Scènes de la vie flamande/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2, ).


Première série
I
II
III



I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI



Dédicace
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII



Seconde série


I
ÉPILOGUE



I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX



SOUVENIR
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI





La propriété littéraire de la traduction française des œuvres de M. Henri Conscience appartenant à MM. Michel Lévy frères, ils poursuivront comme contrefaçon toute réimpression faite au mépris de leurs droits, soit en France, soit dans tous les pays qui ont ou auront des traités internationaux avec la France.



PARIS. — IMPRIMERIE DE WITTERSHEIM, 8, RUE MONMORENCY



SCÈNES
DE LA
VIE FLAMANDE
PAR
HENRI CONSCIENCE
TRADUCTION DE
LÉON WOCQUIER

PREMIÈRE SÉRIE
CE QUE PEUT SOUFFRIR UNE MÈRE. — LE CONSCRIT.
LE GENTILHOMME PAUVRE.

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS

1856
Les auteur, traducteur et éditeurs se réservent le droit de reproduction des Œuvres de Henri Conscience.



CE QUE PEUT SOUFFRIR UNE MÈRE


HISTOIRE VÉRITABLE. —


I


Il faisait extrêmement froid dans les derniers jours du mois de janvier 1841. Les rues de la ville d’Anvers avaient pris leur vêtement d’hiver et resplendissaient d’une éclatante blancheur. Pourtant la neige ne tombait pas en moelleux flocons, et ne réjouissait pas l’œil en s’éparpillant capricieusement comme un léger duvet ; au contraire, rude comme la grêle, elle fouettait bruyamment les vitres des maisons closes avec soin, et le souffle piquant du nord renvoyait bientôt près du poêle embrasé la plupart de ceux qui se risquaient sur le seuil de leur demeure.

Malgré la rigueur du froid, et bien qu’il ne fût que neuf heures du matin, on voyait, grâce au vendredi[1], circuler beaucoup de monde. Les jeunes gens s’efforçaient de se réchauffer en accélérant le pas, les bons bourgeois soufflaient dans leurs doigts en claquant des dents, et les ouvriers se frappaient le corps à tour de bras.

En cet instant, une jeune femme traversait lentement la rue de la Boutique, dont elle devait bien connaître les habitudes, car elle allait d’une maison d’indigents à l’autre et ne sortait d’aucune sans qu’une expression de douce satisfaction se peignît sur ses traits. Un manteau de satin, doublé de chaude ouate sans doute, enveloppait sa taille élégante ; un chapeau de velours encadrait son gracieux visage et ses joues, légèrement empourprés par la vivacité de l’air. Un boa s’enroulait autour de son cou, et ses mains se dissimulaient dans un manchon charmant. Cette jeune dame, qui paraissait d’une condition aisée, touchait au seuil d’une maison dans laquelle elle semblait près d’entrer, lorsqu’elle aperçut à quelque distance une dame qu’elle connaissait ; elle s’arrêta devant la porte de la pauvre demeure jusqu’à ce que son amie fût à quelques pas d’elle, et, s’avançant alors à sa rencontre avec un doux sourire, elle lui dit :

— Bonjour, Adèle. Comment vas-tu ?

— Assez bien, et toi ?

— Dieu merci, je me porte bien et suis plus heureuse que je ne pourrais te le dire.

— Pourquoi cela ? Il me semble que le temps n’est pas si agréable ?

— Il l’est pour moi, Adèle. Je ne suis pas levée depuis une heure et j’ai déjà visité vingt maisons de pauvres. J’y ai vu une misère, chère Adèle, mais une misère à briser le cœur. La faim, le froid, la maladie, le dénûment… c’est inouï. Oh ! je m’estime heureuse d’être riche, car c’est une bien douce jouissance que de faire le bien !

— On dirait que tu vas pleurer, Anna ! Je vois des larmes dans tes yeux ; ne sois donc pas si sensible. Assurément les pauvres gens ne sont pas si à plaindre cet hiver ; vois que de distributions on fait. Charbon, pain, pommes de terre, tout est donné en abondance. Hier encore j’ai souscrit pour cinquante francs, et je te dirai que j’aime mieux laisser répartir mon argent par d’autres qu’aller moi-même dans toutes ces vilaines maisons.

— Adèle, tu ne connais pas les pauvres. N’en juge pas par ces vilains mendiants déguenillés, qui considèrent la quête des aumônes comme un bon métier, et déchirent et souillent avec intention leurs vêtements pour inspirer l’horreur ou la pitié. Viens avec moi. Je te montrerai des ouvriers dont les habits ne sont pas en lambeaux, dont le logis n’est pas un bouge malpropre, et dont la bouche ne s’ouvrira pas pour demander, mais seulement pour remercier et pour bénir. Tu verras l’horrible faim peinte sur leurs traits, le pain noir et glacé dans les doigts engourdis des enfants, les pleurs de la mère, le sombre désespoir du père… Oh si tes yeux contemplent ce muet tableau d’affliction et de souffrances, quelle céleste joie ne trouveras-tu pas à changer tout cela avec un peu d’argent… Tu verras les pauvres petits enfants se pendre à ta robe en dansant, la mère te sourire en joignant les mains, le père, égaré par la joie de la délivrance, presser dans ses mains osseuses ta douce main et la baigner de larmes brûlantes. Toi aussi, Adèle, tu verseras alors des larmes de bonheur et tu ne déroberas pas tes mains à leurs mains, si rudes qu’elles soient. Vraiment, Adèle, le souvenir de pareils moments m’émeut trop !

Tandis qu’Anna esquissait ce tableau d’une voix touchante et profondément émue, son amie n’avait pas prononcé un mot, pas même une de ces paroles brèves, une de ces exclamations qui témoignent de la sympathie de celui qui écoute. L’émotion d’Anna avait passé tout entière en elle, et lorsque son amie fixa les yeux sur elle, elle la vit tirer un mouchoir de son manchon pour essuyer deux grosses larmes qui allaient s’échapper de ses yeux.

— Anna ! dit-elle, je vais visiter les pauvres avec toi. J’ai assez d’argent sur moi. Consacrons toute la matinée à de bonnes œuvres. Oh ! que je suis contente de t’avoir rencontrée.

La bonne Anna contempla son amie avec émotion ; son visage exprimait assez combien elle se trouvait heureuse d’avoir procuré une bienfaitrice de plus aux pauvres. Suivie d’Adèle elle entra, quelques pas plus loin, dans une maison où elle savait trouver des malheureux.

La maison sur le seuil de laquelle elle s’était arrêtée en voyant s’approcher son amie, était oubliée. C’était pardonnable d’ailleurs, jamais elle n’y était entrée ; et si elle se proposait de le faire, c’était uniquement pour s’assurer, s’il ne s’y trouvait pas quelque pauvre famille à elle inconnue jusque-là.

II


Dans une chambre de la maison devant laquelle la bienfaisante Anna s’était arrêtée un instant, habitait en effet une famille infortunée. Quatre murs nus y étaient les seuls et muets témoins de souffrances et de douleurs inouïes, et la vue du déchirant spectacle qui s’y montrait, remplissait le cœur non-seulement de tristesse, mais aussi d’un certain sentiment de haine contre la société. L’air y était aussi froid que dans la rue et une humidité glaciale y pénétrait à travers les vêtements : dans le foyer brûlait un maigre feu, alimenté par des débris de meubles que léchaient de temps à temps des flammes tremblottantes. Un enfant malade âgé d’un an à peine, était couché dans un lit placé au milieu de la chambre ; son visage blême, ses petits bras amaigris, ses yeux enfoncés dans l’orbite faisaient présumer avec raison que la pauvre créature irait bientôt réclamer une place au Stuivenberg[2]. Assise sur une lourde pierre auprès de l’enfant, une femme encore jeune cachait ses yeux sous ses mains. Ses vêtements, bien que formés d’étoffes dont le temps avait altéré la couleur, ne portaient pas le cachet de cette indigence qui implore ouvertement l’assistance ; au contraire, une exquise propreté et de nombreuses mais presque imperceptibles reprises attestaient le soin avec lequel cette femme s’efforçait de dissimuler sa misère.

De temps en temps m soupir s’échappait de sa poitrine oppressée, et des larmes se faisaient jour à travers les doigts qui cachaient ses traits. Cependant, au moindre mouvement de l’enfant elle levait la tête en tremblant, contemplait en sanglotant et avec une morne terreur ces joues flétries, ramenait la couverture sur ses membres glacés et retombait ensuite, pleurante et désespérée, sur la pierre.

Le plus profond silence régnait dans ce lieu de désolation, et ce silence n’était troublé que par la neige qui fouettait les vitres et par les hurlements plaintifs du vent dans la cheminée.

Depuis quelque temps la femme paraissait assoupie ; l’enfant n’avait pas bougé, et elle n’avait pas levé la tête ; elle semblait même ne plus pleurer, car les larmes avaient cessé de briller entre ses doigts. La chambre était comme un tombeau qui a reçu ses hôtes et qui ne doit plus se rouvrir.

Tout à coup une voix faible, venant du côté du foyer, murmura :

— Maman, chère maman, j’ai faim !

Celui qui faisait entendre cette plainte était un petit garçon de cinq ou six ans, accroupi dans le coin de la cheminée, et tellement ramassé sur lui-même auprès du feu, qu’on eût eu peine à l’apercevoir. Il tremblait et grelottait comme s’il eût eu la fièvre, et avec plus d’attention on pouvait entendre ses dents claquer de froid.

Soit que la femme n’eût pas entendu sa plainte, soit qu’elle fût dans l’impossibilité de satisfaire à sa demande, elle ne répondit pas et demeura dans son immobilité. Le mortel silence se rétablit un instant, mais bientôt la voix de l’enfant s’éleva de nouveau :

— Chère maman, disait-il, j’ai faim. Oh ! donnez-moi un petit morceau de pain !

Cette fois la femme leva la tête, car la voix de l’enfant était déchirante et frappa son cœur de mère comme un coup de couteau. Un feu sombre étincela dans son regard ; on y pouvait lire son désespoir.

— Cher petit Jean, répondit-elle en fondant en larmes, tais-toi, pour l’amour de Dieu ! Je meurs de faim moi-même, mon pauvre enfant, et il n’y a plus rien à la maison.

— Oh mère ! je souffre tant !… un tout petit morceau de pain, n’est-ce pas ?

Le visage de l’enfant avait, en ce moment, une expression si suppliante, les angoisses de la faim étaient si profondément empreintes sur ses traits pâles et blêmes, que la mère bondit comme si elle allait commettre un acte de désespoir ; elle plongea une main tremblante sous la couverture du lit, en retira un petit pain, et revint vers l’enfant :

— Tiens, Jean, dit-elle, j’avais gardé ceci pour faire de la bouillie à ta pauvre petite sœur, mais je crains bien qu’il n’en ait plus besoin, l’innocent agneau !

Sa voix se brisa, son cœur maternel débordait de douleur. Dès que Jean vit, comme une étoile de salut, le pain briller à ses yeux, ses lèvres s’humectèrent de convoitise, les muscles de ses joues frémirent, il s’élança les deux mains en avant et saisit le pain comme le loup saisit sa proie.

La mère revint à l’enfant malade, le considéra un instant et retomba, épuisée, sur la pierre.

Saisi d’une joie inexprimable, le petit garçon porta avidement le pain à sa bouche et y mordit avec fureur, jusqu’à ce qu’il en eût dévoré un peu plus de la moitié ; alors il s’arrêta soudain, contempla plusieurs fois le morceau d’un regard de désir, le porta à sa bouche à mainte reprise, mais n’en mangea plus. Il se leva enfin, s’approcha lentement de sa mère, la secoua par le bras pour la tirer du sommeil dans lequel elle semblait plongée, et lui tendant le morceau de pain, il dit d’une voix douce :

— Chère petite mère, tiens ! J’ai gardé un petit morceau pour notre Mariette. J’ai encore grand faim et grand mal, mais grand-papa reviendra, j’aurai sûrement une tartine, n’est-ce pas, maman ?

La malheureuse femme enlaça l’excellent enfant dans ses deux bras et le serra tendrement sur son sein ; un instant après, elle le laissa glisser de ses genoux sans s’en apercevoir et retomba dans son premier abattement. Jean s’approcha tout doucement de sa sœur, déposa un baiser sur la joue amaigrie de la petite malade et dit : — Dors encore, chère Mariette ; puis il revint auprès du feu, s’accroupit de nouveau sur le sol et demeura silencieux.

C’est alors que la généreuse Anna s’arrêta sur le seuil de la misérable demeure en voyant de loin venir son amie.

Une heure entière s’écoula sans que la mère infortunée sortit de sa douloureuse rêverie. Elle aussi avait faim, elle aussi entendait le cri impérieux de l’organisme épuisé, et d’affreuses souffrances déchiraient ses entrailles. Mais elle était assise auprès d’un lit de mort : elle attendait avec angoisse l’heure épouvantable où elle, mère, elle verrait son enfant râler et mourir. Pouvait-elle songer à ses propres maux ? Non ! une mère est toujours mère, heureuse ou misérable, riche ou pauvre ; il n’est pas de sentiment plus profond, de passion plus vaste que celle qui attache une femme à son enfant, et ce sentiment, cette passion est d’autant plus fervente et plus entière chez celles qui savent combien de soins, d’angoisses et de sueurs leurs enfants leur ont coûté.

Les pauvres surtout savent cela !

À dix heures la mère et l’enfant tressaillirent en même temps, comme mus par une mystérieuse impulsion. Elle s’élança de la pierre, lui du foyer, et tous deux s’écrièrent ensemble :

— Ah ! voilà ton père, Jean !

— Ah ! voilà papa, mère !

Un sourire joyeux donna une nouvelle expression à leur physionomie. Ils avaient entendu le bruit d’une voiture s’arrêter à la porte, et se précipitaient au-devant de celui qu’ils attendaient, mais un homme entra brusquement dans la chambre avant qu’ils n’en eussent atteint le seuil. Tandis qu’il secouait la neige de ses épaules, Jean avait saisi une de ses mains et s’y suspendait comme s’il eût voulu amener son père plus avant. L’homme avait tendu l’autre main à sa femme, et la contemplait avec une profonde tristesse. Enfin il dit en soupirant :

— Thérèse, nous avons du malheur, femme ! Depuis le matin je me suis tenu avec le bac à moules aux environs du chemin de fer, et je n’ai rien gagné ! Vois-tu, Thérèse, tu me croiras, si tu le veux, mais je voudrais être mort !

Quelque impuissantes que fussent les paroles du pauvre homme à exprimer sa douleur, celle-ci n’était pas moins cuisante. Sa tête s’affaissa avec découragement sur l’épaule ; ses yeux se fixèrent obstinément sur le sol ; on voyait à ses poings crispés, on entendait au craquement de ses doigts, que les convulsions du désespoir secouaient violemment ses nerfs.

La femme, oubliant ses propres souffrances à la vue des tortures qu’endurait son mari, lui jeta les bras autour du cou et répondit en sanglotant :

— Oh ! François, tais-toi… cela ne durera pas toujours, va ! Ce n’est pas ta faute que nous soyons si malheureux !


— Père, père, cria le petit garçon, j’ai faim, aurai-je une tartine maintenant ?

Ces paroles jetèrent l’ouvrier dans une affreuse agitation ; tous ses membres frémirent, ses regards tombèrent avec une sorte de fureur sur le petit garçon qu’il fixa avec une expression si farouche et si sauvage, que l’enfant, épouvanté et pleurant, se réfugia au coin du foyer et cria de là en fondant en larmes :

— Oh ! cher petit papa, je ne le ferai plus jamais !

Sans être délivré du trouble effrayant qui agitait son âme et son corps, l’ouvrier s’approcha du lit, considéra d’un œil encore dur la petite mourante qui leva encore vers son père ses yeux voilés.

— Thérèse, s’écria-t-il, je ne puis le supporter plus longtemps. C’est fini, il fallait bien que cela arrivât enfin !

— Qu’est-ce donc, à mon Dieu, qu’as-tu ?

L’ouvrier, dans le cœur duquel une lutte suprême venait de s’achever, se calma subitement, et comprenant l’anxiété qu’avaient causée à son excellente femme ses exclamations, il lui prit la main et dit avec abattement :

— Thérèse, tu le sais, femme, depuis que nous sommes mariés, j’ai toujours travaillé ; jamais je n’ai laissé passer un jour sans pourvoir à tes besoins et à ceux de nos enfants. Faut-il donc, après dix années de rude travail, être réduit à mendier ? Faut-il que ce pain toujours gagné à la sueur de mon front, j’aille maintenant le demander de porte en porte ? Thérèse, je ne pourrais le faire, dussions-nous mourir tous de besoin et de misère. Vois-tu, je rougis de honte quand j’y pense. Mendier ? Non, il nous reste quelque chose qui nous donnera du pain pour quelque temps. Cela me fait peine, femme, mais je vais faire vendre notre bac à moules au marché du vendredi. Peut-être aurai-je de l’ouvrage pendant le temps que ce peu d’argent nous soutiendra ; nous épargnerons alors pour acheter un nouveau bac. Attends encore une petite demi-heure, et je vous apporterai à tous de quoi manger.

Le bac à moules était l’unique instrument au moyen duquel le brave ouvrier pouvait gagner son pain : il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’il prît avec tant de tristesse la résolution de le vendre ; la femme ne fut pas moins affligée que lui par ce projet extrême ; mais son cœur maternel la pressait de venir au secours de ses enfants ; aussi approuva-t-elle le dessein de son mari, et elle répondit :

— Oui, va au marché du vendredi et vends le bac à moules, car notre pauvre petit Jean se meurt de faim ; moi-même je me soutiens à peine sur mes jambes, et ce pauvre innocent agneau qui est là à gémir… Oh ! que n’es-tu déjà un ange dans le ciel, mon enfant bien-aimé !

Les larmes recommencèrent à couler ; une secousse pareille à celle qu’il avait déjà ressentie ébranla le corps de l’ouvrier, et ses poings se crispèrent de nouveau avec un craquement. Il se contint cependant, et franchit la porte, en proie à un violent désespoir.

Bientôt on entendit le bruit d’une charrette poussée avec rapidité, et ce bruit ne tarda pas à s’éteindre dans l’éloignement.

III


Sur le marché du vendredi, du côté de la ruelle du Faucon, se trouvait parmi d’autres objets une petite charrette à deux roues, semblable à ces charrettes à la main qu’on nomme à Anvers bac à moules, parce qu’elles sont principalement employées au transport de ces mollusques. Non loin de là se tenait un homme qui semblait en proie à un profond abattement : les bras croisés sur la poitrine, il portait continuellement ses yeux humides du bac à moules au crieur, qui était occupé un peu plus loin à vendre d’autres meubles. De temps en temps, l’homme attristé frappait du pied le sol, comme s’il eût été assailli de préoccupations pénibles ; mais chaque fois il retombait dans un morne désespoir, quand son regard s’abaissait sur l’instrument qui jusque-là lui avait servi à gagner, en brave ouvrier, son pain de chaque jour.

Tandis qu’il était enfoncé dans ses désolantes réflexions, deux jeunes dames arrivaient d’un pas rapide sur le marché : l’une d’elles remarqua la douloureuse expression des traits de l’ouvrier, car elle arrêta sa compagne au coin de la ruelle du Faucon et lui dit :

— N’avez-vous pas vu, Adèle, quelle tristesse est empreinte sur le visage de cet homme ?

— De quel homme, ma chère Anna ?

— De celui qui frappe du pied. Voyez comme ses coudes se contractent contre son corps. Bien sûr, Adèle, c’est un malheureux…

— Peut-être, Anna ; Dieu sait si ce ne sont pas des mouvements de colère.

— Non, Adèle, je connais cela trop bien. Le malheur véritable porte une empreinte qu’on ne peut méconnaître. Il attire à lui les cœurs généreux et éveille en eux une douce émotion de pitié. La méchanceté et la colère repoussent, au contraire, ceux qui en sont témoins. Je ne me suis pas trompée, ma chère amie, cet ouvrier est une victime de ce long hiver. Vois, ses vêtements ne sont ni sales ni déchirés ! Allons à lui ; je me sens la force de lui demander la cause de son chagrin.

Les deux amies se dirigèrent vers l’ouvrier ; mais, au moment où elles s’approchaient de lui, il fut précisément accosté par une autre personne qui paraissait appartenir, comme lui, à la classe ouvrière, et qui lui frappa sur l’épaule en disant :

— Hé bien, François, que dis-tu de ce petit temps ? Il fait froid, hein ? Viens-tu avec moi ? Je paie une goutte.

L’ouvrier désolé secoua vivement l’épaule sur laquelle s’était posée la main de son ami, et ne répondit rien. L’autre, s’étonnant, le regarda en face et remarqua combien ses yeux étaient égarés.

— François, s’écria-t-il, qu’as-tu, mon ami ?

La réponse se fit encore attendre, et les deux dames eurent le temps de se rapprocher un peu pour mieux entendre ce qu’allait dire celui qu’elles présumaient être malheureux.

Une voix sourde, entrecoupée par de longues aspirations et trahissant une émotion profonde, répondit enfin :

— Vois-tu, Grégoire, tu me parles de goutte, hein ? Mais j’aimerais mieux mourir que boire un verre de genièvre ! Si tu savais, mon garçon, quel chagrin j’ai…

Ces paroles furent dites avec tant de tristesse que Grégoire se sentit tout ému et quitta son ton léger pour parler plus sérieusement ; il saisit la main de son infortuné camarade et dit presque en pleurant :

— François, mon ami, qu’y a-t-il ? On dirait que tu vas mourir. Thérèse est-elle morte ?

— Non, non ! Mais je vais tout te dire à toi, car tu es notre ami. Tu le sais, n’est-ce pas, Grégoire, je n’ai jamais été assez paresseux pour ne pas chercher à gagner mon pain, et grâces à Dieu, jusqu’ici j’avais su le gagner ; mais c’est fini maintenant. Ma Thérèse, la pauvre chère femme, n’a rien mangé depuis deux jours ; noire petit Jean se tord de faim, et la petite Mariette est morte peut-être à l’heure qu’il est. Le sein de sa mère s’est tari de froid et de privations. Vois-tu, Grégoire, quand j’y pense, je suis capable de me tuer. Pourrais-tu aller mendier, Grégoire ?

— Mendier ? non certainement : j’ai encore des mains au bout des bras.

— Eh ! moi aussi ! Mais c’en est venu si loin que nous avons vendu ou mis en gage tout ce que nous possédions, excepté le bac à moules que voilà. Nous avions tant économisé et mangé si longtemps un pain amer pour l’acheter ! Mais enfin, puisque Dieu le veut, qu’il en soit ainsi ! Pourvu seulement que le crieur vienne bientôt par ici et que je puisse porter du pain à ma femme et à mes enfants…

— Le voilà… Dis-moi, François, demeures-tu toujours dans la rue de la Boutique ?

— Oui !

En cet instant le crieur s’installa avec sa chaise à la place où se trouvait le pauvre ouvrier, et se mit à crier à pleins poumons :

— Acheteurs, par ici ! Acheteurs de bacs à moules, par ici !

Un sourire passa sur le visage de l’ouvrier. Les deux amies s’entretenaient à voix basse d’une chose qui semblait les mettre en joie.

Le crieur reprit :

— Trente francs pour ce bac à moules ! Trente francs !… Vingt-cinq ! Il est aussi bon que s’il était neuf, c’est pour rien… Vingt francs !

Une des dames fit signe de la tête, et le crieur poursuivit :

— Vingt francs, marchand, vingt francs ! Personne ne dit mieux ?

Quelques spectateurs haussèrent à leur tour ; mais la jeune dame dépassait toujours leur mise. Le crieur se tournait de l’un vers l’autre pour saisir les signes des enchérisseurs :

— Vingt et un francs !

— Vingt-deux !

— Vingt-trois !

— Vingt-quatre !

— Vingt-cinq !

— Vingt-sept francs ! Vingt-sept ! Personne, personne ? personne ne dit rien ? Adjugé ! Bonne chance, Madame !

Anna dit quelques mots au domestique du crieur, et celui-ci, se tournant vers sa maison, cria de toutes ses forces :

— On va payer !

Déjà l’ouvrier était dans la maison du crieur, déjà il songeait à courir chez lui avec l’argent qu’il venait de toucher, non sans avoir jeté un dernier et triste regard sur le bac à moules, lorsqu’il fut apostrophé par l’une des deux dames :

— Voulez-vous gagner quelque chose, mon brave homme ?

— Qu’y a-t-il pour votre service, Madame ?

— Nous voudrions voir chez nous ce bac à moules.

— Je suis fâché, Madame, de ne pouvoir l’y conduire. J’ai une commission pressée.

Anna, qui était très-compatissante et qui connaissait mieux que son amie les pauvres, dit précipitamment à l’ouvrier près de s’éloigner :

— C’est rue de la Boutique que nous allons !

— Alors je suis à vos ordres. Madame, car je vais justement de ce côté !

Il empoigna le bac à moules, le dégagea du milieu des objets épars sur le sol, et suivit les deux dames qui marchaient passablement vite. Un amer chagrin oppressait sa poitrine à la pensée qu’il lui fallait mener pour autrui cette charrette qui avait été la sienne ; mais la certitude que, grâce à l’argent de la vente, il allait sécher les larmes de son excellente femme, mêlait à sa tristesse une douce consolation. Il reçut avec peine des dames l’ordre de s’arrêter devant une boutique. Mais il ne tarda pas à pouvoir se remettre en route, car à peine les deux dames étaient-elles entrées dans la boutique qu’on jeta sur la charrette un sac de pommes de terre, deux ou trois grands pains, du bois, et qu’Anna elle-même y plaça soigneusement un pot de grès.

Arrivé dans la rue de la Boutique, l’ouvrier demanda où il devait conduire le bac à moules. Anna répondit avec intention :

— Allez toujours ! C’est plus loin !

Malgré cet ordre, il s’arrêta devant une humble porte qu’Anna reconnut pour celle-là même qu’elle avait été sur le point de franchir le matin. L’ouvrier ôta sa casquette et dit avec politesse :

— Mesdames, permettez-moi, s’il vous plait, d’entrer un instant dans cette maison.

La permission donnée, il poussa la porte et entra, suivi de près par les dames, qui pénétrèrent avec lui dans la chambre.

Un frisson d’épouvante glaça Anna et son amie. Le spectacle qui frappait leurs yeux était effrayant et funèbre. La jeune femme, assise auprès du lit, gisait inanimée sur la pierre, les joues pâles, les yeux fermés, la tête renversée sur le bord du lit, insensible comme un cadavre. Au moment où les dames entraient avec le père, le petit garçon saisissait le bras inerte de sa mère et criait :

— Chère petite maman, j’ai faim !… un petit morceau de pain, je t’en prie !

Le mari, sans faire attention à la présence des deux amies, s’élança vers sa femme, l’appela d’une voix désespérée, s’arracha les cheveux, en ne proférant que des paroles entrecoupées :

— Thérèse ! s’écriait-il… Oh ! ma chère Thérèse ! malheureuse femme ! Seigneur, mon Dieu, est-ce possible ? Morte… morte de faim et dé froid ! Avions-nous mérité cela ?

Soudain il saisit un couteau sur la table ; mais Anna, qui avait vu ce mouvement, jeta un cri d’angoisse, s’élança sur lui et lui arracha l’instrument meurtrier.

— Votre femme n’est pas morte ! s’écria-t-elle. Tenez ! courez vite chercher du vin !…

Elle lui donna une pièce de monnaie en lui montrant la porte.

Il se précipita hors de la chambre et disparut comme une flèche.

Anna souleva la pauvre mère dans ses bras. Son manteau de satin et son chapeau de velours se frippèrent au contact des misérables vêtements de l’infortunée. Mais elle songeait vraiment bien à cela ! Elle prodiguait à Thérèse les soins qu’elle eût prodigués à une sœur. Et en effet, dans sa miséricorde, elle regardait comme sa propre sœur, selon le commandement du divin Jésus, cette femme agonisante. Elle avait tiré de sa poche une orange et en exprima le jus sur les lèvres bleuies de la malade, dont elle frictionnait énergiquement les mains. Elle poussa un cri de joie en voyant s’ouvrir les yeux de la mère ranimée.

Pendant ce temps, Adèle ne s’était pas bornée à contempler cette scène de famine et de misère. Aussitôt qu’elle avait entendu la supplication du petit garçon, elle avait couru vers le bac à moules et en avait rapporté le pot de grès et un pain, en chargeant l’enfant de jeter du bois sur le feu.

Dès que Jean eut aperçu le pain, ses yeux ne s’en détachèrent plus et il redemanda une tartine. Adèle, qui, le matin encore, témoignait tant de répulsion pour les pauvres, fut si émue à l’aspect de tant de souffrance qu’elle prit elle-même le couteau sur la table et appuya le pain sur sa poitrine, au préjudice de son élégante toilette, pour couper la tartine que l’enfant désirait si ardemment.

— Tiens, mon enfant, dit-elle, mange à ton appétit. Tu n’auras plus à souffrir la faim.

L’enfant saisit avec joie la tartine, baisa la main en signe de reconnaissance, et adressa à Adèle un si doux regard que celle-ci dut se détourner pour cacher les larmes que l’émotion lui arrachait.

En même temps la mère ouvrait les yeux et les fixait avec bonheur sur son enfant, occupé à assouvir sa faim. Peut-être allait-elle remercier sa bienfaitrice, mais le retour de son mari l’en empêcha. Lui, voyant, contre son attente, sa femme revenue à la vie, déposa précipitamment une bouteille sur la table, s’élança vers sa compagne, la saisit dans ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises avec égarement, il la tenait enlacée comme s’il eût craint de la perdre encore et répétait continuellement :

— Chère Thérèse, tu vis encore, ma femme bien-aimée ! J’ai l’argent de notre bac à moules ; nous avons de quoi manger maintenant. Sois tranquille ! Oh ! mon Dieu ! Vois-tu, dans mon malheur, je suis encore aussi joyeux que les anges… C’est bien vrai, ma chère Thérèse, car je croyais ne jamais te revoir en ce monde.

Anna s’approcha avec une tasse pleine de vin et la porta aux lèvres de la faible femme. Tandis que celle-ci buvait la fortifiante liqueur, le mari jetait des regards pleins de surprise sur Anna et sur son amie, qui, un peu plus loin, se tenait près du feu avec Jean et mettait en avant les petites mains du bonhomme en disant :

— Chauffe bien tes mains, mon petit homme, et mange bien vite ta tartine ; je t’en donnerai une autre après celle-là.

L’ouvrier semblait sortir d’un rêve ; on eût dit qu’il s’apercevait seulement de la présence des deux amies.

— Mesdames, dit-il en balbutiant, pardonnez-moi si je ne vous ai pas encore remerciées du secours que vous avez prêté à ma pauvre femme. Vous êtes bien bonnes de vouloir entrer dans notre misérable logis, et je vous en remercie mille fois !

— Bonnes gens, répondit Anna en élevant la voix, nous savons ce que vous avez souffert de la faim et du froid, et combien vous eussiez gémi de devoir aller mendier votre pain, parce que, comme d’honnêtes ouvriers, vous préférez gagner votre vie à la sueur de votre front. De pareils sentiments méritent une récompense. Vous n’aurez plus à souffrir d’aucune privation désormais !

Elle mit une poignée d’argent sur la table et continua :

— Voilà de l’argent ; à votre porte il y a des pommes de terre, du bois et du pain : tout cela vous appartient. Quant au bac à moules, il n’a pas été vendu ; servez-vous-en pour gagner votre pain quotidien, vivez toujours honnêtement, ne mendiez pas ; mais si la faim et le froid viennent encore vous surprendre, voici ma carte : vous y trouverez mon nom et ma demeure, et je serai toujours votre protectrice et votre amie.

Tandis qu’Anna parlait, on n’entendait pas un soupir dans la chambre, tant était grand le silence qui y régnait ; mais un torrent de larmes coulait des yeux de l’ouvrier et de sa femme. Le premier ne pouvait articuler un mot ; seulement il regardait alternativement les deux jeunes femmes avec un étonnement qui laissait voir assez qu’il ne pouvait croire ce qu’il entendait. Lorsque Anna eut fini de parler, la mère se laissa tomber de la pierre sur le sol, et, se traînant sur ses genoux en pleurant, elle prit dans les siennes la main d’Anna et s’écria en la baignant de larmes :

— Oh ! mes chères dames, vous ferez une bonne mort ! Dieu vous récompensera de ce que vous êtes venues chez nous comme des anges gardiens et de ce que vous m’avez sauvée de la mort.

— Êtes-vous contente maintenant, mère demanda Anna.

— Oh ! oui, ma bonne dame, nous sommes bien heureux à cette heure ; voyez notre Jean danser près du feu, le pauvre petit ! Et si cet innocent agneau qui est là mourant pouvait parler, lui aussi, Madame, vous bénirait et vous remercierait.

À ces mots, Anna courut à l’enfant malade, et, présumant que le besoin l’avait aussi conduite près de la tombe, elle donna à Adèle le signal du départ ; celle-ci, qui prenait plaisir à la joie du petit garçon, le souleva dans ses bras, lui donna un baiser sur la joue, et rejoignit son amie. Anna se dirigea vers la porte et dit au moment de sortir :

— Soyez tranquilles, braves gens ; dans une demi-heure, un médecin sera près du lit de votre enfant ; et je n’en doute pas, mère, vous la verrez femme un jour.

Un vrai sourire de bonheur illumina en même temps les traits de l’ouvrier et de sa femme.

Tous deux coururent à la porte, et mille bénédictions, mille expressions de reconnaissance s’échappèrent de leurs lèvres jusqu’au moment où les deux bienfaisantes amies disparurent à leurs yeux.

Ni Anna id Adèle ne dirent un mot jusqu’au marché au bétail : leur cœur était trop plein, leur âme trop émue à toutes deux pour qu’elles pussent rendre leurs émotions par des paroles.

— Eh bien, dit enfin Anna, dites-moi, Adèle, trouvez-vous les pauvres gens aussi sales et dégoûtants qu’on le croit ordinairement ?

— Oh non ! répondit Adèle, je suis bien heureuse de vous avoir rencontrée. Il me semble que je ne sais quoi de saint m’élève l’âme, et je ressens une émotion qui m’était inconnue. Je n’ai plus les pauvres en horreur ; n’avez-vous pas vu que j’ai pris ce petit garçon sur mes genoux et que je l’ai embrassé ? Quel charmant et gentil enfant ! je l’aime déjà.

— Pauvre petit Jean ! les larmes s’échappaient de ses yeux quand il vous a vue partir. Dites-moi, ma chère, y a-t-il sur la terre plus grand bonheur que le nôtre ? Ces braves gens mouraient de faim ; ils levaient les mains vers le ciel et imploraient l’aide du Seigneur. Nous sommes venues vers eux comme des envoyés de la miséricorde divine ; ils se sont agenouillés devant nous comme devant des anges qui venaient leur annoncer que leur prière était exaucée, et c’est Dieu qu’ils ont béni et remercié en nous… Oh ! Anna, notre vie mondaine peut être légère et vaniteuse…, les larmes de joie de ces bonnes gens rachèteront plus d’une de nos fautes !

— Ne m’en dites pas plus, dit Adèle tout émue, j’en ai assez compris ; oh ! dès maintenant je veux sortir avec vous tous les jours pour visiter les pauvres et participer à vos bonnes œuvres. Oui, car d’aujourd’hui seulement je connais une joie céleste, une sorte de béatitude sur la terre… Sainte bienfaisance ! malheureux sont les riches qui ne te connaissent pas ! De quelle douce émotion, de quel sentiment délicieux ils sont privés !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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En cet instant, elles tournaient le coin de la rue ; et elles disparurent derrière l’angle des maisons.


LE GENTILHOMME PAUVRE



I


Vers la fin du mois de juillet 1842, une calèche découverte roulait sur l’une des trois grandes chaussées qui conduisent des frontières hollandaises à Anvers. Bien que cette calèche eût été nettoyée avec une évidente sollicitude, tout en elle portait les traces d’un certain dénûment. La caisse ébranlée par un long usage se disjoignait sous les cahots ; elle vacillait de côté et d’autre sur la soupente, et craquait, comme un squelette, dans ses moyeux usés. La cape à demi rabattue resplendissait au soleil, grâce à l’huile dont elle était enduite, mais cet éclat d’emprunt ne dissimulait pas les déchirures et les crevasses nombreuses qui en sillonnaient le cuir. La poignée des portières et les autres parties en cuivre étaient, à la vérité, soigneusement écurées, mais les vestiges d’argenture encore visibles dans le creux des ornements attestaient une ancienne opulence grandement amoindrie sinon totalement disparue.

L’équipage était attelé d’un grand et robuste cheval au pas court et pesant à la vue duquel un connaisseur eût deviné sans peine qu’il était ordinairement employé à de plus rudes travaux, et qu’il avait l’habitude de traîner le chariot et de creuser les sillons.

Sur le siége de devant était assis un jeune paysan de dix-sept ou dix-huit ans ; il était en livrée ; un ruban d’or ornait son chapeau, et des boutons de cuivre brillaient à son habit ; mais le chapeau tombait jusqu’à ses oreilles, et l’habit était si large que le jeune homme s’y perdait comme dans un sac. Assurément ces vêtements, propriété du maître, avaient servi aux prédécesseurs du laquais qui les portait, et avaient dû pendant une longue suite d’années passer de main en main jusqu’à leur usufruitier actuel.

La seule personne qui se trouvât dans le fond de la voiture était un homme d’une cinquantaine d’années. Personne ne se fût douté qu’il était le maître de ce laquais novice, et le propriétaire de ce vieil équipage en désarroi, car tout en lui commandait le respect et la considération

Le front penché, abîmé dans une profonde médiation, il demeurait immobile et rêveur jusqu’à ce qu’un bruit quelconque annonçât l’approche d’une autre voiture. Alors il relevait la tête. Son œil s’adoucissait et prenait le serein éclat du regard de l’homme heureux ; mais à peine avait-il échangé un gracieux salut avec les passants qu’un voile de tristesse s’étendait sur ses traits et que sa tête s’affaissait lentement sur sa poitrine.

Un instant d’attention suffisait pour qu’on se sentît attiré vers cet homme par une secrète sympathie. Son visage, bien qu’amaigri et creusé de rides nombreuses, était si régulier et si noble, son regard à la fois si doux et si profond, son large front si pur et si imposant, qu’on ne pouvait douter qu’il ne fût doté de tous les trésors de l’esprit et du cœur.

Selon toute apparence cet homme avait beaucoup souffert. Si l’expression de sa physionomie n’en eût pas donné la complète conviction il suffisait pour l’attester des cheveux blancs qui, de si bonne heure, attachaient à son crâne une couronne argentée, et du feu sombre et étrange qui brillait parfois dans ses yeux noirs, comme un reflet des pensées qui l’accablaient.

Le costume concordait parfaitement avec l’extérieur de celui qui le portait ; il était marqué du cachet de cette riche et l’on pourrait dire magnifique simplicité que peuvent seuls donner une grande habitude du monde et un sentiment exquis des convenances. Son linge était d’une remarquable blancheur, le drap de son habit d’une extrême finesse, son chapeau d’une fraîcheur parfaite.

De temps en temps, lorsque quelqu’un passait sur la chaussée, il tirait une belle tabatière d’or et y prenait une prise d’une façon si distinguée que rien qu’à ce geste significatif on eût pu dire qu’il appartenait aux classes les plus élevées de la société.

Il est vrai qu’un œil inquisiteur et malveillant eût pu, par un sévère examen, découvrir que la brosse avait usé jusqu’à la trame le drap de l’habit de ce gentilhomme ; que les soies de son chapeau étaient ramenées avec peine sur certains endroits usés, et que ses gants avaient été raccommodés plusieurs fois. Et même, si l’on eût pu voir au fond de la voiture, on eût remarqué que la botte gauche était crevée de côté, et que le bas gris qui se trouvait au-dessous était noirci d’encre ; mais tous ces indices d’indigence étaient dissimulés avec tant d’art, ces habits étaient si bien portés avec l’aisance et la désinvolture de la richesse, que tout le monde eût pensé que si leur propriétaire n’en mettait pas de meilleurs, c’était uniquement parce que cela ne lui plaisait pas.

La calèche, qui marchait passablement vite, suivait la chaussée depuis deux heures, lorsque le domestique fit arrêter le cheval, hors de la ville d’Anvers, sur la digue, en face d’une petite auberge.

L’hôtesse et le garçon d’écurie sortirent et aidèrent à dételer le cheval en comblant de marques de profond respect le maître du vieil équipage. Ce personnage était sans doute un hôte habituel de l’auberge, car chacun l’appelait par son nom.

— Il fait beau temps, n’est-ce pas, monsieur de Vlierbecke ? Mais il fera chaud aujourd’hui. S’il pleuvait un peu, cela ne ferait pas de mal dans les hautes terres, n’est-il pas vrai, monsieur de Vlierbecke ? Faut-il donner au cheval de notre avoine ? Ah ! le domestique a apporté le picotin avec lui ! Avez-vous besoin de quelque chose, monsieur de Vlierbecke ?

Pendant que l’hôtesse lui faisait, avec une extrême volubilité, ces questions et bien d’autres, monsieur de Vlierbecke descendit de voiture. Il adressa quelques paroles flatteuses à l’hôtesse, lui fit compliment sur sa santé, s’informa de chacun de ses enfants, et finit par lui annoncer qu’il devait se rendre en ville à l’instant. Il lui serra cordialement la main, mais avec une sorte de bienveillance protectrice qui laissait intacte la distance qui les séparait ; et après avoir donné quelques ordres à son domestique, il salua avec affabilité, et se dirigea à pied vers le pont qui conduit en ville.

Monsieur de Vlierbecke s’arrêta un instant sur un point isolé des glacis extérieurs, secoua la poussière qui couvrait ses vêtements, brossa son chapeau avec son foulard, et franchit ensuite la Porte-Rouge.

En entrant en ville où il allait rencontrer de nombreux passants et se trouver constamment en butte aux regards, il redressa la tête et la taille ; sa physionomie prit cette sereine expression de contentement de soi qui fait croire aux autres que l’on est heureux. Et cependant, tandis qu’une inaltérable satisfaction se peignait sur son visage, son âme était en proie à de profondes et douloureuses angoisses. Il allait au-devant d’une humiliation, et d’une humiliation dont la seule probabilité faisait saigner son cœur. Mais il y avait au monde un être qu’il aimait plus que sa vie, plus que son honneur, sa fille ! Pour elle il avait si souvent sacrifié son orgueil, pour elle il avait tant de fois souffert comme un martyr. Et cependant son amour le dominait tellement, que chaque souffrance, chaque épreuve nouvelle l’élevait à ses propres yeux et lui faisait considérer la douleur comme une chose qui ennoblit et sanctifie !

Néanmoins son cœur était ému et précipitait le sang dans ses veines avec plus de violence à mesure qu’il s’enfonçait vers l’intérieur de la ville et s’approchait de la maison où il allait faire une pénible tentative.

Il s’arrêta bientôt devant une porte, et malgré l’admirable puissance qu’il avait sur lui-même, sa main trembla en tirant le cordon de la sonnette.

À la vue du domestique qui lui ouvrait, il redevint maître de lui.

— Monsieur le notaire est-il chez lui ? demanda-t-il.

Le domestique répondit affirmativement, l’introduisit dans un petit salon, et alla avertir son maître.

Demeuré seul, monsieur de Vlierbecke posa précipitamment le pied droit sur le gauche, et s’assura que, grâce à cette attitude, on ne pouvait s’apercevoir du désastre de sa chaussure, il tira sa tabatière d’or et s’apprêta à prendre une prise.

Le notaire entra ; son visage avait un air officieux, et il se préparait à faire un salut poli et prévenant ; mais à peine eut-il reconnu celui qui l’attendait que sa physionomie s’assombrit et prit cette expression de réserve dont on s’arme lorsqu’on prévoit une demande importune à laquelle on veut opposer un refus. Bien loin d’étaler le luxe de paroles qui lui était habituel, le notaire se borna à quelques mots de froide politesse, et vint s’asseoir devant monsieur de Vlierbecke en gardant un silence qui était une muette interrogation.

Humilié et blessé de rencontrer un accueil aussi peu bienveillant, monsieur de Vlierbecke fut saisi d’un frisson glacial et pâlit légèrement. Mais il reprit courage aussitôt et dit d’un ton suppliant :

— Veuillez m’excuser, monsieur le notaire. Pressé par une impérieuse nécessité, je viens encore une fois faire appel à votre bonté et solliciter de votre générosité un petit service,

— Et que désire monsieur de moi ? demanda le notaire avec méfiance,

— Je voudrais, monsieur le notaire, que vous me trouvassiez encore une somme de mille francs, ou même moins, garantie par une hypothèque sur mes propriétés. Toutefois ce n’est pas là une demande spéciale ; j’ai absolument besoin d’argent aujourd’hui, et je désire que vous me prêtiez deux cents francs ce matin même. J’ose espérer, monsieur le notaire, que vous ne me refuserez pas ce léger secours qui doit me sauver d’un extrême embarras.

— Mille francs ? sur hypothèque ? grommela le notaire. Et qui en servira la rente ? Vos biens sont grevés au delà de leur valeur.

— Oh ! vous vous trompez, monsieur le notaire, s’écria monsieur de Vlierbecke avec une profonde émotion.

— Pas le moins du monde. Sur l’ordre des personnes qui vous ont avancé de l’argent, j’ai fait faire l’estimation de toutes vos propriétés au taux le plus élevé. Il en résulte que vos créanciers ne recouvreront leurs capitaux que dans le cas d’une vente extrêmement avantageuse. Vous avez fait une irréparable folie, Monsieur ; j’eusse été à votre place, je n’aurais pas sacrifié toute ma fortune et celle de ma femme pour secourir et sauver un ingrat, je dirais presque un trompeur, fût-il ou non mon frère !

Monsieur de Vlierbecke, accablé par un pénible souvenir, courba le front, mais laissa sans réponse l’accusation portée contre son frère. Ses doigts serraient convulsivement la tabatière d’or. Le notaire reprit :

— Par cette imprudente action, vous vous êtes plongés dans la misère, vous et votre enfant ; car vous ne pouvez plus le dissimuler. Pendant dix années, — Dieu sait au prix de quelles souffrances, — vous avez pu garder le secret de votre ruine ; mais l’instant inévitable approche où vous serez forcé de vendre vos biens…

Le gentilhomme fixait sur le notaire un regard où se lisait l’angoisse et le doute.

— Il en est ainsi cependant, poursuivit le notaire. Monsieur de Hoogebaen est mort pendant son voyage en Allemagne. Les héritiers ont trouvé dans la maison mortuaire l’obligation de quatre mille francs à votre charge et m’ont donné avis qu’il ne fallait plus songer à la renouveler. Si monsieur de Hoogebaen était votre ami, ses héritiers ne vous connaissent pas. Pendant dix ans vous avez négligé d’amortir cette dette ; vous avez payé deux mille francs d’intérêt ; pour votre propre avantage, il est temps que cela finisse. Il vous reste encore quatre mois, monsieur de Vlierbecke, quatre mois avant l’échéance de l’effet…

— Encore quatre mois ! dit d’une voix sombre le gentilhomme, quatre mois, et alors, ô mon Dieu !

— Alors vos biens seront vendus de par la loi. Je comprends que cette perspective vous soit pénible ; mais puisque vous êtes placé devant un destin que rien ne peut conjurer, il ne vous reste plus qu’à vous préparer à recevoir avec courage le coup qui vous menace. Laissez-moi mettre vos biens en vente pour cause de départ : vous échapperez ainsi à la honte d’une expropriation forcée.

Depuis quelques instants, monsieur de Vlierbecke, voilant ses yeux des deux mains, paraissait écrasé par les lugubres paroles du notaire. Lorsque celui-ci l’engagea à faire vendre volontairement ses biens, le gentilhomme releva la tête et dit avec un calme douloureux :

— Votre conseil est bon et généreux, monsieur le notaire, et cependant je ne le suivrai point. Vous savez que tous mes sacrifices, ma pénible existence, mes éternelles angoisses, ne tendent qu’à assurer le sort de mon unique enfant. Vous seul savez, monsieur le notaire, que tout ce que je fais n’a qu’un seul but, mais un but que je considère comme sacré. Eh bien, je crois que Dieu va exaucer la prière que je lui adresse depuis dix ans ; ma fille est aimée d’un jeune homme riche, dont j’admire les purs et généreux sentiments ; sa famille nous témoigne beaucoup de sympathie. Quatre mois ! Le temps est court, c’est vrai ; mais faut-il que, par une vente anticipée, j’anéantisse toutes mes espérances ? Dois-je accepter dès maintenant, pour mon enfant et pour moi-même, une misère qui frappe tous les yeux, au moment où je vais peut-être atteindre le but dans la perspective duquel j’ai tant souffert ?

— Vous voulez donc tromper ces gens ! Peut-être préparez-vous par là à votre fille de plus grandes infortunes !

Le mot tromper fit tressaillir le gentilhomme ; un frisson nerveux parcourut ses membres, et la rougeur de la honte colora son noble front.

— Tromper ! dit-il avec une amère ironie, oh non ! Mais je ne veux pas étouffer par l’aveu de ma misère l’amour qu’une réciproque sympathie fait doucement éclore dans deux jeunes cœurs. Seulement, lorsqu’il s’agira de part ou d’autre, de prendre une décision, j’exposerai loyalement l’état de mes affaires. Si cette révélation amène l’anéantissement de mes espérances, je suivrai votre conseil, je vendrai tout ce que je possède, j’abandonnerai ma patrie, et j’irai chercher, en donnant des leçons sur la terre étrangère, à y gagner pour ma fille et pour moi ce qui est nécessaire à la vie.

Il se tut un instant, puis poursuivit à demi-voix et comme en lui-même :

— Et cependant j’ai promis près du lit de mort de ma femme bien-aimée, j’ai promis sur la croix que ma fille ne partagerait pas ce misérable sort, mais qu’elle aurait une existence calme et heureuse ! Dix années de souffrances, dix années d’abaissement n’ont pu réaliser ma promesse. Maintenant enfin un dernier rayon d’espoir éclaire notre sombre avenir…

Il prit d’une main tremblante la main du notaire, le regarda dans les yeux d’un air égaré et s’écria d’une voix suppliante :

— Oh ! mon ami, secondez-moi dans ce suprême et décisif effort ; ne prolongez pas ma torture, accordez-moi ce que je vous demande ; aussi longtemps que je vivrai je bénirai le nom de mon bienfaiteur, le nom du sauveur de mon enfant !

Le notaire retira sa main et répondit avec embarras :

— Mais je ne comprends pas ce que tout cela peut avoir de commun avec la somme que vous voulez emprunter…

Monsieur de Vlierbecke mit la main dans sa poche et répondit d’une voix triste :

— Ah ! c’est ridicule, n’est-ce pas, de tomber aussi bas et de voir son bonheur ou son éternel malheur dépendre de choses dont tout autre homme se raillerait ? C’est ainsi pourtant ! Ce jeune homme vient avec son oncle dîner demain chez nous ; l’oncle s’est invité lui-même ; nous n’avons rien à leur offrir ; ma fille a besoin de quelques bagatelles pour être convenablement mise ; à notre tour, nous serons sans doute conviés par eux… Notre isolement ne cachera plus longtemps notre misère ! des sacrifices de toute espèce ont été faits pour ne pas succomber sous la honte…

En prononçant ces derniers mots, sa physionomie prit une expression déchirante ; il tira la main de sa poche, et montrant au notaire deux francs environ en menue monnaie :

— Voyez, dit-il en souriant amèrement, voilà tout ce que je possède encore ! Et demain des gens riches dînent chez moi ; et si mon indigence se trahit en quelque chose, tout espoir pour ma fille est perdu ! Pour l’amour de Dieu, monsieur le notaire, soyez généreux, venez à mon aide !

— Mille francs ! murmura le notaire ; je ne puis tromper mes commettants. Or, quel gage garantira cette somme ? Vous ne possédez rien qui ne soit grevé outre mesure…

— Mille… cinq cents… deux cents !… s’écria le gentilhomme ; mais prêtez-moi du moins de quoi sortir de ce cruel embarras !…

— Je n’ai pas de fonds disponibles ! répondit froidement le notaire ; dans quinze jours peut-être ! et encore ne puis-je l’assurer…

— Eh bien ! par amitié, je vous en supplie, dit le gentilhomme, prêtez-moi sur votre propre caisse !

— Je ne puis espérer que vous me rendiez jamais ce qui vous sera prêté, dit le notaire avec un visible dépit ; c’est donc une aumône que vous demandez ?

Le gentilhomme s’agita péniblement sur son siège et devint tout pâle ; un éclair brilla dans ses yeux, et son front se plissa convulsivement… Cependant il réprima sur-le-champ sa violente émotion, inclina la tête et murmura avec une sombre résignation :

— Une aumône ! Soit… buvons cette dernière goutte du calice de douleur ! C’est pour mon enfant !

Le notaire prit dans un tiroir quelques pièces de cinq francs et les présenta au gentilhomme. Soit que celui-ci se sentit blessé de se voir offrir une aumône véritable, soit que la somme lui parût trop minime pour lui être utile, il jeta sur l’argent un regard farouche et se laissa tomber sur son siége en poussant un soupir déchirant et en couvrant son visage des deux mains.

Un domestique vint annoncer un autre visiteur ; le gentilhomme se leva brusquement dès que le laquais eut quitté le salon, et essuya deux larmes qui brillaient dans ses yeux. Le notaire lui montra encore les pièces de cinq francs qu’il avait déposées sur le coin de la table ; mais monsieur de Vlierbecke détourna les yeux avec une espèce d’horreur et dit avec précipitation :

— Monsieur le notaire, pardonnez-moi ma hardiesse ; je n’attends plus de vous qu’une grâce…

— Et laquelle ?

— Au nom de ma fille, gardez-moi le secret !

— Quant à cela, vous me connaissez depuis longtemps : soyez sans inquiétude… Vous refusez donc ce léger secours ?

— Merci ! merci ! s’écria le gentilhomme en repoussant la main du notaire, et tremblant, comme si la fièvre l’eût saisi, il sortit du salon et franchit la porte de la rue sans attendre que le domestique vint la lui ouvrir.

Encore étourdi du coup qui venait de le frapper, hors de lui et mourant de honte, la tête penchée sur la poitrine et les yeux fixés sur le sol, le malheureux gentilhomme parcourut pendant quelque temps les rues, sans savoir où il se trouvait. Enfin le sentiment de la nécessité l’éveilla peu à peu de son rêve fiévreux ; il se dirigea vers la porte de Borgerhout et s’enfonça dans les fortifications jusqu’à ce qu’il se trouvât tout à fait seul.

Là une lutte terrible parut s’engager en lui ; ses lèvres s’agitaient rapidement ; sur sa physionomie se succédaient mille expressions diverses de souffrance, de honte et d’espoir. Cependant il tira de sa poche la tabatière d’or, considéra avec une amère tristesse les nobles armoiries qui y étaient gravées, et se plongea dans une rêverie désespérée, dont il sortit tout à coup comme s’il venait de prendre une solennelle résolution.

Enfin, les yeux fixés sur la tabatière, il se mit à gratter les armes avec un canif et murmura d’une voix calme, quoique tremblante encore d’émotion :

— Souvenir de mon excellente mère, talisman protecteur qui as si longtemps caché ma misère et que j’invoquais comme un bouclier sacré toutes les fois que ma détresse allait se trahir, — ô toi, dernier legs de mes ancêtres, il faut aussi que je te dise adieu ; il faut, hélas ! que je te profane de ma main ! Puisse ce dernier service que tu me rends nous sauver d’une humiliation plus grande !

Une larme coula sur ses joues et sa voix s’éteignit. Il poursuivit néanmoins son étrange travail et gratta le couvercle de la boite jusqu’à ce que les armoiries eussent complètement disparu.

Alors le gentilhomme rentra en ville et parcourut un grand nombre de petites rues solitaires en interrogeant toutes les enseignes d’un regard timide et détourné.

Après avoir erré une heure, il entra dans une étroite ruelle du quartier Saint-André, et poussa soudain une exclamation de joie attestant qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Son œil s’était arrêté sur une enseigne qui portait pour inscription ces seuls mots : Commissionnaire juré du mont-de-piété. Dans cette maison on prêtait sur toute espèce de gage, au nom de l’établissement que nous venons de nommer !

Le gentilhomme passa devant la porte et alla jusqu’au bout de la rue ; puis il revint sur ses pas, pressant ou ralentissant sa marche quand une autre personne se montrait dans la rue, jusqu’à ce qu’il eût trouvé enfin un moment favorable pour se glisser en longeant les murs dans la maison qui portait l’enseigne en question.

Longtemps après, il en sortit et gagna précipitamment une autre rue. Une certaine joie brillait bien dans ses yeux, mais la vive rougeur qui colorait son visage témoignait assez qu’il n’avait obtenu le secours désiré qu’au prix d’une nouvelle humiliation.

Il fut bientôt arrivé au centre de la ville. Là il entra chez un marchand de comestibles et fit emballer dans une bourriche une poularde farcie, un pâté, des conserves et d’autres menues provisions de table ; il en paya le prix et dit qu’il enverrait son domestique prendre le tout. Plus loin, il acheta chez un orfèvre deux cuillers d’argent et une paire de boucles d’oreilles ; puis il s’éloigna dé ce quartier pour aller probablement faire ailleurs de nouvelles emplettes.


II


Dans nos landes couvertes de bruyère, l’homme a entrepris une lutte victorieuse pour tirer le sol du sommeil éternel auquel il semblait condamné par la nature. Il a fouillé les stériles entrailles de la terre et l’a arrosée de ses sueurs ; il a appelé à son aide la science et l’industrie, desséché les marais, arrêté dans leur cours vers la Meuse les ondes bienfaisantes qui descendent des montagnes, et fait circuler ainsi de riches et vivifiantes artères dans un sol engourdi comme un cadavre depuis des milliers d’années.

Glorieux combat de l’homme contre la matière ! Triomphe magnifique qui transformera un jour l’infertile Campine[3] en une contrée féconde et bénie ! En vérité, nos descendants n’y croiront pas lorsque, sous leur regard charmé, le froment ondoiera comme une mer, ou que l’herbe verdoyante s’étendra au fond des vallées, là où le soleil brise maintenant ses rayons dans les prismes d’un sable aride et brûlant !

Cependant, au nord de la ville d’Anvers, dans la direction des frontières hollandaises, on remarque à peine aujourd’hui quelques traces de défrichement. Ce n’est guère que le long de la chaussée qu’on voit l’agriculture empiéter sur la lande sablonneuse ; plus loin, au cœur du pays, tout est encore inculte et sauvage. Là se déroulent, à perte de vue, des plaines arides qui n’ont pour toute végétation que de maigres bruyères, et parfois l’horizon n’est borné que par cette teinte bleuâtre et nuageuse qui dit que le désert s’étend bien au delà de la portée du regard.

Mais si l’on parcourt de grandes distances, on rencontre de temps en temps un ruisseau qui serpente en méandres capricieux et dont l’onde limpide, encadrée d’une verdoyante bordure, court au milieu de fraîches prairies et d’arbres pleins de sève et de vigueur. Le long des rives du filet murmurant ou dans les terrains un peu plus hauts s’élèvent des fermes isolées, des maisons de campagne, voire même des villages entiers, comme l’homme, de même que la terre, ne demandait qu’une eau courante pour y trouver la nourriture et la vie.

Dans un de ces endroits, où la présence de prairies et de pâturages a rendu la culture possible, se trouvait, au bord d’un chemin écarté, une ferme passablement importante. Les grands arbres qui étendaient aux alentours leur ombre majestueuse attestaient que l’homme avait depuis des siècles pris possession de ces lieux. En outre, les fossés qui l’entouraient et le pont de pierre qui en précédait la porte principale, faisaient supposer avec raison que cette demeure avait dû être une propriété seigneuriale. On la nommait dans les environs le Grinselhof. Toute la partie antérieure était occupée par la métairie, c’est-à-dire l’habitation du fermier, les étables et les granges, si bien que le passant ne pouvait guère apercevoir ce qui se trouvait ou se faisait dans l’enceinte des fossés que protégeaient, en outre, d’épais massifs de verdure. Et c’était en effet un mystère, même pour le fermier. Ces impénétrables massifs qui s’élevaient derrière sa demeure dérobaient comme un rideau l’intérieur de la campagne à son regard curieux. Ni lui, ni aucun des siens ne pouvaient franchir cette limite sans être spécialement appelé au delà.

Au fond de la propriété, à l’abri d’un ombrage séculaire, se trouvait une vaste maison que les paysans nommaient le château, là habitait avec sa fille un gentilhomme menant une vie aussi solitaire et aussi retirée que celle d’un ermite, sans valet ni servante, et fuyant avec soin toute société. On croyait dans le pays qu’une avarice ou plutôt une ladrerie inexplicable avait poussé ce gentilhomme, qui possédait de beaux biens au soleil, à se séquestrer ainsi loin du monde. Quant au fermier, il évitait soigneusement toute explication sur ce point et respectait la mystérieuse conduite de son maître. Ses affaires prospéraient, car la terre était fertile et le fermage peu élevé, Il en était reconnaissant envers le gentilhomme, et, chaque dimanche, lui prêtait volontiers un cheval qui, attelé à la vieille calèche, le conduisait avec sa fille, à l’église du village. De plus, dans les grandes circonstances, le jeune fils du fermier était au service du maître en qualité de laquais.

C’est une des dernières après-dînées du mois de juillet, Le soleil a presque accompli sa course quotidienne et s’incline vers l’occident ; toutefois ses rayons, bien que moins ardents qu’à l’heure de midi, sont encore chauds et inondent l’air de brûlantes effluves. Au Grinselhof aussi, les derniers feux du soleil couchant se jouent gaiement dans le feuillage ; tandis que les rayons obliques dorent la cime des arbres de teintes à la fois douces et éclatantes, la verdure prend du côté de l’orient des nuances plus sombres, et le fond des bosquets s’enveloppe d’une mystérieuse obscurité. Des ombres gigantesques s’étendent sur le sol, et après la suffocante chaleur du jour, la brise du soir s’éveille lentement et remplit l’atmosphère de senteurs rafraîchissantes.

Et néanmoins tout est triste au Grinselhof : un silence de mort pèse, comme une pierre sépulcrale, sur l’habitation déserte ; les oiseaux se taisent, le vent repose, pas une feuille ne bouge : la lumière seule semble y vivre. À voir cette absence totale de mouvement et de bruit, on croirait la nature plongée ici pour jamais dans un magique sommeil. Le regard cherche en vain à sonder les ténébreuses profondeurs de la végétation abandonnée à elle-même, et l’on se surprend à frissonner comme si cette morne et muette solitude cachait dans son sein quelque lugubre mystère…

Soudain le feuillage s’agite au fond de l’épais bosquet et les branches se courbent bruyamment sous la course rapide d’un être invisible. Une multitude d’oiseaux quittent leur retraite et s’envolent tumultueusement comme s’ils fuyaient à l’approche d’un danger.

La seule apparition d’un être humain apporterait-elle l’animation et la vie là où semblaient régner à jamais le silence et la mort ?

Le bosquet s’ouvre ! Une jeune fille toute vêtue de blanc s’élance hors des coudriers et vole, un filet de soie à la main, à la poursuite d’un papillon. Elle court plus rapide qu’une biche ; le corps tendu, le bras levé, effleurant à peine le sol de la pointe des pieds, elle semble avoir des ailes plus légères que les oiseaux qui, sur son passage, ont abandonné leur asile. Ses cheveux flottent librement en boucles ondoyantes sur son cou charmant. Voyez, elle prend un élan, elle bondit…

Qu’il est gracieux et magnifique, le papillon qui voltige et danse au-dessus de sa tête comme s’il prenait plaisir à jouer avec elle : ses ailes dentelées sont semées d’yeux d’azur, de pourpre et d’or !

Un cri de joie s’échappe de la poitrine de la jeune fille. Elle a failli saisir l’objet de son désir, mais elle a à peine effleuré du bout du filet les ailes du papillon, qui, bien que mutilé, s’élève dans les airs hors de sa portée ; elle le suit tristement du regard jusqu’à ce que ses couleurs se perdent dans le ciel bleu. Un instant encore elle hésite, puis elle prend à pas lents un sentier plus praticable que le chemin qu’elle vient de suivre.

Qu’elle est belle ! Le soleil a légèrement bruni son teint délicat, mais le velouté vermeil de ses joues n’en ressort que mieux, et son visage y gagne une charmante expression d’énergie et de santé. Sous un front élevé, ses beaux yeux noirs brillent à travers de longs cils ; sa bouche finement découpée laisse briller des dents de perle entre des lèvres devant lesquelles pâlirait la rose qui vient d’éclore. Ce ravissant visage est encadré de cheveux flottants qui ondoient sur les épaules et ne laissent entrevoir que de temps en temps la neige d’un col de cygne. Sa taille est svelte et élancée : une simple robe blanche, ceinte d’un modeste ruban, ne dissimule pas ses formes délicates. Quand elle lève la tête et que son regard se perd dans l’azur du ciel, on croirait facilement voir en rêve une fille de l’air ; on la prendrait pour la fée du Grinselhof.

Tantôt elle erre dans les sentiers perdus, absorbée par des souvenirs aimés et savourant les douces émotions qui agitent son cœur ; tantôt, de souriante devenue grave, elle s’arrête, et ses beaux yeux s’inclinent pensifs vers la terre. Elle se rapproche ainsi d’un parterre où des œillets, brûlés par les feux du jour, penchent leur tête languissante. Ces fleurs devaient être l’objet d’une affection particulière, car toutes étaient liées à un soutien en bois blanc et soigneusement préservées de l’invasion des mauvaises herbes. Le choix des fleurs, les soins enfantins dont elles étaient entourées, une espèce de délicate sollicitude qui se sent, mais ne s’exprime pas, tout témoignait qu’une main de femme, — une main de jeune fille, — élevait et choyait ces favorites.

La jeune fille avait remarqué de loin qu’elles s’inclinaient épuisées et flétries ; elle s’approcha pleine d’anxiété, et dit en relevant de la main le calice d’un œillet :

— Ô mon Dieu, mes pauvres petites fleurs ! j’ai oublié hier de vous arroser ! Vous avez soif, n’est-ce pas ? Vous languissez en m’attendant, et vous courbez la tête comme si vous alliez mourir !

Elle poursuivit, rêveuse :

— Mais aussi depuis hier je suis si distraite, si joyeuse, si…

Elle baissa les yeux, et hésitant comme par pudeur, elle murmura d’une voix douce :

— Gustave !

Immobile comme une statue, seule avec une vision enchanteresse, elle oublia un instant les fleurs et peut-être avec elles le monde entier. Bientôt ses lèvres s’émurent et murmurèrent à demi-voix :

— Toujours, toujours son image devant mes yeux ! toujours sa voix qui me poursuit ! Impossible d’échapper à cette fascination ! Mon Dieu, que se passe-t-il en moi ? Mon cœur frémit dans ma poitrine ; tantôt le sang se précipite brûlant dans mes veines, tantôt il coule lent et glacé… J’étouffe… une secrète angoisse trouble mon âme… et cependant je suis heureuse… mon cœur se perd dans une inexprimable félicité…

Elle se tut, puis elle parut s’éveiller soudain, releva vivement la tête, et rejeta en arrière les boucles épaisses de sa chevelure, comme si elle eût voulu se débarrasser de la pensée qui l’obsédait.

— Attendez, mes chères fleurs, dit-elle aux œillets en souriant ; attendez, je vais vous apporter aide et fraîcheur !

Elle disparut dans le bosquet, et en rapporta bientôt des rameaux qu’elle disposa de manière à ombrager les fleurs. Après quoi elle prit un petit arrosoir, et courut à travers l’herbe vers un bassin ou plutôt un petit étang creusé au milieu du gazon, et autour duquel des saules pleureurs laissaient pendre leurs rameaux ondoyants.

La surface de l’eau était calme et unie à son arrivée ; mais à peine son image s’y fut-elle reflétée que le vivier parut fourmiller d’êtres vivants. Des centaines de dorades de toutes couleurs, — rouges, blanches, noires, — nageaient vers elle en frétillant, la gueule hors de l’eau et béante, comme si ces pauvres petits animaux s’étaient efforcés de parler à la jeune fille.

Elle, se retenant d’une main au tronc du saule pleureur le plus proche, se courbait gracieusement sur l’eau, et s’efforçait de remplir l’arrosoir sans toucher les dorades.

— Allons, allons, laissez-moi en paix ! disait-elle en les écartant avec précaution ; je n’ai pas le temps de jouer… je vais vous apporter votre dîner tout à l’heure.

Mais les poissons frétillèrent autour de l’arrosoir jusqu’à ce qu’elle l’eût retiré de l’étang ; et même, après le départ de la jeune fille, ils continuèrent de s’attrouper tout en émoi près du bord que son pied avait foulé.

Elle vient d’arroser les fleurs ; l’arrosoir a glissé de sa main sur le sol. La tête penchée, elle dirige ses pas vers l’habitation solitaire ; elle revient avec la même lenteur, jette du pain blanc aux dorades, et se remet, inattentive et tout absorbée par ses pensées, à parcourir les sentiers du jardin.

Elle gagna enfin un endroit où un gigantesque catalpa étendait au-dessus du chemin, comme un vaste parasol, ses branches, qui se courbaient jusqu’à terne. Sous ce frais ombrage se trouvaient une table et deux chaises. Un livre, un encrier, une broderie, témoignaient que la jeune fille s’était assise là peu auparavant.

Maintenant encore elle s’affaissa sur l’une des chaises, prit tour à tour en main le livre et la broderie, les laissa retomber l’un et l’autre, et bientôt, succombant sous les pensées qui l’accablaient, elle inclina sa belle tête sur son bras comme quelqu’un qui est las et voit se reposer.

Pendant quelque temps ses grands yeux demeurèrent vaguement fixés dans l’espace ; par intervalles, un doux sourire se jouait sur ses lèvres, et ses lèvres s’agitaient comme si elle se fût entretenue avec un ami. Parfois ses paupières fatiguées se fermaient ; mais les cils se relevaient toujours pour retomber plus lourdement encore, jusqu’à ce qu’enfin un profond sommeil parut s’emparer de la jeune fille.

Dormait-elle ? Ah, son âme du moins veillait et était heureuse, car le doux sourire animait toujours ses traits, et s’il disparaissait parfois pour faire place à une expression plus calme, il revenait bientôt jeter le charmant reflet du bonheur et de la joie sur la pure et transparente physionomie de la jeune fille. On eût dit que ses rêveries avaient pris un corps et planaient devant ses yeux, inondant son cœur d’indicibles jouissances, comme une ronde magique bercée par la brise du soir.

Depuis longtemps déjà elle était plongée par un songe séduisant dans un oubli complet de la vie réelle lorsque, à la porte d’entrée, un bruit de roues et le puissant hennissement d’un cheval vinrent troubler le silence du Grinselhof. Cependant la jeune fille ne s’éveilla pas.

La vieille calèche, revenue de la ville, venait de s’arrêter près de l’écurie de la ferme.

Le fermier et sa femme accoururent pour saluer leur maître et aider à dételer le cheval.

Tandis qu’ils s’occupaient de cette besogne, monsieur de Vlierbecke descendit de voiture et leur adressa quelques paroles bienveillantes, mais d’une voix si pleine de tristesse que tous deux le contemplèrent avec étonnement.

À la vérité sa calme gravité ne l’abandonnait jamais, même lorsqu’il était le plus affable ; mais en ce moment sa physionomie dénotait un abattement tout à fait extraordinaire. Il semblait brisé de fatigue, et son regard habituellement si plein de vie, s’éteignait, morne et languissant, sous ses sourcils abaissés.

Le cheval était à l’écurie ; le jeune domestique qui avait déjà déposé la livrée, tira de la voiture quelques paniers et quelques paquets qu’il déposa sur la table de la ferme. Sur ces entrefaites, monsieur de Vlierbecke s’approcha du fermier.

— Maître Jean, dit-il, j’ai besoin de vous. Il vient du monde demain au Grinselhof. Monsieur Denecker et son neveu dînent ici.

Le fermier, au comble de la stupéfaction, regardait son maître, la bouche béante ; il n’en pouvait croire ses oreilles. Après un instant, il demanda d’une voix pleine d’hésitation :

— Ce gros riche monsieur qui, le dimanche à la grand’messe, se met près de vous au jubé ?

— Lui-même, maître Jean ; qu’y a-t-il de si surprenant en cela ?

— Et le jeune monsieur Gustave qui, hier après la messe, a parlé sur le cimetière à notre demoiselle ?

— Lui-même !

— Oh ! Monsieur, ce sont des gens si riches ! Ils ont acheté tous les biens qui sont autour d’Echelpoel ; ils ont bien, dans leur château, dix chevaux à l’écurie, sans compter ceux qu’ils ont encore en ville. Leur voiture est tout argent du haut en bas…

— Je le sais, et c’est précisément pour cela que je veux les recevoir comme il convient à leur rang. Tenez-vous prêt, de même que votre femme et votre fils ; je viendrai vous appeler demain matin de très-bonne heure. Vous donnerez volontiers un coup de main pour m’aider, n’est-ce pas ?

— Certainement, certainement, Monsieur ! Un mot de vous suffit… je suis bien heureux de pouvoir faire quelque chose pour votre service…

— Je vous remercie de votre bonne volonté. Ainsi, c’est dit : à demain !

Monsieur de Vlierbecke entra dans la ferme, donna au jeune homme quelques ordres relatifs aux objets tirés de la voiture, puis il gagna le bosquet et s’achemina vers le Grinselhof.

Dès qu’il fut hors de la vue du fermier, sa physionomie prit une expression plus sereine ; un sourire se dessina sur ses lèvres tandis qu’il promenait son regard autour de lui comme s’il eût cherché quelqu’un dans la solitude du jardin.

Au détour d’un sentier son œil tomba soudain sur la jeune fille endormie. Comme fasciné par le ravissant tableau qui s’offrait à lui, il ralentit sa marche et bientôt s’arrêta en extase…

Dieu, que l’enfant était belle dans son repos ! Le soleil couchant l’inondait d’ardents reflets et jetait une teinte de rose sur tout ce qui l’entourait. Les boucles épaisses de sa chevelure tombaient éparses sur ses joues dans un charmant désordre. Le catalpa avait semé sur elle et autour d’elle ses calices d’une blancheur de neige. Elle rêvait toujours : un sourire de calme bonheur se jouait sur ses traits ; ses lèvres émues balbutiaient d’inintelligibles paroles, comme si son âme se fût efforcée d’exprimer les sentiments qui débordaient en elle.

Monsieur de Vlierbecke retint son haleine, caressa du regard la douce jeune fille, et saisi d’une émotion profonde, il leva les yeux au ciel et dit d’une voix basse et frémissante :

— Sois béni, père tout-puissant, elle est heureuse ! Que mon martyre se prolonge sur la terre, mais puissent mes souffrances te rendre miséricordieux pour elle ! Grâce, protection pour mon enfant ; puisse son rêve se réaliser, ô mon Dieu !

Après cette courte mais ardente prière, il s’affaissa sur la seconde chaise, posa avec précaution le bras sur la table, y appuya sa tête et demeura immobile, les traits illuminés par le doux sourire du bonheur et par une vive expression d’admiration. La contemplation de la virginale beauté de sa fille devait être pour lui la source de joies ineffables qui, par une magique puissance, lui faisaient oublier en un instant toutes ses douleurs, car ses yeux étaient fixés sur elle avec une douce extase, et sur sa physionomie se reflétait, comme dans un miroir fidèle, chaque émotion qui venait se peindre sur les traits délicats de la jeune fille.

Tout à coup une rougeur pudique monta au front de celle-ci ; ses lèvres articulèrent plus distinctement. Le père l’épiait avec une pénétrante attention, et bien qu’elle n’eût pas parlé, il saisit un de ces mots fugitifs qui allaient se perdre dans les airs avec son haleine.

Ému d’une joie plus profonde encore, il murmura en lui-même :

— Gustave ! elle rêve de Gustave ! Son cœur est d’accord avec mes vœux. Puissions-nous réussir ! Puisse Dieu nous être propice !… Oh ! oui, mon enfant ; ouvre ton âme aux enivrantes émotions de l’espérance… Rêve, rêve… car qui sait ?… Mais, non, n’empoisonnons pas ces bienheureux instants par la froide image de la réalité !… Dors, dors, laisse savourer à ton âme les célestes enchantements de l’amour qui s’éveille !

Monsieur de Vlierbecke demeura quelques instants encore en contemplation. Il se leva enfin, passa derrière la jeune fille et posa sur son front un long baiser.

Rêvant encore à demi, elle ouvrit lentement les yeux ; mais à peine eut-elle reconnu celui qui l’éveillait qu’elle l’enlaça d’un bond dans ses bras, se suspendit caressante à son cou en lui donnant le plus doux baiser filial, et l’accabla de mille questions.

Le gentilhomme se dégagea de l’étreinte de sa fille, et dit d’un ton de douce plaisanterie :

— Apparemment, Lénora, il est inutile que je te demande aujourd’hui quelles beautés tu as découvertes dans le Lucifer de Vondel ; le temps t’a sans doute manqué pour commencer la comparaison de ce chef-d’œuvre de notre langue maternelle avec le Paradis perdu de Milton !

— Ah ! mon père, balbutia Lénora, mon esprit se trouve, en effet, dans d’étranges dispositions. Je ne sais ce que j’ai ; je ne puis même plus lire avec attention.

— Allons, Lénora, ne t’attriste pas, mon enfant ! Assieds-toi ; j’ai à t’apprendre une importante nouvelle. – Tu ne sais pas pourquoi je me suis rendu en ville aujourd’hui, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est que nous avons demain du monde à dîner.

La jeune fille, profondément étonnée, regarda son père d’un air interrogateur.

— C’est monsieur Denecker ; tu sais, ce riche négociant qui se place auprès de moi au jubé, et qui habite le château d’Echelpoel.

— Oh ! oui, je le connais, mon père ; Il me salue toujours avec tant d’affabilité, et ne manque jamais à me tendre la main pour descendre de voiture quand nous arrivons à l’église. Mais…

— Tes yeux me demandent s’il vient seul ? Non, Lénora, une autre personne l’accompagnera…

— Gustave ! s’écria involontairement la jeune fille d’un ton de joyeuse surprise et en rougissant en même temps.

— En effet, c’est Gustave, répondit monsieur de Vlierbecke. Ne tremble pas pour cela, Lénora, et ne t’effraie pas de ce que ton âme encore ignorante s’ouvre à un nouveau sentiment. Entre toi et moi il ne peut y avoir aucun secret que mon amour ne pénètre.

Les yeux de l’enfant interrogèrent les yeux du père et parurent demander à son bienveillant regard l’explication d’une énigme. Tout à coup, comme si une lumière soudaine se fût faite dans son âme, elle jeta ses bras au cou de monsieur de Vlierbecke, cacha son visage dans son sein, et murmura avec une profonde reconnaissance :

– Mon père, mon père bien-aimé, votre bonté n’a pas de bornes !

Le gentilhomme se prêta quelques instants aux affectueuses caresses de sa fille ; mais peu à peu ses traits s’assombrirent : une larme vint briller dans ses yeux, et il dit d’un accent très-ému :

— Lénora, quoi qu’il arrive dans notre vie, tu aimeras toujours ton père ainsi, n’est-ce pas ?

— Oh ! toujours, toujours ! s’écria la jeune fille.

— Lénora, mon enfant, reprit le père en soupirant, ta douce affection est ma récompense et ma vie ici-bas. N’enlève jamais à mon âme son unique consolation…

Le ton triste de sa voix émut tellement la jeune fille, qu’elle lui prit les mains sans prononcer un mot, et le front dans le sein de son père elle se mit à pleurer silencieusement.

Ils demeurèrent longtemps ainsi, immobiles, absorbés par une vive émotion, qui n’était ni de la tristesse ni de la joie, mais qui semblait emprunter sa profondeur au mélange de ces deux sentiments opposés.

L’expression du visage du père changea la première : sa physionomie devint sévère ; il secoua la tête d’un air de doute et parut se faire un reproche à lui-même. En effet, les singulières paroles qui avaient fait couler les larmes de sa fille avaient surgi de son âme à la pensée qu’une autre personne allait partager avec lui l’affection de Lénora et la séparer de lui peut-être pour toujours.

Il était prêt à tout sacrifice, fût-il infiniment plus grand, pourvu que ce sacrifice contribuât au bonheur de son enfant, et cependant la seule idée de la séparation avait fait saigner son cœur. Maintenant il s’en veut de ce semblant d’égoïsme ; il chasse avec effort de son esprit les pensées tristes. Il relève sa fille, et dit, en lui prodiguant ses caresses :

— Allons, Lénora, reprends ta gaieté, redeviens joyeuse ! N’est-il pas heureux que notre âme puisse s’alléger de temps en temps quand l’excès du sentiment l’accable ? Mais rentrons ; j’ai bien à te parler encore pour que nous recevions nos hôtes comme il convient.

La jeune fille obéit silencieusement, et suivit son père à pas lents, tandis que ses beaux yeux laissaient encore échapper des larmes.

Quelques heures plus tard, monsieur de Vlierbecke était assis dans la grande salle du Grinselhof, près d’une petite lampe, les coudes appuyés sur une table. L’appartement, éclairé sur un seul point tandis que les coins échappaient au regard dans une vague obscurité, était triste et morne. La flamme tremblottante de la lampe faisait ondoyer ses reflets en longues traînées sur les murailles et y dessinait mille formes fantastiques, tandis que les vieux portraits qui ornaient les panneaux, semblaient fixer opiniâtrément sur la table leurs yeux immobiles.

Du milieu de cette obscurité et de ce silence se détachait seule la belle et calme figure du gentilhomme ; le regard perdu dans les ténébreuses profondeurs de la nuit, immobile comme une statue, il semblait prêter l’oreille avec la plus grande attention.

Il quitta enfin son siège avec précaution et alla, sur la pointe des pieds, jusqu’à l’autre extrémité de la salle, où il s’arrêta l’oreille collée à une porte fermée.

— Elle dort ! se dit-il à voix basse, et levant les yeux au ciel, il ajouta en soupirant :

— Que Dieu protège son repos !

Il revint à la table, y prit la lampe, et ouvrit une grande armoire ménagée dans le mur. Appuyé sur un genou, il prit dans le tiroir inférieur quelques serviettes et une nappe, en déploya les plis et parut s’assurer, avec une inquiète sollicitude, si aucune tâche n’en déparait la blancheur. Un sourire de contentement témoigna qu’il était satisfait du résultat de cet examen.

Il se releva emportant un petit panier, et se rapprocha de la table, du tiroir de laquelle il tira un morceau d’étoffe de laine et de la craie. Il broya celle-ci avec le manche d’un couteau et se mit à frotter et à polir les cuillers et les fourchettes que contenait le panier. Π fit de même des salières et autres petits ustensiles de table, qui étaient la plupart en argent, et dont les ornements ciselés attestaient une certaine opulence.

Pendant qu’il se livrait à cette occupation, son âme se laissa emporter par le flot des souvenirs ; l’immobilité de ses traits, la fixité de ses yeux dont le regard incertain semblait se perdre dans les ténèbres, témoignaient assez qu’il était absorbé dans ses pensées. De temps en temps ses lèvres murmuraient quelques paroles, et des larmes s’échappaient de ses paupières, larmes de bonheur peut-être, car un doux sourire éclairait son visage. Déjà, dans son rêve, il avait redit tous les noms qui lui avaient été chers ici-bas, peut-être même avait-il savouré de nouveau les pures et joyeuses émotions de ses jeunes années. Sa voix devint plus distincte ; il disait en soupirant :

— Pauvre frère ! un seul homme sait ce que j’ai fait pour toi, et cet homme t’accuse d’ingratitude et de mauvaise foi ! Et toi, tu erres dans les solitudes glacées de l’Amérique, en proie à la souffrance et à la maladie ; tu parcours, au prix d’un misérable salaire, des déserts où, pendant des mois entiers, nul regard humain ne s’arrête sur toi. Fils de noble race comme moi, ta t’es fait l’esclave des Anglais, et pour eux tu amasses ces fourrures destinées au luxe des riches. Oh, j’endure un cruel martyre pour l’amour de toi, mais Dieu m’est témoin que mon affection pour toi est demeurée entière. Puisse ton âme, ô mon frère, ressentir dans l’isolement où tu souffres, cette aspiration de mon âme, et puisses-tu y trouver un adoucissement à ta misère !

Le gentilhomme, absorbé quelque temps dans sa douloureuse méditation, secoua enfin son rêve et redevint attentif à son travail. Il disposa tous les objets d’argenterie, les uns à côté des autres, sur la table et dit en réfléchissant :

— Six fourchettes, huit cuillers ! nous serons quatre à table, Il s’agira de se tenir sur ses gardes, sinon on s’apercevrait facilement qu’il manque quelque chose… Mais cela ira cependant : je donnerai à la fermière des instructions précises ; c’est une femme entendue…

En prononçant ces derniers mots, il renferma le tout dans l’armoire ; après quoi il prit la lampe, quitta la salle à pas lents et circonspects, et descendit par un escalier de pierre dans une vaste salle voûtée, où il ouvrit une petite porte, et se courba dans un caveau surbaissé. À la lueur incertaine de la lampe il tâtonna dans un bac parmi un grand nombre de bouteilles vides, et trouva enfin ce qu’il cherchait. Il retira du sable trois bouteilles et dit, la pâleur de l’angoisse sur le visage :

— Ciel ! trois bouteilles seulement ! trois bouteilles de vin de table ! Et l’on dit que monsieur Denecker met son orgueil à bien boire… Que ferai-je, si, lorsqu’on aura vidé ces trois bouteilles, il en désire davantage ? Je ne bois point, Lénora peu ; ainsi deux bouteilles pour monsieur Denecker et une pour son neveu…· cela pourra suffire ! Au reste il ne servirait de rien de se lamenter ; le sort décidera !

Sans plus parler, le gentilhomme alla dans les coins de la cave, y prit avec la main quelques toiles d’araignée qu’il attacha artistement sur les bouteilles, et saupoudra celles-ci de poussière et de sable.

Il regagna la salle et se mit à coller sur le mur, avec de l’amidon, un morceau de papier peint, à un endroit où la tapisserie avait été détériorée par quelque accident. Puis, après avoir passé près d’une demi-heure à brosser ses habits et à s’efforcer de dissimuler à l’aide d’eau et d’encre les traces blanchissantes que le temps avait imprimées au drap à l’endroit des coudes et des genoux, il revint à la table et se prépara à une œuvre étrange.

Il prit dans le tiroir un fil de soie, une alène, un morceau de cire jaune, posa sa botte sur ses genoux et se mit à en recoudre la fente avec l’habileté d’un homme du métier.

À coup sûr ce travail avilissant éveillait en lui des pensées de désespoir, car un méprisant sourire plissait ses lèvres comme s’il eût pris un amer plaisir à se railler lui-même. Bientôt de violentes contractions nerveuses se dessinèrent sur son visage ; le rouge de la honte et la pâleur de l’oppression se succédaient sur ses joues ; enfin, comme s’il cédait à un mouvement de colère, il coupa vivement le fil de soie, le rejeta sur la table, se leva brusquement et, la main étendue vers les portraits, il s’écria d’une voix difficilement contenue :

— Oui, regardez-moi… regardez-moi, vous dont le noble gang coule dans mes veines ! Toi, vaillant capitaine qui à côté d’Egmont donnas ta vie pour ton pays à Saint-Quentin ; toi, homme d’État qui, après la bataille de Pavie, rendis, comme ambassadeur, de si éminents services au grand empereur Charles ; toi, bienfaiteur de l’humanité, qui dotas tant d’églises et d’hospices ; toi, prélat qui, comme prêtre et comme savant, as si courageusement défendu ta foi et ton Dieu… regardez-moi ! non pas seulement de cette toile inanimée, mais du sein du Tout-Puissant ! Celui que vous voyez occupé à raccommoder ses bottes et qui consacre ses veilles à dissimuler les traces de sa misère, celui-là est votre descendant, votre fils ! Si le regard des hommes le torture, devant vous du moins il n’a pas honte de son abaissement. Ô mes ancêtres, vous avez combattu, avec l’épée et avec la parole, les ennemis de la patrie ! Moi, je lutte contre les railleries et la honte imméritée, sans espoir de triomphe ni de gloire ; j’endure d’indicibles souffrances, je sens mon âme s’affaisser sons leur fardeau, et le monde ne me réserve que blâme et mépris. Et cependant je n’ai pas souillé votre écusson ; ce que j’ai fait est grand et vertueux aux yeux de Dieu. Les sources de mon malheur sont la générosité, la pitié, l’amour… Oui, oui, fixez sur moi vos yeux étincelants, contemplez-moi dans l’abîme de misère où je suis tombé ! Du fond de mon humiliation, je lèverai hardiment le front vers vous, et votre regard ne fera pas baisser le mien. Ici, en votre présence, je suis seul avec mon âme, seul avec ma conscience ; ici, nulle honte ne peut atteindre celui qui comme gentilhomme, comme chrétien, comme frère et comme père, souffre le martyre parce qu’il a su faire don devoir.

En proie à une inexprimable exaltation, monsieur de Vlierbecke se promenait à grands pas et tendait les mains vers les images de ses aïeux comme pour les invoquer. Son attitude était pleine de majesté : le front levé, il semblait commander en maître ; ses yeux noirs étincelaient dans l’ombre ; son beau visage rayonnait de dignité ; tout en lui, paroles, gestes, physionomie, tout était singulièrement noble et imposant.

Soudain il s’arrêta, porta la main à son front et reprit avec un sourire amer :

Pauvre insensé ! ton âme cherche la délivrance ; elle secoue les lourdes entraves de l’humiliation et rêve…

Il joignit les mains et ajouta en levant les yeux au ciel :

Oui, c’est une illusion ! et cependant grâces vous soient rendues, ô Dieu miséricordieux, de ce que vous faites jaillir dans mon cœur la source du courage et de la patience !… Assez ! la réalité reparaît à mes yeux et grimace comme un spectre au fond des ténèbres… et pourtant je suis fort et je raille le fantôme sinistre de la ruine et de la misère… Il se tut, et, triste démenti à ses dernières paroles, une expression de profond découragement ne tarda pas à se peindre sur ses traits ; il courba la tête et dit avec un soupir d’angoisse :

— Et demain ? demain, l’œil défiant des hommes s’attachera sur toi ; tu trembleras sous le regard inquisiteur et blessant de ceux qui cherchent à deviner l’énigme de tes actions ; tu boiras à grands traits le calice de la honte ! Ah ! apprends bien ton rôle, prépare ton masque, continue de jouer ta lâche comédie… et souviens-toi de la noblesse de ta race pour saigner sur le banc de torture par toutes les fibres de ton cœur et mourir cent fois en une heure ! Va, ton travail nocturne est accompli ; va chercher le repos, demande au sommeil l’oubli de ce que tu es et de ce qui te menace ! Le repos ? le sommeil ? raillerie ! c’est là que t’attend l’éternel spectacle de l’humiliation suprême ; là tu pourras voir par toi-même comment l’on vend l’héritage de tes aïeux, comment l’on salue ta chute d’un insultant sourire, comment tu quittes avec ton enfant le pays natal et vas chercher dans une contrée lointaine le pain de la misère ! Dormir ? cela me fait trembler ! Le billet… le billet !…

Il répéta plusieurs fois ce mot avec une terreur croissante, en débarrassant machinalement la table de tous les objets qui s’y trouvaient, et bientôt, la lampe à la main, il disparut derrière la porte qui menait à sa chambre à coucher.

III


Le lendemain, dès que les premières rougeurs du matin vinrent colorer l’horizon, chacun se mit à l’œuvre au Grinselhof. La fermière et sa servante nettoyaient les escaliers et le corridor ; le fermier appropriait l’écurie ; son fils arrachait les mauvaises herbes des grandes allées du jardin. De bonne heure, Lénora époussetait tout dans la salle à manger, et disposait artistement les petits Objets de fantaisie qui garnissaient l’armoire et la cheminée.

C’était une vie et un mouvement comme on n’en avait pas vu au Grinselhof depuis dix ans. On s’apercevait que les gens de la ferme y allait de tout cœur ; sur leur visage resplendissait une expression de triomphe, comme s’ils eussent été enchantés de combattre cette mortelle solitude qui, pendant si longtemps, avait régné sans contestation dans ces lieux.

Monsieur de Vlierbecke, bien qu’il fût intérieurement plus ému que les autres, se promenait çà et là avec un calme apparent et allait de l’un à l’autre, encourageant chacun par quelques paroles affables, et dirigeant tout Sans laisser néanmoins paraître le moins du monde qu’il Se préoccupât beaucoup de ce qui allait arriver. Il flattait en souriant l’amour-propre de ces gens simples, et leur donnait à entendre, sous le voile d’une bienveillante plaisanterie, que ce serait un honneur pour eux si ses hôtes se montraient satisfaits de la réception.

Jamais le fermier ni sa femme n’avaient vu monsieur de Vlierbecke si bon et si gai ; et comme ils l’honoraient et l’aimaient sincèrement, ils n’étaient pas moins joyeux de le voir dans cette disposition que si c’eût été kermesse au Grinselhof. Ils ne devinaient pas que le pauvre gentilhomme, ne pouvant les récompenser de leur zèle par de l’argent, s’efforçait de payer leur travail en témoignages d’affection et d’amitié.

Lorsque les plus grands préparatifs furent faits et que le soleil fut plus haut dans le ciel, monsieur de Vlierbecke appela sa fille et lui donna ses instructions pour le dîner. Le rôle de la jeune fille se bornait à surveiller et à indiquer à la fermière comment elle devait préparer les mets qui lui étaient inconnus.

Les vieux fourneaux furent allumés, le bois flamba et pétilla dans la cheminée, les charbons ardents rougirent sur les réchauds, et la fumée s’échappa au-dessus du toit en capricieux tourbillons.

La bourriche fut ouverte : poulets farcis, pâtés et autres mets choisis apparurent ; on apporta des paniers remplis de petits pois, de fèves, de légumes de toute espèce ; les femmes se mirent à éplucher, écosser, nettoyer.

Lénora elle-même prit part à ce travail, et engagea joyeusement la conversation avec la fermière et sa servante. Cette dernière, qui n’avait vu que très-rarement la jeune fille de près et ne s’était jamais trouvée aussi longtemps en sa présence, contemplait ses traits fins et délicats, sa taille svelte et élancée, ses yeux pleins d’animation et de feu, avec une sorte d’admiration et de respect infini. Ces sentiments se peignirent plus profondément sur le visage de la servante lorsque s’échappèrent de la bouche de Lénora rêveuse quelques notes d’une chanson populaire bien connue.

La servante quitta sa chaise, s’approcha timidement de sa maîtresse, et lui dit, d’un ton de prière, à l’oreille, mais assez haut pour être comprise de Lénora :

— Oh ! fermière, priez un peu la demoiselle de chanter un ou deux couplets de cette chanson. Je l’ai entendue avant-hier ; et c’était si beau, si beau, que je suis restée un quart d’heure à pleurer derrière les noisetiers comme une imbécile que je suis.

— Oh oui ! dit la fermière d’une voix suppliante, si cela ne vous fatigue pas trop, mademoiselle, cela nous fera tant de plaisir ! Vous avez une voix comme un rossignol, et je sais aussi, mademoiselle, que ma mère, — elle est depuis longtemps auprès du bon Dieu, — m’endormait toujours avec cette chanson. Ah ! chantez-nous-la !

— Elle est si longue ! dit Lénora en souriant.

— Quand ce ne serait que quelques couplets ! C’est aujourd’hui un jour de joie !

— Eh bien, dit Lénora, puisque cela peut vous faire plaisir, pourquoi refuserais-je ? Écoutez donc !

« Au bord d’un rapide torrent était assise une jeune fille désolée ; elle pleurait et gémissait sur l’herbe baignée de ses larmes ;

« Elle jetait dans le torrent les petites fleurs qui s’épanouissaient autour d’elle ; elle s’écriait : Ah ! mon père chéri ! ah ! mon frère bien-aimé, revenez ! « Un homme riche, qui se promenait le long du ruisseau, remarque sa douleur amère. En voyant pleurer la jeune fille, son cœur compatissant se brise.

« Il lui dit : Parle, jeune fille, et n’aie pas de crainte ; dis-moi pourquoi tu te lamentes et te plains ; si c’est possible, je t’aiderai.

« Elle soupire, le regarde d’un air désolé, et dit : « Ah ! brave homme, vous voyez une pauvre orpheline que Dieu seul peut secourir.

« Ne voyez-vous pas ce monticule verdoyant ? C’est la tombe de ma mère. Voyez-vous le rivage de ce torrent ? C’est de là que mon père est tombé…

« Le torrent impétueux l’emporta ; il lutta en vain et s’enfonça ; mon frère s’élança après lui : hélas ! lui aussi se noya.

« Et maintenant j’ai fui la chaumière déserte, où il n’y a plus que désolation. » Ainsi son cœur plein de tristesse exhale ses plaintes.

« Le seigneur lui dit : « Oh ! ne te plains pas, mon enfant, ton cœur n’est pas fait pour le chagrin ; je veux être ton frère, ton ami et aussi ton père. »

« Il lui prit doucement la main et la nomma sa fiancée ; il lui fit quitter ses misérables vêtements.

« Maintenant elle a bonne chère et bons vins, et tout ce que son cœur désire. L’homme riche mérite bien d’être remercié pour avoir si noblement agi.[4] »


Au commencement de la dernière strophe, monsieur de Vlierbecke avait paru sur le seuil de la cuisine ; la fermière se leva respectueusement, et sembla craindre qu’il ne se montrât mécontent de ce qui se passait ; mais il fit signe à sa fille de continuer.

Quand la chanson fut finie, il dit à la fermière d’une voix affable :

— Ah ! ah ! l’on s’amuse ici ? J’en suis charmé, en vérité. J’ai besoin de vous pour quelques instants là-haut, ma chère femme.

Suivi de la fermière, il remonta l’escalier qui menait à la salle à manger, où la table dressée était prête à recevoir les plats. Le jeune paysan y était déjà en livrée et la serviette sur le bras. Après que le gentilhomme eut, par une courte allocution, persuadé à la fermière et à son fils que ce qu’il allait faire tendait uniquement à les mettre à même de servir à table avec honneur, il commença avec eux une véritable comédie, et fit répéter à chacun son rôle plusieurs fois.

L’heure du dîner approcha enfin. Tout était prêt dans la cuisine ; chacun était à son poste. Lénora s’était habillée et attendait, le cœur palpitant, derrière les rideaux d’une chambre voisine ; son père, assis sous le catalpa, un livre à la main, paraissait lire. Il dissimulait ainsi aux yeux des gens de la ferme son émotion croissante.

Il était environ deux heures lorsqu’un magnifique équipage, attelé de superbes chevaux anglais, entra dans l’enceinte du Grinselhof, et vint s’arrêter devant l’escalier de pierre de la maison.

Le gentilhomme souhaita la bienvenue à ses hôtes avec cette cordiale dignité qui loi était propre, et adressa quelques paroles affectueuses au jeune homme, tandis que le négociant donnait à son domestique l’ordre de venir le prendre à cinq heures, des affaires urgentes exigeant sa présence à Anvers le soir même.

Monsieur Denecker était un gros homme, vêtu avec luxe, mais dont le costume, négligé avec intention, trahissait la velléité de se donner un air de laisser-aller et d’indépendance. Au demeurant, sa physionomie était assez vulgaire ; à côté d’une certaine finesse rusée, elle dénotait une bonté de cœur peut-être trop tempérée par l’indifférence.

Gustave son neveu avait un extérieur plus distingué : il réunissait à une belle taille et à un visage mâle et fier les avantages d’une éducation parfaite, et chez lui la délicatesse des manières et du langage touchait de près au gentilhomme. Ses cheveux blonds et ses yeux d’un bleu foncé donnaient à ses traits une expression poétique, tandis que son regard plein d’énergie et les plis significatifs qui sillonnaient son front faisaient présumer qu’il était largement doté du côté de l’intelligence et du sentiment.

Monsieur de Vlierbecke introduisit ses hôtes, avec les compliments d’usage, dans le salon où se trouvait sa fille. Le négociant salua celle-ci avec un bienveillant sourire, et s’écria avec une véritable admiration :

— Si belle ! si séduisante, et demeurer cachée dans ce lugubre Grinselhof ! Ah ! monsieur de Vlierbecke, ce n’est pas bien !

Sur ces entrefaites, Gustave s’approchait de la jeune fille et murmurait quelques mots inintelligibles. Tous deux rougirent, baissèrent les yeux et se prirent à trembler jusqu’à ce que Gustave s’arrachât à cette émotion et adressât plus distinctement la parole à Lénora.

Le négociant fit remarquer à monsieur de Vlierbecke le trouble étrange des jeunes gens, et lui dit à l’oreille :

— Ne voyez-vous pas ce qui se passe ? Moi, je le vois bien ! La tête tourne à mon neveu ; votre fille l’aveugle. Je ne sais où en est leur affection ; mais s’il ne vous convient pas que ce sentiment grandisse et devienne peut-être incurable, prenez à temps vos précautions… Il sera bientôt trop tard ; car, je vous en préviens, mon neveu, avec sa physionomie tranquille, n’est pas homme à reculer devant un obstacle… Et voyez ! les voilà déjà en pleine conversation : la peur a tout à fait disparu !

Monsieur de Vlierbecke fut profondément touché par ces paroles du négociant qui venaient confirmer sa dernière espérance ; mais il n’en laissa rien voir, et répondit :

— Vous plaisantez, monsieur Denecker ; il n’y a pas de danger. Tous deux sont jeunes : il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’une inclination naturelle les porte l’un vers l’autre ; mais il n’y a là rien de sérieux. — Allons ! ajouta-t-il à haute voix ; on a servi ! À table, Messieurs, à table !

Gustave offrit timidement son bras à Lénora, qui l’accepta en tremblant et en rougissant. Tous deux semblaient confus, embarrassés, et cependant une joie céleste rayonnait dans leurs yeux, et leurs cœurs battaient émus par un ineffable bonheur.

L’oncle souriant menaça son neveu du doigt, comme s’il voulait dire : « Je vois bien de quoi il s’agit ! »

Ce signe d’intelligence fit rougir encore davantage le jeune homme, bien que l’assentiment apparent de son oncle lui donnât la plus douce espérance. Lénora ne s’était heureusement pas aperçue de la plaisanterie.

On se mit à table ; le gentilhomme se plaça vis-à-vis de monsieur Denecker à côté de Gustave, qui, lui, se, trouva en face de Lénora.

La fermière apportait les plats ; son fils servait les convives. Les mets étaient passablement bien préparés, et le négociant en témoigna à plusieurs reprises sa satisfaction. À part lui, il s’étonnait du bon choix et même de l’abondance des mets ; car il s’était attendu à un très-maigre festin : monsieur de Vlierbecke n’était-il pas connu partout aux environs comme un riche ladre, d’une avarice et d’une économie sans exemple ?

Cependant, la conversation était devenue générale ; Lénora, ayant eu maintes fois à répondre à quelque question de sa compétence que lui faisait le négociant, se trouva plus à son aise et surprit beaucoup ses deux auditeurs par la haute raison et les connaissances dont elle fit preuve. Il en était autrement lorsqu’il lui fallait s’adresser directement à Gustave ; alors tout son esprit semblait l’abandonner, et c’était les yeux baissés qu’elle lui donnait une réponse hésitante et incompréhensible. Le jeune homme ne se montrait guère mieux, et quoique tous deux fussent heureux au fond du cœur, ils se trouvaient vis-à-vis l’un de l’autre dans un égal embarras, et ne paraissaient pas s’amuser beaucoup.

Quant à M. de Vlierbecke, il dirigeait la conversation sur tous les sujets qu’il pensait devoir être agréables à ses hôtes. Il écoutait avec une extrême condescendance le négociant ; et lui donnait occasion de parler avec une espèce de supériorité de choses qu’il devait connaître particulièrement en sa qualité de commerçant. Monsieur Denecker s’aperçut de cette prévenance, et en fut intérieurement reconnaissant. Il se sentait porté vers M. de Vlierbecke par un véritable sentiment d’amitié, et s’efforçait de ne pas demeurer envers lui en reste de cordiale politesse.

Tout allait donc bien ; chacun était content des autres et de soi-même : le gentilhomme était particulièrement satisfait de ce que la fermière et son fils entendissent si bien leur service, et de ce que les cuillers et les assiettes dont on s’était servi fussent si tôt rapportées nettes, qu’il eût été impossible de s’apercevoir que le nombre de ces objets était insuffisant.

Une seule observation commençait à causer au gentilhomme une profonde inquiétude. Il voyait avec angoisse que M. Denecker, tout en conversant, vidait verre sur verre ; le jeune homme, soit par prévenance, soit pour avoir un motif de parler à Lénora, engageait sans cesse celle-ci à accepter encore un peu de vin, de quoi il résulta que, dès le commencement du dîner, la première bouteille laissait déjà apercevoir le fond.

De temps en temps, le gentilhomme examinait à la dérobée ce qui demeurait dans la bouteille, et tremblait intérieurement chaque fois que le négociant vidait son verre. Le laquais, sur l’ordre de son maître, apporta la seconde bouteille ; monsieur de Vlierbecke, pour modérer la soif de son hôte, commença à laisser peu à peu tomber la conversation ; car il avait remarqué que le négociant ne pouvait parler longtemps sans boire. Toutefois il s’était trompé ; car M. Denecker amena l’entretien sur le vin lui-même, se mit à porter aux nues cette généreuse liqueur, et manifesta son étonnement de l’incompréhensible sobriété du gentilhomme. En même temps il buvait plus encore qu’auparavant, et Gustave le secondait, bien que dans une moindre mesure.

L’angoisse du gentilhomme croissait chaque fois que le négociant portait le verre à ses lèvres, et bien qu’il en ressentit un vif déplaisir, il s’abstint de faire raison à son hôte, et fut au moins impoli dans la crainte de se voir exposé à une confusion plus grande.

La seconde bouteille fut aussi bientôt vide. Le négociant dit d’un ton délibéré à M. de Vlierbecke qui, le cœur serré, épiait avec anxiété tous ses mouvements, bien qu’il se montrât toujours joyeux et souriant :

Oui, monsieur de Vlierbecke, ce vin est vieux et excellent : je le reconnais ; mais, en fait de vins, il faut changer, sans cela le bouquet se perd. Je dois supposer que vous avez une bonne cave, à en juger par le premier échantillon. Faites-nous donc donner une bouteille de château-margaux ; et, si nous en avons le temps, nous terminerons notre entrevue par un coup de hochheimer. Je ne bois jamais de champagne, c’est un mauvais vin pour les vrais amateurs.

Aux dernières paroles du négociant, une subite pâleur se répandit sur le visage de monsieur de Vlierbecke ; mais, pour dissimuler la terrifiante émotion qui l’accablait, il couvrit de la main son front et ses yeux, et demanda à son esprit une rapide inspiration qui le sauvât de la perplexité où il se trouvait.

Lorsque son hôte eut cessé de parler, il découvrit son visage ; un calme sourire y paraissait seul. Du château-margaux ? demanda-t-il. Comme vous voudrez, monsieur Denecker. Et se tournant vers le domestique :

Jean, dit-il, une bouteille de château-margaux ! à gauche, dans le troisième caveau…

Le jeune paysan regarda son maître, bouche béante, comme si on lui eût parlé une langue inconnue, et murmura quelques mots inintelligibles.

Excusez-moi ! dit le gentilhomme en se levant, il ne la trouverait pas. Un instant !

Il descendit l’escalier, entra dans la cuisine, y prit la troisième bouteille préparée, et se rendit à la cave.

Là, seul, il s’arrêta, et reprit haleine en se disant à lui-même :

Château-margaux ! hochheimer ! champagne ! Et rien que cette dernière bouteille de bordeaux ! Que faire ? Pas de temps pour réfléchir ! Le sort en est jeté, que Dieu me vienne en aide !

Il remonta l’escalier, et reparut souriant dans la salle à manger, le tire-bouchon planté sur l’unique bouteille. Pendant son absence, Lénora avait fait changer les verres.

Ce vin a vingt ans d’âge au moins ; j’espère qu’il vous plaira, dit le gentilhomme tandis qu’il remplissait les verres et épiait de côté sur le visage du négociant reflet de son stratagème.

À peine celui-ci eut-il porté les lèvres à son verre, qu’il l’éloigna et s’écria d’un ton désappointé :

— Il y a méprise, sans doute ; c’est le même vin !

Monsieur de Vlierbecke, feignant la surprise, goûta le vin à son tour, et dit :

— En effet, je me suis trompé. Mais la bouteille est débouchée ; si nous la vidions d’abord ? Nous en avons le temps.

— Comme il vous plaira ! répondit le négociant, à condition toutefois que vous me secondiez mieux. Nous nous hâterons un peu.

Le vin décrut aussi peu à peu dans la troisième bouteille, jusqu’à ce qu’il n’y restât plus que deux ou trois verres.

Le gentilhomme ne put cacher plus longtemps son émotion ; il détournait bien la vue de la bouteille, mais son regard s’y reportait chaque fois avec une anxiété plus profonde. À son oreille résonnait déjà le terrible mot : Château-margaux ! qui devait le couvrir de honte ; une sueur froide inondait son visage, dont la couleur changeait plusieurs fois en un instant. Mais il n’était pas encore à bout de ressources, et, comme un vaillant soldat, il luttait jusqu’au bout contre l’humiliation qui s’approchait. Il s’essuyait le front et les joues avec son mouchoir ; il toussait, il se détournait comme pour éternuer. Grâce à ces manœuvres, son trouble échappa à l’attention de ses hôtes jusqu’au moment où monsieur Denecker saisit la bouteille pour en verser la dernière goutte. À cette vue, un frisson saisit le gentilhomme, une pâleur mortelle couvrit ses traits, et sa tête fléchit, avec un soupir, contre sa chaise.

Était-ce une feinte défaillance ? ou bien le pauvre gentilhomme profitait-il de son émotion réelle pour échapper au triste embarras dans lequel il se trouvait ?

Tous se levèrent précipitamment ; Lénora poussa un cri perçant, et accourut près de son père, le regard plein d’inquiétude. Celui-ci s’efforça de sourire, et dit en se levant lentement :

— Ce n’est rien ; l’air de cette chambre m’étouffe. Laissez-moi aller un instant au jardin ; je serai bientôt remis.

En disant ces mots, il se dirigea vers la porte, et descendit l’escalier de pierre qui menait au jardin. Lénora avait pris son bras et voulut le guider, bien qu’il n’eût pas besoin de ce soin. Monsieur Denecker et son neveu accompagnèrent aussi le gentilhomme en lui témoignant un sincère intérêt.

À peine monsieur de Vlierbecke était-il assis depuis quelques instants, sur un banc à l’ombre d’un gigantesque châtaignier, que la pâleur de son visage disparut, et qu’avec un visible retour de forces il tranquillisa, d’un ton dégagé, sa fille et ses hôtes sur son indisposition ; toutefois, il demanda qu’on le laissât quelque temps en plein air, de crainte que l’évanouissement ne revînt. Bientôt après, il se leva, et exprima le désir de faire une promenade.

— Cela ne me plaît pas moins qu’à vous, dit le négociant ; ma voiture vient à cinq heures. Je dois me rendre en ville avec mon neveu, et j’ai failli partir d’ici sans voir votre jardin. Faisons un tour de promenade ; tout à l’heure, pour finir, nous boirons une bonne bouteille à notre amitié.

En disant ces mots, il offrit le bras à Lénora, qui l’accepta gaiement. Bien que monsieur Denecker lançât à son neveu des regards railleurs, le jeune homme n’était pas mécontent au fond de voir son oncle témoigner tant d’affection à la jeune fille.

La promenade commença. On parla d’agriculture, de défrichement des bruyères, de chasse, et de mille autres choses. Lénora, en plein air et au bras du négociant, avait recouvré sa liberté d’esprit. La gaieté naturelle de son caractère se révéla unie au charme indicible d’une virginale ingénuité. Comme une biche folâtre, elle voulut forcer le négociant à courir ; elle sautillait à son côté avec toutes sortes d’exclamations de bonheur et de joie. Monsieur Denecker s’amusait infiniment des saillies étourdies de la jeune fille, et il faillit se laisser persuader de danser et de jouer avec elle. Il ne pouvait assez admirer ce ravissant visage tout rayonnant de bonheur, et se disait à lui-même, le sourire sur les lèvres, que l’avenir ne gardait pas de trop mauvais jours à son neveu.

Mais tandis que le gentilhomme était occupé à disserter avec son hôte et dessinait un croquis sur le sable, Lénora et Gustave avaient pris l’avance et semblaient s’entretenir fort sérieusement.

Lorsque le père et son compagnon reprirent leur promenade, les jeunes gens avaient bien une avance d’une cinquantaine de pas ; fût-ce intention ou simplement l’effet du hasard, toujours est-il que cette distance continua à se maintenir entre eux.

La jeune fille montra à Gustave ses fleurs, ses poissons dorés et tout ce qu’elle aimait et choyait dans sa solitude. À peine entendait-il les douces et enfantines explications de la jeune fille ; ce qu’elle disait se confondait pour lui en un chant céleste qui le ravissait et lui faisait rêver d’ineffables félicités.

De son côté, monsieur de Vlierbecke mettait tout en œuvre pour amuser son hôte et l’empêcher de revenir à table. Il appelait tour à tour à son aide toutes les ressources que lui offraient ses profondes connaissances, ne tarissait pas en récits attachants, et cherchait à pénétrer les moindres replis du caractère du négociant pour lui mieux complaire ; il allait même jusqu’à la plaisanterie, lorsqu’il voyait la conversation languir : il faisait et disait des choses qui, bien que renfermées dans les limites d’une parfaite convenance, n’étaient cependant pas en harmonie avec son caractère sérieux et noble.

Déjà approchait le moment que monsieur Denecker avait fixé pour son départ ; le gentilhomme remerciait Dieu du fond du cœur qu’il lui eût permis de sortir de cette épineuse situation, lorsque le négociant cria tout à coup à son neveu :

— Hé ! Gustave, nous rentrons ! Si tu veux boire avec nous le coup du départ, hâte-toi ; il est déjà cinq heures.

Monsieur de Vlierbecke redevint pâle ; muet et visiblement effrayé, il regardait le négociant, qui s’efforçait en vain de comprendre l’effet de ses paroles, et qui cette fois ne dissimula pas son étonnement.

— Ne vous sentez-vous pas bien ? demanda-t-il.

— Mon estomac se contracte au seul mot de vin, bégaya monsieur de Vlierbecke. C’est une étrange indisposition…

Cependant, une expression plus sereine vint tout à coup éclairer son visage, tandis qu’il désignait la porte du doigt et disait :

— J’entends votre voiture dans l’avenue, monsieur Denecker !

En effets la calèche entrait dans le Grinselhof.

Le négociant ne parla plus de vin ; il trouvait fort étrange que l’on parût se réjouir de son départ ; et ce soupçon l’eût blessé à coup sûr si, d’un autre côté, l’extrême affabilité et la cordiale réception du gentilhomme ne lui eût persuadé le contraire. Il crut devoir attribuer la mystérieuse conduite de monsieur de Vlierbecke à son indisposition, qu’il s’était peut-être efforcé de contenir et de dissimuler par politesse. Monsieur Denecker serra donc la main du gentilhomme, et lui dit avec une sincère effusion :

— Monsieur de Vlierbecke, j’ai passé ici une délicieuse après-dînée ; on se trouve vraiment heureux dans votre société et celle de votre charmante demoiselle ; je suis infiniment satisfait d’avoir fait votre connaissance, et j’espère que des relations plus amples me vaudront toute votre amitié. En attendant, je vous remercie du fond du cœur du franc et excellent accueil que vous nous avez fait.

Gustave et Lénora s’étaient rapprochés. Le gentilhomme dit quelques mots d’excuse.

— Mon neveu, poursuivit le négociant, conviendra volontiers comme moi qu’il a eu dans sa vie peu d’heures aussi agréables que celles que nous venons de passer au Grinselhof. Vous me ferez l’honneur, monsieur de Vlierbecke, de venir, à votre tour, dîner chez moi avec votre charmante fille. Mais je dois vous demander pardon du retard que je mettrai à vous recevoir. Je pars pour Francfort après-demain pour affaires de commerce ; peut-être serai-je absent deux mois. Si, pendant ce temps, mon neveu vient vous rendre visite, j’espère qu’il sera toujours chez vous le bienvenu.

Le gentilhomme réitéra ses protestations d’amitié. Lénora se tut, bien que Gustave interrogeât son regard et parût demander d’elle aussi la permission de revenir.

L’oncle se dirigea vers la voiture.

— Et le coup du départ ? demanda Gustave avec surprise… Ah ! rentrons encore un instant !

— Non, non, dit M. Denecker en l’interrompant. Je comprends que si on voulait t’écouter nous ne partirions probablement jamais ; mais il est temps de nous mettre en route. N’en parlons plus ; un négociant doit tenir sa parole, et tu sais toi-même ce que nous avons promis.

Gustave et Lénora échangèrent un long regard où l’on pouvait lire la tristesse de se quitter et l’espoir de se revoir bientôt ; le gentilhomme et monsieur Denecker se serrèrent la main avec une véritable effusion. On monta en voiture.

Les convives quittèrent le Grinselhof en souriant, et en saluant de la main aussi longtemps qu’on put les voir.


IV


Le surlendemain du départ de son oncle, Gustave se rendit au Grinselhof. Il fut reçu par le père et la fille avec la même affabilité, passa avec eux la plus grande partie de l’après-dînée, et revint à la tombée du soir, le cœur plein d’heureux souvenirs, à son château d’Echelpoel.

Il n’osa pas d’abord se faire annoncer trop souvent au Grinselhof, soit par un sentiment de convenance, soit par crainte d’être à charge au gentilhomme ; mais, dès la seconde semaine, la cordiale amitié de monsieur de Vlierbecke avait dissipé ces scrupules.

Le jeune homme ne résista pas plus longtemps au penchant qui l’entraînait vers Lénora, et ne laissa plus s’écouler un jour sans en passer l’après-dînée au Grinselhof. Là, les heures fuyaient rapidement pour lui. Il parcourait avec Lénora et son père les sentiers ombreux du jardin, — assistait aux leçons que le gentilhomme donnait à sa fille sur les sciences et les arts, — écoutait avec ravissement la belle voix de la jeune fille quand elle faisait parfois retentir le feuillage de ses chansons, — entretenait avec tous deux une conversation toujours pleine d’intérêt, — ou, assis à l’ombre du catalpa, rêvait un avenir de bonheur en contemplant d’un œil plein d’amour celle qui, selon la prière qui montait incessamment de son cœur vers Dieu, devait être un jour sa fiancée.

Si le noble et charmant visage de la jeune fille avait séduit Gustave dès la première fois qu’il l’avait vue dans le cimetière, maintenant qu’il connaissait aussi la beauté de son âme, son amour était devenu si ardent et si exclusif, que le monde entier lui paraissait terne et mort dès que Lénora n’était pas là pour jeter sur tout, par sa seule présence, la lumière et la vie.

La plus pure inspiration religieuse et poétique ne pouvait évoquer pour lui d’ange plus beau que sa bien-aimée. Et, en vérité, bien qu’elle fût douée de toutes les grâces corporelles que le Créateur doit avoir départies à la première femme, dans son sein battait un cœur dont la pureté de cristal n’avait jamais été ternie par la moindre ombre, et d’où les sentiments les plus généreux jaillissaient comme une source limpide à la moindre émotion.

Gustave ne s’était jamais encore trouvé seul avec Lénora ; lorsqu’il était là, elle ne quittait pas la chambre où elle se tenait d’ordinaire avec son père, à moins que ce dernier exprimât le désir de faire une promenade en plein air ; jamais, d’autre part, le jeune homme n’avait eu l’idée de dissimuler son émotion devant monsieur de Vlierbecke, non plus que de dire à Lénora combien elle était chère à son cœur. Il eût été inutile d’expliquer par des paroles ce qui se passait dans l’âme de chacun d’eux : l’amour, l’amitié, le respect rayonnaient librement et sans contrainte de tous les yeux ; ces trois âmes vivaient dans une même aspiration, étroitement unies par un même lien, confondues dans un même sentiment d’affection et d’espoir.

Bien que Gustave nourrît une profonde vénération pour le père de Lénora et l’aimât véritablement comme le plus tendre fils, une circonstance venait cependant parfois ébranler cette vénération. Ce qu’il avait entendu dire en dehors du Grinselhof de l’inconcevable avarice de M. de Vlierbecke était devenu pour lui une incontestable vérité. Jamais le gentilhomme ne lui avait offert un verre de vin ou de bière, bien moins encore l’avait-il engagé à prendre part au souper ; et souvent Gustave avait remarqué avec tristesse combien de peine on se donnait pour lui dissimuler cette économie sans pareille.

L’avarice est une passion qui ne peut inspirer que l’aversion et le mépris, parce qu’on comprend naturellement que ce vice, en prenant possession de l’âme de l’homme, en arrache tout sentiment de générosité et la remplit d’une froide cupidité. Aussi Gustave dut-il lutter longtemps contre ce sentiment instinctif pour détourner son attention de ce défaut de M. de Vlierbecke et se tenir pour convaincu que c’était un caprice de son esprit, un seul travers de son cœur, travers qui d’ailleurs ne lui avait rien fait perdre de la noblesse native de son caractère.

Si cependant le jeune homme eût su la vérité ! si son regard eût pu pénétrer plus avant dans le cœur du gentilhomme, il eût vu que, sous chaque sourire qui apparaissait sur son visage, se cachait une douleur, que chacun de ces frémissements nerveux qui parfois le saisissaient comme un frisson trahissait l’angoisse de son âme. Il ne savait pas, lui, heureux qu’il était, lui qui ne voyait que le doux regard de Lénora et s’enivrait au calice d’or de l’amour, il ne savait pas que la vie du gentilhomme était un éternel supplice ; que jour et nuit il avait devant lui un terrible avenir, et, la sueur de l’épouvante au front, comptait les heures qui s’écoulaient comme si chaque minute l’eût approché d’une inévitable catastrophe… ; et en effet le notaire ne lui avait-il pas dit : « Encore quatre mois ! encore quatre mois, et la lettre de change échoit… et vos biens seront vendus de par la loi ! »

De ces quatre mois fatals deux déjà étaient écoulés !

Si le gentilhomme semblait encourager l’amour du jeune homme, ce n’était pas seulement par sympathie pour lui. Non ; le drame de sa douloureuse épreuve devait se dénouer dans un temps marqué : sinon, pour lui et pour son enfant, le déshonneur, la mort morale ! Le sort allait décider irrévocablement si de cette lutte de dix années contre l’affreuse misère il sortirait vainqueur, ou si, vaincu, il tomberait dans l’abîme du mépris public.

C’est pourquoi il cachait son indigence avec plus d’obstination que jamais, et bien qu’il veillât comme un ange protecteur sur les jeunes gens, il ne faisait rien néanmoins pour arrêter le rapide essor de leur amour.

Lorsque l’époque du retour de monsieur Denecker approcha, les deux mois de son absence parurent à Gustave s’être envolés comme un doux rêve. Bien qu’il fût à peu près certain que son oncle ne se prononcerait pas contre son inclination, il prévoyait cependant qu’il ne lui permettrait plus de passer autant de temps en dehors des affaires commerciales. La pensée d’être séparé de Lénora pendant des semaines peut-être lui faisait envisager avec anxiété et tristesse le retour de son oncle.

Un jour, il exprimait ses craintes devant Lénora avec une profonde mélancolie et dépeignait la douleur qui remplirait son cœur en son absence. Pour la première fois, il vit couler des larmes des yeux de la jeune fille. Il fut tellement touché de cette preuve d’intime affection, qu’il prit silencieusement la main de Lénora et demeura longtemps assis à côté d’elle sans prononcer une parole. Pendant ce temps, monsieur de Vlierbecke s’efforçait de le réconforter ; mais ses paroles ne parurent pas atteindre le but désiré. Cependant, après s’être longtemps désolé, Gustave se leva tout à coup et prit congé de Lénora, quoique l’heure ordinaire de son départ n’eût pas sonné. La jeune fille lut sur son visage qu’une révolution venait de se produire dans son âme et vit son regard étinceler de courage et de joie ; elle s’efforça de le retenir et d’obtenir l’explication de cette joie subite ; mais il se refusa doucement à satisfaire sa demande, dit que le lendemain seulement elle connaîtrait son secret, et quitta le Grinselhof à pas précipités, comme s’il eût été poursuivi par une pensée qui l’obsédait.

Monsieur de Vlierbecke crut avoir lu dans les yeux du jeune homme ce qui s’était passé dans son cœur. Cette nuit-là, de beaux rêves adoucirent son sommeil.

Le lendemain, lorsque fut venue l’heure où Gustave arrivait d’ordinaire, le cœur du père de Lénora battit d’une attente pleine d’espoir. Bientôt il vit Gustave franchir la porte et se diriger vers la maison.

Le Jeune homme ne portait pas les habits d’étoffe légère qu’il avait d’habitude ; il était à peu près tout vêtu de noir, comme le jour où il était venu pour la première fois au Grinselhof.

Un sourire de joie éclaira le visage du gentilhomme tandis qu’il allait au-devant de lui ; cette toilette recherchée confirmait son espoir et lui disait qu’on venait tenter auprès de lui une démarche solennelle.

Gustave exprima le désir de se trouver seul avec lui pendant quelques instants. Monsieur de Vlierbecke le conduisit dans un salon particulier, lui offrit un siège, s’assit lui-même en face de lui et dit avec un calme apparent, mais d’un ton très-affectueux :

— J’écoute, mon jeune ami !

Gustave garda quelque temps le silence comme pour recueillir ses idées. Puis il dit d’une voix émue, mais cependant décidée :

— Monsieur de Vlierbecke, J’ose tenter auprès de vous une importante démarche ; votre extrême bonté me donne seule le courage nécessaire pour la faire, et quelle que soit la réponse que vous ferez à ma demande, j’espère que vous voudrez bien excuser ma témérité. Il ne vous aura pas échappé. Monsieur, que dès la première fois où j’eus le bonheur de voir Lénora un irrésistible penchant m’entraîna vers elle ; elle m’apparaissait comme un ange ; elle est demeurée telle pour moi depuis. Peut-être avant de laisser prendre à ce sentiment un si grand empire sur mon cœur eussé-je dû vous demander votre assentiment ; mais je croyais voir dans votre prévenante amitié pour moi que vous aviez lu au fond de mon cœur…

Le jeune homme se tut et attendit de la bouche du gentilhomme quelques mots d’encouragement ; celui-ci le regardait avec un sourire calme, mais qui n’exprimait pas toutefois jusqu’à quel point les ouvertures du jeune homme lui agréaient. Un signe de la main, comme s’il eût voulu dire : Continuez ! fut son seul mouvement.

Gustave sentit toute sa résolution l’abandonner ; mais bientôt, surmontant ses craintes, il reprit courage et dit avec exaltation :

— Oui, j’ai aimé Lénora dès la première fois où son regard s’est arrêté sur moi ; mais si une étincelle d’amour a surgi alors dans mon cœur, depuis elle s’est changée en une flamme qui me tuera, si on veut l’éteindre. Vous croyez, Monsieur, que sa beauté a seule éveillé mon amour ? Assurément elle suffirait à charmer le plus insensible des hommes ; mais j’ai découvert dans le cœur de mon angélique amie un trésor bien plus précieux. Sa vertu, la pureté immaculée de son âme, ses sentiments à la fois doux et magnanimes, en un mot tous les dons que Dieu lui a si libéralement départis, voilà ce qui m’a conduit de l’amour à l’admiration, de l’admiration à l’adoration. Ah ! pourquoi donc vous le cacher plus longtemps ! Non, sans Lénora je ne puis plus vivre ; la seule pensée d’être séparé d’elle m’accable de tristesse et me fait trembler. J’ai besoin de la voir tous les jours, à toute heure ; d’entendre sa voix, de puiser le bonheur dans son doux regard. Je ne sais, monsieur de Vlierbecke, quelle sera votre décision ; mais si elle est contraire à mon amour, croyez-le, mon cœur sera brisé pour jamais. Si votre arrêt devait me séparer de ma chère et bien-aimée Lénora, ce serait pour moi un coup mortel, et je prendrais la vie en horreur !

Gustave avait prononcé ces mots avec une profonde émotion et une grande énergie ; monsieur de Vlierbecke lui prit la main avec compassion, et lui dit d’une voix douce :

— Ne vous troublez pas tant, mon jeune ami ; je sais que vous aimez Lénora, et même qu’elle n’est pas insensible à votre amour ; – mais qu’avez-vous à me demander ?

Le jeune homme répondit en baissant les yeux :

— Si je doute encore de votre consentement après toutes les marques d’affection que vous m’avez données, c’est pour une raison qui me fait craindre que vous ne me jugiez pas digne du bonheur que j’implore.

Je n’ai pas d’arbre généalogique dont les racines s’enfoncent dans le passé ; les hauts faits de mes ancêtres ne brillent pas dans l’histoire de la patrie ; le sang qui coule dans mes veines est roturier…

— Croyez-vous donc, Gustave, que j’ignorasse cela le jour où vous êtes venu chez moi pour la première fois ? Votre cœur, du moins, est noble et généreux : sans cela vous eussé-je aimé comme mon propre fils ?

— Ainsi, s’écria Gustave avec une joyeuse espérance, ainsi vous ne me refuseriez pas la main de Lénora, si mon oncle donnait son assentiment à cette union ?

— Non, répondit le gentilhomme, je ne vous la refuserais pas ; c’est même avec une véritable joie que je vous confierais le bonheur de mon unique enfant ; mais il existe un obstacle que vous ne connaissez pas…

— Un obstacle ? dit le Jeune homme avec un soupir et en pâlissant visiblement ; un obstacle entre moi et Lénora ?

— (Contenez votre amour pour un instant, reprit monsieur de Vlierbecke, et écoutez sans préoccupation l’explication que je vais vous donner. Vous croyez, Gustave, que le Grinselhof et les biens qui en dépendent sont ma propriété ? Vous vous trompez ; nous ne possédons rien. Nous sommes plus pauvres que le paysan qui habite cette ferme devant la porte…

Le jeune homme regarda quelques instants son interlocuteur avec surprise et doute ; mais bientôt sur son visage se peignit un sourire d’incrédulité qui fit rougir et trembler le gentilhomme. Celui-ci reprit avec un accent plein de tristesse :

— Ah ! je vois dans vos yeux que vous n’ajoutez pas foi à mes paroles. Pour vous aussi je suis un avare, un homme qui cache son or, qui laisse manquer du nécessaire lui et son enfant pour amasser des trésors, et sacrifie tout à l’abjecte passion de l’argent ? Un ladre que l’on craint et que l’on méprise ?

— Oh ! pardonnez-moi, monsieur de Vlierbecke, s’écria Gustave avec anxiété ; ma vénération pour vous est sans bornes…

— Ne vous effrayez pas de mes paroles, dit le gentilhomme d’une voix plus calme ; je ne vous accuse pas, Gustave ; seulement votre sourire me prouve que J’ai réussi vis-à-vis de vous aussi à cacher mon indigence sous l’apparence d’une exécrable avarice. Il est inutile que je vous donne maintenant de plus amples explications là-dessus. Ce que je vous dis est la vérité : je ne possède rien, rien ! Retournez à votre château sans voir Lénora ; examinez mûrement, et avec une entière tranquillité d’esprit, s’il n’y a pas de motifs qui doivent vous faire changer de résolution ; laissez la nuit passer sur vos réflexions, et si demain Lénora, pauvre, vous est restée chère, si vous pensez encore pouvoir être heureux avec elle et être sûr de la rendre heureuse, demandez le consentement de votre oncle. Voici ma main : puissiez-vous un jour la presser comme la main d’un père, mon vœu le plus fervent serait accompli !

Le ton solennel et posé de ces paroles convainquit le jeune homme qu’on lui disait la vérité, quel que fût l’étonnement que lui causât cette révélation inattendue. Mais une expression de joyeux enthousiasme ne tarda pas à illuminer ses traits.

— Si j’aimerai Lénora pauvre ? s’écria-t-il. Ô mon Dieu ! la recevoir pour épouse, lui être uni par le lien d’un amour éternel, vivre auprès d’elle et trouver à tout instant le bonheur dans son doux regard, dans sa voix enchanteresse ! Savoir que j’ai le devoir de la protéger et que mon travail fait son bonheur ! Ah ! palais ou chaumière, richesse ou pauvreté, tout m’est indifférent, pourvu que sa présence anime le lieu où je me trouverai ! La nuit ne m’apportera aucun conseil… Ah ! monsieur de Vlierbecke, si j’obtiens de votre générosité la main de Lénora, je vous remercierai à genoux de l’inestimable trésor que vous m’accordez !

— Soit ! répondit le gentilhomme, la vivacité des inclinations, la constance des sentiments, sont naturelles à votre caractère jeune et ardent ; mais votre oncle ?

— Mon oncle ! murmura Gustave avec un visible chagrin. C’est vrai, j’ai besoin de son assentiment. Tout ce que je possède ou posséderai jamais au monde dépend de son affection pour moi ; je suis un orphelin, fils de son frère. Il m’a adopté pour son fils et m’a comblé de bienfaits. Il a le droit de décider de mon sort ; je dois lui obéir…

— Et lui qui est négociant et estime probablement très-haut l’argent, parce qu’il a appris ce qu’on peut en faire, dira-t-il aussi : Pauvreté ou richesse, palais ou chaumière, peu importe ?

— Ah ! je n’en sais rien, monsieur de Vlierbecke, dit Gustave avec un triste soupir ; mais il est si bon pour moi, si extraordinairement bon, que j’ai bien des raisons d’espérer son consentement. Il revient demain ; en l’embrassant à son retour, je lui parlerai de mon projet, je lui dirai que mon repos, mon bonheur, ma vie, dépendent de son assentiment. Il estime, il aime infiniment Lénora, et paraissait même m’encourager à prétendre à sa main. Assurément votre révélation le surprendra beaucoup, mais mes prières le vaincront. Croyez-le !

Le gentilhomme se leva pour mettre fin à l’entretien et ajouta :

— Eh bien, demandez le consentement de votre oncle, et si votre espoir se réalise, qu’il vienne traiter avec moi de cette union. Quelle que soit d’ailleurs l’issue de cette affaire, Gustave, vous vous êtes comporté vis-à-vis de nous en loyal et délicat jeune homme ; mon estime et mon amitié vous restent acquises. Allons, quittez le Grinselhof, sans voir Lénora cette fois ; elle ne doit plus paraître devant vous jusqu’à ce que ceci ait reçu une solution. Je lui dirai moi-même ce qu’il convient qu’elle en sache.

Demi-content, demi-triste, le cœur plein de joie et d’anxiété en même temps, Gustave prit congé du père de Lénora.


V


Le lendemain après midi, monsieur de Vlierbecke était assis dans son salon, la tête penchée sur ses mains. À coup sûr il était plongé dans de profondes méditations, car son regard incertain errait dans le vague, tandis que sur son visage se peignaient tantôt le contentement et l’espoir, tantôt l’inquiétude et l’anxiété.

Lénora faisait, de temps en temps, une apparition dans la place, s’arrêtait un instant inquiète, allait de côté et d’autre, regardait par la fenêtre dans le jardin, et descendait ensuite les escaliers comme si elle eût été poursuivie ; on ne pouvait méconnaître qu’elle attendait impatiemment quelque chose. Ses traits décelaient cependant une joie non dissimulée, qui laissait pressentir que son cœur débordait d’un doux espoir.

Si elle eût pu voir quelles craintes venaient parfois troubler son père dans ses réflexions, elle n’eût peut-être pas ; si gaie et si joyeuse, rêvé de bonheur et d’avenir ; mais monsieur de Vlierbecke comprimait ses émotions devant elle, et souriait à son impatience, comme si lui aussi eût vu, avec confiance, un bonheur s’approcher.

Enfin, lasse d’aller et de venir, Lénora s’assit auprès de son père, et fixa sur lui son regard limpide et interrogateur.

— Ma bonne Lénora, dit-il, ne sois pas si agitée ; nous ne pouvons encore rien savoir aujourd’hui. Demain peut-être ! Modère ta joie, mon enfant ; ta douleur sera d’autant plus facile à vaincre, si Dieu, dans cette affaire, décide contre ton espérance.

— Oh non, mon père, balbutia Lénora, Dieu me sera favorable ; je le sens à l’émotion de mon cœur. Ne vous étonnez pas, mon père, que je sois si joyeuse ; je vois Gustave parlant à son oncle ; j’entends ce qu’il dit et ce que monsieur Denecker répond ; je le vois embrasser Gustave et donner son consentement ; sans doute, mon père, j’ai droit de l’espérer, car monsieur Denecker m’aimait aussi, et il s’est toujours montré si bienveillant pour moi !…

— Tu seras donc bien heureuse, Lénora, si Gustave devient ton fiancé ? demanda monsieur de Vlierbecke en souriant.

— Ne jamais le quitter ! s’écria Lénora, l’aimer, faire le bonheur de sa vie, sa consolation, sa joie ! animer par notre amour la solitude du Grinselhof ! Ah ! nous serons deux alors pour vous faire une douce existence ; Gustave est plus fort que moi pour chasser la tristesse qui obscurcit parfois votre front ; vous vous promènerez, vous causerez, vous chasserez, vous serez heureux avec lui ; il vous aimera comme un fils, il vous vénérera, il vous entourera des plus tendres soins ; son seul souci sur la terre sera de vous rendre heureux, parce qu’il sait que votre bonheur fait le mien ; et moi, je le récompenserai de son dévouement ; je parsèmerai sa route des plus belles fleurs d’une âme reconnaissante. Oh oui, nous vivrons tous ensemble alors dans un paradis de joie et d’amour !

— Pauvre et ingénue Lénora, dit monsieur de Vlierbecke en soupirant, que le Seigneur entende ta prière ! Mais le monde est régi par des lois et des coutumes que tu ignores. Une femme doit suivre avec obéissance son mari partout où il lui plaît d’aller. Si Gustave choisit pour lui et toi une autre demeure, tu devras lui obéir sans réplique et te consoler peu à peu de mon absence. Une telle séparation me serait en d’autres circonstances très-pénible, mais, te sachant heureuse, la solitude ne m’attristera pas.

La jeune fille regardait avec surprise et effroi son père tandis qu’il prononçait ces paroles ; lorsqu’il se tut, elle baissa lentement la tête sur sa poitrine, et des larmes silencieuses tombèrent de ses yeux. Monsieur de Vlierbecke lui prit la main et dit d’une voix douce :

— Je savais, Lénora, que j’allais t’attrister, mais il faut t’habituer à l’idée de cette séparation.

La jeune fille releva la tête et répondit avec résolution :

— Comment ! Gustave voudrait que je vous quittasse ? Vous demeureriez seul au Grinselhof, passant vos jours dans une solitude désolée ? Et moi, j’entrerais dans le monde avec mon mari, et peut-être devrais-je le suivre au milieu des fêtes et des réjouissances ? Mais je n’aurais plus un instant de repos ; où que je me trouvasse, la voix de la conscience crierait dans mon cœur : Fille ingrate et insensible, ton père souffre ! Oui, j’aime Gustave ; il m’est plus cher que la vie, et je recevrais sa main comme un bienfait de Dieu, et pourtant s’il me disait : abandonnez votre père ! s’il me donnait à choisir entre vous et lui… je le repousserais ! Je serais triste, je souffrirais horriblement, je mourrais peut-être, mais du moins dans vos bras, mon père !

Elle pencha un instant la tête, comme courbée sous le poids d’une triste pensée : mais elle fixa immédiatement sur les yeux de son père un regard courageux et ajouta :

— Vous doutez de l’affection de Gustave pour vous ? Vous le croyez capable de remplir votre vie de chagrin T de me séparer de vous ? Ô mon père, vous ne le connaissez pas ! Vous ne savez pas combien il vous respecte et vous aime ! Vous ne savez pas quels trésors de bonté et d’amour renferme son cœur !

Monsieur de Vlierbecke attira vers lui sa fille enthousiasmée, et posa sur son front un doux baiser. Il songeait à la calmer par des paroles consolantes, mais soudain Lénora se dégagea de son bras souriante et tremblante à la fois. Le doigt tendu vers la fenêtre, elle semblait écouter un bruit qui s’approchait.

Le trépignement des chevaux et le roulement des roues sur le chemin firent comprendre à monsieur de Vlierbecke ce qui était venu si soudainement troubler sa fille. Son visage aussi s’anima d’une expression de joie : il descendit à la hâte et atteignait le seuil au moment même où monsieur Denecker descendait de voiture.

Le négociant semblait de très-bonne humeur ; il serra cordialement la main du gentilhomme, en lui disant :

— Ah ! monsieur de Vlierbecke, je suis enchanté de vous revoir ! Comment allez-vous ? Il me semble que mon neveu a su mettre à profit mon absence !…

Tandis qu’il était introduit dans un salon par le gentilhomme avec les politesses d’usage, il frappa familièrement sur l’épaule de celui-ci et dit en riant :

— Ah, ah ! nous étions déjà bons amis, nous allons être compères, je l’espère du moins. Ce coquin de neveu n’a pas mauvais goût, il faut en convenir, et il chercherait longtemps avant de trouver une aussi aimable et aussi jolie femme que Lénora. Voyez-vous, monsieur de Vlierbecke, il faut que ce soit une noce dont on parle encore dans vingt ans !

Ce disant, ils étaient entrés dans le salon et s’étaient assis. Le gentilhomme, bien que son cœur battît d’une joyeuse émotion, n’osait croire ce que semblait lui dire le ton de monsieur Denecker, et regardait celui-ci d’un œil plein de doute. Le négociant reprit :

— Eh bien, il parait que Gustave aspire à son bonheur avec une ardente impatience ; il m’a supplié à genoux de hâter la chose ; j’ai vraiment pitié du jeune fou. C’est pourquoi j’ai laissé chômer pour un jour encore maison et affaires, et j’accours pour en finir. Il m’a dit du moins que vous aviez donné votre consentement. C’est bien à vous, monsieur. J’ai songé aussi à ce mariage pendant mon voyage, car j’avais remarqué que les flèches de l’amour avaient percé de part en part le cœur de mon neveu ; mais ce n’était pas sans appréhension de vos intentions ; l’inégalité du sang — une idée du temps passé — eût pu parfois vous arrêter…

— Ainsi Gustave vous a dit que je consentais à son mariage avec Lénora ? demanda le gentilhomme.

— M’aurait-il trompé ? dit monsieur Denecker avec étonnement.

— Non ; mais ne vous a-t-il pas fait une autre communication qui doit vous sembler d’une haute importance ?

Le négociant hocha la tête en souriant, et dit d’un ton de plaisanterie :

— Ah, ah ! quelles folies vous lui avez fait accroire ! Mais entre nous deux, ce sera bientôt éclairci. Il est venu me conter que le Grinselhof ne vous appartient pas et que vous êtes pauvre ! Vous avez trop bonne opinion de mon esprit, monsieur de Vlierbecke, pour croire que je vais ajouter foi à un pareil conte bleu ?

Un frisson saisit le gentilhomme ; le ton de bonne humeur et de familiarité de monsieur Denecker lui avait fait espérer un instant qu’il savait tout, et que nonobstant cela, il souscrivait au désir de son neveu ; mais les dernières paroles qu’il venait d’entendre lui apprenaient qu’il avait à recommencer les tristes révélations de la veille ; il se prépara avec un froid courage à subir une nouvelle humiliation, et dit :

— Monsieur Denecker, ne gardez pas, je vous en prie, le moindre doute sur ce que je vais vous dire. Je veux bien consentir à l’instant à donner ma Lénora pour fiancée à votre neveu, mais je vous le déclare ici : je suis pauvre, affreusement pauvre !

— Allons, allons, s’écria le négociant. Je comprends bien que vous teniez terriblement à vos écus ; on le sait de longue date ; mais au moment où vous mariez votre unique enfant, il faut cependant ouvrir le cœur et la bourse, et faire acte de bonne volonté en la dotant selon les convenances. On dit déjà — pardonnez-moi de le répéter — on dit que vous êtes avare ; que sera-ce lorsqu’on saura que vous laissez partir votre fille unique sans une bonne dot ?

Le gentilhomme, assis sur sa chaise en proie à d’affreuses angoisses, luttait péniblement contre les plaisanteries incrédules de monsieur Denecker, plaisanteries qui ne lui permettaient pas de changer par de courtes et claires explications la tournure de cette conversation si humiliante pour lui. Ce fut d’une voix presque suppliante qu’il s’écria :

— Pour l’amour de Dieu, monsieur, épargnez-moi ces amères allusions. Je vous déclare, sur ma parole de gentilhomme, que je ne possède rien au monde.

— Eh bien, répondit le négociant avec un malin sourire, nous allons conclure l’affaire en chiffres sur la table et voir tout de suite si notre compte supporte la preuve. Vous croyez peut-être que je suis venu vous demander de grands sacrifices ? Non, monsieur de Vlierbecke ; Dieu merci, je n’ai pas besoin d’y regarder de si près ; mais le mariage est une affaire qu’on entreprend à deux, et il est juste que chacun apporte quelque chose à la caisse commune, les parts fussent-elles d’ailleurs inégales !

— Mon Dieu, mon Dieu ! murmurait le gentilhomme en serrant convulsivement les poings.

— Allons, reprit le négociant, je donne à mon neveu une somme de cent mille francs, et s’il veut rester dans le commerce, mon crédit lui vaudra bien plus encore. Je ne veux pas, je ne désire même pas que vous dotiez Lénora d’une somme égale ; votre haute origine et surtout votre grâce parfaite, peuvent compenser ce qui manquera du côté de la dot ;… mais la moitié, cinquante mille francs ? Vous consentirez bien à cela, ou je me trompe fort. Qu’en dites-vous ? Nous donnons-nous la main ?

Pâle et tremblant, le gentilhomme était comme anéanti sur son siège ; il dit avec un soupir et d’une voix triste et abattue :

— Monsieur Denecker, cet entretien me tue… Cessez de me mettre au supplice. Je vous le répète, je ne possède rien. Et, puisque vous me forcez à parler avant de me faire connaître vos intentions, sachez que le Grinselhof et ses dépendances sont grevés de rentes dont le capital dépasse leur valeur réelle. Il est inutile de vous révéler l’origine de ces dettes ; qu’il me suffise de vous répéter que je dis la vérité, et je vous prie, sans aller plus loin, maintenant que vous connaissez l’état de mes affaires, de vouloir bien me déclarer quel est votre dessein au sujet du mariage de votre neveu.

Cette déclaration faite avec une fiévreuse énergie ne convainquit pas encore le négociant. Un certain étonnement se peignit bien sur son visage, mais il dit avec un sourire incrédule :

— Pardonnez-moi, monsieur de Vlierbecke, il m’est impossible de vous croire ; je ne pensais pas que vous fussiez si dur à la détente ; mais soit ! chacun a son travers, l’un est trop avare, l’autre trop prodigue. Quoiqu’il en soit, je veux faire quelque chose pour épargner à Gustave un long chagrin. Voyons, donnez à votre fille vingt-cinq mille francs, sous la condition que le montant de la dot restera secret, car je ne veux pas non plus être tourné en ridicule… Vingt-cinq mille francs ! Vous ne direz pas que c’est trop… une pareille bagatelle suffira à peine à payer leur mobilier. Voyons, soyez raisonnable. Voici ma main !

Pris d’un frémissement nerveux, le gentilhomme se leva brusquement et fit tourner d’une main tremblante la clef d’une armoire encastrée dans le mur. Bientôt il Jeta sur la table une liasse de papiers et dit :

— Tenez, lisez, convainquez-vous !

Le négociant se mit à parcourir les papiers ; sa physionomie changea peu à peu ; et de temps en temps il hochait la tête en réfléchissant profondément. Pendant ce temps, le gentilhomme disait d’une voix ironique et incisive :

— Ah ! vous ne vouliez pas me croire ! Eh bien ! basez votre décision sur ces papiers seuls. Il faut que vous sachiez tout, je ne veux plus revenir sur ce banc de torture : il y a encore une lettre de change de quatre mille francs que je ne puis payer ! Vous le voyez : je suis plus que pauvre, j’ai des dettes !

— C’est cependant la vérité ! dit monsieur Denecker avec stupéfaction. Vous ne possédez rien. Je vois dans ces pièces que mon notaire est aussi le vôtre ; je lui ai parlé de votre fortune… et il m’a laissé dans mon opinion ou pour mieux dire dans mon erreur…

Comme si un rocher fût tombé de sa poitrine, le gentilhomme respira plus librement, et son visage reprit en quelque sorte la calme et digne expression qui lui était habituelle. Il se rassit et dit avec une froideur contenue :

— Maintenant que vous ne doutez plus de ma pauvreté, je vous demande, monsieur Denecker, quelles sont vos intentions ?

— Mes intentions ? repartit le négociant, mes intentions sont que nous restions bons amis comme devant ; quant au mariage, l’affaire tombe à l’eau, nous n’en parlerons plus. Comment donc avez-vous fait votre compte, monsieur de Vlierbecke ? Je commence seulement à y voir clair ; vous croyiez faire une bonne affaire et vendre votre marchandise aussi cher que possible…

— Monsieur ! s’écria le gentilhomme le regard flamboyant, parlez avec respect de ma fille ! Pauvre ou riche, n’oubliez pas qui elle est !

— Ne vous fâchez pas, ne vous fâchez pas, monsieur de Vlierbecke, répondit le négociant ; je ne veux pas vous insulter. Loin de là ; si vous eussiez réussi dans vos vues, je vous eusse peut-être admiré ; mais fin contre fin fait mauvaise doublure. Et puisque vous êtes si susceptible sur le point d’honneur, permettez-moi de vous demander si vous avez agi bien loyalement envers mon neveu en l’amadouant et en laissant grandir dans son cœur ce malheureux amour ?

Monsieur de Vlierbecke courba la tête pour cacher la rougeur de la honte qui couvrait son front et ses joues. Il demeura affaissé sous une émotion mortelle jusqu’à ce que le négociant le rappelât à lui-même par ce mot :

— Eh bien ?

— Ah ! balbutia monsieur de Vlierbecke, ayez un peu pitié de moi. Peut-être l’amour de mon enfant m’a-t-il égaré. Dieu a départi à ma Lénora tous les dons qui peuvent orner une femme sur la terre ; j’espérais que sa beauté, la pureté de son âme, la noblesse de son sang étaient des trésors au moins aussi précieux que l’argent…

— C’est-à-dire, pour un gentilhomme peut-être, mais non pour un négociant, murmura monsieur Denecker.

— Ne me reprochez pas d’avoir amadoué votre neveu ; ce mot me blesse profondément, et il est injuste ; en voyant naître en même temps chez Gustave et Lénora une sympathie réciproque, je n’ai pas comprimé le penchant qui les attirait l’un vers l’autre. Au contraire, j’ai, chaque jour dans mes prières, rendu grâces à Dieu, qu’il eût envoyé sur notre route un sauveur pour mon enfant. Oui… un sauveur… car Gustave est un honnête jeune homme qui l’eût rendue heureuse non par l’argent, mais par la noblesse de son caractère, par la loyauté de ses sentiments. Est-ce donc un si grand crime pour un père que d’inévitables malheurs ont jeté dans l’indigence, d’espérer que son enfant échappera à la misère ?

— Assurément non, répondit le négociant ; le tout est de réussir ; et pour cela vous vous êtes mal adressé, monsieur de Vlierbecke ; je suis homme à examiner deux fois la marchandise avant de conclure le marché, et il est bien difficile de me faire accepter des pommes pour des citrons…

Cette manière de parler, empruntée à la langue du commerce, parut faire souffrir cruellement le gentilhomme et le soumettre à une effroyable torture, car il se leva brusquement et dit avec une colère croissante :

— Vous n’avez donc aucune pitié de mon malheur ? Vous prétendez que j’avais le projet de vous tromper ? Mais est-ce vous qui avez découvert mon indigence ? Après les révélations que je vous ai faites sans que rien m’y forçât, n’êtes-vous pas libre d’agir comme vous le voudrez ? Et, croyez-le bien, si j’écoute humblement vos reproches, si je reconnais moi-même mon erreur, ma faute, cependant tout sentiment de dignité n’est pas mort dans mon âme. Vous parlez de marchandise comme si vous veniez ici acheter quelque chose ? Est-ce ma Lénora ? Tous vos trésors n’y suffiraient pas, monsieur ! Et si à vos yeux l’amour n’est pas assez puissant pour faire disparaître l’inégalité pécuniaire qui nous sépare, sachez que je m’appelle de Vlierbecke, et que ce nom, même dans la misère, pèse plus que tout votre or !

Pendant cette sortie, une ardente indignation s’était peinte sur le visage du gentilhomme ; ses yeux lançaient des éclairs de feu sur le négociant, qui, troublé par la parole exaltée et le geste animé de monsieur de Vlierbecke, reculait devant lui en le regardant avec stupéfaction.

— Mon Dieu ! dit-il enfin, il ne faut pas tant de grands mots ; chacun reste ce qu’il est, chacun garde ce qu’il a, et l’affaire finit là. Seulement, il me reste une demande à vous faire, c’est que vous ne receviez plus mon neveu… Autrement…

— Autrement ! s’écria le gentilhomme d’une voix courroucée ; une menace à moi ?

Mais il se contraignit, et dit avec une froideur apparente :

— Assez ! Faut-il faire approcher la voiture de monsieur Denecker ?

— Comme il vous plaira, répondit le négociant ; nous ne pouvons faire affaire ensemble, ce n’est pas un motif pour devenir ennemis…

— C’est bien ! brisons là, monsieur ! Cet entretien me blesse… il doit finir…

En disant ces mots, il conduisit le négociant jusqu’au seuil, et prit congé de lui par un bref salut.

Monsieur de Vlierbecke rentra dans le salon, se laissa tomber sur une chaise, et porta convulsivement les mains à son front, tandis qu’un rauque soupir montait de sa poitrine haletante et oppressée à sa gorge contractée.

Il demeura quelque temps silencieux et immobile ; mais bientôt ses mains retombèrent lourdement sur ses genoux. Il était pâle comme la mort ; son âme s’enfonçait dans l’abîme des plus déchirantes pensées ; cependant pas un mouvement nerveux, pas une seule ride ne trahissait sur sa physionomie le martyre de son cœur.

Tout à coup il entendit un bruit de pas dans la chambre supérieure. Il revint à lui, et tremblant d’angoisse et d’effroi :

— Dieu ! ma pauvre Lénora ! s’écria-t-il. Elle vient ! Je n’ai point encore assez souffert ; il me faut briser le cœur de ma fille, lui arracher avec une froide cruauté toutes ses espérances, anéantir ses plus doux rêves, la voir sous mes yeux succomber de douleur ! Ah ! si je pouvais éviter cette désolante révélation ! Que dire ? Comment exprimer ?…

Un sourire plein d’amertume contracta ses lèvres ; il reprit avec une triste ironie :

— Ah ! cache tes souffrances, reprends courage ! Si ton cœur est saignant et déchiré, si le désespoir ronge tes entrailles, oh ! souris, souris… Oui, la vie est pour toi une éternelle raillerie ; mais que peux-tu faire, misérable avorton, sinon te soumettre, céder sans lutte, et accepter le joug comme un impuissant esclave que tu es ? Arrière tout sentiment de révolte ! Silence, silence, voici ton enfant !

En effet, Lénora ouvrait la porte du salon et courait à son père en fixant sur lui un regard interrogateur, mais rempli d’espoir.

Quelque effort que fit sur lui-même monsieur de Vlierbecke pour dissimuler son anxiété, il n’y réussit pas cette fois. Lénora lut bientôt sur ses traits qu’il était en proie à une profonde douleur. Comme il gardait le silence, elle se prit à trembler et demanda avec une fiévreuse impatience :

— Eh bien ? eh bien, mon père ?

— Hélas ! mon enfant, dit le gentilhomme en soupirant, nous ne sommes pas heureux : Dieu nous éprouve par de rudes coups ; inclinons-nous devant sa toute-puissante volonté.

— Que voulez-vous dire ? Que dois-je craindre ? dit Lénora hors d’elle ; parlez, mon père. A-t-il refusé ?

— Il a refusé, Lénora !

— Non, non, s’écria la jeune fille, ce n’est pas possible !

— Refusé parce qu’il possède des millions, et qu’auprès de lui nous ne sommes que de pauvres gens.

— C’est donc vrai ! Gustave est perdu pour moi ? perdu sans espoir ?

— Sans espoir ! répéta le père d’une voix sombre.

Un cri aigu s’échappa de la bouche de la jeune fille ; elle courut à la table, y laissa tomber sa tête en pleurant amèrement ; des sanglots déchirants soulevaient sa poitrine, et de temps en temps elle murmurait d’une voix désespérée le nom de son bien-aimé.

Le gentilhomme se leva et contempla un instant la douleur de sa fille. Une inexprimable tristesse était empreinte sur son visage ; son regard si ardent d’habitude était terne et abattu, et il serrait convulsivement les poings. Il s’approcha de la jeune fille, et, joignant les mains, lui dit d’une voix suppliante :

— Lénora, aie pitié de moi ! Dans cette fatale entre-vue avec monsieur Denecker, j’ai souffert tous les tourments qui peuvent torturer le cœur d’un gentilhomme, le cœur d’un père ; j’ai bu à longs traits le fiel de la honte ; j’ai vidé jusqu’à la lie la coupe de l’humiliation… Mais tout cela n’est rien auprès de ta douleur. Oh ! je t’en supplie, remets-toi, montre-moi ton doux visage que j’aime tant, laisse-moi retrouver des forces dans ta résignation… Lénora !… ah ! ma tête se perd ; je me sens mourir de désespoir !

En prononçant ces mots, il s’affaissa sur une chaise, brisé par la foudroyante émotion qui l’accablait. Lénora s’approcha de son père, appuya la tête sur son épaule, et dit d’une voix entrecoupée de sanglots :

— Ne le revoir jamais ! Renoncer à son amour, perdre ce bonheur si longtemps rêvé ! Hélas ! hélas ! il en mourra de chagrin…

— Lénora ! Lénora ! dit le gentilhomme d’un ton suppliant.

— Oh ! mon père bien-aimé, s’écria la jeune fille, perdre Gustave pour toujours ! Cette affreuse pensée m’accable ; tant que je serai près de vous, je bénirai et je remercierai Dieu… Mais les larmes m’étouffent maintenant ; ah ! je vous en prie, laissez-moi pleurer !

Monsieur de Vlierbecke serra plus étroitement sa fille sur son sein, et respecta silencieusement l’affliction de l’infortunée Lénora.

Un silence de mort régnait autour d’eux. Ils restèrent longtemps enlacés dans les bras l’un de l’autre, jusqu’à ce que l’excès même de la douleur relâchât leur étreinte et ouvrît leurs cœurs à de mutuelles consolations.


VI


Quatre jours s’étaient écoulés depuis que monsieur Denecker avait refusé de consentir au mariage de Gustave avec Lénora, lorsque parut dans la lande de bruyère, à une demie-lieue environ du Grinselhof, une voiture de louage, qui s’arrêta bientôt dans un chemin détourné.

Un jeune homme en descendit et indiqua au cocher une auberge assez éloignée ; les chevaux firent un demi-tour, et la voiture reprit la route qu’elle venait de suivre, tandis que le jeune homme s’avançait d’un pas rapide dans la direction opposée. Il paraissait en proie à une vive agitation, et frissonnait parfois comme épouvanté par ses propres pensées.

Dès que le Grinselhof apparut à travers les arbres, il se mit à marcher avec précaution le long de la haie ou à passer d’un côté à l’autre du chemin en cherchant les endroits où l’épaisseur du feuillage pouvait le cacher. Arrivé à l’allée qui précédait la cour, il poussa un cri de joie : la porte était ouverte.

Grâce aux arbres et aux buissons, il se glissa sans être vu jusqu’au pont, passa sur la pointe du pied devant la ferme, et franchit l’épais massif qui ceignait le Grinselhof comme un mur.

À peine eut-il fait quelques pas dans le jardin qu’il s’arrêta tremblant.

Lénora était assise sous les catalpas, la tête appuyée sur le bord de la table ; de violents sanglots soulevaient son sein, et à travers ses doigts qui voilaient son regard, des larmes brillantes tombaient comme des perles sur le sable du chemin.

Le jeune homme s’avança d’un pas léger, mais si doucement qu’il marchât, la jeune fille leva la tête, et bondit toute tremblante en arrière, tandis que le nom de Gustave s’échappait de sa poitrine comme un cri d’angoisse. Elle voulut fuir ; mais avant qu’elle eût pu faire un pas, le jeune homme, à genoux devant elle, saisissait convulsivement ses mains, et disait avec une fiévreuse émotion :

— Lénora, Lénora, écoutez-moi ! Si vous me fuyez, si vous me refusez la consolation de vous dire, dans un dernier adieu, ce que je souffre et ce que j’espère, je meurs à vos pieds ou je pars, le cœur brisé, pour aller m’éteindre loin de ma patrie, loin de vous, ma sœur, ma bien-aimée, ma fiancée. Ah ! Lénora, au nom de notre amour si doux et si pur, ne me repoussez pas !

Bien que Lénora tremblât de tous ses membres, ses traits prirent une expression de dignité et d’orgueil blessé. Elle répondit d’un ton froid et réservé :

— Votre hardiesse m’étonne, monsieur ! Il vous a fallu un bien triste courage pour reparaître au Grinselhof après l’affront qui a été fait à mon père. Il est au lit, malade ; son âme a succombé sous le poids de l’outrage, et la fièvre l’a saisi. Est-ce là la récompense de mon affection pour vous ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! vous m’accusez, Lénora ? Quel crime ai-je donc commis ? s’écria le jeune homme avec désespoir.

— Il n’y a plus rien de commun entre nous, reprit la jeune fille ; si nous ne sommes pas aussi riches que vous, monsieur, le sang qui coule dans nos veines ne souffre pas d’injure ! Levez-vous, partez ; je ne dois plus vous voir !

— Grâce ! pitié ! dit Gustave le regard suppliant et en levant les mains vers elle ; grâce ! je suis innocent, Lénora !

La jeune fille cacha les larmes qui germaient dans ses yeux, et se détourna de lui, prête à s’éloigner.

— Cruelle ! s’écria le jeune homme d’une voix déchirante, vous me quittez pour toujours sans adieu, sans un mot de consolation ? Vous demeurez sourde à ma prière, insensible à ma douleur ? C’est bien, je subirai mon sort : vous l’avez voulu !

Il se releva brusquement, puis sa tête se pencha sur la table, tandis qu’il continuait en versant des larmes amères :

— Lénora, mon amie, vous me condamnez à mourir ! Je vous pardonne : soyez heureuse sur la terre sans moi ! Adieu, adieu pour toujours !

En disant ces mots, ses forces l’abandonnèrent ; il tomba sur le siège que venait de quitter Lénora, et ses bras défaillants s’affaissèrent sur la table.

Lénora avait fait deux ou trois pas pour s’éloigner ; mais les tristes plaintes de Gustave l’avaient retenue. On pouvait lire sur son visage un violent combat entre le devoir et l’amour. Enfin, son cœur parut faiblir dans la lutte, et des larmes abondantes jaillirent de ses yeux. Elle s’approcha lentement du jeune homme, prit une de ses mains, et murmura d’une voix attendrie et pleine de sanglots :

— Gustave, mon pauvre ami, nous sommes bien malheureux, n’est-ce pas ?

Au contact de cette main chérie, au doux son de cette voix aimée, le jeune homme revint à lui. Son regard s’arrêta sur les yeux de la jeune fille avec un ineffable sourire, et à demi égaré par la joie, il lui dit :

— Lénora, chère Lénora, vous êtes revenue à moi ? Vous avez pitié de mes douleurs ? Vous ne me haïssez donc pas !

— Un amour comme le nôtre s’éteint-il en un jour, Gustave ? dit la jeune fille en soupirant.

— Oh ! non, non, s’écria le jeune homme avec exaltation, il est éternel ! N’est-ce pas, Lénora, éternel, tout-puissant contre le malheur, impérissable tant que le cœur bat dans la poitrine ?

La jeune fille pencha la tête, baissa les yeux, et répondit d’une voix solennelle :

— Ne croyez pas, Gustave, que notre séparation me fasse souffrir moins que vous ; si l’assurance de mon amour peut adoucir pour vous les peines de l’absence, soyez fort et courageux. Mon cœur désolé gardera votre souvenir ; je vous suivrai en esprit et je vous aimerai jusqu’à ce que la mort vienne combler l’abîme qui nous sépare aujourd’hui. Nous nous retrouverons là-haut, auprès de Dieu, mais jamais sur la terre !

— Vous vous trompez, Lénora ! s’écria Gustave avec une sorte de joie, il y a encore de l’espoir ! Mon oncle n’est pas inexorable : il cédera par pitié pour mon désespoir !

— C’est possible ; mais le sentiment de l’honneur est inflexible chez mon père, répondit la jeune fille d’une voix triste et fière à la fois. Éloignez-vous, Gustave ; j’ai trop longtemps déjà oublié l’ordre de mon père, et méconnu ce que je dois à mon honneur en demeurant seule avec un homme qui ne peut devenir mon époux ! Partez ! Si quelqu’un nous surprenait, mon malheureux père en mourrait de honte et de chagrin.

— Un seul instant encore, ma bonne et chère Lénora ? Écoutez bien ce que je vais vous dire : mon oncle m’a refusé votre main ; j’ai pleuré, prié, je me suis arraché les cheveux. Rien n’a pu le faire changer de résolution ; le désespoir m’a jeté hors de moi ; je me suis révolté contre mon bienfaiteur, je l’ai menacé comme un ingrat, j’ai dit des choses qui m’ont donné horreur de moi-même lorsque l’accès de fièvre a été dissipé. Je lui ai demandé pardon à genoux ; mon oncle a un bon cœur : il m’a pardonné à condition que j’entreprendrais avec lui, immédiatement et sans résistance, un voyage en Italie depuis longtemps projeté. Il espère que je vous oublierai ! Moi, vous oublier, Lénora ! J’ai consenti à ce voyage avec une joie secrète. Ah ! je vais, pendant des mois entiers, me trouver seul avec mon oncle ; je vais le combler de soins et d’amour, je vais l’attendrir par un dévoilement sans bornes, le supplier sans relâche de me donner son consentement, le vaincre enfin et revenir triomphant, Lénora, pour vous offrir ma vie et ma main, parer votre front de la joyeuse couronne de fiancée, et vous proclamer à genoux, à la face des saints autels, la campagne de mon choix.

Un doux sourire éclaira le visage de la jeune fille, et dans son limpide regard se peignit le ravissement que lui faisait éprouver la peinture enchanteresse d’un bonheur encore possible ; mais le prestige s’évanouit bientôt. Elle répondit avec une morne tristesse.

— Pauvre ami, il est cruel d’arracher ce dernier espoir de votre cœur, et cependant il le faut. Votre oncle consentirait peut-être ; mais mon père ?

— Votre père, Lénora ? pardonnera tout, et me recevra dans ses bras comme un fils retrouvé…

— Non, non, ne croyez pas cela, Gustave ; on l’a blessé dans son honneur : comme chrétien, il pardonnerait ; comme gentilhomme, il n’oubliera jamais l’outrage qu’il a reçu !

— Ah ! Lénora, vous êtes injuste envers votre père. Si je reviens avec l’assentiment de mon oncle, et si je lui dis : Je ferai le bonheur de vôtre enfant ; donnez-moi Lénora pour épouse ; j’embellirai sa vie par toutes les joies que l’amour d’un époux a jamais données à une femme ; son sort ici-bas sera digne d’envie ! Si je lui dis cela, que croyez-vous qu’il réponde ?

Lénora baissa les yeux.

— Vous connaissez sa bonté infinie, Gustave. Mon bonheur est son unique préoccupation : il vous bénirait en remerciant Dieu.

— N’est-il pas vrai, Lénora, qu’il consentirait ? Vous voyez bien que tout n’est pas perdu. Un joyeux rayon éclaire encore notre avenir. Abandonnez-vous à ce doux espoir, ma bien-aimée. Oh oui ! ne vous désolez pas ; laissez-moi emporter, dans mon triste voyage, l’assurance que vous m’attendrez avec confiance dans la bonté de Dieu. Puis, souvenez-vous de moi dans vos prières, prononcez quelquefois mon nom dans ces sentiers ombragés où les premières aspirations de l’amour ont si doucement ému nos cœurs, où pendant deux mois j’ai goûté près de vous toute une éternité de bonheur ; souriez-moi du fond de votre solitude, mon âme entendra votre lointain salut ; votre souvenir sera mon unique

joie, et j’y puiserai le courage de supporter l’absence…

Lénora pleurait silencieusement ; la douce et émouvante parole du jeune homme avait tout à fait vaincu son orgueil ; son cœur n’avait plus de place que pour l’amour et la tristesse. Gustave s’en aperçut.

— Je pars Lénora, dit-il, fort de votre affection ! C’est avec un ferme espoir que je quitte mon pays et ma bien-aimée. Quoi qu’il arrive maintenant, je ne me laisserai abattre ni par le chagrin, ni par le découragement. Lénora, vous penserez à moi, tous les jours, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu, j’ai promis à mon père de vous oublier ! murmura la jeune fille avec une sorte d’effroi.

— M’oublier ? Vous vous efforcerez de m’oublier ?

— Non, Gustave, dit-elle d’une voix douce ; je désobéirai pour la première fois à mon père ; je sens mon impuissance à tenir une vaine promesse, je ne puis vous oublier ; je vous aimerai jusqu’à ma dernière heure : c’est ma destinée sur la terre !

— Oh ! merci, merci, Lénora, s’écria Gustave avec exaltation. Tes douces paroles me font puissant contre le sort. Reste ici, ma bien-aimée, sous la garde de Dieu ; ton image me suivra comme un ange protecteur ; dans mes joies et dans mes douleurs, le jour et la nuit, toujours… toujours tu seras sous mes yeux, Lénora ! La séparation brise mon cœur, mais le devoir commandé, je sens qu’il faut obéir. Adieu, adieu !

Il saisit convulsivement les mains de la jeune fille, les serra d’une étreinte fébrile, et disparut sous les massifs de verdure :

— Adieu, adieu, Gustave ! s’écria Lénora hors d’elle.

Et, comme anéantie, elle chercha un siège d’une main tremblante, y tomba épuisée, abîmée dans une douleur inexprimable et versant un torrent de larmes.


VII


Lénora avait révélé à son père la dernière visite de Gustave et s’était efforcée de faire accepter à son cœur le doux espoir d’un avenir meilleur ; mais monsieur de Vlierbecke avait écouté son récit comme s’il y eût été insensible ; il l’avait écouté en souriant amèrement et sans donner à sa fille une seule réponse positive.

Depuis ce jour, le Grinselhof était devenu plus solitaire et plus triste encore qu’auparavant. Le gentilhomme, visiblement torturé par une secrète douleur, était le plus souvent assis, le front dans les mains, le regard pensif et fixé sur le sol. Sans doute apparaissait à ses yeux le fatal jour d’échéance de la lettre de change, jour qui s’approchait menaçant et inévitable, et qui devait plonger pour toujours dans la plus affreuse misère le malheureux père et son enfant.

Lénora dissimulait ses propres souffrances pour ne pas accroître par sa tristesse l’inexplicable chagrin de son père. Bien que son âme débordât de pensées désolantes, elle feignait d’être consolée et joyeuse. Elle faisait et disait tout ce que lui inspirait son cœur aimant pour arracher le gentilhomme à ses mornes rêveries. Mais tous ses efforts étaient vains ; son père la récompensait bien par un sourire ou par une tendre caresse, mais le sourire était triste, la caresse contrainte et languissante.

Si parfois Lénora, les larmes aux yeux, demandait à son père la cause de sa douleur, il savait toujours éviter toute explication sur ce point. Pendant des jours entiers il errait seul et absorbé par de sombres pensées, dans les allées les plus obscures du jardin, et semblait fuir la présence de sa fille elle-même. Si Lénora l’apercevait de loin, elle surprenait dans son regard une expression farouche où se mariaient l’irritation et le désespoir, et qu’accompagnaient des gestes brusques et convulsifs. S’approchait-elle de lui pour adoucir son chagrin par les marques de l’amour le plus dévoué, il répondait à peine à ses affectueuses questions et la quittait pour chercher dans la maison un refuge où il trouvât la solitude.

Un mois entier se passa ainsi, un mois de morne tristesse et de silencieuses souffrances.

Cependant Lénora remarquait avec désespoir le rapide amaigrissement et la croissante pâleur du visage de son père, et combien son œil si vif perdait chaque jour de son éclat : on eût dit qu’une maladie de langueur minait sa santé et consumait sa vie.

Vers cette époque, un changement dans la conduite de son père vint convaincre la jeune fille qu’un triste secret, un secret terrible peut-être, pesait sur son cœur.

Depuis huit jours s’allumait parfois dans ses yeux un ardent éclair ; il semblait toujours en proie à une fièvre violente ; ses paroles, ses gestes, toutes ses actions témoignaient d’une vive et profonde inquiétude. Puis, chaque semaine il se vendait deux ou trois fois en voiture à Anvers, sans laisser pressentir le moins du monde ce qu’il y allait faire. Il revenait tard au Grinselhof, s’asseyait à la table du souper, silencieux et résigné, et engageait bientôt Lénora à s’aller reposer, tandis que lui-même se retirait avec une lampe dans sa chambre à coucher. Mais sa fille désolée savait qu’il n’y trouvait pas le repos, car pendant les longues heures que l’angoisse dérobait au sommeil elle entendait souvent le plancher qui craquait sous les pas de son père, et alors elle tremblait dans son lit de tristesse et d’effroi.

Lénora était très-courageuse de sa nature et devait à son éducation exceptionnelle une force d’âme presque masculine ; peu à peu grandissait en elle la résolution de forcer son père à lui révéler son secret. Bien que le respect qu’elle lui portait la fît hésiter, son dévouement inquiet lui donnait chaque jour plus de courage et de hardiesse. Souvent elle était allée à la recherche de son père avec l’intention d’accomplir son dessein ; mais le regard pénétrant du gentilhomme et l’expression de sa physionomie l’avaient chaque fois retenue. Elle voyait que son père, devinant ses intentions, tremblait en sa présence de peur qu’elle ne l’interrogeât.

Un jour, monsieur de Vlierbecke était de nouveau parti de très-bon matin pour la ville.

L’heure de midi était déjà passée. Lénora, en proie à de tristes réflexions, errait lentement dans la maison. Des paroles entrecoupées lui échappaient, elle s’arrêtait brusquement, elle gesticulait, elle essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux. Distraite et sans savoir ce qu’elle faisait, elle ouvrit le tiroir de la table qui servait habituellement de bureau à son père. Peut-être le désir de pénétrer le secret de son père la poussait-il à cette action sans qu’elle s’en rendît compte. Elle trouva dans le tiroir un seul papier déployé.

À peine son regard s’y fut-il arrêté qu’une pâleur soudaine se répandit sur ses joues, et ce fut en frissonnant qu’elle prit connaissance de la pièce découverte.

Bientôt elle referma le tiroir tout épouvantée ; elle quitta la chambre, la tête penchée, la démarche lente, profondément accablée.

Arrivée dans la chambre voisine, elle s’assit, demeura un instant muette, immobile, les yeux baissés, et murmura enfin :

— Vendre le Grinselhof ! Pourquoi ? Monsieur Denecker a insulté mon père parce que nous n’étions pas assez riches ? Quel est ce secret ? Serions-nous vraiment pauvres ? Quel trait de lumière ! Mon Dieu, c’est donc là le mot de l’énigme ! c’est là la cause de la tristesse de mon père !

Elle retomba dans une sombre rêverie. Mais peu à peu sa physionomie s’éclaira, ses lèvres s’agitèrent, ses yeux brillèrent de résolution.

Tandis qu’elle cherchait à se roidir contre le sort, et se préparait à lutter victorieusement contre l’infortune et la misère, elle aperçut tout à coup la vieille voiture qui rentrait au Grinselhof. À peine sur le seuil de la maison, elle vit son père affaissé sur lui-même plutôt qu’assis, le front penché sur la poitrine, comme un homme privé de sentiment, et lorsqu’il descendit et qu’elle put considérer ses traits, la pâleur mortelle qui les couvrait la fit frissonner.

Profondément émue, elle n’eut pas la force d’adresser un mot à son père, et, muette, elle le laissa entrer dans la maison pour se réfugier sans doute encore dans la chambre la plus retirée.

À peine cependant fut-elle demeurée un instant sur la porte, qu’une vive rougeur colora son front et ses joues, et que la flamme d’une ferme résolution brilla dans ses yeux noirs encore humides de larmes. Elle s’élança sur les pas de son père en se disant à elle-même avec une fiévreuse énergie :

— Un sentiment de respect doit-il m’arrêter plus longtemps ? Dois-je laisser mourir mon père ? Ah ! non, non ! Je veux tout savoir, je veux arracher de son cœur le ver qui le ronge, je veux le sauver pour mon amour !

Sans regarder derrière elle, elle parcourut deux ou trois chambres en ouvrant vivement les portes et sans s’annoncer ; dans la dernière pièce, elle vit son père assis, les coudes appuyés sur une table, le front dans les mains ; des larmes abondantes coulaient de ses yeux.

Lénora s’élança vers lui, tomba à ses genoux en sanglotant, et levant vers lui des mains suppliantes, elle s’écria :

— Pitié pour moi, mon père ! je vous en supplie à genoux, partagez avec moi votre tristesse ; dites-moi ce qui déchire votre cœur. Je veux savoir pourquoi mon père se réfugie pour pleurer dans la solitude !

— Lénora, seul trésor qui me reste sur la terre, répondit le gentilhomme d’une voix brisée, le désespoir peint sur ses traits et en relevant sa fille ; Lénora, je t’ai bien fait souffrir, n’est-il pas vrai ? Oh ! viens, viens, cherche un asile sur mon sein : un coup terrible va nous frapper, ma pauvre enfant !

La jeune fille parut ne pas faire attention à ces plaintes ; elle échappa à l’étreinte paternelle, et d’un ton qui accusait une ferme résolutions elle reprit :

— Mon père, je suis Venue avec l’immuable dessein d’apprendre la cause de vos souffrances ; je ne partirai pas sans savoir quel sentiment hostile ou quel malheur m’a si longtemps privée de votre amour. Quelque infinie que soit ma vénération pour vous, le devoir me parle toutefois plus haut encore. Je veux, je dois connaître le secret de vos douleurs !

— Toi, privée de l’amour de ton père ? dit le gentilhomme. Le secret de mes douleurs est précisément mon amour pour toi, mon enfant adorée. Pendant dix ans, j’ai bu au calice le plus amer, en priant Dieu chaque jour qu’il te rende heureuse ici-bas. Hélas ! il a pour jamais rejeté ma prière !

— Je serai donc malheureuse ? demanda Lénora sans trahir la moindre émotion.

— Malheureuse par la misère qui nous attend, répondit le père ; le malheur qui nous frappe nous dépouille de tout ce que nous possédons ; il nous faut quitter le Grinselhof.

Ces dernières paroles, qui confirmaient pleinement ses craintes, parurent frapper un instant la jeune fille de consternation ; mais elle comprima bientôt cette émotion et dit avec un courage croissant :

— Ce n’est pas parce que ce malheur vous frappe que vous languissez et que vous mourez lentement ; je connais votre invincible force de caractère, mon père ; non, c’est parce que je dois partager votre pauvreté que votre cœur faiblit et succombe. Soyez béni pour votre fervente affection. Mais, dites-moi, si l’on venait m’offrir toutes les richesses de la terre à condition que je consentisse à vous voir souffrir un seul jour, que croyez-vous que je répondrais ?

Muet et surpris, le gentilhomme contemplait sa fille en proie à une généreuse exaltation, et dont le regard brillait d’un feu héroïque. Un doux serrement de main fut sa seule réponse.

— Ah ! continua-t-elle, je refuserais tous les trésors du monde, et sans regret j’accepterais la misère… Et vous, mon père, si l’on vous offrait tout l’or de l’Amérique pour la perte de votre Lénora, que feriez-vous ?

— Ciel ! s’écria le père d’une voix entrecoupée, donne-t-on sa vie pour de l’or ?

— Ainsi, reprit la jeune fille, le bon Dieu nous a laissé à tous deux ce qui nous est le plus cher en ce monde. Pourquoi nous plaindre lorsque nous avons à bénir sa miséricorde ! Que votre cœur reprenne courage, mon père ; quel que soit le sort qui nous attend, et dussions-nous habiter une chaumière, rien ne pourra nous abattre tant que nous serons l’un près de l’autre !

Un sourire où se confondaient la surprise et l’admiration, éclaira le visage du gentilhomme ; il semblait déconcerté comme si quelque chose d’inouï se fût passé sous ses yeux. Il joignit les mains et s’écria :

— Lénora, Lénora, mon enfant, tu n’appartiens pas à la terre, tu es un ange. Mon esprit s’égare ; je ne comprends pas ta grandeur d’âme !

La jeune fille vit avec une joie indicible qu’elle avait vaincu ; la flamme du courage s’était rallumée dans le regard de son père, sa noble tête se relevait lentement sous l’impulsion du sentiment de dignité qui gonflait son sein. Lénora contempla un instant, avec un sourire céleste, l’effet qu’avaient produit ses paroles, et s’écria d’un ton inspiré :

— Debout, debout, mon père ! Venez dans mes bras ! Plus de chagrin ! Unis comme nous le sommes, le sort est impuissant contre nous !

Le père et la fille s’élancèrent en effet l’un vers l’autre et demeurèrent quelques instants, abîmés dans une profonde félicité. Après ce fervent et saint embrassement, ils s’assirent, la main dans la main, l’un auprès de l’autre, et sur les traits de tous deux rayonnait un inexprimable sourire de bonheur ; on eût dit qu’ils avaient oublié le monde entier.

Le gentilhomme était encore plus ému que sa fille ; les larmes aux yeux, il reprit d’une voix exaltée :

— Un nouveau sang ranime mon cœur ; une vie nouvelle circule dans mes veines ! Oh ! je suis coupable, Lénora ; j’ai mal fait de ne pas te dire tout ; mais il faut me pardonner ; la crainte de t’affliger, l’espoir de trouver une porte de salut, m’ont arrêté. Je ne te connaissais pas encore tout entière ; je ne savais pas bien encore quel inestimable trésor Dieu m’avait donné dans sa bonté. Tu vas tout savoir ; aussi bien ne pourrais-je te cacher plus longtemps le secret de ma conduite et de mon chagrin ; l’époque fatale est arrivée, le coup que je redoutais est imminent, et ne peut plus être détourné. Es-tu prête à entendre une révélation, Lénora ?

La jeune fille, heureuse devoir le calme et radieux sourire de son père ! répondit d’une voix douce et caressante :


— Ô mon père, épanchez toutes vos douleurs dans mon cœur, mais ne me cachez rien ; ma part doit être entière. Vous sentirez combien, à chaque confidence, votre cœur sera soulagé.

Le gentilhomme prit la main de %a fille et répondit d’un ton solennel :

— Prends donc ta part de mes souffrances et aide-moi à porter ma croix. Je ne te dissimulerai rien. Ce que je vais te dire est une triste et lamentable histoire, mais ne tremble pas, mon enfant ; si quelque chose doit t’émouvoir, ce sera le tableau des tortures de ton père. Tu sauras aussi pourquoi monsieur Denecker a pu agir envers nous comme il l’a fait.

Il laissa la main de sa fille et, sans détourner d’elle son regard, commença son récit d’une voix calme.

— Tu étais petite encore, Lénora, mais, aimante et douce comme aujourd’hui, tu faisais la joie et le bonheur de ta mère. Nous habitions l’humble manoir de nos pères sans que rien vint troubler la paix de notre existence, et, grâce à l’économie, nous trouvions dans nos revenus le moyen de faire honneur à notre nom et à notre rang.

J’avais un frère plus jeune que moi, doué d’un excellent cœur, généreux, mais imprudent. Il habitait la ville et avait épousé une femme de race noble, qui n’était pas plus riche que lui-même. Celle-ci, poussé, par l’ostentation, l’excita-t-elle à tenter par des moyens chanceux d’augmenter ses revenus ? c’est ce que j’ignore. Toujours, est-il qu’il spéculait sur les fonds publics. Tu ne comprends pas ce que je veux dire ? C’est un jeu auquel on peut en un instant gagner des millions, mais un jeu qui peut aussi vous plonger en peu de temps dans la plus profonde misère, un jeu qui, gentilhomme ou millionnaire, vous réduit, comme par magie, à la besace du mendiant.

Mon frère fit d’abord des bénéfices considérables, et monta sa maison sur un tel pied que les plus riches pouvaient lui porter envie. Il venait souvent nous voir ; il t’apportait, à toi qui étais sa filleule, mille cadeaux, et nous témoignait d’autant plus d’affection que sa fortune allait dépassant la nôtre.

Bien couvent je lui remontrai combien les opérations auxquelles il se livrait étaient périlleuses, et je m’efforçai de lui faire sentir qu’il ne convenait pas à un gentilhomme de risquer chaque jour sa fortune et son honneur sur une nouvelle incertaine. Comme le succès lui donnait raison contre moi, mes remontrances se trouvaient impuissantes : la passion du jeu, car c’est un jeu, l’emportait sur la sagesse de mes conseils.

Le bonheur qui l’avait longtemps favorisé parut enfin vouloir l’abandonner ; il perdit une bonne partie de ses premiers gains, et vit peu à peu sa fortune s’amoindrir. Cependant le courage ne l’abandonna pas. Au contraire, il parut se roidir avec obstination contre le sort, et se tint pour certain qu’il forcerait la chance inconstante à tourner en sa faveur. Fatale illusion !

… Un soir d’hiver, je tremble quand j’y pense, j’étais au salon prêt à m’aller coucher ; tu étais déjà au lit et ta mère priait à ton chevet comme elle en avait l’habitude. Un ouragan terrible grondait au dehors ; des tourbillons de grêle fouettaient les vitres ; le vent rugissait dans les arbres et semblait vouloir arracher la maison de ses fondements, Sous l’influence de la tempête, j’étais tombé dans de sombres pensées. Tout à coup un violent coup de sonnette retentit à la porte, tandis que des hennissements annonçaient l’arrivée d’une voiture, Un domestique — nous en avions deux alors — un domestique alla ouvrir ; une femme s’élança dans la chambre et tomba à mes pieds en fondant en larmes ! C’était la femme de mon frère !

Tremblant de surprise et d’effroi, je veux la relever ; mais elle embrasse mes genoux et implore mon aide, les joues baignées par un torrent de larmes. Elle implore de moi, en paroles entrecoupées et obscures, la vie de mon frère, et me fait frémir en me laissant soupçonner un épouvantable malheur…

Ta mère entra sur ces entrefaites ; tous deux nous nous efforçâmes de calmer la pauvre femme à demi folle de désespoir ; les marques d’intérêt et d’affection que nous lui prodiguions, réussirent à la ramener à elle.

Hélas ! mon frère avait tout perdu, tout, et même plus qu’il ne possédait. Le récit de sa femme était déchirant, et plus d’une fois il nous arracha des larmes, mais la fin surtout nous jeta dans une affreuse et inexprimable anxiété. Mon frère, accablé par la certitude de ne pouvoir faire honneur à son nom, poursuivi par la pensée que la loi et la justice allaient intervenir dans ses affaires, mon frère était tombé dans un morne désespoir : l’infortuné avait attenté à sa vie. Sa malheureuse femme, guidée par Dieu, l’avait surpris dans l’accomplissement de sa coupable résolution, et lui avait arraché l’arme meurtrière dont il allait se frapper. Il était enfermé dans une chambre, muet, anéanti, le front sur les genoux, et surveillé de près par deux amis fidèles. Si quelqu’un sur la terre pouvait le sauver, c’était assurément son frère.

Ainsi en avait jugé sa pauvre femme ; elle s’était jetée dans une voiture et, seule, par la nuit et l’orage, était venue à moi comme à son seul recours dans cette terrible extrémité. Elle était là, agenouillée à mes pieds, me suppliant de l’accompagner à la ville. Je ne balançai pas un instant ; ta bonne mère frappée non moins que moi par l’affreuse nouvelle et prévoyant bien ce qu’on demandait de nous, me cria encore au moment où je montais en voiture : « Oh ! sauve-le ! n’épargne rien ; j’approuve tout ce que tu feras ! »

Le cocher, qui heureusement connaissait très-bien le chemin, fouetta ses chevaux, et plus vite que le vent nous nous enfonçâmes dans les ténèbres. Tu pâlis et tu trembles, Lénora ? Elle était effroyable, cette sombre nuit ; tu ne sauras jamais quelle terrible impression elle fit sur moi ; mes cheveux blanchis avant l’âge sont le triste souvenir des anxiétés que j’éprouvai… Courage, mon enfant, écoute jusqu’au bout.

La jeune fille, comme écrasée par ces tristes révélations, fixait un regard plein d’anxiété sur son père. Celui-ci poursuivit :

— Il est inutile de te peindre l’état de désespoir et d’égarement dans lequel je trouvai mon malheureux frère, et de te dire pendant combien d’heures je dus lutter pour faire pénétrer une faible lueur d’espérance dans son esprit troublé. Il n’y avait qu’un seul moyen de sauver son honneur et en même temps sa vie ; mais quel moyen, mon Dieu ! Il me fallait engager le peu de biens que je possédais, comme garantie des dettes de mon frère ; le manoir de nos aïeux, la dot de ta mère, tout ton héritage, Lénora, il fallait tout aventurer avec la certitude d’en perdre pour toujours la plus grande partie. À cette condition l’honneur de mon frère était sauf ; à cette condition, il renonçait à son projet d’échapper a la honte par la mort. Ce ne fut pas lui qui me demanda cela, au contraire, il ne supposait pas que je pusse ou dusse le faire ; mais j’avais, moi, la conviction qu’il mettrait à exécution son criminel projet, si je ne rétablissais immédiatement ses affaires par le plus grand sacrifice. Et cependant je n’osais m’y résoudre.

— Oh ! s’écria Lénora avec terreur, mon père, mon père, vous avez refusé ?

Un sourire de bonheur apparut sur le visage du gentilhomme, et au lieu de s’émouvoir de l’exclamation accusatrice de sa fille, son regard s’éclaircit au contraire, son front se redressa digne et fier, et il reprit d’une voix plus ferme :

— Ah ! Lénora, j’aimais mon frère ; mais je t’aimais plus encore, toi, mon unique enfant. Ce qu’on me demandait, c’était la misère pour toi et pour ta mère…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Lénora avec une impatiente anxiété.

— D’un côté, cette pensée déchirait paon cœur, brisé de l’autre par le spectacle de l’inexprimable désespoir que j’avais sous les yeux. Enfin la générosité l’emporta dans cette lutte suprême. Le jour était venu ; j’allai trouver les principaux créanciers, et je signai de ma main l’écrit qui sauvait l’honneur et la vie de mon pauvre frère, et condamnait en même temps les deux êtres qui m’étaient le plus chers, ma femme et mon enfant, à la dernière misère…

— Merci, mon Dieu ! s’écria Lénora avec joie, comme si elle eût été soudain délivrée d’un pénible cauchemar ; soyez béni, mon père, pour votre bonne et généreuse action !

Elle se leva lentement, passa les bras au cou de son père, et lui donna un ardent baiser, avec une gravité singulière pourtant, comme si elle eût voulu imprimer à ce baiser si plein d’amour quelque chose de solennel.

— Tu me bénis pour, avoir agi ainsi ? dit le gentilhomme avec un regard plein de reconnaissance ; c’est pourtant l’action pour laquelle je dois implorer ton pardon, mon enfant !

— Mon pardon ? s’écria Lénora surprise. Ah ! si vous eussiez agi autrement, combien n’aurais-je pas souffert de douter de la générosité de mon père ! Maintenant je vous aime plus encore qu’auparavant. Pardonner ! Est-ce donc un crime de sauver la vie de son frère lorsqu’on le peut ?

— Le monde n’en juge pas ainsi, Lénora ; on ne pardonne jamais la pauvreté à un gentilhomme. Réduit à cet état, il expie l’humiliation que bien des gens voient pour eux-mêmes dans l’existence de la noblesse ; il doit payer, et payer double pour les autres. C’est alors qu’on l’accable de railleries et de mépris, et qu’on le traite comme un paria de la société. Ses égaux le fuient pour ne pas paraître solidaires de sa misère ; les bourgeois et les paysans rient de son malheur et l’insultent, comme si sa chute était pour eux une douce vengeance. Heureux celui à qui, en pareille circonstance, Dieu a donné un ange qui verse dans son âme consolation et soulagement, et qui le rend fort contre l’infortune et la douleur. Mais écoute, mon enfant !

— Mon frère fut sauvé ; le secret le plus profond cacha l’aide que je lui avais prêtée ; il quitta le pays, et partit avec sa femme pour l’Amérique, où, depuis lors, il a gagné par son travail de quoi soutenir une misérable existence ; sa femme était morte pendant la traversée. Quant à nous, nous ne possédions plus rien : le Grinselhof et nos autres propriétés étaient hypothéqués pour des dettes dont le capital dépassait leur valeur. En outre, Je m’étais vu forcé d’emprunter à un gentilhomme de ma connaissance une somme de quatre mille francs reconnue par une lettre de change.

Lorsque ta mère apprit l’étendue du sacrifice que je venais de consommer, elle ne me fit pas le moindre reproche ; dans le premier instant elle approuva pleinement ma conduite ; mais bientôt la misère vint nous imposer de si amères privations que le courage de ta mère succomba peu à peu sous leur poids, et qu’elle tomba dans une maladie de langueur qui ne lui arrachait aucune plainte, mais qui l’épuisait rapidement.

Pénible situation ! Pour cacher notre ruine et sauver le nom de nos pères de l’injure et du mépris, nous devions épargner avec le dernier scrupule l’argent nécessaire pour payer la rente de nos dettes.

Dans l’espace de trois mois, nos gens et nos chevaux disparurent peu à peu ; nous oubliâmes bientôt le chemin qui menait chez nos amis, et nous refusâmes systématiquement toutes les invitations, afin de ne pas être forcés de recevoir quelqu’un à notre tour. Une rumeur d’improbation s’éleva contre nous parmi les habitants du village et les familles nobles avec lesquelles nous étions liés jadis. On disait qu’une ignoble ladrerie nous poussait à vivre dans l’isolement le plus complet. Nous acceptâmes avec joie ce reproche et même la rancune publique qui en fut la suite ; c’était un voile qu’on jetait sur nous et à l’abri duquel notre indigence se dissimulait avec sécurité.

Hélas ! Lénora, je tremble ; mon cœur se serre. Je touche dans mon récit au moment le plus douloureux de ma vie. Aie le courage d’entendre sans pleurer ce que je vais te dire.

Ta pauvre mère était devenue très-maigre ; ses yeux s’étaient enfoncés peu à peu dans l’orbite ; une livide pâleur avait envahi ses joues. En la voyant dépérir, elle que j’aimais plus que la vie, en voyant sans cesse la mort imprimée sur ses traits en signes si clairs et si menaçants, je devins à moitié fou de désespoir et de chagrin.

Lénora baissait les yeux, et des larmes silencieuses coulaient sur ses joues. Le gentilhomme, tremblant d’émotion, la contempla un instant ; mais il reprit bientôt son triste récit.

— Pauvre mère, elle ne faisait que pleurer ! Chaque fois qu’elle regardait son enfant, sa petite Lénora, des larmes remplissaient ses yeux. Ton nom était sans cesse sur ses lèvres. C’était une prière continuelle qu’elle adressait au ciel. Enfin, elle entendit la voix de Dieu qui la rappelait à lui ; le prêtre l’avait préparée au dernier voyage. On t’avait arrachée de ses bras et conduite à la ferme. Je me trouvais seul, au milieu de la nuit, seul avec elle, dont les lèvres glacées m’avaient déjà donné le baiser de l’éternel adieu ; mon cœur saignait, le désespoir rongeait mes entrailles… Combien ses dernières heures furent douloureuses, mon Dieu ! Elle ressemblait déjà à un cadavre, et un torrent de larmes coulait encore de ses yeux éteints, tandis que ses lèvres s’efforçaient de bégayer le nom de son enfant comme une plainte suprême. Agenouillé devant son lit, les mains levées vers le ciel, j’implorais l’adoucissement de ses souffrances et le pardon de ce que j’avais fait ; ou bien, debout, je touchais de mes mains ses joues pâles, et j’essuyais par mes baisers les sueurs de l’agonie. J’étais hors de moi… Tout à coup elle parut reprendre le sentiment : c’était la dernière étincelle de la vie qui allait s’éteindre. Elle m’appela par mon nom ; je bondis et fixai sur ses yeux un œil égaré. Elle dit d’une voix distincte : « C’en est fait, mon ami ; adieu ! Dieu n’a pas adouci pour moi la dernière heure ; je meurs avec la conviction que mon enfant sera malheureuse sur la terre… »

Je ne sais ce que mon amour pour elle m’inspira et me fit dire ; mais je lui promis, en prenant Dieu à témoin de ma promesse, que tu échapperais à la misère, Lénora, et que l’existence serait pour toi douce et heureuse. Un sourire céleste parut sur le visage de ta mère mourante ; en cet instant solennel elle crut à ma promesse. Elle passa encore une fois avec effort les bras autour de mon cou, et ses lèvres effleurèrent les miennes. Mais je sentis bientôt ses bras défaillir, et son âme monta vers Dieu dans un dernier soupir. Hélas ! Lénora, tu n’avais plus de mère ! Ma pauvre Marguerite était morte !

Le gentilhomme pencha la tête sur la poitrine et se tut. Lénora, muette aussi, pleurait ; un silence de mort régnait autour d’eux.

Bientôt la jeune fille rapprocha sa chaise de son père et prît sa main sans prononcer un mot.

Ils demeurèrent longtemps ainsi plongés dans une profonde tristesse. Enfin, Lénora se leva et s’efforça de consoler son père par ses caresses.

Monsieur de Vlierbecke, comme s’il eût eu hâte de terminer son récit, reprit d’une voix plus libre :

— Ce qui me reste à te dire, Lénora, n’est pas aussi triste que ce que tu viens d’entendre ; cela ne regarde que moi seul. Peut-être ferai-je bien de te le taire ; mais j’ai besoin d’une amie qui sache ce que j’ai souffert, qui connaisse tous mes secrets, et me permette de verser dans son cœur ce qui depuis dix ans est resté enseveli et caché.

Ta mère, mon unique soutien, m’était ravie ; je demeurais seul au Grinselhof avec toi, mon enfant, et avec ma promesse, une promesse faite devant Dieu à une mourante ! Que devais-je faire pour l’accomplir ? Abandonner mon patrimoine héréditaire, errer à l’aventure dans un pays étranger, travailler afin de gagner notre vie à tous deux ? C’était impossible ; c’eût été accepter sur-le-champ la misère pour toi. Je ne pouvais songer à ce moyen. Après de longues et pénibles méditations, il me sembla qu’un trait de lumière éclairait mon esprit, et je m’arrêtai plein d’espoir au seul projet dont la réalisation pouvait promettre sinon à moi du moins à mon enfant un heureux avenir.

Je résolus de dissimuler notre indigence avec plus de soin que jamais, et de consacrer tous mes instants à enrichir ton intelligence. Dieu t’a libéralement douée de la beauté du corps, Lénora ; ton père voulut t’initier aux arts et aux sciences, et te donner, avec la connaissance du monde, la vertu, la piété, la modestie. Il voulut faire de toi, de l’âme comme du corps, une femme accomplie… et il osa espérer que la noblesse de ton sang, les charmes de ton visage, les trésors de ton esprit et de ton cœur, pourraient compenser la dot qu’il ne pouvait te donner. Il se berçait de la pensée que tu parviendrais ainsi à faire un bon mariage qui te rendrait dans le monde, en partie du moins, le rang auquel ton origine semblait te donner droit.

Pendant dix ans, mon enfant, j’ai eu pour unique souci ton éducation et ton instruction. Ce que j’avais oublié ou ce que j’ignorais, je l’apprenais la nuit afin de pouvoir t’en faire part. Tandis que j’écartais de ton chemin, avec une religieuse sollicitude, tout chagrin et toute émotion triste, et que je te donnais, dans une certaine mesure, tout ce que semblait exiger notre apparente aisance ; tandis que le sourire continuel de mon visage te réjouissait sans cesse, la crainte, l’anxiété, la honte, rongeaient mon cœur à tout instant, et je comptais avec effroi les pas du temps qui me rapprochaient de plus en plus de l’heure fatale. Ah ! Lénora, faut-il te le dire ? J’ai souffert de la faim et soumis mon corps aux plus rudes privations. J’ai passé la moitié de mes nuits à un travail d’esclave, raccommodant mes vêtements, bêchant le jardin, apprenant et exerçant, dans les ténèbres, toutes sortes de métiers afin de cacher notre pauvreté à toi et aux autres.

Mais tout cela n’était rien ; dans le silence de la nuit je n’avais à rougir devant personne. Le jour, il fallait, me roidir sans cesse contre les humiliations, et, le cœur saignant, dévorer l’affront et l’insulte…

La jeune fille contemplait son père d’un œil humecté par les larmes de la pitié. Monsieur de Vlierbecke étreignit sa main pour la consoler, et continua :

— Ne sois pas triste, Lénora. Si la main du Seigneur me faisait de profondes blessures, chaque fois aussi, dans sa miséricorde, il me donnait le baume qui les guérit. Un seul sourire de ton doux visage suffisait pour faire monter de mon cœur vers le ciel une prière de reconnaissance. Toi du moins tu étais heureuse ; en cela ma promesse était remplie.

Enfin, je crus que Dieu lui-même avait envoyé sur notre route quelqu’un qui te sauverait de la misère imminente. Une douce inclination se forma entre Gustave et toi. Un mariage paraissait devoir en être la conséquence. Dans ces circonstances, j’ai fait connaître à monsieur Denecker, lors de sa dernière visite, le déplorable état de mes affaires. Sur cette révélation, il s’est irrévocablement refusé à accéder au désir de son neveu. Comme si ce coup terrible, qui anéantissait mes plus chères espérances, n’eût pas suffi à m’accabler, j’appris presque en même temps que l’ami qui m’avait prêté quatre mille francs avec la faculté de renouveler chaque année mon obligation envers lui, était mort en Allemagne, et que les héritiers réclamaient le paiement de la dette. J’ai parcouru toute la ville, sonné à toutes les portes amies, remué ciel et terre dans mon désespoir pour échapper à cette dernière ignominie, tous mes efforts ont été infructueux. Demain peut-être on affichera sur la porte du Grinselhof un placard annonçant la vente non-seulement de tous nos biens, mais même du mobilier et des objets que le souvenir nous a rendus chers. Le point d’honneur exige que nous livrions à l’enchère publique tout ce qui a quelque valeur, afin que le montant de nos dettes soit couvert. Si le sort était assez bienveillant pour nous permettre de satisfaire tout le monde, ce serait encore un grand bonheur dans notre misère, mon enfant. Ton sourire est si doux, Lénora ? La joie brille dans tes yeux ; cette ruine fatale ne t’attriste-t-elle donc pas ?

— C’est là ce qui vous fait dépérir, mon père ? Vous n’avez pas d’autre chagrin ! Votre cœur ne garde aucun secret ? demanda la jeune fille.

— Aucun, mon enfant, tu sais tout.

— Assurément, reprit Lénora gravement, un coup pareil, je le sais, serait considéré par d’autres comme un épouvantable malheur ; mais que peut-il sur nous ? Pourquoi vous-même parlez-vous avec tant de calme, mon père ? Pourquoi semblez-vous, comme moi, indifférent à l’heure qu’il est à l’inexorable arrêt du sort ?

— Ah ! c’est parce que tu m’as rendu courage et confiance, Lénora ; c’est parce qu’après une aussi longue contrainte je rentre franchement en pleine possession de ton amour ; c’est parce que tu me laisses espérer que tu ne seras pas trop malheureuse. Je sais ce que tu vas me répondre, noble enfant que Dieu m’a donné comme un bouclier contre toutes les douleurs ! Hé bien, j’accepterai la ruine sans fléchir le front, et je me soumettrai avec résignation à la volonté de Dieu… Hélas ! poursuivit-il avec tristesse, qui sait cependant quelles souffrances nous sont réservées ! Errer par le monde, chercher loin de ceux qu’on aime et qu’on connaît un asile ignoré, gagner par le travail de ses mains le pain de chaque jour ! Tu ne sais pas, Lénora, combien il est amer, ce pain de la misère !

La jeune fille frémit en voyant la tristesse redescendre comme un voile sombre sur le front de son père. Elle saisit ses mains avec effusion, et le regard plongeant dans son regard, elle lui dit d’une voix suppliante :

— Ah ! mon père, que le sourire du bonheur ne quitte pas votre visage ! Croyez-moi, nous serons heureux. Transportez-vous en esprit dans la position qui nous attend. Qu’y a-t-il donc là de si effrayant ? Je suis adroite dans tous les ouvrages de femme ; et puis, vous m’avez rendue assez savante pour que je puisse enseigner aux autres ce que je vous dois en fait d’arts et de sciences. Je serai forte et active pour nous deux. Dieu bénira mon travail. Nous voyez-vous, mon père, seuls dans une petite chambre bien coquette, en paix, le cœur tranquille, toujours ensemble, nous aimant l’un l’autre, défiant le sort, au-dessus de l’infortune, vivant dans le ciel que nous prépare notre commun sacrifice, dans le ciel d’un amour infini ? Ah ! il me semble que le vrai bonheur de l’âme va seulement commencer pour nous ! Et vous, mon père, pouvez-vous vous désoler encore, lorsqu’un bonheur nous sourit, un bonheur tel que peu d’hommes peuvent en jouir en ce monde ?

Monsieur de Vlierbecke contemplait sa fille avec ravissement ; cette voix enthousiaste, mais toujours douce, l’avait tellement ému, ce courage dont il pénétrait les nobles motifs, lui inspiraient une telle admiration que d’heureuses larmes remplirent ses yeux. D’une main il attira Lénora sur son sein ; il posa l’autre main sur ce front chéri, et son regard s’éleva vers le ciel dans une religieuse extase.

Il demeura ainsi, sans parole, les yeux élevés vers Dieu. Une prière recueillie, une bénédiction pour son enfant ; un remerciement plein d’effusion, montaient de son cœur, comme la flamme sacrée de l’autel, vers le trône de celui qui lui avait donné l’angélique Lénora.

VIII.


Un jour ou deux après, comme monsieur de Vlierbecke l’avait dit à Lénora, l’annonce de la vente de tous ses biens fut insérée dans les journaux et affichée partout en ville et dans les communes environnantes.

L’affaire fit un certain bruit, et chacun s’étonna de la ruine du gentilhomme, qu’on avait cru si riche et si avare.

Comme la vente était annoncée pour cause de départ, on n’eût pu en deviner le véritable motif, si de la ville n’était venue la nouvelle que monsieur de Vlierbecke s’y était résolu pour payer ses dettes, et qu’il était tombé dans la dernière misère. La cause même de son malheur, c’est-à-dire le secours qu’il avait prêté à son frère, était connue, bien qu’on n’en sût pas les circonstances particulières.

Depuis le placement des affiches, le gentilhomme vivait encore plus retiré, afin d’éviter toute explication. Il attendait avec résignation l’époque de la vente ; et bien que le chagrin fît souvent effort pour s’emparer de son âme, il trouvait dans les encouragements incessants de sa fille la force de voir arriver le jour fatal avec une sorte d’orgueil.

Sur ces entrefaites, il avait reçu de Rome une lettre de Gustave, lettre qui contenait en même temps quelques lignes pour sa fille. Le jeune homme annonçait que l’absence avait rendu plus vive que jamais son affection pour Lénora, et que sa seule consolation était l’espoir de pouvoir un jour lui être uni par les liens du mariage. Mais, d’un autre côté, sa lettre n’était pas aussi encourageante : il y disait, en se plaignant tristement, que tous ses efforts pour amener son oncle à changer de résolution étaient jusque-là demeurés vains. Il ne dissimula pas à Lénora qu’il n’avait plus aucun espoir dans la possibilité de son union avec Gustave, et qu’il serait sage à elle-même d’oublier ce malheureux amour pour ne pas se préparer de nouveaux chagrins.

Maintenant que la pauvreté de son père était publiquement connue, Lénora elle-même était convaincue qu’il lui fallait renoncer à toute espérance ; cependant elle se sentait heureuse et fortifiée par la pensée que Gustave l’aimait encore, que celui dont, le souvenir et l’image remplissaient son cœur songeait toujours à elle et gémissait de son absence !

Elle aussi tenait fidèlement ses promesses : que de fois elle prononçait dans la solitude le nom de son bien-aimé ! que de soupirs s’échappaient de son sein sous le catalpa, comme si elle eût voulu confier au zéphyr la mission de porter vers des climats plus doux les vœux de son âme ! Elle redisait seule ses plus tendres aveux, et dans ses promenades rêveuses sous l’ombrage des chemins préférés elle s’arrêtait à chaque endroit où un mot, un serrement de main, un regard de lui l’avait émue…

Comme si tous les malheurs qui pouvaient briser le cœur du gentilhomme devaient l’accabler à la fois, il reçut d’Amérique la nouvelle de la mort de son frère. L’infortuné avait succombé à une cruelle maladie de langueur, dans les déserts qui s’étendent au delà de la baie d’Hudson.

Monsieur de Vlierbecke pleura pendant quelques jours la perte d’un frère tendrement aimé ; mais son esprit se détourna forcément de ce malheur pour se reporter sur la décision imminente de son propre sort…

Enfin le jour de la vente arriva.

De bon matin, le Grinselhof fut envahi par toutes sortes de gens qui, mus par la curiosité ou par le désir d’acheter, parcoururent toutes les chambres de l’habitation de monsieur de Vlierbecke pour visiter le mobilier et estimer dans leur for intérieur la valeur de chaque objet.

L’infortuné gentilhomme avait fait transporter et disposer dans les plus grandes places tous les objets susceptibles d’être vendus. Aidé de sa fille, il avait passé toute la nuit précédente à nettoyer ceux-ci et à les mettre en bon état afin que les amateurs en offrissent le prix le plus avantageux. Ce soin ne lui avait pas été inspiré par l’intérêt personnel ; car les biens-fonds ayant été vendus quelques jours auparavant très-désavantageusement, il lui était démontré que la vente totale de son avoir ne pourrait en aucun cas dépasser le montant de ses dettes.

C’était un sentiment de probité qui avait poussé le gentilhomme à sacrifier le repos de la nuit à l’intérêt de ses créanciers, afin de diminuer autant que possible leurs pertes.

Probablement que monsieur de Vlierbecke avait le dessein de ne pas prolonger son séjour au Grinselhof après la vente, car parmi les lots exposés aux enchères on pouvait remarquer deux garnitures complètes de lit et une grande quantité de vêtements appartenant à lui ou à sa fille.

Lénora s’était rendue de bonne heure à la ferme et y attendait que tout fût fini.

À dix heures, la salle où devait commencer la vente était remplie de monde ; des gentilshommes et de nobles dames s’y trouvaient mêlés aux fripiers ; et aux usuriers, que l’espoir de faire de bons marchés avait attirés de la ville ; il y avait des paysans discourant à voix basse et avec surprise sur la ruine de monsieur de Vlierbecke ; il y avait même des gens qui riaient à gorge déployée, et s’égayaient par toutes sortes de plaisanteries en attendant que le notaire donnât lecture des conditions de la vente.

Celle-ci commença une demi-heure après.

Le garde champêtre était debout sur une table, à titre de crieur ; le notaire mettait à prix une belle armoire, lorsque apparut monsieur de Vlierbecke lui-même, qui vint se placer près de la table aux enchères.

Son apparition causa un mouvement général parmi les spectateurs ; les têtes se rapprochèrent, on se mit à chuchoter ; on considérait le gentilhomme déchu avec une sorte de curiosité insolente à laquelle se mêlait chez quelques-uns des assistants un sentiment de pitié ; chez la plupart on ne remarquait qu’indifférence et raillerie.

Cette attitude malveillante de l’assemblée ne dura qu’un instant ; bientôt le ferme et imposant visage du gentilhomme inspira à tous le respect et l’admiration. Il était pauvre, la fortune l’avait frappé matériellement ; mais dans son mâle regard, dans ses traits calmes rayonnait une âme indépendante et courageuse à laquelle l’infortune ne semblait rien avoir ôté de sa grandeur ni de sa noble fierté.

Cependant le notaire continua la vente, aidé dans l’appréciation des objets par monsieur de Vlierbecke, qui donnait des renseignements sur leur origine, leur antiquité et leur juste valeur.

De temps en temps, quelque gentilhomme du voisinage, qui s’était trouvé autrefois en relation avec le père de Lénora, s’approchait de lui pour lui parler de son malheur ; mais il échappait par d’adroites réponses à ces consolations indiscrètes. Il s’exprimait si librement, il demeurait tellement maître de lui, qu’on ne trouvait pas l’occasion de lui témoigner une inutile compassion. Bien plus, il y avait dans son attitude et dans ses gestes quelque chose de si élevé et de si grand qu’on ne le quittait pas sans une respectueuse émotion.

Si le visage de monsieur de Vlierbecke était calme, si dans son regard brillait une invincible force d’âme et un haut sentiment de sa propre dignité, son cœur était déchiré par les plus cuisantes douleurs. Tout ce qui avait appartenu à ses ancêtres, des objets qui portaient les armes de sa famille et qui depuis deux ou trois siècles y étaient religieusement conservés, tout cela il le voyait vendre à vil prix et passer dans les mains des usuriers. À mesure que ces reliques historiques apparaissaient sur la table, les annales de son illustre race se déroulaient sous les yeux du gentilhomme : cruelle épreuve où il lui semblait que chaque objet arrachait un souvenir de son cœur saignant…

La vente touchait à sa fin lorsqu’on détacha du mur, pour les mettre aux enchères, les portraits des hommes éminents qui avaient porté le nom de Vlierbecke. Le premier, — celui du héros de Saint-Quentin, — fut adjugé à un vieux fripier pour un peu plus de trois francs !

Il y avait dans la vente de ce portrait et dans le prix dérisoire qu’on en avait donné une si amère ironie pour le gentilhomme que, pour la première fois, le supplice qui torturait son âme se fit jour sur son visage. Il baissa les yeux et s’abîma dans de sombres et pénibles réflexions ; après quoi il releva le front, et, en proie à une visible émotion, il quitta la salle pour ne pas être présent à la vente des autres portraits…

Le soleil n’avait plus à fournir que le quart de sa course quotidienne pour atteindre l’horizon.

Au Grinselhof, un silence de mort a remplacé la foule avide des brocanteurs ; il n’y a plus personne dans les chemins solitaires du jardin ; la porte est refermée, tout est rentré dans le calme accoutumé : on dirait que rien ne s’est passé dans ces lieux.

La porte de l’habitation de monsieur de Vlierbecke s’ouvre ; deux personnes paraissent sur le seuil : un homme déjà avancé en âge et une jeune fille. Ils portent tous deux un petit paquet à la main et semblent prêts à se mettre en voyage.

Il est difficile sous ces humbles vêtements de reconnaître monsieur de Vlierbecke et sa fille ; on ne s’en douterait même pas, et pourtant ce sont eux. On voit qu’ils ont fait effort pour se dépouiller des dehors de l’aisance et pour prendre l’humble extérieur de la pauvreté.

Lénora porte une robe d’indienne de couleur sombre ; elle est coiffée d’un bonnet, et son cou est entouré d’un petit fichu carré ; on ne voit pas ses cheveux, soit parce que le bonnet les cache, soit parce qu’ils sont tombés sous les ciseaux.

Le gentilhomme est vêtu d’une redingote de drap noir boutonnée jusqu’au-dessous du menton, et coiffé d’une casquette dont la large visière dissimule presque entièrement ses traits.

Cependant, ces vêtements, malgré leur simplicité, ne manquent pas d’une certaine distinction. Quelques efforts qu’aient faits ceux qui les portent pour dissimuler leur ancienne condition, il reste dans leur démarche et dans la manière même de porter leur modeste costume quelque chose d’indéfinissable, mais qui révèle clairement un rang élevé.

Les traits du père ne sont pas altérés ; mais il est impossible de dire s’ils trahissent la joie, l’indifférence ou la douleur. Lénora semble forte et résolue, bien qu’elle quitte le lieu de sa naissance et se sépare pour toujours de tout ce qu’elle a aimé depuis son enfance, — de ces arbres séculaires à l’épais feuillage, sous l’ombre desquels le premier sentiment d’amour s’est éveillé dans son sein ému, — de ce catalpa si cher au pied duquel le timide aveu de Gustave vint frapper son oreille comme une parole du ciel… Oui, elle est forte et courageuse, bien que ce solennel adieu remplisse son âme d’une amère tristesse.

Mais elle doit soutenir son père souffrant, elle doit épier sur son visage toutes les émotions qui agitent son cœur, elle doit veiller sur ce cœur comme une sentinelle attentive pour repousser par son énergie et ses témoignages d’affection le chagrin qui veut s’en emparer. Voilà pourquoi son regard est si limpide et si doux quand il s’efforce de rencontrer celui de son père.

Le père et la fille se dirigent à pas lents vers la ferme. Ils y entrent pour prendre congé du fermier et de sa femme.

Cette dernière se trouvait seule avec sa servante dans la chambre d’en bas.

— Mère Beth, dit le gentilhomme d’un ton calme et bienveillant, nous venons vous dire adieu.

La fermière, le cœur saisi d’une douloureuse anxiété, contempla un instant les deux voyageurs, remarqua avec un pénible étonnement leur costume, et, portant son tablier à ses yeux, elle sortit en gémissant par la porte de derrière. La servante posa sa tête sur l’appui de la fenêtre, et se mit à sangloter tout haut malgré tous les efforts de Lénora qui s’était approchée d’elle pour la consoler.

Bientôt la fermière reparut avec son mari qu’elle était allée chercher dans la grange.

— Hélas ! c’est donc vrai, monsieur, dit le fermier d’une voix étouffée ; vous quittez le Grinselhof ? Et nous ne vous reverrons peut-être jamais !

— Allons, bonne mère Beth, dit le gentilhomme en prenant la main de la fermière, ne pleurez pas pour cela. Vous voyez bien que nous supportons notre sort avec résignation.

La pauvre femme leva la tête, jeta encore un regard sur les vêtements de ses anciens maîtres, et recommença à pleurer plus fort sans qu’il lui fût possible d’articuler un mot.

Depuis un instant, le fermier réfléchissait les yeux fixés sur le sol. Tout à coup il dit au gentilhomme d’un ton résolu :

— Je vous en prie, monsieur, permettez-moi de vous dire quelques mots… à vous seul !

Monsieur de Vlierbecke le suivit dans la pièce voisine. Le fermier ferma soigneusement les portes, et dit en hésitant :

— Monsieur, je n’ose presque pas vous dire ma demande ; me pardonnerez-vous si elle vous déplaît ?

— Parlez franchement, mon ami, répondit le gentilhomme avec un affable sourire.

— Voyez-vous bien, monsieur, balbutia le laboureur ému, tout ce que j’ai gagné, je vous en suis redevable. Quand j’ai pris notre Beth pour femme, nous n’avions rien, et pourtant, dans votre bonté, vous nous avez donné cette ferme pour un petit fermage. Par la grâce de Dieu et votre protection nous avons marché en avant. Et vous, au contraire, vous, notre bienfaiteur, vous êtes malheureux ; vous allez errer au hasard, le bon Dieu sait où !… Peut-être souffrirez-vous misère et privations. Cela ne doit pas être ; je me le reprocherais toute ma vie et ne m’en consolerais jamais. Ah ! Monsieur, tout ce que je possède est à votre service…

Monsieur de Vlierbecke pressa d’une main tremblante la main du fermier, et dit avec émotion :

— Vous êtes un brave homme, je suis heureux de vous avoir protégé ; mais renoncez à votre projet, mon ami ; gardez ce que vous avez gagné à la sueur de votre front. Ne vous inquiétez pas de nous ; avec l’aide de Dieu nous trouverons une vie supportable…

— Oh ! Monsieur, dit le fermier d’une voix suppliante et en joignant les mains, ne repoussez pas le léger secours que je vous offre !

Il ouvrit une armoire et montra un petit tas de pièces d’argent.

— Voyez, dit-il, ce n’est pas encore la centième partie du bien que vous nous avez fait. Accordez-moi la grâce que j’implore de votre générosité. Prenez cet argent ; s’il peut vous épargner une seule souffrance, j’en remercierai Dieu tous les jours de ma vie.

Des larmes d’attendrissement remplirent les yeux du gentilhomme, et ce fut d’une voix tout altérée qu’il répondit :

— Merci, mon ami ; je dois refuser ; toute instance serait inutile. Quittons cette chambre.

— Mais, Monsieur, s’écria le fermier avec désespoir, où allez-vous donc ? Pour l’amour de Dieu, dites-le-moi.

— Cela m’est impossible, répondit monsieur de Vlierbecke ; je ne le sais pas moi-même. Et quand même je le saurais, la prudence m’ordonnerait de ne pas le dire.

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il rentra dans l’autre pièce. Il trouva tout le monde et même sa fille fondant en larmes. Celle-ci s’était jetée au cou de la fermière, tandis que la servante portait en pleurant sa main à ses lèvres.

Le gentilhomme comprit qu’il fallait mettre fin à cette pénible scène. Il dit à sa fille quelques paroles empreintes d’une mâle énergie, et Lénora parut sortir d’un triste songe.

Il y eut encore des serrements de mains fiévreux ; on échangea le dernier baiser d’adieu, après quoi le père et la fille, reprenant en main leur petit paquet, franchirent le pont du Grinselhof et entrèrent dans la bruyère.

Longtemps les gens de la ferme les suivirent des yeux en pleurant, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu derrière un massif de chênes.

Monsieur de Vlierbecke avait suivi sans parler le chemin qui traversait la bruyère jusqu’à une hauteur au delà de laquelle un épais bois de sapins masquait l’horizon. Il savait qu’aussitôt qu’il serait entré dans ce bois le Grinselhof échapperait à ses regards.

Il s’arrêta et se retourna lentement. Il contempla encore une fois ce lieu, berceau de ses ancêtres et de lui-même.

Ce qui se passa en cet instant dans son âme dut être déchirant, car Lénora frémit en voyant l’altération de sa physionomie ; cependant, elle ne se sentit pas la force de troubler cette douleur solennelle.

Enfin, deux grosses larmes coulèrent sur les joues du gentilhomme. Alors Lénora lui sauta au cou, essuya ces larmes sous des baisers, et l’entraîna par la main en lui adressant mille paroles consolatrices.

Bientôt ils disparurent dans le sentier tortueux qui s’enfonçait en serpentant dans les sombres profondeurs du bois.


IX


À peine monsieur de Vlierbecke était-il parti depuis huit jours qu’il arriva d’Italie une lettre pour lui. Le facteur voulut savoir du fermier où l’ancien propriétaire du Grinselhof avait fixé sa demeure ; mais il ne put obtenir aucun renseignement sur ce point, personne ne sachant où monsieur de Vlierbecke et sa fille s’étaient rendus. Les informations prises auprès du notaire demeurèrent également sans résultat.

L’administration des postes mit au rebut cette première lettre de même que trois ou quatre autres qui la suivirent, venant toujours d’Italie ; personne ne s’inquiéta davantage du sort du malheureux gentilhomme, à l’exception du seul fermier du Grinselhof, qui, le vendredi, au marché, demandait toujours aux paysans des autres villages s’ils n’avaient pas vu son ancien maître ; mais personne ne pouvait lui en donner la moindre nouvelle.

Près de quatre mois s’étaient écoulés lorsque, par une certaine matinée, une riche chaise de poste s’arrêta devant la maison du notaire. La portière s’ouvrit. Un jeune homme, en habit de voyage, s’élança de la voiture, et entra précipitamment dans la maison.

— Monsieur le notaire ! demanda-t-il d’une voix impatiente au domestique. Celui-ci s’excusa en disant que son maître ne serait visible que dans quelques instants ; il introduisit ensuite l’étranger dans une chambre, lui présenta un siège et le pria d’attendre un moment, après quoi il disparut.

Le jeune homme parut très-contrarié de ce retard et s’assit en murmurant. Son visage avait une expression de tristesse ; ses yeux se baissèrent vers le parquet, et il parut s’absorber tout entier dans de profondes réflexions. Peu à peu, néanmoins, ses traits s’éclaircirent ; un doux sourire vint errer sur ses lèvres. Il releva le front et se dit à lui-même, tandis que son regard étincelait de joie :

— Ah ! comme le désir fait battre mon cœur ! Qu’elle est douce l’espérance, la certitude qu’aujourd’hui même je la reverrai ! qu’aujourd’hui même je la récompenserai de sa constance et lui offrirai le dédommagement de six mois de souffrances ; qu’aujourd’hui même, à genoux devant elle, je pourrai lui dire : Lénora, Lénora, ma douce fiancée, voici le consentement à notre mariage ! Je t’apporte la richesse, l’amour, le bonheur ! Je reviens avec la volonté et le pouvoir de rendre douce la vieillesse de ton père ; je reviens pour vivre avec vous deux dans ce paradis qui nous était promis… Ô ma bien-aimée, presse-moi dans tes bras, accepte mon baiser de retour, je suis ton fiancé ; rien sur la terre ne peut nous séparer… Viens, viens, qu’un même embrassement, qu’un même lien éternel unisse le père et ses enfants ! Ah ! oui, je sens nos âmes consumées par un même désir, par une même aspiration : aimer ! Oh ! merci, merci, mon Dieu !

En prononçant ces paroles, emporté par la contemplation du bonheur qui lui était promis, il avait quitté son siége pour donner à son corps une liberté de mouvement en harmonie avec l’ardente agitation de son âme.

Un bruit qu’il crut entendre à la porte de la chambre le rappela à la conscience de lui-même. Il comprima son émotion, et sa physionomie prit une expression plus calme, mais toujours souriante.

Peu d’instants après, il retomba dans une profonde méditation ; un autre sentiment devait s’être emparé de son cœur, car il fut saisi d’un léger tremblement, et l’anxiété se peignit sur ses traits :

— Mais si je me trompais ? murmura-t-il en soupirant. Mes lettres sont restées sans réponse ; n’est-on pas demeuré insensible à mes prières et à mes larmes ? Et Lénora…

Il s’arrêta immobile, la main appuyée sur le front. Mais il repoussa soudain la sombre pensée et dit avec une conviction enthousiaste :

— Arrière, arrière la défiance qui veut, comme un serpent, se glisser dans mon cœur ! Lénora m’oublier, me repousser ? Non, non, ce n’est pas possible ! Ne m’a-t-elle pas dit : notre amour est éternel, impérissable ! Les lèvres de Lénora peuvent-elles mentir ? Un cœur comme le sien peut-il être infidèle et traître ? Ah ! silence, silence ! tu la calomnies !

À peine avait-il prononcé ces derniers mots avec énergie, que la porte s’ouvrit. Le jeune homme dissimula son émotion, et alla au-devant du notaire. Celui-ci entra cérémonieusement, prêt à mesurer ses paroles et son attitude sur la position de son visiteur ; mais il eut à peine reconnu le jeune homme, qu’un sourire ouvert et amical parut sur son visage ; il alla vers Gustave en lui tendant la main et lui dit :

— Bonjour, bonjour, monsieur Gustave. Je vous attendais depuis quelques jours déjà, et suis vraiment heureux de vous revoir. Nous aurons sans doute à régler ensemble quelques affaires d’importance ; je vous suis reconnaissant de ce que vous voulez bien m’accorder votre confiance. Et à propos, qu’advient-il de la succession ? y a-t-il un testament ?

Gustave parut attristé par un souvenir. Tandis qu’il portait la main à la poche et tirait d’un portefeuille quelques papiers, ses traits exprimaient une douleur sincère. Le notaire s’en aperçut et ajouta :

— Je suis peiné, Monsieur, de la perte que vous avez faite. Votre excellent oncle était mon ami, et je déplore sa mort plus que qui que ce soit. Dieu l’a retiré du monde lorsqu’il était loin de son pays ; c’est un grand malheur, mais tel est le sort de l’homme. Il faut se consoler par la pensée que nous sommes tous mortels. Mais votre oncle avait pour vous une affection particulière, Monsieur ; il ne vous a sans doute pas oublié dans ses dernières dispositions ?

— Veuillez voir par vous-même combien il m’aimait, répondit le jeune homme en posant sur la table une liasse de papiers.

Le notaire se mit à les parcourir. Assurément ce qu’il y vit dut le surprendre, car son visage trahit une joyeuse stupéfaction. Pendant ce temps, Gustave, les yeux baissés, se trouvait dans une agitation qui témoignait d’une vive impatience.

Au bout d’un instant, le notaire se leva, et d’une voix respectueuse :

— Permettez-moi, dit-il, de vous féliciter, monsieur Denecker ; ces pièces sont régulières et inattaquables légalement. Légataire universel ! Mais savez-vous bien tout, Monsieur ? Vous êtes plus que millionnaire !

— Nous parlerons de cela une autre fois, dit Gustave en l’interrompant. Si je me suis rendu chez vous immédiatement, c’est parce que j’ai à demander un service à votre obligeance.

— Parlez, Monsieur !

— Vous êtes le notaire de monsieur de Vlierbecke ?

— Pour vous servir.

— J’ai appris par feu mon oncle que monsieur de Vlierbecke est tombé dans l’indigence. J’ai des raisons pour désirer que son malheur ne se prolonge pas.

— Monsieur, dit le notaire, je suppose qu’il s’agit d’un bienfait… Il ne pourrait, en effet, être mieux placé ; je sais comment monsieur de Vlierbecke a été poussé à sa ruine et ce qu’il a souffert. C’est une victime de sa générosité et de sa probité. Peut-être même a-t-il porté ces vertus jusqu’à l’imprudence et à la folie ; mais il n’en est pas moins certain qu’il méritait un meilleur sort.

— Eh bien, monsieur le notaire, je voudrais que vous eussiez la bonté de me dire avec les moindres détails ce qu’il faudrait faire pour secourir monsieur de Vlierbecke sans blesser sa dignité. Je connais l’état de ses affaires : mon oncle m’en a dit assez sur ce point. Il y a, entre autres dettes, une obligation de quatre mille francs au profit des héritiers de Hoogebaen. Je désire posséder sur-le-champ cette obligation, dussé-je la payer dix fois ce qu’elle vaut.

Le notaire regarda le Jeune Denecker avec un étonnement visible et sans répondre.

Gustave demanda avec anxiété :

— Pourquoi cette question vous déconcerte-t-elle ? Vous me faites trembler !

— Je ne comprends pas votre émotion, dit le notaire, mais j’ai lieu de croire que la nouvelle que j’ai à vous apprendre vous affligera profondément. J’ose à peine parler. Si mes prévisions sont fondées, je vous plains à bon droit. Monsieur.

— Que dites-vous, mon Dieu ! s’écria Gustave avec effroi. Expliquez-vous : la mort a-t-elle visité le Grinselhof ? Hélas ! la seule espérance de ma vie est-elle anéantie ?

— Non, non ! dit le notaire avec précipitation. Ne tremblez pas ainsi ; ils vivent tous deux ; mais un grand malheur les a frappés…

— Eh bien !… eh bien !… dit le jeune homme en proie à une fiévreuse angoisse.

— Soyez calme, reprit le notaire. Asseyez-vous et écoutez, Monsieur ; cela n’est pas aussi terrible que vous le pensez, puisque votre fortune vous permet, en tout cas, d’adoucir leur misère.

— Ah ! Dieu soit loué ! s’écria Gustave avec joie ; mais je vous en conjure, monsieur le notaire, hâtez-vous, rassurez-moi ; votre lenteur me met à la torture.

— Sachez donc que la lettre de change en question est échue pendant votre absence. Monsieur de Vlierbecke a, durant plusieurs mois, fait d’inutiles efforts dans le but de trouver l’argent nécessaire pour y faire honneur. D’un autre côté, ses propriétés étaient grevées de rentes au service desquelles elles ne pouvaient suffire. Pour échapper à la honte d’une aliénation forcée, monsieur de Vlierbecke a fait exposer en vente publique tous ses biens et jusqu’à son mobilier. Le produit atteignit à peu près le montant des dettes ; chacun a été satisfait, grâce à la noble et loyale conduite de monsieur de Vlierbecke, qui s’est plongé dans la plus extrême misère pour faire honneur à son nom.

— Ainsi, monsieur de Vlierbecke habite le château de sa famille à titre de locataire ?

— Pas du tout, il l’a quitté.

— Et quelle résidence a-t-il choisie ? Je veux le voir et lui parler aujourd’hui même.

— Je ne le sais pas.

— Comment, vous ne le savez pas ?

— Personne ne le sait : ils ont quitté la province sans informer qui que ce soit de leurs projets.

— Ciel ! que dites-vous ? s’écria Gustave dans une profonde consternation. Je serais forcé de vivre plus longtemps encore loin d’eux ? Ne pas savoir ce qu’ils sont devenus ! Ah ! je tremble ; une affreuse anxiété m’oppresse. Ainsi, vous ne pouvez m’indiquer leur demeure ? Personne, personne ne sait où ils sont ?

— Personne, répliqua le notaire. Le soir même de la vente, monsieur de Vlierbecke a quitté le Grinselhof à pied, et a suivi dans la bruyère un chemin inconnu. J’ai fait depuis quelques démarches pour découvrir son domicile, mais toujours sans le moindre résultat.

À cette triste nouvelle, le jeune homme fut pria d’un tremblement nerveux et pâlit visiblement ; désespéré, il porta convulsivement les mains à son front comme s’il eût voulu cacher deux grosses larmes qui coulaient de ses yeux. Ce que le notaire lui avait dit auparavant sur le malheur du père de Lénora, quoique affectant douloureusement son cœur, l’avait moins frappé, parce qu’il connaissait déjà sa misère ; mais la certitude de ne pouvoir immédiatement revoir sa bien-aimée et l’arracher à sa triste position, accablait son cœur d’un morne chagrin, tandis que le doute même sur son sort le faisait trembler dans la crainte de malheurs plus grands.

Le notaire, l’œil fixé sur le jeune homme, haussait les épaules de temps en temps, et son visage avait pris une expression de pitié. Enfin, il dit d’un ton consolant :

— Vous êtes jeune. Monsieur, et, selon l’habitude de votre âge, vous exagérez joie et douleur. Votre désespoir n’est pas fondé ; il est facile, au temps où nous vivons, de découvrir les gens que l’on veut bien rechercher. Avec un peu d’argent et de l’activité on est à peu près sûr d’avoir, en peu de jours, des renseignements sur le domicile de monsieur de Vlierbecke, quand même il habiterait un pays étranger. Si vous voulez me charger des recherches, je n’épargnerai ni temps ni peine pour vous donner dans un bref délai des nouvelles satisfaisantes.

Gustave arrêta sur le notaire un œil plein d’espoir, lui serra la main, et lui dit avec un sourire où se reflétait sa reconnaissance :

— Rendez-moi cet inestimable service, monsieur le notaire ; n’épargnez pas l’argent ; remuez ciel et terre, s’il le faut ; mais, au nom de Dieu, faites que je sache, et que je sache bientôt où se sont retirés monsieur de Vlierbecke et sa fille. Il m’est impossible de vous dire quelles souffrances déchirent mon cœur et combien est ardent le désir que j’ai de les retrouver. Soyez sûr que la première bonne nouvelle que vous me donnerez me sera plus douce que si vous me rendiez la vie.

— Ne craignez rien, Monsieur ; pour vous être utile mes clercs écriront toute la nuit des lettres à ce sujet. Demain je me rendrai de bonne heure à Bruxelles, et j’y réclamerai le secours de l’administration de la sûreté publique. Du moment où vous me permettez de n’épargner aucuns frais, cela ira de soi-même.

— Moi, de mon côté, je mettrai à contribution les nombreux correspondants de notre maison de commerce, et ferai d’incessants efforts pour les découvrir, dussé-je moi-même entreprendre pour cela de longs voyages.

— Reprenez donc courage, monsieur Denecker, dit le notaire ; je ne doute pas qu’en peu de temps nous n’atteignions notre but. Maintenant que vous êtes assuré de mes bons offices, il me serait agréable que vous me permissiez de causer un instant avec vous tranquillement et sérieusement. Je n’ai pas le droit de vous demander quels sont vos projets, et moins encore le droit de supposer que ces projets puissent être autres que respectables de tout point. Votre dessein est donc d’épouser mademoiselle Lénora ?

— C’est mon dessein immuable ! répondit le jeune homme.

— Immuable ? reprit le notaire, soit ! Mais la confiance que m’a toujours témoignée votre vénérable oncle et mon titre de notaire m’imposent le devoir de vous mettre sous les yeux, avec sang-froid, ce que vous allez faire. Vous êtes millionnaire, vous portez un nom qui, dans le commerce, représente à lui seul un important capital. Monsieur de Vlierbecke ne possède rien ; sa ruine est connue de tous, et le monde, injuste ou non, condamne le gentilhomme ruiné à l’ignominie et au mépris. Avec votre fortune, votre jeunesse, votre extérieur, vous pouvez obtenir la main d’une opulente héritière et doubler vos revenus.

Gustave avait écouté les premiers mots de cette tirade avec une impatience pénible ; mais bientôt il avait détourné les yeux pour songer à d’autres choses. Il se retourna tout à coup vers le notaire, interrompit son discours et répondit d’un ton bref :

— C’est bien, vous faites votre devoir ; je vous remercie ; mais assez là-dessus. Dites-moi, à qui appartient le Grinselhof aujourd’hui ?

Le notaire parut plus ou moins déconcerté de l’interruption et du peu d’effet de ses conseils ; cependant, il dissimula son dépit dans un malin sourire, et répondit :

— Je vois que monsieur a pris une ferme résolution ; qu’il fasse donc selon sa volonté. Le Grinselhof a été acheté par les créanciers hypothécaires, attendu qu’il est resté avec ses dépendances manifestement au-dessous, de sa valeur.

— Qui l’habite ?

— Il est resté inhabité. On ne va pas à la campagne en hiver.

— Ainsi, on pourrait le racheter aux propriétaires ?

— Sans doute, je suis même chargé de l’offrir de la main à la main pour le montant des hypothèques…

— Le Grinselhof m’appartient ! s’écria Gustave. Veuillez, monsieur le notaire, en donner immédiatement avis aux propriétaires.

— C’est bien, Monsieur ; considérez dès maintenant le Grinselhof comme votre propriété. Si vous avez le désir de le visiter, vous trouverez les clefs chez le fermier.

Gustave prit son chapeau, et se disposant à quitter le notaire, il lui serra la main avec une véritable cordialité :

— Je suis las et ai besoin de repos ; mon âme a été trop fortement secouée par la triste nouvelle que vous m’avez apprise. Dieu vous aide, monsieur le notaire, et commencez sans retard à remplir votre promesse ; ma reconnaissance dépassera tout ce que vous pouvez imaginer. Adieu, à demain !

Gustave s’éloigna la tristesse dans le cœur et gémissant du coup imprévu qui venait de l’atteindre si douloureusement.

X.


Depuis longtemps déjà le doux printemps a dépouillé la terre des voiles funèbres de l’hiver et rendu à toute la création une vie nouvelle et de nouvelles forces. Le Grinselhof aussi a repris toute la magnificence de sa sauvage et libre nature ; les chênes majestueux déploient leur vaste dôme de verdure, les rosiers des Alpes sont en pleine floraison, le syringa charge l’air de senteurs parfumées, les oiseaux chantent joyeusement leurs amours, les hannetons volent en bourdonnant, le soleil rajeuni inonde de ses chauds rayons les teintes délicates de la végétation renaissante…

Rien ne semble changé au Grinselhof : ses chemins sont toujours déserts, et morne est le silence qui règne sous ses ombrages ; pourtant, autour de l’habitation même, il y a plus de mouvement et de vie qu’autrefois. Deux domestiques y sont occupés à laver une magnifique voiture et à en enlever la poussière et la boue ; on entend dans l’écurie hennir et piétiner des chevaux. Une jeune servante, debout sur le seuil, rit et jase avec les domestiques.

Tout à coup, le timbre clair et argentin d’une sonnette retentit dans l’intérieur de la maison ; la jeune fille rentre précipitamment en disant d’une voix effrayée :

— Ah ! mon Dieu, monsieur qui demande son déjeuner : il n’est pas prêt !

Cependant, un instant après, elle monte l’escalier portant le déjeuner sur un plat magnifique ; elle entre dans un salon du premier étage, et dépose silencieusement le plat sur une table devant un jeune homme qui semble absorbé dans ses pensées. La servante quitte la place, toujours sans mot dire.

Le jeune homme sort de sa rêverie, et se met à déjeuner d’un air distrait ; il parait ne pas savoir ce qu’il fait.

Le mobilier qui garnit la salle offre des contrastes singuliers : tandis que certains objets, remarquables par leur richesse et l’élégance de leurs formes, se font reconnaître pour des produits du dernier goût, à côté se trouvent des sièges, des bahuts, des armoires, dont la sombre couleur brune et les sculptures roides et tourmentées accusent une haute antiquité ; il en est même dans le nombre qui ont visiblement défié les atteintes du temps pendant trois ou quatre siècles. Aux murailles sont suspendus de nombreux tableaux enfumés dont les cadres poudreux et souillés ont perdu tout éclat. Ce sont des portraits de guerriers, d’hommes d’État, d’abbés et de prélats.

Ces portraits portent les armoiries de la maison de Vlierbecke ; plusieurs autres objets sont marqués du même signe distinctif.

On sait cependant que jadis eut lieu au Grinselhof une vente publique qui dispersa entre les mains d’une foule de gens tout ce qui appartenait à monsieur de Vlierbecke. Comment se fait-il que ces portraits soient revenus à cette place qu’ils semblaient avoir abandonnée pour jamais ?

Le jeune homme se lève de table toujours distrait ; il parcourt la salle à pas lents, s’arrête, contemple les portraits d’un regard attristé, reprend sa marche, couvre ses yeux de la main comme pour creuser plus avant sa pensée, et s’approche d’une cassette antique posée sur une encoignure. Il l’ouvre avec une apparente indifférence et en tire quelques modestes bijoux, une paire de boucles d’oreilles et un collier de corail rouge. Il considère longtemps ces objets avec un sourire doux, mais triste ; un long soupir s’échappe de sa poitrine, ses yeux se lèvent vers le ciel comme pour y porter une plainte, et sa main renferme soigneusement les bijoux dans la cassette.

Il quitte la salle, descend l’escalier et gagne la cour. Domestiques et servantes saluent sur son passage ; il leur répond par une muette inclination de tête, et disparaît dans le plus sombre sentier du jardin.

Il s’arrête au pied d’un châtaignier sauvage et croise les bras sur sa poitrine ; ses lèvres balbutient des paroles incompréhensibles ; mais peu à peu sa voix devient distincte.

— C’est ici, se dit-il, que, pour la première fois, l’aveu solennel est tombé de sa bouche virginale. Une pudique rougeur colorait son front ; confuse, elle baissait les yeux et sa douce voix murmurait les ravissantes paroles de l’amour… Et moi, ému, troublé, le cœur inondé d’une indicible félicité, j’étais à côté d’elle, tremblant comme si l’immensité de mon bonheur m’eût fait peur ! Ô toi dont le feuillage a si souvent recueilli les sons de sa douce voix, toi témoin des pures aspirations de nos cœurs, le printemps a rendu à ton front une jeune et verdoyante couronne ; mais à tes pieds joies et bonheurs ne sont pas revenus. Les tristes gémissements d’un cœur souffrant montent seuls vers toi ; tout est morne et triste aux alentours ; celle dont la présence enchantait ta solitude est loin d’ici ! Nous l’avons perdu cet ange dont une seule parole faisait de ces lieux un paradis, et qui répandait autour d’elle la joie et la consolation, comme le soleil répand la lumière et la vie. Hélas ! elle nous a quittés, la douce enfant ! Rien, plus rien que le souvenir !

Après un instant de silence, il s’avança lentement dans un autre sentier, et s’enfonça plus avant dans les massifs de verdure ; de temps en temps, il s’arrêtait devant les objets qui lui étaient chers à titre de témoins des émotions qui jadis avaient remué son cœur et qui lui parlaient de celle dont il déplorait si amèrement la perte. Au bord de l’étang, il contempla d’un œil troublé le rapide essaim des dorades, et plus loin, le long de la grande allée, son regard se fixa avec une sorte d’amour sur les œillets qu’elle avait élevés et soignés avec une si tendre sollicitude.

Il poursuivit sa rêverie et continua de se plaindre à tout ce qui l’avait connue, à tout ce qu’elle-même avait aimé, jusqu’au moment où, épuisé par cette surexcitation morale, il s’affaissa sur un siège à l’ombre du catalpa.

Depuis longtemps il était là tout entier à sa douleur lorsque la fermière vint à lui un livre à la main, et lui dit d’une voix joyeuse :

— Monsieur, voici un livre dans lequel mademoiselle Lénora avait l’habitude de lire ; mon homme a reconnu hier, au marché, le paysan qui l’avait acheté le jour de la vente ; il a accompagné le paysan jusque chez lui pour rapporter ce livre. Cela doit être bien beau, et, s’il ne venait pas de notre demoiselle, il ne sortirait de mes mains ni pour or ni pour argent] mon homme dit qu’il s’appelle Lucifer !

Pendant que la fermière parlait ainsi, le jeune homme avait pris le livre avec une joie profonde ; il le feuilletait sans paraître faire attention à ce que disait la brave femme. Enfin, il leva les yeux sur celle-ci, et lui dit avec un affectueux sourire :

— Je vous remercie de votre amicale attention, excellente mère Beth ; vous ne pouvez savoir combien je suis heureux chaque fois que je retrouve une chose qui a appartenu à votre maîtresse. Soyez sûre que je n’oublierai pas vos bons services.

Après avoir adressé ce remerciement à la fermière, il reprit le livre et parut lire attentivement. Néanmoins, la bonne femme ne s’éloigna pas, et l’interrompit bientôt d’un ton attristé :

— Monsieur, me permettez-vous de vous demander s’il n’est pas encore arrivé de nouvelles de notre demoiselle ?

Le jeune homme secoua négativement la tête, et répondit :

— Pas la moindre nouvelle, hélas ! mère Beth ! Toutes les recherches sont inutiles.

— C’est pourtant bien malheureux, Monsieur. Dieu sait maintenant où elle est et ce qu’elle souffre ! Elle m’a dit, lors du départ, qu’elle travaillerait pour son père ; mais pour gagner de ses mains de quoi vivre il faut avoir travaillé depuis ses jeunes années… Ah ! quand j’y pense, mon cœur s’en va… Notre bonne demoiselle en est peut-être réduite à servir les gens, et, comme une pauvre esclave, se tue pour avoir un mauvais morceau de pain… J’ai servi aussi, moi, Monsieur ; et je sais ce que c’est que travailler du matin jusqu’au soir pour les autres. Et elle est si belle, si savante, si bonne, si bienfaisante ! C’est terrible ; je ne puis m’empêcher de pleurer quand je songe à sa misérable vie…

Se sentant en effet prête à pleurer, elle essuya deux larmes qui débordaient.

Le jeune homme, ému par le ton sympathique de sa voix, demeurait immobile, les yeux fixés sur la table. La femme reprit d’une voix saccadée :

— Et dire qu’elle pourrait maintenant être si heureuse, qu’elle pourrait redevenir maîtresse du Grinselhof où elle est venue au monde et où elle a grandi, que maintenant monsieur de Vlierbecke pourrait passer ici ses vieux jours sans chagrin et sans inquiétude, tandis qu’ils errent par le monde, ils sont pauvres, malades peut-être, et abandonnés de tout le monde ! Ah ! Monsieur, c’est bien triste de savoir ses bienfaiteurs si malheureux, et de ne rien pouvoir faire pour les secourir que prier le bon Dieu et espérer dans sa miséricorde.

La naïve femme avait sans intention remué dans le cœur de son nouveau maître les cordes les plus sensibles, et l’avait profondément ému ; elle s’aperçut enfin que des larmes silencieuses s’échappaient de ses yeux, et que ses doigts se crispaient convulsivement. Elle reprit avec une certaine anxiété :

— Pardonnez-moi, Monsieur, de vous avoir fait tant de chagrin ; mon cœur en est trop plein : cela déborde, et je parle presque sans le savoir. Si j’ai mal fait, vous êtes si bon que vous ne vous fâcherez pas de ce que j’aime tant notre demoiselle et que je pleure de la savoir malheureuse. Monsieur n’a-t-il rien à m’ordonner ?

Elle voulut partir ; mais le jeune homme leva la tête, et, comprimant ses larmes, dit d’une voix profondément altérée :

— Moi, fâché contre vous, mère Beth, et fâché parce que vous montrez votre affection pour la pauvre Lénora ? Oh ! non, mon cœur vous bénit au contraire ! Elles me font du bien, ces larmes que vous arrachez de mes yeux ; car je souffre affreusement, ma chère femme, et je suis bien malheureux. La vie me pèse, et si Dieu, dans sa miséricorde, voulait m’ôter de la terre, je mourrais avec joie. Tout espoir de la revoir en ce monde disparaît… peut-être m’attend-elle là-haut dans le ciel !

— Ah ! Monsieur, Monsieur, que dites-vous là ? s’écria la fermière avec terreur. Non, cela ne peut pas être !

— Vous gémissez, bonne femme, et vous pleurez sur elle, poursuivit le jeune homme sans avoir égard à l’interruption ; mais ne comprenez-vous pas que mon âme à moi doit être consumée de regrets et de douleur ? Ne comprenez-vous pas qu’il ne se passe pas un instant dans ma vie où une nouvelle peine ne vienne déchirer mon cœur ? Hélas ! avoir, pendant des mois entiers, imploré de Dieu comme une grâce suprême le bonheur de la revoir ; avoir surmonté tous les obstacles, pouvoir la nommer ma fiancée, pouvoir la rendre heureuse, devenir fou de joie et d’impatience, voler comme l’éclair vers le pays… et pour toute récompense, pour toute consolation, rencontrer le plus affreux isolement. Savoir qu’elle est pauvre et languit peut-être abreuvée d’humiliations, épuisée par le besoin ; savoir que ma noble et bien-aimée Lénora gémit sous le poids d’une épouvantable infortune, et ne rien pouvoir faire pour la sauver ; être condamné à compter, dans un impuissant désespoir, ses jours d’affliction, et même n’être pas sûr que la douleur ne l’a pas encore tuée !…

Un profond silence suivit ces tristes plaintes ; la fermière avait courbé la tête et était profondément émue ; cependant, après quelques instants, elle essaya de le consoler :

— Ah ! Monsieur, je comprends trop combien vous souffrez ; mais aussi, pourquoi désespérer ? Qui sait s’il n’arrivera pas tout d’un coup des nouvelles de notre demoiselle ? Dieu est bon ; il entendra nos prières… Et la joie de son retour nous fera oublier tous nos chagrins !…

— Puisse votre prophétie se réaliser, ma bonne femme ! Mais il y a déjà sept mois qu’ils sont partis ; depuis trois mois cent personnes ont reçu mission de s’informer d’eux ; dans toutes les villes on a fait mille recherches pour les découvrir, et l’on n’a rien obtenu, pas un seul renseignement, pas le moindre signe qu’ils soient encore de ce monde ! Ma raison me dit aussi qu’il ne faut pas désespérer ; mais mon cœur saignant et déchiré exalte encore mon malheur, et me crie que je l’ai perdue… perdue pour toujours !

Il se disposait à quitter le catalpa et voulait s’éloigner de la fermière, quand il leva tout à coup les yeux avec surprise, en montrant du doigt la route qui aboutissait au château.

— Écoutez ! n’entendez-vous rien ? s’écria-t-il.

— C’est un cheval au galop, répondit la fermière sans comprendre pourquoi ce bruit faisait sur son maître une si forte impression.

— Pauvre fou ! dit le jeune homme en soupirant et avec un triste sourire, que me fait, en effet, un cheval qui passe au galop ?

— Voyez, voyez, il entre dans l’avenue ! s’écria la fermière avec une émotion croissante. Mon Dieu ! c’est un messager qui apporte des nouvelles, bien sûr ! Puissent-elles être bonnes !

En effet, le cavalier franchit la porte au grand galop, et arrêta sa monture dès qu’il vit le jeune homme et la fermière se précipiter vers lui. Il mit pied à terre, tira une lettre de sa poche, et la tendit au maître du Grinselhof en disant :

— Monsieur Denecker, je viens de la part de monsieur le notaire qui m’a chargé de vous apporter cette lettre sans reprendre haleine.

Après ces mots, il emmena vers l’écurie son cheval fumant de sueur.

Monsieur Denecker brisa d’une main tremblante le cachet de la lettre, tandis que la fermière, souriante d’espoir et les yeux grands ouverts, suivait tous les mouvements de son maître.

À la lecture des premières lignes, monsieur Denecker pâlit horriblement ; à mesure qu’il poursuivait, il se mit à trembler de tous ses membres, jusqu’à ce qu’enfin un rire égaré contracta ses traits, et que, levant les mains au ciel, il s’écria :

— Merci, mon Dieu ! elle m’est rendue !

— Monsieur, Monsieur, s’écria la fermière, est-ce une bonne nouvelle ?

— Oui… oui… réjouissez-vous tous ! Lénora vit ; je sais où elle est ! Je vais la chercher, répondit monsieur Denecker à demi fou de bonheur, courant vers la maison, appelant tous ses domestiques par leur nom, et leur disant précipitamment :

— Allons, la voiture de voyage, les chevaux anglais ! Ma malle ! mon manteau ! Vite… volez !

Et, se mettant lui-même à l’œuvre, il apporta dans la voiture qu’on avait tirée de la remise plusieurs objets nécessaires au voyage. Les chevaux furent attelés, et bien qu’ils creusassent la terre du pied comme des lions impatients, et fussent tellement ardents qu’on eût dit qu’ils allaient broyer le mors, on leur sangla impitoyablement les reins d’un vigoureux coup de fouet.

La voiture, comme emportée par le vent, traversa la porte avec la rapidité d’une flèche, et souleva bientôt jusqu’au ciel la poussière de la route d’Anvers.


XI


Nous aussi, voyageons en esprit, et transportons-nous en France, à Nancy, à la recherche de monsieur de Vlierbecke et de sa fille. Parcourons nombre de petites rues étroites du quartier dit la Vieille-Ville, et arrêtons-nous enfin, devant une petite boutique de cordonnier. C’est ici. Traversez la boutique, montez l’escalier… plus haut encore… ouvrez cette petite porte.

Tout ici annonce l’indigence, bien qu’il règne partout une netteté et une propreté exquises. Les rideaux du petit lit sont d’une blancheur de neige ; le poêle de fonte est soigneusement poli par la mine de plomb, le sol est saupoudré de sable à la mode flamande…

Devant la fenêtre ouverte, des marguerites et des violettes fleurissent au soleil… À côté est suspendue une cage où est renfermé un pinson.

Quel calme règne dans cette petite chambre ! Pas un souffle n’en trouble la paisible solitude.

Cependant, près de la fenêtre est assise une jeune fille ; mais elle est tellement occupée d’un travail de lingerie qu’on ne remarque en elle d’autre mouvement que le rapide va-et-vient de sa main droite conduisant l’aiguille.

Le costume de la jeune ouvrière est des plus humbles ; mais il est ajusté avec tant de goût, et tout en elle est si pur et si gracieux, qu’une atmosphère de fraîcheur et de joie semble l’envelopper comme une auréole.

Pauvre Lénora, c’est donc là le sort qui t’était réservé ! Cacher ta noble origine sous l’humble toit d’un artisan, chercher loin du lieu de ta naissance un refuge contre l’insulte et le mépris, travailler sans relâche, lutter contre le besoin et les privations, s’affaisser sous le poids du chagrin et de la honte, le cœur déchiré par les inguérissables blessures de l’humiliation et du désespoir !

Ah ! sans doute la misère a donné à ton charmant visage ses tons jaunes et blafards ; la tristesse a brisé ton âme et ôté à ton regard son doux et rayonnant éclat. Fleur mourante, rongée par un mal caché !

… Oh non ! Dieu merci, il n’en est pas ainsi ! Le sang héroïque qui coule dans tes veines t’a, rendue forte contre le destin. Ton angélique beauté est plus saisissante encore qu’autrefois. Si ta vie, renfermée dans un étroit espace, a fait perdre à ton teint ses bruns reflets, la douce expression de ton visage n’en est que plus touchante, ton beau front n’en est que plus pur et plus éclatant, les teintes rosées de tes joues n’en sont que plus fraîches. Ton œil noir rayonne encore, plein de feu et de vie, sous ses longs cils ; ta bouche fine et charmante a gardé toutes les séductions de son doux et virginal sourire.

Peut-être ton cœur renferme-t-il un trésor de courage et d’espérance ; peut-être une image chérie flotte-t-elle encore sous ton regard. N’est-ce pas à la source du souvenir que tu puises la force de lutter victorieusement contre l’adversité ?

Voyez ! un songe s’empare de la jeune fille. Sa main s’arrête ; elle ne travaille plus. La tête inclinée sur son ouvrage, elle semble regarder fixement le sol ; son âme, emportée vers d’autres contrées, s’abandonne au courant d’une douce et aimante rêverie.

Elle dépose la toile sur la chaise, et se lève lentement. Penchée vers la fenêtre, elle contemple un instant ses humbles fleurs, cueille une marguerite et l’effeuille avec distraction ; puis son regard plonge dans l’espace et va s’arrêter sur un châtaignier dont la cime séculaire s’élève au milieu des toits.

La vue de ce feuillage trop connu impressionne vivement son cœur ; un incompréhensible sourire apparaît sur ses lèvres ; ses yeux se remplissent de larmes ; en proie à une ardente surexcitation morale, elle aspire à pleine poitrine l’air frais du printemps et les chaudes effluves du soleil. L’expression de sa physionomie change souvent ; on dirait que son imagination la transporte au milieu d’être aimés, et qu’elle leur parle de joie et de bonheur. Ses lèvres balbutient un nom inintelligible qu’accompagne chaque fois un sourire languissant. Peut-être murmure-t-elle le nom de son bien-aimé absent !

Bientôt son regard s’attache avec compassion sur le pinson qui sautille avec inquiétude autour de la cage et s’efforce de briser à coups de bec le treillage de sa prison.

— Pourquoi cherches-tu à nous quitter, cher petit oiseau ? dit-elle d’une voix douce. Pourquoi veux-tu partir, toi, notre fidèle compagnon dans nos tristesses ? Réjouis-toi donc ! mon père est guéri ! La vie va redevenir pour nous chère et heureuse… Qu’est-ce donc qui te fait voler tout haletant dans ta cage ? Oh ! c’est dur, n’est-ce pas, cher petit, d’être captif quand on sait qu’au dehors règnent joie et liberté ? quand on est né au milieu des champs et des bois ? quand on sait que là seulement, sous le beau soleil de Dieu, on mène une vie indépendante et douce ? Ah ! pauvre oiseau, comme toi je suis une enfant de la nature ; moi aussi j’ai été arrachée du lieu de ma naissance, moi aussi je pleure la majestueuse solitude où s’est écoulée mon enfance et les calmes ombrages qui abritaient mon berceau. Mais un ami t’a-t-il été, comme à moi, ravi pour toujours ? L’image de celui que tu as jadis aimé vient-elle se mêler à ta tristesse ? Pleures-tu aussi autre chose que l’espace et la liberté ? Mais que te demandé-je là ? Le temps d’aimer est revenu, n’est-ce pas ? Aimer est aussi pour toi le plus doux bonheur de la vie ! Je t’ai acheté dans des temps meilleurs ; tu as été si longtemps mon seul compagnon, mon ami…

En prononçant ces mots, la jeune fille porta la main à la cage et poursuivit :

— Mais je devine tes douleurs ; je ne veux pas être plus longtemps pour toi ce qu’est pour moi l’inexorable sort. Tiens, prends ton vol ! Que Dieu te protège ! Va et savoure pleinement les deux plus grands bonheurs de toute créature vivante : la liberté et l’amour !… Ah ! quel cri de joie, et comme tu ouvres tes ailes toutes grandes ! Adieu ! adieu !…

Lénora suivit de l’œil l’oiseau qui montait vers le ciel en fendant l’air avec la rapidité d’une flèche. Puis elle revint s’asseoir avec un sourire de douce satisfaction, reprit son ouvrage, et se remit à travailler avec le même zèle qu’auparavant.

Un quart d’heure s’était écoulé. Lénora leva tout à coup la tête, prêta l’oreille, et s’écria d’une voix joyeuse :

— Ah ! voici mon père ! Puisse-t-il avoir été heureux !

— Elle quitta sa chaise, et alla vers la porte.

Monsieur de Vlierbecke entra dans la chambre un rouleau de papier à la main, et gagna à pas lents un siége sur lequel il s’affaissa épuisé et haletant.

Il était devenu très-maigre ; ses yeux s’étaient en quelque sorte enfoncés dans l’orbite, son regard était morne et languissant, ses joues pâles, toute sa physionomie altérée et abattue. On s’apercevait qu’une grave maladie avait affaibli en même temps chez lui les forces du corps et celles de l’âme.

Il était très-pauvrement vêtu. On voyait bien pourtant qu’il avait longtemps lutté pour cacher les traces de la misère ; on n’eût pu découvrir sur ses habits ni une tache, ni un grain de poussière, mais l’étoffe en était usée jusqu’à la trame ; çà et là se trahissaient des raccommodages mal dissimulés ; en outre, ses vêtements étaient trop amples et trop larges pour son corps amaigri. Peut-être l’infortune et la maladie avaient-elles énervé l’âme forte et virile du gentilhomme, peut-être son courage était-il abattu et son cœur brisé !

Lénora le contempla un instant avec une profonde affliction.

— Mon Dieu, mon père, êtes-vous redevenu malade ?

— Non, Lénora, répondit-il ; mais j’ai tant de malheur !

La jeune fille l’embrassa tendrement, et en serrant sa main d’une étreinte caressante :

— Père, père, reprit-elle, il y a huit jours à peine vous étiez encore au lit, faible et souffrant. Nous avons demandé au ciel votre rétablissement comme le plus grand bonheur qui pût nous être accordé sur la terre. Dieu a exaucé nos prières : vous êtes guéri… et voilà que vous vous désolez de nouveau dès la première contrariété. Vos démarches n’ont pas réussi aujourd’hui, n’est-il pas vrai ? Je le vois sur votre visage attristé. Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ? En quoi cela nous empêche-t-il d’être heureux ? Allons, allons, sachons comme autrefois lutter contre le destin ; soyons forts, et regardons la misère en face et la tête levée : le courage est aussi une richesse. Ainsi, père, oubliez votre chagrin ; regardez-moi, suis-je triste ? Est-ce que je me laisse abattre par des pensées de désespoir ? Oui, j’ai pleuré, j’ai gémi, j’ai souffert parce que vous étiez miné par la maladie… Mais maintenant, vous êtes guéri ;’maintenant vienne ce qui voudra, votre Lénora remerciera toujours Dieu de sa bonté !…

Le père, souriant doucement à la courageuse exaltation de sa fille, répondit avec un soupir :

— Pauvre Lénora ! tu cherches à te rendre forte pour me raffermir et me consoler. Que le ciel te récompense de tant d’amour ! Je sais où tu puises tout ton courage ; et cependant, cher ange que Dieu m’a donné, ta parole et ton sourire ont une telle puissance sur moi, qu’on dirait qu’une part de ton âme passe avec eux dans mon âme. Je suis revenu le cœur brisé, la tête perdue, affaissé par le désespoir ; ton regard a suffi pour me consoler…

— Allons, père, dit la jeune fille en l’interrompant et en multipliant ses caresses, racontez-moi vos aventures ; Je vous dirai ensuite quelque chose qui vous réjouira.

— Hélas ! mon enfant, je me suis rendu au pensionnat de monsieur Roncevaux pour reprendre mes leçons d’anglais. Pendant ma maladie, un Anglais en a été chargé ; nous avons donc perdu notre meilleur morceau de pain.

— Et la leçon d’allemand de mademoiselle Pauline ?

— Mademoiselle Pauline est partie pour Strasbourg ; elle ne reviendra plus. Tu le vois bien, Lénora, nous perdons tout à la fois. N’avais-je pas de bonnes raisons de m’affliger ! Toi-même parais frappée par cette malheureuse nouvelle, tu pâlis, il me semble.

La jeune fille, en effet, baissait les yeux et paraissait surprise et consternée ; mais l’appel de son père lui rendit la conscience d’elle-même, et elle répondit en faisant un effort pour paraître joyeuse :

— Je songeais à la peine que ces congés ont dû vous faire, mon père, et vraiment j’en étais profondément affligée ; et cependant je trouve encore des motifs d’être joyeuse. Oui, père, car moi, au moins, j’ai de bonnes nouvelles !…

— En vérité ? Tu m’étonnes !

La jeune fille montra du doigt sa chaise.

— Voyez-vous cette toile ? Je dois en faire une douzaine de chemises, de chemises fines ! Et quand cela sera fini on m’en rendra autant ! On me donne un beau salaire… et je sais quelque chose qui vaut mieux encore ; mais ce n’est qu’une espérance…

Lénora avait prononcé ces paroles avec une joie si vive et si réelle que le père en subit l’influence, et sourit lui-même de contentement.

— Eh bien, eh bien, demanda-t-il, qu’est-ce donc qui te rend si heureuse ?

Comme si la jeune fille se reprochait de perdre le temps, elle se rassit et se remit à coudre. Elle était visiblement enchantée d’avoir triomphé de la tristesse de son père. Elle répondit en plaisantant à demi :

— Ah ! vous ne le devineriez jamais ! Savez-vous, mon père, qui m’a donné tout cet ouvrage ? C’est la riche dame qui habite la maison à porte cochère du coin de la rue. Elle m’a fait appeler ce matin, et je suis allée chez elle pendant votre absence. Vous êtes surpris, n’est-ce pas, père ?

— En effet, Lénora. Tu parles de madame de Royan pour laquelle on t’avait chargée de broder ces beaux cols ? Comment te connaît-elle ?

— Je ne le sais pas. Probablement la maîtresse qui m’a confié ce travail difficile lui aura dit qui l’avait fait. Elle doit même lui avoir parlé de votre maladie et de notre pauvreté ; car madame de Royan en sait sur nous bien plus que vous ne pourriez le supposer.

— Ciel ! elle ne sait cependant pas…

— Non, elle ne sait rien ni sur notre nom, ni sur notre pays…

— Continue, Lénora ; tu piques ma curiosité. Je vois bien que tu veux me tourmenter.

— Eh bien, père, puisque vous êtes bien fatigué, je vais abréger. Madame de Royan m’a reçue avec beaucoup d’affabilité ; elle m’a fait compliment sur mes belles broderies, puis elle m’a interrogée sur nos malheurs passés, et m’a consolée et encouragée. Et voici ce qu’elle m’a dit en me faisant donner la toile par sa femme de chambre ; « Allez, mon enfant, travaillez avec courage et soyez toujours aussi sage : je serai votre protectrice. J’ai moi-même passablement de couture à faire faire ; vous allez travailler pour moi seule pendant deux mois, peut-être ; mais ce n’est pas assez : je vous recommanderai à mes nombreuses connaissances ; et je veillerai à ce que vous trouviez dans votre travail de quoi vous mettre, vous et votre père malade, au-dessus de tout besoin… » Et moi, les larmes aux yeux, j’ai saisi sa main et l’ai baisée. Cette noble et délicate façon d’agir qui me donnait non une aumône, mais du travail, m’avait profondément touchée. Madame de Royan lut ma reconnaissance dans mes yeux, et me dit avec plus de bienveillance encore, en me posant la main sur l’épaule : « Et maintenant, courage, Lénora ; un temps viendra où vous devrez prendre des apprenties pour vous aider ; et c’est ainsi qu’on arrive par degrés à devenir maîtresse d’atelier. » Oui, père, voilà ce qu’elle a dit ; je sais ses paroles par cœur !

Elle s’élança vers son père, l’embrassa et ajouta avec effusion :

— Qu’en dites-vous maintenant, père ? Ne sont-ce pas là de bonnes nouvelles ? Qui sait ? Des apprenties, un atelier, un magasin, une servante… Vous tenez les livres et faites l’achat des étoffes… Je suis dans l’atelier, derrière un comptoir, surveillant le travail des ouvrières. Oh ! mon Dieu, c’est beau pourtant d’être heureux et de savoir qu’on doit tout au travail de ses mains… Alors, mon père, votre promesse serait bien remplie, alors vous pourriez passer vos vieux jours dans un doux bien-être !

Il y avait dans le sourire de monsieur de Vlierbecke une si éclatante sérénité, une si vive expression de bonheur se reflétait sur son visage amaigri, qu’on voyait qu’il s’était laissé fasciner par les paroles de sa fille au point d’oublier tout à fait leur situation présente. Lui-même s’en aperçut bientôt et dit en secouant la tête :

— Lénora, Lénora, douce magicienne, comme tu me séduis facilement ! Comme un enfant j’ai été attaché à tes paroles et j’ai cru fermement au bonheur que tu nous promets. Quoi qu’il en soit, nous n’en avons pas moins à remercier Dieu… Mais parlons sérieusement. Le cordonnier m’a parlé de nouveau du loyer et m’a prié de le payer. Nous lui devons encore vingt francs, n’est-ce pas ?

— Oui, vingt francs de loyer, et douze francs environ chez l’épicier. C’est tout. Dès que ces chemises seront faites, nous donnerons mon salaire comme à-compte au cordonnier, et il sera content. L’épicier consent encore à nous faire crédit. J’ai reçu deux francs et demi pour mon dernier ouvrage. Vous le voyez bien, père, nous sommes encore riches, et avant un mois nous n’aurons plus de dettes. Vous êtes guéri, vos forces reviendront bien vite… l’été arrive, tout nous sourit… Ah ! nous allons redevenir heureux !

Monsieur de Vlierbecke paraissait tout consolé ; un nouveau courage brillait dans ses yeux noirs, et son regard s’était tout à fait rasséréné. Il s’approcha de la table et ouvrant le rouleau de papier :

— J’ai un peu de travail aussi, Lénora. Monsieur le professeur Delsaux m’a donné quelques morceaux de musique à copier pour ses élèves. Cela me rapportera bien quatre francs en une couple de jours. Maintenant demeure un peu tranquille, ma chère fille ; mon esprit est encore si distrait qu’en parlant je ferais trop de fautes et gâterais peut-être le papier.

— Je puis chanter pourtant, n’est-ce pas, père ?

— Oh oui ! loin de me troubler, ton chant me réjouit au contraire sans détourner mon attention…

Le père se mit à écrire, tandis que Lénora, d’une voix douce et joyeuse, redisait toutes ses chansons et épanchait son cœur dans de ravissantes mélodies. Elle cousait en même temps d’une main diligente, et jetait de temps en temps un regard sur son père, épiant sur ses traits, pour la combattre au besoin, toute pensée triste qui aurait pu se glisser dans son esprit.

Tous deux étaient occupés ainsi depuis très-longtemps, lorsque Lénora entendit sonner l’heure à l’église paroissiale. Elle déposa son ouvrage, prit un panier derrière le poêle, et, le passant à son bras, se disposa à quitter la chambre. Le père, qui avait remarqué ces préparatifs, demanda d’une voix surprise :

— Quoi ! déjà, Lénora ?

— Onze heures et demie viennent de sonner, père.

Sans faire aucune autre observation, monsieur de Vlierbecke reporta les yeux sur ses feuilles de musique et continua d’écrire, La jeune fille descendit l’escalier d’un pas rapide et léger. Elle fut bientôt de retour rapportant son panier rempli de pommes de terre et un autre objet encore, enveloppé dans du papier, mais qu’à son entrée dans la chambre elle cacha sous son tablier.

Elle versa de l’eau dans un pot, plaça celui-ci auprès d’elle et commença à peler les pommes de terre en chantant. Très-habile à la besogne, les pelures fuyaient rapidement sous ses doigts, et elle eut bientôt fini.

Elle alluma le poêle, lava les pommes de terre et les mit sur le feu. Sur la buse, elle plaça un petit pot avec un peu de beurre et beaucoup de vinaigre.

Jusque-là, le père ne s’était pas détourné de son travail ; il voyait tous les jours préparer le dîner, et il était rare que quelque mets nouveau parût sur le feu. Mais cette fois, à peine les pommes de terre furent-elles cuites qu’un agréable fumet se répandit dans la chambre. Monsieur de Vlierbecke regarda sa fille avec surprise et dit d’un ton de reproche :

— De la viande ! un mercredi ! Lénora, mon enfant, nous devons être économes, tu le sais bien.

— Ah ! mon père, répondit Lénora souriant à demi, ne vous fâchez pas : le docteur l’a ordonné.

— Tu me trompes pour le coup, n’est-ce pas ?

— Non, non, le docteur a dit que vous aviez besoin de viande trois fois par semaine au moins, si nous pouvions nous en procurer. Cela vous fera tant de bien, père, et ranimera si vite vos forces.

— Et nos dettes arriérées, Lénora ?

— Allons, allons, père, laissez-moi faire ; chacun recevra satisfaction et sera content. Ne vous en inquiétez pas davantage ; je réponds de tout. Et maintenant ayez la bonté de ranger vos papiers pour que je mette la nappe.

Le père secoua la tête et fit ce que demandait Lénora. Celle-ci couvrit la table d’une nappe petite, mais blanche comme la neige, et posa dessus deux assiettes et le plat de pommes de terre. C’était une humble table où tout était pauvre et vulgaire ; mais tout était aussi si net, si frais, si appétissant, que l’humble table eût souri même à un riche.

Le père et la fille prirent place et courbèrent le front en joignant les mains pour remercier Dieu de la nourriture qu’il leur avait accordée.

La calme prière montait encore vers le ciel comme un doux murmure, lorsque un bruit de voix se fit soudain entendre dans l’escalier.

Lénora, saisie d’un tremblement violent, interrompit subitement sa prière. L’œil tout grand ouvert, et penchée vers la porte, elle écoutait une chose qui lui semblait inexplicable et impossible, et qui pourtant la frappait de surprise et d’effroi.

Le père, interdit à la vue de l’étrange émotion de sa fille, regardait celle-ci comme s’il voulait lui demander la cause de son trouble ; mais Lénora lui fit signe de la main pour lui imposer silence.

De nouvelles exclamations retentirent plus distinctement jusqu’à la petite chambre. Lénora reconnut l’accent de cette voix. Comme si un coup de foudre l’eût frappée, elle s’élança d’un bond avec un cri d’angoisse vers la porte, la ferma et appuya de la main et des épaules pour empêcher d’entrer.

— Lénora, pour l’amour de Dieu, que crains-tu ? s’écria le père épouvanté.

— Gustave ! Gustave ! dit la jeune fille d’une voix frémissante. Il est là ! Il vient ! Oh ! ôtez tout cela de cette table ! Lui seul ne doit pas s’apercevoir de notre misère !

Le visage de monsieur de Vlierbecke s’assombrit ; sa tête se releva avec fierté ; son regard s’alluma et prit une expression sévère. Il s’avança muet vers sa fille et l’écarta de la porte. Lénora s’enfuit à l’extrémité de la chambre et pencha son front, où montait la rougeur de la honte.

La porte s’ouvrit vivement ; un jeune homme s’élança dans la chambre avec un cri de joie, et courut, les bras tendus vers la jeune fille tremblante, en mêlant, dans son égarement, le nom de Lénora à des mots inintelligibles. Sans doute, dans son aveugle transport, il eût sauté au cou de Lénora, mais la main étendue et le regard austère du père l’arrêtèrent tout à coup.

Il s’arrêta donc, promena un regard stupéfait autour de la chambre, et remarqua le triste repas et les misérables vêtements du vieillard et de la jeune fille. Cet examen dut l’affecter péniblement, car il porta convulsivement les mains à ses yeux et s’écria avec désespoir :

— Mon Dieu ! c’est donc ainsi qu’elle a vécu !

Mais il ne demeura pas longtemps sous le poids de cette amère réflexion ; il s’élança de nouveau vers Lénora, s’empara de force de ses deux mains et les étreignit fiévreusement en disant :

— Lénora, ma bien-aimée, regarde-moi, que je sache si ton cœur a conservé le doux souvenir de notre amour !

La jeune fille répondit par un regard plein d’émotion, un regard où se révélait tout entière son âme pure et aimante.

— Ô bonheur ! s’écria Gustave avec enthousiasme, c’est toujours ma douce et chère Lénora ! Dieu soit béni ! aucune puissance ne peut plus m’enlever ma fiancée ! Ô Lénora, reçois, reçois le baiser des fiançailles !

Il tendit les bras vers elle ; Lénora, tremblante d’angoisse et de bonheur à la fois, demeura immobile, rougissante et le regard baissé, comme si elle eût attendu ce baiser solennel ; mais avant que le jeune homme eût eu le temps de céder à la passion qui l’emportait, monsieur de Vlierbecke était près de lui et, saisissant énergiquement sa main, paralysait son élan.

— Monsieur Denecker, dit d’une voix sévère le père ému, veuillez modérer votre joie. Assurément, nous sommes heureux de vous revoir… mais il n’est permis ni à vous ni à nous d’oublier ce que nous sommes… Respectez notre indigence…

— Que dites-vous ? s’écria Gustave. Ce que vous êtes ? Vous êtes mon ami, mon père ! Lénora est ma fiancée !… Ciel ! pourquoi ce regard de reproche ? Je m’égare… je ne sais ce que je fais…

Il ressaisit la main de Lénora, l’attira près de son père, et dit avec précipitation :

— Écoutez !… Mon oncle est mort en Italie ; il m’a fait son héritier universel ; il m’a ordonné à son lit de mort d’épouser Lénora ; j’ai remué ciel et terre pour vous trouver ; j’ai souffert et pleuré longtemps loin de ma bien-aimée, je vous ai découverts enfin ! Et maintenant, je viens demander la récompense de mes souffrances ; ma fortune, mon cœur, ma vie, je mets tout à vos pieds ; et en échange j’implore le bonheur de conduire Lénora à l’autel. Ô mon père, accordez-moi cette insigne faveur ! Venez, le Grinselhof vous attend ; je l’ai acheté pour vous ; tout s’y trouve encore ; les portraits de vos ancêtres ont repris leur place, tout ce qui vous était cher y est revenu. Venez, je veux entourer vos vieux jours d’une respectueuse vénération, je veux vous rendre heureux, si heureux ! J’aimerai votre Lénora…

L’expression du visage de monsieur de Vlierbecke n’avait pas changé ; seulement ses yeux paraissaient s’humecter lentement :

— Ah ! s’écria Gustave avec une exaltation croissante, rien sur la terre ne peut m’enlever Lénora… pas même le pouvoir d’un père ! C’est Dieu qui me l’a donnée !

Il tomba à genoux devant monsieur de Vlierbecke, leva vers lui des mains suppliantes en murmurant :

— Oh pardon ! Non, non, vous ne voudrez pas me frapper du coup de la mort. Mon père, mon père, au nom de Dieu, donnez-moi votre bénédiction… Votre froideur me fait mourir !

Monsieur de Vlierbecke semblait avoir oublié le jeune homme, et ses yeux étaient levés au ciel, comme s’il eût adressé à Dieu une fervente prière. Sa voix se fit enfin entendre distinctement ; il disait, le regard plein de larmes :

— Marguerite, Marguerite, réjouis-toi dans le sein de Dieu ; ma promesse est accomplie ; ton enfant sera heureuse sur la terre !

Gustave et Lénora, tremblants d’espoir, interrogeaient ses yeux ; il releva le jeune homme, l’embrassa avec effusion, et dit :

— Gustave, mon fils chéri, que le ciel bénisse ton amour. Rends ma fille heureuse ; elle est ta fiancée !

— Gustave ! Gustave, mon fiancé ! s’écria la jeune fille en se jetant en même temps dans leurs bras à tous deux, et en les embrassant dans une même étreinte.

Et le premier baiser d’amour, le baiser sacré des fiançailles, fut échangé sur le sein de cet heureux père, qui versait les plus douces larmes sur la tête de ses enfants prosternés, en étendant au-dessus d’eux ses mains bénissantes.


Et maintenant, cher lecteur, je dois vous avertir que pour certains motifs, je vous ai caché la situation et même le nom véritable du château des seigneurs de Vlierbecke. Par conséquent, aucun de vous ne saura où Gustave habite avec sa douce Lénora.

Quant à ce qui me concerne, j’ai vu et je connais monsieur et madame Denecker, et même je me suis souvent promené autour du Grinselhof avec leurs deux gentils enfants et avec monsieur de Vlierbecke, leur grand-père.

Il est encore profondément gravé dans mon souvenir, le ravissant tableau de bonheur domestique, de paix et d’amour qu’il m’a été donné de contempler parfois, lorsque le vieux gentilhomme assis sur un banc du jardin cherchait déjà à faire comprendre à ces deux petits anges las de jouer les grandes forces qui agissent dans la nature, que la petite Adeline montait sur ses genoux pour lui caresser les joues, et que le remuant Isidore chevauchait avec une joie folle sur sa jambe complaisante, tandis que monsieur Denecker et sa femme, muets et se serrant la main, contemplaient avec une intime jouissance le bonheur de l’aïeul et les jeux des enfants…

Je ne vous dirai pas qui m’a raconté cette histoire ; il vous suffira de savoir que je connais toutes les personnes qui y jouent un rôle, et même que je me suis plus d’une fois assis à la table de Jean le fermier avec la femme Beth et la servante Catherine qui aiment passablement à jaser et surtout à dire du bien de leurs bienfaiteurs.



LE CONSCRIT


dédié à


M. ÉVARISTE VAN CAUWENBERGHE


bourgmestre de schilde


Comme témoignage d’estime particulière et de sincère amitié.



L’AUTEUR À SES AMIS


Estimables Lecteurs et Lectrices !

Vous, mes bons amis, qui êtes demeurés fidèles au conteur, quoique son nom ait été pitoyablement vilipendé par les passions surexcitées, je vous apporte aujourd’hui une bonne nouvelle.

J’ai été malade.

Mon esprit était fatigué, mon âme désenchantée, mon corps souffrant. Moi, que Dieu a doué au moins d’énergie morale et d’un vaste instinct d’affection, je tombais dans l’abîme du plus amer découragement, et je sentais avec effroi un poison mortel, — la haine des hommes peut-être, — se glisser dans mon cœur rétréci.

N’ai-je pas vu, pour la première fois de ma vie, dans ces jours inouïs, toutes les mauvaises passions à l’œuvre, sans déguisement et sans vergogne ? N’ai-je pas vu le plus grand des crimes, la calomnie, légitimé par la lutte comme le meurtre est légitimé par la guerre ? N’ai-je pas vu la cause la plus sacrée, la cause de l’élévation de la Flandre, cette aspiration de ma jeunesse, ce labeur de mes années viriles ?… Mais, taisons-nous !… J’ai une blessure au cœur : elle pourrait se rouvrir et saigner. Évoquons plutôt de doux souvenirs.

J’ai passé trois mois dans la Bruyère : — Vous savez, cette belle contrée où l’âme rentre en elle-même et jouit d’un délicieux repos ; où tout respire le calme et la paix ; où l’âme, en présence de la création immaculée de Dieu, secoue le joug des convenances, oublie la société et se dégage de ses liens avec la vigueur d’une jeunesse renaissante ; où chaque pensée revêt la forme de la prière ; où tout ce qui n’est pas en harmonie avec la fraîche et libre nature sort du cœur ?

Oh ! là, l’âme fatiguée rencontre la tranquillité ; là, l’homme épuisé retrouve une force juvénile.

Ainsi se sont passés mes jours de maladie, jours d’indicible jouissance pour mon âme : sourire au soleil quand, dans toute sa majesté, il lance au-dessus de l’horizon ses premiers rayons ; épier la nature qui s’éveille et surprendre les premiers accents de l’hymne magnifique qu’elle adresse au ciel : parcourir bruyères et forêts ; interroger mon âme — et penser ; — scruter et admirer la vie des plantes et des animaux, aspirer l’air pur à pleins poumons, s’arrêter, poursuivre sa route, revenir sur ses pas, et parler tout haut dans la solitude ; rêver de choses splendides : de Dieu, de l’avenir, de notre Flandre si chère, de paix et d’amour !

Et le soir donc ! Être assis dans la vieille auberge sous le large manteau de la cheminée, les pieds dans la cendre, l’œil fixé sur une étoile, qui là-haut m’envoie son rayon par l’embouchure de la cheminée, comme pour m’adresser un appel ; ou bien, plongé dans une vague rêverie, regarder le feu, voir les flammes naître, s’élever, haleter, pétiller, se supplanter l’une l’autre comme par envie, pour lécher la marmite avec leurs langues de feu, — et songer que c’est là la vie humaine : naître, travailler, aimer, haïr, grandir et disparaître… Là-haut, la fumée couronne la cheminée de son léger panache ; rien de plus ne sort de ce bruit, de ce pétillement, de cette ardeur…

Puis encore sortir de ces songeries pour prêter l’oreille aux entretiens des villageois entre eux… Voir autour de soi se mouvoir un petit monde, avec ses faiblesses et ses passions que rien ne dissimule ; lire dans le cœur de l’homme et en voir à nu tous les ressorts ; — savourer, en un mot, cette simple vie des campagnes qu’une nature vierge colore de si fraîches teintes.

Chemin faisant, enregistrer dans sa mémoire les récits de chacun, et faire une provision qui me permette, à mon retour, d’offrir à mes amis quelques cadeaux de la Campine.

Me voici avec mes cadeaux : humbles couronnes où le rêveur a entrelacé pour vous la bruyère et le bluet.

Chers lecteurs, ces calmes et paisibles récits ne plairont pas à certains d’entre vous. Simples comme le sol qui les a vus naître, ils vont droit leur chemin, au rebours de la mode régnante ; ce ne sont pas des amalgames de sang, d’argot, d’infamies, d’adultères, de crudités sans voile, d’incrédulité railleuse, de découragement désolant ; ils ne font pas dresser les cheveux sur la tête du lecteur qui tremble pour sa propre vertu et pour l’avenir de l’humanité. Non, non, ils n’ont pas été inspirés par le démon du désespoir et de la haine. La nature, dans sa fraîcheur immaculée, en a tissé l’humble étoffe où brille seulement çà et là une perle pure, dérobée à l’âme humaine. Pour les goûter, il ne faut pas être tout à fait désenchanté ; ils ne touchent que les fibres les plus délicates du cœur ; les fibres du charme de la vie, de l’amour de Dieu et du prochain, celles-là même que corrompent et brisent les élucubrations péniblement tourmentées dont nous venons de parler.

Ainsi, lecteurs et lectrices, si je promets ici de vous raconter les histoires que j’ai entendues au foyer de la vieille auberge, ou que j’ai recueillies moi-même dans la Bruyère, ne vous attendez à rien autre chose qu’a la fidèle peinture des paisibles mœurs des habitants de la Bruyère, — et soyez indulgents pour moi qui entreprends, pour vous plaire, d’écrire tout un gros livre sur un si mince sujet.

À vous, amis Flamands, est offerte avec l’histoire du Conscrit, la première fleur de la couronne. Puisse un favorable accueil de votre part être ma récompense et m’encourager à m’acquitter le plus tôt possible de ma promesse tout entière !



LE CONSCRIT


I


Le premier soleil du printemps brillait de tout son éclat dans l’azur du ciel. Semblable à la face majestueuse de Dieu qui, souriant à la création, lui dirait : « Debout ! debout ! l’hiver est passé ; reviens à la vie et réjouis-toi de ma présence ! » ainsi l’astre du jour épanchait libéralement sa lumière rajeunie sur la bruyère et sur les champs, et faisait fermenter sous ses rayons ardents le sol humide.

Quelques plantes seulement avaient entendu l’appel du bienfaiteur du monde ; seuls, le perce-neige agitait sur les coteaux ses clochettes d’argent, le coudrier balançait ses chatons déployés, l’anémone des bois montrait ses premières feuilles dans les taillis ; mais les oiseaux folâtraient gaiement sous la chaude lumière, et chantaient à plein gosier le retour du temps des amours… Non loin du bois de Zoersel, solitaires et oubliées, deux maisonnettes d’argile s’adossaient l’une à l’autre. Dans la première, habitait une pauvre veuve avec sa fille ; pour tout avoir en ce monde, elles possédaient une vache. Dans l’autre maisonnette demeurait pareillement une veuve avec son vieux père et deux fils, dont un seulement avait atteint les années de l’adolescence. Ils étaient plus riches que leurs voisins, car ils possédaient un bœuf et une vache, et avaient en fermage beaucoup plus de terre. Cependant les habitants des deux chaumières, — car c’étaient des chaumières, — ne formaient depuis longues années qu’une seule famille, s’aimant d’une affection réciproque et s’entr’aidant mutuellement quand besoin était. Jean et son bœuf travaillaient dans le champ de la pauvre veuve ; Trine[5] allait quérir du fourrage pour le bœuf, le menait paître, et aidait à ses voisins au temps de la moisson, sans que la pensée fût jamais venue à ces gens de compter qui avait le plus fait pour les autres.

Simples, ignorant tout ce qui se passait loin d’eux dans la tumultueuse mêlée des sociétés humaines, ils vivaient en paix du morceau de pain de seigle que Dieu leur avait accordé. Leur monde avait d’étroites limites : d’un côté, le village et son humble église ; de l’autre, l’immense bruyère et l’horizon sans bornes.

Et cependant tout souriait et chantait aux alentours des cabanes isolées : joie et bonheur y étaient largement dispensés, et aucun de ces pauvres gens n’eût voulu échanger son sort contre un sort meilleur en apparence.

C’est que la baguette magique de l’amour avait vivifié cette solitude. Jean et Trine s’aimaient, — ils ne le savaient pas, — de cet amour timide et inexprimé qui fait battre le cœur au moindre signe ; qui colore le front au moindre mot ; qui transforme la vie en un long rêve, ciel bleu semé des resplendissantes étoiles du bonheur, et tellement vaste qu’on dirait que le cœur humain sera éternellement ce que l’a fait le premier soupir de l’amour, ce chaste encens de l’âme.

Pauvres gens ! ils ne songeaient pas à la grande société qui grouille là-bas dans les villes ; ne lui demandant rien, ils pensaient qu’elle ne se souviendrait jamais d’eux, et ils continuaient, pleins de confiance, à vivre dans leur belle et douce indigence. Mais un jour, on vint demander aux deux chaumières l’impôt du sang. Le seul jeune homme qui s’y trouvât, — le seul qui eût la force de féconder par ses sueurs ce coin de terre ingrat, — devait tirer au sort, et devenir soldat si sa main tremblante amenait un numéro malheureux : il lui faudrait dire à sa bruyère, à sa mère, à sa bien-aimée, un long et peut-être éternel adieu, et s’en aller dépérir, épuisé par les mille blessures que devait faire la rudesse de la vie militaire à son âme naïve et paisible !

Il était venu le triste jour de mars, marqué d’une croix noire par Trine dans l’almanach de 1833.

Le jeune homme était parti pour Brecht avec une dizaine de compagnons du village pour tirer au sort.

Les deux mères et le petit garçon priaient agenouillés en levant les mains vers l’image de la sainte Vierge. Le vieux grand-père rôdait çà et là sans mot dire ; il s’arrêta enfin sur le seuil de la porte, la main appuyée au tronc de la vigne et la tête courbée vers la terre, comme s’il eût contemplé une fosse.

La jeune fille, debout dans l’étable devant sa vache, regardait la bête dans les yeux d’un œil fixe et attristé, et lui caressait doucement le museau, comme si elle eût voulu la consoler d’un malheur prochain.

Comme un voile de deuil un lugubre silence planait sur les deux cabanes, silence qu’interrompait seul par intervalles le morne et triste mugissement du bœuf.

Bientôt Trine, toujours muette, vint se mettre à côté du grand-père et arrêta sur lui un regard interrogateur et plein de prière.

Le vieillard sortit de sa douloureuse méditation, prit un lourd bâton et dit à la jeune fille :

— Ne perds pas courage, Trine. Dieu viendra à notre secours dans le péril. Allons, voici l’heure ; nous irons au-devant des pauvres conscrits…

Catherine suivit le grand-père dans un sentier qui passait devant la maison et menait au village. Bien qu’une ardente impatience poussât la jeune fille en avant, elle marchait cependant à pas lents. Le vieillard se retourna et remarqua qu’elle demeurait en arrière, la tête penchée et les joues d’une extrême pâleur. Il lui prit la main et dit avec une douce pitié :

— Pauvre enfant, combien tu dois aimer notre Jean ! Il n’est pas ton frère, et tu es plus émue que nous. Sois donc plus forte, chère Trine ; aussi bien ne sais-tu pas ce que Dieu a décidé !

— J’ai peur ! dit la jeune fille en soupirant et en tremblant visiblement, tandis qu’elle cherchait à percer du regard l’épaisseur du bois.

— Peur ? reprit le vieillard en s’efforçant de découvrir ce qui causait l’effroi de la jeune fille.

— Oui, oui ! dit Trine en sanglotant et en couvrant ses yeux de son tablier, c’est fini, nous sommes malheureux : il est tombé au sort !

— Comment peux-tu le savoir ? Ah ! tu me fais trembler aussi ! dit le grand-père avec anxiété.

La jeune fille montra du doigt dans le lointain, au delà des arbres.

— Là-bas ! derrière le bois… écoutez !

— Je n’entends rien… Viens, pressons-nous plutôt ; ce sont les conscrits. Tant mieux !

— Mon Dieu, mon Dieu, s’écria la jeune fille, j’entends une voix… si triste, si triste ; c’est comme un cri lugubre qui tinte dans mon oreille.

Le grand-père contempla un instant avec un étonnement inquiet la jeune fille, qui semblait écouter des sons lointains. Lui aussi tendit l’oreille pour saisir les bruits qui pouvaient troubler le silence de la bruyère. Tout à coup un radieux sourire éclaira ses traits.

— Innocente ! dit-il. C’est le vent qui fait gémir les sapins.

— Non, non, répondit la jeune fille, plus loin, plus loin, au delà du bois… M’entendez-vous pas cette voix qui se plaint ?

Après un instant d’attention, le vieillard répliqua :

— Je comprends maintenant ce que tu veux dire. C’est le chien du père Nicolas qui hurle une mort ; sa femme, qui a reçu les saintes huiles, sera morte cette nuit. Que Dieu ait son âme !

La jeune fille, qui, grâce à l’exaltation de son âme, avait pris le funèbre hurlement comme le messager d’un malheur assuré, reconnut son erreur. Sans cesser d’essuyer les larmes qui coulaient de ses yeux, elle hâta le pas et suivit silencieusement le vieillard jusqu’à ce que celui-ci lui dit :

— Trine, si tu es si inconsolable, que dira donc sa mère ? Que dirai-je, moi, son grand-père ? Nous l’avons élevé à la sueur de notre front ; nous l’aimons comme la prunelle de nos yeux. Maintenant nous sommes vieux et cassés ; il doit travailler pour nous dans nos mauvais jours… et si Dieu, hélas ! n’a pas envoyé son bon ange pour conduire sa main… il lui faudra être soldat, nous délaisser dans notre misère…

Ces paroles firent fondre en larmes la jeune fille. Elle répondit avec une sorte de reproche :

— Cela n’est rien, grand-père ; j’ai des bras aussi, et si vous ne le pouvez plus, je mènerai bien moi-même le bœuf aux champs et ferai à moi seule tout le gros ouvrage ; mais lui ! mais Jean ! oh ! le pauvre garçon ! N’entendre que jurer et blasphémer, recevoir des coups, être mis dans un cachot, souffrir de la faim, et se consumer de chagrin comme le malheureux Paul Stuyck, qu’ils ont fait mourir en quatre mois. Et ne plus voir personne de tous ceux qui l’aiment sur la terre, ni vous, ni sa mère, ni son petit frère, ni… personne autre que ces grossiers et méchants soldats !

— Ne parle pas ainsi, Trine, dit le vieillard d’une voix altérée, tes paroles me font mal. Pourquoi te lamenter si amèrement ? Tu te désoles et tu trembles comme si tu ne doutais pas de son malheur ; moi, au contraire, j’ai un pressentiment qui me fait penser qu’il a tiré un bon numéro ; j’ai confiance dans la bonté de Dieu.

Un imperceptible sourire passa à travers les larmes de la jeune fille ; cependant elle ne répondit plus rien, et tous deux continuèrent à marcher en silence jusqu’au village.

Beaucoup de gens, partagés en petits groupes, se trouvaient rassemblés sur le chemin par où les conscrits devaient revenir de Brecht, tous impatients d’apprendre l’issue du tirage. Il était très-aisé de reconnaître ceux dont le fils, le frère ou l’amoureux était allé à Brecht ; on voyait çà et là une mère s’essuyant les yeux avec son tablier, un père s’efforçant de dissimuler l’angoisse empreinte malgré lui sur son visage ; une jeune fille pâle, les yeux timidement baissés, allant d’un groupe à l’autre, et comme pourchassée par une secrète anxiété.

Beaucoup d’autres, venus là par pure curiosité, parlaient et plaisantaient à haute voix. Le vieux forgeron, qui jadis avait été dans les dragons de Napoléon, faisait un éloge extraordinaire de la vie de soldat, et trouvait pour cette tâche un auxiliaire ardent dans le fils ivre du meunier, qui avait servi pendant onze mois, et depuis lors avait déjà gaspillé et bu la moitié de son patrimoine. Le forgeron ne le faisait pas à mauvais dessein ; il s’imaginait consoler ses amis inquiets par ses brillantes peintures et ne cessait de répéter :

— Tous les jours soupe et viande, beaucoup d’argent, bonne bière, jolies filles ! tous les jours on danse, on saute, on se bat que tout en vole en pièces : voilà une vie ! Vous ne la connaissez pas ! vous ne la connaissez pas !

Mais ses paroles avaient un effet contraire à celui qu’il en attendait ; car elles faisaient pleurer plus fort les mères et indisposaient plus d’un esprit.

Trine ne put se contenir ; il y avait dans ces plaisanteries un mot qui l’avait blessée au cœur ; elle bondit en face du goguenard forgeron, et, le menaçant du poing, s’écria :

— Fi ! affreux forgeron que vous êtes ! Il faudrait sans doute qu’ils devinssent tous des ivrognes comme vous, et de mauvais garnements comme ces vagabonds qui n’ont appris chez les soldats qu’à mener mauvaise vie et mettre leurs parents en terre !

Le fils du meunier entra dans une violente colère et allait éclater en grossières invectives contre la hardie jeune fille, mais en cet instant on entendit crier de l’autre côté du chemin :

— Les voilà ! les voilà !

En effet ; dans le lointain, au détour d’un bois, les conscrits venaient d’apparaître sur le chemin et s’approchaient au pas redoublé en chantant et en poussant des cris d’allégresse qui réveillaient tous les échos d’alentour. Quelques-uns jetaient en l’air leurs chapeaux ou leurs casquettes en signe de joie, et tous avaient l’air d’une bande d’ivrognes revenant d’une kermesse. Mais on ne pouvait encore distinguer ceux qui chantaient joyeusement et ceux qui étaient muets et affligés.

Dès l’apparition des conscrits sur la route, parents et amis coururent au-devant d’eux chacun de son côté. Le vieux grand-père ne pouvait avancer aussi vite, bien que Trine le tirât maintenant par la main. Enfin, ne pouvant plus maîtriser son impatience à la vue des mères et des jeunes filles qui embrassaient plusieurs conscrits avec des exclamations de joie, elle abandonna la main du vieillard et se mit à courir de toutes ses forces. À mi-chemin, elle s’arrêta tout à coup, comme si une puissance inconnue l’eût paralysée. Elle gagna en chancelant le bord de la route, et, la tête appuyée contre un arbre, se mit à pleurer.

Le vieillard la rejoignit.

— Jean n’y est-il pas, que tu t’arrêtes, Trine ? demanda-t-il.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! j’en mourrai ! s’écria la jeune fille. Voyez, le voilà qui vient derrière les autres, la tête baissée et tout pâle. Il est à demi mort, le pauvre Jean !

— C’est peut-être la joie qui l’accable, Trine !

— Que vous êtes heureux, père, de ne plus avoir de bons yeux !

Sur ces entrefaites, Jean approchait du lieu où il remarqua son grand-père, et vint à pas lents droit à lui.

Trine n’alla pas à sa rencontre ; au contraire, elle cacha son visage contre l’arbre et sanglota tout haut.

Le jeune homme prit la main du vieillard, et, lui montrant un numéro, il dit d’une voix altérée :

— Père, je suis tombé au sort !

Puis, allant à la jeune fille, il poussa un profond soupir et fondit en larmes.

— Trine ! Trine !

Il n’en put dire davantage ; la voix s’arrêta dans sa gorge.

Le vieillard était trop ému pour prononcer un mot ou former une pensée ; il était là, muet, égaré, le regard attaché sur le sol, tandis que quelques larmes mouillaient ses joues ridées.

Un silence solennel régna jusqu’à ce que Jean s’écriât tout à coup d’une voix désespérée :

— Ô ma pauvre mère ! ma pauvre mère !

À cette exclamation une révolution complète se fit dans l’âme de la jeune fille. C’était une noble et courageuse femme. Aussi longtemps qu’elle avait été dans le doute elle avait pleuré ; maintenant son cœur s’était retrempé dans la certitude du malheur, maintenant un généreux sentiment du devoir l’arrachait à sa douleur, et elle retrouvait l’énergie morale propre à son beau caractère. Elle leva la tête, essuya ses larmes et dit avec résignation :

— Jean, mon ami, Dieu l’a décidé ainsi. Qui peut lutter contre sa volonté ? Tu demeureras un an encore avec nous ; peut-être y a-t-il encore de la ressource. Laisse-moi prendre l’avance ; je veux dire cela à ta mère aussi. Si un autre lui apportait cette terrible nouvelle, elle en mourrait, bien sûr.

Ce disant, elle quitta le chemin, prit à travers le bois de sapins et disparut.

Le vieillard et l’infortuné conscrit suivirent le chemin ordinaire et traversèrent le village. Ils entendaient chanter, crier et pousser de longues acclamations ; mais ils étaient trop profondément enfoncés dans leur douleur pour prêter attention à ces bruits joyeux.

Et lorsqu’ils furent proche de leur pauvre demeure ils virent venir au-devant d’eux Trine avec les deux femmes et le petit frère tout en larmes.

Le jeune homme lança à sa bien-aimée un regard d’intime reconnaissance ; il avait lu sur le visage de sa mère que la généreuse fille avait, en effet, réveillé un sentiment d’espoir dans le cœur de la pauvre femme affligée.

Fortifié par cette vue, il comprima aussi sa douleur, et courut les bras ouverts à sa mère.

Le choc fut rude, l’émotion pénible ; on versa encore des larmes. Cependant, le désespoir disparut, et peu à peu le calme se rétablit dans les deux chaumières.


II


L’heure du départ a sonné ! Devant les chaumières se tient un beau jeune homme, le bâton de voyage sur l’épaule, un sac sur le dos. Ses yeux, ordinairement si vifs ; errent lentement autour de lui ; sa physionomie est calme, et tout en lui semble annoncer une grande tranquillité d’âme, et cependant son cœur bat violemment, et sa poitrine oppressée s’élève et s’abaisse péniblement.

Sa mère serre une de ses mains et lui prodigue les marques de la plus ardente affection ; la pauvre femme ne pleure pas ; ses joues frémissent sous l’effort qu’elle fait pour dissimuler sa douleur. Elle sourit à son enfant pour le consoler ; mais ce sourire, contraint et pénible, est plus triste que la plainte la plus déchirante.

L’autre veuve est occupée à calmer le petit garçon, et essaie de lui faire accroire que Jean reviendra bientôt ; mais l’enfant a compris à la tristesse qui accable ses parents depuis un an que la séparation est un terrible malheur, et maintenant il jette des cris perçants.

Le grand-père et Catherine font à l’intérieur les derniers préparatifs du voyage : ils creusent un pain de seigle et le remplissent de beurre. Ils sortent avec les provisions de route et s’arrêtent auprès du jeune homme.

L’étable est ouverte ; le bœuf regarde tristement son maître et pousse par intervalles un mugissement doux et mélancolique ; on dirait que l’animal comprend ce qui va arriver.

Tout est prêt : il va partir. Déjà il a serré la main de sa mère d’une étreinte plus vive et fait un pas en avant ; mais il jette les yeux autour de lui, embrasse d’un regard affectueux l’humble chaumière qui abrita son berceau, la bruyère et les bois témoins de son enfance et les champs arides si souvent fécondés par les sueurs de sa jeunesse ! Puis son œil s’arrête tour à tour sur les yeux de tous ceux qu’il aime, sur les yeux de ce bœuf aussi, le compagnon de ses rudes travaux ; il couvre son visage de sa main, cache les larmes qui coulent sur ses joues, et dit d’une voix presque inintelligible :

— Adieu !

Il relève la tête, secoue l’abondante chevelure qui tombe sur son cou comme une crinière, et marche résolument en avant.

Mais tous le suivent : le moment de la séparation n’est pas encore venu. À une certaine distance dans la direction du village, à l’endroit où les chemins se croisent, s’élève un tilleul auquel est suspendue une sainte Vierge. Trine l’y a placée par un beau soir de mai, et Jean a fait au pied de l’arbre un prie-Dieu en gazon. C’est en ce lieu sacré, où chaque jour quelqu’un d’entre eux venait remercier et prier Dieu, que les paroles déchirantes de l’adieu échapperont à leurs lèvres tremblantes…

Déjà apparaît au loin le tilleul, limite où doit commencer la fatale séparation. Le jeune homme ralentit sa marche, tandis que sa mère, tout en lui prodiguant des caresses, lui dit :

— Jean, mon fils, n’oublie jamais ce que je t’ai dit. Aie toujours Dieu devant les yeux, et ne manque jamais à dire tes prières avant d’aller te coucher. Aussi longtemps que tu le feras, tu resteras bon ; mais s’il devait arriver qu’un soir tu oubliasses de prier, songe à moi le lendemain, songe à ta mère, et tu redeviendras bon et brave ; car celui qui pense à Dieu et à sa mère, est à l’abri de tout mal, mon cher enfant.

— Je penserai toujours, toujours à vous, ma mère, dit le jeune homme avec un soupir, mais d’une voix calme ; si je suis triste et que je perde courage, votre souvenir sera mon appui et ma consolation ; et je le sens, je serai malheureux : je vous aime trop tous !

— Ensuite il ne faut pas jurer, sais-tu, ni mener mauvaise vie. Tu iras à l’église, n’est-ce pas ? Tu nous donneras aussi souvent que possible des nouvelles de ta santé, et tu n’oublieras jamais que le moindre mot de son enfant rend heureuse une mère, n’est-ce pas ? Oh, je dirai tous les jours une prière à ton saint ange gardien pour qu’il ne t’abandonne jamais !

Jean est profondément ému par la voix douce et pénétrante de sa mère ; il n’ose porter les yeux sur elle, tant le frappe, à cette heure solennelle, le regard brillant de la digne femme : c’est la tête baissée qu’il l’écoute. Sa seule réponse est parfois un serrement de main plus fort et un long soupir auquel se mêlent de temps en temps ces mots : « Mère, chère mère ! »

Ils approchaient en silence du carrefour ; le grand-père se plaça de l’autre côté du jeune homme et lui dit d’un ton grave :

— Jean, mon fils, tu rempliras tes devoirs sans répugnance et avec amour, n’est-ce pas ? Tu seras obéissant envers tes supérieurs et tu souffriras, sans te plaindre, l’injustice, s’il arrive, par hasard, qu’il t’en soit fait une ? Tu seras prévenant et serviable pour chacun ; tu feras preuve de bon vouloir, et t’acquitteras courageusement de tout ce qui te sera ordonné ? Alors Dieu t’aidera, tes officiers et tes camarades t’aimeront.

Trine, sa mère et le petit garçon étaient déjà sous le tilleul, priant agenouillés sur le banc de gazon.

Jean n’eut pas le temps de répondre aux recommandations du grand-père ; sa mère l’attirait vers le banc. Tous se mirent à genoux et prièrent les mains levées au ciel…

Le vent murmure doucement dans les branches des sapins, le soleil printanier dore de ses rayons joyeux le chemin de sable, les oiseaux chantent leur gaie chanson ; pourtant il règne un silence solennel, car on entend distinctement la prière s’élever autour du tilleul…

C’est fini ; tous se lèvent, mais de tous les yeux s’échappe un torrent de larmes. La mère embrasse son fils en poussant des plaintes déchirantes, et bien que les autres aient déjà les bras ouverts pour la triste étreinte de l’adieu, elle ne laisse pas aller son enfant ; elle étanche sous ses baisers les larmes amères qui baignent ses joues, et laisse échapper d’inintelligibles paroles d’anxiété et d’amour.

Enfin la pauvre femme abattue, épuisée et toujours pleurant va s’affaisser sur le banc.

Jean embrasse précipitamment son grand-père et la mère de Trine ; il se dégage avec une douce violence de l’étreinte de son petit frère au désespoir, court encore à sa mère, la serre dans ses bras, dépose un baiser sur son front et s’écrie d’une voix déchirante :

— Adieu !

Et, sans oser se retourner, il marche rapidement dans la direction du village, jusqu’à ce que au coin du bois, il ait disparu aux yeux de ses parents.

Trine, qui portait sous le bras le pain de seigle le suivait avec peine et parvint difficilement à le rejoindre.

Les deux jeunes gens marchent quelque temps l’un à côté de l’autre sans se parler ; leur cœur bat très-vite ; une vive rougeur colore leur front et leurs joues ; ils n’osent se regarder l’un l’autre. Heure solennelle où deux âmes tremblent devant un aveu, et sentent qu’un secret sacré va leur échapper.

Jean cherche timidement la main de Trine ; il la saisit ; mais comme si ce contact eût été un crime, comme si cette main l’eût brûlé, il la laissa aller en frémissant.

Toutefois, après un instant de silence il reprit cette main et dit d’une voix étrange :

— Trine, ne m’oublieras-tu pas ?

La jeune fille ne répondit que par ses larmes.

— Attendras-tu que Jean revienne de l’armée ? redemanda le jeune homme. Puis-je du moins emporter avec moi cette consolation pour ne pas mourir de chagrin ?

La jeune fille lève vers lui ses grands yeux bleus et lui envoie un long et mélancolique regard qui pénètre son âme comme un rayon de feu, et inonde son cœur d’une félicité inconnue.

Hors de lui pendant un instant, ses lèvres ardentes touchent, sans qu’il sache comment, le front de la jeune fille. Comme effrayé de son audace, il s’écarte d’elle et va s’appuyer au tronc d’un chêne. Devant lui le visage de sa bien-aimée resplendit de tous les feux de la pudeur et du bonheur ; il pose la main sur son cœur qui menace de se briser, tant il bat avec violence ; un inexprimable sourire illumine ses traits ; ses yeux brillent d’une ardeur virile, sa tête est droite et fière ; il semble qu’un seul regard de sa bien-aimée l’ait doué de la force et du courage d’un géant.

Mais une voix connue résonne dans le taillis ; quelqu’un s’approche en chantant une joyeuse chanson…

C’est Karel, qui lui aussi doit partir et se rend au village.

Trine s’efforce de cacher son émotion. Cette surprise l’arrache à son rêve splendide ; elle jette un rapide coup d’œil à son ami et l’engage à se remettre en route, pour que Karel ne les rejoigne pas et qu’un regard étranger ne lise pas ce qui se passe dans leurs âmes.

Mais Karel hâte le pas pour atteindre son compagnon de voyage. Trine s’en aperçoit ; elle dit rapidement :

— Jean, quand tu seras parti, j’aurai soin de ta mère, de ton grand-père et de ton petit frère ; j’irai à la charrue quand il faudra et veillerai à ce qu’il ne manque rien au bœuf. J’ai assez de force et de santé, et saurai faire en sorte qu’à ton retour tu retrouves tout comme tu l’auras laissé…

— Tout ? réplique le jeune homme avec un regard profond, tout ?

— Oui, tout…, et je n’irai pas à la kermesse tant que tu seras loin ; car sans toi je ne puis avoir que du chagrin… Mais… mais il ne faut pas non plus que tu fasses ce que dit le vilain forgeron, de boisson et de jolies filles ; si j’apprenais pareille chose, je serais bientôt couchée dans le cimetière…

En ce moment, la main de Karel s’appesantit sur l’épaule de Jean, et il chanta d’une voix plaisamment attristée :

Mon Dieu, ma chère, il me faut vous quitter !
Quel triste sort ! me voilà militaire.
xxxxAh ! gardez-vous de m’oublier !



Une pudique rougeur monta au front de la jeune fille. Jean, remarquant son embarras, répondit sur le même ton aux plaisanteries de son camarade et prit le bras de celui-ci pour se rendre au village. Trine les suivait à distance, plongée dans un morne silence.

Ils arrivent enfin au village. Devant l’auberge de la Couronne se trouvent encore trois jeunes gens le paquet sur le dos ; ils attendent l’arrivée de Jean et de Karel.

Chacun donne à ses parents et à ses amis le baiser du départ. Seule, Trine n’embrasse personne, mais dans le regard qu’elle échange à la dérobée avec Jean en lui donnant le pain noir, il y a tout un émouvant poëme d’amour.

Les conscrits partent pour la ville.

Trine s’éloigne du village sans pleurer ; mais au milieu des sapins son courage l’abandonne ; c’est le tablier devant les yeux qu’elle revient à la chaumière où tout sera désert, à moins que le souvenir ne remplisse le vide laissé par le départ d’un fils et d’un amant.


III


Par une belle journée d’automne, Trine toute sautillante quittait le village pour retourner aux chaumières. Son visage embelli par un doux sourire trahissait une profonde satisfaction et un joyeux empressement ; légers étaient ses pas sur le sable poudreux du chemin, et par intervalles des sons insaisissables s’échappaient de sa bouche, comme si elle se fût parlé à elle-même.

D’une main elle tenait deux grandes feuilles de papier à écrire, de l’autre une plume taillée à neuf et une petite bouteille d’encre que lui avait données le sacristain.

Chemin faisant, elle rencontra la belle Jeanne, la fille du sabotier qui, tout en chantant et une botte de trèfle sur la tête, débouchait d’un sentier latéral et arrêta son amie par ces mots :

— Hé, Trine ! où cours-tu avec ce papier ? Que tu es pressée ! il n’y a le feu nulle part pourtant ? Dis-moi donc comment va Jean !

— Jean ! répondit Trine, le bon Dieu le sait, ma chère Jeanne. Depuis qu’il est parti, nous n’avons encore eu que trois fois de ses nouvelles, et il se portait bien. Voilà plus de six mois qu’un camarade de Turnhout à laissé pour nous à la Couronne une commission de lui ; cela doit être bien malaisé aussi, car il est quelque part de l’autre côté de Maestricht, et il ne vient pas tous les jours de si loin des connaissances de ce côté-ci.

— Ne sait-il donc pas écrire, Trine ?

— Il l’a bien su, à preuve que quand nous étions petits et que nous allions ensemble à l’école chez le sacristain, il a même eu un prix d’écriture. Mais il l’aura oublié comme moi.

— Et que vas-tu faire de ce papier ?

— Oh, Jeanne, depuis deux mois, vois-tu, j’ai retiré de mon coffre mon vieux cahier d’écriture, et j’ai rappris. Je veux essayer si je ne pourrai pas faire une lettre. Cela ira-t-il, je n’en sais rien. As-tu jamais écrit une lettre en ta vie ?

— Non, mais j’en ai entendu lire beaucoup ; mon frère Jacques, qui demeure à la ville, nous en envoie une presque tous les mois.

— Et comment cela est-il une lettre ? Qu’y a-t-il dedans ? Est-ce comme si on parlait à quelqu’un ?

— Oh que non, Trine ! C’est quelque chose de très-beau ! toutes sortes de compliments et de grands mots qu’on ne peut presque pas comprendre.

— Ah mon Dieu, Jeanne, comment en sortirai-je ? Mais si, par exemple, j’écrivais ainsi : — « Jean, nous sommes tristes, parce que nous ne savons si vous vous portez bien ; il faut nous donner bien vite de vos nouvelles, sans quoi votre mère en deviendra malade, » et toujours ainsi ; — il comprendrait bien cela, n’est-ce-pas ?

— Folle ! ce n’est pas une lettre, ça ! tout le monde parle comme cela, qu’on soit savant ou pas. Attends un peu ! Cela commence toujours comme ceci : — « Parents très-vénérés ! je prends tout tremblant la plume à la main pour… pour… pour… » je ne puis pas y venir…

— « Pour vous écrire ! »

— Ah ! tu le sais mieux que moi. Tu te moques de moi ; cela est très-mal à toi, Trine !

— Où donc as-tu la tête, Jeanne ? Quand il prend la plume à la main, c’est sûrement pour couper une tartine, n’est-ce pas ? Ta simplicité me fait rire. Mais je ne comprends pas pourquoi ton frère tremble toujours quand il lui faut commencer une lettre. Bien sûr qu’il ne sait pas bien écrire ? Et c’est encore pire alors, car quand on tremble, on écrit encore plus mal.

— Non, ce n’est pas pour cela ; Jacques va un peu son train en ville, et il demande toujours de l’argent ; voilà pourquoi il tremble, car le père n’est pas bon ! À propos, Trine, comment va votre vache ?

— Passablement bien. Elle a été un peu malade, la pauvre bête ; mais maintenant elle mange de la luzerne, et elle commence à avoir bon appétit. Nous avons vendu le veau à un paysan de Wechel. C’était un tacheté, une si belle petite bête !

Pendant des derniers, mots les deux jeunes filles s’étaient déjà éloignées l’une de l’autre de quelques pas.

— Allons, bon voyage, Trine ! cria Jeanne reprenant son chemin. Tâche de faire ta lettre, et fais bien nos compliments à Jean !

— Jusqu’à dimanche après la grand’messe ; je pourrai te dire alors comment ça aura été… Dis bonjour pour moi à ta sœur…

La voix de Jeanne résonnait déjà sous les sapins ; elle chantait sur un rhythme joyeux et à plein gosier le refrain de la chanson de mai bien connue :

Le mai, sous les rubans, balance
Son jeune sommet verdoyant ;
Filles et garçons en cadence
Tout alentour dansent gaîment,
Filles, garçons, tant que vous êtes,
Mettez à profit les beaux jours.
Et passez la jeunesse en fêtes,
Quand elle part, c’est pour toujours !



Trine demeura immobile et rêveuse jusqu’à ce que la jolie voix de son amie se perdît dans les profondeurs du bois. Elle s’élança alors dans le chemin, demi-dansant demi-marchant, et fut bientôt à la maison.

Les deux veuves assises près de la table attendaient impatiemment son retour. Le grand-père, qui avait un rhume et était couché dans l’alcôve, passa la tête entre les rideaux au moins pour être témoin oculaire et auriculaire de la grande œuvre qui allait s’entreprendre.

Dès que la jeune fille parut sur le seuil, les deux femmes rassemblèrent en toute hâte les objets qui se trouvaient sur la table, et essuyèrent celle-ci avec le coin de leur tablier.

— Viens ici, Trine, dit la mère de Jean, mets-toi sur la chaise du grand-père ; elle est bien plus commode.

La jeune fille prit silencieusement place à la table, posa les feuilles de papier devant elle, et mit en rêvant le bec de la plume entre ses lèvres…

Pendant ce temps les femmes et le grand-père contemplaient avec une extrême curiosité la jeune fille plongée dans ses réflexions. Le petit frère, les deux coudes sur la table et bouche béante, promenait son regard de la bouche aux yeux de Trine, pour épier ce qu’elle allait faire de la plume.

Mais Trine se leva, toujours muette, prit dans l’armoire une tasse à café, y versa l’encre que renfermait la petite bouteille et revint s’asseoir à la table, et se mit à tourner et retourner dix fois le papier.

Enfin elle plongea la plume dans l’encre et s’arrangea comme si elle allait écrire. Après un instant elle leva la tête et demanda :

— Eh bien, dites-moi donc ce que je dois écrire !

Les deux veuves se regardèrent l’une l’autre d’un air interrogateur et portèrent en même temps les yeux sur le grand-père malade qui, le cou tendu, avait l’œil fixé sur la main de Trine.

— Eh bien, écris toujours que nous nous portons tous bien, dit le vieillard en toussant ; une lettre commence toujours comme ça.

— Voilà bien une chose à dire ! répliqua Trine avec un sourire désapprobateur, que nous nous portons tous bien ! et depuis quinze jours vous êtes au lit, malade…

— Tu pourrais tout de même mettre ça à la fin de la lettre.

— Non, ma fille, sais-tu ce qu’il faut faire ? dit la mère de Jean. Commence par lui demander comment va sa santé, et quand cela y sera, petit à petit nous y mettrons autre chose…

— Non, mon enfant, dit l’autre veuve, écris d’abord que tu prends la plume à la main pour t’informer de l’état de sa santé. C’est comme ça que commençait la lettre de Jean-Pierre, que j’ai entendu lire hier chez le meunier.

— Oui, c’est ce que dit aussi la Jeanne du sabotier ; je ne le ferai pas pourtant, car c’est trop enfant, répliqua Trine avec impatience. Jean saura bien de lui-même que je n’ai pu écrire avec le pied.

— Voyons, mets toujours son nom en haut du papier, dit le grand-père ;

— Quel nom ? Braems ?

— Mais non, Jean !

— Vous avez raison, père, dit la jeune fille. Va-t’en, Paul ; ôte tes bras de la table. Et vous, mère, mettez-vous un peu plus loin, car bien sûr vous allez me pousser !

Elle posa la plume sur le papier, et tandis qu’elle cherchait la place où il fallait écrire, elle épela à voix basse le nom de l’ami absent.

Tout à coup la mère de Jean se leva et saisit vivement la main qui tenait la plume :

— Attends un peu, Trine, dit-elle. Ne te semble-t-il pas que Jean tout seul n’est pas bien, C’est si court ; Il faudrait mettre quelque chose avec. Ne serait-ce pas mieux de mettre cher fils ou cher enfant ?

Trille entendit à peine ces paroles ; elle était occupée à lécher le papier, et s’écria à demi fâchée :

— Voyez ce qui arrive ! Une grande tache sur le papier, et j’ai beau lécher, elle ne s’en va pas. Il me faut prendre l’autre feuille.

— Eh bien, qu’en dis-tu, Trine ? Cher fils ! c’est toujours beaucoup plus beau, n’est-ce pas ?

— Non, je ne veux pas y mettre cela non plus, murmura Trine avec dépit. Est-ce que je puis écrire à Jean comme si j’étais sa mère ?

— Que vas-tu donc mettre ?

Une pudique rougeur monta au front de la jeune fille, tandis qu’elle répondait :

— Si j’écrivais cher ami ? Ne trouvez-vous pas que ce serait le mieux de tout ?

— Non, je ne veux pas cela non plus, dit la mère ; mets encore plutôt Jean tout court.

Bien-aimé Jean ? demanda la jeune fille.

— Oui, c’est bien ainsi ! dirent ensemble tous les autres enchantés de cette solution de la difficulté.

— Restez donc tous loin de la table, s’écria Trine, et retenez Paul pour qu’il ne me pousse pas !

La jeune paysanne se mit à l’œuvre. Au bout d’un instant, de grosses gouttes de sueur perlaient déjà sur son front ; elle retint son haleine, et son visage devint pourpre. Bientôt un long soupir s’échappa de sa poitrine et comme si elle se fût sentie délivrée d’un poids énorme, elle s’écria avec joie :

— Ouf ! Ce B est la plus difficile de toutes les lettres ; mais le voilà enfin avec sa longue tête !

Les deux femmes se levèrent et considérèrent avec admiration la lettre, qui était au moins aussi grande que le petit doigt.

— Cela est joli ! s’écria la mère de Jean ; cela ressemble à une guêpe ; et cela veut dire Bien-aimé Jean ! Écrire est pourtant une belle chose : on dirait quasi qu’il y a de la sorcellerie là-dedans !

— Allons ! allons ! laissez-moi continuer ! dit Trine avec résolution ; je m’en tirerai bien. Si seulement la plume ne crachait pas autant !

Elle recommença à travailler suant et soufflant. Le grand-père regardait et toussait, les femmes se taisaient et n’osaient bouger ; le petit frère trempait son doigt dans l’encre et pointillait son bras nu de taches noires.

Quand, au bout d’un certain temps, la première ligne fut pleine de grandes lettres, la jeune fille s’arrêta.

— Où en es-tu, Trine ? demanda la mère de Jean. Il faut nous lire tout ce que tu as mis sur le papier.

— Que vous êtes pressée ! s’écria Trine ; il n’y a encore rien autre chose que Bien-aimé Jean. Il me semble que c’est déjà bien comme cela. Voyez un peu comme la sueur me coule du front ! J’aime encore mieux ôter le fumier de l’écurie ; vous croyez sans doute que ce n’est pas un travail qu’écrire ? Paul, ne touche plus à l’encre, autrement tu renverseras la tasse.

— Continue donc, ma fille, dit le vieillard, sans cela la lettre ne sera pas encore écrite la semaine prochaine.

— Je le sais bien, répondit Trine, mais dites-moi, vous autres, ce qu’il faut que je dise.

— Informe-toi d’abord et avant tout de sa santé !

La jeune fille écrivit de nouveau pendant quelque temps, effaça avec le doigt deux ou trois lettres manquées, sua sang et eau pour saisir le cheveu qui suivait sa plume, grommela contre le sacristain, parce que l’encre était trop épaisse, et lut enfin à haute voix :

— « Bien-aimé Jean, comment va ta santé ? »

— C’est bien comme cela, dit la mère ; écris maintenant que nous nous portons tous bien, les gens et les bêtes, et que nous lui souhaitons le bonjour.

Trine réfléchit un instant, et continua à écrire. Lorsqu’elle eut fini, elle lut :

— « Dieu soit loué, nous sommes encore tous en bonne santé, et le bœuf et la vache aussi, excepté le grand-père qui est malade, et nous te souhaitons tous ensemble le bonjour. »

— Seigneur mon Dieu ! Trine ! s’écria sa mère, où as-tu appris cela ? Le sacristain…

— Ne me parlez pas ! dit la jeune fille en l’interrompant, ou vous allez me faire oublier. Je sens maintenant que cela ira.

Le plus profond silence régna pendant une demi-heure. Le travail paraissait aller plus facilement ; car la jeune fille souriait de temps en temps tout en écrivant. La seule contrariété qu’elle eût, était de voir Paul qui mettait les cinq doigts à la fois dans l’encre et qui avait teint en noir tout son bras. Dix fois déjà Trine avait transporté la tasse d’un côté à l’autre de la table ; mais le petit garçon était tellement entiché de l’encre, qu’on ne pouvait l’en tenir à distance.

Cependant les deux premières pages se remplirent jusqu’au bas. Sur les instances des femmes, Trine donna, avec un certain orgueil, lecture de son œuvre conçue comme il suit :

« Bien-aimé Jean,

« Comment va ta santé ? Dieu soit loué ! nous nous portons encore tous bien, et le bœuf et la vache aussi, excepté le grand-père qui est malade, et nous te souhaitons tous ensemble le bonjour. Il y a six mois passés que nous n’avons plus rien entendu de toi. Fais-nous donc savoir si tu vis encore. C’est mal à toi de nous oublier, nous qui t’aimons tant, tellement que ta mère parle de toi toute la journée, et que moi je rêve toutes les nuits que tu es malheureux, et que j’entends toujours ta voix crier à mon oreille : Trine ! Trine ! si fort que je m’éveille tout d’un coup… et le bœuf, pauvre bête, regarde toujours hors de l’étable, et gémit qu’on en pleurerait quasi. Et c’est pour nous tous un si grand chagrin de ne rien savoir de toi, qu’il faut en avoir pitié, Jean ; car ta bonne mère en tombera en langueur ; quand la pauvre femme entend ton nom, elle ne sait plus parler et commence à pleurer si fort que mon cœur à moi s’en brise souvent… »

Pendant la lecture de ces lignes les yeux des auditeurs s’étaient peu à peu remplis de larmes, mais au ton triste des derniers mots personne ne put résister à son émotion, et la jeune fille fut interrompue par des sanglots. Le grand-père avait posé la tête sur le bord du lit pour cacher ainsi ses larmes ; la mère de Jean trop profondément remuée pour comprimer le sentiment qu’elle éprouvait, se jeta sur la jeune fille et l’embrassa sans dire un mot, tandis que Trine remarquait avec stupéfaction l’effet de sa rédaction.

— Trine ! Trine ! où prends-tu les mots ? s’écria l’autre veuve. C’est comme des couteaux qui vous passent dans le cœur. Mais c’est tout de même bien beau !

— Oh, c’est la pure vérité, dit la mère de Jean en soupirant ; il faut qu’il sache enfin le mal que j’ai souffert ! Continue à lire, ma chère Trine ; je suis tout ahurie que tu saches écrire ainsi : on n’a jamais entendu chose pareille ; tes mains sont sûrement beaucoup trop bonnes, mon enfant, pour traire les vaches et travailler aux champs, mais Dieu permet tant de choses dans le monde !

Tout aise de ces éloges, la jeune fille dit avec un sourire fier :

— N’est-ce que cela ? Laissez faire, et j’écrirai au mieux avec le premier venu. Voilà déjà une bonne lettre trouvée… Écoutez ! ce n’est pas encore fini.

« Ô Jean, si tu savais, tu nous donnerais bien vite de tes nouvelles.

« Le trèfle a manqué à cause de la mauvaise semence, et puis parce qu’il a été gelé. Mais notre luzerne fait plaisir à voir ; elle est tendre comme du beurre. Le grain a un peu souffert du temps sec ; mais le bon Dieu nous a donné comme une bénédiction du beau sarrasin et beaucoup de pommes de terre hâtives. Et puis le champêtre est marié avec une fille de Pulderbosch qui est louche, mais qui lui apporte quelque chose… Jean-François, le maçon, est tombé du toit du brasseur sur le dos de notre vieux forgeron, et le forgeron en est mort, le pauvre homme ! »

La jeune fille se tut.

— Est-ce là tout ? demanda la mère d’un ton désappointé. Ne lui fais-tu pas savoir que la vache a vêlé ?

— Ah ! oui ; j’ai oublié cela… Là… c’est fait ! Écoutez : « Notre vache a fait le veau ; tout s’est bien passé, et le veau est vendu. »

— Ne lui diras-tu rien de nos lapins, Trine ? demanda le grand-père.

Après avoir écrit, la jeune fille lut :

« Le grand-père a fait une cage à lapins dans l’écurie ; ils sont aussi gras que des blaireaux ; mais le plus gros restera vivant jusqu’à ce que tu reviennes. Jean, nous ferons alors une fameuse fête… »

Tous partirent d’un joyeux éclat de rire ; le petit garçon, voyant l’allégresse générale, et lui-même ému par le mot fête, battit des mains en criant. Par malheur, sa main rencontra si brusquement la tasse, que celle-ci roula sur la table et versa comme un noir ruisseau l’encre sur la belle lettre.

Le rire disparut de tous les visages ; muets et consternés, on se regarda les uns les autres ; toutes les mains se levèrent vers le ciel, tandis que le petit Paul, craignant d’être battu, hurlait et se lamentait par anticipation de façon à rompre les oreilles.

Pendant longtemps l’enfant fut accablé de reproches, et le désastre amèrement déploré ; le tout finit par cette exclamation :

— Oh ! mon Dieu, quel malheur !

— Allons ! allons ! dit Trine avec résolution, le malheur n’est pas si grand : j’avais l’intention de recopier la lettre ; car au commencement cela n’allait tout de même pas bien : les lettres étaient trop grandes et l’écriture trop de travers. Je saurai faire mieux à cette heure que j’ai pris courage à la chose. Je vais courir bien vite au village pour y prendre du papier et de l’encre et pour faire retailler ma plume, car elle est devenue beaucoup trop molle.

— Va donc vite ! répondit-on. Tiens, voilà la pièce de cinq francs du veau. Fais-la changer chez le sacristain ; car il nous faudra bien envoyer trente sous au moins au pauvre Jean. Hop ! Paul… dehors, polisson ! et avise-toi de rentrer avant le soir, si tu l’oses !

Trine sortit aussitôt et, souriant d’un air satisfait, prit en courant la direction du village. Le triomphe qu’elle avait obtenu, la conviction qu’elle avait de pouvoir désormais écrire à Jean, et par-dessus tout une sorte de naïf orgueil de son habileté, remplissaient son cœur d’une douce joie.

Arrivée au tilleul du carrefour, elle vit de loin le porteur de lettres qui s’avançait vers elle à grands pas. Elle s’arrêta brusquement et sentit battre son cœur ; ce sentier ne conduisant qu’aux chaumières au delà desquelles s’étendaient la bruyère déserte et la forêt, elle ne doutait pas que le messager n’apportât des nouvelles de Jean.

En effet, lorsqu’il fut proche, il tira une lettre de son portefeuille, et dit en souriant :

— Trine, voici quelque chose pour vous qui vient de Venloo ; mais cela coûte trente-cinq cents.

— Trente-cinq cents[6] ! murmura Trine en prenant la lettre d’une main tremblante et en considérant l’adresse, comme si elle réfléchissait.

— Oui, oui, répondit le facteur, cela est écrit sur l’adresse. Est-ce que je vous tromperais pour si peu ?

— Pouvez-vous changer cela ? demanda Trine en lui tendant la pièce de cinq francs.

Le facteur changea la pièce, retint le montant du port, salua amicalement la jeune fille, et s’en retourna au village.

Trine s’élança dans le sentier, et courut transportée d’allégresse vers la maison. Poussée par l’impatience, elle ouvrit la lettre, et ne fut pas peu surprise d’en voir tomber une seconde de l’enveloppe. Elle s’arrêta pour la ramasser. Elle rougit jusqu’au front ; un sourire flotta sur ses lèvres et ses yeux brillèrent d’une douce émotion. Sur la seconde lettre, il y avait en grandes lettres : Pour Trine seule… Pour Trine ! L’âme de Jean était enclose dans ce papier ; sa voix allait en sortir pour lui parler à elle seule ! Il y avait un secret entre Jean et elle !

Émue et troublée, elle resta un instant les yeux fixés sur le sol ; mille pensées de toute espèce lui passèrent par la tête comme un torrent, jusqu’au moment où le lointain mugissement du bœuf vint frapper son oreille et lui rappeler qu’elle ferait mal de s’arrêter plus longtemps. Elle cacha la seconde lettre dans son sein, et courut d’une haleine jusqu’à la chaumière, où elle tomba au milieu des femmes dans l’attente, en s’écriant d’une voix joyeuse et retentissante :

— Une lettre de Jean ! une lettre de Jean !

Les deux veuves, saisies de la stupéfaction que cause le bonheur, coururent à elle, et sautèrent de joie à cette nouvelle inattendue. Le grand-père fit, pour mieux voir, un tel mouvement hors de l’alcôve, qu’il faillit tomber du lit.

La jeune fille raconta précipitamment comment elle avait rencontré le facteur sur son chemin, et comment il lui avait demandé trente-cinq cents, mais elle fut interrompue dans son récit par les femmes qui s’écriaient incessamment :

— Oh ! Trine ? lis-la ! lis-la !

Trine alla s’asseoir à la table et commença à épeler la lettre à haute voix. L’écriture n’étant pas trop lisible, elle ne pouvait avancer que mot à mot, et plus d’une fois elle fut obligée de recommencer pour en faire quelque chose qui fût compréhensible. Elle lut :

« Très chers parents !

« Je prends la plume en main pour m’informer de votre santé, et j’espère que vous en ferez autant pour moi, vu que j’ai gagné mal aux yeux, et je suis à l’infirmerie. J’ai beaucoup de chagrin, chers parents, et j’ai peur aussi, parce qu’il y a tant de camarades qui sont devenus aveugles de la même maladie. »

Trine ne put continuer ; elle laissa tomber sa tête sur la lettre fatale et éclata en sanglots, tandis que les femmes et le grand-père déploraient leur malheur à grands cris et avec des larmes amères.

— Ô mon Dieu ! mon Dieu ! mon pauvre enfant ! mon pauvre enfant ! s’écria la mère de Jean en levant les mains au ciel, et en parcourant la chambre avec désespoir. Aveugle ! aveugle !

La jeune fille releva la tête, et dit tout en pleurant :

— Pour l’amour de Dieu, ne faites pas les choses pires encore ; c’est déjà bien assez triste. Laissez-moi continuer ; peut-être ça va-t-il mieux que nous ne le pensons. Taisez-vous un peu, et écoutez :

« Mais dis à ma mère qu’elle ne doit pas être inquiète ; car tout va pour le mieux, et j’espère, si Dieu le permet, que je guérirai. Le pire de tout est encore la faim ; car nous sommes à l’infirmerie à la demi-ration. Le pain et la viande qu’on nous donne pour tout un jour se mettraient en bouche facilement d’un seul coup ; avec cela nous avons une gamelle de ratatouille, sans sel ni poivre, et c’est tout. Vivez de cela quand vous vous portez bien ! C’est pourquoi, mes chers parents, si vous le pouvez, envoyez-moi un peu d’argent. Nous ne touchons pas de paie ici, et nous sommes toute la journée à nous chagriner dans l’obscurité, car nous ne pouvons pas voir de lumière. Des compliments au grand-père, et à Trine, et à sa mère, et à Paul, et je vous souhaite à tous une bonne santé et une longue vie.

« Kobe[7], le fils du jardinier Baptiste, est devenu caporal. À la caserne, les rats ont fait un grand trou dans mon sac, et on a mis un sac neuf à ma masse, et cela coûte sept francs et septante centimes. Autrement, je n’ai plus de dettes. Je suis aimé de tous mes officiers, et le sergent, qui est un Wallon de Liége, me voit tout à fait de bon œil.

« Celui qui a écrit cette lettre est Karel ; il est aussi à l’infirmerie avec un mal aux yeux. Mais il ne faut pas le faire savoir à son père, car il est presque guéri. Les autres amis de notre village sont encore en bonne santé. Avec cela, chers parents, nous avons tous l’honneur de vous saluer des pieds et des mains.

« Votre fils obéissant. »


Après cette lecture, Trine porta à ses yeux le coin de son tablier et se désola silencieusement ; le grand-père avait disparu sous les couvertures, les deux femmes pleuraient toujours sans parler.

Ce douloureux silence, qu’interrompaient seuls de temps en temps des soupirs et des sanglots, dura longtemps ; enfin Trine se leva, détacha une faucille de la muraille et gagna la porte en disant :

— Avec ce chagrin, j’allais oublier notre pauvre bœuf ! Je vais chercher de la luzerne au champ. Prenez courage en attendant, et pensez à ce que nous devons faire.

Personne ne répondit. La jeune fille prit une brouette près de la porte, et s’éloigna de la maison. Au détour d’un bouquet de chênes, elle s’arrêta cachée par le feuillage et s’assit sur la brouette. Elle ouvrit son fichu d’une main tremblante et en tira la lettre. Après l’avoir ouverte, elle épela à haute voix ce qui suit, non sans que son regard fût plus d’une fois obscurci par les larmes :

« Karel a écrit cette lettre aussi ; mais je lui ai dit mot pour mot ce qu’il devait mettre dedans.

« Trine,

« Je n’ai pas osé l’écrire à ma mère, parce que c’est trop terrible. Trine, je suis aveugle, aveugle pour la vie ! Mes deux yeux sont perdus ! Il n’y a pas là sûrement de quoi parler de si grand chagrin ; mais je ne pourrai jamais plus te voir en ce monde, ni ma mère, ni mon grand-père, ni aucun de ceux qui m’aiment ; — j’en mourrai, je le sens bien.

« Trine, depuis que je suis aveugle, je te vois toujours devant mes yeux, et c’est la seule chose qui me retienne encore à la vie ; mais je ne dois plus penser à cela, ni toi non plus. Ah ! ma chère amie, va à la kermesse comme avant, ne laisse pas cela pour moi et profite de ton jeune temps ; car si tu devais être malheureuse à cause de moi, je serais encore plus tôt couché sous la terre.

« Trine, je t’ai écrit cela à toi seule pour que tu le fasses savoir petit à petit à ma pauvre mère. Que ça ne lui vienne pas d’ailleurs, pour l’amour de Dieu, Trine !

« Ton malheureux Jean jusqu’à la mort. »


À peine la jeune fille, en proie à une violente surexcitation nerveuse, eut-elle lu le dernier mot de cette lettre, qu’une pâleur mortelle s’étendit sur son visage, ses bras s’affaissèrent à ses côtés, ses yeux se fermèrent, et sa tête se pencha languissamment en arrière sur la brouette…

Elle gisait privée de sentiment et plongée dans un profond évanouissement.

La brise tiède de la bruyère murmurait dans les chênes et faisait ondoyer l’ombre du feuillage sur son front d’albâtre ; l’abeille voltigeait en bourdonnant à son oreille ; l’alouette chantait sa chanson au fond du ciel ; plus loin, dans la solitude, régnait l’éternel cri de la cigale, et cependant tout pour elle était calme et silencieux… rien n’éveillait la jeune fille de son mortel assoupissement.

Le soleil poursuivit insensiblement sa carrière jusqu’à ce qu’un de ses ardents rayons perçât le feuillage et vînt éclairer le visage de la jeune fille.

L’infortunée ouvrit lentement les yeux, tandis que le sang recommençait à couler dans ses veines. Elle leva la tête comme quelqu’un qui s’éveille et promena autour d’elle un regard étonné, comme si elle n’eût pas eu conscience de son état.

La lettre, encore ouverte à ses pieds, lui rappela l’affreuse catastrophe. Elle ferma le fatal papier, le cacha dans son sein, pencha la tête vers la terre et tomba dans une profonde méditation.

Peu d’instants après, elle se leva, mena en toute hâte sa brouette dans un petit champ, où elle arracha à demi et coupa à demi de la luzerne. En moins d’un instant, la brouette fut pleine jusqu’au comble. La jeune fille regagna la maison avec la même rapidité, jeta le fourrage devant la vache, et entra dans la chaumière en disant :

— Demain matin, au point du jour, je pars pour aller voir Jean !

— Oh ! mon enfant, s’écria sa mère, c’est à l’autre bout du pays. Quelle idée est-ce là ? Tu ne le trouverais pas en un an !

— Je vais voir Jean, vous dis-je, répéta la jeune fille d’un ton résolu. Je le trouverai, fût-il à cent lieues d’ici. Le secrétaire de notre commune me montrera par où je dois aller.

La mère de Jean, les mains jointes, le visage suppliant, s’élança vers la jeune fille et s’écria en sanglotant :

— Ah ! Trine, cher ange, ferais-tu bien cela pour mon enfant ? Je te bénirai jusque sur mon lit de mort !

— Le faire ? s’écria Trine. Le faire ? Le roi lui-même ne saurait m’en empêcher : je verrai Jean et je le consolerai, ou je mourrai à la peine !

— Oh ! merci mille fois, Trine ! s’écria la mère de Jean en étreignant la jeune fille de ses deux bras.


IV


Il est à peine sept heures du matin, et cependant la chaleur est déjà forte, car le soleil brille de tout son éclat dans l’azur d’un ciel sans nuages.

Une jeune paysanne marche vaillamment dans un chemin peu éloigné des bords charmants de la Meuse. Son costume annonce qu’elle est étrangère au pays, car les femmes du Limbourg, ne portent ni bonnets de dentelle à grandes barbes, ni chapeaux de paille de cette forme. Elle porte ses souliers à la main et marche pieds nus ; la sueur coule à grosses gouttes de son front. Bien que fatiguée jusqu’à l’épuisement, elle tient l’œil fixé avec une joie indicible sur quelques clochers lointains. Là est la ville de Venloo, le but de son voyage.

Pauvre Trine, depuis quatre jours déjà elle s’en va errant, demandant, se fourvoyant. À peine s’est-elle permis un court sommeil et quelque nourriture ; mais Dieu et sa forte nature l’ont soutenue… Elle l’a trouvé ce lieu où son malheureux ami souffre et languit loin des siens. Elle a oublié toutes ses souffrances, son cœur bondit de joie et palpite d’impatience. Si elle avait des ailes, elle volerait avec la rapidité de l’éclair vers ces tours sur le toit desquelles le soleil resplendit comme sur un miroir.

La jeune fille continua sa route, avec une rapidité croissante, jusqu’à ce que les fortifications de Venloo apparussent à ses yeux. Elle se hâta de mettre ses souliers, secoua la poussière qui couvrait ses vêtements, ajusta ceux-ci, et entra dans la forteresse d’un pas délibéré.

À quelques pas au delà des remparts extérieurs, elle vit un soldat, le fusil au bras, qui allait et venait devant une guérite. Déjà à une certaine distance elle sourit amicalement au factionnaire ; mais celui-ci la regarda avec une indifférence rébarbative. Cependant elle s’approcha hardiment du soldat, et lui demanda en souriant toujours et de l’air le plus affable :

— Mon ami, ne pouvez-vous me dire où je trouverai Jean Braems ? Il est aussi soldat ici.

Le factionnaire était un Wallon de la province de Liège.

— Je ne comprends pas ! grommela-t-il en se tournant pour appeler le caporal.

Celui-ci sortit du corps de garde et s’avança d’un air bienveillant vers la jeune fille, qui s’inclina par politesse et dit :

— Monsieur l’officier, pourriez-vous, s’il vous plaît, me montrer où est Jean Braems ?

Le caporal fit la mine d’un homme qui se trouve trompé dans son attente ; il se tourna vers le corps de garde et cria en patois du Hainaut :

— Eh ! Flamand, viens un peu ici ! Il y a une pinte à gagner !

Un jeune soldat sauta à bas du lit de camp et parut en se frottant les yeux encore gros de sommeil ; à la vue de la jeune fille, sa physionomie s’adoucit.

— Eh bien, Mieken[8] demanda-t-il, que voulez-vous ?

— Je viens ici pour voir Jean Braems : ne pouvez-vous me dire où il est ?

— Jean Braems ? Je n’ai jamais entendu ce nom-là.

— Il est cependant soldat dans les Belges, comme vous !

— C’est possible ; mais est-il dans la cavalerie ou dans l’infanterie ?

— Que voulez-vous dire, mon ami ?

— Je demande s’il est dans les soldats à cheval ou dans les soldats à pied !

— Je ne le sais pas ; mais il est soldat dans les chasseurs verts. Ne sont-ils pas dans cette ville-ci ?

— Alors je ne m’étonne plus que je ne le connaisse pas : nous sommes du neuvième !

Pendant cette conversation, le caporal et trois ou quatre soldats, parmi lesquels le factionnaire lui-même, s’étaient groupés autour de la jeune fille. Celle-ci ne comprenait pas pourquoi on la regardait en face si singulièrement, en plaisantant en wallon et avec force rires. Néanmoins, elle devint toute confuse et dit au Flamand d’une voix suppliante :

— Oh ! mon ami, montrez-moi donc le chemin ; je suis si pressée !

Le soldat complaisant lui répondit sur-le-champ :

— Passez la porte ; prenez la première rue à droite, puis à gauche, puis encore une fois à gauche, et puis de nouveau à droite jusqu’à ce que vous rencontriez une chapelle ; vous laisserez cette chapelle à votre main gauche pour prendre à droite, derrière une grande maison qui est une boutique ; après avoir marché encore un peu, vous reprendrez à gauche : vous arrivez alors sur le marché. Demandez la caserne du deuxième chasseurs ; le premier enfant venu vous la montrera.

Trine ne savait plus où elle en était ; sa tête se perdait dans ce pêle-mêle de gauche et de droite dont elle s’était efforcée de suivre l’enchaînement. Elle n’y avait rien compris, et allait demander des renseignements plus clairs, quand le factionnaire cria soudain à pleine voix :

— Aux armes !

Tous coururent en tumulte au corps de garde prendre leurs fusils. Le soldat dit rapidement à Trine effrayée :

— Allons, allons, partez vite, ou nous serons flanqués au cachot. Voici le commandant de place !

La jeune fille ne se le fit pas dire deux fois, car près de la porte de la ville elle, aperçut un officier à cheval qui lui sembla vêtu comme un roi et qui avait de formidables moustaches. Irrité de ce qu’il avait surpris la garde en conversation avec une femme, il regarda la pauvre paysanne avec des yeux aussi menaçants que s’il eût voulu l’avaler. Toutefois, il passa outre sans lui adresser la parole ; mais elle l’entendit en tremblant se répandre en invectives contre les soldats, sans pouvoir s’expliquer d’ailleurs d’où pouvait naître cette violente colère.

Elle se hâta d’entrer en ville, et finit aussi par trouver le marché. Elle remarqua çà et là des soldats d’uniformes différents ; mais l’aventure de la garde l’avait rendue circonspecte. Elle s’adressa à une bourgeoise.

— Madame, ne sauriez-vous pas le flamand ?

— Sans doute.

— Voudriez-vous me dire, s’il vous plaît, où sont les chasseurs ?

— Certainement. Il faut tourner ce coin, et aller toujours tout droit jusqu’au bout de la rue. Là se trouve la caserne des chasseurs.

— Je vous remercie mille fois, dit Trine, qui se dirigea vers la rue indiquée.

Arrivée devant la caserne, elle la reconnut facilement tant au nombre des soldats qui y entraient ou en sortaient qu’au roulement de tambour qu’elle entendit à l’intérieur.

Souriante de joie, elle marcha droit à la porte pour entrer ; mais le factionnaire lui cria d’une voix brusque :

— Halte ! arrière ! on n’entre pas !

La jeune fille ayant fait encore un pas, il la repoussa avec une rudesse un peu adoucie.

— Mais, mon ami, dit-elle en soupirant, je voudrais parler à quelqu’un qui est soldat aussi. Que faut-il donc que je fasse ?

— De quel bataillon et de quelle compagnie est-il ? demanda le factionnaire.

— Oh ! je n’en sais absolument rien ! dit la jeune fille avec découragement.

— Attendez une demi-heure, reprit le factionnaire ; dans un instant on va battre pour la soupe, et aussitôt après il y a appel pour l’exercice. Vous verrez tous les hommes sortir de la caserne, et, si vous avez de bons yeux, vous reconnaîtrez bien celui que vous cherchez. Allez, en attendant, boire un verre de bière au Faucon, et laissez-moi en paix ; car je vois là-bas l’adjudant qui nous épie.

La sentinelle laissa Trine stupéfaite et bouche béante ; il frappa avec force de la main droite sur la crosse de son fusil, porta la tête en arrière et se mit, comme un bon soldat, à se promener de haut en bas d’un pas régulier, sans jeter les yeux sur la jeune paysanne.

Celle-ci demeura un instant absorbée dans une triste rêverie, et s’efforça de comprendre comment ce pouvait être mal de montrer son chemin à un étranger. La douleur commençait à s’emparer de son âme. Toutefois, une demi-heure d’attente ne lui sembla pas très-longtemps. À la sortie des chasseurs, elle se placerait près de la porte de la caserne ; et pas un seul homme, à coup sûr, n’échapperait à son attention. Elle verrait et reconnaîtrait Jean ; mais, à cette pensée pleine d’espérance, ses traits s’assombrirent soudain : elle venait de songer qu’il n’était pas vraisemblable qu’un soldat aveugle accompagnât les autres. Et pourtant, que pouvait-elle en savoir ? Tout lui semblait ici si étrange et si extraordinaire ! Dans son doute, elle suivit le conseil du factionnaire, et s’achemina lentement vers le Faucon. Elle entra dans l’estaminet, demanda un verre de bière, et à demi honteuse alla s’asseoir à une table éloignée dans un coin.

Huit ou dix soldats se trouvaient dans la salle, debout près du comptoir, et devisant à haute voix d’affaires de service.

Dès l’entrée de la jeune fille, tous s’étaient tournés vers elle, et tout en riant avaient échangé chacun son observation ; mais comme ils parlaient français ou wallon, Trine ne comprit pas ce qu’on disait d’elle ; et bien que les regards hardis des soldats la rendissent confuse, elle dit avec un doux sourire :

— Je vous souhaite à tous le bonjour, mes amis.

Ces soldats lui paraissaient de braves gens, à l’exception d’un seul qui était plus âgé que les autres, et leur parlait avec une sorte d’autorité. Il portait de gros gants de peau de daim ; les boutons de sa veste reluisaient comme l’or, le bonnet de police penchait sur son oreille gauche, ses moustaches luisantes étaient relevées en croc au moyen de cire noire ; il était campé, le corps en arrière et la main sur la hanche, comme une perpétuelle provocation. Assurément, ce hautain guerrier devait être prévôt d’armes ou maître d’escrime.

Cet air et cette attitude n’étaient pas ce qui avait donné à la jeune fille mauvaise opinion de lui ; ce qui la mécontentait c’était qu’il lui fit si insolemment baisser les yeux sous son dur regard, et qu’il parût plaisanter à pleine voix sur son compte ; elle ne dissimula pas ses impressions, et l’orgueilleux chasseur put lire sur le visage de la jeune fille qu’elle n’éprouvait pour lui aucune sympathie.

Tandis qu’ils s’observaient ainsi l’un l’autre, l’hôtesse apporta un verre de bière à la jeune fille. Un jeune soldat, dont le regard était bienveillant et doux, s’approcha d’elle, et avançant son verre, lui dit dans le dialecte campinois :

— Trinquons ensemble, Mieken ! Vous êtes sans doute du côté d’Anvers ?

— Non, camarade, je suis du côté de Saint-Antoine, de Schilde ou de Magerhalle, comme vous voudrez.

— Et moi, je suis un garçon de Wechel ; par ainsi, nous sommes pays !

Une douce joie illumina les traits de la jeune fille ; elle adressa au jeune soldat un affectueux regard, comme si elle eût trouvé un frère en lui.

Sur ces entrefaites, les autres chasseurs s’étaient aussi rapprochés de la table, les uns debout, les autres assis ; entre autres, le soldat aux moustaches retroussées s’était placé si près de la jeune fille, qu’il la touchait presque.

Trine ne put supporter cette familiarité moqueuse, et se mit à trembler comme si elle avait peur. Elle prit elle-même la main de son compatriote, et lui dit d’une voix douce et suppliante :

— Oh ! mon bon ami, restez assis près de moi, s’il vous plaît ; j’ai peur de ce Wallon. Qui croit-il donc que je suis ?

— Bah ! bah ! répondit l’autre ; c’est un fanfaron. Qu’il vous touche seulement, et il aura mon poing sur les moustaches, tout maître d’armes qu’il est !

Encouragée par ces paroles, Trine se tourna vers le railleur et lui dit avec fierté :

— Monsieur le soldat, je vous prie de vous asseoir un peu plus loin. Que pensez-vous donc ? Me prenez-vous pour une fille de rien ?

Le maître d’armes poussa un long éclat de rire. Il recula cependant un peu sa chaise, en proférant des plaisanteries que la jeune fille heureusement ne comprit pas.

— Dites-moi, mon ami, demanda Trine à son protecteur, dites-moi votre nom ; je tiens à le savoir.

— François Caers !

— François Caers ! Voyez un peu comme on se rencontre : il n’y a pas quinze jours que nous avons vendu un veau à votre père. Un si beau veau tacheté ! J’en ai encore l’argent dans ma poche.

— Et comment va mon père ? bien ?

— Bien ! c’est un homme comme un chêne… Et je me rappelle maintenant qu’il m’a dit que vous étiez aussi soldat… Mais ne connaissez-vous donc pas notre Jean ?

— Comment est son autre nom ?

— Braems !

— Oh ! mon Dieu, comment ne connaîtrais-je pas Jean Braems ! Nous sommes de la même compagnie… Nous sortions toujours ensemble avant qu’il eût mal aux yeux.

La jeune fille saisit les deux mains du soldat avec une profonde émotion, et reprît :

— Voyez-vous, mon ami, je remercie notre Seigneur d’être venue dans cet estaminet. Vous me montrerez bien où je dois aller pour voir Jean, n’est-ce pas ? Les jeunes gens de notre côté sont tous de bons garçons !

— Certainement, je vous conduirai jusqu’à l’infirmerie. Vous savez qu’il est aveugle ?

— Hélas ! oui, dit Trine avec un gros soupir ; mais, au nom de Dieu, c’est donc bien vrai ? Nous en avons tant pleuré…

Les soldats avaient vu avec une sorte de jalousie l’intimité qui s’était établie entre Trine et le jeune Campinois. Le maître d’armes surtout s’agitait sur sa chaise avec force gesticulations. Ce faisant, il s’était rapproché de la jeune fille, et au moment où elle songeait le moins à lui, il lui passa la main sous le menton.

Le Flamand bondit impétueusement et éclata en menaces ; mais Trine, dont le visage était pourpre d’indignation, se leva et appliqua sa main avec tant de force sur la face du maître d’armes, que la tête lui en tourna.[9]

Dès que le maître d’armes fut revenu de son étourdissement ; l’estaminet devint le théâtre d’une scène de tumulte et de confusion. Il saisit une pinte et voulut en frapper la jeune fille à la tête ; mais le jeune Campinois, plus solidement bâti que lui, lui sauta lestement à la gorge et lui enleva la pinte. Les camarades intervinrent et séparèrent les combattants en disant que des soldats ne se battaient pas à coups de poing, et que c’était au sabre à décider entre eux.

Tandis que Trine tremblante et en proie à la plus vive anxiété entendait un torrent de grossières invectives frapper son oreille, tandis que les soldats se bousculaient de çà, de là, tout en se querellant et que l’hôtesse s’écriait qu’elle allait appeler la garde, un roulement de tambour retentit soudain dans la caserne.

— La soupe ! la soupe ! s’écrièrent ceux qui n’étaient pas mêlés à la dispute ; ils laissèrent les autres là et quittèrent à la hâte l’estaminet.

Le maître d’armes proféra encore quelques menaces en s’en allant de même, et disant au Campinois :

— À chinq heures sol terreing ! edj vindrai vo quérie[10]!

— Bien, bien, blagueur, on y sera ! répliqua le soldat provoqué, avec un rire moqueur.

— Malheureuse que je suis ! Qu’ai-je eu à souffrir là, mon cher François ! dit Trine en sanglotant lorsqu’elle se vit seule avec son protecteur. Est-ce fini, au moins ?

— Fini ? Je dois ce soir me battre au sabre contre ce mangeur de fer.

— Oh ! et cela à cause de moi ! s’écria la jeune fille en pâlissant et en tremblant de tous ses membres.

— Ne vous alarmez pas de cela, ma fille ; ce n’est que pour rire. Il se tirera encore d’affaire en proposant d’aller boire ensemble ; c’est une manière qu’a ce Wallon de se procurer du genièvre quand sa paie est dépensée. Cela lui arrive deux fois par semaine ; tout le monde connaît la chose. Partons vite ; je vous conduirai à l’infirmerie où est Jean Braems.

Trine paya la bière, et sortit de l’estaminet avec le soldat. Celui-ci la conduisit, tout en causant, deux ou trois rues plus loin, et la quitta en lui disant :

— Voyez-vous là-bas ce soldat assis sur un banc à la porte d’une grande maison ? Eh bien, c’est là qu’est l’infirmerie. Il faut parler à ce soldat. Il vous laissera entrer, si c’est possible. Bon retour au pays et bien des compliments à mon père, si vous en avez l’occasion.

— Merci mille fois, mon ami ! répondit Trine en le quittant pour se rendre à l’infirmerie.

Lorsque la jeune fille se trouva seule, une triste inquiétude s’empara de nouveau de son âme, et elle se sentait à peine le courage d’adresser la parole au soldat assis sur le banc. Cependant, à mesure qu’elle approchait de l’infirmerie, un sourire de joie vint éclairer son visage. Il lui sembla reconnaître le soldat. En effet, à quelques pas de distance, elle l’appela par son nom : c’était le fils de Baptiste le jardinier, ce même Kobe dont Jean avait annoncé dans sa lettre la nomination comme caporal, et il se trouvait assis sur le banc en qualité de caporal-planton.

Aussitôt qu’il aperçut la jeune fille, il se leva avec une exclamation, et courut à elle en s’écriant avec une joyeuse surprise :

— Est-ce bien vous, chère Trine ? Seigneur Dieu, quel plaisir de vous voir ! Comment ça va-t-il dans notre village ? Ma mère est-elle guérie ? Comment se porte Charlotte Verbaets ? Savent-ils là-bas que je suis devenu caporal ? Qu’a dit Charlotte en apprenant cela ?

— Cela va toujours bien, répondit Trine. Votre mère était déjà dimanche à la grand’messe ; elle est quitte de la fièvre, et il serait mal aisé de voir qu’elle a été malade. — J’ai dit moi-même, en passant, à Charlotte que vous êtes devenu officier…

— Eh bien, n’a-t-elle pas ri ?

— Non, elle est devenue rouge jusqu’aux cheveux ; mais elle était tout de même si contente qu’elle ne savait plus parler ; je l’ai bien vu dans ses yeux.

Robe le caporal pencha lentement la tête et fixa les yeux sur le sol ; l’expression de sa physionomie changea tout à coup ; lui aussi sentait la rougeur de l’émotion monter à ses joues et son cœur battre à coups précipités. Le village natal avec sa bruyère et ses bois, le timide regard de sa bien-aimée, l’affectueux sourire de sa mère, les joies du dimanche après le long travail de la semaine ; les chansons sous les tilleuls verdoyants, le babil de la pie de la maison, l’aboiement du chien, le bruit sourd et monotone du vent dans les sapins, tout cela surgissait frais et plein de vie sous ses yeux, tout cela se confondait à son oreille en une harmonie magique ; tout cela le retenait fasciné dans la contemplation enchanteresse de la vie tant regrettée des jours passés…

— Qu’ai-je donc dit qui vous attriste, Kobe ? demanda Trine d’une voix douce.

— Ah ! chère Trine, répondit-il, je ne le sais pas moi-même ; notre village est venu tout d’un coup sous mes yeux, aussi clairement que si je voyais le soleil briller sur notre clocher. Mon père était occupé à râteler le chaume dans notre champ, ma mère était auprès de lui, et j’entendais qu’ils parlaient de moi… J’étais comme hors de sens ; mais c’est fini maintenant…

— Allons, Kobe, dit Trine, menez-moi tout de suite auprès de Jean ; il sera si content de me voir…

— Vous savez sûrement son malheur ?

— Hélas ! oui, je viens pour lui parler et le consoler. Ne me faites pas attendre davantage, et conduisez-moi bien vite près de lui.

— Chère Trine, comme je vous plains ! dit Kobe en soupirant avec une sincère tristesse.

— Et pourquoi ? s’écria Trine. Oh ! Kobe, achevez : vous me faites peur.

— Malheureuse Trine ! répondit Kobe, personne ne peut voir les aveugles ni ceux qui ont mal aux yeux ! cela nous est défendu sous une forte punition.

Un cri perçant et douloureux échappa à la jeune fille ; elle porta son tablier à ses yeux, et reprit en pleurant convulsivement :

— Seigneur, mon Dieu ! avoir marché et souffert pendant quatre jours, et ne pas même pouvoir le voir ! Si c’est comme ça, je ne partirai pas vivante d’ici : soyez-en sûr.

— Trine, il ne faut pas pleurer ainsi dans la rue, dit Kobe, ou les gens viendront s’attrouper autour de nous. Soyez calme…

La jeune fille, était-ce courage ou désespoir ? essuya ses larmes, et s’écria :

— Quand je devrais entrer dans cette maison comme un voleur, quand un sabre devrait me percer le cœur, je le verrai, et je lui parlerai… Empêchez-m’en si vous le pouvez !

— Écoutez, chère Trine, dit le caporal avec douceur, j’y perdrai peut-être mes galons, mais je vous aiderai. Tenez-vous tranquille et faites comme si vous ne saviez rien. Bientôt le sergent ira au rapport chez le commandant de place ; la visite du docteur est déjà faite et le directeur ne se porte pas bien : il ne viendra pas dans les salles. Quand le sergent sera parti, je vous mènerai tout doucement dans la chambre des aveugles. Mais, Trine, si je suis mis au cachot et que je perde mes galons ; dites bien à ma mère et à Charlotte que c’est par amitié et par compassion…

— Soyez sûr, Kobe, répondit la jeune fille les yeux humides, soyez sûr que je vous en serai reconnaissante toute ma vie ; laissez-moi faire, j’arrangerai tout pour que Charlotte vous écrive une lettre dès que je serai revenue à la maison.

— Elle ne sait pas écrire, Trine ! dit le caporal avec un soupir.

— Je le sais, moi ! répliqua la jeune fille ; je le ferai pour elle, et je mettrai dedans des choses qui vous feront sauter de joie.

— Trine, je ne suis pas ici en sentinelle ; je suis planton, et il ne m’est pas défendu de parler avec les gens. Venez vous asseoir sur le banc sans laisser rien voir jusqu’à ce que le sergent soit sorti. Je dirai que vous êtes ma sœur ; autrement il se mêlera encore de la chose. Causons un peu des amis de là-bas. Est-ce que Nicolas, le fils du brasseur, est marié avec la servante d’écurie du fermier Dierikx ? Et le poulain que nous avons vendu au baes de la Couronne, est-il devenu un beau cheval ?

Ils s’assirent sur le banc en laissant avec intention un certain espace entre eux, et se mirent à parler des absents

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans l’hôpital des ophthalmiques, il y avait une chambre étrange : les fenêtres en étaient closes par des paravents de papier vert foncé ; pas un rayon de soleil n’y pouvait pénétrer. Pour ceux qui voyaient, c’était un morne réduit où une teinte plus triste que la plus profonde obscurité couvrait tous les objets de reflets funèbres et serrait le cœur des spectateurs d’une angoisse et d’une terreur secrètes. À proprement parler, il n’y faisait ni jour ni nuit ; mais il fallait d’abord être habitué à ce vert lugubre si l’on voulait distinguer quoi que ce fût. En outre, bien que ce lieu fût habité par des malheureux souffrant d’indicibles douleurs, il y régnait un profond silence, qu’interrompait seul de temps eh temps un gémissement arraché par le brûlant contact de la pierre infernale avec les yeux malades.

Les aveugles étaient assis le long des murs, sur des bancs de bois ; semblables à une réunion de spectres, ils se tenaient immobiles et muets dans l’ombre. Chacun d’eux portait une longue visière verte, nouée sur le front et abaissée devant la figure de telle façon qu’on ne pouvait voir les traits d’aucun.

Dans le coin le plus reculé était assis Jean Braems, la tête courbée sur les genoux, et rêvant douloureusement aux choses qu’il aimait et qu’il ne devait jamais revoir. Son âme était dans la contrée lointaine où demeuraient ses parents et ses amis. Parfois, sous la visière verte, un doux sourire se jouait sur sa bouche, et ses lèvres remuaient comme s’il eût conversé avec des êtres invisibles. En cet instant même il avait évoqué du fond des souvenirs l’image de sa bien-aimée, il l’avait forcée à murmurer encore à son oreille le timide aveu de son amour, quand tout à coup un bruit presque imperceptible se fit entendre sur l’escalier. Il sembla à Jean que son nom avait été prononcé. Quoi qu’il en fût, le jeune homme tremblant se leva brusquement comme frappé d’un choc invisible, et sa bouche dit en soupirant sans qu’il le sût :

— Trine ! Trine !

La porte s’ouvrit du dehors, et la jeune fille apparut avec le caporal sur le seuil de la chambre. Elle frémit d’épouvante quand sa vue tomba dans la salle obscure et lorsqu’elle aperçut ces ombres semblables à des fantômes et dont le visage était caché par les visières vertes comme par un masque. Elle recula en poussant un cri aigu ; mais sa voix avait frappé l’oreille de Jean Braems ; il marcha vers elle les mains en avant, tâtonnant et cherchant. Elle reconnut son malheureux amant, s’élança vers lui avec un gémissement déchirant, et noua avec une force fébrile ses deux bras au cou de l’aveugle.

D’abord, on n’entendit rien que les noms de Trine et de Jean répétés sur les différents tons de l’amour, de la pitié et de la tristesse. La jeune fille pleurait, appuyée sur le sein du soldat ; puis elle parut près de s’évanouir d’émotion, car sa tête s’inclina de côté, et ses bras dénoués s’affaissèrent sur les épaules de son malheureux ami.

Sur ces entrefaites, les autres aveugles étaient venus former cercle autour de la jeune fille, et interrogeaient ses vêtements de la main, comme s’ils eussent aussi voulu la reconnaître. Ces attouchements la rappelèrent à elle-même. Elle tira Jean en arrière, et dit avec effroi :

— Mon Dieu ! cher Jean, qu’est-ce que cela veut dire ! Dis-leur donc de me laisser tranquille, ou je n’oserai pas demeurer ici davantage.

— N’aie pas peur, Trine, répondit Jean, ce n’est rien. Les aveugles voient avec les doigts. Ils tâtent tes habits pour savoir de quel pays tu es. C’est sans mauvaise intention.

— Ah ! les pauvres garçons ! dit Trine avec un soupir ; si c’est ainsi, je leur pardonne de tout mon cœur ; mais je n’aime tout de même pas cela. Allons plutôt nous asseoir sur le banc dans ce petit coin obscur, Jean ; J’ai tant de choses à te dire.

En disant ces mots, elle conduisit son amant vers le banc et s’y assit à côté de lui en gardant ses mains dans les siennes.

L’entretien qui s’engagea devait être souverainement touchant, bien qu’on ne pût entendre les paroles échangées ; sur les traits de Trine se peignaient tour à tour la joie et la tristesse ; tous deux essuyaient fréquemment leurs larmes, et de temps en temps la jeune fille serrait les mains de Jean avec une profonde effusion. Sans doute elle versait le baume des consolations dans le cœur de l’infortuné ; car les rares paroles qu’on pouvait saisir avaient la douceur pénétrante des plus doux accents d’un chant d’amour. Sur le visage de Jean, qui avait un peu relevé la visière verte, se peignait une expression étrange d’attention rêveuse et en même temps de souffrance désespérée, semblable à celui qui du fond de l’abîme de douleur entend des paroles qui ne lui font pas oublier sa peine, mais qui le livrent pour un instant à la fascination d’un bonheur imaginaire.

Groupés en demi-cercle, les aveugles se tenaient silencieux autour du couple ému. Eux aussi tendaient l’oreille pour entendre ce qui se disait et saisir quelques-unes des paroles consolatrices.

Le caporal était resté devant la porte et se promenait de haut en bas, en passant de temps en temps la tête dans la chambre des aveugles pour voir si Trine n’était pas encore prête au départ. Tout à coup il pâlit, et une profonde terreur se peignit dans ses yeux.

Il voyait le sergent monter l’escalier ! Sans oser faire une observation, il le laissa entrer dans la chambre des aveugles, et le suivit la tête basse comme un criminel qui attend sa sentence.

À peine le sergent eut-il aperçu la jeune fille qu’il éclata en imprécations ; puis, se tournant vers le caporal :

— Ah ! lui dit-il, vous avez laissé entrer une étrangère ! et une femme encore ! Vite en bas ! Je vais vous relever à l’instant et demander pour vous quinze jours d’arrêts forcés. Si vos galons de caporal n’y restent pas, ce ne sera pas ma faute.

Trine se leva, et s’adressa d’une voix suppliante au sergent irrité :

— Oh ! monsieur l’officier, ayez compassion de lui. C’est moi qui suis seule cause de tout ; ce sont mes larmes mes qui l’ont poussé à me laisser entrer. Ne lui faites pas de mal parce qu’il a montré un bon cœur…

Le sergent secoua impatiemment la tête, et interrompit Trine avec un air ironique :

— Allons, que signifie tout cela ? Je connais mon service et sais ce que j’ai à faire… Et vous, Mieken, filez dehors ! et un peu vite !

La jeune fille fut involontairement surprise à cet ordre inattendu ; elle vit cependant que c’était sérieux, et, s’approchant toute tremblante du sergent, elle lui dit d’un ton de supplication :

— Ah ! je vous en prie ; encore une petite demi-heure ! Je dirai pour vous sept Notre père, et baiserai ma main de joie.

— Allons, allons, finissons ces enfantillages ! dit le sergent d’une voix rude. Pas une minute de plus !

— Mais, mon Dieu, mon cher monsieur, s’écria Trine désolée, je viens à pied de l’autre côté du pays pour consoler un peu notre malheureux Jean, et vous iriez me chasser maintenant ? Je ne lui ai presque rien dit encore !

— Sortez-vous, oui ou non ? s’écria le sergent, qui appuya son injonction d’invectives menaçantes et grossières qui firent trembler la jeune fille.

Les larmes jaillirent de ses yeux, et levant vers le sergent ses mains jointes, elle reprit en sanglotant :

— Pour l’amour de Dieu, mon ami, donnez-moi encore un petit quart d’heure ! Ne me faites pas mourir ; ayez pitié d’un pauvre aveugle : cela peut vous arriver aussi, monsieur ! Votre cœur ne se briserait-il pas si vous voyiez votre mère ou votre sœur chassée comme un chien ! Ah ! monsieur l’officier, ayez pitié de nous : je vous aimerai pendant ma vie entière !

La cruauté du sergent arrachait à Jean et aux autres aveugles des murmures irrités, et ils appuyèrent la prière de la jeune fille. Toute la salle fut en émoi ; c’était comme une rébellion des aveugles contre l’inexorable supérieur. Celui-ci, plus irrité encore par ces démonstrations, les menaça de les faire mettre tous à la diète du pain et de l’eau, et saisit brusquement Trine par le bras pour la mettre de vive force à la porte ; mais Trine, prévoyant son irrévocable dessein, s’arracha à son étreinte, courut, en poussant un cri de désespoir, vers Jean, et l’enlaça dans ses bras en se répandant en plaintes déchirantes. Le jeune soldat, toujours triste, mais convaincu que rien ne pouvait empêcher la séparation, essaya de la consoler, et lui dit à la hâte bien des choses oubliées dans l’entretien.

Mais déjà le sergent avait rejoint et ressaisi la jeune fille. Il la prit par les épaules et voulut la séparer de Jean ; mais les bras de Trine éplorée se tinrent attachés au corps de l’aveugle comme un lien de fer, et elle résista aux efforts du sergent furieux. Celui-ci cria à Kobe, qui se tenait tout consterné près de la porte :

— Caporal, pourquoi restez-vous là ? Ici ! Je vous ordonne de jeter vous-même cette paysanne à la porte : obéissez, sinon vous le paierez cher… Faisons vite !

Kobe s’approcha de la jeune fille, et, la prenant par le bras, lui dit :

— Chère Trine, cela me fait peine ; mais rien n’y peut aider. Allez-vous-en tout doucement, autrement on vous jettera en bas des escaliers. C’est la consigne, et il faut bien que le sergent fasse son devoir.

Trine lâcha son ami, et, levant la tête avec une calme dignité, elle alla au sergent, et pleurant toujours amèrement :

— Monsieur l’officier, dit-elle, je m’en irai ; mais pardonnez-moi, mon ami, et pardonnez aussi à Kobe. Dieu vous en récompensera, bien sûr ; car c’est une bonne action… Vous avez tout de même un cœur aussi, et tous les hommes sont frères dans le monde. N’est-ce pas, monsieur le sergent, que vous serez assez bon pour tout oublier ? Je me souviendrai de vous dans toutes mes prières.

Du moment qu’on céda si humblement à son ordre, le sergent sentit s’évanouir toute sa colère ; la douce voix et les beaux yeux si éloquents de la jeune fille avaient attendri son âme, et ce fut avec une véritable bonté qu’il répondit :

— Eh bien, partez bien vite, et si l’infraction demeure ainsi cachée, par pitié pour vous je me tairai et j’oublierai…

— Excellent homme que vous êtes ! s’écria Trine, je le savais bien : ne parler-vous pas flamand comme nous ! Je m’en vais à l’instant ; encore un seul bonjour !

Elle embrassa encore une fois le malheureux aveugle, qui reçut silencieusement le baiser d’adieu ; elle murmura quelques paroles enchanteresses à son oreille, et se dirigea ensuite, en pleurant et en sanglotant, vers la porte de la chambre. Là elle retourna la tête et poussa un cri déchirant tandis qu’elle cherchait à rentrer dans la salle, et luttait contre le sergent, qui, cette fois, lui opposa une résistance invincible. La jeune fille vit dans un coin son amant agenouillé sur le sol, la tête affaissée sur le banc comme si la vie l’eût abandonné. Cette vue la saisit tellement que, toute frémissante d’angoisse et de douleur, elle se tordit avec une sorte de rage pour échapper aux mains du sergent ; mais celui-ci la poussa en avant et ferma la porte de la salle.

Lasse, exténuée, mourante de désespoir, docile comme une martyre et presque insensible, Trine, placée entre le sergent et le caporal, descendit l’escalier jusqu’à la cour. Là, elle se laissa entraîner sans conscience, car ses jambes se refusaient machinalement aux mouvements qui devaient l’éloigner de Jean. Elle ne disait néanmoins pas un mot ; les larmes silencieuses qui ruisselaient sur ses joues étaient le seul indice de sa douleur.

Sur le seuil d’une des portes qui s’ouvraient dans la cour se tenait une dame richement vêtue et d’une physionomie noble et douce. Elle vit de loin la jeune fille en pleurs et parut curieuse de savoir ce qui se passait. À mesure qu’on se rapprochait de la porte, son regard prenait l’expression d’une pitié profondément sentie.

Trine s’en aperçut ; un rayon d’espoir pénétra dans son âme. Cette émotion n’échappa pas non plus à Kobe ; il souffla à l’oreille de la jeune fille :

— C’est la femme du directeur de l’infirmerie : oh ! une excellente personne ! Elle est d’Anvers.

La jeune fille pressa le pas, et parut elle-même avoir hâte de franchir la porte ; mais arrivée près de la dame, elle courut soudain à elle en gémissant, et tomba à genoux à ses pieds en lui tendant des mains suppliantes et en s’écriant :

— Ah ! madame ! secours, pitié pour un pauvre aveugle !


La dame parut surprise et embarrassée de cette génuflexion inattendue ; elle contempla un instant avec étonnement la jeune paysanne, qui fixait sur elle ses beaux yeux bleus comme une prière de l’âme, et qui, au milieu de ses larmes d’espoir, souriait comme si elle eût déjà remercié pour le bienfait reçu. Elle prit Trine par les deux mains, la releva et lui dit d’une voix douce :

— Pauvre fille ! Entrez, ma chère enfant. Qu’est-ce qui vous attriste ainsi ?

En disant ces mots, et sans faire attention au sergent qui portait respectueusement la main à la visière, elle introduisit la jeune fille chez elle et la fit asseoir sur une chaise.

Dans la chambre se trouvait un officier de chasseurs occupé à écrire sur un pupitre ; il leva la tête avec un intérêt curieux et considéra la jeune fille en larmes ; mais il demeura immobile et attendit une explication.

La dame, — c’était sa femme, — prit la jeune fille par la main :

— Allons, allons, ma fille, lui dit-elle, consolez-vous ; il ne vous arrivera aucun mal. Dites-moi ce qui vous chagrine si fort ; je vous aiderai, si c’est possible.

— Ah ! madame ! s’écria Trine en baisant ardemment la main de sa protectrice. Dieu vous bénira pour votre bonté ! Je suis une pauvre paysanne d’entre Saint-Antoine et Magerhal, dans la Campine. Notre Jean est tombé au sort, et il est devenu soldat. Il y a quatre jours, il a écrit une lettre à sa mère pour lui dire qu’il avait mal aux yeux ; mais à moi seule il a écrit qu’il est aveugle pour la vie. J’en ai été comme morte pendant au moins deux heures, sous un petit bois de chênes ; mais je n’ai pas osé dire la chose à sa mère de peur qu’elle n’en meure de chagrin. Le lendemain matin, je suis partie pieds nus sans savoir par où je devais aller pour venir de notre village à Venloo ; j’ai couru demandant mon chemin, me trompant, me perdant ; j’ai enduré affronts et peines, allant nuit et jour, presque sans manger ni boire, si bien que le sang coulait de mes pieds. Après avoir langui trois jours comme un agneau perdu, j’arrive ici ; un garçon de notre village, qui est caporal, me laisse entrer par pitié. Je vois notre Jean les yeux morts ; je veux le consoler, — et voilà que le sergent vient et me chasse ! Et maintenant je ne puis plus voir Jean ; je dois le quitter, pauvre garçon, et l’abandonner sans consolation. Oh ! madame, cela ne peut pas être, bien sûr ! Songez, je vous en prie, à tout ce que j’ai supporté pour venir Jusqu’ici, et ayez pitié de cet innocent agneau qui souffre et languit dans l’obscurité !

— Est-il votre frère ? demanda l’officier derrière son pupitre.

La jeune fille pencha la tête pour cacher la pudique rougeur qui, à cette question, vint colorer son visage.

Après un court silence, elle releva les yeux et répondit :

— Monsieur, je ne suis pas sa sœur ; mais depuis le temps où nous étions enfants nous demeurons sous le même toit ; ses parents sont les miens ; il aime ma mère ; son grand-père m’a porté dans ses bras quand je ne savais pas encore marcher ; travail et gain, joie et chagrin, tout est commun entre nous.

Après une pause, son regard se fixa sur le parquet, et elle murmura :

— Depuis qu’il est malheureux, je sens bien aussi que je ne suis pas sa sœur…

L’officier, ému par les paroles de la jeune fille, avait quitté son pupitre, et s’était lentement approché d’elle.

— Pauvre enfant ! dit la dame en soupirant, il faut chasser ces idées-là de votre esprit et vous consoler de son malheur. Vous ne pouvez certainement continuer d’aimer un homme aveugle !

Trine frémit douloureusement.

— L’abandonner ! s’écria-t-elle, l’oublier parce qu’il est aveugle et malheureux pour toute sa vie ! Oh ! madame, je vous en prie, ne dites plus cela ; ça me fait comme un coup de couteau dans le cœur !

En effets un torrent de larmes s’échappa de nouveau de ses yeux.

L’officier échangea quelques mots français avec sa femme. Il lui dit qu’il venait d’arriver un ordre ministériel conférant aux colonels le pouvoir de renvoyer dans leurs communes les soldats aveugles avec un congé illimité, jusqu’à ce qu’une libération définitive du service leur fût délivrée. Bien que cette mesure ne dût être mise à exécution que dans une couple de semaines, l’officier se montra disposé à tenter un effort auprès du colonel et de ceux que la chose concernait, afin d’obtenir le jour même, par exception, un permis de départ pour le malheureux ami de la paysanne. Sa femme l’engagea vivement à exécuter son projet. Bien que Trine ne comprît pas ce qui se disait, elle vit bien que sa protectrice excitait son mari à quelque chose de favorable pour elle ; la jeune fille, à demi consolée, fit un signe de tête suppliant, comme pour encourager la généreuse tentative.

L’officier se tourna vers elle :

— Seriez-vous contente, lui demanda-t-il, si votre ami pouvait retourner avec vous à la maison ?

La physionomie de trine s’illumina soudain d’une expression où se mêlaient la joie et l’anxiété, et qui échappe à toute description. Ses grands yeux bleus, tout fixes ouverts, semblaient attendre d’autres paroles de la bouche de l’officier. Enfin, sa voix éclata :

— Contente ? joyeuse ? s’écria-t-elle. Je suis toute hors de moi de vous entendre me demander cela. Oh ! monsieur, monsieur, ne me trompez pas en me donnant une telle espérance ! Je ramperai à vos pieds, et je les baiserai par reconnaissance !

L’officier se hâta de prendre son shako, ceignit son sabre, et sortît en disant :

— Ayez bon courage, ma fille : je réussirai peut-être. En tout cas, vous pourrez revoir Jean ; j’y veillerai.

D’inintelligibles accents de gratitude suivirent l’officier jusque dans la cour ; Trine commença alors à remercier avec feu sa bienfaitrice ; mais celle-ci ne lui donna pas le temps d’épancher les sentiments qui débordaient de son cœur. Elle courut à la cuisine, et revint bientôt après avec une servante qui plaça Une petite table devant Trine, et y servit de la viande, du pain et de la bière.

— Mangez et buvez tranquillement, ma fille, dit la dame ; cela vous est offert de tout cœur.

— Ah ! je le sais bien, madame, répondit Trine en soupirant ; mais, ai-je mérité ce que vous faites pour moi ? C’est comme si vous étiez ma mère. Dieu vous en récompensera !

— Il y a longtemps, sans doute, que vous n’avez mangé ?

— Depuis ce matin à trois heures, madame, dit Trine en mangeant avec une faim trop réelle. J’ai bien marché pendant sept heures depuis ; mais maintenant je remercie encore le bon Dieu dans mon chagrin de ce qu’il vous a faite si bonne, madame.

Trine exprima longuement sa reconnaissance, et longtemps encore la généreuse dame la consola par de douces et bienveillantes paroles, car l’officier demeura absent pendant deux heures au moins. Déjà Trine avait raconté toute son histoire, et parlé avec effusion de cette Campine si belle et si aimée, où l’esprit et le cœur sont purs comme l’air des landes sablonneuses, où chaque sentiment de l’âme s’embaume d’un parfum de simplicité et de droiture, comme la bruyère éternellement fleurie se baigne chaque jour dans les vapeurs balsamiques du matin…

La dame écoutait avec un vif intérêt cette jeune paysanne, dont le langage, tout naïf et sans art qu’il fût, trahissait une intelligence délicate et un cœur richement doué. Plus d’une fois Trine avait touché son âme et mouillé ses yeux de larmes d’attendrissement.

Pendant qu’elles attendaient en s’entretenant de la douce et pure vie des champs, l’officier s’était rendu avec le sergent à la salle des aveugles. Après être demeuré un instant parmi ces infortunés, il redescendît l’escalier et reparut dans la cour. Jean le suivait, le sac sur le dos et un bâton de voyage à la main ; le sergent le conduisit jusqu’à la porte de la maison de l’officier.

Là, ce dernier prit lui-même l’aveugle par la main et lui dit :

— Trine est ici ; elle vous attend.

En prononçant ces mots, il ouvrit la porte.

Jean tira un papier de son sein, et l’agitant en l’air triomphalement, s’écria avec un indicible élan de joie :

— Trine, chère Trine, je puis partir avec toi… Je ne suis plus soldat ; voici mon congé.

— C’est la vérité, dit l’officier voyant que la jeune fille n’osait croire à ce qu’elle entendait.

Cependant Jean avançait dans la chambre les mains en avant ; mais Trine ne courut pas à sa rencontre. Foudroyée par l’émotion, elle se laissa glisser de sa chaise, et rampa sur les genoux jusqu’à sa bienfaitrice, qui était assise un peu plus loin sur un canapé. Les mains jointes, les yeux humides, avec un regard plein d’une inexprimable reconnaissance, elle s’écria :

— Oh ! madame, si vous n’allez pas en paradis, qui donc sera bienheureux ? Je ne puis parler… Mon cœur se brise… Je meurs de joie. Merci ! merci !

Sa tête s’affaissa, en effet, sans force sur le giron de la dame, et, muette, Trine embrassa ses genoux. Elle échappa cependant sur-le-champ à cette profonde émotion ; elle se releva précipitamment, et courut les bras ouverts à l’aveugle, en poussant mille exclamations de joie, parmi lesquelles dominait seul distinctement le nom du jeune homme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après une complète effusion de bonheur et de reconnaissance, Trine et Jean franchirent la porte de l’infirmerie accompagnés des souhaits de leurs bienfaiteurs.

C’était un étrange spectacle que celui de cette fraîche paysanne guidant par la main le soldat aveugle dans les rues de Venloo. Aussi chaque passant s’arrêtait-il frappé non pas tant par la vue du malheureux qui, le sac sur le dos et la visière verte devant les yeux, marchait à côté de la jeune fille, que par l’indéfinissable expression d’orgueil et de joie qui donnait au visage de la paysanne une noblesse et une beauté singulières.

La bonne Trine était si heureuse, si fière du résultat de son dévouement et de sa hardiesse, qu’elle marchait la tête haute et la physionomie radieuse, sans songer à baisser les yeux sous le regard curieux des citadins.

Elle avait grande hâte de quitter la ville et excitait l’aveugle à marcher vite. Le triomphe inattendu qu’elle avait remporté l’avait surprise et étonnée. Même à cette heure elle pouvait à peine y croire, et, de temps en temps, un frisson passager lui serrait le cœur comme si elle eût craint qu’on pût encore lui ravir son amant infortuné.

Elle atteignit enfin la porte de la ville ; elle vit la campagne s’ouvrir devant elle, et le lointain horizon, et le chemin qui devait les ramener au village natal. Pour la première fois, un vrai cri de triomphe s’échappa de sa poitrine. Elle leva au ciel des yeux reconnaissants, fit le signe de la croix, et dit avec un doux ravissement :

— Allons, maintenant, Jean ! maintenant, nous sommes libres !

V


Il faisait encore une chaleur suffocante, bien que l’ombre des arbres s’allongeât déjà notablement sur le sol ; les vapeurs diaphanes de l’été ondoyaient sur la bruyère et sur les champs ; pas le moindre souffle ne murmurait dans le feuillage immobile sous lequel s’abritaient les oiseaux haletants et muets ; toutes les voix de la nature se taisaient ; aussi loin que portait la vue, on n’apercevait ni hommes ni animaux : la terre semblait assoupie de lassitude.

Au bord d’un chemin solitaire, ombragé par un bouquet de chênes, gisait, la tête appuyée sur son sac, un soldat endormi. Ses pieds étaient nus : les souliers se trouvaient à côté.

Une jeune paysanne, assise tout auprès, fixait sur lui son regard plein de tristesse, et, gardant le plus profond silence, écartait les mouches, avec une branche de bouleau, de son visage et de ses pieds.

Le soldat reposait sur un lit de thym sauvage dont le parfum l’enveloppait d’un nuage odorant. La campanule des champs courbait ses clochettes bleues sur son front ; plus bas, à ses pieds, la gentiane élevait vers lui son splendide calice d’azur.

Assurément, il avait déjà goûté un long repos, car sa compagne regardait souvent le soleil avec une certaine inquiétude, comme si elle eût voulu mesurer par la marche de l’astre combien le jour était avancé. Peut-être aussi son inquiétude venait-elle d’une autre cause. Et cependant elle remarquait avec tristesse que le soleil avait tourné les chênes, et que déjà quelques rayons dardaient sur le corps du dormeur. Sa perplexité était grande ; elle se leva et promena les yeux autour d’elle. Elle songea d’abord à courber les branches du taillis et à les entrelacer ensemble pour protéger le repos du soldat ; mais ce moyen fut infructueux parce que la lumière frappait directement et de côté le bord du chemin.

Avec le plus grand silence et à pas de loup, la jeune fille se glissa dans le bosquet et y coupa avec un couteau deux bâtons. Elle vint se placer devant le soldat, contempla le soleil comme pour calculer son dessein, et enfonça en terre les bâtons. Elle dénoua le cordon de sa ceinture, et suspendit au dessus son tablier, qui couvrit le visage du soldat d’une ombre suffisante ; elle revint ensuite avec une expression de satisfaction, s’asseoir auprès de lui.

Pendant quelque temps encore elle épia son repos et écouta sa respiration comme si elle s’efforçait de compter les battements de son cœur. Elle ne pouvait voir ses yeux, car ceux-ci étaient cachés sous une visière verte.

Enfin, le soldat fit un mouvement ; il tâtonna avec angoisse autour de lui, tendit les mains en avant, et s’écria d’une voix inquiète :

— Trine ! Trine, où es-tu ?

La jeune fille saisit sa main, et répondit :

— Me voici, Jean ! Calme-toi. Tu trembles ? Qu’as-tu ?

— Ah ! j’ai rêvé que tu m’avais abandonné ! dit le jeune homme en se levant. Dieu, quel rêve ! J’en ai encore une sueur froide…

— Quelles idées sont-ce là ! répliqua la jeune fille d’un ton de doux reproche. Tant mieux si tu as rêvé cela, Jean ; c’est un signe certain que je ne te quitterai jamais : les songes ne doivent-ils pas toujours, s’expliquer par le contraire ?

— C’est vrai, ma bonne amie, dit le soldat en étreignant ses deux mains. Dieu te récompensera dans le ciel !

Sur ces entrefaites, la jeune fille avait débouclé les courroies du sac et en avait tiré un pain et de la viande. Elle se mit à couper le pain en petits morceaux, rangea ceux-ci sur le thym, et plaça sur chacun un peu de viande.

Ce faisant, elle disait d’une voix douce :

— Comment vas-tu, maintenant, Jean ? Es-tu reposé ? Le sommeil t’a-t-il soulagé ?

— Je ne suis plus fatigué, Trine, répondit-il ; mais je ne sais pas… je suis si triste de ce vilain rêve…

— Cela se passera, Jean : ça vient de ce lourd sommeil par terre… Voilà la table mise ; veux-tu manger ?

— Oui, j’ai faim, Trine.

La jeune fille lui mit en main l’un après l’autre les morceaux de pain et de viande. Tandis qu’il prenait silencieusement la nourriture qu’elle lui présentait, elle considéra son visage avec plus d’attention, et y remarqua une singulière expression de découragement et d’affliction. Toujours dans la pensée que la pesanteur du sommeil était l’unique cause de cette visible tristesse, elle ne fit aucun nouvel effort pour rasséréner son âme. Dès qu’elle lui eut tendu les derniers morceaux de pain, elle lui remit ses bas et lia ses souliers. Le soldat prit le sac pour le charger sur son dos ; mais la jeune fille le lui enleva.

— Non, Trine ; laisse-moi le porter, maintenant, dit-il d’une voix suppliante ; tu te fatigueras beaucoup trop. Et puis ce n’est pas bien non plus qu’une fille aille le sac sur le dos par les chemins : ça doit déjà être assez singulier de voir une paysanne voyager dans la Bruyère avec un soldat aveugle. Qu’est-ce que les gens doivent penser ?

— Que nous font les gens ? Toi qui ne vois pas, tu te fatigues cent fois plus que moi ; tu trébuches presque à chaque pas ! Moi, le sac ne me gêne pas.

Elle replaça elle-même le sac sur son dos, et, prête à partir, ramena le soldat au milieu du chemin. Elle lui mit en main un bâton dont elle tint l’autre bout sur son dos, afin que le pauvre aveugle pût suivre exactement ses pas, et marchant en avant, elle lui dit :

— Maintenant, Jean, si je vais trop vite, il faut le dire, et causons un peu en route, ça rendra le chemin plus court.

Comme elle ne recevait pas de réponse, elle se retourna, tout en marchant, vers le jeune homme, et reprit :

— Jean, il ne faut pas laisser pendre ta tête comme ça ; cela fatiguera ta poitrine.

L’aveugle releva la tête sans mot dire ; mais au troisième pas, il la laissa de nouveau pencher peu à peu en avant. Il était visiblement absorbé par de sérieuses réflexions et peut-être par de tristes pensées ; cette dernière supposition dut être aussi celle de la jeune fille ; car bien que sa physionomie s’assombrit tout à coup, elle dit d’une voix enjouée comme pour arracher son compagnon au chagrin qui l’oppressait :

— Ô Jean, demain soir nous serons à la maison ! Ce sera une kermesse ! Ta pauvre mère, qui pense que tu es toujours à gémir dans ce noir hôpital, comme elle t’embrassera avec joie ! Et Paul, qui pleurait tant quand tu es parti pour les soldats, il va joliment danser, le brave enfant ! Et ma mère, et le grand-père ! Il me semble déjà que je les vois accourir les bras ouverts… Et le bœuf, quand il t’entendra, la pauvre bête ira au travail comme une personne ; car je voyais encore tous les jours dans ses yeux qu’il ne t’a pas oublié… Le grand-père tuera bien vite le lapin gras, et tous ensemble nous ferons bombance comme des rois. Ah ! je voudrais déjà y être !

Tout en parlant, la jeune fille se retournait souvent pour regarder l’aveugle qui la suivait en tenant le bâton protecteur, et pour épier sur sa physionomie l’effet de ses paroles. Un sourire incertain fut le seul changement qu’elle y aperçut. Cependant, cet indice, quelque minime qu’il fût, lui donna du courage, et bien que le jeune homme n’eût pas répondu, elle reprit :

— Et quand nous serons chez nous, Jean, je serai toujours auprès de toi et ne te quitterai jamais. J’achèterai des chansons et les apprendrai pour te les chanter le soir au coin du feu ; quand j’irai travailler aux champs, tu viendras toujours avec moi ; nous causerons ensemble pendant le travail, et ce que tu ne sauras pas voir, je te le ferai toucher avec les mains. Ainsi, tu sauras aussi bien que moi comment vont les moissons ; tu les verras pousser en esprit. Je te conduirai à l’église, et le dimanche soir j’irai boire avec toi une pinte de bierre à la Couronne pour que tu entendes causer les amis. Ce sera comme si tu n’étais pas aveugle ! Que dis-tu de cela ? Ce sera encore bien beau, n’est-ce pas ?

— Chère Trine, ta voix est si douce qu’elle fait battre mon cœur… Quand j’entends tes chères paroles, c’est comme si mon ange gardien marchait devant moi ; je te vois sous mes yeux ; tu as des ailes, ton corps brille comme le soleil. Je crois que le bon Dieu laisse voir à mes yeux aveugles comment tu seras un jour récompensée dans le ciel de ton incompréhensible bonté !

— Ah ! Jean, il ne faut pas parler ainsi ! répliqua la jeune fille. Je ne demande qu’une seule récompense pour ma peine, c’est que tu ne sois plus si triste. Hier, tu étais bien plus gai qu’aujourd’hui.

L’aveugle lâcha le bâton pour saisir la main de la jeune fille et marcher à côté d’elle.

— Trine, dit-il, hier j’étais si joyeux de retourner à la maison !… Mais depuis ce matin, et tandis que je dormais là-bas, la vérité s’est montrée à moi ; maintenant quelque chose tourmente mon cœur, je ne dois pas te le cacher. Dieu me punira si je songe encore à ton amour.

— Mais, Jean, qu’as-tu donc en tête ? Tu me rends si triste que je ne sais presque plus avancer. Dis-moi ce que tu as sur le cœur ; je gage que ce sont des idées !

— Parlons-en tranquillement, Trine, reprit le jeune homme d’une voix altérée ; tu es belle, forte, bonne de cœur, habile à tous les ouvrages… et tu sacrifierais ta jeunesse par amour et par pitié pour un malheureux aveugle ? Et quand nos parents seront au cimetière, tu seras vieille, seule au monde et délaissée à cause de moi ?

La jeune fille, émue par l’accent déchirant de la voix de Jean, se mit à pleurer amèrement ; l’aveugle ne s’en aperçut point et poursuivit :

— Trine, je me souviendrai jusque sur le lit de mort de l’instant où nous primes congé l’un de l’autre ; j’ai compris ce que disaient tes beaux yeux bleus, et cela m’a rendu heureux dans toutes mes douleurs. Même alors que le docteur brûlait mes yeux avec la pierre infernale, et que la souffrance m’arrachait des cris, tu étais devant moi, la même rougeur sur le front, et je sentais encore ta main trembler dans la mienne. Ah ! si le bon Dieu m’avait seulement laissé un œil pour que je pusse gagner notre pain de chaque jour, je serais tombé à genoux, Trine, pour te demander une chose qui nous aurait réunis pour toujours : je me serais épuisé jusqu’à la mort pour te récompenser dignement de ta bonté. Maintenant, cela ne peut plus être.

— Pour l’amour de Dieu, Jean, s’écria la jeune fille avec désespoir, que dis-tu là ? Est-ce pour me tourmenter ? Je ne te comprends pas. Que te resterait-il donc sur la terre ?

— Le chagrin… et la mort, dit le jeune homme en soupirant profondément.

— Mourir ? dit amèrement la jeune fille. Et tu penses sans doute que je vais te laisser mourir ? Que signifie cela ? parle plus clairement : je ne puis supporter tes paroles, que je ne comprends pas… et je ne veux pas continuer la route ainsi. Assieds-toi un instant au bord du chemin, jusqu’à ce que ces vilaines choses soient sorties de ta tête.

La jeune fille, guidant l’aveugle, alla s’asseoir avec lui sur le maigre gazon qui bordait le chemin, et jeta le sac à terre.

— Voyons, Jean, dit-elle, dis-moi une bonne fois ce que tu t’imagines.

— Ô ma chère Trine, tu me comprends bien, répondit le soldat. Tu veux renoncer à ta jeunesse pour moi. Puis-je demander que tu me sacrifies ta vie entière par pure bonté ? La seule pensée que tu veuilles le faire déchire mon cœur. Tu veux me voir consolé et joyeux ; eh bien, promets-moi que tu ne seras jamais pour moi rien de plus qu’une sœur, que tu iras aux kermesses comme autrefois, et que tu seras aimable pour les autres jeunes gens, autant que l’honnêteté le permet…

La jeune fille éclata en sanglots et répondit en versant un torrent de larmes :

— Jean, Jean, comment se peut-il que tu sois si cruel ? tu tortures mon cœur comme un bourreau. Voilà ce que me vaut ma bonté : Va chercher d’autres jeunes gens ! En quoi ai-je mérité cela, et quel mal t’ai-je fait ?

Jean chercha la main de la jeune fille, et la saisissant, il dit d’une voix douce et triste :

— Ah, Trine, tu ne veux pas me comprendre. Eussé-je dix yeux, je me les laisserais brûler tous pour pouvoir t’aimer sans te faire souffrir ! Et pourtant être aveugle, c’est là un martyre que personne ne peut comprendre tant qu’il voit le jour… Mais Dieu me punirait, bien sûr, si je consentais à ce que tu me donnes ta vie…

— Et si je suivais ton méchant conseil, tu m’oublierais aussi, n’est-ce pas ?

— T’oublier ? dit l’aveugle en soupirant, il fait toujours nuit pour moi. Je dois toute ma vie penser et rêver. À qui et de quoi serait-ce, sinon de ta bonté pour moi et de ce que tes yeux me disaient lors de la séparation ?

— Et tu aimerais toujours Trine, quand même elle ferait selon ton désir ?

— Toujours, jusqu’à la mort !

La jeune fille essuya ses yeux. Une tout autre expression se peignit sur son visage ; avec un mouvement d’orgueil et de joyeux courage elle s’écria :

— Et je t’abandonnerais, moi ? j’irais avec d’autres jeunes gens à la kermesse, à la danse, tandis que toi, seul des semaines entières dans le coin du foyer, tu gémirais et tu penserais à moi ! Jean, je ne sais comment tu oses songer à de pareilles choses ! Sois sûr que si ce n’était toi, j’en serais toute en colère. Crois-tu donc que je n’ai pas de cœur et que j’irais te laisser languir ainsi ? Non, non, tu m’as aimée quand tu avais encore tes deux yeux noirs, et moi je continuerai à t’aimer, pauvre Jean, bien que tu aies perdu la vue ! Et ne me parle plus des autres jeunes gens : cela me fait une grande peine ; car c’est comme si tu ne te souciais plus de moi… Quand j’y pense, les larmes coulent sur mes joues…

Jean, muet d’admiration, serra les mains de la jeune fille d’une étreinte reconnaissante. Après un instant de silence, il murmura :

— Trine, tu es un ange sur la terre ; je le sens bien, toi seule peux me faire oublier ce que Dieu m’a enlevé ; mais cela ne peut pas être.

— Oui, répliqua la jeune fille, je te comprends ; tu veux dire que j’entrerai dans la confrérie de sainte Anne[11] : ce n’est pas vrai ; je ferai un heureux mariage, et je me marierai avant les semailles d’hiver, voilà !

— Te marier ? soupira le soldat avec une tristesse comprimée : Ô Trine, je vois clair maintenant… Fasse Dieu que ton mari t’aime comme tu le mérites ! Ah tu vas te marier ! Avec qui ? Est-ce un camarade du village ?

— Jean, tu perds l’esprit ! s’écria la jeune fille d’une voix si éclatante, que le bois de sapins qu’ils traversaient eu renvoya l’écho. Je vais me marier. Tu demandes avec qui ? — Avec toi !

— Dieu ! avec moi ? avec un aveugle !

— Avec toi, avec celui qui donnerait dix yeux pour pouvoir m’aimer !

— Oh, merci, merci pour ta bonté sans pareille… Sois bénie pour tant d’amour, mais…

Trine lui mit la main sur la bouche, et étouffa le mais en disant d’un ton de triomphe :

— Tais-toi ! tu as parlé bien sérieusement tout à l’heure, et en t’écoutant je sentais mon cœur se briser dans ma poitrine… À mon tour de parler maintenant ! Si par malheur Trine était devenue aveugle, aurais-tu repoussé la pauvre fille ? Et si elle avait continué de t’aimer dans son misérable état, lui aurais-tu donné le coup de mort en aimant les autres filles ? Eh bien, réponds-moi donc !

— Je n’ose pas.

— Il le faut ! et il faut parler franc, Jean !

— Ah, Trine ! j’aurais fait ce que tu fais maintenant ; et pourtant cela ne peut pas être, ma bonne amie. Qu’est-ce que les gens diraient de moi ?

— Cela sera ! dit la jeune fille avec résolution ; voici ma main. Que Dieu en soit témoin en attendant que le prêtre prie sur nous !

En entendant ces paroles, le soldat couvrit son visage des deux mains, et sa tête s’inclina lentement sur le sein de la jeune fille ; il faillit s’évanouir d’émotion et demeura sans parole, lorsque Trine s’écria avec enthousiasme :

— Les gens ! celui qui fait bien n’en doit pas avoir honte. Et quand j’irai avec toi à l’église pour dire le oui devant l’autel, je lèverai fièrement la tête et songerai que Dieu sait là-haut ce qui est bien et ce qui est mal… Et laisse-moi faire : je montrerai ce qu’on peut quand la force ne manque ni au cœur ni aux bras. Nous ne manquerons de rien, cher Jean ; Trine y veillera, et elle demeurera toujours près de toi, te consolant, t’aimant, te mettant en joie, jusqu’à ce que la mort nous sépare ; et nous continuerons de vivre avec nos parents, le grand-père et le petit Paul, paisiblement et heureusement, comme autrefois. N’est-ce pas bien ainsi ?

Le soldat aveugle baisait ses mains en pleurant et en sanglotant. Il murmura bien encore quelques paroles qui voulaient refuser l’offre séductrice, mais la jeune fille dit d’un ton impératif :

— Jean, nous ne pouvons rester assis ici ; il faut partir. Il fera déjà noir avant que nous arrivions à la ferme où j’ai dormi il y a quatre jours. Lève-toi, et allons joyeusement en avant. Je ne veux plus entendre un mot de cette affaire : ce qui est dit est dit. Parlons d’autre chose.

Elle chargea le sac sur son dos, tendit le bâton à Jean, et tous deux silencieux, mais l’âme joyeuse, poursuivirent leur route à travers la bruyère.

VI


Le lendemain, au point du jour, Trine se remettait en route, le sac sur le dos et le soldat aveugle derrière elle.

Le gazon qui bordait le chemin et les brins de bruyère étincelaient sous les premiers feux du soleil comme s’ils eussent été semés de diamants, et les aiguilles des sapins, humides de rosée, semblaient couvertes d’argent mat. À l’orient, l’horizon se teignait de pourpre et d’or ; dans le lointain, sur la lisière du bois, les vapeurs nocturnes s’élevaient, flottant entre la terre et le ciel. Le chœur des oiseaux était éveillé et remplissait l’air d’une pluie de notes joyeuses ; l’industrieuse abeille voltigeait en chantant sur le thym fleuri ; hannetons, papillons, cigales, voletaient et folâtraient à la ronde ; tout souriait au lever de ce beau jour, tout saluait le retour de la lumière renaissante !

L’excellente jeune fille se trouvait aussi, sans le savoir, à l’unisson des joies de la nature. De temps en temps, elle chantait d’une voix enthousiaste quelques mots d’une chanson quelconque, ou balbutiait des paroles sans suite pour donner issue à la joie qui gonflait son cœur. Depuis longtemps déjà, le soldat marchait gardant le silence, il le rompit enfin :

— Chère Trine, comme tu es gaie ! C’est sans doute parce qu’il va faire beau. Je ne puis rien y voir, mais j’entends les oiseaux dire bonjour au soleil et les abeilles bourdonner joyeusement à mes pieds.

— Non, Jean, ce n’est pas pour cela, répondit la jeune fille en lui prenant la main ; approche-toi un peu ; j’ai quelque chose à te raconter. Ce n’est qu’un rêve, et je l’avais pour ainsi dire tout à fait oublié ; mais depuis que je suis bien éveillée, il m’est revenu clairement en mémoire. C’est bien bon de rêver, n’est-ce pas, Jean ?

— Quelquefois !

— Oui, mais je veux parler des beaux rêves. Je n’ai jamais été plus heureuse que cette nuit en dormant ; je ne donnerais pas mon rêve pour vingt couronnes, et c’est pourtant terriblement d’argent. C’est bien dommage, Jean, que les songes ne soient pas des vérités !

— Qu’as-tu donc rêvé de si beau, Trine ?

— Tu y es pour quelque chose, Jean, comme tu le penses bien. Oh ! c’est si beau ! écoute plutôt. La fermière, — que Dieu l’en récompense, la brave femme, — m’avait menée coucher dans une toute petite chambre. Quand je fus seule, j’allai m’agenouiller et prier devant la sainte Vierge qui se trouvait sur la cheminée. Je ne sais combien de temps je suis restée, à genoux ; mais, quand je me levais, la tête me tournait et j’étais presque hors de moi : cela me semblait ainsi du moins. Cependant, la lune s’était levée et brillait si claire à travers la petite fenêtre que la chambre en était toute bleue et toute drôle. Je posai le front contre les carreaux pour me rafraîchir le cerveau, et je me jetai ensuite sur le lit à demi vêtue pour être prête, de bonne heure le lendemain. Mais je ne pus dormir ; car la lune donnait justement dans mes yeux, et j’étais comme forcée de regarder l’homme au fagot qu’on y voit[12]. Me suis-je endormie enfin, je ne puis le dire ; mais cela doit être, car écoute ce qui m’est arrivé. Tout d’un coup, la lune eut une bouche et de magnifiques yeux bleus ; elle prit des couleurs comme une pomme d’api, et me sourit avec tant de bienveillance que je m’en sentis tout émue. De ma vie, je n’ai vu une femme aussi belle et aussi aimable ; s’il s’en trouvait une pareille au monde, les hommes se mettraient sûrement à genoux devant elle. Je le crois bien qu’ils le feraient ! mais écoute. Peu à peu, la lune eut des bras et une longue robe avec de grandes fleurs d’or ; sur sa tête se posa une couronne d’argent avec sept étoiles brillantes ; sur son bras, elle portait un enfant plus beau que les petits anges du paradis. Mon Dieu, Jean, c’était la sainte Vierge de la cheminée, devenue vivante, et qui, Notre-Seigneur, dans les bras, me souriait du haut du ciel et me faisait signe… Et puis, ce fut plus beau encore ! Comment étais-tu venu dans ma chambre, je n’en sais rien ; mais tu étais assis sur une chaise auprès de la fenêtre, et, avec tes yeux aveugles, tu regardais aussi la sainte Vierge ; tous deux nous tombâmes à genoux et tendîmes les bras vers la fenêtre, comme si nous eussions appelé la Mère de Dieu. Tout d’un coup, elle descendit doucement, s’approcha de plus en plus, et, passant à travers les carreaux, arriva jusque dans la chambre. Elle dit quelque chose au petit Jésus, l’enfant posa le doigt sur tes yeux, et toi, Jean, tu poussas un cri de joie en disant : Je vois ! je vois ! Hélas ! j’en fus tellement frappée que je m’éveillai en sursaut et tombai à bas du lit… et ce n’était pas vrai ! Ce n’était qu’un rêve ; car la lune brillait encore au ciel avec l’homme dedans, et la sainte Vierge était tranquille et immobile sur la cheminée… N’est-ce pas un beau rêve, pourtant ?

La jeune fille se tut et attendit une réponse. Jean dit au bout d’un instant :

— Trine, comme tu sais bien raconter ! Mon cœur palpitait de joie pendant que tu parlais ; je croyais tout voir ; et quand tu as dit que Notre Seigneur me touchait les yeux, j’ai senti quelque chose que je ne puis dire ; et puis j’ai vu la sainte Vierge, mais si bien vu que je pourrais dessiner sur le sable les fleurs d’or qui brillaient sur sa robe !

— Quelles fleurs y as-tu vues, Jean ?

— De grandes roses…

— Moi aussi ; c’est surprenant !

— Et des lis comme il y en avait tant, l’année dernière, dans le jardin du brasseur.

— Moi aussi j’y ai vu des roses et des lis ! Comment cela se peut-il ? J’en perds la tête.

— Ah ! ma bonne amie, dit Jean avec un soupir, ne te laisse pas tromper par une fausse espérance. Songe est mensonge, dit le proverbe ; ce n’est qu’une consolation que Dieu nous a envoyée pendant le voyage.

— C’est égal ! s’écria la jeune fille avec joie, il me semble que, depuis cette nuit, j’aime encore mieux la Mère de Dieu qu’auparavant… Quand nous serons à la maison, j’irai demander au sacristain du papier d’argent pour faire à la Vierge du tilleul une couronne de sept étoiles… et si jamais en notre vie nous pouvons le faire, elle aura aussi une robe avec des fleurs d’or. Mais avançons un peu plus vite avant que le soleil soit plus haut, et prends le bâton, car le sentier devient étroit et raboteux. Je crois que nous nous sommes perdus avec toutes ces causeries.

— Chère Trine, il faut faire attention au chemin, car mes jambes commencent à se fatiguer ; je sens que je ne pourrai marcher pendant dix heures aujourd’hui.

— Ne t’inquiète pas, Jean, répondit la jeune fille en ralentissant le pas ; sur une bruyère unie comme celle-ci, on arrive toujours… et je vois là-bas deux tours, Moll et Baelen, comme on nous l’a dit ce matin.

— À quelle distance sont-elles, Trine ?

— Une lieue et demie environ. Pourras-tu ce matin aller jusque-là ?

— Oui, en nous reposant de temps en temps en chemin.

— Tu n’as qu’à dire quand tu seras las. Maintenant, taisons-nous ; autrement tu te fatiguerais plus tôt…

Cependant le soleil s’élevait au-dessus de l’horizon et commençait à verser sa lumière comme un torrent de feu sur la bruyère. La chaleur devint si ardente, que la sueur coulait à grosses gouttes sur le visage des deux voyageurs haletants. Toutefois le soldat ne se plaignait plus de la fatigue et marchait courageusement derrière sa conductrice. Il n’avait rompu le silence que pour dire que ses yeux le faisaient souffrir, comme si le brûlant éclat du soleil en eût accru l’inflammation.

Après une grande heure de marche, la jeune fille s’arrêta brusquement sans dire un mot à l’aveugle. Celui-ci fut surpris de l’incident :

— Trine, dit-il, que vois-tu donc que tu t’arrêtes ainsi tout d’un coup ?

— Jean, répondit Trine avec une certaine tristesse, j’ai fait du beau ! Dieu sait combien nous sommes loin de notre chemin ; nous voici devant un large ruisseau qui coupe toute la bruyère, et je ne vois nulle part de pont pour passer outre…

— C’est fâcheux, dit Jean avec un soupir, je suis si las. L’eau est-elle profonde ?

— Oh ! non, je te l’ai dit, c’est un large ruisseau ; je vois très-bien le fond : on en aurait jusqu’aux genoux.

— Eh bien, Trine, essayons de passer ; cela nous épargnera la peine de retourner sur nos pas.

— C’est impossible, Jean, les bords sont trop hauts ; tu ne saurais ni descendre, ni remonter… Allons, pourtant, faisons de nécessité vertu !

Elle amena l’aveugle au bord du ruisseau, jeta le sac sur l’autre rive et se laissa glisser dans l’eau ; le jeune homme l’entendit :

— Que vas-tu faire, Trine ? demanda-t-il.

— Jette tes bras à mon cou et tiens-toi bien, répondit la jeune fille, qui prit le soldat par la main, l’attira vers elle et le contraignit doucement à obéir à son ordre, malgré ses observations.

Chargée de son lourd fardeau, elle gagna d’un pas chancelant l’autre bord et dit :

— Jean, voici des saules ; tiens-toi ferme aux branches : je t’aiderai.

Le soldat fit ce que lui recommandait Trine et atteignit la rive sans trop de peine. La jeune fille le rejoignit et secoua l’eau qui avait éclaboussé ses vêtements.

— Oh ! dit l’aveugle, tu es la bonté et le dévouement même, Trine… Je suis bien triste de ne pouvoir te récompenser de l’affection et de la pitié que tu as pour moi.

— Allons donc, Jean, dit-elle en l’interrompant, cela vaut bien la peine d’en parler ! Je t’ai porté de l’autre côté de l’eau, voyez la belle affaire ! Le soleil aura bientôt séché mes habits. Remettons-nous en route tout doucement. Dans une demi-heure, nous arriverons au premier clocher ; ce doit être Moll : nous nous y reposerons longtemps.

— L’eau du ruisseau est-elle claire ? demanda le jeune homme.

— Comme du verre ! As-tu soif ? Attends ; je puis bien me mouiller encore un peu : je vais te donner Un bon coup à boire.

Elle détachait déjà du sac la gamelle de fer-blanc ; mais le soldat reprit :

— Non, Trine, ce n’est pas pour cela. Mes yeux me font bien mal : donne-moi un peu d’eau et un linge pour les laver ; cela me soulagera tant !

La jeune fille entra dans le ruisseau et remplit la gamelle de l’eau la plus limpide ; elle revint à l’aveugle, tira de son sein un linge blanc, et lui dit :

— Assieds-toi et laisse-moi laver tes yeux, autrement tu rempliras d’eau tes habits.

Le soldat obéit et s’assit sur le gazon en tournant le dos au soleil. Trine ôta de son front la visière verte et se mit à rafraîchir ses yeux avec le linge mouillé, et comme le soldat disait en ressentir un grand bien, elle ne s’en tint pas là et lava son front et son visage, lorsque Jean repoussa doucement sa main en disant :

— Assez, Trine, assez !

Et comme elle s’écartait de quelques pas pour reprendre la visière, l’aveugle bondit soudain, poussa un grand cri, et, les mains tendues vers son amie, resta debout, tremblant de tous ses membres, tandis que des sons inintelligibles s’échappaient de sa bouche.

— Mon Dieu, Jean, qu’as-tu ? s’écria la jeune fille en courant à lui avec une exclamation d’effroi.

Mais lui, comme égaré, la repoussait doucement et disait d’une voix suppliante :

— Trine, Trine, va-t’en !… plus loin ! à la même place ! Oh ! je t’en prie !

Surprise du ton de sa voix et de la joie incompréhensible qui illuminait ses traits, elle condescendit à la prière de l’aveugle et se plaça à quelques pas de lui. Jean ouvrit ses yeux éteints, et levant les bras au ciel :

— Trine !… mon Dieu !… je t’ai vue !… Mon œil gauche n’est pas tout à fait mort !

Comme si elle eût été frappée de la foudre, la jeune fille fut saisie d’un tremblement fébrile ; elle s’approcha du soldat d’un pas chancelant et s’écria :

— Non, non, Jean, ce n’est pas vrai ! Ne me fais pas mourir de joie ! La lumière du soleil t’a trompé, pauvre garçon !

— Je t’ai vue ! criait le soldat hors de lui de joie ; dans les ténèbres, comme une ombre ! Mon œil gauche n’est pas mort, te dis-je. Chère Trine, c’est ton rêve de cette nuit !

Un cri perçant s’échappa du sein de la jeune fille, qui s’affaissa toute frémissante sur ses genoux, et, les mains tendues vers le ciel, murmura une douce prière de remerciement. Le soldat la vit, bien qu’indistinctement et comme une forme indécise ; il se laissa tomber à genoux auprès d’elle.

Trine, absorbée par son extatique action de grâces, ne le remarqua pas, et demeura quelques instants dans une complète immobilité. Enfin, calmée par la prière même, elle tourna la tête et s’écria :

— Ciel ! tu as vu ce que je faisais ?

— Je l’ai vu ! dit Jean avec transport.

— Ah, bonne Vierge ! s’écria Trine en fondant en larmes, sainte Mère de Dieu, c’est vous qui l’avez fait !

Je ne l’oublierai jamais, jamais ! et tous les ans j’irai pieds nus en votre honneur à Montaigu[13].

Après cette fervente aspiration de gratitude, ses forces parurent l’abandonner. Elle appuya le bras sur l’épaule de Jean, cacha son visage sur le sein du soldat, et se mit à pleurer silencieusement. Le jeune homme n’était pas moins ému qu’elle ; à lui aussi les paroles manquaient pour exprimer tous les sentiments qui débordaient de son cœur. Tout un avenir de reconnaissance, d’amour et de félicité s’était ouvert devant lui et le ravissait dans la contemplation de la vie bienheureuse qui lui était promise.

Enfin Trine se leva et renoua, avec mille exclamations joyeuses, la visière verte devant les yeux de son ami, elle mit le sac sur son dos, prit le jeune homme par la main, et tous deux se remirent en route d’un pas léger, tandis que la jeune fille exprimait son bonheur par ces paroles :

— Ô cher Jean, je ne sais ce que j’ai, mais je voudrais danser et sauter de joie : maintenant je marcherais vingt heures encore sans ressentir de fatigue.

— Moi aussi, Trine, répondit le soldat ; il me semble que je pourrais voler ! Ô mon amie, si mon œil gauche pouvait être guéri ! quel bonheur, quel bonheur ! Mon cœur bat quand j’y pense.

— Guérir ? tu guériras ! la sainte Vierge y veillera dans le ciel… Ne vois-tu pas que la main de Dieu s’en mêle ? et mon rêve de cette nuit !

— Chère Trine, chère Trine ! s’écria le jeune homme en pressant sa main d’une frémissante étreinte, si c’était vrai, vois un peu quelle heureuse vie nous aurions sur la terre ! Nous ferions ce que tu m’as si généreusement promis ; nous nous marierions. Je travaillerais comme un esclave, mais avec courage, avec bonheur ; toi, ma femme bien-aimée, tu n’aurais plus rien à faire que te reposer…

— Non pas, Jean, dit Trine en souriant ; tu penses sans doute que mes bras pourraient s’habituer à la paresse ; c’est ce que tu verras !

— C’est égal, reprit le jeune homme, tu ne ferais que ce que tu voudrais, et rien de plus. Et nos parents, Trine, comme ils seraient heureux jusqu’au dernier jour de leur vieillesse, au milieu de notre amour et de nos soins ! J’abattrais le mur qui sépare nos deux chaumières et n’en ferais qu’une seule maison, pour que nous pussions demeurer tous ensemble. Ce serait un paradis de joie et de bonheur !

— Oh ce que tu dis est beau, dit la jeune fille d’une voix émue… Le mur tombera dès notre arrivée, et alors le grand-père, nos deux mères, Paul, toi et moi, et jusqu’à nos bêtes, nous pourrons, toujours nous voir, toujours être ensemble. Quelle vie ! quelle vie !

Trine battit des mains de joie comme un enfant.

— Et puis, poursuivit Jean, nous avons trop peu de terres pour y pouvoir toujours travailler et pour mettre de côté. Je serai marchand de déchets de sapins, et peu à peu de bois et de fagots. Alors il faudra songer à avoir quelque chose sous la main pour le temps à venir ; car…

La voix du jeune homme s’affaiblit, et il dit presque inintelligiblement :

— Car, s’il plaît à Dieu, notre ménage s’agrandira peu à peu…

Il s’arrêta, car au même instant la jeune fille porta les mains à ses yeux, et Jean l’entendit pleurer et sangloter :

— Pourquoi mes paroles t’attristent-elles ? demanda-t-il.

La jeune fille reprit sa main, la pressa doucement, et répondit en soupirant :

— Pour l’amour de Dieu, tais-toi ! ne parle plus de ces belles choses. Mon cœur se brise à t’entendre… mais c’est de joie seulement… Jean, je suis si heureuse que j’en perdrai la tête si tu continues à parler du paradis qui nous attend…

— Et moi donc, Trine ! je ne puis me taire : mon cœur déborde. Laisse-moi continuer et dis aussi quelque chose. Ainsi nous arriverons pleins de joie, et sans le savoir, à Moll pour nous reposer.

Le soldat se reprit à dérouler de nouveau les heureuses perspectives entrevues, et fit apparaître aux yeux de la jeune fille vivement touchée le magique avenir d’une existence passée à deux tout entière, et dont ils savouraient par avance les ineffables félicités.

Enfin ils approchèrent d’une grande commune. Trine donna le sac à Jean, et la main dans la main ils entrèrent dans le village.

VII


Vers la fin de l’après-dîner, Trine et son ami cheminaient dans la bruyère au delà de Casterlee, où ils avaient franchi la Nèthe. Tous deux étaient silencieux et tristes ; mais aucun n’avait révélé à l’autre les pénibles dispositions de son âme : au contraire, dans les rares paroles qu’ils échangeaient, ils s’efforçaient de paraître gais l’un à l’autre.

Et cependant un amer et cruel désenchantement avait peu à peu envahi leur cœur.

Depuis qu’ils s’étaient remis en voyage, Trine avait lavé cinq ou six fois déjà les yeux du soldat ; elle ne passait auprès d’aucune source sans essayer si elle ne possédait pas la merveilleuse vertu du premier ruisseau. Hélas ! ses soins dévoués étaient pour elle-même et pour le malheureux jeune homme une source de désespoir et de douleur.

Soit que le soldat se fût trompé en effet lorsqu’il avait cru voir sa compagne, soit que la fraîcheur de l’eau et le frottement du linge sur les yeux eussent augmenté l’inflammation, toujours est-il qu’il ne voyait plus rien, si souvent qu’il s’efforçât d’apercevoir la silhouette de son amie. Il finit même par ne plus pouvoir supporter la lumière, et il fermait les yeux avec de vives souffrances chaque fois que Trine détachait la visière de son front.

Ainsi se forma irrésistiblement dans l’âme de tous deux la terrible conviction qu’une illusion cruelle les avait égarés, et que la cécité était complète et incurable. L’espoir, heureuse incertitude, demeurait bien au fond de leur cœur, mais il ne pouvait qu’illuminer de temps en temps d’un rayon fugitif leur morne découragement, et leur douleur n’en était que plus cuisante et plus profonde.

Une autre cause portait aussi leur âme au chagrin et à la tristesse. Depuis le matin ils avaient déjà fait huit lieues, et étaient extrêmement las. L’aveugle, surtout, qui trébuchait souvent dans }e chemin était harassé et épuisé. Sans sentiment, plongé dans un mortel anéantissement, se retenant machinalement au bâton, il se traînait derrière son amie, le corps penché en avant, allant comme une machine inanimée. Ses pieds étaient blessés, et s’il n’eût pas perdu toute conscience de son état, il aurait senti le sang qui coulait brûlant de son talon droit dans le soulier.

Trine n’était pas moins fatiguée ; cependant elle continuait à marcher sans dire un mot, et même sans regarder le soldat. La pauvre fille n’osait parler. Son cœur n’avait plus de consolation à donner : la séduisante vision s’était évanouie, l’espoir du bonheur avait disparu. Une joie indicible l’avait pour ainsi dire mise hors d’elle, lorsque le riant avenir s’était montré à ses yeux ; mais précisément à cause de cela, la déception était mille fois plus pénible et la courbait maintenant comme un esclave, quelque courageuse qu’elle fût, sous le poids d’un immense découragement. Et puis qu’eût-elle pu dire à son ami pour l’arracher à son désespoir ? Lui parler de ses yeux et mentir à ses propres convictions ? elle ne le pouvait pas ; c’eût été briser à la fois le cœur de Jean et le sien par une amère ironie !

Voilà pourquoi elle marchait muette et à pas pesants, abîmée dans ses réflexions désespérées, et sachant à peine où elle en était.

Après une grande demi-heure du plus profond silence, le soldat dit tout à coup en respirant péniblement :

— Trine, arrête ! Je n’en puis plus !

— Je suis à bout aussi, répondit Trine sans se retourner ; nous allons nous reposer un peu, et nous passerons la nuit dans ce village là-bas.

— Ah ! n’allons pas plus loin ! dit l’aveugle d’une voix suppliante.

— Nous sommes près d’un jardin ; encore vingt pas, Jean ; il y a une belle haie de hêtre. Nous serons assis à l’ombre.

— Pour l’amour de Dieu, va donc vite !

Elle le prit par la main, le conduisit jusqu’à la haie, à laquelle elle lui fit tourner le dos, et l’aida à s’asseoir.

Le jeune homme s’affaissa lourdement sur le gazon et pencha la tête sur la poitrine…

Derrière l’endroit où s’étaient arrêtés le soldat et sa compagne, la haie était arrondie en berceau et recourbée vers l’intérieur du jardin. Dans ce berceau était assis un monsieur tenant un livre à la main. Il devait être très-âgé, car son visage était creusé de rides profondes, et les rares cheveux qui ceignaient encore son crâne comme une couronne étaient aussi blancs que la neige. Une redingote boutonnée jusqu’au menton et le ruban rouge d’un ordre sur la poitrine lui donnaient l’air d’un officier en retraite.

Lorsqu’il entendit derrière lui le bruit des deux voyageurs, il se retourna et reconnut à travers le feuillage un soldat et une jeune paysanne avec un sac sur le dos. Cette vue le surprit d’abord ; mais il s’en rendit compte en pensant que c’était une sœur qui reconduisait son frère à la maison paternelle et qui, par amitié, avait débarrassé ses épaules de leur fardeau. Néanmoins il admira cette simple et naïve preuve d’affection, et un sourire de sympathie éclaira sa physionomie, tandis que son regard demeurait fixé sur les voyageurs au repos.

Sur ces entrefaites, Trine s’était assise auprès de l’aveugle et lui disait :

— Jean, comme tu es muet et triste ! Qu’est-ce qui te tourmente ? La fatigue, n’est-ce pas ? Cela se passera.

Ne recevant pas de réponse, elle reprit d’une voix plus douce :

— Ah ! mon ami, console-toi et songe que demain nous serons à la maison. De Venloo ici, il y a vingt lieues au moins… Trois petites lieues encore, et nous verrons notre village. Si nous pouvons partir demain matin, nous ferons ce court chemin tout en nous promenant. Nous avons pourtant bien des raisons encore d’être contents ; car c’est toujours un grand bonheur que j’aie pu te ramener de l’hôpital chez nous. Et pour le reste, je ferai en sorte que tu n’aies pas grand chagrin en ta vie… Pourquoi ne dis-tu pas un seul mot ?

Le jeune homme respira avec effort et répondit en soupirant :

— Mon cœur bat si singulièrement ! mes yeux me font si mal… laisse-moi en repos !

Quelques moments s’écoulèrent sans que la jeune fille rompît encore le silence ; elle en vint peu à peu à penser que c’était plutôt la tristesse que la fatigue qui accablait son ami. Dans sa générosité, elle comprima sa propre douleur pour rendre au pauvre aveugle des émotions consolantes, et lui dit d’une voix enjouée :

— Jean, tu es bien sûr de m’avoir vue, n’est-ce pas ? Cela me fait penser qu’il doit encore y avoir de la vie dans ton œil gauche, quoique tu sois encore une fois tout à fait aveugle. Cela vient de la chaleur qui a enflammé tes yeux. Prends patience jusqu’à ce que nous soyons à la maison ; nous vendrons un peu de grain nouveau et nous ferons venir le docteur de Wyneghem. Celui-là te guérira bien ; il a fait tant d’autres miracles avec des gens qui étaient aussi bien que morts. Et pense un peu, Jean, demain nous serons près de ta mère, du grand-père, de Paul ; alors je te conduirai dire bonjour à tous les amis… Quand tu seras bien reposé, tes yeux ne te feront plus mal et tu verras encore un peu… Et puis, nous irons tous ensemble prier sous le tilleul et remercier la sainte Vierge de sa miséricorde ; car, n’en doute pas, Jean, elle m’a exaucée et elle te… Qu’est-ce que cela ? Je vois du sang sur ton bas ! Ah ! mon Dieu ! et tu n’en dis rien, pauvre agneau !

Elle s’empressa de lui ôter soulier et bas et se mit à étancher avec son fichu blanc le sang qui coulait du pied. Elle songeait à lui dire que ce n’était qu’une légère blessure ; mais à peine eut-elle levé les yeux, qu’elle se prit à trembler comme une feuille et demanda avec angoisse :

— Jean, mon ami, qu’as-tu ? tu deviens si pâle !

Le jeune homme murmura d’une voix éteinte :

— Ah ! je n’en sais rien… mon cœur s’en va… c’est comme si j’allais mourir…

Un frisson, lugubre avant-coureur, parcourut ses membres, sa tête tomba inanimée sur son épaule, ses bras s’affaissèrent le long de son corps sur le gazon.

Trine, poussant des gémissements inarticulés, prit dans ses mains les joues décolorées du soldat et voulut lui soulever sa tête en s’écriant avec un accent désespéré :

— Jean, Jean ! oh le pauvre garçon, est mort ! De l’eau, de l’eau ! Au secours, au secours !

Ce disant, elle se releva, regarda autour d’elle comme une insensée, et courut de çà, de là, pour découvrir de l’eau. Elle remarqua, au détour du coin de la haie, une barrière ouverte qui donnait accès dans le jardin, au bout duquel s’élevait une habitation. Cette vue lui arracha un cri de joie, et elle se mit à courir de toutes ses forces vers la maison pour y demander aide.

Perdue dans les capricieux sentiers du parterre, elle approchait du seuil lorsqu’elle vit deux personnes le franchir et s’acheminer vers elle. L’une était un vieux monsieur à la chevelure argentée et dont la physionomie vénérable inspirait le respect ; l’autre, âgé aussi, paraissait encore fort et robuste. Une large balafre, semblable à la cicatrice d’un coup de sabre, sanglait son visage du front jusqu’au menton et donnait à ses traits, une certaine expression de dureté. Il portait une cruche, deux bouteilles et un peu de linge. À coup sûr, ce devait être un domestique du vieux monsieur, car il suivait celui-ci en silence et à une certaine distance.

— Oh ! monsieur ! s’écria Trine avec désespoir, donnez-moi un peu d’eau et de vinaigre ! Il y a là, derrière la haie, un pauvre garçon aveugle ; il a perdu connaissance. Au nom de Dieu, monsieur soyez miséricordieux ; faites une bonne action et accompagnez-moi jusque-là. Oh ! je vous en supplie, venez !

Le vieillard sourît avec compassion, et, prenant la main de la jeune fille, lui répondit avec une parfaite tranquillité :

— Calmez-vous, ma fille, ce n’est rien. Nous étions en route pour le tirer d’affaire. N’ayez pas d’inquiétude, mon enfant, ce n’est qu’une simple faiblesse. Votre ami se sera trop fatigué… Venez et ne vous désolez pas.

Trine comprenait à peine ce qu’on lui disait ; Il lui semblait si miraculeux de rencontrer à point nommé des secours sans que personne eût pu annoncer l’accident, que, dans l’ingénuité de son âme, elle croyait retrouver ici la miséricordieuse intervention de la Mère de Dieu ; elle contemplait avec une joyeuse stupéfaction la douce et consolatrice physionomie du vieillard, qui lui souriait d’un air de protection, et qui, tout en pressant le pas, lui disait :

— Vous êtes une brave fille de montrer tant d’affection à ce pauvre soldat. D’où Venez-vous avec lui ? N’est-ce pas de Venloo ?

— Oui, de Venloo, monsieur ; c’est bien loin d’ici…

— Et avez-vous porté pendant tout le voyage le sac que vous avez sur le dos ?

— Oui, monsieur, dit la jeune fille en pleurant ; il est aveugle et ne peut pas bien marcher parce qu’il ne voit pas devant lui. Nous étions pressés ; je suis forte et bien portante… Dieu ! voyez, le voilà, ce pauvre ami ! aussi blanc qu’un mort !

Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux ; elle joignit les mains et s’écria d’une voix navrante et pleine de supplication :

— Il n’en mourra pas pourtant, n’est-ce pas, monsieur ? Le vieillard secoua la tête en souriant, et s’approcha du malade. Le domestique posa les bouteilles à terre, et, sans attendre d’ordre, souleva d’une main la tête du soldat, tandis que de l’autre il dénouait sa cravate et ouvrait sa veste sur la poitrine. Entre temps, le vieillard était occupé à laver le visage et les tempes du jeune homme.

Trine, à genoux, contemplait d’un œil fixe et plein de larmes les soins que les deux inconnus prodiguaient à son malheureux ami.

Elle s’apercevait qu’ils devaient être accoutumés d’avoir affaire aux malades et ne doutait pas que le vieillard ne fût un médecin.

Cette pensée la consola et lui donna du courage ; un sourire étrange où se confondaient la reconnaissance et une attente pleine d’angoisse, anima son visage et brilla à travers ses pleurs. Sa surprise augmenta quand elle entendit ces paroles :

— Major, disait le domestique, c’est comme à Sabiana de Alba, en Espagne. Mon cœur bat encore quand j’y pense !

— Notre pauvre ami le capitaine Steens, n’est-ce pas ? répondit le vieillard avec un soupir… L’évanouissement est profond !… donne-moi la petite bouteille.

— Oui y il me semble le voir encore… Le capitaine était aussi comme ça, adossé à un citronnier ; il a laissé ses os à Vittoria, le brave homme ! C’était là une vie : on hachait, on taillait, on coupait, on tapait ! Nous en avons relevé et pansé quelques-uns ce jour-là ! J’avais du sang de la tête aux pieds, et vous aussi, major !

— Le cœur se ranime… il reviendra bientôt à lui.

Le domestique souleva avec le doigt les paupières du jeune homme et dit :

— Il est aveugle ! C’est la vieille maladie des soldats. Nous connaissons cela. Mais voyez donc l’œil gauche, major ; il n’est pas encore tout à fait perdu, il me semble ?

La jeune fille jeta un cri de joie. Elle avait épié le retour de la vie sur le pâle visage de son ami et avait vu avec un battement de cœur une légère rougeur colorer ses joues… Il avait fait un mouvement !

Bientôt l’aveugle, ayant repris tout à fait connaissance, tâta les vêtements de ceux qui le soignaient et dit avec anxiété :

— Où suis-je ? que m’est-il arrivé ?

Et étendant la main autour de lui, il s’écria d’une voix plaintive :

— Trine, chère Trine, où es-tu ?

La jeune fille saisit ses mains en poussant une joyeuse exclamation :

— Oh ! Jean, remercie Dieu de ce que tu es tombé ici ! C’est un grand bonheur. De braves gens sont auprès de toi ; ils disent que ton œil gauche n’est pas encore mort.

— Qui que vous soyez, que Notre Seigneur vous bénisse pour votre compassion ! murmura le jeune homme.

— Camarade, dit le domestique en l’interrompant, essayons si nous pouvons nous tenir debout. Ayons bon courage, et ce sera bientôt fait.

Il prit le soldat sous le bras gauche, tandis que le vieux monsieur le soutenait de l’autre côté ; ils aidèrent ainsi à eux deux l’aveugle à se mettre sur pieds.

Trine, s’imaginant que la bienveillance des inconnus s’arrêterait là, sourit avec une angélique douceur et les yeux humides, les remercia en ces termes :

— Messieurs, je suis une pauvre paysanne, et Jean n’est pas riche non plus ; mais soyez sûrs que pendant notre vie entière nous nous souviendrons de vous dans nos prières et nous bénirons votre bonté. Ne vous donnez pas plus de peine ; laissez-le s’asseoir sur l’herbe, il se reposera un peu. Je lui mettrai moi-même du linge autour des pieds. Il nous faut aller jusqu’au village ; nous y passerons la nuit. Que Dieu vous donne santé et bonheur sur la terre, et plus tard les joies du paradis !

— Non pas ! non pas ! répondit le vieillard ; suivez-moi. Vous êtes de braves gens ; je ne veux pas que vous repreniez votre fatigant voyage. Le jeune camarade ne partira pas sans s’être réconforté. Nous verrons si je ne puis rien faire pour récompenser votre généreux dévouement, mon enfant,

— Nous avons encore quelques bouteilles de vieux vin d’Espagne qui ferait revenir un mort, ajouta le domestique. C’est la seule médecine dont il ait besoin. Attendez un peu, ma fille ; dans une heure, vous ne le reconnaîtrez plus.

— Oh ! messieurs, murmura la jeune fille, faites ce que votre âme chrétienne vous inspire ; quand je vois votre bonté, l’émotion me coupe la parole. Soyez mille fois bénis, mes chers bienfaiteurs !

Soutenu de chaque côté par le vieux monsieur et le domestique, Jean se mit à marcher d’un pas lourd. En arrivant dans le jardin, la jeune fille se rapprocha peu à peu du domestique et lui demanda à voix basse :

— Dites-moi, mon ami, votre maître est-il docteur ?


— Docteur ? répondit le domestique. Il a été chirurgien-major sous Napoléon ! Nous avons coupé plus de jambes et de bras que ce chemin n’en pourrait tenir, et ce n’est pas peu dire.

— Sait-il aussi guérir les yeux, mon ami ?

— Oui, oui, et un peu mieux, s’il vous plaît, que les chirurgiens d’à présent. Il reste diablement peu des braves camarades d’Espagne ; sans cela, il y en a joliment qui lui devraient la vue.

— Ah ! mon brave homme, vous devriez le prier bien humblement qu’il voie un peu les yeux de Jean. Dieu sait s’il ne saurait pas le guérir.

— Laissez faire, ma fille, il le fera bien de lui-même. Les soldats lui tiennent encore au cœur, Jean ne partira pas d’ici de sitôt.

— Si vous pouvez aider à la chose, mon ami, ou dire seulement une bonne parole, je vous serai bien reconnaissante.

— Il est inutile de me le demander ; cela ne dépendra pas de moi : qui dit soldat dit camarade, vous savez le proverbe. Voyez, cela va déjà beaucoup mieux ; je ne le soutiens presque plus.

Ils étaient sur le seuil de la maison ; bientôt ils entrèrent dans une chambre garnie de jolis meubles. Le vieillard conduisit l’aveugle vers un large fauteuil et l’y fit asseoir le dos au jour. Il tendit une clef au domestique, qui s’empressa de quitter la chambre tout content, et revint bientôt après avec une bouteille et deux verres. En passant il chuchota à l’oreille de la jeune fille :

— C’est de ce vin qui réveillerait les morts ; vous allez voir.

Trine ne comprit pas ce qu’il voulait dire : elle regarda avec une vive curiosité le vieux médecin, qui portait aux lèvres du jeune homme un verre rempli d’une liqueur rouge et transparente.

— Buvez cela à petits traits, mon ami, dit-il ; cela vous restaurera miraculeusement.

— Mon Dieu ! qu’est-ce que cela ? s’écria l’aveugle stupéfait, après avoir goûté quelques gorgées de la bienfaisante liqueur… Cela me réchauffe si bien en dedans ! Merci, merci… J’ai faim !

— Déjà, camarade ? N’allons pas si vite, répliqua le vieillard. Pansons votre pied d’abord, puis nous verrons les yeux. Venez donc, ma fille ; j’allais vous oublier, ma chère enfant. Asseyez-vous sur cette chaise ; et toi, Karel, donne-lui un verre de vin.

Tandis que le domestique était occupé à parler à Trine et à lui prôner la merveilleuse vertu du vin d’Espagne, le vieillard avait entouré d’une bande le pied du jeune homme. Il lava ensuite ses yeux avec une certaine liqueur, et les enduisit d’une pommade blanchâtre. Cela fait, il alla aux fenêtres, en ferma les rideaux pour adoucir la lumière dans la chambre, se rapprocha du soldat et lui dit :

— Ouvrez les yeux, mon ami, et essayez si vous ne pourrez rien distinguer…

Jean ouvrit les yeux et demeura quelque temps sans parler, bien que le vieillard lui demandât ce qu’il éprouvait. Ses yeux éteints semblaient chercher quelque chose.

Tout à coup un cri aigu s’échappa de sa poitrine ; il se leva et marcha, les mains étendues, vers la jeune fille, qui, debout et tremblant d’un fiévreux espoir, le voyait s’approcher. Elle voulut courir dans ses bras, mais le domestique la retint »

L’aveugle s’arrêta devant elle, lui tendit la main d’un mouvement incertain, et dit d’une voix frémissante :

— Trine, Trine, je ne suis pas aveugle ! C’est bien vrai cette fois-ci ! Je reverrai encore ma mère, le grand-père et Paul ! Ah ! je vois que tu as ton mouchoir rouge.

La jeune fille l’embrassa en balbutiant des paroles inintelligibles qui ressemblaient plutôt à des gémissements qu’à des cris de joie.

Mais le vieillard s’empara de nouveau du jeune homme et le fit rasseoir dans le fauteuil ; puis nouant aussitôt la visière verte devant les yeux du malade :

— Vous dites avoir vu que votre amie porte un mouchoir rouge. Cela me semble impossible. Ne vous trompez-vous pas ?

— Je ne vois encore rien qu’une ombre grise, répondit le soldat, mais quand je commençais à devenir aveugle, j’ai remarqué que le rouge, dans l’obscurité, paraît plus foncé que les autres couleurs. Voilà pourquoi je sais que le mouchoir est rouge.

— Je le pensais bien, dit le médecin ; maintenant nous allons procéder avec prudence.

Et se tournant vers le domestique, il lui dit :

— Karel, menez le camarade à la cuisine et faites-lui manger un peu de viande et de pain : demi-ration, pas davantage ! Après cela vous le conduirez dans le petit cabinet et le ferez coucher : il a besoin de repos. Dites aussi à la servante qu’elle apporte à manger à cette bonne fille.

Dès que le domestique et le soldat eurent passé la porte, Trine tomba aux pieds du vieillard en sanglotant tout haut ; elle embrassa ses genoux sans pouvoir proférer une parole et en pleurant abondamment. Il voulut la relever, mais elle lui résista ; et levant vers lui ses beaux yeux bleus tout humides, elle s’écria :

— Monsieur, monsieur ! Dieu vous bénira d’avoir eu tant de bonté pour de pauvres paysans comme nous. Je ne puis vous dire tout ce que je sens ; mais je mourrais volontiers dix ans plus tôt pour que vous viviez d’autant plus longtemps. Et si vous voulez bien guérir les yeux de Jean, comme un bon ange de Dieu que vous êtes, nous prierons tous pour vous tous les jours, et nous ferons des pèlerinages à votre intention, cher monsieur.

Le vieillard releva la jeune fille et la conduisit à la table en lui adressant des paroles de consolation et d’encouragement. Bientôt la servante parut, posa devant Trine quelques mets choisis, et quitta sur-le-champ l’appartement.

La jeune paysanne prit peu de nourriture. Soit fatigue, soit émotion, elle finit en peu d’instants son repas, et son regard se fixa avec une expression de muette reconnaissance sur son bienfaiteur, qui était venu s’asseoir à côté d’elle et l’encourageait à manger.

Le vieillard remarquant qu’elle ne touchait plus à rien, lui prit la main :

— Contez-moi maintenant, lui dit-il, d’où vous êtes, et comment il se fait que vous vous trouviez en route en compagnie de ce soldat aveugle. Dites-moi si vous avez encore des parents, et où ils demeurent.

La jeune fille se mit à parler, avec une naïve et simple éloquence, des maisonnettes d’argile, du tirage au sort, de la vieille mère, du grand-père, de Paul et du départ de Jean. Mais lorsqu’elle raconta combien elle avait eu de peine à rejoindre son ami aveugle à Venloo, comment elle avait failli s’évanouir de joie quand l’officier lui avait permis de ramener chez lui l’infortuné conscrit ; comment elle avait rêvé de la sainte Vierge, et ce qu’ils s’étaient dit, Jean et elle, pendant la route, une profonde émotion s’empara peu à peu du cœur du vieillard, et par intervalles il essuyait de ses yeux une larme de pitié. Il ne pouvait résister au doux accent de la voix de Trine, ni s’empêcher d’admirer ce dévouement inouï et cette affection sans bornes.

Elle n’avait rien dissimulé, et avait redit avec une entière franchise toutes les circonstances de son rêve, son mariage avec l’aveugle, tout ce qu’elle avait promis à celui-ci, tout ce qu’elle voulait faire pour adoucir sa triste existence ; elle avait répété aussi toutes les paroles de Jean et tout ce qu’il s’était promis de faire si, par la bonté de Dieu, il venait à recouvrer la vue.

L’émouvant récit avait duré longtemps, bien que le vieillard ne l’eût interrompu que par de simples questions.

Lorsque la jeune fille finit par de chaleureux remerciements, elle attendit en silence une réponse ; son auditeur, les yeux fixés sur le sol, était plongé dans une profonde préoccupation.

Au bout de quelques instants il leva la tête et lui dit :

— Ma fille, vous avez bien agi ; vous êtes une bonne et généreuse enfant. Ainsi votre rêve vous disait qu’en travaillant nuit et jour vous parviendriez, vous à détourner de votre ami les tristesses de la cécité, lui à vous récompenser de votre amour, et tous deux ensemble à assurer à vos parents une existence paisible ? c’est bien : Dieu a entendu votre prière. C’est lui qui vous a envoyés ici et me permet de faire une bonne action. Je mettrai en œuvre toute ma vieille expérience pour guérir l’œil gauche de votre ami, et j’ai lieu d’espérer que j’y réussirai. Quant au reste, ne vous en inquiétez pas… votre généreux songe deviendra une vérité… Vous passerez la nuit ici ; demain nous aviserons à ce qui reste à faire. En attendant, reposez-vous ou promenez-vous dans le jardin ; et si vous désirez quelque chose, adressez-vous à la servante ou au domestique : ce sont de braves gens qui se mettront en quatre pour vous rendre service. Je vous quitte jusqu’à ce soir.

Trine vit, sans pouvoir proférer une parole, le vieillard franchir la porte… Un instant après elle quitta la chambre aussi, et, le cœur plein de joie, alla errer dans le jardin, en songeant à ce que lui avait dit le vieux monsieur.

Le lendemain matin une voiture dépassait la barrière de la maison de campagne. Sur le banc de devant était assis le domestique au front balafré, qui sifflait un air gai et stimulait du fouet le cheval au départ. Sur le second banc se trouvait le jeune homme, la visière verte devant les yeux, et auprès de lui Trine, la physionomie épanouie, pressant sa main d’une douce étreinte, et murmurant à son oreille d’une voix joyeuse :

— Jean, nous sommes bien heureux pourtant, n’est-ce pas ?… mon beau rêve a réussi… C’est maintenant que ta mère va être contente… et tu guériras, bien sûr, car le vieux monsieur l’a dit. Comme ils vont être étonnés tous en nous voyant arriver, comme des barons, dans une belle voiture !

— Nous allons traverser Gierle et Wechel, et aller jusqu’à Zoersel, dit le domestique : là il faudra me montrer le chemin. Et maintenant, en route !

Il lâcha la bride au vigoureux cheval, et cria d’une voix de stentor :

— Hop là, Marengo, en avant ! marche !

La poussière du chemin vola sous les roues comme un nuage, et la voiture disparut bientôt au milieu des premières maisons du village.


VIII


Un jour que j’errais en pleine solitude à travers la bruyère, recueillant dans mon âme les poétiques impressions de cette sauvage et calme nature, un orage se forma soudain à l’horizon.

C’est un spectacle merveilleux et souvent formidable, que celui qui s’offre au regard lorsqu’on se trouve dans une vaste plaine par un ardent jour d’été, et que les vapeurs chargées de la foudre montent vers l’immense coupole du ciel et s’y condensent lentement en sombres et orageuses nuées. On dirait qu’une mortelle angoisse s’empare subitement de la nature entière ; le soleil pâlit et ne jette plus qu’une faible lumière ; l’air devient lourd ; suffocant ; et comprime la poitrine ; les animaux fuient et cherchent avec inquiétude une retraite ; les abeilles fendent l’espace comme la flèche pour regagner leurs ruches ; le feuillage est immobile, le vent retient son haleine ; les plus humbles plantes ferment leurs calices et reploient leurs feuilles ; tout attend dans un silence effrayant et solennel… Un indéfinissable sentiment, où se confondent l’anxiété et le respect, serre le cœur du poëte ; au milieu de la terreur universelle il se réjouit dans son âme qu’il lui soit donné de contempler dans toute sa majesté ce terrible et magnifique spectacle de la nature !

Bientôt les nuages commencent à s’entre-choquer ; au calme sinistre qui a duré si longtemps succède une mêlée impétueuse et désordonnée ; l’ouragan gronde, rugît et s’élance comme fouetté par la main toute-puissante de Dieu ; il arrache du sein des forêts de profonds et mystérieux gémissements ; il emporte le sable et les feuilles, en immenses tourbillons, au haut des airs ; il brise et déracine les arbres solitaires… Puis la foudre vient de sa voix puissante dominer tous les bruits ; l’éclair lance ses flèches embrasées à travers l’espace ; la Bruyère, sillonnée par des serpents de flamme, semble toute en feu : enfin, des torrents d’eau s’épanchent sur la terre, et au formidable rugissement de la tempête succède le triste et monotone clapotement de la pluie…

Ce jour-là mon âme était disposée aux impressions poétiques : j’avais contemplé avec une volupté toute particulière le majestueux spectacle du fiévreux labeur de la nature, jusqu’à ce que les premiers éclairs m’eussent fait comprendre que je devais faire ce que toutes les créatures vivantes avaient déjà fait, c’est-à-dire chercher un asile et me cacher humblement en présence des prodiges de Dieu.

Non loin du lieu où j’étais se trouvait une ferme tout à fait isolée dans la Bruyère, mais, comme l’oasis du désert, tout entourée de champs verdoyants et de frais massifs.

À peine la pluie commençait-elle à tomber du ciel comme un second déluge, que je franchissais le seuil de la ferme et demandais la permission de m’abriter sous son toit.

Je trouvai tous les habitants groupés en prière dans le plus profond silence autour d’un cierge bénit. Le fermier seul se dérangea à mon entrée, et me montra, avec un sourire affable, une chaise ; après quoi il inclina de nouveau le front et joignit les mains.

Je ne sais comment cela se fit, mais bien que l’orage, à titre de phénomène bienfaisant de la nature, ne m’inspirât pas le merveilleux effroi qui faisait trembler ces braves gens, le recueillement de cette famille en prière offrait un spectacle si beau, si touchant, si céleste, qu’un irrésistible sentiment me poussa à m’associer à la pieuse démonstration, et à me mettre en rapport avec le Dieu dont la voix formidable tonnait, au-dessus de nous, dans les profondeurs des cieux. La tête découverte et les mains jointes, je me mis aussi à prier. Oh ! cela fit tant de bien à mon âme de retrouver là les émotions de mon enfance aussi pures et aussi vives que si le souffle désenchanteur du monde ne m’eût jamais touché !

Cependant, après qu’une vingtaine d’éclairs eurent illuminé la chambre d’une ardente lueur, après que les gens de la ferme eurent fait autant de signes de croix, l’orage s’éloigna et s’affaiblit sensiblement. Mes hôtes n’interrompirent cependant pas leur oraison, et me donnèrent le temps de faire, sans être remarqué, une étude attentive de chacun d’eux, comme fait toujours en pareil cas un observateur, et surtout un écrivain.

Je vis d’abord un vieillard qui devait assurément avoir atteint la nonantaine et plus, car sa tête et ses mains étaient agitées par un mouvement perpétuel, comme s’il eût eu la fièvre. Auprès de lui se trouvaient deux femmes, âgées aussi, et plus loin un homme jeune et robuste dont un œil roulait, éteint et morne, sous de noirs sourcils, tandis que l’autre étincelait de vitalité et d’énergie. À côté de lui était assise une femme pleine de fraîcheur tenant un enfant sur les genoux et ayant de plus auprès d’elle un petit garçon tout rose et une petite fille de sept ou huit ans. Tout à l’extrémité de la table se tenait un beau jeune homme aux vives couleurs et au doux regard.

Sur le signal de l’homme qui n’avait qu’un œil, tous firent un dernier signe de croix et se levèrent. Le grand-père alla d’un pas chancelant s’asseoir dans le coin du foyer. Les autres m’adressèrent tous la parole pour m’engager à prendre leur demeure pour asile, car la pluie tombait toujours abondamment.

Peu de temps après j’étais déjà sur un pied de familiarité avec ces bonnes gens, et je causais avec eux comme un ami de longue date. Dans l’après-dînée je partageai leur pain de seigle, si nutritif, et bus avec eux le café de l’hospitalité. Et comme je n’avais, pour le moment, rien de mieux à faire que d’écouter les belles et touchantes histoires que me racontaient l’homme à un œil et sa femme, ce ne fut que le lendemain matin que je quittai la ferme.

Le récit que je viens de vous faire, cher lecteur, je l’ai appris ce soir-là dans la ferme isolée, qui jadis n’était formée que de deux huttes d’argile, mais qui maintenant est une belle métairie avec quatre vaches et deux chevaux.

Jean Braems et Trine, son excellente femme, travaillent ainsi qu’ils l’ont promis. Dieu a béni leur amour : trois enfants folâtrent autour d’eux et essuient tous les jours, sous de douces caresses, la sueur de leurs fronts.

Tout le monde est encore en vie ; le grand-père, bien qu’il ait déjà un pied dans la tombe, fume encore sa pipe auprès de la marmite aux vaches ; les deux mères, heureuses du bonheur de leurs enfants, travaillent encore, avec eux, à soigner le bétail et à diriger le ménage. Paul, le beau jeune homme, prend soin des chevaux, va à la charrue et moissonne pour son frère ; mais l’année prochaine, à Pâques, il va se marier avec la plus jeune des filles du sabotier.

Chaque soir toute la famille prie pour le vieux docteur, car c’est lui qui a rendu la vue à Jean ; c’est lui qui, par sa généreuse protection, a transformé les humbles chaumières en une métairie prospère.

Ainsi donne Dieu à ceux qui font le bien et à ceux qui s’en montrent reconnaissants, une longue et heureuse vie sur cette terre !




La propriété littéraire de la traduction française des œuvres de M. Henri Conscience appartenant à MM. Michel Lévy frères, ils poursuivront comme contrefaçon toute réimpression faite au mépris de leurs droits, soit en France, soit dans tous les pays qui ont ou auront des traités internationaux avec la France.



PARIS. — IMPRIMERIE DE WITTERSHEIM, 8, RUE MONMORENCY



SCÈNES
DE LA
VIE FLAMANDE
PAR
HENRI CONSCIENCE
TRADUCTION DE
LÉON WOCQUIER

SECONDE SÉRIE
ROSA L’AVEUGLE. — L’AVARE. — L’AUBERGISTE DE VILLAGE.

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS

1856
Les auteur, traducteur et éditeurs se réservent le droit de reproduction des Œuvres de Henri Conscience.



ROSA L’AVEUGLE.


Par un beau jour d’été de l’année 1846, la diligence d’Anvers à Turnhout roulait, selon sa coutume, sur la chaussée empierrée. Les chevaux piaffaient, les roues grinçaient, le véhicule craquait, le conducteur encourageait son attelage par des claquements de langue réitérés…, les chiens aboyaient dans le lointain, l’alouette montait des champs vers le ciel…, l’ombre dessinée par un soleil ardent courait à côté de la diligence et dansait avec des bonds étranges au milieu des arbres et des arbustes qui bordaient la route.

Tout à coup le conducteur arrêta ses chevaux près d’une auberge isolée. Il sauta de son siége, ouvrit sans mot dire la portière, abaissa le marche-pied de fer et tendit la main à un voyageur qui s’élança sur la chaussée, portant une valise de cuir.

Le conducteur, toujours muet, reploya le marchepied, referma la portière, remonta sur le siège, et donna par un sifflement le signal du départ. Les chevaux reprirent leur course, et la lourde voiture poursuivit son tranquille et monotone voyage.

Cependant le voyageur était entré dans l’auberge et s’était assis à une table devant un verre de bière. C’était un homme de haute taille et paraissant avoir environ cinquante ans. On eût même pu lui donner la soixantaine, si sa tournure toute martiale, la vivacité de son regard et le sourire qui plissait ses lèvres n’eussent annoncé qu’en lui le cœur était plus jeune que le visage. Toutefois ses cheveux étaient gris ; des rides nombreuses sillonnaient son front et ses joues, et l’ensemble de ses traits portait cette indéfinissable expression de lassitude, que le travail et le chagrin impriment sur la physionomie comme le signe d’une vieillesse anticipée. Et pourtant sa poitrine palpitait avec force, sa tête était ferme et droite, et dans ses yeux brillait l’étincelle d’une puissante virilité.

On l’eût pris, à voir son costume, pour un bourgeois à son aise, et ce costume n’eût pas attiré l’attention, si sa redingote n’eût été boutonnée jusqu’au menton, particularité qui, jointe à la grosse pipe d’écume suspendue sur sa poitrine, semblait indiquer un militaire ou un Allemand.

Après avoir servi le voyageur, les gens de la maison s’étaient remis à leurs travaux ordinaires sans s’occuper davantage de lui. Les deux filles allaient et venaient, le père jetait sur le feu du bois et des gazons, la mère remplissait la marmite du bétail, mais personne ne lui adressait un mot, bien que son œil suivit chacun de ses hôtes, avec une sorte d’affectueux intérêt et que son regard doux et souriant semblât dire : Ah ! ne me reconnaissez-vous donc pas ?

Soudain le son d’une horloge vint frapper son oreille. Ce son parut l’affecter péniblement ; une expression de surprise triste se peignit sur ses traits et chassa le sourire de ses lèvres. Il se leva, et son regard se fixa avec une sorte de colère sur l’horloge jusqu’à ce que les neuf coups eussent, un à un, retenti.

L’hôtesse avait remarqué l’incompréhensible émotion du voyageur ; elle s’approcha de lui tout étonnée, et se mit à regarder aussi l’horloge comme si elle se fût attendue à y découvrir quelque chose d’extraordinaire.

— Quel beau son a notre horloge, n’est-ce pas, Monsieur ? dit-elle. Eh bien, voilà déjà vingt ans qu’elle marche, sans que l’horloger y ait mis la main !

— Déjà vingt ans ! dit le voyageur en soupirant. Et qu’est devenue l’horloge qui se trouvait là avant celle-ci ? Où est aussi la belle sainte Vierge qui était là-haut sur la cheminée ? Partie, mise en pièces, oubliée, n’est-il pas vrai ?

La bonne femme regarda l’étranger avec stupéfaction et répondit :

— Notre Zanna jouait, quand elle était enfant, avec la sainte Vierge, et elle l’a cassée. Mais elle était si mal faite qu’il n’y a pas grand dommage, vu que le curé lui-même nous avait dit qu’il fallait en acheter une autre. Tenez, en voilà une neuve. N’est-elle pas bien plus belle ?

Le voyageur secoua négativement la tête.

— Quant à l’horloge, vous allez l’entendre tout à l’heure, continua l’hôtesse. C’est une laide et vieille patraque qui retarde toujours. Il y a une éternité qu’elle est pendue dans la chambre au-dessus de la cave. Écoutez ! voilà qu’elle commence !

Un cri étrange partant d’une autre pièce se faisait entendre. C’était comme une voix d’oiseau qui chantait : coucou, coucou, coucou, et ainsi jusqu’à neuf fois.

Mais le chant n’était pas à la moitié qu’un sourire heureux illumina les traits du voyageur, et qu’il courut, suivi par la bonne femme, dans la chambre voisine, où il se mit à contempler avec une joie indicible la vieille horloge, tandis que le coucou achevait son neuvième cri.

Sur ces entrefaites, les deux filles de la fermière étaient venues se placer toutes curieuses auprès de l’étranger : elles le regardaient avec étonnement, et leurs grands yeux bleus interrogeaient tour à tour leur mère et lui. Ces regards inquisiteurs rappelèrent le voyageur à lui, et, comme s’il eût été satisfait de ce qu’il avait vu, il revint dans la salle principale suivi par ses trois compagnes.

À coup sûr un profond sentiment de bonheur inondait son âme, car son visage avait une si douce expression d’amour et de contentement, ses yeux humides d’émotion étaient si brillants que les deux jeunes filles s’avancèrent avec un visible intérêt beaucoup plus près encore.

Il prit une main de chacune d’elles et dit :

— Ce que je fais est bien étrange, n’est-ce pas, mes enfants ? Vous ne pouvez comprendre pourquoi la voix du vieux coucou m’a troublé ainsi ? Ah ! c’est que moi aussi j’ai été enfant !… alors mon père, le dimanche après vêpres, venait boire sa pinte de bière ici. Quand j’avais été sage, je l’accompagnais… Je demeurais alors pendant des heures épiant le coucou bien-aimé chaque fois qu’il ouvrait sa petite porte ; je dansais, je sautais en mesure sur son chant, et dans mon imagination d’enfant j’admirais le pauvre oiseau comme un chef-d’œuvre d’art ; et la sainte Vierge que l’une de vous a brisée, je l’aimais parce qu’elle avait un si beau manteau bleu, et parce que son petit Jésus me tendait la main et souriait à mon sourire… Aujourd’hui l’enfant a près de soixante ans, ses cheveux sont blancs, ses traits flétris… Il a passé trente-quatre ans dans les déserts de la Russie… Et cependant il se souvient de la sainte Vierge et du coucou, comme si un seul jour s’était passé depuis que la main de son père l’a conduit ici pour la dernière fois.

— Êtes-vous donc de notre village ? demanda Zanna.

— Ah oui ! répondit le voyageur avec une joyeuse effusion ; mais l’effet de cet aveu ne fut pas tel qu’il l’avait attendu. Un sourire plus affable anima les traits des jeunes filles, mais ce fut tout ; elles ne parurent ni surprises ni réjouies par la révélation du voyageur.

Celui-ci s’adressa à la mère :

— Mais où donc est le vieux Baes[14] Joostens ?

— Le Baes Jean voulez-vous dire ? répondit l’hôtesse ; il est mort depuis plus de vingt-cinq ans.

— Et sa femme, la bonne grosse Pétronille ?

— Morte aussi.

— Morts… morts… dit l’étranger en soupirant. Et le jeune berger André, qui savait tresser de si jolis paniers ?

— Mort aussi ! répondit la paysanne.

Le voyageur pencha la tête et tomba dans une triste rêverie.

Cependant l’hôtesse alla dans la grange raconter à son mari l’aventure de l’inconnu. Le fermier entra à pas lourds dans la chambre, et le bruit de ses sabots tira le voyageur de ses sombres méditations.

Celui-ci se leva, courut au paysan avec un cri de joie et en lui tendant la main. Le paysan prit froidement cette main en considérant l’étranger presque avec indifférence.

— Oh ! vous aussi, Pierre Joostens, vous ne me reconnaissez pas ? s’écria-t-il avec tristesse.

— Non, je ne sais si je vous ai jamais vu. Monsieur.

— Vous ne vous souvenez donc plus de celui qui, au péril de sa vie, plongea sous la glace dans la Veen pour vous sauver d’une mort certaine ?

Le paysan haussa les épaules.

Péniblement affecté, le voyageur reprit d’une voix presque suppliante.

— Vous avez donc oublié le jeune homme qui vous protégeait contre vos camarades, et qui vous apportait tant d’œufs d’oiseaux pour agrandir votre collier de mai ? celui qui vous a appris à faire des trompettes et des flûtes avec l’écorce du saule, et qui vous prenait avec lui lorsqu’il allait au marché dans la charrette du briquetier Pauwel ?

— Je me souviens bien, répondit le paysan indécis, que feu mon père m’a dit autrefois que j’ai manqué me noyer dans la Veen à l’âge de six ans. Mais c’est le long Jean qui m’en a retiré… et celui-là est parti du temps des Français avec la chair à canon de Napoléon ! Qui sait dans quelle terre ses os dorment sans bénédiction ? Que Dieu ait sa pauvre âme !

— Ah ! s’écria l’étranger avec joie, vous me reconnaissez maintenant ? Je suis le long Jean ou plutôt Jean Slaets.

Et, comme le paysan ne répondait pas, il ajouta d’un ton surpris :

— Ne vous souvenez-vous plus du fameux tireur de la société de tir, qui était renommé à quatre lieues à la ronde comme le chasseur par excellence, qui, à la cible ou au blanc, ne pouvait trouver son maître, et auquel tous les autres garçons portaient envie, parce que toutes les jeunes filles le voyaient d’un bon œil ? Eh bien, c’est moi, Jean Slaets…

— C’est possible, répondit le paysan avec défiance ; mais pas moins. Monsieur, je ne vous connais pas, soit dit sans vous offenser. Il n’y a pas de société de tir dans notre commune, et à la place où il y avait une cible autrefois, il y a aujourd’hui une maison de campagne qui reste inhabitée depuis l’année dernière, parce que la dame qui y demeurait est morte.

Découragé par la froideur du paysan, le voyageur ne fit plus d’efforts pour s’en faire reconnaître. Il reprit d’une voix calme, en se levant comme pour partir :

— Il y a au village bien des amis qui ne peuvent m’avoir oublié. Vous, Pierre Joostens, vous étiez beaucoup trop jeune quand tout cela est arrivé. Je suis bien sûr que le briquetier Pauwel me sautera au cou dès qu’il me verra. Demeure-t-il toujours au Marais ?

— La briqueterie est brûlée depuis longtemps, et les glaisières sont comblées. Il pousse là-dessus le plus beau foin de la commune. C’est la prairie du riche Tist…

— Et qu’est devenu Pauwel ?

— Ma foi, toute la famille s’en est allée après l’accident, et je ne sais pas ce qu’il en est… Mort sans doute ! Mais j’entends bien, Monsieur, que vous parlez du temps de mon grand-père ; il ne vous sera pas facile de trouver une bonne réponse à toutes vos questions, à moins que vous ne vouliez aller trouver notre fossoyeur. Celui-là sait sur le bout de son petit doigt ce qui s’est passé depuis cent ans et plus !

— Je le crois bien ; Jean Pierre doit avoir maintenant plus de nonante ans…

— Jean Pierre ? Ce n’est pas là le nom du fossoyeur ! Il s’appelle Laurent Stevens.

Un sourire de satisfaction se peignit sur les traits du voyageur.

— Merci à Dieu, s’écria-t-il, qu’il ait du moins épargné un de mes camarades !

— Laurent était donc votre ami, Monsieur ?

— Mon ami ? dit le voyageur en secouant la tête ; c’est-à-dire que nous étions toujours en lutte et en querelle : histoire d’amour ! Je me souviens entre autres qu’un jour, en nous battant, je le jetai du haut du pont de Kalver-Moeren dans le ruisseau, et cela si bien qu’il faillit s’y noyer ; mais il y a plus de trente ans de cela. Laurent sera bien content de me revoir. Allons, père Joostens, donnez-moi une poignée de main ! Je viendrai souvent boire une pinte ici.

Il paya, prit sous le bras sa valise, et sortit. Derrière l’auberge, il s’enfonça dans un sentier qui traversait une jeune sapinière.

Quelque peu agréables que fussent les renseignements du paysan, ils avaient néanmoins consolé et réjoui le cœur du voyageur. De douces émanations des années écoulées s’élevaient autour de lui, et il se sentait revivre sous le flot de souvenirs qui surgissaient à chaque pas dans son âme. Cependant le jeune bois qui l’entourait de toutes parts ne lui disait rien. Jadis à cette même place s’étendait une haute forêt de sapins dont les branches portaient mille nids d’oiseaux, et au pied desquels mûrissaient en abondance les fruits rafraîchissants du mûrier sauvage. Mais la forêt avait eu le même sort que les habitants du village ; les vieux arbres avaient été abattus par le temps ou par la cognée ; une nouvelle génération avait déjà pris leur place. Celle-ci était donc étrangère et indifférente au voyageur. Mais le chant des oiseaux qui résonnait de tous côtés sous le feuillage était encore le même ; le murmure plaintif du vent dans les rameaux, le cri grêle du grillon, la senteur suave et embaumée des bruyères, tout cela était comme jadis : les êtres avaient changé ; l’éternelle harmonie de la nature était en tout demeurée la même ! Telles étaient les pensées qui remplissaient l’âme du voyageur ; quoiqu’il se sentît leste et joyeux, il poursuivit lentement sa route, sans détacher son regard du sol, jusqu’à ce qu’il fût sorti de la sapinière.

Sous ses yeux se déroulait un verdoyant panorama de prairies et de champs cultivés, au milieu desquels un ruisseau argenté promenait en se jouant ses méandres capricieux ; plus loin, à un quart de lieue environ, se dressait un clocher aigu au sommet duquel le coq doré étincelait comme une étoile du jour sous les feux du soleil ; plus loin encore, un beau moulin à vent faisait tourner ses ailes rouges.

Saisi d’une inexprimable émotion, le voyageur s’arrêta instantanément. Ses yeux se remplirent de larmes ; il laissa tomber par terre sa valise, et tendit les mains en avant, pendant qu’une indicible expression de bonheur et de ravissement illuminait son visage.

En ce moment la cloche du village sonna l’Angelus.

Le voyageur s’agenouilla, pencha la tête sur sa poitrine, et demeura quelques instants immobile, frémissant, abîmé dans son émotion. Une brûlante prière s’échappait de son cœur et de ses lèvres ; nul n’en eût douté à voir son regard monter vers le ciel avec une expression d’ardente reconnaissance, et ses mains jointes s’élever vers Dieu. Il reprit sa valise, et se remit à marcher précipitamment en murmurant, les yeux fixés sur le clocher :

— Toi du moins tu n’as pas changé, humble église où je fus baptisé, où des larmes de joie coulèrent lorsque je fis ma première communion, où tout me semblait si merveilleux, si splendide et si sacré ! Ah ! je reverrai la sainte Vierge avec sa robe d’or et sa couronne d’argent, saint Antoine et son gentil cochon, sainte Ursule et ce diable tout noir avec une langue rouge, dont j’ai rêvé tant de fois… J’entendrai l’orgue, dont le sacristain Sus jouait si bien, pendant que nous chantions à pleine voix : Ave, Maria, gratiá plena !

Le voyageur chantait tout haut ces dernières paroles, et ce souvenir devait le toucher bien profondément, car deux grosses larmes brillantes s’échappèrent de ses yeux. Il reprit sa route en silence et comme oublieux de tout, jusqu’à ce qu’il atteignit un petit pont jeté sur le ruisseau et au delà duquel s’étendait une prairie humide et marécageuse.

Il sourit d’un indéfinissable sourire, d’un sourire tel qu’on eût dit que son âme elle-même apparaissait sur son visage transfiguré.

— C’est ici, dit-il d’une voix émue, que j’ai, pour la première fois, touché la main de Rosa ; ici que, pour la première fois, nos yeux se sont dit ces choses qui donnent sur la terre les joies des bienheureux et ouvrent le ciel aux jeunes cœurs ; alors comme maintenant les iris d’or brillaient au soleil, alors aussi l’alouette chantait sur nos têtes…

Il franchit le pont et entra dans la prairie ; il murmurait :

— Hélas ! les fleurs d’autrefois sont mortes ! L’alouette qui chantait notre amour est morte ! Leurs enfants saluent seuls le vieillard qui revient comme une ombre des temps qui ne sont plus ! Et Rosa, ma bien-aimée Rosa ! vit-elle encore ? Peut-être ! Elle doit être mariée : elle a des enfants sans, doute. Ceux qui demeurent oublient toujours le malheureux qui va souffrir loin de la terre natale…

Un sourire ironique plissa ses lèvres.

— Pauvre pèlerin, la jalousie s’éveille en toi comme si ton cœur était encore dans son printemps ! Le temps des amours est pourtant passé depuis longtemps ! Bah ! ce n’est rien… Si seulement elle me reconnaît, si elle se souvient encore de notre ardente affection, alors, ô mon Dieu, je ne regretterai pas mon voyage de six cents lieues et je descendrai consolé dans la tombe, au milieu de mes parents et de mes amis…

Un peu plus loin et aux approches du village, il entra dans une auberge qui portait pour enseigne une charrue, et demanda à l’hôtesse un verre de bière.

Au coin du foyer, près de la grande marmite du bétail, était assis un homme très-âgé qui, immobile comme une statue de pierre, semblait contempler le feu.

Le voyageur reconnut le vieillard avant que la femme ne fût revenue de la cave. Il rapprocha précipitamment sa chaise, et lui prit la main en disant d’une voix joyeuse :

— Que Dieu soit béni de vous avoir laissé vivre aussi longtemps, Baes Joris ! Vous êtes encore du bon vieux temps, vous ! Ne me reconnaissez-vous pas ? Non ? Vous ne vous souvenez pas de ce jeune polisson qui grimpait toujours par-dessus votre haie et mangeait vos pommes avant qu’elles fussent mûres ?…

— Nonante-six ans ! grommela le vieillard sans bouger.

— C’est vrai ! dit le voyageur avec un soupir… Mais dites-moi donc, Baes Joris, si Rosa, la fille du charron, vit encore ?

— Nonante-six ans ! répéta le vieillard d’une voix creuse.

L’hôtesse reparaissait avec la bière et dit au voyageur :

— Il est aveugle et sourd, Monsieur. Ne lui parlez pas davantage ; il ne vous entend pas.

— Aveugle et sourd ! murmura tristement le voyageur. Que de ravages le temps implacable a faits en trente ans ! Je marche ici au milieu des ruines d’une génération entière !

— Vous demandez des nouvelles d’une Rosa, fille du charron, Monsieur ? reprit la femme. Notre charron a cinq filles, mais aucune ne s’appelle Rosa : l’aînée se nomme Beth : elle a épousé le porteur de lettres ; le nom de la seconde est Gonde : elle est faiseuse de bonnets ; la troisième est Nele ; la plus petite s’appelle Annette, et elle est idiote, la pauvre enfant !

— Je ne parle pas de ces gens-là ! s’écria l’étranger avec impatience ; je parle de la famille de Kob Meulinckx.

— Oh ! ceux-là sont tous morts depuis longtemps, Monsieur ! répondit la femme.

Frappé d’une émotion subite et profonde, le voyageur s’élança hors de l’auberge avec une précipitation fébrile. Il couvrit ses yeux des deux mains et s’écria avec désespoir :

— Elle aussi, ô mon Dieu ! Ma pauvre Rosa, morte ! Toujours, toujours cet impitoyable mot : mort ! mort ! Personne sur la terre ne me reconnaîtra donc ? Pas un seul regard ami ne se fixera sur moi !

Chancelant comme un homme ivre, il s’enfuit sous un bouquet de sapins, et là, accablé de douleur, il demeura la tête appuyée contre un arbre jusqu’à ce que sa déchirante émotion se fût peu à peu calmée. Il entra alors dans le village à pas lents et alourdis. Sa route le mena au cimetière isolé, où il s’arrêta, la tête nue, au pied de la croix, et dit :

— C’est ici, devant l’image du Dieu crucifié, que Rosa m’a promis de me rester fidèle et d’attendre mon retour. Nous étions suffoqués de douleur, nos larmes tombaient sur ce banc, et, presque évanouie de chagrin, elle reçut la croix d’or, gage d’amour chèrement acheté… Pauvre amie, peut-être foulé-je aux pieds tes restes mortels ?

Brisé par cette douloureuse pensée, il se laissa glisser sur le banc et y demeura longtemps assis comme sans connaissance. Son regard accablé parcourait lentement le sol du cimetière, où de petits monticules indiquaient les tombes les plus récentes. Il souffrait de voir comme les petites croix de bois tombaient de vétusté sans qu’une main d’enfant songeât à relever ce signe de souvenir sur la tombe d’un père ou d’une mère. Ses parents à lui dormaient aussi dans cette terre ! Mais qui pourrait lui dire où se trouvaient leurs tombes ?

Il resta longtemps absorbé dans ces amères et pénibles réflexions ; la pensée de l’éternité pesait sur son âme, lourde comme une pierre sépulcrale, lorsque des pas d’homme vinrent tout à coup l’éveiller au milieu de son rêve funèbre.

Le long du mur du cimetière, le vieux fossoyeur s’avançait la bêche sur l’épaule. Son extérieur portait les traces évidentes de la souffrance et de la pauvreté ; son dos s’était courbé par l’incessant travail de la bêche. Ses cheveux étaient blancs et sa face creusée de rides profondes ; pourtant une lueur d’énergie brillait encore dans son regard.

Au premier coup d’œil, le voyageur reconnut Laurent, son ancien rival, et fut sur le point de courir à lui ; mais les cruelles déceptions qu’il avait rencontrées jusque-là le retinrent et le décidèrent à se taire et à essayer si Laurent le reconnaîtrait encore.

Le fossoyeur s’arrêta à quelques pas, et après l’avoir examiné avec une visible curiosité, il se mit à tracer dans le gazon un carré long, afin de creuser en cet endroit une nouvelle fosse. Toutefois il ne cessait d’observer par un regard oblique celui qui était assis devant lui ; bientôt une maligne joie brilla dans ses yeux.

Le voyageur, se méprenant sur l’expression qu’avait prise la figure du fossoyeur, sentit battre son cœur en attendant que Laurent vint à lui et prononçât son nom.

Mais le fossoyeur lui jeta de nouveau un regard railleur, plongea la main dans la poche de sa misérable veste et en retira un vieux calepin enveloppé de sale parchemin et auquel était suspendu un crayon par un cordon de cuir. Il se détourna et parut écrire sur le calepin.

Ce fait, accompagné de l’expression triomphante des traits du fossoyeur, frappa tellement le voyageur qu’il se leva, s’approcha et demanda d’une voix étonnée :

— Qu’écrivez-vous donc dans votre calepin ?

— Ce sont mes affaires ! répondit Laurent Stevens ; il y a terriblement longtemps que vous êtes sur ma liste : Je fais une croix à votre nom.

— Ah ! vous me reconnaissez donc ? s’écria avec joie le voyageur.

— Vous reconnaître ? dit en ricanant le fossoyeur ; je ne sais pas ; mais je me souviens, comme si c’était d’hier, qu’un méchant jaloux me jeta un jour à l’eau et manqua m’y noyer parce que j’étais aimé de Rosa, la fille du charron ! Depuis lors pourtant on a béni bien des cierges pascaux…

— Vous, aimé de Rosa ? interrompit l’étranger ; ce n’est pas vrai, c’est moi qui vous le dis !

— Ah ! vous le savez trop bien, jaloux que vous étiez ! N’a-t-elle pas porté, pendant toute une année, l’anneau d’argent bénit que j’avais rapporté pour elle de Scherpenheuvel ? Et n’est-ce pas vous qui le lui avez pris de force et l’avez jeté dans le ruisseau ?

Le voyageur sourit tristement :

— Laurent, Laurent, s’écria-t-il, nous nous égarons ! Nous redevenons enfants par les souvenirs ! Croyez-moi, Rosa ne vous a pas aimé comme vous le pensez ; elle a accepté votre anneau par amitié et parce qu’il était bénit. J’étais brusque et hautain dans ma jeunesse, et je n’ai pas toujours agi généreusement envers mes camarades ; mais faut-il que trente-quatre années, qui ont brisé tant d’hommes et de choses, aient laissé sans les calmer nos plus mauvaises passions ? Ah ! Laurent, le seul homme qui ne m’ait pas oublié est-il et restera-t-il un ennemi ? Allons ! tendez-moi votre main : soyons amis ; je vous rendrai heureux pour le reste de votre vie !

Le fossoyeur retira brusquement sa main et dit d’une voix sombre :

— Oublier ? Moi vous oublier ? Il est trop tard : vous avez empoisonné ma vie ! Il ne s’est pas passé un jour que je n’aie pensé à vous. Était-ce pour bénir votre nom ? Ah ! jugez-en vous-même, vous qui avez fait mon malheur !

Le voyageur joignit ses mains tremblantes, leva les yeux au ciel et s’écria avec désespoir :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! la haine seule me reconnaît ! La haine seule n’oublie pas !

— Vous avez bien fait, reprit le fossoyeur avec un rire méchant, de revenir vous coucher auprès de vos parents morts. Je vous ai gardé une bonne tombe ; je placerai le long Jean si hautain sous la gouttière de l’église : l’eau du ciel lavera la méchanceté de son corps !

Un tremblement soudain secoua les membres du voyageur, et un éclair d’indignation et de colère jaillit de ses yeux. Mais cette violente émotion disparut aussitôt pour faire place à un sentiment d’abattement et de pitié.

— Vous repoussez la main d’un frère qui revient après trente-quatre ans d’absence, dit-il en soupirant. Le premier salut que vous adressez à votre vieux camarade est une amère raillerie ? Laurent, ce n’est pas bien… Mais soit ! n’en parlons plus. Dites-moi seulement où reposent mes parents ?

— Je ne le sais pas, grommela le fossoyeur. Il y a bien vingt-cinq ans qu’ils sont morts… Depuis ce temps-là, j’ai creusé au moins trois fois des fosses à la même place…

Ces paroles firent sur le voyageur une impression si pénible que sa tête s’inclina sur sa poitrine, son regard s’attacha fixement sur la terre, et il demeura plongé dans un navrant désespoir.

Le fossoyeur reprit son travail ; mais ses mouvements étaient lents, et lui-même semblait tout à coup saisi d’une préoccupation profonde. Il vit et pénétra l’amère douleur du voyageur, et s’effraya intérieurement du désir de vengeance qui s’était éveillé en lui et l’avait poussé à torturer un homme aussi impitoyablement. La transformation de sentiments qui s’opérait en lui se reflétait aussi sur son visage ; le sourire railleur disparut de ses lèvres, il contempla quelques instants son compagnon affligé avec une pitié croissante, puis il s’approcha lentement de lui, saisit sa main et lui dit d’une voix calme, mais pénétrante :

— Jean, mon ami, pardonnez-moi ce que j’ai fait et dit ! J’ai mal et cruellement agi ; mais, Jean, savez-vous ce que j’ai souffert par vous ?

— Laurent, s’écria le voyageur en lui saisissant les mains avec effusion, ce sont des fautes de jeunesse. Et voyez combien peu je songe à notre inimitié ! rien que d’entendre prononcer mon nom par vous j’ai éprouvé un inexprimable bonheur… Eh bien ! je vous en suis tout reconnaissant ; bien que vous m’ayez brisé le cœur par vos lugubres railleries… Et maintenant, Laurent, dites-moi où Rosa est enterrée ? Elle se réjouira dans le ciel si elle nous voit réconciliés et devenus frères près de sa dernière demeure !

— Enterrée ? reprit le fossoyeur ; plût à Dieu qu’elle fût enterrée, la pauvre femme !

— Qu’est-ce ? que voulez-vous dire ? s’écria le voyageur ; Rosa vit-elle encore ?

— Oui, elle vit, répondit Laurent, si on peut appeler vivre l’affreuse existence qu’elle a à supporter !

— Vous me faites trembler. Pour l’amour de Dieu, parlez ! Quel malheur l’a frappée ?

— Elle est aveugle.

— Aveugle ? Rosa aveugle ! Elle n’a plus d’yeux pour me revoir ! Hélas ! hélas !

Éperdu de douleur, il tomba défaillant sur le banc. Le fossoyeur vint se placer devant lui et ajouta :

— Depuis dix ans elle est aveugle et elle mendie son pain de chaque jour… ; toutes les semaines je lui donne quelques sous, et lorsque nous cuisons il y a toujours un petit pain pour elle.

Le voyageur bondit et pressa énergiquement la main du fossoyeur :

— Merci, merci, dit-il. Dieu vous bénisse pour votre affection envers elle ! Je me charge, en son saint nom, de vous récompenser. Je suis riche, très-riche. Dès aujourd’hui, nous nous reverrons. Mais dites-moi sans retard où est Rosa ; chaque instant lui apporte une misère… En disant ces mots, il entraînait par la main le fossoyeur, et se dirigeait vers la porte du cimetière.

Laurent montra du doigt devant lui :

— Voyez-vous là-bas, près du bois, fumer cette petite cheminée ? C’est la chaumière du faiseur de balais, Nélis Ooms. C’est là qu’elle demeure…

Sans attendre de nouvelles explications, le voyageur traversa le village et se dirigea vers le point indiqué. Il atteignit bientôt la cabane isolée.

C’était une humble habitation construite de bois de bouleau maçonné avec l’argile, mais proprement blanchie à l’extérieur d’une couche de chaux.

À quelques pas du seuil, quatre petits enfants s’amusaient, sous les chauds rayons du soleil, à creuser la terre et à planter un jardin éphémère de bluets et de coquelicots. Ils étaient pieds nus et à peine vêtus. L’aîné, petit garçon de six ans environ, ne portait qu’une courte chemise de toile. Tandis que ses trois jeunes sœurs, toutes confuses, contemplaient timidement l’inconnu, le petit garçon fixait au contraire sur lui un regard plein d’assurance où pouvaient se lire à la fois la surprise et la curiosité.

Le voyageur sourit aux enfants sans s’arrêter et entra dans la chaumière, où il trouva le mari liant des balais dans un coin et la femme filant près du foyer.

Tous deux avaient à peine trente ans et paraissaient au premier coup d’œil satisfaits de leur sort. Tout était d’ailleurs autour d’eux aussi net et aussi propre que le permet la vie des champs dans une aussi étroite demeure.

L’entrée de l’étranger les surprit peu, bien que tous s’avançassent sur-le-champ vers lui par politesse. Ils croyaient sans doute qu’il venait demander son chemin, car le mari se dirigea vers la porte comme pour prévenir son désir. Mais lorsque le voyageur leur demanda d’une voix altérée et tremblante : — Est-ce ici que demeure Rosa Meulinckx ? les deux époux échangèrent un regard inexplicable et se sentirent à leur tour si troublés qu’ils ne surent que dire.

— Oui, Monsieur, répondit enfin le mari, Rosa demeure ici ; mais elle est sortie pour aller mendier. Voudriez-vous lui parler ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! où est-elle ? s’écria le voyageur. Ne peut-on la trouver tout de suite ?

— Cela serait difficile. Monsieur ; elle est sortie avec notre petite Trinette, pour faire sa ronde de la semaine ; mais d’ici à une heure elle sera certainement rentrée ; cela ne manque jamais !

— Puis-je donc l’attendre ici, bonnes gens ? demanda le voyageur.

À peine ces paroles étaient-elles prononcées que le mari courut dans une chambrette voisine et en rapporta un siège qui, bien que rude et de forme grossière, paraissait cependant plus commode que les chaises boiteuses de la chambre de devant. Non contente de cela, la femme tira d’une armoire un linge d’une blancheur de neige et l’étendit sur le siège en engageant l’étranger à s’y asseoir. Celui-ci fut touché de cette cordialité simple mais bien sentie, et rendit le linge à la femme avec mille remerciements ; puis il s’assit et ses yeux errèrent silencieusement autour de la chambre, comme pour y trouver quelque chose qui lui parlât de Rosa. Tandis qu’il avait la tête tournée, il sentit tout à coup une petite main qui s’introduisait tout doucement dans la sienne et caressait ses doigts. Surpris de cette marque d’affection, il retourna la tête.

Son regard rencontra les yeux bleus du petit garçon qui le contemplaient avec un sourire céleste aussi affectueusement que s’il eût été pour lui un père ou un frère.

— Viens ici, Petit Pierre, dit la mère ; il ne faut pas être si hardi, mon enfant.

Mais Petit Pierre parut ne pas avoir entendu la recommandation, et continua à regarder fixement l’inconnu et à le caresser, si bien que celui-ci se sentit tout ému de l’inexplicable affection que lui témoignait l’enfant.

— Comme tes yeux bleus sont doux, mon cher petit, dit-il, ils m’émeuvent jusqu’au fond de l’âme ! Viens, je veux te donner quelque chose, puisque tu es si gentil ! Il tira de sa poche une belle bourse à anneaux d’argent et brodée de perles, y laissa quelques pièces de menue monnaie et la donna au petit garçon, qui contempla bien son cadeau d’un air ravi, mais ne quitta pourtant pas la main du voyageur.

La mère s’approcha et dit à l’enfant d’un ton de reproche :

— Petit Pierre, Petit Pierre, ne sois pas malhonnête, remercie Monsieur et baise sa main !

L’enfant baisa la main, inclina la tête cette fois et dit d’une voix claire :

— Merci, monsieur le long Jean !

Un coup de foudre n’eût pas frappé le voyageur plus fort que son nom prononcé par cet enfant innocent. Des larmes coulèrent, malgré lui, sur ses joues ; il prit le petit garçon sur ses genoux, et le regarda avidement dans les yeux, en s’écriant :

— Ô mon cher petit ange, tu me connais ? Moi que tu n’as jamais vu ! Qui donc t’a appris mon nom ?

— Rosa l’aveugle ! répondit l’enfant.

— Mais comment est-il possible que tu m’aies reconnu ? Est-ce Dieu lui-même qui a éclairé ton âme enfantine ?

— Oh ! je vous ai reconnu tout de suite, dit petit Pierre ; quand je mène Rosa mendier, elle parle toujours de vous, et elle dit que vous êtes si grand, et que vous avez des yeux noirs qui brillent, et que vous devez revenir et nous apporter toutes sortes de belles choses… et je n’ai pas eu peur de vous, Monsieur, car Rosa a dit que je devais vous aimer, et que vous me donneriez un grand arc et une flèche…

Le voyageur écoutait avec ravissement les douces confidences de l’enfant. Tout à coup il l’embrassa avec effusion et dit d’une voix solennelle :

— Père, mère, cet enfant est riche ! Je le ferai élever, instruire, puis je le doterai généreusement. Puisqu’il m’a reconnu, je veux qu’il doive à cette reconnaissance son bonheur en ce monde !

Les parents étaient hors d’eux-mêmes d’étonnement et de joie.

— Oh ! balbutia le père, c’est trop de bonté. Nous vous reconnaissions tous ; mais nous n’osions y croire. Rosa ne nous a pas dit que vous êtes un riche monsieur.

— Et vous aussi, bonnes gens, vous me connaissez, s’écria le voyageur. Vous me connaissez ? Je suis donc ici entouré d’amis : je retrouve une famille, des parents, là où jusqu’à présent je n’ai rencontré que la mort et l’oubli !

La femme montra une sainte Vierge tout enfumée sur la cheminée, et dit :

— Tous les samedis un cierge était allumé là pour le retour… ou pour l’âme de Jean Slaets !

Le voyageur leva pieusement les yeux au ciel, et comme si son cœur eût été délivré d’un poids immense, il s’écria :

— Soyez béni, mon Dieu ! vous avez cependant fait l’amour plus puissant que la haine. Mon ennemi a gardé dans son cœur mon nom enveloppé dans le sombre souvenir de son inimitié ; mon amie a vécu de ma mémoire, son amour a tout enflammé autour d’elle ; elle m’a rendu présent ici, et m’y a fait aimer… alors que six cents lieues me séparaient d’elle ! Merci, mon Dieu, je suis assez récompensé !

Un long silence suivit ces paroles ; Jean Slaets maîtrisait difficilement l’émotion qui agitait son âme, et les habitants de la chaumière respectaient cette émotion. Le mari avait même repris son travail, bien qu’il épiât le moindre signe pour voler au-devant des désirs de son hôte.

Celui-ci avait repris petit Pierre sur ses genoux ; il dit enfin d’une voix redevenue calme :

— Mère, y a-t-il longtemps que Rosa demeure avec vous ?

La femme apporta son rouet près de Jean Slaets, comme si elle se préparait à faire un long récit ; elle s’assit et répondit :

— Je vais vous dire, Monsieur, comment elle est venue chez nous. Il faut savoir que, lorsque les vieux Meulinckx sont morts, leurs enfants ont partagé ce qu’ils laissaient, et Rosa, qui pour tout l’or du monde n’eût pas consenti à se marier — je n’ai pas besoin de vous dire pourquoi — Rosa a cédé sa part à son frère, à condition qu’elle demeurerait chez lui, sa vie durant. Avec cela elle s’occupait de faire des bonnets et gagnait par son travail un bel argent qu’elle ne devait pas rapporter à son frère. Elle le dépensait tout en bonnes œuvres ; elle allait visiter les malades et faisait venir le docteur à ses frais, quand les gens devaient y regarder de trop près. Elle avait toujours à la bouche une bonne parole pour consoler chacun, et dans sa poche une chose ou l’autre qui réjouissait et réconfortait les malades. Un jour — nous n’étions pas mariés depuis six mois — mon homme revint à la maison avec une maladie mortelle ; — écoutez ! c’est depuis lors qu’il a gardé cette toux-là. Si notre pauvre Nélis n’est pas au cimetière, c’est au bon Dieu et à la chère Rosa que nous le devons. Oh ! Monsieur, si vous aviez pu voir ce qu’elle a fait pour nous par pure amitié ! Elle apporta des couvertures, car il faisait froid et nous étions bien pauvres ; elle fit venir deux docteurs des autres communes pour causer ensemble de la maladie de Nélis ; elle veilla auprès de lui, adoucit ses souffrances et mon chagrin par ses bonnes paroles, et nous donna tout l’argent nécessaire pour acheter à manger et payer les petites bouteilles du pharmacien ; car Rosa était aimée de tout le monde, et quand elle allait près de la dame du château ou des bons paysans demander des secours pour les pauvres, on ne lui refusait jamais une grosse aumône. Et cela a duré six semaines ainsi, Monsieur, six semaines pendant lesquelles notre Nélis est resté étendu sur le grabat, et Rosa nous a protégés et aidés jusqu’à ce qu’il ait pu tout doucement se remettre à travailler…

— Comme vous devez aimer la pauvre aveugle ! dit le voyageur en soupirant.

Le mari leva la tête ; des larmes brillaient dans ses yeux, et il s’écria avec une véritable exaltation :

— Si mon sang pouvait lui rendre la vue, je le laisserais couler jusqu’à la dernière goutte !

Cette exclamation produisit un tel effet sur Jean Slaets que la femme s’en aperçut et fit un signe de tête à son mari pour lui recommander le calme. Elle reprit :

— Trois mois après. Dieu nous donna un enfant : il est sur vos genoux. Rosa, qui longtemps avant savait qu’il devait venir au monde, voulut le tenir sur les fonts, et Pierre, le frère de Nélis, devait être parrain. Mais le jour du baptême on se demanda quel nom il fallait donner à l’enfant, Rosa demanda en grâce qu’on l’appelât Jean ; mais le parrain, bon homme, mais entêté, il faut le dire, voulut, et il n’y avait rien à faire, que l’enfant se nommât Pierre comme lui ; après qu’on eut bien disputé il fut baptisé Jean-Pierre. Nous l’appelons petit Pierre, parce que son parrain, qui doit tout de même être maître en cela, puisque c’est un garçon, le veut ainsi, et serait fâché si nous faisions autrement. Mais Rosa ne veut pas entendre parler de Pierre : elle n’appelle pas l’enfant autrement que Jean ; le cher agneau y est habitué, et il sait qu’il se nomme Jean parce que c’est aussi votre nom. Monsieur…

Le voyageur pressa avec effusion l’enfant sur son sein, lui donna un ardent baiser, et se mit à contempler sans rien dire le petit garçon qui le regardait en souriant ; le cœur de Jean Slaets débordait des plus douces joies. La femme continua :

— Le frère de Rosa s’était entendu avec des gens d’Anvers pour acheter dans le pays toutes sortes de denrées et les envoyer en Angleterre. Ce commerce devait l’enrichir, disait-on ; car il menait toutes les semaines à Anvers au moins dix voitures toutes chargées. Au commencement tout alla bien ; mais tout d’un coup quelqu’un fit banqueroute à Anvers, et le malheureux Baptiste Meulinckx qui répondait de tout, se trouva sur la paille et si pauvre qu’il n’eut pas même de quoi payer la moitié de ses dettes. Il en est mort, que le bon Dieu ait son âme ! Rosa alla alors demeurer dans une petite chambre chez Nand Flink ; mais la même année, Karel, le fils de Nand, qui était parti comme conscrit, revint à la maison avec les yeux malades. Quinze jours à peine après son retour, il devint aveugle. Rosa, qui avait pitié de lui et n’écoutait que son bon cœur, l’avait soigné dans sa maladie et lui donnait le bras pour lui faire prendre l’air. La pauvre fille gagna aussi la maladie des yeux, et depuis ce temps-là elle n’a plus vu le jour. Nand Flink est mort, et ses enfants sont partis. L’aveugle Karel est dans une ferme du côté de Lierre. Nous avons alors prié Rosa de venir demeurer chez nous ; nous lui avons promis que nous l’aimerions bien, et que nous travaillerions pour elle tous les jours de notre vie ; elle est venue avec joie, et je puis le dire assez haut pour que Dieu l’entende, depuis bientôt six ans elle n’a reçu de nous que des paroles d’amitié, car elle est la douceur et la bonté même, et quand il s’agit de faire un plaisir à Rosa, nos enfants se battraient et s’arracheraient les cheveux pour arriver les premiers…

— Et elle mendie ! dit le voyageur en soupirant.

— Oui, Monsieur, dit la femme avec une sorte de dignité blessée ; mais ce n’est pas notre faute ! Ne croyez pas que nous ayons oublié ce que Rosa a fait pour nous ! — Si nous avions dû nous atteler à la charrue et souffrir tous de faim, pour qu’elle ne mendie pas, elle ne l’aurait jamais fait ! Ah ! que pensez-vous donc de nous. Monsieur ? Non, nous l’en avons empêchée pendant plus de six mois, et c’est le seul chagrin que nous lui ayons jamais fait. Lorsque notre ménage s’est si vite augmenté, Rosa a pensé, dans son cœur d’ange, qu’elle pouvait nous être à charge, et elle a voulu nous assister. Il n’y a rien eu à faire ; elle devenait malade de tristesse ; nous le voyions bien, et après qu’elle eut supplié pendant une demi-année, nous avons fini par consentir. Après tout, Monsieur, ce n’est pas une honte pour une femme aveugle ! Et puis, bien que nous soyons pauvres, nous n’avons, Dieu merci, besoin de rien. Elle nous force souvent à accepter une partie de ce qu’elle ramasse dans ses tournées, — nous ne pouvions toujours être en dispute avec elle, — mais en recevant d’elle d’une main, nous lui rendons le double de l’autre ; car quoiqu’elle ne le sache pas, elle est mieux habillée que nous, et le manger que nous lui préparons, est aussi beaucoup meilleur que le nôtre. Il y a toujours pour elle un petit pot à part dans les cendres. Tenez, le voilà ; une couple d’œufs et une sauce au beurre sur ses pommes de terre. Quant au reste de ce qu’elle reçoit, je crois avoir compris à ses paroles qu’elle le met de côté pour quand nos enfants seront grands. Ah ! Monsieur, elle mérite bien que sa bonté ait une récompense, mais ce n’est malheureusement pas nous qui pourrions la lui donner !

Le voyageur avait écouté ces explications dans un profond silence ; seulement le sourire de bonheur peint sur son visage, et son regard humide, et attendri attestaient la douce émotion qui remplissait son cœur.

La femme avait cessé de parler et remis son rouet en mouvement. Le voyageur demeura quelque temps encore plongé dans ses réflexions. Soudain il posa l’enfant à terre, alla à l’homme qui travaillait, et dit comme s’il lui donnait un ordre formel :

— Laissez là ce travail.

Le faiseur de balais ne le comprit pas et fut tout interdit du ton de sa voix.

— Laissez là ce travail, vous dis-je, et donnez-moi la main, Censier-Nélis !

— Censier ! balbutia le faiseur de balais avec stupéfaction.

— Allons ! allons ! s’écria le voyageur, jetez-moi tous ces balais à la porte ; je vous donne une métairie, quatre vaches à lait, un veau, deux chevaux, et tout ce qu’il faut pour une bonne ferme. — Vous ne me croyez pas ? reprit-il en montrant au faiseur de balais une poignée d’or ; c’est pourtant la vérité que je vous dis ! Je pourrais vous donner cela tout de suite, mais je vous estime et vous aime trop pour vous mettre de l’argent dans la main ! Je veux vous faire propriétaire d’une bonne ferme et protéger vos enfants, même après ma mort !

Les bonnes gens échangèrent un regard humide et étonné, et ne parurent pas bien comprendre ce dont il était question. Tandis que le voyageur cherchait à leur donner de nouvelles assurances, petit Pierre vint le tirer par la main comme s’il eût eu quelque chose à lui dire.

— Que veux-tu, mon petit ami ? demanda-t-il.

— Monsieur Jean, répondit l’enfant, voici les paysans qui reviennent des champs. Je sais bien où est Rosa. Faut-il courir au-devant d’elle pour lui dire que vous êtes arrivé ?

Le voyageur prit la main de Petit Pierre et l’entraîna lui-même vers la porte en disant :

— Viens ! viens ! conduis-moi !

Et sans prendre congé des gens de la chaumière autrement que par un geste, il suivit le petit garçon, qui se dirigeait à pas empressés vers le centre du village. Lorsqu’ils atteignirent les premières maisons, les paysans surpris sortirent des granges et des écuries, et regardèrent, yeux et bouche béants, comme si un miracle se fût passé sous leurs yeux. C’était en effet un singulier spectacle que cet enfant en chemise et pieds nus, qui sautillait à côté de l’inconnu dont il tenait la main, en lui souriant et en babillant familièrement avec lui. Les braves gens étonnés ne pouvaient comprendre ce que ce riche monsieur, qui leur semblait un baron au moins, avait à faire avec Petit Pierre. La stupéfaction s’accrut lorsqu’on vit l’étranger se pencher vers l’enfant et l’embrasser. La seule idée qui vint à quelques-uns et sur laquelle chacun donna son opinion devant toutes les portes, fut que le riche monsieur avait acheté l’enfant de ses parents pour le faire élever comme son propre fils. Cela s’était déjà vu de la part de gens de la ville qui n’avaient pas d’enfants ; — et Petit Pierre, le fils du faiseur de balais, était bien le plus joli petit garçon du village avec ses grands yeux bleus et sa petite tête blonde et frisée… Pourtant il était étrange que le riche monsieur emmenât l’enfant en chemise !

Cependant le voyageur avançait… Le village entier lui semblait illuminé d’une lumière céleste ; le feuillage des arbres était de la plus douce verdure, les humbles maisonnettes lui souriaient, l’air était chargé de senteurs vivifiantes et embaumées…

Son attention s’était détournée de l’enfant ; il était tout entier à cette nouvelle impression de félicité. Cependant son œil se portait au loin et essayait de percer du regard un massif d’arbres qui semblait fermer le chemin à l’autre bout du village.

Tout à coup l’enfant tira fortement sa main et s’écria bien haut :

— Ah ! là-bas, là-bas, voilà Rosa qui vient avec Trinette !

En effet, une femme aveugle et déjà âgée, conduite par une petite fille de cinq ans, venait de paraître à l’angle d’une maison, et entrait dans la rue principale.

Le voyageur, au lieu d’obéir à l’impatient appel de l’enfant, demeura immobile, et contempla avec douleur la pauvre aveugle qui s’avançait lentement dans le lointain. Était-ce là sa Rosa chérie ? Était-ce là la belle et gracieuse jeune fille dont l’image était encore empreinte dans son cœur, si jeune et si charmante ?

Mais cette hésitation disparut en un instant ; il entraîna l’enfant, et courut au-devant de son amie. Lorsqu’il ne fut plus qu’à cinquante pas d’elle, il ne put se contenir davantage, et le nom de : Rosa ! Rosa ! s’échappa de sa poitrine comme un indicible cri de joie.

En entendant cette voix, l’aveugle retira sa main de celle de son guide, et se mit à trembler comme si elle eût eu une attaque de nerfs. Elle tendit les bras en avant comme pour chercher, et répondit par le cri de : Jean ! Jean ! en courant tout droit vers celui qui l’avait appelée. En même temps elle tirait quelque chose de son sein, brisait le cordon qui entourait son cou, et montrait d’un geste incertain une petite croix d’or.

Elle tomba ainsi dans les bras de Jean Slaets, qui voulut l’embrasser en murmurant d’inintelligibles paroles. Mais l’aveugle le repoussa doucement de son chemin avec les mains. Et comme ce refus le touchait péniblement, elle prit sa main et dit :

— Jean, Jean, je vais mourir de bonheur… Mais j’ai fait une promesse à Dieu. Viens, viens avec moi ; mène-moi au cimetière !

Jean Slaets ne comprenait pas ce que voulait dire Rosa, mais le ton de sa voix lui fit pressentir qu’un motif sérieux, sacré peut-être, lui ordonnait d’obéir sans réplique au désir de son amie.

Sans prendre garde aux villageois qui étaient accourus auprès d’eux et les entouraient, il conduisit l’aveugle au cimetière. Rosa se dirigea vers le banc placé sous la croix, et là elle fit agenouiller Jean à côté d’elle.

— Prie, prie, dit-elle ; je l’ai promis à Dieu !

Elle leva les mains au ciel, pria quelques instants à voix basse, puis elle enlaça les bras au cou de son ami, et l’embrassa avec une telle émotion que ses forces l’abandonnèrent et qu’elle laissa, muette, mais souriante, tomber sa tête sur le sein du voyageur.

Pendant cette scène, Petit Pierre dansait autour des paysans en battant des mains et en criant :

— C’est le long Jean ! c’est le long Jean !


ÉPILOGUE.


Par un beau jour d’automne de l’année 1846, la diligence d’Anvers à Turnhout roulait, selon sa coutume, sur la chaussée empierrée. Le conducteur arrêta soudain ses chevaux près d’une auberge isolée, et ouvrit la portière. Deux jeunes voyageurs sautèrent sur la chaussée, heureux et souriants, et ils étendirent les bras comme des oiseaux longtemps captifs qui essaient leurs ailes en pleine liberté. Ils contemplaient la verdure pâlissante et le beau ciel bleu avec ce regard avide et joyeux qui indique qu’on vient de quitter la ville, et ils aspiraient l’air à pleine poitrine comme s’ils eussent voulu s’assimiler la grande et forte nature qui les entourait. Tout à coup le plus jeune des deux regarda au loin ; une poétique extase se peignit sur ses traits.

— Écoute ! écoute ! dit-il.

Les sons indistincts d’une musique lointaine retentissaient au delà de la sapinière. Le rhythme était léger et sautillant ; on eût cru entendre le trépignement cadencé de la danse.

Tandis que le plus jeune des voyageurs montrait du doigt l’horizon, dans un silencieux ravissement, son compagnon dit d’un ton de plaisanterie :

— Là-bas sous les tilleuls résonnent le violon et le tambour ; là-bas tourne et voltige la troupe joyeuse ; ils dansent et s’agitent pêle-mêle, et « nul d’entre eux ne songe à la souffrance ou à la mort[15] ! »

— Viens, viens, ami Jean, continua-t-il ; ne t’enthousiasme pas si vite. C’est probablement la réception d’un nouveau bourgmestre.

— Non, non, ce ne sont pas des réjouissances officielles. Allons là-bas ! Voir danser les petites paysannes, c’est un si charmant coup d’œil…

— Prenons d’abord un verre chez Baes Joostens, et demandons-lui ce qui se passe au village…

— Pour nous ôter le charme de l’imprévu, n’est-ce pas ? Ô prose !

Les deux voyageurs entrèrent dans l’auberge, ils y eurent à peine mis le pied qu’ils partirent d’un long éclat de rire.

Baes Joostens était près de la cheminée, droit comme une flèche, roide comme un piquet. Sa longue redingote bleue des jours de grande fête descendait presque jusqu’aux talons, toute marbrée de plis anguleux et extravagants. Il salua ses hôtes, qui lui étaient connus, d’un sourire contraint où pouvait se lire un certain embarras, mais ne bougea pas le moins du monde, parce que son col de chemise, haut et droit, lui guillotinait cruellement les oreilles à chaque mouvement.

Les voyageurs étaient à peine entrés qu’il s’écria d’une voix impatiente, mais sans tourner la tête :

— Zanna ! Zanna ! Allons donc ! J’entends la musique. Ne t’avais-je pas dit que nous arriverions trop tard ?

Zanna accourut avec un grand panier tout rempli de fleurs. Oh ! qu’elle était belle avec son bonnet de dentelles, sa jupe de frise, son corsage rose, son grand cœur d’or sur la poitrine, et ses plus belles boucles d’oreilles ! Son visage était rouge de plaisir ; on eût dit une gigantesque fleur déployant ses larges pétales, hautes en couleur.

— Belle et majestueuse pivoine qui s’épanouit par un beau jour de mai ! murmura le plus jeune des voyageurs.

Cependant Zanna avait servi deux verres de bière, et elle s’enfuit avec ses fleurs en riant et en chantant.

Le Baes cria avec plus d’impatience encore :

— Beth ! Beth ! si tu ne viens pas bien vite, je pars seul, aussi vrai que je suis ici !

Une vieille horloge suspendue au mur indiquait neuf heures en ce moment, et une voix d’oiseau chanta sur un ton triste :

— Coucou ! coucou ! coucou !

— Quelle fantaisie est-ce là ? demanda l’un des voyageurs ; auriez-vous vendu la belle horloge qui se trouvait là autrefois pour vous faire assommer toute l’année par ce chant funèbre ?

— Oui, oui, dit le paysan avec un fin sourire ; moquez-vous de cet oiseau-là, je vous le conseille ; il me rapporte par an cinquante florins de Hollande ; c’est un bonnier de bonne terre qui n’a pas besoin d’être fumé !

Au même instant quatre coups de canon retentirent au loin.

— Ô mon Dieu, s’écria le Baes, la fête est commencée ! En traînant et lambinant, cette femme-là me jouera un mauvais tour !

— Mais, père Joostens, demanda le plus âgé des deux amis, que se passe-t-il donc ici ? Est-ce kermesse aujourd’hui ? Ce serait étrange, un jeudi ! ou bien le roi viendrait-il au village ?

— C’est une singulière histoire ! répondit le Baes. On n’a jamais rien entendu de pareil ! Si vous saviez cette histoire-là, vous n’auriez pas besoin pour le coup d’amadouer les oreilles aux gens, ni de forger des menteries pour remplir vos livres ! Et ce vieux coucou-là, tenez, est aussi pour quelque chose dans l’histoire de Rosa l’aveugle.

— Rosa l’aveugle ! murmura le jeune voyageur avec surprise. Quel magnifique titre ! Ce serait un beau pendant au Jeune Malade !

— Holà, je m’y oppose ! dit son compagnon. Puisque nous allons de conserve à la recherche d’histoires, la trouvaille doit être loyalement partagée.

— Soit ! soit ! nous tirerons tout à l’heure à la courte-paille ! dit le jeune poète à demi attristé.

— Avec tout cela, reprit l’autre, nous ne savons encore rien. Allons, Baes Joostens, ôtez-moi ce vilain col de vos oreilles, et contez-nous l’affaire comme un ami que vous êtes. Vous aurez le livre pour rien quand il sera imprimé.

— C’est impossible maintenant, répondit le Baes. J’entends ma femme qui descend l’escalier ; mais venez avec nous jusqu’au village ; chemin faisant, je vous dirai pourquoi on tire le canon et pourquoi on fait de la musique…

L’hôtesse entra dans la chambre avec une parure dont le rouge vif, le jaune et le blanc éblouirent les yeux du plus jeune des voyageurs.

Elle courut à son mari, haussa encore le col de celui-ci et prit son bras en se dirigeant vers la porte.

Les deux jeunes gens les suivirent. Baes Joostens raconta tout en marchant à ses auditeurs avides toute l’histoire du long Jean et de Rosa l’aveugle, et bien que son récit l’eût mis presque hors d’haleine, les voyageurs ne se firent pas faute de l’accabler de questions.

Il leur dit aussi comment monsieur Slaets lui avait acheté le vieux coucou et lui avait promis cinquante florins par an, à condition qu’il mettrait l’antique horloge dans son auberge ; — comment le long Jean avait passé trente-quatre années en Russie et y était devenu riche à trésors en faisant le commerce des pelleteries ; — comment il avait acheté la maison de campagne délaissée par la vieille dame morte, et allait l’habiter avec Rosa et la famille de Nélis, le faiseur de balais, dont il avait adopté tous les enfants comme siens ; — comment il avait donné beaucoup d’argent au fossoyeur, — et enfin comment il y aurait ce même soir grande fête au château pour les paysans, à preuve qu’on y devait rôtir un veau tout entier et cuire deux chaudières pleines de riz au lait.

Baes Joostens parlait encore, lorsqu’au détour d’une maison ils se trouvèrent dans la principale rue du village.

Les voyageurs n’écoutaient plus le conteur : leurs yeux suffisaient à peine à voir les belles choses qui s’offraient à leurs regards.

Le village entier était orné, le long des maisons, de sapins verdoyants rattachés les uns aux autres par des tentures blanches comme la neige et par de magnifiques guirlandes de fleurs. Çà et là, au-dessus de la tête des spectateurs, flottaient les grandes lettres rouges de chronogrammes de toute espèce. Partout s’élevaient de beaux mais couronnés de cent petits drapeaux ornés de clinquant, de couronnes d’œufs, de morceaux de verre au cliquetis argentin. Sur le sol, au bord du chemin, les garçons et les jeunes filles avaient planté dans le sable de bruyère le plus pur des parterres de fleurs improvisés, où se voyaient reproduits, selon l’usage, les chiffres de Jésus et de Marie. Un seul représentait un JR entrelacé ; cela signifiait ; Jean-Rosa ; le maître d’école en était l’inventeur.

Au milieu de tous ces préparatifs de fête circulaient une foule de gens accourus des villages voisins pour voir célébrer ces noces étonnantes.

Les jeunes voyageurs allaient d’un groupe à l’autre, écoutant tout ce qui se disait. Mais lorsque le cortège, qui venait du château en traversant les champs, s’approcha du village, ils coururent à l’entrée du cimetière et se placèrent sur un monticule afin de ne perdre aucun détail de la cérémonie.

Ils contemplaient le cortège avec une sorte de respect, et c’était, en effet, si beau et si touchant que le cœur du plus jeune voyageur battait sous les élans d’un poétique enthousiasme.

Plus de cinquante petites filles de cinq à dix ans, habillées de blanc, s’avançaient avec le doux sourire de l’enfance sur le visage, semblables à ces petits nuages blancs qui moutonnent dans le ciel bleu. Au-dessus de leurs charmantes figures, autour de leurs cheveux flottant en liberté, se balançait une couronne de roses de tous les mois qui le disputaient en fraîcheur à leurs lèvres purpurines.

— C’est un conte fantastique d’Andersen, murmura le jeune poète ; les sylphes ont délaissé le sein des fleurs. Innocence, pureté, jeunesse, joie… Dieu, que cela est beau !

— Ah ! ah ! dit l’autre, voici les pivoines ! et Zanna Joostens marche à leur tête !

Mais le jeune homme était trop profondément touché pour faire attention à cette prosaïque observation. Il contemplait avec une sorte d’extase une troupe de jeunes filles qui suivaient les enfants, resplendissantes de vie et de santé ! Comme leurs traits étaient séduisants dans l’encadrement de neige de leurs bonnets de dentelle ! Quelle charmante et juvénile modestie ! Quel magique sourire entr’ouvrait leurs lèvres ! c’était comme ces cercles gracieux que le zéphyr décrit à la surface des lacs lorsqu’il joue avec les flots dans les jours d’été !

Ah ! voici Rosa l’aveugle et monsieur Slaets, son fiancé. Combien la pauvre femme doit être heureuse ! Elle a tant souffert ! Elle a été abaissée jusqu’à la besace du mendiant, elle a passé trente-quatre années dans l’affliction, berçant son âme d’un espoir qu’elle-même croyait une illusion…, et maintenant voici l’ami de son enfance, de sa jeunesse ! Elle s’avance, appuyée à son bras, vers l’autel de ce Dieu qui l’a exaucée ! La promesse faite sur la croix du cimetière va se réaliser ; elle est sa fiancée ! Sur son sein brille encore l’humble croix d’or qu’il lui a donnée… Elle entend les cris de joie, les chants et la musique qui saluent le retour de son bien-aimé ! Elle chancelle sous le poids de l’émotion et presse fortement le bras de son époux, comme si elle doutait de la réalité de son bonheur.

Derrière elle s’avancent Nélis, sa femme et ses enfants. Ils sont vêtus comme de riches campagnards. Les parents penchent la tête et essuient des larmes de reconnaissance chaque fois qu’ils regardent leur bienfaitrice aveugle. Petit Pierre porte la tête haute ; il marche avec orgueil en secouant ses boucles blondes, et donne la main à ses sœurs.

Mais qu’est-ce que le groupe qui s’avance ! Ce sont les débris d’une armée décimée par le glaive du temps ! Une vingtaine de vieillards suivent les enfants de Nélis. Étrange spectacle ! tous sont gris ou chauves ; beaucoup d’entre eux sont profondément courbés ; la plupart s’appuient pesamment sur un bâton, deux marchent à l’aide de béquilles, un seul est aveugle et sourd ; mais tous sont si affaissés, si brisés par les années et le travail, qu’on croirait voir un troupeau de victimes chassées vers la tombe par le bras de la mort !

Laurent Stevens, dont les mains touchent presque la terre, ouvre la marche ; le Baes aveugle de la Charrue la ferme, conduit par le grand-père du meunier.

Seuls, ces vieillards ont vécu au temps où le long Jean était le coq du village et où chacun rendait hommage à son courage et s’inclinait devant son juvénile orgueil.

Après eux venaient les habitants du village, hommes et femmes, invités aux noces dans la cour du château.

Le cortège entra dans l’église, et l’on entendit du dehors l’orgue entonner une mélodie solennelle.

Le jeune poète tira à part son compagnon sur le cimetière. Il se pencha à terre, se détourna, puis présenta à l’autre sa main fermée d’où s’échappaient les extrémités égales de deux brins d’herbe.

— Déjà ! tu es bien pressé ! dit son camarade.

— Allons, allons, ce sujet m’enflamme, et je veux savoir si j’ai le droit ou non de le traiter.

L’autre tira l’un des brins. Le jeune poète laissa tomber le second avec un douloureux soupir.

— J’ai perdu ! dit-il.

Et voilà comment il s’est fait, lecteur bien-aimé, que l’aîné des deux amis vous a raconté l’histoire de Rosa l’aveugle. C’est fâcheux : la voilà en prose ; si le sort en eût décidé autrement, vous eussiez pu la lire en vers pleins de sentiment et d’harmonie. Puisse-t-il une autre fois vous être plus propice !



L’AVARE


C’était l’hiver : la neige, semblable au drap mortuaire d’une jeune vierge, couvrait le sol ; la bruyère et les champs étaient assoupis : tout dormait… Mais ce sommeil était si calme, si plein d’espoir d’un joyeux réveil, que la vue même de cette monotone absence de la vie faisait battre le cœur ému par un bonheur indéfinissable.

Et c’était naturel ! Dans l’azur sans tache du ciel resplendissait un beau soleil d’hiver qui inondait de lumière la nature endormie. L’immense tapis de neige semblait parsemé de milliers de perles étincelantes ; car chaque flocon reflétait la brillante image de l’astre du jour, et il en résultait un rayonnement si splendide qu’on eût dit la neige même animée d’une vie et teinte de couleurs à elle propres.

Aussi loin que portait le regard, rien ne souillait la blancheur immaculée des campagnes, car même les maisons du village et l’église étaient comme cachées sous les plis de leur vêtement d’hiver ; rien ne faisait contraste, sinon l’austère feuillage des sapins qui élevaient au-dessus de la neige leurs cimes d’un vert sombre, et ressemblaient dans leur immobilité à des sentinelles veillant sur un camp endormi…

Si la nature s’était enveloppée de calme et de repos, l’homme poursuivait son pesant et éternel labeur ; de chaque métairie, de chaque maison du village s’élevaient mille voix, mille bruits divers. Ici le sol gémissait sous le battement cadencé des fléaux, là résonnait l’impatient tic-tac des moulins à blé, plus loin retentissaient les coups secs du teillage du lin ou le lourd murmure de la baratte.

Ajoutez à tout cela la douce chanson des jeunes filles, le sifflement aigu des paysans… et puis encore le hennissement des chevaux, le meuglement des vaches, le plaintif et doux bêlement des moutons…

Hymne admirable qui s’élève vers Dieu, et lui dit que ses créatures se réjouissent dans leur travail et le remercient de leur sort sur la terre !

Une seule maison, au milieu de toute cette vie, demeurait muette et morne comme une tombe. Située à quelques portées d’arbalète du village, elle était évidemment le reste d’un ancien couvent dont la plus grande partie avait été brûlée ou démolie ; car du sol qui l’entourait surgissaient encore çà et là des fragments de murs épais.

Cette habitation, formée de la seule aile du cloître qui demeurât debout, et dont les fenêtres gothiques étaient grossièrement murées avec des briques de rebut, était ceinte avec le jardin y attenant de hauts murs soutenus d’espace en espace par des contreforts en saillie.

Mais là n’était pas la cause qui arrêtait le passant devant cette étrange demeure et le jetait dans de tristes réflexions.

Cette mystérieuse habitation, — mélancolique débris d’une prospérité et d’une puissance évanouies, — avait un air de dépérissement et de ruine qui faisait peine au cœur. Le sol, aux alentours, était inculte et dévasté, d’énormes amas de décombres et des fosses profondes le rendaient presque inaccessible. Les murailles nues de l’édifice étaient rongées par le temps et sillonnées de longues crevasses ; les contre-forts tombaient en ruines de tous côtés, et même quelques-uns d’entre eux gisaient renversés au pied du mur qu’ils devaient soutenir. Nulle part on ne voyait trace qu’une main humaine se fût efforcée de réparer le désastre ou de retarder la destruction.

Au morne silence qui régnait aux environs on eût cru cette maison inhabitée, si l’on n’avait remarqué un sentier tracé dans la neige, se dirigeant de la porte vers le village, et allant se perdre un peu plus loin dans le chemin commun. Avec plus d’attention, on pouvait même reconnaître parmi les pas d’hommes marqués dans ce sentier l’empreinte plus délicate d’un pied de femme…

À l’intérieur de cette maison, sous un large manteau de cheminée, étaient assis deux hommes, muets, immobiles, les pieds dans la cendre du foyer, la tête rentrée entre les épaules, comme si le froid leur eût ôté tout sentiment.

L’un était un vieillard aux cheveux blancs, aux yeux profondément enfoncés, aux joues pâles et creuses ; son dos était courbé, et ses mains, chaque fois qu’il faisait un mouvement, étaient prises d’un tremblement de faiblesse.

L’autre était un homme d’environ quarante ans et dans toute la force de la vie. Ses traits irréguliers avaient une expression étrange et indéfinissable qui inspirait la défiance ou l’antipathie. Ses petits yeux gris, cachés sous un front haut et d’épais sourcils, brillaient dans leur orbite comme des vers luisants dans les ténèbres ; son nez, large du bas, s’émouvait visiblement chaque fois qu’il respirait ; sa bouche était large et fendue presque jusqu’au milieu des joues, et sur ses grosses lèvres se jouait un sourire, expression de la gourmandise et de bien d’autres passions ignobles.

Le visage de cet homme, dans sa partie supérieure, dénotait la méchanceté et la ruse, peut-être même l’intelligence ; dans sa partie inférieure, il accusait une brutale convoitise. De ce mélange de traits disparates résultait un ensemble fort laid déjà, matériellement parlant, mais plus laid encore, en raison de sa signification morale.

Tout ce qui entourait ces deux hommes silencieux paraissait en harmonie avec eux-mêmes et avec le caractère qu’on leur attribuait à première vue.

La vaste pièce, haute et voûtée, n’était qu’à demi éclairée par une fenêtre élevée, close par d’épais barreaux de fer, mais qui, grâce à l’absence de maint carreau, laissait un libre accès au vent et à la pluie.

Partout régnait une insigne malpropreté : le parquet était recouvert d’une couche d’argile ; de longues toiles d’araignée descendaient en noirs flocons de la voûte le long des murs ; dans les coins assombris gisaient des monceaux d’objets de toute sorte, sans forme et sans destination, parmi lesquels on pouvait reconnaître une quantité de vieux souliers hors d’usage. Et si l’on apercevait, appendus à la muraille éraillée ou posés sur la cheminée, quelques ustensiles de ménage, le tout était recouvert d’une couche si épaisse de poussière qu’on ne pouvait douter qu’on n’y eût pas touché depuis une longue suite d’années.

Bien que les deux personnages dont nous avons parlé fussent couverts de vêtements sales et rapiécetés, mais cependant très-épais, le froid était tellement vif qu’il pénétrait au travers ; aussi était-ce un singulier spectacle que de les voir allonger leurs pieds vers l’unique tourbe qui couvait dans le foyer, et se courber au-dessus pour ne laisser monter dans la cheminée aucun rayon de chaleur sans en avoir absorbé toute la force. Parfois même ils étendaient les mains au-dessus d’un pot de grès posé dans la cendre, afin de profiter des rares vapeurs qui s’en exhalaient.

Le vieillard se tenait immobile, l’œil fixé sur le foyer ; quant à l’autre, bien qu’il changeât rarement de position, son regard disait assez qu’il était en proie à une sérieuse préoccupation. On eût dit qu’il attendait avec impatience le réveil du vieillard, et qu’il épiait sur le visage maigre et sans vie de celui-ci la moindre émotion.

Au bout de quelques instants, il prit le soufflet de fer et se mit à souffler sur la tourbe jusqu’à ce qu’une petite flamme bleuâtre s’en échappât.

Le vieillard arrêta sa main d’une étreinte fébrile, et dit d’une voix tremblante :

— Qu’est-ce ? Que fais-tu, Mathias ? Finis donc ! La tourbe ne brûle-t-elle pas assez vite pour qu’il faille encore la souffler ainsi ? As-tu froid ?

— Au contraire, répondit Mathias ; mais huit heures sonnent à l’église, et il est temps de déjeuner.

— Eh bien ?

— Je croyais que cela vous ferait du bien de manger chaud, oncle Jean !

— Manger chaud ! cela affaiblit l’estomac, grommela le vieillard… Et puis, la tourbe est si horriblement chère !

Sur ces entrefaites, Mathias avait mis le pot sur la table et tendu une cuiller à l’oncle. Celui-ci se mit à remuer et à souffler dans le pot comme s’il eût craint de se brûler aux aliments qu’il contenait. Bien qu’il parût en aspirer le fumet avec délices et avec un sourire de convoitise, le mets en question n’était rien moins qu’appétissant ; ce n’était qu’un océan d’eau tiède dans lequel nageaient des morceaux de pain noir.

À la première cuillerée qu’il porta à ses lèvres, le vieillard adressa à son compagnon un regard de reproche, et dit :

— Mathias, Mathias, je ne sais comment tu peux ainsi prodiguer le sel !

— Il n’y en a que cinq grains, oncle Jean.

— Et qu’est-ce que je vois là ? De la graisse ? du beurre même ? Hélas ! tu veux me mettre sur la paille dans mes vieux jours ! Mathias, Mathias, ce n’est pas bien !

— Vous vous chagrinez à tort, répondit l’autre ; Cécile a réchauffé hier les pommes de terre dans le pot, et elle y a fait fondre un gros morceau de beurre.

— Un gros morceau !

— J’aurais pu laver et nettoyer le pot…

— Non, non, il ne fallait pas le faire !

— Aussi m’en suis-je bien gardé ; nous y gagnons un peu de graisse qui sans cela eût été perdue.

— J’ai tort, Mathias ; tu es un brave garçon ; et s’il me reste quelque chose à mon lit de mort, je te récompenserai de tes soins et de ton attachement, sois-en sûr.

En ce moment on frappa doucement à la porte et une voix craintive se mit à réciter distinctement le Pater noster.

— La femme du maçon Jean ! dit Mathias avec un mouvement d’impatience irritée. Elle n’a jamais rien eu ici, — et tous les jours elle revient… Que veut dire cet entêtement ? On dirait qu’elle est payée pour me tourmenter !

— Encore ! s’écria l’oncle Jean ; donner ! toujours donner ! Lève-toi, Mathias, et chasse-moi bien loin ces fainéants !

La porte s’ouvrit lentement ; une pauvre femme très-maigre se montra sur le seuil, tenant à la main une petite fille qui frissonnait de froid. Elle poursuivit sa prière.

Mathias s’était levé ; il s’approcha de la femme et lui dit avec rudesse :

— À la porte ! Il n’y a rien à donner… et avisez-vous de revenir ! C’est sûrement pour voir s’il n’y a rien à voler ? Vous êtes trop lâche pour travailler. Dehors, dehors ! et un peu vite !

La pauvresse se retourna prête à quitter la demeure inhospitalière ; mais, soit que Mathias le fît par pure méchanceté, soit que la mendiante ne se retirât pas assez vite, il la poussa elle et son enfant avec tant de brutalité que la pauvre petite fille tomba dans la neige et se mit à jeter les hauts cris. Les yeux flamboyants et menaçant du doigt, la mère s’écria :

— Dieu te paiera cela, scélérat !

Mais Mathias, sans faire attention à la menace, poussa violemment la porte derrière elle, et revint s’asseoir à table en souriant.

Après toute une kyrielle d’imprécations contre les mendiants, les voleurs et les fainéants, ils reprirent tranquillement leur repas interrompu.

— Comment trouves-tu la bouillie, Baptiste ? demanda l’oncle.

— Délicieuse, en vérité, oncle Jean ! Et la pauvre Cécile qui appelle cela un plat de chiens !

Il était facile de lire dans son regard qu’il prononçait le nom de Cécile avec intention.

— Mais à propos, Mathias, ne remarques-tu pas que Cécile s’écarte de plus en plus du bon chemin ? demanda le vieillard. Elle devient gourmande, recherchée dans ses habits, dépensière…

— Si je le vois ; oncle Jean ! Je vous en parle rarement, car Cécile est ici l’enfant gâté ; elle peut faire tout ce qu’elle veut : manger du beurre, porter de belles robes, faire flamber le feu, donner de l’argent ! J’ai pitié de vous, oncle Jean, et je tremble quand je songe au mal qui peut vous arriver de votre aveugle affection pour elle ; et pourtant j’ai pitié davantage encore de notre pauvre Cécile qui, débauchée comme elle l’est, prend peu à peu la mauvaise route.

— Combien reste-t-il encore du beurre que tu as acheté la semaine dernière ? demanda l’oncle perdu dans ses réflexions.

— La demi-livre est encore une fois finie !

— Finie ? Il nous faudra donc encore un demi-franc d’argent pour suffire à son gaspillage ? Mon Dieu ! mon Dieu !

— Demain, oncle Jean.

Mathias vit avec une joie dissimulée le vieillard porter les mains à son front avec désespoir et tous ses membres se contracter convulsivement. Un sourire étrange courut sur son visage rébarbatif ; — il reprit :

— Oui, croyez-moi ou ne me croyez pas, oncle Jean, mais je dis la vérité. Cécile est pervertie jusqu’au fond par la mère Anne. Ils lui donnent dans cette maison toutes sortes de friandises, ils font un feu à brûler la cassine, et ils se moquent de nous pour lui inspirer de la haine à notre endroit. Si Cécile est toujours dehors et se conduit comme si l’argent pleuvait chez vous, c’est la faute de la veuve ; mais ces gens hypocrites savent bien ce qu’ils font ! C’est de l’argent qu’ils placent en rente viagère et qui leur rapportera mille du cent !

— Pourtant, Mathias, la mère Anne est pauvre ; lors de la mort de son mari elle ne pouvait payer les droits de l’église ; il est vrai qu’elle a fait faire un cercueil de bois solide et dire quatre messes !… Mais enfin, tu parles d’argent, de gaspillages, de placement à intérêt ! Je ne comprends pas.

— Voyez-vous, oncle Jean, répondit l’autre avec une feinte tristesse, je ne puis plus me taire ; il y a trop longtemps que cela pèse sur ma conscience ! Et puis l’affection que je porte à mon bienfaiteur me l’ordonne…

— Que signifient ces mystérieuses paroles ? Tu me fais trembler !

— Il y a bien de quoi, pauvre oncle Jean ! Écoutez, je vais vous révéler une chose qui vous surprendra ; mais, pour l’amour de Dieu, soyez calme et froid ; si cela devait vous chagriner trop je ne me le pardonnerais jamais !

— Eh bien ? eh bien ?

— Vous savez, oncle Jean, que la mère Anne a un fils ?

— Oui, le petit Barthélemy ; ce polisson, ce bandit qui venait voler nos pommes avant que le mur du jardin fût réparé. Quand il sera grand s’il n’arrive pas à la potence c’est qu’il aura manqué sa carrière…

— Ce que vous dites là, oncle Jean, est arrivé il y a longtemps ; je n’étais pas encore ici. L’enfant est devenu jeune homme. Aujourd’hui il fait d’autres tours qui ne valent pas un cheveu de plus. Le dimanche, et souvent pendant la semaine quand il a quelque chose à faire, il court les cabarets ; il boit des pintes entières de bière, il chante, il danse, il rit et il est le boute-en-train partout où l’on chante le mauvais refrain : Vive la joie !

— Vraiment ! C’est une honte ! Et que dit de cela la mère Anne ?

— Bah ! elle est de la même pâte ; elle est aussi folle de son fils que si son nom était déjà dans l’almanach… Et savez-vous maintenant pourquoi à la ferme de la Chapelle on cajole autant Cécile, pourquoi on lui donne tant de friandises, pourquoi on se l’attache en la rendant gourmande, vaine et dépensière ?

— Pourquoi ?

— Parce que la veuve machine en secret une affaire entre Cécile et son fils ; parce qu’elle veut que votre nièce se marie avec son fils. Comprenez-vous, à cette heure, oncle Jean ?

Le vieillard secoua la tête en réfléchissant comme quelqu’un qui doute et ne saisit pas bien ce qu’on veut lui démontrer.

— J’entends bien, dit-il ; mais qu’y a-t-il là de si effrayant qui doive me faire trembler ? En tout cas, je ne puis donner de dot à Cécile.

— Bon oncle Jean ! s’écria Mathias d’un ton de pitié, votre loyal et généreux cœur ne peut concevoir tant de perfidie et d’avidité… Je vais parler plus clairement… La mère Anne est pauvre ; son fils aussi. Vous êtes riche…

— Oh ! oh ! s’écria le vieillard avec horreur, comme s’il eût entendu un blasphème. Riche ? moi riche ? Qui t’apprend à dire de pareilles infamies ?

— Calmez-vous, oncle Jean, je sais assez quelle peine nous avons à joindre les deux bouts de l’année. C’est la mère Anne qui fait son compte ainsi… Laissez-moi, pour un instant, raisonner à rebours comme la veuve… Elle est pauvre, vous êtes riche : Cécile héritera de la moitié de ce que vous laisserez. Si elle épousa le fils de la veuve, ces gaspilleurs auront un jour en main le meilleur de votre bien. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils se mettent en frais aujourd’hui pour enjôler votre nièce. Encore une fois c’est une rente viagère sur vous qui leur rapportera mille du cent. Comprenez-vous maintenant ?

L’oncle tremblant considérait Mathias avec des yeux écarquillés. Celui-ci parut tout joyeux de l’émotion croissante du vieillard et reprit d’une voix rapide et expressive :

— Voyez-vous, oncle Jean, ces fausses gens espèrent que vous ne vivrez plus longtemps. À peine le vieil avare, — c’est ainsi qu’ils vous nomment, — sera-t-il en terre que le violon râclera chez eux ; ils boiront, feront bombance, se mettront en joie ; Barthélemy s’en ira ripailler et tapager dans les cabarets, — et ils jetteront ainsi par les fenêtres le peu que vous avez amassé si péniblement. Hélas ! le pire de tout c’est qu’à la fin du compte notre pauvre Cécile se trouvera sur la paille et aura peut-être à pleurer pendant sa vie entière son erreur d’un instant. Puisse le bon Dieu l’en préserver !

Un pénible et long accès de toux s’empara du vieillard avant qu’il pût parler, lugubre bruit dont les sombres voûtes de la chambre renvoyaient l’écho.

Mathias s’était levé et tenait devant la bouche de l’oncle souffrant une écuelle de bois, tandis qu’il tapotait doucement sur son dos. On eût dit qu’il portait au vieillard un amour sans bornes ; sa voix était douce et triste, et il prodiguait au malade des caresses si affectueuses que le fils le plus aimant n’eût pas donné à son père des soins plus inquiets.

La toux s’arrêta enfin ; le pauvre oncle put reprendre haleine. Tout tremblant encore, il saisit la main de Mathias, la pressa dans les siennes, et s’écria d’une voix désespérée, tandis qu’un torrent de larmes coulait sur ses joues creuses :

— Oh ! merci, mon bon ami, toi seul as pitié de moi. Les autres désirent ma mort… Cécile, toi que j’ai aimée comme mon propre enfant, toi aussi tu es une ingrate !… Malheur ! malheur ! ils gaspilleront après ma mort le peu d’argent que j’ai épargné en m’ôtant le pain de la bouche… Mon Dieu ! si je devais mourir avec cette affreuse crainte… Et ils osent dire que je suis riche, Mathias !

— Ils vous appellent le riche ladre…

— Ils croient peut-être que je possède bien cent florins…

— Cinq mille ! dit la veuve.

— Hélas ! hélas ! s’écria le vieillard, c’est ainsi qu’on calomnie la pauvreté et la vertu… Mathias, mon ami, tu sais mieux ce qu’il en est, toi qui partages ma misère et qui m’assistes dans le besoin ?

— Ce sont des langues venimeuses, oncle Jean ! Ne vous en inquiétez pas davantage, pourvu que vous réussissiez à sauver notre malheureuse Cécile de leurs piéges.

— Oui, notre Cécile… et mon pauvre argent ! dit le vieillard en soupirant. Ah ! Mathias, si j’étais jeune, je me ferais prodigue, dépensier, libertin !… Mais non, je finirais encore par mourir de faim.

Un court silence suivit cette exclamation. Le vieillard semblait saisi de la fièvre et était visiblement tourmenté par de sinistres prévisions.

— Calmez-vous et reprenez courage, oncle Jean, dit Mathias d’une voix consolante ; ils n’en sont pas encore là, les odieux trompeurs. Cécile ne soupçonne peut-être pas le moins du monde leurs mauvais desseins. La pauvre fille est séduite ! Elle est au bord de l’abîme, c’est vrai, et pourtant soyez sûr qu’avec de la bonne volonté et une ferme résolution on peut encore la sauver facilement.

L’oncle fixa sur lui un œil plein d’espérance, et dit d’une voix suppliante :

— Ah ! pour l’amour de Dieu, mon ami, conseille-moi ce que je dois faire ; mon âme est faible et le chagrin me trouble l’esprit…

— C’est bien simple, oncle Jean. Voulez-vous empêcher Cécile d’épouser maintenant ou après votre mort un dissipateur ? eh bien, donnez-lui un mari économe qui puisse la rendre heureuse…

— Un mari économe ! répéta le vieillard en réfléchissant, en effet !

Après une longue méditation, il poussa un gros soupir, et dit d’une voix abattue :

— Inutile ! je cherche en vain par tout le village, et je ne trouve personne. Les honnêtes gens que je connaissais sont aussi vieux que moi ; les autres mènent une vie de dépense et de luxe…

— Pas moi, pourtant ! murmura Mathias demi-souriant.

L’oncle le contempla avec une joyeuse stupéfaction, et dit :

— Ah ! comment un homme peut-il perdre la tête ainsi ! Tu es le seul auquel je n’aurais jamais songé ; et cependant tu es le seul qui lui convienne… Mais tu n’en voudrais pas, Mathias ; tu ne l’aimes pas, sans doute ?

Mathias pencha sa tête sur sa poitrine et parut tout confus.

— Je ne sais pas, dit-il d’une voix hésitante ; mais si j’étais riche, je donnerais toute ma fortune pour la voir heureuse !

— Alors, ton amour pour elle est assurément très-grand, Mathias ; mais, hélas ! mon ami, elle a peur de toi. C’est bien certainement à tort ; on dirait que son aversion est une maladie de son imagination…

— Je sais qu’elle me hait, dit Mathias en l’interrompant ; je suis convaincu qu’elle continuera de me haïr, et que je serai malheureux avec elle.

— Et tu consens à la prendre pour femme ?

— Un sentiment de pitié pour elle, ma reconnaissance pour vous, me poussent à ce sacrifice. Elle me déteste dans son égarement ; eh bien, je veux la sauver, être son ange gardien pendant toute sa vie, épargner pour elle, l’entourer de soins… et veiller à ce que le peu que vous avez amassé soit religieusement conservé… Et peut-être, que sait-on ? peut-être à la longue me récompensera-t-elle par un peu d’affection.

Ces paroles, prononcées d’un ton magnanime et résolu, firent une profonde impression sur l’esprit du vieillard ; il serra la main de Mathias avec émotion, et dit :

— Merci, cœur généreux ! Tu es le seul homme intègre que je connaisse. Ainsi, tu épouseras Cécile, tu demeureras avec elle auprès de moi, tu m’aideras à gagner la tombe sans trop de misère ; tu veilleras encore, après ma mort, à ce que les quelques sous que j’ai économisés, s’il en reste, ne soient pas follement dépensés. Que Dieu te bénisse ; j’accepte ton sacrifice comme un bienfait.

— Êtes-vous décidé, oncle Jean ?

— Irrévocablement, mon bon Mathias.

— Mais si Cécile refuse ?

Le vieillard haussa les épaules et se tut comme quelqu’un qui n’ose répondre.

— Toujours le même ! grommela l’autre avec une impatience mêlée de colère.

— Elle m’ensorcelle si facilement, Mathias ! Laisse-moi un peu de temps pour la persuader. Fais aussi, pendant ce temps, quelque petite chose ; sois amical pour elle, parle-lui, ne chicane pas si sévèrement pour un petit morceau de beurre de plus ou de moins, mets de côté une bonne tourbe pour son retour…

— Que vous êtes faible, oncle Jean ! répliqua Mathias avec une nuance d’ironie ; si le mal a pris racine en elle, ce n’est pas avec un morceau de beurre qu’on en triomphera.

— Hé bien, hé bien, répondit le vieillard à demi en colère, si cela ne va pas par la bonté… nous verrons.

En disant ces mots il se leva, se dirigea vers la porte et continua en toussant :

— Je vais là-haut ; je suis fatigué. À midi !… et ne mets pas trop de sel dans les navets.

— Ils sont gelés, oncle Jean !

— Ils seront d’autant plus tendres, Mathias… et prends le même pot, il est encore tout rempli de graisse.

L’oncle disparut. Un instant après, on entendit le bruit de ses pas dans l’escalier.

Mathias demeura l’oreille aux aguets jusqu’à ce qu’il eût entendu fermer deux ou trois portes.

Alors son attitude changea soudain. Son dos à demi voûté se redressa, un sourire railleur contracta ses lèvres, ses yeux roulèrent rapidement sous les sourcils… il semblait heureux comme s’il venait de remporter une victoire.

Il s’approcha, sur la pointe des pieds, du garde-manger, y prit un pain plus qu’à demi blanc, et en coupa une épaisse tranche, sur laquelle il étendit un demi-doigt de beurre au moins : les yeux étincelants et toujours souriant, il y mordit à belles dents, et engloutit en un instant le pain avec une gloutonnerie inouïe. Il ferma le garde-manger, remit tout en place, et alla s’asseoir sous la cheminée, où il posa de la tourbe sur le feu, et mit en œuvre le soufflet de fer jusqu’à ce qu’une vraie flamme s’élevât de l’âtre. Après s’être frotté les mains, pendant quelques instants, avec une expression de profonde jouissance, il devint plus calme ; un mauvais sourire se peignit sur ses traits, et il se dit à part lui :

— Ha, ha l’innocent ladre ! Il couperait un liard en quatre. Quand il lui faut donner un centime, il le tourne et retourne dix fois, comme si c’était une partie de son âme ! Bientôt il fera cuire de vieilles savates, parce qu’il est possible qu’elles aient été graissées dans le temps… Et il est si pauvre, oh ! si pauvre ! Comme si je ne savais pas pourquoi il ferme toutes les portes à double tour quand il est là-haut… Il fouille à cette heure à pleines mains dans les jaunets, le vieux grigou ! Bah ! il n’en restera que plus ; et je saurai bien faire qu’une bonne part me revienne…

Après un court silence il reprit d’un ton pensif :

— C’est étrange que le vieux diable s’inquiète de savoir ce qu’on fera de son argent après sa mort… Il est capable de faire le revenant la nuit… De toutes les folies du monde, l’avarice est bien la plus stupide. Aimer l’or, uniquement parce qu’il brille ! Autant vaudrait s’amouracher d’un tas de morceaux de porcelaine. Non, si l’or est le dieu du monde, son éclat n’y est pour rien. C’est le démon du docteur Faust : le tient-on en son pouvoir, un vœu est à peine exprimé qu’il est accompli ! Ah ! voilà comme j’aime l’or… plus encore que l’oncle Jean. Laissez mourir le vieux ladre ; il pourra venir s’informer si je continue à faire concurrence aux chiens du voisinage, à propos de pain noir bouilli dans l’eau claire !… Ce nid de toiles d’araignée peut, sans grands frais, devenir un petit château, fraîchement peint au dedans et au dehors… puis il faudra des chaises commodes, de beaux habits, grasse cuisine, viande à foison, bonne bière à tous les repas, — et qui sait, si l’héritage est rond, du vin et du gibier, — un cheval peut-être, — et devenir un monsieur, avoir un domestique, faire courir ces imbéciles de paysans… Et avec tout cela économiser, car qui ne donne rien garde longtemps et beaucoup… Cécile doit hériter de la moitié de tout : elle est seule de sa branche ; — et si les autres héritiers ne se mettent pas dans mon chemin, j’aurai seulement l’autre moitié ; je ne suis pas de la famille. Mais nous verrons ! Quand je me suis fait engager par l’oncle Jean et que je suis entré dans ce vieux couvent, humble esclave de tous ses désirs et de ses moindres caprices, je lui donnais encore quatre ou cinq années à vivre. Dix années déjà se sont passées depuis lors ; je suis devenu un homme usé, — la moitié ne suffit plus : il me faut tout… — Mais Cécile ! là est le nœud. Il faut me montrer affable envers elle, lui parler de mariage… Comment entamer cela ? Si je l’aimais ! Je crois vraiment que je ressens là quelque chose pour elle. Allons, allons, pas de sottises ; cela ne me réussirait pas. Je ne suis pas assez beau pour risquer l’essai. Il y a d’autres moyens, tout aussi puissants, plus puissants peut-être.

Après une pause, ses traits s’assombrirent tout à coup et, les yeux fixés sur le sol, il murmura :

— Et si rien ne peut la vaincre ? Si tout contrarie mon dessein ?

Une expression diabolique crispa son visage, mais elle disparut aussitôt, et il dit d’une voix moqueuse :

— Pourquoi se ferait-on mauvais avant que ce soit nécessaire ? Essayons d’abord, et si cela ne va pas, alors… En attendant je cours au jardin chercher sous la neige les navets de l’oncle Jean, et chemin faisant je préparerai de belles phrases pour le moment où Cécile rentrera…

Il disparut, en souriant, par la porte de derrière.


II



Un peu plus loin que la morne demeure de l’avare, au bord de la bruyère dépouillée, s’élevait une petite ferme dont les murs maçonnés d’argile attestaient suffisamment que ses habitants appartenaient à la plus humble classe de laboureurs. Cependant, quelque pauvre que parût cette habitation, quelque monotone que fût la blancheur des campagnes qui l’entouraient, il régnait autour de la modeste métairie une sorte de mouvement et de vie, voire même de joie, qui rendait ce lieu aussi riant qu’un tableau créé par la poétique imagination d’un artiste.

Auprès du puits qui balançait ses longs bras dans l’air, une jeune paysanne tirait l’eau destinée à laver les carottes pour le bétail. Elle avait une figure florissante de santé et plus fraîche qu’une rose. Elle ne craignait pas de plonger ses bras nus dans l’eau à moitié gelée, et chantait à pleine voix d’un ton si joyeux qu’à l’entendre on n’eût pas manqué de songer au futur mois de mai.

À côté de la porte de la ferme se tenait un jeune paysan aussi bien portant que sa voisine. Ses beaux yeux pleins de douceur révélaient la paix de l’âme et la bonté du cœur ; toute sa physionomie, empreinte d’une douce animation, semblait sourire à la vie. Il y avait dans ses traits, dans son attitude quelque chose de si spirituel, de si franc et en même temps de si distingué, qu’au milieu de cent paysans de son âge, on l’eût infailliblement désigné comme le mieux doué sous le rapport du sentiment et de l’intelligence.

Il était occupé à fendre de longues branches de coudrier propres à faire des cercles, et menait l’ouvrage grand train ; ses mouvements étaient libres et dégagés, les branches volaient dans ses mains. Telle était son activité qu’il ne demeurait pas un instant sans changer les pieds de place ; on eût dit qu’il prenait plaisir à danser tout en travaillant. Et en effet, tandis que sa sœur chantait auprès du puits sa sautillante chansonnette, il se mit à siffler avec elle et sans qu’elle le sût, à mouvoir en mesure pieds et mains.

Un chien noir à la queue frétillante sautait en jouant aux mains du jeune homme et aboyait par intervalles comme s’il eût voulu marier sa voix au chant.

Le gentil rouge-gorge sautillait dans les cerisiers voisins ; le pinson répétait gaiement son refrain sur les arbrisseaux qui bordaient le sentier, et l’humble roitelet trottait à travers haies et broussailles.

Le soleil versait sur tout cela des torrents de lumière ; la neige resplendissait sur le toit de l’humble ferme comme une couche de diamants, le jardin et les champs étaient couverts de teintes roses et purpurines.

Soit que la chanson fût finie, soit qu’elle eût à se pencher trop bas sur le cuveau de carottes, la jeune fille se tut.

Le jeune paysan jeta sa casquette en l’air, la rattrapa avec la main, et chanta sur un air charmant :

À bas les soucis, la peine !

Mets ton tablier bleu des grands jours.
Déjà j’entends dans la plaine
Violons, fifres et tambours !
À bas chagrin et tristesse.

Demain ce sera kermesse !


— Barthélemy, Barthélemy, dit la jeune fille en riant, voilà encore une fois ta tête à l’envers ! Tu me feras mourir de rire avec tes singeries !

— Ma foi, chère Jeannette, si tu ne me retiens, je commence à faire des entrechats que ce sera terrible ; car je suis aussi joyeux que si j’avais plus d’argent que l’oncle de Cécile.

— Vraiment ? et pourquoi ? car je ne vois pas la cause. Est-ce que tu irais à la foire demain ?

— Je pourrai bien aller à la foire, en effet ; il est temps, Jeannette ; que nous avisions à trouver un petit porc… Ce n’est pas pour cela… J’ai bien longtemps gardé le secret, mais viens plus près, et tu sauras tout.

Il alla à sa sœur, la prit par le bras, et l’attira derrière le coin de la maison, avec des gestes si mystérieux, que la jeune fille en fut toute stupéfaite et le regarda avec de grands yeux.

— Eh bien ! que signifie tout cela ? de quoi est-il question ? murmura-t-elle.

— Chut ! dit Barthélemy à demi-voix : il approcha la bouche de l’oreille de sa sœur et lui demanda : — En quel mois de l’année sommes-nous, Jeannette ?

— Attends un peu ! La semaine dernière nous étions encore dans le premier ; je crois bien que nous sommes maintenant dans le petit mois[16].

— En effet, c’est demain le quatrième jour du petit mois. Et sais-tu bien, Jeannette, quel saint il y a ce jour-là dans l’almanach ?

— Comment le saurais-je ?

— Sainte Anne ! s’écria le jeune homme avec une vive expression de joie.

— Sainte Anne ! la fête de notre mère ! répliqua la jeune fille le regard curieusement fixé sur les yeux de son frère.

— Je suis une tête folle, n’est-ce pas, Jeannette ? dit-il en riant, et pourtant si je n’étais pas là, tu l’aurais oublié.

— Cette nouvelle me fait grand plaisir, mais je n’y vois pas la raison d’être aussi réjoui que tu l’es. Nous ferons un gâteau, nous grillerons des marrons, nous boirons de la bière d’orge, et puis on contera des histoires et on devinera des énigmes. Tâche de savoir du nouveau, Barthélemy !

— Oui, oui. Jeannette… Mais ce n’est pas tout cela qui me rend si content… Te tairas-tu ? Ne diras-tu rien à la mère ?

— Non, pas un mot.

— Écoute donc. J’ai gagné à fendre du bois pour les cercles une assez jolie somme, tu le sais. Cette année, pour la première fois, nous pourrons mettre de côté quelque petite chose, le fermage et les contributions payés… Voilà que j’ai encore toute une voiture de bois fendu et, ce que la mère ne sait pas, je reçois pour chaque botte quelques cents[17] de plus qu’autrefois. Demain matin je vais en ville, je livre mon bois, on me paie, et je garde un peu d’argent sans que la mère puisse en rien savoir…

— Fi ! Barthélemy, dit la jeune fille d’une voix indignée ; sois sûr que je vais le dire tout de suite à la mère !

— Ne prends pas si vite la mouche, Jeannette ! Laisse-moi achever, — et si toi-même tu ne danses pas de joie, dis que je suis un menteur. N’as-tu pas vu, Jeannette, comme le mouchoir de cou de la mère est vilainement usé, et quel air misérable il a ?… Je suis presque honteux quand je la vois aller à l’église avec cette guenille…

— C’est pourtant bien vrai, Barthélemy ; j’ai déjà eu la même idée.

Ces paroles parurent réjouir le jeune homme, et ce fut avec animation qu’il répondit :

— Eh bien, Jeannette, sais-tu ? Non ? Je vais acheter pour la mère un beau grand mouchoir, mais si beau que madame Meulemans, la fermière du château, n’en a pas de plus beau ! Il sera tout rempli de fleurs rouges, jaunes, bleues, enfin qu’on pourra la voir d’ici jusqu’à l’église !

La jeune fille pressa la main de son frère et dit avec cette douce émotion qui vient du cœur :

— Ah ! voilà qui est bien, Barthélemy ! Comme la mère va être contente !

— Ce n’est pas tout, sœurette ! reprit le jeune homme ravi. Il faudra un bouquet de fleurs ; je sais trois chansons, quatre histoires et sept énigmes, mais, là, tout ce qu’il y a de plus nouveau. Je les ai apprises exprès et gardées pour la fête de la mère. Ah ! Jeannette, Jeannette, comme nous allons rire et chanter ! Comme nous allons être gris ! Les larmes me viennent aux yeux rien qu’en pensant à la figure que fera la mère quand Cécile lui donnera, en plein hiver, tout un gros bouquet de fleurs, et lui mettra le beau mouchoir sur les épaules.

— Mais, Barthélemy, je regarde tout autour, et me demande où tu vas aller chercher des fleurs. Je crois que tu as perdu la tête !

Le visage du jeune homme prit une expression de douce moquerie, et il dit en souriant et regardant sa sœur dans les yeux :

— Jeannette, ne connais-tu pas un brave garçon qui s’appelle Frans ? Un blond, avec de grands yeux, qui est domestique chez le jardinier du château ?

La jeune fille rougit jusqu’aux oreilles et baissa les yeux toute confuse.

— Allons, allons, dit Barthélemy avec douceur, il ne faut pas rougir, Jeannette ; c’est un bon garçon qui connaît son métier, et qui sait rire à l’occasion. Ne crois-tu pas, Jeannette, qu’il me donnera des fleurs, parce que je suis ton frère ?

Avant que la jeune fille troublée eût pu répondre, une voix se fit entendre dans la maison ; c’était la mère qui criait :

— Barthélemy, Jeannette, à table !

La jeune fille saisit l’occasion d’échapper à son frère, et gagna la porte, tandis que Barthélemy la suivait en ne cessant de répéter à demi-voix :

— Jeannette, tu peux le dire à Cécile ; mais pas à la mère, pas à la mère…

À l’intérieur la mère s’occupait à tirer la bouillie d’un très-grand pot.

Près du feu était assise une jeune fille dont les vêtements bien que presque semblables en tout à ceux de Jeannette, empruntaient tant à leur façon qu’à la manière dont ils étaient portés une certaine élégance qui les rendait moins campagnards. Le visage moins coloré, les traits plus fins de cette jeune fille, la délicatesse de ses membres, contribuaient aussi à la faire distinguer d’une paysanne, dès le premier coup d’œil. Ses yeux étaient doux et limpides, l’expression de sa physionomie calme et séduisante ; en somme il y avait en elle quelque chose de rêveur qui charmait, — quelque chose de grave et de réfléchi qui attestait la force d’âme et l’énergie du sentiment… Elle cousait un vêtement de femme.

La mère se tourna vers elle et lui dit d’une voix bienveillante :

— Venez, Cécile, nous allons dîner.

En ce moment Barthélemy entra en chantant :

À bas chagrin et tristesse ;
Demain ce sera kermesse !


Mais son œil n’eut pas sitôt rencontré le doux et grave visage de Cécile, que sa voix s’arrêta, et il ralentit le pas comme si un sentiment de respect l’eût saisi en présence de la jeune fille.

Tous s’assirent à table, prièrent avec recueillement, après quoi chacun, la cuiller en main, se mit à manger de bon appétit l’excellente bouillie. La mère posa ensuite sur la table un grand plat de pommes de terre et de lard frit.

Toutes ces gens paraissaient heureux ; de tous les yeux rayonnaient la santé, le contentement, la reconnaissance. Barthélemy disait une plaisanterie ou l’autre, feignait de se brûler, ou faisait de joyeuses et incompréhensibles allusions à la fête du lendemain, de sorte qu’il fit rire ses commensaux pendant tout le repas.

Si un millionnaire eût pu voir ce dîner, à coup sûr il eût envié le sort de ces pauvres gens.

À peine avaient-ils entamé leur second et dernier plat qu’un coup léger qu’on eût dit frappé par une main craintive se fit entendre à la porte.

— C’est la pauvre veuve du maçon qui s’est tué en tombant il y a quelques mois, dit la mère ; je l’ai vue dimanche près de l’église et lui ai dit qu’elle pouvait venir chercher une aumône tous les mardis. Jeannette, coupe un morceau de pain pour elle. — Entrez ! cria-t-elle en se tournant vers la porte.

On vit paraître sur le seuil une femme encore assez jeune, mais ses joues étaient blêmes et amaigries, et ses vêtements si misérables et si usés qu’on était saisi à sa vue d’un frisson glacial. Son visage, quoique flétri, portait un cachet de gravité et d’intelligence, et avait dans l’expression quelque chose de noble et de courageux qui témoignait assez que cette femme n’était pas née pour mendier.

Une petite fille se suspendait à sa main, et les dents de l’enfant claquaient de froid.

Sans dire mot et les yeux baissés, la mère continua à réciter le Pater noster commencé derrière la porte.

Jeannette lui apporta le morceau de pain en disant :

— Pauvre Catherine ! je n’aurais jamais pensé que vous dussiez un jour demander l’aumône. Vous, si sage, si laborieuse ! Cela me fait peine…

— L’hiver est si long, dit la veuve en soupirant ; il n’y a pas d’ouvrage pour moi, Jeannette… La faim me chasse hors de chez moi ; mais en été, quand il y aura à travailler, cela ira mieux.

Pendant ce temps la pauvre petite fille attachait sur la table ses yeux brillants de l’éclair de la faim, et ses lèvres s’humectaient de convoitise.

Cécile contemplait cette scène avec une profonde pitié. Tout à coup, comme si une idée soudaine eût traversé son esprit, elle fixa un regard singulier sur les yeux de Barthélemy. Et, soit que celui-ci l’eût comprise ou qu’il suivît l’impulsion de son propre cœur, il alla à la pauvre veuve, la prit par la main et la conduisit à la chaise qu’il venait de quitter.

— Asseyez-vous, bonne Catherine, dit-il, et dînez avec nous… Où il y a pour cinq, il y a pour sept… et si le compte n’est pas juste Dieu le redressera…

Cécile s’était empressée aussi de mettre la petite fille sur sa chaise.

On apporta d’autres sièges, on coupa court aux remerciements de la veuve, et tous ensemble attaquèrent joyeusement le plat appétissant. Seulement, lorsque la pauvre femme eut apaisé sa première faim, elle se mit à contempler avec une indicible tendresse sa fille qui, insouciante et heureuse, dévorait pommes de terre et lard. Des larmes silencieuses commencèrent à tomber de ses yeux.

Chacun la regarda avec étonnement comme pour lui demander l’explication de cette subite tristesse. Cécile seule la comprit et dit :

— Vous avez sans doute d’autres enfants, brave femme ?

— Oui, ma chère demoiselle, répondit la veuve, j’en ai deux encore ; celle-ci est la plus âgée… les autres, pauvres petits agneaux, sont à la maison tout seuls, sans feu… et depuis huit jours ils n’ont rien mangé qu’un peu de pain noir !

— Mais pourquoi vous êtes-vous mise tout d’un coup à pleurer ? demanda Jeannette.

La femme courba la tête et répondit sans regarder.

— Une mère… vous ne pouvez encore comprendre cela, ma fille… Cela me fait peine de voir ma petite Marie manger ainsi… Les pauvres petits qui sont demeurés là-bas ont si faim…

Barthélemy se leva brusquement, s’essuya la bouche et s’écria :

— Je le crois bien…

Puis, se tournant vers sa mère, il continua :

— Mère, je travaillerai tous les jours deux heures de plus ; le dimanche je n’irai pas au cabaret… mais il faudra permettre à la veuve de Jean le maçon de venir chaque jour dîner ici avec un de ses enfants, aussi longtemps que mon supplément de travail et mes économies pourront y suffire…

Les yeux de la mère s’attachèrent, humides et brillants, sur son fils, et elle dit d’une voix douce, tandis qu’une larme tombait de sa paupière :

— Barthélemy, mon enfant, je t’aimais déjà beaucoup ; mais je t’aime beaucoup plus encore maintenant.

Une douce expression de soulagement se peignit sur le visage de la mendiante ; elle saisit vivement la main de Barthélemy et dit d’un ton grave :

— Dieu est juste. Vous ne donnez pas seulement à votre prochain le fruit de vos sueurs, mais encore votre amitié, votre cœur ; vous faites pour la pauvre veuve ce que vous pourriez faire pour une sœur… Dieu est juste ; vous serez heureux en ce monde !

Ce disant, elle jeta un regard sur Cécile comme si elle eût voulu indiquer au jeune homme la source de son bonheur futur…

Les yeux de Cécile, pleins d’une tendre reconnaissance, s’étaient arrêtés un instant sur les yeux de Barthélemy ; celui-ci, ému par ce regard et par les paroles de la veuve, releva fièrement la tête, mais cette profonde émotion lui devenant pénible, il se leva vivement et répondit en éclatant de rire :

— Taisez-vous, laissez-moi tranquille, ou j’en deviendrai fou ! Heureux, heureux, eh ! Je ne changerais pas ma condition contre celle d’un roi ! Approchez-vous du feu, brave femme, et chauffez-vous bien… Allons, Jeannette, apporte un peu de ramilles et souffle, souffle, que cela pétille bien !…

Depuis quelques instants déjà Cécile était assise près du foyer, tenant la petite fille sur ses genoux. Ce qu’elle disait tout bas à l’enfant joyeuse, les autres ne l’entendaient pas ; mais elle dut lui dire des paroles d’une angélique douceur, car la petite enlaça ses bras au cou de sa protectrice et l’embrassa.

La pauvre veuve contemplait ce spectacle avec un sourire céleste.

Bientôt Cécile posa l’enfant à terre ; elle s’approcha de la mère et lui parla à voix basse. Ostensiblement elle pria la veuve de quitter la ferme avec elle.

Jeannette, qui le remarqua comme les autres, vint se placer à côté de son frère et lui dit à l’oreille :

— Que va faire Cécile avec la veuve ? Elle ne la mènera pas à son oncle, sûrement ?

— Ne le vois-tu pas ? Elle va lui donner de l’argent…

— Ah ! oui, les quatorze sous qu’elle a reçus tout à l’heure de l’hôtesse du Cerf pour la couture de ces hardes d’enfant. Cette Cécile donne en vérité tout ce qu’elle peut gagner ! Il faut que son oncle le sache !

— Garde-toi de te mêler de cela, Jeannette ! À coup sûr ce ne sont pas nos affaires !

— Non, Barthélemy, c’est seulement pour dire, vois-tu ?

Entre temps la pauvre veuve était occupée à remercier la mère Anne. Cécile adressa encore à Barthélemy un sourire reconnaissant et dit adieu à tous en promettant de revenir dans l’après-midi. Elle prit la petite fille par la main et, suivie de la veuve, elle quitta la ferme.

Cécile garda le silence jusqu’à ce qu’elles fussent éloignées de quelques portées de flèche ; au bout du sentier elle entraîna la pauvre femme derrière un taillis de chêne, regarda de tous côtés autour d’elle si elle ne pouvait être vue, et dit enfin d’une voix contenue :

— Vous vous appelez Catherine Melsens, je crois ?

— Oui, mademoiselle, répondit la veuve ; feu mon homme a demeuré, dans sa jeunesse, chez votre père.

— Je le sais, Catherine. Ne vous a-t-il rien conté de ce qui arriva alors chez nous ?

— D’un incendie, mademoiselle ? Oui, les doigts de sa main gauche en étaient restés crochus et raides…

Cécile demeura quelques instants les yeux opiniâtrément fixés sur le sol ; elle semblait en proie à une extrême tristesse. La petite la regardait avec compassion et la tirait vivement par la main comme pour l’arracher à son chagrin. La veuve stupéfaite considérait la jeune fille sans parler.

Bientôt Cécile prit la main de la pauvre femme et lui dit :

— Savez-vous, Catherine, que feu votre mari m’a sauvée des flammes, au grand péril de sa vie ? Oui, oui, sans lui, le brave homme, j’aurais été brûlée vive !

— Mais, mademoiselle, chacun en aurait fait autant à sa place. Ne soyez pas triste pour cela.

— Ma tristesse ne vient pas de là, Catherine. Je voudrais mettre vos enfants à l’abri de tout besoin, et je ne le puis pas, hélas !

— Un mot venu du cœur, mademoiselle, est la plus belle des aumônes.

— Écoutez, brave femme, — mais n’en dites rien. Voici quatorze sous… et quand vous viendrez demain à la ferme avec votre autre enfant, peut-être pourrai-je vous donner un peu plus… et puis je ferai des habits pour vos enfants, avec ceux que portait ma mère défunte ; ils seront chauds et beaux. Peut-être trouverai-je aussi quelque chose de bon pour vous… Oh ! si Dieu me secondait dans mes efforts c’en serait fait peut-être de toutes vos misères !

La veuve, profondément touchée par ces paroles, céda à son émotion et se mit à pleurer. Elle baigna la main de la jeune fille de larmes brûlantes et s’écria :

— Ah ! mademoiselle, j’étais si malheureuse, mais si malheureuse, que parfois j’en perdais quasi la tête ; il y a longtemps que je serais morte peut-être, si j’avais pu mourir ; mais qui aurait pris soin de mes pauvres agneaux ? Et maintenant la bonté de votre cœur, votre amitié plus encore que votre secours me font tout d’un coup oublier ma misère. Oh ! comme je prierai Dieu pour vous ! Comme mes enfants et moi nous vous bénirons à genoux dans notre chaumière !

— Si j’étais riche ! si j’étais riche ! disait la jeune fille se parlant à elle-même et en soupirant.

— Riche ? reprit la pauvre femme, vous le serez, mademoiselle. Riche à trésors !

— Vous vous trompez, Catherine. Les gens d’ici le croient bien, mais ils sont dans l’erreur assurément.

— N’hériterez-vous donc pas de votre oncle ?

— Mon oncle est pauvre, ma bonne femme. Il ne possède rien que la vieille maison que nous habitons et quelques petites terres.

— Non, non, mademoiselle, il a beaucoup, beaucoup d’argent. — Mon homme était maçon, et il a travaillé autrefois et longtemps en secret pour votre oncle. Il n’y a peut-être qu’une personne au monde qui sache le fin mot de l’affaire, et cette personne c’est moi, mademoiselle.

Cécile était au comble de l’étonnement.

— Et ce n’est pas par fierté que je le dis, poursuivit la veuve, mais je pourrais vous donner le nom de cousine ; car la défunte femme de votre oncle était la sœur de la mère de mon homme. Ainsi vont les choses dans les villages : l’un a du bonheur, l’autre du malheur, on se disperse dans tout le pays pour chercher son pain, et à la fin on ne se connaît plus les uns les autres.

— Ainsi cette chère petite Marie serait ma cousine ? demanda Cécile avec une joie véritable tout en caressant la tête de l’enfant.

— De loin seulement, de très-loin, répondit la veuve. Si tout allait dans le monde comme cela devrait aller, j’aurais aussi ma part dans l’héritage ; mais Mathias, cet hypocrite trompeur, fera bien en sorte que personne de notre côté n’ait rien.

— Mon oncle est juste pourtant, dit Cécile ; si sa manière de vivre est étrange, son cœur n’en est pas moins bon.

— Je le sais, mademoiselle ; mais connaissez-vous Mathias ?

La jeune fille la regarda d’un air surpris.

— Je le connais, moi, il a demeuré longtemps dans le village où je suis née ; Mathias est un homme qui a gaspillé autrefois tout le bien de ses parents, et a fait mourir de chagrin son père. Comme il était passablement instruit, il s’est fait par besoin une espèce de marchand d’âmes[18] et d’agent d’affaires, et c’est ainsi qu’il a été admis chez votre oncle pour arranger une affaire qui allait de travers. Il a vu bien vite que le terrain était bon pour tromper et mentir. Le dépensier, le gourmand, le méchant a fait semblant d’être avare, sobre et soigneux de toute chose… Savez-vous pourquoi, mademoiselle ? Pour enlever mon héritage et l’héritage de tant d’autres pauvres gens qui sont de notre côté. Et peut-être… mais non, votre oncle vous aime encore trop.

Cécile demeurait immobile, la tête penchée, le regard baissé vers la terre. Oublieuse d’elle-même, elle réfléchissait à l’étrange révélation de la veuve.

Celle-ci reprit :

— Mais ne craignez rien, mademoiselle ; on a quelquefois plus de courage et d’esprit pour les autres que pour soi-même. Mathias sait bien que la pauvre Catherine se retrouvera peut-être un jour dans son chemin. Et puis, mademoiselle, vous êtes seule de votre branche et l’héritière la plus proche, puisque votre père était le propre frère de l’oncle Jean. Une autre fois nous parlerons un peu plus longtemps de cette affaire ; je veux vous mettre en garde contre ce traître… Voilà trop longtemps déjà que vous faites preuve de bonté pour une pauvre veuve, par le gros froid qu’il fait. Je vais consoler mes petits enfants, leur porter les bonnes nouvelles et prier Dieu pour vous, mademoiselle.

Cécile releva la tête, prit la main de la mendiante et lui dit :

— Catherine, voulez-vous faire quelque chose pour moi ? mais il n’y faudra pas manquer…

— Avec joie, mademoiselle.

— Eh bien, ne priez pas pour moi, mais priez pour mon oncle. Ne l’oublierez-vous pas ?

— Je le ferai.

— À demain donc.

La veuve reprit le sentier tout en continuant à exprimer sa reconnaissance dans les termes les plus vifs. Par intervalles, elle se retournait vers Cécile, qui gagnait d’un pas rapide la maison de l’oncle.

— Marie, ma fille, disait la pauvre mère d’une voix émue, tu as rêvé d’un ange cette nuit, n’est-ce pas ? Eh bien, voilà l’ange ! et ce méchant Mathias c’est le diable !… Allons, Marie, courons un peu, mon enfant.


III



Cécile ouvrit la porte et entra. Il n’y avait personne dans la chambre d’en bas. La glaciale solitude de cette pièce fit encore impression sur l’âme de la jeune fille, bien qu’elle y fût accoutumée. Elle promena lentement son regard autour de la chambre, et laissa errer des yeux distraits sur les murs tapissés de sombres toiles d’araignée. Une expression de tristesse ou de pitié se peignit sur ses traits, et elle s’arrêta quelques instants, toute pensive, au milieu de la chambre. Sans doute elle faisait en elle-même une comparaison entre le courage, le contentement et l’amour qui régnaient dans la maison de la pauvre veuve et la morne solitude du lieu où elle se trouvait. Cependant elle s’assit bientôt près du foyer, dans le coin de la cheminée, et fixa sur la tourbe en cendres un œil incertain. Quelques mots échappés de ses lèvres attestaient qu’elle était encore préoccupée des paroles de la pauvresse.

À peine était-elle assise depuis quelques instants qu’une tête d’homme se montra derrière elle, à travers la porte entrebâillée d’une chambre voisine. Dès que cet homme aperçut la jeune fille, son visage prit une étrange expression. Ses yeux gris étincelèrent de joie sous leurs épais sourcils, tandis que sa large bouche, contractée par un hideux sourire, trahissait la convoitise triomphante.

Il disparut sur-le-champ, et entra bientôt après dans la chambre avec trois tourbes et un fagot de bouleau sous le bras. Son visage avait en ce moment un sourire aussi affable et exprimait une bonhomie aussi naïve que le permettait sa repoussante physionomie.

— Bonjour, Cécile, dit-il d’une voix bienveillante. Il fait froid, n’est-ce pas ? Allons, ôtez vos pieds des cendres, je vais allumer pour nous un bon petit feu bien chaud.

La jeune fille le regarda avec surprise. Le ton de cette voix lui était inconnu ; ce sourire franc et ouvert, elle ne l’avait jamais vu sur la figure de Mathias. Cependant, comme les paroles de Catherine étaient encore présentes à son esprit, elle demeura dans le doute sur ce qu’elle devait penser de ce changement.

Mathias se hâta de mettre la tourbe au feu, et disposa le combustible avec intention, de façon à ce qu’il fût presque tout du côté où Cécile était assise.

— Que faites-vous, Mathias ? demanda celle-ci ; vous mettez le bois hors du foyer.

— C’est pour que vous puissiez bien vous chauffer, Cécile, répondit l’autre, tandis qu’il introduisait le soufflet sous le bois et faisait jaillir une flamme joyeuse.

— Voilà qui est bien, reprit-il. Non pas pour moi ; mais si cela vous fait plaisir, Cécile, j’y prendrai plaisir aussi, quand même je n’en profiterais pas.

— Mathias ! Mathias ! s’écria la jeune fille, je ne vous comprends pas ; vous voulez rire, n’est-ce pas ? Vous êtes devenu un tout autre homme !

— Cécile, dit Mathias d’une voix triste et en fixant sur sa voisine un regard suppliant, Cécile, vous me haïssez. Oh ! vous ne me connaissez pas !

— Vous haïr ! Fi, quel vilain mot ! J’ai peur de vous, Mathias, c’est vrai ; mais aussi vous avez toujours l’air si refrogné, et vous me parlez si rudement ! Vous le savez bien, Mathias, j’ai besoin d’affection, et j’aime à voir la bonté du cœur : c’est mon caractère.

— Vous ne me croirez pas, Cécile ; mais je suis aussi comme cela ; j’ai toujours été comme cela.

— Vous ? fit la jeune fille avec incrédulité.

— Ah ! Cécile, dit-il en soupirant, je souffre d’être forcé de vous révéler le secret de toute ma conduite. J’aime extrêmement l’oncle Jean ; le seul but de ma vie n’était autre, jusqu’à présent, que d’adoucir les dernières années de mon bienfaiteur, et de détourner de lui tout chagrin autant que possible. Vous qui êtes femme et toute naïve, vous ne pouvez comprendre qu’on fasse le moindre mal pour obtenir un plus grand bien. C’est cependant ce que j’ai toujours fait. L’oncle Jean est avare ; son argent, c’est son âme. Je ne l’accuse pas, Cécile. C’est une faiblesse de son âge. Contredire l’oncle Jean sur ce point ou contrarier sa passion, ce serait rendre sa vie amère et abréger ses jours. Eh bien, qu’ai-je fait par affection pour lui ? Je me suis fait avare, ou du moins j’ai feint de l’être ; je me suis contenté d’une chétive et mauvaise nourriture, j’ai souffert de la faim et du froid, et passé les jours entiers à languir dans cette demeure triste comme une tombe. Oui, oui, Cécile, mon cœur saignait à la vue d’un pauvre, et je le jetais à la porte ; j’aspirais ardemment au bonheur de vivre avec de bons amis, et j’ai laissé passer les plus belles années de ma vie dans un morne isolement ; je vous aime comme la chaste image de la vertu pure et ingénue, et cependant je vous réprimandais avec aigreur, avec rudesse parfois. Pourquoi tout cela ? Ah ! comprenez-le, Cécile ! N’était-ce pas pour complaire à l’oncle Jean et pour consoler sa pénible vieillesse ?

La jeune fille paraissait tout à fait convaincue par les insinuantes paroles de Mathias. Elle le regardait cependant encore avec une muette stupéfaction.

— Oh ! j’ai tant souffert ! s’écria-t-il avec une sorte de désespoir. Feindre sans cesse, ne pouvoir jamais être moi-même, être détesté à cause de son dévouement même, et devoir dévorer tout en silence. C’est comme si on n’avait ni cœur ni âme !

Il couvrit ses yeux des deux mains, mais épia, à travers ses doigts, la physionomie de la jeune fille émue.

— Pauvre Mathias ! dit Cécile avec un soupir, pourquoi ne disiez-vous pas cela plus tôt ? Je n’eusse pas été injuste envers vous.

— Et maintenant, demanda Mathias, maintenant que vous le savez ? Il découvrit son visage, qui prit une expression suppliante. Continuerez-vous à me haïr ?

— Je ne vous ai jamais haï, Mathias, répondit Cécile ; s’il en était autrement, pourquoi me réjouirais-je de voir votre amitié pour moi ? Je dois demeurer avec vous ici, comme si vous étiez mon frère. Eh bien, je vous aimerai et vous chérirai comme mon frère.

— Ainsi, vous n’aurez plus peur de moi ? — Pourquoi vous craindrais-je, puisque vous avez un bon cœur ?

Un instant de silence suivit ces mots. Il était visible que Mathias méditait quelque chose à part lui ; car son regard devint incertain et errant.

Soudain, il leva la tête et dit avec une apparente indifférence :

— Cécile, je dois vous informer d’une chose qui vous surprendra probablement ; ne vous affligez pas pourtant : ce ne sont encore que des paroles en l’air.

— Alors cela ne doit pas être bien terrible, répliqua la jeune fille en souriante Qu’est-ce que c’est, Mathias ?

— L’oncle Jean veut que je vous épouse !

— Comment ? Que dites-vous ? s’écria Cécile, tremblante de surprise et d’effroi.

— J’ai refusé, répondit Mathias.

— Mon Dieu ! quelle pensée est-ce là ? dit la jeune fille encore tout émue.

— J’ai refusé, répéta Mathias en considérant attentivement la jeune fille.

— Et il a renoncé à son projet, n’est-ce pas, Mathias ? demanda-t-elle d’un ton suppliant.

— Non, répondit l’autre, quelque effort que j’aie fait pour le persuader, il y tient et veut que la chose se fasse.

— Hélas ! hélas ! dit la jeune fille en éclatant en sanglots et en portant son tablier à ses yeux pour cacher ses larmes.

Mathias eut un sourire de démon en contemplant la jeune fille en pleurs.

Celle-ci se leva bientôt de sa chaise et demanda avec angoisse :

— Où est mon oncle ?

— Vous le savez bien, il est en haut. Si vous l’appelez ou si vous allez le troubler, il en sera fâché toute la journée.

Cécile désespérée regagna son siège, et dit :

— Oh ! Mathias, cher Mathias, reprit-elle, ôtez-lui donc cette idée de la tête !

— Parlons un peu avec sang-froid de cette affaire. Peut-être trouverons-nous le moyen de contenter tout le monde.

— Ah ! oui, dit la jeune fille vivement ; venez à mon aide, Mathias ; je vous en serai reconnaissante toute ma vie.

— Voyez-vous, Cécile, avant de vous affliger ou d’accuser notre oncle d’étourderie, il est nécessaire que vous sachiez les motifs de sa détermination. Peut-être alors en éprouverez-vous un sentiment de reconnaissance. Notre oncle pense qu’il n’a plus longtemps à vivre ; je crois qu’il ne se trompe pas. Ce qui le chagrine le plus, c’est la crainte qu’il ne quitte ce monde sans voir votre sort assuré. Votre mariage seul peut le tranquilliser là-dessus.

— Mais, Mathias, je ne veux pas me marier ; je suis encore beaucoup trop jeune ! dit la jeune fille avec accablement.

— C’était aussi mon opinion ; c’est pour cela que j’ai refusé d’abord, répondit Mathias.

— Ciel ! s’écria Cécile épouvantée ; avez-vous donc changé d’idée ?

— Je ne le sais pas moi-même, répliqua-t-il ; depuis ce moment-là, le sentiment du devoir s’est éveillé en moi, et je suis tombé dans le doute quant à ce que demandent de moi la générosité et la saine raison. Réfléchissez d’abord, Cécile, que votre oncle a conçu cette idée depuis des mois, qu’elle a pris racine dans son esprit. Vous le connaissez : s’il ne peut la mener à bonne fin, il en sera malade, il en mourra peut-être. Voudriez-vous être la cause de sa mort, Cécile ?

— Ô mon Dieu, mon Dieu ! s’écria la jeune fille en levant les yeux au ciel.

— Voudriez-vous être la cause de sa mort, Cécile ? répéta Mathias.

— Oh ! non, non ! s’écria-t-elle en portant les deux mains à ses yeux et en recommençant à pleurer.

— Ainsi vous m’épouserez pour ne pas abréger sa vie ?

— Mais, Mathias, vous avez refusé positivement, n’est-ce pas ?

— J’ai refusé, en effet ; mais quand l’oncle Jean, au désespoir et se mettant à genoux, a imploré mon consentement comme un dernier bienfait, lorsqu’il m’a dit qu’il mourrait de chagrin si je ne cédais pas ; alors j’ai écouté ma pitié, mon amour pour lui.

— Mais vous n’avez pas consenti, pourtant ?

— Je ne veux pas être la cause de sa mort… Et vous, Cécile ?

— Ah ! moi non plus ! s’écria la jeune fille en sanglotant ; j’arracherai de l’esprit de mon oncle son cruel dessein. Il ne résistera pas à mes larmes, à mes prières.

— Vous ne l’espérez pas, Cécile. Quand a-t-il renoncé à un projet ? Eh bien, s’il vous demande ce mariage, s’il vous dit lui-même que votre refus le fera mourir !

— Ah ! j’obéirai ! dit la jeune fille en versant un torrent de larmes.

Elle courba la tête, et, le tablier devant les yeux, continua de pleurer et de sangloter.

Le visage de Mathias rayonnait de joie. Il s’était attendu à plus de résistance, et croyait la plus grande difficulté écartée. Ce qui d’abord lui avait semblé impraticable, était devenu possible. Les larmes de la jeune fille, bien qu’elles témoignassent contre lui, ne troublaient pas son triomphe ; cette victoire le réjouit même tellement, que la franchise se peignit sur son visage et s’empara de son cœur. Peut-être crut-il le masque superflu ; peut-être aussi voulut-il, pour rendre son triomphe plus complet, employer des moyens qui lui semblaient assez puissants pour obtenir le libre consentement de la jeune fille. Bien que celle-ci ne le regardât plus, il lui dit avec enthousiasme :

— Votre tristesse n’est pas fondée, Cécile. Nous serons les gens les plus heureux qui se puissent trouver. Vous aurez de belles robes ; vous habiterez un petit château ; vous irez en voiture ; à l’église vous vous assiérez dans le chœur, et l’on vous saluera comme une dame. Tous les mets les plus friands couvriront notre table ; nous serons servis par des domestiques, et n’aurons à songer à rien qu’à bien boire et à bien manger… Vous ne me croyez pas ? L’oncle Jean est riche, riche à trésors. Il a, grattant et ramassant, et je ne sais comment, ramassé des mille et des mille florins. C’est pour cela qu’il ferme soigneusement toutes les portes au verrou quand il va en haut pendant le jour : il fouille à belles mains dans ses écus…

La jeune fille fut saisie d’Un tremblement extraordinaire.

— Je devine à votre mouvement ce que vous voulez dire, Cécile, poursuivit Mathias ; vous me reprochez de l’encourager dans son avarice, n’est-ce pas ? Ah ! ne comprenez-vous donc pas que j’économise pour vous et pour moi ? Il restera d’autant plus pour nous. Vous pouvez dire que n’ayant aucun droit, je n’hériterai de rien. Cela paraît ainsi, mais c’est faux. L’oncle Jean me donne la moitié de son bien ; le reste vous revient de par la loi. Ainsi, Cécile, nous aurons à nous deux seuls tout l’argent, toute la fortune de l’oncle Jean ! Comme nous satisferons tous nos désirs, comme nous serons monsieur et madame !

Il considéra sans doute le silence de la jeune fille comme un tacite assentiment, car sa voix prit un ton de raillerie triomphante en continuant :

— Et nous n’attendrons plus longtemps, Cécile ; vous entendez que chaque jour l’oncle Jean tousse de plus en plus ; sa poitrine est perdue. Nous lui ferons signer un testament qui assure tout à nous deux. Maintenant cela ira facilement… Dès qu’il mourra, — nous n’y pouvons rien faire, — que Dieu ait son âme : l’argent nous restera, et nous montrerons alors si nous nous entendons ou non à vivre !

Cécile se mit à trembler plus fort en entendant cette dernière raillerie.

Mathias se tut un instant et sembla attendre d’elle une réponse. Comme elle restait assise, muette et la tête courbée, il demanda :

— Eh bien ! Cécile, pleurez-vous encore ?

La jeune fille se leva lentement, redressa la tête avec hauteur et lança sur Mathias un regard si plein de mépris qu’il tressaillit d’étonnement. Néanmoins, il ne savait ce qu’il devait penser ou espérer, car le visage de Cécile exprimait plutôt une sorte de joie que la tristesse.

— Eh bien ! eh bien ! qu’en dites-vous ? demanda-t-il avec une certaine émotion.

— Traître ! dit la jeune fille avec le ton du plus profond mépris.

— Comment ? qu’est-ce ? s’écria Mathias confondu.

— Moi, devenir votre femme ! reprit la jeune fille avec une courageuse dignité, vous aider à insulter encore à mon oncle après sa mort, — à dépouiller de leur part d’héritage la veuve et l’orphelin ? Dussé-je être enterrée vive, sur le bord de la fosse je dirais encore : non !

Muet et terrassé, Mathias regarda la fière jeune fille, qui fit tout à coup un signe si énergique qu’il baissa les yeux sous son regard.

— Vous croyiez sans doute que je pleurais, le visage caché dans mon tablier ?… Non, non ! J’ai vu s’ouvrir votre cœur — et j’ai adressé une prière au ciel et remercié Dieu de ce qu’il ait permis que vous soyez franc. À cette heure je vous connais.

Le trouble de l’imposteur démasqué dura un instant encore, mais dès qu’il fut convaincu que la résolution de la jeune fille était irrévocable, un rire vindicatif contracta son visage.

— Ah ! ah ! c’est ainsi que vous entendez les choses ! Nous verrons comment cela se passera : je saurai bien vous contraindre à entrer dans mes vues. Vous dites que vous me connaissez ? Comme vous vous trompez ! Je suis bien pire que vous ne le pensez. Un jour viendra où vous ramperez, suppliante, à mes genoux.

— Je ne ferai jamais cela, Mathias, dit la jeune fille avec un sang-froid imperturbable.

— Vous ne le ferez pas ? Ah ! je ne puis m’empêcher de rire en vous entendant parler ainsi. N’ai-je pas toute votre fortune entre mes mains ? Je vous enlèverai tout…

— Prenez, répondit-elle.

— Je vous ferai chasser d’ici,

— Faites-moi chasser.

— Votre oncle vous maudira à son lit de mort.

Muette et comme anéantie par cette terrible menace, Cécile courba la tête.

— Ah ! vous perdez courage ? Que devient cette belle intrépidité ? dit Mathias avec ironie. Je vous porterai un coup encore plus sensible. Ne sais-je pas pourquoi vous me dédaignez ? Il y a un autre homme que vous accepteriez parfaitement pour mari, et sans pleurer, n’est-ce pas ? La fermière de la Chapelle a un fils, un écervelé, un ivrogne, — c’est là celui qu’il vous faut, n’est-il pas vrai ? Eh bien, vous l’aurez ! Vous l’aurez, oui, et vous pourrez alors aller mendier ensemble… Vous souffririez et supporteriez tout pour me tenir tête. Je le sais ; sous votre douce et placide physionomie, vous cachez une grande obstination ; mais je ne me vengerai pas sur vous seule. Ma vengeance saura atteindre aussi celui qui est cause de votre refus. Je poursuivrai Barthélemy et sa mère ; je les pousserai à leur ruine, ma haine s’attachera à eux et ne les quittera que le jour où ils seront couchés sur la paille de la misère. Et à qui sera la faute s’ils sont malheureux ? À vous, à vous seule !

Cécile fut écrasée par ces cruelles paroles. Elle appuya la tête contre la cheminée, et parut en proie à une douleur immense.

Une joie sauvage rayonnait sur le visage de Mathias. Il y avait dans son regard une expression si ignoble et si cruelle, qu’on eût cru voir un reptile qui fascine sa proie d’un regard venimeux, et veut lui faire souffrir mille morts avant de l’engloutir.

— Dans un quart d’heure l’oncle Jean descendra, dit-il. Encore une fois, Cécile, et pour la dernière, je vous engage à bien réfléchir. Voulez-vous lutter contre moi ou accepter la paix ? Voulez-vous être riche et heureuse ou devenir servante, aller mendier peut-être ? Un quart d’heure est bientôt passé !

La jeune fille leva la tête et répondit en pleurant :

— Je parlerai aussi, moi ; je dirai tout à mon oncle. Il connaîtra votre perfidie. Il a bon cœur, votre méchanceté l’épouvantera…

— Allons, allons, dit Mathias en l’interrompant d’un ton railleur, parlez-lui de ma perfidie, comme vous l’appelez ; racontez-lui mot à mot ce que je vous ai dit ; il ne vous croira pas. Il a bon cœur, dites-vous ? C’est justement pour cela qu’il fera ce que je veux. Accusez-moi, accusez-moi ! le plus tôt sera le mieux…

En disant ces derniers mots, Mathias avait peu à peu laissé baisser sa voix, de telle façon que Cécile, qui avait appuyé de nouveau sa tête contre la cheminée, n’entendit qu’à demi la fin de sa phrase. En même temps l’imposteur avait gagné sur la pointe des pieds une porte latérale et avait quitté la chambre en verrouillant sans le moindre bruit la porte à l’intérieur.

Un instant après, Cécile entendit, dans les profondeurs de la maison, la voix de Mathias qui criait :

— Oncle Jean ! oncle Jean !

La jeune fille se leva toute tremblante, une vive frayeur se peignit sur son visage, son regard fit le tour de la chambre.

— Ciel ! s’écria-t-elle, il est allé trouver mon oncle ! pour le tromper d’avance !

Elle courut à la porte et voulut l’ouvrir. Un cri de désespoir lui échappa lorsqu’elle s’aperçut que Mathias avait poussé le verrou en dedans :

— Hélas ! s’écria-t-elle, il ne me croira pas, ma seule espérance est perdue. Que faire ? Oh ! que Dieu me protège !

Elle s’affaissa sur une chaise et demeura immobile, l’œil vague comme celui d’une insensée, regardant sans voir et frissonnant de temps en temps quand les pas de Mathias et de son oncle faisaient craquer au-dessus de sa tête le plancher de l’étage.

Elle était assise depuis quelque temps seulement, lorsque la porte s’ouvrit, et l’oncle Jean entra avec Mathias. La physionomie du vieillard annonçait à la fois l’irritation et la tristesse. La figure de Mathias avait au contraire repris son expression de feinte niaiserie. Ce dernier alla lentement et comme indifférent s’asseoir auprès du foyer.

L’oncle prit aussi une chaise, s’assit non loin de la jeune fille en larmes, et dit d’un ton douloureux :

— Ô Cécile, je n’eusse jamais cru que ton ingratitude envers moi irait aussi loin ; je ne le crois pas encore. Ce que je veux faire c’est pour ton bien ; c’est mon amour pour toi qui m’a seul inspiré le désir de te faire épouser un homme dont les habitudes d’économie, me garantissent que la misère ne t’atteindra pas après ma mort,

— Et tu refuses !

La jeune fille sanglota plus fort, mais ne répondit rien.

L’oncle reprit d’une voix plus douce :

— Allons, Cécile, mon enfant, le mal n’est pas irréparable. Je savais bien que, par amitié pour ton vieil oncle malade, tu consentirais. Ce que tu as dit à Mathias, ce sont des paroles en l’air, n’est-ce pas ? des paroles qu’on dit dans un moment d’emportement, mais qui ne viennent pas du cœur ? Maintenant, je t’en supplie, Cécile, consens ; accepte pour époux notre bon Mathias ; il te rendra heureuse.

La jeune fille se leva ; son visage était pâle d’angoisse ; ses joues frémissaient convulsivement. Elle s’écria, tout hors d’elle-même :

— Mon mari ? lui ? ce venimeux serpent ?

— Mon Dieu, mon Dieu ! quel mal lui ai-je donc fait ! dit Mathias d’une voix désolée. Vous voyez bien, oncle Jean, que je n’y puis rien. Laissez-la tranquille, je vous prie ; je ne veux pas être une cause de chagrin pour elle.

— Hypocrite trompeur ! dit la jeune fille en jetant sur son persécuteur un regard de souverain mépris.

Pendant ce temps, le vieillard contemplait alternativement ses deux compagnons avec autant de stupéfaction que si un prodige se fût passé sous ses yeux. Et il y avait de quoi s’étonner ; la jeune fille qu’il avait connue jusqu’ici douce et résignée comme un agneau, était là, l’œil plein de flammes ; l’accent de sa voix dénotait une inflexible volonté. Ce ton inspiré par la révolte de cette âme virginale contre une odieuse perversité, fit une impression défavorable sur l’esprit du vieillard. Deux larmes coulèrent sur ses joues creuses.

— Hélas ! tout est donc trahison et tromperie, dit-il, tout, jusqu’au cœur de Cécile ! Ainsi, mon enfant, vous avez dissimulé à ce point pendant de longues années ? Oh ! cela abrégera ma vie !

Le courage de la jeune fille se brisa tout à fait à ce cruel reproche, elle tomba à genoux devant son oncle, et, baignant ses mains de larmes, elle s’écria :

— Ô vous, que j’aime comme un second père, ne le croyez pas : c’est un démon de perfidie ! Il ne vous aime pas ; il se raille de vous, il dissimule et fait l’hypocrite. Il en veut à votre argent, il désire votre mort. Tout à l’heure encore il disait contre vous des choses qui m’ont fait peur. Pour l’amour de Dieu, ne le croyez pas : c’est votre ennemi.

La surprise du vieillard grandissait de plus en plus. Les paroles de Cécile avaient produit sur lui un effet contraire à celui qu’elle en espérait. Il releva la jeune fille, et l’éloigna avec la main. En même temps, il hochait douloureusement la tête et regardait Mathias comme s’il lui eût demandé quelque chose.

— Ne vous fâchez pas trop contre elle, oncle Jean, dit l’imposteur. Vous avez été jeune : peut-être vous est-il arrivé d’aimer. Dès lors, vous devez savoir aussi jusqu’où peut entraîner un aveugle sentiment d’amour, quand d’avides conseilleurs se mêlent d’attiser ce mauvais feu. Mais laissons là la chose ; Cécile est abusée ; elle mérite plutôt votre pitié que votre colère.

Ce langage insultant et l’injustice de son oncle envers elle surexcitèrent de nouveau Cécile et la tirèrent de son abattement.

— Oh ! c’en est trop ! s’écria-t-elle avec indignation, je ne veux pas de votre pitié ; elle me souillerait ! Comment ? il y a un instant, là, à cette même place où vous êtes, ne vous réjouissiez-vous pas à l’espoir que notre oncle ne vivrait plus longtemps ?

— J’ai dit, répondit Mathias, que vous ne deviez pas, par votre résistance à sa volonté, abréger le peu d’années que Dieu peut encore lui accorder.

— C’est faux ! c’est faux ! s’écria Cécile. Ne vous êtes-vous pas moqué de mon oncle, et ne l’avez-vous pas traité de ladre ? N’avez-vous pas cherché à me séduire et à m’entraîner dans une exécrable conspiration avec vous, pour dissiper le bien de mon oncle, après sa mort, dans le luxe et la bonne chère ? Et, pour mieux parvenir à vos fins, ne m’avez-vous pas dit que mon oncle avait amassé des milliers et des milliers de florins ?

— Comment ? Quelles horribles choses sont-ce là ? C’est le diable qui vous inspire, misérable enfant ! s’écria l’oncle en levant les mains. Je ne possède rien… rien !

— Pourquoi, Cécile, interprétez-vous faussement mes paroles ? demanda Mathias d’une voix plaintive. Il est inutile de faire de si vilains péchés. Assurément l’oncle Jean ne vous croira pas ! J’ai dit et je répète que la veuve de la Chapelle vous fait accroire ces choses-là. Pourquoi donc m’imputer les mauvaises pensées des autres ?

L’oncle se mit à tousser. C’était chez lui l’indice ordinaire de la fatigue. On pouvait voir sur ses traits qu’il allait faire une sortie violente ; et comme la colère faisait briller ses yeux éteints d’une flamme nouvelle, Mathias tendit les mains vers le vieillard comme pour l’arrêter, et dit d’une voix suppliante :

— Allons, oncle Jean, laissez là l’affaire : Cécile paraît tenir à ce que les choses ne se fassent pas selon votre désir. Eh bien, qu’elle épouse Barthélemy ; c’est elle qui en souffrira le plus.

— Tais-toi ! dit l’oncle irrité ; il parait que toi aussi tu penches vers ces détestables idées… Cécile, puisque tu n’as ni esprit ni raison, c’est à moi de décider pour toi ; il me faut mettre mon expérience à la place de ta folie. Écoute bien. Je te le demande pour la dernière fois : veux-tu, oui ou non, épouser Mathias ? Des larmes ne sont pas une réponse ; je veux que tu parles.

— Ah ! mon oncle bien-aimé, s’écria la jeune fille en tendant les mains vers lui, ah ! si vous saviez ce que vous faites !

— Réponds ! veux-tu Mathias pour mari ?

— Oh ! dit Cécile d’une voix déchirante, si on m’entraînait de force à l’église, je retiendrais ma respiration pour suffoquer en chemin !

— Fi ! quelles épouvantables paroles tu dis là ! Mathias est pourtant un homme comme un autre, dit l’oncle au comble de l’étonnement.

— Un homme ? lui, un homme ? s’écria la jeune fille égarée. C’est le démon lui-même, le démon de la fausseté et de l’avidité.

— Cécile, malheureuse enfant, je vous pardonne, dit Mathias en soupirant. Puisse Dieu là-haut vous pardonner de même cette calomnie !

— Eh bien, reprit l’oncle, tu n’en veux pas pour époux ?

— Jamais, répondit Cécile. Je suis prête à toutes les souffrances ; dussé-je mourir de la mort la plus cruelle, dussé-je être l’opprobre du monde entier, je ne consentirais jamais, jamais !

L’oncle se leva et dit d’un ton résolu :

— C’est bien, je traiterai votre ingratitude comme elle le mérite. Cette après-dînée, vous irez à la ferme de la Chapelle, vous y reprendrez ce qui vous appartient ; vous y demeurerez trois minutes… et si désormais il vous arrive d’adresser la parole, de rendre visite à ces mauvaises gens, si même vous osez les saluer, alors…

Un nouvel accès de toux surprit le vieillard et lui coupa la parole : il était visible que la sentence qu’il allait prononcer l’impressionnait péniblement.

Mathias contemplait d’un air railleur la jeune fille immobile sur sa chaise et pleurant amèrement. L’oncle reprit avec plus d’impatience, aussitôt qu’il put reprendre haleine :

— Alors, je te… Ah ! cela ne peut sortir de ma bouche… Mon enfant, mon enfant, si tu savais quelle peine tu me fais !

L’accent plaintif de ces dernières paroles émut profondément Cécile ; elle se laissa glisser de sa chaise, rampa sur les genoux jusqu’aux pieds du vieillard, dont elle saisit et baisa la main, et s’écria :

— Oh ! je vous aime encore ! encore comme autrefois ! Je donnerais toutes les années de ma vie pour prolonger la vôtre, si Dieu le permettait ! Ah ! ayez pitié, ayez pitié de moi ! Et si j’ai dit quelque chose qui vous afflige, pour l’amour de Dieu, pardonnez-le-moi !

Un sourire de joie éclaira le visage du vieillard. Il s’était vraisemblablement trompé sur les intentions de la jeune fille, car il reprit d’une voix adoucie :

— Il y a pardon pour tout, Cécile. Je savais bien que ton cœur n’avait pu changer ainsi tout d’un coup. Oublions tout, mon enfant ; l’homme le plus sage se trompe parfois. Ah ! je remercie Dieu de ce que je retrouve ma bonne Cécile !

En parlant ainsi, il la releva et fit un mouvement comme s’il voulait lui donner le baiser de réconciliation ; mais la jeune fille lui adressa un regard si interrogateur et si étrange, qu’il se prit aussi à douter :

— Eh bien ? demanda-t-il, je croyais que tu avais consenti !

Tremblante et comme saisie de convulsions, Cécile se jeta la tête en arrière, et parcourut la chambre en levant les mains et en disant d’un ton déchirant :

— Il est ensorcelé ! Mon Dieu, mon Dieu, vous m’avez abandonnée !

Mathias s’était levé, il s’approcha de l’oncle, le prit par le bras et en lui disant :

— Venez, oncle Jean, vous vous rendrez malade. Il n’y a rien à faire. Reposez-vous, et laissez Cécile se calmer : peut-être tout ira mieux que nous ne le croyons.

À ces mots, il conduisit le vieillard, en proie à un accès de toux, dans une chambre voisine dont il ferma la porte.

Cécile ; le front appuyé contre le mur, demeurait immobile comme une statue, et rien en elle ne trahissait la vie si ce n’est les douloureux sanglots qui soulevaient son sein.


IV



Le lendemain ; dans l’après-dînée, le soleil brillait dans le ciel aussi pur que la veille ; mais comme il s’inclinait déjà vers l’occident, il ne répandait plus qu’un éclat notablement affaibli.

La neige, privée des rayons étincelants de l’astre du jour, était terne et sans vie ; déjà les oiseaux les plus fidèles de l’hiver avaient cherché un refuge contre le froid du soir qui s’approchait ; un morne silence régnait sur la nature endormie.

À la ferme de la Chapelle on n’entendait rien non plus, ni voix humaines, ni bruits, échos du travail. Si de temps en temps la vache n’eût mugi dans l’étable, on eût pu croire qu’il ne se trouvait plus un être vivant dans ces lieux.

Jeannette était assise devant un rouet auprès de la marmite aux vaches. Sans nul doute une vive préoccupation devait captiver son esprit, car le fil se brisait très-souvent dans sa main, ou dans sa distraction elle posait le pied à côté et continuait de filer, bien que le rouet ne tournât pas.

Son regard était fixé sur l’horloge ; elle semblait compter chaque coup du balancier, et fréquemment elle contemplait les aiguilles, trop lentes à son gré, avec une expression d’impatiente colère, comme s’il eût dépendu de l’horloge d’accélérer sa marche.

Tout à coup elle fut arrachée à ses distractions par un événement imprévu ; la marmite soumise à un feu trop ardent déborda, et l’eau coula à flots dans le feu.

— Eh bien ! Jeannette, cria la mère Anne qui, du fond de l’étable, était accourue au bruit, bientôt tu laisseras l’eau bouillante tomber sur toi sans t’en apercevoir. Ma fille, ma fille, depuis la dernière kermesse tu es devenue si songeuse que je n’y comprends rien.

La jeune fille parut troublée et confuse :

— Allons, allons, mère, répondit-elle avec précipitation, portons la marmite à l’écurie. J’irai ensuite bien vite jusqu’au village chercher du fil vert pour Cécile ; elle me l’a demandé.

— Si Cécile l’a demandé, vas-y tout de suite, bientôt il sera trop tard, mon enfant.

Tout en parlant elles avaient transporté la marmite à l’écurie.

Jeannette revint seule dans la chambre ; elle jeta un coup d’œil satisfait sur l’horloge, et franchit précipitamment la porte avec un cri de joie à grand’peine comprimé.

Dès qu’elle fut à quelque distance dans le chemin, et après avoir tourné deux fois la tête vers la ferme, elle se mit à rire de bon cœur et se dit à elle-même :

— Ah ! ah ! la mère ! Comme elle va ouvrir les yeux tout à l’heure ! Elle saura bien alors pourquoi j’ai laissé couler l’eau de la marmite.

Elle se mit en même temps à sauter et à courir si vivement que la neige volait en flocons sous ses pieds.

Elle n’avait pas encore atteint le village, lorsqu’elle entendit, derrière la sapinière, le hennissement d’un cheval.

— Ah ! les voilà ! s’écria-t-elle avec Joie. Notre Bles[19] est content d’arriver à la maison ; mais si la pauvre bête savait quelque chose de l’affaire, elle serait capable de prendre le galop.

Bientôt elle vit son frère paraître au loin avec sa charrette au détour du bois. Et bien qu’elle ne pût se faire comprendre à une pareille distance, elle cria de toutes ses forces, en se mettant à courir plus vite encore qu’auparavant.

— Barthélemy ! Barthélemy ! L’as-tu ? As-tu le mouchoir ?

Le jeune paysan comprit sans doute ses gestes, car il se leva debout dans la charrette et jeta sa casquette en l’air, si bien qu’elle retomba à quelques pas dans le chemin et qu’il fut forcé de faire arrêter le cheval pour aller la ramasser.

Sur ces entrefaites, sa sœur, toute en nage, arrivait en courant jusqu’à lui.

— Eh bien ! Barthélemy, s’écria-t-elle, as-tu le mouchoir ?

— Jeannette, Jeannette, répondit-il avec une joyeuse exaltation, j’ai tous les bonheurs ! Pense un peu, le monsieur à qui je devais livrer mes cercles, — c’est un confiseur, — m’a demandé pourquoi je paraissais si heureux au moment où il me payait.

— Oui, Barthélemy, demanda la jeune fille trépignant d’impatience dans la neige, c’est bien, mais as-tu le mouchoir ?

— Certainement que j’ai le mouchoir ; mais écoute un peu, reprit le jeune homme. J’ai parlé à ce monsieur de notre mère et de sa fête.

— Laisse-le-moi voir, Barthélemy, laisse-le-moi voir !

— Et le monsieur, Jeannette, sais-tu ce qu’il a fait ? Il a dit que, lui aussi, il voulait faire son cadeau à la mère.

— Vraiment ! Mon Dieu, voilà qui est beau !

— Oui, et il m’a donné de bel et bon ouvrage pour tout l’hiver.

— Et c’est là le cadeau de la mère ?

— Non, Jeannette ; il m’a glissé dans la main une belle pièce de cinq francs toute neuve, et il m’a dit que je devais l’ajouter au prix du mouchoir pour pouvoir en acheter un très-beau.

— Cinq francs ! et que coûte donc le mouchoir ?

— Huit francs et demi, Jeannette ! huit francs et demi !

— Que Dieu me soit en aide ! Il y avait là, cher Barthélemy, de quoi vivre tout un mois pour toute la maisonnée. Laisse-le-moi donc voir ?

— Oui, mais auparavant j’ai encore quelque chose à te dire. Le monsieur m’a ensuite conduit chez lui, où il y avait une quantité de pots de cuivre, — tout à fait comme les cruches à lait[20] — il y en avait bien mille, je crois. Et tous ces pots étaient pleins, mais tout à fait pleins de sucre !

— Mille cruches pleines de sucre ! s’écria la Jeune fille en levant les mains au ciel.

— Mais, Barthélemy, si tu dis vrai, qui donc mange tout ce sucre-là ?

— Les gens riches, bien sûr, Jeannette. Et puis le monde est si grand ! Mais le plus beau de toute l’affaire, Jeannette, c’est qu’il m’a donné pour la mère cinq ou six gros paquets de sucre candi : il y en a du blanc, du jaune, du roux, du brun, du noir, et que sais-je encore ; enfin, de toutes les couleurs !

— Du noir ?

— Oui, aussi noir que la poix. La mère ne saura rien. Nous allons joliment rire ! Allons, en route maintenant, notre Bles commence à avoir froid ; je vais te montrer le mouchoir. Fais attention, ne le froisse pas. Montre-moi tes mains, Jeannette.

— Oh ! je viens de laver des navets, il n’y a qu’un instant.

Barthélemy était monté sur la charrette pour prendre le mouchoir, et tout en procédant à l’opération, il continua :

— C’est seulement pour dire, chère sœur, que ce sont là des choses qu’il ne faudrait pas toucher sans mitaines. Huit francs et demi !

Il descendit de la charrette avec un paquet enveloppé de papier, alla, avec des gestes mystérieux, se poster au bord du chemin, et là dénoua avec précaution la ficelle qui entourait le paquet. Jeannette était penchée au-dessus ; ses grands yeux étincelaient de curiosité ; un sourire de joyeuse attente s’épanouissait sur ses traits.

Enfin elle vit le mouchoir ! Muette d’admiration elle contemplait fixement le paquet ouvert.

— Eh bien, Jeannette, qu’en dis-tu ? demanda Barthélemy.

La jeune fille fut un instant sans répondre. Tout à coup elle se mit à battre des mains et à sauter de joie. Barthélemy en fit autant… et on eût pu les voir, dans leur joie naïve, danser dans la neige comme des enfants.

Le cheval tourna la tête comme pour demander ce qui arrivait.

— Que c’est beau ! mon Dieu, que c’est beau ! s’écria Jeannette. Oh ! comme la mère va être contente ! Rouge, bleu, jaune… Il y a de quoi en devenir aveugle !

Barthélemy chanta d’une voix pleine et sonore qui réveilla les échos de la sapinière :


À bas chagrin et tristesse,
Demain ce sera kermesse !

— Oh ! Jeannette ! Jeannette !

— Oh ! Barthélemy ! Barthélemy !

— Allons, monte en voiture, il est temps ! dit le jeune homme.

— Oui, et fais un peu courir Bles !

— Non, Jeannette, il faut d’abord nous entendre sur ce que nous allons faire.

Tous deux montèrent dans la charrette. Le cheval continua sa route.

— As-tu les fleurs ? demanda la jeune fille en regardant tout autour d’elle dans la charrette.

— Elles sont sous moi dans le panier, avec un cruchon de bière d’orge, répondit Barthélemy. J’allais oublier que j’ai une commission de Frans pour toi.

— Pour moi ? de Frans ? demanda Jeannette les joues empourprées d’une pudique rougeur.

Barthélemy ouvrit le panier et en tira quelques petites fleurs toutes mignonnes.

— Voilà ! dit-il, Frans m’a prié de te donner cela.

— Que puis-je faire de cela ? demanda la jeune fille pensive.

— Sais-tu, sœur, comment ces fleurs s’appellent ? reprit le jeune homme. Je ne le savais pas non plus, mais Frans me l’a dit. Oh ! c’est un si beau nom !

— Comment s’appellent-elles donc ?

— Elles s’appellent : Ne m’oubliez pas !

La jeune fille tourna brusquement le dos à Barthélemy pour cacher la vive rougeur qui enflammait son visage. Son frère la regarda un instant en riant, puis demanda :

— Jeannette, Cécile est-elle auprès de la mère ?

— Elle n’est pas encore venue chez nous aujourd’hui, répondit la jeune fille. Je suis allée au couvent pour savoir ce que cela signifie. Le méchant Mathias m’a reçue comme si je venais voler quelque chose.

— Et Cécile ne viendra-t-elle pas ?

— Elle viendra ; elle viendra vers le soir, a dit Mathias, mais avec un sourire !… tout à fait comme un chien qui va mordre.

— Bah ! peu nous importe, pourvu qu’elle vienne. — La mère pourra la reconduire à la maison si elle demeurait un peu tard. Allons, sœur, assieds-toi sur le panier à côté de moi, et voyons comment nous allons arranger cela.

Ils entamèrent un dialogue entremêlé de gestes joyeux et de battements de mains de la jeune fille, mais à voix si basse et si mystérieusement qu’un passant n’eût pu en saisir un seul mot.

Lorsqu’ils furent arrivés devant la porte de la ferme, Jeannette sauta à bas de la charrette, et entra dans la maison ; Barthélemy détela le cheval et le conduisit à l’écurie. Il apporta ensuite avec une foule de précautions le paquet et le panier.

— Ah ! bonjour, mère, s’écria-t-il en entrant dans la chambre. Tendez la main, j’ai du bel et bon argent pour vous.

Tout en mettant dans la main de sa mère quelques pièces de monnaie, il parcourut la chambre du regard ; tout à coup son visage s’assombrit, et prit l’expression d’une profonde tristesse.

— Tu crois sans doute, dit la mère, que je ne te donnerai pas de pourboire parce que la veuve du maçon Jean doit venir dîner ici avec ses enfants ? Non, Barthélemy, non, mon garçon, bois une pinte, le dimanche, comme c’est ton habitude : tu es beaucoup trop brave pour t’en priver.

Barthélemy prit distraitement quelques cents que lui offrait sa mère, et comme celle-ci allait mettre l’argent à part dans sa chambre à coucher, il s’approcha de sa sœur et lui dit avec un gros soupir :

— Cécile n’est pas ici !

— Elle ne viendra plus maintenant, dit la jeune fille ; dans une demi-heure il fera noir. Mais nous lui raconterons l’affaire demain. Allons, va-t’en là-haut et retiens la mère en bavardant, comme nous en sommes convenus.

— Voulons-nous attendre encore un peu ? demanda Barthélemy.

— Attendre ? Alors nous ne parviendrons plus à faire quitter sa chambre à la mère.

— C’est vrai, dit le jeune homme. J’aurais pourtant été si content que Cécile fût là. Allons, dépêche-toi, Jeannette, — et quand ce sera fait, frappe avec le soufflet sur les pincettes.

Jeannette courut en toute hâte à l’écurie, en rapporta le panier, posa sur la table cinq ou six assiettes dans lesquelles elle versa les paquets de sucre candi, disposa tout auprès le mouchoir à demi déployé, noua les fleurs au cruchon de bière, et mit à côté trois tasses pour la boire, car il n’y avait pas de verres dans la maison.

Puis elle frappa si fort du soufflet sur les pincettes que la mère cria d’en haut :

— Hé ! ne cassez rien en bas !

Barthélemy descendit quatre à quatre l’escalier ; la mère le suivait.

Ce fut un singulier mais touchant tableau que de voir les yeux de la brave femme toute surprise, aller de la table si bien ornée à ses enfants souriants, et regardant tout d’un air interrogateur comme pour y trouver l’explication de toutes ces belles choses.

— Vive Anne ! vive Anne ! crièrent Barthélemy et sa sœur ; et transportés de joie ils volèrent au cou de la vieille mère, et appliquèrent sur ses joues plus d’un gros baiser tout plein d’amour.

Le jeune paysan se dégagea le premier de l’étreinte, prit le mouchoir neuf, le mit sur les épaules de sa mère, courut au mur prendre un petit miroir, et s’écria :

— Voyez, voyez, mère, voilà votre cadeau. Vous n’irez plus à l’église maintenant avec ce vilain mouchoir.

La mère comprit seulement alors ce que signifiait la joie de ses enfants. Elle était tellement émue qu’elle ne put dire un mot ; et tout interdite, elle regarda fixement le mouchoir.

Une larme s’échappa enfin de ses yeux. Elle attira ses enfants sur son sein et les couvrit de baisers à son tour :

— Oh ! comme Dieu est bon ! murmura-t-elle d’une voix altérée.

Et tandis qu’elle gardait toujours sa fille enfermée dans ses bras, Barthélemy courut à la table, remplit de bière les trois jattes, et dit d’une voix tendre et grave :

— Mère, à votre santé ! Puissions-nous vivre longtemps ensemble, une vie d’amour et de vertu ! que je reste en bonne santé afin de travailler pour ma bonne mère, et que Dieu nous donne sa bénédiction ici-bas et plus tard dans le ciel ! Vive Anne !

Il portait la jatte à sa bouche, mais il s’arrêta soudain à un cri de sa sœur, qui s’élança dehors en disant :

— Voilà Cécile là-bas ! Ah ! voilà Cécile !

— Hourra ! hourra ! dit Barthélemy avec allégresse, et lui aussi courut hors de la maison.

La mère n’était seule que depuis un instant lorsque ses enfants reparurent sur le seuil avec Cécile.

Mais hélas ! quel changement s’était fait en eux ! leur visage était triste et abattu, ils marchaient la tête basse, et regardaient de temps à autre Cécile avec une curiosité mêlée d’effroi.

Cécile s’avança, muette, jusqu’à la table, s’affaissa sur une chaise, et se mit à sangloter et à pleurer tellement que les autres, frappés de stupéfaction, la contemplaient en tremblant.

La mère s’approcha la première de la pauvre affligée, et lui dit en lui prenant la main :

— Seigneur Dieu ! chère Cécile, qu’est-il arrivé ? Un malheur ?

Elle n’obtint pas de réponse.

Barthélemy vint à son tour près de la jeune fille et s’écria d’une voix déchirante et pleine de larmes :

— Cécile ! Cécile !

Soit que cet appel parti d’un cœur navré eût vivement frappé la jeune fille, soit que les larmes mêmes qu’elle avait versées l’eussent un peu soulagée, elle leva la tête et répondit d’une voix faible :

— Ô mes chers amis, le chagrin m’ôte la parole. Laissez-moi pleurer encore un peu.

— Ah ! Cécile, Cécile, vous me ferez mourir ! s’écria Barthélemy tout hors de lui. Qu’y a-t-il ? Pour l’amour de Dieu, parlez !

— Jugez combien je suis malheureuse, dit la jeune fille, c’est la dernière fois que vous me voyez !

Une suite d’exclamations douloureuses répondit à cette révélation inattendue.

— Je ne puis plus venir jamais ici, reprit Cécile en versant un torrent de larmes ; je ne puis plus adresser la parole à aucun de vous. Et, hélas ! hélas ! je dois obéir ?

— Vous ne pouvez plus nous parler ! demanda la veuve d’une voix étonnée et incrédule. Pourquoi ? Nous n’avons cependant fait de mal à personne ?

— Ah ! ne me demandez rien, dit la jeune fille d’un ton suppliant ; je ne puis parler.

La colère de Barthélemy éclata, ses dents grincèrent, il serra les poings convulsivement et reprit :

— Oh ! je le pensais bien ! C’est encore ce serpent de Mathias qui a tout fait. — Voyez-vous, je suis bon, je n’ai jamais fait de mal même à une grenouille… mais si ce bourreau me tombe entre les mains, et que je ne lui arrache pas des épaules son infernale tête, alors…

La vieille mère lui mit la main sur la bouche et coupa court à sa vindicative imprécation.

— Barthélemy, dit Cécile suppliante, si vous avez quelque amitié pour moi, chassez bien loin ces mauvaises pensées. Mon oncle lui-même me l’a ordonné. Il n’y a rien à faire : c’est mon sort.

— Mon Dieu ! je ne vous reverrai donc plus jamais ! s’écria le jeune homme avec désespoir, et il posa sa tête sur la table et se mit à pleurer amèrement.

— Je ne viendrai plus jamais ici, répondit Cécile ; mais lorsque, seule et abandonnée, je passerai mes jours entiers au vieux couvent, ô mes amis, alors je penserai toujours, toujours à vous. Ce n’est que d’à présent que je sais combien je vous aime tous.

Ces derniers mots mirent le comble à la désolation, et tous, le cœur brisé, fondirent en larmes.

Tout à coup Cécile jeta au dehors un regard plein d’anxiété, et sans doute elle aperçut quelque chose qui lui inspirait une terreur profonde, car elle se leva toute tremblante, et rassembla à la hâte quelques objets épars sur une armoire.

— Ciel ! dit-elle, je l’avais déjà oublié ? Je suis venue prendre mon coussin à coudre ; adieu, adieu, je dois partir !

Barthélemy se retourna frappé du ton inquiet de ces paroles.

Lui aussi regarda au dehors, et soudain la flamme de la colère étincela dans ses yeux.

— Le voilà là-bas dans le chemin, le méchant démon ! Va-t’en, scélérat, va-t’en !

Il voulut franchir la porte ; mais sa mère se suspendit à son cou, et le retint de toutes ses forces, bien qu’il mugît comme un taureau furieux et s’efforçât d’échapper à l’étreinte qui l’arrêtait.

Cependant Cécile avait tiré précipitamment de son sein une croix d’or. Elle mit le bijou dans la main de Jeannette et lui dit :

— J’ai promis à la veuve de Jean le maçon que je lui viendrais en aide. Je ne le puis pas. Voici une croix qui vient de ma mère morte. Qu’elle la vende et achète du pain pour ses enfants. Mère Anne, Barthélemy, Jeannette, mes chers et bons amis, adieu. Pensez à moi, Priez Dieu, priez-le qu’il me protége !… Je vais souffrir, me consumer, mourir de douleur, car…

Sa voix s’éteignit ; elle s’enfuit en sanglotant et les mains devant les yeux.

Un instant après, les habitants de la ferme de la Chapelle pleuraient en silence.

Le mouchoir gisait oublié sur une chaise, et déjà une profonde obscurité couvrait la terre avant qu’aucun d’eux fût sorti de cette morne consternation, et eût trouvé quelque adoucissement à sa navrante douleur.


V



Comme si Cécile eût été l’ange dont la présence dispensait à la ferme de la Chapelle bonheur et contentement, toute joie avait disparu avec elle.

Barthélemy, le vaillant et gai jeune homme, n’était plus reconnaissable. Pendant des journées entières, il demeurait muet et pensif ; il penchait en avant sa tête affaissée par une tristesse continuelle ; sur son visage pâle et abattu on lisait le martyre de son âme et les angoisses du désespoir.

Toutes ses chansons étaient oubliées, et s’il travaillait encore comme autrefois, ses mouvements étaient lents et incertains, comme chez celui dont la pensée absente ne surveille pas l’œuvre des mains. À peine lui restait-il assez d’attention pour faire de temps en temps une réponse brève et peu encourageante aux consolations de sa mère.

Ainsi, en moins de deux mois, la gentille petite ferme devint aussi silencieuse, aussi solitaire, aussi triste que la morne demeure de l’avare.

Ce qui brisait le cœur du jeune homme, ce n’était pas tant l’absence de Cécile que l’ignorance dans laquelle il se trouvait sur son sort. Son imagination évoquait sous ses yeux mille scènes terribles ; il voyait ses souffrances et ses larmes ; il entendait ses plaintes et ses gémissements. Le sommeil était pour lui comme la veille, plein de soudaines émotions, plein d’alarmes sans cause définie qui le livraient en proie à d’incessantes douleurs, à de continuelles inquiétudes. On s’en apercevait assez, quand, occupé de quelque travail, il se mettait souvent à trembler tout à coup, à grincer des dents avec colère, à lever vers le ciel un regard suppliant.

Le sentiment de son impuissance rongeait son cœur comme un ver dévorant. Cécile l’avait prié, avec tant d’insistance, de s’abstenir de toute intervention ; il avait lu dans son regard qu’un mystérieux et terrible pouvoir la forçait de se soumettre. Peut-être eût-il fait son malheur à elle, en cherchant à tirer vengeance de celui qui paraissait la cause de ses douleurs.

Cette dernière pensée l’empêcha de faire aucune démonstration contre Mathias, quelle que fût la violence avec laquelle il sentait parfois son sang bouillonner de colère et ses ressentiments comprimés lui monter à la tête.

Pendant la semaine, Cécile ne quittait pas le vieux couvent ; elle ne paraissait même pas sur le seuil de la sombre habitation ; mais le dimanche elle allait à l’église avec son vieil oncle et Mathias.

Déjà, pendant trois semaines consécutives, Barthélemy s’était placé, sur le chemin que devait suivre Cécile. Chaque fois, d’aussi loin que la jeune fille avait pu l’apercevoir, elle avait baissé les yeux et passé devant lui sans même prendre garde à son salut. S’il ne pouvait obtenir de Cécile un seul signe, l’oncle Jean, en revanche, lui lançait des regards irrités, et semblait lui adresser de terribles reproches. Mathias dardait sur le jeune homme des regards obliques et railleurs, tout en prenant avec un sourire significatif le bras de Cécile, en penchant la tête vers elle d’un air d’adulation, en un mot, en se comportant vis-à-vis de la jeune fille comme si un autre sentiment que l’amitié autorisait entre eux cette familiarité.

Dire combien ce spectacle blessait profondément le cœur du jeune homme, ce serait impossible. La pâleur de Cécile, les larmes qu’il croyait apercevoir sur ses joues suffisaient bien déjà pour lui faire souffrir d’inexprimables douleurs ; cependant l’odieuse ironie de Mathias lui infligeait un supplice plus cruel encore.

Trois fois il s’était placé ainsi sur le chemin de l’église, et trois fois il s’était enfui pour aller cacher les torrents de larmes qui s’échappaient de ses yeux dans les silencieuses profondeurs de la sapinière.

Depuis lors, la rencontre des habitants du vieux couvent lui inspirait un tel effroi, qu’il n’osait plus épier le retour de la jeune fille que de très-loin et sans être aperçu.

Seule la veuve du maçon savait parfois faire pénétrer dans son cœur oppressé un rayon de consolation. Elle ne se trompait nullement sur la secrète passion qui torturait le jeune homme, et elle savait, avec un tact parfait, toucher en lui les fibres capables de faire vibrer un sentiment d’espoir. Elle prononça hardiment le mot d’amour et le força d’avouer le mal dont souffrait son âme. Cela lui donna le droit de lui prodiguer franchement des consolations en lui parlant sans cesse de Cécile, et en lui faisant espérer que l’amie dont il était séparé éprouvait pour lui les mêmes sentiments.

Depuis les tristes adieux de Cécile, la mendiante avait déployé une activité dont on pouvait s’étonner à bon droit. Dès le matin de bonne heure, jusque bien tard dans la soirée, elle était sur pied avec son enfant. Barthélemy travaillait-il aux champs, à l’instant elle était auprès de lui, le réconfortant et lui faisant entrevoir de riantes perspectives, puis elle le quittait pour revenir le visiter encore une heure après. Si le jeune homme venait à passer devant le couvent, il trouvait la veuve assise avec son enfant au bord du chemin, comme si elle espionnait la demeure de l’avare. Traversait-il le village, il y voyait la mère et l’enfant trottant et courant, qu’il fit beau ou mauvais temps ; se postait-il le dimanche pour attendre de loin le passage de Cécile, il voyait la veuve se poser au milieu du chemin et demander hardiment une aumône à la jeune fille, bien que l’avare lui fît signe de s’éloigner par des gestes irrités.

Un sentiment de reconnaissance pour Barthélemy et Cécile excitait vraisemblablement la pauvre veuve à déployer ces efforts extraordinaires ; peut-être aussi la haine qu’elle portait au perfide Mathias était-elle un puissant stimulant de son activité.

Et en effet, en quelque occasion qu’elle rencontrât le persécuteur de Cécile, l’ennemi de Barthélemy, elle attachait sur ses yeux un regard si fixe et si perçant, elle semblait le menacer et le provoquer si hardiment, que, sous l’influence réitérée de cette attitude, Mathias en était venu peu à peu à craindre la mendiante, et s’était persuadé que celle qu’il avait si souvent repoussée rudement se doutait de ses projets sur l’héritage de l’oncle Jean. Qu’avait-il à redouter d’elle ? il l’ignorait ; mais cela lui inspirait d’autant plus d’inquiétude. Il savait de plus que, du chef de son mari, la veuve avait droit à une petite partie de la succession : c’était même là la raison de la brutalité avec laquelle il s’était toujours conduit envers elle.

Cette inquiétude et l’affaiblissement à vue d’œil de l’oncle Jean le faisaient insister impatiemment et par tous les moyens auprès de Cécile pour la faire consentir à devenir sa femme. Tantôt il se montrait flatteur, prévenant, et lui promettait tous les bonheurs ; tantôt il redevenait méchant et cruel, il maltraitait la pauvre fille et s’efforçait de la convertir à son projet par la terreur, et même par la crainte de la mort. Mais quelque moyen qu’il employât, si vivement qu’il excitât par les plus viles calomnies l’esprit de son oncle contre elle, la jeune fille persistait dans son refus, et se renfermait la plupart du temps dans un silence résigné que son oncle lui reprochait comme un coupable entêtement.

Un matin, Cécile était assise auprès de la cheminée ; elle tenait sur son tablier un morceau de toile qu’elle avait commencé de coudre. Cependant elle ne travaillait pas ; ses mains inactives reposaient sur ses genoux ; son œil était arrêté fixement sur le feu éteint, et elle se parlait à voix basse à elle-même. Le nom de Barthélemy et celui de son oncle tombaient parfois de ses lèvres avec un profond soupir ! Mais son visage demeurait impassible et semblait inanimé comme celui d’une statue.

Soudain un bruit de pas vint frapper son oreille ; la pâleur de la mort se répandit sur ses traits, et elle se prit à trembler comme si elle eût redouté une terrible apparition.

C’était en effet Mathias, qui ouvrit une porte et entra dans la chambre.

Cécile pencha davantage encore la tête, comme si elle eût voulu cacher son visage ; elle ne fit pas d’autre mouvement.

La physionomie de Mathias était contractée par un sourire si cruellement méchant, que l’effroi de la jeune fille n’était vraiment pas exagéré.

Il s’approcha de Cécile sans parler, sous le prétexte apparent de chercher quelque chose dans le foyer avec les pincettes, et marcha si pesamment sur le pied de la jeune fille, qu’un frémissement douloureux courut dans tout son corps. Elle ne dit cependant pas un mot. Lui haussa les coudes à la hauteur de la tête de Cécile, et les lui poussa violemment en plein visage, sans qu’aucune plainte s’échappât de la bouche de la victime. Au contraire, elle se blottit sur sa chaise et se fit petite comme quelqu’un qui s’attend à souffrir et accepte le supplice avec la résignation de l’impuissance.

Après avoir maltraité de mille manières la jeune fille, dont le corps sans résistance semblait un être inanimé, Mathias s’écria d’un ton rude :

— Tu es là comme un morceau de bois ! Ôte-toi de mon chemin !

En disant ces mots, il la poussa si violemment par les épaules ; que sa tête alla heurter la cheminée.

Elle reprit toujours silencieuse sa précédente attitude, mais se mit cette fois à verser un torrent de larmes.

Le bourreau s’éloigna de deux ou trois pas, se croisa les bras, et lui dit en la contemplant d’un air ricaneur :

— Je t’ai dit hier que c’est aujourd’hui le dernier jour. Songes-y bien ! Il n’y a pas de choses affreuses auxquelles tu ne doives t’attendre si le soleil se couche avant que j’aie ton consentement !

Et comme la jeune fille demeurait immobile et muette, sa rage en devint plus vive :

— Ah ! s’écria-t-il, tu te tais ? C’est la dernière apparence de force qui te reste. Tout en toi doit être annihilé ! Je sais le moyen de délier ta langue. Allons, parle ! Il s’élança vers Cécile, étreignit ses épaules de ses poings musculeux, et la secoua si violemment, que la tête de la jeune fille en tourna en même temps ; il fixait sur ses yeux un regard empreint d’une telle férocité, que la pauvre enfant, craignant de mourir, se prit à trembler de tous ses membres.


— Parle ! dit-il d’une voix tonnante, parle, ou je te brise les épaules entre mes mains !

Une plainte étouffée s’échappa de la poitrine de la victime ; elle s’affaissa sur ses genoux, et dit d’un ton suppliant, en tendant les mains vers son bourreau :

— Ô Mathias, quel mal vous ai-je fait ? Si je dois mourir, ne me faites pas mourir à petit feu !

Le barbare contempla avec une sorte de volupté la jeune fille, qui tremblait agenouillée à ses pieds.

— Je te l’avais bien dit, répliqua-t-il avec un rire sardonique, que tu t’agenouillerais un jour devant moi. Tu croyais la chose impossible, et te voilà !

— Pardon ! grâce ! je ferai tout ce que vous voulez ; je deviendrai l’esclave de vos moindres vœux, j’obéirai à un signe de vous, je serai votre servante…

— Ce n’est pas là ce que je veux.

— Je renoncerai en votre faveur à ma part de succession, je prierai mon oncle de vous la donner aussi ; et, si c’est nécessaire, je signerai, en présence de témoins, les écrits qui peuvent vous mettre en possession de tout. Mais, pour l’amour de Dieu, donnez-moi un peu de répit, laissez-moi un instant en paix… Ma tête s’en va… je sens… j’ai peur… je deviens folle…

Sa tête s’inclina profondément sur sa poitrine, mais elle resta agenouillée.

— Ce n’est pas bien ainsi, répondit Mathias. Il y a un autre moyen de faire de moi le meilleur homme du monde. Tu connais ce moyen. Tu es libre encore aujourd’hui de le choisir ; demain il sera trop tard. Si tu ne l’acceptes pas, tu peux dire adieu à la lumière du soleil ; ma haine te consumera à petit feu, le chagrin t’épuisera lentement, tu disparaîtras comme la neige, sous le feu de ma vengeance. Ah ! ah ! tu vois bien que tu ne me connais pas encore. Réponds à ma question ; veux-tu être ma femme, oui ou non ?

La jeune fille se leva sans prononcer un mot, alla se rasseoir sur sa chaise et mit les mains devant ses yeux.

— Cécile, dit Mathias d’un ton calme en s’asseyant pareillement, avant de me résoudre à pire, je veux une fois encore vous engager à la prudence. En vérité, je ne vous comprends pas. Il est dans la destinée de toute fille de se marier tôt ou tard. Qu’importe le nom du mari, pourvu qu’il soit en état de bien pourvoir à l’entretien de sa femme et de lui rendre la vie agréable ? Et que je puisse faire cela, assurément vous n’en doutez pas. Il est bien vrai que dans la jeunesse on s’imagine que l’amour, la beauté, l’affection, sont des choses qui ont leur valeur dans la vie. Rêves que tout cela ! rêves qui s’en vont avec la folie des jeunes années ! Il n’y a qu’une chose qui demeure toujours, une chose qui tient la place de tout, ou plutôt qui est l’inépuisable source de toutes les autres. Cette chose s’appelle l’argent. Eh bien, nous aurons de l’argent à foison. Pourquoi donc s’attrister ? Parce que l’amour, la sympathie, l’affection, manqueront à notre mariage ? Quel prix peut avoir un seau d’eau pour celui qui est maître de la source d’où elle coule sans cesse… Tu ne réponds pas ? Je comprends, ce n’est pas le défaut d’amour qui t’arrête, c’est la haine que tu me portes. Mais qu’est-ce que la haine ? une illusion, un sentiment qui, comme l’amour, naît et s’éteint avec sa cause. Tu me hais parce que je te fais du mal. Épouse-moi, je te montrerai de l’amitié ; ta haine disparaîtra avec la raison qui l’a fait grandir dans ton cœur. Que dis-tu à cela ? Faut-il me fâcher encore, et arracher par la force les paroles de ta bouche ?

À cette question faite avec le sombre accent de la menace, la jeune fille se mit à trembler de nouveau.

— Oh ! pardonnez-moi, répondit-elle d’une voix pleine de prière ; je ne sais pas mentir. Cela vient, voyez-vous, de ce que je passe ici les jours entiers dans la solitude, songeant, rêvant et souffrant… L’âme voit alors plus avant et découvre des choses que dans d’autres circonstances elle n’eût pas approfondies. Savez-vous ce que c’est que le mariage ?

— C’est l’union de deux personnes qui mettent leur vie en commun pour en tirer plus grand avantage, dit Mathias. Ni plus ni moins que deux négociants qui mettent ensemble leur argent pour pouvoir faire un plus grand commerce.

— Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! dit Cécile en soupirant. Peut-être alors pourrais-je me rendre à votre désir,

— Ce n’est pas autre chose, croyez-moi ! dit Mathias en l’interrompant.

— Non, non, c’est l’annihilation de la femme, reprit la jeune fille avec une singulière énergie, annihilation commandée par Dieu, dictée par le sentiment du devoir, exigée par une inexorable nécessité. Maintenant que je ne suis pas mariée, je jouis malgré tout d’une certaine liberté ; j’ai ma volonté à moi, je puis vous résister sans pécher contre Dieu et contre ma conscience. Si vos persécutions me font mourir de chagrin, peut-être trouverai-je ma récompense dans le ciel. Mariée avec vous, devenue votre femme, je devrais satisfaire à vos moindres désirs, me soumettre à vos moindres volontés, vous obéir comme une esclave… C’est là ce qui m’épouvante à la seule pensée de ce que vous demandez de moi.

Cette réplique parut causer à Mathias une profonde surprise ; non pas tant pour le sens même, qu’à cause du ton grave et posé avec lequel Cécile avait parlé. Il ressentit un vif dépit de trouver encore autant de force et de fermeté dans celle qu’il croyait tout à fait épuisée et à bout de courage. Après être resté un instant sous cette impression, il répondit avec son mauvais sourire :

— Je vous comprends ; en effet, vous jugez les choses à fond. Vous seriez capable, si vous acceptiez, de me refuser le baiser conjugal. Quel enfantillage !

— Ah ! s’écria Cécile au désespoir, ce baiser, ce baiser me ferait mourir ! Et si je pouvais survivre un seul jour à cet affreux malheur, je me détesterais plus encore que je ne vous déteste !

Mathias se leva, et jetant à la jeune fille un regard farouche :

— Ainsi, demanda-t-il, tu préfères une autre mort, une mort lente comme celle de l’être qu’on tue à coups d’épingle.

Il ne reçut pas de réponse. Il demeura assez longtemps plongé dans ses réflexions. Enfin, il répondit d’un ton dégagé :

— C’est bien ; je n’ai plus d’espoir de vous faire entendre raison. J’atteindrai mon but d’une autre manière. Il me faudra peut-être te faire sentir encore un peu si mes doigts sont de chair ou de fer ; mais ce n’est plus nécessaire ce matin ; je garderai mes forces pour l’après-dîner. En attendant, réfléchis à ce qu’est le mariage, cela te sera peut-être utile dans l’autre monde !

Ce disant, il alla sur le seuil de la porte extérieure, regarda dans toutes les directions et murmura à part lui :

— L’odieuse veuve n’est pas là, hâtons-nous.

Il rentra dans la chambre, et, la flamme de la menace dans les yeux, il dit à Cécile :

— Je dois sortir pour un instant. Mets le verrou en dedans. Peut-être Frans Dalinckx viendra-t-il pour payer son fermage. Fais-le attendre. Et si tu oses ouvrir à quelqu’un autre…

Il leva la main, contracta ses doigts comme une serre, et, faisant le geste de saisir Cécile par le cou, il ajouta, les lèvres crispées par une haine féroce :

— Tu m’entends !

Après quoi il la laissa toute tremblante, et s’éloigna de la maison par le chemin qui conduisait au village.

À peine était-il sorti que Cécile se leva, poussa le verrou, rentra dans la chambre et alla s’agenouiller dans un coin obscur, les mains jointes et implorant avec ferveur la protection de Dieu.

Un lugubre silence régnait autour d’elle. Dans cette solitude complète, son cœur se dégonfla, elle se mit à pleurer, et sa prière fut entrecoupée de sanglots douloureux.

Parfois le vent s’engouffrait dans la cheminée ou quelque craquement se faisait entendre dans le vieil édifice. Alors Cécile tremblante se tournait vers la porte et son visage pâlissait d’effroi. Chaque fois elle reprenait sa prière interrompue.

Tout à coup elle étendit un coup léger à la porte, si bas et si discret que son oreille le perçut à peine. Elle se leva pourtant et se rapprocha de la porte. Le coup fut répété.

— Qui est là ? demanda Cécile à voix basse aussi, comme si le ton de la voix extérieure l’eût maîtrisée.

— Cécile, êtes-vous seule ? demanda-t-on par le trou de la serrure.

— Ah ! chère Catherine, répondit la jeune fille, qui reconnaissait la voix, pour l’amour de Dieu, allez-vous-en. Éloignez-vous de notre porte.

— Vous êtes seule ? Laissez-moi entrer, laissez-moi entrer ! dit Catherine d’une voix suppliante.

— Je ne puis pas… Oh ! allez-vous-en ; je tremble de vous voir ici.

Il se fit un instant de silence. La voix du dehors reprit bientôt d’un ton plaintif :

— Ô Cécile ! ma pauvre petite Marie est là couchée sur votre seuil, mourante de faim ; un seul petit morceau de pain peut la sauver. Et vous, Cécile, vous ne me donneriez pas ce morceau !

La jeune fille, sans songer à ce qu’il pouvait y avoir de vrai ou de feint dans cette lamentation, se mit à trembler et regarda fixement le verrou de la porte, en étendant la main pour l’ouvrir ; mais elle s’arrêta avec terreur, comme si le verrou eût dû la brûler.

— Vite, oh ! vite ! dit la voix du dehors ; elle se meurt, elle se meurt !

Cécile tira le verrou avec une précipitation fébrile, et ouvrit la porte à demi ; la pauvre femme, qui épiait ce mouvement, entra de force dans la maison. En voyant Cécile qui la contemplait d’un air surpris et interrogateur, elle craignit qu’un cri ne lui échappât, et, mettant la main sur la bouche de la jeune fille, elle dit à voix basse :

— Silence ! Mon enfant ? elle est à la ferme de la Chapelle, bien portante et en bonnes mains. Je vous ai trompée, il fallait que je vous parlasse. Où est votre oncle ? en haut ? Parlons bas, il ne faut pas qu’il nous entende.

— Oh ! allez-vous-en, partez ; Mathias va revenir à l’instant ! dit la jeune fille toute frissonnante de peur.

Catherine alla à l’armoire, en tira un pain en femme qui avait la connaissance des lieux, et en coupa un petit morceau. Elle ferma l’armoire, revint à Cécile, et dit :

— Voici l’aumône que vous m’avez donnée. Et ne lui dites pas autre chose. Je l’ai vu ; il est entré chez le notaire… Ne me priez pas de partir. Il y a trois mois que je guette un moment pareil ; pour saisir ce moment, j’ai tous les jours, du matin au soir, espionné le couvent. Je veux savoir ce qui se passe ici. Ce n’est pas sans dessein que Mathias va chez le notaire : ce doit être pour des affaires sérieuses, qui demandent du temps. Il ne reviendra pas de sitôt… Cela aussi je le découvrirai. Vous êtes pâle et maigre comme une morte… Que se passe-t-il ici qui vous fait dépérir ?

— Catherine, ma chère Catherine, je ne puis parler, répondit la jeune fille.

— Vous ne pouvez parler ? répéta la pauvre femme avec amertume. Que craignez-vous donc ? La mort est déjà dans vos yeux. Ah ! il vous a défendu de parler ? Il veut vous faire mourir de langueur ; peu lui importe de quelle manière il parviendra à se rendre maître de votre part d’héritage. Et vous, abattue par de longues souffrances, vous le laisseriez triompher, grâce à vos terreurs ? Pensez-vous que Dieu ne s’irriterait pas de vous voir faire réussir les projets d’un méchant contre vous-même. Vous pourriez me répondre que vous êtes maîtresse de votre vie peut-être ! Mais si votre mort devait tuer une autre personne, une personne qui languit d’amour pour vous…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Cécile d’une voix déchirante, Barthélemy est-il malade ?

— Osez-vous le demander, Cécile ? répliqua Catherine. Ainsi vous n’avez pas pensé à lui ? Vous ne vous êtes pas affligée de ne plus le voir ?

La jeune fille s’affaissa sur une chaise et fondit en larmes.

— Catherine, dit-elle en sanglotant ; je fais peut-être mal de vous laisser lire dans mon cœur. Oh ! j’ai plus souffert que lui : lui du moins voit le soleil, les champs, la lumière ; il entend des voix amies ; il a une mère… et moi, moi je n’entends que blasphèmes, imprécations, et son nom quand il s’échappe de mes lèvres dans la solitude… et moi, moi je ne vois rien que les quatre murs nus de ma prison, — et son image qui flotte devant mes yeux troublés.

Un sourire de joie illumina le visage de Catherine ; elle prit tendrement la main de la jeune fille et demanda :

— Vous l’aimez donc aussi, Cécile ?

La jeune fille pencha la tête pour dissimuler la rougeur qui colorait ses joues.

— Ah ! dites-le-moi, Cécile, dites-moi que vous l’aimez !

— Je ne le puis, Catherine ; vous ne garderiez pas le secret de mon cœur.

— Mais, Cécile, si par là je pouvais sauver la vie à quelqu’un ?

— Ah ! qu’il sache donc ce que je n’ai pas encore osé m’avouer à moi-même. Son absence est ma plus grande douleur ; — et, s’il me faut mourir, j’emporterai son souvenir auprès de Dieu…

Catherine se leva, ouvrit la porte à demi, et regarda au loin dans la campagne. Elle rentra et reprit :

— Je ne vois pas encore Mathias. Reprenez courage, Cécile, révoltez-vous contre lui ; c’est un lâche !

— Catherine, est-il donc vrai que Barthélemy soit si malade ?

— Malade, non, répondit la mendiante ; mais pâle, maigre et languissant comme vous, mademoiselle. Il est assez près de la fosse pour mourir si rien ne vient le consoler. Mais j’ai maintenant un baume pour sa blessure… Dites-moi, chère Cécile, dites-moi bien vite ce qui s’est passé ici depuis ces trois malheureux mois ?

— Écoutez, Catherine : vous promettez de ne rien répéter à personne, n’est-ce pas ? Et pourtant, comme vous dites, qu’y a-t-il de pire que la mort ? Mathias veut que je devienne sa femme…

— Je le pensais bien ! murmura Catherine.

— Mon oncle me l’ordonne chaque jour. Je mourrais plutôt mille fois ! Il n’est pas de persécutions que je n’aie à subir. Je suis calomniée, injuriée ; je souffre de la faim ; je succombe d’anxiété et de terreur, et… Mais, pour l’amour de Dieu, Catherine, ne dites pas cela à Barthélemy, je suis maltraitée, frappée, torturée, comme un misérable animal !

— Ciel ! que me dites-vous là ! s’écria Catherine en levant les mains au ciel. Êtes-vous donc dans un coupe-gorge ? Dieu m’en garde ! Moi, en dire un mot à Barthélemy ? Il répandrait du sang, le malheureux… Et votre oncle ? Votre oncle a-t-il donc perdu la tête ?

— Mon oncle ! Pauvre homme, on le trompe, on l’abuse. Tout ce que je dis lui semble mensonge et fausseté : il est ensorcelé, Catherine. Si je pouvais seulement lui parler, à lui seul ; mais il passe les jours entiers en haut, dans le fond de la maison, enfermé et inabordable pour Mathias lui-même. Descend-il pour manger, Mathias est toujours là, et il sait tellement dénaturer mes paroles que tout ce que je dis, tout ce que je fais met mon oncle en colère, comme s’il ne sortait plus de ma bouche que fausseté, tromperie et calomnie ! Souvent j’ai douté moi-même si je ne disais pas de mauvaises choses ou si je n’étais pas folle… Depuis je me suis soumise à mon sort ; je souffre en silence, je courbe la tête, dans la pensée que cette mort lente m’a été réservée par Dieu…

— C’est affreux ! dit Catherine. Pourquoi ne fuyez-vous pas cet enfer et ces démons ?

— Ah ! chère Catherine, plus d’une fois, quand une terreur inouïe me faisait frémir dans l’attente d’un traitement pire encore, plus d’une fois j’ai regardé la porte, mais…

— Faiblesse ! lâcheté ! s’écria Catherine d’un ton net et péremptoire.

— Mais mon oncle ? Dois-je l’abandonner seul, dans le secret de ces murs, à la perfidie, à la cruauté de Mathias ? Et puis la honte ! Une jeune fille qui se sauve de chez elle !

Elle se tut : Catherine s’était levée pour aller voir à la porte.

— Il vient là-bas, dit-elle en regagnant sa place sans s’émouvoir. S’il me voit, parlez-lui du morceau de pain que vous m’avez donné par pitié. Ne perdez pas courage : je viendrai à votre aide ! Et si je ne suis pas là à temps, fuyez cette maison que Dieu a maudite.

L’effroi avait ressaisi la jeune fille ; on eût dit que le retour de Mathias la réveillait d’un rêve. Elle tremblait, elle tendait les mains vers la pauvresse, elle disait d’une voix pleine de prière :

— Oh ! allez-vous-en, allez-vous-en ! Il vous maltraitera !

— Je ne le crains pas, répondit Catherine ; soyez tranquille, chère Cécile, vous me reverrez.

La pauvre femme quitta la maison à pas lents. Arrivée devant la porte elle remarqua que Mathias l’avait aperçue, et que pour cela même il accourait plus vite vers la maison. Elle s’éloigna de deux ou trois portées d’arbalète, et s’arrêta en se disant :

— Il va maltraiter Cécile, peut-être ; mais j’irai écouter par le trou de la serrure ce qui se passera.

Bientôt elle vit Mathias quitter le sentier et prendre une autre direction pour gagner le lieu où elle se trouvait. Elle l’attendit sans s’émouvoir.

Lorsque Mathias se rapprocha, il se mit à proférer mille menaces contre la veuve ; mais elle le reçut avec un sourire si provoquant et lui lança un regard si méprisant, qu’il s’arrêta tout à coup.

— Qui vous a ouvert la porte ? s’écria-t-il frémissant de colère. Qu’alliez-vous faire au couvent ?

— Toutes sortes de choses épouvantables ! dit Catherine d’un ton moqueur. J’ai prié pendant une demi-heure pour un morceau de pain, et Cécile me l’a donné. Tout le monde n’est pas aussi dur que vous.

— Montrez-moi le pain ? dit Mathias d’un ton impérieux qui prouvait qu’il ne croyait pas à ce qu’on lui disait.

La veuve lui tendit le morceau de pain. Il le tourna et retourna deux ou trois fois, le rendit à Catherine en lui disant :

— C’est égal, n’approchez plus de chez nous, ou vous vous en repentirez.

— Je ris de vos menaces, répondit Catherine d’un ton déterminé. Vous ne pouvez rien me faire. Mais moi, moi pauvre mendiante, je saurai bien vous trouver un jour !

— Toi ! s’écria Mathias hors de lui en levant la main comme s’il voulait la maltraiter. Pas un mot de plus, ou je te brise le cou !

Catherine étendit la main vers un champ où travaillaient trois ou quatre laboureurs.

— Voyez-vous là-bas, dit-elle, tous ces hommes m’aiment et vous détestent. Touchez-moi du bout du doigt seulement, et je crie à l’assassin. Il ne manquera pas de témoins pour dire que vous êtes capable de pire encore. Ainsi, si vous n’aimez pas les gendarmes, veillez sur vos mains.

Mathias frémit de colère et de dépit, mais demeura immobile, et contempla avec stupéfaction et même avec une sorte d’effroi, la pauvre femme dont l’ironique sourire continuait à le narguer.

Elle reprit :

— Ah ! vous croyez être seul malin ! Il est bien possible que vous vous trompiez. Vous vous imaginez qu’on ne sait rien de ce qui se passe au vieux couvent ? Est-ce aujourd’hui ou demain que l’oncle Jean doit signer son testament ?

— Quoi ? que dites-vous ? s’écria Mathias surpris et déconcerté. Ce n’est pas vrai !

— Cela n’est pas vrai ? et vous voila comme un écolier qui va recevoir la férule ! Mais faites bien attention à ce que vous faites ; chacun doit avoir sa part. Si vous fermez les portes du couvent, la loi peut les ouvrir.

— La loi ? la loi ? Quelle raison la loi peut-elle avoir de faire œ que vous dites ?

— Écoutez, Mathias, vous savez aussi bien que moi que là où il n’y a pas de raison on en forge une… Et maintenant adieu, et au revoir !

Elle quitta Mathias tout interdit, et poursuivit son chemin en riant aux éclats.

Lui, profondément ému, la suivît des yeux pendant quelque temps ; puis, tout absorbé par ses pensées, reprit la route du couvent. Chemin faisant il s’arrêta encore plusieurs fois, porta le doigt à son front, frappa du pied, et se trouva tellement préoccupé qu’il traversa la chambre où se trouvait Cécile, sans paraître la remarquer.

Il franchit une seconde porte et disparut dans l’arrière-corps du bâtiment.


VI



Le lendemain le soleil s’élevait majestueusement dans le ciel sans tache.

Déjà l’année avait atteint le milieu du mois de mai ; on avait, jusque-là, compté peu de beaux jours ; les arbres et les champs avaient si lentement revêtu leur parure printanière, que l’on s’était à peine aperçu de la transformation. Mais pendant la nuit le vent avait tourné du nord-ouest au sud. De ce point central de la chaleur et de la vie un courant chaud et balsamique venait ranimer la terre engourdie. La douce lumière du soleil rayonnait sur la nature joyeuse. C’était une journée aussi fraîche, aussi charmante qu’une jeune fille la tête ornée de la couronne nuptiale et prête à s’approcher de l’autel… De chaque arbre, de chaque arbrisseau s’élevaient des voix ; l’alouette planait, en chantant à gorge déployée, dans l’azur du ciel ; mille petits animaux de toute forme et de toute couleur bourdonnaient dans le feuillage, ou folâtraient en se jouant dans l’herbe renaissante… le sol même fourmillait de vie. C’était fête dans la nature entière !

Le soleil versait aussi sur la ferme de la Chapelle les flots de sa joyeuse lumière ; là aussi les oiseaux chantaient le bonheur de la vie et les douceurs de l’amour ; mais, au milieu de cette résurrection et de cette allégresse, l’habitation solitaire demeurait silencieuse et morne, comme si elle seule, avec ses habitants, était encore ensevelie dans le sommeil glacé de l’hiver.

La mère Anne était assise seule auprès du foyer, et s’occupait à éplucher des légumes. Elle prêtait peu d’attention à son travail ; ses yeux s’égaraient souvent dans l’espace, vagues et sans expression, comme si elle eût été absorbée dans de tristes pensées ; et en effet sa physionomie attestait une profonde douleur, et même un amer découragement.

Tandis que la bonne femme vaquait, rêveuse et pensive, à sa besogne domestique, Barthélemy entra une bêche à la main. Il s’était sans doute fatigué à un pénible travail, car il marchait, le dos voûté, à pas lents et appesantis, sans saluer sa mère, sans faire attention à elle, comme s’il ne l’eût pas aperçue.

Celle-ci suivait son fils du regard, douloureusement frappée de l’oubli du jeune homme. À peine eut-il disparu par la porte de derrière, que des larmes silencieuses s’échappèrent des yeux de cette mère affligée, qui pencha la tête sur son travail.

Peu d’instants après, Jeannette entra, une crache de lait à la main.

Elle posa la cruche à terre, et elle allait lever le couvercle de la marmite aux vaches, mais elle s’arrêta en voyant des larmes sur les joues de sa mère.

Une vive impatience se peignit sur ses traits ; elle alla à sa mère, lui prit le bras et le secoua en disant d’une voix triste :

— Encore ! C’est toujours de même ! Si cela continue, vous serez bientôt sur le grabat tous deux, et vous me laisserez tout l’ouvrage sur le dos. Si je ne me soutenais pas bien, qu’arriverait-il ?

Comme elle ne reçut d’autre réponse qu’un redoublement de larmes, elle reprit d’une voix suppliante :

— Allons, mère, finissez donc, je vous en prie. Vraiment il y a de quoi n’y pas tenir à voir toute la journée une pareille tristesse ! Barthélemy ne parle plus, il va et vient comme une ombre ; vous, mère, dès que vous êtes seule, vous vous mettez à pleurer. Parlez franchement, mère ; cela n’est pas raisonnable… ou il doit y avoir là-dessous quelque chose que je ne comprends pas. Personne ne me dit rien, on croirait qu’on me repousse…

La pauvre mère Anne saisit la main de sa fille et la pressa tendrement comme pour lui faire sentir qu’elle n’avait rien perdu de son affection. Puis elle dit d’une voix plaintive :

— Jeannette, ma chère enfant, ne vois-tu pas que ton frère dépérit ? Ne vois-tu pas comme ses yeux sont égarés, comme il devient pâle et maigre ? Et, en le regardant, la crainte qu’il n’arrive un plus grand malheur ne te fait-elle pas trembler quelquefois ?

— Mon Dieu, mère, s’écria Jeannette avec anxiété en essuyant à son tour les larmes qui perlaient dans ses yeux, que veut dire cela maintenant ? Barthélemy est triste, il maigrit, c’est vrai ; mais je sais bien pourquoi. De pareils chagrins peuvent bien faire languir un peu ; mais petit à petit on finit par en guérir. Pourquoi aussi allait-il s’occuper de Cécile ? Elle n’était pas son égale, après tout ; car nous ne sommes que de pauvres gens qui devons gagner, comme des esclaves, notre pain de chaque jour ; et elle, elle est riche ou le sera un jour. Pourquoi ne le grondez-vous pas pour lui ôter cette folie de la tête ? Mais non, vous pleurez et le laissez faire à sa guise. Ah ! si j’étais sa mère !

— Mon enfant, mon enfant, dit la mère Anne en soupirant, si tu savais tout ce que j’ai tenté pour le ramener à la raison ! J’ai grondé, prié, pleuré, mais réprimandes, prières, larmes, tout a été inutile. Il avoue son erreur, il voudrait l’oublier, il me donne raison en tout, il se jette à mes genoux et me demande pardon…

— Et vous, mère, vous lui pardonnez bien vite, n’est-ce pas ?

— Et moi, chère Jeannette, moi qui suis sa mère, je vois bien ce qui se passe dans le cœur de mon pauvre enfant… Tu ne peux pas comprendre cela, Jeannette : l’un n’est pas fait comme l’autre. Moi-même je ne le saurais peut-être pas, si déjà une fois en ma vie je n’avais vu ce que peut l’amour quand il est contrarié. Barthélemy est nerveux comme son père. Eh bien, croirais-tu, Jeannette, que ton pauvre père défunt, quand il était encore jeune homme, était à l’agonie et avait déjà reçu les saintes huiles, parce que nos parents nous avaient séparés l’un de l’autre et qu’il ne pouvait plus me voir ?

— Ô mon Dieu ! s’écria Jeannette avec anxiété.

Puis, se reprenant sur-le-champ, elle ajouta :

— Mais il en guérit pourtant, n’est-ce pas, ma mère ?

— En effet, il guérit, Jeannette ; mais comment ? Nos parents étaient en querelle à propos de l’usage d’un sentier dans un champ ; ils étaient si fâchés, si en colère tous, qu’ils ne pouvaient se souffrir les uns les autres. Je ne pouvais plus voir défunt ton père ; et lui, qui m’aimait plus que je ne le sais moi-même, il se mit à dépérir jusqu’à se coucher sur le lit de mort. Dieu soit loué ! le curé, pris de pitié pour le pauvre jeune homme, réconcilia nos familles, et je pus visiter mon cher ami mourant. Les larmes me viennent aux yeux quand je songe à ce jour-là… Je ne veux pas en parler… Mais, un mois après, il put aller à l’église avec nos parents pour faire de moi sa femme…

Jeannette fixait sur sa mère des yeux brillants.

— Vois-tu, Jeannette, poursuivit la mère Anne, ton père était un pauvre paysan comme nous le sommes encore ; mais, sois-en sûre, il y avait en lui quelque chose de plus que dans beaucoup d’autres, et il pourrait bien en être de même de notre Barthélemy…

La jeune paysanne secoua la tête d’un air méditatif et fixa sur le sol son regard rêveur.

Après quelques instants, elle se redressa, et prenant la parole,

— C’est singulier, dit-elle, qu’on puisse languir d’amitié pour une personne parce qu’on est nerveux ! Je ne crois guère à cela. Mais notre père défunt était du même état que vous, mère ; de cette façon, cela peut encore arriver. Mais entre Barthélemy et Cécile c’est tout autre chose : cela ne peut jamais bien finir. Et c’est pourquoi il devrait rejeter bien loin ses sottes idées.

La mère Anne était tombée dans une profonde préoccupation, elle n’écoutait pas ce que disait Jeannette, et ses yeux exprimaient un morne désespoir. Après un court silence, elle reprit en soupirant, comme si elle se parlait à elle-même :

— Il souffre comme un martyr ! Catherine lui a dit hier quelque chose qui a fait briller de joie ses yeux ; mais elle a ajouté aussi autre chose qui lui a fait grincer des dents de colère… Cette nuit, en dormant, il a parlé, pleuré ; hurlé… Je l’ai écouté en tremblant… Ce matin, il est tout abattu, plus pâle encore qu’hier ; ses yeux sont égarés… Hélas ! hélas ! mon pauvre Barthélemy, mon malheureux enfant !…

Au moment où ces derniers mots s’échappaient de sa bouche, et retentissaient dans la chambre comme une plainte déchirante, Barthélemy rentra, un râteau à la main, par la porte de derrière. Frappé de l’accent de la voix de sa mère, il s’arrêta et fixa sur les yeux de la femme en pleurs un regard perçant. Puis il alla lentement à elle, posa ses lèvres sur son front, y laissa tomber deux larmes brûlantes, et dit d’une voix douce et presque inintelligible :

— Pauvre mère chérie ! ah ! pardonnez-moi, je n’y puis rien faire !

Et se retournant la tête penchée et la main devant les yeux, il sortit de la maison.

Sous l’éclatante lumière du soleil, au milieu de l’allégresse universelle de la nature qui l’entourait, Barthélemy ne releva pas la tête. Insensible à tout, il se traînait dans le sentier, le dos courbé comme un vieillard qui ploie sous le faix des années. On eût même pu croire que, tout en marchant, il cherchait à découvrir quelque chose dans l’herbe.

De temps en temps il s’arrêtait, murmurait à part lui des mots inarticulés, arrachait une feuille à la haie, la broyait dans sa main, et se remettait en chemin tout murmurant, — ou bien il s’arrêtait à contempler d’un œil fixe et distrait les petits animaux qui se poursuivaient joyeusement et folâtraient sur le sol, — ou bien encore il effeuillait une fleur, ou prêtait l’oreille en rêvant à l’appel réciproque des oiseaux.

Ce que lui disait tout cela, peut-être lui-même ne le savait-il pas. Cependant il se sentit extrêmement ému, et tomba dans une profonde rêverie jusqu’à ce que, s’éveillant comme en sursaut, il se remit à suivre le sentier à pas lents.

Soudain, comme si une pensée plus puissante l’eût saisi, il s’arrêta brusquement, et, l’œil fixé vaguement devant lui, il murmura d’une voix pleine de larmes :

— Cécile, depuis hier je sais ce que tu souffres ! Oh ! tu es maltraitée, frappée, torturée ! Tu te consumes de douleur ! Et cependant tu m’aimes encore ! Oh ! comme le chagrin rend lâche et faible ! Plus de courage, plus de force ! J’ai peur, je crains, je ne sais que faire, je m’égare, ma pensée se trouble… je suis malade…

Un triste et ironique sourire contracta son pâle visage.

— Malade ? malade ? s’écria-t-il. Oui, dissimule ainsi ta lâcheté !… Mais si j’avais courage et force, que ferais-je ? La laisser mourir… elle qui m’aime ? Oh ! ce serait un crime ! Mais… mais quoi donc ? L’assassiner, lui !

À cette idée, il bondit en arrière comme s’il eût aperçu dans l’herbe la gueule béante d’une vipère. Un cri sourd de répulsion et d’horreur s’échappa de son gosier ; il s’écria :

— Oh !… Dieu est là-haut… Mon salut… ma mère ! Non, non, il faut se soumettre, se consumer de chagrin, porter sa croix, la porter jusqu’au cimetière… Hélas ! hélas !

Et il se remit en marche, chancelant, abattu, comprimant son front des deux mains, comme s’il eût craint qu’il n’éclatât.

Tandis que l’infortuné jeune homme, en proie à un affreux désespoir, suivait le sentier ombragé et se rapprochait de plus en plus du vieux couvent, sans qu’il pût toutefois l’apercevoir, il se passait dans la demeure de l’avare une scène plus terrible encore que Barthélemy n’eût osé le soupçonner.

La porte du couvent s’ouvrit. Sur le seuil apparut une jeune fille, pâle et maigre, tenant d’une main un lourd paquet et de l’autre couvrant ses yeux en larmes. Un homme, riant hideusement, la poussa par les épaules jusqu’à deux ou trois pas de la porte.

Là, la jeune fille s’arrêta un instant, comme si elle pouvait difficilement se résoudre à quitter ce lieu. Cependant, sur l’ordre menaçant de l’homme, elle se mit lentement en chemin, et s’avança vers la campagne jusqu’à ce qu’un massif de chênes là dérobât à la vue du couvent.

Elle n’avait pas encore levé la tête, et elle tenait toujours la main sur ses yeux, sans doute pour cacher les larmes qui coulaient sur ses joues.

Soit que la chaleur du soleil et la vive lumière qui l’entourait, soit que les voix de la nature réjouie exerçassent une action sur son système nerveux, elle s’arrêta et laissa tomber sa main. Son regard surpris et charmé s’arrêta sur l’azur profond du ciel qui s’arrondissait en coupole sur sa tête, puis s’égara avec une joie croissante sur toute la création. Un indéfinissable sourire se dessina peu à peu sur son visage, son sein se gonfla, sa tête se dressa sur son cou délicat, ses yeux étincelèrent d’enthousiasme ; elle leva le front vers le ciel et soupira d’une voix basse et profondément émue :

— Libre ! libre !

Et elle étendit les bras comme si elle eût voulu y enfermer l’espace.

Elle demeura quelque temps en extase jusqu’à ce que ses yeux eussent caressé et savouré tout ce qui était à leur portée. Puis elle reprit insensiblement conscience d’elle-même. Sa tête retomba lentement sur sa poitrine, le sourire céda la place à une expression de tristesse : elle fixa son regard sur la terre, et se mit à méditer sur son misérable sort.

Un instant après, elle quitta ce lieu et suivit, rêveuse, le sentier. Soudain, au détour d’un bouquet de verdure, un cri de surprise s’échappa de son sein :

— Barthélemy !

Le jeune homme tout tremblant était devant elle. À cette rencontre inattendue un céleste sourire avait paru sur le visage de chacun d’eux ; mais en même temps ils se considéraient l’un l’autre avec une expression de tristesse et d’effroi. Tous deux penchèrent la tête sans mot dire et pleurèrent amèrement.

Le jeune homme releva le premier les yeux et dit d’une voix gémissante :

— Cécile, pauvre Cécile, comme vous êtes maigre et pâle !

— Et vous, Barthélemy, je ne vous reconnais plus ! répondit la jeune fille en sanglotant et sans regarder.

— Moi ? dit le jeune homme avec désespoir. Qu’importe ! Mais vous, vous Cécile, la bonté même, vous un ange en ce monde, que vous souffriez ainsi ? Que comme un agneau, sans vous plaindre, vous soyez condamnée à mourir de la main de cet hypocrite scélérat ! Oh ! il y a de quoi se mordre les poings jusqu’au sang. Que Dieu me vienne en aide, ou je brise aujourd’hui la tête de cette bête venimeuse… Mais Cécile, qu’est-ce que ce paquet ? Où allez-vous ?

— On m’a chassée ! répondit la jeune fille en versant de nouvelle larmes.

— Chassée ! s’écria Barthélemy le visage pourpre de colère et d’indignation.

Mais cette première émotion eut bientôt disparu. L’expression de ses traits se changea lentement en celle d’une joie toujours grandissante jusqu’à ce que, comprenant enfin toute la portée de la nouvelle qu’il venait d’apprendre, il s’écria :

— Chassée ? pour toujours ?

— Pour toujours, affirma la jeune fille d’une voix triste.


— Et vous pleurez, Cécile ! dit le jeune homme avec élan. Comment, vous avez souffert pendant des mois dans une sombre prison ; un bourreau vous a frappée, martyrisée jusqu’à la mort ! Ah ! au moment où nous désespérions, lorsque rien ne pouvait nous délivrer que le cimetière… Dieu vous rend à la liberté. Vous êtes libre… libre, et vous pleurez ? Oh ! voyez, voyez ce que je fais, moi !

Il se jeta à genoux, leva les mains vers le ciel, et attachant sur la voûte azurée un regard extatique, il s’écria :


— Ô mon Dieu qui l’avez délivrée, merci, merci du fond du cœur pour votre miséricorde !

Sa voix s’éteignit, mais il resta à genoux, murmurant à voix basse une prière peut-être plus fervente encore.

Le regard surpris de la jeune fille se fixa sur lui avec admiration. Il était si beau, agenouillé ainsi, son âme généreuse peinte sur ses traits, ses yeux humides et brillants, levés vers Dieu ! Une si fervente reconnaissance rayonnait sur son visage que Cécile, tremblante d’émotion, oublia sa position et ressentit une indicible joie.

Lorsque, à la fin de sa prière, le jeune homme se releva lentement, il surprit sur le visage de Cécile une expression sereine, qui n’était pas un sourire, mais quelque chose d’indéfinissable qui annonçait les plus doux bonheurs de l’âme.

Barthélemy prit la main de la jeune fille en lui disant :

— Allons ! allons, ma pauvre mère sera si contente ! Allons, il fait si bon chez nous ! Votre chaise est toujours à la même place ; personne ne s’y est encore assis. Tout languit en vous attendant… Allons, vite !

Cécile lui résista et ne voulut pas le suivre dans la direction où il cherchait à l’entraîner.

— Que signifie cela, Cécile ? demander Barthélemy. Ne voulez-vous pas venir chez nous ?

— Je vais à la ville, répondit-elle ; j’y ai une cousine qui est couturière et qui me donnera de l’ouvrage pour que je puisse gagner mon pain.

— Votre pain ? de l’ouvrage ? Oh ! que veut dire cela ? s’écria Barthélemy. Maintenant que je puis vous voir, lire dans vos yeux, entendre votre voix, maintenant mon courage va se doubler… et, dussé-je travailler comme quatre, nous vivrons dans l’abondance. Venez, oh ! venez !

— Pour l’amour de Dieu, Barthélemy, ne me demandez pas cela, c’est impossible, dit la jeune fille en poussant un profond soupir.

Le jeune homme interrogea, les yeux de Cécile avec une triste surprise.

— Soyez-en sûr, mon cher Barthélemy, reprit-elle, c’est impossible.

Comme si une révolution se fût faite dans l’âme du jeune homme, il laissa tomber avec découragement sa tête sur sa poitrine, et dit du ton d’une morne résignation :

— La joie égarait mon esprit malade ; je l’avais oublié !… Vous avez raison, Cécile, je suis un pauvre paysan ; vous serez un jour une riche demoiselle… Il ne me reste qu’à mourir !


Ces derniers mots furent prononcés d’un ton si navrant, qu’ils allèrent droit au cœur de Cécile et vainquirent sa virginale retenue. Elle saisit la main du jeune homme, la serra dans les siennes, et répondit d’une voix pleine de tendresse :

— Barthélemy, mon ami, vous vous trompez : ce n’est pas cela. Mon oncle m’a déshéritée ; il a fait un testament par lequel il donne tout ce qu’il possède à Mathias ; je ne posséderai jamais rien au monde.

Le jeune paysan releva la tête, et regarda Cécile avec incrédulité tandis qu’un sourire se dessinait sur ses lèvres.

— Oui, oui, croyez-moi, Barthélemy, reprit la jeune fille, je suis pauvre maintenant, pauvre comme vous.

— Pauvre comme moi ? dit le jeune homme avec une joie folle sur le visage, pauvre comme ma mère, comme ma sœur ! Dieu, quel bonheur ! Eh bien, laissez à ce méchant son argent ; je vous donnerai la richesse, moi, Cécile ; je vous donnerai des trésors d’amitié, d’affection, d’amour. Venez, venez !

Il prit de nouveau la main de la jeune fille et voulut l’entraîner en avant, mais elle reprit d’un ton triste :

— Non, Barthélemy, cela ne se peut pas.

— Mais pourquoi donc, Seigneur Dieu ?

Le rouge de la pudeur monta au front de Cécile, qui répliqua en baissant les yeux :

— La veuve de Jean le maçon ne vous a-t-elle rien dit hier après midi ?

— Ah ! s’écria Barthélemy, elle disait donc vrai ! Je n’osais y croire.

— Que diraient de nous les gens du pays, Barthélemy ? Vous comprenez bien aussi, j’en suis sûre, que cela ne se peut pas.

— Ainsi, Cécile, dit le jeune homme avec l’abattement du désespoir, vous allez à Anvers, vous nous abandonnez ? Peut-être pour rencontrer de nouvelles souffrances et vous voir rebutée et mal menée. Vous me laisserez mourir, vous laisserez ma pauvre mère tomber malade, pour l’opinion des voisins ?

Il attendait une réponse, mais la jeune fille, les yeux fixés sur le sol demeura muette.

Le jeune homme reprit d’une voix plus insinuante :

— Ah ! Cécile, vous coucherez dans la chambre de ma mère et vous serez toujours avec elle ; je vous entourerai de respect et d’amour comme si vous étiez mon ange gardien lui-même ; je travaillerai, je travaillerai depuis le matin de bonne heure jusque bien tard au soir ; rien ne manquera à notre bonheur ; vous vous rétablirez, vous retrouverez la force et la santé ; votre présence sera comme autrefois une bénédiction pour notre maison. Oh ! venez, venez, soyez la sœur de ma sœur, l’enfant de ma mère !…

Les mains jointes, il semblait implorer une réponse. La jeune fille le regarda avec indécision.

— Oh ! Cécile, s’écria-t-il, parlez ; songez qu’au-dessus des hommes il y a dans le ciel quelqu’un qui sait qui fait mal sur la terre !

Un sourire étrange éclaira le visage de Cécile ; elle respirait avec peine, comme quelqu’un qui va prendre une importante résolution.

— Eh bien ? eh bien ? demanda Barthélemy, tout frémissant d’une joyeuse attente.

— Eh bien, répondit la jeune fille, soit ! que votre mère soit ma mère. Je demeurerai sous son toit comme si j’étais son enfant.

Un cri aussi aigu qu’une exclamation de douleur s’échappa de la poitrine du jeune homme, il porta les deux mains à ses yeux ; deux torrents de larmes jaillirent sur ses joues, larmes si abondantes qu’elles passèrent entre ses doigts.

Cécile ne comprit rien à cette violente émotion, et adressa à Barthélemy des paroles de consolation.

— Ah ! répondit-il, tandis qu’un sourire fiévreux rayonnait à travers ses larmes, la joie aussi fait mal ! Elle brise le cœur, elle rend fou… Mais c’est fini. Venez, mon amie, venez.

Ils prirent un autre sentier. Barthélemy était tout métamorphosé. Il marchait la tête haute, le regard fier ; un sang généreux colorait ses joues ; l’enthousiasme du bonheur rayonnait dans ses yeux ; il allait d’un pas déterminé comme si, pour la première fois depuis longtemps, ses membres avaient eu leur libre essor. Mille exclamations de joie se pressaient sur ses lèvres.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! disait-il, comme la vie est belle pourtant ! Voyez-vous, Cécile, je travaillerai comme un esclave aux champs, ou je préparerai des cerceaux dans le jardin ; vous ferez comme autrefois des habits pour le monde ; Jeannette soignera la vache, ma mère demeurera avec vous et fera la cuisine… Chacun de nous qui gagnera quelque chose le mettra dans la bourse commune, et nous ferons ainsi des épargnes. Nous achèterons encore une vache et nous prendrons plus de terre en fermage… Et qui sait ? Ô Seigneur, Seigneur ! si cela pouvait arriver ! qui sait ? Nous finirons par prendre une servante… Peut-être la petite ferme de la Chapelle deviendra-t-elle si belle, et la bénédiction de Dieu s’y reposera-t-elle si bien, que vous ne penserez plus au vilain couvent.

— Barthélemy, comme vous parlez bien ! murmura la jeune fille émue. Ce serait le ciel sur la terre…

— Cela sera ! continua le jeune paysan avec la même joie expansive. Je planterai dans notre jardin toutes sortes de belles fleurs, je tracerai des sentiers et des plates-bandes ; je ferai des cages pleines d’oiseaux pour les suspendre tout autour de la maison… Il faut que tout chante et soit en joie !… Et puis j’apprendrai de nouvelles chansons, je raconterai des histoires, je danserai, je sauterai… et je remercierai Dieu tous les jours de ce qu’il a permis que vous veniez chez nous… Mon Dieu, mon Dieu, quelle vie ! chère Cécile, quelle vie ! Voyez là-bas, près du puits… voyez ma mère et Jeannette !

À ces derniers mots il quitta la jeune fille et courut vers la ferme, rapide comme une flèche ; cependant, tout impatient qu’il fût, il eut encore la force de crier :

— Mère ! Jeannette !

La mère se retourna à la voix de Barthélemy, et le vit avec stupéfaction lancé en pleine course. En voyant ses gestes étranges, en entendant son incompréhensible appel, Jeannette, bouche béante, promena son regard de son frère à sa mère, comme si elle demandait l’explication de cette singulière énigme.

Mais la brave femme n’eut pas le temps de trouver des mots pour exprimer son émotion ; son fils s’élançait dans le jardin, haletant, poussant des cris de joie, tout hors de lui.

— Mère, chère mère, Jeannette, sœur, je suis guéri ! Riez, chantez, réjouissez-vous : voici Cécile ! Elle vient ; on l’a chassée ; elle est pauvre comme nous, elle est déshéritée, elle va demeurer chez nous, elle sera votre enfant, mère… Voyez, voyez, la voilà ! Elle vous sourit déjà, la bonne âme ! Ah ! maintenant vous ne pleurerez plus, je suis si fort et si joyeux… Oh !

À bas chagrin et tristesse,
Ce sera toujours kermesse !

La pauvre femme contemplait son fils avec une joie inexprimable. Elle avait d’abord craint pour sa raison ; mais le ton de sa voix ne lui laissa plus de doute, d’autant plus que Cécile se rapprochait à grands pas de la ferme.

La veuve émue et l’heureuse Cécile tendirent les bras l’une vers l’autre d’un mouvement simultané. La jeune fille alla droit à la mère Anne et noua ses bras à son cou. Le baiser que la mère donna à sa seconde fille était ardent comme la plus ardente flamme de l’âme.

Barthélemy, immobile et tremblant de bonheur, contemplait cette scène touchante. Des larmes coulèrent sur ses joues, il leva vers le ciel un œil plein de prière, et, vaincu par l’émotion, appuya sa tête contre le puits.

Jeannette dansait, battait des mains et s’écriait :

— Mon Dieu, mon Dieu ! voilà qui est bien, voilà qui est beau !

Soudain Barthélemy parut se remettre de son trouble. Comme s’il eût eu quelque crainte, il se rapprocha de sa mère et la poussa, elle, Cécile et Jeannette, vers la maison :

— Entrez ! entrez ! dit-il

Elles obéirent à l’ordre du jeune homme.

Barthélemy allait fermer la porte, mais il aperçut Catherine la mendiante qui débouchait d’un sentier avec son enfant. Il passa la tête par la porte entre baillée et fit impatiemment signe à la pauvre femme de se hâter.

Au moment où elle mettait le pied dans le jardin, il lui cria :

— Vite, vite, Catherine ! On est en joie. Cécile est ici, vite !

Et la poussant à l’intérieur, il ferma la porte.


VII



Depuis que Cécile habitait la ferme de la Chapelle, l’humble habitation était en réalité devenue le séjour plein d’attrait et de bonheur que Barthélemy avait rêvé dans la première explosion de sa joie.

Tout y était paix et félicité. Barthélemy travaillait avec ardeur pendant toute la journée et chantait sans cesse en travaillant ; il retrouvait l’alerte vigueur de sa jeunesse ; sur son visage l’éclat de la santé renaissante se mariait au rayonnement d’un sourire continuel ; chaque parole qui tombait de sa bouche respirait l’énergie et la vivacité ; il était l’image même de l’allégresse intérieure.

Ce qui le réjouissait le plus, c’était la conviction que Cécile ne regrettait pas d’avoir fixé son séjour à la ferme. Il est bien vrai que souvent encore elle tombait dans une morne tristesse en songeant à son oncle, et qu’elle s’effrayait à la pensée de ce qu’il avait peut-être à souffrir dans le mystère du vieux couvent. Mais cette tristesse ne pouvait contre-balancer le bonheur que lui donnait la tendre affection de Barthélemy et de sa mère, ni les paisibles joies qui l’entouraient. De ses joues s’effaça peu à peu aussi la pâleur qu’y avait imprimée le chagrin, et bien qu’elle fût d’un caractère calme et posé, elle souriait pourtant de temps en temps avec cette sérénité qui indique la paix du cœur.

La jeune fille confectionnait des vêtements pour les paysannes du village, et comme elle était plus experte en cette besogne que bien d’autres, son travail lui valait mainte belle pièce de monnaie. C’était pour elle une grande joie, et cette circonstance ne contribuait pas peu à entretenir chez elle comme chez Barthélemy l’espoir d’un futur agrandissement de la petite métairie. La tire-lire recevait seulement quelques sous par semaine, parfois même pas un seul, mais parfois aussi une pièce d’argent ; quoi qu’il en fût, l’épargne grossissait, et quand Barthélemy, dans la chambre de sa mère y secouait en plaisantant la petite botte où venaient se confondre les deniers de l’amour et du travail, elle rendait un son très-agréable et qui promettait beaucoup.

Le jeune homme n’avait rien ménagé pour embellir la demeure maternelle et la rendre agréable et gaie aux yeux de celle qu’il aimait ; il s’était pris d’intérêt et d’affection pour tout ce qui était à sa portée. Dans le jardinet qui se trouvait derrière la ferme, il avait tracé des sentiers et des plates-bandes qu’il avait bordées de gazon d’Espagne toujours fleuri. Tout au fond, contre la haie de hêtre, il avait élevé un berceau qu’ombrageaient le chèvre-feuille et la vigne vierge ; il y avait construit deux bancs en face l’un de l’autre, l’un pour Cécile et la mère Anne, l’autre pour lui et sa sœur ; le dimanche, après vêpres, tous venaient s’y asseoir ; ils causaient, ils chantaient, ils célébraient, dans de calmes entretiens, les paisibles douceurs de la vie et l’inépuisable bonté de Dieu.

Le jardin était émaillé de fleurs de toute espèce, et les humbles plantes qui croissent dans la bruyère et dans les bois de la Campine s’y mêlaient à celles qu’on y a importées d’autres contrées. Frans, le domestique du jardinier du château, avait donné ces dernières à Barthélemy.

Aux murs mêmes de la maison étaient suspendues des cages où résonnaient sans cesse des chants vifs et joyeux ; des pigeons, qui venaient manger dans la main de Cécile, avaient leur logement sous le toit, et trottaient, la gorge enflée, dans les chemins. Aux angles du jardin s’élevaient de grandes perches surmontées de petits moulins et de chasseurs qui indiquaient avec leur fusil la direction du vent, toutes choses que Barthélemy, par amour pour Cécile, avait faites aussi bien qu’il lui avait été possible.

Jeannette avait sa part de toutes ces jouissances ; elle en profitait insoucieusement et se réjouissait comme un enfant de la félicité des autres.

La vieille mère était choyée et aimée ; dans chaque regard de ses enfants elle voyait rayonner le bonheur, et à coup sûr elle n’eût pas voulu échanger sa destinée contre celle de la dame du château.

Véritablement la ferme de la Chapelle était un paradis sur la terre.

Il n’en était pas de même du sombre couvant. Depuis le départ de Cécile, l’habitation de l’oncle Jean était devenue si vide et si morne, qu’à voir cet édifice muet et désolé au milieu des arbres, on l’eût cru frappé de la malédiction divine.

Les laboureurs qui travaillaient aux champs dans les environs ne voyaient pas la porte s’ouvrir une seule fois en deux jours. La mystérieuse demeure, avec ses murs lézardés et ses carreaux brisés, leur inspirait une inquiète terreur, et les plus courageux d’entre eux eussent seuls osé prendre le soir le chemin qui l’avoisinait.

Deux fois déjà l’oncle Jean n’était pas venu à l’église le dimanche. À tous ceux qui lui demandaient des nouvelles du vieillard, Mathias répondait que la goutte l’obligeait à garder le lit.

Quoiqu’on sût que l’oncle Jean avait en effet souffert autrefois de cette maladie, on doutait néanmoins que l’explication de Mathias fût vraie. D’ailleurs, comme on haïssait l’oncle Jean à cause de son avarice, personne ne parut s’inquiéter de lui, sauf Cécile seule, qui, à la nouvelle de sa maladie, avait pleuré amèrement.

C’était au milieu de la semaine, de bon matin.

Mathias était assis près de l’âtre où brûlait un assez bon feu. Il tenait avec les pincettes un morceau de viande au-dessus des braises, pour le rôtir, et le trempait de temps en temps dans une assiette où se trouvait du beurre fondu. À côté du foyer, dans la cendre brûlante, fumait un pot de grès.

Lorsque la viande fut rôtie convenablement, Mathias la mit sur la table, et la dévora avec le sourire de la gourmandise satisfaite. Il enferma l’assiette et le pain dans l’armoire, s’essuya la bouche avec soin, et revint s’asseoir auprès du feu.

Il tira avec les pincettes quelques herbes du pot bouillant, les y laissa retomber et se dit à lui-même :

— Il a bonne mine le ragoût de l’oncle Jean. Et il s’imagine que cela va le guérir… Comme si l’estomac se laissait tromper aussi facilement que le premier imbécile venu ! Quel âne que celui qui a écrit le livre où il va chercher pareille cuisine ! De la chicorée et du cresson d’eau pour faire pousser de la jeune chair sur de vieux os ! Et il faudrait que j’allasse chercher du cresson, — cela suffirait pour attirer l’attention des voisins… Bah ! j’ai mis là-dedans deux poignées de cochléaria ; cela est bon pour le scorbut. Ladre jusque sur le lit de mort ! Mais que m’importe ? je ne suis pas ici pour le contrecarrer… Il veut essayer de vivre sans manger ; eh bien, plus tôt il y sera accoutumé et mieux ce sera. Je croyais d’abord qu’il n’aurait pas traîné aussi longtemps ; mais il a la vie dure comme un chat…

Il demeura un instant à regarder fixement le feu, et s’enfonça dans ses réflexions. Pendant cette méditation, son visage prit peu à peu une expression sérieuse… Bientôt il murmura :

— Oui, il a la vie aussi dure qu’un chat. Qui sait combien de temps cette vieille lampe peut encore brûler ! Et moi, je suis ici comme un sot : je vends la peau de l’ours avant qu’il soit à bas… Ce matin, le fermier Claes m’a dit qu’au conseil de fabrique, le bourgmestre et le curé lui ont demandé des nouvelles de l’oncle Jean… Et cette vilaine femme qui va bavarder partout, exciter le monde contre moi… Elle seule est cause de la haine des paysans pour moi. Ce matin, je n’avais pas fait vingt pas dehors pour aller chercher de la chicorée dans la prairie qu’elle était à m’espionner à travers les buissons. Je ne sais, mais je crois que cette mendiante me jouera un mauvais tour… Si le bourgmestre et le curé venaient ici et prétendaient voir l’oncle Jean ! J’ai un testament qui me fait légataire universel, c’est connu de tout le monde ; mais qui sait ce qu’ils diraient à l’oncle Jean ? Le curé surtout pourrait lui mettre autre chose en tête !…

Cette pensée le fit frissonner. Il garda un instant le silence, la main sur le front, après quoi il reprit :

— Coûte que coûte, il faut que personne ne l’approche ! Il commence déjà à avoir des idées si singulières sur ce qu’il a fait, et puis il parle sans cesse de Cécile. Il ne faudrait pas grand’chose pour faire changer d’avis ce vieux fou. Que faire ? faire taire les voisins, — mais comment ? C’est parce que je suis si seul avec l’oncle Jean que cela leur inspire de la méfiance. Si Cécile était encore ici, on ne s’inquiéterait pas tant de ce que devient le vieux ladre ; mais je ne suis pas si sot que d’enfermer le chat dans l’armoire pour garder la viande ! Et cependant le seul moyen de tranquilliser le curé, le bourgmestre et tous ces brouillons qui se mêlent de tout ce qui ne les regarde pas, serait de prendre quelqu’un dans la maison, en apparence pour faire les commissions, mais qui cependant ne verrait pas l’oncle Jean. De deux maux il faut choisir le moindre ! Et puis qui ? qui prendre dans la maison ?

Il se mit à songer, hochant la tête d’un air mécontent ; enfin, au bout d’un moment de réflexion, un sourire s’ébaucha lentement sur ses lèvres.

— Quelle idée ! dit-il ; si cela pouvait réussir ! Cela me coûterait passablement cher, — promesse vaut dette, disent les niais, — et puis, c’est dangereux. Ne nous décidons pas si promptement ; cela doit être mûrement pesé… Les herbes de l’oncle Jean doivent être cuites… Je réfléchirai encore sérieusement sur ce projet. Mieux vaut, dit-on, un prudent ennemi qu’un maladroit ami. Peut-être la mendiante donnera-t-elle dans le piége de meilleur gré que je ne l’imagine… Allons, je vais porter son déjeuner à l’oncle Jean…

Il ôta le pot du feu, quitta la chambre, et suivit une allée sombre aboutissant à un escalier qu’il monta. Parvenu à l’étage, il prit un long couloir au bout duquel il entra dans la chambre à coucher de l’oncle Jean.

Le malheureux vieillard gisait sur un lit dont la malpropreté eût soulevé le cœur du dernier des mendiants. La maladie avait consumé ses chairs ; ses joues affaissées ne semblaient soutenues que par les os ; ses yeux profondément enfoncés brillaient d’un éclat vitreux dans leurs orbites ; on n’eût pas même pu nommer pâleur la teinte livide de son visage : c’était l’absence de toute couleur, un ton qui n’a pas de nom, et sur lequel se détachaient, comme un lugubre contraste, des lèvres bleuâtres.

Tout, dans ce misérable réduit, portait le cachet de l’abandon et du dénûment, tout y serrait le cœur d’une inexprimable tristesse. Les hautes murailles voûtées, auxquelles on n’avait pas touché depuis la destruction du couvent, échappaient à la vue, cachées qu’elles étaient sous les teintes noires de la poussière et de la saleté. Du côté du couchant ; le mur était imprégné dé sels saumâtres ; l’eau en suintait et coulait à travers le plancher à demi pourri jusque dans les fondements de l’édifice. Aux abords de cette source impure croissaient mille végétations moisissantes et informes, et le salpêtre suspendait à la voûte ses aiguilles brillantes.

Une seule fenêtre, très-haute, aux vitres brisées, grillée d’épais barreaux de fer, dispensait à la chambre un jour crépusculaire auquel l’œil était obligé de s’habituer avant de pouvoir rien distinguer dans ces demi-ténèbres. Bien qu’au dehors les ardentes chaleurs de l’été calcinassent pour ainsi dire le sol, ici il faisait si froid et si humide qu’on y respirait avec peine. Auprès du lit se trouvaient une chaise et une table ; sur cette dernière on voyait un pot rempli d’eau et une croûte de pain noir qui portait encore les marques des dents qui s’y étaient imprimées. On eût cru, en vérité, voir le cachot d’un prisonnier condamné par une cruelle sentence à mourir lentement de faim.

L’oncle Jean paraissait dormir, mais il ne devait pas en être ainsi, car, à l’entrée de Mathias, il cacha sous sa couverture avec un mouvement convulsif un objet qui rendit un bruit pareil à celui de clefs qui s’entrechoquent.

Mathias vit ce mouvement et entendit ce bruit : un sourire rusé passa sur son visage, et il parut tendre l’oreille pour mieux saisir le son du fer. Puis il s’approcha du lit, posa sur la table le pot fumant et dit au vieillard d’une voix très-rude :

— Hé ! oncle Jean, voici votre manger !

Le malade fit effort pour se mettre sur son séant, mais, après une pénible tentative, il retomba lourdement sur sa couche.

— Je suis à bout de forces ! dit-il en soupirant ; oh ! mon cher Mathias, cette nuit a été bien mauvaise pour moi !

— Je vous aiderai ! dit Mathias en étendant les mains vers lui.

— Oh ! non, non ! dit le vieillard avec angoisse comme s’il eût redouté cette aide.

Mais Mathias n’eut pas égard à sa frayeur, passa ses bras sous le torse de l’oncle Jean, le souleva brusquement, et l’adossa comme un morceau de bois contre l’oreiller.

— Aïe ! Aïe ! tu me fais mal ! dit le malade d’une voix plaintive :

— Je vous fais mal ? demanda Mathias avec une feinte pitié ; si vous êtes si sensible, qu’y puis-je faire ? Il faut cependant que je vous soulève, puisque vous ne voulez pas le faire vous-même. Allons, c’est fait ; mangez un peu, et ne vous brûlez pas : c’est encore chaud.

Le vieillard prit la cuiller d’une main tremblante et pêcha quelques feuilles dans le pot en disant :

— Mon Dieu, Mathias, si ces herbes pouvaient me soulager un peu ! je suis si faible… si faible et si malade !

Mathias ne répondit pas à cette doléance, mais il attacha sur le vieillard un regard scrutateur. Bien que le scélérat s’efforçât de dissimuler ses émotions, un sourire de joyeuse surprise se peignit sur son visage ; il se réjouissait du visible affaiblissement du vieillard ; dans ses yeux brillait l’espoir que cela ne durerait plus longtemps.

L’oncle Jean avait mangé une ou deux cuillerées ; il hocha la tête, laissa tomber la cuiller et regarda fixement Mathias dans les yeux d’un air interrogateur ou qui exprimait le reproche.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda Mathias.

Le malade répondit avec dégoût :

— Fi ! que c’est mauvais ! cela me brûle la bouche comme du feu et me donne des crampes d’estomac.

— Tout à l’heure vous vous croirez empoisonné ! dit Mathias d’un ton railleur. Le cresson de fontaine brûle toujours ainsi ; c’est cela que vous ne pouvez supporter.

Le vieillard mit son bras à nu et, le montrant à Mathias, lui dit d’une voix suppliante :

— Regarde, Mathias, n’as-tu pas pitié de moi ? regarde, je suis un squelette !

— Allons, allons, répondit l’autre, recouvrez voire bras… que signifie cela ? qui peut ressentir pour vous plus de pitié que moi ? mais la maladie vous rend fou : ne dirait-on pas que vous allez mourir ?

— Ne suis-je donc pas bien malade ?

— Malade oui, mais pas comme vous vous l’imaginez. Vous êtes encore robuste, oncle Jean, ce sont les gens maigres qui vivent le plus vieux ; si cela ne devient pas pire, il n’y a pas de danger…

— Puisses-tu dire la vérité, Mathias ! Un instant de silence suivit ce souhait désespéré.

— Oh ! j’ai si faim ! murmura le vieillard.

— Eh bien, mangez ! répondit Mathias en fourrant la croûte de pain noir dans la main du malade.

— Mathias, je voudrais bien manger autre chose ; ce pain me dégoûte ; on dirait du sable.

— Eh bien, que voulez-vous manger ? Il y a dans le livre beaucoup d’autres herbes qu’on peut essayer.

— Non… de la viande, de la soupe à la viande… Oh ! cela doit être bon ! je tremble quand j’y pense.

Le visage de Mathias s’enflamma de colère. Il se contraignit pourtant et répondit :

— De la viande, de la soupe à la viande ? Ce serait assez pour augmenter tout d’un coup votre maladie et vous faire mourir en un instant… Vous qui n’en avez pas mangé depuis tant d’années.

— Mathias, Mathias, pour l’amour de Dieu, donne-moi de la viande !

— Après cela, vous êtes le maître. Donnez-moi donc de l’argent ; et si cela cause votre mort, vous m’êtes témoin que je ne suis pour rien dans cette imprudente gourmandise.

— De l’argent ! grommela le vieillard ; de l’argent ! C’est toujours le premier et le dernier mot.

Il glissa ses mains sous la couverture et parut quelque temps occupé à compter ou à palper des pièces de monnaie. Enfin, il tendit la main vers Mathias et dit :

— Tiens ! va chercher un peu de viande.

— Ah ! ah ! dit Mathias d’une voix ironique et considérant la pièce de monnaie en riant, un stuiver[21] ! De la viande pour un stuiver ! ce serait un beau morceau. On ne donne rien pour si peu. Il me faut vingt cents ou je n’achète pas de viande.

— Ciel ! vingt cents ! Un tout petit peu de viande coûte-t-il vingt cents ? murmura le vieillard avec désespoir. Pourtant ce n’est que pour une fois… Tiens, Mathias… voilà encore quinze cents… et rapporte-moi le reste… Tu obtiendras bien cela pour un stuiver ou du moins pour quelques cents meilleur marché… Les os sont bons aussi pour la soupe, les os ne coûtent pas si cher.

— C’est bon, dit Mathias avec impatience ; s’il y a quelque chose de trop je vous le rendrai.

Il se leva, et il allait quitter la chambre, lorsque l’oncle Jean lui adressa de nouveau la parole :

— Mathias, dit-il, j’oubliais de te demander encore quelque chose.

— Ce n’est pas tout encore ? demanda Mathias avec mauvaise humeur.

— Ah ! ne sois pas si rude pour moi ! dit le vieillard. Vois-tu, Mathias, cette nuit j’ai eu peur de mourir, et cette peur m’a donné la sueur de l’agonie. Sais-tu pourquoi ? Si j’étais mort sans confession !

— Qu’est-ce que cette idée-là ? s’écria Mathias avec une anxiété mal dissimulée.

— Mathias, cher Mathias, dit le vieillard d’une voix suppliante, ne serait-il pas bon que le curé vînt ? que je me préparasse ? car, qui sait ? Dieu nous appelle à lui si à l’improviste !

Pas de réponse. Mathias, les bras croisés sur la poitrine, regardait le vieillard avec étonnement.

— Et Cécile, reprit celui-ci, Cécile ! je voudrais bien la voir une fois encore avant de mourir. Elle a mal agi, elle est coupable ; mais cependant je rêve toujours d’elle ; et ne faut-il pas que je lui pardonne avant de paraître devant Dieu ?

— Plus vous parlez, mieux vous dites ! s’écria Mathias : en vérité, je commence à croire que vous êtes tout à fait malade, non pas du corps, mais de la cervelle. Cécile se raille de vous ; elle demeure avec son amoureux et se moque pas mal de vous. Je lui ai demandé si elle voulait vous voir, elle m’a répondu que vous pouviez très-bien partir pour l’autre monde sans sa visite.

Le vieillard laissa tomber la tête sur sa poitrine et essuya deux grosses larmes :

— Soit ! poursuivit Mathias, appelez le curé, appelez le médecin ; ouvrez la maison à qui veut y entrer, mais ouvrez aussi votre bourse à qui veut en tâter. Ce ne sera pas avec des stuivers que vous en serez quitte : chaque visite, chaque parole vous coûtera des florins.

— Ah ! attendons encore un peu ! dit le vieillard en retombant épuisé sur son lit.

— À bientôt donc, dit Mathias. Ayez bon courage ; vous n’êtes pas aussi malade que vous vous l’imaginez.

En disant ces mots y il quitta la chambre et descendit l’escalier. Il s’arrêta un instant, tout pensif, près du foyer et dit :

— Voilà la bombe qui éclate ! Le curé, Cécile, de la viande… demain le docteur et après-demain le notaire ! Oh ! il peut crier tant qu’il voudra, il n’en sera pas plus avancé : je tiens le ladre à ma merci, et personne ne peut l’entendre. Mais si du dehors on voulait venir le voir ? Si le curé lui-même voulait lui rendre visite ? Il n’y a qu’un moyen ; la mendiante ! Mais allons-y avec prudence… Il ne peut cependant pas mourir sans confession ; je ne veux pas avoir cette charge-là sur la conscience. Il pourrait après sa mort témoigner contre moi… Mais il est encore temps de penser à cela… Ah ! il voudrait manger de la viande ! et se rétablir ! et changer son testament ! C’est aujourd’hui jeudi : impossible de trouver de la viande ; demain c’est vendredi et après-demain samedi : la viande est défendue ces jours-là… et par conséquent il n’en aura plus besoin… Voyons, allons trouver la mendiante, et essayons ce qu’on peut faire d’elle… Si cela ne marche pas comme je l’entends, je chercherai un autre expédient. Quoique cette femme me fasse peur, avec un peu d’argent et beaucoup de promesses, je la gagnerai peut-être. Cela ôterait deux obstacles de mon chemin : l’inimitié de cette femme et le bavardage des voisins. Et si elle est fidèle, ce sera de plus une surveillante pendant mon absence. Nous verrons qui est le plus fin de nous deux.

Ce disant ; il quitta le couvent et en ferma, en dehors, la porte à la clef.

— Si l’oncle Jean voulait s’en aller pendant que je suis loin ! murmura-t-il ; tout serait fini… Mais il n’aura pas cet esprit-là. Qui sait pourtant ? Tout est possible.

Et se parlant à lui-même, il continua sa route vers le village.

Tout à coup il vit de loin Cécile, qui venait à sa rencontre. Il pâlit à cette vue, mais se remit à l’instant même.

La jeune fille ne l’aperçut que lorsqu’elle fut tout près de lui. Sa physionomie prit une expression suppliante, elle s’avança vers lui en lui disant :

— Ah ! Mathias, je suis bien heureuse de vous rencontrer enfin. Soyez assez bon pour me dire franchement comment va mon oncle.

Le ton humble et affectueux de la jeune fille rassura Mathias sur ses intentions ; il répondit sans rudesse :

— Assez bien, Cécile. Il a la goutte ; c’est la maladie des gens riches. Personne n’en meurt, et il en guérira aussi, quoiqu’il ne quitte pas sa chambre depuis quelque temps.

— Et souffre-t-il beaucoup ?

— Cela va, cela va ! encore un peu.

Les yeux de Cécile s’humectèrent de larmes.

— Mais vous le soignez bien, n’est-ce pas> Mathias ? demanda-t-elle. Il ne manque de rien de ce qui peut le soulager ou le consoler.

— Que lui manquerait-il ? il est content, répondit l’autre.

Le regard de Cécile devint si suppliant que Mathias en fut tout étonné. Il crut probablement qu’elle voulait lui témoigner de l’amour, car il dit :

— Oui, Cécile, si vous aviez accepté ma proposition, un jour vous eussiez été une dame. Maintenant il est trop tard ; je suis seul héritier. Cela vient de votre refus.

— Mathias, dit la jeune fille donnant à sa physionomie l’expression la plus affable, Mathias, puis-je vous faire une prière ?

— Pourquoi non ?

— Me l’accorderez-vous, Mathias ? Je vous en serai si reconnaissante…

— Voyons votre demande.

— C’est bien triste pour moi, Mathias, que je n’aie pu voir mon vieil oncle une seule fois depuis sa maladie. Vous savez combien je l’aime ! Oh ! permettez-moi de l’aller voir, permettez-le-moi pour l’amour de Dieu ; je prierai pour vous, Mathias.

Le fourbe haussa les épaules et répondit :

— « J’y ai pensé aussi ; et si cela dépendait de moi, vous le verriez aujourd’hui encore, Cécile.

— Voyez-vous, Mathias, vous n’avez rien à craindre de moi ; quand même vous voudriez me céder l’héritage, je ne l’accepterais pas. Il y a un autre moyen d’être heureux sur la terre.

Elle joignit les mains et ajouta avec effusion :

— Mathias, cher Mathias, ah ! laissez-moi le voir ! pour un instant seulement ; cela le soulagera peut-être dans ses douleurs.

— Vous vous trompez, répondit Mathias ; moi-même je lui ai demandé vingt fois peut-être si je devais vous appeler auprès de lui ; mais jusqu’ici mes efforts n’ont pas réussi. Il est si irrité contre vous qu’il ne peut entendre prononcer votre nom sans entrer en colère… et cela n’est pas bon pour la goutte.

Cécile, le tablier sur les yeux, pleurait et sanglotait :

— Ô mon Dieu, quel mal lui ai-je fait ? Lui que j’aime toujours comme un père, lui que je vois sans cesse dans mes rêves ! Être irrité contre moi, me haïr ? moi qui depuis mon départ n’ai pas versé une seule larme que ce ne fût à cause de lui ! S’il savait l’amour que je lui porte, il ne me repousserait pas si cruellement,

— Ce que vous dites, Cécile, est en effet bien vrai, dit Mathias ; mais les vieilles gens ont d’étranges caprices. Consolez-vous donc, je ferai encore des efforts pour vaincre sa rancune. J’ai déjà beaucoup gagné : il n’est plus aussi méchant qu’autrefois. Je le connais : dans quelques jours je le ferai bien changer d’idée… et alors je viendrai vous appeler.

— Soyez assez bon pour cela, Mathias ; je vous en saurai gré aussi longtemps que je vivrai.

— Allons, Cécile, je suis forcé de vous quitter ; ayez bon courage.

— Et s’il arrivait d’ici là qu’il devînt tout à fait malade, Mathias ?

— Oh ! alors je viens vous chercher, qu’il le veuille ou non.

— Merci, merci, mon ami, dit la jeune fille tandis que Mathias s’éloignait déjà d’elle.

— C’est étrange, dit celui-ci en reprenant son chemin ; je crois vraiment qu’elle serait capable de dédaigner la succession si on la lui offrait. Elle est assez innocente pour cela ? Il y a d’autres moyens pour être heureux ! L’amour, sans doute ? Je suis curieux de savoir combien ce bonheur durera. L’oiseau qui n’a pas de graines dans son auge est bientôt à bout de chansons ! Ah ! elle a envie de voir son oncle ? Nous ferons bien en sorte qu’elle n’y réussisse pas…

Tout en réfléchissant à part lui sur ce sujet et sur beaucoup d’autres, il prit un sentier latéral et le suivit jusqu’à ce qu’il aperçut une cabane adossée à un taillis.

— Attention ! se dit-il, c’est là que demeure la veuve du maçon. Ne découvrons pas trop tôt notre dessein. Elle doit être chez elle ; car je vois là-bas son enfant qui se vautre dans le sable.

Il s’approcha, à pas circonspects, de l’humble chaumière d’argile. L’enfant ne l’aperçut qu’au moment où, arrivé tout près d’elle, il dit :

— Bonjour, chère Mariette ; où est ta mère ?

Comme si la petite fille eût entendu la voix d’un mauvais esprit, elle bondit sur ses pieds, toute tremblante, jeta un regard épouvanté sur Mathias, et s’enfuit, en criant et en pleurant, à travers le taillis, dans la direction des champs.

— Il paraît qu’on ne m’aime pas plus qu’il ne faut ici, grommela Mathias ; si la mère n’est pas plus aimable que l’enfant, je ne ferai pas de grandes affaires.

À ces mots, il entra dans la cabane, considéra tous les objets qui s’y trouvaient avec un ton railleur en se disant :

— Elle n’a pas gras la veuve ; tout ce que je vois ici ne vaut pas dix stuivers. Je commence à croire que je réussirai : l’argent doit être puissant dans une niche pareille… Asseyons-nous et attendons un peu ; l’enfant est peut-être allée chercher sa mère.

En effets il ne se trompait pas ; la petite fille s’était sauvée vers un champ où sa mère travaillait, et, toute tremblante de peur, elle lui avait annoncé la venue de Mathias.

À cette nouvelle, la veuve parut d’abord saisie d’étonnement. Que pouvait lui vouloir l’odieux fourbe ? Elle demeura longtemps, le regard fixé sur la terre, à chercher une réponse à cette question. Peu à peu cependant un sourire se dessina sur son visage, sourire dans lequel une maligne expression s’unissait à un certain sentiment de joie.

Elle laissa son enfant aux champs, auprès des autres femmes, et s’achemina, en réfléchissant, dans la direction de sa chaumière.

— Mathias qui me rend visite ! pensait-elle ; qu’est-ce que cela peut signifier ? Il doit être arrivé quelque chose, ou du moins une grave affaire est en train ? Je sais qu’il a peur de moi ; il tremble quand il me voit. Ainsi il ne vient pas par amitié ; il y a quelque anguille sous roche.

Attention, Catherine ! Il est rusé, et il est plus que probable qu’il a l’intention de te tromper. Je veux savoir ce qu’il a dans sa manche.

Elle arriva à la chaumière et entra en disant à Mathias :

— Eh ! est-ce bien vous que voila ? Je n’aurais pas cru que vous vous assoiriez jamais sous mon pauvre toit ; mais puisque vous y êtes, qu’y a-t-il pour votre service ?

— Asseyez-vous, Catherine, répondit Mathias embarrassé dès le début par le ton résolu de la veuve ; j’ai à vous parler d’une chose sérieuse.

La veuve prit une chaise et répondit :

— Je n’ai pas beaucoup de temps ; dépêchez-vous donc ; j’écoute.

— Voyez-vous, Catherine, je sais que vous êtes pauvre ; j’ai pitié de vous, et si je pouvais rendre votre sort meilleur, ce me serait une véritable joie.

— Oui-dà ! dit la veuve avec un sourire moqueur, c’est par pitié peut-être que, pendant l’hiver, vous avez maltraité ma pauvre Mariette, et m’avez jetée à la porte comme un chien ?

— Oubliez cela, Catherine ; les temps changent et les hommes aussi. Je regrette ma dureté envers vous. Je voudrais bien réparer cela si c’était possible. Maintenant je puis vous venir en aide et vous porter secours si vous ne repoussez pas mon assistance.

La veuve le considéra avec méfiance et sans dire un mot, bien qu’il attendit évidemment une réponse.

— Si je vous donnais de l’argent, poursuivit-il, assez d’argent pour vous mettre, vous et vos enfants, à l’abri de tout besoin, m’en auriez-vous de la reconnaissance, Catherine ?

— Est-ce une aumône que vous voulez me faire ? demanda la veuve.

— Non, c’est plus que cela… Vous savez, Catherine, que je suis héritier unique de l’oncle Jean. Vous, du côté de votre mari, vous avez droit à une petite part de cet héritage. Vous le croyez du moins. C’est pour cela, — car vous sentez bien que vous n’obtiendriez jamais rien, — c’est pour cela que vous m’en voulez tant et toujours. Eh bien, jugez combien je vous porte d’affection, je viens vous offrir votre part d’héritage.

La veuve parut stupéfaite.

— Oui, reprit Mathias, que la succession me vienne ou qu’elle aille à un autre, jamais vous n’en auriez rien ; car votre droit est douteux, et vous ne pourriez l’établir qu’à grands frais. Vous êtes la seule parmi les soi-disant héritiers qui soyez dans une véritable misère, c’est pourquoi je viens à vous, mû par un sentiment de probité, vous donner la part qui, dans votre opinion, vous revient, et vous la donner sans exiger de titre, sans soulever de contestation. Qu’en dites-vous ?

— Oh ! vous êtes bien bon, dit la veuve ; mais est-ce sérieux, est-ce sincère ce que vous dites ?

— Quel besoin ai-je de venir vous faire cette offre ? Hé bien, Catherine, acceptez-vous ?

— Avec reconnaissance, avec une profonde reconnaissance, Mathias ; mais je voudrais bien, savoir si vous n’exigez pas de moi des conditions ; donner simplement n’est pas dans votre caractère, ou il faudrait que vous fussiez terriblement changé.

— Non, je vous donne le tout sans conditions, répondit Mathias.

— Alors, j’accepte avec joie. Votre générosité m’étonne tellement que je crois encore que vous voulez vous moquer de moi.

— Pourquoi cela ?

— Quand aurai-je l’argent, Mathias ?

— Dès que je serai moi-même en possession de l’héritage.

— Et quelle garantie ai-je que vous tiendrez vos promesses ?

— Ma parole d’honnête homme.

— Il est possible que cette parole ait quelque valeur, puisque, vous vous dites si profondément changé. Ainsi, je la prends pour ce qu’elle est… et je vous remercie. Maintenant il faut que je retourne à l’ouvrage.

Elle se leva et allait partir avec un sourire qui témoignait assez qu’elle ne croyait pas un mot de tout ce que Mathias lui avait dit :

— Demeurez encore un instant, dit Mathias, je vous prouverai que je dis la vérité. Vous savez ou vous ne savez pas, Catherine, que l’oncle Jean est malade. Il a la goutte et ne descend plus de sa chambre. Cette maladie me donne beaucoup d’occupation ; il y a des commissions à faire, il y a une chose ou l’autre à cuire, et je ne m’entends pas bien à cela. L’oncle Jean m’a prié de chercher une femme qui demeure pendant le jour au couvent pour m’aider. Elle aura un bon salaire et sera bien soignée de toute manière…

Depuis que Mathias avait abordé ce dernier point, la veuve avait fixé les yeux sur lui avec plus d’attention et de curiosité ; elle paraissait attendre au passage chaque parole qui sortait de sa bouche, mais s’efforçait de dissimuler autant que possible son émotion.

— Et je me suis rendu chez vous, Catherine, pour vous demander si vous ne voudriez pas venir au couvent ? Chaque soir vous retourneriez à la maison, et le matin vous reviendrez chez nous. Pour le peu de peine que cela vous donnera, vous recevrez autant par jour que si vous aviez travaillé aux champs. Et de plus vous aurez la nourriture, Est-ce une mauvaise offre ?

— Pas le moins du monde ; c’est encore ce qu’il y a de mieux. L’héritage, c’est un œuf qui n’est pas encore pondu, Mathias ; à vous-même il pourrait encore échapper par malheur ; mais le salaire de chaque jour c’est de l’argent assuré.

— Ainsi donc vous acceptez ?

— Sans doute, sans doute, Mathias ; qui refuserait une semblable proposition ?

— Mais vos enfants, Catherine ? je n’y avais pas songé.

— Mes enfants ? Il y en a deux chez ma sœur, à trois lieues d’ici au moins ; Mariette garde les vaches chez le fermier ; on aura bien soin d’elle pendant le jour ; je la verrai toujours le soir.

— C’est bien ! dit Mathias avec joie. Ainsi l’accord est fait… Allons, Catherine, donnez-moi la main pour ()prouver que nous nous entendons… Voilà l’affaire arrangée. Quand dois-je vous attendre ? Le plus tôt possible sera le mieux. Cette après-dînée ?

— Peut-être encore plus tôt ! répondit la veuve. Je n’ai pas autre chose à faire que d’aller dire un mot au fermier Claes et à sa femme pour Mariette et pour l’ouvrage.

Mathias se leva et fit semblant de vouloir partir, mais il s’arrêta et reprit avec une apparente indifférence :

— Catherine ; vous avez dit tout à l’heure que l’héritage pourrait m’échapper à moi-même ? Si cela arrivait, je ne pourrais vous donner votre part.

— Je comprends cela, dit la veuve ; mais ne craignez rien, il ne vous échappera pas.

— Tant mieux pour vous et pour moi, Catherine ; mais la prudence n’est jamais de trop. À la vérité, Cécile m’a cédé sa part de sa pleine volonté. Ce matin encore je voulais lui donner quelque espoir : elle m’a répondu par un refus positif. Mais il y en a d’autres qui n’ont aucun droit à la succession, et qui, pour pouvoir pénétrer dans la maison, répandent le bruit que l’oncle Jean est mortellement malade. Il faut dire la vérité au monde, et déclarer à chacun que l’oncle Jean a la goutte : vous ferez cela, n’est-ce pas ?

— Je ferai et dirai tout ce que vous voudrez, répondit la veuve.

— Voyez-vous, Catherine, si nous pouvons, comme il le faut, tranquilliser le monde là-dessus, on ne s’inquiétera plus autant de nos affaires.

— Laissez-moi faire, Mathias ; vous savez que je ne mets pas ma langue dans ma poche.

— Encore un mot, Catherine ; je dois vous dire cela, autrement vous pourriez vous en étonner. L’oncle Jean veut être servi par moi seul ; vous ne le verrez pas, à moins qu’il ne vienne en bas.

— C’était déjà comme cela avant qu’il fût malade ; cela ne me surprend pas.

— Vous ne laisserez entrer personne à la maison pendant mon absence, n’est-ce pas ? Vous fermerez la porte en dedans et ne l’ouvrirez pas, qu’on frappe ou non ?

— Je ferai ce que vous désirez. Je ne puis rien dire de plus.

— En effet. C’est que, voyez-vous, si vous ne vous mettiez pas à l’œuvre avec dévouement et intelligence, je serais forcé de chercher une autre femme de ménage, et tout serait fini entre nous.

— Retournez tranquille et sans inquiétude à la maison, Mathias, dit la veuve en se levant ; si vous n’êtes pas content de moi, vous ne le serez jamais de personne.

— Au revoir donc, et venez à midi ou plus tôt si vous le pouvez. Voici le denier à Dieu. Vous voyez que je ne suis pas chiche pour vous.

Il mit dans la main de la veuve une pièce de deux francs, sortit de la chaumière, et disparut bientôt derrière le taillis.

La veuve le suivit un instant du regard, puis se dit avec un sourire ironique :

— Ah ! ah ! le faux démon ! Il pense que je lui ai vendu mon âme… vendu pour de vaines promesses… Que peut-il se passer au couvent pour qu’il ait besoin d’un complice ? Ainsi il me faudrait l’aider à tromper Cécile, cet ange de bonté, et à la dépouiller de ce qui lui revient. Hypocrite Judas, qui croit-il donc que je suis ?… Maintenant je le tiens, le coquin !… C’est Dieu qui dans sa justice lui a réservé cela… C’est à moi justement qu’il devait avoir affaire…

Elle demeura un instant plongée dans ses réflexions ; bientôt le sourire railleur disparut de son visage pour faire place à une expression plus douce, et l’œil rayonnant de joie elle s’écria :

— Rendre à Cécile sa fortune et l’amour de son oncle ! Récompenser elle et Barthélemy, mes excellents bienfaiteurs, de leur compassion ! Punir le fourbe, combattre et vaincre le méchant… Ah ! ce serait beau ! Prions Dieu qu’il donne à la pauvre veuve assez d’habileté pour triompher de la scélératesse.

Elle quitta la cabane et prit un sentier. Alors seulement elle se souvint de la pièce que Mathias lui avait mise dans la main. Elle la considéra un instant avec dégoût, la jeta au loin par-dessus les arbres, et s’essuya la main à son tablier comme si l’argent y eût laissé une tache.


VIII



La mendiante avait déjà passé trois jours au vieux couvent. Elle n’apercevait rien qui pût lui faire présumer quelque chose de pire que ce qu’elle avait pensé ; au contraire, elle commençait à croire qu’elle s’était en quelque sorte trompée sur le compte de Mathias. Il montrait tant de sollicitude pour le vieillard, et parlait avec tant de pitié de son bienfaiteur, que Catherine se prît à douter si quelques bons instincts n’avaient pas survécu dans son cœur. Que l’oncle fût sérieusement malade, elle ne le croyait pas non plus, car Mathias lui donnait, deux fois par jour, de la viande à rôtir et des pommes de terre à cuire pour le vieillard ; et si celui-ci pouvait prendre cette nourriture substantielle, il devait assurément être encore fort et en assez bon état de santé.

Catherine était dans l’erreur ; si elle eût suivi le fourbe dans les sombres corridors quand il avait l’air de porter son repas à l’oncle Jean, elle l’eût vu faire un détour et aller mettre dans sa propre chambre la fortifiante nourriture. L’oncle Jean ne recevait que des aliments répugnants qui lui soulevaient le cœur, et de préférence il rongeait encore la vieille croûte de pain noir, quelque peu qu’elle pût le restaurer.

À la Vérité, à mesure qu’il sentait la faim le torturer davantage, le vieillard commençait à demander une autre nourriture avec une impatience croissante, et même avec une certaine irritation, mais Mathias savait si bien l’enjôler, ou écoutait si peu ses supplications, que chaque fois le pauvre homme, las et découragé, renonçait à sa prière.

À la fin du troisième jour, au moment où Catherine allait quitter le couvent pour s’aller coucher chez elle, Mathias la pria de revenir encore le même soir, sous prétexte que l’oncle Jean voulait prendre un bain, et que pour cela il faudrait chauffer beaucoup d’eau.

Catherine mit au lit Mariette et se rendit de nouveau au couvent. Mathias lui dit que l’oncle Jean ne voulait plus du bain, mais qu’elle devait néanmoins rester pour veiller, parce que le malade avait la fièvre et qu’on ne pouvait savoir s’il n’y aurait pas lieu d’appeler le médecin sans retard, et même peut-être si ce ne serait pas une bonne précaution que d’aller chercher le curé. L’oncle Jean n’allait pas plus mal qu’auparavant ; mais un vieillard caduc ne supporte pas grand’chose. C’est pourquoi il était prudent d’avoir quelqu’un sous la main pour le cas où il faudrait du secours ; il se pouvait que, contre toute attente, l’affaire devint sérieuse !

La veuve ne se laissa pas tromper tout à fait par ce langage ; elle soupçonna que la maladie dé l’oncle Jean était plus grave qu’on ne le lui disait, et se proposa, si cela continuait, de rompre dès le lendemain matin avec Mathias et de lui mettre à dos le curé et le bourgmestre, qui, au nom de la loi et de la religion, parviendraient bien à sonder le coupable mystère.

Elle était assise, seule, auprès du foyer, et réfléchissait à la façon dont elle s’y prendrait pour faire comprendre à l’autorité les manœuvres illégales auxquelles on avait eu recours pour dépouiller Cécile de sa part héréditaire ; peut-être le curé ne se refuserait-il pas à faire une tentative pour ramener l’oncle Jean à des sentiments plus justes ; et par ce moyen elle réussirait peut-être, au profit de ses bienfaiteurs, à atteindre un but qui lui échapperait si elle restait seule au couvent, puisque jusque-là elle n’avait pas encore vu le vieil oncle.

Au milieu de ces réflexions, la crainte la prit qu’il ne fût peut-être trop tard le lendemain ; qui pouvait savoir ce qui se passait en haut entre Mathias et le vieillard ? Ce doute, cette secrète angoisse, la rendirent inquiète. De temps en temps elle se levait et allait sur la pointe des pieds et en marchant avec précaution dans le corridor qui menait à la chambre de l’oncle Jean. Elle demeurait un instant à écouter au pied de l’escalier, mais comme elle n’entendait rien et que tout était tranquille en haut, elle revenait sur ses pas, se rasseyait sous la cheminée et reprenait le cours de ses méditations.


Minuit sonne au clocher du village ; les tristes sons de la cloche résonnent plaintivement et meurent, un à un, dans l’espace, jusqu’à ce que tout retombe dans un morne silence.

Dans la chambre de l’oncle Jean brûle une petite lampe de fer-blanc dont la flamme rougeâtre et fumante jette une triste lueur. Les extrémités de la pièce demeurent dans l’ombre ; la scène est étrange et lugubre ; on ne distingue pas les sombres murailles et l’on pourrait se croire dans un espace immense et sans bornes comme l’infini.

Une partie du lit et de la table voisine tombent seuls sous les sanglants reflets de la lampe. Le vieillard est couché sur le côté, le visage tourné vers la table. Il semble dormir ; pourtant il ouvre de temps en temps les yeux machinalement pour les refermer de même, muet et insensible.

Son visage est affreux ; rien ne reste sur son crâne anguleux et décharné qu’une peau mince et transparente qui paraît collée sur les os ; ses yeux sont vitreux et inanimés, ses lèvres sans couleur. Mais la rouge lueur de la flamme tremblotte sur ses traits : on dirait une lampe funéraire qui jette ses derniers reflets sur les joues livides d’un cadavre.

Auprès de la table Mathias est assis sur une chaise. Il voulait veiller auprès du malade, mais le sommeil l’a saisi, et il dort la tête appuyée contre le dos de la chaise.

Ses traits odieux sont éclairés aussi ; — à cette heure où le repos devrait détendre tous les ressorts de sa physionomie, son âme perverse y laisse encore son empreinte et un rictus méchant contracte sa large bouche. Par moments ses lèvres s’agitent, son front se plisse en rides nombreuses ; des mouvements nerveux, expression d’une colère intérieure, courent sur son visage. Il est visible qu’il rêve.

Le vieillard a rouvert les yeux ; il voit l’agitation convulsive des traits de Mathias. Sa vue s’arrête avec terreur sur cet effrayant spectacle. La conscience et la réflexion se réveillent en lui ; son regard fait le tour de la chambre ; il contemple la lampe dont la faible et triste lueur vacille dans les ténèbres comme un feu follet, et reporte avec une indicible angoisse les yeux sur le visage de Mathias. Celui-ci grince des dents en rêvant, ses lèvres se retroussent comme s’il voulait mordre : l’expression de sa physionomie est si cruelle et si féroce que le malade tout tremblant ferme les yeux… mais un nouvel incident le force à les rouvrir.

Quelques sons s’échappent de la bouche de Mathias ; il semble parler. Sa physionomie change ; l’expression de colère disparaît ; il sourit et semble tout heureux. Il parle les yeux fermés ; tout n’est pas intelligible ; parfois sa voix faiblit et ses lèvres se remuent sans articuler de sons. Il dit :

— Une cave, cent mille florins… le vieil avare… je vous donnerai beaucoup, beaucoup… Demain… demain il sera mort… Ôtez cette viande, autrement il se rétablira… de l’eau, du pain… il ne veut pas mourir… la faim l’y aidera… j’ai un testament… patience, il s’en va, il s’en va, il râle, il meurt… ah, ah ! à moi tout son argent…

Le vieillard poussa un cri terrible.

Mathias s’éveilla en sursaut, se dressa tout tremblant, se frotta les yeux et regarda avec stupéfaction l’oncle Jean qui appelait au secours de toutes ses forces et remplissait la chambre de cris d’angoisse et d’épouvante.

Dès que Mathias se fut assuré qu’il n’y avait à craindre aucune attaque de l’extérieur, il comprit la cause de l’effroi du vieillard, et présuma, en se fondant sur sa propre émotion, qu’il avait peut-être parlé en rêvant.

Il laissa pendant quelques instants crier le malade, jusqu’à ce que celui-ci cessât d’épuisement ; en attendant, les bras croisés sur la poitrine, il le contemplait avec un sourire cruel sur les lèvres.

— Eh bien, oncle Jean, dit-il, combien cela durera-t-il ? Faites du bruit, appelez, criez, c’est inutile : personne ne peut vous entendre.

Mais le vieillard plus effrayé encore par l’expression de la physionomie de Mathias, se mit à crier de nouveau au secours, d’une voix désespérée. On eût dit que la peur de la mort avait doublé ses forces ; ses mouvements étaient encore pleins d’énergie et sa voix perçante devait porter loin.

— Silence ! s’écria Mathias en portant le poing à la figure de l’oncle Jean et en menaçant de le frapper ; silence ! ou j’étouffe votre voix…

l’oncle Jean se tut, Mathias retira son poing.

— Que je vous entende encore ! dit-il d’un ton menaçant

Le vieillard s’était tu un instant, comme pour reprendre haleine, car sa poitrine palpitait violemment ; son regard irrité demeura fixé sur Mathias.

Celui-ci demanda d’une voix ironique :

— Saurai-je enfin quelle guêpe vous a piqué ? J’ai rêvé peut-être ! Êtes-vous fou de faire une vie pareille ? Vous feriez mieux de chercher à dormir ; cela vous ferait plus de bien que ces sottes boutades.

Ces mots enflammèrent davantage encore le courroux du vieillard.

— Serpent ! cria-t-il, ah ! tu me laisses mourir de faim comme un chien ? Je vis trop longtemps. Du pain et de l’eau me tueront lentement, par la faim… Il te faut mon argent ; et pour cela je suis condamné à mourir, assassin !

Mathias considérait avec trouble le vieillard irrité et paraissait trembler sous la certitude que sa fourberie était complétement découverte.

— Mais, poursuivit l’oncle Jean, il l’échappera, mon argent ! Tu t’imaginais que je mourrais cette nuit ? Non, non. Dieu me donnera encore la force de te punir, scélérat. Demain, demain, je déchire mon testament ; tu n’auras rien, toi ! rien que ma malédiction ! Demain je ferai appeler Cécile, le notaire, des témoins… et des gendarmes pour te mener en prison. Je t’accuserai, je te ferai punir comme tu le mérites… Ah ! tu croyais que j’étais mort ? Tu verras…

— Ah ! ah ! dit Mathias avec un amer dédain, personne ne vous entendra.

— Demain il fera jour, répondit l’oncle Jean ; j’appellerai et je crierai si longtemps et si obstinément que quelqu’un finira par m’entendre.

Mathias, sans parler, arrêta un regard fixe sur les yeux du vieillard, dont les dernières paroles semblaient avoir fait sur lui une profonde impression. D’abord sa physionomie, devenue sérieuse, attestait une grave méditation. Peu à peu ses lèvres se retroussèrent et reprirent leur ignoble sourire, et il s’approcha du lit. Il écarta la table, se posta de nouveau devant le vieillard les bras croisés, et l’apostropha ainsi d’un ton railleur :

— Votre folie me fait rire. Vous croyiez donc que j’ai vécu ici dix ans comme un esclave, que pendant dix ans je vous ai flatté comme un chien… par affection pour vous ? Vous croyiez que, dix années durant, j’ai accepté une nourriture bonne à jeter aux porcs… par goût ? Vous vous imaginiez que j’ai passé les dix plus belles années de ma vie dans cette affreuse solitude… parce que je n’aime pas la vie ? Vous croyiez que j’ai fait l’hypocrite, que j’ai trompé, calomnié, et tout ce que vous voudrez encore… sans but et sans espoir de récompense ? Vous m’estimiez donc plus naïf et plus stupide qu’un enfant ? Non, non, si je vous ai sacrifié ma volonté, mes goûts, mon honnêteté, ma vie, mon âme… vous paierez tout cela, vous le paierez au poids de l’or !

— Tu n’auras rien ! rien ! grommela le vieillard avec aigreur.

— Rien ? reprit Mathias, cela vous est commode à dire ; mais vous avez perdu la tête. Vous ne redoutez donc pas ce que je puis faire ? Vous oubliez que vous êtes à ma merci, ni plus ni moins que si nous étions au milieu d’un désert, et que personne ne peut voir comment je réclame mon paiement ? Vous m’appelez scélérat, vous me nommez assassin ? Vous ne croyez donc pas à vos propres paroles, puisque vous provoquez le lion qui peut vous dévorer… qui vous dévorera si vous ne rassasiez sa faim ? J’ai faim de votre or, oncle Jean. Rassasiez-moi ; rassasiez-moi, ou…

En disant ces mots, il fixa des yeux si enflammés, si féroces, sur le vieillard, que celui-ci, poussant de nouveaux cris, se rejeta en arrière dans son lit.

— Rassasiez-moi ! rassasiez-moi ! cria Mathias tout à fait hors de lui et en grinçant des dents comme s’il était prêt à commettre un meurtre.

— Mon Dieu, au secours ! s’écria le malade en tendant ses mains tremblantes. Mathias, Mathias, que voulez-vous ?

— Je veux vos clefs, hurla Mathias ; vos clefs, vous dis-je !

Le vieillard ne répondit pas ; mais la demande de Mathias parut lui inspirer encore plus de terreur que ses menaces. Il fit un mouvement convulsif sous la couverture et demeura immobile, le corps ramassé, comme pour résister à une agression.

— Ah ! ah ! s’écria Mathias, je le sais bien, tu me donnerais plutôt ton âme que tes clefs ; mais je les aurai, il me les faut ; retiens-les de tes deux mains, je saurai bien te les arracher ! Donne, donne !

Il se jeta sur le malade, et fourra sa main sous la couverture à la recherche des clefs. Il tira, secoua, lutta, frappa, mugit comme un taureau furieux… mais les mains du vieillard se crispaient avec tant de force sur les clefs, que pour les lui enlever il eût fallu lui arracher les bras.

Las, épuisé, retenu peut-être par une pensée terrible, Mathias lâcha les clefs et cessa la lutte. Il se replaça debout devant le lit, et, tout haletant, regarda le vieillard qui avait caché les clefs sous la couverture.

Une transformation qui échappe à toute description s’opéra dans la physionomie de Mathias ; son visage, qui n’exprimait habituellement que la haine et la méchanceté, prit tout à coup une expression si égarée, si sauvage, si infernale, qu’il en devint méconnaissable de rage et de férocité. Ses joues se contractèrent, ses dents grincèrent, une affreuse pâleur décolora son visage, ses cheveux se dressèrent comme les poils de l’hyène. Il cria d’une voix rauque et ardente :

— Ah ! tu ne veux pas me payer ? Tu vis encore ? Eh bien, la mort me paiera !

Il bondit sur le lit comme une bête fauve, s’accroupit sur le malade, posa les deux coudes sur sa poitrine et appuya de manière à l’écraser.

Un râlement lugubre se fit entendre, les membres du vieillard se raidirent tout frémissants et retombèrent inanimés.

Mathias saisit les clefs et brisa d’une seule secousse le cordon par lequel elles étaient attachées au cou de l’oncle Jean. — Il s’éloigna lentement du lit.

Il s’arrêta, s’appuyant d’une main sur la table, tremblant d’effroi ou de fatigue, à ce point que le tremblement se communiquait au plancher. Son œil était fixé sur le corps immobile de sa victime ; une sueur froide perlait sur son front et ses joues.

Peut-être se repentait-il ; peut-être les conséquences de son épouvantable forfait le faisaient-elles frémir. Quoi qu’il en fût, il demeura longtemps comme anéanti, jusqu’à ce qu’enfin un bruit rauque et effrayant s’échappa de sa gorge contractée.

Il prit la lampe machinalement et d’une main incertaine, s’approcha de la porte et l’ouvrit.

Un cri d’angoisse lui échappa… La mendiante était devant lui ! Placée derrière la porte, peut-être avait-elle entendu, peut-être avait-elle vu par le trou de la serrure ce qui venait de se passer !

Mathias, les yeux étincelants, regarda la femme, qui ne paraissait pas savoir la cause de son émotion ; il leva le trousseau de clefs comme s’il eût voulu l’en frapper à la tête.

— Que venez-vous faire ici ? hurla-t-il.

— Je croyais que vous m’aviez appelée, répondit la mendiante en reculant et avec l’intention visible de s’échapper. Est-ce peut-être l’oncle Jean qui a appelé ? Allons, allons, ne soyez pas si fâché ; je vais m’en retourner comme je suis venue.

Mathias laissa retomber à son côté la main qui tenait les clefs, et dit à la pauvresse d’une voix frémissante :

— L’oncle Jean a été frappé d’apoplexie ; je crois qu’il est mort. Allez près de lui… non, descendez… fermez bien toutes les portes ; et puis voyez s’il est mort… donnez-lui du vinaigre…

Le scélérat troublé ne savait plus ce qu’il disait, tant son système nerveux était violemment ébranlé par le forfait atroce que lui avait inspiré sa cruauté.

Il gagna d’un pas chancelant une lourde porte, trouva la clef après quelques tâtonnements, et entra dans un sombre conduit qui s’étendait d’une extrémité du bâtiment à l’autre. La petite lampe éclairait à peine les murailles et jetait autour de lui une pâle lueur impuissante à dissiper les ténèbres.

n s’avança d’un pas mal assuré et à tâtons dans ce lieu qui lui était inconnu ; peut-être avait-il peur, peut-être sa conscience faisait-elle déjà apparaître à son regard troublé la juste punition que Dieu réservait à son crime. Quelle n’eût pas été sa terreur s’il eût pu voir l’ombre humaine qui le suivait de loin dans l’obscurité !


Tout à coup il entendit apparemment un bruit derrière lui, car il tourna la tête et s’arrêta. Mais il poursuivit bientôt son chemin jusqu’à ce qu’une porte aussi bizarre que la première l’empêchât d’aller plus loin. C’était une petite porte, basse et ronde, dont la surface était tellement couverte de plaques de fer et de gros clous qu’à peine on pouvait en distinguer le bois. Une large serrure, rougie par la rouille, s’attachait à la muraille, et une épaisse barre de fer placée en travers de la porte fermait cette entrée du trésor de l’avare.

Le cœur palpitant, Mathias fit, avec un pénible effort, tourner la clef dans la serrure et écarta tous les obstacles. Il descendit les marches d’un escalier et se trouva dans un caveau spacieux.

Une fois dans le lieu même où devaient être cachés les trésors de l’oncle Jean, l’assassin oublia son forfait ; sa conscience se tut, la peur l’abandonna tout à fait. Il ne ressentit plus d’autre émotion que le désir ardent de voir de l’or, de toucher de l’or, d’avoir de l’or. Sur son visage se peignit le sourire de l’extase, dans ses yeux rayonna le feu de la convoitise.

La lampe à la main, il fit en furetant le tour du caveau. Il ne découvrit rien, rien que les quatre murailles nues, et près de l’escalier une lourde pierre qui avait visiblement servi de siège. Il se mit à trembler ; l’anxiété et la déception contractèrent ses traits.

— Comment ! dit-il d’une voix sourde et abattue, l’argent ne serait pas ici ? Il n’y a pourtant aucune issue. C’est impossible ! Ah ! que vois-je ? n’est-ce pas un trou de serrure ?

Il poussa un éclat de rire et, fou de joie, s’élança vers le point remarqué ; puis cherchant la clef et ouvrant enfin une cachette pratiquée dans l’épaisseur de la muraille, il s’écria :

— Ah ! ah ! voilà le trésor ! Trois sacs ! quatre… cinq sacs ! de l’or ! de l’or !

Transporté de joie, il prit d’une main tremblante un des sacs de toile, et se mit en devoir de dénouer le cordon qui le fermait ; mais une peur subite le fit tout à coup tressaillir : le sac échappa à sa main. Il se tourna vers l’escalier et écouta tout tremblant. Il lui semblait avoir entendu un bruit à la porte du caveau, un bruit semblable au grincement d’un verrou. Il demeura pendant quelques instants immobile et frissonnant ; pas le moindre bruit ne se fit entendre. Peu à peu la sécurité lui revint ; il ramassa le sac tombé à terre en se disant :

— Ah ! ce n’est rien : c’est la serrure qui s’est refermée ! Vite, ouvrons le sac !

Une expression de dédain crispa ses lèvres au moment où, ayant plongé la main dans le sac, il en retira une poignée de pièces de monnaie :

— Du cuivre ! murmura-t-il, du cuivre !

Et il laissa tomber le sac pour en prendre un autre.

— Du cuivre ! toujours du cuivre ! s’écria-t-il avec une émotion croissante.

Et il répétait la triste exclamation : du cuivre ! chaque fois qu’il ouvrait un nouveau sac.

À mesure que sa perquisition avançait, ses joues pâlissaient davantage ; une sueur froide perlait sur son front, sa poitrine oppressée respirait avec peine.

Enfin il saisit le dernier sac, et quand, vacillant sur ses jambes, il en eut dénoué le cordon, le cri d’angoisse : cuivre ! cuivre ! s’échappa encore une fois de sa bouche contractée.

Tandis qu’il froissait convulsivement de la main gauche le sac fatal qui venait de briser si cruellement son dernier espoir de trouver de l’or, il plongea la main droite dans la cachette, et la fouilla fiévreusement pour s’assurer qu’aucun autre objet n’y était caché : elle était vide, sa main ne rencontra rien. Non encore satisfait, il introduisit la lampe et avança la tête dans la cavité ; il ne vit rien que des pierres unies.

Un cri lugubre mourut dans sa gorge contractée ; d’un pas chancelant il gagna la pierre, s’y affaissa exténué et posa la lampe sur le sol.

Il resta un instant assis, la main sur le front, le regard vitreux et perdu dans les ténèbres. Puis il dit d’un ton qui dénotait en même temps l’abattement et la colère :

— Quelques livres de cuivre ! Ainsi ce serait là le prix de dix années de servitude et de misère ? le prix d’un meurtre… le prix de mon âme ! Oh ! oncle Jean… traître, hypocrite, voleur ! Il m’a trompé… il m’a volé… C’est donc là ce bonheur si longtemps attendu ! la richesse, le luxe, la grandeur… un monceau de cuivre. Malédiction ! je l’ai tué… eh bien, ne l’a-t-il pas mérité ? Ah ! j’aurais dû le faire mourir lentement, dans de longues tortures, le traître !

Il se tut et demeura les yeux fixés sur le pavé. Bientôt des larmes s’échappèrent de ses yeux : le lâche scélérat se mit à pleurer et à sangloter comme un enfant. Cependant cette tristesse ne le maîtrisa pas longtemps. Il proféra un affreux blasphème, bondit debout, saisit le sac qui gisait à ses pieds, hurla des cris inarticulés, et lança dans sa fureur le lourd sac au bout du caveau. Un résonnement creux répondit au choc du métal.

— Ah ! s’écria Mathias avec une joyeuse surprise, qu’est-ce que cela !

Et courant avec la lampe il tomba à genoux dans un coin de la cave, et dans sa joie insensée, il se mit à frapper des poings le sol retentissant, et à faire de la tête des signes affirmatifs.

Il eut bientôt soulevé une petite trappe, et son regard plongea avec délices dans le réduit dont il venait de lever le couvercle ; là aussi gisaient des sacs de toile remplis d’argent.

— Stupide trompeur ! murmura Mathias en retirant un sac ; il tend un piège, il met une amorce ; il cache un peu de cuivre dans un lieu qui frappe l’œil de prime abord… Mais cela n’a pas réussi, voici le magot !

— De l’or ! c’est de l’or ! s’écria-t-il soudain d’une voix si étrange qu’on eût cru entendre les cris de joie d’un enfant. De l’or ? Et celui-ci ? que sera-ce ? de l’or ! encore de l’or ! Et le troisième ? de l’or ! toujours de l’or !

Quand il eut tiré et ouvert un certain nombre de sacs et qu’il ne resta plus rien dans le trou, il rampa en quelque sorte en arrière, et oubliant le monde entier il s’assit et se mit à verser le contenu de tous les sacs sur ses genoux.

Il contempla un instant d’un œil fixe ce monceau d’or ; à en juger par l’expression de son visage on eût dit qu’il voyait s’ouvrir devant lui le ciel et toutes ses béatitudes. C’était une extase de jouissance telle qu’elle ressemblait à la folie.

— Ah ! ah ! murmura-t-il, que c’est beau ! comme cela brille ! Cela vit d’éclat et de splendeur ! Et combien il y en a ! À la bonne heure, voilà le prix de mon âme ! C’est bien payé ; elle ne vaut pas autant. Ah ! ah ! vivre, jouir, savourer tous les plaisirs, faire le monsieur, avoir des domestiques, manger, boire, aller en équipage, être puissant, être flatté par tous, briser tout ce qui me résiste ou ne s’incline pas jusque dans la poussière devant mon orgueil ! Tout cela gît là… là, dans cet argent inanimé, dans ce métal étincelant ! Oh ! que je le touche, que je le tâte, que je le possède !

Et tout à fait hors de lui il se mit à baigner ses mains dans l’or, en poussant mille exclamations de bonheur, et comptant et recomptant l’argent sans but apparent.

Depuis longtemps il jouissait ainsi dans un complet oubli de toutes choses, quand la lumière de la lampe vint à pâlir. Sa physionomie devint tout à coup soucieuse ; son regard fit avec anxiété le tour du caveau ; il se leva et dit en passant la main sur son front :

— Qu’est-ce ? que viens-je faire ici ? Suis-je fou ? ah ! vite… il me faut cacher cet or ailleurs, pour que personne ne le puisse trouver sauf moi… Vite, la lumière faiblit, il n’y a plus d’huile…

Ce disant, il remplit d’or deux des plus grands sacs, en prit un sous chaque bras, et surchargé ainsi, il gravit l’escalier. Arrivé à la porte, il posa son fardeau sur une marche et mit la clef dans la serrure… Mais il eut beau tourner et retourner, quelque effort qu’il fit, la porte ne bougeait pas ; elle semblait scellée dans le mur tant elle restait inébranlable, bien que le pêne jouât sous la pression de la clef.

Mathias se prit à trembler ; un frisson glacé parcourut tous ses membres : cependant il ne put, il n’osa ajouter foi à ses craintes, à ses inquiétudes, et tenta encore d’énergiques efforts pour ouvrir la porte. Il fit jouer la clef de toutes façons, il se raidit contre la porte et chercha à la jeter hors de ses gonds. Ce rude travail faisait couler la sueur sur son front… Rien ne réussissait, rien ne donnait même quelque espoir.

Enfin, épuisé de lassitude, il s’affaissa comme anéanti, et dit en laissant tomber avec désespoir sa tête sur sa poitrine.

— C’est épouvantable ! Fermée en dehors !… Non, non, c’est impossible… je me trompe… Qui l’aurait fait ? Catherine ? Et sa part de l’héritage ? Ciel ! la lumière pâlit… la lampe… la lampe est éteinte ! Hâtons-nous… encore un effort !

Il remit la clef dans la serrure, et la fit manœuvrer si longtemps et si fiévreusement que ses mains en furent tout endolories et couvertes de meurtrissures ; son dos, ses épaules, ses genoux s’ensanglantèrent dans ces efforts surhumains. Des cris rauques et sauvages accompagnaient ce travail désespéré. Rien ne réussit ; la porte resta inébranlable.

Convaincu de l’inutilité de ses tentatives, Mathias descendit l’escalier et se mit à parcourir comme un insensé l’obscur caveau. De profondes ténèbres l’entouraient ; son regard ne découvrait pas la moindre lueur ; on eût dit une tombe close.

Le misérable s’arrachait les cheveux et se frappait violemment le front ; il allait à pas précipités d’un coin à l’autre du caveau, comme s’il eût cherché une issue pour s’enfuir ; il se lamentait, pleurait, blasphémait, entrait en fureur, poussait des cris et prononçait des mots inintelligibles ; — il monta l’escalier, alla crier à travers la serrure le nom de Catherine, heurta, secoua de nouveau la porte, puis se remit à tourner comme une bête fauve autour de sa prison jusqu’à ce qu’il se heurtât contre la pierre et s’y affaissât enfin, épuisé de lassitude.

— Voilà donc la fin de mon pénible et incessant labeur, murmura-t-il d’une voix sombre. Pour posséder de l’or, je me suis fait démon… ; — j’ai tué un homme ! Et maintenant… maintenant me voici enfermé dans un sombre cachot… personne ne peut m’entendre. Peut-être… peut-être vais-je mourir ici… mourir de faim. Horreurs ! Et si Dieu l’avait décidé ainsi ? C’est comme cela que je voulais en finir avec l’oncle Jean, par la faim. Mourir ! mourir au milieu de l’or ! Râler, agoniser sur des monceaux d’or ! Avoir sous la main le moyen de trouver sur la terre bonheur, puissance, délices de toute sorte, et mourir comme un chien, tomber dans l’enfer pour y brûler éternellement, être maudit et insulté comme un scélérat trop stupide pour réussir dans le mal ! Malédiction !

Ce dernier mot résonna lugubrement sous la voûte… Aucun autre bruit ne vint rompre le silence.

Plus tard on entendit dans les ténèbres des soupirs et des sanglots.

Depuis longtemps déjà Mathias était assis sur la pierre ; plus d’une fois il s’était levé pour revenir bientôt à sa place ; quand il vit tout à coup un rayon de lumière sur le mur, rayon qui semblait pénétrer dans le caveau à travers le trou de la serrure.

Il bondit avec un transport de joie, franchit l’escalier, et appliquant la bouche sur la serrure, il dit tout tremblant d’espoir et de bonheur :

— Catherine, chère Catherine, est-ce vous ?

— C’est moi, répondit-on.

— Ah ! Catherine, voyez un peu ce qu’il y a en dehors à la porte ; elle ne veut pas s’ouvrir.

— Je le crois bien, je l’ai barricadée avec la barre de fer, répliqua la voix.

— Comment ? pourquoi ? Catherine, chère Catherine, ne plaisantez pas ; pour l’amour de Dieu, ouvrez !

— Vraiment ? vous espérez cela ? dit la voix : j’ai pris dans un piége une bête venimeuse — et j’ouvrirais la trappe pour me faire mordre moi et les autres ? Faites un acte de contrition, Mathias ; c’en est fait de vous : Dieu et la pauvre Catherine ont enfin trouvé leur heure !

Mathias pénétra le dessein de la mendiante et frissonna de terreur. Il s’écria d’une voix tremblante :

— Catherine, j’ai ici un sac rempli d’or. Il est pour vous.

— Je ne veux pas d’argent volé.

— Deux sacs pleins d’or, Catherine ! Ah ! ouvrez-moi, ouvrez-moi !

Il n’obtint pas de réponse et reprit :

— Catherine, il y a quatre sacs pour vous. Écoutez, écoutez, c’est tout or.

Et il éparpilla sur les marches de l’escalier une poignée de pièces dans l’espoir que leur son séduirait la pauvre femme.

Un éclat de rire salua ce dernier effort.

— Catherine, reprit-il d’une voix suppliante, je vous épouserai : nous aurons tout pour nous deux. Il y a tant, oh ! tant !

— Voleur, assassin, lâche, riposta rudement Catherine.

— Ah ! Catherine, dit Mathias d’une voix plaintive, me voici à genoux dans l’obscurité, je tends vers vous mes mains tremblantes et j’implore votre secours. Ayez pitié de moi ! Soyez miséricordieuse. Ouvrez la porte : je vous aimerai, je vous serai reconnaissant ma vie entière.

— J’ai pitié de vous, répondit Catherine.

— Ah ! s’écria Mathias avec espoir, je savais bien que vous me délivreriez.

— J’ai pitié de vous, reprit ironiquement la pauvre femme, pitié comme vous avez eu pitié de Cécile ; je suis compatissante envers vous comme vous l’avez été pour l’oncle Jean votre bienfaiteur… Mais je ne suis pas venue pour cela, Mathias : je voulais vous montrer quelque chose. Regardez par le trou de la serrure ce que je tiens en main ; regardez ce que je fais.

Mathias appliqua son œil au trou, et comme il y avait de la lumière au dehors, il put voir assez bien ce que faisait la mendiante.

Celle-ci déploya un papier, et dit :

— Le voyez-vous ? Vous avez assassiné le vieux homme malade parce que vous aviez un testament qui devait vous rendre propriétaire de toute sa fortune. Il ne mourait pas assez vite. Croyez-vous encore qu’on ne peut vous enlever son héritage ? Ce testament était caché dans le tiroir le plus profond de l’armoire de votre chambre. Catherine est pauvre, mais elle sait lire… Écoutez plutôt.

Elle lut d’une voix claire en appuyant sur chaque mot :

— Je déclare instituer pour mon unique héritier Charles Dominique Mathias… Et c’est l’expression de ma dernière volonté.

— Mon testament ! mon testament ! hurla Mathias avec désespoir.

— Et maintenant, voyez ce que je fais, reprit la mendiante.

— Ciel ! s’écria Mathias, elle le déchire ! Mon espérance, ma vie ! Catherine, vous m’assassinez !

Il s’aperçut au mouvement de la lumière que la femme allait s’éloigner. Il fit encore un suprême effort et cria d’un ton déchirant :

— Catherine ! Catherine… ah ! ne vous en allez pas. Ouvrez-moi ! ouvrez-moi ! Vous voulez donc me faire mourir de faim dans cet affreux cachot !

— Ce serait une juste punition de Dieu, répondit la mendiante, si tu mourais comme tu voulais faire mourir l’oncle Jean ; mais une mort pareille est trop douce pour toi ! On viendra bientôt te délivrer. Je suis allée chez le bourgmestre ; il a envoyé le garde champêtre chercher ceux qui t’ouvriront la porte de la cave et t’en laisseront sortir ; mais tu en sortiras les mains liées sur le dos. La prison t’attend. C’est sur l’échafaud que tu expieras ton crime, sur l’échafaud que tu laisseras ta tête, et tu paraîtras comme un meurtrier devant Dieu qui connaît ton infernale scélératesse !

Mathias, immobile derrière la porte et comme pétrifié, vit en frissonnant, à travers la serrure, Catherine qui s’éloignait avec la lumière. Lorsque le dernier reflet de la lampe échappa à son regard, un cri horrible sortit de sa poitrine, il tomba comme un cadavre, et son corps roula sur les marches de l’escalier jusqu’au sol du caveau.


IX



Les premières lueurs du matin jetaient une teinte bleuâtre dans la chambre où Mathias avait commis sur le vieillard malade son attentat meurtrier.

Sur la table brûlaient deux cierges de cire jaune placés aux côtés d’un crucifix. Une branche de buis était posée dans un verre d’eau bénite.

Le corps immobile du vieillard était étendu sur le dos dans le lit. À voir ses traits pâles et décomposés, on n’eût pas douté que la mort n’eût depuis longtemps déjà éteint la dernière étincelle de vie dans le sein de ce cadavre. Cette conjecture n’eût cependant pas été tout à fait fondée, car la poitrine du vieillard se soulevait encore avec force, comme s’il eût soutenu la lutte suprême de l’agonie et comme si son âme eût fait effort pour s’arracher aux liens corporels.

Au-dessus du visage du vieillard était penchée une jeune fille qui épiait en lui chaque signe de vie avec une ardente attention, et tremblait, et pleurait de douleur ou d’espoir, selon que le malade tombait dans une immobilité inquiétante ou que sa respiration devenait plus distincte.

C’était Cécile qui depuis une heure avait silencieusement versé un torrent de larmes, et qui, brisée par la douleur, s’était efforcée de rappeler par son souffle et par ses baisers son pauvre vieil oncle à la vie.

Jeannette se tenait au chevet du lit, prête à seconder Cécile dans les soins qu’elle prodiguait au moribond.

Plus loin, au fond de la chambre, Barthélemy et sa mère agenouillés, adressaient à voix basse et les mains jointes une fervente prière à Dieu.

Le curé était déjà venu près du malade et lui avait administré les saintes huiles ; le médecin, appelé aussi, avait déclaré que le vieillard était épuisé par la faim. Sur quoi il avait ordonné qu’on lui donnât par cuillerées un peu de bouillon de viande et une potion qu’il avait prescrite. La jatte et la fiole qui se trouvaient auprès du lit contenaient les deux remèdes.

Déjà Cécile avait introduit avec précaution plusieurs cuillerées de bouillon dans la bouche de son oncle ; elle croyait remarquer que cela lui faisait du bien et passait peu à peu avec plus de facilité par le gosier, comme si le malade lui-même eût avalé la bienfaisante boisson avec avidité.

Au moment où, après avoir porté à la bouche du vieillard une nouvelle cuillerée, elle allait se retirer, il lui sembla que les lèvres du vieillard se remuaient. Cette vue la rendit toute tremblante. Elle lui donna une seconde cuillerée ; il l’avala avec un mouvement apparent du gosier.

Frémissante d’espoir et tout à fait hors d’elle, elle continua à lui donner du bouillon en attachant sur son visage un regard plein d’anxiété.

Tout à coup un frisson convulsif parut courir dans les membres du malade. Il se raidit et demeura immobile ; la respiration même parut arrêtée.

Un cri si douloureux et si navrant échappa à Cécile que Barthélemy et sa mère tressaillirent épouvantés et s’approchèrent précipitamment du lit.

Cécile, la tête penchée sur le sein de son oncle, sanglotait tout haut et baignait de larmes brûlantes le cou du vieillard. Elle mêlait aux déchirantes expressions de la douleur les douces paroles de la tendresse et de l’amour, et baisait de temps en temps les lèvres glacées de celui dont elle déplorait la mort.

Mais bientôt un second cri lui échappa, cri de surprise et de joie. L’oncle Jean remuait les lèvres, il ouvrait et fermait la bouche, comme si ce corps épuisé eût machinalement demandé de la nourriture.

La jeune fille bondit et lui présenta avec une agitation fébrile deux ou trois cuillerées de bouillon ; dans sa joie, elle lui aurait probablement fait prendre toute la jatte, si la crainte de contrevenir à l’ordonnance du médecin ne l’eût retenue.

Elle déposa donc la cuiller, se pencha sur son visage et épia l’effet que produirait sur lui la nouvelle nourriture qu’il avait prise.

Soudain le malade ouvrit les yeux, et son regard se fixa sur le doux visage qui lui souriait, comme si ce visage lui était inconnu.

— Mon oncle, mon père, vous vivez ! Merci, ô mon Dieu ! s’écria Cécile d’une voix pénétrée.

Le vieillard referma les yeux et resta un instant dans une immobilité complète. Puis son regard se porta de nouveau sur la jeune fille, et il la considéra longtemps comme s’il demandait à sa mémoire qui elle pouvait être. Son bras fit un mouvement inaperçu, il le souleva lentement, le passa au cou de sa nièce, attira sa tête à lui et l’embrassa en disant d’une voix éteinte :

— Cécile !

Cette parole, ce nom, ce baiser, parurent frapper Cécile d’égarement ; elle se dégagea de l’étreinte de son oncle, et dit d’une voix vibrante d’émotion aux autres personnes qui se tenaient près du lit :

— Priez ! oh ! priez !

Et elle-même tomba à genoux devant le crucifix et tendit les mains vers l’image de Jésus mourant.

Elle s’abîma pendant quelques instants dans la plus ardente prière que puisse inspirer la reconnaissance, puis se releva, et revint au chevet du lit.

Le vieillard s’était tourné sur le côté et parcourait la chambre d’un regard incertain et étonné ; il montra du doigt les trois personnes encore agenouillées sur le plancher.

— Qui est là ? demanda-t-il d’une voix faible.

— Mon Dieu, mon Dieu, il vit, il parle, il guérira, mon pauvre oncle, mon excellent père ! s’écria Cécile en saisissant les deux mains du malade et en les pressant de la plus affectueuse étreinte.

Le vieillard sourit doucement ; mais son regard se tourna de nouveau d’un air interrogateur vers les personnes agenouillées.

— C’est Barthélemy, Barthélemy qui prie pour vous, mon cher oncle, dit Cécile… et puis sa mère et sa sœur Jeannette qui supplient Dieu de nous accorder votre guérison.

— Barthélemy ? murmura le vieillard comme s’il n’eût pas compris. Barthélemy ? il prie Dieu ? pour moi ?

— Venez, venez, s’écria la jeune fille ; Barthélemy, mère Anne, Seigneur Dieu, mon oncle se guérit ; il reconnaît sa pauvre Cécile. Venez !

Tous se levèrent et s’approchèrent du lit.

Le vieillard promena tour à tour les yeux sur chaque visage et parut considérer avec une attention particulière le jeune homme qui se trouvait tout près de lui et sur les joues duquel coulaient des larmes de joie. Au bout d’un instant, il tendit sa main amaigrie à Barthélemy et l’attira lentement à lui jusqu’à ce qu’il pût poser ses lèvres sur le front du bien-aimé de Cécile ; il lui donna un baiser, — le baiser sacré de la réconciliation peut-être !

Cécile chancela et dut s’appuyer à la table pour ne pas tomber. L’action affectueuse de son oncle l’avait tellement frappée qu’elle frissonnait et semblait près de s’évanouir sous le poids de son émotion. Les autres témoins de cette scène n’étaient pas moins touchés, de nouvelles larmes jaillirent de tous les yeux.

Tout à coup la mendiante entra précipitamment dans la chambre :

— Cécile, Barthélemy, Jeannette, venez vite ! dit-elle… venez vite en bas !

Elle s’approcha du lit, vit avec étonnement le bon état du vieillard et ajouta :

— Ah ! que Dieu en soit remercié dans le ciel ! Mère Anne, restez ici ; mais il faut que Barthélemy, Cécile et Jeannette voient la fin de mon œuvre… Vite, descendez tous !

Et comme personne ne semblait la comprendre et ne faisait un mouvement pour la suivre, elle prit Barthélemy et Cécile par la main et les entraîna hors de la chambre.

En bas, devant la porte du vieux couvent, une foule de gens étaient réunis dans l’attente de quelque chose. Ils parlaient avec irritation et avec horreur de la tentative de meurtre commise par Mathias sur le vieillard, et se réjouissaient de ce qu’il allait recevoir la récompense de sa perversité. Les gendarmes avaient traversé le village, et les habitants avaient suivi jusqu’au couvent les agents de la loi.

Cécile et Barthélemy se trouvaient dans la chambre du rez-de-chaussée sans savoir à quel spectacle la mendiante voulait les faire assister.

Soudain ils entendirent dans l’allée qui conduisait à la partie postérieure du bâtiment un bruit de pas pesants et le cliquetis des armes.

Tandis qu’ils écoutaient avec surprise et crainte, et que la mendiante souriait triomphalement, deux gendarmes apparurent dans la chambre, puis deux autres, et, entre ceux-ci, Mathias, les mains liées derrière le dos, la tête penchée sur la poitrine, pâle, confus, tremblant et comme anéanti.

Cécile couvrit ses yeux de ses deux mains, jeta un cri et se tourna vers le mur pour ne pas voir cette scène ; Barthélemy, comme pétrifié, contemplait fixement le terrible cortège qui défilait devant lui.

— Regardez, s’écria la mendiante, voilà comme Dieu punit le mal ! et il a choisi une pauvre mendiante pour son instrument !

Et comme les gendarmes s’approchaient de la porte avec le prisonnier, elle s’écria encore :

— Monstre d’hypocrisie, assassin ! cours, hâte-toi ! l’échafaud, la guillotine… et pour finir, l’enfer, l’enfer, et le feu éternel !

Mathias, accompagné des gendarmes, sortit du couvent. Lorsque les paysans et les paysannes le virent paraître, il s’éleva contre lui une telle clameur de vengeance, qu’il courba encore plus bas la tête sur la poitrine et trembla comme s’il eût craint que sa dernière heure fût sur le point de sonner. Il était pâle comme un mort, ses cheveux étaient en désordre, ses vêtements sales et déchirés… ses mains étaient couvertes de sang desséché, tant il s’était meurtri et blessé en s’efforçant d’arracher de ses gonds la porte du caveau.

La vue de ce sang auquel ils attribuaient une origine criminelle transporta de fureur les paysans.

Ils s’excitaient l’un l’autre par mille cris à tirer vengeance du coupable, ils voulaient s’emparer de celui-ci, et sans nul doute ils en eussent fait une justice sommaire et terrible, si les gendarmes, comprenant le danger, n’eussent tiré leurs sabres pour défendre au besoin le prisonnier.

Les paysans irrités renoncèrent à leurs projets de violence, mais ils accompagnèrent les gendarmes jusqu’au village en accablant l’assassin de menaces et d’imprécations, jusqu’à ce que celui-ci disparut à leurs yeux avec ses gardes sur la chaussée qui conduit à la ville.

Dix années se sont écoulées depuis lors. Le vieux couvent s’est transformé en une vaste ferme dont les étables renferment trois chevaux et douze vaches ; servantes et valets s’empressent à l’envi ; le bruit du travail y retentit joyeusement du matin jusqu’au soir. Les fenêtres sont peintes en vert ; les murs sont réparés et blanchis ; tout y atteste l’aisance et le bonheur.

Lorsque le soleil brille on voit, assis sur le banc à côté de la porte, un vieillard caduc dont les mains engourdies par l’âge tremblent sans cesse. Auprès de lui une vieille femme est occupée à tricoter ; le vieillard joue avec deux petits enfants, un garçon et une fille, auxquels il parle d’économie en leur assurant que c’est la source de toute richesse. Ce sont les enfants de sa nièce Cécile ; Barthélemy est leur père, et ils nomment la vieille femme grand’mère Anne.

Le vieil oncle a prêté à Barthélemy beaucoup d’argent… à intérêt, à un petit intérêt. Ces revenus, qui lui sont régulièrement payés, il les épargne pour le petit garçon assis sur ses genoux. Il aime tant ce petit marmot ! C’est son filleul, et comme lui il s’appelle Jean ! Il est si heureux dans ses vieux jours, le bon oncle ! Il chicane bien et glose sans cesse sur ce que les domestiques mangent trop et sur la légèreté avec laquelle se font les dépenses de toute espèce ; mais Barthélemy et Cécile le laissent dire et ne se fâchent jamais de ce qu’il dit, de sorte que tout le monde est content.

Catherine, la pauvre veuve, habite la ferme de la Chapelle ; ses enfants sont déjà grands et travaillent avec zèle. Barthélemy vient à son aide ; elle finira par devenir une fermière à son aise.

Jeannette est la femme du jardinier du château ; elle vit au milieu des fleurs et est fort aimée de ses riches maîtres.

Le méchant seul souffre ; il est en prison, et doit y demeurer jusqu’à ce que Dieu l’appelle devant son tribunal.

SOUVENIR



Dans un village de la Campine anversoise, entre Hoogstraten et Calmpthout, demeurait Pierre Gansendonck, baes[22] de l’auberge du Saint-Sébastien. Je l’ai connu après 1830, alors que j’étais soldat. Toutefois mes souvenirs de cette époque ne me rappellent rien sur son compte, sinon qu’il ne pouvait souffrir soldats ni paysans, et aimait par-dessus tout à avoir affaire aux officiers. Aussi était-il très-irrité contre le bourgmestre, parce que celui-ci avait pris le capitaine de la compagnie dans sa propre maison, placé les trois autres officiers chez le baron, le notaire et le docteur, et n’avait laissé à héberger à lui, Pierre Gansendonck, que le sergent-major votre très-humble serviteur.

Je me souviens aussi que je passais souvent mes heures de loisir à fabriquer toutes sortes de jouets pour la petite Lisa, fille de baes Gansendonck, et qui avait à peu près cinq ans. L’enfant était souffrante et semblait vouloir s’éteindre de consomption ; cependant son regard d’ange était si séduisant, son visage pâle comme le marbre était si pur, sa voix argentine avait des intonations si douces, que je trouvais une sorte de bonheur à consoler et à récréer la petite malade par des jeux, des chansons ou des contes.

Aussi quels cris de désespoir jeta Lisa, quelles larmes amères baignèrent ses joues, quand les tambours battirent le roulement d’adieu, et que son bon ami le sergent-major se tint debout et le sac sur le dos, prêt à la quitter pour toujours !

Mais de semblables impressions s’effacent si vite dans une jeune âme ! Depuis lors, je n’ai jamais plus songé à la petite Lisa, et sans doute l’enfant aussi m’a profondément oublié.

Il y a peu de temps, mes excursions à l’aventure dans la Campine me ramenèrent pour la première fois dans le même village. J’y entrai sans pressentiment comme aussi sans la moindre attente.

Cependant, je n’eus pas sitôt ressaisi au plus profond de ma mémoire l’image de l’église, des maisons et des arbres, qu’un sourire de bonheur et de surprise éclaira mon visage, et que ma poitrine se gonfla d’une joyeuse émotion. La vue de la vieille enseigne de l’auberge fit surtout battre mon cœur… Je penchai la tête et demeurai un instant immobile à suivre le cours des jeunes souvenirs qui se pressaient dans mon âme comme un flot brûlant et embaumé.

Combien notre âme doit avoir d’amour et de puissance, dans les jours de la jeunesse, pour enfermer à jamais en soi tout ce qui l’entoure, et l’envelopper d’affection comme d’un impérissable voile ! Hommes, arbres, maisons, paroles, tout, — vivant ou inanimé, — tout devient une partie de notre être ; à chaque objet nous attachons un souvenir aussi beau, aussi doux, que notre jeunesse elle-même. Notre âme déborde de force, elle lance des étincelles et des reflets de sa vie sur toute la création ; et tandis que nous saluons d’un hymne joyeux et incessant le bonheur qui nous sourit à tous, enfants ou jeunes gens, dans un avenir sans bornes, tout dans la nature chante et se réjouit à l’unisson avec nous.

Ah ! combien j’aime la bruyère, le tilleul, la ferme, la chapelle et tout ce qui me parlait au temps où les roses de la jeunesse et les lis de la chaste poésie des premières années couronnaient mon front ! Ils ont partagé toutes mes jouissances ; je les ai vus s’épanouir voluptueusement et resplendir sous la chaude lumière du soleil, alors que, dans ma joyeuse insouciance, je m’élançais dans le chemin inconnu des destinées humaines. Ce sont mes vieux compagnons de jeu, mes amis. Chacun d’eux me rappelle un souvenir agréable, une douce émotion ; ils parlent la langue de mon cœur ; toutes les fibres les plus délicates de mon âme tressaillent à leur appel avec une juvénile énergie, et, dans un calme et religieux attendrissement, je remercie le Seigneur de ce qu’il laisse couler, même dans le cœur glacé de l’homme désenchanté, la bienfaisante source du souvenir.

Devant la porte de la vieille auberge, je me trouvai reporté comme par magie dans des temps meilleurs. Je revoyais mes camarades, mes officiers ; le tambour battait au loin ; j’entendais retentir le martial commandement ; l’entraînante chanson de guerre s’élevait au-dessus des humbles et rustiques demeures, le cornet des chasseurs résonnait à l’ombre des tilleuls… mais au milieu de tout cela m’apparaissait, plus nette et plus précise encore, la calme et angélique image de Lisa me souriant du fond du passé.

La pensée humaine parcourt le monde des souvenirs avec plus de rapidité que l’éclair les espaces des cieux. À peine m’étais-je arrêté une minute, et déjà cinq beaux mois de ma vie avaient repassé tout éclatants sous mes yeux.

Je m’avançai vers l’auberge en doublant le pas, l’âme empressée, le front joyeux… — Je vais voir Lisa, me disais-je ; elle ne pourra me reconnaître, je le sais, car l’enfant doit être devenue une belle jeune fille, mais rien que sa vue me réjouira… Elle était malade et languissante ; peut-être gît-elle sous la terre dans le paisible cimetière ! Loin de moi cette lugubre pensée que la froide raison vient jeter au milieu de mes ardents souvenirs !

Mais comme tout me semble étranger et triste dans l’auberge de Saint-Sébastien ! Tout est changé, hommes et choses. Où est baes Gansendonck ? Où est Lisa ? Où est la table à tiroir sur laquelle j’ai joué avec mes camarades tant de pintes de bière ? Tout a disparu !

Pauvre Lisa ! je vois encore près de la fenêtre le coin où tu reposais ta petite tête sur les genoux de ta mère, où je t’amusais avec un chariot de cartes traîné par quatre hannetons, où ton regard languissant, mais doux comme une prière, me remerciait de mon amitié.

J’avais tout oublié si profondément ! Je ne savais même plus que je fusse venu jadis dans ce village ; mais maintenant de chaque chose s’échappe une image, de chaque chose une voix : je revois tout, j’entends tout ; tout redevient jeune et riant… même mon cœur, qui se retrouve en harmonique accord avec cette nature connue et aimée.

Douce Lisa, qui eût dit alors que je raconterais un jour ton histoire à mes compatriotes, comme je récréais autrefois ton âme par des contes enfantins !

La vie ressemble à ces grands fleuves de l’Amérique qui, pendant quelque temps, coulent paisiblement entre des rives souriantes, et soudain se précipitent du haut d’une montagne et s’abîment avec le fracas d’une tempête dans des gouffres hurlants, d’où leurs flots sortent écumants et brisés. L’homme est le brin de paille qui flotte sur le torrent ; le calme voyage entre les rivages fleuris, c’est la jeunesse ; la redoutable cascade, le gouffre dévorant, c’est la société humaine dans laquelle l’homme est jeté comme le brin de paille ; il tombe, il s’abîme jusqu’au fond, il revient à la surface, il s’enfonce encore ; il est tourmenté, froissé, harcelé, brisé… Qui peut savoir sur quel rivage le pauvre brin de paille sera jeté ?

I


Quand néant devient quelque chose, néant ne se reconnaît plus lui-même.



Baes Gansendonck était un singulier homme. Bien qu’il fût issu d’une des plus humbles familles du village, il s’était de bonne heure mis en tête qu’il était d’étoffe beaucoup plus noble que les autres paysans, — que lui seul en savait plus qu’une foule de savants réunis, — que si les affaires de la commune s’embrouillaient et marchaient à reculons, c’était uniquement parce que, malgré sa haute intelligence, il n’était pas bourgmestre, — et beaucoup d’autres choses du même genre.

Et cependant le pauvre homme ne savait ni lire ni écrire, et n’avait jamais eu occasion d’oublier grand’chose… mais il avait beaucoup d’argent !

Sous ce rapport du moins il ressemblait à beaucoup de personnes considérables dont l’esprit se trouve aussi sous clef dans un coffre-fort, et dont la sagesse, placée à cinq pour cent, rentre chaque année dans leur cervelle avec les intérêts. Les habitants du village, blessés chaque jour par l’orgueilleuse suffisance de baes Gansendonck, avaient peu à peu conçu une haine profonde contre lui, et lui donnaient le sobriquet railleur de blaeskaek[23].

Le baes du Saint-Sébastien était veuf et n’avait qu’un enfant. C’était une fille de dix-huit ou dix-neuf ans ; bien qu’elle fût délicate et pâle, les traits de son visage étaient si purs et si fins, son caractère était si doux et si aimable, qu’elle avait donné dans l’œil à beaucoup de jeunes gens. Selon les présomptueuses idées de son père, elle était beaucoup trop bonne, trop instruite et trop belle pour épouser le fils d’un paysan. Il l’avait placée pendant quelques années dans un pensionnat renommé, afin qu’elle y apprît le français et y gagnât des manières en harmonie avec la haute destinée qui l’attendait.

Heureusement Lisa ou Lisette, comme l’appelaient les paysans, était revenue toujours simple et ingénue, bien que des germes de vanité et d’étourderie eussent été jetés dans son âme : la pureté naturelle de son cœur avait étouffé ces semences de mal ; et jusque dans les traces qui pouvaient en rester, sa virginale innocence mettait un charme qui faisait tout excuser en elle.

Selon la coutume, elle n’avait reçu qu’une demi-éducation ; elle comprenait passablement le français, mais ne le parlait qu’imparfaitement. En revanche, elle savait broder d’une manière exquise, faire des pantoufles et des coussins de pied de mille couleurs, tricoter des perles, découper des fleurs de papier, dire le bonjour le plus gracieux, s’incliner et faire la révérence, danser selon toutes les règles de l’art, et elle possédait mille autres talents d’agrément qui, comme dit le proverbe, étaient de mise dans la rustique habitation de son père comme une fraise de dentelle au cou d’une vache.

Dès son enfance, Lisa avait été destinée pour femme à Karel, le fils du brasseur, l’un des plus beaux garçons que l’on put trouver, avec cela fort à son aise pour un villageois, et suffisamment instruit, vu qu’il avait passé quelques années au collège de Hoogstraten.

Toutefois l’étude l’avait peu changé ; il aimait la liberté sans gêne de la vie champêtre, était joyeux comme un pinson, buvait et chantait en tout bien tout honneur avec chacun, plein de vie et de gaieté, ami et camarade de quiconque le connaissait.

La mort prématurée de son père l’avait forcé à quitter le collège pour venir en aide à sa mère en prenant la direction de la brasserie ; et la bonne femme remerciait Dieu tous les jours de ce qu’il lui avait laissé pour consolation un si bon fils, car, en vérité, il n’y avait pas de jeune homme plus actif et plus brave.

La présence de Lisa faisait seule perdre à Karel sa franche vivacité d’esprit ; devant elle il tombait dans une poétique gravité et de vagues rêveries. Assis près de la jeune fille aimée, il se faisait enfant avec elle, prenait plaisir à ses légères occupations, et épiait ses moindres désirs avec une religieuse attention. Elle était si délicate, si faible, mais elle était aussi si admirablement belle sa fiancée ! Aussi le robuste et courageux garçon entourait-il la frêle jeune fille de respect, de déférence et de soins inquiets, comme si la vie d’une fleur languissante lui eût été confiée.

Pendant cinq ou six mois, baes Gansendonck n’avait pas vu grand mal à ce que sa fille devînt la femme de Karel. Il est vrai que cette union n’avait jamais pleinement satisfait son orgueil ; mais comme, selon son opinion, le riche fils d’un brasseur n’était pas, à tout prendre, un paysan, il n’avait pas voulu rompre un engagement pris de longue date, et avait même consenti à ce qu’on préparât et mît en état toutes choses pour le prochain mariage.

L’affaire des jeunes gens était donc sur un assez bon pied, quand le frère de baes Gansendonck, frère qui n’était pas marié, mourut après une courte maladie et laissa un bel héritage, lequel, bientôt après, vint s’ajouter dans l’auberge du Saint-Sébastien, en bonne monnaie sonnante à d’autres tas d’écus.

Pierre Gansendonck était d’avis, comme bien d’autres, que l’esprit, la noblesse et la supériorité d’un homme doivent se mesurer uniquement par l’argent qu’il possède ; et, bien qu’il ne sût pas l’anglais, il était cependant tout porté par sa nature à regarder comme donnant à tout une réponse satisfaisante et irréfragable, cette sublime pensée britannique : Combien cet homme pèse-t-il de livres d’argent ? Ce que dit d’ailleurs aussi le vieux proverbe flamand : L’argent, qui est muet, redresse ce qui est de travers et donne de l’esprit au sot.

Il va sans dire qu’avec un aussi beau système son orgueil ou plutôt sa folie s’était accrue plus encore que sa fortune. Il s’estimait maintenant l’égal au moins de monsieur le baron du village, car il croyait consciencieusement peser autant de livres que ce noble propriétaire.

À dater de ce jour baes Gansendonck se monta de plus en plus la tête, et se crut un des premiers personnages du pays. Il rêvait souvent, pendant des nuits entières, qu’il descendait d’une noble race ; et même, durant le jour, cette pensée flatteuse le berçait et caressait continuellement son esprit. Afin de s’affermir dans l’opinion qu’il avait de l’excellence de sa nature, il s’était souvent efforcé de découvrir quelle différence il pouvait y avoir entre un gentilhomme et lui ; mais en réalité, il n’en trouvait pas.

Sa conscience lui disait bien de temps en temps qu’il était trop vieux pour apprendre le français, pour changer toute sa manière de vivre, et faire son entrée dans une société plus élevée. Mais s’il ne le pouvait plus, sa fille du moins était en état de monter en rang dans le monde et d’épouser le meilleur d’entre les premiers barons. Quelle heureuse certitude pour baes Gansendonck ! Avant de mourir il aurait le plaisir d’entendre nommer sa Lisa, madame la baronne ! Lui-même serait grand’père de quelques petits barons !

On comprend que l’amour de Karel le brasseur commençât dès lors à le contrarier vivement, et qu’il accusât, dans son for intérieur, le joyeux garçon d’être un obstacle à l’avenir de sa fille. Déjà il avait parlé de Karel en présence de Lisa avec une méprisante aigreur, et dit des choses qui avaient tellement blessé la jeune fille que, pour la première fois de sa vie elle s’était révoltée avec dépit contre son père et avait versé des larmes amères au moins pendant deux heures.

Pour ne pas affliger sa fille, il s’abstint de toute attaque directe contre l’amour du brasseur, mais il se promit bien de retarder le mariage par des expédients jusqu’à ce que le temps vint arracher à Lisa le bandeau qui l’aveuglait, et qu’elle-même se convainquit que Karel n’était rien qu’un grossier paysan comme les autres.

II



Dès le point du jour les domestiques et les gens de journée étaient occupés à leurs travaux accoutumés dans la cour de l’auberge du Saint-Sébastien. Thérèse, la vachère, lavait auprès du puits des betteraves pour le bétail ; on entendait dans la grange ouverte le bruit cadencé des fléaux ; le garçon d’écurie chantait une grossière chanson en étrillant les chevaux.

Un seul homme se promenait du haut en bas, fumant nonchalamment sa pipe et s’arrêtant tantôt ici tantôt là pour regarder travailler les autres. Il était aussi vêtu comme un ouvrier, portait une veste et avait des sabots aux pieds. Bien que son visage attestât surtout la calme tranquillité d’un insouciant far niente, on voyait cependant briller dans ses yeux une certaine expression de malice et de ruse. Au reste, il suffisait de voir ses joues vermeilles et son nez empourpré pour comprendre qu’il s’asseyait à une bonne table et connaissait parfaitement le chemin de la cave.

La fille d’écurie quitta ses betteraves, et s’approcha de la grange où les batteurs étaient occupés à étendre sur l’aire de nouvelles gerbes et qui saisissaient cette occasion pour échanger un mot tout en travaillant. L’homme à la pipe s’était arrêté et regardait.

— Kobe, Kobe[24], lui cria la vachère, vous avez trouvé la bonne recette ! Nous nous tuons à travailler comme des esclaves du matin au soir, et nous ne recevons en récompense que des sottises qu’on nous jette à la tête. Vous, vous avez le bon vent ; vous flânez, vous fumez votre pipe, vous êtes l’ami du baes, vous avez tous les bons morceaux ! Vous pouvez dire que votre pain est tombé dans le miel ! Le proverbe dit vrai : pour tromper les gens, il n’y a qu’à s’y connaître.

Kobe sourit malicieusement et répondit :

— Avoir, c’est avoir, mais gagner ce qu’on n’a pas, voilà l’art ! Le bonheur vole, celui qui l’attrape le tient bien.

— Frotter le manche c’est tromper, et flatter c’est ramper ! grommela l’un des ouvriers avec aigreur.

— Des mots ne sont pas des raisons, dit Kobe railleur. Chacun est en ce monde pour faire du bien au fils de son père, et ce qu’on trouve il faut le ramasser.

— Je serais honteux de faire ce que vous faites, s’écria l’ouvrier, irrité ; il est commode de tailler des lanières dans le cuir d’autrui ; mais le cochon s’engraisse aussi, quoiqu’il ne travaille pas.

— Un chien en voit un autre avec peine entrer dans la cuisine, dit Kobe en riant. Quand les plats sont inégaux, les frères se brouillent ; mais mieux vaut être envié que plaint. Et puisqu’il faut s’asseoir quelque part en ce monde, j’aime mieux le faire sur un coussin que sur des épines.

— Tais-toi, pique-assiette, et songe que c’est de notre sueur que tu deviens si gras.

— Tistjé, Tistjé[25], pourquoi me mordre ainsi ? Vous ne pouvez supporter que le soleil donne sur mon étang. Ne connaissez-vous donc pas le proverbe : Qui porte envie à autrui dévore son cœur et perd son temps. Si je recevais moins, en auriez-vous plus ? Suis-je fier ? Vous fais-je du mal ? Au contraire, je vous avertis quand le baes vient, et je vous passe souvent une bonne cruche de bière par le trou de la cave. Vous cherchez ce qui n’est pas perdu, Tistjé ?

— Oui, oui, nous connaissons votre générosité ; vous ressemblez au curé qui bénit tout le monde, mais en se bénissant lui-même le premier.

— Il a raison et moi aussi ; qui sert l’autel doit vivre de l’autel.

— C’est vrai ! s’écria un autre ouvrier. Kobe est un bon garçon, et je voudrais bien être dans ses souliers ; je gagnerais aussi mon pain alors en soufflant aux corneilles des nuages de fumée : quand le ventre est plein, le cœur est en repos.

— Oui, ventre plein, pied traînant ; panse pleine, tête folle !

— Laissez-les jaser, Kobe ; tout le monde ne peut avoir au ciel une bonne étoile ; moi je dis que vous avez beaucoup d’esprit.

— Pas plus que le champignon qui est là-haut sur le cerisier, répondit Kobe avec une modestie affectée.

Tous regardèrent avec surprise un grand agaric qui croissait entre les plus fortes branches du cerisier ; mais les regards se reportèrent immédiatement sur Kobe pour lui demander, selon la coutume, une de ces explications plaisantes dont il était prodigue.

— Ah ! ah ! s’écria la vachère, pas plus d’esprit que le champignon ! Alors vous devez être un terrible lourdaud !

— C’est ce que vous ne savez pas, Mieken[26]. Que dit le proverbe ? Travailler est le lot des imbéciles. Je ne fais rien, ainsi ?…

— Mais qu’a à faire le champignon en tout ceci ?

— C’est une énigme, voyez-vous : le beau grand cerisier, c’est notre baes…

— Flatteur, va ! s’écria la servante.

— Et moi je suis le pauvre et humble champignon…

— Hypocrite ! murmura l’ouvrier frondeur.

— Et si vous parvenez à deviner cette énigme, vous saurez comment les petits chiens doivent s’y prendre pour manger dans le même plat que les grands sans se faire mordre.

Kobe avait l’intention de continuer à vexer ses auditeurs par ses mots à double entente, mais il entendit la voix du baes dans l’intérieur de l’auberge, et dit aux ouvriers en remettant sa pipe dans l’étui :

— Laissez les paysans reprendre leurs fléaux, mes gars ! Voici notre brave, notre gracieux baes qui vient voir si l’ouvrage marche…

— Nous allons avoir notre déjeuner ; ce ne sera pas un petit vacarme ! dit la vachère en courant au puits.

— S’il m’appelle encore, comme hier, voleur et lourd paysan, je lui jette mon fléau à la tête, dit un des ouvriers avec colère.

— La cruche voulut lutter avec la pierre, et elle tomba en pièces au premier choc, dit Kobe ironiquement.

— Quant à moi, je me moque de ses gros mots, et je le laisse défiler son chapelet de sottises, dit un second.

— Vous faites au mieux, dit Kobe ; ouvrez vos deux oreilles bien larges, ce qui entre par l’une sort par l’autre, Il faut bien aussi que le baes en ait pour son argent. Donnez-lui raison et faites ce qu’il dit.

— Faire ce qu’il dit ? et si on ne le peut pas ?

— Dans ce cas-là, donnez-lui raison tout de même et ne le faites pas ; ou plutôt ne dites rien, faites comme si vous ne saviez rien de rien, et songez qu’il n’y a rien de mieux que le silence.

— Tout homme est homme ! Je me moque de sa brusquerie. Qu’il commence, et je saurai bien aussi lui montrer les dents ! Il n’a pas le droit de me traiter comme une bête, quoique je ne sois qu’un ouvrier.

— Ce que vous dites est bien vrai, Driesken[27], et pourtant vous frappez à faux, fit observer Kobe : chacun doit connaître sa place dans le monde. Que dit le proverbe ? Êtes-vous enclume, souffrez les coups comme une enclume ; Êtes-vous marteau, frappez comme un marteau. Et puis un bon petit mot brise une grande colère. Si vous voulez que cela aille mieux, souvenez-vous qu’il est difficile de prendre les mouches avec du vinaigre, ou les lièvres en battant le tambour…

— Kobe, Robe ! cria une voix de l’intérieur avec un accent marqué d’impatience.

— Voyez, voyez-le composer sa mine hypocrite ! dit d’un ton moqueur un autre batteur.

— C’est justement là l’art que vous n’apprendrez jamais ! riposta Kobe.

Et se tournant vers l’auberge, il cria sur un ton suppliant et comme s’il eût été effrayé :

— Je viens, je viens. Cher baes, né vous fâchez pas, j’accours, je suis là.

— Il gagne son pain à jouer le chien couchant ! murmura avec mépris l’ouvrier courroucé ; j’aime mieux battre le blé ma vie entière. Voilà ce qui arrive des hommes qui ont passé par tous les filets comme lui !

— Il a été dix ans soldat. C’est là qu’on apprend à faire le niais et le bouffon pour travailler le moins possible. Après cela, il est devenu domestique de messieurs, et ce métier-là ne donne pas non plus de durillons aux mains… Mais quelle diablesse d’énigme nous a-t-il donnée là ? Comprenez-vous ce qu’elle signifie ?

— Oh ! c’est facile à deviner, répliqua le premier ; il veut dire qu’il est installé sur la nuque du baes, et qu’il en vit comme le champignon du cerisier. Allons, allons, remettons-nous à battre.

III


Le chat de l’empereur est son cousin,
Grande lanterne, mais petite lumière.



— Hé bien, Kobe, demandait baes Gansendonck à son domestique, quel air ai-je avec mon nouveau bonnet ?

Le domestique recula de deux pas et se frotta les yeux comme quelqu’un frappé d’étonnement par une chose incroyable :

— Oh ! baes, s’écria-t-il, dites donc, est-ce bien vous ? Je pensais voir monsieur le baron. Bonté du ciel ! comment cela se peut-il ? Levez un peu la tête, baes ; tournez-vous encore un peu, baes ; marchez un peu maintenant, baes. Voyez-vous, vous ressemblez à monsieur le baron comme une goutte d’eau…

— Kobe, dit le baes avec une feinte sévérité, tu veux me flatter ; je n’aime pas cela.

— Je le sais, baes, répondit le domestique.

— Il y a peu d’hommes qui aient moins d’orgueil que moi, bien qu’on dise par jalousie que je suis fier parce que je ne puis supporter les paysans.

— Vous avez raison, baes. Mais, en vérité, je doute encore si vous n’êtes pas le baron !

La joie rayonnait dans les yeux de baes Gansendonck ; la tête en arrière et dans une fière attitude, il contempla en souriant le domestique qui continuait à faire toutes sortes de gestes d’étonnement.

Kobe n’avait pas tout à fait trompé son maître. À en juger sur l’extérieur, et sans avoir égard à sa stupide physionomie, baes Gansendonck ressemblait absolument au baron. Rien d’étonnant en cela ; depuis trois mois déjà il s’évertuait à copier les vêtements que le baron portait d’habitude ; ce à quoi peu de gens avaient fait attention, parce qu’à la campagne le baron vivait sans la moindre gêne et ne portait qu’un costume fort ordinaire.

Mais, quelques semaines auparavant, le baron avait eu une fantaisie. Qui n’en a pas ? Un magnifique caniche lui était mort, et de la peau de l’animal il s’était fait faire un bonnet fourré. Ce joli bonnet avait si bien donné dans l’œil à baes Gansendonck, qu’il s’en était fait confectionner un semblable en ville. Ce bonnet étalait en ce moment ses mille boucles frisées sur la tête du baes du Saint-Sébastien, qui ne pouvait assez s’admirer lui-même dans le miroir depuis la flatteuse exclamation de son domestique.

Il se prépara à sortir.

— Kobe, dit-il, prends ma fourche ; nous allons traverser le village.

— Oui, baes, répondît le domestique en composant sa physionomie, et en suivant son maître sur les talons.

Sur le grand chemin bordé de maisons, ils rencontrèrent beaucoup de villageois qui ôtèrent poliment leur chapeau ou leur casquette à baes Gansendonck, mais qui partaient d’un éclat de rire aussitôt qu’il était passé. Beaucoup d’habitants accoururent aussi sur le seuil de leur demeure ou de leur étable pour admirer le bonnet velu du baes ; celui-ci ne saluait personne le premier, et s’avançait la tête haute et d’un pas lent et majestueux comme le baron le faisait d’ordinaire. Kobe, la figure niaise en apparence, marchait silencieux derrière son maître, et le suivait dans tous ses mouvements aussi fidèlement, aussi patiemment, que s’il eût fait l’office d’un chien.

Tout alla bien jusqu’en face de la forge ; mais là se trouvait quelques jeunes gens qui conversaient. Dès qu’ils virent apparaître le baes, ils se mirent à rire si haut, qu’on pouvait les entendre dans toute la rue.

Sus[28], le fils du forgeron, connu pour un railleur émérite, se mit à se promener devant la forge la tête en arrière, à pas compassés, et singea si exactement baes Gansendonck que celui-ci crut en crever de dépit. En passant devant le jeune forgeron, il lui lança un regard étincelant en écarquillant les yeux à les faire sortir de l’orbite ; mais le forgeron le considéra avec un rire si provoquant que baes Gansendonck, fou de colère, passa son chemin en grommelant et menaçant, et s’enfonça dans un sentier latéral.

Blaeskaek ! Blaeskaek ! criait-on derrière lui.

— Eh bien, Kobe, que dis-tu de cette canaille de paysans ? demanda-t-il quand son courroux fut un peu tombé. Ça ose se moquer de moi ! me traiter comme un fou ! un homme comme moi !

— Oui, baes ; les mouches piquent bien un cheval, et c’est une bête si grande !

— Mais je les retrouverai, les insolents ! Qu’ils y prennent garde, ils le paieront cher. Les montagnes ne se rencontrent pas, mais bien les hommes.

— Sans doute, baes, ce qui est différé n’est pas perdu.

— Je serais bien sot de faire encore ferrer mes chevaux ou de commander d’autres travaux chez ce drôle éhonté.

— Oui, baes, qui est trop bon est à demi fou.

— Personne de ma maison ne mettra plus le pied dans sa forge.

— Non, baes.

— Et alors le moqueur sera bien attrapé et se mordra les doigts, n’est-il pas vrai ?

— Sans doute, baes.

— Mais, Kobe, je crois que ce vaurien de forgeron est payé par quelqu’un pour me vexer et se railler de moi. Le garde champêtre croit aussi que c’est lui qui, à la nuit de mai dernière, a écrit quelque chose sur notre enseigne.

— À l’âne d’argent, baes.

— Il est inutile de répéter ces vilaines grossièretés !

— Oui, baes.

— Tu devrais le rosser d’importance entre quatre yeux pour que personne ne le voie, et puis lui faire mes compliments.

— Oui, baes.

— Le feras-tu ?

— Les compliments, oui, baes.

— Non, la rossée !

— C’est-à-dire que vous voudriez me voir revenir à la maison sans bras ni jambes. Je ne suis pas très-fort, baes, et le forgeron n’est pas chat à empoigner sans gants.

— As-tu peur d’un aussi lâche fanfaron ? Il y a de quoi être honteux !

— Il n’est pas bon de se battre contre celui qui est las de la vie. Mieux vaut Jean poltron que Jean mort, dit le proverbe, baes.

— Kobe, Kobe, je crois que tu ne mourras pas de courage.

— Je l’espère, baes.

Tout en causant, la colère de baes Gansendonck se dissipa. Parmi beaucoup de défauts il avait cependant une bonne qualité : c’est que, bien qu’il prît très-facilement la mouche, il oubliait très-promptement l’offense qu’on lui avait faite.

Il avait traversé quelques sapinières et se promenait sur ses propres terres, où il trouva mille occasions de laisser le champ libre à son sentiment outré de la propriété et de tempêter et invectiver contre tout le monde. Ici, une vache s’était fourvoyée et, s’écartant du sentier, avait passé sur sa terre ; là, une chèvre avait quelque peu brouté le feuillage de sa plantation ; plus loin, il crut découvrir des pas de chasseurs et la trace de leurs chiens.

Cette dernière circonstance surtout le fit trépigner de colère. Il avait fait placer à tous les coins de ses champs de grands poteaux avec l’inscription : Chasse défendue, et nonobstant ce il s’était trouvé quelqu’un d’assez audacieux pour violer son droit de propriété.

Il était en train de jeter au vent, sur ce fait, une kyrielle d’imprécations, et dans son courroux il frappait du poing le tronc d’un hêtre.

Kobe se tenait debout derrière le baes et songeait au dîner ; car il devait y avoir un lièvre. Il songeait qu’on ne saurait peut-être pas en bien préparer la sauce, et cette pensée le faisait aussi frapper du pied. Entre temps il se bornait à répondre : oui, baes, et non, baes, sans faire attention à ce que disait son maître.

Tout à coup Pierre Gansendonck entendit une voix moqueuse crier :

— Blaeskaek ! blaeskaek !

Furieux, il regarda tout autour de lui, mais n’aperçut personne que son domestique qui, les yeux fixés sur la terre, remuait les lèvres comme s’il eût été occupé à manger.

— Comment, maraud, est-ce toi ? s’écria baes Gansendonck avec fureur.

— Encore moi ! répondit Kobe : Seigneur Dieu, qu’avez-vous donc, baes ?

— Je demande, vaurien, si c’est toi qui viens de parler ?

— Ne l’avez-vous pas bien entendu, baes ?

Gansendonck exaspéré lui arracha la fourche des mains et allait l’en frapper ; mais lorsque le domestique s’aperçut que l’affaire était sérieuse, il bondit en arrière, et levant les mains au ciel, il s’écria :

— Ô Seigneur, voilà que notre baes devient tout à fait fou !

— Blaeskaek ! blaeskaek ! cria de nouveau une voix derrière Pierre Gansendonck.

Il aperçut alors une pie dans les branches du hêtre et entendit l’oiseau railleur répéter son injurieuse apostrophe :

— Kobe, Kobe, cria-t-il, cours chercher mon fusil de chasse. C’est la pie du forgeron : il faut qu’elle meure, la coquine de bête !

Mais la pie s’élança de l’arbre, et prit son vol vers la maison.

Le domestique fut pris d’un rire convulsif si violent, qu’il tomba sur le gazon, où il se roula pendant quelques instants.

— Finis ! hurlait le baes, ou je te chasse ! Finis de rire, te dis-je.

— Je ne puis, baes !

— Lève-toi !

— Oui, baes !

— J’oublierai ton impertinence à une condition : il faut que tu empoisonnes la pie du forgeron.

— Avec quoi, baes ?

— Avec du poison.

— Oui, baes, si elle veut le manger.

— Alors tue-la avec un fusil.

— Oui, baes.

— Allons, partons… Mais que vois-je là-bas dans ma sapinière ? Soyez donc propriétaire pour être pillé par un chacun !

À ces mots il courut vers la sapinière, suivi par le domestique, et tout en tempêtant.

Il avait aperçu de loin une pauvre femme et deux enfants occupés à briser les branches mortes des sapins et à réunir ces branches en un gros fagot. Bien qu’une très ancienne coutume permette aux pauvres gens de ramasser le bois sec dans les sapinières, baes Gansendonck ne pouvait souffrir qu’il en fût ainsi. Le bois sec était sa propriété tout aussi bien que le bois vert, et nul ne devait toucher à sa propriété. Ajoutez à cela que c’était une femme, et qu’il n’avait à craindre ni résistance ni moquerie. Cela lui donna du courage et lui permit de lâcher la bride à sa colère.

Il saisit la pauvre mère par les épaules en s’écriant :

— Impudents voleurs ! Allons, marchez au village avec moi ! dans les mains des gendarmes ! En prison, fainéants vauriens !

La femme tremblante laissa tomber le bois qu’elle avait ramassé, et fut tellement épouvantée par ces terribles menaces, qu’elle se mit à pleurer sans prononcer une parole. Les deux enfants se cramponnèrent aux vêtements de leur mère et remplirent le bois de cris désespérés.

Kobe hochait la tête avec dépit : l’expression d’indifférence habituelle à sa physionomie avait disparu ; on eût dit qu’un sentiment de pitié s’était emparé de lui.

— Ici, coquin ! lui cria le baes ; donne-moi un coup de main pour conduire ces brigands aux gendarmes !

— Cher homme, je ne le ferai plus jamais ! dit la femme d’une voix suppliante. Voyez mes pauvres petits agneaux d’enfants ; ils se meurent de peur !

— Tais-toi, vagabonde, s’écria le baes ; je te déshabituerai bien de marauder et de voler !

Le domestique prit la femme par le bras avec une feinte colère et la secoua vivement ; mais en même temps il murmura à voix basse à son oreille :

— Tombez à genoux et dites Monsieur.

La femme se précipita à genoux devant baes Gansendonck, tendit les mains vers lui et dit d’un ton de prière :

— Oh ! monsieur, monsieur, grâce, s’il vous plaît, monsieur ! Oh ! pour mes pauvres petits enfants, grâce, mon cher monsieur !

Le baes parut touché par un mobile secret. Il lâcha la femme, la regarda d’un air rêveur, le visage radouci et bienveillant ; cependant il ne la fit pas se relever.

Quelqu’un agenouillé devant lui ! les mains tendues vers le ciel ! et demandant grâce ! c’était royal !

Après avoir savouré quelques instants ce suprême bonheur, il releva lui-même la pauvre femme, essuya une larme d’attendrissement qui perlait dans ses yeux et reprit :

— Pauvre mère, j’ai été un peu vif, mais c’est fini. Reprenez votre fagot ; vous êtes une brave femme. Désormais vous pouvez casser le bois mort dans toutes mes propriétés, et quand même il s’y trouverait un peu de vert, je ne dirais rien. Rassurez-vous, je vous pardonne entièrement.

La femme contemplait avec étonnement les deux singuliers personnages qui étaient devant elle, le baes avec son air de protection, le domestique se mordant les lèvres et faisant de visibles efforts pour ne pas rire.

— Oui, petite mère, répéta le baes, vous pouvez ramasser les branches mortes dans tous mes bois. Ce disant ; il montrait de la main tous les alentours comme si la contrée entière lui eût appartenu.

La pauvre femme fit quelques pas en arrière pour reprendre son fagot, et le remercia ainsi d’une voix émue par la reconnaissance :

— Dieu vous bénisse pour votre bonté, monsieur le baron !

Un frisson parcourut les membres de baes Gansendonck, et son visage fut comme illuminé d’un rayonnement de bonheur.

— Femme ! femme ! approchez-vous un peu ! s’écria-t-il. Qu’avez-vous dit là ? Je n’ai pas compris.

— Soyez mille fois remercié, monsieur le baron ! répondit la ramasseuse de bois.

Baes Gansendonck mit la main à la poche, et en retira une pièce d’argent qu’il présenta à la femme en lui disant les larmes aux yeux :

— Tenez, petite mère, réjouissez-vous un peu aussi ; et quand ce sera l’hiver, venez tous les samedi là-bas au Saint-Sébastien ; on vous y donnera du bois et du pain à foison. Retournez chez vous maintenant.

En disant ces mots, il quitta la femme, et sortit précipitamment du bois. Il pleurait tellement que des larmes abondantes coulaient sur ses joues. Le domestique, remarquant cela, s’essuya aussi les yeux avec la manche de sa veste.

— C’est surprenant, dit enfin le baes en soupirant, que je ne puisse voir souffrir personne sans que mon cœur déborde.

— Moi non plus, baes.

— L’as-tu entendu, Kobe ? cette femme m’a pris aussi pour monsieur le baron.

— Elle a raison, baes.

— Tais-toi maintenant, Kobe ; nous allons regagner tout doucement la maison.

— Oui, baes.

Kobe se mit à suivre avec la plus grande soumission l’empreinte des pas de son maître. Tous deux marchaient rêveurs : le baes pensait au beau nom que la pauvre femme lui avait donné ; le domestique songeait au lièvre à la sauce au vin qui l’attendait à la maison.

Depuis quelques instants, trois chasseurs avaient débouché de derrière une haie de chênes et contemplaient, en riant et en plaisantant, baes Gansendonck et son domestique. C’étaient trois jeunes messieurs en élégant costume de chasse, le fusil sous le bras.

L’un d’eux semblait connaître particulièrement bien le baes du Saint-Sébastien. Il expliquait à ses compagnons par quel singulier démon d’orgueil et de suffisance le brave homme était possédé, et leur faisait un grand éloge de Lisa, sa fille.

— Allons, allons, s’écria-t-il enfin, nous sommes las : amusons-nous un peu. Suivez-moi, nous accompagnerons le baes au Saint-Sébastien, et nous y viderons une bouteille. Mais ayez soin de lui parler avec respect et de faire force compliments. Plus fou ce sera, mieux cela vaudra.

Ce disant, il sauta avec ses compagnons au delà du fossé desséché, et courut vers le baes. Il s’inclina profondément devant celui-ci et le salua avec mille politesses.

Pierre Gansendonck prit des deux mains son bonnet fourré et s’efforça de répéter vis-à-vis du jeune homme ce que celui-ci avait fait vis-à-vis de lui. Les deux autres chasseurs, au lieu de prendre part à ces cérémonies, se cachaient derrière le domestique et faisaient d’incroyables efforts pour ne pas éclater de rire.

— Eh bien ! monsieur Adolphe, mon ami, dit le baes, comment va votre papa ? Toujours gros et gras ? Il ne vient plus nous rendre visite depuis qu’il demeure en ville. Mais loin des yeux, loin du cœur, dit le proverbe.

Adolphe prit par la main un de ses amis rieurs et l’attira de force devant le baes :

— Monsieur Gansendonck, dit-il avec solennité, j’ai l’honneur de vous présenter le jeune baron Victor Van Bruinkasteel ; mais veuillez excuser son infirmité ; c’est un mal nerveux qui lui est resté à la suite de convulsions : il ne peut regarder personne sans éclater de rire.

Victor ne put se contenir, il rejeta la tête en arrière, trépigna, et devint violet et bleu à force de rire.

— Tu vas gâter l’affaire, lui dit Adolphe à l’oreille. Finis, ou il va s’apercevoir de quelque chose.

— Faites à votre aise, monsieur Van Bruinkasteel, dit le baes ; ce n’est pas à rire qu’on gagne, des cors aux pieds.

Adolphe prit la main de son ami et répéta la présentation.

— Monsieur Van Bruinkasteel n’a pas l’honneur de me connaître ? dit le Baes en s’inclinant.

— En effet, répondit Victor, j’ai l’honneur de vous être inconnu.

— L’honneur n’est pas grand, monsieur, répondit le baes en s’inclinant de nouveau. Monsieur vient sans doute passer la saison de la chasse au château avec notre ami Adolphe.

— Pour vous servir, monsieur Gansendonck.

— Son père nous a acheté le pavillon de chasse, dit Adolphe ; monsieur Van Bruinkasteel sera, chaque hiver, votre voisin, et viendra probablement vous rendre visite souvent, monsieur Gansendonck.

— Mais, Adolphe, mon ami, pourquoi cet autre jeune monsieur demeure-t-il là derrière Kobe ? Aurait-il peur de moi ?

— Il est timide, monsieur Gansendonck ; que peut-on faire à cela ? C’est l’effet de sa grande jeunesse… Mais, monsieur Gansendonck, vous avez une chasse réservée à ce que je vois : vous êtes donc chasseur aussi ?

— Je suis grand amateur, n’est-ce pas, Kobe ?

— Oui, baes, de lièvres. — Moi aussi… Pourvu qu’on ne le laisse pas brûler ! ajouta-i-il à part lui.

— Que grommelles-tu là ? s’écria le baes d’une voix courroucée pour montrer à ces messieurs qu’il avait la haute main sur ses domestiques. Que grommelles-tu là, malotru ?

— Je demande si vous ne croyez pas qu’il soit temps de retourner à la maison, baes. Et je me disais en moi-même : pécher et chasser donnent faim à l’estomac.

— Quand un porc rêve c’est de drêche ! Tais-toi.

— Oui, baes, se taire et penser ne font tort à personne.

— Pas un mot de plus, te dis-je.

— Non, baes.

— Ces messieurs me feront-ils l’honneur de venir prendre chez moi un verre de vin du matin ? demanda Pierre Gansendonck.

— C’est là précisément ce que nous avions l’intention d’aller vous demander.

— Bien, venez donc ; vous me direz ce que vous pensez de ce petit vin-là. N’est-il pas vrai, Kobe, tu l’as goûté une fois au moins, toi ? Si vous ne vous en léchez pas les doigts, messieurs, dites que je suis un paysan.

— C’est vrai, baes ! répondit le domestique.

Le baes se mit en route d’un pas majestueux en causant amicalement avec Adolphe, tandis que les deux amis de celui-ci se tenaient en arrière pour pouvoir donner libre cours à leur gaîté. Kobe jetait sur cette scène des regards sournois, et lui-même eût ri aussi, si le lièvre ne lui eût tellement trotté en tête qu’il en avait des crampes d’estomac.

La société s’avança lentement vers le Saint-Sébastien.


IV


N’introduisez pas le loup dans la bergerie.



C’était une magnifique matinée. Le soleil apparaissait à l’horizon comme un ardent disque d’or duquel rayonnaient des faisceaux de lumière dans le ciel entier. Cette étincelante lumière traversait en se jouant les vitres du Saint-Sébastien et tombait comme une teinte rosée sur le front d’albâtre d’une jeune fille.

Lisa Gansendonck était assise près de la fenêtre devant une table. Elle songeait, car ses longs cils noirs étaient baissés et un calme sourire voltigeait sur sa bouche, tandis que, par intervalles, une légère rougeur venait colorer ses joues pâles et attester l’émotion qui agitait son cœur. Alors elle se redressait soudain sur sa chaise, une flamme plus vive brillait dans ses yeux, et son sourire s’accentuait davantage comme si elle eût été en proie à un sentiment de bonheur.

Elle prit un journal français d’Anvers qui était déployé devant elle, mais, après en avoir lu quelques lignes, elle retomba immobile dans sa première attitude.

Qu’elle était ravissante ainsi, posée comme une de ces charmantes créations qui n’appartiennent qu’au monde des rêves, au milieu du plus profond silence, éclairée par les chauds rayons du matin, pâle et délicate, jeune et pure comme une rose blanche à demi fermée et dont le cœur doit s’ouvrir à la prochaine aurore.

Des accents vagues et incertains, comme la mourante plainte d’une harpe lointaine, tombèrent de ses lèvres. Elle disait en soupirant :

— Oh ! l’on doit être heureuse à la ville ! Un bal pareil ! Toutes ces riches toilettes, ces diamants, ces fleurs dans les cheveux, ces robes si riches que leur valeur suffirait à acheter la moitié d’un village ; tout resplendit d’or et de lumière ! Et avec cela l’urbanité, le beau langage… Oh ! si je pouvais voir cela, ne fût-ce qu’à travers la fenêtre.

Après une longue songerie la séduisante idée d’un bal à la ville parut l’abandonner. Elle s’éloigna de la table et alla se placer devant une glace dans laquelle elle contempla attentivement son image, corrigeant çà et là un pli, et passant la main sur sa tête pour donner plus de lustre à ses beaux cheveux noirs.

Toutefois elle était très-simplement mise ; et l’on n’eût assurément pas pu reprendre grand’chose à sa toilette, si l’odeur de l’étable, les murs enfumés de l’auberge et les pots d’étain du dressoir n’eussent crié de toutes parts que mademoiselle Lisa n’était pas à sa place.

Du reste, sa robe de soie noire tout unie n’avait qu’un seul volant[29] ; elle portait un fichu rose qui s’harmonisait d’une façon charmante avec la douce pâleur de son visage. Elle était coiffée en cheveux, mais en simples bandeaux plats, rattachés en couronne derrière la tête.

Après s’être arrêtée quelques instants devant la glace, elle revint à la table et se mit à broder un col, mais sans y prêter grande attention ; ses regards errants témoignaient assez que sa pensée indécise était loin de son travail. Bientôt, toujours songeuse, elle dit d’une voix presque inintelligible :

— La chasse est ouverte ; les messieurs de la ville vont revenir. Je dois être affable envers eux, dit mon père. Il m’emmènera avec lui en ville pour m’acheter un chapeau de satin. Je ne dois pas demeurer assise et les yeux baissés ; il me faut sourire et regarder les messieurs en face quand ils m’adressent la parole ? Quelles sont les intentions de mon père ? Il dit que je ne sais pas à quoi cela peut être bon… Mais Karel ! Il semble mécontent quand je change trop souvent de toilette ; il souffre quand des étrangers me parlent trop longtemps. Que faire ? Mon père le veut. Je ne puis cependant pas être malhonnête envers les gens ! Mais je ne veux pas non plus faire de chagrin à Karel…

La voix de son père se fit entendre devant la porte ; elle le vit s’incliner et faire des gestes de politesse à trois jeunes gens en habit de chasse. Une vive rougeur couvrit son front. Était-ce désir ou timidité ? Elle passa encore une fois la main sur ses bandeaux noirs et demeura assise comme si elle n’eût rien entendu.

Baes Gansendonck entra avec sa société et s’écria avec joie :

— Voyez, messieurs, voici ma fille. Que dites-vous d’une pareille fleur ? Elle est instruite, elle sait le français, messieurs ; il y a autant de différence entre ma Lisa et une paysanne qu’entre une vache et une brouette.

Le domestique éclata de rire :

— Rustre ! s’écria baes Gansendonck en colère, qu’as-tu là à rire si bêtement ? Va-t’en !

— Oui, baes !

Kobe alla s’asseoir dans le coin du foyer et se mit à humer voluptueusement le parfum du lièvre qui, de l’arrière-cuisine, venait jusqu’à lui en odorantes bouffées. L’œil fixé sur le feu, et la physionomie indifférente en apparence, il écoutait pourtant ce qui se disait autour de lui.

Tandis que Lisa s’était levée et échangeait en français quelques compliments avec les jeunes chasseurs, baes Gansendonck était descendu à la cave. Il en revint bientôt avec des verres et une bouteille qu’il posa sur la table devant sa fille.

— Asseyez-vous, asseyez-vous, messieurs, dit-il nous allons trinquer avec Lisa ; elle vous fera bien raison. Ah ! c’est en français ? C’est étonnant que j’aime tant à entendre le français ; je resterais une journée entière à écouter ; cela me fait toujours l’effet d’une chanson !

Il prit Victor par le bras et le força de s’asseoir à côté de Lisa :

— Pas tant de compliments, monsieur Van Bruinkasteel, s’écria-t-il ; faites comme si vous étiez chez vous.

La physionomie si belle et si douce de Lisa avait, au premier abord, inspiré une sorte de respect à deux des jeunes chasseurs ; ils étaient assis de l’autre côté de la table, et contemplaient silencieusement la naïve jeune fille qui s’efforçait visiblement de paraître polie, mais dont la pudeur effarouchée enflammait le front d’une ardente rougeur.

Victor Van Bruinkasteel n’était pas aussi retenu ; il se mit hardiment à prodiguer des louanges à la jeune fille sur sa beauté, sur sa broderie, sur sa façon de parler le français ; il sut flatter avec tant de grâce et d’habileté, sans sortir le moins du monde des convenances, que Lisa rêveuse écoutait sa voix comme elle eût écouté un chant harmonieux.

Baes Gansendonck, qui à chaque mot sentait l’espérance descendre dans son cœur, et qui nourrissait une certaine prédilection pour monsieur Victor, se frottait les mains en riant, et se disait à part lui :

— Personne ne sait, quand le sou est jeté, sur quelle face il tombera, et tout est possible excepté qu’il reste en l’air. Cela ferait un joli petit couple ! — Allons, messieurs, buvez encore un coup. À votre santé, monsieur Van Bruinkasteel ! Continuez de parler français, je vous prie ; ne faites pas attention à moi ; je vois dans vos yeux ce que vous voulez dire.

Les jeunes chasseurs paraissaient s’amuser extrêmement. À la vérité, Lisa ne parlait pas bien le français ; mais toutes les paroles qui sortaient de sa bouche avaient une si ravissante ingénuité, la pudique rougeur qui colorait son front était si charmante, tout en elle avait tant de fraîcheur et d’attrait, que le son seul de sa voix suffisait pour éveiller dans le cœur de douces émotions.

Victor, petit maître expert comme il l’était, eut bientôt trouvé le côté faible du virginal caractère de Lisa. Il lui parla nouvelles modes, belles toilettes, vie de la ville, décrivit avec de splendides couleurs les bals et les fêtes, et sut si bien captiver l’attention de la pauvre fille que celle-ci savait à peine où elle en était.

Peu à peu Victor s’enhardit tellement qu’il alla, tout en causant, jusqu’à prendre, comme par mégarde, la main de Lisa.

Alors seulement la jeune fille parut se réveiller ; toute tremblante elle retira sa main, recula sa chaise, et interrogea d’un regard attristé les yeux de son père. Mais celui-ci, comme égaré par la joie, lui jeta un coup d’œil de reproche et lui fit signe de la tête de rester assise où elle était.

Le mouvement de répulsion de Lisa surprit Victor ; il détourna la tête pour dissimuler son embarras. Il vit le domestique, debout au coin du foyer, fixant sur lui un regard menaçant qui se mariait à un sardonique sourire.

Il se tourna avec colère vers le baes et demanda :

— Qu’a donc à dire ce maraud pour qu’il ose me regarder si insolemment et se railler de moi ?

— Lui, quelque chose à dire ? vociféra le baes ; vous allez voir ! Kobe !

— Qu’y a-t-il, baes ?

— As-tu regardé insolemment monsieur Van Bruinkasteel ? Oses-tu te moquer de lui, ver de terre ?

— Je ris comme un chien dont on a frotté le museau avec de la moutarde ; je me suis brûlé la main, baes.

— Fi ! tu es encore trop stupide pour danser devant le diable ! Dehors !

— Oui, baes.

Le domestique quitta la chambre à pas traînants et en ôtant son bonnet aussi gauchement qu’un niais.

Un instant après, l’effet de l’audace de Victor était déjà oublié ; les jeunes gens causaient de nouveau galamment en français avec Lisa, et le baes les engageait à venir rendre visite à sa fille ; il y aurait toujours une bouteille de son meilleur vin préparée pour eux. Lisa reprenait goût à l’étourdi bavardage de Victor, et se disait aussi en elle-même qu’un aussi beau langage valait mille fois mieux que la conversation vulgaire et commune des paysans qu’elle entendait tous les jours.

Un jeune homme ouvrit la porte de derrière et entra dans la chambre suivi du domestique.

— Un verre de bière, Kobe, et tirez-en un pour vous aussi, dit-il.

Ce vigoureux jeune homme portait une blouse de fine toile bleue, une cravate de soie et une casquette de peau de loutre. Son beau et régulier visage était bruni par le soleil ; ses larges mains attestaient un travail journalier, tandis que ses grands yeux bleus pleins de feu et de vie, faisaient penser qu’il n’était pas moins bien doué du côté de l’esprit et du cœur que du côté du corps.

À son entrée Lisa se leva et lui souhaita la bienvenue par un sourire si amical et si familier que deux des jeunes chasseurs le regardèrent avec étonnement. Adolphe, le troisième chasseur, le connaissait déjà depuis longtemps.

Le baes murmura quelques paroles d’un ton bourru et fit une mine rébarbative, comme si la présence de Karel le brasseur lui eût été éminemment à charge ; il frappa même impatiemment du pied et ne cacha pas son dépit.

Le jeune homme ne semblait guère prendre garde à tout cela ; ses yeux fixés sur Lisa paraissaient lui faire une demande. La jeune fille lui adressa un sourire plus doux et plus expressif encore que le premier ; alors seulement une expression de contentement apparut aussi sur le visage de Karel.

— Père, dit Lisa.

— Encore ce mot de paysan ! s’écria le baes.

Papa, dit Lisa en se reprenant, papa, Karel ne prend-il pas un verre avec nous ?

— Soit, qu’il prenne un verre dans l’armoire ! répondit brusquement le baes.

— Je vous remercie, baes Gansendonck, dit Karel avec un sourire incisif ; le vin ne me plaît pas le matin.

— Non, buvez plutôt de la bière, jeune homme ; cela vous donnera une forte tête ! dit le baes avec un rire moqueur et de l’air d’un homme qui croit avoir dit une chose spirituelle.

Karel était habitué au langage grossier de Gansendonck ; il laissa passer cette sortie comme les autres ; il se préparait à s’asseoir vis-à-vis du domestique à l’autre coin de l’âtre, mais Lisa l’appela auprès d’elle et lui dit :

— Karel, voici une chaise ; asseyez-vous-y et causez un peu avec nous.

Baes Gansendonck regarda sa fille d’un air irrité, et se mordit les lèvres d’impatience. Karel n’en obéit pas moins à l’amicale invitation de Lisa, bien qu’il remarquât la pantomime insultante du père.

— Vous aurez bonne chasse cette année, messieurs, dit-il en flamand en s’asseyant auprès d’Adolphe ; les lièvres et les perdreaux fourmillent.

— En effet, je le crois aussi, répondit Adolphe ; pourtant ce matin nous n’avons pas eu la chance de rien tirer ; les chiens n’ont pas de nez.

— Je me doutais bien, s’écria le baes d’un ton railleur, qu’il viendrait encore fourrer des bâtons dans les roues ! Avec son éternel flamand ! Maintenant vous n’entendrez plus un mot qui ne parle chiens, vaches, chevaux et patates. Laissez-le bavarder, monsieur Van Bruinkasteel et parlez français avec notre Lisa ; j’entends cette langue avec tant de plaisir que je ne saurais trouver d’expression pour vous le dire.

Karel se mit à rire en haussant les épaules et regarda hardiment Victor en face. Ce dernier semblait avoir perdu toute son éloquence, et ne se montrait nullement disposé à poursuivre, en présence de Karel, son galant entretien avec Lisa.

Il y eut un instant de silence contraint. Le baes remarqua avec une sorte de désespoir que M. Van Bruinkasteel commençait à s’ennuyer ; jetant alors un regard de reproche à Karel :

— Monsieur Victor, dit-il, ne prenez pas garde à lui ; c’est notre brasseur et un ami de la maison. Mais il n’a rien à dire ici, quoiqu’il s’imagine avoir tiré le numéro un. Continuez, monsieur Van Bruinkasteel ; j’entends que ma fille soit aimable pour vous, et qu’elle sourie quand vous lui parlez. Si le brasseur veut faire mauvaise mine, il peut aller la faire dehors.

Encouragé par ces paroles et voulant peut-être vexer le jeune brasseur, Victor se pencha vers Lisa et tout en lui parlant, lui lança une de ces œillades que l’on se permet dans la haute société vis-à-vis d’une femme de la vertu de laquelle on n’a pas haute idée.

Karel pâlit, se mit à trembler, ses dents se serrèrent convulsivement ; mais il comprima aussitôt ces témoignages de souffrance et de colère. Néanmoins chacun s’en était aperçu. Victor en était tout ému, non qu’il eût ressenti quelque crainte, mais il avait été assez vivement impressionné pour n’avoir plus envie de rire et de badiner. Cet incident accrut l’irritation du baes, qui frappait du pied en grondant sourdement. Lisa, qui croyait que les dures paroles de son père avaient seules blessé le jeune homme, baissait les yeux et semblait prête à pleurer. Karel était assis immobile sur sa chaise, encore un peu pâle et tremblant, mais la physionomie remise.

Soudain Victor se leva, prit son fusil et dit à ses compagnons :

— Allons, faisons encore un tour de chasse. Mademoiselle Lisa voudra bien me pardonner, si sans le savoir, j’ai pu dire quelque chose qui ne lui fût pas agréable.

— Qu’est-ce ? qu’est-ce ? s’écria le baes, tout ce que vous avez dit était parfait et accompli. Et j’espère bien que ce n’est pas la dernière fois qu’elle vous verra et vous entendra.

— Mademoiselle Lisa pense peut-être autrement, bien que mon intention ait été de lui témoigner du respect et de l’amitié.

Voyant que sa fille ne répondait pas, le baes entra en colère contre elle :

— Çà, que signifie cette sotte conduite de paysanne ? Lisa, Lisa, pourquoi rester là comme une innocente ! Réponds, et vite !

Lisa se leva et dit en flamand d’un ton froid et poli :

— Monsieur Van Bruinkasteel, ne prenez pas en mal qu’une chose autre que vos paroles m’ait rendue interdite. Tout ce que vous avez eu la bonté de me dire m’a été fort agréable, et si vous nous faites encore l’honneur de venir chez nous, vous y serez chaque fois le bienvenu.

— C’est cela ! c’est cela ! s’écria le baes en frappant des mains. Ah ! monsieur Van Bruinkasteel, c’est une perle de fille ! Vous ne la connaissez pas encore ! Elle sait chanter comme un rossignol ! Voulez-vous vous asseoir encore un peu ? Je vais chercher une autre bouteille ?

— Non, il nous faut partir, autrement la journée entière se passera. Merci de votre amicale réception.

— Je vais faire avec vous un bout de chemin si ces messieurs le permettent, dit le baes ; j’ai encore là-bas, près de la route, un petit bois que je vais voir ; le pied du maître rend la terre meilleure, dit le proverbe.

Les jeunes messieurs déclarèrent tous que la société de M. Gansendonck leur serait très-agréable, et sortirent de l’auberge avec lui, avec force formules de politesse. Le domestique suivit son maître.

Dès que les deux jeunes gens furent seuls, Lisa dit d’une voix douce :

— Karel, il ne faut pas vous attrister de ce que mon père vous parle un peu rudement ; vous savez bien qu’il ne pense pas comme il parle :

Le jeune homme secoua la tête et répondit :

— Ce n’est pas cela, Lisa, qui me fait peine.

— Qu’est-ce donc ? demanda la jeune fille avec surprise.

— Je puis difficilement vous l’expliquer, Lisa. Votre âme naïve et pure ne me comprendrait pas. Taisons-nous plutôt sur ce point.

— Non, il faut me le dire.

— Eh bien ! je n’aime pas que les jeunes écervelés de la ville viennent étaler devant vous leurs fades compliments. Il s’y glisse si facilement des choses inconvenantes ; et en tout cas, ces belles manières françaises et ces galantes œillades me prouvent qu’ils ne s’approchent pas de vous avec le respect que mérite une femme.

Une sorte d’impatience mêlée de tristesse se peignit sur les traits de la jeune fille.

— Vous êtes injuste, Karel, dit-elle d’un ton de reproche ; ces messieurs ne m’ont rien dit qui fût inconvenant. Au contraire, en les écoutant, j’apprends comment il faut se tenir et parler pour ne pas passer pour une paysanne.

Karel baissa silencieusement la tête, et un douloureux soupir s’échappa de sa poitrine.

— Oui, je le sais, poursuivit Lisa, que vous détester les gens et les façons de la ville ; mais, quoi que vous pensiez là-dessus, il est impossible que je me montre impolie. Vous avez bien tort, Karel, de vouloir me forcer à haïr des gens qui méritent plus d’estime que les autres.

La jeune fille avait prononcé ces mots avec une certaine amertume. Karel, assis vis-à-vis d’elle et toujours silencieux, la regarda fixement et avec une étrange expression. Elle sentit qu’il était en proie à une vive douleur, bien qu’elle ne pût comprendre comment ses paroles à elle lui causaient une si profonde tristesse. Elle prit la main de son ami, la pressa d’une sympathique étreinte et reprit :

— Mais, Karel, je ne vous comprends pas ! Que voulez-vous donc que je fasse ? Si vous étiez à ma place comment vous comporteriez-vous quand des messieurs étrangers viendraient vous adresser la parole ?

— C’est une affaire de sentiment, Lisa, répondit le jeune homme en hochant la tête ; je ne sais moi-même que vous conseiller ; mais, par exemple, quand ce seraient de beaux faiseurs de compliments comme ceux-ci, je leur répondrais bien avec politesse, mais sans souffrir qu’ils vinssent s’asseoir en cercle autour de moi et me remplir les oreilles de vaines paroles.

— Et mon père qui m’y contraint ! s’écria Lisa tout émue.

— On trouve cent raisons pour se lever quand on ne tient pas à rester assise.

— Ainsi à vos yeux j’ai mal agi ! dit en sanglotant la jeune fille, des yeux de laquelle jaillirent soudain des larmes. Je ne me suis pas bien comportée !

Le jeune homme rapprocha sa chaise de Lisa et reprit d’une voix suppliante :

— Lisa, pardonnez-moi ! Vous aussi, vous devez être un peu indulgente pour moi ; ce n’est pas ma faute si je vous aime tant. Le cœur est maître chez moi ; je ne puis le contenir. Vous êtes belle et pure comme un lis ; je tremble à la pensée qu’un mot équivoque, un souffle impur peut vous toucher ; je vous aime avec un respect, avec une vénération pleine d’anxiété ; est-il donc surprenant que les langoureuses œillades de ces jeunes freluquets me fassent frémir ? Ô Lisa, vous croyez que ce sentiment est blâmable. Peut-être en est-il ainsi, en effet ; mais, mon amie, si vous pouviez savoir quelle peine déchire mon cœur, quel chagrin cela me donne, vous prendriez en pitié l’excès de mon amour ; vous me pardonneriez mes idées noires, et vous me consoleriez dans ma tristesse.

Ces paroles dites d’un ton calme et tendre émurent profondément la jeune fille. Elle répondit avec douceur au milieu de ses larmes :

— Ah ! Karel, je ne sais quelles idées vous avez ; mais, quoi qu’il en soit, puisque ce qui vient de se passer vous chagrine, cela n’arrivera plus. Si désormais il vient encore des messieurs je me lèverai et j’irai dans une autre chambre !

— Non, non, Lisa, ce n’est pas là ce que je désire, dit avec un soupir Karel à demi honteux du résultat de ses observations. Soyez polie et affable envers chacun comme cela convient, même avec les messieurs qui étaient ici tout à l’heure. Vous ne me comprenez pas, ma chère amie. Faites comme auparavant ; mais souvenez-vous que certaines choses m’affligent ; n’oubliez pas, dans ces cas-là, que votre père se trompe parfois, et prenez le sentiment de votre propre dignité comme mesure de ce que vous avez à faire. Je sais combien votre cœur est pur, Lisa ; peu m’importe qui vient au Saint-Sébastien ; mais je veux que l’on vous respecte : le moindre oubli, l’ombre seule d’un manque d’égards vis-à-vis de vous me perce cruellement le cœur !

— Mais, Karel, vous avez entendu que monsieur Adolphe et ses amis doivent revenir souvent ici. Il faudra bien que je leur parle et leur réponde si je reste en leur présence. En serez-vous chaque fois affligé ?

Karel rougit ; il se reprochait dans son for intérieur les observations qu’il s’était permises, et admirait la naïve bonté de sa bien-aimée. Il lui prit la main et dit avec un doux sourire :

— Lisa, je suis un insensé. Voulez-vous me faire un plaisir ?

— Sans doute, Karel.

— Oui, mais sérieusement, en toute franchise. Oubliez ce caprice de ma part. Vraiment, cela me peinerait maintenant si je vous voyais changer de conduite. Aussi bien, pourquoi le demanderais-je, puisque votre père est le maître et vous forcerait d’agir selon sa volonté ?

— À la bonne heure, Karel, vous êtes raisonnable maintenant, dit la jeune fille ; je ne puis être autrement que polie, n’est-il pas vrai ? Mon père est le maître. D’un autre côté vous avez tort aussi ; monsieur Van Bruinkasteel m’a parlé longtemps ; tout ce qu’il m’a dit était très-convenable, et je me plais à reconnaître que je l’ai écouté avec plaisir.

Karel sentit une nouvelle oppression peser sur son cœur ; mais il comprima ce sentiment renaissant et reprit d’une voix suppliante :

— Oublions ce qui s’est passé, mon amie. J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Ma mère a enfin donné son consentement ; nous allons agrandir beaucoup notre maison ; dès lundi les ouvriers se mettront à creuser les fondations. Il y aura une belle chambre pour vous seule, avec une cheminée de marbre et une jolie tapisserie. Nous aurons une demeure avec une entrée particulière et une remise où il y aura un cabriolet pour vous. Ainsi, chère Lisa, vous ne devrez ni traverser la brasserie ni vous asseoir au foyer commun ; vous mènerez une vie calme et heureuse, et vous aurez tout ce que votre cœur peut désirer. Cela ne vous réjouit-il pas, mon amie ?

— Vous êtes trop bon, Karel, répondit la jeune fille, je vous suis reconnaissante de tant d’affection et d’amitié ; mais je crois que mon père vous parlera de quelque chose de mieux. Vraisemblablement cela vous plaira aussi ; il aimerait bien que nous louassions le petit pavillon inhabité qui se trouve derrière le château. Il me semble que cette idée n’est pas si mauvaise. De cette manière nous ne serions plus au milieu des paysans et peu à peu nous pourrions faire connaissance avec des gens comme il faut.

— Mais, Lisa, dit le jeune homme en l’interrompant avec impatience, comment est-il possible que vous songiez à cela ? Je serais forcé de quitter ma mère ! Elle est veuve et n’a au monde que moi seul ! Et, sans cette considération, je ne ferais même pas ce que vous dites ; j’ai travaillé depuis mon enfance, je dois continuer à travailler pour ma propre satisfaction, pour ma santé, et pour assurer le bien-être de ma mère… pour vous-même, Lisa, pour embellir votre vie de tous les plaisirs, et pour avoir la conviction que le fruit de mon travail contribue à votre bonheur.

— Oh ! cela n’est certes pas nécessaire, dit Lisa en soupirant ; nos parents possèdent assez d’argent et de propriétés.

— Et puis, Lisa, réfléchissez que nous sommes aujourd’hui parmi les premiers de notre rang. Votre père est un des principaux propriétaires de notre commune ; notre brasserie n’est en arrière sur aucune autre. Irai-je consentir à devenir un nouveau riche, me mettre dans la nécessité de mendier l’amitié de gens orgueilleux, et me faire détester par mes anciens compagnons comme un homme qui, par fierté, veut jouer au monsieur ? Non, Lisa ; cela pourrait flatter l’amour-propre de certaines personnes ; moi, cela m’humilierait et me ferait dépérir. Mieux vaut être estimé et aimé parmi les paysans que d’être mal vu et dédaigné parmi les seigneurs !

Lisa allait répondre à la sortie passionnée de Karel, mais le domestique ouvrit la porte, et s’approchant précipitamment du jeune homme lui dit et très-vite :

— Karel, tiendriez-vous à vous disputer une heure ou deux avec notre baes ? Non ? Sauvez-vous bien vite alors, car il est furieux contre vous. Vous devez lui avoir vilainement marché sur le pied. SI vous ne partez pas, la maison sera sens dessus dessous.

— Ah ! Karel, dit Lisa avec un soupir et en pressant la main du jeune homme, partez, jusqu’à ce que la colère de mon père soit passée. Cette après-dînée il n’y songera plus.

Le jeune brasseur secoua la tête, salua sa fiancée d’un regard attristé, et se hâta de franchir la porte de derrière de l’auberge.

Le domestique le suivit, et lui dit tout en marchant :

— Ne craignez rien, Karel, j’aurai l’œil au guet et vous préviendrai quand le chariot sortira par trop de l’ornière. Il y a quelque chose de dérangé chez notre baes. Mais soyez tranquille cependant, la lubie se passera. Le coq tourne aussi comme un fou là-haut sur le clocher, et cependant il annonce parfois le beau temps.


V


Chasteté, gloire des femmes,
Belle mais aussi frêle fleur !



Deux mois s’étaient écoulés.

Un matin, de bonne heure, trois ou quatre jeunes paysans se trouvaient à la forge, causant de mille choses. Sus tenait d’une main un fer dans le feu, et tirait de l’autre un soufflet, en sifflant l’air traînant d’une chansonnette :

— Ah çà ! qui a appris la nouvelle ? s’écria un des jeunes gens ; Lisa Gansendonck va épouser un baron !

— Ah ! ah ! dit le forgeron en riant, l’année prochaine, Pâques tombe un vendredi ! Allez, allez vendre vos nouvelles sur un autre marché !

— Oui, oui, elle va se marier avec ce jeune monsieur qui depuis six ou sept semaines ne sort plus du Saint-Sébastien.

— Si cela réussit, le bœuf vêlera ! s’écria Sus.

— Vous ne le croyez pas ? Le blaeskaek lui-même l’a dit au notaire.

— Alors je le crois beaucoup moins encore.

— Savez-vous ce que je pense ? Baes Gansendonck est occupé à se brasser lui-même de la bière bien amère. Il court toutes sortes de bruits singuliers sur le compte de mademoiselle Lisa. Les gens parlent d’elle comme les juifs du lard.

— Le blaeskaek n’aura que ce qu’il mérite, et cette coquette poupée à la mode aussi. Celui qui joue avec le chat attrape des coups de griffes, dit le proverbe.

— Et le malheureux Karel qui est assez sot pour s’en faire du chagrin. Je la laisserais joliment filer avec son baron !

— Voilà Karel qui vient là-bas ! dit un des jeunes gens, qui se tenait près de la porte. Même à cette distance, on voit qu’il est triste ; il marche le menton sur la poitrine, comme s’il cherchait des épingles. On dirait qu’il porte sur le dos la bêche qui doit creuser sa fosse.

Tous passèrent la tête dehors, et regardèrent Karel qui suivait lentement le chemin, les yeux baissés, songeur et distrait.

Sus jeta violemment son marteau contre l’enclume, comme si une soudaine colère s’était emparée de lui.

— Que te prend-il donc ? demandèrent les autres.

— Quand je vois Karel, mon sang bout ! s’écria Sus ; je consentirais à rester toute une année sans voir une pinte de bière, si je pouvais entre quatre yeux forger à tour de bras sur le dos du blaeskaek ! L’orgueilleux lourdaud ! Par ses sottes lubies, il perdra l’honneur de sa fille : après ça, il en est le maître, et elle ne mérite guère mieux, l’écervelée ! Mais qu’il fasse dépérir de chagrin mon ami Karel, et qu’il le pousse dans la fosse… un garçon fort comme un chêne, riche, instruit, et d’un excellent cœur, qui vaut cent blaeskaek et cent coquettes comme sa fille, voilà ce que je ne puis digérer. Voyez-vous, je ne veux de mal à personne, mais si par hasard, Gansendonck se cassait le cou, je regarderais cela comme une punition de Dieu !

— Sois tranquille, Sus ! la punition vient toujours à son heure. Quand la fourmi gagne des ailes, elle est bien près de mourir.

— Ne menace pas tant, Sus, le blaeskaek a dit qu’il te ferait mettre en prison.

— Bah ! Je crains aussi peu le fanfaron que s’il n’était qu’en peinture sur la muraille.

— Mais ne peux-tu faire comprendre à Karel qu’il devrait la laisser courir avec ceux pour qui elle est bonne ?

— Il n’y a pas d’onguent qui puisse le guérir ; plus on le fait servir de plastron au Saint-Sébastien, et pire il devient ; on lui fait croire là-bas que le chat pond des œufs ; il a perdu le sens. Il a perdu tout courage aussi : quand on parle un peu trop de cette affaire, les larmes lui viennent aux yeux, il tourne les talons et bonjour les amis.

— Mais Kobe ne pourrait-il faire comprendre à son baes que lorsqu’une corneille veut voler avec les cigognes, elle tombe bientôt dans la mer et s’y noie ?

— Baes et domestique se servent du même peigne ; deux sacs mouillés ne se sèchent pas l’un l’autre.

— Tais-toi, Sus, le voilà ; je crois qu’il vient à la forge.

En effet, Karel entra dans la forge et salua les compagnons avec un sourire forcé. Muet, il s’approcha de l’établi, tourna la vis de l’étau d’un air rêveur, et prit en main avec distraction les outils les uns après les autres, tandis que les jeunes paysans le contemplaient avec curiosité et compassion.

Assurément une douleur sans répit devait consumer Karel ; en si peu de temps, il était déjà très-changé. Son visage était d’une pâleur blême, ses yeux sans éclat erraient autour de lui ou se fixaient opiniâtrément sur des objets insignifiants ; ses joues étaient creuses et amaigries. Tout dans son attitude trahissait l’affaissement et la négligence ; ses vêtements n’étaient plus propres comme jadis, ses cheveux tombaient en désordre sur son cou.

— Eh bien, Karel, s’écria Sus, vous entrez encore ici comme la lumière du soleil, sans parler. Allons, allons, jetez ces vilaines pensées par-dessus la haie, et songez que vous valez mieux que ceux qui vous chagrinent ! Faites une croix dessus et buvez une bonne pinte ; toute votre tristesse ne donnera pas d’esprit au blaeskaek ! Et quant à sa charmante fille, vous n’en ferez jamais autre chose qu’une…

Un frémissement et un regard perçant de Karel arrêtèrent le mot sur les lèvres du forgeron.

— Oui, reprit-il, je sais que je ne puis toucher à cela ; vous ressemblez aux mauvais malades qui ne veulent pas du médecin ou jettent les fioles par la fenêtre ; mais peu importe, il y a trop longtemps que ces folles lubies durent. Savez-vous ce que dit le blaeskaek ? Il dit que mademoiselle Lisa va se marier avec monsieur Van Bruinkasteel, se marier devant la loi et l’église.

— J’aime mieux qu’il l’épouse que moi, dit un autre ; il aura du beau, une paysanne sortie du bon chemin et à bout de vertu !

Karel frappa sur l’étau avec son poing convulsivement fermé, jeta à celui qui parlait un regard plein d’amertume et de colère, et dit d’une voix étouffée :

— Lisa ? Lisa est innocente et pure ! Vous parlez méchamment et injustement !

Après ce peu de mots, il regagna la route et s’éloigna à pas lents de la forge, sans prendre garde à ce que lui criait encore son ami Sus.

Il traversa la route et prit un sentier qui menait dans la campagne. Chemin faisant, il se parlait de temps en temps à lui-même, s’arrêtait parfois en frappant du pied, puis reprenait sa marche d’un pas plus rapide, et s’éloignait toujours davantage, lorsque y au coin d’une petite sapinière, il entendit soudain prononcer son nom.

Il vit le domestique de baes Gansendonck assis sur le talus de la sapinière, une bouteille dans une main, un morceau de viande dans l’autre, et un fusil de chasse à côté de lui.

— Ah ! Kobe, s’écria le jeune homme avec joie, que faites-vous ici ?

— C’est encore une lubie de notre baes, répondit le domestique. Dès qu’il peut se passer de moi, il faut me mettre en route et aller jouer au garde forestier. Je veille ici à ce que les arbres ne s’envolent pas.

— Faites quelques pas avec moi, dit Karel d’une voix suppliante.

— J’ai justement fini mon repas, dit le domestique en se levant. Voyez, Karel, le beau fusil de chasse ? Le chien est tellement rouillé qu’un cheval même ne l’armerait pas, et le canon en est chargé depuis vingt ans et trois mois ! Tel maître, tel fusil !

— Allons, Kobe, dit le brasseur au domestique qui marchait à côté de lui, dites-moi un mot de consolation. Comment cela va-t-il là-bas ?

— Pomme pourrie que je ne sais par quel côté entamer, Karel. Les choses vont de travers : le baes, fou de joie, ne sait plus ce qu’il fait ; il rêve tout haut barons et châteaux, il court jusqu’à trois fois par jour chez le notaire.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Karel avec émotion.

— Il dit que Lisa va épouser d’ici à peu de temps monsieur Van Bruinkasteel.

Le brasseur pâlit et regarda le domestique avec une douloureuse surprise.

— Oui, poursuivit Kobe, mais le jeune baron ne sait rien de l’affaire et n’y songe pas.

— Et Lisa ?

— Lisa non plus.

— Ah ! dit Karel en respirant comme si un rocher venait de tomber de sa poitrine, Kobe, vous m’avez fait mal !

— Si j’étais à votre place, reprit Kobe, je voudrais voir clair là-dedans ; quand on laisse trop pousser la mauvaise herbe, elle finit par étouffer le plus beau grain. Vous ne venez jamais au Saint-Sébastien qu’après que monsieur Van Bruinkasteel est parti ; vous restez des demi-journées entières assis auprès de Lisa, et triste à émouvoir les pierres. Si Lisa vous demande la cause de votre tristesse, vous lui dites que vous êtes malade, et elle vous croit.

— Mais, Kobe, que puis-je faire ? Au moindre mot que je touche de cette affaire, elle se met à fondre en larmes ! Elle ne me comprend pas.

— Larmes de femme sont à bon marché, Karel ; je n’y ferais pas grande attention ; il est trop tard pour combler le puits quand le veau s’y est noyé. Un chien ne reste pas longtemps attaché avec des saucisses.

— Que voulez-vous dire ? balbutia le jeune homme épouvanté. Soupçonnez-vous Lisa ? Craignez-vous qu’elle… ?

— Si je savais qu’un cheveu de ma tête eût une mauvaise idée de Lisa, je l’arracherais. Non, non, Lisa est innocente dans l’affaire. Elle s’imagine aussi, la pauvre fille, que ces cajoleries et ce langage français ne sont que les belles manières. Et quand, par amour pour vous, elle accueille le baron avec froideur, notre baes intervient et la force de se montrer aimable. Monsieur Van Bruinkasteel doit être bien bon ; car le baes lui jette Lisa dans les bras dix fois par semaine !

— Comment ! dans les bras ? s’écria Karel d’une voix sombre.

— C’est seulement une manière de parler, poursuivit Kobe ; si vous ne me comprenez pas, tant mieux !

— Que faut-il faire ? que faut-il faire ? s’écria Karel avec désespoir et en frappant du pied la terre.

— Cela n’est pas caché sous le sable que vous battez, Karel. Si J’étais vous, j’irais droit au but ; mieux vaut un carreau cassé que la maison perdue.

— Que voulez-vous dire ? pour l’amour de Dieu, parlez plus clairement.

— Eh bien, cherchez une querelle à monsieur Victor ; fallût-il se battre, cela amènerait encore un changement, et d’ordinaire, en changeant, ce qui ne vaut rien s’améliore.

— S’il me donnait seulement un prétexte ! s’écria Karel ; mais ce qu’il dit et fait est si habilement calculé, qu’il y a de quoi crever de dépit sans pouvoir se venger.

— Allons, allons, qui veut trouver n’a pas besoin de chercher bien loin. Marchez-lui sur le pied, vous savez bien, son petit pied en pantoufles de velours ! De cette manière, la partie sera bientôt en train.

— Ah ! Kobe, qu’en dirait Lisa ? Faut-il que je compromette sa réputation par une agression qu’on regarderait comme une preuve que moi aussi j’ai de mauvaises idées sur son compte ?

— Pauvre innocent ! croyez-vous que les gens ne glosent pas sur Lisa ? Il n’y a pas de mal qu’on ne dise d’elle tous les jours. Toute l’affaire est divulguée, et chacun y ajoute encore son petit mot.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! elle est innocente, et on l’accuse comme une coupable !

— Karel, vous n’avez plus de sang dans le cœur. Vous voyez le mal grandir chaque jour, et vous courbez la tête comme un enfant impuissant. Vous voyez que tout concourt à pousser à sa perdition votre innocente amie : le langage séducteur de Victor, le fol orgueil de son père, et sa propre inclination à elle pour tout ce qui vient de la ville. Personne ne peut rien faire pour la sauver, personne que vous… ange gardien qui vous endormez tandis que le démon travaille à égarer cette chère âme ! Grâce à votre craintive et débonnaire patience, vous abandonnez Lisa, seule en face du danger qui la menace ! Si, par malheur, elle succombait, à qui en serait la faute ? Allons, aidez-vous, Dieu vous aidera ; soyez courageux, tranchez le nœud, montrez-vous homme ! Le proverbe ne dit-il pas : C’est parce que le berger qui connaît le bon chemin s’en écarte, que le loup mange la brebis ?

Karel ne répondit qu’après un moment de silence.

— Hélas ! hélas ! dit-il en soupirant, j’ai peur de tout ! Que pourrais-je entreprendre ? Je sais qu’au premier regard de Lisa la dernière étincelle de courage s’éteindra en moi : le cœur est malade, Kobe ; il faut subir mon triste sort.

— Défendez-la au moins contre les sanglants outrages du baron lui-même.

— Les outrages ? L’a-t-il outragée ?

— Savez-vous ce que monsieur Van Bruinkasteel disait avant-hier en se raillant à ses compagnons, en présence du chasseur d’Adolphe ?

Il s’approcha mystérieusement du brasseur, et lui dit quelques mots à l’oreille.

— Tu mens ! tu mens ! s’écria Karel en repoussant violemment le domestique ; il n’a pas dit cela !

— Comme vous voudrez, Karel, grommela Kobe, Soit ! je mens, le chasseur ment ; cela n’est pas vrai, cela ne peut pas être, monsieur Van Bruinkasteel aime trop bien Lisa pour dire pareille chose !

Karel s’était cramponné au tronc d’un jeune sapin ; sa poitrine se soulevait violemment ; sa respiration se perdait en un lugubre et guttural sifflement ; ses yeux étincelaient d’un feu sombre sous ses sourcils abaissés. Ce que le domestique lui avait chuchoté à l’oreille devait avoir fait à son cœur une affreuse blessure, car il tremblait comme un roseau et rugissait comme un lion.

Soudain il tendit vers le domestique son poing convulsivement serré, et s’écria tout hors de lui :

— Ah ! c’est donc un assassinat que tu me conseilles, démon ?

Kobe épouvanté fit quelques pas en arrière, et balbutia :

— Çà, Karel, est-ce pour rire ou non que vous faites si vilaine figure ? Je ne vous ai fait aucun mal. Si vous aimez mieux voir mes talons, vous n’avez qu’à le dire : un bonjour, tout est fini, et chacun va son chemin.

— Reste ici ! cria le brasseur.

— Ouvrez les mains alors, répondit Kobe, je n’aime pas les poings fermés.

Karel baissa de nouveau les yeux et demeura quelque temps immobile, sans regarder le domestique. Enfin, il releva la tête et demanda d’une voix tremblante :

— Kobe, Victor Van Bruinkasteel est-il à cette heure au Saint-Sébastien ?

— Oui, mais… oui, mais… s’écria le domestique avec angoisse, vous n’irez pas vous, Karel ; dussé-je me battre avec vous, je vous en empêcherai tant qu’il me restera un souffle de vie. Je ne vous comprends pas : vous êtes, comme dit le proverbe, tantôt trop sage, tantôt trop fou, jamais comme il faudrait être. Vous iriez faire du beau au Saint-Sébastien ; vous avez le regard d’un taureau furieux !

Sans avoir égard à ces paroles, Karel fit volte-face et s’achemina rapidement dans la direction de la demeure de baes Gansendonck. Le domestique laissa tomber son fusil, et se précipita au-devant du brasseur en le retenant de force.

— Laisse-moi aller ! dit Karel tandis que Kobe le regardait avec un sourire ambigu ; je veux partir, et tu sais bien que tu ne peux m’en empêcher. Pourquoi me forcer à te faire du mal ?

Ces paroles dites de sens rassis surprirent le domestique : pourtant il ne lâcha pas prise et demanda :

— Promettez-vous d’en rester aux mots et de ne pas recourir aux mains ?

— Je ne ferai de mal à personne, répondit le jeune brasseur.

— Qu’allez-vous donc faire ?

— Suivre votre conseil, Kobe ; demander compte de sa conduite à tout le monde, et dire tout net ce que j’ai sur le cœur ; mais ne craignez rien, Kobe, j’ai une mère.

— Ah ! votre bon sens est-il revenu ? Vous pourriez en remontrer au coq du clocher ! Vous ne feignez pas, n’est-il pas vrai ? Eh bien, allons, je vous accompagne. Soyez calme et fort, Karel ; qui parle haut a à moitié vaincu. Faites un peu de bruit, montrez les dents, et dites une bonne fois son fait au baes ; le courage ne lui donnera pas la fièvre. Dieu sait, si vous l’abordez bien, si lui-même ne priera pas le baron de passer désormais outre sa porte ; et alors après la douleur vient le plaisir ! Il me semble déjà voir le ménétrier sur son estrade !

Tous deux suivaient le sentier d’un pas mesuré ; le domestique faisait entrevoir au jeune homme une consolante perspective, l’encourageait à montrer toute la fermeté convenable, et lui conseillait de ne pas prendre garde cette fois aux larmes de Lisa avant d’avoir pleinement atteint le but qu’il avait en vue.

Non loin de l’auberge, Kobe quitta son compagnon préoccupé, en alléguant qu’il était trop tôt pour qu’il rentrât à la maison, et qu’il en avait encore pour toute une grande heure à jouer le garde forestier.

Karel lui serra la main avec reconnaissance et lui promit de nouveau de suivre son conseil. Il sembla au jeune homme, dès qu’il se trouva seul, qu’un voile était tombé de ses yeux, et que pour la première fois il voyait clairement ce qui se passait et ce qu’il avait à faire. Il se proposa de demander compte de sa conduite à baes Gansendonck, et, — que cela lui plût ou non, — de lui faire sentir combien sa folie mettait en péril non-seulement la bonne renommée de Lisa, mais son honneur lui-même. La physionomie du jeune homme, lorsqu’il arriva près de l’auberge, attestait une calme et froide résolution.

Cette disposition d’esprit changea tout à coup à la porte de derrière du Saint-Sébastien.

À l’intérieur de la chambre, on entendait la voix séductrice du baron ; il chantait une romance française dont l’air et le rhythme respiraient l’amour et la coquetterie.

Karel s’arrêta tout tremblant, et prêta l’oreille avec une fiévreuse attention :

Pourquoi, tendre Élise, toujours vous défendre ?
À mes désirs daignez vous rendre.


Les doigts du brasseur se serrèrent convulsivement ; son cœur torturé était en proie à un terrible orage. Les doigts du brasseur se serrèrent convulsivement ; son cœur torturé était en proie à un terrible orage.

Ayez moins de rigueur ;

Si mon amour vous touche,
Qu’un mot de votre bouche

Couronne mon ardeur !


La voix de Lisa se mêlait timidement à celle du baron ; elle aussi chantait ces voluptueuses paroles !

Le sang se précipitait impétueusement dans les veines du jeune homme ; ses yeux s’injectèrent, ses dents se heurtèrent avec un grincement ; et lorsque les derniers vers de la romance tombèrent sur son cœur de la bouche de Lisa et de celle du baron, comme d’ardentes étincelles, ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

Pitié ! mon trouble est extrême.

Ah, dites je vous aime !

Ah,Je vous aime[30] !


– Bravo ! bravo ! s’écria le baes en battant des mains. Oh ! que c’est beau !

Un lugubre sifflement s’échappa de la gorge contractée du jeune homme, et il entra dans l’auberge.

À son apparition dans la chambre, chacun se leva effrayé ou surpris : Lisa jeta un perçant cri d’angoisse et tendit vers Karel des bras suppliants ; le baron le regarda en face d’un air fier et interrogateur ; le baes frappait impatiemment du pied et grommelait des injures en lui-même.

Un instant Karel demeura, comme hors de sens, la main appuyée sur une chaise ; il tremblait au point que ses jambes menaçaient de se dérober sous le poids de son corps ; son visage était pâle comme un linge ; des frémissements nerveux et convulsifs couraient sur son front et sur ses joues ; en somme, son aspect devait être terrible, car le baron, quelque courageux qu’il fût d’ailleurs, pâlit aussi et fit quelques pas en arrière pour se mettre hors de la portée du brasseur furieux. Baes Gansendonck seul semblait encore se railler de Karel, et le contemplait avec un sourire de dédain.

Soudain le jeune homme lança au baron un regard brûlant de haine et de vengeance ; le baron, choqué, s’écria d’un ton arrogant :

— Çà, que signifie cet enfantillage ? Savez-vous à qui vous avez affaire ? Je vous défends de me regarder aussi insolemment.

Le brasseur poussa un cri sourd, son poing se crispa sur le dossier de la chaise, et sans aucun doute il allait en frapper le baron à la tête, mais, avant qu’il eût eu le temps de faire ce mouvement, Lisa s’élança vers lui et enlaça ses bras au col de Karel en pleurant à chaudes larmes. Son regard était si suppliant, si aimant ; elle l’appelait de si doux noms, que, vaincu et à bout de forces, il s’adossa sur la chaise et dit avec un profond soupir :

— Oh ! merci, merci, Lisa : vous m’avez sauvé ! Sans vous, c’en était fait !

La jeune fille pressait ses deux mains et continuait à le calmer et à le consoler par d’affectueuses paroles. Elle voyait bien, à la violente émotion qui l’agitait encore, que sa colère n’était pas éteinte, et s’efforçait d’apprendre de lui la cause de son égarement.

Sur ces entrefaites, le baron s’approcha de la porte, et il se disposait à quitter l’auberge ; mais baes Gansendonck lui cria :

— Eh bien, monsieur le baron, avez-vous peur d’un paysan fou ?

— Je ne crains pas un paysan fou, répondit le baron en ouvrant la porte, mais il ne me convient pas de me prendre au collet avec lui.

À ces insultantes paroles, Karel bondit, s’arracha des bras de son amie, et courut à la porte pour rejoindre le baron dehors ; mais baes Gansendonck l’arrêta et s’écria transporté de colère :

— Holà ! maraud, à nous deux maintenait ! Cela dure depuis assez longtemps. Quoi ! tu viendras chasser les gens de ma maison et y jouer le rôle de baes ! Frapper à coups de chaise monsieur le baron Van Bruinkasteel ! Je ne sais ce qui me retient de te faire empoigner par les gendarmes ! Viens, j’ai à te dire des choses que ma fille ne doit pas entendre : comme cela, ce sera fini d’un seul coup, ou je te montrerai qui est maître ici.

Un sourire amer crispa le visage de Karel. Il suivit le baes dans une autre chambre ; celui-ci ferma la porte en dedans, et muet, l’œil plein de menace, il se planta devant le brasseur, qui s’efforçait visiblement de réprimer son émotion et de ressaisir le calme nécessaire à son but dans cette entrevue souhaitée.

— Faites laide mine tant que vous voudrez, dit le baes, je me ris de vos lubies. Vous allez me dire, et un peu vite, qui vous donne le droit de venir dans ma maison pour y faire l’insolent vis-à-vis du monde ! Croyez-vous peut-être avoir acheté ma fille ?

— Ne m’irritez pas, pour l’amour de Dieu, dit Karel d’une voix suppliante, laissez-moi revenir un peu à moi, je raisonnerai avec vous ; et si vous ne voulez pas me comprendre, je m’en irai et ne remettrai jamais le pied sur votre seuil.

— Voyons, je suis curieux de vous entendre ; je sais quelle chanson vous allez me chanter, mais cela ne réussira pas : vous frappez à la porte d’un sourd !

À cette ironie, la colère emporta de nouveau Karel ; il dit d’une voix rapide et avec des gestes saccadés :

— Mon père vous a secouru, vous a sauvé de la ruine ! Vous lui avez promis à son lit de mort que Lisa serait ma femme ; vous avez encouragé notre amour…

— Les temps changent et les hommes aussi…

— Maintenant que vous avez hérité d’un peu de boue, de cette boue qu’on nomme argent, maintenant vous voulez non-seulement briser, comme un ingrat, votre parole solennelle, mais encore vous souillez l’honneur de ma fiancée. Vous vendez sa pudeur pour le vain espoir d’une élévation impossible, et vous faites traîner son honneur dans la fange des rues…

— Oh ! oh ! quel ton est-ce là ? À qui croyez-vous parler ?

— Et moi, vous me faites dépérir, vous me faites mourir de chagrin et de désespoir. Non pas parce que vous voulez me ravir Lisa ; non, cela vous ne le pourriez pas ; elle m’aime ! Mais y a-t-il un plus grand martyre que de voir sous ses yeux pervertir son amie, sa fiancée, de la voir souiller par tout ce que la ville nourrit de mauvais et d’immoral ? de devoir la conduire à l’autel quand la pureté de son âme aura été profanée ?

— Avez-vous appris par cœur cet incompréhensible verbiage ? Il n’en est pas plus clair pour cela. Je suis maître, et ce que je fais est bien fait ; croyez-vous peut-être avoir plus d’esprit que baes Gansendonck ?

— Aveugle que vous êtes ! vous forcez votre fille à écouter les paroles empoisonnées du baron ; chaque flatterie est une souillure pour cette âme candide. Vous la poussez à sa perte ; et si elle tombe… Hélas ! le père même aura creusé l’abîme où devait s’engloutir l’honneur de son enfant ! Qu’espérez-vous ? Qu’elle épouse monsieur Van Bruinkasteel ? Ah ! ah ! cela ne se peut ! Son père et sa famille ne fussent-ils pas là pour l’en empêcher, que lui-même repousserait une femme déjà déshonorée à ses yeux, et par la manière dont vous cherchez à l’attirer sans déguisement et par ses propres caresses.

— Continuez, s’écria baes Gansendonck avec un rire ironique, je ne savais pas que votre chanson eût autant de notes. Elle n’épousera pas le baron ? C’est ce que nous verrons ! Vous viendrez à la noce si vous voulez bien vous conduire. Mettez-vous l’amour hors de la tête, Karel, c’est ce que vous pouvez faire de mieux ; autrement cela pourrait bien vous faire du mal. Tout en restant notre ami, ne venez plus à la maison, car vous devez comprendre que le baron va désormais passer pour ainsi dire toute la journée ici, et vous vous trouveriez dans son chemin ; il n’est pas homme à hanter beaucoup les paysans.

— Ainsi la vue de ma mortelle douleur n’a aucun pouvoir sur vous ? Il viendra encore la cajoler, la tromper par ses perfides paroles, célébrer dans ses chansons le désir et la passion, remplir le cœur de ma Lisa d’un venin qui doit tuer tout sentiment de chasteté et d’honneur ?


— Du venin ? Qu’est-ce à dire ? Parce que vous êtes incapable d’en faire autant. Voilà comme les paysans parlent toujours des messieurs de la ville ; ils crèvent d’envie quand ils voient quelqu’un qui connaît les belles manières et la politesse. Maîtrisez votre cœur, mon garçon ; vous continueriez que cela ne servirait à rien. Le baron viendra comme par le passé, et Lisa deviendra une grande dame. Vous vous casseriez la tête que cela n’y ferait pas plus qu’une mouche dans la chaudière de votre brasserie. J’ai le droit de faire dans ma maison et de ma fille ce que je veux, et personne n’a celui d’y mettre le nez, vous moins que tout autre !

— Le droit ! s’écria Karel avec un rire amer, le droit de perdre l’honneur de votre enfant ? de la livrer, innocente et pure comme elle l’est, en proie aux calomnies de chacun ? de la faire honnir et détester par tout le monde, comme le méprisable jouet d’un jeune fat efféminé ? Non, non, ce droit vous ne l’avez pas ! Lisa m’appartient ! Si son père veut la précipiter dans la fange de l’ignominie, moi je l’en arracherai triomphalement. J’avais oublié mon devoir ; mais c’est fini maintenant. Votre baron se tiendra à l’écart, Lisa sera sauvée malgré vous. Non, Je n’ai plus d’égards pour votre fatale ambition !

— Est-ce tout ce que vous avez à dire ? demanda baes Gansendonck avec la plus grande indifférence ; alors je vous dirai tout net que je vous défends l’entrée de ma maison, et si vous osez encore y venir, je vous ferai mettre à la porte par le garde champêtre et mes domestiques.

— Une auberge est ouverte pour tout le monde.

— Il ne manque pas chez moi de chambres où le baron pourra s’entretenir avec ma fille.

Le jeune homme, abattu et découragé, s’affaissa sur une chaise, pencha la tête et baissa les yeux sans répliquer un mot.

— Allons, partez, dit le baes ; vous serez bien vite guéri de votre échec amoureux. Retournez chez vous, et dorénavant tenez-vous à distance du Saint-Sébastien, sans vous inquiéter davantage de Lisa. À cette condition, nous resterons bons amis de loin. J’oublierai votre arrogance et vos sottes lubies. Bon sens tard venu est aussi sagesse. — Eh bien, partez-vous ?

Karel se leva ; son visage avait subi une complète transformation. La tension de ses nerfs avait disparu ; ce fiévreux élan d’énergie l’avait épuisé, l’impuissance de ses paroles lui avait ravi tout courage. Suppliant et les mains jointes, il s’avança vers le baes, et, les yeux humides, lui dit :

— Ô Gansendonck, ayez pitié de moi, de Lisa ! Soyez sûr que j’en mourrai… Par la mémoire de mon père, je vous en conjure, ouvrez les yeux. Donnez-moi votre fille en mariage avant que son nom soit tout à fait déshonoré. Je la rendrai heureuse, je l’aimerai, je la soignerai et travaillerai pour elle comme un esclave ! J’aurai pour vous la vénération, l’obéissance, l’amour d’un fils, et vous servirai comme un valet !

En voyant Karel s’humilier si bas devant lui, le baes en eut quelque pitié, et répondit :

— Karel, je ne veux pas dire que vous ne soyez pas un bon garçon, et que ma Lisa n’aurait pas en vous un bon mari.

— Ô Baes, pour l’amour de Dieu, supplia le jeune homme en lui adressant un regard brillant d’espérance, ayez compassion de moi ! Donnez-moi Lisa pour femme ! J’accomplirai vos moindres désirs avec la soumission d’un enfant : je vendrai la brasserie, j’irai habiter un château, je quitterai mon rang de paysan, je changerai complètement ma vie !

— Cela ne peut plus se faire, mon cher Karel ; il est trop tard.

— Et si vous saviez que je dois bien sûrement en mourir ?

— Cela me ferait vraiment peine, mais je ne puis vous forcer à demeurer en vie.

— Ô Gansendonck ! s’écria le jeune homme en levant les mains au ciel et tombant à genoux, laissez-moi l’espérance ! Ne me tuez pas !

Le baes le releva et reprit :

— Mais vous perdez la tête, Karel ; je n’y puis plus rien faire. Songez donc combien les choses sont déjà avancées ; demain nous allons dîner au pavillon chez monsieur le baron ; il donne une fête en l’honneur de Lisa.

— Elle ? elle, ma Lisa au château du baron ? Oh ! vous allez perdre son honneur à tout jamais ! Il n’y a pas une seule femme au château !

— Elle va faire connaissance avec la résidence de chasse de son futur mari.

— Ainsi, plus d’espoir ! À elle le déshonneur, à moi la tombe ! s’écria le brasseur avec horreur et la voix pleine de sanglots ; tandis qu’il portait les mains devant ses yeux et qu’un torrent de larmes coulait sur ses joues.

— Je vous plains, Karel, dit le baes d’un ton indifférent. Lisa sera une grande dame. Cela est écrit là-haut ; et cela sera…

Il prit doucement par les épaules Karel désespéré, et le poussa vers la porte en disant :

— Allons, cela a duré assez longtemps, et cela ne peut d’ailleurs servir à rien. Retournez chez vous… et plus un mot à Lisa, entendez-vous ?

Karel se laissa pousser en avant, docile, et muet. Sa tête affaissée penchait vers la terre, des larmes abondantes tombaient de ses yeux sur le sol. En entrant dans la chambre où se trouvait Lisa, il jeta encore sur elle, comme un éternel adieu, un regard mourant…

La jeune fille, qui depuis si longtemps déjà écoutait avec une profonde anxiété les sons confus qui retentissaient dans la chambre fermée, attendait, debout et tremblante, que la porte s’ouvrît.

Et voilà que son amant apparaissait à ses yeux, muet, tout en larmes, comme une victime innocente qui marche à la mort ! Un cri déchirant s’échappa de son sein ; elle s’élança vers le jeune homme, se suspendit à son cou en gémissant, et s’efforça avec angoisse de l’éloigner de la porte ! Karel jeta sur elle un douloureux regard et sourit si tristement, que ce funèbre sourire fit jaillir du sein de Lisa un nouveau cri de détresse.

Baes Gansendonck détacha, en prononçant des paroles de menace, les bras de sa fille du cou de Karel, poussa le jeune homme hors de l’auberge, et ferma la porte derrière lui.


VI


Celui qui allie l’orgueil à la sottise, se livre en proie lui-même à la risée des autres.



Baes Gansendonck courait comme un fou du haut en bas dans sa chambre ; il avait descendu le miroir pour voir ses jambes, et marchait en arrière et en avant avec toutes sortes de cris d’admiration. Il était en manches de chemise et portait un pantalon à sous-pieds tout neuf. Sur une chaise, près du mur, étaient étalés une paire de gants jaunes, un gilet blanc et un jabot de dentelle.

Le domestique se tenait au milieu de la chambre avec une cravate blanche pliée sur le bras. Il regardait le baes d’un air patient ; seulement de temps en temps apparaissait sur ses lèvres un imperceptible sourire de pitié ou de mécontentement.

— Eh bien, Kobe, dit le baes avec une joie expansive, qu’en dis-tu ? Ne va-t-il pas bien ?

— Je ne m’y connais pas, baes, répondit Kobe d’un ton fâché.

— Tu peux toujours voir si cela me va bien ou mal.

— Je vous aime mieux sans ces petites courroies au pantalon, baes ; vos jambes sont raides comme des manches à balai.

Gansendonck, stupéfié par cette audacieuse observation, lança au domestique un regard furieux et s’écria :

— Que signifie cela ? Vous aussi, vous commencez à dresser les oreilles ! Croyez-vous que je vous paie et vous nourris pour me dire des choses déplaisantes. Allons, parlez ! Me va-t-il bien, oui ou non ?

— Oui, baes.

— Quoi, oui, baes ? vociféra Gansendonck en frappant du pied. Me va-t-il bien oui ou non, je te demande.

— In ne saurait vous aller mieux, baes.

— Ah ! tu es entêté ? Voudrais-tu recevoir ton compte, et aller chercher un autre service ? N’as-tu pas la vie assez bonne ici, fainéant ? Tu désires peut-être de meilleur pain que du pain de froment ! C’est ainsi qu’on tombe du trèfle aux joncs ; mais le proverbe dit bien vrai : Donnez de l’avoine à un âne, il courra aux chardons !

Kobe, avec une anxiété feinte ou réelle, dit d’un ton suppliant :

— Oh ! baes, j’ai si mal au ventre ! Je ne sais ce que je dis ; il faut me pardonner : votre pantalon vous va aussi bien que s’il était peint sur vos jambes.

— Ah ! tu as mal au ventre ? demanda le baes avec intérêt. Ouvre la petite armoire là-bas et bois un coup d’absinthe. Ce qui est amer à la bouche est sain pour l’estomac.

— Oui, baes ; vous êtes trop bon, baes, répondit Kobe en se dirigeant vers l’armoire.

— Donne-moi ma cravate, dit le baes, et avec précaution, pour ne pas la chiffonner.

Tout en continuant de s’habiller et de s’ajuster, il parlait tout songeur :

— Eh ! Kobe, comme les paysans vont rester bouche béante, en me voyant passer avec un gilet blanc, un jabot bot de dentelle et des gants jaunes ! Dieu sait s’ils ont jamais rien vu de pareil en leur vie ! J’avais demandé avec adresse à monsieur Van Bruinkasteel comment les messieurs qui savent leur monde s’habillent quand ils vont dîner dehors ; et en quatre jours on m’a confectionné tout cela en ville, Avec de l’argent, on fait plus que des merveilles, on fait des miracles. Et Lisa, elle leur fera sortir les yeux de la tête avec les six volants de sa robe de soie !

— Six volants, baes ? La dame du château n’en porte elle-même que cinq, et encore faut-il que ce soit dimanche.

— Si Lisa voulait faire selon mon goût, elle en porterait bien dix : quand on est bien dans ses affaires, il faut le montrer, et qui peut payer peut acheter. Tu la verras passer devant les paysans comme une vraie dame, Kobe, avec un chapeau de satin sous lequel il y a des fleurs comme celles qui fleurissent l’hiver au château.

— Des camélias, baes ?

— Oui, des camélias. Pense un peu, Kobe, ils avaient en ville mis sur le chapeau de Lisa des épis de blé et des fleurs de sarrasin ; mais j’ai fait bien vite ôter cette garniture de paysanne. Donne-moi mon gilet, mais sans le toucher avec les mains.

— C’est là un art que je n’ai pas appris, baes.

— Imbécile, je veux te dire de le prendre avec l’essuie-main.

— Oui, baes.

— Dis-moi, Kobe, me vois-tu assis à table au château ? Lisa entre moi et monsieur le baron ? Nous entends-tu faire des compliments et dire de belles choses ? Nous vois-tu boire toutes sortes de vins extraordinaires et manger du gibier préparé avec des sauces dont le diable lui-même ne retiendrait pas les noms ? et cela dans des plats dorés et avec des cuillers d’argent ?

— Oh ! baes, taisez-vous, s’il vous plaît ; j’en ai l’eau à la bouche !

— Il y a bien de quoi, Kobe ; mais je ne veux pas être seul heureux ; il reste encore la moitié du lièvre d’hier ; tu peux la manger, et bois avec cela une couple de pintes de bière d’orge.

— C’est beaucoup de bonté, baes.

— Et viens ensuite dans l’après-dînée au pavillon voir si je n’ai rien à t’ordonner.

— Oui, baes.

— Mais, dis un peu, Kobe, Lisa serait-elle déjà habillée ?

— Je ne sais pas, baes ; quand je suis allé tout à l’heure chercher de l’eau de pluie fraîche, elle était encore assise auprès de la table.

— Et quelle robe avait-elle ?

— Sa robe ordinaire des dimanches, je crois, baes.

— Ne t’a-t-elle pas dit qu’hier j’ai mis le brasseur à la porte ?

— J’ai vu qu’elle est très-abattue, baes ; mais je ne m’informe pas des choses qui ne me regardent point : fou est celui qui se brûle à la marmite d’un autre.

— Tu as raison, Kobe ; mais moi je suis maître de te parler de cela si je le veux. Pourrais-tu croire qu’elle tient encore tellement à ce fou de Karel, qu’elle refusait d’aller dîner au pavillon parce qu’elle a vu l’autre pleurer en s’en allant ? N’ai-je pas dû me quereller avec ma propre fille pendant toute la soirée, pour lui casser la tête ?

— Et a-t-elle enfin dit qu’elle irait avec vous, baes ?

— Quoi ? elle n’a rien à dire. Je suis maître !

— Cela est certain, baes.

— N’a-t-elle pas même eu l’audace de me dire qu’elle ne veut pas se marier avec le baron ?

— Vraiment ?

— Oui, et qu’elle demeurera fille toute sa vie si elle n’a ce maraud de Karel pour mari. Elle serait belle dans la sale brasserie, assise à un rouet auprès de la marmite aux vaches ! Et quand elle voudrait aller en ville, elle pourrait grimper sur la charrette à bière, n’est-ce pas, Kobe ?

— Oui, baes.

— Allons, donne-moi mes gants ; je suis prêt. Voyons un peu ce que fait Lisa ; peut-être va-t-elle encore nous régaler de quelque nouveau caprice. Hier soir du moins elle ne voulait pas entendre raison sur les six volants de sa robe neuve. Bon gré, mal gré, elle s’habillera comme je le juge convenable.

Lisa était assise dans la chambre de devant, auprès de la fenêtre. Une profonde tristesse était empreinte sur son visage, elle tenait une aiguille d’une main et de l’autre un ouvrage de broderie, mais ses pensées étaient bien loin, car elle restait immobile et ne travaillait pas.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? s’écria baes Gansendonck avec colère ; je suis babillé de la tête aux pieds, et tu es encore là comme s’il ne s’agissait de rien.

— Je suis prête, mon père, répondit Lisa avec une patiente résignation.

— Mon père ! mon père ! Tu veux donc encore me faire sortir de ma peau ?

— Je suis prête, papa, répéta la jeune fille.

— Lève-toi un peu, dit baes Gansendonck avec une mine rébarbative ; quelle robe as-tu là ?

— Ma robe des dimanches, papa.

— Vite, va mettre ta robe neuve et le chapeau à fleurs !

Lisa courba la tête et ne répondit rien.

— De mieux en mieux ! vociféra baes Gansendonck. Parleras-tu, oui ou non ?

— Ah ! papa, dit Lisa d’une voix suppliante, ne me contraignez pas. La robe et le chapeau ne s’accordent pas avec notre condition ; je n’oserais les porter pour traverser le village. Vous voulez que je vous suive au château, bien que je vous aie supplié à genoux de me laisser à la maison. Eh bien, je le ferai ; mais, pour l’amour de Dieu, laissez-moi y aller avec mes vêtements ordinaires des dimanches.

— En bonnet, avec un seul volant à ta robe ! dit baes Gansendonck avec ironie. Tu ferais belle figure comme cela, à une table couverte de plats dorés et de cuillers d’argent ! Allons, allons, pas tant de paroles ; mets ta robe neuve et ton chapeau, je le veux !

— Vous pouvez faire ce que bon vous semble, papa, dit Lisa en soupirant et en penchant la tête avec désolation ; vous pouvez me gronder, me punir ; je ne mettrai pas la robe neuve, je ne porterai pas le chapeau…

Du coin du foyer, Kobe hochait la tête pour encourager la jeune fille dans sa résistance.

Le baes se tourna vers le domestique, et lui demanda d’un ton furieux :

— Eh bien, que dis-tu d’une fille qui ose parler ainsi à son père ?

— Elle pourrait bien avoir raison, baes ?

— Que dis-tu là ? Toi aussi ? Vous entendez-vous ensemble pour me faire crever de colère ! Je t’apprendrai, ingrat vaurien !… demain tu partiras d’ici !

— Mais, cher baes, vous ne comprenez pas, répondit Kobe avec une terreur simulée. Je veux dire que Lisa pourrait bien avoir raison si elle n’a pas tort.

— Ah ! parle donc un peu plus clairement une autre fois.

— Oui, baes.

— Et toi, Lisa, dépêche-toi ! Que cela te plaise ou non, tu m’obéiras, dussé-je te mettre ta robe par force.

La jeune fille fondit en larmes. Cette circonstance accrut sans doute encore le mécontentement de son père, car il se mit à gronder vivement en lui-même, et à heurter avec colère les chaises les unes contre les autres.

— Encore mieux ! cria-t-il ; pleure une heure ou deux, Lisa, tu seras jolie après, avec une paire d’yeux rouges comme un lapin blanc ! Je ne veux pas que tu pleures ; c’est un tour que tu joues pour que nous soyons forcés de rester à la maison.

La jeune fille continuait à pleurer sans dire une parole.

— Allons, dit le baes avec impatience, puisqu’il n’en peut être autrement, habille-toi comme tu voudras, mais cesse de pleurer. Pour Dieu, Lisa, hâte-toi !

La jeune fille quitta sa chaise et, sans parler, monta l’escalier pour aller se préparer à la visite au château.

À peine avait-elle disparu, que monsieur Van Bruinkasteel entra dans l’auberge, en disant au baes :

— Qu’est-ce qui vous a retenu si longtemps, monteur Gansendonck. J’avais peur qu’il ne vous fût arrivé quelque chose. Nous vous attendons depuis plus d’une heure déjà.

— C’est la faute de Lisa, répondit le baes ; je lui avais fait faire une belle robe neuve et un chapeau de satin ; mais je ne sais ce qu’elle a en tête, elle ne veut pas mettre d’habits neufs.

— Elle a raison, monsieur Gansendonck ; elle est, certes, toujours assez charmante.

— De beaux habits ne gâtent pourtant rien, monsieur Victor.

Lisa descendit, et salua le baron avec une froide politesse. Ses yeux attestaient sa tristesse, et il était facile de voir qu’elle avait pleuré. Elle portait sa robe de soie ordinaire, à un seul volant, et un bonnet de dentelle de la forme de ceux qu’on porte en ville, et que l’on nomme cornettes.

Elle passa avec intention son bras sous celui de son père, et voulut l’attirer vers la porte ; mais le baes se dégagea et s’éloigna d’elle comme pour inviter le baron à être le cavalier de sa fille.

Monsieur Victor ne parut pas s’en apercevoir ; peut-être croyait-il inconvenant pour Lisa et pour lui-même de traverser le village bras dessus bras dessous.

Après quelques façons pour savoir qui passerait le premier la porte, on quitta l’auberge. Le baes fit de nécessité vertu, et se mit en route avec sa fille. Chemin faisant, il dit avec aigreur :

— Vois-tu bien, fille entêtée ? Si tu avais ta belle robe et ton chapeau à fleurs, le baron t’eût donné le bras. Maintenant il ne veut pas : ta mise est trop commune, voilà ce que c’est !

Ils devaient passer devant la brasserie. Là, derrière le mur de l’étable, la Jeune fille vit le désolé Karel qui, debout, les bras croisés sur la poitrine et la tête penchée, attachait sur elle un œil attristé, sans témoigner ni colère ni surprise. Seulement on lisait dans ses regards mourants l’abattement, le découragement et un morne désespoir.

Lisa jeta un cri d’angoisse, s’arracha du bras de son père et s’élança vers Karel, dont elle saisit les deux mains dans ses mains frémissantes avec mille exclamations confuses de consolation et de tendresse.

Baes Gansendonck s’approcha des deux amants, lança au brasseur un regard furieux, et força sa fille à s’éloigner de lui.

Lisa se remit en marche, muette et l’âme remplie de pensées amères, vers le pavillon de monsieur Van Bruinkasteel.


VII


L’orgueil est la source de tous les maux.



Vers la fin de l’après-midi, Karel était dans un haut taillis, le dos appuyé au tronc d’un bouleau. Devant lui, de l’autre côté du fossé, s’élevait le pavillon de chasse de monsieur Van Bruinkasteel.

Depuis longtemps déjà, le jeune homme se trouvait dans ce lieu solitaire ; il ignorait lui-même comment et pourquoi il y était venu. Tandis que, la tête pleine de désolantes rêveries, il errait, distrait, à travers champs, son cœur l’avait conduit de ce côté pour l’abreuver d’un fiel plus amer encore. Il était là maintenant comme une statue inanimée, le regard opiniâtrément fixé sur la demeure du baron, et trahissant seulement de temps en temps la vie par un triste sourire ou un frémissement convulsif. Son âme était à la torture : grâce à son imagination tourmentée, il perçait à travers les murailles derrière lesquelles devait se trouver Lisa ; il la voyait assise à côté du baron ; il entendait des déclarations d’amour, de galantes et séductrices paroles ; il surprenait de lascives œillades, et voyait baes Gansendonck s’efforcer de faire taire la pudeur de sa fille, et alors… alors la faible Lisa ne savait plus que faire, elle laissait le baron lui prendre la main et attacher sur elle le regard profanateur du désir !

Pauvre Karel ! il perdait son propre cœur de mille blessures, et forçait son imagination surexcitée à fouiller la plaie pour lui faire vider jusqu’à la lie le calice de douleur.

Après s’être longtemps perdu dans ces tristes et douloureuses rêveries, il tomba dans une sorte de sommeil de l’esprit. Ses nerfs se détendirent, ses traits n’accusèrent plus que l’indifférence de l’épuisement, sa tête s’affaissa sur son sein, et ses yeux, à demi fermés, se fixèrent sur la terre. Soudain le son de quelques lointains accords, auxquels se mariaient les accents d’une voix d’homme affaiblie par la distance, vinrent frapper son oreille.

Quelque peu distinct que fût ce chant, il agit puissamment sur l’âme du jeune homme. Tremblant de tous ses membres, la soif de la vengeance peinte sur les traits, il bondit comme si un serpent l’eût mordu. Un ardent éclair rayonna dans ses yeux, ses lèvres crispées laissèrent ses dents à découvert, ses doigts craquèrent, tant il serrait les poings avec fureur. Il connaissait ce chant exécré, ce chant qui, comme une voix infernale, avait, un matin, fait entendre à l’oreille de Lisa le langage du désir et de la volupté. Elles brûlaient encore son cœur, ces odieuses paroles que la bouche de Lisa avait renvoyées comme un écho au séducteur.

Dans son désespoir, le jeune homme brisait les jeunes branches de chênes, et de rauques exclamations s’échappaient de sa gorge contractée…

Le ton du chant s’éleva, les paroles devinrent plus saisissables ; les mots : Je vous aime ! montèrent jusqu’au taillis, et le baron y mettait tant de feu, tant de sentiment, qu’il était impossible qu’il ne s’adressât pas directement à Lisa.

Tout hors de lui, ne sachant ce qu’il allait faire, Karel s’élança dans le fossé, gravit l’autre bord, et disparut sous l’épais feuillage d’un massif de coudriers qui s’étendait au bord d’une large allée. En se cachant toujours, il se glissa comme une bête fauve à travers le massif, jusqu’à ce qu’il approchât d’un sombre dôme de feuillage. Les branches de deux haies de charmes plantées à peu de distance l’une de l’autre avaient été courbées avec soin, et formaient par leur réunion cette voûte verdoyante. Bien que les derniers rayons du soleil éclairassent encore un côté de cette allée, et semant de points lumineux les feuilles transparentes, les fissent se détacher sur le fond d’un vert plus foncé, il y faisait néanmoins très-sombre.

Le jeune homme traversa l’allée, et s’approcha de la maison, du côté de la salle où se trouvaient le baron et ses convives.

À trois ou quatre pas d’une fenêtre de ce salon s’élevait un massif de seringats dont à coup sûr les fleurs devaient au printemps remplir toute la maison de leur doux parfum. Karel se blottit dans cette retraite, d’où son regard pénétrait directement et sans obstacle dans le salon.

Ah ! comme son cœur battait, comme le sang lui bondissait à la tête ! Il pouvait tout voir, tout entendre, car le vin et la joie avaient haussé les voix.

Il lui sembla qu’on voulait forcer Lisa à faire quelque chose contre son gré. Le baron l’attirait par la main vers le piano avec une douce violence ; son père la poussait avec moins d’égards, et s’écriait à demi fâché :

— Lisa, Lisa, tu vas encore une fois me faire sortir de ma peau avec ton entêtement ! Vas-tu recommencer comme ce matin ? Ces messieurs te prient avec tant d’amabilité de chanter une fois encore cette petite chanson, et tu es assez malhonnête pour refuser ! Il ne faut pas cacher ta voix, fillette, mais bien la faire entendre.

Le baron insista de nouveau ; le baes ordonna avec colère ; Lisa obéit, et commença à chanter avec le baron ; le piano les accompagnait ; Lisa disait :

Ah ! pitié, mon trouble est extrême,
Dites, je vous aime,
Je vous aime !


Le feuillage des seringats frémit comme sous l’effort d’un coup de vent…

Baes Gansendonck avait pour ainsi dire perdu la tête d’orgueil ; son visage rayonnait et était pourpre de contentement ; il se frottait continuellement les mains, et parlait si librement, si hardiment et si souvent, que celui qui ne l’eût pas connu l’aurait sans aucun doute pris pour le propriétaire du château. Debout près du piano, il balançait la tête, frappait de son pied lourd la mesure à contre-temps sur le parquet ciré, et disait de temps en temps à sa fille :

— Plus fort ! Plus vite ! C’est bien ainsi ! Bravo !

Il ne sentait pas qu’Adolphe, son ami, et jusqu’à Victor lui-même, le prenaient pour point de mire de leurs plaisanteries ; il regardait au contraire le rire moqueur des jeunes gens comme une marque d’approbation et d’amitié.

À peine le chant était-il fini qu’Adolphe, qui était assis au piano, promena un instant ses doigts sur le clavier, et commença une valse si sautillante, si entraînante de rhythme et de mélodie, que le baes se sentit excité à danser, et se dressa en effet sur la pointe des pieds comme s’il allait bondir autour de la salle. — Danser ! danser ! s’écria-t-il, notre Lisa le fait avec une telle perfection, qu’on voudrait l’enlever rien qu’à lui voir bouger le pied ! Allons, Lisa, montre un peu ce que tu as appris dans ton pensionnat !

Lisa, qui déjà s’était vue avec chagrin contrainte à chanter, voulut s’éloigner du piano pour éluder cette fois l’ordre de son père ; mais celui-ci la ramena au milieu du salon, et fit un signe d’encouragement au baron.

Celui-ci, en veine de légèreté et de bonne humeur, s’élança, passa le bras autour de la taille de la jeune fille, et l’entraîna de façon à lui faire faire malgré elle cinq ou six pas.

Un cri sourd monta du buisson de seringats, cri lugubre et douloureux comme le dernier soupir d’un lion mourant. À l’intérieur, on était beaucoup trop occupé pour remarquer cette exclamation de douleur.

Comme Lisa se refusait absolument à danser et se laissait traîner de mauvaise grâce, monsieur Van Bruinkasteel dut renoncer à son projet. Il s’excusa poliment auprès de la jeune fille confuse, et ne parut frappé ni de sa visible tristesse ni de son refus. Le jeune freluquet s’amusait ; vraisemblablement il ne voyait en Lisa Gansendonck qu’une charmante et naïve jeune fille qui l’aidait à passer agréablement son temps. Si un sentiment plus vif l’eût porté vers elle, assurément la froideur de la jeune fille l’eût mécontenté ou attristé ; mais il ne parut pas même y faire la moindre attention. Il s’inclina galamment, offrit son bras à Lisa, qui cette fois n’osa le refuser, et dit aux autres :

— Allons faire un tour de promenade au jardin jusqu’à ce que les lumières soient allumées ! Ne trouver pas mauvais, mes amis, que je sois le cavalier de mademoiselle Lisa.

Tous descendirent l’escalier en pierre de taille, et se dirigèrent vers la partie la plus ombragée du jardin. Plusieurs sentiers s’offrirent à eux ; le baron emmena Lisa vers un parc de dahlias ; Adolphe et son compagnon, prirent bientôt un autre chemin. La jeune fille s’aperçut avec surprise, et non sans une certaine anxiété, que son père aussi s’éloignait d’elle ; elle lui jeta un regard suppliant et voulut quitter le baron, mais baes Gansendonck lui ordonna avec une feinte colère de suivre son conducteur, et courut aussitôt vers Adolphe, en riant comme s’il venait de faire une chose admirable. Lisa tremblait ; sa conscience virginale lui criait à haute voix qu’elle faisait mal de s’égarer ainsi seule, bras dessus bras dessous avec le baron, dans les allées solitaires ; mais son cavalier ne lui disait rien d’inconvenant, et là-bas, au bout de l’allée, elle devait infailliblement retrouver son père. N’eût-ce pas été d’ailleurs une grande impolitesse de planter là le baron, et de se sauver comme une paysanne ?

Préoccupée de ces pensées, elle suivait à regret le jeune gentilhomme, auquel elle n’adressait pour réponse que de rares et distraites paroles.

Un instant après, tous disparurent dans les sentiers tortueux du jardin et sous le feuillage des épais massifs de verdure.

L’infortuné Karel, la tête brûlante de fièvre, souffrait un indicible martyre. Vingt fois déjà l’ardent désir de vengeance qui brûlait dans son sein l’avait poussé à s’élancer du buisson de seringats et à anéantir le séducteur ; mais chaque fois l’image de sa mère suppliante se dressait sous ses yeux ; et lui, ballotté entre la vengeance qui l’excitait et les conseils plus calmes de l’amour filial, sentait gronder en lui les voix déchirantes de la douleur et du désespoir. En proie à cette rage comprimée, il haletait de fureur sous les seringats, et son ardente respiration brûlait ses narines dilatées.

Tout à coup la voix caressante du baron retentit de nouveau à quelques pas de lui. Il vit Lisa, muette et le visage attristé, s’avancer au bras du gentilhomme ; ils suivaient le sentier qui longeait le buisson de seringats et conduisait plus loin à la sombre charmille.

À deux pas de l’endroit où Karel, retenant son haleine et en proie à une anxieuse attente, épiait leurs moindres mouvements, Lisa remarqua seulement la sombre entrée de la voûte verdoyante. Elle supplia le baron de rejoindre son père avec elle, et lorsque le jeune homme, pressant plus fortement son bras et se moquant de ses craintes, l’engagea à s’aventurer dans l’allée, elle se prit à trembler comme un roseau et pâlit d’effroi. Le baron parut ne pas s’apercevoir de cette émotion, ou crut peut-être que c’était une terreur simulée. Quoi qu’il en fût, il voulut, tout en plaisantant, entraîner de force la jeune fille vers l’allée, et y réussit jusqu’à un certain point.

— Mon père ! mon père ! dit Lisa en poussant un déchirant cri d’angoisse.

Un autre cri plus terrible encore allait s’échapper de son sein… Mais avant que ses lèvres eussent eu le temps de prononcer un seul mot, deux mains puissantes s’appesantirent sur les épaules du baron, et d’un seul coup le jetèrent sur le sable à trois ou quatre pas de là.

Le baron se releva furieux, arracha le tuteur d’un dahlia et se précipita Vers Karel, qui l’attendait avec un rire où se mêlaient l’égarement et la soif de la vengeance. Le baron porta au jeune homme un tel coup à la tête, que le sang coula le long de ses joues ; ce fût le signal d’une lutte furieuse. Karel saisit son ennemi au milieu des reins, le souleva en l’air, et le jeta comme une pierre sur le sol. Néanmoins le baron se releva, et lutta contre le vigoureux jeune homme jusqu’à ce que celui-ci l’étendit dans le chemin et, le genou sur sa poitrine, lui meurtrit et lui ensanglantât le visage à coups de poing.

Lisa, gémissante et poussant des cris d’alarme, était restée jusqu’au moment où la première goutte dé sang avait frappé son regard ; alors elle avait pris la fuite, et un peu plus loin s’était affaissée sans connaissance sur le gazon.

Cependant ses cris avaient été entendus des autres promeneurs et même des domestiques, et les avaient remplis d’épouvante. Ils accoururent de différents côtés, et arrachèrent le jeune homme du corps du baron.

Adolphe ordonna aux domestiques de bien tenir le brasseur ; ceux-ci l’avaient empoigné à cinq ou six au moins, et lui contenaient les bras, tandis que lui, égaré, contemplait l’adversaire qu’il venait de mettre en si piteux état.

Baes Gansendonck avait couru à sa fille et s’arrachait les cheveux de désespoir, à la terrible idée que son enfant était tuée.

Adolphe et son ami aidèrent le baron à se remettre sur pieds. Son visage et son corps étaient cruellement meurtris. Cependant sa colère se ralluma, et il retrouva des forces en apercevant le brasseur debout devant lui.

— Misérable ! s’écria-t-il, je devrais te faire fouetter jusqu’à la mort par mes domestiques, mais l’échafaud me vengera de toi, assassin par guet-apens ! Qu’on l’enferme dans la cave ; et toi, Étienne, cours chercher les gendarmes !

En exécution de l’ordre de leur maître, les domestiques voulurent entraîner Karel, mais lui, s’apercevant alors seulement de ce qu’on voulait faire de lui, dégagea ses bras par un vigoureux effort, jeta celui qui se trouvait devant lui dans le buisson de seringats, s’élança dans le fossé, et, avant qu’on eût pu le suivre, disparut à tous les yeux au détour d’une sapinière.


VIII


Il n’est pire eau que l’eau qui dort.



Le lendemain matin, Lisa était assise dans une chambre retirée du Saint-Sébastien, derrière le rideau de mousseline de la fenêtre. L’extrême pâleur de son visage et la rougeur de ses yeux attestaient qu’elle était épuisée à force de pleurer.

Quelque abattue par la douleur que parût Lisa, sa physionomie trahissait cependant une inquiète agitation, et des frissons convulsifs, indice de secrètes émotions, crispaient ses traits. On eût dit qu’une terreur profonde, une anxieuse attente oppressait son cœur ; car de temps en temps elle glissait en tremblant un regard derrière les rideaux, et son œil se fixait sur la rue avec une visible inquiétude jusqu’à ce que quelque passant parût regarder la maison. Bien qu’on ne pût la voir du dehors, elle retirait vivement la tête ; une sorte de honte colorait ses joues d’une vive rougeur, elle baissait les yeux comme pour se soustraire aux regards accusateurs des gens, et demeurait ainsi longtemps dans une complète immobilité ; mais elle finissait toujours par reporter les yeux au dehors avec une vive curiosité et les mêmes angoisses.

Que pouvait-elle attendre ? Elle-même n’en savait rien ; mais la conscience rongeait son cœur comme un ver : l’image de Karel flottait sous ses yeux, et lui criait qu’elle était cause de tous les tourments qui martyrisaient son cœur plein d’amour ; grâce à son imagination effrayée, elle entendait ce que les paysans disaient d’elle ; pour la première fois elle comprenait pleinement qu’elle était perdue de réputation, et que Karel lui-même la repousserait désormais à bon droit. Voilà pourquoi les coups d’œil des passants la faisaient trembler et rougir. Elle lisait sur leurs traits qu’ils parlaient de l’aventure de la veille, et que la raillerie, le mépris et l’irritation accompagnaient leurs paroles. Elle avait même vu quelques paysans tendre vers l’auberge un poing menaçant, comme s’ils eussent juré solennellement de tirer vengeance du déshonneur causé à leur village par les Gansendonck.

Tandis que Lisa épuisait lentement le calice amer de la honte et du remords, Kobe, seul et immobile aussi, était assis auprès du foyer de l’auberge.

Il tenait sa pipe à la main, mais ne fumait pas ; de profondes réflexions, de tristes pensées semblaient l’absorber. Sa physionomie avait une expression tout autre que celle qui lui était habituelle ; c’était un mélange d’amertume, de reproche, voire de hauteur. Ses lèvres se remuaient comme s’il eût parlé, et la flamme de la colère étincelait par moments dans ses yeux.

Soudain il lui parut entendre la voix de baes Gansendonck ; un sourire de pitié contracta sa bouche, mais cette marque de compassion disparut aussitôt, et ses traits ne trahirent plus que l’amertume et le chagrin.

À mesure que le baes approchait de la porte de derrière de l’auberge, le domestique l’entendait grommeler et se répandre en invectives contre des gens qui devaient l’avoir injurié ; mais Kobe ne pouvait comprendre encore contre qui ou contre quoi le baes était monté ; cela parut, en tout cas, lui être fort indifférent, car il ne bougea pas et resta assis sous le manteau de la cheminée.

Le baes entra brusquement dans l’auberge, frappant du pied comme un furieux, et donnant des coups de fourche aux chaises comme si celles-ci l’avaient offensé aussi :

— Cela va trop loin, oui, positivement trop loin ! s’écria-t-il. Un homme comme moi ! Comment, en pleine rue, ils oseront me montrer le poing, me poursuivre de leurs cris, me huer, me traiter de coquin… d’âne !… Pense un peu. Kobe, ne faut-il pas qu’ils soient possédés du diable ? Ces gueux de paysans sortent de la forge, et courent après moi en criant : Au scandale ! au scandale ! Si je n’avais craint de me salir les mains en touchant cette canaille, je crois que j’eusse avec ma fourche cassé la tête à une demi-douzaine. Mais Sus paiera pour tous ces vauriens ? Je lui apprendrai à jeter de la boue à baes. Gansendonck ! Nous verrons comment cela finira. Dussé-je y perdre la moitié de mon bien, il faut une expiation terrible. Les gendarmes s’en mêleront ; et si quelqu’un ose encore me faire mauvaise mine, je fais comparaître la moitié du village devant le tribunal. J’ai assez d’argent pour cela, et monsieur Van Bruinkasteel, qui est l’ami du procureur du roi, fera bien en sorte qu’ils soient mis à l’ombre pour quelques mois. Ils verront alors et sauront à qui ils ont affaire, les impudents coquins. Il faut une fin à tout cela, et puisqu’ils ont osé me provoquer si insolemment, je serai sans pitié aussi, et leur ferai sentir ce que peut baes Gansendonck ! Non, c’en est fait, plus de grâce !

À Coup sûr, le baes eût continué longtemps encore d’exhaler sa rage sur ce ton, si l’haleine ne lui eût fait défaut. Tout haletant, il se laissa tomber sur une chaise, et son œil s’arrêta avec colère et surprise sur le domestique qui, avec la plus complète indifférence, regardait le feu comme s’il n’eût rien entendu ; ses traits n’exprimaient pas autre chose que la tristesse.

— Qu’as-tu encore à regarder là comme un imbécile qui ne sait pas compter jusqu’à trois ? Ta vie de paresse te gâte, Kobe ; je ne sais, mais tu deviens indolent et mou comme un véritable porc. Cela me déplaît ; j’entends que mon domestique soit vif et décidé, et ne demeure pas froid quand je suis fâché.

Kobe contempla son maître avec un douloureux sourire de pitié.

— Ah ! tu as encore mal au ventre ! s’écria le baes ; ça commence à me lasser. T’imagines-tu que le Saint-Sébastien soit un hôpital ? Je ne veux pas que tu aies mal au ventre ! Tu n’as qu’à manger un peu moins, avide glouton que tu es ! Allons, parleras-tu, oui ou non ?

— Je parlerais bien volontiers, répondit Kobe, si je ne savais qu’au premier mot vous me fermeriez la bouche pour faire une sortie et chanter votre éternelle litanie.

— Quel ton prends-tu là ? Dis tout net que je suis un assommant bavard : ne te gêne pas, Kobe ; ils tombent tous sur le corps de baes Gansendonck, Pourquoi ne jetterais-tu pas aussi la pierre à celui qui te donne à manger ?

— Voyez-vous bien ? dit Kobe en souriant tristement ; je n’ai pas dit deux mots, et vous voilà lancé à califourchon sur votre dada ! Je me garderais bien de vous dire une parole offensante, mais reconnaissez avec moi, baes, que bien leste serait l’araignée qui filerait sa toile sur votre bouche…

— Je suis le maître, je puis parler seul aussi longtemps qu’il me plaît.

— En effet, baes ; permettez-moi donc de me taire, dussé-je en suffoquer.

— Te taire ? non, je ne le veux pas : tu parleras ; je suis curieux de voir ce qui peut sortir de bon d’une sotte tête comme la tienne.

— Les eaux tranquilles sont les plus profondes, baes.

— Allons, parle, mais pas trop longtemps. Et surtout n’oublie pas que je ne paie pas mon domestique pour en recevoir des leçons.

— Il y a un proverbe, baes, qui dit : Le sage va consulter le fou, et y trouve la vérité.

— Eh bien, dis-moi ce que le fou a à conseiller au sage. Si tu veux parler raisonnablement, je t’écouterai bien un peu.

Le domestique se tourna avec sa chaise vers son maître, et dit d’un ton net et résolu :

— Baes, il se passe ici depuis deux mois des choses que même un lourd domestique ne peut voir sans que parfois le sang lui bouille d’impatience.

— Je le crois bien, mais cela ne durera pas longtemps ; les gendarmes ne sont pas payés pour attraper des mouches.

— Quant à ce qui me regarde, baes, je suis paresseux, je l’avoue ; mais pourtant le cœur est encore bon. Je ferais beaucoup pour sauver notre brave Lisa du malheur si cela était en mon pouvoir ; et je n’oublie pas non plus, baes, que, malgré vos emportements, vous êtes au fond bon pour moi.

— C’est vrai, Kobe, dit le baes ému, j’entends avec plaisir que tu es reconnaissant envers moi ; mais où veux-tu en venir avec ce ton sérieux ?

— Ne me faites pas atteler le chariot devant les chevaux, baes : je toucherai assez tôt la corde sensible.

— Sois court ou je me sauve ; tu me feras mourir à barguigner ainsi !

— Eh bien, écoutez-moi un instant seulement, Lisa était depuis longtemps promise en mariage à Karel, qui est un bon garçon, bien qu’il ait commis une imprudence…

— Un bon garçon ? s’écria le baes. Comment ! tu l’appelles bon garçon, lui qui, comme un assassin, vient attaquer et battre comme plâtre monsieur Van Bruinkasteel dans son propre château ?

— Le meilleur cheval bronche parfois.

— Ah ! tu appelles cela broncher ? ah ! c’est un bon garçon ? Tu paieras cher ce mot-là. Ton pain blanc est mangé ; tu quitteras la maison aujourd’hui même.

— Mon paquet est déjà fait, baes, répondit Kobe froidement ; mais avant que je parte vous entendrez ce que j’ai sur le cœur. Vous l’entendrez, dussé-je pour cela vous poursuivre dans la campagne, dans la rue, dans votre chambre. C’est mon devoir, et la seule reconnaissance que je puisse vous témoigner. Que vous me renvoyiez, cela ne me surprend pas ; qui dit la vérité nulle part n’est hébergé.

Baes Gansendonck trépignait d’impatience, mais ne disait plus mot ; le ton grave et décidé de son domestique le troublait et le dominait.

— Notre Lisa, poursuivit Kobe, eût été heureuse avec Karel ; mais vous, baes, vous avez amené le renard dans votre poulailler ; vous avez attiré chez vous un jeune fat, vous l’avez excité à remplir les oreilles de votre fille de fades compliments, à lui parler d’un amour feint, à lui chanter des choses contraires à toute modestie…

— Ce n’est pas vrai ! grommela le baes.

— Vous avez voulu qu’il parlât français à votre fille. Pouviez-vous comprendre ce qu’il disait, vous qui n’en savez pas un mot ?

— Et toi, vaurien, le comprends-tu, toi qui en parles si résolûment ?

— J’en comprends assez, baes pour m’être aperçu que le diable de la volupté et de la tromperie était en jeu. Quelle a été la suite de votre imprévoyance ? Faut-il vous le dire ? L’honneur de votre fille est souillé, non pas sans rémission, mais il l’est assez dans l’opinion des gens pour qu’il ne puisse jamais reprendre sa pureté première ; Karel, le seul homme qui l’aimât véritablement et qui pût la rendre heureuse, dépérit consumé par le désespoir ; sa mère est au lit malade du chagrin de son unique enfant ; vous, baes, vous êtes haï et méprisé par chacun. On dit que vous serez la cause de la mort de Karel, du déshonneur de votre fille, de votre propre malheur.

— Oui, quand on veut tuer un chien, on dit qu’il est enragé ; mais ils n’ont à se mêler en rien de mes affaires ! cria le baes avec colère ; cela ne les regarde pas, je fais ce qui me plaît ! Et toi, insolent maraud, je t’apprendrai aussi à mettre le nez dans ce qui ne te regarde pas.

— Cela m’est parfaitement égal que mes paroles vous plaisent ou non, baes, répondit Kobe ; ce sont les dernières que je prononcerai au Saint-Sébastien.

Il fallait que baes Gansendonck, malgré ses menaces, tînt infiniment à son domestique et craignit de le voir partir ; car chaque fois que celui-ci annonçait froidement qu’il était résolu à quitter son service, la colère du baes s’apaisait, et il prêtait complaisamment l’oreille à la parole du domestique. Kobe reprit :

— Maintenant, que peut-il en résulter ? N’est-ce pas le cas de dire avec le proverbe : Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise ? Non, la pudique retenue naturelle à votre fille vous sauvera d’un plus grand déshonneur : mais le baron se lassera de la société de Lisa, et cherchera d’autres distractions… Lisa sera plantée là ; tous ceux qui pensent bien la fuiront ; le monde vous raillera et se réjouira de votre honteuse déception…

— Mais, Kobe, qui peut s’arranger de façon à contenter tout le monde ? Celui qui bâtit à la rue ne manque pas de critiques. Je ne comprends pas ta folie ; ne saurais-tu pas ce qui est en jeu ? Le baron épousera Lisa. Il n’y a pas à en douter ; assurément c’est assez visible. Et alors les mauvaises langues du village, et toi avec, vous ouvrirez de grands yeux comme une bande de hiboux au soleil. Si je n’étais sûr de cela, il y aurait peut-être quelque chose à redire ; mais, alors même, personne n’aurait à s’en mêler. Je suis maître chez moi !

— Vraiment ! le baron va épouser Lisa ? Alors tout est pour le mieux, et vous pouvez planter un beau plumet sur votre chapeau, baes ; mais prendre chose désirée pour chose faite n’est pas rare. Puis-je vous faire une question, baes ?

— Eh bien ?

— Le baron vous a-t-il parlé de ce mariage ?

— Cela n’est pas nécessaire.

— Ah ! vous l’avez alors sans doute interrogé sur ses intentions ?

— Cela n’est pas nécessaire non plus.

— Le baron en a-t-il parlé à Lisa ?

— Quel enfantillage dis-tu là, Kobe ? Il ira sans doute demander l’assentiment de Lisa, sans savoir si moi, qui suis seul maître, je consens au mariage ? Les choses ne se passent pas ainsi !

— Non ! Mais le baron s’est moqué de vous et de votre fille quand le docteur lui a demandé, au cimetière, en présence de dix personnes au moins, si vraiment il voulait épouser Lisa.

— Que dis-tu là ? monsieur Van Bruinkasteel s’est moqué de moi ?

— Il a demandé au docteur s’il s’imaginait qu’un baron comme lui pût épouser la fille d’un aubergiste de village ; et comme on lui disait que vous-même aviez déjà consulté le notaire sur les conditions du contrat, il s’est écrié : Lisa est une brave fille, mais son père est un vieux fou qui devrait être à Gheel[31] depuis longtemps.

Ces dernières paroles firent bondir le baes de colère, comme si on venait de lui marcher sur le pied.

— Qu’oses-tu dire ? cria-t-il d’une voix menaçante ; je devrais être à Gheel ! Que te prend-il ? Perds-tu l’esprit, insolent ? Ah ! c’est bien vrai : chien enragé mord jusqu’à son maître !

— Je vous répète ce qu’une dizaine de personnes assurent avoir entendu. Vous êtes libre de ne pas le croire si vous voulez : à quoi bon…

— Oui, oui, achève : à quoi bon des lunettes au hibou qui ne veut pas voir ! Je ne sais comment il se fait que je ne t’empoigne pas par les épaules et ne te flanque pas à la porte.

— À quoi bon la lumière pour qui ferme les yeux ? poursuivit Kobe. Le baron s’est moqué de vos espérances en d’autres circonstances encore…

— Non, non, ce que tu vas dire n’est pas vrai : ce ne peut pas être vrai. Tu ajoutes foi aux calomnies de gens envieux qui crèvent de rage de ce que j’ai plus d’argent qu’eux, et de ce qu’ils prévoient bien que Lisa sera une grande dame, en dépit de ceux qui sont jaloux d’elle.

— Quand l’aveugle rêve qu’il voit, il voit ce qui lui plaît, dit Kobe en soupirant. S’il n’y a pas d’onguent qui guérisse votre blessure, je n’y puis rien non plus, et je dis avec le proverbe : chacun fait sa soupe comme il veut la manger ; suivez votre goût, et faites le mariage demain.

— Inventions de méchants envieux, et rien de plus !

— Le docteur ne vous porte pas envie, baes ; c’est un homme grave et prudent, qui seul peut-être de tout le village est resté votre ami. Lui-même m’a engagé à vous mettre, bon gré malgré vous, le danger sous les yeux.

— Mais le docteur est trompé, Kobe ; on lui a fait accroire des faussetés. Il ne peut en être autrement, te dis-je. Ce serait beau que le baron n’épousât pas Lisa !

— Il ne faut pas compter sur le poulet à naître de l’œuf qui n’est pas pondu, baes.

— J’en suis aussi certain que du nom de mon père.

— Vous n’êtes pas encore en selle et vous galopez déjà. Je vous dis, baes, que le baron se moque de vous, vous tourne en ridicule et vous traite de fou ; je vous dis que vous êtes aveugle, que je vous plains, vous et Lisa ; et que demain matin je pars d’ici pour ne pas voir la triste fin de cette malheureuse affaire. Et si vous voulez me prêter l’oreille, baes, pour adieu je vous donnerai un conseil, un conseil qui vaut de l’or.

— Pour adieu ? Voyons ! parle, quel est ce précieux conseil ?

— Voyez-vous, baes, qui est trop crédule est facilement dupé. Si j’étais à votre place, je voudrais savoir aujourd’hui ce qui en est ; j’irais au pavillon de chasse, et demanderais hardiment à monsieur Van Bruinkasteel quelles sont ses idées au sujet de Lisa. De belles paroles et des compliments en l’air ne me séduiraient pas ; tous mes discours finiraient par cette question : épousez-vous ou n’épousez-vous pas ? Je le forcerais à jouer cartes sur table et à me donner une fois pour toutes une réponse claire et décisive. S’il refusait, comme c’est probable, je lui défendais d’adresser désormais la parole à Lisa ; je remettrais très-vite la barrière à l’ancien poteau, je m’excuserais près de Karel, je le rappellerais et hâterais son mariage avec Lisa. C’est là l’unique moyen qui vous reste d’éviter un grand malheur et le déshonneur.

— Eh bien, si monsieur Van Bruinkasteel ne vient pas bientôt me parler lui-même de son mariage, j’oserai l’interroger à ce sujet ; mais ça ne presse pas.

— Ça ne presse pas, baes ? De la main à la bouche, la bouillie tombe à terre. Il faut que vous sachiez aujourd’hui même ce que le baron porte dans sa manche.

— Allons, allons, s’écria le baes, j’irai cette après-dînée au pavillon de chasse : je demanderai au baron qu’il s’explique nettement ; mais je sais d’avance ce qu’il va répondre.

— Je désirerais bien que vous pussiez dire vrai, baes ; mais je crains bien que vous ne soyez mal étrenné.

— Comment ? que je pusse dire la vérité ?

— Ou que vous disiez vrai cette fois-ci.

— C’est le monde renversé, soupira le baes avec une douloureuse impatience ; le domestique fait la leçon au maître… et il faut que j’avale cela ! Jouez avec un âne, il vous sangle le visage de sa queue. Mais attends un peu, je serai bientôt vengé ; dès cette après-dînée, je vais au pavillon ; et que diras-tu, insolent maraud, quand je reviendrai avec la déclaration du baron qu’il entend épouser Lisa ?

— Que vous avez seul du bon sens, baes, et que tous les autres, moi compris, sont de grands imbéciles. Mais que direz-vous, baes, si monsieur Van Bruinkasteel se moque de vous ?

— Cela ne se peut, te dis-je !

— Oui, mais enfin si cela était ?

— Si ! si ! si le ciel tombait nous serions tous morts.

— Je répète ma question, baes : si le baron vous éconduit en se moquant de vous ?

— Ah ! baron ou non, je lui montrerai qui je suis, et…

Un affreux cri de détresse, un cri perçant d’angoisse arrêta la parole sur ses lèvres.

Tous deux bondirent, émus et effrayés, et coururent vers la chambre où se trouvait Lisa.

La jeune fille était debout près de la fenêtre et regardait dans la rue. Ce qu’elle voyait devait être terrible, ses lèvres se contractaient convulsivement sur ses dents serrées ; ses yeux tout grands ouverts semblaient sortis de l’orbite, et un frisson d’effroi parcourait ses membres. À peine baes Gansendonck était-il au milieu de la chambre qu’un nouveau cri aussi déchirant que le premier retentit ; — Lisa leva les deux mains au ciel et tomba lourdement à la renverse sur le plancher.

Le baes se jeta à genoux à côté d’elle en se lamentant.

Kobe courut à la fenêtre et jeta un regard au dehors. Il pâlit et se mit à trembler aussi ; les larmes jaillirent de ses yeux ; ce qu’il vit le frappa d’une telle stupeur qu’il ne prêta aucune attention aux cris par lesquels baes Gansendonck demandait du secours.

Dans la rue, devant la porte même de l’auberge, Karel, les mains liées derrière le dos, suivait entre deux gendarmes le chemin de la ville ; une vieille femme se traînait en gémissant derrière lui et arrosait de larmes brûlantes la trace des pas de son malheureux fils. Le forgeron Sus s’arrachait les cheveux et était à demi fou de colère et de douleur. Beaucoup, de paysans et de paysannes suivaient la tête basse, la physionomie attristée. Plus d’un tablier essuyait une larme de pitié. On eût dit un convoi funèbre escortant jusqu’à la tombe un mort bien-aimé.

IX


Quand un âne se trouve sur un terrain ferme, il n’a rien de plus pressé que de se risquer sur la glace, où il se casse la jambe.



À peine baes Gansendonck eut-il fini de dîner que, suivant le conseil de son domestique, il se mit en route pour aller interroger le baron sur ses projets. Ne voulant pas passer devant la forge, il sortit par la porte de derrière de l’auberge, et prit un sentier qui devait le conduire, à travers des sapinières et des champs déserts, au pavillon de chasse de monsieur Van Bruinkasteel.

La physionomie de baes Gansendonck n’exprimait nullement la tristesse, bien que depuis le matin sa fille fût au lit en proie à une violente fièvre nerveuse ; au contraire, une certaine satisfaction rayonnait sur son visage, et de temps en temps il souriait d’un sourire aussi ouvert et aussi triomphant que s’il se fût réjoui d’une victoire remportée. À la mobilité de ses traits et aux expressions diverses qui s’y succédaient, on pouvait s’apercevoir que tout en marchant, il se berçait de rêves agréables et s’abandonnait complaisamment au cours des espérances et des illusions. Depuis quelque temps déjà il murmurait en lui-même, et des gestes trahissaient seuls la préoccupation de son âme. Mais peu à peu les séduisantes contemplations auxquelles il s’abandonnait l’entraînèrent si loin que sa voix s’éleva de plus en plus, et bientôt il dit tout haut :

— Ah ! ils se liguent tous contre moi et ils s’imaginent que je reculerai d’un pas devant leurs stupides criailleries ? Baes Gansendonck saura montrer ce qu’il est et ce qu’il peut ! Un autre dirait : mieux vaut des amis que des ennemis, mais je dis, moi : mieux vaut être envié que plaint, et celui qui compte trop d’amis est le jouet de tout le monde. Le baron n’épouserait pas Lisa ?… Et aujourd’hui même il a envoyé deux fois son domestique prendre des nouvelles de ma santé ! Quand j’y réfléchis bien il n’y a pas à en douter. Ne » m’a-t-il pas dit lui-même que Lisa est beaucoup trop bonne et trop instruite pour devenir la femme d’un grossier brasseur ? N’a-t-il pas ajouté : Elle fera un meilleur mariage et rendra heureux quelqu’un qui saura la comprendre. Il me semble que c’est suffisamment clair. Ces insolents paysans croient-ils qu’un baron y va comme eux, et dit tout net : Trine, voulons-nous nous marier ? Non, cela ne se passe pas ainsi. Ah ! monsieur Van Bruinkasteel refuserait d’épouser Lisa ? Je gage cinq bonniers de terre qu’il me saute au cou dès que j’en ouvre la bouche. Monsieur Van Bruinkasteel n’épouserait pas Lisa ? Ne pas l’épouser ? Comme si je n’avais pas remarqué pourquoi il me témoignait toujours tant d’amitié et me frottait la manche tellement que tout le monde pouvait s’en apercevoir. C’était monsieur Gansendonck par-ci, monsieur Gansendonck par-là ; des lièvres qu’il envoyait, les perdreaux qu’il apportait lui-même. Et Lisa ne mange pas de gibier… Ainsi, c’est à moi qu’il voulait faire plaisir. Pourquoi ? Assurément ce n’est pas pour mes beaux yeux. Non, non, il nettoyait le chemin parce qu’il voulait risquer le grand pas. Je lui faciliterai la chose ; il n’en sera pas peu satisfait…

Baes Gansendonck se frotta les mains avec une joyeuse satisfaction et se tut quelques instants pour mieux savourer sans doute la douceur des séduisantes convictions auxquelles il s’arrêtait. Un peu plus loin, il éclata de rire tout à coup, et reprit :

— Ah ! ah ! il me semble les voir tous au village avec des nez aussi longs que ma fourche. Voilà le baron qui s’en va donnant le bras à Lisa ; ils sont si bien habillés que les paysans en sont forcés de fermer leurs yeux éblouis ; quatre domestiques, avec des galons d’or et d’argent au chapeau, les suivent ; la voiture à quatre chevaux suit ; moi, Pierre Gansendonck, je marche à côté de monsieur Van Bruinkasteel, je porte la tête haute, et je regarde ces langues de vipère et ces envieux, comme le beau-père d’un baron peut et doit regarder cette stupide canaille de paysans. Nous arrivons à l’église ; là il y a des tapis et des coussins ; on sème des fleurs sous nos pas ; l’orgue joue que les vitres en tremblent ; le oui est prononcé devant l’autel… et Lisa part en poste avec son mari, à travers le village, tellement que les pavés font feu, tout droit pour Paris… Le lendemain, vingt paysans au moins sont au lit, malades de dépit et d’envie. Entre temps je vends ou je loue le Saint-Sébastien, et lorsque mon gendre et ma fille viennent, je pars avec eux pour un grand château ! Baes Gansendonck, c’est-à-dire, monsieur Gansendonck a mis ses moutons à sec ; il ne fait plus que donner des ordres, manger, chasser, monter à cheval… Mais en songeant à toutes ces belles choses, j’ai manqué me cogner le nez contre la porte du pavillon…

Ce disant, le baes tira le cordon de la sonnette :

Après un instant d’attente, un domestique ouvrit la porte :

— Ah ! bonjour, baes ; vous venez sans doute rendre visite à monsieur le baron ?

— En effet, gaillard, répondit le baes d’un air hautain.

— Il n’est pas à la maison.

— Comment, il n’est pas à la maison ?

— C’est-à-dire il n’est pas visible.

— Pas visible pour moi ? Ce serait du beau ! Il est au lit peut-être ?

— Non, mais il ne veut recevoir personne : vous pensez bien pourquoi. Un œil bleu et le visage plein d’égratignures…

— Cela ne fait rien. Il ne faut pas qu’il cache son visage pour moi ; je suis avec monsieur le baron sur un pied de familiarité telle que je pourrais lui parler, quand même il serait au lit… Et j’entre, parbleu ; sa défense ne me regarde pas.

— Entrez donc ! dit le domestique avec un malin sourire ; suivez-moi ; j’annoncerai votre visite.

— Ce n’est pas nécessaire, grommela le baes ; entre nous les compliments sont de trop.

Mais le domestique le conduisit dans une petite antichambre et le força, malgré sa résistance, à s’asseoir pour attendre la réponse du baron.

Déjà plus d’une demi-heure s’était écoulée, et le domestique n’était pas de retour. Le baes commença à s’ennuyer terriblement, et il murmura à part lui :

— Ce domestique s’imagine aussi se moquer de moi. C’est bon ; je le noterai sur mon calepin. Il ne gagnera pas de cheveux gris à notre service. Il faut qu’il décampe ! Ça lui apprendra… Mais j’écoute à me rendre sourd, et je n’entends pas bouger un brin de paille dans le pavillon. Le domestique aurait-il oublié qu’il m’a fait attendre ici ? Non, il n’oserait cependant pousser aussi loin l’impudence. En tout cas, je ne puis rester assis ici jusqu’à demain. Allons, je vais un peu voir… Ah ! j’entends le maraud, il rit ! De qui donc peut-il rire ?

— Baes Gansendonck, dit le domestique, veuillez me suivre : monsieur le baron a la bonté de vous recevoir ; mais ce n’est pas sans peine. Sans mon intervention, vous retourneriez chez vous comme vous en êtes venu.

— Eh, eh, que me radotes-tu là, insolent ? s’écria le baes en colère ; sache à qui tu parles : je suis monsieur Gansendonck !

— Et moi je suis Jacques Miermans pour vous servir, répondit le domestique avec un sang-froid bouffon.

— Je te retrouverai, maraud, dit le baes en montant l’escalier ; tu sauras ce qu’il t’en coûtera pour m’avoir fait attendre toute une demi-heure dans ce cabinet. Fais bien vite ton paquet ; tu ne te moqueras plus longtemps ici de gens comme moi.

Le domestique, sans répondre à cette menace, ouvrit la porte d’un salon et annonça à haute voix :

— Le baes du Saint-Sébastien ! après quoi il planta là le baes Gansendonck irrité, et redescendit rapidement les escaliers.

Monsieur Van Bruinkasteel était assis au fond du salon, le coude appuyé sur une table. Son œil gauche était couvert d’un bandeau ; son front et ses joues portaient les marques de sa lutte avec le brasseur.

Mais ce qui attira bien plus que cela l’attention de baes Gansendonck à son entrée ; ce fut la magnifique robe de chambre turque du baron. Les couleurs vives et bigarrées de ce vêtement éblouirent ses yeux, et ce fut avec un sourire d’admiration qu’il s’écria, même avant d’avoir salué le baron :

— Vertudieu, monsieur le baron, quelle belle robe de chambre vous avez là !

— Bonjour, monsieur Gansendonck, dit le baron sans faire attention à l’exclamation ; vous venez sans doute vous informer comment je vais ? Je vous remercie de cette amicale attention.

— Ne le prenez pas en mauvaise part, monsieur le baron ; mais avant de vous demander des nouvelles de votre santé, je voudrais bien savoir où vous avez fait faire cette robe de chambre ? Elle me donne vraiment dans l’œil !

— Ne me faites pas rire, monsieur Gansendonck, cela me fait mal aux joues.

— Ce n’est pas pour rire ; non, non, c’est sérieusement que je parle.

— Singulière demande ! j’ai acheté cette robe de chambre à Paris.

— À Paris ! c’est dommage, baron.

— Pourquoi donc ?

— Je m’en serais volontiers fait faire une pareille.

— Elle coûte près de deux cents francs !

— Ah ! je ne regarde pas à cela.

— Elle ne vous irait pas, monsieur Gansendonck.

— Elle ne m’irait pas ? Si je puis la payer, elle doit bien m’aller ? Mais laissons cela. Franchement, comment va la santé, monsieur Van Bruinkasteel ?

— Vous voyez : un œil bleu et le corps couvert de contusions.

— Le coquin a tout de même été empoigné par les gendarmes et conduit à la ville. Vous lui ferez sans doute payer comme il faut son impudente brutalité ?

— Assurément, il faut qu’il soit puni ; il m’a attendu avec préméditation et assailli dans ma propre demeure. La loi traite sévèrement de pareils actes. Pourtant je n’aimerais pas qu’on jugeât l’affaire d’après la lettre de la loi, car dans ce cas il en aurait pour cinq ans au moins. Sa vieille mère est venue ce matin me prier et me supplier ; j’ai pitié de la pauvre femme…

— Pitié ! s’écria le baes avec colère et surprise : pitié de ces coquins-là ?

— Si le fils est un vaurien, qu’est-ce que la malheureuse mère y peut ?

— Elle n’avait qu’à mieux élever son fils. Cette brute canaille n’aura que ce qu’elle mérite. Et que s’aviseraient de penser les paysans s’ils pouvaient traiter des gens tels que nous comme si nous étions leurs égaux ? Non, non, il faut maintenir la crainte, le respect, la soumission : ils portent déjà la tête beaucoup trop haut. Si j’étais à votre place, je ne regarderais pas à l’argent pour donner une rude leçon au brasseur et à tout le village avec lui.

— C’est là mon affaire.

— Sans doute, je le sais bien, baron ; chacun est maître de ce qui le regarde.

La tournure de l’entretien déplaisait apparemment au baron, car il détourna la tête et demeura quelques instants sans mot dire. Le baes qui, de son côté, ne savait que dire non plus, parcourait la chambre d’un œil distrait et s’efforçait de trouver un moyen d’aborder la question du mariage de sa fille. Il remuait les pieds, toussait de temps en temps, mais son esprit ne lui fournissait rien.

— Et notre pauvre Lisa ? dit enfin le baron ; le spectacle de l’arrestation du brasseur a dû lui causer une terrible émotion. Je conçois cela ; elle l’aime depuis son enfance.

Le baes parut s’éveiller brusquement aussitôt que le nom de Lisa, prononcé par le baron, vint frapper son oreille. Voilà, pensa-t-il, le chemin singulièrement préparé. Pour en venir à son but, il répondit en souriant :

— Elle l’aime, croyez-vous, baron ? Non, non ! C’était autrefois une amourette, comme on dit ; mais c’est fini depuis longtemps ; j’y ai mis le holà, et j’ai mis le brasseur à la porte. Pensez un peu, baron, ce lourd tonneau de bière eût volontiers épousé ma Lisa !

— Il en est d’autres, baes, qui pourraient bien avoir le même goût.

Un éclair de joie brilla dans l’œil du baes ; il bondit sur son fauteuil, et dit avec un rire qui avait la prétention d’être malin :

— Ah ! ah ! Je sais cela depuis longtemps ; l’homme d’esprit devine où est la vache dès qu’il en voit la queue.

— La comparaison est jolie.

— N’est-ce pas ? Aussi y a-t-il longtemps que nous y voyons clair, baron. Mais prenons le taureau par les cornes ; aussi bien les détours ne sont plus nécessaires entre nous.

Le baron regarda le baes avec un sourire aussitôt réprimé.

— Ainsi, monsieur le baron pense sérieusement au mariage ? demanda Gansendonck triomphant.

— Comment savez-vous cela ? Je l’ai caché même à mes amis.

— Je sais tout, baron ; j’ai plus de ressources dans mon bissac que vous ne croyez.

— En effet, vous devez être devin, ou vous avez du bonheur dans vos suppositions. Quoi qu’il en soit, vous frappez sur la tête du clou.

— Abrégeons quant au reste alors, dit le baes en se frottant les mains ; allons, je fais un sacrifice : je donne à ma Lisa trente mille francs de dot en argent et biens fonds. Elle en aura trente mille autres à ma mort. Nous vendrons l’auberge pour ne plus avoir de rapports avec ces grossiers paysans… et je viendrai demeurer avec vous dans votre château. De cette manière, vous recevrez les soixante mille francs dès le premier jour.

En disant ces mots, il se leva, tendit la main au baron et s’écria :

— Vous voyez que je ne fais pas beaucoup de difficultés. Allons, monsieur Van Bruinkasteel, topez sur ce mariage… Pourquoi donc retirez-vous votre main ?

— Sur ce mariage ? sur quel mariage ? demanda le baron.

— Allons, allons, serrez la main de votre beau-père, et dans quinze jours le premier ban sera publié… Pas de timidité, baron ; nous ne sommes plus des enfants : la main ! la main !

Le baron partit d’un long éclat de rire ; la surprise et l’anxiété se peignirent sur le visage de baes Gansendonck.

— Pourquoi riez-vous, monsieur Van Bruinkasteel ? demanda-t-il tout interdit ; est-ce de joie par hasard ?

— Ah ça ! monsieur Gansendonck, s’écria le baron dès qu’il fut maître de son rite, avez-vous perdu le sens commun, ou qu’est-ce qui vous prend ?

— N’avez-vous pas dit vous-même que vous alliez vous marier ?

— Sans doute, avec une jeune demoiselle dé Paris. Elle n’est pas aussi jolie que votre Lisa ; mais elle est comtesse et porte un nom antique et renommé.

Un frisson fit tressaillir le baes des pieds à la tête ; il dit avec une figure suppliante :

— Monsieur le baron, mettons toute plaisanterie à part, s’il vous plaît. C’est bien ma Lisa que vous voulez épouser, n’est-ce pas ? Je sais que vous aimez à rire, et je n’ai rien à y redire si cela peut vous faire plaisir ; mais songez-y un peu bien, baron : des filles comme notre Lisa il n’y en a pas par douzaines ; belle comme une fleur des champs, instruite, bien élevée, d’une famille respectable, trente mille francs dans la main et autant à attendre ! Ce n’est pas là une affaire pour rire et je ne sais si une comtesse offre toujours autant d’avantages. Une bonne occasion s’envole comme les cigognes sur la mer, et Dieu sait quand elle revient.

— Pauvre Gansendonck, dit le baron, je vous plains ; vous n’avez vraiment pas vos cinq sens ; il y a quelque chose de détraqué dans votre cerveau.

— Comment ? comment ? s’écria le baes avec irritation. Mais je me contiendrai ; c’est peut-être pour rire. Il faut cependant que notre malentendu ait une fin. Je pose nettement la question, monsieur Van Bruinkasteel : voulez-vous épouser ma fille, oui ou non ? Je vous en prie, donnez-moi une réponse claire et nette.

— Il m’est aussi possible d’épouser Lisa, baes, qu’à vous d’épouser l’étoile du berger.

— Et pourquoi cela ? s’écria le baes en colère ; seriez-vous donc trop fier pour vouloir de nous ? Les Gansendonck sont des gens honorables, monsieur, et ils ont mainte belle pièce de terre sous le ciel bleu ! Bref, épousez-vous ma fille, oui ou non ?

— Votre demande est ridicule : cependant je veux bien y répondre. Non, je n’épouserai pas Lisa, ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais ! Et laissez-moi en paix avec vos folles lubies.

Tremblant de rage et rouge comme un coq, de honte et de dépit, le baes frappa violemment du pied sur le tapis ; et s’éprit :

— Ah ! ma demande est ridicule ! je suis un fou ! vous ne voulez pas épouser Lisa ! Nous verrons ça ! La loi est là pour tout le monde, aussi bien pour moi que pour un baron. Dussé-je dépenser la moitié de mon bien, je saurai bien vous y contraindre. Quoi ! vous pénétrerez chez moi grâce à une foule de ruses hypocrites, vous ferez accroire à ma fille un tas de faussetés, vous compromettrez sa bonne renommée, vous vous moquerez de moi… et puis vous oserez dire : Je ne m’en soucie pas, je vais épouser une comtesse ! Les choses ne vont pas ainsi ; baron… On n’y va pas si légèrement avec baes Gansendonck. Après ce qui est arrivé hier, vous ne pouvez plus refuser ; vous devez réparer l’honneur de ma fille, ou je vous fais paraître devant le tribunal, et je vous poursuivrai jusqu’à Bruxelles. Vous épouserez ! Et si vous ne me donnez pas dès maintenant votre consentement, je vous défends de mettre encore le pied chez moi, entendez-vous !

Pendant cette sortie, le baron avait regardé le baes avec un tranquille sourire de pitié et avec un grand sang-froid ; seulement, à la fin de la tirade menaçante, une certaine rougeur parut sur son visage, indice que l’indignation ou la colère cherchaient à le faire sortir de son calme.

— Monsieur Gansendonck, pour me respecter moi-même, je devrais tirer ce cordon de sonnette et vous faire conduire hors du château par mes domestiques ; mais j’ai vraiment pitié de votre démence. Puisque vous le voulez, je vais une fois pour toutes répondre clairement et nettement à tout ce que vous avez dit et à tout ce que vous pourriez dire encore. Il y a en ceci une leçon pour vous et une pour moi. Nous ferions bien de la mettre à profit tous deux.

— Je veux savoir, s’écria le baes, si vous épousez Lisa, oui ou non ?

— N’avez-vous pas d’oreilles, que vous me demandez si souvent la même chose ! Écoutez, monsieur Gansendonck, ce que je vais vous dire, et ne m’interrompez pas, sinon mes valets viendront mettre fin à notre ridicule entretien.

— J’écoute, j’écoute, grommela le baes en grinçant des dents ; quand je devrais en mourir, je me tairai, pourvu que j’aie mon tour après.

Le baron commença.

— Vous me reprochez de m’être introduit chez vous, et cependant vous savez bien vous-même que c’est vous qui m’avez engagé à y venir, et qui m’avez excité à faire la connaissance de votre fille. Qu’ai-je donc fait chez vous qui ne l’ait été avec votre assentiment ? Rien. Au contraire, vous trouviez toujours que je n’étais pas assez familier avec votre fille. Et maintenant vous venez prétendre que je dois l’épouser ! Ainsi c’était un piège que vous me tendiez, et vous m’attiriez avec des vues cachées. Jugez vous-même si je dois oui ou non condamner de semblables moyens et d’aussi présomptueux projets. Je venais auprès de Lisa parce que sa société m’était agréable, et qu’un loyal sentiment d’amitié m’attirait vers elle. Si cette liaison, par laquelle je pensais vous honorer, a eu pour nous tous un triste résultat, cela vient uniquement de ce que nous n’avons pas pris garde au proverbe : Hante qui te ressemble. Nous avons tous deux agi sans consulter la raison, et tous deux nous en sommes punis. J’ai été, à ma grande honte, presque assommé par un paysan ; vous êtes devenu la risée de tout le village, et voyez d’un seul coup s’écrouler tous les châteaux que vous aviez bâtis en l’air. Mieux vaut se repentir tard que jamais. J’avoue que j’ai mal fait en fréquentant familièrement une auberge de village, en y venant et y agissant comme si j’étais l’égal de votre fille ; et je sens maintenant que si Lisa n’eût pas été de sa nature très-vertueuse, mes paroles et mes manières pussent pu corrompre sa belle âme.

— Qu’osez-vous dire ? s’écria le baes en éclatant ; avez-vous parlé à ma fille d’une façon déshonnête, séducteur que vous êtes ?

— Je me ris de votre folie, poursuivit le baron ; je veux oublier, pour un instant encore, quel est celui qui ose me parler ainsi… Je n’ai rien dit à votre fille que ce qu’on regarde dans le grand monde comme des compliments de tous les jours ; des choses propres à la langue française, et qui peut-être font peu de mal aux jeunes personnes qui n’entendent pas autre chose depuis leur enfance, mais qui, dans les rangs inférieurs, corrompent le cœur et dépravent les mœurs parce qu’on les y prend pour des vérités, et qu’elles y excitent ainsi les passions, comme si ce n’étaient pas de vains compliments. En cela, j’ai eu tort : c’est le seul crime ou plutôt la seule erreur que chacun puisse me reprocher, à l’exception de vous, qui m’avez fait faire et dire plus que je ne le voulais moi-même. Vous m’avez menacé tout à l’heure de m’interdire l’entrée de votre maison ; c’est inutile ; j’avais déjà pris la résolution de profiter de la leçon que j’ai reçue, et non-seulement de ne plus aller chez vous en ami, mais encore de ne plus me comporter vis-à-vis des autres paysans autrement qu’il ne convient à mon rang.

— Des paysans ! s’écria le baes avec impatience. Je ne suis pas un paysan ! Je m’appelle Gansendonck. Quelle ressemblance prouvez-vous entre un paysan et moi, dites ?

— Malheureusement pour vous, il y en a peu en effet, répondit le baron. Votre vanité vous a jeté hors de la bonne voie ; maintenant vous n’êtes ni chair ni poisson, ni paysan ni monsieur : vous ne rencontrerez toute votre vie qu’hostilité et raillerie d’un côté, dédain et pitié de l’autre. Vous devriez avoir honte de mépriser si inconsidérément votre condition. Le paysan est l’homme le plus utile sur la terre ; et quand il est probe, qu’il a bon cœur et qu’il remplit ses devoirs, il mérite mieux que qui ce soit d’être estimé et aimé. Mais savez-vous qui livre souvent les paysans à la risée du monde ? Ce sont les hommes qui, comme vous, s’imaginent qu’on s’élève en dédaignant ses frères, qui se figurent qu’on cesse d’être paysan du moment qu’on parle des paysans avec mépris, et qu’il suffit de s’attifer de quelques plumes d’aigle pour être aigle soi-même.

— Vous ai-je écouté assez longtemps ? s’écria le baes en bondissant ; croyez-vous, monsieur le baron, que je sois venu chez vous pour me laisser traîner dans la boue sans mot dire ?

— Encore un mot, ajouta le baron. Faut-il vous donner un bon conseil, monsieur Gansendonck ? Écrivez sur la porte de votre chambre à coucher : Cordonnier, restez à vos formes ! Habillez-vous comme les autres paysans, parlez et agissez comme les gens de votre condition, cherchez à votre fille un brave fils de laboureur pour mari, fumez votre pipe et buvez votre pinte de bière amicalement avec les gens du village, et ne vous efforcez plus de paraître ce que vous n’êtes pas. Songez que lorsque l’âne porte la peau du lion, ses oreilles dépassent toujours, et qu’on ne manquera jamais de s’apercevoir à votre plumage et à votre ramage que votre père n’était pas un rossignol. Et maintenant allez en paix avec cette leçon ; vous m’en remercierez plus tard ! Pensez-vous avoir encore quelque chose à dire ? parlez, je vous écouterai à mon tour.

Le baes bondit de nouveau de sa chaise, croisa comme un furieux les bras sur sa poitrine, et s’écria :

— Ah ! vous croyez me tromper par votre feinte modération et vos singeries ? Non, non, ça ne se passera pas ainsi ; nous verrons s’il n’y a pas de loi pour vous contraindre, monsieur le baron ! J’irai trouver votre père à la ville, et lui exposer comment vous avez souillé l’honneur de ma maison ! Et dussé-je faire écrire à Paris à la comtesse dont vous me cachez le nom par crainte, je le ferai ; — j’empêcherai votre mariage, et de plus, je ferai connaître à tout le monde quel faux trompeur vous êtes !

— Est-ce tout ce que vous avez à dire ? demanda le baron avec une colère contenue.

— Épousez-vous Lisa, oui ou non ? vociféra le baes en le menaçant du poing.

Le baron étendit la main et tira deux fois violemment le cordon de la sonnette. On entendit aussitôt des pas précipités dans l’escalier. Baes Gansendonck frémissait de dépit et de honte. La porte s’ouvrit ; trois domestiques apparurent dans le salon.

— Monsieur le baron a sonné ? demandèrent-ils tous ensemble avec empressement.

— Conduisez monsieur Gansendonck jusqu’à la porte du château ! dit le baron avec autant de calme que cela lui était possible.

— Comment, vous me faites mettre à la porte ! s’écria le baes avec une colère concentrée. Vous me le paierez, tyran, imposteur, séducteur…

Le baron fit un signé de la main aux domestiques, se leva, et quitta le salon par une porte latérale.

Baes Gansendonck était comme foudroyé, et ne savait s’il devait invectiver ou pleurer. Les domestiques le poussèrent poliment, mais irrésistiblement jusqu’à la porte, sans s’inquiéter de ses imprécations.

Avant de savoir au juste ce dont il s’agissait, le baes se trouva dans la campagne et vit la porte du pavillon se refermer derrière lui.

Il marcha pendant quelques instants tout droit devant lui, comme un aveugle qui ne sait où il se trouve, jusqu’à ce qu’il courût se heurter la tête contre un arbre, dont le choc parût le réveiller. Alors il se mit à suivre à grands pas le chemin en tempêtant et en proférant injures sur injures contre le baron pour donner issue à sa tristesse et à son dépit.

Il s’arrêta pensif au coin d’un taillis. Après être demeuré là un demi-quart d’heure plongé dans les plus douloureuses réflexions, il se mit à se frapper lui-même du poing et à frapper son front de la main, en s’apostrophant lui-même à chaque coup :

— Âne stupide ! oseras-tu encore rentrer à la maison, imbécile que tu es ? Tu mériterais le fouet, sot lourdaud ! Cela t’apprendra ce que sont les barons et les messieurs ! Mets encore maintenant un gilet blanc et des gants jaunes ; mieux eût valu mettre un bonnet de fou ! Tu es assez niais, assez bête pour te noyer dans un moulin à vent ! Cache-toi, rentre sous terre de honte, rustre de paysan ! rustre de paysan !…

Enfin, après avoir épuisé contre lui-même toute sa colère, les larmes jaillirent de ses yeux ; pleurant et soupirant, plein de honte et de tristesse, il se traîna vers sa maison.

Tout à coup il vit de loin son domestique accourir au-devant de lui en poussant des cris qu’il ne put comprendre autrement que comme une pressante invitation de se hâter.

— Baes, baes, oh, venez vite ! s’écria Kobe dès qu’il fut plus près de son maître, notre pauvre Lisa est dans une convulsion mortelle !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! soupira baes Gansendonck, tout m’accable à la fois ! et tout le monde m’abandonne. Toi aussi Kobe !

— C’est oublié, baes, dit le domestique avec une douce pitié ; vous êtes malheureux, je resterai près de vous aussi longtemps que je pourrai vous être bon à quelque chose… Mais allons, allons !

Tous deux se dirigèrent vers le village en accélérant le pas et en poussant de tristes exclamations.

X


La fille de l’orgueil s’appelle la honte.



L’hiver est passé. Déjà les arbres et les plantes commencent à déployer leur tendre verdure sous la douce lumière du soleil ; les oiseaux font leurs nids et chantent leurs belles chansons de mai ; tout brille d’une vigueur juvénile, tout sourit à l’avenir, comme si jamais sombre nuage ne devait plus obscurcir le beau cil bleu…

Dans l’arrière chambre du Saint-Sébastien repose une jeune fille malade, la tête sur un coussin. Pauvre Lisa, un ver cruel ronge sa vie ! Elle est assise là, immobile et pourtant haletante de lassitude ; le moindre mouvement est pour elle un pénible travail. Son visage est pâle et transparent comme le verre mat ; mais sur chacune de ses joues amaigries rougit une tache brûlante, indice fatal qui donne le frisson… Plongée dans une triste rêverie, elle effeuille de ses doigts effilés quelques marguerites qu’on vient de lui apporter pour la distraire, comme un jouet à un enfant. Elle laisse tomber sur le parquet les fleurs flétries ; sa tête s’affaisse sans force sur le coussin ; son regard vitreux monte vers le ciel et plonge dans l’infini ; son âme mesure déjà la route de l’éternité !

Un peu en arrière de la jeune fille, du côté de la fenêtre était assis baes Gansendonck, les bras croisés sur la poitrine. Sa tête était penchée profondément, ses yeux à demi clos étaient fixés sur le sol : tout sur ses traits et dans son attitude trahissait d’amères douleurs, le remords et la honte.

Quelles étaient les pensées du malheureux père qui voyait son unique enfant s’éteindre ainsi comme une martyre ? S’accusait-il lui-même ? Reconnaissait-il que sa vanité était le bourreau qui avait rivé l’innocente victime sur le banc de torture ?

Quoi qu’il en soit, dans son cœur aussi un serpent dévorant tordait ses replis, car son visage était sillonné des rides profondes de la souffrance, et ses joues flétries, ses mouvements lents témoignaient assez que les dernières étincelles de confiance, de courage et d’espérance étaient éteintes dans son âme.

Le moindre soupir de sa fille malade le faisait frissonner ; la toux pénible de Lisa déchirait son propre sein ; et quand elle dirigeait sur lui son regard souffrant, il tremblait comme s’il eût lu dans son œil vague et incertain le mot affreux : infanticide ! Et pourtant maintenant que dans son cœur l’amour paternel s’était dégagé pur et ardent, des liens de l’orgueil, il eût accepté avec joie la mort la plus cruelle pour prolonger d’une seule année la vie de son enfant.

Pauvre Gansendonck ! tout lui avait si bien souri dans le monde ! De si célestes rêves de félicité et de grandeur l’avalent bercé toute sa vie de leur doux mirage ! Et maintenant il était là, comme une ombre muette, assis auprès de son enfant mourante, — affaissé et tremblant comme un criminel sur le banc d’infamie.

Si ce continuel tourment de la conscience, cette éternelle pensée de mort avaient vieilli son corps, elles avaient aussi dissipé dans son âme les ténèbres de l’orgueil et de la vanité, et singulièrement adouci son caractère. Maintenant son costume était modeste et sans prétention, sa parole affable, son attitude pleine d’humilité. Douloureusement courbé sous son triste sort, sa vie n’avait plus qu’un seul but, l’adoucissement des souffrances de sa fille, ses efforts, qu’un seul objet, la libération de Karel.

Baes Gansendonck était assis depuis près d’une demi-heure déjà dans la même position. Il retenait son haleine et ne bougeait pas, de peur de troubler le repos de sa fille.

Enfin, Lisa releva la tête avec un douloureux soupir, comme si l’oreiller n’eût pas été commodément placé. Baes Gansendonck s’approcha d’elle, et lui dit avec une pitié profondément ressentie :

— Chère Lisa, cela t’attriste, n’est-ce pas, de rester toujours seule dans cette chambre ? Vois, le soleil brille avant tant d’éclat au dehors ; l’air est si doux et si frais ! J’ai placé dans le jardin une chaise et deux coussins. Veux-tu que je te mène au soleil ? Le docteur a dit que cela te ferait du bien.

— Oh non ! laissez-moi ici, dit la jeune fille avec un soupir ; ce coussin est si dur.

— L’éternelle tranquillité de cette chambre a quelque chose de pénible, Lisa ; ton cœur a besoin de récréation.

— L’éternelle tranquillité ! répéta la jeune fille pensive. Comme il doit faire calme et bon dans la tombe !

— Laisse là ces lugubres pensées, Lisa. Viens ! Faut-il t’aider ? Personne ne te verra ; je fermerai la barrière du jardin, tu t’assiéras derrière la belle haie de hêtres ; tu verras comme les fleurs rajeunies poussent avec vigueur ; tu entendras comme les oiseaux chantent bien. Fais cela pour moi, Lisa.

— Eh bien ! père, répondit la jeune fille, pour vous plaire j’essaierai si je puis encore aller aussi loin.

Appuyant les deux mains sur la table, elle se leva lentement.

D’abondantes larmes s’échappèrent des yeux du père quand il vit Lisa chanceler sur ses jambes affaiblies, et tous ses membres trembler comme sous un pénible effort ; on eût dit qu’elle allait s’affaisser sous le poids de son corps pourtant si délicat. Baes Gansendonck la prit sous les bras, sans dire un mot, et la porta plus qu’il ne la soutint. Ils s’en allèrent ainsi pas à pas à travers l’auberge, et après s’être maintes fois reposés, atteignirent le jardin, où Lisa, à bout de forces et prise d’une toux douloureuse, s’affaissa dans le fauteuil.

Après que le baes eut disposé les coussins derrière son dos et sous sa tête, il s’assit à côté d’elle sur une chaise, et attendit en silence qu’elle fût un peu remise de sa lassitude.

Enfin il dit d’un ton consolateur, tout en pleurant encore :

— Aie bon espoir, chère Lisa ; le bel été est commencé ; l’air doux et pur te fortifiera. Tu guériras, va, mon enfant !

— Ah ! mon père, pourquoi me tromper ? dit la jeune fille en soupirant et en hochant la tête. Tous ceux qui me voient, — vous comme les autres, père, — pleurent et gémissent sur mon sort. C’en est fait, n’est-ce pas ? Quand viendra la Kermesse, je serai déjà couchée au cimetière.

— Mon enfant, ne t’attriste pas toi-même par cette désolante pensée.

— Une pensée désolante ! On n’est pas bien en ce monde, père ! Ah, si j’étais déjà au ciel ! Là est la santé, la joie, l’éternel amour.

— Karel reviendra bientôt, Lisa. N’as-tu pas dit toi-même que tu serais vite guérie ? Lui saura bien te consoler ; sa voix affectueuse t’arrachera à tes amères souffrances et te rendra une force nouvelle.

— Encore six mois ! dit la jeune fille avec désespoir, en levant les yeux au ciel comme si elle adressait une demande à Dieu. Encore six mois !

— Plus aussi longtemps ; Lisa. Kobe est parti hier pour Bruxelles, chargé d’une lettre de notre bourgmestre pour le monsieur qui est notre intercesseur auprès du ministre. Tout nous fait espérer que nous obtiendrons pour Karel une diminution de peine. En ce cas, il sera mis sur-le-champ en liberté. Dieu sait si Kobe ne nous apportera pas cette après-dînée la joyeuse nouvelle de sa prochaine délivrance. Lisa, mon enfant, ne te sens-tu pas revivre à cette pensée ?

— Pauvre Karel ! dit Lisa, rêveuse, quatre éternels mois déjà ! Ô père, j’ai commis une faute, moi… Mais lui qui est innocent que ne doit-il pas souffrir dans son sombre cachot !

— Mais non, Lisa. Avant-hier encore, je suis allé le voir dans sa prison. Il supporte son sort avec patience : si ce n’était ta maladie qui l’afflige, il s’estimerait heureux en ce monde.

— Il a tant souffert, père ; vous l’aimerez, n’est-ce pas ? Vous ne le repousserez plus ? Il est si bon !

— Le repousser ! s’écria le baes d’une voix tremblante ; je l’ai supplié à genoux de me pardonner, j’ai baigné ses pieds de mes larmes…

— Ciel ! Et lui, père ?

— Il m’a serré dans ses bras, m’a embrassé, m’a consolé. J’ai voulu m’accuser moi-même, lui dire que mon orgueil seul est la cause de son malheur, lui promettre que toute ma vie serait une expiation. Il m’a fermé la bouche par un baiser… un baiser qui comme un baume du ciel a versé dans mon cœur l’espérance et l’énergie, et m’a donné la force d’attendre avec moins d’anxiété la décision de Dieu. Béni soit le cœur généreux qui rend le bien pour le mal !

— Et à moi aussi il a tout pardonné, n’est-ce pas, père ?

— Te pardonner, Lisa ? Quel mal as-tu donc jamais fait ! Ah ! si tu souffres, si une punition d’en haut semble te frapper, c’est pour moi seul, ma pauvre enfant, que tu supportes cette amère expiation !

— Et moi, suis-je innocente, père ? N’est-ce pas ma légèreté qui déchirait le cœur de Karel et le faisait languir de désespoir ? Mais il m’a tout pardonné, l’excellent ami.

— Non, non, s’écria le père, Karel n’a rien à te pardonner. Tu conserves toujours à ses yeux la chaste pureté de la fleur du lis… Même alors que mon orgueil insensé te forçait à agir imprudemment, et que tout concourait à lui inspirer de la méfiance, même alors il repoussait le moindre soupçon, et disait, l’assurance dans les yeux : — Ma Lisa est pure, elle n’aime que moi seul sur la terre.

Un doux sourire parut sur le visage de la jeune fille.

— Ah ! dit-elle, cette conviction adoucira mon agonie. Quand je serai là-haut, je prierai Dieu pour lui, je lui sourirai du haut du ciel en quelque lieu qu’il aille… jusqu’à ce qu’il y vienne aussi !

L’accent joyeux de la voix de Lisa encouragea son père à faire un effort pour détourner son âme des tristes pressentiments qui l’assiégeaient.

— Et tu ne sais pas, Lisa, dit-il d’une voix enjouée, tu ne sais pas tout ce qu’il me disait avant-hier du beau jardin qu’il va faire faire pour toi dès qu’il sera libre ? Toutes les plus belles fleurs à profusion, des sentiers et des allées tortueuses, des parterres, des berceaux, des étangs !… Et pendant qu’on travaillera à cela, il fera avec toi un voyage à Paris ; il te fera voir les plus belles choses qui se puissent trouver au monde ; il te ranimera par son amour, par mille plaisirs, par mille joies… Ô Lisa, penses-y un peu, tu seras déjà la femme de Karel alors. Rien sur la terre ne pourra désormais vous séparer ; votre vie sera un ciel de bonheur ! Et Karel veut que j’aille demeurer avec vous deux et sa mère dans la brasserie. Il sera mon fils ! Toi, Lisa, tu retrouveras une tendre mère. Par la douceur, par l’humilité de mon caractère, je regagnerai l’amitié des villageois. Chacun nous estimera, nous aimera. Nous nous aimerons tous les uns les autres ; nous serons unis par le lien d’une fraternelle affection et passerons paisiblement notre vie sur la terre ! Mais, Lisa, mon enfant, qu’as-tu ? tu trembles ! N’es-tu pas bien ?

La jeune fille fit encore un effort pour sourire, mais il était visible qu’elle n’en avait plus la force. Elle chercha cependant la main de son père, et, l’ayant trouvée, elle dit d’une voix éteinte et qui allait s’affaiblissant de plus en plus :

— Cher père, si le Dieu de là-haut ne m’avait pas rappelée, vos paroles de consolation me guériraient sans doute ; — mais, hélas ! qu’est-ce qui pourrait me sauver… de la mort que je vois toujours devant mes yeux… comme quelque chose que je ne saurais dire… un nuage… quelque chose qui me fait signe. Et maintenant encore, un frisson glacial parcourt mon corps ; l’air est trop froid… De l’eau, de l’eau sur mon front ! Ô père, cher père, je crois… que je vais mourir !…

En prononçant ces funèbres paroles, elle ferma les yeux et s’affaissa sur elle-même, inanimée comme un cadavre.

Baes Gansendonck tomba à genoux devant sa fille et leva vers le ciel des bras suppliants, tandis qu’un torrent de larmes s’échappait de ses yeux ; mais bientôt il reprit conscience de la situation, et se releva vivement en proie à une fiévreuse anxiété. Il se mit à frictionner la paume des mains de Lisa mourante, lui souleva la tête, l’appela par son nom, baisa ses lèvres glacées et baigna Son front de larmes de repentir et d’amour.

Peu après le sentiment revint à la jeune malade. Tandis que son père, à demi fou de joie, épiait sur son visage les indices de son réveil d’un sommeil qui ressemblait à la mort, elle ouvrit lentement les yeux et promena autour d’elle un regard surpris.

— Pas encore ! encore sur la terre ! dit-elle en soupirant. Ô père, ramenez-moi à la maison ; ma tête tourne, ma poitrine brûle ; l’air me ronge les poumons, le soleil me fait mal !

Comme si baes Gansendonck eût voulu soustraire son enfant à la mort qui la menaçait, il la saisit dans ses bras avec un élan jaloux et la porta dans la chambre.

Lisa se rassit près de la table et reposa silencieusement sa tête sur le coussin.

Le baes voulut encore lui adresser des paroles de consolation, mais elle l’interrompit d’une voix suppliante :

— Ne parlez pas, cher père ; je suis si lasse, — laissez-moi reposer.

Baes Gansendonck se tut, regagna sa chaise et se mit à pleurer en silence sur la mort prochaine de sa bien-aimée Lisa…

Une demi-heure s’était écoulée sans qu’un mouvement, un son, un soupir eût trahi la présence d’êtres humains dans cette chambre, quand on entendit soudain une voiture s’arrêter devant la porte.

— Voilà Kobe, Lisa, voilà Kobe ! s’écria joyeusement baes Gansendonck ; je l’entends au pas de notre cheval.

Une étincelle d’espoir brilla dans l’œil mourant de la jeune fille.

Le domestique entra en effet dans la chambre. Lisa parut rassembler toutes les forces qui lui restaient pour apprendre la joyeuse nouvelle ; elle leva la tête, tendit le cou et regarda Kobe. Le baes s’élança vers celui-ci, et s’écria :

— Eh bien, eh bien, Kobe ?

Les yeux humides, le domestique répondit :

— Rien ! Le monsieur qui devait parler pour Karel au ministre de la justice est parti pour l’Allemagne…

Un cri de détresse étouffé s’échappa de la bouche de Lisa. Sa tête retomba lourde comme du plomb sur l’oreiller, des larmes silencieuses jaillirent de ses yeux :

— Hélas ! hélas ! dit-elle d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine, il ne me reverra plus sur la terre !


XI


Qui sème des chardons récolte des épines.



Par une belle matinée, un jeune paysan suivait à grands pas la chaussée d’Anvers à Bréda. Il était hors d’haleine, et la sueur perlait en grosses gouttes sur son front. Cependant une indicible joie rayonnait dans ses yeux, et dans les regards rapides qu’il jetait sur la campagne ou plongeait dans l’azur sans bornes du ciel, on voyait briller la reconnaissance envers Dieu et l’amour envers la nature renaissante. Ses pas étaient légers ; de temps en temps il lui échappait une exclamation de joie ; on eût dit qu’il se hâtait avec une ardente impatience de gagner un lieu où l’attendait un grand bonheur.

Et, en effet, c’était Karel le brasseur, qu’une réduction de peine venait de rendre inopinément à la liberté.

Maintenant il revenait au village, le cœur plein de rêves heureux. Il allait revoir sa Lisa, la consoler, la guérir ! Car n’était-ce pas sa condamnation, son emprisonnement, qui courbaient la jeune fille sous le poids d’un chagrin rongeur et la faisaient dépérir ? Et sa délivrance, son retour, n’étaient-ils pas l’infaillible remède à sa maladie ? Oh oui, il allait la retrouver, pure, aimante ; la surprendre par son apparition imprévue, lui crier : — Cesse de t’abandonner à ta douleur, ma Lisa. Me voici, moi, ton fidèle ami. Puise des forces dans mon amour, relève la tête avec espoir ; tous nos maux sont passés, envisage l’avenir avec courage et joie, souris à la vie : elle nous promet encore tant de belles années !

Et sa bonne vieille mère ! Comme il allait la récompenser de ses tendres et sympathiques souffrances ! Déjà il la voyait en esprit, poussant un cri d’émotion, accourir au-devant de lui ; il sentait ses bras s’enlacer à son cou, ses baisers brûler ses joues, ses larmes couler sur son front… Et il souriait avec amour à la douce vision, tandis que le mot : Mère ! mère ! tombait de ses lèvres.

Oh ! le jeune homme était heureux ! Sa liberté retrouvée gonflait de joie sa puissante poitrine ; l’atmosphère parfumée de la bruyère l’enveloppait de balsamiques effluves et versait le feu de la vie dans ses poumons ; le soleil de printemps jetait des teintes dorées sur la fraîche et jeune verdure des sapins, et donnait à la nature entière un magnifique vêtement de fête. Rêvant un séduisant avenir, le cœur débordant de reconnaissance envers Dieu, évoquant sous ses yeux fascinés tout ce qu’il aimait, soupirant d’amour, souriant de bonheur, le jeune homme marcha d’un pas de plus en plus rapide jusqu’à une demi-lieue environ de son village natal.

Là il s’arrêta soudain, tremblant et comme si une lugubre apparition l’eût frappé d’effroi et de consternation.

Trois messieurs venaient de déboucher d’un chemin latéral sur la chaussée ; l’un d’eux était monsieur Van Bruinkasteel !

Il serait difficile de dire si ces personnes avaient remarqué le jeune homme ; mais du moins elles ne le regardèrent pas, et suivirent le chemin du village.

Karel était désolé. Il ne voulait pas en ce moment entrer en conversation avec le baron, car il sentait bouillir son sang et comprenait combien la rencontre pouvait être dangereuse pour lui si son ennemi lui adressait une seule parole insultante. Et cependant il ne pouvait s’arrêter non plus ; trop forte était l’impatience qui l’emportait vers sa bien-aimée Lisa, pour aller ensuite presser dans ses bras sa vieille mère.

Après un instant de réflexion, Karel prit une résolution subite ; il s’élança de la chaussée dans un sentier qui touchait celle-ci, et, courant à travers champs et bois, atteignit un autre chemin qui, bien qu’en faisant un long détour, devait aussi le conduire au village…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sur le village planait les sons lents du glas des morts… Dans le cimetière s’ouvre béante une tombe récemment creusée ; chaque tintement de la cloche de deuil retentit dans cette fosse qui attend ; on dirait qu’une voix sourde s’élève du sol, et que la terre avide appelle sa proie en soupirant.

Les animaux mêmes frissonnent douloureusement à ce lugubre appel de la mort ; les chiens répondent par des hurlements au son des cloches, les taureaux poussent des beuglements sourds… Hors ces funèbres sons, un morne silence enveloppe toute la commune ; on n’y aperçoit d’autre mouvement que la marche appesantie de vieilles gens qui, le livre de prières et le rosaire à la main, s’acheminent vers l’église comme des ombres muettes.

Dans le lointain s’avance Un triste cortège… Mais comme il est beau ici le voyage vers le lieu du dernier repos !

Quatre jeunes filles, vêtues de robes blanches comme la neige, portent le corps de leur compagne morte dans la fleur de la vie ; d’autres jeunes filles, parées de même, marchent à côté d’elles pour recevoir à leur tour le précieux fardeau. Toutes les filles de la commune suivent derrière, portant à la main des fleurs ou des branches de buis, toutes, jusqu’aux petites filles dont l’âme innocente ne comprend pas encore ce que signifié le mot mourir. Beaucoup pleurent amèrement, toutes marchent la tête baissée et plaignent la pauvre Lisa, si innocente hélas ! et pourtant si punie.

Sur le cercueil sont semées des fleurs : les roses et les lis, emblèmes de la pureté virginale. Leur odeur est si fraîche et si parfumée ; elles brillent si bien de tout leur éclat sur le drap blanc… Là-dessous aussi gît une fleur, un lis rongé par le ver des douleurs, pâle et flétri ; innocent agneau expiatoire, malheureuse victime de l’orgueil et de la vanité !

Trois hommes seulement suivent immédiatement le corps. D’un côté marche Kobe le domestique ; de l’autre, Sus le forgeron.

Pleurant de pitié et de tristesse, ils soutiennent une troisième personne qui chancelle comme un homme ivre. Il cache son visage dans ses mains, des larmes s’échappent à travers ses doigts ; sa poitrine est soulevée par de douloureux sanglots… Pauvre Gansendonck ! coupable père, tu n’oses plus jeter les yeux sur ce cercueil ? À chaque regard, le ver de la conscience te mord au cœur, n’est-ce pas ? Tu trembles d’angoisse et de honte ? Mais je ne veux pas lire dans ton cœur ; ton martyre m’inspire le respect ; j’oublie ton fatal orgueil, et moi aussi je verse une larme de compassion sur ta cuisante douleur…

On approche du champ de la mort ; voilà le prêtre qui doit dire sur la dépouille mortelle la dernière prière…

Mais, qu’est-ce qui frappe d’effroi la foule muette ? Pourquoi ce cri d’angoisse qui s’échappe en même temps de toutes les poitrines ? Quelle terrible apparition fait trembler ces jeunes filles ?

Dieu ! voilà Karel !… Il s’arrête un moment comme frappé de la foudre, il fixe un œil égaré sur le cortège dont la marche s’est interrompue tout à coup sous ses regards ardents ?… Le jeune homme anéanti comprend ce qui se passe ! Il accourt les cheveux dressés sur la tête, il se précipite auprès du corps, il repousse violemment les jeunes filles, il arrache le drap mortuaire, il ensanglante ses mains aux clous du cercueil qu’il veut ouvrir ; il appelle sa Lisa, il crie, il pleure, il rit…

Enfin des hommes l’entraînent de force loin du cadavre… Mais un nouvel incident lui arrache un cri de vengeance, cri si affreux, si terrible que tout le monde en frémit d’effroi. Qu’ont donc vu ses yeux hagards qu’il s’élance comme un furieux, en écartant tout obstacle et avec un féroce cri de triomphe vers celui qui cause sa colère ?

Ciel ! voilà le baron derrière les vitres d’une auberge !

Malheur ! malheur ! Le jeune homme égaré tire un couteau de sa poche : quelle lueur terrible la lame jette au soleil ! Il bondit en rugissant dans l’auberge : un meurtre va être commis…, Mais non il se heurte contre le seuil et tombe comme une pierre, la tête sur les dalles. Tous lèvent les mains au ciel avec des cris d’épouvante, tous tremblent… Mais Karel ne se relève pas ; il demeure gisant sur le sol, comme si la mort venait de trouver en lui une nouvelle victime.

Le baron, son ennemi, est le premier auprès de lui ; il relève le jeune homme avec compassion ; lui aussi sent en ce moment un remords qui le ronge, il entend une voix qui lui crie : Ton étourderie a contribué à ces malheurs que tu vois sévir si terriblement autour de toi.

Kobe accourt aussi ; tous deux portent Karel sur une chaise, et lui baignent d’eau fraîche le front et la poitrine ; mais il reste sur son siège, inanimé et pâle comme un mort…

Pendant ce temps, le prêtre murmure le dernier adieu sur la fosse ; la terre retombe avec un bruit sourd sur le cercueil…

Karel est sorti de son évanouissement. Le baron veut le consoler… Kobe lui parle de sa mère ; mais le jeune homme ne connaît plus ni ami ni ennemi ; un feu étrange effrayant brille dans ses yeux, il rit, il semble heureux !… Il est fou…

Cher lecteur, s’il vous arrive par hasard de traverser le village où cette triste histoire est arrivée, vous verrez devant la brasserie deux hommes assis sur un banc de bois, jouant ensemble comme s’ils étaient encore enfants. Le plus jeune a une physionomie morne et sans vie, bien que la flamme de la folie étincelle dans son regard ; l’autre est un vieux domestique qui le soigne avec une affectueuse pitié et s’efforce de le distraire.

Demandez au domestique la cause du malheur de son maître ; le bon Kobe vous racontera de tristes choses, il vous montrera la fosse où baes Gansendonck dort du sommeil éternel auprès de son enfant, et, soyez-en sûr, il terminera infailliblement son récit par ce proverbe,

L’ORGUEIL EST LA SOURCE DE TOUS LES MAUX.

  1. Jour de marché à Anvers.
  2. Cimetière d’Anvers.
  3. On nomme campine les vastes espaces incultes qui s’étendent au nord de la Belgique, des environs d’Anvers jusqu’à Venloo. Le défrichement de la Campine entrepris sur une grande échelle depuis quelques années, donne déjà les plus heureux résultats.
  4. Cette chanson populaire connue sous le nom de l’Orpheline est très-répandue dans la Campine. L’air en est triste, mus plein de douceur et de mélodie ; il a beaucoup ce rapport avec l’ait favori de madame Catalani : Nel cor iù mi sento de la Molinara.
  5. Catherine.
  6. Pièce de monnaie représentant la centième partie du florin, c’est-à-dire environ deux centimes.
  7. Jacques de Jacobus.
  8. Cette abréviation du nom de Marie est très-répandue dans les Flandres, si répandue que les gens du peuple l’appliquent toujours à la femme qu’ils ne connaissent pas, comme on peut le voir ici et ailleurs, et cela en vertu d’une sorte de présomption de nom.
  9. Ce mode de défense un peu rude est généralement répandu parmi les paysannes de la Campine, et y est considéré comme le devoir de toute femme honnête.
  10. À cinq heures sur le terrain ! et je viendrai vous chercher ! Ces mots se trouvent dans le texte en wallon liégeois.
  11. Coiffer Sainte Catherine, entrer dans la confrérie de Sainte-Anne, expressions synonymes qui signifient rester vieille fille.
  12. C’est ce que prétendent les paysans flamands.
  13. Lieu de pèlerinage très-fréquenté dans la province d’Anvers.
  14. Le mot baes signifie proprement maître ; les Flamands l’emploient habituellement pour désigner le chef de la maison, et surtout le maître d’une auberge ou d’un estaminet.
  15. Ce passage est un vers dans le texte.
  16. Le mois de février.
  17. Pièce de monnaie valant deux centimes.
  18. Agent pour le remplacement militaire.
  19. Équivalent flamand du Bayard traditionnel.
  20. Le lait se transporte en Flandre dans de grandes cruches en cuivre.
  21. Pièce de monnaie qui n’est plus en circulation et qui valait la vingtième partie du florin. Le nom de Stuiver a passé dans l’usage aux pièces de dix centimes qui représentent à peu près la même valeur (cinq cents).
  22. Le mot Baes (prononcez Bâze) signifie proprement maître ; on l’emploie dans le langage ordinaire pour désigner le chef de la maison, et plus spécialement le maître d’une auberge, d’un estaminet, d’un cabaret, etc.
  23. Vantard, fanfaron, hâbleur ; prononcez blâskâk.
  24. Jacques ; abréviation de Jacobus.
  25. Baptiste.
  26. Marie.
  27. André ; prononcez Driskene.
  28. Abréviation flamande de François, Franciscus.
  29. Ce mot est en français dans le texte, de même que tous les mots en caractères italiques qu’on rencontrera plus loin.
  30. Air de Joconde, Ces vers sont en français dans le texte original.
  31. Gheel est un village de la Campine où l’on envoie les fous pour y être soignés.