méditaient de nous donner des fers ; de dicter une paix glorieuse qui indemnise la patrie des sacrifices qu’elle a faits. Vous voulez tous, en rentrant dans le sein de vos familles dire avec fierté : J’étais de l’armée conquérante de l’Italie.

» Amis, je vous la promets cette conquête ; mais il est une condition qu’il faut que vous juriez de remplir, c’est de respecter les peuples que vous délivrerez de leurs fers ; c’est de réprimer les pillages auxquels se portent les scélérats suscités par nos ennemis. Sans cela, vous ne seriez point les libérateurs des peuples ; vous en seriez le fléau ; le peuple français vous désavouerait ; vos victoires, votre courage, le sang de vos frères morts en combattant, tout serait perdu, surtout l’honneur et la gloire. Quant à moi et aux généraux qui ont votre confiance, nous rougirions de commander une armée qui ne connaîtrait de loi que la force. Mais, investi de l’autorité nationale, je saurai faire respecter à un petit nombre d’hommes sans cœur les lois de l’humanité qu’ils foulent aux pieds ; je ne souffrirai pas que des brigands souillent vos lauriers.

» Peuples d’Italie, l’armée française vient chez vous pour rompre vos fers ; le peuple français est l’ami de tous les peuples. Venez avec confiance au-devant de nos drapeaux. Votre religion, vos propriétés et vos usages, seront religieusement respectés. Nous ferons la guerre en ennemis généreux : nous n’en voulons qu’aux tyrans qui vous asservissent. »

Jamais je n’oublierai l’effet produit par son éloquence belliqueuse, et sans deviner le but où atteindrait bientôt cet orateur armé, je pressentis que celui qui possédait à un si haut degré le pouvoir d’électriser les hommes, les soumettrait à volonté.

Je faisais part un soir de cette réflexion à un certain lieutenant, qui a joué depuis un très-grand rôle, et il me dit :

Vous seriez encore plus convaincu de sa puissance magique sur les esprits, si vous l’aviez vu comme moi avant nos derniers succès, au moment où un grand nombre de nos soldats se révoltèrent, et vinrent jusque dans sa tente lui déclarer qu’ils ne marcheraient point, à moins qu’on ne leur distribuât sur-le-champ des vivres, des habits et des souliers. Le désespoir qui les avait guidés dans cette démarche, en rendait les suites dangereuses. Et, comme je savais très-bien l’impossibilité où se trouvait Bonaparte de les satisfaire, j’avoue que j’étais fort inquiet de la manière dont il sortirait de cette situation difficile ; lorsque, se retournant d’un air calme et dédaigneux du côté des plus mutins, il leur dit :

» — Ah ! vous voulez des habits neufs ? Eh bien, l’on vous en donnera. Vous aurez l’air, il est vrai, de nouvelles recrues ; et demain l’on ne distinguera plus les vainqueurs de Millesimo des nouveaux débarqués de Paris ; mais puisque vous le voulez ?…

» — Nous ne le voulons plus, s’écrièrent-ils tous à la fois, gardez vos habits neufs ceux-là sont assez bons pour aller jusqu’à la première victoire. »

Et ils se retirèrent enchantés de n’avoir rien obtenu, et fiers de pouvoir se montrer, le lendemain, en montant a l’assaut, couverts des nobles guenilles, témoins de leurs triomphes.



XXXVI


Les trois semaines qui suivirent celle-ci furent employées par nous de la même manière. Avançant toujours dans un pays magnifique, nous battant souvent, triomphant sans cesse, les villes s’offraient à nous, en même temps que les souverains effrayés nous cédaient leurs forteresses et leurs trésors. Cette façon de faire la guerre nous paraissait fort douce. Gustave, en se distinguant à chaque bataille, avait échappé au malheur d’être blessé. Le général Verseuil, charmé de sa conduite, avait pour lui une estime particulière. Causant avec les soldats, buvant avec les officiers, mon jeune maître était bien venu de chacun ; aussi était-il de tous les repas joyeux, comme de toutes les expéditions périlleuses. Au milieu d’une vie si active, il trouvait encore le temps d’écrire de longues lettres à Paris, et des billets fort tendres à Nice. Ceux-ci étaient confiés au courrier de M. de Verseuil, et simplement adressés à mademoiselle Julie. J’étais l’auteur apparent de cette amoureuse correspondance, dont je payais le secret si généreusement, que l’on pouvait à bon droit soupçonner ma probité de valet de chambre.

Pendant que mon maître se liait avec les gens les plus importants de l’armée, je faisais connaissance avec les subalternes les plus intéressants. Quelques petits présents, faits avec délicatesse, m’avaient attiré les bonnes grâces du valet de chambre du général en chef. Sa conversation, ornée de tous les petits détails qui concernaient son maître, me captivait vivement, et je regrette bien que ma mémoire n’en ait pas conservé davantage. Quel profit je tirerais aujourd’hui des confidences de ce camarade ! Que de petites causes, de mouvements d’humeur, de caquets malins, de charmants caprices, ont influé sur les destins de l’Europe. Ah ! que n’ai-je écrit sous la dictée de ce brave indiscret. Vous auriez un historien de plus !

Nous avions tous deux pour autre intime connaissance un nommé Bernard, maréchal de logis, vrais comique de régiment, sachant toutes les aventures scandaleuses de l’armée, se moquant de tout sur la terre, à commencer par lui, et ne pensant pas qu’on pût s’amuser autre part qu’à la guerre. Il était connu pour dire tout ce qui lui passait par la tête, et quand il se permettait des plaisanteries un peu trop fortes sur les chefs, il faisait semblant d’être ivre, et, à la faveur de cette ruse, il tenait les propos les plus hardis. C’est ainsi que, voyant passer un soir un certain fournisseur qui se promenait avec le général Verseuil et ses aides de camp, il me dit tout haut :

— Tu vois bien ce marchand de vieux souliers, qui vient faire ici son commerce. Eh bien, c’est un espion du Directoire ; il vient voir comment se porte le général en chef, pour en donner des nouvelles à Paris.

— Veux-tu bien te taire, lui disait-on.

— Quand je vous dis que c’est un espion… criait-il encore plus fort. Ah ! vous ne voulez pas m’en croire, eh bien, je m’en vais l’en faire convenir devant vous.

Et il poursuivait le fournisseur avec tant d’acharnement, qu’il fallut courir après Bernard, demander pardon pour son état d’ivresse, et le ramener de force. Cependant le fournisseur et toute sa société n’avaient pas perdu un mot de la dénonciation de Bernard. Et l’expérience a prouvé qu’elle était très-fondée. Aussi avait-il repris son sang-froid pour nous dire au moment de rentrer à la caserne :

— Ah ! le grand sournois ! c’est égal, je ne l’ai pas manqué.

Ce talent de feindre la déraison pour dire impunément la vérité m’avait fait surnommer cet homme le Triboulet[11] de l’armée. Gustave, qui m’en avait entendu citer plusieurs boutades, désira le connaître. Je lui fournis bientôt l’occasion de lui rendre un service auprès du général Verseuil, service dont Bernard s’est bien acquitté par les avis importants qu’il a donnés depuis à mon maître. On peut mettre de ce nombre la recommandation qu’il lui fit de ne jamais hésiter dans ses réponses quand il plairait à Bonaparte de le questionner.

— Il faut croire, nous disait-il, que ce luron-là a encore bien des choses à faire, car il n’aime pas à perdre son temps à écouter. Bonne ou mauvaise, il veut une réponse positive. Ah ! je l’ai bien remarqué, il n’y a pas d’avancement pour ceux qui doutent avec lui ; et s’il me demandait tout à l’heure combien il y a d’épis dans ce champ de blé, je répliquerais aussitôt cent mille, mon général.

Gustave m’a confié que le souvenir de cette réponse extravagante lui était souvent revenu en causant avec Bonaparte, et qu’il l’avait quelquefois imitée avec succès.

Dans les marches forcées et les différentes affaires qui nous amenèrent jusqu’au passage du Pô, il ne nous arriva rien de remarquable, ou plutôt de fâcheux ; mais dans le combat qui suivit ce passage miraculeux, le général Verseuil reçut une balle dans la cuisse au moment où, s’élançant à la tête de sa division sur les retranchements de l’ennemi, il venait de le forcer à nous livrer la chaussée de Fombio. Cet événement aurait pu causer quelque désordre, si le chef de brigade Lannes n’était accouru pour rallier notre division, et se couvrir de gloire dans cette affaire décisive.

La blessure de M. de Verseuil n’était point mortelle ; mais elle exigeait de grands soins, et on le transporta à Plaisance, où s’établit alors le quartier général. Là, malgré tous les secours qui lui furent prodigués, on craignit un instant pour sa vie ; et Gustave se crut obligé de satisfaire à sa parole, en instruisant Athénaïs du danger où se trouvait son mari. Un courrier fut expédié à Nice. On verra bientôt l’effet de ce message.


XXXVII


S’il est une situation où l’on puisse faire l’épreuve de la noblesse de son âme, c’est bien celle où, témoin d’un malheur trop souvent espéré, on devient l’ami soigneux, le gardien du vieux mari de la femme qu’on aime. Que de générosité dans les soins qu’on lui prodigue ! que d’héroïsme dans les vœux qu’on forme pour son retour à la vie ! Ah ! l’honneur et l’humanité peuvent seuls inspirer un si beau dévouement. Et pourtant cette vertu n’est jamais vantée ; on la met au nombre de celles que chacun étant censé posséder, s’épargne ordinairement la peine de pratiquer ; ou bien on n’y croit pas, ce qui dispense encore mieux de tout éloge. Je confesse être souvent tombé dans ce dernier tort, malgré l’exemple frappant qui aurait dû me corriger ; car la conduite de Gustave fut parfaite en cette circonstance. Assis près du lit de son général, il y passait la nuit à surveiller le zèle de ses gardes-malade, et quelquefois à les remplacer : le jour, il assistait à ses pansements, et l’aidait à supporter ses souffrances en lui en parlant avec intérêt. Tout cela pouvait être le résultat de ce noble orgueil qui porte souvent à outrepasser ses devoirs ; je voulus m’éclairer sur ce doute, et, profitant de l’instant où Gustave sortait de la chambre de M. de Verseuil pour venir s’habiller dans la sienne, je lui dis :

— Si la mort en veut, comme je le crois, à ce brave général, elle devrait bien lui sauver les douleurs d’une longue agonie.

— Il n’en mourra pas, répondit vivement Gustave ; sa balle est extirpée, et l’opération a été faite avec tant de dextérité, que nous en espérons les plus heureuses suites.

— Tant mieux ; car s’il en fallait venir, comme on le présumait, à l’amputation, autant vaudrait pour lui mourir qu’être ainsi mutilé.

— Grâce au ciel, nous n’avons plus cette crainte. Les chirurgiens viennent de le déclarer hors de tout danger, et, ce qui te surprendra peut-être, c’est que cette déclaration m’a causé un plaisir extrême.

— C’est un fort bon sentiment de votre part, pourquoi m’en étonnerais-je ?

— Je m’en étonne bien, moi !

— Ah ! si vous y mettez tant de bonne foi, je vous dirai qu’en effet cette joie m’est suspecte.

— Cependant, tout me prouve qu’elle est fort sincère ; mais quand je vois à quoi tiennent nos meilleurs sentiments, je suis loin de m’enorgueillir de celui-là. Si, placé sous les ordres d’un autre général, j’avais appris la mort de M. de Verseuil, il n’est pas douteux que les regrets donnés à la perte d’un brave n’eussent bientôt cédé à toutes les espérances que cet événement devait me faire concevoir : ainsi donc, c’est au hasard qui m’a rendu témoin du coup qui l’a frappé, de sa courageuse fermeté à en supporter les douleurs ; c’est à l’obligation où je me suis trouvé de lui donner des soins, d’en accepter quelque reconnaissance ; enfin, c’est au malheur de l’avoir vu souffrir, que je dois la vertu de désirer qu’il vive.

Rien ne persuade mieux que la simplicité, et Gustave, en attribuant au hasard tout le mérite de sa conduite, ne me laissa aucun doute sur la sincérité de ses nobles sentiments envers M. de Verseuil. Je lui en prédis la récompense, et lui demandai en souriant s’il comptait pousser la générosité jusqu’à renoncer à tous les avantages de sa position.

— Non, vraiment, répondit-il, c’est bien assez de n’en pas vouloir à sa vie.

— Mais il y tient peut-être moins qu’à sa femme ?

— C’est ce que je ne veux pas savoir : il me suffit d’avoir contribué par mes soins à lui conserver l’honneur de la posséder ; je me réserve le bonheur de lui plaire. La vertu a ses bornes, et ce mari n’a plus rien à exiger de la mienne.

— Que celle de sa femme en décide, répliquai-je : aussi bien l’aide de camp a fait glorieusement son devoir ; et lorsque, sur deux personnes, on en contente une, il ne faut pas se plaindre. Le général est satisfait ; ma foi, que le mari s’arrange.

Cet entretien fut interrompu par la visite de Masséna. Il venait, au nom de Bonaparte, s’informer des nouvelles du brave Verseuil. Mon maitre l’introduisit près de son général, et se disposait à les laisser causer librement ensemble, lorsque M. de Verseuil l’appela pour lui dire :

— Je ne veux pas que mon état vous nuise ; vous m’avez soigné comme un fils, je vous dois les sentiments d’un père. Allez vous distinguer de nouveau dans l’affaire qui se prépare. Masséna me promet pour vous tout ce que vous pouvez attendre de moi. Soyez plus heureux à Lodi que je ne l’ai été à Fombio, et venez m’apprendre bientôt que nous avons passé l’Adda. Cette nouvelle achèvera ma guérison, et nous irons ensuite la fêter à Milan.

Gustave fut très-sensible au sacrifice que faisait son général en l’éloignant de lui, au moment où sa présence lui était si nécessaire, et il m’ordonna de le remplacer, autant qu’il me serait possible, dans les soins que l’état du malade exigeait. Cet ordre me priva du plaisir d’assister à l’une des expéditions les plus éclatantes de cette campagne.

Le général Verseuil, accoutumé au service de domestiques fort peu intelligents, trouvait le mien tellement à son gré, qu’il ne pouvait plus en supporter d’autre. Désirant me récompenser par quelque familiarité du zèle que je lui montrais, il entra en conversation avec moi, m’accabla de questions sur mon maître, parut étonné de ma facilité à lui répondre, et surtout de mon adresse à éviter les indiscrétions qui auraient pu m’échapper dans un pareil interrogatoire.

— À l’âge de votre maître, on est toujours amoureux ; contez-moi un peu ses aventures galantes, cela me divertira.

J’avais beau affirmer que je n’en étais point le confident, le général persistait.

— Allons, disait-il, je le vois bien à cet air mystérieux, il s’agit de quelque pauvre mari qu’on trompe à faire plaisir, et vous avez peur qu’un mot imprudent ne l’avertisse ?

Ce soupçon me fit frémir, et je m’empressai de le détruire en racontant au général l’aventure de mademoiselle Albertine et de Gustave ; j’y donnai une teinte romanesque pour lui laisser croire que ce caprice durait encore ; j’allai même jusqu’à en inventer de plus sérieux. Enfin, je mis tout mon esprit à détourner le sien d’une idée qui l’aurait bientôt conduit à la plus triste découverte.

À la suite d’un de ces entretiens, où j’avais épuisé toutes les ressources de ma prudence, je faillis causer au malade une révolution funeste en lui parlant de l’enterrement que nos soldats avaient fait au général La Harpe.

— Quoi ! s’écria M. de Verseuil, il est mort ?

— Hélas ! repris-je tout confus de lui avoir appris cet événement, ce brave général a péri victime de sa bravoure inconsidérée. Ayant été averti que l’ennemi s’emparait de ses avant-postes auprès de Codoguo, il saute à cheval, vole au secours de ses troupes, les trouve aux prises au milieu de la nuit, se précipite dans la mêlée, et tombe frappé mortellement d’une balle, que, pour comble de malheur, on croit partie d’un fusil français. Ses soldats en sont inconsolables ; ils s’accusent d’avoir tué leur général, et l’on ne sait pas jusqu’à quel point ce désespoir aurait pu les abattre, si le général Berthier n’avait ranimé leur courage en commandant lui-même, et en les conduisant au combat.

Après avoir écouté ce récit d’un air sombre, M. de Verseuil me dit :

— Pourquoi m’a-t-on caché cette mort ? Ah ! je devine, on a craint qu’elle ne hâtat la mienne ; c’était mon camarade… mon ami… je pouvais ignorer toujours son sort. Voilà pourquoi on m’en faisait un mystère…

Et ces mots, entrecoupés par des plaintes douloureuses, furent bientôt suivis d’horribles convulsions. À cette vue, un saisissement affreux s’empare de moi : j’appelle au secours, les chirurgiens arrivent ; à mon air égaré, ils croient que le général se meurt, et, partageant à mon tour l’effroi que je leur donne, je m’accusais déjà d’avoir assassiné ce pauvre blessé en le frappant tout à coup d’une si triste nouvelle. Cependant on lui donne une potion calmante, je le vois s’assoupir doucement, et je reprends moi-même un peu de tranquillité.

Pendant que le général reposait, un paysan, dépêché par Gustave, vint nous apprendre le glorieux passage du pont de Lodi. D’abord, tout ce que nous raconta cet homme des faits miraculeux dont il avait été témoin nous parut d’une telle exagération, que, malgré le souvenir de nos succès récents, nous doutâmes de celui-là ; mais une dépêche du général en chef nous en donna bientôt l’assurance. Je me félicitai de pouvoir réparer un peu ma faute, en apprenant le premier cette bonne nouvelle au général Verseuil. Le plaisir qu’il en ressentit dissipa presque entièrement l’impression douloureuse qu’il avait reçue la veille. À l’armée, les événements se succèdent avec tant de rapidité, qu’il n’y a pas moyen de s’affliger longtemps du même malheur. Chaque instant nous amenait des distractions différentes. Tantôt c’était la crainte d’une surprise de la part de l’ennemi ; tantôt c’était l’ordre de suivre le quartier-général dans une ville récemment conquise ; là, c’était l’inquiétude de manquer de vivres, les peines qu’il fallait prendre pour s’en procurer. Enfin, c’est au milieu de ces agitations continuelles que nous arrivâmes aux portes de Milan.

Le bruit de la victoire de Lodi avait répandu la consternation chez tous les habitants de cette ville, qui tenaient encore à la cause de l’Autriche par intérêt ou par opinion. Des prières publiques, ordonnées par le gouvernement, avaient eu lieu avec pompe dans l’église métropolitaine ; et les dames les plus distinguées par leur rang ou leur fortune avaient fait des quêtes nombreuses, destinées au soulagement des veuves des soldats morts en combattant pour la patrie. Tout cela ne nous promettait pas un accueil favorable ; mais l’archiduc et et sa famille ayant quitté la place, tout ce qui tenait à la cour les suivit à Mantoue. Cette fuite précipitée produisit l’effet ordinaire en pareilles circonstances. Ceux que leurs serments attachaient au gouvernement, se voyant abandonnés par les chefs, se crurent dispensés de mourir pour le défendre ; et ceux qui étaient en secret les partisans des principes de la Révolution, ne se trouvant plus retenus par aucun frein, se déclarèrent hautement pour le parti qui les délivrait de l’oppression. Les plus audacieux arborèrent les couleurs nationales ; le peuple suivit aussitôt cet exemple, et s’étant porté sur le cours de la porte Romaine, où le général Masséna faisait son entrée, il le reçut aux cris de :

Vivent les Français ! vive la liberté !

Dès le lendemain, le quartier-général vint s’établir à Milan ; et nos soldats purent enfin goûter le repos, si nécessaire après un mois de courses, de fatigues et de victoires. Le général Verseuil, dont la blessure commençait à se fermer, voulut être spectateur de l’entrée solennelle de Bonaparte dans la capitale de la Lombardie ; et Bernard l’ayant logé chez un riche banquier de la Strada, nous pûmes jouir tout à notre aise de ce beau spectacle. Placé sur un balcon superbe, et entouré de tous les curieux de la maison, c’est moi qui leur disais les noms des généraux, et qui leur montrais les différents corps qui avaient décidé du gain de telle ou telle bataille. Ils répondaient à cet acte de complaisance en me désignant les grands personnages milanais qui s’étaient disputé l’honneur de porter les clefs de leur ville à notre général en chef. Le comte Melzi était à leur tête, et il paraissait si fier de sa mission, qu’il pouvait se mêler aux vainqueurs sans crainte d’être reconnu. Après avoir été complimenté à plusieurs reprises, Bonaparte s’avança précédé d’un détachement de ces braves grenadiers qui s’étaient immortalisés à Lodi, entouré de son état-major, de ses aides de camp, et suivi de la garde civique. Bien avant qu’il parût, je m’écriai comme un fou :

— Le voilà, le voilà ! le voyez-vous avec son habit d’aide de camp, son cheval bai, là tout à côté du général Masséna ?

— Qui donc ? Bonaparte ?

— Eh ! non, M. de Révanne, ce jeune officier qui a si bon air.

— Nous le voyons bien, mais quel est-il ?

— C’est mon maître !

Alors, m’apercevant que chacun se moquait de mon transport, j’ajoutai d’un ton amer :

— Je vous ai montré mon maître ; tenez, voici le vôtre.

Alors tous les yeux se fixèrent sur Bonaparte, et je me trouvai assez vengé du dédaigneux sourire de mes voisins en voyant la crainte et l’admiration qui se peignirent tout à coup sur leurs visages.

Pendant cette marche triomphale, des symphonies, exécutées par des musiciens français et milanais, se joignaient aux acclamations publiques. C’est au bruit de ces fanfares que le général en chef fut conduit jusqu’à la place du palais archi-ducal, où son logement était préparé. Un dîner de deux cents couverts l’y attendait ; et Gustave, qui devait y assister, vint enfin nous rejoindre pour nous raconter brièvement ses exploits, embrasser son général, et se disposer à la fête du soir.

Je n’avais, pour causer avec lui, d’autre moment que celui où il faisait sa toilette, et je m’apprêtais à l’accabler de questions sur tout ce qu’il avait vu et fait depuis notre séparation ; mais comme il avait, autant que moi, le désir de s’instruire de tout ce qui s’était passé pendant son absence, nos demandes et nos réponses se croisaient d’une étrange manière.

— Monsieur doit-être bien fatigué ?

— A-t-on des nouvelles de Nice ?

— Vous étiez sans doute un de ceux qui défendaient le pont ?

— Comment ! point de lettres ?

— Non, monsieur ; le général en attend ce soir.

— Ah ! nous allions bien, c’est un plaisir de se battre ainsi. Mais voilà un appartement magnifique : chez qui donc sommes-nous logés ici ?

— Chez un banquier fort riche ; il a, dit-on, une belle femme.

— Qui va nous haïr, Dieu sait !

— Ah ! cela n’est pas sûr ; en tout pays, les femmes aiment assez les vainqueurs.

— Oui, ceux qui les défendent, mais des gens couverts du sang de leurs maris, de leurs frères… Fi donc !

— Bon ! elles ont bientôt oublié tout cela.

— Tant mieux pour nous ; au reste, je n’ai point envie de les punir de cette facile clémence, et pourvu que nos Françaises n’en suivent jamais l’exemple, c’est tout ce que je veux. Le général t’a-t-il bien traité ?

— À merveille !

— Il m’a paru fort content de toi, et m’a remercié de tes soins.

— C’est bien honnête à lui, car j’ai failli le tuer… mais le plus innocemment du monde.

— Comment donc ?

— Je vous conterai cela.

— Je parie qu’il t’aura questionné sur mon compte ?

— Oui, mais je lui ai répondu de manière à vous tranquilliser tous deux. À propos, n’oubliez pas, monsieur, en causant avec lui, que vous êtes toujours fort épris de mademoiselle Albertine.

— J’entends… Tâche de voir dans la journée le valet de chambre de Bonaparte ; informe-toi près de lui du départ du prochain courrier que le général en chef enverra à sa femme. Je veux le charger d’apprendre à ma mère que je suis chef d’escadron.

— Comment, monsieur, vous obtenez un grade sur le champ de bataille, et vous ne m’en dites rien ?

— Ma foi, tu as si bien l’habitude de deviner mes bonnes fortunes, que j’oublie de t’en parler.

— Vous aviez raison de me punir de n’avoir point deviné celle-là ; elle était si facile à prévoir ! Mais comment l’avez-vous mérité, cet honneur ?

— En faisant comme les autres. J’étais avec Berthier et Masséna au moment où nos grenadiers, foudroyés par le feu des trente pièces de canon qui défendaient le pont de Lodi, hésitaient à franchir ce pas dangereux ; je m’élance avec mes camarades ; nous bravons la mitraille : notre exemple est bientôt suivi de tous, et l’armée passe le pont. Cette action eut lieu sous les yeux du général en chef ; il en partageait le péril, et c’est pour nous qu’il en réclame la récompense. Lui-même vient de m’annoncer le grade qu’il a demandé pour moi au Directoire, et je ne pense pas qu’on ait rien à lui refuser après ce qu’il vient de faire.

— Quelle bonne nouvelle pour madame de Révanne ! m’écriai-je d’un ton qui prouvait toute la part que je prenais à son bonheur.

— Eh bien, elle l’apprendra par madame Bonaparte ; car je ne doute pas que le général, en demandant pour moi cette faveur qu’il pouvait aussi justement accorder à tant d’autres, n’ait pensé à l’amitié de sa femme pour ma famille, et je veux le remercier par la joie de ma mère.

En finissant ces mots, Gustave partit pour se rendre à la fête des vainqueurs, et j’allai de mon côté rire avec les vaincus.



XXXVIII


La soirée était fort avancée, et je me disposais à quitter mes camarades ; mais Bernard, qui n’aimait pas les sacrifices inutiles, me dit :

— Tu peux rester avec nous encore plus de deux heures. Va, ton maître n’est pas prêt à rentrer chez lui : il y a grand bal au palais, et, après avoir fait sauter les maris, il faut bien faire danser les femmes. Ma foi, celles de Milan en valent bien la peine. C’est dommage que je ne sache pas mieux comprendre leur gentil gazouillement. Puisque tu l’entends, toi, ajouta-t-il en me montrant une troupe de jeunes filles qui riaient et chantaient à la porte du jardin, va donc inviter ces jolies chanteuses à danser avec nous. Je paierai les violons.

J’obéis, et, tout fier d’avoir mis à profit les leçons d’italien que j’avais attrapées d’un vieux maître d’écriture, je revins de mon ambassade avec tous les éléments d’un bal joyeux. Dans cette fête improvisée, je pris une idée fort juste du caractère des femmes de ce pays par la manière franche dont elles acceptent le plaisir qu’on leur propose ; et j’avoue que mon amour pour le vrai me les fit trouver préférables à nos coquettes de village.

J’étais encore dans le ravissement de ma soirée lorsque mon maître revint, au moins aussi content de la sienne. Il tenait à sa main un bouquet de fleurs d’orange, et me dit :

— Tiens, mets cette branche dans un verre d’eau, pour qu’elle se conserve fraîche jusqu’à demain.

— Ah ! ah ! répondis-je en riant, son rôle n’est donc pas encore fini ?

— Vraiment non, et je ne sais trop celui qu’elle va me faire jouer.

— Qu’importe, pourvu qu’il soit amusant, et que vous soyez en scène avec une jolie femme ?

— Ah ! celle-là est d’une beauté incomparable !

— En ce cas, vous n’avez rien à risquer.

— Et ma conscience donc ?

— Bon ! ces péchés-là sont remis d’avance.

— Au reste, je ne sais pas pourquoi elle s’alarmerait : je suis, jusqu’à présent, fort innocent, et probablement je ne trouverai pas de si tôt l’occasion d’être coupable.

— On dirait que vous la regrettez ?

— Il est certain que, si j’avais le cœur libre…

— Et ne sauriez-vous, monsieur, vous amuser sans le mettre de la partie ?

— Au fait, on n’est pas forcé d’aimer ce qu’on admire.

— Elle est donc bien admirable ? Comment la nomme-t-on ?

— Je n’en sais rien. Je causais avec plusieurs officiers lorsqu’elle est entrée dans la salle de bal. Son arrivée faisait la plus vive sensation. J’entendais de tous côtés des exclamations sur sa beauté, et, curieux de voir l’objet de tout ce bruit, je m’approchai des admirateurs qui l’entouraient. L’un d’eux me dit, avec toute l’emphase italienne :

» — Avez-vous jamais vu deux astres plus éblouissants que ces yeux-là ?

» — Je conviens qu’ils sont charmants.

» Aussitôt la cavaliere servente s’empare de ma main, me présente à la dame et lui dit :

» — Che lei degna ricevere l’omaggio d’un giovinetto garbato che sospira pe’ suoi bei lucci[12].

« Cette déclaration imprévue est accueillie par le plus gracieux sourire et des mots obligeants. J’y réponds en invitant à danser la belle Milanaise. Elle accepte, et me voilà au même instant engagé dans une conversation intime, à laquelle je n’étais nullement préparé.

— Il me semble qu’on vous faisait assez beau jeu pour n’être point embarrassé.

— Eh bien, tu te trompes. Cette subite familiarité était dépourvue de toute coquetterie. C’était plutôt la reconnaissance d’un hommage flatteur, et s’il a fini par s’y mêler quelque chose de mieux, c’est tout simplement le mutuel attrait de se plaire qu’il en faut accuser. Elle me disait avec tant de franchise :

» — Vous me trouvez belle, n’est-ce pas ? Eh bien, j’en suis ravie.

» Et puis elle prenait mon bras, et nous traversions ensemble la foule des curieux qui venaient la contempler.

— Ces gens-là doivent vous croire le plus heureux du monde.

— Vraiment, je l’étais presque alors, et je n’ai jamais mieux éprouvé à quel point l’amour-propre peut avoir quelquefois un faux air de l’amour. Mais tout cela se réduit au plaisir d’avoir été préféré quelques instants, et en public, par une belle personne, dont je n’entendrai peut-être plus parler.

— Ce serait dommage ; mais vous n’en avez pas la crainte : ce bouquet est sans doute un signe de ralliement ?

— Elle me l’a donné en me quittant pour rejoindre une femme qui appelait à grands cris : Stephania ! Stephania ! d’où je conclus que ce pourrait être là son nom.

— Et n’a-t-elle rien ajouté au don de ce bouquet ?

— Non, si ce n’est qu’elle m’a dit :

» — Conservez-le jusqu’à demain.

— Allons, voilà un commencement d’aventure. Mais, prenez-y garde, monsieur, les Italiennes ne badinent pas : elles vous poignardent sans pitié, pour la plus petite infidélité, et quand on n’est point décidé à les aimer longtemps, le mieux est de ne pas l’entreprendre.

— Tu crois donc qu’elles assassinent encore, comme du temps des Médicis ? Bon ! c’est une mode passée.

— Oui, en Espagne, monsieur, mais non pas en Italie, et si nous faisons quelque séjour ici, vous en verrez la preuve. D’abord, elles tuent l’infidèle, et quelquefois le confident.

— Ah ! je voudrais voir cela !

— Bien obligé. Mais je dois vous prévenir qu’avant tout, elles frappent la rivale.

— Ceci est différent, et gâte beaucoup le piquant du reste. Mais, sois tranquille : tu vivras, et je n’aurai pas même le plaisir d’exposer ta vie.

Tout en causant ainsi, Gustave faisait la revue des tableaux qui décoraient son appartement. Les plus précieux étaient recouverts d’un rideau qu’il soulevait d’une main, tandis que, de l’autre, portant une lumière, il tâchait de reconnaître le sujet qui avait inspiré le peintre.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, c’est elle !

— Qui donc, monsieur ?

— Stephania ! l’admirable Stephania !

— Quoi ! cette belle femme habillée en vestale ?

— Oui, c’est elle. Voilà bien ses yeux, sa taille, son sourire ; c’est son portrait, je n’en doute pas. Nous sommes peut-être logés chez son père. Comment nomme-t-on le maître de cette maison ?

— Il signor Rugnesi, répondis-je, financier très-fastueux, qui, sottement honteux de sa naissance roturière, s’est, dit-on, fait citoyen, ne pouvant pas être marchese.

— Si c’était son frère ou son mari ?

— Je vous promets de m’en informer demain, de bonne heure. En attendant, faut-il refermer le rideau ?

— Non ; je veux contempler encore ce noble visage.

— Monsieur, vous dormirez mal.

— Qu’importe, si je rêve agréablement ? Mais, vois donc, quel singulier hasard ! Je me trouve, sans savoir comment, l’adorateur déclaré d’une femme que je ne connais pas, et, quand je me reproche de ne l’avoir point quittée de toute la soirée, me voilà forcé de passer la nuit avec son portrait. En vérité, il y a dans tout cela quelque puissance diabolique qui conspire contre ma vertu ; et, sans le souvenir qui me domine…

— Ah ! monsieur, interrompis-je, ne comptez pas là-dessus. Ces sortes de souvenirs ne sauvent pas du crime, et ils ont l’avant-goût du remords. Croyez-moi, laissez agir la destinée et ne vous mêlez pas de ce qui se passe entre votre cœur et vos désirs : ils sauront bien s’arranger sans votre permission.

Gustave goûta cet avis peu sévère, et me parut fort disposé à le mettre en pratique, lorsque je lui appris le Lendemain que cette charmante Stephania, qu’il prétendait ne revoir de sa vie, le faisait inviter à venir prendre, à midi, le chocolat avec elle. Il fut d’abord surpris d’un bonheur aussi inattendu, et me dit :

— Comment sais-tu qu’elle m’invite à déjeuner ?

— Parce qu’elle me l’a dit elle-même, répondis-je.

— Quoi ! tu l’as vue ?

— Ah ! vous avez raison, monsieur, elle est un peu brune ; mais c’est la Diane antique.

— Où l’as-tu rencontrée ?

— Chez elle.

— Qui donc a pu t’y conduire ?

— Je ne suis pas sorti.

— Elle demeure ici ?

— Oui, monsieur, dans la maison même ; et comme elle en est la maîtresse, il faudra bien souffrir qu’elle vous en fasse les honneurs.

— Allons, je me résigne, dit en souriant Gustave. Aussi bien, je suis curieux de savoir de quel air elle me recevra ce matin. Peut-être ignorait-elle hier, autant que moi, que je fusse logé chez son mari.

— C’est probable. Au reste, tous deux exercent l’hospitalité à merveille ; car j’étais chez le général quand ils sont venus s’informer de ses nouvelles, et l’engager à partager leur table.

— A-t-il accepté ?

— Certainement, pour lui et ses aides de camp. Ainsi, vous allez avoir bon souper, bon gîte et…

— Tais-toi, et va me faire annoncer chez madame Rughesi.

En me donnant cet ordre, Gustave prit la branche de fleur d’oranger et sortit pour se rendre chez son général. Un instant après, je le vis descendre chez la belle Stephania, et il me fallut attendre jusqu’au moment du dîner pour savoir à quoi m’en tenir sur le résultat de cette entrevue.

Il fut à peu près tel que je l’avais prévu. Cependant, habitué à tous les petits manéges de notre galanterie française, je n’aurais jamais imaginé la manière naïve dont ces sortes d’affaires se traitent en Italie, et je ne revenais pas de ma surprise en voyant madame Rughesi porter sur Gustave des regards si indiscrètement passionnés. Sans doute, il avait témoigné un grand plaisir à la retrouver, et à s’assurer qu’il la verrait tous les jours ; car l’espoir et la reconnaissance animaient également les beaux yeux de Stephania. Placée entre le général et Gustave, elle ne perdait pas une occasion de lui prouver sa préférence ; et ce qui me frappait le plus, c’est que personne n’en paraissait étonné, et que mon maître lui-même n’en éprouvait aucun trouble : tant il est vrai que le mystère et l’incertitude causent seuls les agitations du cœur !

Après le diner, Stephania invita Gustave et quelques autres officiers à venir dans sa loge au grand théâtre della Scala. Bonaparte devait, ce même jour, assister à la représentation d’un opéra du célèbre Cimarosa, et, dès le matin, une foule de curieux obstruait toutes les avenues qui conduisent à la salle de spectacle. Malgré mon désir d’y pénétrer, je n’aurais pu y parvenir sans le secours de Bernard et de plusieurs de nos soldats, qui en franchirent le péristyle comme on monte à l’assaut.

— Place ! place ! criaient-ils. Nous voulons aussi l’applaudir.

Et les plus pauvres donnaient leur argent avec le même empressement que les autres. Emporté par un flot de ces braves gens, je me trouvai tout à coup au milieu du parterre, et fort bien placé pour voir l’ensemble de cette salle immense. D’abord, en apercevant les rideaux de différentes couleurs qui ornent chaque loge, je crus que c’était le rendez-vous de tous les polichinelles de l’Italie ; mais on me dit que ces petites chambres particulières n’étaient jamais éclairées que dans les grandes occasions, et que l’attention des spectateurs se portant tout entière sur le théâtre, on ne prenait pas garde à ce qui se passait dans les loges. J’en conclus que les femmes y venaient pour jouir du spectacle, et non pour s’y montrer, et je désirai voir bientôt cet usage établi en France.

S’il est une chose au monde faite pour tourner la tête du héros le plus sage, c’est bien certainement l’accueil que reçut Bonaparte en entrant dans cette vaste salle, et je crois qu’il a souvent fait la différence de l’enthousiasme véritable qui éclata alors avec celui qu’on lui a depuis si souvent arrangé. C’étaient les acclamations d’une armée reconnaissante, d’un peuple qui croyait voir en lui le fondateur de sa liberté, enfin, c’était cette exaltation que produit seule la présence d’un protecteur et d’un héros. J’en étais, pour ma part, aussi enivré que tous les autres, et dès que les transports du public se calmaient, je m’amusais d’un mot à les ranimer. Au milieu de ce vacarme, les acteurs ne pouvaient se faire entendre. Mais la fameuse B… parut, et Bonaparte ayant témoigné, par un signe à Berthier, qu’il désirait écouter cette cantatrice, il se fit un profond silence.

Cette signora B… avait une voix divine, des yeux vifs, et la taille élancée. Un soldat français, placé près de nous, en devint subitement amoureux, et dit à Bernard :

— Morbleu ! voilà une femme qui me conviendrait bien.

— Mais, toi, lui conviendrais-tu ?

— Pourquoi pas ?

— Tu crois donc qu’il ne faut être que brave et beau garçon pour plaire à cette dame ?

— Il faut avoir encore, avec cela, cent ducats à lui donner, nous dit tout bas un Italien. Si vous les avez, je vous promets de vous faire souper ce soir même avec elle.

— Vraiment ? répliqua le soldat d’un air joyeux. Eh bien, c’est une affaire conclue.

— Es-tu fou ? dit Bernard.

— Non. J’aime les grands talents ; et j’en veux voir un de près dans ma vie.

— Mais avec quoi le paieras-tu ? pauvre diable !

— Avec mon colonel autrichien.

— Quoi ! celui que tu as si bien dépouillé sur le champ de bataille ?

— Eh oui ! donc. Il avait tout justement cent ducats dans sa poche ; je veux qu’ils me portent plus de bonheur qu’à lui.

On pense bien que Bernard n’épargna pas les représentations, pour empêcher son ami de faire une telle extravagance : mais rien ne put l’en détourner. Le spectacle terminé, il prit le bras de l’Italien, et nous quitta en disant :

— Bonsoir, camarades. Vous riez ; mais c’est égal. Morbleu ! je ne mourrai pas sans m’être amusé comme un prince.

Le lendemain il n’avait plus un sou ; et Bernard fut obligé de lui payer une bouteille de vin pour boire à la santé de sa charmante cantatrice.

Ce trait peint assez le mépris que nos soldats avaient alors pour l’argent. Leurs officiers ne songeaient guère plus à thésauriser. Il est vrai que les majorats n’étaient pas encore institués, et que, dans ce temps où l’amour de la patrie conduisait seul au champ d’honneur, on ne voulait pour prix de ses dangers que du plaisir et de la gloire.



XXXIX


Se trouver tous les jours en présence d’une femme adorable ; habiter la même maison qu’elle ; se voir à chaque instant l’objet d’une nouvelle préférence de sa part ; enfin, ne pouvoir plus douter de l’amour qu’on inspire : voilà, sans contredit, les piéges les plus dangereux pour la fidélité d’un jeune homme ; et vous devinez bien, messieurs, que celle de mon maître s’y laissa prendre. Cependant son cœur ne fut pas complice de ce crime. Sans être ingrat pour la belle Stephania, il payait ses bontés par une amitié caressante qui n’avait rien de commun avec le sentiment romanesque qui l’attachait à madame de Verseuil ; et ce bonheur facile ne portant aucun trouble en son âme, sa conscience partageait cette douce tranquillité. Sans l’événement qui vint le tirer de son erreur, peut-être croirait-il encore, comme tant de gens, qu’on peut impunément adorer une femme, sans se refuser le plaisir d’en posséder une autre.

Il était neuf heures du soir ; je prenais le frais avec tous les domestiques de la maison, sur les bancs de notre porte : tout à coup on entend claquer des fouets, jurer des postillons ; une voiture s’arrête, et l’on demande si ce n’est pas là que demeure le général Verseuil. À cette question, je reconnais la voix du major Saint-Edme, je cours à la portière ; Athénaïs s’écrie :

— Comment va le général ?

— Beaucoup mieux, madame ; il commence à marcher.

— Ah ! conduisez-nous vers lui.

— Mais il ne nous attend pas, dit le major ; et il serait prudent île le prévenir de notre subite arrivée.

— Sans doute, repris-je, et si vous le permettez, j’irai le préparer à cette joie, pendant que madame attendra un moment dans le salon.

L’avis est accueilli, et j’aide les voyageurs à descendre de voiture, sans oublier de serrer la main de mademoiselle Julie, en signe de reconnaissance.

Pendant que je conduisais madame de Verseuil, elle trouva le moyen de me demander, à voix basse, où était mon maître. Je répondis effrontément qu’il était à la promenade avec quelques officiers de ses amis.

— Il ne s’attend pas à me voir sitôt, dit-elle d’un air présomptueux.

— Je ne puis, madame, que vous affirmer combien il est loin de prévoir un si grand bonheur ; aussi vais-je courir après lui pour lui annoncer le premier cette bonne nouvelle.

— Vous ferez bien.

Puis, élevant la voix, elle s’écria :

— Je n’ai pu tenir à l’inquiétude qui me tourmentait et j’aurais fait la route à pied, plutôt que de rester incertaine sur l’état de mon mari.

Un même soin, et bien plus urgent, ne me permettant pas de consacrer beaucoup d’instants à la préparation de M. de Verseuil, je lui débitai une de ces phrases banales, qu’on n’emploie jamais que pour modérer l’effet d’une trop vive surprise ; et je l’avais à peine terminée, qu’il en conclut que sa femme était là : alors, se traînant vers elle, il se passa une scène d’attendrissement dont je ne crus pas devoir être le témoin, et je m’empressai d’en épargner une d’un tout autre genre à Gustave, en allant le chercher au théâtre, et l’avertir du bonheur inespéré qui l’attendait.

Il était paisiblement assis à côté de la belle Stephania dans sa loge ; j’allai me placer à l’orchestre en face de lui, dans l’espérance de m’en faire remarquer par quelque signe, et de pouvoir lui montrer que j’avais une chose importante à lui annoncer ; mais plongé dans une douce rêverie, et tout entier au plaisir de contempler un beau visage, en écoutant un air délicieux, il ne prit pas garde à moi, et j’en fus réduit à lui faire dire, par l’ouvreuse de loges, que quelqu’un le demandait dans le corridor. Ne doutant pas que ce ne fût un message de son général, il arrive aussitôt, et je l’accable sans aucun ménagement, du poids de ma bonne nouvelle.

Il faut rendre justice à Gustave ; son premier mouvement fut un transport de joie ; mais la réflexion le ramena bientôt à l’embarras de sa situation, et il eut recours à mes conseils pour le guider dans cette circonstance difficile. J’étais moi-même tout étourdi de cette surprise, et je lui demandai le temps de me remettre, avant de lui tracer un plan de conduite. L’essentiel était de pourvoir au premier moment, et de trouver un prétexte pour ne pas rentrer en donnant la main à madame Rughesi. Il fut décidé qu’un ordre supposé, obligeant Gustave à se rendre sur-le-champ près de son général, il chargerait un des amis de Stephania de la reconduire. Son cœur étant sans défiance, elle trouva le procédé de Gustave tout simple ; seulement elle lui dit qu’elle l’attendrait après le spectacle sur la terrasse, où sa société se réunissait chaque soir pour prendre des sorbets et chanter des nocturnes.

Pendant le cours trajet que nous fîmes du théâtre à la maison de M. Rughesi, Gustave chercha à se rassurer lui-même sur les craintes d’une rivalité qui, peut-être, ne s’établirait jamais.

— Au fait, disait-il, cherchant à se flatter, on ne dispute qu’avec des droits à peu près égaux, et pour des objets qui en valent la peine.

Mais, après avoir dit ces mots d’un air dégagé, une vague inquiétude se peignit sur son visage, et tout décelait en lui une vive agitation. Athénaïs interpréta ce trouble mieux qu’il ne le méritait, et l’augmenta par des mots enchanteurs.

— Arrivez donc ! s’écria le général en voyant entrer mon maître, venez recevoir les remercîments de cet ange de bonté, qui a voulu braver les fatigues d’un dangereux voyage, pour partager les soins dont vous me comblez. Ah ! si j’avais pu la soupçonner capable d’une démarche si imprudente, je m’y serais bien opposé : mais, puisqu’elle est si heureusement faite, je n’ai pas la générosité de m’en plaindre.

— Je sais, monsieur, dit Athénaïs d’une voix émue, tout ce que nous devons à vos soins, et je regrette de ne pouvoir vous en exprimer toute ma reconnaissance.

— C’est un brave jeune homme, interrompit le major en serrant cordialement la main de mon maître, et ce qu’il fera de bien ne m’étonnera jamais.

Gustave répondit de son mieux à tous ces compliments, et il y mit fin en demandant au major comment un homme aussi raisonnable que lui avait pu consentir à exposer madame de Verseuil à tous les périls d’une route faite à travers les armées.

— Ah ! vraiment, vous la connaissez bien, répondit-il, si vous croyez qu’un avis raisonnable l’aurait empêchée de partir : votre courrier nous avait à peine donné la nouvelle de la blessure du général, que madame était déjà en voiture.

— Il n’y a rien là d’étonnant, dit Athénaïs en regardant Gustave, les occasions de se dévouer aux gens qu’on aime sont si rares, qu’on ne doit pas les laisser échapper.

— Bien mieux, reprit le major, si je n’avais pas trouvé à confier mon commandement à quelqu’un de sûr, madame partait seule avec sa femme de chambre, en dépit des supplications de la pauvre madame d’Olbiac, que son rhumatisme forçait à rester à Nice ; et le ciel sait ce qui serait advenu de cette belle résolution. Enfin, grâce au courrier qui nous a servi de guide, nous ne nous en sommes pas mal tirés mais ce n’est qu’arrivés à Plaisance, où l’on nous a donné des nouvelles du général, que sa femme a cessé de se persuader qu’elle le trouverait mort. Je proposais d’aller en avant pour lui rapporter des nouvelles positives ; à cela, madame de Verseuil répondait, qu’elle ne me croirait pas, et persistait à traverser, s’il le fallait, un champ de bataille, pour parvenir jusqu’à vous.

— Quel aimable entêtement ! dit le général en prenant la main de sa femme.

Rien n’est si importun que l’expression d’une reconnaissance usurpée ; aussi madame de Verseuil s’empressa-t-elle de changer la conversation, en demandant des détails sur l’hospitalité qu’on nous accordait dans la maison de M. Rughesi.

— Nous sommes traités on ne peut mieux, dit le général ; je suis l’objet de toutes les bonnes grâces du maître de la maison, et M. de Révanne, de celles de madame, ajouta-t-il d’un air malin qui fit rougir Gustave.

— Ah ! j’entends, dit le major : mais il n’y rien à lui reprocher ; ce sont les profits des aides de camp. La dame est sans doute jolie ?

— Demandez à Gustave, reprit le général ; mais non, sa modestie l’empêcherait peut-être de vous dire que c’est la plus belle femme de Milan.

— La plus belle ! reprit M. de Saint-Edme : je vous plains, mon cher ami, vous allez vous y attacher, et quand il faudra laisser ce trésor pour courir après les Autrichiens, cela vous blessera le cœur. Rappelez-vous bien que les grands sentiments sont funestes aux jeunes officiers ; et croyez-moi, ne sacrifiez point votre repos au caprice de votre belle Milanaise.

— Eh ! qui vous dit, monsieur, que j’en sois épris ? interrompit Gustave, ne pouvant plus contenir son impatience.

— Ah ! je n’en étais pas certain, répliqua le major ; mais voilà un emportement qui me le prouve : c’est ainsi qu’on accueille les conseils qui arrivent trop tard. Allez, nous avons passé par là ; et malgré tous les chagrins qu’on y trouve, je sais bien qu’une fois engagé, on ne déserte pas facilement.

Ces derniers mots furent accompagnés d’un regard à l’adresse de madame de Verseuil ; mais elle était trop occupée de ce qu’elle venait d’entendre, pour prêter la moindre attention aux tendresses détournées du major. Gustave, les yeux fixés sur elle, semblait demander grâce pour une faute involontaire ; puis sortant tout à coup de son attitude humble, il prenait l’air indigné d’un homme poursuivi par une calomnie que la prudence ne lui permettait pas de repousse, ouvertement. Fort heureusement pour lui, l’amour-propre d’Athénaïs s’arrêta sur cette pensée. Convaincue qu’une passion inspirée par elle ne pouvait s’éteindre aussi vite, elle ne vit dans l’aventure galante que l’on supposait à Gustave que le plaisir de l’emporter sur une belle rivale ; et l’inquiétude qui se mêle à l’espoir d’obtenir un éclatant sacrifice la rendit encore plus soigneuse de plaire. Alors, feignant un excès de confiance fondé sur la fidélité de ses propres sentiments, et profitant de la sécurité que le soupçon d’une telle intrigue devait naturellement donner à son mari, elle redoubla de manières affectueuses pour Gustave. Combien il fut touché de ce soin délicat, et qu’il aurait voulu pouvoir y répondre, en s’accusant et se justifiant à la fois par l’aveu le plus sincère !

Madame Rughesi, ayant appris l’arrivée de madame de Verseuil, s’empressa de venir lui offrir un logement attenant à celui de son mari ; le major reçut la même politesse, et M. Rughesi ajouta que sa femme serait enchantée de se lier avec madame la générale ; ce qui fit trembler Gustave, et sourire Athénaïs. Dans cette visite, M. Rughesi parla de son prochain départ pour Venise, et de l’arrivée du commandeur d’Est[13], envoyé par son frère, le duc de Modène, vers le général Bonaparte, pour solliciter de lui une suspension d’armes. M. Rughesi avait été choisi, avec deux autres magistrats de Milan, pour aller supplier, au nom de leur ville, le duc de Modène, alors retiré à Venise, de céder aux conditions imposées par le général français ; et, comme ces conditions étaient fort dures, il ne se flattait pas d’y faire accéder le souverain le plus avare de toute l’Italie. Il raconta à ce sujet l’entretien qui avait eu lieu le matin même entre le commandeur d’Est et Bonaparte, dans lequel celui-ci, parlant en républicain, commandait en roi, et l’autre, en parlant en prince, s’humiliait en esclave, opposant sans cesse les droits de sa naissance à ceux de la victoire, le commandeur avait déjà lancé plusieurs mots offensants sur l’impossibilité de confier les rênes d’un gouvernement stable à des hommes nés dans une basse classe, lorsque, se levant avec impatience, Bonaparte lui dit :

— Cet avis n’était pas certainement celui de mademoiselle votre mère.



XL


L’heure de se rendre sur la terrasse de Stephania était déjà sonnée, et mon maître ne pensait pas à quitter la chambre de M. de Verseuil ; mais on défendait au général de veiller : Athénais avait aussi besoin de repos, et Gustave fut contraint de se retirer avec le major. Après avoir installé celui-ci dans son appartement, il prit tristement l’allée qui conduisait à la terrasse, et probablement les réflexions qui le tourmentaient alors se peignirent sur son visage ; car il fut accueilli par ces mots :

— Ah ! mon Dieu, qu’avez-vous donc ? vous est-il arrivé un malheur ?

— Non, vraiment. Quelle idée ! répondit Gustave en s’efforçant de sourire.

— Je devine, répliqua vivement Stephania ; vous allez partir ?

— Je ne le crois pas ; nous n’avons encore reçu aucun ordre.

— Alors pourquoi cet air si triste ?

— Je ne savais pas l’avoir, et j’espère que vous l’imaginez.

— Non, Gustave, je n’imagine pas ; mais je ressens tout ce que vous éprouvez, et mon cœur ne se trompera jamais sur les agitations du vôtre. Vous avez depuis ce soir quelque ennui secret.

— Eh bien, si cela est, laissez à votre présence le soin d’en triompher, et chantez-nous de ces délicieux nocturnes qui plongent l’âme dans une si douce rêverie. Votre voix me fera du bien.

Docile à cet ordre, Stephania prit sa guitare, et chanta les regrets d’une amante abandonnée avec un accent si plaintif et si pénétrant, que tous les cœurs en furent attendris. En écoutant ce nocturne enchanteur, Gustave avait plus d’une fois retenu ses larmes, et Stephania, qui s’était aperçue de l’effort qu’il faisait pour cacher son émotion, s’était levée pour venir lui dire tout bas :

— Puisque cette romance vous émeut si tendrement, si vous m’abandonnez jamais, je reviendrai vous la répéter du fond de mon tombeau.

Cette menace, faite en fiant, fit tressaillir Gustave. Il voulut y répondre par des plaisanteries, et laissa entendre que si quelque événement venait à rompre sa chaîne, elle serait bientôt ressaisie par un esclave plus digne de la porter, et mille gentillesses de ce genre qui brisent les cœurs passionnés. Celui de Stephania s’affligea d’une supposition que son empressement à satisfaire les désirs de Gustave pouvait autoriser, et ses yeux se remplirent de larmes. À l’aspect d’une impression si douloureuse, Gustave sentit son âme frappée d’un sinistre pressentiment. Pour la première fois, l’idée des maux qu’il pouvait causer à cette belle personne effraya son imagination, et, déjà tourmenté d’un remords inutile, il tenta de rassurer Stephania par la promesse d’un dévouement sans bornes. Comme il était de bonne foi dans le dessein de lui épargner tous les chagrins qui dépendraient de lui, elle crut à ses assurances, et reprit assez de calme pour s’occuper un peu des gens de sa société. Mais la première atteinte était reçue, et, dès ce moment, Stephania, poursuivie par un vague soupçon, ne retrouva plus cette douce confiance qui naît du bonheur de ce qu’on aime. Gustave avait éprouvé un sentiment dont elle ignorait la cause. Elle savait seulement que cette impression lui était étrangère ; c’en fut assez pour l’alarmer. En amour, nous avons le droit d’être jaloux de tout ce qui n’est pas notre ouvrage.

Dans la situation où se trouvait mon maître, je crus nécessaire de l’engager à surmonter des scrupules qui lui donnaient un air coupable.

— Pourquoi tant s’inquiéter ? lui dis-je ; nous n’avons sûrement pas longtemps à rester ici. Le général en chef n’est pas homme à se reposer sur ses lauriers, et le jour où il faudra tout quitter pour le suivre ne vous tirera que trop tôt d’embarras. D’ici là, faites bonne contenance, et ne prenez pas l’attitude d’un criminel entre deux juges. Qu’avez-vous à redouter de leur injustice ? Vous avez accepté de l’une ce que l’autre ne vous donnait pas, et vous ne pouvez abandonner en entier à madame Rughesi un cœur déjà soumis à madame de Verseuil. Ainsi, de quoi se plaindraient-elles, si vous restez également fidèle à ce que vous leur devez ?

— Sans doute, répondit Gustave, satisfait des mauvaises raisons que je lui fournissais ; c’est un enfantillage de s’alarmer ainsi, et l’on se moquerait de moi, si l’on me surprenait un instant dans cette crainte ridicule d’être trop adoré. Tu as mille fois raison, il faut traiter tout cela gaiement, et ne pas laisser supposer que j’y attache tant d’importance. Tu dis que madame de Verseuil se disposait à rendre ce matin une visite à madame Rughesi ? Eh bien, je veux être témoin de cette entrevue ; je suis certain qu’elle dissipera toutes ces craintes chimériques. Cependant, il ne serait pas mal à toi de voir mademoiselle Julie, et de l’empêcher de bavarder avec les femmes de chambre de Stephania.

— Ah ! monsieur, vous en demandez beaucoup, et mon crédit ne saurait aller jusque-là ; d’ailleurs, la recommandation serait déjà une confidence. Tout ce que je puis faire pour vous, c’est d’occuper Julie de manière à ne pas lui laisser l’envie de chercher d’autre société que la mienne.

— Va, je t’en saurai bon gré, et pense qu’elle n’en aura pas moins de reconnaissance.

Cet entretien avait ranimé l’esprit de Gustave ; il entra avec assurance dans le salon où se trouvaient réunies Athénaïs et Stephania. Lorsqu’on l’annonça, elles causaient ensemble ; et son arrivée, sans interrompre madame de Verseuil, rendit Stephania muette. Après les avoir saluées toutes deux sans affectation, Gustave alla se mêler au groupe d’hommes qui, ramassés dans un coin de la chambre, disposaient à leur gré des destins de l’Europe. Cependant, malgré l’attention qu’il paraissait prêter à leurs discussions politiques, il jetait des regards furtifs sur les deux causeuses, et s’affligeait en voyant de quel air sombre madame Rughesi examinait les traits charmants d’Athénaïs. Il y avait aussi un peu de dépit dans le sourire affecté de celle-ci, mais rien de menaçant. D’après ces observations, Gustave sentit que l’important était d’épargner à madame de Verseuil les malheurs qui pouvaient résulter d’un caractère aussi jaloux que celui de Stephania. En conséquence, il s’efforça de n’adresser qu’à cette dernière tous ses hommages. Cette résolution fort sage aurait tout concilié, si Athénaïs lui avait permis de la tenir ; mais dès qu’elle se fut aperçue de la joie qui brillait dans les yeux de Stephania aux moindres intentions de Gustave, son amour-propre s’en révolta, et, oubliant l’ordre qu’elle lui avait donné de paraître devant ses argus toujours plus occupé d’une autre que d’elle, un intérêt plus vif la détermina à braver toutes les considérations pour constater son empire. Elle avait formé le projet de visiter, avant le dîner, les principaux édifices de Milan : Gustave fut sommé par elle de l’accompagner ; elle eut le plaisir de l’enlever ainsi d’autorité à la société de madame Rughesi, et de voir son triomphe assuré dans la pâleur qui couvrit tout à coup les traits de Stephania.

— Vous êtes aussi par trop obéissant, dit Athénaïs à Gustave au moment où, devançant leur compagnie, ils entraient dans la cathédrale de Milan.

— Aurais-je trop vite cédé au plaisir de vous suivre ? répondit-il.

— Pourquoi feindre de prendre le change ? vous m’avez clairement entendue.

— Cela est vrai.

— Eh bien, seriez-vous embarrassé de me répondre ?

— On l’est toujours en pareil cas ; comment se justifier d’une accusation de ce genre ?

— Ah ! vous trouvez plus simple de la mériter ?

— Je ne dis point cela.

— Mais vous le laissez croire, ce qui revient au même ; au reste, on ne saurait vous blâmer dans le choix de l’idole. Couleur à part, elle est fort belle.

— Oui, fort belle, et je regrette parfois de ne pouvoir l’aimer, dit Gustave d’un ton pénétré.

— Tranquillisez-vous ; si j’en crois sa complaisance à recevoir vos soins, elle ne tardera pas à les récompenser, et nul regret alors ne troublera votre bonheur.

— Hélas ! mon bonheur ne dépend pas d’elle ! vous le savez.

— Vraiment, je n’en sais plus rien ; un mois d’absence peut opérer tant de changements dans un cœur !

— Le mien n’a pas changé ; mais que dois-je penser du vôtre ?

— Ah ! si vous m’aviez adressé hier cette question, la réponse eût été bien douce et bien facile : aujourd’hui je ne saurais la faire sans crainte de nous tromper tous deux.

— N’importe, essayez ?

— Non ; vous en seriez mécontent.

— C’est m’en dire assez… et je n’insiste plus.

À ces mots, la fierté de Gustave l’emporte sur son ressentiment ; il ne veut plus rien entendre, et, pour mettre fin à cet entretien pénible il ramène Athénaïs vers l’endroit où le sacristain de l’église montrait des reliques au major et aux officiers qui les avaient accompagnés.

Je m’étais glissé avec les gens de ces messieurs, et nous profitions tous de l’éloquence démonstrative du sacristain, qui ne manquait jamais à dire :

— Ici étaient le superbe Christ et les candélabres d’argent qui ont été fondus pour payer aux Français les contributions de notre ville ; là se trouvait la fameuse Madonna della Scodella du Corrége, qui vient d’être livrée au général Bonaparte.

Et le pauvre homme déplorait d’un ton si douloureux l’absence des trésors et des chefs-d’œuvre qui venaient d’être ravis à sa patrie, que j’en étais ému de compassion : et pourtant je ne me doutais guère qu’en payant ce tribut à ses regrets patriotiques, je mériterais un jour la même pitié.

En sortant de ce beau monument gothique, M. Rughesi, qui était venu y rejoindre madame de Verseuil, lui dit tristement que si elle voulait voir ce que Milan renfermait de plus précieux, il fallait aller au palais archiducal, où tous ces objets venaient d’être réunis par les soins de nos artistes français, pour être envoyés au Musée de Paris. Athénaïs, qui désirait rentrer dans la maison de Stephania le plus tard possible, accepta avec empressement la proposition de M. Rughesi. On remonta en voiture pour se rendre au palais. Le général en chef y logeait encore, et ce fut lui-même qui fit à madame de Verseuil les honneurs de tous les chefs-d’œuvre qu’il venait d’acquérir à la France. Un pareil hommage était bien fait pour enivrer Athénaïs, et l’on pouvait s’en rapporter à sa coquetterie pour en tirer tout le parti possible. Le général, content de s’entendre louer avec tant de délicatesse par une personne charmante, et qui semblait craindre de montrer son esprit, l’encourageait par des mots flatteurs à causer avec lui. Soit calcul de la part de madame de Verseuil, soit l’effet d’un sentiment fort naturel en présence d’un homme si extraordinaire, elle avait en répondant à Bonaparte une sorte de timidité qui tenait de l’émotion et lui donnait un charme inexprimable. Gustave en fit tristement la remarque ; il reconnaissait dans ces yeux à demi-baissés, dans cette voix émue, les regards et les douces inflexions qui avaient souvent pénétré son cœur d’amour et de reconnaissance ; et le souvenir de sa propre infidélité se joignant aux inquiétudes que ce moment pouvait lui faire concevoir, il éprouva au même instant tous les supplices de la jalousie. Bonaparte les accrut sans s’en douter ; car il lui disait en riant :

— La femme de votre général est bien embellie depuis cet hiver. Quand je l’ai vue chez votre mère, elle m’avait paru, moins jolie, et je vous fais mon compliment d’être aussi bien placé pour la voir tous les jours.

Gustave n’était pas en état de répondre à de telles félicitations, et fort à propos pour lui, M. Rughesi vint à son secours, en suppliant, le général de vouloir bien assister le lendemain à la fête qu’il donnait aux principaux officiers de l’armée et aux premières familles de Milan. Madame de Verseuil joignit ses instances à celles de M. Rughesi. Bonaparte accepta, et dit :

— Allons encore un jour donné au plaisir, et nous reprendrons ensuite le chemin de Mantoue.


XLI


Stephania et le général Verseuil attendaient, depuis longtemps, le retour d’Athénaïs. Elle reçut quelques reproches de son mari sur ce manque d’égards envers madame Rughesi ; mais tout fut bientôt excusé par le récit de la visite faite au palais archiducal. L’humeur de M. de Verseuil ne tint pas contre le plaisir d’entendre raconter à sa femme les preuves de bienveillance qu’elle venait de recevoir du général en chef. En voyant l’air sombre de Gustave, Stephania lui dit :

— Cette visite ne paraît pas vous avoir amusé ?

— Non, certes, répondit-il d’un ton amer ; et j’espère bien me dispenser dorénavant d’en recommencer de pareilles.

— En ce cas, je vous le pardonne, reprit Stephania, rassurée par l’idée que Gustave s’était ennuyé loin d’elle.

On servit le dîner. La conversation tomba naturellement sur les préparatifs de la fête du lendemain. M. Rughesi voulait qu’elle fût digne des grands personnages qui lui feraient l’honneur de l’embellir, et se proposait de mettre en réquisition tous les poëtes de la ville, pour les cantates, les transparents et les improvisations d’usage dans ces solennités. Madame de Verseuil s’inquiétait beaucoup de sa toilette, et tourmentait Stephania pour lui indiquer les moyens de se procurer à Milan tout ce qui compose un habit de bal parisien. Gustave, importuné des soins qu’elle prenait pour que rien ne manquât à sa parure ; et, présumant bien qu’elle ne se donnait tant de peine que pour plaire à d’autres qu’à lui, essaya de se venger de ce projet menaçant, en disant à Stephania :

— Quant à vous, madame, ne vous donnez pas tant de peine, croyez-moi : mettez-vous de même que le jour de cette fête où je vous vis si justement captiver l’admiration générale ; jamais vous ne serez plus belle.

Combien elle l’était alors, en écoutant ce compliment tendre ! Que de reconnaissance dans son regard ! que d’espérance dans son sourire ! Ah ! tout le prouvait en elle : rien n’embellit autant que les flatteries de ce qu’on aime.

Madame de Verseuil, sans paraître envieuse de ce compliment fait tout haut, fut très-choquée de l’épigramme qu’il renfermait contre elle ; et son dépit s’en manifesta dans tout ce qu’elle dit le reste de la soirée. Blâmant Gustave sur chaque point, sa contradiction allait jusqu’à l’impolitesse ; et dans cette occasion, son ressentiment l’emporta sur sa prudence.

Une mauvaise humeur si subite, et en apparence si peu fondée, devait être remarquée du général ; elle le fut en effet. Il l’attribua d’abord au sentiment d’envie qui agite souvent une femme lorsqu’on exalte devant elle la beauté d’une autre ; mais, sachant bien que l’esprit d’Athénaïs devait la sauver du ridicule de montrer une faiblesse si humble, il chercha un motif plus plausible à son dépit, et fut tout près de découvrir le véritable. C’est ainsi que les amants perdent souvent le fruit d’une longue contrainte ; ils mettent tous leurs soins à cacher leur bonheur, sans penser que les tourments qu’ils laissent apercevoir en sont toujours la preuve.

À dater de ce moment, M. de Verseuil fut en continuelle observation sur les moindres démarches de sa femme ; mais, comme Gustave, irrité contre elle, affectait de la fuir, il ne put soupçonner aucune intelligence entre eux. D’ailleurs, Gustave, sans cesse auprès de Stephania, paraissait uniquement occupé d’elle. Rien n’aurait empêché de le croire, s’il s’était donné moins de peine pour le prouver : mais il y avait dans les soins qu’il prodiguait à madame Rughesi une sorte de faste qui trahissait ses efforts ; et Athénaïs jouissait en secret de l’exagération qu’il mettait dans les témoignages de sa préférence pour Stephania. Celle-ci, aveuglée par tous les prestiges d’un amour exclusif, était dupe et heureuse. Hélas ! ce bonheur devait bientôt s’évanouir ! Une rivale pouvait-elle en supporter l’aspect ? et ne fallait-il point pardonner à l’infidèle, pour désespérer à jamais sa complice ?

— C’en est fait, me dit Gustave, le lendemain de cette querelle, je ne veux plus avoir rien à démêler avec madame de Verseuil. Elle a mis hier ma patience et ma politesse à une trop grande épreuve. En vérité, je ne savais quelle contenance tenir devant son mari, pendant qu’elle m’accablait ainsi d’épigrammes sanglantes ; et j’ai bien peur qu’il n’ait tiré de cet acharnement ridicule des conséquences fort graves. J’en serais désespéré ; car c’est un galant homme, dont la bienveillance m’est précieuse, et dont je n’ai pas envie de risquer l’estime, pour satisfaire au caprice d’une coquette. Certes, j’étais loin de penser à m’affranchir d’un lien qui semblait devoir charmer ma vie ; mais, puisque madame de Verseuil me rend ma liberté d’une si brusque manière, je profiterai de son inconstance, pour échapper du moins au chagrin de me brouiller avec mon général.

Si vous pouvez vous maintenir dans cette résolution, répondis-je, vous y trouverez, sans aucun doute, de grands avantages ; mais, croyez-vous qu’on vous tienne si facilement quitte de votre engagement ?

— Quand on en projette soi-même un autre, on doit sacrifier sans peine l’engagement qu’on trahit.

— Ne vous en flattez pas. C’est bien souvent celui auquel on tient le plus, et je pressens déjà tout ce que madame de Verseuil tentera pour vous garder en sa puissance.

— Et tu penses que je me prêterais à servir la vanité d’une femme qui ne voudrait conserver mon amour que pour s’en vanter auprès d’un nouvel amant ? Non, je ne m’abaisserai point à ce rôle misérable ; et, pour me soustraire à toutes les séductions qui pourraient m’y amener, je vais faire en sorte de rencontrer madame de Verseuil le moins souvent possible. J’ai déjà arrangé aujourd’hui, avec plusieurs de mes camarades, un dîner qui nous conduira jusqu’à l’heure de la fête. J’aurai soin de n’arriver qu’au moment où mon général et M. de. Rughesi iront au-devant de Bonaparte ; et le bal une fois commencé, je suis trop certain qu’Athénaïs ne s’occupera pas de moi.

Le profond soupir qui accompagna ces derniers mots me fit trembler pour la résolution de Gustave. Cependant il se leva pour aller prévenir Stephania du motif qui l’empêcherait de dîner avec elle ; mais, au moment d’ouvrir la porte, il revint sur ses pas pour prendre une épingle qu’il avait oubliée sur sa cheminée. C’était une pierre gravée, que je ne lui avais jamais vue, et je le priai de me la laisser regarder.

— C’est la Sapho antique, me dit-il d’un air insouciant. Elle est belle, n’est-ce pas ?

— Et fort ressemblante, répondis-je en souriant.

— Tu l’as donc connue ?

— Non ; mais je la connais.

— Allons, tu plaisantes, reprit Gustave, en attachant son épingle.

Et il s’enfuit précipitamment pour ne pas m’entendre me récrier davantage sur une ressemblance encore plus frappante à ses yeux qu’aux miens. Il ne me fut pas difficile de deviner de qui il tenait cette Sapho antique, dont les traits admirables avaient tant de rapports avec ceux de la belle Stephania. Et, quand je me rappelai que ce don de l’amour, peut-être reçu dans un moment d’ivresse comme un gage du plus doux souvenir, avait failli être oublié par l’ingrat qui le possédait, je ne pus me défendre d’un sentiment de tristesse. Je ne sais quelle superstition s’empara de mon esprit ; mais cette ressemblance dans leur beauté m’en fit craindre une pareille dans leur destinée.

Mon maître m’avait ordonné de rester chez madame Rughesi pour aider aux préparatifs du bal, et je voulus voir, pendant le dîner, comment on supporterait son absence. Stephania, qui avait été prévenue de cette absence par mon maître lui-même, ne me parut pas en souffrir. Elle était sous l’influence d’un bonheur passé depuis si peu d’instants, que l’impression en durait encore ; et sa gaieté douce contrastait avec l’air sombre de madame de Verseuil, qui, loin de partager cette aimable disposition, semblait livrée à de tristes pensées, et répondait à peine aux questions qu’on lui adressait. Le général s’apercevant qu’elle ne mangeait point lui demanda avec anxiété si elle était malade.

— Non, répondit-elle, je suis seulement un peu incommodée de la chaleur.

Alors madame de Rughesi donna l’ordre d’ouvrir les fenêtres, et Athénaïs feignit de se trouver mieux ; mais le moment ; d’après elle retomba dans sa rêverie. Alors le général parla de Gustave, loua sa conduite à l’armée, son dévouement pour ses chefs, ses manières franches, sa gaieté folle avec ses camarades, et son ton respectueux auprès des femmes : à cela, Stephania dit naïvement que c’était le jeune homme le plus aimable du monde ; et madame de Verseuil, tout à coup distraite des idées qui la préoccupaient, se mit à écouter attentivement ce que chacun disait de mon maître. Cependant elle ne mêlait pas un mot à la conversation : son mari, impatienté de lui voir garder un silence si obstiné, l’interpela hautement, et la contraignit à dire son opinion sur M. de Révanne. Je fus alors témoin d’un effet singulier, que j’ai observé plus d’une fois, sans jamais pouvoir me l’expliquer.

Madame de Verseuil employa les expressions les plus flatteuses de notre langue, les tours les plus ingénieux pour louer les qualités, les agréments de Gustave, sa bravoure, son esprit, sa bonté, son élégance, rien ne fut oublié ; et de cet éloge si juste, si bien tourné, que résulta-t-il ?… L’impression la plus défavorable à mon maître.

Voilà de ces mystères où les esprits malins sont seuls initiés. Il faudrait pouvoir noter les inflexions de voix de l’apologiste, pour donner une idée de la médisance de ses éloges. Mais les personnes exercées dans l’art des réticences et des insinuations comprendront le succès qu’obtint la malice de madame de Verseuil en cette circonstance. Moi, je me borne à le raconter.



XLII


Gustave se tint parole, et ne rentra que lorsque le bruit des fifres et des tambours l’avertit de l’arrivée de Bonaparte. M. Rughesi, accompagné de tous les notables de la ville, alla à la rencontre du général en chef, et le conduisit, par un péristyle orné de fleurs, jusqu’au salon où Stephania, entourée des plus jolies femmes de Milan, l’attendait pour lui offrir des bouquets de laurier rose. À l’aspect de ce groupe charmant, Bonaparte témoigna la surprise la plus flatteuse. Il est certain que la vue de toutes ces jolies femmes, vêtues à la grecque, et circulant entre des colonnes de marbre, décorées de guirlandes, rappelait une de ces fêtes antiques, si bien dépeintes par le jeune Anacharsis. Nos uniformes français, en nous ramenant aux temps modernes, donnaient un air martial à cette réunion. Aussi les poëtes ne manquèrent-ils pas à dire que cette fête semblait dédiée par la Beauté à la Victoire.

Parmi ces femmes séduisantes, Gustave n’avait point aperçu madame de Verseuil ; trop fière pour confondre son hommage avec celui des Milanaises, elle avait attendu que Bonaparte fût un peu remis de l’émotion que devait lui causer un accueil si brillant pour se présenter à ses yeux. Elle comptait, avec juste raison, sur l’avantage qu’a toujours l’élégance et la grâce françaises sur la beauté de toutes les femmes de l’Europe, et, ne doutant pas de l’effet de son arrivée, elle voulait choisir le moment où aucune distraction ne pourrait y nuire. Par ce calcul, son entrée dans le bal obtint le succès qu’elle en attendait sur tout le monde, excepté sur Gustave. Occupé à former la contredanse que le général Bonaparte devait danser avec madame Rughesi, il ne détourna pas seulement la tête pour voir qui faisait une si vive sensation dans la salle, et, donnant à l’orchestre l’ordre de commencer, il contraignit Bonaparte à interrompre la conversation qu’il entamait avec Athénaïs pour venir prendre la main de Stephania.

Madame de Verseuil devait naturellement s’attendre à figurer dans cette contredanse d’honneur ; mais Gustave, ayant l’air d’ignorer qu’elle fût arrivée, avait invité la cousine de madame Rughesi pour danser avec lui, en face du général, et, les autres places étant prises, Athénaïs en fut réduite à être simple spectatrice de cette contredanse, où elle aurait sans doute joué le premier rôle. Le soin qu’avait pris Gustave pour l’en éloigner ne lui avait pas échappé, et elle se promit d’en tirer vengeance ; mais ce projet fut bientôt déconcerté par l’insouciance apparente de mon maître, qui s’obstinait à ne rien voir des agaceries de madame de Verseuil envers le héros du jour, et à ne pas se mêler à la foule d’adorateurs qui riaient avec tant de complaisance de tout ce qu’elle disait de spirituel ou même d’assez ordinaire. Cependant, s’il avait pu la considérer dans cet accès d’amour-propre, il aurait joui du dépit qui perçait à travers sa gaieté factice, et il aurait deviné sans peine que la douleur de le voir indifférent à ses succès en détruisait le charme. Il y avait dans l’éclat de sa voix, dans ses phrases brèves, dans ses gestes animés, quelque chose de convulsif qui décelait la pénible agitation de son âme ; et l’on pouvait prévoir que le plus orgueilleux courage ne résisterait pas à cet état violent. Aussi madame de Verseuil essaya-t-elle bientôt de se rapprocher de Gustave, et de mêler à la conversation des mots qui devaient retentir à son cœur. Biais ces mots, loin de l’attendrir, lui paraissaient dictés par l’ironie. Il y répondit par un sourire dédaigneux. Enfin elle s’humilia jusqu’à lui demander s’il n’avait pas encore un roman anglais à lui prêter.

— Depuis que j’ai découvert, dit-il, qu’ils ne renferment que des sentiments faux, je n’en lis plus, madame.

En faisant cette réponse du ton le plus méprisant, Gustave s’éloigna pour rejoindre Stephania, et laissa Athénaïs dans un profond accablement. Bonaparte venait en cet instant lui faire ses adieux. Elle s’efforça de lui sourire et d’insister pour qu’il ne quittât pas si tôt une fête dont il était le héros ; mais d’importantes occupations ne lui permettaient pas d’y rester plus longtemps, et il se retira en exigeant qu’aucun de ses aides de camp ne le suivît. Berthier seul l’accompagna. Avant de partir, il eut un entretien particulier avec M. Rughesi, et le résultat de cette conférence fut qu’une heure après M. Rughesi était en poste sur la route de Venise.

En revenant de conduire le général jusqu’à sa voiture, Gustave chercha des yeux madame de Verseuil. Elle avait disparu. Il pensa d’abord que l’objet de son nouvel intérêt venant d’abandonner le bal, elle s’était empressée de le quitter aussi ; mais ensuite l’idée de l’avoir offensée, et peut-être affligée par une réponse fort dure, vint inquiéter son imagination. Il se reprocha le ton de mépris qu’il y avait joint, et, je ne sais quelle crainte s’emparant de son esprit, il vint, dans la salle où nous étions, demander à mademoiselle Julie si sa maîtresse ne se trouvait pas indisposée.

— Je n’en sais rien, répondit-elle. Madame ne m’a point fait demander. Je l’ai vue seulement passer tout à l’heure dans le jardin.

— Avec quelqu’un, sans doute ?

— Non, monsieur, elle était seule.

— Alors Gustave s’avança sur le perron qui conduisait au jardin, et là, après avoir délibéré quelque temps sur le parti qu’il prendrait, je le vis descendre précipitamment l’escalier, et diriger ses pas vers un bosquet d’orangers qu’avaient seul respecté les lampions de la fête.

À peine eut-il fait quelques pas sous cet ombrage odorant, que la vue d’une femme assise fit battre son cœur. Le reflet des feux qui illuminaient la façade de la maison portant sur cet endroit une douce clarté, Athénaïs fut bientôt reconnue. Il fallait la fuir. Gustave sentait que son repos était attaché à cet acte de courage ; mais Athénaïs pleurait… Il était peut-être la cause de ses larmes… Et quel amant peut résister au plaisir de contempler les tourments qui le vengent ? Gustave s’approche, et, pressant d’une main tremblante celle d’Athénaïs, il dit :

— Qui vous afflige ainsi ?

— Ah ! si vous l’ignorez, répondit-elle, je n’ai plus rien à espérer de vous.

— Eh quoi ! madame, c’est lorsque votre cœur trahit tous ses serments, lorsque vous joignez l’injure à l’inconstance, enfin, c’est lorsque vous m’accablez de votre haine, que vous osez vous plaindre ?

— Oui, je me plains des torts que votre trahison me donne. Sans le désir de vous en punir, aurais-je jamais pensé à provoquer d’autres soins que les vôtres ? C’est vous, c’est votre exemple que j’ai voulu un instant imiter. Mais mon cœur n’a pu atteindre à cet excès de froideur, de perfidie, et je n’ai recueilli d’autre fruit de cette lutte cruelle que la certitude de vous inspirer autant de mépris que d’indifférence.

— Moi, de l’indifférence ! Athénaïs, vous ne le pensez pas.

— D’où vient donc que je pleure ?

— Ah ! si la crainte d’être moins aimée fait couler ces larmes qui m’accusent, laissez-moi en tarir à jamais la source.

— Non, vous ne m’aimez plus. Votre cœur est tout à une autre, et je ne veux ni le reconquérir ni le partager.

— Eh bien, gardez-le seulement.

— Il ne m’appartient plus, vous dis-je. L’infidélité, et la reconnaissance peut-être, en ont disposé malgré vous ; car je vous crois sincère dans la préférence que vous m’accordez en ce moment. Mais, j’en appelle à votre honneur, puis-je compromettre le mien, celui de ma famille, pour un homme dont les goûts inconstants me mettraient sans cesse en rivalité avec les objets de son caprice ? Non, je ne puis être la proie que d’un sentiment exclusif, et, tout en gémissant sur votre frivolité, je sens qu’elle me sauve du malheur de vous appartenir.

Se refuser ainsi, n’est-ce pas se compromettre, et Gustave pouvait-il hésiter à tout sacrifier à cet espoir enchanteur ? Le serment de ne vivre que pour Athénaïs, dicté par elle, fut répété de l’accent le plus tendre. Un anneau d’or, détaché d’une main charmante, fut offert comme le gage d’un lien éternel. Gustave le reçut à genoux, en imprimant sur cette main chérie un baiser brûlant, puis il s’empara du mouchoir qui était encore baigné des larmes d’Athénaïs, et, le cachant dans son sein :

— Vous direz que vous l’avez perdu, dit-il en souriant. Alors ils entendirent marcher sur la terrasse qui dominait le bosquet d’orangers. Il leur sembla que quelqu’un les épiait, et ils s’empressèrent de regagner la salle de bal, où déjà plusieurs personnes s’inquiétaient de leur absence.

Le premier soin d’Athénaïs fut de rejoindre son mari dans le salon où elle l’avait laissé au milieu d’une partie d’échecs.

— Ah ! vous voilà, dit-il en l’apercevant. On prétendait que vous aviez déjà quitté la danse, et cet acte de sagesse me faisait trembler pour votre santé.

Athénaïs prétendit n’être sortie du bal que pour se reposer un moment, et se donner les moyens d’y rester le plus de temps possible.

En disant ces mots, elle prit le bras de Gustave, qui venait la chercher pour danser avec elle la piémontaise, dont on entendait déjà les accords.

Après s’être cru séparé pour jamais de la femme qui lui inspirait tant d’amour, Gustave jouissait du bonheur de l’avoir retrouvée, et s’abandonnait à toute l’ivresse qui succède aux terreurs de la jalousie. Heureux de voir ces yeux charmants, dont il venait d’essuyer les larmes, exprimer maintenant la tendresse et la joie, il ne se lassait point de les contempler. Mais les siens furent tout à coup frappés par l’aspect d’un fantôme, qui, debout devant lui, pâle et immobile comme la mort, semblait attendre la fin de son délire pour l’entraîner avec lui dans sa tombe. À cette vue, Gustave, saisi d’un effroi mortel, se soutient à peine.

— Grands dieux ! dit-il d’une voix étouffée, elle sait tout !

Et cette pensée détruit au même instant l’enchantement qui l’enivrait. Il ne voit plus, dans son retour au bonheur, que le désespoir de Stephania et, dans ce désespoir, la perte d’Athénaïs. Tout lui présage un événement funeste. Cependant, il veut surmonter l’affreux sentiment qu’il éprouve ; il s’efforce de croire que sa frayeur est mal fondée, et détourne les yeux de cet objet de crainte et de pitié. Mais un vain espoir les y ramène sans cesse : il se flatte que sa conscience alarmée trouble son esprit et lui fait voir, dans la pâleur et l’abattement de Stephania, autre chose que l’effet tout naturel d’une journée aussi fatigante pour elle. La nécessité de se contraindre devant tant de monde lui fait adopter cette idée, et c’est à l’aide de cette ruse envers lui-même qu’il parvient à terminer la soirée, sans laisser deviner le trouble de son âme. Mais tous ces subterfuges, qui soutiennent notre courage devant témoins, ne nous sont plus d’aucun secours dans la solitude. C’est là que le remords attend le coupable. Gustave, prévoyant bien les réflexions qui allaient l’assaillir, ne songea pas même à se mettre au lit après la fête ; mais, désirant opposer de doux souvenirs aux pressentiments des malheurs qui le menaçaient, il retourna vers le bosquet d’orangers où il avait, peu d’heures avant, juré de tout sacrifier à l’amour d’Athénaïs.

En approchant de ce lieu consacré par des serments solennels, la vue d’une femme éplorée y frappe encore ses yeux. Elle a les cheveux épars, ses vêtements sont en désordre, tout en elle prouve un égarement complet. Gustave en frémit, il s’accuse. L’aspect d’un si grand désespoir ébranle son courage. Il veut s’éloigner ; une main glacée le retient.

— Stephania ! s’écrie-t-il ; ô ciel ! dans quel état vous vois-je ! Pourquoi venir ici à cette heure ?

— Pour y mourir ! reprit-elle en tirant un poignard dont Gustave se saisit.

— Qu’osez-vous faire, insensée !…

— Je veux mourir, te dis-je, à la même place où je t’ai vu aux pieds d’une autre !

— Ah ! s’il vous faut une victime, frappez-moi, plutôt que d’attenter à votre vie. Elle m’appartient ; je la défendrai contre vous-même.

— Crains plutôt de me la rendre, perfide ; car je ne puis plus vivre que pour me venger de toi, de ton indigne complice. Oui, j’irai dévoiler à tous ceux dont vous redoutez la puissance les infâmes liens qui vous unissent. Je révélerai ta perfidie, ma honte et la sienne. Elle apprendra comment tu sais trahir l’amour le plus dévoué. Elle apprendra comment, encore ivre de cet amour, tu peux quitter la femme qui t’adore pour venir en tromper une autre. Elle verra, dans mon désespoir, le sort qui l’attend ; et si ce fatal exemple ne la détache pas à jamais de toi, c’est elle qui subira tout le poids de ma vengeance !

— Barbare ! abjure cette affreuse menace, ou je cours en prévenir l’effet ; et je pars ensuite, pour ne revoir jamais le monstre qui peut concevoir un tel crime.

— Ah ! ne m’abandonne pas dans cet état horrible, s’écria la malheureuse Stephania en se traînant aux genoux de Gustave. Prends pitié de mon égarement. Empêche-moi d’accomplir un projet exécrable. Toi seul peux retenir mon bras ; toi seul peux me sauver du crime et du remords. Ah ! le ciel m’en est témoin, je n’étais pas née pour concevoir d’aussi affreux sentiments. Il me fallait t’adorer, te perdre, ingrat, pour devenir aussi coupable. Mais je ne me connais plus, et je t’implore pour t’épargner le plus grand des malheurs. Rends-moi l’illusion qui t’assurait de mon obéissance ; ordonne-moi le pardon de ta perfidie. Dis-moi que mes yeux m’ont abusée ; qu’un autre que toi était aux genoux de ma rivale ; que tu n’as pas cessé de m’aimer ; enfin daigne me tromper encore, et je supporterai la vie… Mais non ! la feinte est maintenant inutile… Tout est fini pour moi… je me meurs !…

À ces mots, ses forces l’abandonnèrent, elle tomba inanimée dans les bras de Gustave.

— Stephania ! ma chère Stephania ! s’écriait-il. Ô ciel !… elle expire !

Et il brisait avec violence les liens qui attachaient lis vêtements de cette infortunée ; et, portant la main sur ce cœur déchiré de douleur, il cherchait s’il battait encore ; mais ses battements si faibles semblaient être le dernier combat d’une vie qui succombe au malheur. Gustave, saisi de remords et d’effroi, se reproche déjà la mort de Stephania. Il jure de ne point lui survivre ; et, des larmes de son repentir, il baigne le sein de sa victime. Ce baume consolant semble la ranimer. Elle entr’ouvre les yeux, voit les pleurs de Gustave, et voudrait vivre encore. Mais la douleur qui a glacé ses sens les replonge de nouveau dans l’anéantissement. Un tremblement général s’empare d’elle ; des mouvements convulsifs paraissent annoncer son agonie ; et Gustave au désespoir la dépose sur le sable pour aller demander du secours. J’étais à la porte du jardin. Je vole chercher les femmes de Stephania ; nous la transportons dans son lit. Un médecin est appelé. Il déclare que madame Rughesi est frappée d’un coup de sang. Il ordonne plusieurs saignées, et recommande le plus grand calme autour d’elle. Gustave, qui redoute un arrêt funeste, ne laisse partir le docteur Corona, qu’après lui avoir fait répéter plusieurs fois qu’il croit madame Rughesi hors de danger.

— Mais, prenez-y garde, ajoute le docteur, une crise pareille la mettrait au tombeau. J’ignore ce qui peut avoir provoqué cette révolution ; vous, qui le savez sans doute mieux que moi, tâchez qu’aucun événement ne la ramène ; car, si la fièvre devient inflammatoire, je ne réponds de rien.

La recommandation n’était pas nécessaire ; et Gustave, accablé des souffrances dont il était la cause, ne pensait plus qu’à les adoucir. Tout entier à la pitié, à la reconnaissance, à Stephania, c’est dans toute sa sincérité qu’il se promettait d’immoler ses espérances et son propre bonheur au généreux soin de la rendre à la vie. Aurait-il pu jouir du moindre plaisir, avant d’avoir ramené le calme dans ce cœur passionné ? Ah ! l’on accorde sans peine aux malheureux les sacrifices que leur malheur impose : pourquoi n’a-t-on pas le même respect pour la félicité qu’on parvient à leur rendre ?



XLIII


La faiblesse qui suivit sa dernière saignée plongea Stephania dans un profond assoupissement. Après l’avoir confiée aux soins de sa cousine, de cette jeune Léonore qui avait été élevée avec elle, Gustave se retira chez lui pour essayer d’y prendre quelques instants de repos. C’est alors qu’il m’apprit ce qui venait de se passer. Je tentai vainement de calmer l’agitation qu’il en éprouvait encore. Son imagination lui représentait sans cesse Stephania expirante ; et il s’écriait de l’accent le plus douloureux :

— Hélas ! on peut donc être aimé, et se trouver le plus à plaindre des hommes ! Ah ! pourquoi ai-je accepté l’amour que je ne pouvais partager ? pourquoi n’ai-je pas résisté à l’entraînement le plus coupable ? J’aurais conservé le repos et l’espoir d’un bonheur… Mais non !… l’absence m’avait rendu infidèle, la jalousie m’a rendu perfide ! Me croyant trahi, j’ai voulu m’affranchir d’une passion malheureuse en cédant à une autre. Aveuglé par mon dépit, j’ai cru ressentir tout ce que j’inspirais. Oui, j’ai consacré à l’amour tous les transports de la vengeance. Et comment Stephania aurait-elle pu soupçonner la trahison que j’ignorais moi-même ? comment, accablée de protestations, de caresses, aurait-elle deviné que mon délire n’était que de la rage ? Mais, puisqu’une funeste erreur nous a trompés tous deux, elle n’en sera pas seule victime : je jure de consacrer ma vie à l’expier ; et je renonce à tout, pour mériter et obtenir mon pardon de cette âme généreuse.

— Calmez-vous, lui disais-je, ou le repentir d’un tort involontaire va vous porter à des torts moins excusables. Songez à ce que madame de Verseuil a droit d’attendre de votre dévouement, après les assurances qu’elle a reçues hier ; et craignez d’irriter son orgueil, ou d’affliger son cœur par un abandon subit, inexplicable. Sa situation ne mérite pas moins d’égards que celle de madame Rughesi. Rappelez-vous que, sans cesse sous les yeux d’un mari méfiant, la moindre inconséquence peut la perdre.

— Veux-tu que je la trompe aussi ? interrompit Gustave. Veux-tu que, cédant à de vaines considérations, je lui laisse ignorer le devoir qui me sépare d’elle, et que j’entretienne en son cœur le sentiment qui fait mon bonheur et mon supplice ? Non ; je préfère sa colère à son mépris. Elle saura, qu’ivre d’amour pour elle, je me résigne au plus cruel sacrifice ; et que je suis du moins fidèle au malheur. Ma résolution est prise, je n’hésite plus que dans les moyens de la lui faire connaître, et dans les motifs à donner à M. de Verseuil, pour l’engager à sortir de cette maison.

— Ce dernier soin est inutile ; car le général, ayant appris la maladie de madame Rughesi, a déjà fait retenir un appartement à l’hôtel de Rome. Il veut, d’après ce que vient de me dire mademoiselle Julie, que madame de Verseuil, lui et le major y soient établis dans la journée même, pour ne pas embarrasser plus longtemps la maison de madame Rughesi. C’est dans ce logement que sa maîtresse demeurera tout le temps que nous resterons en Italie ; madame d’Olbiac viendra l’y rejoindre, et le général les reprendra toutes deux ici pour les ramener en France à la fin de la campagne.

— Elle ne retournera point à Nice, dit Gustave avec inquiétude ; et c’est aussi près d’elle qu’il me faudra renoncer à la voir !…

— Vous ne serez pas longtemps exposé à cette tentation, repris-je. Bernard a déjà reçu l’ordre d’aller établir des étapes sur la route de Mantoue, et nous ne tarderons pas, je crois, à nous remettre en marche.

— Tant mieux. Un boulet de canon viendra peut-être me délivrer de mes tourments. Au reste, ajouta Gustave, ce coup mortel ne saurait égaler la douleur de celui que je vais me porter.

En disant ces mots, il se mit à écrire le billet suivant : « Plaignez-moi, ne m’interrogez pas, et abandonnez-moi à tout l’excès de mon malheur. Je l’ai mérité ; mais, s’il me coûte l’affection du seul être que j’adore, je serai trop puni, puisqu’aux plus grands coupables on n’ôte que la vie. »

Ce billet fut confié à la prudence de mademoiselle Julie, qui après m’avoir promis de choisir un moment favorable pour le remettre à sa maîtresse, me dit :

— Eh bien, Victor, comprenez-vous quelque chose à la maladie subite de madame Rughesi ? Que lui est-il donc arrivé cette nuit ? On dit que votre maître était là, quand elle s’est trouvée mal ?

Et mademoiselle Julie accompagnait toutes ces questions d’un malin sourire. J’eus bien de la peine à lui faire entendre que M. de Révanne s’étant promené dans le jardin au sortir du bal, avait rencontré madame Rughesi par un heureux hasard, au moment où elle venait de perdre connaissance.

— Ce qui me confond, reprit Julie, c’est que cet événement, qui a bouleversé toute la maison, et fort inquiété le général, n’a pas causé la moindre surprise à madame. Quand je le lui ai raconté, elle m’a demandé seulement si madame Rughesi n’avait pas été trouvée évanouie vers le bosquet d’orangers qui est au pied de la terrasse.

— Et quel air avait-elle en vous faisant cette question ?

— Mais un air fort tranquille. Elle m’a donné ensuite l’ordre d’aller m’informer, de sa part, des nouvelles de madame Rughesi, et quand je suis revenue lui dire qu’elle avait été dans un véritable danger, et que le médecin prétendait que son état demandait les plus grands soins :

« — Ils ne lui manqueront pas, a-t-elle dit d’un ton dédaigneux. »

Puis se félicitant du parti que le général avait pris de quitter cette maison tout de suite, elle m’a pressée d’emballer tous nos effets pour les envoyer ce matin à l’hôtel de Rome. Ne nous y suivrez-vous pas ?

— Je n’en sais rien, il me semble qu’il n’y a pas de nouveau logement retenu pour nous. Au fait, ce n’est guère la peine de déménager, si nous devons quitter Milan demain.

— J’entends, votre maître veut soigner la malade ; c’est fort charitable de sa part. Mais, savez-vous bien, mon cher Victor, ce que ce beau dévouement vous coûtera ?

— Ce n’est pas votre estime, je pense ?

— Non, mais bien mieux. Nous n’aimons pas les gens qui s’intéressent si vivement à d’autres qu’à nous. Retenez cela, et faites-en votre profit.

Je compris très-clairement que cette menace m’annonçait la prochaine rupture de la liaison de Gustave et d’Athénaïs. La lettre que je venais d’apporter m’en donnait le pressentiment. L’état de Stephania, la résolution de mon maître, tout se réunissait pour m’empêcher d’en douter ; et cependant je sentais qu’une seule raison pouvait m’y faire croire, et c’est pour la savoir que je dis à Julie, d’un ton délibéré :

— Eh ! que vous importent nos soins pour un autre, avez-vous pour nous autre chose que de la coquetterie ? et nous croyez-vous assez sots pour accorder à vos petites agaceries plus d’importance qu’elles ne méritent ? ne savons-nous pas bien qu’il n’y a pas l’ombre d’un sentiment dans tout cela ?

— Je l’ai cru comme vous, Victor ; mais depuis quelque temps, ajouta Julie en baissant la voix, j’ai été forcée de changer d’idée. Nous dormons mal, nous mangeons à peine, et nous pleurons souvent. Ajoutez à cela que nous ne savons plus parler que d’une personne, et vous verrez que nous sommes aussi passablement malades.

— Si c’est ainsi, répondis-je, nous ne guérirons pas de longtemps.

Et dès-lors je perdis tout espoir de rupture.

Deux heures après cet entretien, Julie me remit la réponse de madame de Verseuil, en me recommandant de ne la donner à mon maître que lorsqu’il serait seul. Je répondis qu’il était sorti pour toute la journée. C’est ce qu’il m’avait ordonné de dire si l’on venait le demander pendant qu’il serait auprès de Stephania. Bien convaincu qu’il lirait mal à son aise la lettre d’Athénaïs dans la chambre de madame Rughesi, je me gardai de la lui porter, et il ne la reçut qu’en rentrant fort tard le soir.

Avant de lui en parler, je voulus savoir comment se trouvait la malade.

— Elle est fort mal, me répondit Gustave d’un air égaré, et je ne sais comment lui annoncer mon départ.

Alors il me montra l’ordre qu’il venait de recevoir du général Verseuil, et par lequel il devait se tenir prêt à le suivre dès le lendemain. Le général, étant parfaitement rétabli, reprenait son commandement, et sa division avait été choisie pour accompagner le général en chef jusqu’à Lodi. Gustave se désolait d’être obligé de quitter la malheureuse Stephania avant de la savoir hors de danger, et frémissait d’ajouter l’absence à tous les maux qu’elle ressentait. Car le mieux, dû aux fréquentes saignées, n’avait pas duré longtemps ; une fièvre violente et le plus affreux délire y avaient succédé. Dans ce délire, Stephania, se croyant encore sur la terrasse d’où elle avait aperçu Gustave aux pieds d’Athénaïs, se précipitait hors de son lit pour aller les frapper tous deux. Elle les accablait de menaces, de noms effroyables ; puis, revenant tout à coup à des sentiments plus tendres, elle suppliait Gustave de lui pardonner ses fureurs, l’approuvait de lui préférer une femme plus douce, et lui rendant grâces du sacrifice qu’il paraissait lui en faire, elle s’écriait :

— Non, je ne veux plus de tes soins, garde ta pitié… Crois-tu me cacher les efforts qu’elle te coûte ? Ne vois-je pas dans tes yeux le regret d’un bonheur que je ne puis te rendre ?… Va, ma mort, cette mort que tu crains, que tu désires, peut seule nous affranchir tous trois… Tu frémis… tu pleures… Cher Gustave… tu voudrais m’aimer… tu sens bien que mon cœur méritait ton amour… que jamais tu n’en obtiendras autant de la coquette qui t’enchaîne… Tu paieras du reste de ta vie le bonheur d’être un seul instant adoré d’elle, comme tu l’es par moi… Mais ne te flatte pas de ce doux espoir… Son âme vaine et légère ne connaîtra jamais le sentiment qui me tue ; elle ne veut que t’asservir, t’enlever à mon amour… et m’arracher la vie. Eh bien, qu’elle soit satisfaite… Va lui dire qu’elle n’a plus rien à craindre de ta générosité pour moi, va lui porter la dernière goutte de mon sang.

En disant ses mots, elle déchirait les bandes qui entouraient ses bras, rouvrait ses veines, et se repaissait du barbare plaisir de voir couler son sang.

Le spectacle de cet affreux délire avait frappé Gustave de terreur. Il formula les projets les plus désespérés, et, sacrifiant tout à Stephania, il faisait serment de ne pas la quitter dans une situation pareille ; mais je parlai de réputation, d’honneur, et le sentiment du devoir l’emporta enfin sur la tendresse et la pitié.

— Elle en mourra, disait-il, et son ombre me poursuivra sans cesse ; mais j’ai juré de mourir pour la gloire de mon pays, allons accomplir ma promesse.

Quand je m’aperçus que cette idée avait enfin triomphé de toutes les autres, je le forçai de se mettre au lit pour être en état de supporter les fatigues du lendemain. Ensuite, je déposai sur la table la lettre d’Athénaïs, et me retirai discrètement pour lui sauver la petite honte de me laisser voir la consolation qu’il trouverait à la lire.



XLIV


Avant de quitter Milan pour conduire encore ses troupes à la victoire, Bonaparte leur adressa une proclamation qui excita au dernier point leur enthousiasme. Il s’agissait de les arracher au repos et aux plaisirs, dont elles avaient été privées depuis si longtemps, pour aller chercher de nouveaux périls, et Bonaparte leur disait :

« La postérité nous reprocherait-elle d’avoir trouvé Capoue dans la Lombardie ? Mais je vous vois déjà courir aux armes ; un lâche repos vous fatigue, les journées perdues pour la gloire le sont pour votre bonheur. Eh bien, partons ! nous avons des marches forcées à faire, des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger. Que ceux qui ont aiguisé les poignards de la guerre civile en France, qui ont lâchement assassiné nos ministres à Rastadt, incendié nos vaisseaux à Toulon, tremblent… L’heure de la vengeance a sonné ; mais que les peuples soient sans inquiétude; nous sommes amis de tous les peuples, et plus particulièrement des descendants des Brutus, des Scipions, et des grands hommes que nous avons pris pour modèles ».

C’est avec de telles paroles que Bonaparte enivrait son armée. Les soldats, en les écoutant, brûlaient de réaliser tout ce qu’un si grand capitaine attendait de leur vaillance ; et telle était leur confiance en lui, qu’ils le regardaient comme l’oracle de la victoire.

Au retour de cette revue où mon maître avait accompagné son général, nous nous occupâmes des préparatifs de notre départ. Il n’y avait plus moyen d’en faire mystère dans la maison ; mais Gustave ne se sentant pas le courage de l’apprendre lui-même à madame Rughesi, pria Léonore de se charger de ce soin, et de lui donner exactement des nouvelles de sa cousine. Elle promit aussi de remettre à Stephania, dès que nous serions partis, une lettre dans laquelle Gustave peignait tout ce qu’il lui en coûtait pour obéir à son devoir en s’éloignant d’elle. Mais avant de la quitter, peut-être pour toujours, il voulut revoir encore une fois sa malheureuse amie. Elle était un peu plus calme lorsqu’il vint lui faire tacitement ses adieux : l’idée que ce calme, qui pouvait lui rendre la santé, allait être bientôt troublé par un nouveau chagrin ajouta un tourment de plus à tous ceux qui le dévoraient. Gémissant d’avance sur le malheur qui la menace, il serre sa main, la baigne de ses larmes, et Stephania, touchée de cet excès d’attendrissement, bénit les souffrances et le danger auxquels elle croit devoir un intérêt si doux.

— Tu me plains, lui dit-elle, tu me regrettes peut-être ; ah ! si je pouvais le croire, j’aimerais encore la vie.

— Conserve-la pour moi, s’écrie Gustave, conserve-la pour m’épargner à moi-même la mort la plus affreuse ; jure-moi d’accepter les secours que ton état réclame ; enfin, jure-moi de vivre pour être l’objet de mes plus tendres soins.

Ce serment, demandé avec tant de chaleur, pouvait-il être refusé par celle qui regardait les moindres désirs de Gustave comme des ordres impérieux ! Elle promit tout ce qu’il exigea, et, se sentant ranimée par l’espoir de lui être encore chère, elle consentit à prendre la potion qu’elle avait jusqu’alors refusée ; elle en sentit bientôt l’heureux effet : une douce langueur s’empara de ses sens, et peu à peu elle s’endormit sur le bras de Gustave. Quelle était céleste alors ! Ah ! le moins sensible des hommes n’aurait pu contempler sans émotion ce beau visage où les traces de la douleur se mêlaient au sourire de la confiance ! Il semblait que, ravie par l’amour au désespoir et à la mort, elle renaissait, à l’abri de tous les maux, protégée par l’objet qu’elle adore : il y avait dans son gracieux abandon un sentiment de son bonheur présent qui répandait un charme divin sur toute sa personne ; on eût dit qu’à travers le sommeil paisible qui lui apportait l’oubli de ses souffrances, son cœur seul veillait encore pour savourer le plaisir de reposer entre les bras de son amant.

Hélas ! il fallait s’arracher à ce touchant tableau, et profiter de ce moment de sommeil pour s’éloigner de Stephania. Avec quel tremblement Gustave déposa cette tête charmante sur le bras qui devait remplacer le sien ! Avec quelle sollicitude il remit ce précieux fardeau aux soins de Léonore ! Que de fois il revint pour la contempler de nouveau, pour l’embrasser, l’arroser de ses larmes ; ah ! son cœur était digne alors du pardon de sa victime !

Après s’être éloigné avec tant de peine de la chambre de Stephania, Gustave ne voulut pas rester un moment de plus dans sa maison, et nous montâmes à cheval sans dire adieu à personne. Je crus que, devant partir avec M. de Verseuil, Gustave allait se rendre chez Athénaïs ; mais il envoya Germain prévenir le général qu’il l’attendait à la porte de Rome, et nous prîmes silencieusement le chemin qui devait nous y conduire.

En sortant de cette ville de plaisirs, je ne pus m’empêcher de récapituler les chagrins que mon maître y avait soufferts, et je maudis de bon cœur les succès qui le rendaient si triste. Le général nous rejoignit bientôt, et je l’entendis reprocher à Gustave de n’être point venu faire ses adieux à madame de Verseuil.

— J’étais fort occupé, répondit-il d’un air embarrassé, et j’espère que vous voudrez bien m’excuser auprès d’elle.

— Ah ! je l’avais un peu préparée à cette négligence, reprit le général ; elle se doutait bien que les devoirs de l’hospitalité vous occuperaient tout entier ; mais, à propos, comment avez-vous laissé madame Rughesi ce matin ?

— Elle était un peu mieux, dit Gustave d’un ton grave.

Et la conversation n’alla pas plus loin.

Nous allions sortir des faubourgs de Milan, quand de vives acclamations nous annoncèrent l’approche de Bonaparte. Les mêmes applaudissements, les mêmes démonstrations de joie qui avaient signalé son entrée, l’accompagnèrent à la sortie des murs d’une ville où la présence de l’armée française s’était à peine fait sentir, et où il s’était efforcé de se concilier l’affection des habitants. Qui eût pu supposer que ces témoignages d’allégresse et de reconnaissance, cachaient la plus noire perfidie. Cependant nous étions à peine à Lodi, que Despinois, le commandant de Milan, vint annoncer à Bonaparte que, trois heures après son départ, on avait sonné le tocsin dans toute la Lombardie, et que les signes de la plus furieuse insurrection commençaient à se manifester de toutes parts.

Cette nouvelle fut bientôt confirmée, et d’autres plus affligeantes encore vinrent s’y joindre. Nous apprîmes que, pendant notre séjour à Milan, il s’était formé deux partis entre les habitants de cette ville. L’un, composé de la bourgeoisie et d’une grande portion du peuple, voulait la république ; l’autre, dirigé par les prêtres, les moines, les nobles, avait agi sourdement contre les protecteurs des principes nouveaux, et se croyant sûr du succès, il venait de déployer l’étendard de la révolte. Le mouvement insurrectionnel fut, pour ainsi dire, spontané dans toute la Lombardie ; ce qui prouva à Bonaparte qu’il était le résultat d’un plan combiné entre plusieurs chefs dont les plus importants étaient à Pavie. Le bruit se répandit tout à coup que le général autrichien Beaulieu avait reçu un renfort de soixante mille hommes, et que les Anglais avaient débarqué à Nice avec des forces considérables. Propagées avec toute l’exagération de l’esprit de parti, ces rumeurs achevèrent d’égarer l’opinion des Lombards ; les contributions payées avec l’argenterie des églises et des couvents, les taxes imposées aux plus riches maisons, servirent de prétexte aux prêtres pour mettre en jeu tous les ressorts de la superstition, et aux nobles pour se débarrasser de toutes les charges qui accompagnent une grande fortune. Pour mieux réussir dans leurs projets de soulèvement, chaque propriétaire avait pris le parti de renvoyer ses domestiques, en disant que l’égalité républicaine ne permettait pas de les garder. Dans un pays où la moitié de la population sert l’autre, cette mesure eut un effet funeste ; car les valets de toute espèce, renvoyés de chez leurs maîtres, et n’ayant plus de quoi vivre, se répandirent dans les rues de Milan, semèrent l’alarme parmi le peuple, et demandèrent partout vengeance de nos soldats. Déjà les révoltés se flattaient que de nouvelles Vêpres Siciliennes allaient sonner la dernière heure de tous les Français restés à Milan ; et l’on peut se faire une idée de ce que nous ressentîmes, en pensant qu’au moment même où nous apprenions les détails de cette insurrection, il n’était peut-être plus temps de secourir nos malheureux compatriotes. Mais Bonaparte savait agir : à peine est-il instruit de ce qui se passe à Milan, que, sans perdre un seul instant en vaines délibérations, il ordonne de rebrousser chemin, et repart lui-même suivi seulement de trois cents chevaux, et d’un bataillon de grenadiers. Je ne saurais rendre l’indignation qui se peignit alors sur tous les visages, et le silence menaçant qui fut gardé pendant ce retour. Bonaparte, l’œil fixe et les lèvres tremblantes, ne trahissait sa fureur que par un sourire amer ; mais ce sourire laissait entrevoir tout ce qu’il se promettait d’une juste vengeance. Gustave, ranimé par la colère, et peut-être aussi par la joie de revoir bientôt les objets de sa tendresse, ne pouvait contenir son impatience, ni démêler le sentiment qui l’agitait le plus. Le général Verseuil, si brave contre des soldats ennemis, paraissait effrayé d’aller combattre une populace effrénée, dont les excès étaient également difficiles à prévenir ou à faire cesser. Accablé de l’idée que les révoltés avaient sans doute commencé par se porter chez lui, et que sa femme n’aurait pas eu le temps de se soustraire à leur rage, il la voyait déjà victime de son dévouement pour lui, et tout son courage cédait à cette affreuse image.

Des courriers, partis en avant, répandirent bientôt la nouvelle inopinée du retour de Bonaparte. On le croyait suivi de toute son armée, et sa présence inattendue, en frappant de terreur les rebelles, ramena aussitôt l’ordre. Nous rentrâmes dans Milan sans rencontrer le moindre obstacle. Les attroupements étaient déjà dispersés, et chacun des habitants, craignant les premiers mouvements de notre indignation, se cachait si bien chez lui, que nous avions l’air de nous emparer d’une ville déserte. Après avoir escorté Bonaparte jusqu’au palais archiducal, où le général Despinois vint prendre ses instructions pour maintenir la soumission et la tranquillité dans la ville, mon maître et son général se rendirent à l’hôtel de Rome, où ils comptaient retrouver madame de Verseuil ; mais elle avait disparu, et la consternation répandue sur le front des gens de la maison préparait à la plus triste nouvelle.

— Qu’est-elle devenue ! s’écria le général. Hélas ! nous l’ignorons, reprit la maîtresse de l’hôtel. À peine étiez-vous parti, qu’une troupe de furieux s’est portée ici en nous demandant à grands cris de leur livrer les Français que nous logions. Pendant que mon mari leur répondait, et essayait de leur résister, je courus avertir le major et madame la générale du danger qu’ils couraient. Le major était sorti, et j’engageai madame à s’enfuir avec mademoiselle Julie par la porte de notre jardin, lorsqu’une vingtaine de ces furieux sont entrés dans la chambre, ont brisé tous mes meubles, m’ont forcée à coup de poings à leur déclarer laquelle des deux était la femme du général français. J’ai désigné mademoiselle Julie ; il se sont emparés d’elle, et l’ont tellement maltraitée, que la pauvre fille est en ce moment mourante dans son lit.

— Mais sa maîtresse ? interrompit impatiemment Gustave.

— Comment voulez-vous que je le sache ; j’étais moi-même entourée de ces brigands, qui m’accablaient de coups et de questions, pendant que leurs complices entraînaient madame de Verseuil dans le jardin. Tous les gens de l’hôtel s’étaient enfuis pour n’être pas massacrés par ces coquins ; vos gens eux-mêmes nous avaient abandonnés pour aller demander du secours au commandant de la place, et, quand ils revinrent avec une compagnie de grenadiers, ils me trouvèrent à moitié morte ; et mon mari dans le désespoir de ce qui venait de se passer.

À ce récit dont on peut deviner l’effet sur Gustave et sur son général, celui-ci se transporta aussitôt chez le commandant pour savoir si l’on avait quelque indice du sort de madame de Verseuil, tandis que mon maître, destiné à courir après le major, se fit conduire avant tout par l’aubergiste à la chambre de mademoiselle Julie.

En apercevant mon maître, la pauvre fille se mit à fondre en larmes. Elle s’apprêtait à lui raconter tout ce qui lui était personnel dans ce triste événement ; mais Gustave, l’interrompant sans cesse pour lui demander ce qu’elle savait de madame de Verseuil, ne lui laissa pas le temps de se plaindre ; et elle fut contrainte à lui répondre brièvement sur tout ce qui regardait sa maîtresse.

— À ne vous rien cacher, lui dit-elle, j’ai d’affreux soupçons, et rien ne m’ôterait de l’idée que madame est en ce moment victime d’une vengeance particulière.

À ces mots, Gustave frémit, et, se rapprochant de Julie, il la conjura de se rappeler tous les détails qui pouvaient lui inspirer un semblable soupçon. D’abord, lui dit-elle, j’ai reconnu à la tête de ces révoltés le grand Rinaldo, ce domestique de madame Rughesi, qui a toute sa confiance. C’est lui qui paraissait commander la troupe de laquais renvoyés qui a d’abord ameuté la populace. Quand cette femme me montra à eux comme étant madame, Rinaldo se jeta sur moi, armé d’un poignard, et m’ordonna de le suivre ; j’avoue qu’en ce moment, la peur de mourir l’emportant, je m’écriai :

» — Reconnaissez-moi donc. Je ne suis pas madame de Verseuil.

» Alors, Rinaldo me regardant de plus près, vit sa méprise, et, m’abandonnant à ses infâmes camarades, il courut après madame, la saisit par les cheveux, et la traîna hors de la chambre. Depuis lors, je ne l’ai point revue ; mais les horribles discours des misérables qui m’entouraient, et menaçaient de m’égorger si je ne leur livrais pas les papiers et l’argent de mes maîtres, m’apprirent assez leur confiance en Rinaldo ; et la certitude qu’ils avaient que ma pauvre maîtresse n’échapperait pas à sa férocité.

» — Laissons-le agir, disaient-ils ; cette affaire-là lui sera bien payée, et nous en aurons notre part. La Rughesi est généreuse.

» Ah ! monsieur, ajouta Julie en se tordant les bras, j’avais bien prévu que la jalousie de cette furie nous perdrait. Mais faire tuer ma pauvre maîtresse, se servir de la rage d’un peuple égaré pour se venger d’une femme plus jolie qu’elle, la faire traîner vivante par ces monstres pour être peut-être massacrée devant ses yeux, ah ! voilà ce qui mérite toutes les tortures de l’enfer ; voilà le crime qui doit être puni par vous, si vous ne voulez pas qu’on vous en accuse vous-même !

— Il le sera, dit Gustave d’une voix étouffée.

Et, sortant tout à coup de la chambre de mademoiselle Julie, il descendit comme un fou l’escalier de l’hôtel ; ensuite il passa près de la porte sans me reconnaître, et je le vis marcher à pas précipités vers la maison de madame Rughesi. Son air égaré, sa démarche m’inspirèrent tant d’effroi, que je me décidai à le suivre. Hélas ! pourquoi n’ai-je pas pris sur moi de l’arrêter avant qu’il pût accomplir la plus barbare injustice !



XLV


Il était midi. Stephania, bien faible encore, s’était fait transporter sur un canapé auprès de la fenêtre de sa terrasse. Là, elle respirait un air embaumé qui la soulageait un peu de son oppression. Tenant à la main la dernière lettre de Gustave, elle pleurait son absence, tandis que Léonore lui parlait de la douleur qu’il avait témoignée en s’éloignant de sa chère Stephania, et la flattait de l’espérance si douce de le revoir bientôt. Sans croire à ce prochain bonheur, elle en accueillait la supposition avec complaisance, comme on se livre parfois aux charmes d’un rêve enchanteur qu’on sait bien n’être qu’un mensonge.

— Tu crois donc qu’il m’aime ? disait-elle à sa cousine. Et, se rappelant alors les moments qui devaient lui en donner l’assurance, elle chercha dans le passé des secours pour le présent, et tomba dans une profonde rêverie.

Mais quel bruit se fait entendre ?… quelle voix vient frapper son oreille ?… est-ce lui qu’elle va revoir ?… est-ce l’objet de cet amour si tendre que le ciel rend à ses vœux ? est-ce Gustave enfin ?… Non, c’est un insensé que la colère transporte ; c’est un furieux, dont les traits, altérés par le désespoir, ne sont plus reconnaissantes. C’est un tigre qui s’élance sur sa proie…

— Monstre, s’écrie-t-il, rends-moi Athénaïs, où je la venge à l’instant.

— Athénaïs ! répète Stephania en voyant l’épée nue qui menace son sein. Athénaïs !

— Oui, rends-la-moi avant de l’immoler à ton odieux amour. Qu’en as-tu fait, barbare ? A-t-elle déjà subi la mort que tu lui préparais ?

— C’en est trop, dit Stephania en se laissant tomber sur le bras de Léonore.

Gustave ne voit pas qu’elle succombe.

— Où sont les agents de ton crime ? poursuit-il ; que je les punisse avant toi ; que j’assouvisse sur vous tous la rage qui me dévore… Parle, te dis-je, ou crains tout de moi…

Mais la terreur et l’indignation avaient rendu Stephania immobile.

— Ton silence m’en dit assez. Oui, tu viens d’accomplir ton affreuse menace ; ton lâche cœur a cru se mettre à couvert du soupçon en la faisant assassiner dans une émeute ; tu as pensé que, trompé par cet événement funeste, je viendrais m’en consoler près de toi ; mais renonce à cette atroce espérance, et apprends que ta victime emporte avec elle au tombeau mon bonheur et ma vie. Avant de la venger, avant de mourir, je prétends, par mes aveux, commencer ton supplice. Non, je ne t’ai jamais aimée ; elle seule a possédé mon cœur ; elle seule le possédera toujours. Tu en étais indigne ; et mon ingratitude pour toi n’était que le pressentiment de l’horreur que tu devais m’inspirer aujourd’hui. Va, misérable, je te livre au remords, au mépris, et je vais demander à d’autres raison de ton infamie.

À ces mots, Gustave sortit de la chambre de Stephania dans un état d’égarement effroyable. Il demandait d’une voix terrible qu’on le conduisit vers M. Rughesi, sans se rappeler qu’il était à Venise. Ensuite, l’épée nue à la main, il parcourait tous les appartements de la maison pour rencontrer Rinaldo, et l’amener tout sanglant aux pieds de Stephania. Frémissant des excès où pouvait le conduire un pareil délire, je me jetai sur lui au moment où il s’y attendait le moins, et, saisissant son épée :

— On vous prend pour un assassin, lui dis-je ; revenez à vous, suivez-moi.

Le ton d’autorité que je pris en lui adressant ces mots l’interdit. Je lui remontrai l’indécence de l’esclandre qu’il faisait dans la maison de M. Rughesi, et l’impossibilité d’y obtenir, avec de telles manières, le moindre renseignement sur madame de Verseuil. Comme je prononçais ce nom, un domestique de la maison nous dit :

— Suivez-moi, suivez-moi ; je sais ce que vous cherchez.

Et au même instant il nous ouvre la porte de la chambre de M. Rughesi, et le premier objet qui frappe les yeux de Gustave, c’est Athénaïs, assise paisiblement à côté de son mari.

— La voilà ! s’écrie le général en allant au-devant de Gustave ; la voilà ! et c’est aux soins ingénieux, à l’hospitalité de cette bonne madame Rughesi que nous devons sa vie ; ah ! combien je regrette de ne pouvoir lui exprimer ma reconnaissance ; mais elle est encore souffrante, et je crains de l’importuner. Quelle âme divine ! penser ainsi à sauver une amie quand elle était à la mort !

Et, pendant ce discours, Gustave, les yeux fixés sur Athénaïs, restait immobile.

— Approchez, lui dit-elle en lui tendant la main ; venez me féliciter d’avoir si miraculeusement échappé au plus grand danger qui ait jamais menacé ma vie.

Mais Gustave, accablé sous le poids de ses sensations, se laissa tomber sur un siége sans pouvoir proférer un seul mot. Athénaïs, qui attribuait cette vive émotion au plaisir de la retrouver, voulut donner à Gustave le temps de se remettre, pendant qu’elle lui raconterait comment ce Rinaldo, qui l’avait d’abord tant effrayée, ne s’était montré quelques moments son bourreau que pour devenir plus sûrement son libérateur ; et comment Stephania, ayant appris que les révoltés se portaient vers l’hôtel de Rome, avait engagé Rinaldo à paraître leur complice, à marcher à leur tête, — et à s’emparer de moi, ajouta madame de Verseuil, pour me conduire secrètement chez elle. C’est ici que, mourante d’effroi, j’ai reçu d’elle et de tous ses gens la plus douce hospitalité ; mais il était essentiel de laisser ignorer ma retraite, car on menaçait de mort tous ceux qui donnaient asile aux Français. C’est pourquoi je vous ai causé une plus longue inquiétude ; mais la voilà dissipée. Oubliez mes dangers. Vraiment, je suis tentée de les bénir, en voyant combien j’étais déjà tendrement regrettée. Le regard qui suivit ces derniers mots tomba sur Gustave sans le ranimer.

Absorbé dans les plus sombres réflexions, déjà livré aux remords de l’horrible injustice qu’il venait de commettre, il n’entendait rien de ce qu’Athénaïs lui adressait d’affectueux, et lui répondait avec peine quelques mots au hasard, qui, n’ayant aucun sens, trahissaient encore plus le trouble de son âme.

Enfin, M. de Verseuil prit la parole pour raconter les événements du jour, et comment Bonaparte, instruit des horreurs dont la révolte avait été le prétexte, venait de prendre les mesures les plus rigoureuses pour empêcher le retour de ces désordres et en punir les auteurs.

— Il marche ce soir même sur Pavie, ajouta-t-il ; c’est là qu’est le foyer de l’insurrection, et je crois que les chefs en vont payer cher la première tentative. Lannes est déjà parti en avant pour incendier le village de Binasco. Le général en chef m’a commis avec Despinois à la garde de cette place, et c’est vous, dit-il en se retournant vers Gustave, qui lui porterez demain, à Pavie, nos dépêches. En attendant, rendez-vous au palais pour y prendre de nouveaux ordres, et faites part au général du retour de ma femme. Je vais la reconduire à l’hôtel de Rome ; il ne faut pas gêner plus longtemps madame Rughesi ; demain, nous reviendrons la remercier. Mais ne perdez pas de temps : Bonaparte pourrait avoir besoin de nous cette nuit même ; il faut nous tenir prêts.

Ce devoir à remplir pouvait seul rendre Gustave à lui-même ; il se leva sur-le-champ, vint me prendre, et me dit de l’accompagner au palais ducal ; mais à peine étions-nous au bout de la rue, qu’il me prit le bras avec violence et dit :

— Je suis un monstre ! Elle en mourra !

Puis, revenant sur ses pas, il se précipite vers la porte, veut entrer ; plusieurs domestiques se présentent et lui déclarent que l’ordre vient d’être donné de ne laisser monter personne.

— Dites à madame que c’est moi, leur répond Gustave d’un ton impérieux.

— Ah ! monsieur, elle n’est en état de rien entendre ; et d’ailleurs, le docteur Corona vient de nous défendre expressément de vous laisser pénétrer dans la maison.

En disant ces mots, le domestique referma la porte, et Gustave s’enfuit alors, poursuivi par une ombre vengeresse.

Je le rejoignis auprès de la cathédrale ; il était appuyé sur un des piliers du portail, et, pâle, haletant, il se soutenait à peine. Je l’engageai à s’asseoir un instant sur les marches de l’église, et à se contraindre un peu mieux, car son air égaré nous faisait remarquer de tous les passants.

— Vous ne pouvez, lui dis-je, vous présenter en cet état aux yeux du général en chef ; il croirait que vous venez lui apprendre le massacre de toute l’armée. Ayez plus de courage ; pensez au bonheur que le ciel vient de vous rendre, et croyez qu’il peut aussi vous épargner le malheur que vous redoutez. Pensez surtout que l’intérêt de la patrie veut qu’on lui sacrifie tous les autres, et ne vous laissez point abattre par de vains regrets.

Après m’avoir écouté en silence, Gustave me serra la main, prit un air plus calme, et s’achemina vers le palais.

En l’apercevant, Bonaparte, frappé de l’altération de ses traits, lui dit :

— Je vois que la trahison de ces brigands vous indigne autant qu’elle le doit. Mais, soyez tranquille, la journée de demain nous vengera.

Alors il entra dans tous les détails de la surveillance qu’il voulait qu’on exerçât sur les Milanais, et donna des ordres secrets à mon maître pour être transmis à son général. Ensuite, ayant appris que madame de Verseuil était retrouvée, il ajouta :

— Puisque votre général n’a plus d’inquiétude pour sa famille, et que les mutins de cette ville sont déjà mis à la raison, dites-lui de venir me rejoindre, demain soir, à Pavie. C’est là que j’aurai besoin de nos plus braves officiers : car il faut encore plus de courage pour punir que pour vaincre.

Après avoir rendu compte de cet entretien au général de Verseuil, Gustave se retira dans la chambre que j’avais retenue pour lui à l’hôtel de Rome. La fatigue et la fièvre l’obligèrent à se mettre au lit. Mais, avant tout, il m’ordonna d’aller m’informer de la santé de madame Rughesi, et de tenter tous les moyens de parvenir jusqu’à elle.

— Si tu la vois, me dit-il, si elle n’a pas déjà succombé au coup affreux que je lui ai porté, peins-lui les remords qui me déchirent ; dis-lui que si je n’obtiens d’elle le pardon de ma barbarie, j’irai m’en punir à ses yeux.

— Calmez-vous, lui répondis-je ; croyez que l’exagération même de votre tort en deviendra l’excuse, et que vous pourrez le lui faire oublier par de tendres soins.

— Non, je l’ai tuée, reprit-il avec l’accent du désespoir ; son cœur si sensible, si dévoué, n’aura pu supporter mes barbares aveux, mes atroces accusations, et il ne me reste plus qu’à la pleurer. Ah ! qu’elle vive pour se venger de mon ingratitude ; qu’elle vive pour me haïr autant que je m’abhorre : c’est l’unique grâce que j’ose demander au ciel.

À toutes ces plaintes inspirées par la crainte et le repentir, j’opposai vainement des paroles consolantes. Les plus saintes affections, les plus chers souvenirs étaient sans puissance sur la douleur de Gustave ; car il n’est pas de consolation pour le malheur dont on s’accuse.



XLVI


Dès que la nuit fut venue, je me rendis chez madame Rughesi, et, présumant bien que la consigne du docteur n’était point levée, je demandai à parler à un vieux serviteur, qui m’avait fort bien traité pendant notre séjour dans la maison. Ce brave homme, appelé Gherardi, avait vu naître sa jeune maîtresse, et lui portait une affection presque paternelle. C’est à lui que je m’adressai :

— Comment se trouve-t-elle ? lui dis-je.

À cette question, le vieillard leva les yeux, mit le doigt sur sa bouche, et me conduisit en silence dans une salle basse, où, après s’être assuré que nous étions seuls, il me dit :

— La pauvre femme est sans doute bien mal, car le docteur et monsieur viennent de me défendre à moi-même de pénétrer chez elle.

— Quoi ! M. Rughesi est de retour ?

— Oui, depuis une heure. Au bruit de sa voiture, le docteur Corona est venu au-devant de lui jusque sur l’escalier, et puis il a forcé monsieur à entrer d’abord dans son appartement. Un quart d’heure après, ils sont sortis pour passer chez madame ; ils avaient tous deux l’air bien affligé. Je les ai suivis, espérant qu’on aurait besoin de quelques services, et que je pourrais apercevoir un instant ma chère maîtresse ; mais monsieur, se retournant tout à coup, m’a ordonné brusquement de descendre pour recommander de nouveau à ses gens de ne laisser entrer personne. Il m’a bien fallu obéir. Mais, en passant près de la porte qui donne dans le cabinet de madame, j’ai prêté l’oreille, et j’ai entendu des sanglots qui m’ont déchiré l’âme. C’était sans doute Léonore qui pleurait ; j’ai cru reconnaître sa voix. Alors la camérière est sortie du cabinet pour aller chercher un flacon d’éther.

« — Ah ! mon Dieu ! lui ai-je dit, elle se trouve mal !…

» — Non, m’a-t-elle répondu, c’est monsieur ; cours vite chercher Francisco pour nous aider à le transporter sur la terrasse.

» J’étais si tremblant que je n’ai pu faire la commission très-vite, et monsieur était déjà revenu à lui lorsque Francesco arriva. Je le guettai dans l’antichambre pour le questionner à son passage, mais il n’avait rien vu : les rideaux du lit de madame étaient fermés ; Léonore priait Dieu, et notre maître, assis près de la croisée, avait sa main dans celles du docteur. Voilà tout ce qu’il avait remarqué dans la chambre. Depuis ce moment, il règne un profond silence dans la maison, et j’ose à peine parler de peur de l’interrompre. »

Le récit de ce bon vieillard m’inspira autant d’effroi qu’il en avait lui-même. J’étais venu dans l’intention de le supplier de me procurer le moyen de parler un seul instant à la signora Léonore, et maintenant je frémissais de la rencontrer. Je craignais de perdre la précieuse incertitude qui devait m’aider à tromper Gustave, et pourtant je ne pouvais me décider à quitter ce brave serviteur sans répondre à sa confiance par quelque marque d’intérêt pour sa maîtresse. Il s’obstinait à me demander s’il était vrai que mon maître fût venu le matin même pour assassiner Stephania. C’était le bruit que sa camérière avait répandu dans la maison, et que le docteur Corona avait confirmé, en donnant l’ordre exprès de renvoyer M. de Révanne, s’il osait se présenter chez madame Rughesi. J’avais beau justifier Gustave le mieux possible ; ma conscience se faisait jour à travers mon empressement à le défendre. Enfin ce pénible entretien fut interrompu par une voix de femme, qui appelait à grands cris Gherardi ; alors une terreur soudaine s’empara de moi, et je m’enfuis de la maison en frémissant d’apprendre la cause de ces cris.

Lorsque je fus dans la rue, je délibérai sur la réponse que j’allais rapporter à Gustave, et, après bien des hésitations, je m’en tins à lui dire simplement que M. Rughesi étant de retour, je n’avais pas insisté pour voir Léonore ; et puis, réfléchissant sur la nécessité de calmer son esprit par un charitable mensonge, je lui protestai que Stephania souffrait beaucoup moins ; et je me félicitai bien de cette supercherie en apprenant de lui toutes les extravagances qu’il se promettait de faire, s’il l’avait sue en danger. Il avait passé le temps où j’étais chez elle à lui écrire une grande lettre, remplie des expressions de son repentir, et il m’ordonna de la porter au docteur Corona, en le suppliant de la remettre lui-même à sa malade. Le docteur n’était pas chez lui ; je gardai la lettre, et je pris encore sur moi de dire que je la lui avais remise.

Le mensonge est comme ces poisons dont la prudente application peut quelquefois sauver la vie aux malades. C’est à celui que je me permis en cette circonstance que mon maître dut la force d’accomplir son devoir. Raffermi par l’idée de laisser Stephania mieux portante, et par l’espoir d’obtenir d’elle un généreux pardon, Gustave se trouva en état d’accompagner son général, et nous arrivâmes bientôt aux portes de Pavie.

Avant d’y parvenir, il nous fallut passer à travers un nuage de fumée, sur les cendres de Binasco, dont quelques maisons brûlaient encore. Ému de cet affreux spectacle, et voulant épargner le même sort à la ville de Pavie, Bonaparte fit répandre la proclamation suivante :

« Une multitude égarée, sans moyens réels de résistance, se porte aux derniers excès dans plusieurs communes, méconnaît la République, et brave l’armée triomphante de plusieurs rois ; ce délire inconcevable est digne de pitié : l’on égare ce peuple pour le conduire à sa perte. Le général en chef, fidèle aux principes qu’a adoptés la nation française, qui ne fait point la guerre aux peuples, veut bien laisser une porte ouverte au repentir ; mais ceux qui, sous vingt-quatre heures, n’auront pas posé les armes, et n’auront pas prêté de nouveau serment d’obéissance à la République, seront traités comme rebelles ; leurs villages seront brûlés. Que l’exemple terrible de Binasco leur fasse ouvrir les yeux ! Son sort sera celui de toutes les villes et villages qui s’obstineront à la révolte. »

Cette proclamation menaçante fut en vain présentée par l’archevêque de Milan aux autorités de Pavie. Les révoltés persistèrent, et Bonaparte se vit contraint à commencer l’attaque. Voici comme il rend compte lui-même de cette affaire :

« Je me portai à la pointe du jour sur Pavie ; les avant-postes des rebelles furent culbutés. La ville paraissait garnie de beaucoup de monde, et en état de défense. Le château avait été pris, et nos troupes faites prisonnières. Je fis avancer l’artillerie, et, après quelques coups de canon, je sommai ces misérables de mettre bas les armes, et d’avoir recours à la générosité française. Ils répondirent que, tant que Pavie aurait des murailles, ils ne se rendraient pas. Le général Dammartin fit placer de suite le sixième bataillon de grenadiers, en colonne serrée, la hache à la main, avec deux pièces de huit en tête. Les portes furent enfoncées ; cette foule immense se dispersa, se réfugia dans les caves et sur les toits, essayant en vain, en jetant des tuiles, de nous disputer l’entrée des rues. Trois fois l’ordre de mettre le feu à Pavie expira sur mes lèvres. Lorsque je vis arriver la garnison du château, qui avait brisé ses fers, et venait avec des cris d’allégresse embrasser ses libérateurs. Je fis faire l’appel ; il se trouva qu’il n’en manquait aucun. Si le sang d’un seul Français eût été versé, je voulais élever des ruines de Pavie une colonne sur laquelle j’aurais fait écrire : Ici était la ville de Pavie. J’ai fait fusiller la municipalité, arrêter deux cents ôtages que j’ai fait passer en France. Tout est aujourd’hui parfaitement tranquille, et je ne doute pas que cette leçon ne serve de règle aux peuples d’Italie. »

Ce n’était pas trop préjuger de leur prudence ; car, à dater de ce jour, aucune insurrection ne vint retarder le cours de nos victoires. Les Lombards, de nouveau soumis, invitèrent le général en chef à introduire dans leur pays le régime de la république française. Cette détermination populaire, adoptée avec empressement par Bonaparte, devait avoir les suites les plus funestes pour la maison d’Autriche, et bientôt le gouvernement républicain fut proclamé depuis les montagnes de Chiavonne jusqu’au confluent du Pô et de l’Oglio.

Deux jours après l’expédition de Pavie, Gustave fut dépêché par Bonaparte au général Despinois pour lui ordonner de prendre des mesures d’autant plus nécessaires, que le château de Milan ne s’était pas encore rendu, et conservait une garnison qui aurait pu donner la main aux mécontents et aux partisans de l’Autriche. Gustave regarda cette mission comme une faveur du ciel, et s’occupa à composer pendant toute la route la réponse qu’il espérait obtenir de Stephania.

— Es-tu bien sûr qu’elle ait reçu ma lettre ? me demandait-il sans cesse.

Et cette question, me causant toujours un embarras visible, il la recommençait pour m’éprouver encore ; plusieurs fois l’envie de le préparer au coup que je redoutais pour lui m’avait poussé à lui tout avouer ; mais, retenu par la crainte d’alarmer inutilement son cœur, je me décidai à porter seul le poids de mes pressentiments. Plus nous approchions de Milan, plus j’en étais accablé, et, malgré mes efforts pour cacher mon trouble, je sentais bien qu’il ne pouvait échapper à l’observation de mon maître. Cependant il n’osait m’en demander la cause, et j’aurais pu croire qu’il n’avait point remarqué ma sombre tristesse, si je n’en avais vu le reflet dans ses yeux.

Pour nous rendre chez le commandant de la place, il fallait suivre la rue qui conduit à la cathédrale, et là, nous fûmes arrêtés dans notre marche par une foule immense qui se portait du côté de l’église. En voyant ainsi courir le peuple, nous pensâmes qu’il s’agissait du supplice de quelques rebelles dont cette même populace avait sans doute encouragé la révolte ; mais la vue d’une croix et d’une bannière sainte, qui, dominant la foule, s’avançait lentement, nous frappa tout à coup d’une idée sinistre.

— Accourez donc, criait-on près de nous ; on dit que cela est magnifique ; il y a deux cents pauvres, et plus de mille cierges !

Ces discours redoublant ma terreur, je proposai à mon maître de tourner bride pour prendre une autre rue, qui, moins embarrassée, nous mènerait plutôt à notre destination ; mais, loin de m’écouter, il pressa le pas de son cheval au risque d’écraser quelqu’un, et ne s’arrêta que lorsque la voix d’un garde, posté près de l’église, lui cria : On ne passe pas. Alors, se soumettant à la consigne, il vit défiler un grand nombre d’enfants de chœur qui psalmodiaient tout bas l’office des morts. Venait ensuite le cortége des pleureurs, qui, tous revêtus d’un manteau de serge noire, portaient à la main une torche funèbre ; éclairés par cette triste lumière, s’avançaient à pas lents tous les prêtres de la cathédrale. Les vieillards et les dix vieilles religieuses, appelés autrefois l’école de Saint-Ambroise, habillés de noir, et suivant l’ancien costume, portaient les livres saints et les attributs sacrés confiés à leur garde. Ils précédaient l’image de la vierge, qui s’élevait au-dessus d’un groupe de femmes voilées. Toutes portaient des branches d’orangers. À la vue de ces rameaux fleuris, au parfum qu’ils répandent, Gustave frisonne ; mais les chants redoublent, le lit funèbre approche, une femme parée y repose ; et ce riche vêtement qui la couvre, cette guirlande de myrte qui retient ses cheveux, là chaîne d’or qui brille sur son sein, tout est reconnu. Gustave s’écrie : C’est elle ! et il s’élance au milieu du cortége ; les femmes, épouvantées, s’enfuient en jetant des cris perçants : son cheval en est effrayé ; il se cabre, le renverse, et Gustave va tomber mourant sur le parvis de la cathédrale.

Je vole à son secours ; un officier fend la foule pour arriver jusqu’à nous. C’était le major de Saint-Edme ; il m’aide à relever mon maître, à le transporter dans une maison voisine ; là, nous étanchons le sang qui sortait de sa plaie ; car, en tombant, sa tête avait porté sur l’angle d’une pierre ; et la violence du coup, jointe à l’horrible spectacle qui venait de frapper ses yeux, lui avait ravi l’usage de ses sens. Bientôt le bruit se répandit qu’un militaire français venait de se blesser mortellement en tombant de cheval ; alors presque tous les officiers de la place vinrent s’informer de ses nouvelles. Le chirurgien, appelé pour le soigner, ordonna, avant tout, de le transporter à l’hôtel de Rome. Bernard et moi fûmes chargés de ce soin ; et c’est par le même chemin où la belle Stephania venait de passer pour la dernière fois, que nous ramenâmes sur un lit de douleur, et presque aussi inanimé qu’elle, l’infortuné Gustave.



XLVII


Que de cruelles réflexions vinrent alors m’assaillir ! Combien je me reprochai de n’avoir point prévenu mon maître de l’événement funeste qui, sans doute, l’attendait à Milan ! Pourquoi ne lui avais-je pas rendu cette lettre que je portais encore là sur mon cœur, et qui lui semblait un poids accablant ? Elle lui aurait fait pressentir son malheur ; nous en eussions pleuré ensemble, et je ne l’en aurais pas vu frappé comme d’un coup de foudre. Sont-ce là, pensais-je, les soins que j’ai promis à madame de Révanne ; et me pardonnera-t-elle jamais une si coupable imprudence !

Pendant que je m’accusais ainsi, nous approchions de l’hôtel de Rome : Le major nous avait devancés pour dire à dame de Verseuil de ne pas s’effrayer à la vue de notre civière, et lui bien affirmer que c’était Gustave, et non pas son mari qu’on ramenait ainsi blessé. Cet avis avait naturellement produit un effet contraire à celui que le major en attendait, et il finissait à peine son récit, qu’Athénaïs était déjà évanouie.

Étonné de cet excès de sensibilité, il fit avertir madame d’Olbiac, qui était arrivée le matin même, lui confia sa belle-sœur, et vint nous rejoindre. Après avoir été saigné, Gustave reprit connaissance ; c’était le moment que je redoutais : je dis au chirurgien d’éloigner les personnes qui remplissaient la chambre ; ensuite, prenant à part le major, je lui remis les dépêches dont Gustave était chargé, et le conjurai de les porter lui-même sans délai au commandant de la place. J’avais sans doute, en lui parlant, le visage très-altéré ; car il me fit apporter un verre d’eau-de-vie, et, me forçant à le prendre, il dit :

— Pauvre garçon ! il est pâle comme la mort.

Je voulais rester seul près de mon maître, et Bernard seconda mon dessein en faisant sentinelle dans l’antichambre pour écarter les importuns qui viendraient nous visiter ; car Germain était si occupé de son cheval tout estropié, qu’on ne pouvait l’arracher d’auprès de cette pauvre bête.

Je ne tenterai point d’exprimer tout ce que j’éprouvai en voyant l’affreux réveil de Gustave, et les souffrances horribles qui signalèrent son retour à la vie ; jamais la fièvre et le désespoir n’enfantèrent un plus cruel délire. Poursuivi par l’ombre de Stephania, il lui adressait des plaintes déchirantes lui demandait pourquoi elle était morte avant de le frapper, et cherchait partout une arme pour la venger. Je sentis qu’un état si violent ne céderait qu’aux larmes, et je lui rappelai tous les souvenirs qui pouvaient l’amener à quelque attendrissement. Un message de Corona me servit dans ce projet. Le docteur envoyait à mon maître un paquet cacheté, contenant les dernières volontés de Stephania, et une lettre d’elle adressée à Gustave. J’attendis un instant de calme pour la mettre sous ses yeux. Il s’en saisit avec avidité, comme s’il devait y trouver l’assurance que cet appareil funèbre n’était qu’une vision, et que Stephania vivait encore. Mais ces lignes tracées d’une main tremblante, ces adieux touchants, ce pardon généreux, tout détruisit l’illusion qui faisait palpiter son cœur. Le fantôme de Stephania irrité avait égaré ses esprits ; l’image de Stephania clémente lui rendit avec sa raison le soulagement des larmes. Je profitai de ce moment pour l’accabler de tous ses motifs de douleur ; je lui racontai les détails dont je lui avais fait mystère, et lui rendis sa propre lettre dans l’espoir que le regret de ne la savoir point parvenue lui ferait m’adresser quelques reproches. C’était autant de gagné sur ceux dont il s’accablait. Mais un sentiment d’humeur se mêle-t-il jamais à une peine profonde ? Gustave ne fit pas même de remarque sur ma conduite mystérieuse ; il venait de me montrer le dernier écrit de sa malheureuse amie ; en le lisant des pleurs avaient plus d’une fois obscurci mes yeux ; et son cœur ne me demandait rien de plus. Ah ! qui n’aurait été attendri par ces touchants adieux :

« Tu l’as voulu, je meurs ; pardonne-moi de n’avoir pu attendre que la vérité vint t’éclairer sur ton injustice, pour m’en venger. Ton repentir ne m’aurait pas suffi, c’est ton amour qu’il fallait à ma vie ; c’est pour en être digne que j’ai sauvé les jours de celle qui m’a ravi ton cœur. Mais tu ne m’as jamais aimée ! tu l’as dit ! Après un tel aveu, qui pouvait m’enchaîner au monde ? l’espoir de la frapper ! Ah ! je confesse en avoir conçu l’affreux projet ; je sens qu’en ce moment même où tout retient mon bras, je plongerais ce poignard avec délices dans le sein de ma rivale ; oui, je le sens à la rage qui me transporte encore : j’ai mérité tes soupçons, ta haine ; et si je vivais un jour de plus, je mériterais tous les noms odieux que tu m’as prodigués. Ne plains donc pas ma mort ; elle seule peut me défendre du crime : j’aurais dû, je le sais, expier mes fautes par une plus longue pénitence ; mais le ciel est juste ; et si j’ai manqué au plus saint des devoirs, les tourments inventés par toi m’en ont assez punie… Oui, ton ingratitude me répond de la miséricorde divine. Un ministre du ciel vient de me la promettre.

» — Vous pardonnez, m’a-t-il dit, grâce vous sera faite ; et cependant vous avez attenté à votre vie. Oh ! ma fille, ce péché est irrémissible !…

» — Toi qui sais pour qui je meurs, obtiens-moi le pardon de cette faiblesse. À ta prière, Dieu me l’accordera, et je te devrai dans le ciel le repos qui m’a fui sur la terre.

» Mes yeux s’obscurcissent… Voici la mort… je l’ai appelée, et pourtant je me sens frémir à son approche !… La cruelle va me séparer de toi pour jamais !… Ah ! pourquoi l’ai-je implorée si vite ?… Pourquoi ne t’ai-je pas revu ?… Je t’aurais consolé de m’avoir si injustement outragée. Tant de générosité, d’amour, auraient touché ton cœur, et peut-être ?… Ah ! si je quittais la vie au moment d’être aimée ?… Cette affreuse pensée manquait à mon supplice !… Mais, non… Si ma jeunesse, ma beauté, n’ont pu t’enchaîner qu’un instant, quel charme t’offrirait ce visage flétri par la douleur ?… Hélas ! qui me rendra l’éclat dont je frappai tes yeux ce jour, cet heureux jour où tu me trouvas belle ?…

» Je veux descendre au tombeau, parée de ce même vêtement, de cette même guirlande qui m’attirèrent alors tes regards. Ah ! que ne puis-je les attirer encore sur cette parure funèbre !…

» Quand tu liras ceci, je serai déposée au sépulcre del Foppone, près des tombeaux de ma famille. Un vaste caveau les renferme, en voici la clef. Viens y chercher ton pardon, et mon dernier souvenir. Adieu… La mort glace déjà mes sens, et mon cœur brûle encore… Ton image est devant moi… Elle assiste à mon agonie… Gustave… cher Gustave ! Ah ! malheureux ! que je t’aimais !… »

Après avoir baigné cette lettre des larmes les plus amères, Gustave voulut se lever pour accomplir sur-le-champ le vœu de Stephania ; mais, au moment où il s’élançait de son lit, ses forces lui manquèrent, et il retomba sans mouvement. Je le fis revenir par le secours d’un puissant cordial ; ensuite, profitant de son pieux désir pour le contraindre à recevoir mes soins, je l’engageai à prendre quelque nourriture, et à se calmer assez pour éviter le retour de la fièvre, et se trouver plus tôt en état de sortir.

Il m’obéit ; mais il voulut à son tour m’ordonner le repos, et je lui laissai croire que j’allais me coucher. J’étais depuis une heure dans le salon qui précédait la chambre de mon maître, lorsque Bernard, s’avançant vers le porte, me fit signe que quelqu’un me demandait. Je me lève aussitôt, Bernard me remplace, je me rends dans l’antichambre, et j’y trouve à mon grand étonnement madame de Verseuil ; elle était tremblante, et regardait sans cesse autour de nous, si personne ne venait la surprendre.

— La démarche que je fais en ce moment, me dit-elle, vous prouve assez mon inquiétude ; j’ai attendu que toute la maison fût endormie pour venir savoir la vérité ; Victor, au nom du ciel, ne me trompez pas. Qu’est-il arrivé à votre maître ? Est-il en danger ?

Je rassurai d’abord madame de Verseuil sur l’état de Gustave ; mais je ne lui cachai aucun des événements qui avaient produit sur lui une impression si douloureuse ; j’avoue même que cette circonstance me paraissant faite pour éprouver le cœur d’Athénaïs, j’appuyai beaucoup sur les consolations que son amitié seule pouvait offrir à Gustave.

— Comment oserais-je la lui témoigner encore, répondit-elle ; n’est-ce pas cette amitié qui a causé la mort de madame Rughesi ? et me pardonnera-t-il jamais d’être la cause innocente du malheur qu’il déplore ? Je le sens ; ma présence va lui devenir odieuse. Eh bien, je ne le verrai plus… Mais qu’il sache au moins par vous, bon Victor, à quel point je souffre de sa peine ; combien ses regrets m’attachent à lui. Eh ! qui ne voudrait être aussi tendrement pleurée ? ajouta-t-elle en essuyant ses yeux.

Le charme d’un intérêt si doux, l’émotion naturelle dans une semblable démarche, enfin, l’aimable imprudence qui livrait son secret à ma foi, tout fit paraître alors madame de Verseuil adorable ; je sentis qu’il n’était point de chagrin dont ne pût triompher sa langueur enchanteresse, et je la regardai comme l’ange consolateur qui devait nous rendre à la vie ; mais c’eût été compromettre sa puissance que de l’essayer en ce moment où Gustave, livré au repentir, aurait cru de son devoir de refuser toute consolation venant d’Athénaïs, et je l’engageai à me laisser choisir l’instant où je pourrais lui parler d’elle. Satisfaite de ma prudence, elle s’en remit à moi pour tous les soins à prendre à ce sujet, me remercia presque de ceux que je prodiguais à mon maître, et ne me quitta qu’après m’avoir fait promettre de lui porter chaque jour secrètement de ses nouvelles.

J’espérais trop de cet entretien pour en dire un mot à Gustave ; et lorsque je lui lus le lendemain soir la liste des personnes qui s’étaient fait écrire chez lui, je me gardai bien de prononcer le nom de madame de Verseuil ; il n’en fit pas la remarque, et m’ordonna seulement de préparer tout ce qu’il lui fallait pour s’habiller. Je lui représentai vainement qu’il était encore bien faible pour marcher. « Tu as raison, » me dit-il, et il envoya louer une voiture ; deux heures après, elle s’arrêta sous le portique del Foppone, et je fus frappé d’admiration à la vue de ce beau monument.

— C’est là, dit Gustave en levant sur ce portique des yeux brillants de larmes…

Et l’émotion l’empêcha de continuer. Je le conjurai de rester encore quelques instants dans la voiture pendant que j’irais parler au gardien des tombeaux ; je lui sauvai par là l’impatience d’entendre les discours de ces hommes qui, vivant des produits de la mort, en parlent comme d’un événement ordinaire, et vous font souvent, sans nulle méchanceté, les questions les plus barbares. Celui auquel je m’adressai ne m’en épargna aucune. Il fallut lui expliquer comment le docteur Corona avait fait remettre à mon maître la clef du caveau qu’il venait visiter. Il fallut faire passer Gustave pour un parent de madame Rughesi, qui venait accomplir un vœu dicté par elle ; toutes ces raisons ne lui paraissant point encore suffisantes pour nous permettre l’entrée des tombeaux, j’eus recours au moyen le plus simple ; et, glissant un ducat dans la main du gardien, je le priai de ne pas venir troubler la douleur de mon maître.

Bientôt après, Gustave, appuyé sur mon bras, traversa la riche colonnade qui conduit à un escalier de marbre noir d’où l’on descend dans les souterrains. Là, notre conducteur ouvrit la porte d’une grille ; et, nous montrant un long corridor, bordé de chaque côté par des chapelles servant de sépulture, il nous dit :

— Vous voyez bien là bas tout au bout du souterrain ces cierges allumés, cette lampe qui éclaire plus que toutes les autres ; et ces ornements tout neufs qui décorent l’autel, c’est là que madame…

— Il suffit ; laissez-nous, lui répondis-je en me pressant de l’interrompre.

Et il se retira.

Alors le bruit de nos pas troubla seul le silence de ces voûtes funèbres. Avant d’arriver à la chapelle ardente, Gustave, qui se soutenait à peine, fut obligé de s’asseoir sur une pierre funéraire ; mais peu de moments après, rappelant son courage, il se leva vivement, s’empara de la clef que je tenais à la main, et marcha vers la tombe éclairée. Là je n’osai le suivre ; car il est de tristes moments où la présence même d’un ami devient importune : comme tous les sentiments vifs, les regrets ont leur pudeur, et c’est souvent contraindre un malheureux que de le regarder souffrir. Mais tout en cédant à cette discrétion que je savais bien devoir être appréciée par Gustave, je me tins à portée de le secourir, si ses forces succombaient à cet appareil de mort qui m’inspirait presque autant d’effroi qu’à lui-même. Appuyé derrière une colonne dans un coin obscur du souterrain, je pouvais voir à travers la grille l’intérieur du caveau où Gustave venait de pénétrer. Un sarcophage recouvert d’un drap de velours noir brodé d’argent, et entouré de cierges, occupait le milieu de la chapelle ; d’un côté, on voyait enclavés dans le mur différents cercueils, dont les inscriptions, placées au-dessus, apprenaient le nom de ceux qu’ils renfermaient ; de l’autre une cavité profonde indiquait la place qui attendait le cercueil de Stephania. L’inscription en était ébauchée et ces mots : morte à vingt-six ans, n’étaient déjà que trop lisibles.

En approchant du sarcophage, Gustave se prosterna religieusement. Ensuite, saisissant un bout du drap mortuaire, il le porta à ses yeux ; et j’entendis des sanglots s’échapper de son sein.

— Pardon ! s’écriait-il d’une voix étouffée, pardon ! mais c’est à toi-même que je veux le demander ; c’est sur ton front que je veux le lire.

En disant ces mots, il soulève le drap funèbre, et s’apprête à découvrir le cercueil, lorsqu’une femme voilée lui apparaît et dit :

— Arrête, malheureux ; viens-tu l’outrager encore ? N’a-t-elle donc pas trouvé un asile contre toi dans ce tombeau où tu l’as plongée ? Ah ! respecte au moins sa cendre.

— Stephania, est-ce toi ? s’écria Gustave, l’esprit troublé par cette apparition ; Stephania, me voici…

Et il tombe anéanti sur le cercueil entr’ouvert. Le bruit de sa chute retentit jusqu’à moi. J’accours, et j’aperçois Léonore près de lui.

— Ah ! madame, lui dis-je, prenez pitié de ses regrets ; ne les aigrissez pas par d’inutiles reproches. Vous le voyez ; il succombe à son désespoir ; ne soyez pas moins généreuse que celle qu’il pleure autant que vous.

Léonore était bonne et sensible ; l’état de Gustave excita sa compassion, et elle oublia son ressentiment pour lui adresser quelques paroles consolantes :

— Puisque vous êtes malheureux, lui dit-elle, puisqu’elle vous pardonne, je ne puis vous haïr… Allons, prenez courage, et vivez pour la regretter toujours. Voilà, ajouta-t-elle, la boîte que je venais déposer ici par son ordre ; elle vous est destinée ; recevez-là de la même main qui a fermé ses yeux.

Gustave se jetant sur cette main l’arrosa de larmes. Alors je conjurai Léonore de l’arracher à ce triste lieu. Il consentit à la suivre dans l’espoir d’entendre de sa bouche le récit des derniers moments de Stephania ; et, malgré la triste scène qui nous avait émus tous trois dans ce séjour de mort, nous en sortîmes l’âme moins oppressée.

Au milieu de ce beau sépulcre s’élève une église en forme de croix, où les malheureux qui restent vont prier pour leurs parents morts. C’est assise près de ce monument que Léonore raconta à mon maître comment l’infortunée Stephania avait hâté la fin de son supplice avec le secours d’un poison subtil qui lui avait été vendu par une vieille Sicilienne. Ce poison, renfermé dans une bague, ne quittait point le doigt de Stephania. Personne qu’elle n’était dans le secret de cette cruelle ressource ; et quand elle avoua l’usage qu’elle en venait de faire, il n’était plus temps d’en prévenir l’effet. De tous les détails que Léonore donna sur cette fin déplorable, les plus déchirants furent ceux des soins infructueux qu’on prit pour combattre les ravages de cet affreux poison, et les secours que réclamait elle-même la malheureuse Stephania pour vivre quelques heures de plus, et revoir encore celui qu’elle adorait. Combien de fois ce récit douloureux fut interrompu par les pleurs de Léonore ! Mais ces pleurs en faisaient couler d’autres et la douceur de voir ses regrets si sincèrement partagés lui fit éprouver un soulagement jusqu’alors inconnu. Gustave lui-même, calmé par l’expression d’une douleur si tendre, ne fut plus que triste, et lorsque tous deux se séparèrent pour jamais, je vis leurs visages décolorés s’animer du sourire de la reconnaissance.



XLVIII


Après avoir éprouvé tant de chagrins pendant le peu de semaines qu’il avait passé à Milan, Gustave n’en pouvait plus supporter le séjour ; et il résolut de partir sur-le-champ pour rejoindre son général ; mais le chirurgien qui l’avait soigné, étant venu le voir au moment où il disposait tout pour son départ, lui déclara que s’il se mettait en route avec la fièvre qui le tenait encore, il n’irait pas à deux lieues de Milan, sans être forcé de s’arrêter dans quelque mauvaise auberge, où il serait privé de tous secours, et par cela même dans l’impossibilité de rejoindre l’armée de très-longtemps. Cette dernière considération engagea Gustave à céder aux avis du chirurgien, et il fut décidé qu’il resterait encore deux jours avant de monter à cheval.

Ces deux jours de repos accordés à la maladie, la tristesse allait s’en emparer ; et c’est alors que je formai le dessein de soustraire Gustave aux sombres idées qui viendraient l’assaillir pendant ces moments de réflexion et de souffrance ! D’abord j’éloignai de ses yeux la boîte trouvée sur le tombeau de Stephania ; puis les cheveux, le portrait, la chaîne qu’elle contenait ; enfin tout ce qui pouvait lui rendre son souvenir présent. Ensuite, je lui parlai de l’arrivée de madame d’Olbiac ; je lui dis qu’elle s’était informée avec bienveillance de ses nouvelles. C’était lui rappeler que madame de Verseuil ne lui avait témoigné aucun intérêt dans cette circonstance, et l’obliger à en faire la remarque. C’est ce que j’attendais pour lui raconter la visite nocturne qu’elle m’avait faite le soir même du jour où il s’était trouvé en danger. Malgré tous ses soins à le dissimuler, je vis la secrète joie que lui causait cette démarche ; je pressentis que la cause de sa douleur présente en pourrait seule devenir la consolation ; et je n’eus plus d’autre idée que de hâter ce moment heureux par tous les moyens possibles.

J’avais promis à madame de Verseuil de l’informer de l’état de mon maître ; en conséquence, je me rendis chez elle à l’heure de sa toilette. Julie, qui avait repris son service, m’introduisit chez sa maîtresse. Dès qu’elle m’aperçut, elle me dit d’un ton piqué :

— Votre maître va sans doute beaucoup mieux, puisqu’il est sorti ce matin ?

Alors je lui expliquai le motif qui avait conduit Gustave au sépulcre del Foppone, et j’exagérai un peu la fièvre qu’il en avait rapportée ; j’allai jusqu’à témoigner de vives inquiétudes sur les suites d’une tristesse si profonde, et lui laissai entendre qu’il y aurait quelque gloire à en triompher. Tout en m’écoutant, madame de Verseuil semblait méditer un projet dont l’exécution était difficile ; elle y rêvait encore lorsque je cessai de parler, et elle me dit :

— Si j’étais certaine que mon amitié fût de quelque secours à votre maître, je n’hésiterais pas à lui offrir… tous… les soins…

— Ah ! madame, interrompis-je en voyant la peine qu’elle avait à exprimer sa pensée, si vous daigniez le voir un instant, si vous lui reprochiez de s’abandonner à un repentir funeste, il céderait, je n’en doute pas, aux conseils de votre amitié ; il voudrait vivre pour la conserver, et vous sauveriez peut-être un grand malheur à madame de Révanne.

— S’il est vrai, reprit-elle vivement, pourquoi de misérables considérations m’empêcheraient-elles de remplir un si noble devoir ? Mais, mon cher Victor, votre zèle vous abuse peut-être ; vous me supposez plus d’empire que je n’en ai sur M. de Révanne ; et si mon intérêt pour lui, pour sa mère, me porte à braver de certaines convenances, je crains qu’il n’en résulte plus d’inconvénients pour moi que d’avantages pour lui.

— Il ne m’appartient pas de rassurer madame sur une crainte semblable : tout ce que je puis affirmer, c’est que mon maître est fort à plaindre, et que, livré au chagrin qui l’accable, sans avoir même la ressource d’en parler à personne, j’ai peur qu’il n’y succombe.

En disant ces mots, je feignis de vouloir me retirer.

— Attendez, me dit madame de Verseuil. Je ne sais en vérité quel parti prendre ?… Je suis tellement entourée… on est si prompt à mal interpréter la moindre démarche extraordinaire.

— Quand on la sait ; mais il est bien facile de la cacher. Qui que ce soit ne se doute de la preuve d’intérêt que madame a bien voulu nous donner l’autre soir.

— J’espère que vous l’avez laissé ignorer à Gustave.

— Non, madame ; je comptais trop sur l’heureux effet de cette indiscrétion pour ne pas la commettre, et je vous en demande pardon.

— Comment vous lui avez dit que j’étais venue au milieu de la nuit ?…

— Oui, madame ; et c’est parce que j’ai vu à quel point il était touché de cet acte de pitié, que j’ose en réclamer un autre de votre part.

— Mais alors il était fort malade.

— Il ne l’est pas moins aujourd’hui, madame ; sans cela, il aurait déjà quitté Milan.

— Sans nous revoir ?

— Il n’est pas en état de voir des indifférents, et comme il ne pourrait faire ses adieux à madame que devant témoins… il partira, je pense, sans prendre congé d’elle.

Ces derniers mots triomphèrent des scrupules de madame de Verseuil. L’idée de laisser partir Gustave après un événement qui devait rompre tous leurs liens, et sans savoir ce qu’elle était encore pour lui, la détermina à tout braver pour avoir avec lui un dernier entretien. Je ne cachai point à madame Verseuil que cet entretien devait être imprévu pour mon maître ; car, ajoutai-je, plus il en attendrait de consolation, plus sa conscience lui ordonnerait de s’y refuser. Alors nous convînmes que le soir même madame de Verseuil demanderait à sa belle-sœur et au major de la dispenser de les accompagner à la promenade, en prétextant des lettres importantes à écrire au général ; et que, dès qu’ils seraient éloignés, elle se rendrait dans le salon qui touchait à l’appartement de mon maître. Je devais y conduire Gustave, si ses forces lui permettaient de venir respirer l’air sur un grand balcon donnant sur le jardin. En convenant de cet arrangement qui mettait sur le compte du hasard une rencontre si bien méditée, je n’avais pas prévu toutes les raisons que m’opposerait Gustave pour ne pas sortir de sa chambre. Il était accablé de la fatigue qui suit un accès de fièvre. Je l’avais tourmenté tout le jour pour qu’il se mît au lit ; et lorsque, la nuit venant, il allait enfin se reposer, je le tourmentais de nouveau pour qu’il s’habillât, et sortît de son appartement. Rien n’était plus inconséquent. Je le suppliais de passer un seul instant dans ce grand salon pour me donner le temps d’arranger sa chambre. Je lui jurais qu’il n’y avait personne dans cette pièce ; et tout en lui affirmant cela, je brossais son habit, je lui donnais une cravate et un mouchoir blancs, comme s’il allait faire une visite. À toutes ces bévues j’ajoutais des phrases qui se contredisaient d’une manière étrange. Gustave me regardait avec étonnement, et cherchait à deviner le mystère qui me rendait si déraisonnable. Enfin, n’y comprenant rien, il se décida à m’obéir, moitié pour ne pas me désobliger, et moitié pour savoir quel intérêt me faisait tant insister sur ce qu’il se rendît dans le grand salon de l’hôtel.

Il n’y fut pas longtemps sans que l’arrivée d’Athénaïs vînt lui expliquer mes bizarreries ; et je ne répondrais pas que cette apparition lui ait causé toute la surprise qu’il en témoigna. Cependant il se levait pour saluer madame de Verseuil et se retirer, lorsqu’elle lui dit d’une voix émue :

— Ne me fuyez pas, Gustave, ou je croirai que je vous suis odieuse, et vous aurez un malheur de plus à vous reprocher.

Alors Gustave retomba sur son siége, sans pouvoir proférer un seul mot. Athénaïs s’assit près de lui, et continua :

— Ma présence vous est insupportable ; je l’avais prévu : après m’avoir trompée la première, vous deviez me rendre complice de vos torts envers une autre, et m’accuser de tout ce que vous souffrez aujourd’hui. L’infidélité rend injuste ; mais si j’ai désiré vous parler encore, ce n’est point pour vous accabler de vains reproches, ni ajouter à vos peines en vous parlant des miennes ; c’est encore moins pour vous rappeler le moment de faiblesse qui nous a plongés tous deux dans une situation si pénible. Non, ce coupable sentiment doit être pour jamais abjuré entre nous. Mais, si les malheurs et le repentir qu’il traîne à sa suite suffisent pour nous en garantir, pourquoi la froideur, l’éloignement, nous rendraient-ils étrangers l’un à l’autre ? pourquoi me refuseriez-vous la douceur de partager vos chagrins, de pleurer avec vous sur cette mort qui ne m’afflige pas moins que vous ? Songez que je suis la seule personne au monde à qui vous puissiez parler de Stephania ; la seule qui puisse comprendre le désespoir qui l’a tuée, et les regrets qui vous accablent. Cher Gustave, ne repoussez pas les consolations de ma tendre amitié ; que cette pure affection sanctifie l’intimité qui va nous unir. Acceptez-moi pour sœur ; je vous le demande au nom de votre mère.

— Ma mère !… répéta Gustave, comme frappé d’un souvenir qui l’accusait encore.

— Oui, c’est au nom de cette mère, pour qui vous êtes tout, que je vous supplie de vivre, et de surmonter la douleur que vous vous plaisez à entretenir. Je conçois qu’après tant d’agitations, le bonheur vous soit difficile ; mais celui des êtres qui vous chérissent ne peut vous sembler indifférent, et vous devez bien quelques sacrifices aux sentiments que vous inspirez.

Ces derniers mots furent prononcés à voix basse, et avec la timidité d’une personne qui n’ose faire valoir ses titres. Tant de délicatesse ne pouvait manquer son effet sur le cœur de Gustave. Comment aurait-il dédaigné une fraternité si douce ; comment se serait-il méfié d’une amitié fondée sur de si imposants regrets ; jamais madame de Verseuil ne s’était montrée plus franche et moins coquette. Son ton était celui de la cordialité ; ses manières, celles d’une ancienne amie. Rien en elle ne rappelait la femme séduisante qui l’avait emporté, par ses moindres préférences, sur le dévouement de Stephania ; et, sans outrager cette ombre irritée, Gustave crut pouvoir se livrer au charme d’une affection si pure. Cependant, avant d’accepter les soins de cette amitié, il voulut l’éprouver par l’aveu de toute l’horreur que lui inspirait maintenant la seule idée d’une liaison amoureuse. Madame de Verseuil, loin de paraître étonnée d’un semblable déclaration, s’empressa de l’approuver, et alla même jusqu’à en faire la condition de la confiance qui allait les unir. Pour mieux affermir la sécurité de Gustave, elle lui prit la main, la serra cordialement, et lui dit adieu.

Cette espèce de familiarité était si contraire aux habitudes d’Athénaïs, que, dans tout autre moment, Gustave s’en serait offensé comme d’une preuve d’indifférence ; mais alors il se félicita de n’avoir plus à combattre l’amour qu’il inspirait, et se crut pour jamais guéri du sien, en pensant que la main d’Athénaïs avait pu serrer la sienne sans que son cœur en ait battu plus vite. C’est ainsi, qu’après de vives souffrances, on prend l’accablement pour le repos.



XLIX


Deux jours après cet entretien, nous étions sur la route de Brescia. Bernard, retenu jusque alors à Milan, reçut l’ordre de rejoindre l’armée en même temps que nous : ce qui nous valut l’avantage de trouver tout ce dont nous avions besoin préparé aux auberges où nous devions nous arrêter. Ce brave garçon s’était pris d’une véritable passion pour mon maître depuis qu’il l’avait vu malheureux et malade ; et, comme il croyait que le bon vin et la bonne chère étaient les seuls remèdes à tous les maux, nous trouvions à chaque relai d’excellents repas commandés par ses soins. Gustave n’en profitait guère : les adieux qu’il venait de faire à Milan, ses souffrances, et le fond de tristesse qu’il portait avec lui, tout contribuait à lui ôter l’appétit et la santé. Cependant on allait se battre, et il fallait prendre des forces : c’est ce que lui représenta Bernard dans son langage burlesque.

— Morbleu ! mon capitaine, lui disait-il, buvez et mangez mieux que cela, sinon, tout brave que vous êtes, je ne réponds pas de vous ; car il n’y a pas de bon soldat l’estomac vide. Notre métier a cela d’agréable, qu’il ne permet pas d’être triste ou malade : il faut toujours être en train. C’est quelquefois difficile. Tenez, par exemple, le jour où nous avons si bien frotté les Autrichiens à Millesimo, j’avais appris le matin même la mort de ma pauvre sœur, de cette pauvre Marie, qui m’aimait tant. Cette nouvelle-là m’a mis un boulet de vingt-quatre sur la poitrine, et je restais sous le coup, quand le bruit du canon est venu me réveiller en sursaut. Allons, allons, me suis-je dit, la patrie ne s’embarrasse pas de ça : faisons notre devoir, et puis nous pleurerons après. Là-dessus, j’ai avalé un verre de rhum, et j’ai marché à la fête. Mon capitaine, faites-en autant, et ne vous laissez pas entamer par la tristesse. Ah bien ! si le général en chef vous voyait avec cet air abattu, il ne vous chargerait pas seulement de défendre le plus petit poste ; car, je vous l’ai déjà dit, il regarde le malheur comme la peste, et prétend qu’il se gagne de même. Ainsi, vive la joie ! au diable les souvenirs !

En parlant ainsi, Bernard forçait mon maître à trinquer avec lui ; et Gustave s’efforçait de suivre un conseil qui, dans le fond, lui paraissait assez sage.

À peine arrivé à Brescia, il reçut l’ordre de rejoindre son général qui marchait avec Masséna sur Borghetto. C’est là que, sous le feu de l’ennemi, s’effectua le passage du Mincio ; c’est là que cinquante grenadiers, impatientés de ne pas voir raccommoder le pont assez vite, se jettent à l’eau, tenant leurs fusils sur leur tête, et vont s’emparer les premiers de Valeggio, où se trouvait le quartier général de Beaulieu. Bientôt après, nous prenons Peschiera, et Vérone nous ouvre ses portes.

C’est dans cette journée de Borghetto, où Bonaparte trompa et battit l’ennemi avec tant de talent, qu’un chasseur, s’approchant de lui pendant qu’il voyait défiler une demi-brigade, lui dit :

— Général, il faut faire cela.

— Malheureux ! veux-tu bien te taire ! s’écria le général.

Et le chasseur disparut à l’instant. On l’a vainement fait chercher depuis. L’avis qu’il venait de donner était justement ce que Bonaparte avait ordonné qu’on fît.

C’est à Vérone qu’il établit son quartier général. C’est dans cette ville, toute dévouée le jour d’avant aux intérêts d’un illustre fugitif, que le vainqueur de l’Italie reçut l’accueil le plus pompeux. On alla jusqu’à lui faire hommage de l’épée dont Henri IV avait fait présent à la république de Venise ; de cette même épée, que les nobles Vénitiens avaient si libéralement offert de rendre au petit-fils de Henri pour la modique somme de douze millions. Il y aurait ici de belles réflexions à faire sur l’inconstance des peuples et la lâcheté des gouvernements ; mais, comme les peuples et les gouvernements n’en resteraient pas moins les mêmes, je m’épargne les frais d’une morale inutile.

L’affaire de Borghetto avait fourni à Gustave de nouveaux moyens de se distinguer ; et, ce que plusieurs mois n’auraient pu sur son chagrin, le plaisir d’exposer sa vie venait de l’obtenir. L’aspect du danger avait tout à coup ranimé ses forces. Inquiet sur le sort d’une armée entière, le sien pouvait-il l’occuper encore ? Non. Tout au souvenir de sa patrie, à l’espérance du succès, son âme avait trouvé l’oubli de ses propres douleurs dans l’ivresse de la gloire.

Encouragé par la victoire, Bonaparte commença l’investissement de Mantoue ; mais, après une affaire d’avant-postes, dans laquelle l’ennemi perdit une centaine d’hommes, et quelques autres tentatives assez glorieuses, le général, jugeant que cette place importante exigeait un siége en forme, et qu’il avait peu de moyens pour l’entreprendre, fit retirer ses troupes, et se contenta de bloquer Mantoue, en attendant que de nouvelles conquêtes lui donnassent les moyens de l’attaquer et de s’en rendre maître.

À force d’entendre le bruit du canon, j’avais fini par m’y apprivoiser au point de suivre les assiégeants dans la plupart de leurs expéditions. Bernard, qui était toujours des plus aventurés, m’y associait quelquefois. Un jour que je l’avais suivi à San Giorgio, où plusieurs de nos soldats avaient pris poste dans un couvent abandonné et fort exposé à la mitraille des deux armées, nous nous amusions à visiter cette demeure, et à deviner, à l’arrangement de chaque cellule, l’âge et le caractère de la nonne qui l’avait désertée, quand tout à coup des cris de désespoir vinrent frapper nos oreilles. Ne doutant pas qu’une de ces pauvres femmes, restée peut-être pour la garde de cette maison, ne fut tombée entre les mains de nos soldats, nous volons pour la secourir ; mais, en arrivant dans la basse-cour, nous trouvons tout le poste occupé à enfoncer la porte d’une espèce de cave d’où partaient ces cris, et nous voyons une jeune personne assise sur une mauvaise chaise, les mains garrottées par des chaînes de fer. L’infortunée demandait la vie : on la délivre, on la rassure, et l’on apprend qu’elle est depuis quatre ans dans cet état, pour avoir voulu s’échapper et se soustraire à des vœux qu’un sentiment d’amour avait rendus sacriléges. C’était un spectacle curieux que de voir une femme à peine âgée de vingt-deux ans, belle, mais flétrie par la douleur, ses vêtements en désordre, son sein inondé de larmes, ses bras meurtris par le poids de ses chaînes ; de voir cette femme si jeune entourée de soldats qui, tous émus de pitié, contemplaient avec respect la victime que la plus horrible tyrannie mettait en leur puissance. Ils étaient jeunes, guerriers, Français et vainqueurs, et aucun d’eux n’eut la coupable pensée d’outrager cette belle victime par un seul mot flatteur. Tous jurèrent de la protéger contre le malheur, et, s’il le fallait, contre eux-mêmes. Ensuite un des grenadiers, se retirant dans un coin de la chambre basse, ôte son bonnet, appelle par son nom chacun de ses camarades ; et le bruit des pièces d’argent qui tombent dans le vieux casque nous apprend que la charité est aussi la vertu des enfants de la gloire. Bientôt ce tronc est déposé entre les mains de Bernard : c’est lui qui est chargé de trouver un asile à cette jeune femme, et de pourvoir à ses besoins. Mais elle, qui frémit à chaque instant de voir revenir ses tyran, demande en grâce à respirer l’air pur. On lui fait observer que la mitraille pleut autour de la maison :

— Ah ! dit-elle, mourir, c’est rester ici.

Cependant le feu s’apaise, et nous profitons de ce moment pour la transporter dans un lieu sûr. Après l’avoir confiée aux soins d’une brave fermière, Bernard, se rend avec moi chez mon maître, et lui raconte notre capture ; Gustave, fier de la conduite des soldats de sa compagnie, court aussitôt chez le général en chef pour lui faire part d’un trait si honorable. Bonaparte en est vivement ému, et promet de le consigner dans son prochain rapport ; mais, non moins généreux que les grenadiers, il remet à Gustave la somme qui doit servir à leur payer les frais d’un bon festin. Cet exemple est imité par tout l’état-major : et mon maître revient bientôt chargé d’une dot pour la pauvre fille, et d’une riche récompense pour ses libérateurs.



L


Essayer de peindre les beautés de l’Italie après l’auteur de Corinne, et raconter les batailles après les bulletins de Bonaparte, serait une double témérité dont je ne me rendrai pas coupable. Assez d’écrivains se chargent de répéter, ou plutôt de traduire en style commun les traits d’une sublime éloquence ; c’est, dit-on, mettre le génie à la portée des sots ; et, sous ce rapport, l’entreprise est très-philanthropique : mais, sans nier l’importance du service, je me contente d’en profiter.

Ainsi donc, je passerai sous silence les différents combats qui nous amenèrent à celui de Lonado, où mon maître eut le bonheur de se trouver auprès du général en chef, lorsque, s’occupant des dispositions de la bataille générale qu’il se proposait de livrer le lendemain, on lui annonça qu’un parlementaire venait sommer la division de se rendre. Il apprend dans le même moment que des avant-gardes ennemies s’approchent de la ville, et que la route de Brescia est interceptée. Le parlementaire, introduit auprès de Bonaparte, lui dit que, Lonado étant cerné de tous côtés, il ne restait d’autre parti à prendre pour les Français que de mettre bas les armes, et de se rendre à discrétion. Le général en chef n’avait avec lui à Lonado que mille à douze cents hommes. La situation était éminemment critique et les officiers qui l’entouraient, livrés à la plus vive anxiété, attendaient immobiles la réponse qu’il allait faire. À son regard inquiet, à la manière précipitée dont il marchait à grands pas dans la chambre, on devinait facilement les craintes qui l’agitaient ; mais tout à coup son génie lui révèle que la troupe qui se présente ainsi par la route de Brescia ne peut être qu’un débris de celle qui avait été battue la veille près du lac de Garda ; et que cette colonne égarée essayait de regagner l’armée du général Wurmser en passant par Lonado. Éclairé par ces réflexions, Bonaparte s’adresse au parlementaire, et lui demande avec un mélange de colère et de dignité par quel motif il ose venir ainsi sommer un général en chef vainqueur au milieu de son quartier-général, et entouré de son armée.

— Allez, ajouta-t-il, allez dire au général qui vous a envoyé que, s’il a prétendu faire une insulte à l’armée française, je suis ici pour la venger ; qu’il est lui-même mon prisonnier, ainsi que ses soldats : je sais que sa troupe n’est qu’une des colonnes coupées par les divisions de mon armée qui occupent Salo et la route de Brescia à Trente. Dites-lui que si, dans huit minutes, il n’a pas mis bas les armes, et si une seule amorce est brûlée, je le fais fusiller lui et ses gens.

Puis, s’adressant aux officiers qui avaient amené le parlementaire :

— Qu’on enlève le bandeau qui couvre les yeux de monsieur.

Et, continuant de parler à ce dernier :

— Voyez le général Bonaparte au milieu de son état-major et de l’armée républicaine, et rapportez à votre général qu’il peut faire une bonne prise.

En reconduisant le parlementaire, Berthier reçut l’ordre de réunir, de faire passer et même repasser devant lui les grenadiers, les guides ; enfin, la petite troupe qui gardait le quartier-général. L’officier autrichien, trompé par la bonne contenance de nos soldats et de leurs généraux, et encore ébloui par la vue de Bonaparte, rend compte à son chef de l’accueil qu’il vient de recevoir. Celui-ci, surpris d’apprendre que Bonaparte et son état-major se trouvaient à Lonado, demande à capituler.

— Non, répondit avec fierté le général en chef ; je ne puis capituler avec des hommes qui sont mes prisonniers.

L’autrichien insistait. Alors Bonaparte ordonne une démonstration d’attaque, et le commandant ennemi se rend sans condition. Trois drapeaux, quatre pièces de canon, quatre mille hommes sont livrés au général, qui, peu de moments avant, pouvait devenir leur prisonnier. Après un tel fait, comment s’étonner de voir la destinée des empires soumise au génie d’un seul homme !

À peine sorti par miracle de ce pas dangereux, Bonaparte vit ses succès couronnés par la défaite complète des Autrichiens à Castiglione. C’est à cette fameuse journée, où le brave Augereau s’acquit tant de gloire, que mon maître eut le bonheur d’attraper un coup de sabre, tout au travers de la joue droite. Quand je le vis revenir ainsi balafré, je m’écriai d’un ton lamentable :

— Oh ! ciel, le voilà défiguré pour toute sa vie !

Et Bernard me dit en levant les épaules :

— Vraiment, je te conseille de le plaindre ; ne sais-tu donc pas que ce sont des coups de fortune que de pareilles blessures ? Va, si l’on pouvait en acheter, ton maître aurait bien de l’argent de celle-là ; tu verras quelle bonne mine il aura demain à la revue avec sa mentonnière. Morbleu ! il ne lui manquait qu’une balafre comme celle-ci pour être le plus joli garçon de l’armée.

Et Gustave, qui écoutait ce discours en faisant panser sa plaie, supportait avec une sorte de joie la souffrance qu’elle lui faisait éprouver. Il se flattait que Bernard pouvait avoir raison en disant qu’une noble cicatrice ne gâte jamais le visage d’un officier ; et quand le lendemain il parut devant Bonaparte, il se sentit fier de pouvoir lui montrer qu’il avait eu sa part des honneurs de la bataille.

La nouvelle de ces journées glorieuses, appelées la Campagne des cinq jours, fut envoyée sur-le-champ au Directoire, et aux commissaires du gouvernement près L’armée d’Italie. L’aide de camp J… quoique blessé de plusieurs coups de sabre, fut dépêché vers Salicetti et Garrau, qui étaient alors à Milan. Il rapporta bientôt les félicitations de ces messieurs à Bonaparte ; et comme le général Verseuil l’avait chargé d’une lettre pour sa femme, on présume bien que Gustave s’empressa d’aller voir J… dès qu’il apprit son retour au quartier général. Il le trouva déjeunant gaiement avec plusieurs de ses camarades, qu’il faisait rire aux éclats en leur racontant en mots assez grossiers les aventures les plus scandaleuses.

— Ah ! parbleu, dit-il en apercevant Gustave, tu arrives fort à propos ; nous en étions justement sur le compte de la femme de ton général ; mille bombes ! elle est fort jolie, et je ne plains pas son mari. Cependant, si j’avais répondu vrai à toutes les questions qu’il m’a faites hier à propos d’elle, j’aurais bien pu troubler un peu son bonheur conjugal.

— Serait-elle malade ? demanda Gustave en montrant une vive inquiétude.

— Malade, s’écrièrent en pouffant de rire tous les convives à la fois.

— Ah ! oui, malade, reprit J…, elle a bien autre chose à faire que d’être malade. Ce n’est pas qu’elle manque à Milan de gens pour la soigner ; d’abord Salicetti la quitte le moins qu’il peut, et puis il y a près d’elle un petit lieutenant qui la quitte encore moins. Ah ! vraiment, tu dois bien le connaître ; c’est, dit-on, le favori de ton général ; il y a même des malins qui prétendent que c’est son fils à la mode de Bretagne, enfin son bâtard pour parler clairement. Eh bien, ce bel enfant de l’amour suit de son mieux les traces de son père ; et si celui-là le laisse faire, sois tranquille, il en aura bientôt des héritiers.

À chaque saillie de ce genre, les convives redoublaient de gaieté, et Gustave grimaçait le plus faux sourire. J… en fit la remarque, et dit :

— Dieu me pardonne, Révanne a de l’humeur ; eh ! que ne parlais-tu ? Si tu m’avais dit franchement : Je suis amoureux de cette femme-là, je ne veux pas qu’elle me trompe, eh bien, je t’aurais traité comme son mari, et tu la croirais encore une vestale : mais tu n’as pas de confiance envers tes camarades ; aussi l’on ne te cache rien.

Alors les plaisanteries redoublèrent sur madame de Verseuil et mon maître. S’en fâcher eût été convenir du sentiment dont on se moquait, et Gustave prit le parti de se contraindre assez pour rire avec les autres de ce qui les divertissait tant ; mais comme cette conversation lui était au fond très-désagréable, il la détourna en plaisantant à son tour J…[14] sur ses amours ; et quitta cette réunion bruyante dès qu’elle voulut bien ne plus s’occuper de lui. Quand je le vis revenir de ce déjeuner joyeux, il avait un air si mécontent, que je lui demandai s’il avait reçu quelque mauvaise nouvelle.

— Aucune, me répondit-il avec impatience ; mais il fait une chaleur insupportable. Je suis accablé de fatigue, et je vais me reposer. Si le général me demande, tu viendras m’avertir.

C’était me congédier en m’imposant silence. Je devais obéir ; mais, emporté par mon zèle, et craignant que Gustave ne souffrit davantage de sa blessure, j’insistai pour lui offrir mes soins. Alors il me répondit avec tant d’humeur, et m’ordonna si durement de le laisser tranquille, que je m’éloignai en déplorant, sans le connaître, le motif qui pouvait altérer ainsi la bonté de son caractère.



LI


Nous étions au mois d’août sous l’influence d’un soleil brûlant, et l’air qui s’exhalait des marais de Mantoue commençait à devenir funeste à nos blessés. Les ennemis avaient quatre mille malades dans la place. Il était essentiel de préserver notre armée de cette fièvre contagieuse ; aussi les secours les plus vigilants furent-ils apportés à tous ceux que la maladie pouvait atteindre. Bonaparte visitait chaque jour les hôpitaux, et recommandait à ses généraux la même surveillance. Sa sollicitude à cet égard allait jusqu’à lui faire voir le danger où il n’était pas. C’est ainsi qu’ayant remarqué la pâleur de Gustave, et l’air souffrant que lui donnait sa blessure, il lui ordonna de se reposer pendant quelques jours, et lui défendit d’accompagner sa division à Peschiera. Tout en murmurant de cet ordre charitable, Gustave lui dut peut-être la vie ; car dans l’état d’irritation et de découragement où il se trouvait, le ciel sait à quel excès d’imprudence sa valeur aurait pu le porter. Mais Bonaparte lui avait dit en lui serrant la main :

— Ce n’est pas tout d’être brave ; il faut encore savoir faire le sacrifice de quelques coups de canon, pour conserver à sa patrie un défenseur, et à son chef un ami.

Ce peu de mots avaient suffi pour ramener Gustave à des bons sentiments.

— Quand on peut se flatter de l’amitié d’un tel homme, pensait-il, on serait bien coupable de ne pas vouloir vivre pour lui : quelles sont auprès d’un si noble intérêt les misérables agitations qui naissent des caprices d’une femme ! Ah ! quand l’amitié et la gloire peuvent remplir l’existence, pourquoi permettre à l’amour, à la perfidie de venir la troubler !

En se livrant à ces réflexions, Gustave se reprochait la lettre que, dans son premier mouvement de dépit, il avait adressée la veille à madame de Verseuil. Il sentait combien cette lettre allait paraître insensée après le serment qu’ils s’étaient mutuellement fait de renoncer à l’amour qui leur avait causé tant de chagrins. En acceptant l’affection qui devait remplacer une passion plus vive ; Gustave avait-il le droit d’empêcher Athénaïs d’éprouver de l’amour pour un autre ? Non, sans doute ; c’eût été une injustice révoltante ; il en convenait avec lui-même ; mais le regret de ce tort l’affligeait encore moins que la découverte des sentiments jaloux qui l’en avaient rendu coupable.

Les gens aimants sont d’ordinaire très-susceptibles. Depuis le jour où mon maître m’avait traité avec tant de dureté, je ne lui avais pas adressé une fois la parole. Exact dans mon service, j’en avais supprimé toutes les prévenances qui lui prouvaient habituellement mon zèle, et chacune de mes actions trahissait ma rancune. Gustave s’en aperçut bientôt, et s’efforça de me ramener par ses manières cordiales ; mais j’avais l’âme blessée, et je tins ferme contre tous ses bons procédés. Il avait acheté la veille d’un de ses chasseurs un superbe manteau pris sur un colonel ennemi. J’avais admiré ce manteau ; Gustave m’en fit présent. Je le reçus avec respect, et me retirai sans proférer un mot. Une heure après, le manteau était sur les épaules de Germain. L’air que prit Gustave en apercevant son palefrenier, ainsi paré de mes dons, m’apprit que j’étais vengé ; et ce qu’il me dit le lendemain punit cruellement mon cœur de cet accès de fierté.

— On se flatte toujours, me dit-il ; je croyais être connu de toi ; je croyais pouvoir te montrer mes défauts sans rien perdre de ton attachement ; je me suis trompé : qu’as-tu pensé lorsque je t’ai renvoyé l’autre jour ?

— J’ai pensé qu’il fallait que monsieur fût bien mécontent de lui pour me traiter ainsi.

— Quand on a le talent de deviner si juste, comment n’a-t-on pas d’indulgence pour des torts qui rendent si malheureux ? Quoi ! c’est parce que je rougis devant toi du désordre de mon esprit, et voudrais nous cacher à tous deux ma faiblesse : c’est parce que la jalousie vient me révéler l’affreux sentiment qui m’a déjà coûté tant de larmes ; enfin, c’est parce que je me blâme, et que je me désespère, que tu me condamnes et m’abandonnes ! Je t’ai vu souvent plus généreux.

— Arrêtez, lui dis-je, où vous deviendriez aussi coupable que moi : mais non ; vous savez que l’amour n’a pas seul le droit d’être injuste, et que tous les sentiments exclusifs sont exigeants. Ce n’est pas ma faute si j’aime mon maître mieux que beaucoup de gens n’aiment leur maîtresse, et si l’idée de lui être importun me fait passer trois jours sans manger ni dormir ; mais, puisque j’ai fait de l’amitié qu’il m’a permise le premier sentiment de ma vie, il doit excuser ma susceptibilité, et pardonner toutes les sottises que m’a fait faire la seule crainte de n’être plus que son valet de chambre.

J’étais si ému en prononçant ces derniers mots, que Gustave en fut vivement attendri ; et, me prenant la main, il me dit :

— Bon Victor ; je te retrouve ; ne me quitte plus.

Alors il me confia toutes les inconséquences de son cœur, et les reproches que le souvenir de Stephania ne lui avait point empêché d’adresser à madame ce Verseuil. Peu de jours après, il me montra sa réponse ; elle était ainsi conçue :

« Grâce aux mêmes calomnies dont vous êtes la dupe, on me fait quitter aujourd’hui Milan. Si vous persistez à les croire, tout est fini entre nous ; mais si votre amitié veut m’en consoler, rendez-vous secrètement mardi soir à Vérone. Julie vous attendra sous les arcades de l’Arena, et vous apprendrez d’elle où vous pourrez vous justifier de m’avoir supposé tant de torts. »

La tristesse, les regrets, les soupçons, tout, grâce à ce billet, fut dissipé comme par enchantement. Sans réfléchir un instant sur l’événement qui lui valait ce rendez-vous, sur la difficulté, et peut-être l’imprudence de s’y rendre, Gustave court chez le général en chef, lui demande à prolonger d’un jour le congé qu’il lui avait imposé lui-même. Cette grace obtenue, il va chez le général Verseuil pour s’informer de ses projets particuliers ; mais, en arrivant à sa porte, Gustave rencontre J…, qui lui dit :

— Garde-toi bien de monter chez ton général en ce moment ; il est d’une humeur massacrante. Cet imbécile de L…, devant qui je racontais l’autre matin les tendresses de Salicetti pour madame de Verseuil, n’a-t-il pas été en étourdir les oreilles de son pauvre mari ; et celui-ci, dans sa fureur jalouse, n’a-t-il pas envoyé à sa femme l’ordre de quitter Milan pour se rendre en toute hâte à Vérone, où, par parenthèse, tu pourras la voir très-commodément, ce qui me console un peu d’avoir jeté le trouble dans ce bon ménage.

— Comment, dit Gustave d’un air dédaigneux, c’est Salicetti qui lui cause cette fureur jalouse ?

— Oui ; c’est afin qu’elle ne soit point avec Salicetti à Milan qu’il l’amène pour toi à Vérone. Nous ne sommes qu’à six lieues de cette ville ; la division de Masséna l’occupe déjà ; celle de ton général y sera bientôt, et Dieu sait les profits que vous tirerez tous deux de mon indiscrétion.

Gustave, très-peu flatté de voir ainsi sa cause mêlée à celle de M. de Verseuil, traita de contes absurdes toutes les suppositions de J…, et le pria seulement de ne pas lui faire le même honneur qu’à Salicetti, parce qu’il pourrait en résulter des choses désagréables entre le général et lui. J… qui ne traitait sérieusement que les intérêts militaires, lui dit :

— Sois tranquille ; je sais ce qu’on se doit entre bons camarades, et ton général me fusillerait plutôt que de me faire convenir que tu es l’amant de sa femme.

Dans tout autre moment, la nouvelle dont J… venait de lui faire part, et la singulière assurance qu’il y avait jointe, auraient jeté de vives inquiétudes dans l’esprit de Gustave : mais il relit le billet d’Athénais ; sept heures viennent de sonner ; les chevaux sont prêts ; la nuit l’attend aux portes de Vérone, et crainte, dangers, remords, rien ne peut distraire son âme de l’espoir qui l’enivre.



LII


Au moment de partir, une ordonnance vint apporter à Gustave une lettre du général Verseuil, contenant l’ordre de le rejoindre le lendemain à Peschiera, où sa division devait se rendre. Cette forteresse n’était qu’à cinq lieues de Vérone, Gustave se félicita d’y pouvoir arriver de bonne heure ; et il ordonna à Germain d’aller l’y attendre.

Nous marchâmes si grand train jusqu’à Villafranca, qu’il fallut nous y arrêter pour changer de chevaux. La guerre les rendait fort rares ; cependant, à force d’argent, je m’en procurai deux ; mais, mon maître les ayant examinés, les jugea incapables de nous porter pendant plus d’une lieue, et, préférant crever ses propres chevaux plutôt que de risquer de rester en route avec ceux-là, il se décida à garder les siens. Il fallut leur accorder quelques moments pour se rafraîchir ; et rien ne saurait peindre l’impatience de Gustave pendant cette demi-heure de retard. Enfin, nous repartîmes accompagnés d’un guide sans lequel nous nous serions sans doute égarés. Cet homme, dont la monture n’était pas leste, nous obligeait à gravir les montagnes au pas. C’était mettre Gustave au supplice : il nous devançait malgré lui ; puis, arrivant au carrefour où plusieurs chemins aboutissaient, il était obligé de nous attendre là pour savoir lequel il devait prendre ; et je lui disais :

— Que gagnez-vous à vous presser ainsi ?

Alors il souriait en rougissant, et venait se replacer entre nous.

— N’est-ce pas à Vérone, lui dis-je, que se passa la tragique histoire de Roméo et Juliette ?

— Oui ; c’est près des arcades de l’Arena que cet heureux amant venait attendre son amie ; c’est là qu’il lui disait :


    Let me be ta’en, let me be put to death
    I am content, so thou wilt have it so.
    I’ll say, yon grey is not the morning s’ eye
    Tis but the pale reflex of Cynthia ’s brow ;
    Nor that is not the lark, whose notes do beat
    The vaulty heaven so high above our heads :
    I have more care to stay, than will to go ;
    Come, death, and welcome. Juliet wills it so
    How is’t, my soul ? let’s talk, it is not day
[15].

— C’est aussi là qu’ils furent surpris, et que la mort…

— Qu’importe, interrompit Gustave ; le jour où l’on est heureux n’est-il pas celui où l’on devrait mourir ?

À peine achevait-il ces mots, que nous vîmes briller les rayons de la lune sur les croix argentées des clochers de Vérone : alors, ne pouvant plus contenir son impatience, Gustave jette à son guide le prix de ses services ; et, partant au galop, il arrive comme un trait aux portes de la ville. Là, on lui demande quel est son nom, sa mission ; il se voit au moment d’être conduit solennellement chez le commandant de la place ; déjà quelques personnes s’obstinent à le prendre pour un espion ; il est prêt à en tirer vengeance : je prévois une scène affreuse ; et, pour l’éviter, j’engage mon maître à montrer son brevet, et à dire qu’il se rend chez le général Masséna. À ce nom, un officier s’avance, reconnaît le capitaine Révanne, et répond de lui ; mais, comme il sait que Masséna l’estime, il veut avoir l’honneur de le conduire lui-même chez son général ; et voilà Gustave enchaîné par cette politesse encore plus qu’il ne l’était auparavant. Je viens à son secours en lui disant que, fatigué comme il l’est, il ne peut faire sa visite au général qu’après s’être reposé quelques instants. L’officier, qui trouve l’excuse bonne, veut bien ne nous accompagner que jusqu’à notre auberge ; et il nous quitte enfin pour aller se vanter à toute la garnison du service qu’il vient de rendre à un ami du général en chef.

Dès que mon maître est débarrassé de ce brave importun, il vole au rendez-vous ; c’était l’heure où les habitants de Vérone vont prendre le frais sur les bords de l’Adige. Les rues désertes, pendant l’ardeur du soleil, étaient alors remplies de monde ; et Gustave se trouvait au milieu de cette foule sans savoir comment il découvrirait à travers tant de figures inconnues celle de mademoiselle Julie. Il a déjà deux fois parcouru la vaste enceinte de l’Arena. Trompé par la démarche vive et la tournure française de quelques femmes, il les aborde tour à tour, et s’éloigne aussitôt en maudissant leur ressemblance avec Julie. Que de tristes suppositions se succédèrent alors dans son esprit ! Athénaïs avait changé de projet, son arrivée à Vérone était peut-être retardée, ou, ce nui serait pis, le général, en ayant connaissance, allait peut-être arriver lui-même avant de se rendre à Peschiera. Athénaïs en était instruite, et ne savait comment en faire prévenir Gustave, ou bien il était arrivé quelque accident à Julie, toutes ces craintes assez raisonnables s’en joignait une autre qui le transportait de fureur ; et c’est quand il succombait l’idée d’être en ce moment même sacrifié à un rival, qu’il se sentit prendre le bras par une femme.

— Vous m’attendez depuis longtemps, n’est-ce pas ? dit-elle ; je n’ai pu venir plus tôt. Le major n’est parti que tout à l’heure pour aller avertir le général de l’arrivée de madame et sa belle-sœur est restée si longtemps chez nous à bavarder sur mille sujets, que j’ai cru qu’elle ne nous débarrasserai jamais de sa présence. Elle voulait à toute force veiller près de madame, sous prétexte qu’elle lui trouvait le visage altéré et l’air d’une personne qui dissimule une vive souffrance. Le fait est que madame paraissait fort mal à son aise ; mais elle a tant répété à madame d’Olbiac qu’elle n’avait besoin que du repos, qu’enfin elle s’est décidée à nous laisser.

Mademoiselle Julie pouvait parler ainsi pendant une éternité sans que mon maître pensât à l’interrompre ; le cœur lui battait si vivement, qu’il n’aurait pu proférer une parole ; mais tout en écoutant Julie, il se laissa conduire vers la petite porte d’un jardin, où l’ayant fait entrer, elle lui dit :

— Asseyez-vous sous ces tilleuls ; je vais voir si tous nos gens sont retirés, et si vous pouvez, sans risque d’être rencontré, arriver jusqu’à la chambre de madame ; comme avant d’y parvenir, il nous faut passer devant la porte de madame d’Olbiac, je tremble que cette duègne ne soit aux aguets, et je veux la surveiller à mon tour. Dans peu de moments, je reviendrai vous prendre, ou l’on viendra vous trouver.

Ô vous qui avez attendu ainsi, rappelez-vous cette agitation qui fait presque un tourment d’une trop vive espérance, ces tressaillements que fait éprouver une feuille qui tombe, un oiseau qui voltige, ou le moindre zéphir qui vient agiter le feuillage protecteur ! Ah ! ces moments de crainte et d’espoir l’emportent quelquefois sur ceux du bonheur même, et il n’est point de cœurs ingrats pour de tels souvenirs !

M. de Verseuil, désirant garder quelque temps sa femme dans les environs du quartier général, avait fait louer pour elle la maison d’un émigré de Vérone ; et c’est dans le jardin de cette élégante habitation que Gustave attendait avec tant d’émotion le retour de mademoiselle Julie. D’abord il l’entendit ouvrir plusieurs portes qu’elle ne referma point ; ensuite il la vit un flambeau à la main éclairer successivement toutes les fenêtres d’un long corridor, avant de parvenir à l’extrémité d’un pavillon où la lumière disparut. C’était dans ce pavillon que logeait Athénaïs. C’était là que Gustave devait être reçu, c’était là qu’on décidait peut-être de son sort ! Les yeux fixés sur les croisés où il espère à chaque instant voir reparaître la lumière, il est absorbé par une seule idée. Tout à coup des pas se font entendre, on marche vers lui ; il frémit d’être découvert ; mais une douce voix lui dit :

— Suivez-moi.

Et il se laisse guider en silence par la fidèle Julie.

— Ma lumière pouvait nous trahir, dit-elle ; je l’ai laissée là-haut ; donnez-moi votre main pour monter l’escalier. Mon dieu, comme elle tremble !

— Oui, répond Gustave, un peu confus de la remarque ; j’ai peur de madame d’Olbiac.

— Rassurez-vous ; elle dort, mais chut, voici sa chambre.

Et Gustave, en passant devant la porte qu’on lui désigne, ose à peine respirer. Enfin, ils arrivent dans une galerie qui n’est éclairée que par la porte d’une chambre d’où s’échappe une faible lueur. Ici, mademoiselle Julie abandonne son protégé, et dit :

— C’est encore moi qui vous reconduirai.

— À ces mots, elle sort en fermant la porte de la galerie, et Gustave marche vers la chambre éclairée.

Que de prestiges dans le mystère ! Gustave s’était déjà plusieurs fois trouvé seul avec Athénaïs. Le dernier entretien qu’il avait eu avec elle ne lui avait pas même causé une vive émotion. Il aurait pu la rencontrer ailleurs peut-être avec indifférence, et ce rendez-vous secret, cette démarche imprudente, lui causaient un trouble inexprimable ; ce fut bien pis encore lorsque, du fond de la galerie obscure, il aperçut Athénaïs assise près d’une table couverte de fleurs, la tête soutenue par un bras charmant, et les yeux fixés sur une lettre qu’elle relisait à la lueur d’une lampe d’albâtre. À l’aspect de cette femme séduisante, dont les formes gracieuses, la tunique blanche, la résille antique, rappellent ces beautés dont raffolaient les sages de la Grèce, Gustave se crut transporté dans le séjour des délices, et près de l’objet enchanteur qu’avait si souvent rêvé sa jeunesse. Dans le délire que cette illusion lui cause, il se précipite aux pieds d’Athénaïs, comme on se prosterne devant la divinité qu’on adore. Surprise, et presque irritée de voir ainsi Gustave à ses genoux, madame de Verseuil veut s’éloigner ; il la retient. Alors, prenant un air digne :

— Vous m’avez cruellement offensée, dit-elle, et je conçois le repentir que vous en éprouvez. Mais soyez moins humble, ajouta-t-elle en souriant, et tâchez d’écouler ma justification.

— Je ne veux pas l’entendre.

— Quoi ! vous accueillez, sans hésiter, la calomnie, et vous refusez d’entendre la vérité ! C’est avoir deux fois tort ; et vous voulez qu’on vous pardonne ?

— Non, ce n’est point mon pardon qu’ici je viens chercher ; j’y viens déposer aux pieds d’Athénaïs mon cœur et ma vie. J’y viens abjurer tout serment qui m’enlèverait à elle, à mon amour, au seul être pour qui je respire ; j’y viens chercher le prix ou la fin de mes souffrances.

— Qu’entends-je ? est-ce l’amant de Stephania, qui ose tenir un semblable langage, de cette Stephania dont la mort le rendait inconsolable ? Gustave, revenez à vous ; le regret vous égare !

— Ah ! dis plutôt l’espoir ; oui, je le sens ; ma raison m’abandonne ; mais pouvais-je te voir et la conserver !

— Gustave… est-il possible, vous que je croyais mon ami, vous que j’aurais imploré contre vous-même ! Oh ! ciel, vous me trompiez !…

Et Athénaïs se voila le visage.

— Oui, je te trompais, je m’abusais moi-même, quand je te jurai que ce cœur, accablé de douleur, était mort à l’amour ; je te trompais, lorsque, m’offrant le secours de ton amitié, j’acceptai ce bien que je déteste. Oui, je puis être ta victime, ton persécuteur, mais non pas ton ami.

— Grands dieux ! je suis donc bien coupable, puisque cette démarche vous autorise à me parler ainsi ?… Eh quoi ! c’est parce que la malveillance dont je suis entourée m’oblige à recevoir mystérieusement l’objet d’une si pure affection ; c’est parce que, trop certaine de n’être plus aimée, je veux détruire ses injustes soupçons, conserver son estime, que je deviendrais le jouet de son caprice. Non, Gustave est incapable d’abuser d’une noble confiance ; en m’exposant ainsi, j’ai compté sur sa sincérité, son honneur, et je n’ai pas supposé qu’il voulût me sacrifier au vain triomphe d’un amour infidèle.

— Arrête, et ne blasphème pas contre cet amour qui me dévore ; ta puissance, ma soumission, mon délire, tout l’atteste. Ah ! si je t’aimais moins… Mais je le vois, tu préfères tout à mon bonheur. Sois tranquille ; je ne veux pas l’obtenir de ton indifférence.

En disant ces mots, Gustave s’éloigne d’Athénaïs.

— Ingrat, dit-elle, qui a le premier trahi cet amour que tu viens réclamer ? qui de nous deux, oubliant ses serments, s’est livré tout entier à une autre passion ? M’as-tu vue, t’immolant sans pitié aux désirs d’un rival, m’offrir à tes regards, le cœur encore ému d’infidèles caresses ? Non ; ces torts sont les tiens, et quand ils ont détruit pour jamais le repos de ma vie, c’est toi qui te plains, c’est toi qui m’accuses ?…

— Athénaïs, pardonne ! s’écrie Gustave en se rapprochant d’elle. Ah ! s’il est vrai qu’un seul instant j’ai possédé ton cœur, je n’ai pas mérité de le perdre. Va, c’est parce que je n’ai pu cesser de t’adorer que je suis devenu parjure, assassin ; et c’est pour t’adorer encore que je survis à ta victime. Oui ; défends-moi de t’aimer ; et tu verras si rien m’attache au monde.

— Gustave, épargnez votre amie.

— Athénaïs, tu pleures… j’excite ta pitié !…

— Non, je pleure sur moi.

— Quand tu disposes de ma vie, peux-tu m’outrager par tes larmes.

— Le sort de Stephania m’épouvante !

Mon amour t’en défend.

— Non ; tu l’as dit : son ombre nous sépare…

— Eh bien, que le remords nous unisse !

Et le ciel qui punit les coupables amours exauça ce vœu terrible !



LIII


Le soleil éclairait déjà les rues de Vérone, et, assis sur la porte de notre auberge, je commençais à m’inquiéter de ne pas voir revenir mon maître ; mais j’entends marcher précipitamment, c’est lui. Je le regarde avec curiosité ; il détourne les yeux, et dit :

— Partons ; je n’ai pas un instant à perdre pour arriver à Peschiera à l’heure de la revue.

Et il s’empresse d’aller vers les gens de la maison, bien moins pour leur donner des ordres que pour me cacher la joie qui brille sur son visage. Pendant qu’on selle nos chevaux, nous déjeunons ; Gustave paie tout ce qu’on lui demande, donne pour boire aux garçons de l’auberge, aux lazzaroni de la place. Enfin, nous partons, et bientôt je le vois saluer d’un regard reconnaissant les remparts de Vérone.

Obligés de laisser souffler nos chevaux à moitié chemin, nous nous arrêtâmes près d’un pavillon dépendant d’une de ces maisons de Plaisance, que les Italiens appellent villa. Le son d’une voix accompagnée par la guitare nous avait attirés vers cet endroit, où l’ombrage de quelques vieux arbres et la fraîcheur d’une source limpide engageaient à se reposer. Après avoir mis pied à terre, et fait boire nos chevaux, nous nous étendîmes sur l’herbe ; et, bercés par les doux accents qui sortaient du pavillon, nous étions prêts à nous endormir, lorsque, après avoir terminé l’étude d’un rondo brillant, cette voix commença à chanter le délicieux nocturne de Crescentini : Non v’è più barbaro, di che non sento. À peine les premières mesures de cet air eurent-elles retenti aux oreilles de Gustave, que, se levant tout à coup comme frappé d’une apparition, il s’écrie :

— Stephania ! Stephania ! ne l’as-tu pas entendue ?

En disant ces mots, il se précipite vers moi, et me montre d’un air égaré la fenêtre du pavillon. Le croyant poursuivi par un songe effrayant :

— Réveillez-vous, lui dis-je, et jouissez du plaisir d’entendre une musique ravissante.

— Mais les cris de Gustave avaient fait taire la voix. Alors, revenant à lui :

— Fuyons, dit-il en portant la main sur son cœur. Ces accents, ce nocturne trop bien connu, m’ont rendu à toutes mes douleurs… Elle tient sa promesse… Oui, me disait-elle : « Cette romance qui vous émeut tant, si vous m’abandonnez, je reviendrai vous la chanter du fond de mon tombeau. » Ah ! Victor, quel jour son ombre a choisi pour accomplir sa fatale promesse !

Cette circonstance, fort ordinaire en elle-même, eut cependant la puissance d’empoisonner les plus doux moments de la vie de Gustave. Quel contraste m’offrit son humeur pendant ces deux heures de route ! Dans la première, livré à d’enivrants souvenirs, à de célestes espérances, il souriait sans cesse ; dans l’autre, assailli par le remords, par de tristes pressentiments, il respirait à peine. Ah ! si l’on savait par combien de tourments s’achète un bonheur défendu, les plaisirs purs seraient moins dédaignés.

À peine arrivé, Gustave se rendit chez son général. Il partait pour la revue.

— Je regrette, lui dit-il, de vous avoir fait faire inutilement le voyage de Peschiera ; ma femme est à Vérone, et je viens de recevoir l’ordre d’y rejoindre aujourd’hui même la division de Masséna. Ainsi, nous souperons ce soir chez madame de Verseuil.

— Vraiment, dit Gustave en s’efforçant de ne montrer que sa surprise.

— Oui, répliqua le général ; elle s’ennuyait à Milan ; j’ai pensé que le séjour de Vérone lui plairait davantage ; et comme le siége de Mantoue nous tiendra encore longtemps dans ces environs, nous aurons quelquefois l’occasion de nous voir. Le major est ici, ajouta-t-il ; c’est lui qui est venu me prévenir de l’arrivée de ma famille.

C’était bien le moment de demander des nouvelles de la santé de madame de Verseuil ; mais Gustave ne put obtenir de sa probité cette politesse d’usage. Il répondit franchement à son général qu’il serait charmé de l’accompagner à Vérone ; et il vint ensuite tout disposer pour se mettre en marche à la tête de son bataillon, et reprendre la même route par laquelle nous venions de passer.

La certitude de revoir bientôt Athénaïs dissipa une partie des idées sombres qui s’étaient emparées de l’esprit de Gustave. Que de plaisir il se promettait à observer le trouble que sa vue lui causerait, à l’augmenter même, en plaçant dans des phrases communes un de ces mots, de ces noms échappés dans le tête-à-tête, et qui transportent, comme par un pouvoir magique, au moment où ils furent prononcés ! Que de charme dans cette contrainte ! Que de soins pour ne pas trahir le secret mutuel, pour ne montrer sa joie qu’à l’objet qui l’inspire ! Tout occupé de ce bonheur prochain, Gustave pensa révéler celui qu’il savourait encore. Nous étions parvenus à un endroit où le chemin se partageant, mène d’un côté à Vérone et de l’autre à Chiusa. M. de Verseuil ayant choisi ce dernier, Gustave lui cria très-imprudemment :

— Vous vous trompez, général ; ne prenez pas par là. Voici le vrai chemin.

— Non, répondit le général ; celui-ci me parait bien plus dans la direction de Vérone.

Et Gustave s’entêtait à prouver que c’était une erreur, sans penser au tort que pouvait lui faire son expérience.

— Mais, répliqua le général avec humeur, comment pouvez-vous savoir mieux que moi si cette route est la bonne ? vous l’avez donc déjà faite ?

Cette question déconcerta Gustave ; il n’osa y répondre ; et le général, prenant ce silence pour l’aveu de l’ignorance de mon maître à cet égard, se mit à suivre le mauvais chemin.

Cependant Gustave ne pouvait se résigner à se voir ainsi égarer à plaisir, et surtout à ne point arriver le soir même à Vérone ; aussi vint-il près de moi pour me dire :

— Conçois-tu l’entêtement de ce général qui s’obstine à nous conduire tout de travers ?

— Ma foi, monsieur, cela ressemble à de l’inspiration, répondis-je en riant ; mais comme il n’est pas nécessaire de seconder celle-là, envoyez Bernard vers ces gens qui travaillent là bas ; qu’il les questionne, et revienne ensuite répéter au général ce qu’ils auront dit.

Ce conseil fut suivi ; et, comme je l’avais prévu, M. de Verseuil nous dit bientôt après qu’il fallait retourner sur nos pas.

— Vous aviez bien deviné, ajouta-t-il en s’adressant à mon maître, et j’aurais dû vous en croire.

Jamais on ne vit quelqu’un plus confus d’avoir raison que ne le parut alors Gustave ; mais pendant qu’il se félicitait d’avoir échappé au malheur de trahir le secret de son voyage, d’autres piéges l’attendaient. Ce même aide de camp de Masséna, dont nous avions eu tant de peine à nous débarrasser la veille, avait été choisi par son chef pour aller au-devant du général de Verseuil. On peut juger ce qu’éprouva Gustave en apercevant ce maudit officier au milieu des grenadiers dont il s’était fait accompagner. Certain qu’il allait en être reconnu ; que l’aide de camp ne manquerait pas de lui demander pourquoi, s’étant fait annoncer la veille chez Masséna, il ne s’y était pas présenté ; et qu’il s’empresserait d’ajouter à cet obligeant reproche le récit de tout ce qui s’était passé à la porte de Vérone, Gustave aurait bien voulu se soustraire à ses regards ; mais la chose était impossible ; et d’ailleurs son absence n’aurait que mieux engagé l’officier à se vanter du service qu’il lui avait rendu. Tout bien considéré, il fallait que cet homme fût délateur ou complice ; et, de ces deux rôles, Gustave n’hésita pas à lui choisir le plus noble. En conséquence, il mit son cheval au grand galop, s’arrêta près de l’officier, lui prit cordialement la main, et dit :

— Une affaire d’honneur m’a conduit hier secrètement ici : je serais perdu, si mon général venait à l’apprendre ; donnez-moi votre parole, camarade, de lui laisser ignorer que vous m’ayez vu.

— Je vous la donne, répond l’officier d’un air important. Je connais ces sortes d’affaires. Les chefs n’en doivent rien savoir, et vous verrez si je suis discret.

En effet, Gustave ne le vit que trop, et malheureusement toute la division aussi. Car il prenait un ton si mystérieux en parlant au général Verseuil, et mettait tant d’affectation à lui répéter qu’il était ravi de faire connaissance avec son premier aide de camp, que le moins fin des hommes aurait deviné que ce bavardage cachait quelque mystère.

Sans se rendre compte de toutes ces choses étranges, le général les remarquait ; ce qui le frappa surtout fut l’obstination de mon maître à ne pas vouloir l’accompagner jusque chez madame de Verseuil. Il imagina les prétextes les moins vraisemblables pour lui épargner la surprise qu’elle ne pourrait s’empêcher de témoigner en le voyant sitôt de retour.

— Vous viendrez du moins souper avec nous, dit le général ; je ne veux pas que vous viviez solitaire comme vous le faites depuis que nous avons quitté Milan. On ne vous voit plus que les jours de bataille. C’est trop accorder à d’amoureux regrets ; maintenant vos amis vous réclament ; rendez-leur vos soins et votre gaieté.

Ces mots, dits avec l’accent d’une franche amitié, troublèrent la conscience de Gustave ; il y répondit avec embarras ; car rien ne déconcerte autant que les preuves d’affection de l’homme qu’on offense.

Après nous être installés dans un hôtel près de la maison de madame de Verseuil, Gustave se rendit chez elle avec une émotion facile à concevoir. Le cœur lui battait si vivement, qu’il fut obligé de rester quelques minutes dans l’antichambre avant de se faire annoncer ; mais, à son nom prononcé hautement, Athénaïs ne retourna seulement pas la tête. Engagée dans une conversation avec Masséna et deux autres personnes, elle ne parut faire aucune attention à celui qui arrivait. Loin d’en être étonné, Gustave pensa que cette marque d’indifférence n’avait pour but que de détourner les soupçons ; et il aurait cherché à l’imiter peut-être, si la politesse ne lui avait fait un devoir d’aller, en entrant, saluer la maîtresse de la maison.

— Eh ! bonjour, monsieur, lui dit-elle avec ce ton poli que l’on a pour tout le monde ; j’ai appris que vous aviez été blessé à la bataille de Castiglione, et je suis charmée de voir qu’il ne vous reste plus de cette blessure que la gloire de l’avoir reçue.

Puis, reprenant sa conversation précédente, Athénaïs ne laisse point à Gustave le temps de lui répondre. C’est pousser la discrétion un peu loin, pensa-t-il ; mais un regard va me dédommager de tout ce que la prudence me fait perdre. Ce regard tant désiré, il ne l’obtint point ; et cependant les yeux d’Athénaïs s’arrêtèrent sur lui toutes les fois qu’elle était amenée naturellement à lui adresser la parole. Pendant le souper, sans fuir, ni chercher les occasions de causer avec lui, elle parla des événements de l’armée, des plaisirs de Milan, des nouvelles de Paris, et traita ces différents sujets avec tant de grâce et de gaieté, que tout attestait la liberté de son esprit. Enfin, en la voyant si peu préoccupée, si sémillante, si facilement polie envers lui, Gustave se demanda s’il était bien vrai que la veille…

— Mais non, pensait-il ; tant de bonheur ne saurait s’oublier ; et c’est en vain que madame de Verseuil dédaigneuse et brillante prétend me cacher la tendre Athénaïs ; un mot va me la rendre ; et, s’approchant d’une fenêtre, il s’écria d’un accent qui devait être connu : « Oh ! ciel ! voici déjà le jour ! »

Mais cette exclamation parvint aux oreilles d’Athénais sans retentir à son cœur. Alors, n’ayant plus la force de dissimuler son mécontentement, Gustave fut s’asseoir au fond de cette galerie qui lui avait paru plus belle dans l’obscurité. Il espérait encore qu’un signe le rappellerait auprès d’Athénais ; mais, après l’avoir attendu vainement, il se décida à sortir le premier de cette maison où tout lui paraissait si changé ; et je le vis revenir de chez madame de Verseuil avec autant de tristesse que le matin même il en avait rapporté de joie.



LIV


Gustave se plaignit, bouda ; on lui reprocha ses plaintes, sa bouderie ; il osa douter d’un amour si facile à dissimuler, et on lui répondit :

— Je vous aime ; vous êtes injuste dans vos soupçons, dans vos discours, dans le mal que vous sentez, et que vous faites. Je vous aime.

Et, subjugué par la puissance de ces trois mots, Gustave revenait chercher aux pieds d’Athénaïs son pardon, et l’oubli des soupçons que le lendemain voyait renaître.

Un soir qu’il en était encore plus tourmenté qu’à l’ordinaire, on lui remit une lettre de madame de Révanne, où se trouvait le passage suivant :

« Je dînais chez madame Bonaparte lorsque l’aide de camp L… est venu lui apporter la nouvelle de la glorieuse affaire de Castiglione. On s’empresse autour de lui ; on interrompt son récit par mille questions, par des exclamations sans fin. Au milieu de tout ce bruit, j’attrape ces mots :

» — Votre fils a fait des merveilles, un poste enlevé, une avant-garde culbutée, vingt-cinq prisonniers, un coup de sabre au travers du visage…

» — Et mon mari ! s’écrie madame M…, n’est-il pas blessé ?

» — Et mon frère, dit une autre.

Et toutes ces sollicitudes m’empêchent d’en savoir davantage.

» Je prévois que, harcelé par tout le monde, L… ne pourra me donner aucun des détails qui m’intéressent tant, et je l’engage à venir dîner le lendemain avec moi ; il accepte enfin. Grâce à son intérêt pour toi, et à sa commisération pour ma curiosité maternelle, j’ai appris de lui tout ce que j’aurais dû tenir de ta confiance. Je pleure Stephania, je redoute cette Athénaïs si séduisante, si coquette. Je te vois engagé dans une intrigue dangereuse, placé entre la protection, l’amitié d’un brave général, et les agaceries, les faveurs de sa femme ; et je déplore avec toi les ennuis qu’une telle situation entraîne ; mais il est peut-être encore temps de t’y soustraire. Ah ! s’il est vrai, cher Gustave, n’hésite pas un instant à t’affranchir d’un joug honteux. Ce que j’ai vu, ce que je sais de madame de Verseuil, me suffit pour la ranger au nombre de ces femmes dont la vanité est à la fois le génie et le tyran. Affamées de succès, on les voit tout braver pour en obtenir. Porter le désespoir dans un cœur, le trouble dans une famille, voilà leurs plus doux plaisirs. C’est dans les obstacles à vaincre, les sentiments à corrompre, les devoirs à violer qu’elles trouvent un prix digne de leurs efforts : si du moins leurs défauts les faisaient reconnaître ! Mais la plus fière, la plus insensible, devient humble et tendre lorsqu’il s’agit d’enchaîner l’objet de son caprice. Feignant les vertus qu’il préfère, on les voit tour à tour modestes, généreuses, dévouées ; et s’il s’arme contre tant de séductions, irritées par cette résistance, quelquefois l’amour lui-même devient leur complice ; c’est alors qu’elles triomphent, et qu’un siècle de tourments succède à un éclair de bonheur. Cher Gustave, échappe à ce triste sort, et garde l’amour de ton âme si pure et si noble pour la femme qui n’aimera que toi. Laisse-moi te la choisir ; mon cœur seul peut deviner celle qui te mérite. »

Le reste de cette lettre parlait d’affaires de famille, et finissait ainsi :

« Lydie vient de me quitter pour rejoindre son mari à Révanne ; il est, dit-on, fort malade des suites d’une pleurésie. D’après ce que me mande notre docteur, j’avais bien envie d’épargner ce triste voyage à madame de Civray ; mais le sentiment de son devoir l’a emporté sur mes instances. Elle est partie, et, quel que soit l’événement, je vais être très-longtemps privée de sa présence et de ses tendres soins. »

Cette lettre fit profondément rêver Gustave. Il se repentit de n’avoir pas osé se confier à sa mère ; mais il n’était plus temps de suivre ses conseils ; et, dans l’impossibilité de revenir sur le passé, le mieux était de s’étourdir sur l’avenir. D’ailleurs les préventions de madame de Révanne ne pouvaient-elles être injustes ? mais quand Gustave s’efforçait de le croire, la coquetterie de madame de Verseuil le rendait à ses doutes cruels. Provoquant sans cesse de nouveaux hommages, elle semblait quelquefois importunée de l’amour qu’elle lui inspirait. Alors, cédant à sa fierté, Gustave restait quelques jours sans voir Athénaïs, jurait de rompre avec elle, et relisait la lettre de sa mère ; mais Athénaïs, qui craignait de voir échapper son esclave, ressaisissait la chaîne ; et de nouvelles faveurs venaient livrer Gustave à de nouveaux tourments.

Qui n’a pas connu cette triste condition de l’amour, où dominé sans être dupe, on ne peut se soustraire ni à la vérité qui éclaire, ni au penchant qui entraîne ; où, pour le dire ainsi, l’on se sent trompé, l’on se voit mentir, sans qu’indigné de tant de perfidie, le cœur s’affranchisse de son humiliant servage ? Ah ! la puissance qui nous soumet sans nous aveugler est la seule invincible ; et l’on est tenté de croire que les êtres qui la possèdent la tiennent de l’enfer : car les supplices qu’elle impose sont aussi éternels.

Heureusement pour Gustave, les fatigues de la guerre faisaient diversion à ses chagrins d’amour. Affermie et augmentée par ses dernières conquêtes, l’armée française, rassemblée autour de Mantoue, recommençait le siége de cette ville. Chaque jour amenait de nouvelles affaires qui, sans être décisives, n’en étaient pas moins brillantes. Enfin, après avoir planté de sa propre main le drapeau français sur le pont d’Arcole, Bonaparte allait terminer la campagne par un dernier miracle.

Le général Verseuil venait de recevoir l’ordre de marcher avec Masséna sur Rivoli. Les Autrichiens ne pouvant plus tenir dans Mantoue, on devait s’attendre à une tentative désespérée de leur part, et le général en chef, en quittant Vérone le 15 janvier, n’avait pas dissimulé à ses troupes que ce qu’il leur restait à faire était encore au-dessus de tout ce qu’elles avaient déjà fait. Ainsi prévenu, chacun s’occupait de ses dispositions : les uns écrivaient des lettres d’affaires ; d’autres, frappés de tristes pressentiments, traçaient de funèbres adieux. Les amis se confiaient leurs dernières volontés, en cas de malheur. Les amants se juraient de s’aimer au delà du tombeau. Enfin tous s’abandonnaient à l’inquiète prévoyance qui précède les grands événements.

Dans ce moment solennel, Gustave pouvait-il ne pas adresser à sa chère Athénaïs les plus touchants adieux, et pouvait-elle se dispenser d’y répondre ? Non ; l’amour exigeait cette preuve de tendresse, ce gage dangereux qui devait servir à les perdre.

Depuis quelques mois, un certain baron Marcelli venait assidument chez madame de Verseuil. Il s’était fait présenter par un grave magistrat de Vérone, et ses manières étaient celles d’un homme habitué à vivre dans le grand monde. Il fut bien accueilli du général Napolitain d’origine, intrigant de son état, il était venu s’établir à Florence, où, à force de flatteries et de bassesses, il s’était acquis la protection, et même la confiance du fameux Manfredini. On prétend que cet adroit ministre, dont la générosité envers Marcelli était poussée à l’extrême, y mettait cependant une condition que celui-ci remplissait de son mieux, en racontant ou en inventant une foule de petits faits dont la politique de Manfredini tirait tout le parti possible.

Aux avantages d’une situation brillante en apparence, Marcelli joignait un assez beau visage, un air patelin, et le petit talent d’improviser à volonté des concetti sur tous les beaux yeux qu’il rencontrait. On parlait beaucoup des bontés dont une grande princesse l’avait honoré pendant son dernier séjour à Naples. C’en était assez pour lui attirer l’attention de madame de Verseuil. Aussi, à peine quinze jours s’étaient-ils écoulés depuis sa présentation chez elle, qu’abusé par tant de préférences flatteuses, Marcelli se crut au moment de profiter d’un bien qui semblait s’offrir à lui, et, sans même déclarer son amour, il en réclama le prix. Athénaïs, indignée de se voir traitée si légèrement, voulut punir Marcelli de sa présomption en l’accablant de dédains. La fatuité du baron s’en irrita ; persuadé qu’une femme ne pouvait lui résister qu’autant qu’elle cédait à un autre, il s’appliqua à découvrir la personne qui lui attirait les rigueurs de madame de Verseuil. La jalousie de Gustave lui facilita beaucoup cette découverte. Il les épia tous deux ; et lorsqu’il fut instruit de leur liaison, il se rendit secrètement près de mademoiselle Julie et lui offrit cent ducats du moindre billet de sa maîtresse à M. de Révanne. Julie parut d’abord révoltée de la proposition ; mais le baron promit le double de la somme ; il s’engagea de plus à placer Julie chez une grande dame de Florence, et finit par lui promettre de se charger particulièrement de son sort. C’en était beaucoup trop pour la vertu de mademoiselle Julie ; elle consentit à tout ce qu’exigeait le baron ; et, après lui avoir remis la lettre d’adieux qu’elle était chargée de porter à Gustave, elle disparut de la maison de madame de Verseuil.

Muni de cette pièce de conviction, le baron l’adressa tout simplement au général, accompagnée de tous les commentaires qui pouvaient expliquer le texte. Aucun détail n’était omis, et l’infâme anonyme se justifiait surtout par la pitié que lui inspirait un brave mari dont tout le monde se moquait, et qu’il fallait enfin éclairer sur ce qui se passait chez lui.

Mon maitre et son bataillon étaient déjà en route pour Rivoli, où le général devait se rendre le lendemain. Minuit venait de sonner. Après avoir tendrement embrassé sa femme, M. de Verseuil, rentré dans sa chambre, s’apprêtait à se mettre au lit, quand il vit sur sa cheminée une lettre à son adresse. L’ouvrir, rester un moment anéanti, se relever furieux, courir chez sa femme, l’accabler de reproches, de menaces, tel fut le prompt résultat de cette lâche dénonciation. Il n’y avait pas moyen de nier ; il ne restait qu’à demander grâce ; mais l’orgueil et les projets d’Athénaïs s’opposaient également à cet acte de repentir. Sans s’abuser sur les inconvénients d’un éclat scandaleux, elle vit à l’instant même les avantages qu’elle en pouvait tirer. M. de Révanne était jeune, riche, généreux ; il était la cause de la perte de sa réputation ; il en serait le réparateur. Forte de cette assurance, elle fit à son mari non-seulement l’aveu des torts qu’elle avait envers lui, mais encore de ceux qu’elle n’avait pas. Enfin, elle imagina tout ce qui pouvait rendre le pardon impossible, et joignit tant d’injures à sa confession générale, que son mari, ne pouvant plus contenir son indignation et sa colère, lui ordonna de quitter sur-le-champ sa maison et le nom de Verseuil.

C’était de cet excès de honte et de malheur qu’Athénaïs attendait le retour d’une existence brillante, et la sévérité de M. de Verseuil lui répondait du dévouement de Gustave ; mais, loin de le réclamer, elle se contenta de l’instruire par ce billet de ce qui s’était passé :

« Nous sommes trahis. J’ignore quel motif a pu engager cette misérable Julie à remettre entre les mains de M. de Verseuil ma réponse à vos adieux ; mais il sait tout. Vous devinez l’affreuse scène qu’il m’a fallu subir. On en voulait d’abord à ma vie. Ce n’était point assez même pour expier le crime de vous aimer. Enfin, on m’en tient quitte pour le divorce.

» Je pars ce soir même de Vérone, accompagnée d’une femme de chambre italienne et du vieux serviteur de ma tante. Ce brave homme, qui m’a vu naître, consent à partager ma mauvaise fortune. C’est à Turin que j’attendrai de vos nouvelles. Adieu ; ne me plaignez pas, si votre amour me reste. »

Germain, que mon maître avait laissé à Vérone, fut expédié en courrier extraordinaire pour apporter cette lettre à Gustave. Il la reçut au moment où il attendait des ordres chez le général en chef. Il pâlit si visiblement en lisant les premières lignes de ce billet, que son camarade J… lui dit :

— Serait-ce la mort d’un ami qu’on t’apprend ?

— Non, répondit Gustave en s’efforçant de cacher son trouble ; mais c’est une nouvelle qui m’oblige à prendre quelques mesures. Charge-toi du paquet qu’on doit me remettre pour le général de Verseuil ; je reviendrai le chercher dans un instant.

Alors il accourut dans l’endroit où nous campions, et, me remettant un rouleau de cent louis :

— Pars, me dit-il ; va aujourd’hui même rejoindre madame de Verseuil à Turin. Veille à ce qu’elle soit bien logée, à ce qu’elle ne manque d’aucun soin. Je la confie à ton attachement pour moi.

Puis, se mettant à écrire quelques mots à la hâte, il me fit lire le billet d’Athénaïs. J’en fus plus douloureusement frappé que lui-même, car je prévoyais mieux que personne les suites d’un si fâcheux éclat ; mais je n’eus pas la cruauté de lui en dire un mot. Le mal était fait ; rien ne pouvait empêcher Gustave d’en être victime. Il fallait non le sermonner, mais le secourir, et surtout le seconder dans les preuves de dévouement dont la situation de madame de Verseuil lui faisait un devoir. C’est à ces considérations et à la nécessité de lui ôter toute inquiétude sur le compte d’Athénaïs que je dus le courage d’obéir à mon maître, et de le quitter au moment où l’on allait livrer bataille.


LV


De retour à l’état-major, Gustave trouva une ordonnance de son général, qui l’attendait pour lui remettre une lettre et se charger des instructions adressées à M. de Verseuil. Présumant bien ce que devait contenir cette lettre, il se retirait pour la lire sans témoins lorsque J… court après lui pour l’embrasser, et dit :

— On t’envoie défendre le passage de la Rocca di Garda ; mon ami, le poste est périlleux : c’est une galanterie de ton général qui te vaudra de l’avancement ou… tu m’entends, ajouta-t-il en faisant un geste fort significatif. Aussi, j’ai voulu t’embrasser avant le lever du rideau, car on ne sait pas comment finira le drame.

— Eh bien, quel que soit mon sort, répondit Gustave d’un ton solennel, promets-moi de défendre ma conduite ou ma mémoire contre ceux qui voudraient l’attaquer.

— De tout mon cœur, reprit J… en lui serrant la main ; je te jure de traiter comme un vil gredin tout homme qui oserait médire de ta bravoure et de tes sentiments.

Ils s’embrassèrent de nouveau, et chacun d’eux alla remplir sa mission glorieuse. Tout en conduisant sa troupe, Gustave décacheta la lettre qui pesait sur son sein, et il lut ce qui suit :


« Si la patrie ne réclamait aujourd’hui même votre sang et le mien, vous savez comment je punirais un infâme corrupteur, un ami perfide ; je dirais presque un fils ingrat. Oui, lorsque je vous accueillis dans ma maison, lorsque je vous appris la gloire ; lorsque, abusé par vos qualités apparentes, par les témoignages faux d’une amitié dévouée, je vous recommandai à la protection du général en chef, comme un père recommande son fils, j’étais loin de soupçonner que ce jeune homme, dont je vantais le courage et la loyauté, tramât la perte de ma femme et le déshonneur de ma famille. Il n’appartient qu’aux traîtres de prévoir la trahison, et vous auriez pu me tromper plus longtemps ; mais, puisqu’une main charitable m’a ouvert les yeux, respectez au moins le juste ressentiment que m’inspire une conduite si outrageante, et ne vous présentez plus devant moi. Allez chercher près de votre complice la récompense qui vous est due. Ce prix ne peut vous échapper : car la femme qui trahit les plus saints devoirs, l’honneur et la reconnaissance, ne sera pas plus fidèle à l’amour ; et sa perfidie me vengera bientôt de la vôtre.

» Un de mes officiers vous transmettra mes ordres pour aujourd’hui. Demain, ce n’est plus moi qui vous en donnerai je ne saurais commander qu’à des gens que j’estime.

» Verseuil. »

— Il me méprise ! s’écria Gustave en déchirant avec rage cette lettre injurieuse, et je vivrais chargé du mépris d’un homme ! Non, il payera de son sang l’affront qu’il ose me faire. J’étais prêt à supporter sa haine, sa vengeance ; mais son mépris ! ah ! je le mériterais si j’hésitais à l’en punir !

Et, dans les transports de sa colère, Gustave formait les projets les plus insensés. Mais l’ennemi paraît, et c’est sur lui que tombe sa fureur. Heureux d’avoir à risquer sa vie, c’est du sang qu’il lui faut pour laver l’injure qui le déshonore à ses propres yeux. Dans le désespoir de ne pouvoir atteindre au cœur de l’homme qui l’outrage, il frappe tout ce qui s’oppose à son passage, répand la terreur dans les rangs autrichiens, les disperse, et protège ainsi la marche de Masséna, qui gagne le plateau de Rivoli. Bientôt Gustave et les siens sont appelés au secours de la quatorzième brigade, qui, se trouvant surprise auprès du village de San Giovanni, soutenait à elle seule le choc de l’ennemi. Là, par leur héroïque résistance, ils arrêtent les autrichiens assez de temps pour permettre à Bonaparte de se rendre précipitamment à la gauche de l’armée. On sait le résultat de ce mouvement subit, et comment Masséna, l’enfant gâté de la victoire, ainsi que l’appelait Bonaparte, profita de cette circonstance pour se placer au niveau du plus grand homme de l’armée.

Enfin, après trois jours et trois nuits de marches, de combats, de victoires, les Français forcent l’ennemi à déposer les armes. Pendant ces trois jours mémorables, Bonaparte a livré deux batailles, détruit deux corps d’armée, fait vingt mille prisonniers, pris toute l’artillerie ennemie, et mis les Autrichiens hors d’état de tenir la campagne.

C’est quand de tels exploits sont accomplis qu’il faut voir le délire des soldats, la joie des officiers, et l’agitation de tous ceux à qui leurs actions d’éclat donnent droit à une récompense. Avec quel plaisir les amis se retrouvent après avoir bravé tant de périls ! Que de réjouissances ! de festins bruyants ! de toasts portés à la patrie, au général en chef, à la victoire ! Mais, au milieu de ces joyeux vainqueurs, l’on n’aperçoit pas Gustave. En vain J… le cherche pour le féliciter de son nouveau grade, pour lui répéter les éloges que Bonaparte donne tout haut à son intrépide valeur. Cependant il ne peut être loin ; on l’a vu revenir en conduisant un grand nombre de prisonniers vers le quartier général. Où se cache-t-il donc ? Hélas ! le pauvre Gustave, exténué de fatigue, couvert de sang et de poussière, est tombé presque inanimé sur un monceau de paille dans la grange où il vient d’amener son cheval. C’est là, c’est auprès de son compagnon de gloire qu’il succombe à la puissance du sommeil ; c’est dans cet humble asyle qu’il trouve l’oubli de ses tourments, et qu’il puise dans un instant de repos la force de revivre et de souffrir encore.

Pendant que ses amis sont à sa recherche, Bonaparte, qui veut récompenser de plus d’une manière les services rendus dans ces dernières affaires par le général de Verseuil, le fait mander pour lui dire qu’indépendamment de la mention honorable qu’il fait de lui dans son rapport au Directoire, il veut encore récompenser dans son aide de camp l’héroïsme dont il lui donna l’exemple. À ces mots, le général de Verseuil pâlit, et son dépit s’augmente lorsqu’il apprend que le grade de chef de brigade est demandé pour Gustave, et qu’il va à Paris porter, avec l’aide de camp Bessières, les drapeaux conquis dans ces batailles mémorables. L’idée de voir combler d’honneurs l’homme qui venait de lui enlever ce qu’il avait de plus cher au monde ; l’idée que le ravisseur de sa femme va se montrer, aux yeux de toute la France, paré des doubles conquêtes de l’amour et de la gloire, égare la raison du malheureux général. Il accuse son chef d’encourager le crime, dénonce Gustave comme l’être le plus vil, le plus faux, et, peignant le désespoir dans lequel il plonge sa famille, il sort en menaçant d’envoyer sa démission, si l’on persiste à payer par tant de faveurs les services de son plus cruel ennemi.

Heureusement pour Gustave, le rapport était déjà parti ; mais Bonaparte pouvait se rétracter, ou, ce qui eût été pis encore, il pouvait, protégeant le juste ressentiment de M. de Verseuil, détruire par un seul mot de mépris la réputation et la vie de Gustave, car il n’aurait pu survivre à un tel affront. Ému par le désespoir de ce mari trompé, trop confiant dans ses plaintes, et craignant surtout de perdre un général dont l’expérience lui était si nécessaire, Bonaparte allait peut-être commettre une grande injustice si J…, arrivé au moment où M. de Verseuil sortait furieux du cabinet du général en chef, n’avait demandé la cause de cette grande colère. Alors Bonaparte, s’emportant contre les aides de camp dont les aventures galantes semaient le trouble parmi les officiers de l’armée, traita Gustave de fat et d’hypocrite. Mais J… n’était pas homme à laisser ainsi calomnier son camarade, et, prenant la parole avec une sorte d’autorité, il justifia d’abord son ami du crime de séduction, en offrant de prouver par Salicetti et autres que la vertu de madame de Verseuil avait déjà perdu plus d’une bataille avant d’être attaquée par M. de Révanne. Il osa même répondre que, sans les agaceries qu’il en recevait chaque jour, jamais Gustave n’aurait pensé à se brouiller pour elle avec son général.

— Bien plus, ajouta-t-il, j’offre de parier mon sabre d’honneur, que ce n’est pas Gustave qui l’enlève à son mari ; qu’il aurait tout sacrifié au repos de leur ménage, et que c’est elle qui saisit cette occasion de se débarrasser d’un vieux jaloux qui la tourmente, pour se livrer à un jeune homme dont la générosité lui promet tous les plaisirs du grand monde. Mais, mon général, avant de le punir, avant de le désespérer par un reproche de votre bouche, laissez-moi me convaincre de la vérité, et croyez qu’il n’est point un lâche suborneur, ce jeune homme qui se portait avec tant de bravoure au-devant de l’ennemi pour vous ouvrir un passage, cet officier qui, soutenant presque à lui seul le feu de vingt batteries pour voler au secours de ses camarades, étonnait jusqu’à la valeur de nos vieux soldats !

— Eh bien, va le trouver, dit Bonaparte, à moitié gagné par les raisons et la franche éloquence de J… ; tâche d’arranger cette ridicule affaire ; prouve à Verseuil que sa femme ne mérite pas tant de regrets ; dis à Révanne que je lui défends d’avoir la moindre scène avec son ancien général ; surtout qu’ils ne se battent pas. Les voilà séparés par le fait, puisque désormais Gustave, chef de brigade, se trouvera sous les ordres de Masséna. Ainsi, rien ne les obligeant plus à se voir, qu’ils vivent en paix. Je ne veux pas, ajouta-t-il en souriant, que le caprice de cette Hélène nous coûte la vie d’un Priam ou d’un Hector.

Ce n’est que longtemps après cet entretien que J… parvint à découvrir son ami dans la grange où il reposait.

— Réveille-toi, lui dit-il en le secouant brusquement, et viens me raconter un peu ta dernière fredaine. Sais-tu bien qu’elle fait autant de bruit que la canonnade de Mantoue, et qu’elle a pensé te jouer un vilain tour ; mais, grâce au ciel, le coup est paré. Il ne s’agit plus que d’agir avec prudence, et de te justifier d’avoir enlevé une femme qui court fort bien toute seule. Dis-moi, que veux-tu faire pour apaiser ce vieux général Verseuil ?

— Je veux le tuer !

Et, en disant ces mots, Gustave se leva pour chercher son sabre.

— Es-tu fou ? lui dit J… en le retenant ; quoi ! tu veux tuer ce brave homme pour la peine de t’avoir cédé sa femme ?

— Eh ! non, reprit Gustave ; c’est pour avoir osé m’écrire qu’il me méprisait.

— Vraiment, ne prétends-tu pas qu’il t’adore ? Et que te fait le mépris dont il parle ? Empêche-t-il l’estime qu’il est forcé de t’accorder ? et un jeune homme est-il déshonoré pour profiter des bontés d’une femme galante ?

— Parle avec plus d’égard d’une femme malheureuse, qui n’est tant calomniée que parce qu’elle est plus jolie et plus spirituelle qu’une autre.

— Dieu me garde de l’insulter ; je suis toujours prêt à convenir de tous les charmes et de toutes les vertus que les amants trouvent à leurs maîtresses ; mais, eût-elle toutes celles que tu lui supposes, tu ne m’empêcherais pas de penser que si son mari s’est porté envers toi à quelque insulte grave, c’est qu’il te croit le premier, l’unique amant de sa femme, et qu’il se flatte que, sans toi, elle lui serait encore fidèle. Quand il saura que tu es fort innocent de ses premières fautes, et qu’il pourrait aussi bien s’en prendre à plusieurs de ses amis qu’à toi, il reviendra à la bonne opinion qu’il avait de ton caractère, et vous finirez peut-être par être le mieux du monde ensemble.

— Jamais, reprit Gustave ; je l’ai trop offensé pour lui pardonner mes torts et ma honte. Ah ! mon cher J…, tu ne connais pas le supplice de se sentir coupable envers l’homme qui nous protégeait. L’idée d’avoir troublé pour toujours le repos de ce vieux militaire, qui m’appelait son fils, d’avoir échangé son amitié, son estime contre sa haine et son mépris, me rend la vie insupportable. Il faut qu’il m’en délivre.

— Mais s’il ne veut pas t’assassiner ?

— Eh bien, nous nous battrons.

— Le général en chef vous le défend.

— Comment ! il sait ?… dit Gustave en rougissant.

— Oui, il sait tout ; mais, en blâmant ta conduite scandaleuse, il récompense tes exploits, et prétend qu’un chef de brigade doit donner l’exemple de la subordination. Ainsi donc, obéis, si tu veux commander, et mets de côté tes petits intérêts personnels pour ne songer qu’à ceux de l’armée. Eh ! qui pourrait flétrir l’honneur qu’on t’accorde aujourd’hui ? C’est toi qui es choisi pour accompagner Bessières ; c’est toi qui porteras à Paris les drapeaux que va nous livrer Mantoue.

— Ah ! mon ami, je vais revoir ma mère !

Et il se jeta au cou de J…

Le ressentiment, la tristesse cédèrent à l’espérance d’embrasser bientôt cette mère chérie. Gustave, assuré d’un tel bonheur, pouvait braver tous les ennuis de sa situation, et même les réprimandes de Bonaparte. Aussi se résigna-t-il à suivre l’avis de J…, qui lui disait :

— Allons, suis-moi chez le général en chef ; débarrasse-toi de cela tout de suite ; viens essuyer la bourrasque, et tu n’auras plus qu’à jouir du beau temps.

En effet, Gustave fut sévèrement grondé ; mais, la leçon faite, Bonaparte s’adoucit, et, satisfait d’avoir obtenu la promesse d’expier de grands torts par un peu d’humilité envers un vieux général, il redevint l’ami, le protecteur de Gustave.

Enfin, après plusieurs sorties malheureuses, Wursmer capitula, Mantoue se rendit, et nous vîmes les étendards français flotter sur le berceau de Virgile.



LVI


Dans l’ignorance où j’étais de tout ce qui se passait à l’armée, le séjour de Turin commençait à me devenir insupportable ; et, malgré mes soins à procurer à madame de Verseuil tout ce qui pouvait embellir sa retraite, je la voyais aussi fatiguée que moi d’une existence qui n’avait pour unique plaisir que l’arrivée du courrier. Enfin ce courrier nous apporta la nouvelle de la mission de mon maître ; mais, comme ses moments étaient comptés, et qu’il avait ordre de ne point s’arrêter à Turin, Amenais se décida à l’aller attendre à Chambéri ; et, dès le lendemain, nous nous mîmes en route. D’après mes calculs, nous devions l’y devancer d’un jour ; et je me promettais bien d’employer ce jour à visiter les Charmettes. Aussi, dès que j’eus installé madame de Verseuil dans la meilleure auberge de Chambéri, et préparé la chambre de mon maître, je profitai du moment où chacun était à table pour faire mon petit pèlerinage, et, muni d’un morceau de pain et de quelques châtaignes, je m’acheminai vers le bocage, en suivant un des bras de l’Albane qui arrose cette promenade. Là, je demandai le chemin des Charmettes à quelques enfants qui se battaient pour se réchauffer.

— Vous voulez sans doute voir la maison de M. Rousseau, me dit vivement une petite fille couverte de haillons, et les pieds nus ; je vais vous y conduire.

— Non, c’est moi ! c’est moi ! s’écrie un petit polisson en frappant la pauvre enfant, et en la repoussant en arrière.

— Non, ce ne sera pas toi, lui dis-je ; tu es trop brutal.

Et j’appelai la jeune fille, qui pleurait en frottant son bras encore tout rouge du coup qu’elle venait de recevoir. L’honneur d’être choisie pour me conduire, et de se voir ainsi vengée de son ennemi, lui fit oublier sa souffrance. Elle s’élança comme une biche sur le chemin rapide pratiqué dans le roc, et, malgré les cailloux qui déchiraient ses pieds, elle se mit à sauter gaiement, en me faisant signe de la suivre.

À peine avions-nous fait quelques pas entre deux coteaux assez élevés, que je reconnus « le petit vallon, la rigole qui coule entre des cailloux et des arbres, et ces maisons éparses, fort agréables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré[16]. » Les noyers, les châtaigniers qui bordent le chemin étaient dépouillés par l’hiver : je rêvai leur feuillage, je le peuplai de rossignols, je semai l’herbe de mille fleurs, sans oublier la pervenche consacrée ; enfin, grâce à mon imagination, et surtout à la description que J.-J. Rousseau fait de ces lieux charmants, je jouis alors de toute l’illusion du printemps.

D’abord, je passai près d’un assez grand parc dominé par un petit château, que l’on me dit être celui des Charmettes. C’était là qu’habitait M. de Crouzié, l’ami de Jean-Jacques, à qui celui-ci entreprit d’enseigner la musique, un peu avant de la savoir lui-même.

En me voyant considérer cette habitation où Rousseau avait puisé, dans la bibliothèque d’un ami, le goût des lettres, et les moyens de se former un style inimitable, mon jeune guide me dit :

— Ce n’est pas là, monsieur ; il nous faut monter tout en haut. Voyez-vous cette maison avec des volets verts.

— À qui appartient-elle aujourd’hui ? demandai-je.

— Au chanoine V***.

— À un chanoine ? m’écriai-je tout surpris.

— Eh oui donc ! à M. l’abbé de V***. Ah ! n’ayez pas peur, il vous recevra bien ; mais il ne faut pas lui dire qu’il est chanoine, ça le fâche.

— Eh ! comment sais-tu tout cela, mon enfant ?

— Ce n’est pas malin, vraiment : est-ce que la vieille Marion, qui fait la cuisine de M. l’abbé, n’est pas ma grand’mère ? Est-ce que nous ne demeurons pas dans la cabane, à côté de la petite chapelle où il dit la messe en cachette tous les dimanches ? Mais voyez-vous, monsieur, ajouta-t-elle d’un air mystérieux, il ne faut pas répéter ça, car, dans le pays, on lui ferait peut-être du mal, et ma grand’mère me gronderait.

— Sois tranquille. Quel âge a ta grand’mère ?

— Soixante-quinze ans, monsieur. Moi, j’en ai douze.

— Elle pourrait l’avoir vu[17] ! m’écriai-je.

— Qui ça, monsieur ?

— Eh ! Jean-Jacques.

— Jean-Jacques ? Lequel, notre cousin, ou le vigneron ?

— Je ne parle pas de ton cousin.

— C’est que, voyez-vous, monsieur, par ici, presque tous les garçons s’appellent comme ça.

Je fus content de cet hommage rendu par les paysans des Charmettes à celui qui avait illustré pour jamais leur hameau, en disant simplement que ce lieu fut témoin des seules années heureuses de sa vie ; car la plupart des villageois qui portent ce nom savent tout au plus qu’il était celui d’un homme dont les étrangers viennent en foule visiter la demeure ; mais ces visites sont toujours l’occasion de quelques aumônes, et le pauvre qui ne sait pas lire bénit le nom du grand écrivain qui lui attire chaque jour de nouveaux bienfaits. Il le donne à son fils pour en conserver le souvenir, sans se douter des titres qui le rendent impérissable. Ainsi, après avoir plaidé toute sa vie la cause des malheureux, la mémoire de ce grand philosophe les protége encore.

Avec quel doux recueillement je pénétrai dans son asile ! Avec quelle émotion je questionnai la vieille femme qui filait sa quenouille, assise sur les marches de la terrasse qui sépare la cour du verger ! Combien je me réjouis, en apprenant qu’elle était née dans une de ces cabanes que j’apercevais auprès de la fontaine ; qu’elle avait connu madame de Warens ; qu’elle avait été guérie par les soins de cette bonne dame des suites d’une chute fort dangereuse faite à quinze ans, un jour en gravissant les rochers de Chanaz ; qu’elle se rappelait fort bien ce jeune monsieur Rousseau, qui se promenait toujours seul, et restait quelquefois des heures entières à rêver, assis au pied d’un arbre ! Avec quelle avidité je recueillais les mots à peine articulés qui sortaient de la bouche de cette vieille grand’mère. En ce moment, la plus jolie femme du monde n’aurait pu m’enlever au charme d’un semblable entretien ; et, lorsque la bonne Marion voulut bien m’accorder la préférence sur sa béquille, je me sentis tout fier de donner le bras à une personne qui avait parlé à Jean-Jacques.

— Cours avertir Gothon de la visite d’un étranger, dit-elle à sa petite-fille. Dis-lui d’apporter les clefs de la maison. C’est la servante de M. l’abbé, ajouta-t-elle en s’adressant à moi. Il est maintenant à la ville ; et vous pourrez voir la maison tout à votre aise.

Pendant que mademoiselle Gothon cherchait les clefs dans sa cuisine, je lus cette inscription sur la porte du vestibule :

Réduit par Jean Jacque habité,
Tu me rappelles son génie,
Sa solitude, sa fierté,
Et ses malheurs, et sa folie.
À la gloire, à la vérité,
Il osa consacrer sa vie,
Et fut toujours persécuté
Ou par lui-même, ou par l’envie[18].

Dès que la porte fut ouverte, la bonne Marion me dit en me montrant deux salles basses :

— C’est ici la cuisine, et là le salon ; mais, si vous voulez voir la petite chambre de M. Rousseau, il faut monter ici-dessus.

Nous prîmes alors la rampe d’un escalier intérieur construit en pierres de taille, et dont les marches usées vers le milieu forment une espèce de sillon, où l’on aime à suivre les pas de Jean-Jacques. Sur le premier palier est la porte extérieure qui donne sur la petite esplanade où se trouvait le cabinet de houblon. Ce cabinet n’existe plus, mais le noyer qui ombrage encore la place invite à s’y reposer, et l’on sent que, dans ce lieu retiré, il faut parler de son cœur, ou se taire.

En reprenant l’escalier, on arrive à la chambre de madame de Warens. Elle est assez grande, et bien éclairée par deux fenêtres, d’où l’on découvre une vue étendue et fort agréable. En face de la cheminée est une porte qui s’ouvre sur une petite chambre carrée, avec une seule fenêtre donnant sur le verger, et une seconde porte ouvrant sur le corridor. C’est là, c’est dans ce modeste réduit que Rousseau prétend avoir passé les seuls moments qui lui donnent le droit de dire qu’il a vécu. Je ne sais si quelque chose de ce bonheur est resté dans cette retraite ; mais en considérant la place où était le lit de Jean-Jacques, le site charmant qui réjouissait chaque matin ses regards, les deux planches clouées sur les murs, unique bibliothèque de celui dont les livres devaient un jour orner les plus belles ; en voyant cette petite porte donnant sur la chambre d’une amie, je pensais qu’ainsi logé, je serais fort heureux. Je repassais dans ma tête la jeunesse de Rousseau : je le voyais valet comme moi ; je me supposais un génie tel que le sien, et je ne cherchais plus qu’une madame de Warens, pour mette à profit mes talents, et partager avec elle la plus douce existence.

La vieille Marion me tira de ce rêve charmant, et me conduisant dans une petite chapelle intérieure, où l’on avait, réuni tous les ornements de celle fondée par madame de Warens. Je lui demandai si elle se rappelait quelque chose du caractère de la fondatrice.

— Rien, dit-elle, si ce n’est qu’elle était fort charitable.

— Ainsi, pensai-je, le souvenir des erreurs passe ; celui de la bonté reste.

L’heure s’avançait : il fallut m’arracher aux douces sensations que faisait naître en moi ce paisible séjour. Sans le désir de revoir bientôt mon maître, je crois que j’aurais passé la nuit dans le jardin où Rousseau avait établi son comique observatoire : trop heureux d’entendre dire le lendemain que le sabbat se tenait encore dans la maison de M. Noiret.



LVII


En revenant des Charmettes, j’allai me promener sur la route du Piémont, dans l’espoir d’y rencontrer la voiture de Gustave. En effet, je ne fus pas longtemps sans voir arriver au galop l’ami Germain. Il m’apprit que monsieur voyageait avec l’aide de camp Bessières, que tous deux seraient dans une demi-heure à Chambéri, et que monsieur lui avait bien recommandé de les faire descendre dans une autre auberge que celle où je devais lui avoir retenu un logement. Je compris, à cette recommandation, que mon maître voulait laisser ignorer à son camarade que madame de Verseuil fût à Chambéri et j’allai l’attendre avec Germain à l’hôtel de Genève. À peine y fut-il descendu, que prétextant la nécessité d’aller rendre visite à d’anciens amis de sa mère, Gustave prit congé de son compagnon de voyage, en lui promettant de se trouver à l’heure convenue pour se remettre en route.

Je le conduisis alors chez madame de Verseuil. Pendant le court chemin que nous fîmes, il me remercia de mes soins pour sa chère Athénaïs ; mais, tout en me parlant du bonheur de la revoir, tout en me questionnant sur elle, je lui trouvai un air soucieux que j’attribuai à l’ennui qu’il éprouvait chaque fois qu’il était contraint de mentir, et de donner à ses actions toutes les allures de l’intrigue. Je n’avais que le meilleur compte à lui rendre de la conduite de madame de Verseuil, depuis qu’il l’avait remise à mes soins ; mais je ne sais quoi m’empêchait de lui parler de la passion qu’elle avait pour lui : je n’en connaissais pas assez bien la valeur ; et mon silence à ce sujet était presque une médisance. Cependant je vantai son courage à supporter sa nouvelle situation ; ses projets de retraite, son goût pour la lecture et les arts ; enfin, j’en dis tout ce qui pouvait le flatter, excepté :

« Elle ne vit que pour vous » ; et, pour un amant, cet éloge de moins détruit l’effet de tous les autres.

Gustave était impatiemment attendu ; car, après la scène qui s’était passée à Vérone, cette entrevue devait décider du sort de madame de Verseuil. Sans doute elle en obtint le succès que son cœur espérait, car je la vis bientôt après les yeux brillant de joie. Mon maître aussi me parut plus content ; il est vrai qu’il me parlait du plaisir d’embrasser bientôt sa mère, et me prescrivait une foule de démarches pour lui faire pressentir notre prochain retour, et la préparer à cette heureuse surprise. Je fus dépêché en avant, avec l’ordre de descendre chez M. de Léonville ; car nous pensions que si madame de Révanne me voyait arriver ainsi seul, elle ne manquerait pas de croire son fils mort, ou, tout au moins, dangereusement blessé. Mes instructions portaient encore la location d’un appartement agréable, et situé le plus près possible de la maison de madame de Révanne. Je devais le louer au nom de madame de Mézières (c’était celui que portait madame de Verseuil avant son mariage), et je devais surtout garder le plus profond silence sur les motifs qui amenaient cette jeune dame à Paris.

Pendant que mon maître me traçait tout ce plan, je hasardai quelques réflexions sur la difficulté de conserver longtemps le secret de sa liaison avec madame de Verseuil.

— Il est pourtant fort essentiel, me dit Gustave, d’en sauver les apparences, jusqu’au moment où il nous sera permis de la sanctifier ; car le général pourrait s’en faire un titre pour nous intenter un procès scandaleux.

— Pensez-vous qu’il redemande sa femme, après ce qui s’est passé ?

— Non ; mais il se plairait à la déshonorer, et je ne pourrais prendre sa défense qu’en la compromettant.

— Il est vrai, répondis-je en secouant la tête. L’affaire est délicate ; et peut-être feriez-vous bien de consulter à ce sujet quelque ami dont l’expérience vous servirait de guide : M. de Léonville, par exemple.

— Non. Je le connais : son amitié pour ma famille lui ferait craindre pour moi les suites d’une union formée sous de tels auspices. Il chercherait à m’en détourner, sans penser que l’honneur m’en fait un devoir ; et nous aurions à ce sujet des discussions aussi désagréables qu’inutiles. Mon parti est pris. Je prévois toutes les résistances qu’il faudra braver pour le maintenir ; mais je ne saurais être heureux qu’en sacrifiant tout à la femme qui a tout sacrifié pour moi. Chacun entend son bonheur à sa guise ; et je sens que j’endurerais fort impatiemment les discours qui tendraient à me prouver que j’ai tort d’agir selon mon cœur.

Je pris ma part de cette déclaration, et ne répliquai rien ; mais, comme cette manière d’imposer silence est celle qu’on emploie d’ordinaire pour s’épargner d’entendre les raisonnements qu’on se fait à soi-même, j’en conclus que mon maître ne se dissimulait aucun des inconvénients attachés à sa résolution, et je le plaignis sincèrement de ne plus voir, dans son amoureuse folie, que l’accomplissement d’un devoir.

J’allais retrouver à Paris mes camarades, ma gentille Louise, et je fis promptement la route, malgré les paysans qui m’arrêtaient à chaque village pour me demander des nouvelles de l’armée. Elles étaient alors si belles à raconter, que le peuple ne se lassait pas de les entendre ; mais je me contentais de dire à chaque relai : Mantoue est prise ; Bonaparte est vainqueur ; l’Italie est à nous ; vive la République ! et je repartais au galop.

J’étais à moitié mort de fatigue en arrivant chez M. de Léonville. Il me reçut comme le porteur d’une bonne nouvelle, me fit donner à déjeuner, et un bon lit pour me reposer pendant qu’il irait voir madame de Révanne. Cinq heures après, on eut bien de la peine à m’éveiller pour me dire de me rendre sur-le-champ chez elle. Je la trouvai sous le péristyle du grand escalier. Elle était venue au-devant de moi jusque-là pour me surprendre et ne pas me donner le temps de composer mon visage, si je venais la tromper sur l’état de son fils ; car tous les amours sont soupçonneux, et l’amour maternel ne laisse guère plus de repos que l’autre : mais j’avais l’air si franchement heureux en annonçant à madame de Révanne l’arrivée de mon maître, que toutes ses craintes se dissipèrent.

— Il sera ici demain matin, dites-vous ?

— Oui, madame.

— Eh bien, mon cher Victor, vous commanderez mes chevaux pour dix heures. J’irai à sa rencontre.

— Il fait bien froid, madame, répondis-je avec embarras ; et, d’ailleurs, je ne sais pas positivement la route qu’il a prise en sortant de Lyon. S’il arrivait par Melun, tandis que madame ira l’attendre sur le chemin de Fontainebleau ?

— Non. S’il revient avec Bessières, et qu’ils soient tous deux chargés de dépêches, ils prendront le chemin le plus court, et je suis sûre de les rencontrer.

— Ah ! mon Dieu ! pensai-je, elle va peut-être le voir ramenant madame de Verseuil. Gustave sera désespéré de cette rencontre ; il m’accusera de ne l’avoir point empêchée, d’avoir mal gardé son secret. Et, pendant que ces idées me passaient par la tête, madame de Révanne, qui remarquait mon trouble, me dit avec inquiétude :

— Toutes les raisons que vous me donnez là pour ne point aller au-devant de mon fils sont trop mauvaises pour n’en pas cacher une meilleure. On craint que je ne sois frappée en le voyant… il est blessé !…

— Il est en parfaite santé, je vous le jure, madame, répondis-je, empressé de dissiper l’effroi qui s’emparait d’elle. Je voulais simplement prévenir les désirs de mon maître, en évitant à madame une course très-fatigante par le temps qu’il fait.

— Je vous crois, Victor, reprit madame de Révanne d’un ton plus calme. Je ne douterai jamais de la parole d’un homme qui a tenu si fidèlement sa promesse avec moi ; car je sais tous vos soins pour mon fils, et votre dévouement vous répond de notre reconnaissance. Les bons serviteurs font partie des familles, et nous nous arrangerons pour que vous n’ayez jamais le désir de quitter la nôtre.

— Jamais ! madame… repris-je d’une voix étouffée ; jamais !…

Et je me retirai pour cacher l’émotion qui m’oppressait ; car l’avenir le plus brillant ne m’aurait pas flatté si sensiblement que l’assurance de consacrer ma vie à cette excellente mère.

Louise m’attendait ; je courus l’embrasser. Elle me parut embellie, et je fus frappé de sa tournure distinguée et de je ne sais quel changement dans ses manières qui lui donnait plutôt l’air d’une demoiselle de compagnie que d’une soubrette ; je lui en fis compliment : elle me dit :

— Vous me trouvez mieux, n’est-ce pas ? Cela est tout simple ; pendant votre absence, madame m’a fait apprendre l’orthographe, la broderie, le dessin, et comme je m’appliquais beaucoup à tout cela dans l’idée que vous en seriez content, elle m’a dit que si je continuais à bien travailler, elle me chargerait de la première éducation d’un petit enfant auquel elle s’intéresse ; que je l’élèverais sous ses yeux, dans un joli appartement qu’elle fait arranger tout près du sien ; que j’aurais les gages d’une gouvernante, et que je deviendrais alors un assez bon parti pour…

Ici Louise baissa les yeux, et je la serrai contre mon cœur…

— Oui, lui dis-je, seconde les vues de cette bonne maîtresse, rends-toi digne de ses bienfaits, et tu seras après elle ce que j’aimerai le plus au monde. Mais quel est cet enfant que l’on doit te confier ?

— Quoi ! Victor ne le devine pas ?

— Ma foi, non.

— Tant pis, car je ne saurais le dire.

— Quel âge a-t-il ?

— Déjà plus d’un an.

— Ah ! j’y suis, m’écriai-je. Il doit être charmant ?

— Beau comme un ange.

— Comment se porte sa mère ?

— Assez mal ; elle a passé tant de nuits à veiller son mari pendant sa dernière maladie, que depuis qu’il est mort, elle souffre beaucoup de la poitrine, et je vois que sa tante en est fort inquiète.

— Quoi ! M. de Civray est mort ?

— Il y a plus de six semaines.

— Et sa veuve est-elle ici ?

— Ne me faites pas tant de questions, Victor ; je ne saurais mentir avec vous, et j’ai peur de désobéir à madame en vous en disant davantage.

— Soit ; je n’insiste plus. Viens m’aider à placer les tableaux de monsieur dans sa galerie, pour qu’il les trouve rangés en arrivant.

— Sa galerie n’est plus dans le pavillon du jardin. Madame a loué tout ce corps de logis qui était séparé de l’hôtel, et elle a fait transporter les tableaux et les livres de M. Gustave dans une nouvelle galerie près de la chambre qu’il occupait. Je vais vous la montrer. C’est une surprise qu’elle veut faire à son fils ; vous verrez si ce n’est pas quelque chose d’admirable.

— Madame de Révanne avoir des locataires ? dis-je en branlant la tête, cela m’étonne.

— Eh bien, gardez votre étonnement pour vous, répondit Louise en souriant, et suivez-moi.

Elle me conduisit alors dans l’appartement que madame de Révanne avait fait arranger pour mon maître. Il était aussi complet que celui de sa mère, seulement une partie devait rester fermée jusqu’au jour où elle serait habitée par une jeune femme ; car madame de Révanne ne supposait pas que le bonheur de Gustave pût jamais le séparer d’elle. La vue de cet appartement décoré avec tant de goût et d’élégance, de cet asile paré des dons de la plus tendre mère, et où elle s’était plu à réunir tout ce qui peut mettre à l’abri de l’ennui, me rappela tristement l’obligation de chercher un logement pour madame de Verseuil, et je maudis tout bas la femme qui allait sans doute priver Gustave du plaisir de vivre dans cette agréable demeure.

Cependant je remplis exactement les ordres qu’on m’avait donnés à ce sujet, et ne rentrai le soir qu’après m’être assuré dans le voisinage d’un appartement convenable pour madame de Verseuil. Il ne me restait plus qu’à lui éviter la rencontre de madame de Révanne, qui ne pouvait manquer d’être fort, embarrassante pour toutes deux ; mais je m’épuisais en vain pour chercher un moyen de retenir à Paris la mère de Gustave, et je perdais l’espoir d’y réussir, lorsqu’à minuit des coups de fouet se firent entendre, une voiture entra dans la cour, tous les gens de la maison accoururent.

— C’est lui ! c’est lui ! criaient-ils, et chacun apporte sa lumière pour le mieux voir et veut en être aperçu le premier.

— Ma mère ! s’empresse de demander Gustave ; mes bons amis, comment se porte ma mère ?

— Très-bien, monsieur.

— Où donc est-elle ?

— Je l’ai vue sortant de sa chambre pour accourir vers vous.

Mais Gustave était déjà dans les bras de sa mère : il l’avait trouvée assise sur une banquette de l’antichambre ; le tremblement que la joie lui causait ne lui avait pas permis d’aller plus loin, et nous l’aurions crue souffrante, sans le sourire divin qui se mêlait à ses larmes. Ah ! ces transports, ce délire maternel qui se peignait dans ses yeux, prouvaient assez les inquiétudes qui l’avaient tourmentée durant cette longue absence. Mais il faut être mère, il faut avoir dévoué son fils au salut de la patrie, il faut avoir redouté chaque jour sa mort pour connaître le prix d’un semblable retour. Tant de félicité n’est dû qu’à la vertu la plus courageuse, et l’on n’en saurait contempler la récompense sans attendrissement ; car, en voyant madame de Révanne si heureuse, nous pleurions tous de son bonheur.



LVIII


La nouvelle de la capitulation de Mantoue fut publiée à Paris au son du tambour. Des détachements nombreux de troupes de ligne, des gardes nationales, accompagnaient l’officier public dont la voix proclamait la gloire de nos armes au milieu d’un peuple qui semblait la partager. Lorsque ces soldats, cette foule joyeuse, s’arrêtèrent sous les fenêtres de Gustave, il s’éveilla, et, se croyant encore à l’armée, il s’habilla précipitamment pour se rendre à la revue ; mais la visite de deux officiers de la garde nationale lui rappela bientôt qu’il était à Paris. Ces messieurs, dont l’un était employé dans les bureaux du Directoire, venaient l’inviter à la fête que leurs compagnies donnaient le lendemain au citoyen Augereau, marchand fruitier rue Mouffetard, et père du digne compagnon de Bonaparte, du vainqueur d’Arcole. Gustave accepta avec reconnaissance l’honneur d’assister à ce banquet civique. Ensuite il passa chez sa mère, y demeura longtemps, et je n’osai interrompre leur entretien pour lui apprendre que madame de Verseuil venait d’arriver, et le priait de passer chez elle. Cependant lorsque je le vis sortir pour se rendre avec sa mère chez madame Bonaparte, je profitai du moment où il montait en voiture pour lui dire tout bas :

— Elle est descendue dans son nouvel appartement et vous demande.

— Dis-lui que ne puis la voir ce matin. — Quelle raison donnerai-je ?

— Ma mère, madame Bonaparte, le ministre, mille devoirs à rendre, mais dis-lui que ce soir…

— J’entends, je tournerai cela de mon mieux.

Et j’allai porter cette triste réponse. Malgré mes soins à la rédiger le plus adroitement possible, elle fut mal reçue.

— Ainsi je passerai cette journée toute seule, dit Athénaïs avec amertume, et cependant on pouvait deviner combien elle me serait pénible à supporter : exilée de ma maison, près de mes amis sans oser les revoir, livrée à toutes les réflexions qu’une situation si nouvelle doit m’inspirer ; ah ! je méritais plus d’égards.

— Madame, répondis-je, n’accusez qu’un devoir indispensable de la solitude où mon maître vous laisse en ce moment ; songez à la mission dont il est chargé, aux démarches qu’elle exige, aux soins que réclame madame de Révanne.

— Je l’ai prévu, sa mère va s’en emparer… Au reste, il est libre… et ce n’est pas moi qui exigerai aucun sacrifice de sa part.

En disant ces mots, madame de Verseuil sonna le vieux Picard, et lui dit de se rendre chez son homme d’affaires et chez quelques autres personnes de sa connaissance pour les engager à venir la voir dans la journée. Je remarquai dans la liste qu’elle donna, le nom de Salicetti qui se trouvait alors à Paris, et je pensai que Gustave ne le rencontrerait pas sans beaucoup d’humeur chez madame de Verseuil ; cependant il était destiné à subir cette contrariété le soir même. Sa mère avait réuni plusieurs personnes empressées de fêter son retour ; il s’arrache à ses amis, et vole chez Athénaïs l’âme remplie des plus tendres sentiments ; mais à la vue de Salicetti assis près de la cheminée, et paraissant établi comme quelqu’un qui vient passer la soirée chez une ancienne amie, Gustave sentit ses sentiments si doux se changer en amertume. Il aborda madame de Verseuil d’un air contraint, salua froidement M. Salicetti ; puis après quelques mots échangés sur la prise de Mantoue, le dégel, la réception des drapeaux qui devaient avoir lieu le lendemain au Luxembourg, sur les doux moments passés en Italie, Gustave se retira ne pouvant dissimuler plus longtemps son humeur jalouse.

Il revint chez sa mère, et comme il ouvrait la porte du salon, quelqu’un s’écria :

— J’étais bien sûr qu’il rentrerait de bonne heure !

En disant ces mots, M. de Saumery s’élança dans les bras de Gustave, et le plaisir d’embrasser le vieil ami de sa famille fit un moment diversion aux tristes idées qui l’occupaient.

— Ne vous l’avais-je pas prédit, ajouta M. de Saumery en s’adressant à madame de Révanne, qu’il reviendrait bien portant, couvert de gloire : avec son caractère obstiné, audacieux, la passion pour les périls, il fallait qu’il se fît tuer ou qu’il devînt un César ; il avait tous les défauts qui font un grand homme. Mais qu’est-ce que j’entends dire partout ? L’on prétend qu’il est la terreur des ménages, qu’il enlève les femmes à leur mari, qu’elles l’adorent tout haut, et vont jusqu’à s’empoisonner pour lui ; enfin, dans l’impossibilité de nier ses succès militaires, on veut lui en prêter de honteux, et faire d’un brave officier un fat à la mode ; mais j’ai répondu comme il le fallait à toutes ces balivernes. J’ai bien fait, n’est-ce pas ? demandait M. de Saumery à Gustave qui gardait le silence. Cependant comme la méchanceté ne brode que sur du canevas, je veux savoir de vous, mon ami, ce qui a pu servir de fond à tous ces beaux romans.

— En vérité, monsieur, répondit Gustave avec embarras, je ne mérite pas que l’on s’occupe autant de moi, et vous m’obligeriez infiniment en priant les personnes qui prennent à mes affaires un intérêt si charitable de se mêler des leurs.

— J’en étais bien sûr, répliqua M. de Saumery ; tous ces caquets n’ont pas le sens commun. Je sais fort bien.

      Qu’un seul jour ne fait pas d’un mortel vertueux,
      Un perfide assassin, un lâche incestueux.

Et d’ailleurs, mon cher ami, je vous ai vu trop amoureux d’un être angélique pour ne pas vous croire longtemps à l’abri du manège de nos femmes galantes. « 

Chacun de ces mots était pour Gustave une sentence mortelle, et il s’efforça de rompre la conversation ; mais dès qu’il fut parvenu à la faire changer de sujet, il tomba dans une profonde rêverie. Sa mère remarqua son abattement, et l’attribuant aux fatigues du voyage, elle engagea son fils à se reposer ; alors on se sépara pour se réunir le lendemain avant la présentation des drapeaux.

Je passai une partie de la nuit à nettoyer l’habit et les armes de mon maître ; je voulais qu’il parût éclatant de beauté, de jeunesse, de gloire, au milieu de cette assemblée solennelle, et je fus très-étonné de le voir si triste le jour où il allait s’offrir aux yeux de tout Paris, chargé des trophées de l’armée d’Italie.

— Ah ! pour cette fois je vous trouve injuste, lui dis-je en voyant son regard sombre, et j’ose vous affirmer que quel que soit le sujet qui vous préoccupe, il est indigne de troubler la joie d’un semblable moment. Songez donc, monsieur, que c’est au bruit des acclamations de ce peuple, pour lequel vous avez combattu, que vous allez recevoir les remercîments de la patrie ; que déjà les plus belles femmes de la ville se portent en foule au Luxembourg, et se disputent les places où l’on pourra le mieux contempler les fronts belliqueux des jeunes ambassadeurs de la victoire. Enfin, songez qu’on va vous applaudir, et que votre mère sera là !

— Oui, cela devrait me suffire, dit Gustave d’un ton pénétré, et cela suffit, ajouta-t-il en ayant l’air de surmonter sa faiblesse. Je te remercie de me prouver que je suis heureux, car le ciel me confonde si je m’en aperçois ! Mais tu as raison, je suis ingrat, et je ne veux penser aujourd’hui qu’au bonheur de ma mère !

Comme il finissait de parler, nous entendîmes le bruit d’une voiture : c’était madame Bonaparte qui venait chercher son amie pour la conduire au Luxembourg. Bientôt après mon maître se rendit chez le ministre de la guerre, d’où le cortège militaire devait partir pour se rendre au Directoire.

J’étais mêlé à la foule qui attendait dans la rue la sortie des drapeaux et j’écoutais avec ravissement les discours qui se tenaient sur les envoyés de Bonaparte. L’un avait eu quatre chevaux tués sous lui à la dernière bataille ; l’autre avait sauvé la vie du général en chef en le couvrant de son corps dans une attaque ; enfin l’on amassait sur ces deux officiers les exploits de toute l’armée. Les savants du groupe ou je me trouvai ayant lu dans le journal les noms des deux braves, se croyaient obligés de les apprendre à tous ceux qui les demandaient ; et ne pouvant supporter sans impatience d’entendre écorcher ces noms de tous côtés, j’eus le malheur de dire assez haut :

— Ce n’est pas Régnâne, mais Révanne qu’il s’appelle.

— Ah ! le citoyen les connaît, s’écria aussitôt une grosse portière.

Et je fus en un instant accablé de mille questions. J’y répondis, comme on le pense bien, avec un ton d’autorité qui trahissait mon rang. Je racontais complaisamment les hauts faits de Gustave, et quand on me disait d’un air étonné :

— Bah ! vraiment ?

Je répondais :

— Je l’ai vu, et cette assurance augmentait encore la curiosité de mes auditeurs.

— Mais qui diable es-tu donc pour savoir si bien tout cela ? me dit une jolie poissarde.

— Je suis le confident du plus jeune, du chef de brigade Révanne.

— Ah ! t’es son officieux, reprit-elle, en me sautant au cou. Eh bien, tiens, donne-lui ça de ma part.

Et elle m’honora du baiser le plus sonore qui ait jamais retenti à la Halle. En ce moment des gardes nationales vinrent se mettre en haie pour former un passage aux troupes, et je n’entendis plus que les cris de Vive l’armée d’Italie ! Ces cris accompagnèrent les vainqueurs jusqu’au palais du Luxembourg ; là ils mirent pied à terre, et suivis des grenadiers qui portaient les drapeaux, ils montèrent à la salle d’audience. C’est là que les cinq directeurs les attendaient au milieu des députations de tous les corps de l’État, et entourés de tout ce que Paris offrait alors de personnes distinguées et élégantes. À l’aspect de cette brillante assemblée où tant de jolies femmes se faisaient remarquer, Gustave s’afflige de n’y point voir celle qui l’intéresse, la seule devant qui les triomphes soient doux. Ce regret se faisait sentir à son âme en dépit des enivrements de l’amour-propre. Cependant les mots flatteurs, les signes d’admiration, les regards complaisants, rien n’épargnait sa modestie, mais qu’un seul regret peut gâter de plaisir ! Enfin, Gustave aperçut une femme qui cachait son visage et portait souvent son mouchoir à ses yeux, madame Bonaparte tenait sa main, et toutes deux s’encourageaient à supporter leur joie.

— Ô ma mère ! pensa Gustave, pardonne-moi de n’être pas tout entier à la douce émotion que je te cause !

Et ses yeux se fixèrent sur cette mère chérie, comme pour lui prouver que ce triomphe, ces lauriers, n’étaient dédiés qu’à elle.

En présentant les drapeaux, le ministre de la guerre prononça un discours ; Bessières en prononça un second au nom de l’armée. Pendant que celui-ci captivait l’attention générale, un cri plaintif se fit entendre ; il semblait sortir des plis d’une riche draperie qui décorait la salle. Aussitôt un des huissiers du Directoire entr’ouvrit la draperie, et laissa voir qu’elle recouvrait une tribune cachée ; ensuite s’étant informé de la cause de ces cris douloureux, il vint dire à Barras :

— Ce n’est rien, c’est une femme qui se trouve mal ; on la transporte dehors.

Alors chacun se rassit, le président du Directoire s’avança pour répondre à ceux qu’il appelait généreux guerriers, et l’assemblée, avide de recueillir les paroles adressées au nom de la patrie à ces jeunes vainqueurs, oublia bientôt le petit événement qui l’avait un instant distraite. Gustave seul en resta fort troublé ; ce cri de douleur avait porté l’effroi dans son âme, où le souvenir de Stephania entretenait une superstition funèbre. Il avait cru reconnaître la voix qui se plaignait, et dans son premier mouvement il s’élança vers la draperie ; mais Bessières le retint et lui dit :

— Soyez tranquille, ce n’est pas votre mère.

En effet, il aperçut madame de Révanne qui parlait à l’huissier et semblait le charger d’une commission, car il sortit aussitôt après l’avoir écoutée.

La cérémonie achevée, Gustave espérait pouvoir reconduire sa mère, et se donner le plaisir d’avoir, avant le dîner, une bonne querelle avec Athénaïs ; mais, ayant trouvé les officiers de la garde qui l’attendaient à la porte du Luxembourg pour se rendre avec lui chez le père Augereau, il remit son cheval à Germain ; et, se mêlant au groupe d’employés, d’officiers, de soldats, qui faisaient les honneurs de la fête, il prit avec eux le chemin de la rue Mouffetard.

Je les suivis confondu au milieu de la populace ; nous marchions tous au bruit des tambours et des fifres, et nos chants patriotiques attiraient tout le monde aux fenêtres. Tout à coup je vois Gustave s’arrêter en reconnaissant madame de Verseuil sur un balcon de la rue de Tournon ; elle lui fait un salut plein de grâce ; il y répond respectueusement, mais d’un air surpris et mécontent. Alors elle sourit en lui jetant le bouquet qu’elle tenait à la main ; il le retient avec adresse, le cache dans sa poitrine, et lève vers Athénaïs des yeux remplis de clémence et d’amour.


LIX


J’ai assisté à beaucoup de repas de corps ; mais aucun ne m’a offert un spectacle aussi imposant que celui de ce festin populaire. Cependant c’est le moins somptueux de tous ceux que j’ai vus. Représentez-vous un couvert de trois cents personnes dans une grande salle de cabaret. Un fauteuil placé au milieu de la table, et au-dessus duquel était suspendue par des rubans tricolores une couronne de lauriers ; ce fauteuil était occupé par un vieillard de soixante-quinze ans, vêtu d’un habit de gros drap couleur marron, qui, depuis vingt hivers, n’avait pris l’air que les dimanches ; et cet homme vénérable recevait en pleurant les hommages rendus par ses concitoyens au père d’un héros. De quel air fier il écoutait les refrains qui célébraient la valeur du vainqueur d’Arcole ; et que j’aimais à le voir trinquer d’une main tremblante avec les nobles compagnons de son fils ! j’en conviens, la table n’était couverte que de mets grossiers, le plus mauvais vin se versait à la ronde ; mais l’ivresse de la gloire animait les convives. Chacun se félicitait de voir ainsi la pauvreté honorée, et ce vieux père, couronné des lauriers de son fils, était pour tous un garant de la reconnaissance publique.

J’assistai quelques jours après à un dîner d’un autre genre, mais non moins amusant pour moi. C’était chez madame de Staël, chez cette femme incomparable qui, par son brillant génie, devint bientôt l’honneur de son sexe, de son pays et de son siècle. Elle revenait de son premier exil, et ne prévoyait pas alors que le héros libérateur de la France renouvellerait contre elle l’arrêt de la Convention nationale. Elle ne voyait en lui que le favori de la victoire, le soutien de la liberté ; et son imagination généreuse le parait de toutes les vertus des César et des Caton. Déjà célèbre par le piquant de son esprit et la profondeur de ses pensées, tous les gens distingués de cette époque s’honoraient d’être admis chez elle. Quelles que fussent ses opinions politiques, un homme de mérite était sûr d’y trouver un asile contre les persécutions de la sottise, et de pieux secours contre les fureurs de l’esprit de parti. Cette noble protection pour le malheur a fait de tous temps, comme elle le dit elle-même, de sa maison l’hôpital des partis vaincus. On y voyait la réunion des opinions et des talents les plus opposés. L’émigré s’y trouvait à côté du républicain ; l’ambassadeur auprès du journaliste ; le général patriote près d’un officier de la Vendée ; et tous ces intérêts, ces esprits ennemis, subjugués par la philosophie entraînante de cette femme supérieure, imitaient sa tolérance, et, loin de l’affliger par de vaines querelles, se réunissaient pour l’entendre et l’admirer.

Son livre sur l’influence des passions venait de paraître. Cet éloquent traité des maladies de l’âme, où chacun retrouve son infirmité, devait être apprécié par Gustave ; aussi ne se lassait-il point de le relire, de le citer. M. de Saumery, le voyant un jour si enthousiasmé de cet ouvrage, lui proposa de le présenter chez l’auteur.

— Moi ! dit Gustave, comme frappé d’une proposition téméraire, moi, indigne, me présenter devant un génie pareil ! Eh ! que deviendrais-je, mon Dieu ! si madame de Staël daignait m’adresser la parole ?

— Vous lui répondriez aussi facilement qu’à votre mère. Habitué, comme vous l’êtes, à la simplicité des gens d’esprit, pourquoi auriez-vous peur de l’esprit le plus bienveillant qui soit au monde ?

— Mais, pour compter sur cette bienveillance, il faudrait au moins que madame de Staël sût à quel point je l’admire.

— Cela n’est pas nécessaire. Sa bonté s’étend jusque sur les personnes qui ne sauraient la comprendre, et je ne lui connais de dédain que pour les gens affectés.

— L’embarras ressemble quelquefois à l’affectation.

— Ce n’est pas elle qui s’y trompe, reprit M. de Saumery ; et lors même que cet embarras vous ferait faire mille gaucheries, elle vous les pardonnerait plutôt qu’une froide exagération.

— Vraiment, j’aurai bien plutôt à me défendre du défaut contraire ; car je n’oserai jamais lui témoigner mon enthousiasme pour son talent, et, d’un autre côté, je ne saurais lui parler comme à une nouvelle connaissance. J’ai déjà causé, pleuré avec elle ; ce qu’elle dit de mes défauts, mes faiblesses, mes peines, me semble autant d’aveux échappés à mon cœur, recueillis par le sien. Elle est pour moi une mystérieuse amie qui me devine, me répond, me gronde et me console. Après m’être habitué à cette douce intimité, je sens que ses regards indifférents, sa froide politesse me blesseraient comme un caprice en amitié. Cependant, je n’ai rien de mieux à prétendre.

— Croyez-moi, résignez-vous à cette innocente injure, et vous verrez bientôt la politesse que vous redoutez se changer en affection. Le signal de ce changement sera, je vous en préviens, une vive querelle, puisqu’elle prétend, avec raison, qu’on ne peut se fâcher contre d’autres que ceux qu’on aime.

— Eh bien donc, reprit Gustave, je braverai son dédain pour arriver à sa colère.

Par suite de cet entretien, que M. de Saumery raconta probablement à madame de Staël, Gustave en fut accueilli de la manière la plus flatteuse, et il reçut, deux jours après, une invitation pour dîner chez elle avec M. de Saumery.

Les convives étaient au nombre de vingt. Leurs hommages se partageaient entre la maîtresse de la maison et une jeune femme dont la beauté rivalisait avec l’esprit de madame de Staël, si bien qu’en écoutant l’une et regardant l’autre, on pouvait s’enivrer doublement. N’ayant point entendu annoncer les différents personnages qui entouraient la table, j’en fus réduit à deviner leur rang, leur nom, et même leurs opinions, au plus ou moins de déférences ou d’épigrammes dont on les honorait. Les brusqueries, les mots piquants étaient pour les anciens amis, qui ne manquaient pas de mettre alors toute leur artillerie en campagne pour répondre à ces vives attaques. Les questions flatteuses, les saillies brillantes s’adressaient aux nouveaux élus, et les encourageaient à entrer dans la lice. Tous disaient librement leur avis sans crainte de contrarier celui de la maîtresse de la maison, enfin, sans aucun de ces égards que l’on croit devoir à la faiblesse.

J’en citerai pour exemple la réponse que lui fit M. Th. de L…, lorsqu’à propos des plus célèbres républicains, elle lui dit :

— Pour vous, j’en suis certaine, vous n’aimez pas Brutus ?

— Lequel, madame, répondit-il, est-ce celui qui a tué son fils, ou celui qui a tué son père ?

Parmi les convives, mon attention se porta d’abord sur les deux que madame de Staël avait placés près d’elle. L’un, décoré d’ordres étrangers, me parut un diplomate ; l’autre un patriarche. La noblesse de ses traits, la sérénité de son front, des cheveux blancs bouclés, son air simple et vénérable, rappelaient au premier coup d’œil les sages de la Bible ; mais lorsque, entraîné par la conversation, son esprit s’enflammait, le feu de ses regards trahissait le poëte. Un reproche m’apprit son nom.

— Grâce à vous et à lui, dit madame de Staël en montrant Talma, je suis arrivée hier soir chez madame de V…, les yeux dans un état si déplorable, que chacun m’a demandé la cause de mon désespoir. J’ai répondu :

« — Hélas ! Salema est morte, et je connais Pharan ; il ne lui survivra pas.

— Eh bien, madame, dit M. A…, si vous étiez restée une heure de plus au spectacle, on vous aurait vu arriver chez madame de V…, avec le visage le plus riant du monde ; car votre tristesse n’aurait pas tenu contre l’excellent comique des Héritiers[19]. Vraiment, à voir l’intérêt, l’esprit, la philosophie, la gaieté, répandus dans cette petite pièce, on dirait que l’auteur l’a donnée comme un échantillon de tout ce qu’il peut faire en ce genre.

En fait de comédie, M. A… était déjà une autorité ; et madame de Staël crut sans peine qu’il les jugeait aussi bien qu’il savait les faire. L’entretien se continua sur l’art dramatique. Quelqu’un demanda à madame de Staël si elle avait assisté à la dernière représentation d’Hamlet.

— Oui, répondit-elle. Et comme il ne peut être comparé qu’à lui-même, ajouta-t-elle en désignant notre Garrick ; je suis forcée de dire que, dans ce rôle, il a surpassé Talma, la perfection et l’imagination même. Son talent m’est apparu comme le génie de Shakspeare, mais sans ses inégalités, sans ses gestes familiers. Devenu tout à coup ce qu’il y a de plus noble sur la terre, cette profondeur de nature, ces questions sur notre destinée à tous, en présence de cette foule qui mourra, et qui semblait l’écouter comme l’oracle du sort ; cette apparition du spectre, plus terrible dans ses regards que sous la forme la plus redoutable ; cette mélancolie, cette voix, ces regards qui révèlent des sentiments ; un caractère au-dessus de toutes les proportions humaines ; enfin, cette poésie trafique était admirable, trois fois admirable ; et mon amitié pour lui n’entre pour rien dans l’émotion la plus profonde que les arts m’aient fait ressentir depuis que je vis[20].

Chacun applaudit à cet éloge que, depuis, tant de succès ont justifié, et que j’offre comme une preuve que l’enthousiasme du génie pour le talent est souvent une révélation de la postérité.

Ensuite on passa à la tragédie nouvelle que l’on répétait au théâtre de la République. Madame de Staël, qui en connaissait plusieurs scènes, en prédit le succès ; mais un critique, placé au bout de la table, s’évertuait à prouver que les Atrides étant passés de mode, le parterre s’endormirait avant le retour d’Agamemnon.

— Cassandre le réveillera, interrompit Ducis, importuné des prédictions sinistres de cet oracle de journal.

Et, dès lors, il s’entama une discussion très-vive, pendant laquelle je vis sourire un jeune homme de l’air le plus malin.

— Ah ! pensai-je, en voici un qui n’est pas des amis de l’auteur.

Quelques moments après, je fus bien étonné de découvrir que c’était l’auteur lui-même. Une gaieté de bon goût, des reparties malignes, des mots heureux, me l’avaient déjà fait distinguer ; et le ton paternel que Ducis prenait en lui parlant m’avait fait présumer qu’il était son fils. En cela, je ne me trompais que sur la parenté ; car leur attachement mutuel, si tendre, si protecteur d’une part, si dévoué, si respectueux de l’autre, autorisait une erreur qu’ils ont dû souvent partager.

Cependant le dîner s’avançait ; et, beaucoup de personnes parlant à la fois, j’avais peine à entendre ce que madame de Staël adressait de flatteur au général B…, à ce soldat heureux qui devait un jour lui rendre à dîner dans le palais des rois de Suède. Je maudissais les bavards qui couvraient de leurs phrases communes les expressions neuves que son esprit lui fournissait pour encourager, exalter les talents du poëte ou du jeune guerrier, du vieux philosophe ou du courageux publiciste dont les travaux devaient également servir la cause de la philosophie et de la liberté. Je regrettais surtout de ne pouvoir suivre la petite guerre qui se renouvelait sans cesse entre elle et un homme dont l’ironie piquante aurait pu servir de modèle à Voltaire lui-même. Le soin que prenait madame de Staël d’associer cet aimable moqueur aux conversations qui la captivaient le plus ; le regard qu’elle portait sur lui, après une saillie brillante, comme pour en chercher le succès dans son sourire ; enfin, l’application qu’elle mettait à le contredire sur chaque point : tout m’avait averti de son mérite ; car il fallait compter à la fois sur la supériorité d’esprit de M. B. C…, et sur la politesse de sa malice pour attaquer si vivement un tel adversaire. Mais madame de Staël ne pouvait s’en choisir que parmi les gens supérieurs. Eux seuls savaient exciter son génie ; et lorsque, soumis par son éloquence, ils s’avouaient vaincus, ils se consolaient de leur défaite en se vantant d’avoir fait briller tout l’éclat de ses armes.

Mais, en voyant l’air dédaigneux de M. B. C…, et son insensibilité apparente pour les traits mordants que lui lançait madame de Staël, je l’accusai intérieurement de ne point partager le culte qu’elle inspirait à tous. Abusé comme tant d’autres sur le caractère de cet homme qui a passé sa vie à railler les qualités qu’il possède, et les gens qu’il préfère, j’étais loin de soupçonner tout ce que son cœur recelait de sentiments profonds pour cette femme adorable : Hélas ! pourquoi des regrets déchirants, des regrets éternels me l’ont-ils révélé ?

« Dans toutes les jouissances de la vie, il n’est rien qui puisse compenser le désespoir de voir mourir ce qu’on aime[21]. »



LX


Pendant que mon maître partageait ses journées entre sa mère, sa maîtresse, ses amis et ses plaisirs, Bonaparte s’avançait à grands pas vers les États de Venise, et de nouveaux exploits rappelaient Gustave à l’armée. Déjà l’époque de son départ était fixée, et chacun de nous voulait employer le peu d’instants que cet intervalle lui laissait pour traiter l’affaire qui lui importait le plus. Madame de Verseuil, qui s’était empressée d’accomplir toutes les formalités exigées par la loi, venait de faire prononcer son divorce. Tout aux intérêts de son avenir, elle ne songeait qu’à lier Gustave par de tendres serments, et par la promesse solennelle de l’épouser le jour même où, le délai d’un an expiré, il lui serait permis de contracter un autre mariage. Par cette précaution, elle s’ôtait toute inquiétude sur son sort ; car, lors même que M. de Révanne deviendrait parjure à son amour, elle était bien certaine qu’il resterait fidèle à sa parole. De son côté, Gustave, en s’engageant par tout ce qu’il y a de plus sacré à devenir l’époux d’Athénaïs le 5 mars 1798, exigea d’elle le sacrifice des liaisons qui lui causaient de l’ombrage. Il voulut que cette année, consacrée à la retraite, fût comme le noviciat qui prépare à des vœux éternels, et qu’après avoir réparé aux yeux du monde un tort grave par une conduite irréprochable, elle pût reparaître, au milieu de ce monde sévère, riche de toutes les qualités qui font pardonner une faiblesse ; mais, pour satisfaire à cette sage condition, il fallait renoncer aux fréquentes visites de M. Salicetti, aux présentations des jeunes gens à la mode, qui ne manqueraient pas de solliciter la faveur d’être admis chez une jolie femme, dont l’aventure galante faisait autant de bruit ; il fallait ne pas recevoir Alméric, ce charmant étourdi qui revenait de Hambourg, où la femme d’un négociant l’ayant associé au commerce de son mari, ce brave homme lui avait fait gagner des sommes considérables, qu’il s’apprêtait à dépenser à Paris le plus gaiement possible. Cet ami d’enfance avait été de tout temps la terreur des amours de Gustave ; il savait combien l’ascendant qu’Alméric prenait sur l’esprit des gens qu’il voulait captiver devenait impérieux ; et il redoutait surtout son talent d’amuser en faisant rire de ce qu’il y a de plus sacré sur la terre ; mais Athénaïs, tout en se moquant des craintes de Gustave présent, jura de les respecter dans son absence ; et mon maître, rassuré sur ce point essentiel, se trouva plus calme, et plus fort pour soutenir l’entretien que lui ménageait sa mère.

Rentré chez lui, il apprit que madame de Révanne l’avait déjà fait demander plusieurs fois ; et il se rendit près d’elle.

— Avant de nous séparer encore, mon cher Gustave, lui dit-elle d’un air triste, il faut que je vous confie mes peines.

Ces premiers mots émurent visiblement Gustave ; la certitude que son propre malheur pouvait seul causer le chagrin de sa mère l’empêcha de lui adresser la question que ce début commandait ; et après un moment de silence, madame de Révanne ajouta :

— La guerre, en vous épargnant malgré les dangers que vous avez si courageusement bravés, m’inspirait moins d’effroi ; je rêvais pour vous un avenir glorieux, et votre bonheur me semblait ne pouvoir m’échapper. Il faut renoncer à la moitié de cette espérance. Vous ne serez pas heureux, mon fils !

— Je vous comprends, répondit Gustave, et je cesse de m’affliger d’une inquiétude que le temps dissipera bientôt. Je conçois qu’abusée sur le caractère de madame de Verseuil, ne connaissant d’elle que les torts dont je suis complice, vous soyez effrayée de me voir enchaîné pour la vie à une femme que votre sagesse vous donne tant de droits de blâmer ; mais vous ignorez toutes les circonstances qui l’ont conduite à ce fâcheux éclat ; vous ignorez la passion funeste qui en a fait ma victime, après m’avoir rendu si ingrat, si coupable pour une autre. Eh ! comment n’aurait-elle pas eu pitié des regrets, des remords déchirants que me coûtait cet invincible amour ? Ah ! ma mère, si vous aviez vu l’excès de ma douleur, vous lui pardonneriez d’avoir pu l’adoucir.

— C’est au ciel qu’il appartient de punir ou de pardonner de semblables fautes, reprit madame de Révanne, je n’en suis point juge ; cependant je crois que le monde, en permettant aux hommes d’user impunément de tous leurs moyens de séduction, s’oblige à l’indulgence envers les femmes qui succombent ; mais si la faiblesse mérite la pitié, l’effronterie révolte, et je suis sûre de ne pas me tromper sur le résultat que doit avoir la conduite d’une femme qui, loin de rougir d’avoir été surprise, loin de se résigner à tous les sacrifices pour apaiser la plus juste colère, brave l’opinion en se dénonçant elle-même, et livre ainsi son amant à la vengeance d’un mari outragé.

— Athénaïs n’a point provoqué cette cruelle séparation.

— Eh ! qu’a-t-elle fait pour l’empêcher ? vous a-t-elle ordonné de la laisser expier ses torts en vous sacrifiant à son honneur ? a-t-elle essayé de fléchir son mari par l’assurance d’une résignation sans borne ? a-t-elle refusé de vous tous les secours dont la délicatesse s’offense ? enfin, jalouse de votre gloire, vous a-t-elle défendu de penser jamais à l’épouser ?

Ici, Gustave baissa les yeux, et madame de Révanne ajouta :

— Non, elle n’a rempli aucun des devoirs que lui imposait sa situation ; elle n’a pas même songé à l’honorer par la misère ; et comme elle espère que vous lui rendrez plus qu’elle n’a perdu, peu lui importe, que vous partagiez sa honte ; c’est votre fortune, votre nom qu’elle veut ; et le pire de votre condition est d’être, aussi bien que moi, convaincu de cette vérité.

— Je n’en saurais convenir, dit Gustave en se levant précipitamment ; et c’est par trop m’avilir que de me croire capable de m’unir volontairement à une femme que je ne pourrais estimer ; si je soupçonnais un instant madame de Verseuil d’être telle que vous la supposez, je ne la reverrais de ma vie ; mais j’ai déjà trop coûté à son amour pour en pouvoir douter.

— Eh bien, mon fils, que cet amour nous serve à la juger. Rappelez-vous le premier sentiment que vous avez inspiré, les combats qui l’accompagnèrent, et le courageux sacrifice qu’il s’ordonna. Croyez-vous que la femme qu’un veuvage, presque prouvé, livrait à l’espoir de s’unir bientôt à vous ; dont vous étiez la première, l’unique passion, qui vous avait confié son honneur et sa vie ; croyez-vous que cette femme, en rompant les liens les plus chers pour partager le sort d’un malheureux proscrit, pour supporter à toute heure les reproches les plus amers, et mériter son pardon à force de soins et de larmes ; croyez-vous que cette infortunée ne vous aimât pas plus, en s’arrachant à vous, que toutes celles qui s’abandonnèrent à vos désirs.

— Je ne crois pas à l’amour qui cède si facilement au devoir.

— Méfiez-vous plutôt de celui qui le brave.

— Cette Lydie que vous me préférez maintenant, dit Gustave en marchant à grands pas dans la chambre, elle seule est la cause de tous mes maux ; cette Lydie qui a ouvert mon âme aux sentiments les plus passionnés, aux émotions les plus tendres, c’est pour oublier son abandon que j’ai commis tant de fautes ; c’est pour n’être plus le jouet d’un vertueux caprice que j’ai voulu régner despotiquement sur le cœur qui se livrait au mien ; et vous exigez que je préfère l’amour qui se convertit à celui qui se dévoue ? Non, vous me blâmeriez vous-même de cette injustice. J’aurais donné ma vie pour épargner à madame de Verseuil, à moi, le tort d’une séparation qui nous sera longtemps reprochée ; mais, puisque j’en ai été le motif, et qu’elle me doit son malheur, je le réparerai par tous les moyens qui sont en ma puissance. L’honneur m’en fait la loi, et, en obéissant à ce sentiment impérieux, je ne crains pas de mécontenter ma mère ; car c’est d’elle que j’ai appris à tout soumettre à l’honneur.

— Il ordonne, il est vrai, répliqua madame de Révanne, de se consacrer tout entier à la femme que l’on a séduite, enlevée à son ménage, à sa famille, à la société ; car celle-là, éprouvée par le repentir, par une retraite austère, peut encore devenir une épouse fidèle, une mère respectable ; mais celle que la vanité seule…

— N’achevez pas, ma mère, interrompit Gustave, et ne détruisez point l’espérance que vous venez d’affermir en mon âme. J’en ai besoin pour vivre ; car, après avoir commis tant de fautes malgré vos sages conseils ; après m’être rendu odieux à moi-même, j’ai besoin de me dévouer pour réparer, s’il se peut, tout le mal que j’ai fait. Ne me détournez point d’une action louable ; protégez Athénaïs, et accordez-lui cette céleste indulgence qui vous fait ressembler à la Divinité.

Madame de Révanne, émue par les prières de son fils, leva les yeux au ciel, et dit :

— Puisse-t-elle mériter un si noble dévouement !

Ensuite, désespérant de faire renoncer Gustave à ses projets, elle lui parla de ses intérêts de fortune, et lui apprit que le décret, qui avait remis les biens des condamnés à leurs héritiers, le rendait possesseur d’une terre considérable en Touraine.

— C’était, lui dit-elle, l’unique patrimoine de mon vieil oncle. Détenue comme lui dans le temps où il a quitté la prison pour aller à l’échafaud, il a pensé que je n’échapperais pas au même sort ; et, prévoyant ma mort prochaine, il vous a nommé dans son testament comme le seul qui dût hériter de sa fortune. Je veux accomplir sa dernière volonté ; votre père, qui s’obstine à rester en Écosse, vient de m’autoriser à vous céder mes droits sur cet héritage, et vous pouvez, dès aujourd’hui, disposer des revenus de la terre de Courmont. Ils montent à près de trente mille francs, sur lesquels j’en retiens six pour assurer le sort d’un pauvre être qui n’aura jamais de droits à aucun héritage en ce monde, et que l’honneur aussi vous ordonne de secourir.

Alors, tout au sentiment que ces derniers mots venaient de faire naître, Gustave s’écria :

— Est-il possible ? ma mère… Lydie… Quoi ! je serais ?…

Et des larmes inondèrent son visage.

— Oui, reprit madame de Ré vanne ; rien n’a manqué à son malheur, et je doute qu’elle y survive ; car les soins qu’il a fallu prendre dans le temps pour cacher son état, et la nécessité de sacrifier son unique consolation à ses devoirs ont cruellement altéré sa santé.

— Quel reproche, ô ma mère ! Et que vous la vengez bien de tous ses maux ; mais votre cruauté ne peut détruire en ce moment le doux ravissement que j’éprouve ! Il faut que je la voie, que je lui parle, que je rassure son cœur sur la destinée d’un être aussi cher, que je la rende dépositaire de ce bien qu’il possède déjà, puisque vous me le donnez ; enfin, ajouta-t-il en posant la main sur son cœur, je lui dois la plus douce émotion que je ressentirai de ma vie ; il faut qu’elle voie ma reconnaissance.

— Ne vous en flattez pas, mon fils ; elle ne peut, ne veut plus vous revoir.

Cet arrêt, prononcé d’un ton sévère, interdit Gustave en lui rappelant tout à coup ses nouveaux liens ; et il tomba dans une profonde rêverie.

— Je me charge, continua sa mère, de faire connaître à Lydie vos dispositions en faveur de l’enfant que la loi ne lui permet pas même de nommer son fils ; elle saura qu’avant de vous marier, vous le doterez d’une somme que vos autres enfants ne pourront lui contester, et que, malgré vos nouveaux engagements, vous promettez de devenir à ma mort le protecteur de cet orphelin. Cette assurance suffira pour lui rendre la tranquillité ; ne cherchez plus à la troubler.

En finissant ces mots, madame de Révanne donna sa main à Gustave, lui souhaita le bonsoir, et se retira dans sa chambre.

Mon maître, resté seul dans le salon, ne s’aperçut du temps qu’il avait passé à méditer sur cet entretien que lorsque le feu et les bougies s’éteignirent. Alors, il regagna son appartement, et je le vis accablé sous le poids de ses réflexions. Il me dit d’un air distrait :

— Je suis fâché de t’avoir fait ainsi veiller inutilement. Va te coucher, je ne me mettrai point encore au lit ; j’ai des lettres à écrire, des comptes à régler.

Et il s’établit près de sa cheminée, bien sûr de n’y pouvoir faire autre chose que de rêver tout à son aise.



LXI


Nos adieux se firent à la hâte, et nous ne mîmes que dix jours pour rejoindre l’armée. Pendant la route, mon maître, agité par une idée qui lui revenait sans cesse, me fit de vifs reproches sur ma discrétion envers lui, à propos d’un mystère qui l’intéressait vivement :

— Car je ne doute pas, ajouta-t-il, que tu n’aies su par Louise tout ce qui est arrivé à madame de Civray ?

— C’est possible, répondis-je, mais monsieur ne m’ayant jamais adressé la moindre question à ce sujet…

— Tu devais m’en parler, interrompit-il, et tu as manqué en cela de ta pénétration ordinaire.

— En vérité, monsieur, j’étais fort incertain du plaisir que je vous causerais en vous racontant qu’elle en est encore à son premier amour, et qu’à la manière dont elle vit, on ne croit pas qu’elle en guérisse jamais.

— Ce n’est point cela que je te demande, reprit Gustave d’un air embarrassé ; mais tu n’ignorais pas le lien qui en dépit de tout nous attachera éternellement l’un à l’autre, et tu ne m’en as rien dit.

— J’ai cru que vous en étiez instruit, et qu’en ne me disant rien vous-même, c’était m’imposer silence à ce sujet.

— Qui a pu t’en donner l’idée ?

— Ma foi elle m’est venue tout naturellement, il y a huit jours, en vous voyant caresser l’enfant que portait dans ses bras une bonne qui traversait la cour lorsque vous attendiez M. de Norvel pour aller vous promener ensemble.

— Quoi ! c’était lui ? s’écria vivement Gustave.

— Quand je vous ai vu jouer avec ce joli marmot, le poser sur votre cheval, lui faire faire, en le soutenant sur cette grande monture, quelques pas dans la cour, lui livrer votre cravache, et vous amuser de sa joie à nous en frapper tous, je vous ai cru dans le secret…

— Et je ne l’ai pas deviné ! ces yeux bleus que je reconnais maintenant ne l’ont pas trahi… Je ne l’ai pas dévoré de caresses !… C’est ta faute aussi, pourquoi me priver d’un si grand bonheur ?

— Et comment supposer que vous ne le goûtiez pas ? À moins d’étouffer ce pauvre enfant, vous ne pouviez guère l’embrasser davantage.

— Ah ! si j’avais su que ce fût… mais je l’ai pris pour un enfant du voisinage : son sourire, sa gentillesse, m’ont attiré près de lui ; il me tendait ses petits bras, il voulait caresser mon cheval, j’ai joué avec lui, et je me suis amusé de ses cris joyeux jusqu’au moment où Alméric est venu me prendre. Ah ! si j’avais su tous mes droits sur ce petit ange !

— Qu’auriez-vous fait de plus ?

— Je l’aurais emmené avec moi !

— Où cela ? à la guerre ? Vraiment, monsieur, nous en aurions été fort embarrassés.

— Je l’aurais confié à quelque brave nourrice qui l’aurait élevé sous mes yeux.

— Au quartier général ?

— Eh ! non, reprit en souriant Gustave, mais dans un joli village aux environs de Mantoue.

— Dont nos troupes sont déjà sans doute fort éloignées.

— Et j’aurais été le voir tout le temps que je ne me serais pas battu.

— Cela me paraît fort bien arrangé ; mais pendant que vous auriez joué avec l’enfant, que serait devenue la mère ?

À cette question, Gustave ne trouva rien à répondre ; et, après un moment de silence, il me demanda si Louise m’avait parlé de la maladie dont on craignait que madame de Civray ne fût menacée.

— Elle était moins souffrante lors de notre départ, lui répondis-je. Il y a des hasards bienfaisants ; Louise avait remarqué qu’elle se portait mieux depuis le jour où, cachée derrière la persienne, elle vous a vu caresser cet enfant.

— Lydie était à Paris ! chez ma mère ? dit Gustave avec étonnement ; tu prétends qu’elle m’a vu ? Traître, pourquoi ne m’as-tu pas averti de son retour ?

— Ceci est autre chose. On m’avait défendu de dire à qui que ce fût qu’elle habitait le pavillon du jardin qui donne sur la cour ; car madame de Civray n’a consenti à venir passer les premiers mois de son deuil près de sa tante, qu’à la condition de laisser ignorer son séjour à Paris, et je me serais cru fort coupable de trahir un secret auquel elles attachaient beaucoup d’importance, et qui me semblait n’en avoir pas pour vous.

Alors Gustave fit un mouvement que je traduisis par ces mots : Qu’en sais-tu ? Mais aussitôt, retenu par je ne sais quelle idée, il dit :

— Je ne t’en veux point d’avoir obéi à ma mère… Elle a bien fait ; sa nièce était malade, elle avait besoin d’être soignée, consolée par une amie… Ma mère devait lui épargner des visites importunes… le monde est si insupportable aux malheureux !…

Et par suite de cette réflexion mélancolique, Gustave repassa toutes les situations de sa vie où il aurait voulu fuir pour jamais ce monde ennemi de tout repos, et finit par me confier la résolution qu’il avait prise de se consacrer désormais aux seuls intérêts de sa gloire militaire.

J’en dois convenir, cette fois il se tint parole ; car tout le temps que dura cette campagne, je ne lui connus d’autres distractions à ses travaux que le plaisir d’écrire à Paris et d’en recevoir des lettres. Il avait quelque mérite à ne pas s’amuser davantage ; car son amabilité et sa tristesse même le faisaient rechercher de toutes les jolies françaises qui marchaient pour ainsi dire à la suite de nos bataillons. Madame Bonaparte, en venant se fixer à Milan pendant l’été, avait attiré une grande partie des femmes dont les maris étaient employées à l’armée ; et pour celles que le monde gouverne, il était indispensable de parcourir le théâtre de nos conquêtes, ne fût-ce que pour en rapporter des chaînes de Venise ou des camées antiques. Milan était alors le séjour des plaisirs, et le salon de madame P…, celui de madame Bonaparte, où se réunissaient chaque soir l’admirable madame V… la jeune et belle madame R… de S-J…-d’A…, la sémillante madame H… la bonne et spirituelle madame A… et vingt autres femmes charmantes, offraient la réunion de tout ce qui peut charmer l’esprit et les yeux. Mais toutes les séductions imaginables n’auraient point déterminé Gustave à rentrer dans cette ville, et il refusa plusieurs fois la faveur que son général croyait lui accorder en le chargeant de porter ses dépêches aux autorités de Milan. Ce séjour si agréable pour tous les officiers ne lui présentait plus que l’aspect d’un tombeau, et peut-être, en l’éloignant de ces plaisirs dangereux, l’ombre de Stephania lui a-t-elle sauvé de nouveaux remords.

Au moment où j’écris ces Mémoires, j’apprends qu’il en vient de paraître dans lesquels les événements de cette seconde campagne sont retracés avec autant d’exactitude que de talent, et que les auteurs mêmes se sont emparés de tous ces petits détails qui composaient ma fortune. Ainsi dépouillé de mes faibles ressources, il ne me reste plus qu’à parler de nos intérêts particuliers ; aussi dirai-je tout simplement qu’après s’être distingué dans les affaires les plus périlleuses de cette illustre campagne, mon maître, honoré d’un grade supérieur, fut admis par le général en chef au nombre de ses aides de camp, et qu’après la signature du traité de Campo-Formio, et la promotion de Bonaparte au commandement en chef de l’armée des côtes de l’Océan, Gustave reçut l’ordre d’aller attendre son général à Paris, pendant que ce dernier se rendrait à Rastadt pour y présider la légation française.

Aucune aventure galante n’ayant occupé mon maître durant cette longue absence, je pensai que son cœur, partagé entre le souvenir de cet enfant dont il parlait sans cesse, et l’image adorée de madame de Verseuil, n’éprouverait désormais que les combats d’une double tendresse. Il en eût été ainsi sans le hasard qui amena M. de Léonville en Italie au moment où nous allions la quitter. Gustave éprouva d’abord un vif plaisir à embrasser l’ami de sa famille, à l’entendre parler de madame de Révanne ; mais quand M. de Léonville eut satisfait à toutes ses questions sur sa mère, on passa à des intérêts moins chers, et Gustave ayant demandé ce que devenait Alméric, fut frappé comme par la foudre en entendant cette réponse :

— Ce que devient Alméric ? Vraiment vous devez le savoir mieux que moi ; car il passe, dit-on, sa vie chez madame de Verseuil.

— C’est impossible, avait répliqué vivement Gustave ; je sais qu’il ne met point les pieds chez elle, et c’est pour se venger de n’y point être reçu qu’il se vante d’y passer sa vie. Je reconnais bien là son incorrigible fatuité.

— Pourquoi vous emporter ainsi ; vous ai-je dit qu’il lui fît la cour ?

— Mais s’il est toute la journée chez elle ?

— Ne peut-il y venir pour lui parler de vous ? Sans doute il n’ignore pas plus que tout Paris la folie que vous allez faire, ajouta M. de Léonville, et je ne pense pas qu’il ait envie de se brouiller avec vous pour le mince avantage d’inscrire sur sa liste une femme de plus. D’ailleurs je répondrais de madame de Verseuil en cette circonstance ; car si je n’ai pas pour elle autant d’estime que vous, je la crois incapable de vous trahir… si tôt.

— Voilà une justification pleine d’avenir ; mais n’importe, ajouta Gustave d’un ton amer. Comme les jugements portés sur les gens que l’on ne connaît pas ne sauraient être des arrêts irrévocables, j’espère que vous reviendrez bientôt sur ceux que vous prononcez si légèrement aujourd’hui.

Et, changeant de conversation, Gustave fit tous ses efforts pour cacher le trouble qu’un seul mot venait de jeter en son âme.

Depuis plusieurs mois, je m’apercevais que mon maître évitait les occasions de me parler de madame de Verseuil : Cette discrétion m’avait fait présumer que ses sentiments pour elle étaient un peu plus raisonnables ; mais je fus bien désabusé de cette erreur en le voyant tout à coup passer de la tristesse silencieuse à tous les transports de la jalousie. La mélancolie se passe de confident, le malheur en réclame ; et, dès que Gustave se sentit livré à la torture des soupçons, il éprouva le besoin de me confier son tourment. Je fus effrayé du ravage que ce mal affreux avait déjà fait dans son cœur, et je le blâmai vivement de s’abandonner ainsi à des idées de trahison sur le simple rapport d’une personne mal instruite.

— Non, me disait-il d’une voix étouffée, M. de Léonville a dit vrai ; elle seule me trompe. Ne m’avait-elle pas juré de ne point recevoir Alméric ? Va, elle n’a pu violer sa promesse que pour me trahir ; mais je saurai me venger de tous deux.

J’avoue qu’à force d’accuser sa maitresse, Gustave m’avait fait, malgré moi, partager ses soupçons, et je commençais à redouter le succès de la ruse qu’il méditait pour la surprendre. Je frémissais surtout à la seule pensée de le voir se couper la gorge avec son ami ; et, pour leur épargner peut-être une scène sanglante, je pris sur moi de faire avertir secrètement madame de Verseuil du retour de mon maître, en lui recommandant toutefois d’en paraître étonnée ; car il ne me pardonnerait pas d’ôter à son arrivée tous les charmes de la surprise.

Rassuré par cette précaution, je me prêtai de fort bonne grâce au désir que témoigna Gustave de descendre à l’hôtel des Colonies, et d’y rester un jour et une nuit avant d’aller reprendre son logement chez sa mère. Cette démarche prouve assez le désordre qui régnait alors dans l’esprit de mon maître. Après dix mois d’absence, se retrouver à Paris, si près de sa mère, et ne pas voler dans ses bras ; ne pas chercher cet enfant qu’il brûlait de revoir ; sacrifier autant de bonheur au plaisir humiliant d’épier sa maîtresse. Ah ! l’affreuse jalousie peut seule étouffer de si doux sentiments !



LXII


Huit heures du soir venaient de sonner lorsque nous arrivâmes à Paris. C’est l’heure des visites ; aussi à peine descendu de voiture, Gustave s’enveloppa dans un grand manteau et se rendit chez madame de Verseuil. Son premier soin fut de demander à la porte si madame était visible ; on lui répondit non, ce qui ne l’empêcha point de monter l’escalier avec tant de précipitation, que la portière, désespérant de le rattraper, le laissa aller au risque d’être grondée pour avoir manqué à la consigne.

— Elle a fait défendre sa porte, pensait Gustave ; sans doute elle n’est pas seule.

Et la tête remplie de cette idée, il passa dans l’antichambre sans apercevoir le vieux Picard qui dormait près du poêle, traversa le salon, et s’offrit tout à coup aux regards d’Athénaïs. En l’apercevant elle jeta un cri de surprise et parut un moment prête à s’évanouir. Le premier mouvement de Gustave fut de la secourir, le second de chercher à deviner si cette émotion subite n’était pas plutôt causée par l’effroi que par la joie. Mais Athénaïs était seule ; sa parure négligée, les livres ouverts sur sa table, tout annonçait le projet de consacrer sa soirée à la retraite, et Gustave se sentit un peu calmé par cet aspect. Il s’excusa de son mieux sur le saisissement qu’il venait de causer, le mit sur le compte de l’impatience qu’il avait de revoir son amie, et finit par avouer que le désir de se convaincre de la fidélité d’Athénaïs à ses promesses était bien aussi pour quelque chose dans ce brusque retour.

À cet aveu, madame de Verseuil parut beaucoup moins étonnée qu’à l’apparition de mon maître, et, prenant un ton grave, elle lui dit :

— J’ai prévu les reproches que vous ne manqueriez pas de m’adresser si vous veniez à apprendre par d’autres que par moi les visites que j’ai reçues de M. de Norvel.

En ce moment Gustave abandonna la main qu’il tenait, et lança sur Athénaïs un regard indigné.

— Ne vous irritez pas, poursuivit-elle d’un air calme ; écoutez ce que je n’ai point osé vous écrire dans la crainte d’être mal interprêtée, et vous me jugerez ensuite.

— Parlez, dit Gustave en témoignant par un sourire dédaigneux toute son incrédulité.

— Je n’ai point oublié la promesse que je vous ai faite de ne point recevoir votre ami, reprit-elle, et sans trop comprendre les craintes qu’il vous inspirait, j’étais bien décidée à les respecter, lorsqu’un événement fâcheux m’a forcée d’accepter ses services. L’été dernier je me promenais suivie de mon fidèle Picard dans une des allées solitaires des Champs-Élysées. Deux soldats ivres m’accostent ; Picard veut me protéger contre eux ; il en reçoit un coup dans la poitrine qui le renverse, et je le crois mort. Mes cris attirent les garçons d’un café voisin, et font retourner sur leurs pas deux hommes qui venaient de passer au galop. Ils descendent de cheval, volent vers nous, et dans le premier qui aide à relever le pauvre Picard, je reconnais M. de Norvel. J’avoue qu’oubliant alors ma promesse et vos craintes, je me félicitai d’être secourue par un de vos amis, et que, touchée des soins qu’il prodigua à mon vieux serviteur, je ne crus pas devoir en dissimuler ma reconnaissance.

» Après avoir ramené Picard, nous le fîmes transporter ici, et M. de Norvel, me voyant seule, s’offrit pour me reconduire. Le refuser eût été faire preuve d’une pruderie ridicule, et lui défendre ma porte, après en avoir reçu un semblable service, n’aurait paru qu’une impolitesse affectée. Enfin, j’ai préféré vous désobéir à vous humilier ; car j’aurais eu honte de laisser croire à votre ami que vous le jugiez si dangereux pour moi. Suis-je donc si coupable ? ajouta madame de Verseuil en tendant la main à Gustave et en levant sur lui un regard plein d’amour.

— Je veux vous croire… Je vous crois, dit-il, en se rapprochant d’elle ; mais si la crainte de m’alarmer vous a fait garder ce mystère avec moi, si vous avez cru convenable d’être polie avec Alméric, rien ne vous obligeait à le voir si souvent ?

— Cela est vrai, reprit Athénaïs avec cet air de candeur qui prête tant de charme à l’aveu d’un tort, et qui ne permet pas de soupçonner qu’on en puisse dissimuler un plus grand. Oui, j’aurais pu me dispenser de causer avec lui si longtemps lorsque le plaisir de parler de vous l’attirait chez moi. Je l’aurais dû peut-être, car il n’était pas difficile de prévoir le parti que la méchanceté tirerait de ces fréquents entretiens ; mais je confesse qu’en m’apprenant tout ce que votre famille, vos amis tentaient pour nous séparer, les espérances que votre mère conservait à cet égard, et les nouveaux moyens qu’elle se promettait d’employer pour arriver à ce but, M. de Norvel me devint chaque jour plus nécessaire. Son amitié pour vous, la connaissance qu’il a de votre caractère, les assurances qu’il me donnait de votre fermeté à braver des préventions injustes, m’aidaient à supporter des humiliations dont je vous épargne le récit ; je ne vous reproche pas les larmes qu’elles m’ont fait répandre, ne me reprochez pas à votre tour l’unique consolation que j’aie trouvée dans une situation où il ne m’était pas même permis de me plaindre à vous.

— Serait-il possible ! s’écria Gustave, quoi ! ma mère, si bonne, si indulgente…

— Lorsqu’il ne s’agit pas de vos intérêts, interrompit Athénaïs ; mais, en cette occurrence, elle ne voit que les sacrifices que vous me faites, et me blâme avec raison de les accepter. Elle ignore le refus que j’en ai fait cent fois, et que je suis prête à répéter ; elle oublie surtout le sentiment qui m’a fait renoncer à de semblables biens pour vous consacrer ma vie, et croit de son devoir de vous détourner d’un lien qui contrarie son ambition maternelle. Je sens qu’à sa place j’agirais peut-être de même, et vous n’avez qu’un mot à dire pour me voir seconder ses projets ; mais si je suis aussi indispensable à votre bonheur que vous l’êtes au mien, aucun obstacle ne m’empêchera de l’accomplir.

Ce discours, suivi des plus tendres assurances, dissipa entièrement les soupçons de Gustave ; mais sa colère se reporta aussitôt sur les personnes qu’il accusait de persécution envers madame de Verseuil, et de despotisme envers lui. L’idée que M. de Léonville lui avait été envoyé par sa mère pour lui dénoncer Athénaïs s’empara de son esprit ; il se persuada qu’il était l’objet d’une conspiration de famille qui tendait à lui faire rompre ses engagements avec madame de Verseuil, et, révolté de se voir ainsi le jouet d’une autorité tyrannique, il s’affermit dans le dessein de résister aux conseils qui lui seraient donnés au nom de cette amitié suspecte qui peut calomnier avec les meilleures intentions du monde. Il alla même jusqu’à se promettre de conserver chez madame de Révanne une attitude si fière que personne n’oserait l’attaquer sur sa résolution.

Livré à l’amertume de ces pensées, Gustave hésitait à revoir sa mère. Cependant la crainte de ne pouvoir rester plus longtemps incognito à Paris le décida à paraître arriver chez elle le lendemain de notre retour. On peut se figurer l’étonnement de madame de Révanne en voyant son fils l’aborder d’un air contraint, et recevoir sans émotion ses tendres embrassements. Sa première idée fut de le croire en disgrâce auprès de Bonaparte, puisqu’il ne l’avait point accompagné à Rastadt. Rassurée sur ce point, elle hasarda d’autres questions auxquelles Gustave répondit si brièvement, que, désespérant d’apprendre de lui la cause d’une froideur si marquée, elle s’abandonna à de tristes conjectures, et au chagrin d’avoir pour la première fois à se plaindre du cœur de son fils.

Malgré la distance qui nous séparait, je m’étais souvent associé aux peines de madame de Révanne, et quand je les avais prévues, j’en souffrais avant elle ; mais aucune ne m’inspira une plus profonde pitié que celle dont je la vis accablée ce jour-là. Il est vrai qu’en amitié, comme en amour, un accueil glacé m’a toujours paru le plus cruel des mécomptes de l’âme.



LXIII


Depuis ce retour, si différent du premier, tout était changé dans la maison de madame de Révanne. Gustave n’y paraissait plus qu’un instant dans la matinée ou le soir fort tard, et lorsque sa mère réunissait quelques personnes à dîner, elle en était réduite à l’inviter pour ce jour-là comme les autres convives. Chacun remarquait ce changement : on soupirait en voyant les yeux de madame de Révanne se remplir de larmes toutes les fois que Germain ôtait le couvert de mon maître après le premier service ; car, malgré qu’il ne vînt presque jamais dîner avec sa mère, elle s’obstinait tous les jours à l’attendre, et chacun de ses amis, en s’attristant pour elle, imitait son silence. M. de Léonville seul n’eut pas craint de le rompre ; mais il était absent, et madame de Révanne n’avait pas même la consolation de se plaindre de son fils à l’ami qui, tout en le condamnant, aurait pris sa défense.

Cependant, ne pouvant plus contenir l’indignation que m’inspirait la conduite de mon maître, je pris le parti de l’aborder un matin et de lui dire :

— Monsieur connaît mon attachement pour lui : je l’ai cru à toute épreuve ; mais je n’avais pas prévu que mon maître me rendrait témoin de son ingratitude pour sa mère, et je veux sortir de cette maison avant de voir succomber à sa douleur la femme que j’honore le plus.

— Vous voulez me quitter, dit Gustave, en se retournant d’un air fier : vous êtes libre ; dispensez-vous seulement de donner à votre caprice des prétextes qui m’offensent.

— La vérité a souvent ce triste privilége, repris-je ; mais vos bienfaits m’ont acquis le droit de vous la dire, et je serais un lâche si je ne vous avertissais pas, en partant, de l’abîme où l’on vous conduit.

— Je suis las des avertissements qu’on me prodigue.

— Eh bien, ordonnez-moi de me taire, sinon je braverai votre courroux même, pour vous éclairer sur la fatale influence qui, après vous avoir coûté la vie de madame Rughesi, vous rend aujourd’hui le bourreau de votre mère.

Ici Gustave mit la main sur ses yeux, et un profond soupir s’échappa de son sein ; je continuai :

— J’ignore si madame de Verseuil mérite ou non la fortune, que vous lui destinez ; un seul fait l’accuse, c’est votre conduite envers tous ceux qui vous aiment, depuis qu’elle vous captive ; car on peut juger du caractère d’une femme par les débats qu’elle excite et les défauts qu’elle encourage ; encore si pour prix de tant de torts elle vous rendait heureux. Mais ne vois-je pas chaque jour les tourments qu’elle vous cause ? Sans cesse agité par la méfiance qu’elle vous inspire, et l’obligation de paraître ne pas douter de sa fidélité, vous n’osez ni la défendre, ni vous plaindre. On ne peut en parler sans blesser votre orgueil, et c’est pour l’épier ou pour lui obéir que vous délaissez des amis, une mère adorable ; que vous étouffez jusqu’au sentiment qui devait, disiez-vous, doubler votre existence. Ah ! je ne puis sans un profond regret, ajoutai-je d’une voix entrecoupée, je ne puis voir mon maître, ce bon jeune homme dont tant de nobles qualités assuraient le bonheur, prêt à s’exiler de sa famille pour fuir l’aspect des larmes qu’il y fait répandre, et se préparer dans le désespoir de sa mère des remords éternels.

— Si je te parais si malheureux, pourquoi m’accables-tu ? dit Gustave, attendri par l’émotion qui m’oppressait ; pourquoi me reprocher une situation dont je ne puis sortir ? Penses-tu que si j’avais la force de m’affranchir du joug qui m’asservit, je n’irais pas à l’instant même me jeter aux pieds de ma mère, la conjurer de m’arracher à l’indigne puissance qui me rend coupable envers elle, envers tout ce que j’aime ; qui me livre déjà au malheur, au ridicule ; qui m’enlève jusqu’à ma propre estime : car tu sauras, ajouta-t-il, en me prenant le bras d’une main tremblante, que je n’ai plus moi-même l’illusion qui me soutenait… Mais qu’ai-je besoin de t’avouer la faiblesse qui me déshonore… ce fatal secret doit mourir avec moi…

Et il retomba sur le fauteuil qu’il venait de quitter. Alors, me précipitant à ses genoux, je le suppliai de me rendre sa confiance.

— Non, me répondit-il, j’ai besoin de ton estime, et je la perdrais aussi !

— Je vous en défie, repartis-je ; je puis vous blâmer, vous offenser, mais vous mésestimer, jamais !

— Quoi ! le lâche insensé qui, certain d’être trompé, n’ose briser sa chaîne ; qui sacrifie ses plus chères affections, sa dignité, son repos, à une passion humiliante qui n’a plus de l’amour que ses fureurs jalouses, ce misérable serait encore digne d’amitié ?

— Oui, m’écriai-je ; et ce ne sont pas là des malheurs qui déshonorent.

— Mais songe donc que je le sais… qu’à force de l’épier, je l’ai vue sortir de chez Alméric ; que, malgré l’évidence, elle a tout nié, et que j’ai feint de la croire !

— Ne vous y trompez pas ; il entrait dans cette aveugle indulgence moins de faiblesse que de générosité. Il fallait fermer les yeux ou livrer madame de Verseuil au mépris général. C’était la diffamer après l’avoir séduite, et vous avez préféré dévorer votre affront à publier sa honte. C’est l’action d’un honnête homme ; j’étais bien sûr que vous n’en pouviez commettre d’autres.

— Je voudrais en vain me justifier par les excuses que ton bon cœur me fournit ; mais je sens trop qu’aucune de ces nobles considérations ne m’a retenu. Il fallait la fuir, la perdra à jamais ; convenir aux yeux du monde entier que j’avais fait un choix méprisable ; voir mes amis, ma mère s’enorgueillir d’avoir prédit ma honte ; et voilà le fantôme qui m’a glacé d’effroi.

— Eh bien, laissez à votre mère le soin de vous défendre contre ce vain fantôme.

— Je ne saurais, te dis-je ; car alors même qu’elle triompherait de mon sot orgueil, elle échouerait devant l’honneur qui m’ordonne de remplir mon serment.

— Madame de Verseuil a-t-elle été fidèle au sien ?

— Non : mais tu l’as dit ; je ne puis l’abandonner sans la perdre, et j’attendrai, pour m’en séparer, que je sois quitte avec elle.

— Sous quels auspices, grands dieux, formerez-vous cette union ?

— Sous l’influence de cette fatalité qui n’a jamais cessé de me poursuivre.

— Du moins, n’ajoutez pas à tant de maux le regret d’affliger votre mère.

— Qu’elle me pardonne mon malheur, qu’elle respecte ma résolution, mes engagements, et ma vie entière sera consacrée à la consoler de mes peines.

— Elle n’a point perdu son fils, m’écriai-je en pleurant de joie, et j’ai retrouvé le meilleur des maîtres.

Une visite interrompit cet entretien au moment où j’allais déterminer Gustave à descendre chez sa mère ; je maudis l’importun qui retardait une explication dont j’attendais un heureux résultat. Voyant que mon maître se disposait à sortir avec la personne qu’il venait de recevoir, je me rendis chez madame de Révanne, et sans savoir un mot de ce que j’oserais lui dire, je demandai à lui parler.

Louise vint m’annoncer que je ne pouvais entrer chez sa maîtresse, qu’elle était avec M. de Saumery et M. de Léonville, et qu’elle paraissait occupée, d’affaires trop importantes pour qu’on osât l’interrompre. Je fus enchanté de ce contretemps en pensant qu’il me sauverait une démarche fort embarrassante, et je me réjouis du retour de M. de Léonville ; car il me semblait plus convenable de le charger de dire à madame de Révanne tout ce qui devait la rassurer sur la tendresse de son fils. En conséquence, j’allai l’attendre chez lui, et, profitant du moment où il rentrait, je lui confiai une partie de l’entretien que j’avais eu le matin avec mon maître. Il témoigna d’abord la plus grande indignation contre Gustave. L’état où il venait de retrouver madame de Révanne l’avait pénétré de la plus vive douleur, et il accusait dans des termes fort injurieux madame de Verseuil et son complice. J’approuvai son ressentiment ; mais je lui fis observer qu’il s’agissait bien moins de punir mon maître, que d’apporter quelque soulagement aux chagrins de sa mère, et je le forçai de convenir que le retour des soins de Gustave pouvait seul la rendre à la vie ; il fallait les racheter à tout prix.

— Ne faut-il pas, disait M. de Léonville avec une ironie amère, qu’elle aille implorer la protection d’une madame de Verseuil, pour obtenir quelques-uns des moments de son fils ? Et ses amis se résigneraient à voir ainsi humiliée la plus respectable des mères !…

Et sa colère reprenait le dessus. Enfin je l’apaisai par le récit du tourment qu’éprouvait Gustave ; je lui laissai entrevoir que la conduite légère de madame de Verseuil avait beaucoup diminué ses sentiments pour elle ; mais qu’il se croyait engagé d’honneur à l’épouser, et que nul raisonnement ne pouvant ébranler sa résolution à cet égard, il était inutile de vouloir l’en faire changer.

— À cette condition, ajoutai-je, je réponds que mon maître redeviendra tout ce qu’il était pour sa mère, et que madame de Verseuil perdra beaucoup de son empire dès qu’il ne lui sera plus contesté par personne.

M. de Léonville, séduit par cette dernière assurance, promit de s’acquitter le soir même de ce qu’il appelait ma commission, et finit par louer le zèle qui m’animait pour les intérêts et le bonheur de la famille Révanne. Hélas ! le lendemain m’offrit une triste occasion de mériter cet éloge.



LXIV


C’était le 10 décembre, Bonaparte venait d’arriver à Paris, et le Directoire, forcé de répondre au vœu de tous les Français, lui préparait ce jour même une réception brillante. Pour satisfaire à un immense concours de spectateurs, Barras avait voulu tenir l’audience, non dans l’enceinte du palais, mais dans la vaste cour du Luxembourg. Un autel de la patrie y était dressé, les trophées de l’armée d’Italie le décoraient, et c’était après avoir passé sous une voûte formée par les drapeaux qu’il venait de conquérir, que Bonaparte devait recevoir les remercîments de la France.

Quelques mois plus tôt, madame de Révanne se serait fait un grand plaisir d’assister à cette fête ; mais dans les dispositions où elle se trouvait alors, elle chargea son fils de renvoyer ses billets d’invitation à madame Bonaparte, en lui faisant dire que sa santé ne lui permettait pas d’en profiter. Gustave n’avait point pensé à en procurer à madame de Verseuil, tant il lui semblait inconvenable qu’elle se montrât dans le monde avant d’avoir laissé le temps d’oublier son divorce, et l’on peut juger de sa surprise lorsqu’en entrant au Luxembourg, il l’aperçut assise sur l’un des gradins réservés aux femmes les plus élégantes de Paris, et les éclipsant toutes par l’éclat de sa parure et de sa beauté. Il se rappela qu’Alméric avait fait demander la veille à Barras des billets pour ces places de faveur. Il se persuada qu’ils étaient destinés à madame de Verseuil ; une foule d’autres indices vinrent à l’appui de ce soupçon. Gustave en conclut naturellement qu’Athénaïs l’avait trompé en lui jurant que depuis la scène de jalousie qu’elle avait imprudemment provoquée, elle n’avait eu aucun rapport avec M. de Norvel. Ces idées disposaient fort mal Gustave à entendre ce qui se disait à ses côtés ; car aux acclamations, aux cris de joie causés par l’arrivée de Bonaparte, à l’enthousiasme inspiré par ses paroles prophétiques, succédèrent les caquets du grand monde. C’est alors que mon maître eut cruellement à souffrir de la célébrité de sa future compagne. Comme Bonaparte avait désiré paraître dans cette assemblée solennelle accompagné d’un seul de ses aides de camp[22], les autres s’étaient dispersés dans la foule de militaires invités à la fête, et le hasard ayant placé Gustave au milieu de plusieurs officiers de l’armée d’Allemagne dont il n’était pas connu, sa présence ne gêna en rien leur médisance. D’abord, il eut l’avantage d’apprendre son histoire avec Athénaïs, telle qu’elle se racontait dans le monde ; ensuite un vieux général prédit le sort qui attendait le ravisseur, et, pour comble d’agrément, un jeune capitaine ajouta que la vengeance du ciel s’exerçait déjà sur le coupable, et qu’il savait très-positivement qu’un certain Alméric de Norvel était en secret honoré des faveurs de la dame.

— Vous en avez menti, s’écria Gustave en se retournant vers l’officier, et je vous le prouverai en sortant d’ici.

À ces mots le capitaine avait porté la main sur son épée. Ses voisins le retinrent.

— Point d’esclandre ici, dit le vieux général : le colonel va nous dire son nom ; il sait ce qu’exige une telle insulte, et vous serez satisfait.

Alors mon maître, tirant ses tablettes, inscrivit son nom sur un feuillet, le remit au capitaine, et lui dit froidement :

— Choisissez l’heure et les armes.

Puis ils se rassirent tous deux si paisiblement, qu’excepté leurs proches voisins, tous les autres pouvaient croire que ce colloque d’un instant avait eu pour motif l’échange de quelques politesses.

M. de Léonville, fidèle à sa parole, était venu ce même soir disposer madame de Révanne à recevoir son fils avec indulgence ; Gustave avait promis de dîner avec elle si la cérémonie du Luxembourg ne finissait pas trop tard. Déjà plusieurs personnes en étaient de retour, et il n’arrivait pas. Enfin, l’heure ne permettant plus de l’attendre, madame de Révanne donna l’ordre de servir ; mais à peine le dîner est-il à moitié, que Germain entre l’air égaré, les lèvres tremblantes, demande tout haut si M. de Léonville est là, lui dit le plus gauchement possible de venir tout de suite, qu’il n’y a pas un moment à perdre ; puis s’apercevant de l’effroi qu’il cause, ce n’est rien, ajoute-t-il, plus sottement encore, c’est un monsieur qui le demande ; et il s’enfuit en faisant à M. de Léonville des signes mystérieux. Je les suis tous deux.

— Accourez, s’écrie Germain de manière à être entendu de la rue : Accourez vite ; il s’est battu, l’épée a traversé le corps ; il n’a peut-être plus qu’un moment à vivre !

— Tais-toi, misérable, lui dis-je en mettant ma main sur sa bouche, tu vas tuer sa mère.

Et je me précipitai au bas de l’escalier sans savoir où j’allais.

— Par ici, nous dit Germain en nous conduisant vers le pavillon.

— Je n’ai pas voulu, ajouta-t-il, le faire porter dans sa chambre, de peur d’effrayer madame. Il est là sur un matelas, dans le pavillon du jardin. Le chirurgien et un jeune officier sont avec lui : ne faites pas de bruit : on a recommandé le plus grand silence. Ah ! mon dieu ! ce brave maître !…

Et Germain poussait des sanglots déchirants, et j’enviais ses larmes.

M. de Léonville, entre ouvre doucement la porte, et nous apercevons Gustave qui, à l’aide du jeune officier et du chirurgien qui le soutiennent, s’efforce de tracer quelques mots sur un papier ; mais presque au même instant la plume s’échappe de ses mains, et il perd connaissance. Hélas ! je crus à sa pâleur qu’il ne respirait plus ; mais le chirurgien nous rassura en nous disant que cette faiblesse était causée par la quantité de sang qu’il avait déjà fallu lui tirer ; car, ajouta-t-il, la blessure est si proche de la poitrine, qu’il faut avant tout le garantir de l’hémorrhagie. Je ne puis rien prononcer avant vingt-quatre heures ; mais s’il ne survient pas de crise fâcheuse, nous le sauverons. Ôtez ce papier qui l’inquiète, dit-il en se tournant vers moi, et veillez à ce qu’il n’éprouve aucune émotion vive ; je ne le quitterai pas de la nuit.

— Permettez-moi d’en faire autant, dit le capitaine à M. de Léonville ; je suis le malheureux qui l’a mis dans cet état, et si vous m’ôtez la consolation de le soigner, je ne sais où le désespoir pourra me conduire.

Touché des larmes qu’il lui voyait répandre, M. de Léonville lui fit signe de rester ; ensuite il s’approcha du lit qu’on venait d’arranger à la hâte, nous aida à y transporter Gustave, et me tirant par le bras :

— Remontons, dit-il, et sachons nous contraindre devant cette pauvre mère, nous reviendrons dans un instant.

Je tenais le papier que le chirurgien avait ôté de la main de Gustave, et craignant de le lire, j’allais le cacher dans ma poitrine. M. de Léonville me le demanda ; il le lut à la lueur de la lampe du vestibule, puis me le remettant, il dit :

— Gardez ce papier, et ne dites jamais à personne que je l’ai lu.

Alors jetant les yeux dessus, je vis ces mots tracés d’une main tremblante :

« Je lègue mon enfant à ma mère. »

En rentrant dans la salle à manger, nous n’y trouvâmes plus que Louise qui préparait une boisson calmante, et pleurait amèrement en répétant que Germain avait assassiné madame.

— Je l’avais pressenti, m’écriai-je.

Et je suivis M. de Léonville dans la chambre de madame de Révanne. Nous trouvâmes cette malheureuse mère livrée aux plus affreuses convulsions. Quand la triste nouvelle si mal dissimulée par Germain lui avait été confirmée par les mots distinctement entendus « l’épée a traversé le corps, » elle était restée longtemps inanimée, et n’était revenue de cet évanouissement que pour tomber dans un délire effroyable. Je courus chez son médecin, et le ramenai presque aussitôt muni d’une potion qu’il avait ordonnée sur ce que je lui dis de l’état de madame de Révanne, et du coup affreux qui l’avait causé ; ensuite je retournai dans le pavillon. Peu de moments après, M. de Léonville vint m’y rejoindre.

— Elle est plus calme, me dit-il tout bas ; mais la fièvre vient de se déclarer, et j’ai peur que cette crise ne détermine une maladie : elle souffre depuis si longtemps !…

— Et puis qu’arrivera-t-il s’il faut lui annoncer !… ajouta-t-il en montrant Gustave.

Nous levâmes les yeux au ciel, et chacun de nous alla prendre silencieusement sa place dans cette chambre où nous allions passer la nuit : le chirurgien couché sur un canapé ; M. de Léonville, au coin de la cheminée, méditant sur la manière la plus efficace de secourir ou de consoler ses amis ; moi près de la porte, pour être plus tôt à même de lui servir au premier signe ; et le jeune capitaine au chevet du lit de Gustave, les yeux fixés sur son visage décoloré, et l’oreille attentive à ses moindres soupirs.



LXV


Heureusement pour madame de Révanne, elle ne retrouva la raison qu’au moment où son fils était hors de danger. Le premier soin de M. de Léonville, en recevant de la bouche du chirurgien cette bonne nouvelle, fut de la porter à la mère de Gustave. Elle crut d’abord que la pitié de son ami cherchait à la tromper ; mais se livrant bientôt à la confiance que méritait un homme si vrai, elle reprit courage, et conjura son médecin d’employer toutes les ressources de son art pour diminuer la fièvre qui la dévorait encore, et pour lui rendre à tout prix la force de se traîner jusqu’au lit de son fils. Mais cette fièvre se déclara maligne, et dans le danger qui menaçait madame de Révanne, nous retrouvâmes toutes nos inquiétudes pour Gustave.

Cependant il avait passé le terme fatal ; sa respiration était moins oppressée, un doux assoupissement l’empêchait de sentir les douleurs de sa blessure, et tout annonçait son prochain retour à la vie. M. de Léonville et le capitaine Saint-Firmin, rassurés sur l’état de Gustave, avaient consenti à retourner chez eux pour y prendre quelque repos, et je devais veiller, pendant cette seconde nuit, seul auprès de mon maître.

La faible lueur d’une lampe éclairait la chambre ; il y régnait un profond silence ; et malgré moi, épuisé par la fatigue, par tant d’émotions douloureuses, je m’endormis sur ma chaise près du feu que je voulais entretenir avec soin, car la nuit était froide. Je rêvais la convalescence de mon maître, celle de sa mère ; je les voyais réunis, se racontant leurs mutuelles inquiétudes, leur frayeur de mourir sans s’être dit adieu. Je m’associais à leur bonheur, il devenait ma récompense : tout à coup mon oreille est frappée par ces mots articulés d’une voix faible :

— Ma mère ? est-ce vous ?

J’ouvre aussitôt les yeux, et je crois rêver encore en apercevant une femme près du lit de Gustave ; mais il lui parle, elle se penche vers lui ; ce n’est point une vision.

— Donne-moi ta main, lui dit-il, mets-la sur mon cœur, je croirai que tu me pardonnes. Et pendant que cette main se laissait conduire, de l’autre on me faisait signe de me taire. Je restai immobile à contempler ce charmant fantôme ; bientôt après je le vis retirer doucement la main qu’il avait posé sur le sein de Gustave, s’assurer par un regard attentif que le malade était rendormi, et s’avancer à pas lents vers une porte qui donnait sur l’escalier intérieur du pavillon. Alors il s’évanouit comme une ombre et me laissa stupéfait de son apparition. J’espérais que mon maître me parlerait de cette vision, et j’attendais avec impatience son réveil, pour m’expliquer un événement sur lequel je formais différentes conjectures ; car l’obscurité où nous étions ne m’ayant pas permis de distinguer les traits de cette femme à demi voilée, je flottais entre deux noms que je craignais également de prononcer devant Gustave. Enfin il s’éveilla ; mais l’excès de sa faiblesse ne lui permettait pas de rassembler ses idées, et il ne me parla pas même de sa mère, seulement il m’appela pour me dire :

— Quelque chose me blesse, tiens, là, tout proche de ma plaie.

Présumant que c’était une des épingles qui retenaient l’appareil, je détachai la première bande, et je sentis une bague glisser dans ma main.

— Voilà ce qui vous blessait, dis-je à Gustave en lui montrant la bague, et cette petite fleur en turquoises devait vous faire un mal affreux si près de votre blessure.

— Ciel ! s’écria Gustave, je la reconnais : c’est la bague que j’ai donnée à Lydie le jour où… Mais je me trompe peut-être, regarde… Son chiffre et le mien doivent être gravés sous la fleur.

Les chiffres s’y trouvaient, et ce talisman ne me laissa plus aucun doute sur le nom du fantôme. Je devinai sans peine que sa jolie main, maigrie par la souffrance, avait laissé échapper cet anneau au moment où Gustave la pressait tendrement sur son sein.

Avec le souvenir de son premier bonheur, Gustave semblait avoir retrouvé la vie et l’espérance. Il me demandait comment cet anneau lui avait été rendu, se rappelait confusément d’avoir cru voir sa mère, de lui avoir parlé, et je n’osais répondre à aucune de ses questions, tant j’avais peur de détruire une illusion nécessaire à son repos ; mais il était impossible de le tromper long temps sur l’état de madame de Révanne, une maladie grave pouvait seule la retenir loin de son fils quand il était blessé, et son imagination allant jusqu’à la supposer morte, nous fûmes contraints de lui avouer la vérité pour l’empêcher de se livrer à tout l’excès du désespoir. Malgré sa faiblesse et la défense du chirurgien, il voulait qu’on le portât dans la chambre de sa mère. Nous ne savions comment modérer son inquiétude. Cependant madame de Révanne, se trouvait mieux, et je pensai à chercher quelque moyen d’en convaincre son fils ; le hasard m’en fournit un excellent Gustave m’envoyait à chaque instant chez elle pour lui en rapporter des nouvelles. Mais quelle que fût ma réponse, il la recevait d’un air fort incrédule ; j’avais beau lui répéter que de son rétablissement dépendait celui de sa mère, qu’elle lui ordonnait de se calmer, d’attendre plus patiemment le jour où il pourrait la voir ; il ne m’écoutait point. Offensé de son peu de confiance en mes paroles, je priai Louise de me faire entrer dans la chambre de sa maîtresse pour lui peindre l’inquiétude continuelle de Gustave, et la supplier de trouver un moyen de la calmer.

Vous serez bien reçu, me dit Louise d’un air riant que je ne lui avais pas vu depuis plusieurs jours : madame a reposé deux heures, sa fièvre est moins ardente ; elle nous a tous reconnus ce matin, et à l’instant même elle témoignait l’envie de vous parler.

En finissant ces mots, Louise ouvrit la porte, et un enfant courut à moi pour me dire en levant sa petite main :

— Chut, maman dort !

— Non, elle ne dort pas, reprit Louise, mais c’est qu’Alfred est bien aise de vous répéter ce qu’on lui dit à chaque minute.

Et je regardai attentivement cet Alfred, qui me parut d’une beauté angélique. Madame de Révanne, qui me voyait l’admirer, me dit d’une voix que j’entendais à peine :

— N’est-ce pas qu’il est charmant ?

Ensuite elle me questionna sur son fils ; et comme je lui répondis qu’il ne guérirait pas tant qu’il n’aurait pas la preuve positive qu’elle-même était moins souffrante :

— Attendez, me dit-elle, je vais vous la donner.

Alors elle fit signe à Louise de mettre Alfred sur son lit, et lui dit en me montrant :

— Tu vois bien cet homme-là, c’est un ami qui va te mener chez quelqu’un qui te caressera, te donnera des bonbons, et que tu embrasseras bien fort pour moi.

— Oui, répondit Alfred, avec la joie qu’éprouve un enfant quand on lui promet un plaisir.

Et, se tournant vers moi, madame de Révanne ajouta :

— Dites à Gustave d’en croire ce petit messager, et de permettre qu’il me remplace en ce moment près de lui pour lui tenir compagnie, et lui ordonner d’être sage.

Avec quel ravissement je m’emparai de ce petit ange ! que j’étais fier de le porter à mon maître ! Louise nous suivit dans la crainte qu’il ne s’apprivoisât pas tout de suite avec nos visages inconnus, et puis elle avait bien un peu envie de voir comment il serait accueilli de Gustave. Je consentis à lui laisser ce plaisir ; mais ce fut à condition qu’elle resterait à la porte, et que j’entrerais seul avec mon précieux fardeau ; car j’étais jaloux du bonheur que j’allais causer.

Germain était resté auprès de mon maître ; je l’appelai, je lui donnai une commission, et puis allant tout droit au lit de Gustave :

— Puisque vous doutez toujours de mes nouvelles, lui dis-je, voilà un témoin que vous en croirez peut-être ?

— Ah ! Victor, s’écria mon maître en serrant l’enfant dans ses bras, sans penser qu’il allait déchirer sa blessure, chère Lydie !

Je le vis aussitôt pâlir, sa tête retomba sur l’oreiller, et je me repentis de n’avoir pas prévu qu’une si vive émotion pouvait lui être funeste ; mais le premier moment de surprise passé, on renaît vite quand, de douces impressions vous rappellent à la vie, et Gustave fut bientôt en état d’écouter le petit ambassadeur de madame de Révanne. Deux mots de cet enfant suffirent pour lui prouver qu’elle était moins souffrante, qu’elle pensait tendrement à lui ; enfin, tout ce que je lui répétais vainement depuis deux jours. Combien j’étais attendri en voyant briller la joie sur ce visage décoloré, dans ces regards languissants, dans ce sourire où se montrait l’oubli de tous les maux.

— Ne me quitte pas encore, lui disait Gustave d’un ton suppliant ; Victor va te chercher des joujoux.

Et, en attendant, je couvrais le lit d’estampes, de morceaux de sucre, d’oranges, et de tout ce que j’imaginais pouvoir retenir Alfred.

— Comment t’appelles-tu ? lui demanda Gustave.

— Alfred de Révanne, rue du Mont-Blanc, n° 15, lui répondit-il dans son petit langage, et comme s’il répétait sa leçon ; car cette longue phrase était la seule qu’il pût dire si couramment.

On reconnaissait dans le soin de joindre son adresse à son nom la sollicitude commune à toutes les mères qui supposent que leurs enfants peuvent se perdre, et qu’il faut avant tout, qu’ils apprennent à dire où ils demeurent.

— Ah ! tu t’appelles Alfred de Révanne ? répéta Gustave en souriant, et moi aussi je me nomme Révanne ; et, si notre maman le permet, tu viendras jouer avec moi tous les jours.

En disant cela, Gustave passait sa main dans les blonds cheveux d’Alfred. Tout à coup l’enfant s’écrie :

— La voilà, la voilà, ma bonne, la voilà.

Louise accourt, et Alfred lui montre la bogue bleue qui est au doigt de Gustave :

— Que veut-il dire ? demande mon maître.

— C’est qu’il croit reconnaître une bague que madame de Civray a perdue ces jours-ci, répond Louise. Comme nous l’avons tous inutilement cherchée, et qu’Alfred a été grondé pour lui faire dire où il l’avait cachée ; il s’en ressouvient.

— Elle était semblable à celle-ci, croyez-vous ?

— Absolument de même : et madame de Civray pleure tant de l’avoir égarée, que, si je l’osais, je prierais monsieur de confier la sienne à madame de Révanne, pour en commander une pareille.

— C’est inutile ; dites à madame de Civray que sa bague a été trouvée par Victor, qu’il me l’a remise, et que j’espère la rendre bientôt moi-même à ma cousine.

Alors Alfred sauta du lit pour aller vite apprendre à toute la maison qu’il avait retrouvé la petite bague bleue ; mais, avant de le laisser partir, Gustave lui fit promettre de revenir le soir ; et deux heures après cette visite, le canapé de mon maître était si bien rempli de polichinelles, de charrettes, de ménages ; enfin, de joujoux de toute espèce, que son chirurgien même n’y trouva plus une place pour s’asseoir.



LXVI


Parmi les lettres qu’il m’avait été défendu jusqu’alors de remettre à Gustave, se trouvait un billet de madame de Verseuil, écrit le lendemain de l’affaire que mon maître avait eue à propos d’elle. Comme elle ignorait ce triste événement, son billet était rempli de plaisanteries légères sur l’air boudeur qu’avait pris Gustave en l’apercevant au Luxembourg, et d’agaceries piquantes pour l’engager à venir lui pardonner le crime d’avoir voulu être témoin du triomphe qu’il partageait. Après la lecture de cette lettre badine, Gustave demanda s’il n’en était pas venu d’autres de la même part.

— Je ne le crois pas, répondit M. de Léonville qui se trouvait là ; mais j’ai à vous parler d’une visite que j’ai reçue dernièrement, et dont je vous suis redevable.

À ces mots, je sortis de la chambre ; et M. de Léonville raconta à mon maître comment, malgré toutes les mesures prises pour en garder le secret, madame de Verseuil avait appris par son vieux serviteur la blessure de Gustave, et comment, dans son inquiétude, elle avait eu recours à lui pour la rassurer sur un malheur qui la désespérait.

— Vraiment, ajouta M. de Léonville, en l’écoutant parler de son effroi pour votre état, du regret de ne pouvoir vous soigner elle-même, je vous plaignais, et vous justifiais à la fois ; car il faut être bien fausse ou bien aimante pour vous pleurer si tendrement.

À cela, Gustave ne répondit que par un regard sombre.

— Au reste, continua M. de Léonville, vous ne devez plus vous tourmenter à ce sujet ; votre mère consent à tout ce que vous voulez ; et pourvu que vous lui rendiez vos soins et votre tendresse, elle se résignera à ne jamais se plaindre de votre choix. Vous allez la revoir ; ne lui parlez plus de vos résolutions ; elle ne tentera pas de les combattre, et le temps finira par vous mettre d’accord.

À ce discours, qui peignait la bonté de M. de Léonville par ses soins à dissiper toutes les inquiétudes qui pourraient retarder le rétablissement de son ami, Gustave reconnut encore l’ascendant inévitable que savait prendre madame de Verseuil même sur ses ennemis, lorsqu’elle avait résolu de se les concilier ; car il connaissait mieux que personne la haine qu’elle avait pour M. de Léonville ; et le cœur de Gustave appréciait à sa juste valeur la démarche qu’elle avait faite auprès de lui ; mais pouvait-il avoir l’air de douter de la bonne foi, de la fidélité d’Athénaïs, quand il venait de se battre pour les défendre.

M. de Léonville rassura aussi mon maître sur ce qu’on disait de son affaire dans le monde :

— Grâce à la discrétion du capitaine et de ses témoins, lui dit-il, le bruit de cette querelle n’est point parvenu aux oreilles du général Bonaparte. Il sait que votre mère est malade, et vous croit tout occupé de la soigner. Les gens de votre connaissance ont la même idée, et trouvent tout simple que l’on ne vous rencontre nulle part. Ainsi vous n’avez rien à redouter des propos que l’on pourrait tenir sur les motifs de cette affaire.

— Peu m’importe, répondit Gustave d’un ton qui trahissait sa profonde tristesse ; je crois m’être conduit en homme d’honneur, cela me suffit : je ne veux penser aujourd’hui qu’à votre parfaite amitié, c’est le seul sentiment que je puisse mêler au plaisir de revoir ma mère.

Alors il sonna, et nous l’aidâmes à monter chez madame de Révanne. En entrant dans sa chambre à coucher, nous aperçûmes une femme qui se sauvait par la porte du boudoir. Cette fuite parut troubler un moment la joie de Gustave ; mais sa mère l’embrassait si tendrement, elle remerciait le ciel avec tant de faveur de lui avoir conservé son fils, elle le baignait de si douces larmes, que ce moment devait triompher de tous les regrets.

À dater de ce jour, tous deux recouvrèrent la santé comme par enchantement. Gustave, encore trop faible cependant pour reprendre ses occupations, s’amusait à jouer tous les soirs avec Alfred, et s’en faisait adorer à force de complaisances ; mais toutes les grâces, les caresses de ce joli enfant, ne consolaient pas Gustave de l’obstination que Lydie mettait à le fuir. Nous la regardions dans la maison comme l’ange protecteur qui venait, par ses soins, de sauver la vie de madame de Révanne ; nous la bénissions tous ; Gustave seul ne pouvait la remercier de lui avoir conservé sa mère ; et lorsqu’il m’envoyait demander si sa cousine était visible, l’on me répondait toujours : « Madame est sortie. » Cependant nous entendions marcher dans l’appartement qu’elle occupait au-dessus de nous, et souvent les accords de sa harpe nous révélaient sa présence. À la fin, ce voisinage me paraissant ajouter de pénibles réflexions à toutes celles qui accablaient mon maître, je l’engageai à retourner dans son appartement, où il serait beaucoup mieux que dans le pavillon.

— Pourquoi ? me répondit-il ; il me semble que je suis bien ici… et après un moment de rêverie : Mais, tu as raison, il faut remonter chez moi. Ce salon est celui qu’habite ordinairement madame de Civray… Je l’en prive, et c’est bien assez que ma présence l’éloigne de chez ma mère ; au moins faut-il que je ne l’obsède pas jusque chez elle… Moi, lui inspirer tant d’aversion ! ajouta-t-il en levant tristement les yeux.

— Cette bague, repris-je en montrant celle qu’il portait encore, ne me semble pas le signe d’une aversion bien vive.

— Si elle y tenait, l’aurais-je encore ? Non, je ne puis m’abuser ; elle n’est venue cette seule fois vers moi que pour rassurer ma mère, et lui rapporter de mes nouvelles. C’est, pressée par ma main que cet anneau a glissé de son doigt : elle le portait par habitude ; elle l’a perdu sans regret ; mais ai-je le droit de m’en plaindre ? Ah ! sa haine m’est bien due, je l’ai méritée ; j’en ai besoin peut-être, puisque tout nous sépare aujourd’hui.

En disant ces mots, il rassemblait ses papiers, ses livres, et il m’ordonnait de les monter chez lui. M’apercevant qu’il avait oublié son album sur la cheminée, j’allai pour le prendre.

— Laissez-le là, me dit Gustave ; je le porterai moi-même. Et quand il vint quelques moments après dans sa chambre, je vis qu’il n’apportait pas l’album.

Le soir de ce même jour où nous avions déménagé du pavillon, mon maître aperçut de la lumière à travers les croisées de la chambre que nous venions de quitter ; et soit que l’habitude d’y loger depuis quelque temps, ou je ne sais quelle autre pensée l’ait conduit de ce côté, il marcha vers la porte vitrée qui donnait sur le jardin : les volets n’en étaient point encore fermés ; et il aperçut à travers les carreaux Lydie, assise à la même place qu’il avait occupée le matin, et tenant l’album ouvert sur ses genoux. Il s’arrêta à contempler ce front si pur, ces yeux si doux, qui les premiers avaient fait battre son cœur. Madame de Civray était un peu maigrie ; sa taille lui en parut plus élégante encore, et sa pâleur même ajoutait à sa beauté ; car elle n’était si languissante que pour l’avoir pleuré, et la femme qui nous pleure a toujours tant de charmes !

Lydie tournait l’un après l’autre les feuillets de l’album, et Gustave devinait le dessin qu’elle avait sous les yeux au plus ou moins de temps qu’elle mettait à le considérer. Les premiers la captivèrent d’abord ; c’étaient ceux du château et des bois de Révanne. Elle y retrouvait ces sombres allées, ce beau lac, cette petite barque où, si souvent conduite par Gustave, elle avait entendu les plus doux aveux. À ces vues champêtres succédaient celles que mon maître avait rapportées d’Italie. C’étaient les plus curieuses ; mais madame de Civray les passa rapidement. Gustave s’en réjouit en pensant qu’elle arriverait plus tôt au dernier dessin qu’il avait tracé de souvenir. L’émotion qui se peignit tout à coup sur le visage de Lydie, les larmes qui l’inondèrent, lui prouvèrent assez qu’elle avait reconnu cette petite porte du parc de madame d’Herbelin, cette lumière complice qui servait à guider le coupable, ce fanal d’amour qui ne brillait que dans les nuits heureuses. À l’aspect de ces lieux, parés de tant de souvenirs, les traits de Lydie s’animèrent ; une rougeur pudique vint colorer son front ; et, détournant de cette image, ses regards humides et brûlants, elle les leva vers le ciel, comme pour l’implorer contre la puissance d’un souvenir qui dévorait sa vie. C’en est trop pour Gustave ; il retrouve dans ces regards divins tous les transports de son premier délire ; et, s’élançant vers la porte du pavillon, il appelle Lydie ! À ce nom, à ces accents connus, elle jette autour d’elle des yeux égarés, l’album s’échappe de ses mains, et elle s’enfuit du salon en poussant un cri d’effroi. Gustave veut la rassurer, voler près d’elle ; mais il entend les pas d’une personne qui vient a son secours. Il n’ose la rendre témoin du trouble qui l’agite, ni trahir la cause de l’effroi de Lydie. Disons plus ; il sent qu’il ne peut la revoir sans se trahir lui-même, sans violer tous ses engagements, et l’honneur le retient.

— Je penserai qu’elle m’aime encore, se disait-il en s’éloignant tristement du pavillon ; que trois ans d’oubli, d’infidélités, n’ont pu me chasser de ce cœur généreux !

Et, dans cette idée barbare et consolante, il trouvait la force de se résigner au malheur qu’il s’était imposé, et, le courage plus grand encore de laisser ignorer ses regrets à Lydie.


LXVII


Madame de Révanne était rétablie, et sa maison se remplissait chaque jour de gens qui venaient la féliciter sur sa convalescence. Le capitaine Saint-Firmin, présenté par Gustave comme un de ses amis, avait reçu de sa mère un accueil obligeant, et cherchait à lui faire oublier chaque jour par d’aimables soins le triste événement qui lui avait valu le bonheur de la connaître. Cette affaire l’avait rendu, bien malgré lui, confident de la liaison de Gustave avec madame de Verseuil ; et il n’avait pu s’empêcher de satisfaire en partie le désir que son ami lui témoigna d’apprendre comment il était si bien instruit des démarches d’Athénaïs ; mais le capitaine, qui n’avait d’autorité à citer que l’indiscrétion d’Alméric, et qui redoutait une querelle entre eux, avait toujours répondu vaguement à ce sujet, et d’un air si embarrassé, que mon maître en avait conclu plus encore qu’on ne lui en dissimulait. C’est dans cette conviction qu’il avait revu madame de Verseuil ; aussi fut-elle frappée de sa froideur. Il avait choisi, pour retourner chez elle, le moment où il savait y trouver du monde ; et sa visite s’était passée comme toutes celles qu’il avait rendues le même jour ; à parler de la pièce nouvelle, du projet de descente en Angleterre, et du prochain départ du général Bonaparte pour Dunkerque ; seulement en parlant de ce voyage, madame de Verseuil avait dit à mon maître :

— Madame votre mère étant à peine rétablie, je ne pense pas que vous accompagniez votre général dans sa visite des côtes de l’Océan. Là où l’on ne se bat point, vous pouvez vous dispenser de le suivre ?

— Je vous demande pardon, madame, répondit-il ; la santé de ma mère ne me donne plus aucune inquiétude ; et je viens à l’instant même de me mettre à la disposition de mon général. Il m’a donné l’ordre de me tenir prêt à partir, et je crois que nous quitterons Paris cette semaine.

— Déjà ! s’écria madame de Verseuil en affectant une émotion pénible ; et sait-on combien durera ce voyage ?

— On ne saurait le prévoir ; mais, quelles que soient les raisons qui pourraient m’en empêcher, ajouta Gustave d’un ton solennel qui devait être compris d’Athénaïs, je serai ici le 5 mars.

À ces mots, il se retira ; madame de Verseuil ne fit pas la moindre instance pour le retenir.

Peu de jours après, mon maître eut avec M. de Léonville un entretien fort long, dont je n’entendis que ces paroles dites en le reconduisant :

— Chargez-vous d’écrire à mon père ; vous connaissez mes dispositions. Soyez le protecteur des êtres que je vous confie, et secondez-moi dans les efforts qu’il me faut faire pour accomplir un si grand sacrifice.

— C’en est fait, me dit Gustave l’instant d’après ; M. de Léonville va m’obtenir le consentement de mon père, et, à mon retour, le contrat sera prêt à signer. Un si grand dévouement doit expier mes fautes. Ah ! que ne puis-je dévoiler les tourments de mon âme à tous ceux que de folles passions sont prêtes à entraîner ! que ne puis-je les détourner de ces vains succès que les regrets, les remords accompagnent, de ces éclairs de joie qu’il faut payer du déshonneur, de la vie d’une femme, de son propre repos, et du bonheur auquel on pouvait prétendre ! car, tu le sais, Victor, l’avenir le plus doux m’était promis ; que d’heureux jours j’aurais passés entre Lydie et ma mère ?…

Et Gustave essuyait ses yeux.

Dans l’attendrissement profond que me causait sa peine, je tentais de l’adoucir par tous les moyens.

— Si madame de Verseuil, lui disais-je, savait tout ce qu’il vous en coûte pour remplir votre serment, sa fierté vous en tiendrait peut-être quitte.

— Je n’en serais que plus à plaindre, reprit Gustave, et j’aime mieux avoir à me reprocher mon malheur que le sien. Quand mon nom, ma fortune auront servi à m’acquitter, je ne la fatiguerai pas du mépris qu’elle m’inspire, et je lui épargnerai la peine de me tromper de nouveau. Séparé d’elle à jamais, je ne serai pas responsable de sa conduite ; et, satisfait de lui avoir rendu les biens dont je l’ai privée, j’irai loin d’elle oublier, s’il se peut, la honte de l’avoir aimée.

En ce moment, M. de Saumery entra brusquement, et dit à Gustave :

— Venez donc consoler votre mère. Je l’ai trouvée tout en larmes : sa nièce veut la quitter ; et elle se désole comme un enfant de ce départ.

— Hélas ! je ne puis que m’en désoler aussi, dit Gustave ; car ce n’est pas à ma prière que madame de Civray consentirait à rester près de nous, elle qui ne veut pas même me voir.

— Ce n’est pas là son tort, vous le savez bien ; mais c’est très-mal à elle d’abandonner ainsi sa tante.

— Dites-lui que je pars incessamment, et vous verrez qu’elle restera.

— Je ne le pense pas.

— Essayez toujours ; et, de plus, implorez-la, s’il le faut, de ma part.

— Ah bien, oui ! l’implorer, moi ? Vous ne savez donc pas que nous ne nous parlons plus ?

— Quoi ! son plus ancien ami la délaisse ? s’écria Gustave.

— Que voulez-vous ? elle est folle. Je lui ai prédit où la conduirait sa démence ; elle ne m’écoute pas, et nous sommes brouillés.

— Il faut que vous ayez tort ; car Lydie est si bonne… Convenez-en ; vous l’aurez offensée ?

— En lui prouvant qu’au lieu de passer sa vie à pleurer un ingrat, elle ferait bien mieux d’épouser un homme aimable ; vraiment, l’insulte est grande !

— Ah ! c’est pour ce motif ? reprit Gustave en cachant mal sa douce émotion.

— Oui, souriez, je vous le conseille. Voilà bien la vanité des hommes ! N’êtes-vous pas fier de ce triomphe ? Le bel honneur, d’empêcher une femme dont on ne se soucie plus d’être heureuse avec un autre !

— Soyez moins injuste, ou je me brouille aussi.

— Peu m’importe. Lydie était la fille de mon ami, l’être que j’aimais le plus au monde ; vous avez fait son malheur, je ne vous le pardonnerai jamais !

— Ni moi non plus ! dit Gustave.

Et il soupira.

— Eh bien, si vous en avez un vrai repentir, répliqua M. de Saumery, faites quelque chose pour le réparer : voyez Lydie ; parlez-lui du mariage que je lui propose, de celui que vous allez faire vous-même ; je ne serais pas étonné que, demandé par vous, la raison ou le dépit lui fît consentir à ce qu’elle me refuse depuis deux mois ; et, comme je vois loin, je suis certain que, de sa condescendance, il résulterait de grands avantages et pour elle et pour vous.

— Je lui en laisse ma part, dit Gustave. Mais, que ne vous adressez-vous à ma mère pour déterminer sa nièce à suivre vos avis ?

— Soit qu’elle ait manqué d’adresse ou de bonne volonté, madame de Révanne a complétement échoué dans cette occasion. Sans cela, aurais-je recours à vous ?

Gustave garda un instant le silence ; ensuite il se leva, et dit :

— Décidément, je ne saurais me mêler d’une semblable affaire. Il y aurait de la fatuité à croire l’emporter là où ma mère et vous n’avez pas réussi ; et madame de Civray serait en droit de s’en offenser.

— Je vous entends, reprit M. de Saumery d’un ton amer ; et je lis si bien dans le misérable cœur des hommes, que j’avais prévu la vaine excuse que vous me donneriez ; mais, puisqu’ici chacun de vous se dispense de son devoir, je ferai le mien ; et nous verrons si l’autorité d’un vieil ami sera dédaignée. Lydie va retourner chez madame d’Herbelin. Eh bien, je l’y suivrai ; et, dussé-je y perdre tout ce que je possède, je veux qu’avant trois mois elle soit remariée.


LXVIII


Gustave avait deviné juste : dès que sa cousine sut qu’il devait partir pour Dunkerque, elle se décida à rester près de madame de Révanne, pendant l’absence de son fils ; mais elle était convenue de partir avec sa tante pour B… quelques jours avant le retour de mon maître ; et, comme elle voulait s’enfermer à jamais dans le château de sa vieille parente, tout annonçait que Lydie et Gustave ne se reverraient plus. Cette triste pensée, jointe à toutes celles que lui faisait naître la chaîne qu’il allait traîner, plongeait Gustave dans un accablement qui ressemblait au désespoir.

La présence d’Alfred triomphait seule de sa sombre tristesse ; encore ne pouvait-il le contempler quelques moments, sans que des larmes vinssent obscurcir ses regards caressants. Il allait s’en séparer aussi ; et il lui jurait que, tout entier à sa tendresse pour lui, jamais un autre enfant ne la partagerait.

— Tu seras à la fois et mon fils et mon frère, disait-il. Je consacrerai ma vie à te sauver des malheurs qui m’accablent. Tu seras ma consolation, celle de ma mère ; et, peut-être, m’obtiendras-tu un jour le pardon de Lydie…

— Oui ; ne pleure pas, répondait l’enfant sans le comprendre.

Et il entourait de ses petits bras le cou de Gustave, et le comblait de caresses.

Bonaparte avait fixé son départ au 10 février ; et mon maître, devant le précéder de quelques heures, reçut l’ordre de commander ses chevaux pour la veille à minuit. Il y avait ce soir-là une grande réunion chez madame Bonaparte ; et c’est en revenant d’y conduire madame de Révanne que nous devions prendre la route de Dunkerque.

Gustave dîna ce jour-là chez sa mère ; et, comme c’était le dernier qu’il dût passer à Paris, il avait obtenu qu’Alfred dînerait, par extraordinaire, à table près de lui. L’enfant en ressentit une joie extrême ; et sa gaieté fut d’un grand secours contre la tristesse de semblables moments. Gustave, qui ne pouvait se résoudre à le quitter, laissa partir sa mère, accompagnée de M. de Saumery ; et, après s’être engagé à les rejoindre bientôt chez son général, il se remit à jouer avec Alfred. Ils étaient restés tous deux seuls dans la chambre de madame de Révanne ; mais, comme la vivacité d’Alfred ne se serait pas arrangée d’une conversation au coin du feu, on avait laissé la porte du salon ouverte, pour qu’il pût à son gré courir d’une chambre à l’autre. Alfred avait déjà transporté plusieurs fois ses joujoux dans le salon, les avait ensuite rapportés ; et Gustave, accoutumé à ces petits voyages, ne les surveillait plus. Tout à coup il entend un bruit épouvantable, des cris perçants. Il vole dans le salon, voit la table à thé renversée, et Alfred étendu par terre, couvert de porcelaine cassée, et presque étouffé sous les débris d’un vase de cristal. Il le relève précipitamment, cherche avec effroi d’où sort le sang qui coule sur son visage, et veut apaiser ses cris. Mais ces cris déchirants avaient été entendus de la chambre voisine. Une femme en sort aussitôt, et vient arracher l’enfant des bras de Gustave ; puis, se soutenant à peine, elle s’assied, met Alfred sur ses genoux, et soulève d’une main tremblante les boucles de cheveux qui lui cachent ses traits ensanglantés.

— Rassure-toi, s’écrie Gustave ; il n’est pas blessé !

Et, se jetant à genoux près de Lydie, il lui montre qu’Alfred n’a que deux légères coupures au front, et lui affirme que la peur qu’il a eue est la seule cause des cris qu’il jette encore. Tout à son inquiétude, Lydie ne semble pas l’écouter. Alors il court chercher de l’eau, en fait boire à l’enfant, lui donne des bonbons. Bientôt Alfred se calme, et, les yeux encore pleins de larmes, il sourit à son père. Ah ! qui peindra les délices attachées à ce sourire, à ces moments divins, où deux âmes qui succombaient au même effroi renaissent à la même espérance !

Cependant, Lydie rassurée n’a point encore levé les yeux ; assise sur le canapé, sa tête reste penchée vers celle de l’enfant que, soutient son bras ; et, sans le tremblement qui l’agite, on pourrait la croire inanimée. Mais sa main tient celle d’Alfred ; Gustave s’en empare, les presse toutes deux, et dit avec cet accent qui implore :

— Chère Lydie, par grâce, regarde-moi ! qu’un seul moment je retrouve ma vie dans tes yeux ! Ne t’efforce pas de paraître insensible ; tu m’aimes encore, je le sais… je le sens ; et, si je n’ai pas toujours mérité le sentiment que tu me conserves, je défie d’égaler l’amour que tu m’inspires aujourd’hui.

Lydie fit un mouvement pour retirer sa main.

— Ne t’offense pas de cet amour, continue Gustave ; tu n’as rien à en craindre, c’est un culte sacré dû à ta constance, à tes vertus ; c’est l’hommage d’un malheureux qui a perdu tous ses droits sur ton cœur, qui ne doit plus te revoir, et qu’un indigne lien va priver pour jamais du bonheur d’être à toi. Chère Lydie, ne me refuse pas un dernier regard ; au nom de cet enfant qui s’endort sur ton sein, dis-moi adieu !

— Ah ! Gustave, vous êtes sans pitié, dit-elle d’une voix étouffée par les larmes. Après tant d’efforts pour vous cacher mon désespoir, ma faiblesse, faut-il que ce moment vous apprenne tout ce que j’ai souffert ! qu’aviez-vous besoin de savoir les regrets qui me tuent ?

— J’en avais besoin pour souffrir avec toi ; pour te venger, te consoler par mon supplice. Ne me reproche pas le bien qui comble mes douleurs. Songe que je t’aime, que tu m’appartiens, que cet enfant t’enchaînait éternellement à moi, et qu’un odieux serment m’arrache à tant de félicités ! Va, je suis assez puni ; n’ajoute rien à un tourment qui ne doit pas finir ? Vis pour cet Alfred que j’adore. Qu’il rassemble sur lui nos espérances, notre amour, enfin tout le bonheur que je t’ai dû, tout le bonheur que tu peux encore… Mais non ; tu dois m’oublier, me fuir… je te conduirais au déshonneur, à la mort… Je cause la perte de tout ce qui m’aime ; je suis un être maudit du ciel !

Et Gustave marchait vers la porte d’un air égaré, et comme poursuivi par un souvenir funèbre. Lydie, effrayée du sombre désespoir qui se peint dans ses regards, le rappelle, le fait asseoir à ses côtés, partage avec lui son doux fardeau, et laisse glisser la tête d’Alfred sur le bras de son père.

— Calme-toi, lui dit-elle, et résignons-nous à ton sort. Sois généreux, n’abuse pas de ton empire : je suis sans courage contre ta douleur, tu le sais ; ne permets pas que j’y succombe ; laisse-moi tous mes droits à ton estime. Je n’ai pas mérité de les perdre en cédant à tes vœux, lorsque, me croyant libre, j’espérai voir bientôt notre union sanctifiée ; et d’ailleurs, cette faute, expiée par tant de larmes, le pardon d’un mourant l’a rachetée. Qui oserait se montrer plus sévère que lui ? Il m’a rendu le repos ; respecte ce bienfait, et ne tente pas d’avilir celle qui peut un jour devenir ton amie.

— Moi, t’avilir, te ranger au nombre des femmes qu’on méprise ? Non ! je préfère m’éloigner pour jamais de toi ; mais avant ce moment cruel, laisse-moi te répéter que toi seule m’as fait connaître les plus doux ravissements de l’âme ; que ta voix, ta présence me les rendent tous ; et, qu’en respectant aujourd’hui ta vertu, mes serments, je te sacrifie plus que ma vie.

— Ah ! ne me plains plus ! s’écria Lydie en levant au ciel des yeux brillants de joie ; ce moment t’acquitte de toutes mes peines. Mais, je n’ai plus la force de supporter tant… de… bonheur…

À ces mots, la pâleur de la mort couvrit ses traits, et elle tomba sans connaissance sur le sein de Gustave.

— Elle se meurt ! dit-il en jetant un cri d’effroi, elle se meurt !

Louise, qui venait chercher Alfred, entend ces mots ; elle accourt, s’empare de l’enfant, le dépose sur le lit de madame de Révanne, et revient aussitôt avec un flacon d’éther. Gustave le fait respirer à Lydie, qui bientôt se ranime et lève sur lui des yeux suppliants. Louise est retournée près d’Alfred ; et Lydie, qui se voit seule avec Gustave, le conjure de s’éloigner.

— Je ne souffre plus, lui dit-elle ; laisse-moi.

— Non, répondit Gustave en la pressant sur son cœur, je ne puis te quitter !

— Éloigne-toi, lui répétait Lydie avec effroi, ou demain je te haïrai.

— Demain, redit Gustave, demain ; c’est la mort ! Avant de la subir, rends-moi tous les biens de la vie.

— Alfred ! s’écrie Lydie en joignant les mains, Alfred ! viens au secours de ta mère !

— À ce nom révéré, Gustave laisse Lydie s’échapper de ses bras ; et, se prosternant loin d’elle, il implore sa grâce. Il l’obtient pour prix de son respect, et s’éloigne au désespoir.

        Mais, en brisant les plus aimables nœuds,
    Leurs cœurs toujours unis semblent toujours s’entendre ;
    On ne saura jamais lequel fut le plus tendre
            Ou le plus malheureux.



LXIX


— Partons, me dit Gustave, partons à l’instant même. Tout est-il prêt ?

Je lui rappelai qu’il n’avait commandé ses chevaux que pour minuit.

— Envoie-les chercher, reprit-il avec impatience, je ne veux pas rester un moment de plus ici.

— Qu’est-il donc arrivé ? m’écriai-je ; dans quel trouble vous êtes ?

— Je l’ai revue, Victor ; je l’ai tenue là, sur mon cœur, et il faut la quitter, ne la revoir jamais !… J’en mourrai, j’espère.

Et Gustave s’abandonnait à tout l’excès d’une douleur déchirante.

— Tu le vois, ajouta-t-il, je suis hors d’état de me rendre chez madame Bonaparte. Vas-y toi-même, fais demander ma mère, dis-lui que je suis retenu ici… que je ne puis la rejoindre… que je suis obligé de hâter mon départ… Informe-toi si je n’ai point de nouveaux ordres du général, et reviens sur-le-champ, j’ai besoin de toi… Je suis bien malheureux.

J’obéis, et revins peu de moments après accompagné de madame de Révanne. Elle ne voulait pas laisser partir son fils sans l’embrasser. Je la précédai d’un instant pour dire à Gustave :

— Contraignez-vous, voici votre mère.

Alors il cacha sous d’autres papiers la lettre qu’il écrivait, et se leva pour aller au-devant de madame de Révanne.

— Pour cette fois, lui dit-elle, nos adieux ne seront pas si tristes, le général vient de m’affirmer qu’avant un mois vous seriez de retour ; et comme je ne crois pas à la descente en Angleterre, je passerai ce mois sans inquiétude.

— Oui, je reviendrai bientôt, répondit Gustave d’un air contraint, car il méditait en secret une plus longue absence.

Décidé à ne pas rendre sa mère témoin de son mariage, il se flattait même de pouvoir lui en laisser ignorer le moment, et pensait qu’en revenant un jour vivre auprès d’elle, ainsi qu’il y avait toujours vécu, elle lui pardonnerait un lien qui ne coûtait rien à ses habitudes.

M. de Léonville était le confident de ce projet, et il avait promis de le seconder en engageant madame de Verseuil à se rendre le 5 mars au château de Léonville, sur la route d’Amiens. C’est là que son régisseur, le maire de la commune, dresserait l’acte civil en présence du capitaine Saint-Firmin, de M. de Léonville, et des témoins nécessaires. Enfin, c’est là que se passerait, le plus simplement possible, la cérémonie de ces tristes noces.

Nous partîmes. Dans ce voyage, où mon maître n’avait d’autre occupation que celle de suivre son général, nous passions une grande partie de nos matinées à nous promener sur les bords de la mer. La vue de ce vaste empire que l’on ne peut traverser qu’en rusant contre la mort ; ces vents, cette fureur des flots qui nous représentent la vie, tout nous portait à de profondes réflexions, et nous inspirait ce dédain de soi-même qu’on ressent à l’aspect des merveilles de la nature.

Cependant le 5 mars approchait, et Gustave, résigné à son sort, se disposait à partir pour Léonville. Il en avait prévenu madame de Verseuil par une lettre où les sentiments les plus généreux s’unissaient à la plus froide dignité, et madame de Verseuil s’était contentée d’y répondre en faisant savoir à Gustave, par son ami, qu’elle se rendrait le jour convenu au château de Léonville.

« La terre de Courmont est vendue, écrivait à mon maître M. de Léonville. Les quatre cent mille francs dont cette vente me rend dépositaire, seront employés selon vos vœux. Votre mère approuve cette disposition en faveur d’Alfred ; mais, malgré tout ce qu’elle en devait conclure, elle se flatte encore de voir rompre ou retarder par quelque événement votre mariage avec madame de Verseuil. Laissons-la dans cette illusion. Je viens d’écrire à mon régisseur pour qu’il s’apprête à nous recevoir. J’ai peur que nous soyons bien mal logés dans ce vieux château, inhabité depuis la mort de mon père ; c’est pourquoi je veux vous y précéder, afin que madame de Verseuil y trouve au moins un appartement convenable. »

Germain m’avait chargé de demander quel jour il devait ramener les chevaux de mon maître, et je fus bien surpris d’entendre Gustave me répondre :

— Que Germain les conduise à Bruxelles, et me retienne un logement à l’hôtel de Belle-Vue.

— Quoi ! monsieur n’ira point à Paris en quittant Léonville ?

— Non, je profiterai de ce mois de congé pour voir la Belgique, en attendant que des ordres impérieux m’appellent dans le midi de la France.

— Je lui marquai ma surprise de ce projet.

— Lorsqu’il en sera temps, me répondit-il, je t’instruirai de tout ; et, si tu veux partager mon exil, je ne refuserai pas la consolation d’emmener un ami.

— Fût-ce au bout de la terre, il vous suivra, repris-je, et si vous rencontrez le bonheur, je n’y regretterai pas ma patrie.

L’expédition d’Égypte m’a depuis expliqué ce que cette conversation avait alors d’obscur pour moi. Bonaparte, sans trahir le secret de cette grande entreprise, cherchait à s’assurer des officiers qui pourraient l’accompagner, et il en avait assez dit à Gustave pour lui laisser deviner qu’il voulait se soustraire aux intrigues du Directoire, par quelque expédition lointaine.

Quand nous quittâmes Dunkerque, la neige tombait par flocons, et les postillons avaient peine à suivre le pavé, tant la trace des roues était vite effacée. Excepté quelques mendiants à qui la misère faisait braver le froid, on ne rencontrait personne sur la route. Les villages paraissaient déserts, et la nature entière semblait partager le sentiment qui glaçait le cœur de Gustave ; il gardait un morne silence, et je ne pouvais voir son abattement sans comparer la triste cérémonie qui nous attendait, à la fête solennelle que je m’étais figurée tant de fois. Est-ce ainsi, pensais-je, que je devais accompagner à l’autel le fils unique de madame de Révanne ! Était-ce loin des yeux de sa mère, de ses jeunes amis, de son général, qu’il devait contracter une union si sainte, et devait-il jamais rougir de leur présenter sa compagne !

J’étais absorbé dans ces réflexions, quand le postillon nous demande si c’était à droite qu’il fallait prendre.

— Je n’en sais rien, répondit Gustave, sans même avancer la tête pour voir l’avenue que le postillon lui montrait.

— Nous voici à Léonville ; et si c’est au château que vous allez, il faut bien passer par cette avenue.

— Eh oui ! c’est au château, répondis-je au postillon ; dépêche-toi de nous y conduire.

— Dépêche-toi ! reprit-il ; c’est bien facile à dire ; mais le chemin est mauvais, il commence à faire nuit, et il faut allumer les lanternes.

— Va l’aider, me dit Gustave d’une voix altérée.

Et je descendis de la voiture pour lui laisser le temps de se remettre ; car j’avais remarqué son émotion au moment où il avait appris que nous étions arrivés, et je voulais lui sauver l’embarras de me montrer sa faiblesse. Dans les situations où le courage de nos amis leur est nécessaire, c’est le maintenir que de paraître n’en pas douter.

Bientôt les aboiements d’un gros chien, et le bruit d’une grille qu’on ouvre, nous avertissent de notre entrée dans la première cour.

— Qui amenez-vous ? demande un garçon jardinier en mettant sa lanterne sous le nez du postillon.

— Est-ce que je le sais, imbécile, répond celui-ci en continuant de traverser la cour ; mais une seconde grille l’arrête, et il est forcé d’attendre que le jardinier vienne l’ouvrir. On ne marche pas si vite sur la neige avec des sabots ; et, pendant qu’il nous rejoignait, nous eûmes le temps de considérer les fossés, les tourelles et le perron de ce vieux manoir. Aux barreaux de fer qui décoraient les fenêtres du rez-de-chaussée, aux petites lucarnes qui formaient les croisées du premier étage, enfin à l’aspect de ces murs épais, de ces portes basses, il était permis de se croire plutôt dans une prison d’État que dans une maison de plaisance. Une seule lumière nous indiquait l’entrée d’un immense vestibule. C’est là que nous descendîmes. Un vieux concierge vint en grelottant s’informer si c’était M. de Révanne ; et, sur notre réponse affirmative, il nous pria d’attendre quelques moments dans cette salle humide et ouverte à tous les vents, pendant qu’il irait prévenir son maître de notre arrivée. Le postillon jurait en secouant son manteau poudré de neige, et maudissait les gens de la maison de nous laisser attendre ainsi par le temps qu’il faisait dans une chambre sans feu. J’en disais tout bas autant que lui, et je frappais des pieds pour me réchauffer. Gustave seul ne montrait pas la moindre impatience. Enfin, la voix de M. de Léonville se fit entendre.

— Es-tu bien sûr que ce soit M. de Révanne, disait-il au concierge.

— Eh ! oui, c’est lui, m’écriai-je du bas de l’escalier.

— Attendez-moi, reprit-il en descendant, je vais vous conduire ; je suis content de toi, ajouta-t-il en se tournant vers le vieux serviteur. Maintenant, emmène le postillon à la cuisine, et fais le souper avant de repartir.

— Je vous demande la permission, dit Gustave, de le garder cette nuit au château ; il couchera à l’écurie.

— Tout comme il vous plaira, reprit M. de Léonville ; mais venez vous chauffer là-haut dans le salon. Vous y trouverez des gens de connaissance.

Gustave témoigna le désir de se rendre d’abord dans sa chambre pour y changer d’habit ; car les nôtres étaient trempés. Alors M. de Léonville nous fit traverser un long corridor au bout duquel nous entrâmes dans une grande chambre boisée, peinte d’une couleur sombre, mais éclairée par un bon feu.

— Je vais vous envoyer votre bagage, dit-il à mon maître ; et comme vous ne sauriez faire quatre pas dans ce vieux château, sans vous y perdre, mon domestique se tiendra près du corridor pour vous conduire dans le salon, dès que vous serez prêt à nous y rejoindre.

Et il nous laissa seuls. Mon maître s’assit près du feu, m’ordonna de m’en approcher. Bientôt le domestique vint apporter la malle, et prévenir Gustave qu’on l’attendait. Alors je le vis pâlir comme s’il eût entendu prononcer l’arrêt de sa captivité perpétuelle.

— Monsieur n’a peut-être pas eu le temps de dîner en route, ajouta le domestique ; et, s’il veut prendre quelque chose…

Merci, interrompit Gustave, j’ai dîné. Obligez-moi seulement de faire souper Victor le plutôt possible. Il doit avoir faim.

— Pas plus que vous, dis-je tout bas ; car il n’avait pris qu’une tasse de café dans toute sa journée.

Après avoir tiré de la malle ce qu’il fallait pour habiller mon maître, il me dit de la refaire, de la rattacher à sa voiture, et de me tenir prêt à partir dans deux heures. Ensuite il me demanda son portefeuille, et se mit à écrire un billet dans lequel il renferma la petite bague qu’il portait depuis deux mois. À peine avait-il cacheté ce billet, que M. de Léonville entra.

— J’allais vous rejoindre, lui dit Gustave, et vous prier de remettre vous-même ce mot à madame de Civray, dès que vous serez de retour à Paris. C’est un adieu éternel… et j’attends ce dernier service de votre amitié…

En finissant ces mots, Gustave serra la main de son ami. M. de Léonville lui sourit d’un air tendre, l’entraîna hors de la chambre, et tous deux arrivèrent bientôt à la porte d’un salon.



LXX


— Enfin, le voilà, dit M. de Léonville en entrant avec Gustave.

Au même instant, chacun se lève. Le capitaine Saint-Firmin accourt l’embrasser, tandis que deux hommes, debout près d’une table de trictrac, interrompent leur partie pour le saluer profondément. L’un était le notaire de M. de Léonville, l’autre l’ancien curé du village. Tous deux sont présentés par le châtelain à Gustave, qui reçoit aussi les félicitations du maire et de deux fermiers du voisinage, invités pour compléter le nombre des témoins.

— Puisque nous sommes tous réunis, dit M. de Léonville, je vais faire éclairer la salle de la mairie et ouvrir la chapelle. Tous les articles du contrat étant connus des futurs époux, nous en ferons la lecture entre la cérémonie municipale et la messe, que M. le curé ne peut nous dire avant minuit. Mais il est déjà tard, et je vais chercher les papiers dont M. le maire a besoin.

— C’est fort bien, dit le maire d’un air gaiement malin ; mais il me faut encore autre chose, car je ne saurais faire les mariages sans femme, et je ne vois pas ici la fiancée.

— C’est juste, répondit M. de Léonville, et c’est au futur à l’aller chercher. — Saint-Firmin, ajouta-t-il, conduisez M. de Révanne par le grand corridor dans le petit salon qui précède la chambre verte ; vous viendrez ensuite tous les trois nous rejoindre à la mairie.

Et Gustave, se levant sans rien dire, s’apprêta à suivre le capitaine.

Ils traversèrent en silence une galerie meublée d’ancêtres plus laids et plus tristes les uns que les autres, et qui, pour la plupart, dépouillés de leur cadre et pâlis par le temps, semblaient de lugubres fantômes. Ensuite, passant par la salle de billard et deux autres chambres, ils arrivèrent à une grande porte que le capitaine s’efforça vainement d’ouvrir.

— Je me suis trompé, dit-il ; ce n’est point ici. Il faut revenir sur nos pas. Je devais prendre par la porte de la galerie qui donne sur le corridor.

Et mon maître le suivait avec une docilité parfaite. Enfin, ayant retrouvé le corridor, ils parvinrent au petit salon de la chambre verte.

— Madame est-elle prête ? peut-on lui parler ? demanda Saint-Firmin à une femme qui rangeait des pots de fleurs sur la cheminée.

— Madame n’est plus là, reprit-elle en montrant la chambre verte ; elle vient de descendre avec un vieux monsieur qui lui donnait le bras pour la conduire, à ce que j’ai entendu, dans la salle de la mairie.

— Puisque c’est ainsi, dit le capitaine à Gustave, qui paraissait décidé à ne pas proférer une parole, allons la trouver, et tachons de ne pas nous égarer encore dans ce sombre labyrinthe.

— Vous n’avez qu’à prendre le petit escalier qui mène à la salle à manger, dit la servante ; et vous serez tout de suite chez le maire.

Mon maître, absorbé dans ses réflexions, ne s’apercevait pas même de toutes les courses qu’on lui faisait faire ; mais, en arrivant dans la salle à manger, il fut frappé d’y voir une table dressée pour un grand nombre de convives, et déjà recouverte d’un surtout d’albâtre, orné de toutes les fleurs qui pouvaient faire oublier la saison. À l’aspect de ces préparatifs somptueux, Gustave soupira douloureusement. Il regrettait les soins que son ami prenait pour donner à ces tristes moments l’apparence d’une fête ; et aurait voulu obtenir de lui-même le courage d’y assister. Mais il sentait qu’il lui serait trop difficile de feindre des sentiments si contraires à ceux qui le dominaient, et il préférait se laisser accuser de bizarrerie en partant au sortir de la messe, que de montrer à tous les yeux qu’il venait d’accomplir un cruel sacrifice.

— Vous pouvez nous annoncer, dit M. de Saint-Firmin au vieux concierge, dont les regards semblent le questionner.

Alors le vieillard marche le premier, et passe devant la chapelle. Les portes en sont ouvertes ; et les cierges qui brûlent déjà sur l’autel, éclairent la place où les époux doivent se jurer une fidélité éternelle.

— J’espérais, pensa Gustave en voyant ce saint appareil que madame de Verseuil me dispenserait de cette cérémonie religieuse, et s’épargnerait à elle-même un parjure de plus ; mais elle a voulu que rien ne manquât à cette pompe funèbre.

Bientôt les deux battants d’une grande porte s’ouvrent, et, les yeux de Gustave sont éblouis par l’éclat d’une grande lumière. Une foule de paysans, de paysannes, parés comme un jour de fête, obstruent l’entrée de la salle. Le capitaine les fait ranger ; et, s’emparant du bras tremblant de Gustave, il l’emmène vers l’espèce de tribune auprès de laquelle tout le monde est assis. Une seule place est restée vide. C’est celle de Gustave. Le maire lui dit d’un ton solennel de la prendre. Il ne l’entend pas. Stupéfait du spectacle imposant qui s’offre à sa vue, de la quantité de personnes qui l’entourent, il ne distingue aucun objet. Cependant une femme est près de lui ; à sa robe élégante, au voile qui retient sa couronne de roses, il reconnaît la parure d’une mariée ; mais, dans le trouble qui l’oppresse, il n’ose lever les yeux sur cette femme qui semble redouter ses regards. Un papier qu’elle tient trahit le tremblement qui l’agite. Gustave en a pitié ; il veut lui adresser quelques mois. La parole expire sur ses lèvres. Alors le magistrat, s’inclinant vers la mariée, prend sa main, la pose dans celle de l’époux, et prononce à haute voix les mots sacramentels ; mais il est interrompu tout à coup par un cri de surprise. Gustave a revu l’anneau qu’il vient de quitter ; il croit que son imagination l’abuse ; et, dans son égarement, il s’écrie :

— Ah ! malheureux !… j’ai perdu la raison.

Et il retombe sur son siége en se cachant le visage ; mais la voix la plus douce le rappelle à lui ; il sent sa main pressée par une main chérie. Tout lui atteste son bonheur. C’est bien elle ; il est aux pieds de Lydie.

— Ta mère l’a voulu, dit-elle en montrant une femme qui pleure à ses côtés.

— Oui, j’ai voulu me venger, s’écrie madame de Révanne, en sortant de l’ombre où elle se cachait ; tu me trompais, j’ai voulu te tromper à mon tour…

— Ma mère !… Lydie !… Est-ce bien vous ? disait Gustave en jetant sur elles deux des yeux égarés. Suis-je donc le plus heureux des hommes !

— Vois notre joie, répondait sa mère, et tu n’en douteras plus.

— Mon cher Gustave, ce n’est point une vision, dit M. de Léonville. Lisez cet écrit, et n’interrompez plus M. le maire dans ses augustes fonctions.

Gustave prend la lettre, et lit ces mots tracés de la main de madame de Verseuil :

« J’accepte les bienfaits de votre mère ; ils vous acquittent, nous ne pouvions plus désormais être heureux l’un par l’autre. Gardons notre liberté. Adieu. »

Pendant que Gustave lit ce billet le magistrat commence son discours nuptial. Sans doute il dit des choses admirables, mais qui ne captivent guère l’attention des époux. À quoi leur servirait d’écouter ce beau sermon sur la constance ? ne savent-ils pas qu’on peut s’aimer longtemps ? Enfin le moment de signer l’acte est arrivé, et le premier témoin qui s’approche est M. de Saumery. Il embrasse Gustave, et dit, en montrant sa chère Lydie :

— Ne l’avais-je pas prédit qu’avant deux mois elle serait mariée ?

Cette cérémonie terminée, Gustave s’empare de la main de Lydie, et passe d’un air fier au milieu de tous les assistants. Je l’attendais blotti contre la porte.

— Monsieur, lui dis-je tout bas, faut-il faire atteler ?

— Traître, tu savais tout.

— Vous voyez bien que non, répondis-je en lui montrant mes yeux tout humides ; car, dans ma surprise et ma joie, je pleurais et riais en même temps.

Alors, conduits par M. de Léonville, les nouveaux époux arrivèrent dans un salon fraîchement décoré, et où toutes les plantes, les fleurs des plus belles serres sont éclairées par des lustres brillants. C’est là que M. de Léonville explique à son ami comment le bonheur qui lui semble un rêve est l’ouvrage de madame de Révanne ; et comment, ayant appris par le capitaine Saint-Firmin l’intrigue de madame de Verseuil avec Alméric, elle s’était servie de ce dernier pour faire renoncer Athénaïs à Gustave.

— Ajoutez, dit celui-ci, qu’elle était secondée dans tout cela par le meilleur des amis.

— Non ; il fallait le génie d’une mère pour triompher de tant d’obstacles.

— En vérité, rien n’était si facile, dit madame de Révanne en les interrompant, Lydie n’aimait que lui ; madame de Verseuil que sa fortune ; je les ai contentées toutes deux.

Ce mot fait assez deviner l’emploi qu’elle avait fait de la somme destinée au petit Alfred. Si maintenant l’on désire savoir ce que devinrent les personnes citées dans ces mémoires, le voici :

Madame de Verseuil, riche des bienfaits de Gustave, s’enfuit en Hollande avec Alméric. Le caprice les avait unis, l’ennui les sépara bientôt ; et M. de Norvel se reprocha toute sa vie une liaison qui lui avait coûté l’amitié de mon maître. Madame de Verseuil, moins sensible, mit à profit tous les avantages de sa situation. Enfin, après vingt ans d’erreurs et de galanterie, méprisée et délaissée, elle vient de se faire prude et dévote.

M. de Léonville est toujours la providence de ses amis.

À force d’avoir rendu de faux oracles sur les suites de la Révolution et le sort de sa patrie, M. de Saumery ne prévoit plus rien.

Le général Verseuil est mort réconcilié avec Gustave.

Le marquis de Révanne est rentré en France pour être chambellan.

Le capitaine Saint-Firmin, après avoir obtenu trois grades sur le champ de bataille, est à la demi-solde.

Bonaparte…… n’est plus.

Grâce à madame de Révanne, dont la généreuse bonté fait encore le bonheur de tout ce qui l’entoure, je suis le mari de Louise, le vieux précepteur d’Alfred et de ses jeunes frères, le riche possesseur d’une petite maison située dans les bois de Révanne. C’est là que souvent honoré de la visite de mon ancien maître, le brave général Révanne, nous nous rappelons ensemble les agitations de sa jeunesse ; c’est là qu’en parlant de la félicité qu’il doit aux vertus de sa chère Lydie, il me prouve chaque jour que les tranquilles plaisirs d’un mari fidèle valent bien les malheurs d’un amant heureux.


FIN



TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


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  1. Nom que madame de Sévigné donnait à son oncle l’abbé de Coulanges.
  2. Nom du jardinier de madame de Sévigné.
  3. Lettre du 2 décembre 1671 de madame de Sévigné.
  4. Il faut dire, à la gloire des ci-devant nobles de cette époque, que les preuves d’une semblable reconnaissance étaient alors fort communes. Les amis du feu duc de L*** savaient tous qu’en acceptant son dîner, ils s’exposaient à rencontrer un certain cordonnier, ex-jacobin, qui avait tous les jours son couvert mis à la table du duc de L***, et cela dans un temps où l’on pouvait déjà être aussi impunément ingrat que dans celui-ci.
  5. Lebrun.
  6. Espèce de vêtement composé d’une veste courte et d’un large pantalon.
  7. C’est vers le même temps qu’Anacharsis Clootz, surnommé l’Orateur du genre humain, dit à la barre de l’assemblée législative : mon cœur est français, mais mon âme est sans-culotte. C’est par cette profession de foi éloquente qu’il termina son discours de remercîment à l’assemblée qui venait, par décret, de le déclarer citoyen français.
  8. On appelait ainsi le côté gauche de l’assemblée.
  9. Ce fut lui qui proposa le premier, mais sans succès, la restitution des biens des condamnés.

  10. Voltaire, discours sur l’Envie.
        
  11. Triboulet, nom du fou du roi François Ier
  12. Daignez recevoir l’hommage d’un jeune homme aimable qui soupire pour vos beaux yeux.
  13. On sait que ce frère du duc de Modème était fils d’une Française, danseuse à l’Opéra.
  14. Lors de la construction d’une batterie que Napoléon ordonna à son arrivée à Toulon, il demanda sur le terrain un sergent ou un caporal qui sût écrire ; quelqu’un sortit des rangs, et écrivit sous sa dictée sur l’épaulement même. La lettre à peine finie, un boulet la couvre de terre. « Bien ! dit l’écrivain, je n’aurai pas besoin de sable. » Cette plaisanterie, le calme avec lequel elle fut dite, fixèrent l’attention de Napoléon, et firent la fortune du sergent. C’était J… (Mémorial de Sainte-Hélène.)

  15. Shakespeare, Roméo et Juliette, acte III, scène v :

    « Eh bien, qu’on me surprenne ici, qu’on me mette à mort, je suis
    content si tu le veux ainsi. Je dirai que cette teinte grisâtre n’est pas
    celle du matin, mais le pâle reflet du front de Cynthie, et que ce n’est
    pas l’alouette, dont les accents d’un point si élevé au-dessus de nos
    têtes vont frapper la voûte des cieux. J’ai bien plus de penchant à rester
    que de volonté de partir. Viens, ô mort, sois la bien venue ! Juliette
    le veut ainsi. Qu’en dis-tu, mon amour ? Restons ensemble ; non
    ce n’est pas le jour. »
        
  16. J.-J. Rousseau, Confessions.
  17. Rousseau avait vingt-quatre ans, lorsqu’il vint s’établir avec madame de Warens aux charmettes, en 1736.

  18. Cette inscription a été placée par Hérault de Séchelles, lorsqu’il
    était commissaire de la Convention.
  19. Comédie de M. Alexandre Duval, que ses nombreux succès placent à la tête de nos auteurs dramatiques, et dont le public espère encore de nouveaux plaisirs.
  20. Extrait d’une lettre de madame la baronne de Staël.
  21. Corinne.
  22. Le général Marmont.