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ÉDITION NATIONALE





VICTOR HUGO





LES MISÉRABLES


III


MARIUS



PARIS


ÉMILE TESTARD ET Cie, ÉDITEURS


10, rue de condé, 10


1890

TROISIÈME PARTIE


MARIUS
LIVRE PREMIER


PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME

I


PARVULUS


Paris a un enfant et la forêt a un oiseau ; l’oiseau s’appelle le moineau ; l’enfant s’appelle le gamin.

Accouplez ces deux idées qui contiennent, l’une toute la fournaise, l’autre toute l’aurore, choquez ces étincelles, Paris, l’enfance ; il en jaillit un petit être. Homuncio, dirait Plaute.

Ce petit être est joyeux. Il ne mange pas tous les jours et il va au spectacle, si bon lui semble, tous les soirs. Il n’a pas de chemise sur le corps, pas de souliers aux pieds, pas de toit sur la tête ; il est comme les mouches du ciel qui n’ont rien de tout cela. Il a de sept à treize ans, vit par bandes, bat le pavé, loge en plein air, porte un vieux pantalon de son père qui lui descend plus bas que les talons, un vieux chapeau de quelque autre père qui lui descend plus bas que les oreilles, une seule bretelle en lisière jaune, court, guette, quête, perd le temps, culotte des pipes, jure comme un damné, hante le cabaret, connaît des voleurs, tutoie des filles, parle argot, chante des chansons obscènes, et n’a rien de mauvais dans le cœur. C’est qu’il a dans l’âme une perle, l’innocence, et les perles ne se dissolvent pas dans la boue. Tant que l’homme est enfant, Dieu veut qu’il soit innocent.

Si l’on demandait à l’énorme ville : Qu’est-ce que c’est que cela ? elle répondrait : C’est mon petit.


II

QUELQUES-UNS DE SES SIGNES PARTICULIERS



Le gamin de Paris, c’est le nain de la géante.

N’exagérons point, ce chérubin du ruisseau a quelquefois une chemise, mais alors il n’en a qu’une ; il a quelquefois des souliers, mais alors ils n’ont point de semelles ; il a quelquefois un logis, et il l’aime, car il y trouve sa mère ; mais il préfère la rue, parce qu’il y trouve la liberté. Il a ses jeux à lui, ses malices à lui dont la haine des bourgeois fait le fond ; ses métaphores à lui ; être mort, cela s’appelle manger des pissenlits par la racine ; ses métiers à lui, amener des fiacres, baisser les marchepieds des voitures, établir des péages d’un côté de la rue à l’autre dans les grosses pluies, ce qu’il appelle faire des ponts des arts, crier les discours prononcés par l’autorité en faveur du peuple français, gratter l’entre-deux des pavés ; il a sa monnaie à lui, qui se compose de tous les petits morceaux de cuivre façonné qu’on peut trouver sur la voie publique. Cette curieuse monnaie, qui prend le nom de loques, a un cours invariable et fort bien réglé dans cette petite bohème d’enfants.

Enfin il a sa faune à lui, qu’il observe studieusement dans des coins ; la bête à bon Dieu, le puceron tête-de-mort, le faucheux, le « diable », insecte noir qui menace en tordant sa queue armée de deux cornes. Il a son monstre fabuleux qui a des écailles sous le ventre et qui n’est pas un lézard, qui a des pustules sur le dos et qui n’est pas un crapaud, qui habite les trous des vieux fours à chaux et des puisards desséchés, noir, velu, visqueux, rampant, tantôt lent, tantôt rapide, qui ne crie pas, mais qui regarde, et qui est si terrible que personne ne l’a jamais vu ; il nomme ce monstre « le sourd ». Chercher des sourds dans les pierres, c’est un plaisir du genre redoutable. Autre plaisir, lever brusquement un pavé, et voir des cloportes. Chaque région de Paris est célèbre par les trouvailles intéressantes qu’on peut y faire. Il y a des perce-oreilles dans les chantiers des Ursulines, il y a des mille-pieds au Panthéon, il y a des têtards dans les fossés du Champ de Mars.

Quant à des mots, cet enfant en a comme Talleyrand. Il n’est pas moins cynique, mais il est plus honnête. Il est doué d’on ne sait quelle jovialité imprévue ; il ahurit le boutiquier de son fou rire. Sa gamme va gaillardement de la haute comédie à la farce.

Un enterrement passe. Parmi ceux qui accompagnent le mort, il y a un médecin. — Tiens, s’écrie un gamin, depuis quand les médecins reportent-ils leur ouvrage ? Un autre est dans une foule. Un homme grave, orné de lunettes et de breloques, se retourne indigné : — Vaurien, tu viens de prendre « la taille » à ma femme. — Moi, monsieur ! fouillez-moi.


III


IL EST AGRÉABLE


Le soir, grâce à quelques sous qu’il trouve toujours moyen de se procurer, l’homuncio entre à un théâtre. En franchissant ce seuil magique, il se transfigure ; il était le gamin, il devient le titi. Les théâtres sont des espèces de vaisseaux retournés qui ont la cale en haut. C’est dans cette cale que le titi s’entasse. Le titi est au gamin ce que la phalène est à la larve ; le même être envolé et planant. Il suffit qu’il soit là, avec son rayonnement de bonheur, avec sa puissance d’enthousiasme et de joie, avec son battement de mains qui ressemble à un battement d’ailes, pour que cette cale étroite, fétide, obscure, sordide, malsaine, hideuse, abominable, se nomme le Paradis.

Donnez à un être l’inutile et ôtez-lui le nécessaire, vous aurez le gamin.

Le gamin n’est pas sans quelque intuition littéraire. Sa tendance, nous le disons avec la quantité de regret qui convient, ne serait point le goût classique. Il est, de sa nature, peu académique. Ainsi, pour donner un exemple, la popularité de mademoiselle Mars dans ce petit public d’enfants orageux était assaisonnée d’une pointe d’ironie. Le gamin l’appelait mademoiselle Muche.

Cet être braille, raille, gouaille, bataille, a des chiffons comme un bambin et des guenilles comme un philosophe, pêche dans l’égout, chasse dans le cloaque, extrait la gaîté de l’immondice, fouaille de sa verve les carrefours, ricane et mord, siffle et chante, acclame et engueule, tempère Alleluia par Matanturlurette, psalmodie tous les rythmes depuis le De Profundis jusqu’à la Chienlit, trouve sans chercher, sait ce qu’il ignore, est spartiate jusqu’à la filouterie, est fou jusqu’à la sagesse, est lyrique jusqu’à l’ordure, s’accroupirait sur l’Olympe, se vautre dans le fumier et en sort couvert d’étoiles. Le gamin de Paris, c’est Rabelais petit.

Il n’est pas content de sa culotte, s’il n’y a point de gousset de montre.

Il s’étonne peu, s’effraye encore moins, chansonne les superstitions, dégonfle les exagérations, blague les mystères, tire la langue aux revenants, dépoétise les échasses, introduit la caricature dans les grossissements épiques. Ce n’est pas qu’il est prosaïque ; loin de là ; mais il remplace la vision solennelle par la fantasmagorie farce. Si Adamastor lui apparaissait, le gamin dirait : Tiens ! Croquemitaine !


IV


IL PEUT ÊTRE UTILE


Paris commence au badaud et finit au gamin, deux êtres dont aucune autre ville n’est capable ; l’acceptation passive qui se satisfait de regarder, et l’initiative inépuisable ; Prudhomme et Fouillou. Paris seul a cela dans son histoire naturelle. Toute la monarchie est dans le badaud. Toute l’anarchie est dans le gamin.

Ce pâle enfant des faubourgs de Paris vit et se développe, se noue et « se dénoue » dans la souffrance, en présence des réalités sociales et des choses humaines, témoin pensif. Il se croit lui-même insouciant ; il ne l’est pas. Il regarde, prêt à rire ; prêt à autre chose aussi. Qui que vous soyez qui vous nommez Préjugé, Abus, Ignominie, Oppression, Iniquité, Despotisme, Injustice, Fanatisme, Tyrannie, prenez garde au gamin béant.

Ce petit grandira.

De quelle argile est-il fait ? de la première fange venue. Une poignée de boue, un souffle, et voilà Adam. Il suffit qu’un dieu passe. Un dieu a toujours passé sur le gamin. La fortune travaille à ce petit être. Par ce mot la fortune, nous entendons un peu l’aventure. Ce pygmée pétri à même dans la grosse terre commune, ignorant, illettré, ahuri, vulgaire, populacier, sera-ce un ionien ou un béotien ? Attendez, currit rota, l’esprit de Paris, ce démon qui crée les enfants du hasard et les hommes du destin, au rebours du potier latin, fait de la cruche une amphore.


V


SES FRONTIÈRES


Le gamin aime la ville, il aime aussi la solitude, ayant du sage en lui. Urbis amator, comme Fuscus ; ruris amator, comme Flaccus.

Errer songeant, c’est-à-dire flâner, est un bon emploi du temps pour le philosophe ; particulièrement dans cette espèce de campagne un peu bâtarde, assez laide, mais bizarre et composée de deux natures, qui entoure certaines grandes villes, notamment Paris. Observer la banlieue, c’est observer l’amphibie. Fin des arbres, commencement des toits, fin de l’herbe, commencement du pavé, fin des sillons, commencement des boutiques, fin des ornières, commencement des passions, fin du murmure divin, commencement de la rumeur humaine ; de là un intérêt extraordinaire.

De là, dans ces lieux peu attrayants, et marqués à jamais par le passant de l’épithète : triste, les promenades, en apparence sans but, du songeur.

Celui qui écrit ces lignes a été longtemps rôdeur de barrières à Paris, et c’est pour lui une source de souvenirs profonds. Ce gazon ras, ces sentiers pierreux, cette craie, ces marnes, ces plâtres, ces âpres monotonies des friches et des jachères, les plants de primeurs des maraîchers aperçus tout à coup dans un fond, ce mélange du sauvage et du bourgeois, ces vastes recoins déserts où les tambours de la garnison tiennent bruyamment école et font une sorte de bégayement de la bataille, ces thébaïdes le jour, coupe-gorge la nuit, le moulin dégingandé qui tourne au vent, les roues d’extraction des carrières, les guinguettes au coin des cimetières, le charme mystérieux des grands murs sombres coupant carrément d’immenses terrains vagues inondés de soleil et pleins de papillons, tout cela l’attirait.

Presque personne sur la terre ne connaît ces lieux singuliers, la Glacière, la Cunette, le hideux mur de Grenelle tigré de balles, le Mont-Parnasse, la Fosse-aux-Loups, les Aubiers sur la berge de la Marne, Montsouris, la Tombe Issoire, la Pierre-Plate de Châtillon où il y a une vieille carrière épuisée qui ne sert plus qu’à faire pousser des champignons, et que ferme à fleur de terre une trappe en planches pourries. La campagne de Rome est une idée, la banlieue de Paris en est une autre ; ne voir dans ce que nous offre un horizon rien que des champs, des maisons ou des arbres, c’est rester à la surface ; tous les aspects des choses sont des pensées de Dieu. Le lieu où une plaine fait sa jonction avec une ville est toujours empreint d’on ne sait quelle mélancolie pénétrante. La nature et l’humanité vous y parlent à la fois. Les originalités locales y apparaissent.

Quiconque a erré comme nous dans ces solitudes contiguës à nos faubourgs qu’on pourrait nommer les limbes de Paris, y a entrevu çà et là, à l’endroit le plus abandonné, au moment le plus inattendu, derrière une haie maigre ou dans l’angle d’un mur lugubre, des enfants, groupés tumultueusement, fétides, boueux, poudreux, dépenaillés, hérissés, qui jouent à la pigoche couronnés de bleuets. Ce sont tous les petits échappés des familles pauvres. Le boulevard extérieur est leur milieu respirable ; la banlieue leur appartient. Ils y font une éternelle école buissonnière. Ils y chantent ingénument leur répertoire de chansons malpropres. Ils sont là, ou pour mieux dire, ils existent là, loin de tout regard, dans la douce clarté de mai ou de juin, agenouillés autour d’un trou dans la terre, chassant des billes avec le pouce, se disputant des liards, irresponsables, envolés, lâchés, heureux ; et, dès qu’ils vous aperçoivent, ils se souviennent qu’ils ont une industrie, et qu’il leur faut gagner leur vie, et ils vous offrent à vendre un vieux bas de laine plein de hannetons ou une touffe de lilas. Ces rencontres d’enfants étranges sont une des grâces charmantes, et en même temps poignantes, des environs de Paris.

Quelquefois, dans ces tas de garçons, il y a des petites filles, — sont-ce leurs sœurs ? — presque jeunes filles, maigres, fiévreuses, gantées de hâle, marquées de taches de rousseur, coiffées d’épis de seigle et de coquelicots, gaies, hagardes, pieds nus. On en voit qui mangent des cerises dans les blés. Le soir on les entend rire. Ces groupes, chaudement éclairés de la pleine lumière de midi ou entrevus dans le crépuscule, occupent longtemps le songeur, et ces visions se mêlent à son rêve.

Paris, centre, la banlieue, circonférence ; voilà pour ces enfants toute la terre. Jamais ils ne se hasardent au delà. Ils ne peuvent pas plus sortir de l’atmosphère parisienne que les poissons ne peuvent sortir de l’eau. Pour eux, à deux lieues des barrières, il n’y a plus rien. Ivry, Gentilly, Arcueil, Belleville, Aubervilliers, Ménilmontant, Choisy-le-Roi, Billancourt, Meudon, Issy, Vanvre, Sèvres, Puteaux, Neuilly, Gennevilliers, Colombes, Romainville, Chatou, Asnières, Bougival, Nanterre, Enghien, Noisy-le-Sec, Nogent, Gournay, Drancy, Gonesse, c’est là que finit l’univers.


VI


UN PEU D’HISTOIRE


À l’époque, d’ailleurs presque contemporaine, où se passe l’action de ce livre, il n’y avait pas, comme aujourd’hui, un sergent de ville à chaque coin de rue (bienfait qu’il n’est pas temps de discuter) ; les enfants errants abondaient dans Paris. Les statistiques donnent une moyenne de deux cent soixante enfants sans asile ramassés alors annuellement par les rondes de police dans les terrains non clos, dans les maisons en construction et sous les arches des ponts. Un de ces nids, resté fameux, a produit « les hirondelles du pont d’Arcole ». C’est là, du reste, le plus désastreux des symptômes sociaux. Tous les crimes de l’homme commencent au vagabondage de l’enfant.

Exceptons Paris pourtant. Dans une mesure relative, et nonobstant le souvenir que nous venons de rappeler, l’exception est juste. Tandis que dans toute autre grande ville, un enfant vagabond est un homme perdu, tandis que, presque partout, l’enfant livré à lui-même est en quelque sorte dévoué et abandonné à une sorte d’immersion fatale dans les vices publics qui dévore en lui l’honnêteté et la conscience, le gamin de Paris, insistons-y, si fruste, et si entamé à la surface, est intérieurement à peu près intact. Chose magnifique à constater et qui éclate dans la splendide probité de nos révolutions populaires, une certaine incorruptibilité résulte de l’idée qui est dans l’air de Paris comme du sel qui est dans l’eau de l’océan. Respirer Paris, cela conserve l’âme.

Ce que nous disons là n’ôte rien au serrement de cœur dont on se sent pris chaque fois qu’on rencontre un de ces enfants autour desquels il semble qu’on voie flotter les fils de la famille brisée. Dans la civilisation actuelle, si incomplète encore, ce n’est point une chose très anormale que ces fractures de familles se vidant dans l’ombre, ne sachant plus trop ce que leurs enfants sont devenus, et laissant tomber leurs entrailles sur la voie publique. De là des destinées obscures. Cela s’appelle, car cette chose triste a fait locution, « être jeté sur le pavé de Paris ».

Soit dit en passant, ces abandons d’enfants n’étaient point découragés par l’ancienne monarchie. Un peu d’Égypte et de Bohême dans les basses régions accommodait les hautes sphères, et faisait l’affaire des puissants. La haine de l’enseignement des enfants du peuple était un dogme. À quoi bon les « demi-lumières » ? Tel était le mot d’ordre. Or l’enfant errant est le corollaire de l’enfant ignorant.

D’ailleurs, la monarchie avait quelquefois besoin d’enfants, et alors elle écumait la rue.

Sous Louis XIV, pour ne pas remonter plus haut, le roi voulait, avec raison, créer une flotte. L’idée était bonne. Mais voyons le moyen. Pas de flotte si, à côté du navire à voiles, jouet du vent, et pour le remorquer au besoin, on n’a pas le navire qui va où il veut, soit par la rame, soit par la vapeur ; les galères étaient alors à la marine ce que sont aujourd’hui les steamers. Il fallait donc des galères ; mais la galère ne se meut que par le galérien ; il fallait donc des galériens. Colbert faisait faire par les intendants de province et par les parlements le plus de forçats qu’il pouvait. La magistrature y mettait beaucoup de complaisance. Un homme gardait son chapeau sur sa tête devant une procession, attitude huguenote ; on l’envoyait aux galères. On rencontrait un enfant dans la rue ; pourvu qu’il eût quinze ans et qu’il ne sût où coucher, on l’envoyait aux galères. Grand règne ; grand siècle.

Sous Louis XV, les enfants disparaissaient dans Paris ; la police les enlevait, on ne sait pour quel mystérieux emploi. On chuchotait avec épouvante de monstrueuses conjectures sur les bains de pourpre du roi. Barbier parle naïvement de ces choses. Il arrivait parfois que les exempts, à court d’enfants, en prenaient qui avaient des pères. Les pères, désespérés, couraient sus aux exempts. En ce cas-là, le parlement intervenait, et faisait pendre, qui ? Les exempts ? Non. Les pères.


VII


LE GAMIN AURAIT SA PLACE
DANS LES CLASSIFICATIONS DE L’INDE


La gaminerie parisienne est presque une caste. On pourrait dire : n’en est pas qui veut.

Ce mot, gamin, fut imprimé pour la première fois et arriva de la langue populaire dans la langue littéraire en 1834. C’est dans un opuscule intitulé Claude Gueux que ce mot fit son apparition. Le scandale fut vif. Le mot a passé.

Les éléments qui constituent la considération des gamins entre eux sont très variés. Nous en avons connu et pratiqué un qui était fort respecté et fort admiré pour avoir vu tomber un homme du haut des tours de Notre-Dame ; un autre, pour avoir réussi à pénétrer dans l’arrière-cour où étaient momentanément déposées les statues du dôme des Invalides et leur avoir « chipé » du plomb ; un troisième, pour avoir vu verser une diligence ; un autre encore, parce qu’il « connaissait » un soldat qui avait manqué crever un œil à un bourgeois.

C’est ce qui explique cette exclamation d’un gamin parisien, épiphonème profond dont le vulgaire rit sans le comprendre : — Dieu de Dieu ! ai-je du malheur ! dire que je n’ai pas encore vu quelqu’un tomber d’un cinquième ! (Ai-je se prononce j’ai-t-y ; cinquième se prononce cintième.)

Certes, c’est un beau mot de paysan que celui-ci : — Père un tel, votre femme est morte de sa maladie ; pourquoi n’avez-vous pas envoyé chercher de médecin ? — Que voulez-vous, monsieur, nous autres pauvres gens, j’nous mourons nous-mêmes. Mais si toute la passivité narquoise du paysan est dans ce mot, toute l’anarchie libre-penseuse du mioche faubourien est, à coup sûr, dans cet autre. Un condamné à mort dans la charrette écoute son confesseur. L’enfant de Paris se récrie : — Il parle à son calotin. Oh ! le capon !

Une certaine audace en matière religieuse rehausse le gamin. Être esprit fort est important.

Assister aux exécutions constitue un devoir. On se montre la guillotine et l’on rit. On l’appelle de toutes sortes de petits noms : — Fin de la soupe, — Grognon, — La mère au Bleu (au ciel), — La dernière bouchée, — etc., etc. Pour ne rien perdre de la chose, on escalade les murs, on se hisse aux balcons, on monte aux arbres, on se suspend aux grilles, on s’accroche aux cheminées. Le gamin naît couvreur comme il naît marin. Un toit ne lui fait pas plus peur qu’un mât. Pas de fête qui vaille la Grève. Samson et l’abbé Montès sont les vrais noms populaires. On hue le patient pour l’encourager. On l’admire quelquefois. Lacenaire, gamin, voyant l’affreux Dautun mourir bravement, a dit ce mot où il y a un avenir : J’en étais jaloux. Dans la gaminerie, on ne connaît pas Voltaire, mais on connaît Papavoine. On mêle dans la même légende « les politiques » aux assassins. On a les traditions du dernier vêtement de tous. On sait que Tolleron avait un bonnet de chauffeur, Avril une casquette de loutre, Louvel un chapeau rond, que le vieux Delaporte était chauve et nu-tête, que Castaing était tout rose et très joli, que Bories avait une barbiche romantique, que Jean Martin avait gardé ses bretelles, que Lecouffé et sa mère se querellaient. — Ne vous reprochez donc pas votre panier, leur cria un gamin. Un autre, pour voir passer Debacker, trop petit dans la foule, avise la lanterne du quai et y grimpe. Un gendarme, de station là, fronce le sourcil. — Laissez-moi monter, m’sieu le gendarme, dit le gamin. Et pour attendrir l’autorité, il ajoute : Je ne tomberai pas. — Je m’importe peu que tu tombes, répond le gendarme.

Dans la gaminerie, un accident mémorable est fort compté. On parvient au sommet de la considération s’il arrive qu’on se coupe très profondément, « jusqu’à l’os ».

Le poing n’est pas un médiocre élément de respect. Une des choses que le gamin dit le plus volontiers, c’est : Je suis joliment fort, va ! — Être gaucher vous rend fort enviable. Loucher est une chose estimée.

VIII


OÙ ON LIRA UN MOT CHARMANT DU DERNIER ROI


L’été, il se métamorphose en grenouille ; et le soir, à la nuit tombante, devant les ponts d’Austerlitz et d’Iéna, du haut des trains à charbon et des bateaux de blanchisseuses, il se précipite tête baissée dans la Seine et dans toutes les infractions possibles aux lois de la pudeur et de la police. Cependant les sergents de ville veillent, et il en résulte une situation hautement dramatique qui a donné lieu une fois à un cri fraternel et mémorable ; ce cri, qui fut célèbre vers 1830, est un avertissement stratégique de gamin à gamin ; il se scande comme un vers d’Homère, avec une notation presque aussi inexprimable que la mélopée éleusiaque des Panathénées, et l’on y retrouve l’antique Évohé. Le voici : — Ohé, Titi, ohéée ! y a de la grippe, y a de la cogne, prends tes zardes et va-t’en, pâsse par l’égout !

Quelquefois ce moucheron — c’est ainsi qu’il se qualifie lui-même — sait lire ; quelquefois il sait écrire, toujours il sait barbouiller. Il n’hésite pas à se donner, par on ne sait quel mystérieux enseignement mutuel, tous les talents qui peuvent être utiles à la chose publique ; de 1815 à 1830, il imitait le cri du dindon ; de 1830 à 1848, il griffonnait une poire sur les murailles. Un soir d’été, Louis-Philippe, rentrant à pied, en vit un, tout petit, haut comme cela, qui suait et se haussait pour charbonner une poire gigantesque sur un des piliers de la grille de Neuilly ; le roi, avec cette bonhomie qui lui venait de Henri IV, aida le gamin, acheva la poire, et donna un louis à l’enfant en lui disant : La poire est aussi là-dessus. Le gamin aime le hourvari. Un certain état violent lui plaît. Il exècre « les curés ». Un jour, rue de l’Université, un de ces jeunes drôles faisait un pied de nez à la porte cochère du numéro 69. — Pourquoi fais-tu cela à cette porte ? lui demanda un passant. L’enfant répondit : Il y a là un curé. C’est là, en effet, que demeure le nonce du pape. Cependant, quel que soit le voltairianisme du gamin, si l’occasion se présente d’être enfant de chœur, il se peut qu’il accepte, et dans ce cas il sert la messe poliment. Il y a deux choses dont il est le Tantale et qu’il désire toujours sans y atteindre jamais : renverser le gouvernement et faire recoudre son pantalon.

Le gamin à l’état parfait possède tous les sergents de ville de Paris, et sait toujours, lorsqu’il en rencontre un, mettre le nom sous la figure. Il les dénombre sur le bout du doigt. Il étudie leurs mœurs, et il a sur chacun des notes spéciales. Il lit à livre ouvert dans les âmes de la police. Il vous dira couramment et sans broncher : — « Un tel est traître ; un tel est très méchant ; un tel est grand ; un tel est ridicule ; » (tous ces mots, traître, méchant, grand, ridicule, ont dans sa bouche une acception particulière) — « celui-ci s’imagine que le Pont-Neuf est à lui et empêche le monde de se promener sur la corniche en dehors des parapets ; celui-là a la manie de tirer les oreilles aux personnes — etc., etc. »


IX


LA VIEILLE ÂME DE LA GAULE


Il y avait de cet enfant-là dans Poquelin, fils des halles ; il y en avait dans Beaumarchais. La gaminerie est une nuance de l’esprit gaulois. Mêlée au bon sens, elle lui ajoute parfois de la force, comme l’alcool au vin. Quelquefois elle est défaut. Homère rabâche, soit ; on pourrait dire que Voltaire gamine. Camille Desmoulins était faubourien. Championnet, qui brutalisait les miracles, était sorti du pavé de Paris ; il avait, tout petit, inondé les portiques de Saint-Jean de Beauvais et de Saint-Étienne du Mont ; il avait assez tutoyé la châsse de sainte Geneviève pour donner des ordres à la fiole de saint Janvier.

Le gamin de Paris est respectueux, ironique et insolent. Il a de vilaines dents parce qu’il est mal nourri et que son estomac souffre, et de beaux yeux parce qu’il a de l’esprit. Jéhovah présent, il sauterait à cloche-pied les marches du paradis. Il est fort à la savate. Toutes les croissances lui sont possibles. Il joue dans le ruisseau et se redresse par l’émeute ; son effronterie persiste devant la mitraille ; c’était un polisson, c’est un héros ; ainsi que le petit thébain, il secoue la peau du lion ; le tambour Bara était un gamin de Paris ; il crie : En avant ! comme le cheval de l’Écriture dit : Vah ! et en une minute, il passe du marmot au géant.

Cet enfant du bourbier est aussi l’enfant de l’idéal. Mesurez cette envergure qui va de Molière à Bara.

Somme toute, et pour tout résumer d’un mot, le gamin est un être qui s’amuse, parce qu’il est malheureux.


X


ECCE PARIS, ECCE HOMOS


Pour tout résumer encore, le gamin de Paris aujourd’hui, comme autrefois le græculus de Rome, c’est le peuple enfant ayant au front la ride du monde vieux.

Le gamin est une grâce pour la nation, et en même temps une maladie. Maladie qu’il faut guérir. Comment ? Par la lumière.

La lumière assainit.

La lumière allume.

Toutes les généreuses irradiations sociales sortent de la science, des lettres, des arts, de l’enseignement. Faites des hommes, faites des hommes. Éclairez-les pour qu’ils vous échauffent. Tôt ou tard la splendide question de l’instruction universelle se posera avec l’irrésistible autorité du vrai absolu ; et alors ceux qui gouverneront sous la surveillance de l’idée française auront à faire ce choix : les enfants de la France, ou les gamins de Paris ; des flammes dans la lumière, ou des feux follets dans les ténèbres.

Le gamin exprime Paris, et Paris exprime le monde.

Car Paris est un total. Paris est le plafond du genre humain. Toute cette prodigieuse ville est un raccourci des mœurs mortes et des mœurs vivantes. Qui voit Paris croit voir le dessous de toute l’histoire avec du ciel et des constellations dans les intervalles. Paris a un Capitole, l’Hôtel de ville, un Parthénon, Notre-Dame, un mont Aventin, le faubourg Saint-Antoine, un Asinarium, la Sorbonne, un Panthéon, le Panthéon, une voie Sacrée, le boulevard des Italiens, une tour des Vents, l’opinion ; et il remplace les gémonies par le ridicule. Son majo s’appelle le faraud, son transtévérin s’appelle le faubourien, son hammal s’appelle le fort de la halle, son lazzarone s’appelle le pègre, son cockney s’appelle le gandin. Tout ce qui est ailleurs est à Paris. La poissarde de Dumarsais peut donner la réplique à la vendeuse d’herbes d’Euripide, le discobole Vejanus revit dans le danseur de corde Forioso, Therapontigonus Miles prendrait bras dessus bras dessous le grenadier Vadeboncœur, Damasippe le brocanteur serait heureux chez les marchands de bric-à-brac, Vincennes empoignerait Socrate tout comme l’Agora coffrerait Diderot, Grimod de la Reynière a découvert le roastbeef au suif comme Curtillus avait inventé le hérisson rôti, nous voyons reparaître sous le ballon de l’arc de l’Étoile le trapèze qui est dans Plaute, le mangeur d’épées du Pœcile rencontré par Apulée est avaleur de sabres sur le Pont-Neuf, le neveu de Rameau et Curculion le parasite font la paire, Ergasile se ferait présenter chez Cambacérès par d’Aigrefeuille ; les quatre muscadins de Rome, Alcesimarchus, Phœdromus, Diabolus et Argirippe descendent de la Courtille dans la chaise de poste de Labatut ; Aulu-Gelle ne s’arrêtait pas plus longtemps devant Congrio que Charles Nodier devant Polichinelle ; Marton n’est pas une tigresse, mais Pardalisca n’était point un dragon ; Pantolabus le loustic blague au café anglais Nomentanus le viveur, Hermogène est ténor aux Champs-Élysées, et, autour de lui, Thrasius le gueux, vêtu en Bobèche, fait la quête ; l’importun qui vous arrête aux Tuileries par le bouton de votre habit vous fait répéter après deux mille ans l’apostrophe de Thesprion : quis properantem me prehendit pallio ? le vin de Suresnes parodie le vin d’Albe, le rouge bord de Desaugiers fait équilibre à la grande coupe de Balatron ; le Père-Lachaise exhale sous les pluies nocturnes les mêmes lueurs que les Esquilies, et la fosse du pauvre achetée pour cinq ans vaut la bière de louage de l’Esclave.

Cherchez quelque chose que Paris n’ait pas. La cuve de Trophonius ne contient rien qui ne soit dans le baquet de Mesmer ; Ergaphilos ressuscite dans Cagliostro ; le brahmine Vâsaphantâ s’incarne dans le comte de Saint-Germain ; le cimetière de Saint-Médard fait de tout aussi bons miracles que la mosquée Oumoumié de Damas.

Paris a un Ésope qui est Mayeux, et une Canidie qui est mademoiselle Lenormand. Il s’effare comme Delphes aux réalités fulgurantes de la vision ; il fait tourner les tables comme Dodone les trépieds. Il met la grisette sur le trône comme Rome y met la courtisane ; et, somme toute, si Louis XV est pire que Claude, madame Dubarry vaut mieux que Messaline. Paris combine dans un type inouï, qui a vécu et que nous avons coudoyé, la nudité grecque, l’ulcère hébraïque et le quolibet gascon. Il mêle Diogène, Job et Paillasse, habille un spectre de vieux numéros du Constitutionnel, et fait Chodruc Duclos.

Bien que Plutarque dise : le tyran n’envieillit guère, Rome, sous Sylla comme sous Domitien, se résignait et mettait volontiers de l’eau dans son vin. Le Tibre était un Léthé, s’il faut en croire l’éloge un peu doctrinaire qu’en faisait Varus Vibiscus : Contra Gracchos Tiberim habemus. Bibere Tiberim, id est seditionem oblivisci. Paris boit un million de litres d’eau par jour, mais cela ne l’empêche pas dans l’occasion de battre la générale et de sonner le tocsin.

À cela près, Paris est bon enfant. Il accepte royalement tout ; il n’est pas difficile en fait de Vénus ; sa callipyge est hottentote ; pourvu qu’il rie, il amnistie ; la laideur l’égaye, la difformité le désopile, le vice le distrait ; soyez drôle, et vous pourrez être un drôle ; l’hypocrisie même, ce cynisme suprême, ne le révolte pas ; il est si littéraire qu’il ne se bouche pas le nez devant Basile, et il ne se scandalise pas plus de la prière de Tartuffe qu’Horace ne s’effarouche du « hoquet » de Priape. Aucun trait de la face universelle ne manque au profil de Paris. Le bal Mabile n’est pas la danse polymnienne du Janicule, mais la revendeuse à la toilette y couve des yeux la lorette exactement comme l’entremetteuse Staphyla guettait la vierge Planesium. La barrière du Combat n’est pas un Colisée, mais on y est féroce comme si César regardait. L’hôtesse syrienne a plus de grâce que la mère Saguet ; mais, si Virgile hantait le cabaret romain, David d’Angers, Balzac et Charlet se sont attablés à la gargote parisienne. Paris règne. Les génies y flamboient, les queues-rouges y prospèrent. Adonaï y passe sur son char à douze roues de tonnerre et d’éclairs ; Silène y fait son entrée sur sa bourrique. Silène, lisez Ramponneau.

Paris est synonyme de Cosmos. Paris est Athènes, Rome, Sybaris, Jérusalem, Pantin. Toutes les civilisations y sont en abrégé, toutes les barbaries aussi. Paris serait bien fâché de n’avoir pas une guillotine.

Un peu de place de Grève est bon. Que serait toute cette fête éternelle sans cet assaisonnement ? Nos lois y ont sagement pourvu, et, grâce à elles, ce couperet s’égoutte sur ce mardi gras.


XI


RAILLER, RÉGNER


De limite à Paris, point. Aucune ville n’a eu cette domination qui bafoue parfois ceux qu’elle subjugue. Vous plaire, ô athéniens ! s’écriait Alexandre. Paris fait plus que la loi, il fait la mode ; Paris fait plus que la mode, il fait la routine. Paris peut être bête si bon lui semble, il se donne quelquefois ce luxe ; alors l’univers est bête avec lui ; puis Paris se réveille, se frotte les yeux, dit : Suis-je stupide ! et éclate de rire à la face du genre humain. Quelle merveille qu’une telle ville ! Chose étrange que ce grandiose et ce burlesque fassent bon voisinage, que toute cette majesté ne soit pas dérangée par toute cette parodie, et que la même bouche puisse souffler aujourd’hui dans le clairon du jugement dernier et demain dans la flûte à l’oignon ! Paris a une jovialité souveraine. Sa gaîté est de la foudre et sa farce tient un sceptre. Son ouragan sort parfois d’une grimace. Ses explosions, ses journées, ses chefs-d’œuvre, ses prodiges, ses épopées, vont au bout de l’univers, et ses coq-à-l’âne aussi. Son rire est une bouche de volcan qui éclabousse toute la terre. Ses lazzis sont des flammèches. Il impose aux peuples ses caricatures aussi bien que son idéal ; les plus hauts monuments de la civilisation humaine acceptent ses ironies et prêtent leur éternité à ses polissonneries. Il est superbe ; il a un prodigieux 14 juillet qui délivre le globe ; il fait faire le serment du jeu de paume à toutes les nations ; sa nuit du 4 août dissout en trois heures mille ans de féodalité ; il fait de sa logique le muscle de la volonté unanime ; il se multiplie sous toutes les formes du sublime ; il emplit de sa lueur Washington, Kosciusko, Bolivar, Botzaris, Riego, Bem, Manin, Lopez, John Brown, Garibaldi ; il est partout où l’avenir s’allume, à Boston en 1779, à l’île de Léon en 1820, à Pesth en 1848, à Palerme en 1860 ; il chuchote le puissant mot d’ordre : Liberté, à l’oreille des abolitionnistes américains groupés au bac de Harper’s Ferry, et à l’oreille des patriotes d’Ancône assemblés dans l’ombre aux Archi, devant l’auberge Gozzi, au bord de la mer ; il crée Canaris ; il crée Quiroga ; il crée Pisacane ; il rayonne le grand sur la terre ; c’est en allant où son souffle les pousse, que Byron meurt à Missolonghi et que Mazet meurt à Barcelone ; il est tribune sous les pieds de Mirabeau et cratère sous les pieds de Robespierre ; ses livres, son théâtre, son art, sa science, sa littérature, sa philosophie, sont les manuels du genre humain ; il a Pascal, Régnier, Corneille, Descartes, Jean-Jacques, Voltaire pour toutes les minutes, Molière pour tous les siècles ; il fait parler sa langue à la bouche universelle, et cette langue devient verbe ; il construit dans tous les esprits l’idée de progrès ; les dogmes libérateurs qu’il forge sont pour les générations des épées de chevet, et c’est avec l’âme de ses penseurs et de ses poètes que sont faits depuis 1789 tous les héros de tous les peuples ; cela ne l’empêche pas de gaminer ; et ce génie énorme qu’on appelle Paris, tout en transfigurant le monde par sa lumière, charbonne le nez de Bouginier au mur du temple de Thésée et écrit Crédeville voleur sur les Pyramides.

Paris montre toujours les dents ; quand il ne gronde pas, il rit.

Tel est ce Paris. Les fumées de ses toits sont les idées de l’univers. Tas de boue et de pierres si l’on veut, mais, par-dessus tout, être moral. Il est plus que grand, il est immense. Pourquoi ? parce qu’il ose.

Oser ; le progrès est à ce prix.

Toutes les conquêtes sublimes sont plus ou moins des prix de hardiesse. Pour que la révolution soit, il ne suffit pas que Montesquieu la pressente, que Diderot la prêche, que Beaumarchais l’annonce, que Condorcet la calcule, qu’Arouet la prépare, que Rousseau la prémédite ; il faut que Danton l’ose.

Le cri : Audace ! est un Fiat lux. Il faut, pour la marche en avant du genre humain, qu’il y ait sur les sommets, en permanence, de fières leçons de courage. Les témérités éblouissent l’histoire et sont une des grandes clartés de l’homme. L’aurore ose quand elle se lève. Tenter, braver, persister, persévérer, s’être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. Le même éclair formidable va de la torche de Prométhée au brûle-gueule de Cambronne.


XII


L’AVENIR LATENT DANS LE PEUPLE


Quant au peuple parisien, même homme fait, il est toujours le gamin ; peindre l’enfant, c’est peindre la ville ; et c’est pour cela que nous avons étudié cet aigle dans ce moineau franc.

C’est surtout dans les faubourgs, insistons-y, que la race parisienne apparaît ; là est le pur sang ; là est la vraie physionomie ; là ce peuple travaille et souffre, et la souffrance et le travail sont les deux figures de l’homme. Il y a là des quantités profondes d’êtres inconnus où fourmillent les types les plus étranges depuis le déchargeur de la Râpée jusqu’à l’équarrisseur de Montfaucon. Fex urbis, s’écrie Cicéron ; mob, ajoute Burke indigné ; tourbe, multitude, populace. Ces mots-là sont vite dits. Mais soit. Qu’importe ? qu’est-ce que cela fait qu’ils aillent pieds nus ? Ils ne savent pas lire ; tant pis. Les abandonnerez-vous pour cela ? leur ferez-vous de leur détresse une malédiction ? la lumière ne peut-elle pénétrer ces masses ? Revenons à ce cri : Lumière ! et obstinons-nous-y ! Lumière ! lumière ! — Qui sait si ces opacités ne deviendront pas transparentes ? les révolutions ne sont-elles pas des transfigurations ? Allez, philosophes, enseignez, éclairez, allumez, pensez haut, parlez haut, courez joyeux au grand soleil, fraternisez avec les places publiques, annoncez les bonnes nouvelles, prodiguez les alphabets, proclamez les droits, chantez les Marseillaises, semez les enthousiasmes, arrachez des branches vertes aux chênes. Faites de l’idée un tourbillon. Cette foule peut être sublimée. Sachons nous servir de ce vaste embrasement des principes et des vertus qui pétille, éclate et frissonne à de certaines heures. Ces pieds nus, ces bras nus, ces haillons, ces ignorances, ces abjections, ces ténèbres, peuvent être employés à la conquête de l’idéal. Regardez à travers le peuple et vous apercevrez la vérité. Ce vil sable que vous foulez aux pieds, qu’on le jette dans la fournaise, qu’il y fonde et qu’il y bouillonne, il deviendra cristal splendide, et c’est grâce à lui que Galilée et Newton découvriront les astres.

XIII


LE PETIT GAVROCHE


Huit ou neuf ans environ après les évènements racontés dans la deuxième partie de cette histoire, on remarquait sur le boulevard du Temple et dans les régions du Château-d’Eau un petit garçon de onze à douze ans qui eût assez correctement réalisé cet idéal du gamin ébauché plus haut, si, avec le rire de son âge sur les lèvres, il n’eût pas eu le cœur absolument sombre et vide. Cet enfant était bien affublé d’un pantalon d’homme, mais il ne le tenait pas de son père, et d’une camisole de femme, mais il ne la tenait pas de sa mère. Des gens quelconques l’avaient habillé de chiffons par charité. Pourtant il avait un père et une mère. Mais son père ne songeait pas à lui et sa mère ne l’aimait point. C’était un de ces enfants dignes de pitié entre tous qui ont père et mère et qui sont orphelins.

Cet enfant ne se sentait jamais si bien que dans la rue. Le pavé lui était moins dur que le cœur de sa mère.

Ses parents l’avaient jeté dans la vie d’un coup de pied.

Il avait tout bonnement pris sa volée.

C’était un garçon bruyant, blême, leste, éveillé, goguenard, à l’air vivace et maladif. Il allait, venait, chantait, jouait à la fayousse, grattait les ruisseaux, volait un peu, mais comme les chats et les passereaux, gaîment, riait quand on l’appelait galopin, se fâchait quand on l’appelait voyou. Il n’avait pas de gîte, pas de pain, pas de feu, pas d’amour ; mais il était joyeux parce qu’il était libre.

Quand ces pauvres êtres sont des hommes, presque toujours la meule de l’ordre social les rencontre et les broie, mais tant qu’ils sont enfants, ils échappent, étant petits. Le moindre trou les sauve.

Pourtant, si abandonné que fût cet enfant, il arrivait parfois, tous les deux ou trois mois, qu’il disait : Tiens, je vais voir maman ! Alors il quittait le boulevard, le Cirque, la porte Saint-Martin, descendait aux quais, passait les ponts, gagnait les faubourgs, atteignait la Salpêtrière, et arrivait où ? Précisément à ce double numéro 50-52 que le lecteur connaît, à la masure Gorbeau.

À cette époque, la masure 50-52, habituellement déserte et éternellement décorée de l’écriteau : « Chambres à louer », se trouvait, chose rare, habitée par plusieurs individus qui, du reste, comme cela est toujours à Paris, n’avaient aucun lien ni aucun rapport entre eux. Tous appartenaient à cette classe indigente qui commence à partir du dernier petit bourgeois gêné et qui se prolonge de misère en misère dans les bas-fonds de la société jusqu’à ces deux êtres auxquels toutes les choses matérielles de la civilisation viennent aboutir, l’égoutier qui balaye la boue et le chiffonnier qui ramasse les guenilles.

La « principale locataire » du temps de Jean Valjean était morte et avait été remplacée par une toute pareille. Je ne sais quel philosophe a dit : On ne manque jamais de vieilles femmes.

Cette nouvelle vieille s’appelait madame Burgon, et n’avait rien de remarquable dans sa vie qu’une dynastie de trois perroquets, lesquels avaient successivement régné sur son âme.

Les plus misérables entre ceux qui habitaient la masure étaient une famille de quatre personnes, le père, la mère et deux filles déjà assez grandes, tous les quatre logés dans le même galetas, une de ces cellules dont nous avons déjà parlé.

Cette famille n’offrait au premier abord rien de très particulier que son extrême dénûment. Le père en louant la chambre avait dit s’appeler Jondrette. Quelque temps après son emménagement qui avait singulièrement ressemblé, pour emprunté l’expression mémorable de la principale locataire, à l’entrée de rien du tout, ce Jondrette avait dit à cette femme qui, comme sa devancière, était en même temps portière et balayait l’escalier : — Mère une telle, si quelqu’un venait par hasard demander un polonais ou un italien, ou peut-être un espagnol, ce serait moi.

Cette famille était la famille du joyeux va-nu-pieds. Il y arrivait et il y trouvait la pauvreté, la détresse, et, ce qui est plus triste, aucun sourire ; le froid dans l’âtre et le froid dans les cœurs. Quand il entrait, on lui demandait : — D’où viens-tu ? Il répondait : — De la rue. Quand il s’en allait, on lui demandait : — Où vas-tu ? il répondait : — Dans la rue. Sa mère lui disait : — Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

Cet enfant vivait dans cette absence d’affection comme ces herbes pâles qui viennent dans les caves. Il ne souffrait pas d’être ainsi et n’en voulait à personne. Il ne savait pas au juste comment devaient être un père et une mère.

Du reste sa mère aimait ses sœurs.

Nous avons oublié de dire que sur le boulevard du Temple on nommait cet enfant le petit Gavroche. Pourquoi s’appelait-il Gavroche ? Probablement parce que son père s’appelait Jondrette.

Casser le fil semble être l’instinct de certaines familles misérables.

La chambre que les Jondrette habitaient dans la masure Gorbeau était la dernière au bout du corridor. La cellule d’à côté était occupée par un jeune homme très pauvre qu’on nommait monsieur Marius.

Disons ce que c’était que monsieur Marius.
LIVRE DEUXIÈME


LE GRAND BOURGEOIS

I


QUATREVINGT-DIX ANS ET TRENTE-DEUX DENTS


Rue Boucherat, rue de Normandie et rue de Saintonge, il existe encore quelques anciens habitants qui ont gardé le souvenir d’un bonhomme appelé M. Gillenormand, et qui en parlent avec complaisance. Ce bonhomme était vieux quand ils étaient jeunes. Cette silhouette, pour ceux qui regardent mélancoliquement ce vague fourmillement d’ombres qu’on nomme le passé, n’a pas encore tout à fait disparu du labyrinthe des rues voisines du Temple auxquelles, sous Louis XIV, on a attaché les noms de toutes les provinces de France, absolument comme on a donné de nos jours aux rues du nouveau quartier Tivoli les noms de toutes les capitales d’Europe ; progression, soit dit en passant, où est visible le progrès.

M. Gillenormand, lequel était on ne peut plus vivant en 1831, était un de ces hommes devenus curieux à voir uniquement à cause qu’ils ont longtemps vécu, et qui sont étranges parce qu’ils ont jadis ressemblé à tout le monde et que maintenant ils ne ressemblent plus à personne. C’était un vieillard particulier, et bien véritablement l’homme d’un autre âge, le vrai bourgeois complet et un peu hautain du dix-huitième siècle, portant sa bonne vieille bourgeoisie de l’air dont les marquis portaient leur marquisat. Il avait dépassé quatrevingt-dix ans, marchait droit, parlait haut, voyait clair, buvait sec, mangeait, dormait et ronflait. Il avait ses trente-deux dents. Il ne mettait de lunettes que pour lire. Il était d’humeur amoureuse, mais disait que depuis une dizaine d’années il avait décidément et tout à fait renoncé aux femmes. Il ne pouvait plus plaire, disait-il ; il n’ajoutait pas : Je suis trop vieux, mais : Je suis trop pauvre. Il disait : Si je n’étais pas ruiné… héée ! — Il ne lui restait en effet qu’un revenu d’environ quinze mille livres. Son rêve était de faire un héritage et d’avoir cent mille francs de rente pour avoir des maîtresses. Il n’appartenait point, comme on voit, à cette variété malingre d’octogénaires qui, comme M. de Voltaire, ont été mourants toute leur vie ; ce n’était pas une longévité de pot fêlé ; ce vieillard gaillard s’était toujours bien porté. Il était superficiel, rapide, aisément courroucé. Il entrait en tempête à tout propos, le plus souvent à contre-sens du vrai. Quand on le contredisait, il levait la canne ; il battait les gens comme au grand siècle. Il avait une fille de cinquante ans passés, non mariée, qu’il rossait très fort quand il se mettait en colère, et qu’il eût volontiers fouettée. Elle lui faisait l’effet d’avoir huit ans. Il souffletait énergiquement ses domestiques et disait : Ah ! carogne ! Un de ses jurons était : Par la pantoufloche de la pantouflochade ! Il avait des tranquillités singulières ; il se faisait raser tous les jours par un barbier qui avait été fou, et qui le détestait, étant jaloux de M. Gillenormand à cause de sa femme, jolie barbière coquette. M. Gillenormand admirait son propre discernement en toute chose, et se déclarait très sagace ; voici un de ses mots : « J’ai, en vérité, quelque pénétration ; je suis de force à dire, quand une puce me pique, de quelle femme elle me vient. » Les mots qu’il prononçait le plus souvent, c’était : l’homme sensible, et la nature. Il ne donnait pas à ce dernier mot la grande acception que notre époque lui a rendue. Mais il le faisait entrer à sa façon dans ses petites satires du coin du feu : — La nature, disait-il, pour que la civilisation ait un peu de tout, lui donne jusqu’à des spécimens de barbarie amusante. L’Europe a des échantillons de l’Asie et de l’Afrique, en petit format. Le chat est un tigre de salon, le lézard est un crocodile de poche. Les danseuses de l’opéra sont des sauvagesses roses. Elles ne mangent pas les hommes, elles les grugent. Ou bien, les magiciennes ! elles les changent en huîtres, et les avalent. Les caraïbes ne laissent que les os, elles ne laissent que l’écaille. Telles sont nos mœurs. Nous ne dévorons pas, nous rongeons ; nous n’exterminons pas, nous griffons.


II


TEL MAÎTRE, TEL LOGIS


Il demeurait au Marais, rue des Filles-du-Calvaire, no 6. La maison était à lui. Cette maison a été démolie et rebâtie depuis, et le chiffre en a probablement été changé dans ces révolutions de numérotage que subissent les rues de Paris. Il occupait un vieil et vaste appartement au premier, entre la rue et des jardins, meublé jusqu’aux plafonds de grandes tapisseries des Gobelins et de Beauvais représentant des bergerades ; les sujets des plafonds et des panneaux étaient répétés en petit sur les fauteuils. Il enveloppait son lit d’un vaste paravent à neuf feuilles en laque de Coromandel. De longs rideaux diffus pendaient aux croisées et y faisaient de grands plis cassés très magnifiques. Le jardin, immédiatement situé sous ses fenêtres se rattachait à celle d’entre elles qui faisait l’angle au moyen d’un escalier de douze ou quinze marches fort allègrement monté et descendu par ce bonhomme. Outre une bibliothèque contiguë à sa chambre, il avait un boudoir auquel il tenait fort, réduit galant tapissé d’une magnifique tenture de paille fleurdelysée et fleurie faite sur les galères de Louis XIV et commandée par M. de Vivonne à ses forçats pour sa maîtresse. M. Gillenormand avait hérité cela d’une farouche grand’tante maternelle, morte centenaire. Il avait eu deux femmes. Ses manières tenaient le milieu entre l’homme de cour qu’il n’avait jamais été et l’homme de robe qu’il aurait pu être. Il était gai, et caressant quand il voulait. Dans sa jeunesse, il avait été de ces hommes qui sont toujours trompés par leur femme et jamais par leur maîtresse, parce qu’ils sont à la fois les plus maussades maris et les plus charmants amants qu’il y ait. Il était connaisseur en peinture. Il avait dans sa chambre un merveilleux portrait d’on ne sait qui, peint par Jordaens, fait à grands coups de brosse, avec des millions de détails, à la façon fouillis et comme au hasard. Le vêtement de M. Gillenormand n’était pas l’habit Louis XV, ni même l’habit Louis XVI ; c’était le costume des incroyables du directoire. Il s’était cru tout jeune jusque-là et avait suivi les modes. Son habit était en drap léger, avec de spacieux revers, une longue queue de morue et de larges boutons d’acier. Avec cela la culotte course et les souliers à boucles. Il mettait toujours les mains dans ses goussets. Il disait avec autorité : La révolution française est un tas de chenapans.


III


Luc-Esprit


À l’âge de seize ans, un soir, à l’Opéra, il avait eu l’honneur d’être lorgné à la fois par deux beautés alors mûres et célèbres et chantées par Voltaire, la Camargo et la Sallé. Pris entre deux feux, il avait fait une retraite héroïque vers une petite danseuse, fillette appelée Nahenry, qui avait seize ans comme lui, obscure comme un chat, et dont il était amoureux. Il abondait en souvenirs. Il s’écriait : — Qu’elle était jolie, cette Guimard-Guimardini-Guimardinette, la dernière fois que je l’ai vue à Longchamps, frisée en sentiments soutenus, avec ses venez-y-voir en turquoises, sa robe couleur de gens nouvellement arrivés, et son manchon d’agitation ! — Il avait porté dans son adolescence une veste de Nain-Londrin dont il parlait volontiers et avec effusion. — J’étais vêtu comme un turc du Levant levantin, disait-il. Mme de Boufflers, l’ayant vu par hasard quand il avait vingt ans, l’avait qualifié « un fol charmant ». Il se scandalisait de tous les noms qu’il voyait dans la politique et au pouvoir, les trouvant bas et bourgeois. Il lisait les journaux, les papiers nouvelles, les gazettes, comme il disait, en étouffant des éclats de rire. Oh ! disait-il, quelles sont ces gens-là ? Corbière ! Humann ! Casimir-Perier ! cela vous est ministre. Je me figure ceci dans un journal : M. Gillenormand, ministre ! ce serait farce. Eh bien ! ils sont si bêtes que ça irait ! Il appelait allégrement toutes choses par le mot propre ou malpropre et ne se gênait pas devant les femmes. Il disait des grossièretés, des obscénités et des ordures avec je ne sais quoi de tranquille et de peu étonné qui était élégant. C’était le sans-façon de son siècle. Il est à remarquer que le temps des périphrases en vers a été le temps des crudités en prose. Son parrain avait prédit qu’il serait un homme de génie, et lui avait donné ces deux prénoms significatifs : Luc-Esprit.


IV


ASPIRANT CENTENAIRE


Il avait eu des prix en son enfance au collége de Moulins où il était né, et il avait été couronné de la main du duc de Nivernais qu’il appelait le duc de Nevers. Ni la Convention, ni la mort de Louis XVI, ni Napoléon, ni le retour des Bourbons, rien n’avait pu effacer le souvenir de ce couronnement. Le duc de Nevers était pour lui la grande figure du siècle. Quel charmant grand seigneur, disait-il, et qu’il avait bon air avec son cordon bleu ! Aux yeux de M. Gillenormand, Catherine II avait réparé le crime du partage de la Pologne en achetant pour trois mille roubles le secret de l’élixir d’or à Bestuchef. Là-dessus, il s’animait : — L’élixir d’or, s’écriait-il, la teinture jaune de Bestuchef, les gouttes du général Lamotte, c’était au dix-huitième siècle, à un louis le flacon d’une demi-once, le grand remède aux catastrophes de l’amour, la panacée contre Vénus. Louis XV en envoyait deux cents flacons au pape. — On l’eût fort exaspéré et mis hors des gonds si on lui eût dit que l’élixir d’or n’est autre chose que le perchlorure de fer. M. Gillenormand adorait les Bourbons et avait en horreur 1789 ; il racontait sans cesse de quelle façon il s’était sauvé dans la Terreur, et comment il lui avait fallu bien de la gaîté et bien de l’esprit pour ne pas avoir la tête coupée. Si quelque jeune homme s’avisait de faire devant lui l’éloge de la république, il devenait bleu et s’irritait à s’évanouir. Quelquefois il faisait allusion à son âge de quatrevingt-dix ans, et disait : J’espère bien que je ne verrai pas deux fois quatrevingt-treize. D’autres fois, il signifiait aux gens qu’il entendait vivre cent ans.


V


BASQUE ET NICOLETTE


Il avait des théories. En voici une : « Quand un homme aime passionnément les femmes, et qu’il a lui-même une femme à lui dont il se soucie peu, laide, revêche, légitime, pleine de droits, juchée sur le code et jalouse au besoin, il n’a qu’une façon de s’en tirer et d’avoir la paix, c’est de laisser à sa femme les cordons de la bourse. Cette abdication le fait libre. La femme s’occupe alors, se passionne au maniement des espèces, s’y vert-de-grise les doigts, entreprend l’élève des métayers et le dressage des fermiers, convoque les avoués, préside les notaires, harangue les tabellions, visite les robins, suit les procès, rédige les baux, dicte les contrats, se sent souveraine, vend, achète, règle, jordonne, promet et compromet, lie et résilie, cède, concède et rétrocède, arrange, dérange, thésaurise, prodigue ; elle fait des sottises, bonheur magistral et personnel, et cela console. Pendant que son mari la dédaigne, elle a la satisfaction de ruiner son mari. » Cette théorie, M. Gillenormand se l’était appliquée, et elle était devenue son histoire. Sa femme, la deuxième, avait administré sa fortune de telle façon qu’il restait à M. Gillenormand, quand un beau jour il se trouva veuf, juste de quoi vivre, en plaçant presque tout en viager, une quinzaine de mille francs de rente dont les trois quarts devaient s’éteindre avec lui. Il n’avait pas hésité, peu préoccupé du souci de laisser un héritage. D’ailleurs il avait vu que les patrimoines avaient des aventures, et, par exemple, devenaient des biens nationaux, il avait assisté aux avatars du tiers consolidé, et il croyait peu au grand livre. — Rue Quincampoix que tout cela ! disait-il. Sa maison de la rue des Filles-du-Calvaire, nous l’avons dit, lui appartenait. Il avait deux domestiques, « un mâle et une femelle ». Quand un domestique entrait chez lui, M. Gillenormand le rebaptisait. Il donnait aux hommes le nom de leur province : Nimois, Comtois, Poitevin, Picard. Son dernier valet était un gros homme fourbu et poussif de cinquante-cinq ans, incapable de courir vingt pas, mais, comme il était né à Bayonne, M. Gillenormand l’appelait Basque. Quant aux servantes, toutes s’appelaient chez lui Nicolette (même la Magnon dont il sera question plus loin). Un jour une fière cuisinière, cordon bleu, de haute race de concierges, se présenta. — Combien voulez-vous gagner de gages par mois ? lui demanda M. Gillenormand. — Trente francs. — Comment vous nommez-vous ? — Olympie. — Tu auras cinquante francs, et tu t’appelleras Nicolette.

VI


OÙ L’ON ENTREVOIT LA MAGNON
ET SES DEUX PETITS


Chez M. Gillenormand la douleur se traduisait en colère ; il était furieux d’être désespéré. Il avait tous les préjugés et prenait toutes les licences. Une des choses dont il composait son relief extérieur et sa satisfaction intime, c’était, nous venons de l’indiquer, d’être resté vert galant, et de passer énergiquement pour tel. Il appelait cela avoir « royale renommée ». La royale renommée lui attirait parfois de singulières aubaines. Un jour on apporta chez lui dans une bourriche, comme une cloyère d’huîtres, un gros garçon nouveau né, criant le diable et dûment emmitouflé de langes, qu’une servante chassée six mois auparavant lui attribuait. M. Gillenormand avait alors ses parfaits quatrevingt-quatre ans. Indignation et clameur dans l’entourage. Et à qui cette effrontée drôlesse espérait-elle faire accroire cela ? Quelle audace ! quelle abominable calomnie ! M. Gillenormand, lui, n’eut aucune colère. Il regarda le maillot avec l’aimable sourire d’un bonhomme flatté de la calomnie, et dit à la cantonade : « — Eh bien quoi ? qu’est-ce ? qu’y a-t-il ? qu’est-ce qu’il y a ? vous vous ébahissez bellement, et, en vérité, comme aucunes personnes ignorantes. Monsieur le duc d’Angoulême, bâtard de sa majesté Charles IX, se maria à quatrevingt-cinq ans avec une péronnelle de quinze ans ; monsieur Virginal, marquis d’Alluye, frère du cardinal de Sourdis, archevêque de Bordeaux, eut à quatrevingt-trois ans d’une fille de chambre de madame la présidente Jacquin un fils, un vrai fils d’amour, qui fut chevalier de Malte et conseiller d’état d’épée ; un des grands hommes de ce siècle-ci, l’abbé Tabaraud, est fils d’un homme de quatrevingt-sept ans. Ces choses-là n’ont rien que d’ordinaire. Et la Bible donc ! Sur ce, je déclare que ce petit monsieur n’est pas de moi. Qu’on en prenne soin. Ce n’est pas sa faute. » — Le procédé était débonnaire. La créature, celle-là qui se nommait Magnon, lui fit un deuxième envoi l’année d’après. C’était encore un garçon. Pour le coup M. Gillenormand capitula. Il remit à la mère les deux mioches, s’engageant à payer pour leur entretien quatrevingts francs par mois, à la condition que ladite mère ne recommencerait plus. Il ajouta : « J’entends que la mère les traite bien. Je les irai voir de temps en temps. » Ce qu’il fit. Il avait eu un frère prêtre, lequel avait été trente-trois ans recteur de l’académie de Poitiers, et était mort à soixante-dix-neuf ans. Je l’ai perdu jeune, disait-il. Ce frère, dont il est resté peu de souvenir, était un paisible avare, qui, étant prêtre, se croyait obligé de faire l’aumône aux pauvres qu’il rencontrait, mais il ne leur donnait jamais que des monnerons ou des sous démonétisés, trouvant ainsi moyen d’aller en enfer par le chemin du paradis. Quant à M. Gillenormand aîné, il ne marchandait pas l’aumône et donnait volontiers, et noblement. Il était bienveillant, brusque, charitable, et s’il eût été riche, sa pente eût été le magnifique. Il voulait que tout ce qui le concernait fût fait grandement, même les friponneries. Un jour, dans une succession, ayant été dévalisé par un homme d’affaires d’une manière grossière et visible, il jeta cette exclamation solennelle : — « Fi ! c’est malproprement fait ! j’ai vraiment honte de ces grivelleries. Tout a dégénéré dans ce siècle, même les coquins. Morbleu ! ce n’est pas ainsi qu’on doit voler un homme de ma sorte. Je suis volé comme dans un bois, mais mal volé. Sylvæ sint consule dignæ ! » — Il avait eu, nous l’avons dit, deux femmes ; de la première une fille qui était restée fille, et de la seconde une autre fille, morte vers l’âge de trente ans, laquelle avait épousé par amour ou par hasard ou autrement un soldat de fortune qui avait servi dans les armées de la république et de l’empire, avait eu la croix à Austerlitz et avait été fait colonel à Waterloo. C’est la honte de ma famille, disait le vieux bourgeois. Il prenait force tabac et avait une grâce particulière à chiffonner son jabot de dentelle d’un revers de main. Il croyait fort peu en Dieu.


VII


RÈGLE : NE RECEVOIR PERSONNE QUE LE SOIR


Tel était M. Luc-Esprit Gillenormand, lequel n’avait point perdu ses cheveux, plutôt gris que blancs, et était toujours coiffé en oreilles de chien. En somme, et avec tout cela, vénérable.

Il tenait du dix-huitième siècle : frivole et grand.

Dans les premières années de la Restauration, M. Gillenormand, qui était encore jeune, — il n’avait que soixante-quatorze ans en 1814, — avait habité le faubourg Saint-Germain, rue Servandoni, près Saint-Sulpice. Il ne s’était retiré au Marais qu’en sortant du monde, bien après ses quatrevingts ans sonnés.

Et en sortant du monde, il s’était muré dans ses habitudes. La principale, et où il était invariable, c’était de tenir sa porte absolument fermée le jour, et de ne jamais recevoir qui que ce soit, pour quelque affaire que ce fût, que le soir. Il dînait à cinq heures, puis sa porte était ouverte. C’était la mode de son siècle, et il n’en voulait point démordre. — Le jour est canaille, disait-il, et ne mérite qu’un volet fermé. Les gens comme il faut allument leur esprit quand le zénith allume ses étoiles. — Et il se barricadait pour tout le monde, fût-ce pour le roi. Vieille élégance de son temps.

VIII


LES DEUX NE FONT PAS LA PAIRE


Quant aux deux filles de M. Gillenormand, nous venons d’en parler. Elles étaient nées à dix ans d’intervalle. Dans leur jeunesse elles s’étaient fort peu ressemblé, et, par le caractère comme par le visage, avaient été aussi peu sœurs que possible. La cadette était une charmante âme tournée vers tout ce qui est lumière, occupée de fleurs, de vers et de musique, envolée dans des espaces glorieux, enthousiaste, éthérée, fiancée dès l’enfance dans l’idéal à une vague figure héroïque. L’aînée avait aussi sa chimère ; elle voyait dans l’azur un fournisseur, quelque bon gros munitionnaire bien riche, un mari splendidement bête, un million fait homme, ou bien, un préfet ; les réceptions de la préfecture, un huissier d’antichambre chaîne au cou, les bals officiels, les harangues de la mairie, être « madame la préfète », cela tourbillonnait dans son imagination. Les deux sœurs s’égaraient ainsi, chacune dans son rêve, à l’époque où elles étaient jeunes filles. Toutes deux avaient des ailes, l’une comme un ange, l’autre comme une oie.

Aucune ambition ne se réalise pleinement, ici-bas du moins. Aucun paradis ne devient terrestre à l’époque où nous sommes. La cadette avait épousé l’homme de ses songes, mais elle était morte. L’aînée ne s’était pas mariée.

Au moment où elle fait son entrée dans l’histoire que nous racontons, c’était une vieille vertu, une prude incombustible, un des nez les plus pointus et un des esprits les plus obtus qu’on pût voir. Détail caractéristique : en dehors de la famille étroite, personne n’avait jamais su son petit nom. On l’appelait mademoiselle Gillenormand l’aînée.

En fait de cant, mademoiselle Gillenormand l’aînée eût rendu des points à une miss. C’était la pudeur poussée au noir. Elle avait un souvenir affreux dans sa vie ; un jour, un homme avait vu sa jarretière.

L’âge n’avait fait qu’accroître cette pudeur impitoyable. Sa guimpe n’était jamais assez opaque, et ne montait jamais assez haut. Elle multipliait les agrafes et les épingles là où personne ne songeait à regarder. Le propre de la pruderie, c’est de mettre d’autant plus de factionnaires que la forteresse est moins menacée.

Pourtant, explique qui pourra ces vieux mystères d’innocence, elle se laissait embrasser sans déplaisir par un officier de lanciers qui était son petit-neveu et qui s’appelait Théodule.

En dépit de ce lancier favorisé, l’étiquette : Prude sous laquelle nous l’avons classée, lui convenait absolument. Mlle  Gillenormand était une espèce d’âme crépusculaire. La pruderie est une demi-vertu et un demi-vice.

Elle ajoutait à la pruderie le bigotisme, doublure assortie. Elle était de la confrérie de la Vierge, portait un voile blanc à de certaines fêtes, marmottait des oraisons spéciales, révérait « le saint sang », vénérait « le sacré cœur », restait des heures en contemplation devant un autel rococo-jésuite dans une chapelle fermée au commun des fidèles, et y laissait envoler son âme parmi de petites nuées de marbre et à travers de grands rayons de bois doré.

Elle avait une amie de chapelle, vieille vierge comme elle, appelée Mlle  Vaubois, absolument hébétée, et près de laquelle Mlle  Gillenormand avait le plaisir d’être un aigle. En dehors des agnus dei et des ave maria Mlle  Vaubois n’avait de lumières que sur les différentes façons de faire les confitures. Mlle  Vaubois, parfaite en son genre, était l’hermine de la stupidité sans une seule tache d’intelligence.

Disons-le, en vieillissant Mlle  Gillenormand avait plutôt gagné que perdu. C’est le fait des natures passives. Elle n’avait jamais été méchante, ce qui est une bonté relative ; et puis, les années usent les angles, et l’adoucissement de la durée lui était venu. Elle était triste d’une tristesse obscure dont elle n’avait pas elle-même le secret. Il y avait dans toute sa personne la stupeur d’une vie finie qui n’a pas commencé.

Elle tenait la maison de son père. M. Gillenormand avait près de lui sa fille comme on a vu que monseigneur Bienvenu avait près de lui sa sœur. Ces ménages d’un vieillard et d’une vieille fille ne sont point rares et ont l’aspect toujours touchant de deux faiblesses qui s’appuient l’une sur l’autre.

Il y avait en outre dans la maison, entre cette vieille fille et ce vieillard, un enfant, un petit garçon toujours tremblant et muet devant M. Gillenormand. M. Gillenormand ne parlait jamais à cet enfant que d’une voix sévère et quelquefois la canne levée : — Ici ! monsieur ! — Maroufle, polisson, approchez ! — Répondez, drôle ! — Que je vous voie, vaurien ! etc., etc. Il l’idolâtrait.

C’était son petit-fils. Nous retrouverons cet enfant.
LIVRE TROISIÈME


LE GRAND-PÈRE ET LE PETIT-FILS

I


UN ANCIEN SALON


Lorsque M. Gillenormand habitait la rue Servandoni, il hantait plusieurs salons très bons et très nobles. Quoique bourgeois, M. Gillenormand était reçu. Comme il avait deux fois de l’esprit, d’abord l’esprit qu’il avait, ensuite l’esprit qu’on lui prêtait, on le recherchait même, et on le fêtait. Il n’allait nulle part qu’à la condition d’y dominer. Il est des gens qui veulent à tout prix l’influence et qu’on s’occupe d’eux ; là où ils ne peuvent être oracles, ils se font loustics. M. Gillenormand n’était pas de cette nature ; sa domination dans les salons royalistes qu’il fréquentait ne coûtait rien à son respect de lui-même. Il était oracle partout. Il lui arrivait de tenir tête à M. de Bonald, et même à M. Bengy-Puy-Vallée.

Vers 1817, il passait invariablement deux après-midi par semaine dans une maison de son voisinage, rue Férou, chez madame la baronne de T., digne et respectable personne dont le mari avait été, sous Louis XVI, ambassadeur de France à Berlin. Le baron de T., qui de son vivant donnait passionnément dans les extases et les visions magnétiques, était mort ruiné dans l’émigration, laissant, pour toute fortune, en dix volumes manuscrits reliés en maroquin rouge et dorés sur tranche, des mémoires fort curieux sur Mesmer et son baquet. Madame de T. n’avait point publié les mémoires par dignité, et se soutenait d’une petite rente, qui avait surnagé on ne sait comment. Madame de T. vivait loin de la cour, monde fort mêlé, disait-elle, dans un isolement noble, fier et pauvre. Quelques amis se réunissaient deux fois par semaine autour de son feu de veuve et cela constituait un salon royaliste pur. On y prenait le thé, et l’on y poussait, selon que le vent était à l’élégie ou au dithyrambe, des gémissements ou des cris d’horreur sur le siècle, sur la charte, sur les buonapartistes, sur la prostitution du cordon bleu à des bourgeois, sur le jacobinisme de Louis XVIII ; et l’on s’y entretenait tout bas des espérances que donnait Monsieur, depuis Charles X.

On y accueillait avec des transports de joie des chansons poissardes où Napoléon était appelé Nicolas. Des duchesses, les plus délicates et les plus charmantes femmes du monde, s’y extasiaient sur des couplets comme celui-ci adressé « aux fédérés » :


Renfoncez dans vos culottes
Le bout d’ chemis’ qui vous pend.
Qu’on n’ dis’ pas qu’ les patriotes
Ont arboré l’drapeau blanc !


On s’y amusait à des calembours qu’on croyait terribles, à des jeux de mots innocents qu’on supposait venimeux, à des quatrains, même à des distiques ; ainsi sur le ministère Dessolles, cabinet modéré dont faisaient partie MM. Decazes et Deserre :

Pour raffermir le trône ébranlé sur sa base,
Il faut changer de sol, et de serre et de case.

Ou bien on y façonnait la liste de la chambre des pairs, « chambre abominablement jacobine », et l’on combinait sur cette liste des alliances de noms, de manière à faire, par exemple, des phrases comme celle-ci : Damas, Sabran, Gouvion Saint-Cyr ; le tout gaîment.

Dans ce monde-là on parodiait la révolution. On avait je ne sais quelles velléités d’aiguiser les mêmes colères en sens inverse. On chantait son petit Ça ira :

Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira !
Les buonapartist’ à la lanterne !

Les chansons sont comme la guillotine ; elles coupent indifféremment, aujourd’hui cette tête-ci, demain celle-là. Ce n’est qu’une variante.

Dans l’affaire Fualdès, qui est de cette époque, 1816, on prenait parti pour Bastide et Jausion, parce que Fualdès était « buonapartiste ». On qualifiait les libéraux, les frères et amis ; c’était le dernier degré de l’injure.

Comme certains clochers d’église, le salon de madame la baronne de T. avait deux coqs. L’un était M. Gillenormand, l’autre était le comte de Lamothe-Valois, duquel on se disait à l’oreille avec une sorte de considération : Vous savez ? C’est le Lamothe de l’affaire du collier. Les partis ont de ces amnisties singulières.

Ajoutons ceci : dans la bourgeoisie, les situations honorées s’amoindrissent par des relations trop faciles ; il faut prendre garde à qui l’on admet ; de même qu’il y a perte de calorique dans le voisinage de ceux qui ont froid, il y a diminution de considération dans l’approche des gens méprisés. L’ancien monde d’en haut se tenait au-dessus de cette loi-là comme de toutes les autres. Marigny, frère de la Pompadour, a ses entrées chez M. le prince de Soubise. Quoique ? non, parce que. Du Barry, parrain de la Vaubernier, est le très bien venu chez M. le maréchal de Richelieu. Ce monde-là, c’est l’olympe. Mercure et le prince de Guéménée y sont chez eux. Un voleur y est admis, pourvu qu’il soit dieu.

Le comte de Lamothe, qui, en 1815, était un vieillard de soixante-quinze ans, n’avait de remarquable que son air silencieux et sentencieux, sa figure anguleuse et froide, ses manières parfaitement polies, son habit boutonné jusqu’à la cravate, et ses grandes jambes toujours croisées dans un long pantalon flasque couleur de terre de Sienne brûlée. Son visage était de la couleur de son pantalon.

Ce M. de Lamothe était « compté » dans ce salon, à cause de sa « célébrité », et, chose étrange à dire, mais exacte, à cause du nom de Valois.

Quant à M. Gillenormand, sa considération était absolument de bon aloi. Il faisait autorité. Il avait, tout léger qu’il était et sans que cela coûtât rien à sa gaîté, une certaine façon d’être, imposante, digne, honnête et bourgeoisement altière ; et son grand âge s’y ajoutait. On n’est pas impunément un siècle. Les années finissent par faire autour d’une tête un échevellement vénérable.

Il avait en outre de ces mots qui sont tout à fait l’étincelle de la vieille roche. Ainsi, quand le roi de Prusse, après avoir restauré Louis XVIII, vint lui faire visite sous le nom de comte de Ruppin, il fut reçu par le descendant de Louis XIV un peu comme marquis de Brandebourg et avec l’impertinence la plus délicate. M. Gillenormand approuva. — Tous les rois qui ne sont pas le roi de France, dit-il, sont des rois de province. On fit un jour devant lui cette demande et cette réponse : — À quoi donc a été condamné le rédacteur du Courrier français ? — À être suspendu. — Sus est de trop, observa Gillenormand. Des paroles de ce genre fondent une situation.

À un te deum anniversaire du retour des Bourbons, voyant passer M. de Talleyrand, il dit : Voilà son excellence le Mal.

M. Gillenormand venait habituellement accompagné de sa fille, cette longue mademoiselle qui avait alors passé quarante ans et en semblait cinquante, et d’un beau petit garçon de sept ans, blanc, rose, frais, avec des yeux heureux et confiants, lequel n’apparaissait jamais dans ce salon sans entendre toutes les voix bourdonner autour de lui : Qu’il est joli ! quel dommage ! pauvre enfant ! Cet enfant était celui dont nous avons dit un mot tout à l’heure. On l’appelait — pauvre enfant — parce qu’il avait pour père « un brigand de la Loire ».

Ce brigand de la Loire était ce gendre de M. Gillenormand dont il a déjà été fait mention, et que M. Gillenormand qualifiait la honte de sa famille.

II


UN DES SPECTRES ROUGES DE CE TEMPS-LA


Quelqu’un qui aurait passé à cette époque dans la petite ville de Vernon et qui s’y serait promené sur ce beau pont monumental auquel succédera bientôt, espérons-le, quelque affreux pont en fil de fer, aurait pu remarquer, en laissant tomber ses yeux du haut du parapet, un homme d’une cinquantaine d’années coiffé d’une casquette de cuir, vêtu d’un pantalon et d’une veste de gros drap gris, à laquelle était cousu quelque chose de jaune qui avait été un ruban rouge, chaussé de sabots, hâlé par le soleil, la face presque noire et les cheveux presque blancs, une large cicatrice sur le front se continuant sur la joue, courbé, voûté, vieilli avant l’âge, se promenant à peu près tous les jours, une bêche et une serpe à la main, dans un de ces compartiments entourés de murs qui avoisinent le pont et qui bordent comme une chaîne de terrasses la rive gauche de la Seine, charmants enclos pleins de fleurs desquels on dirait, s’ils étaient beaucoup plus grands : ce sont des jardins, et, s’ils étaient un peu plus petits : ce sont des bouquets. Tous ces enclos aboutissent par un bout à la rivière et par l’autre à une maison. L’homme en veste et en sabots dont nous venons de parler habitait vers 1817 le plus étroit de ces enclos et la plus humble de ces maisons. Il vivait là seul et solitaire, silencieusement et pauvrement, avec une femme, ni jeune, ni vieille, ni belle, ni laide, ni paysanne, ni bourgeoise, qui le servait. Le carré de terre qu’il appelait son jardin était célèbre dans la ville pour la beauté des fleurs qu’il y cultivait. Les fleurs étaient son occupation.

À force de travail, de persévérance, d’attention et de seaux d’eau, il avait réussi à créer après le créateur, et il avait inventé de certaines tulipes et de certains dahlias qui semblaient avoir été oubliés par la nature. Il était ingénieux ; il avait devancé Soulange Bodin dans la formation des petits massifs de terre de bruyère pour la culture des rares et précieux arbustes d’Amérique et de Chine. Dès le point du jour, en été, il était dans ses allées, piquant, taillant, sarclant, arrosant, marchant au milieu de ses fleurs avec un air de bonté, de tristesse et de douceur, quelquefois rêveur et immobile des heures entières, écoutant le chant d’un oiseau dans un arbre, le gazouillement d’un enfant dans une maison, ou bien les yeux fixés au bout d’un brin d’herbe sur quelque goutte de rosée dont le soleil faisait une escarboucle. Il avait une table fort maigre, et buvait plus de lait que de vin. Un marmot le faisait céder, sa servante le grondait. Il était timide jusqu’à sembler farouche, sortait rarement, et ne voyait personne que les pauvres qui frappaient à sa porte et son curé, l’abbé Mabeuf, bon vieux homme. Pourtant si des habitants de la ville ou des étrangers, les premiers venus, curieux de voir ses tulipes et ses roses, venaient sonner à sa petite maison, il ouvrait sa porte en souriant. C’était le brigand de la Loire.

Quelqu’un qui, dans le même temps, aurait lu les mémoires militaires, les biographies, le Moniteur et les bulletins de la grande armée, aurait pu être frappé d’un nom qui y revient assez souvent, le nom de Georges Pontmercy. Tout jeune, ce Georges Pontmercy était soldat au régiment de Saintonge. La révolution éclata. Le régiment de Saintonge fit partie de l’armée du Rhin. Car les anciens régiments de la monarchie gardèrent leurs noms de province, même après la chute de la monarchie, et ne furent embrigadés qu’en 1794. Pontmercy se battit à Spire, à Worms, à Neustadt, à Turkheim, à Alzey, à Mayence où il était des deux cents qui formaient l’arrière-garde de Houchard. Il tint, lui douzième, contre le corps du prince de Hesse, derrière le vieux rempart d’Andernach, et ne se replia sur le gros de l’armée que lorsque le canon ennemi eut ouvert la brèche depuis le cordon du parapet jusqu’au talus de plongée. Il était sous Kléber à Marchiennes et au combat du Mont-Palissel où il eut le bras cassé d’un biscaïen. Puis il passa à la frontière d’Italie, et il fut un des trente grenadiers qui défendirent le col de Tende avec Joubert. Joubert en fut nommé adjudant général et Pontmercy sous-lieutenant. Pontmercy était à côté de Berthier au milieu de la mitraille dans cette journée de Lodi qui fit dire à Bonaparte : Berthier a été canonnier, cavalier et grenadier. Il vit son ancien général Joubert tomber à Novi, au moment où, le sabre levé, il criait : En avant ! Ayant été embarqué avec sa compagnie pour les besoins de la campagne dans une péniche qui allait de Gênes à je ne sais plus quel petit port de la côte, il tomba dans un guêpier de sept ou huit voiles anglaises. Le commandant génois voulait jeter les canons à la mer, cacher les soldats dans l’entre-pont et se glisser dans l’ombre comme navire marchand. Pontmercy fit frapper les couleurs à la drisse du mât de pavillon, et passa fièrement sous le canon des frégates britanniques. À vingt lieues de là, son audace croissant, avec sa péniche il attaqua et captura un gros transport anglais qui portait des troupes en Sicile, si chargé d’hommes et de chevaux que le bâtiment était bondé jusqu’aux hiloires. En 1805, il était de cette division Malher qui enleva Günzbourg à l’archiduc Ferdinand. À Weltingen, il reçut dans ses bras, sous une grêle de balles, le colonel Maupetit blessé mortellement à la tête du 9e dragons. Il se distingua à Austerlitz dans cette admirable marche en échelons faite sous le feu de l’ennemi. Lorsque la cavalerie de la garde impériale russe écrasa un bataillon du 4e de ligne, Pontmercy fut de ceux qui prirent la revanche et qui culbutèrent cette garde. L’empereur lui donna la croix. Pontmercy vit successivement faire prisonniers Wurmser dans Mantoue, Mélas dans Alexandrie, Mack dans Ulm. Il fit partie du huitième corps de la grande armée que Mortier commandait et qui s’empara de Hambourg. Puis il passa dans le 55e de ligne qui était l’ancien régiment de Flandre. À Eylau, il était dans le cimetière où l’héroïque capitaine Louis Hugo, oncle de l’auteur de ce livre, soutint seul avec sa compagnie de quatrevingt-trois hommes, pendant deux heures, tout l’effort de l’armée ennemie. Pontmercy fut un des trois qui sortirent de ce cimetière vivants. Il fut de Friedland. Puis il vit Moscou, puis la Bérésina, puis Lutzen, Bautzen, Dresde, Wachau, Leipsick, et les défilés de Gelenhausen ; puis Montmirail, Château-Thierry, Craon, les bords de la Marne, les bords de l’Aisne et la redoutable position de Laon. À Arnay-le-Duc, étant capitaine, il sabra dix cosaques, et sauva, non son général, mais son caporal. Il fut haché à cette occasion et on lui tira vingt-sept esquilles rien que du bras gauche. Huit jours avant la capitulation de Paris, il venait de permuter avec un camarade et d’entrer dans la cavalerie. Il avait ce qu’on appelle dans l’ancien régime la double-main, c’est-à-dire une aptitude égale à manier, soldat, le sabre ou le fusil, officier, un escadron ou un bataillon. C’est de cette aptitude, perfectionnée par l’éducation militaire, que sont nées certaines armes spéciales, les dragons, par exemple, qui sont tout ensemble cavaliers et fantassins. Il accompagna Napoléon à l’île d’Elbe. À Waterloo, il était chef d’escadron de cuirassiers dans la brigade Dubois. Ce fut lui qui prit le drapeau du bataillon de Lunebourg. Il vint jeter le drapeau aux pieds de l’empereur. Il était couvert de sang. Il avait reçu, en arrachant le drapeau, un coup de sabre à travers le visage. L’empereur, content, lui cria : Tu es colonel, tu es baron, tu es officier de la légion d’honneur ! Pontmercy répondit : Sire, je vous remercie pour ma veuve. Une heure après, il tombait dans le ravin d’Ohain. Maintenant qu’était-ce que ce Georges Pontmercy ? C’était ce même brigand de la Loire.

On a déjà vu quelque chose de son histoire. Après Waterloo, Pontmercy, tiré, on s’en souvient, du chemin creux d’Ohain, avait réussi à regagner l’armée, et s’était traîné d’ambulance en ambulance jusqu’aux cantonnements de la Loire.

La restauration l’avait mis à la demi-solde, puis l’avait envoyé en résidence, c’est-à-dire en surveillance, à Vernon. Le roi Louis XVIII, considérant comme non avenu tout ce qui s’était fait dans les Cent-Jours, ne lui avait reconnu ni sa qualité d’officier de la légion d’honneur, ni son grade de colonel, ni son titre de baron. Lui, de son côté, ne négligeait aucune occasion de signer le colonel baron Pontmercy. Il n’avait qu’un vieil habit bleu, et il ne sortait jamais sans y attacher la rosette d’officier de la légion d’honneur. Le procureur du roi le fit prévenir que le parquet le poursuivrait pour « port illégal de cette décoration ». Quand cet avis lui fut donné par un intermédiaire officieux, Pontmercy répondit avec un amer sourire : Je ne sais point si c’est moi qui n’entends plus le français, ou si c’est vous qui ne le parlez plus ; mais le fait est que je ne comprends pas. — Puis il sortit huit jours de suite avec sa rosette. On n’osa point l’inquiéter. Deux ou trois fois le ministre de la guerre et le général commandant le département lui écrivirent avec cette suscription : À monsieur le commandant Pontmercy. Il renvoya les lettres non décachetées. En ce même moment Napoléon à Sainte-Hélène traitait de la même façon les missives de sir Hudson Lowe adressées au général Bonaparte. Pontmercy avait fini, qu’on nous passe le mot, par avoir dans la bouche la même salive que son empereur.

Il y avait ainsi à Rome des soldats carthaginois prisonniers qui refusaient de saluer Flaminius et qui avaient un peu de l’âme d’Annibal.

Un matin, il rencontra le procureur du roi dans une rue de Vernon, alla à lui, et lui dit : — Monsieur le procureur du roi, m’est-il permis de porter ma balafre ?

Il n’avait rien, que sa très chétive demi-solde de chef d’escadron. Il avait loué à Vernon la plus petite maison qu’il avait pu trouver. Il y vivait seul, on vient de voir comment. Sous l’Empire, entre deux guerres, il avait trouvé le temps d’épouser mademoiselle Gillenormand. Le vieux bourgeois, indigné au fond, avait consenti en soupirant et en disant : Les plus grandes familles y sont forcées. En 1815, madame Pontmercy, femme du reste de tout point admirable, élevée et rare et digne de son mari, était morte, laissant un enfant. Cet enfant eût été la joie du colonel dans sa solitude ; mais l’aïeul avait impérieusement réclamé son petit-fils, déclarant que, si on ne le lui donnait pas, il le déshériterait. Le père avait cédé dans l’intérêt du petit, et, ne pouvant avoir son enfant, il s’était mis à aimer les fleurs.

Il avait du reste renoncé à tout, ne remuant ni ne conspirant. Il partageait sa pensée entre les choses innocentes qu’il faisait et les choses grandes qu’il avait faites. Il passait son temps à espérer un œillet ou à se souvenir d’Austerlitz.

M. Gillenormand n’avait aucune relation avec son gendre. Le colonel était pour lui « un bandit », et il était pour le colonel « une ganache ». M. Gillenormand ne parlait jamais du colonel, si ce n’est quelquefois pour faire des allusions moqueuses à « sa baronnie ». Il était expressément convenu que Pontmercy n’essayerait jamais de voir son fils ni de lui parler, sous peine qu’on le lui rendît chassé et déshérité. Pour les Gillenormand, Pontmercy était un pestiféré. Ils entendaient élever l’enfant à leur guise. Le colonel eut tort peut-être d’accepter ces conditions, mais il les subit, croyant bien faire et ne sacrifier que lui. L’héritage du père Gillenormand était peu de chose, mais l’héritage de Mlle  Gillenormand aînée était considérable. Cette tante, restée fille, était fort riche du côté maternel, et le fils de sa sœur était son héritier naturel.

L’enfant, qui s’appelait Marius, savait qu’il avait un père, mais rien de plus. Personne ne lui en ouvrait la bouche. Cependant, dans le monde où son grand-père le menait, les chuchotements, les demi-mots, les clins d’yeux, s’étaient fait jour à la longue jusque dans l’esprit du petit, il avait fini par comprendre quelque chose, et comme il prenait naturellement, par une sorte d’infiltration et de pénétration lente, les idées et les opinions qui étaient, pour ainsi dire, son milieu respirable, il en vint peu à peu à ne songer à son père qu’avec honte et le cœur serré.

Pendant qu’il grandissait ainsi, tous les deux ou trois mois, le colonel s’échappait, venait furtivement à Paris comme un repris de justice qui rompt son ban et allait se poster à Saint-Sulpice, à l’heure où la tante Gillenormand menait Marius à la messe. Là, tremblant que la tante ne se retournât, caché derrière un pilier, immobile, n’osant respirer, il regardait son enfant. Ce balafré avait peur de cette vieille fille.

De là même était venue sa liaison avec le curé de Vernon, M. l’abbé Mabeuf.

Ce digne prêtre était frère d’un marguillier de Saint-Sulpice lequel avait plusieurs fois remarqué cet homme contemplant cet enfant, et la cicatrice qu’il avait sur la joue, et la grosse larme qu’il avait dans les yeux. Cet homme qui avait si bien l’air d’un homme et qui pleurait comme une femme avait frappé le marguillier. Cette figure lui était restée dans l’esprit. Un jour, étant allé à Vernon voir son frère, il rencontra sur le pont le colonel Pontmercy et reconnut l’homme de Saint-Sulpice. Le marguillier en parla au curé, et tous deux sous un prétexte quelconque firent une visite au colonel. Cette visite en amena d’autres. Le colonel d’abord très fermé finit par s’ouvrir, et le curé et le marguillier arrivèrent à savoir toute l’histoire, et comment Pontmercy sacrifiait son bonheur à l’avenir de son enfant. Cela fit que le curé le prit en vénération et en tendresse, et le colonel de son côté prit en affection le curé. D’ailleurs, quand d’aventure ils sont sincères et bons tous les deux, rien ne se pénètre et ne s’amalgame plus aisément qu’un vieux prêtre et un vieux soldat. Au fond, c’est le même homme. L’un s’est dévoué pour la patrie d’en bas, l’autre pour la patrie d’en haut ; pas d’autre différence.

Deux fois par an, au 1er janvier et à la Saint-Georges, Marius écrivait à son père des lettres de devoir que sa tante dictait, et qu’on eût dit copiées dans quelque formulaire ; c’était tout ce que tolérait M. Gillenormand ; et le père répondait des lettres fort tendres que l’aïeul fourrait dans sa poche sans les lire.


III


REQUIESCANT


Le salon de madame de T. était tout ce que Marius Pontmercy connaissait du monde. C’était la seule ouverture par laquelle il pût regarder dans la vie. Cette ouverture était sombre et il lui venait par cette lucarne plus de froid que de chaleur, plus de nuit que de jour. Cet enfant, qui n’était que joie et lumière, en entrant dans ce monde étrange, y devint en peu de temps triste, et, ce qui est plus contraire encore à cet âge, grave. Entouré de toutes ces personnes imposantes et singulières, il regardait autour de lui avec un étonnement sérieux. Tout se réunissait pour accroître en lui cette stupeur. Il y avait dans le salon de madame de T. de vieilles nobles dames très vénérables qui s’appelaient Mathan, Noé, Lévis qu’on prononçait Lévi, Cambis qu’on prononçait Cambyse. Ces antiques visages et ces noms bibliques se mêlaient dans l’esprit de l’enfant à son ancien testament qu’il apprenait par cœur, et quand elles étaient là toutes, assises en cercle autour d’un feu mourant, à peine éclairées par une lampe voilée de vert, avec leurs profils sévères, leurs cheveux gris ou blancs, leurs longues robes d’un autre âge dont on ne distinguait que les couleurs lugubres, laissant tomber à de rares intervalles des paroles à la fois majestueuses et farouches, le petit Marius les considérait avec des yeux effarés, croyant voir, non des femmes, mais des patriarches et des mages, non des êtres réels, mais des fantômes.

À ces fantômes se mêlaient plusieurs prêtres, habitués de ce salon vieux, et quelques gentilshommes ; le marquis de Sassenaye, secrétaire des commandements de madame de Berry, le vicomte de Valory, qui publiait sous le pseudonyme de Charles-Antoine des odes monorimes, le prince de Beauffremont, qui, assez jeune, avait un chef grisonnant et une jolie et spirituelle femme dont les toilettes de velours écarlate à torsades d’or, fort décolletées, effarouchaient ces ténèbres, le marquis de Coriolis d’Espinouse, l’homme de France qui savait le mieux « la politesse proportionnée », le comte d’Amendre, le bonhomme au menton bienveillant, et le chevalier de Port-de-Guy, pilier de la bibliothèque du Louvre, dite le cabinet du roi. M. de Port-de-Guy, chauve et plutôt vieilli que vieux, contait qu’en 1793, âgé de seize ans, on l’avait mis au bagne comme réfractaire, et ferré avec un octogénaire, l’évêque de Mirepoix, réfractaire aussi, mais comme prêtre, tandis que lui l’était comme soldat. C’était à Toulon. Leur fonction était d’aller la nuit ramasser sur l’échafaud les têtes et les corps des guillotinés du jour ; ils emportaient sur leur dos ces troncs ruisselants, et leurs capes rouges de galériens avaient derrière leur nuque une croûte de sang, sèche le matin, humide le soir. Ces récits tragiques abondaient dans le salon de madame de T. ; et à force d’y maudire Marat, on y applaudissait Trestaillon. Quelques députés du genre introuvable y faisaient leur whist, M. Thibord du Chalard, M. Lemarchant de Gomicourt, et le célèbre railleur de la droite, M. Cornet-Dincourt. Le bailli de Ferrette, avec ses culottes courtes et ses jambes maigres, traversait quelquefois ce salon en allant chez M. de Talleyrand. Il avait été le camarade de plaisir de M. le comte d’Artois, et, à l’inverse d’Aristote accroupi sous Campaspe, il avait fait marcher la Guimard à quatre pattes, et de la sorte montré aux siècles un philosophe vengé par un bailli.

Quant aux prêtres, c’était l’abbé Halma, le même à qui M. Larose, son collaborateur à la Foudre, disait : Bah ! qui est-ce qui n’a pas cinquante ans ? quelques blancs-becs peut-être ! l’abbé Letourneur, prédicateur du roi, l’abbé Frayssinous, qui n’était encore ni comte, ni évêque, ni ministre, ni pair, et qui portait une vieille soutane où il manquait des boutons, et l’abbé Keravenant, curé de Saint-Germain des Prés ; plus le nonce du pape, alors monsignor Macchi, archevêque de Nisibi, plus tard cardinal, remarquable par son long nez pensif, et un autre monsignor ainsi intitulé : abbate Palmieri, prélat domestique, un des sept protonotaires participants du saint-siége, chanoine de l’insigne basilique libérienne, avocat des saints, postulatore di santi, ce qui se rapporte aux affaires de canonisation et signifie à peu près maître des requêtes de la section du paradis ; enfin deux cardinaux, M. de la Luzerne et M. de Clermont-Tonnerre. M. le cardinal de la Luzerne était un écrivain et devait avoir, quelques années plus tard, l’honneur de signer dans le Conservateur des articles côte à côte avec Chateaubriand ; M. de Clermont-Tonnerre était archevêque de Toulouse et venait souvent en villégiature à Paris chez son neveu le marquis de Tonnerre, qui a été ministre de la marine et de la guerre. Le cardinal de Clermont-Tonnerre était un petit vieillard gai montrant ses bas rouges sous sa soutane troussée ; il avait pour spécialité de haïr l’Encyclopédie et de jouer éperdument au billard, et les gens qui, à cette époque, passaient dans les soirs d’été rue Madame, où était alors l’hôtel de Clermont-Tonnerre, s’arrêtaient pour entendre le choc des billes, et la voix aiguë du cardinal criant à son conclaviste, monseigneur Cottret, évêque in partibus de Caryste : Marque, l’abbé, je carambole. Le cardinal de Clermont-Tonnerre avait été amené chez madame de T. par son ami le plus intime, M. de Roquelaure, ancien évêque de Senlis et l’un des quarante. M. de Roquelaure était considérable par sa haute taille et par son assiduité à l’académie ; à travers la porte vitrée de la salle voisine de la bibliothèque où l’académie française tenait alors ses séances, les curieux pouvaient tous les jeudis contempler l’ancien évêque de Senlis, habituellement debout, poudré à frais, en bas violets, et tournant le dos à la porte, apparemment pour mieux faire voir son petit collet. Tous ces ecclésiastiques, quoique la plupart hommes de cour autant qu’hommes d’église, s’ajoutaient à la gravité du salon de T., dont cinq pairs de France, le marquis de Vibraye, le marquis de Talaru, le marquis d’Herbouville, le vicomte Dambray et le duc de Valentinois, accentuaient l’aspect seigneurial. Ce duc de Valentinois, quoique prince de Monaco, c’est-à-dire prince souverain étranger, avait une si haute idée de la France et de la pairie qu’il voyait tout à travers elles. C’était lui qui disait : Les cardinaux sont les pairs de France de Rome ; les lords sont les pairs de France d’Angleterre. Au reste, car il faut en ce siècle que la révolution soit partout, ce salon féodal était, comme nous l’avons dit, dominé par un bourgeois. M. Gillenormand y régnait.

C’était là l’essence et la quintessence de la société parisienne blanche. On y tenait en quarantaine les renommées, même royalistes. Il y a toujours de l’anarchie dans la renommée. Chateaubriand, entrant là, eût fait l’effet du Père Duchêne. Quelques ralliés pourtant pénétraient, par tolérance, dans ce monde orthodoxe. Le comte Beugnot y était reçu à correction.

Les salons « nobles » d’aujourd’hui ne ressemblent plus à ces salons-là. Le faubourg Saint-Germain d’à présent sent le fagot. Les royalistes de maintenant sont des démagogues, disons-le à leur louange.

Chez madame de T., le monde étant supérieur, le goût était exquis et hautain, sous une grande fleur de politesse. Les habitudes y comportaient toutes sortes de raffinements involontaires qui étaient l’ancien régime même, enterré, mais vivant. Quelques-unes de ces habitudes, dans le langage surtout, semblaient bizarres. Des connaisseurs superficiels eussent pris pour province ce qui n’était que vétusté. On appelait une femme madame la générale. Madame la colonelle n’était pas absolument inusité. La charmante madame de Léon, en souvenir sans doute des duchesses de Longueville et de Chevreuse, préférait cette appellation à son titre de princesse. La marquise de Créquy, elle aussi, s’était appelée madame la colonelle.

Ce fut ce petit haut monde qui inventa aux Tuileries le raffinement de dire toujours en parlant au roi dans l’intimité le roi à la troisième personne et jamais votre majesté, la qualification votre majesté ayant été « souillée par l’usurpateur ».

On jugeait là les faits et les hommes. On raillait le siècle, ce qui dispensait de le comprendre. On s’entr’aidait dans l’étonnement. On se communiquait la quantité de clarté qu’on avait. Mathusalem renseignait Épiménide. Le sourd mettait l’aveugle au courant. On déclarait non avenu le temps écoulé depuis Coblentz. De même que Louis XVIII était, par la grâce de Dieu, à la vingt-cinquième année de son règne, les émigrés étaient, de droit, à la vingt-cinquième année de leur adolescence.

Tout était harmonieux ; rien ne vivait trop ; la parole était à peine un souffle ; le journal, d’accord avec le salon, semblait un papyrus. Il y avait des jeunes gens, mais ils étaient un peu morts. Dans l’antichambre, les livrées étaient vieillottes. Ces personnages, complètement passés, étaient servis par des domestiques du même genre. Tout cela avait l’air d’avoir vécu il y a longtemps, et de s’obstiner contre le sépulcre. Conserver, Conservation, Conservateur, c’était là à peu près tout le dictionnaire. Être en bonne odeur, était la question. Il y avait en effet des aromates dans les opinions de ces groupes vénérables, et leurs idées sentaient le vétyver. C’était un monde momie. Les maîtres étaient embaumés, les valets étaient empaillés.

Une digne vieille marquise émigrée et ruinée, n’ayant plus qu’une bonne, continuait de dire : Mes gens.

Que faisait-on dans le salon de madame de T. ? On était ultra.

Être ultra ; ce mot, quoique ce qu’il représente n’ait peut-être pas disparu, ce mot n’a plus de sens aujourd’hui. Expliquons-le.

Être ultra, c’est aller au delà. C’est attaquer le sceptre au nom du trône et la mitre au nom de l’autel ; c’est malmener la chose qu’on traîne ; c’est ruer dans l’attelage ; c’est chicaner le bûcher sur le degré de cuisson des hérétiques ; c’est reprocher à l’idole son peu d’idolâtrie ; c’est insulter par excès de respect ; c’est trouver dans le pape pas assez de papisme, dans le roi pas assez de royauté, et trop de lumière à la nuit ; c’est être mécontent de l’albâtre, de la neige, du cygne et du lys au nom de la blancheur ; c’est être partisan des choses au point d’en devenir l’ennemi ; c’est être si fort pour, qu’on est contre.

L’esprit ultra caractérise spécialement la première phase de la Restauration.

Rien dans l’histoire n’a ressemblé à ce quart d’heure qui commence à 1814 et qui se termine vers 1820 à l’avénement de M. de Villèle, l’homme pratique de la droite. Ces six années furent un moment extraordinaire ; à la fois brillant et morne, riant et sombre, éclairé comme par le rayonnement de l’aube et tout couvert en même temps des ténèbres des grandes catastrophes qui emplissaient encore l’horizon et s’enfonçaient lentement dans le passé. Il y eut là, dans cette lumière et dans cette ombre, tout un petit monde nouveau et vieux, bouffon et triste, juvénile et sénile, se frottant les yeux ; rien ne ressemble au réveil comme le retour ; groupe qui regardait la France avec humeur et que la France regardait avec ironie ; de bons vieux hiboux marquis plein les rues, les revenus et les revenants, des « ci-devant » stupéfaits de tout, de braves et nobles gentilshommes souriant d’être en France et en pleurant aussi, ravis de revoir leur patrie, désespérés de ne plus retrouver leur monarchie ; la noblesse des croisades conspuant la noblesse de l’empire, c’est-à-dire la noblesse de l’épée ; les races historiques ayant perdu le sens de l’histoire ; les fils des compagnons de Charlemagne dédaignant les compagnons de Napoléon. Les épées, comme nous venons de le dire, se renvoyaient l’insulte ; l’épée de Fontenoy était risible et n’était qu’une rouillarde ; l’épée de Marengo était odieuse et n’était qu’un sabre. Jadis méconnaissait Hier. On n’avait plus le sentiment de ce qui était grand, ni le sentiment de ce qui était ridicule. Il y eut quelqu’un qui appela Bonaparte Scapin. Ce monde n’est plus. Rien, répétons-le, n’en reste aujourd’hui. Quand nous en tirons par hasard quelque figure et que nous essayons de le faire revivre par la pensée, il nous semble étrange comme un monde antédiluvien. C’est qu’en effet il a été lui aussi englouti par un déluge. Il a disparu sous deux révolutions. Quels flots que les idées ! Comme elles couvrent vite tout ce qu’elles ont mission de détruire et d’ensevelir, et comme elles font promptement d’effrayantes profondeurs !

Telle était la physionomie des salons de ces temps lointains et candides où M. Martainville avait plus d’esprit que Voltaire.

Ces salons avaient une littérature et une politique à eux. On y croyait en Fiévée. M. Agier y faisait loi. On y commentait M. Colnet, le publiciste bouquiniste du quai Malaquais. Napoléon y était pleinement Ogre de Corse. Plus tard, l’introduction dans l’histoire de M. le marquis de Buonaparte, lieutenant général des armées du roi, fut une concession à l’esprit du siècle.

Ces salons ne furent pas longtemps purs. Dès 1818, quelques doctrinaires commencèrent à y poindre, nuance inquiétante. La manière de ceux-là était d’être royalistes et de s’en excuser. Là où les ultras étaient très fiers, les doctrinaires étaient un peu honteux. Ils avaient de l’esprit ; ils avaient du silence ; leur dogme politique était convenablement empesé de morgue ; ils devaient réussir. Ils faisaient, utilement d’ailleurs, des excès de cravate blanche et d’habit boutonné. Le tort, ou le malheur, du parti doctrinaire a été de créer la jeunesse vieille. Ils prenaient des poses de sages. Ils rêvaient de greffer sur le principe absolu et excessif un pouvoir tempéré. Ils opposaient, et parfois avec une rare intelligence, au libéralisme démolisseur un libéralisme conservateur. On les entendait dire : « Grâce pour le royalisme ! il a rendu plus d’un service. Il a rapporté la tradition, le culte, la religion, le respect. Il est fidèle, brave, chevaleresque, aimant, dévoué. Il vient mêler, quoique à regret, aux grandeurs nouvelles de la nation les grandeurs séculaires de la monarchie. Il a le tort de ne pas comprendre la révolution, l’empire, la gloire, la liberté, les jeunes idées, les jeunes générations, le siècle. Mais ce tort qu’il a envers nous, ne l’avons-nous pas quelquefois envers lui ? La révolution, dont nous sommes les héritiers, doit avoir l’intelligence de tout. Attaquer le royalisme, c’est le contre-sens du libéralisme. Quelle faute ! et quel aveuglement ! La France révolutionnaire manque de respect à la France historique, c’est-à-dire à sa mère, c’est-à-dire à elle-même. Après le 5 septembre, on traite la noblesse de la monarchie comme après le 8 juillet on traitait la noblesse de l’empire. Ils ont été injustes pour l’aigle, nous sommes injustes pour la fleur de lys. On veut donc toujours avoir quelque chose à proscrire ! Dédorer la couronne de Louis XIV, gratter l’écusson d’Henri IV, cela est-il bien utile ? Nous raillons M. de Vaublanc qui effaçait les N du pont d’Iéna ! Que faisait-il donc ? Ce que nous faisons. Bouvines nous appartient comme Marengo. Les fleurs de lys sont à nous comme les N. C’est notre patrimoine. À quoi bon l’amoindrir ? Il ne faut pas plus renier la patrie dans le passé que dans le présent. Pourquoi ne pas vouloir toute l’histoire ? Pourquoi ne pas aimer toute la France ? »

C’est ainsi que les doctrinaires critiquaient et protégeaient le royalisme, mécontent d’être critiqué et furieux d’être protégé.

Les ultras marquèrent la première époque du royalisme ; la congrégation caractérisa la seconde. À la fougue succéda l’habileté. Bornons ici cette esquisse.

Dans le cours de ce récit, l’auteur de ce livre a trouvé sur son chemin ce moment curieux de l’histoire contemporaine ; il a dû y jeter en passant un coup d’œil et retracer quelques-uns des linéaments singuliers de cette société aujourd’hui inconnue. Mais il le fait rapidement et sans aucune idée amère ou dérisoire. Des souvenirs, affectueux et respectueux, car ils touchent à sa mère, l’attachent à ce passé. D’ailleurs, disons-le, ce même petit monde avait sa grandeur. On en peut sourire, mais on ne peut ni le mépriser ni le haïr. C’était la France d’autrefois.

Marius Pontmercy fit comme tous les enfants des études quelconques. Quand il sortit des mains de la tante Gillenormand, son grand-père le confia à un digne professeur de la plus pure innocence classique. Cette jeune âme qui s’ouvrait passa d’une prude à un cuistre. Marius eut ses années de collège, puis il entra à l’école de droit. Il était royaliste, fanatique et austère. Il aimait peu son grand-père dont la gaîté et le cynisme le froissaient, et il était sombre à l’endroit de son père.

C’était du reste un garçon ardent et froid, noble, généreux, fier, religieux, exalté ; digne jusqu’à la dureté, pur jusqu’à la sauvagerie.

IV


FIN DU BRIGAND


L’achèvement des études classiques de Marius coïncida avec la sortie du monde de M. Gillenormand. Le vieillard dit adieu au faubourg Saint-Germain et au salon de madame de T., et vint s’établir au Marais dans sa maison de la rue des Filles-du-Calvaire. Il avait là pour domestiques, outre le portier, cette femme de chambre Nicolette qui avait succédé à la Magnon, et ce Basque essoufflé et poussif dont il a été parlé plus haut.

En 1827, Marius venait d’atteindre ses dix-sept ans. Comme il rentrait un soir, il vit son grand-père qui tenait une lettre à la main.

— Marius, dit M. Gillenormand, tu partiras demain pour Vernon.

— Pourquoi ? dit Marius.

— Pour voir ton père.

Marius eut un tremblement. Il avait songé à tout, excepté à ceci, qu’il pourrait un jour se faire qu’il eût à voir son père. Rien ne pouvait être pour lui plus inattendu, plus surprenant, et, disons-le, plus désagréable. C’était l’éloignement contraint au rapprochement. Ce n’était pas un chagrin, non, c’était une corvée.

Marius, outre ses motifs d’antipathie politique, était convaincu que son père, le sabreur, comme l’appelait M. Gillenormand dans ses jours de douceur, ne l’aimait pas ; cela était évident, puisqu’il l’avait abandonné ainsi et laissé à d’autres. Ne se sentant point aimé, il n’aimait point. Rien de plus simple, se disait-il.

Il fut si stupéfait qu’il ne questionna pas M. Gillenormand. Le grand-père reprit :

— Il paraît qu’il est malade. Il te demande.

Et après un silence il ajouta :

— Pars demain matin. Je crois qu’il y a cour des Fontaines une voiture qui part à six heures et qui arrive le soir. Prends-la. Il dit que c’est pressé.

Puis il froissa la lettre et la mit dans sa poche. Marius aurait pu partir le soir même et être près de son père le lendemain matin. Une diligence de la rue du Bouloi faisait à cette époque le voyage de Rouen la nuit et passait par Vernon. Ni M. Gillenormand ni Marius ne songèrent à s’informer.

Le lendemain, à la brune, Marius arrivait à Vernon. Les chandelles commençaient à s’allumer. Il demanda au premier passant venu la maison de monsieur Pontmercy. Car dans sa pensée il était de l’avis de la restauration, et, lui non plus, ne reconnaissait son père ni baron ni colonel.

On lui indiqua le logis. Il sonna. Une femme vint lui ouvrir, une petite lampe à la main.

— Monsieur Pontmercy ? dit Marius.

La femme resta immobile.

— Est-ce ici ? demanda Marius.

La femme fit de la tête un signe affirmatif.

— Pourrais-je lui parler ?

La femme fit un signe négatif.

— Mais je suis son fils, reprit Marius. Il m’attend.

— Il ne vous attend plus, dit la femme.

Alors il s’aperçut qu’elle pleurait.

Elle lui désigna du doigt la porte d’une salle basse. Il entra.

Dans cette salle qu’éclairait une chandelle de suif posée sur la cheminée, il y avait trois hommes, un qui était debout, un qui était à genoux, et un qui était à terre et en chemise couché tout de son long sur le carreau. Celui qui était à terre était le colonel.

Les deux autres étaient un médecin et un prêtre qui priait.

Le colonel était depuis trois jours atteint d’une fièvre cérébrale. Au début de la maladie, ayant un mauvais pressentiment, il avait écrit à M. Gillenormand pour demander son fils. La maladie avait empiré. Le soir même de l’arrivée de Marius à Vernon, le colonel avait eu un accès de délire ; il s’était levé de son lit malgré la servante, en criant : — Mon fils n’arrive pas ! je vais au-devant de lui ! — Puis il était sorti de sa chambre et était tombé sur le carreau de l’antichambre. Il venait d’expirer.

On avait appelé le médecin et le curé. Le médecin était arrivé trop tard, le curé était arrivé trop tard. Le fils aussi était arrivé trop tard.

À la clarté crépusculaire de la chandelle, on distinguait sur la joue du colonel gisant et pâle une grosse larme qui avait coulé de son œil mort. L’œil était éteint, mais la larme n’était pas séchée. Cette larme, c’était le retard de son fils.

Marius considéra cet homme qu’il voyait pour la première fois, et pour la dernière, ce visage vénérable et mâle, ces yeux ouverts qui ne regardaient pas, ces cheveux blancs, ces membres robustes sur lesquels on distinguait çà et là des lignes brunes qui étaient des coups de sabre et des espèces d’étoiles rouges qui étaient des trous de balles. Il considéra cette gigantesque balafre qui imprimait l’héroïsme sur cette face où Dieu avait empreint la bonté. Il songea que cet homme était son père et que cet homme était mort, et il resta froid.

La tristesse qu’il éprouvait fut la tristesse qu’il aurait ressentie devant tout autre homme qu’il aurait vu étendu mort.

Le deuil, un deuil poignant, était dans cette chambre. La servante se lamentait dans un coin, le curé priait, et on l’entendait sangloter, le médecin s’essuyait les yeux ; le cadavre lui-même pleurait.

Ce médecin, ce prêtre et cette femme regardaient Marius à travers leur affliction sans dire une parole ; c’était lui qui était l’étranger. Marius, trop peu ému, se sentit honteux et embarrassé de son attitude ; il avait son chapeau à la main, il le laissa tomber à terre, afin de faire croire que la douleur lui ôtait la force de le tenir.

En même temps il éprouvait comme un remords et il se méprisait d’agir ainsi. Mais était-ce sa faute ? Il n’aimait pas son père, quoi !

Le colonel ne laissait rien. La vente du mobilier paya à peine l’enterrement. La servante trouva un chiffon de papier qu’elle remit à Marius. Il y avait ceci, écrit de la main du colonel :

« — Pour mon fils. — L’empereur m’a fait baron sur le champ de bataille de Waterloo. Puisque la restauration me conteste ce titre que j’ai payé de mon sang, mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire qu’il en sera digne. »

Derrière, le colonel avait ajouté :

« À cette même bataille de Waterloo, un sergent m’a sauvé la vie. Cet homme s’appelle Thénardier. Dans ces derniers temps, je crois qu’il tenait une petite auberge dans un village des environs de Paris, à Chelles ou à Montfermeil. Si mon fils le rencontre, il fera à Thénardier tout le bien qu’il pourra. »

Non par religion pour son père, mais à cause de ce respect vague de la mort qui est toujours si impérieux au cœur de l’homme, Marius prit ce papier et le serra.

Rien ne resta du colonel. M. Gillenormand fit vendre au fripier son épée et son uniforme. Les voisins dévalisèrent le jardin et pillèrent les fleurs rares. Les autres plantes devinrent ronces et broussailles, et moururent.

Marius n’était demeuré que quarante-huit heures à Vernon. Après l’enterrement, il était revenu à Paris et s’était remis à son droit, sans plus songer à son père que s’il n’eût jamais vécu. En deux jours le colonel avait été enterré, et en trois jours oublié.

Marius avait un crêpe à son chapeau. Voilà tout.

V


L’UTILITÉ D’ALLER À LA MESSE POUR DEVENIR
RÉVOLUTIONNAIRE


Marius avait gardé les habitudes religieuses de son enfance. Un dimanche qu’il était allé entendre la messe à Saint-Sulpice, à cette même chapelle de la Vierge où sa tante le menait quand il était petit, étant ce jour-là distrait et rêveur plus qu’à l’ordinaire, il s’était placé derrière un pilier et agenouillé, sans y faire attention, sur une chaise en velours d’Utrecht au dossier de laquelle était écrit ce nom : Monsieur Mabeuf, marguillier. La messe commençait à peine qu’un vieillard se présenta et dit à Marius :

— Monsieur, c’est ma place.

Marius s’écarta avec empressement, et le vieillard reprit sa chaise.

La messe finie, Marius était resté pensif à quelques pas ; le vieillard s’approcha de nouveau et lui dit :

— Je vous demande pardon, monsieur, de vous avoir dérangé tout à l’heure et de vous déranger encore en ce moment ; mais vous avez dû me trouver fâcheux, il faut que je vous explique.

— Monsieur, dit Marius, c’est inutile.

— Si ! reprit le vieillard, je ne veux pas que vous ayez mauvaise idée de moi. Voyez-vous, je tiens à cette place. Il me semble que la messe y est meilleure. Pourquoi ? je vais vous le dire. C’est à cette place-là que j’ai vu venir pendant dix années, tous les deux ou trois mois régulièrement, un pauvre brave père qui n’avait pas d’autre occasion et pas d’autre manière de voir son enfant, parce que, pour des arrangements de famille, on l’en empêchait. Il venait à l’heure où il savait qu’on menait son fils à la messe. Le petit ne se doutait pas que son père était là. Il ne savait même peut-être pas qu’il avait un père, l’innocent ! Le père, lui, se tenait derrière un pilier pour qu’on ne le vît pas. Il regardait son enfant, et il pleurait. Il adorait ce petit, ce pauvre homme ! J’ai vu cela. Cet endroit est devenu comme sanctifié pour moi, et j’ai pris l’habitude de venir y entendre la messe. Je le préfère au banc d’œuvre où j’aurais droit d’être comme marguillier. J’ai même un peu connu ce malheureux monsieur. Il avait un beau-père, une tante riche, des parents, je ne sais plus trop, qui menaçaient de déshériter l’enfant si, lui le père, il le voyait. Il s’était sacrifié pour que son fils fût riche un jour et heureux. On l’en séparait pour opinion politique. Certainement j’approuve les opinions politiques, mais il y a des gens qui ne savent pas s’arrêter. Mon Dieu ! parce qu’un homme a été à Waterloo, ce n’est pas un monstre ; on ne sépare point pour cela un père de son enfant. C’était un colonel de Bonaparte. Il est mort, je crois. Il demeurait à Vernon où j’ai mon frère curé, et il s’appelait quelque chose comme Pontmarie ou Montpercy… — Il avait, ma foi, un beau coup de sabre.

— Pontmercy ? dit Marius en pâlissant.

— Précisément. Pontmercy. Est-ce que vous l’avez connu ?

— Monsieur, dit Marius, c’était mon père.

Le vieux marguillier joignit les mains, et s’écria :

— Ah ! vous êtes l’enfant ! Oui, c’est cela, ce doit être un homme à présent. Eh bien ! pauvre enfant, vous pouvez dire que vous avez eu un père qui vous a bien aimé !

Marius offrit son bras au vieillard et le ramena jusqu’à son logis. Le lendemain, il dit à M. Gillenormand :

— Nous avons arrangé une partie de chasse avec quelques amis. Voulez-vous me permettre de m’absenter trois jours ?

— Quatre ! répondit le grand-père. Va, amuse-toi.

Et, clignant de l’œil, il dit bas à sa fille :

— Quelque amourette !


VI


CE QUE C’EST QUE D’AVOIR RENCONTRÉ
UN MARGUILLIER


Où alla Marius, on le verra un peu plus loin.

Marius fut trois jours absent, puis il revint à Paris, alla droit à la bibliothèque de l’école de droit, et demanda la collection du Moniteur.

Il lut le Moniteur, il lut toutes les histoires de la république et de l’empire, le Mémorial de Sainte-Hélène, tous les mémoires, les journaux, les bulletins, les proclamations ; il dévora tout. La première fois qu’il rencontra le nom de son père dans les bulletins de la grande armée, il en eut la fièvre toute une semaine. Il alla voir les généraux sous lesquels Georges Pontmercy avait servi, entre autres le comte H. Le marguillier Mabeuf, qu’il était allé revoir, lui avait conté la vie de Vernon, la retraite du colonel, ses fleurs, sa solitude. Marius arriva à connaître pleinement cet homme rare, sublime et doux, cette espèce de lion-agneau qui avait été son père.

Cependant, occupé de cette étude qui lui prenait tous ses instants comme toutes ses pensées, il ne voyait presque plus les Gillenormand. Aux heures des repas, il paraissait ; puis on le cherchait, il n’était plus là. La tante bougonnait. Le père Gillenormand souriait. — Bah ! bah ! c’est le temps des fillettes ! — Quelquefois le vieillard ajoutait : — Diable ! je croyais que c’était une galanterie, il paraît que c’est une passion.

C’était une passion en effet. Marius était en train d’adorer son père.

En même temps un changement extraordinaire se faisait dans ses idées. Les phases de ce changement furent nombreuses et successives. Comme ceci est l’histoire de beaucoup d’esprits de notre temps, nous croyons utile de suivre ces phases pas à pas et de les indiquer toutes.

Cette histoire où il venait de mettre les yeux l’effarait.

Le premier effet fut l’éblouissement.

La république, l’empire, n’avaient été pour lui jusqu’alors que des mots monstrueux. La république, une guillotine dans un crépuscule ; l’empire, un sabre dans la nuit. Il venait d’y regarder, et là où il s’attendait à ne trouver qu’un chaos de ténèbres, il avait vu, avec une sorte de surprise inouïe mêlée de crainte et de joie, étinceler des astres, Mirabeau, Vergniaud, Saint-Just, Robespierre, Camille Desmoulins, Danton, et se lever un soleil, Napoléon. Il ne savait où il en était. Il reculait aveuglé de clartés. Peu à peu, l’étonnement passé, il s’accoutuma à ces rayonnements, il considéra les actions sans vertige, il examina les personnages sans terreur ; la révolution et l’empire se mirent lumineusement en perspective devant sa prunelle visionnaire ; il vit chacun de ces deux groupes d’événements et d’hommes se résumer dans deux faits énormes ; la république dans la souveraineté du droit civique restituée aux masses, l’empire dans la souveraineté de l’idée française imposée à l’Europe ; il vit sortir de la révolution la grande figure du peuple et de l’empire la grande figure de la France. Il se déclara dans sa conscience que tout cela avait été bon.

Ce que son éblouissement négligeait dans cette première appréciation beaucoup trop synthétique, nous ne croyons pas nécessaire de l’indiquer ici. C’est l’état d’un esprit en marche que nous constatons. Les progrès ne se font pas tous en une étape. Cela dit, une fois pour toutes, pour ce qui précède comme pour ce qui va suivre, nous continuons.

Il s’aperçut alors que jusqu’à ce moment il n’avait pas plus compris son pays qu’il n’avait compris son père. Il n’avait connu ni l’un ni l’autre, et il avait eu une sorte de nuit volontaire sur les yeux. Il voyait maintenant ; et d’un côté il admirait, de l’autre il adorait.

Il était plein de regrets, et de remords, et il songeait avec désespoir que tout ce qu’il avait dans l’âme, il ne pouvait plus le dire maintenant qu’à un tombeau. Oh ! si son père avait existé, s’il l’avait eu encore, si Dieu dans sa compassion et dans sa bonté avait permis que ce père fût encore vivant, comme il aurait couru, comme il se serait précipité, comme il aurait crié à son père : Père ! me voici ! c’est moi ! j’ai le même cœur que toi ! je suis ton fils ! Comme il aurait embrassé sa tête blanche, inondé ses cheveux de larmes, contemplé sa cicatrice, pressé ses mains, adoré ses vêtements, baisé ses pieds ! Oh ! pourquoi ce père était-il mort sitôt, avant l’âge, avant la justice, avant l’amour de son fils ! Marius avait un continuel sanglot dans le cœur qui disait à tout moment : hélas ! En même temps il devenait plus vraiment sérieux, plus vraiment grave, plus sûr de sa foi et de sa pensée. À chaque instant des lueurs du vrai venaient compléter sa raison. Il se faisait en lui comme une croissance intérieure. Il sentait une sorte d’agrandissement naturel que lui apportaient ces deux choses, nouvelles pour lui, son père et sa patrie.

Comme lorsqu’on a une clef, tout s’ouvrait ; il s’expliquait ce qu’il avait haï, il pénétrait ce qu’il avait abhorré ; il voyait désormais clairement le sens providentiel, divin et humain, des grandes choses qu’on lui avait appris à détester et des grands hommes qu’on lui avait enseigné à maudire. Quand il songeait à ses précédentes opinions, qui n’étaient que d’hier et qui pourtant lui semblaient déjà si anciennes, il s’indignait et il souriait.

De la réhabilitation de son père il avait naturellement passé à la réhabilitation de Napoléon.

Pourtant, celle-ci, disons-le, ne s’était point faite sans labeur.

Dès l’enfance on l’avait imbu des jugements du parti de 1814 sur Bonaparte. Or, tous les préjugés de la restauration, tous ses intérêts, tous ses instincts, tendaient à défigurer Napoléon. Elle l’exécrait plus encore que Robespierre. Elle avait exploité assez habilement la fatigue de la nation et la haine des mères. Bonaparte était devenu une sorte de monstre presque fabuleux, et, pour le peindre à l’imagination du peuple qui, comme nous l’indiquions tout à l’heure, ressemble à l’imagination des enfants, le parti de 1814 faisait apparaître successivement tous les masques effrayants, depuis ce qui est terrible en restant grandiose jusqu’à ce qui est terrible en devenant grotesque, depuis Tibère jusqu’à Croquemitaine. Ainsi, en parlant de Bonaparte, on était libre de sangloter ou de pouffer de rire, pourvu que la haine fît la basse. Marius n’avait jamais eu — sur cet homme, comme on l’appelait, — d’autres idées dans l’esprit. Elles s’étaient combinées avec la ténacité qui était dans sa nature. Il y avait en lui tout un petit homme têtu qui haïssait Napoléon.

En lisant l’histoire, en l’étudiant surtout dans les documents et les matériaux, le voile qui couvrait Napoléon aux yeux de Marius se déchira peu à peu. Il entrevit quelque chose d’immense, et soupçonna qu’il s’était trompé jusqu’à ce moment sur Bonaparte comme sur tout le reste ; chaque jour il voyait mieux ; et il se mit à gravir lentement, pas à pas, au commencement presque à regret, ensuite avec enivrement et comme attiré par une fascination irrésistible, d’abord les degrés sombres, puis les degrés vaguement éclairés, enfin les degrés lumineux et splendides de l’enthousiasme.

Une nuit, il était seul dans sa petite chambre située sous le toit. Sa bougie était allumée ; il lisait accoudé sur sa table à côté de sa fenêtre ouverte. Toutes sortes de rêveries lui arrivaient de l’espace et se mêlaient à sa pensée. Quel spectacle que la nuit ! on entend des bruits sourds sans savoir d’où ils viennent, on voit rutiler comme une braise Jupiter qui est douze cents fois plus gros que la terre, l’azur est noir, les étoiles brillent, c’est formidable.

Il lisait les bulletins de la grande armée, ces strophes héroïques écrites sur le champ de bataille ; il y voyait par intervalles le nom de son père, toujours le nom de l’empereur ; tout le grand empire lui apparaissait ; il sentait comme une marée qui se gonflait en lui et qui montait ; il lui semblait par moments que son père passait près de lui comme un souffle, et lui parlait à l’oreille ; il devenait peu à peu étrange ; il croyait entendre les tambours, le canon, les trompettes, le pas mesuré des bataillons, le galop sourd et lointain des cavaleries ; de temps en temps ses yeux se levaient vers le ciel et regardaient luire dans les profondeurs sans fond les constellations colossales, puis ils retombaient sur le livre et ils y voyaient d’autres choses colossales remuer confusément. Il avait le cœur serré. Il était transporté, tremblant, haletant ; tout à coup, sans savoir lui-même ce qui était en lui et à quoi il obéissait, il se dressa, étendit ses deux bras hors de la fenêtre, regarda fixement l’ombre, le silence, l’infini ténébreux, l’immensité éternelle, et cria : Vive l’empereur !

À partir de ce moment, tout fut dit. L’ogre de Corse, — l’usurpateur, — le tyran, — le monstre qui était l’amant de ses sœurs, — l’histrion qui prenait des leçons de Talma, — l’empoisonneur de Jaffa, — le tigre, — Buonaparté, — tout cela s’évanouit, et fit place dans son esprit à un vague et éclatant rayonnement où resplendissait à une hauteur inaccessible le pâle fantôme de marbre de César. L’empereur n’avait été pour son père que le bien-aimé capitaine qu’on admire et pour qui l’on se dévoue ; il fut pour Marius quelque chose de plus. Il fut le constructeur prédestiné du groupe français succédant au groupe romain dans la domination de l’univers. Il fut le prodigieux architecte d’un écroulement, le continuateur de Charlemagne, de Louis XI, de Henri IV, de Richelieu, de Louis XIV et du comité de salut public, ayant sans doute ses taches, ses fautes et même son crime, c’est-à-dire étant homme ; mais auguste dans ses fautes, brillant dans ses taches, puissant dans son crime. Il fut l’homme prédestiné qui avait forcé toutes les nations à dire : — la grande nation. Il fut mieux encore ; il fut l’incarnation même de la France, conquérant l’Europe par l’épée qu’il tenait et le monde par la clarté qu’il jetait. Marius vit en Bonaparte le spectre éblouissant qui se dressera toujours sur la frontière et qui gardera l’avenir. Despote, mais dictateur, despote résultant d’une république et résumant une révolution. Napoléon devint pour lui l’homme-peuple comme Jésus est l’homme-Dieu.

On le voit, à la façon de tous les nouveaux venus dans une religion, sa conversion l’enivrait, il se précipitait dans l’adhésion et il allait trop loin. Sa nature était ainsi ; une fois sur une pente, il lui était presque impossible d’enrayer. Le fanatisme pour l’épée le gagnait et compliquait dans son esprit l’enthousiasme pour l’idée. Il ne s’apercevait point qu’avec le génie, et pêle-mêle, il admirait la force, c’est-à-dire qu’il installait dans les deux compartiments de son idolâtrie, d’un côté ce qui est divin, de l’autre ce qui est brutal. À plusieurs égards, il s’était mis à se tromper autrement. Il admettait tout. Il y a une manière de rencontrer l’erreur en allant à la vérité. Il avait une sorte de bonne foi violente qui prenait tout en bloc. Dans la voie nouvelle où il était entré, en jugeant les torts de l’ancien régime comme en mesurant la gloire de Napoléon, il négligeait les circonstances atténuantes.

Quoi qu’il en fût, un pas prodigieux était fait. Où il avait vu autrefois la chute de la monarchie, il voyait maintenant l’avénement de la France. Son orientation était changée. Ce qui avait été le couchant était le levant. Il s’était retourné.

Toutes ces révolutions s’accomplissaient en lui sans que sa famille s’en doutât.

Quand, dans ce mystérieux travail, il eut tout à fait perdu son ancienne peau de bourbonien et d’ultra, quand il eut dépouillé l’aristocrate, le jacobite et le royaliste, lorsqu’il fut pleinement révolutionnaire, profondément démocrate, et presque républicain, il alla chez un graveur du quai des Orfèvres et y commanda cent cartes portant ce nom : le baron Marius Pontmercy.

Ce qui n’était qu’une conséquence très logique du changement qui s’était opéré en lui, changement dans lequel tout gravitait autour de son père. Seulement, comme il ne connaissait personne, et qu’il ne pouvait semer ces cartes chez aucun portier, il les mit dans sa poche.

Par une autre conséquence naturelle, à mesure qu’il se rapprochait de son père, de sa mémoire, et des choses pour lesquelles le colonel avait combattu vingt-cinq ans, il s’éloignait de son grand-père. Nous l’avons dit, dès longtemps l’humeur de M. Gillenormand ne lui agréait point. Il y avait déjà entre eux toutes les dissonances de jeune homme grave à vieillard frivole. La gaîté de Géronte choque et exaspère la mélancolie de Werther. Tant que les mêmes opinions politiques et les mêmes idées leur avaient été communes, Marius s’était rencontré là avec M. Gillenormand comme sur un pont. Quand ce pont tomba, l’abîme se fit. Et puis, par-dessus tout, Marius éprouvait des mouvements de révolte inexprimables en songeant que c’était M. Gillenormand qui, pour des motifs stupides, l’avait arraché sans pitié au colonel, privant ainsi le père de l’enfant et l’enfant du père.

À force de piété pour son père, Marius en était presque venu à l’aversion pour son aïeul.

Rien de cela du reste, nous l’avons dit, ne se trahissait au dehors. Seulement il était froid de plus en plus ; laconique aux repas, et rare dans la maison. Quand sa tante l’en grondait, il était très doux et donnait pour prétexte ses études, les cours, les examens, des conférences, etc. Le grand-père ne sortait pas de son diagnostic infaillible : — Amoureux ! Je m’y connais.

Marius faisait de temps en temps quelques absences.

— Où va-t-il donc comme cela ? demandait la tante.

Dans un de ces voyages, toujours très courts, il était allé à Montfermeil pour obéir à l’indication que son père lui avait laissée, et il avait cherché l’ancien sergent de Waterloo, l’aubergiste Thénardier. Thénardier avait fait faillite, l’auberge était fermée, et l’on ne savait ce qu’il était devenu. Pour ces recherches, Marius fut quatre jours hors de la maison.

— Décidément, dit le grand-père, il se dérange.

On avait cru remarquer qu’il portait sur sa poitrine et sous sa chemise quelque chose qui était attaché à son cou par un ruban noir.

VII


QUELQUE COTILLON


Nous avons parlé d’un lancier.

C’était un arrière-petit-neveu que M. Gillenormand avait du côté paternel, et qui menait, en dehors de la famille et loin de tous les foyers domestiques, la vie de garnison. Le lieutenant Théodule Gillenormand remplissait toutes les conditions voulues pour être ce qu’on appelle un joli officier. Il avait « une taille de demoiselle », une façon de traîner le sabre victorieuse, et la moustache en croc. Il venait fort rarement à Paris, si rarement que Marius ne l’avait jamais vu. Les deux cousins ne se connaissaient que de nom. Théodule était, nous croyons l’avoir dit, le favori de la tante Gillenormand, qui le préférait parce qu’elle ne le voyait pas. Ne pas voir les gens, cela permet de leur supposer toutes les perfections.

Un matin, Mlle  Gillenormand aînée était rentrée chez elle aussi émue que sa placidité pouvait l’être. Marius venait encore de demander à son grand-père la permission de faire un petit voyage, ajoutant qu’il comptait partir le soir même. — Va ! avait répondu le grand-père, et M. Gillenormand avait ajouté à part en poussant ses deux sourcils vers le haut de son front : Il découche avec récidive. Mlle  Gillenormand était remontée dans sa chambre très intriguée, et avait jeté dans l’escalier ce point d’exclamation : C’est fort ! et ce point d’interrogation : Mais où donc est-ce qu’il va ? Elle entrevoyait quelque aventure de cœur plus ou moins illicite, une femme dans la pénombre, un rendez-vous, un mystère, et elle n’eût pas été fâchée d’y fourrer ses lunettes. La dégustation d’un mystère, cela ressemble à la primeur d’un esclandre, les saintes âmes ne détestent point cela. Il y a dans les compartiments secrets de la bigoterie quelque curiosité pour le scandale.

Elle était donc en proie au vague appétit de savoir une histoire.

Pour se distraire de cette curiosité qui l’agitait un peu au delà de ses habitudes, elle s’était réfugiée dans ses talents, et elle s’était mise à festonner avec du coton sur du coton une de ces broderies de l’empire et de la restauration où il y a beaucoup de roues de cabriolet. Ouvrage maussade, ouvrière revêche. Elle était depuis plusieurs heures sur sa chaise quand la porte s’ouvrit. Mlle  Gillenormand leva le nez ; le lieutenant Théodule était devant elle, et lui faisait le salut d’ordonnance. Elle poussa un cri de bonheur. On est vieille, on est prude, on est dévote, on est la tante ; mais c’est toujours agréable de voir entrer dans sa chambre un lancier.

— Toi ici, Théodule ! s’écria-t-elle.

— En passant, ma tante.

— Mais embrasse-moi donc.

— Voilà ! dit Théodule.

Et il l’embrassa. La tante Gillenormand alla à son secrétaire, et l’ouvrit.

— Tu nous restes au moins toute la semaine ?

— Ma tante, je repars ce soir.

— Pas possible !

— Mathématiquement !

— Reste, mon petit Théodule, je t’en prie.

— Le cœur dit oui, mais la consigne dit non. L’histoire est simple. On nous change de garnison ; nous étions à Melun, on nous met à Gaillon. Pour aller de l’ancienne garnison à la nouvelle, il faut passer par Paris. J’ai dit : je vais aller voir ma tante.

— Et voici pour ta peine.

Elle lui mit dix louis dans la main.

— Vous voulez dire pour mon plaisir, chère tante.

Théodule l’embrassa une seconde fois, et elle eut la joie d’avoir le cou un peu écorché par les soutaches de l’uniforme.

— Est-ce que tu fais le voyage à cheval avec ton régiment ? lui demanda-t-elle.

— Non, ma tante. J’ai tenu à vous voir. J’ai une permission spéciale. Mon brosseur mène mon cheval ; je vais par la diligence. Et à ce propos, il faut que je vous demande une chose.

— Quoi ?

— Mon cousin Marius Pontmercy voyage donc aussi, lui ?

— Comment sais-tu cela ? fit la tante, subitement chatouillée au vif de la curiosité.

— En arrivant, je suis allé à la diligence retenir une place dans le coupé.

— Eh bien ?

— Un voyageur était déjà venu retenir une place sur l’impériale. J’ai vu sur la feuille son nom.

— Quel nom ?

— Marius Pontmercy.

— Le mauvais sujet ! s’écria la tante. Ah ! ton cousin n’est pas un garçon rangé comme toi. Dire qu’il va passer la nuit en diligence !

— Comme moi.

— Mais toi, c’est par devoir ; lui, c’est par désordre.

— Bigre ! fit Théodule.

Ici, il arriva un événement à Mlle  Gillenormand aînée ; elle eut une idée. Si elle eût été homme, elle se fût frappé le front. Elle apostropha Théodule :

— Sais-tu que ton cousin ne te connaît pas ?

— Non. Je l’ai vu, moi ; mais il n’a jamais daigné me remarquer.

— Vous allez donc voyager ensemble comme cela ?

— Lui sur l’impériale, moi dans le coupé.

— Où va cette diligence ?

— Aux Andelys.

— C’est donc là que va Marius ?

— À moins que, comme moi, il ne s’arrête en route. Moi, je descends à Vernon pour prendre la correspondance de Gaillon. Je ne sais rien de l’itinéraire de Marius.

— Marius ! quel vilain nom ! Quelle idée a-t-on eue de l’appeler Marius ! Tandis que toi, au moins, tu t’appelles Théodule !

— J’aimerais mieux m’appeler Alfred, dit l’officier.

— Écoute, Théodule.

— J’écoute, ma tante.

— Fais attention.

— Je fais attention.

— Y es-tu ?

— Oui.

— Eh bien, Marius fait des absences.

— Eh ! eh !

— Il voyage.

— Ah ! ah !

— Il découche.

— Oh ! oh !

— Nous voudrions savoir ce qu’il y a là-dessous.

Théodule répondit avec le calme d’un homme bronzé :

— Quelque cotillon.

Et avec ce rire entre cuir et chair qui décèle la certitude, il ajouta :

— Une fillette.

— C’est évident, s’écria la tante qui crut entendre parler M. Gillenormand, et qui sentit sa conviction sortir irrésistiblement de ce mot fillette, accentué presque de la même façon par le grand-oncle et par le petit-neveu. Elle reprit :

— Fais-nous un plaisir. Suis un peu Marius. Il ne te connaît pas, cela te sera facile. Puisque fillette il y a, tâche de voir la fillette. Tu nous écriras l’historiette. Cela amusera le grand-père.

Théodule n’avait point un goût excessif pour ce genre de guet ; mais il était fort touché des dix louis, et il croyait leur voir une suite possible. Il accepta la commission et dit : — Comme il vous plaira, ma tante. Et il ajouta à part lui : — Me voilà duègne.

Mlle  Gillenormand l’embrassa.

— Ce n’est pas toi, Théodule, qui ferais de ces frasques-là. Tu obéis à la discipline, tu es l’esclave de la consigne, tu es un homme de scrupule et de devoir, et tu ne quitterais pas ta famille pour aller voir une créature.

Le lancier fit la grimace satisfaite de Cartouche loué pour sa probité.

Marius, le soir qui suivit ce dialogue, monta en diligence sans se douter qu’il eût un surveillant. Quant au surveillant, la première chose qu’il fit, ce fut de s’endormir. Le sommeil fut complet et consciencieux. Argus ronfla toute la nuit.

Au point du jour, le conducteur de la diligence cria : — Vernon ! relais de Vernon ! les voyageurs pour Vernon ! — Et le lieutenant Théodule se réveilla.

— Bon, grommela-t-il, à demi endormi encore, c’est ici que je descends.

Puis, sa mémoire se nettoyant par degrés, effet du réveil, il songea à sa tante, aux dix louis, et au compte qu’il s’était chargé de rendre des faits et gestes de Marius. Cela le fit rire.

Il n’est peut-être plus dans la voiture, pensa-t-il, tout en reboutonnant sa veste de petit uniforme. Il a pu s’arrêter à Poissy ; il a pu s’arrêter à Triel ; s’il n’est pas descendu à Meulan, il a pu descendre à Mantes, à moins qu’il ne soit descendu à Rolleboise, ou qu’il n’ait poussé jusqu’à Pacy, avec le choix de tourner à gauche sur Évreux ou à droite sur Laroche-Guyon. Cours après, ma tante. Que diable vais-je lui écrire, à la bonne vieille ?

En ce moment un pantalon noir qui descendait de l’impériale apparut à la vitre du coupé.

— Serait-ce Marius ? dit le lieutenant.

C’était Marius.

Une petite paysanne, au bas de la voiture, mêlée aux chevaux et aux postillons, offrait des fleurs aux voyageurs. — Fleurissez vos dames, criait-elle.

Marius s’approcha d’elle et lui acheta les plus belles fleurs de son éventaire.

— Pour le coup, dit Théodule sautant à bas du coupé, voilà qui me pique. À qui diantre va-t-il porter ces fleurs-là ? Il faut une fièrement jolie femme pour un si beau bouquet. Je veux la voir.

Et, non plus par mandat maintenant, mais par curiosité personnelle, comme ces chiens qui chassent pour leur compte, il se mit à suivre Marius.

Marius ne faisait nulle attention à Théodule. Des femmes élégantes descendaient de la diligence ; il ne les regarda pas. Il semblait ne rien voir autour de lui.

— Est-il amoureux ! pensa Théodule.

Marius se dirigea vers l’église.

— À merveille, se dit Théodule. L’église ! c’est cela. Les rendez-vous assaisonnés d’un peu de messe sont les meilleurs. Rien n’est exquis comme une œillade qui passe par-dessus le bon Dieu.

Parvenu à l’église, Marius n’y entra point, et tourna derrière le chevet. Il disparut à l’angle d’un des contreforts de l’abside.

— Le rendez-vous est dehors, dit Théodule. Voyons la fillette.

Et il s’avança sur la pointe de ses bottes vers l’angle où Marius avait tourné.

Arrivé là, il s’arrêta stupéfait.

Marius, le front dans ses deux mains, était agenouillé dans l’herbe sur une fosse. Il y avait effeuillé son bouquet. À l’extrémité de la fosse, à un renflement qui marquait la tête, il y avait une croix de bois noir avec ce nom en lettres blanches : Colonel baron Pontmercy. On entendait Marius sangloter.

La fillette était une tombe.

VIII


MARBRE CONTRE GRANIT


C’était là que Marius était venu la première fois qu’il s’était absenté de Paris. C’était là qu’il revenait chaque fois que M. Gillenormand disait : Il découche.

Le lieutenant Théodule fut absolument décontenancé par ce coudoiement inattendu d’un sépulcre ; il éprouva une sensation désagréable et singulière qu’il était incapable d’analyser, et qui se composait du respect d’un tombeau mêlé au respect d’un colonel. Il recula, laissant Marius seul dans le cimetière, et il y eut de la discipline dans cette reculade. La mort lui apparut avec de grosses épaulettes, et il lui fit presque le salut militaire. Ne sachant qu’écrire à la tante, il prit le parti de ne rien écrire du tout ; et il ne serait probablement rien résulté de la découverte faite par Théodule sur les amours de Marius, si, par un de ces arrangements mystérieux si fréquents dans le hasard, la scène de Vernon n’eût eu presque immédiatement une sorte de contre-coup à Paris.

Marius revint de Vernon le troisième jour de grand matin, descendit chez son grand-père, et, fatigué de deux nuits passées en diligence, sentant le besoin de réparer son insomnie par une heure d’école de natation, monta rapidement à sa chambre, ne prit que le temps de quitter sa redingote de voyage et le cordon noir qu’il avait au cou, et s’en alla au bain.

M. Gillenormand, levé de bonne heure comme tous les vieillards qui se portent bien, l’avait entendu rentrer, et s’était hâté d’escalader, le plus vite qu’il avait pu avec ses vieilles jambes, l’escalier des combles où habitait Marius, afin de l’embrasser, et de le questionner dans l’embrassade, et de savoir un peu d’où il venait.

Mais l’adolescent avait mis moins de temps à descendre que l’octogénaire à monter, et quand le père Gillenormand entra dans la mansarde, Marius n’y était plus.

Le lit n’était pas défait, et sur le lit s’étalaient sans défiance la redingote et le cordon noir.

— J’aime mieux ça, dit M. Gillenormand.

Et un moment après il fit son entrée dans le salon où était déjà assise Mlle Gillenormand aînée, brodant ses roues de cabriolet.

L’entrée fut triomphante.

M. Gillenormand tenait d’une main la redingote et de l’autre le ruban de cou, et criait :

— Victoire ! nous allons pénétrer le mystère ! nous allons savoir le fin du fin, nous allons palper les libertinages de notre sournois ! nous voici à même le roman. J’ai le portrait !

En effet, une boîte de chagrin noir, assez semblable à un médaillon, était suspendue au cordon.

Le vieillard prit cette boîte et la considéra quelque temps sans l’ouvrir, avec cet air de volupté, de ravissement et de colère d’un pauvre diable affamé regardant passer sous son nez un admirable dîner qui ne serait pas pour lui.

— Car c’est évidemment là un portrait. Je m’y connais. Cela se porte sur le cœur. Sont-ils bêtes ! Quelque abominable goton, qui fait frémir probablement ! Les jeunes gens ont si mauvais goût aujourd’hui !

— Voyons, mon père, dit la vieille fille.

La boîte s’ouvrait en pressant un ressort. Ils n’y trouvèrent rien qu’un papier soigneusement plié.

De la même au même, dit M. Gillenormand éclatant de rire. Je sais ce que c’est. Un billet doux !

— Ah ! lisons donc ! dit la tante.

Et elle mit ses lunettes. Ils déplièrent le papier et lurent ceci :

« — Pour mon fils. — L’empereur m’a fait baron sur le champ de bataille de Waterloo. Puisque la restauration me conteste ce titre que j’ai payé de mon sang, mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire qu’il en sera digne. »

Ce que le père et la fille éprouvèrent ne saurait se dire. Ils se sentirent glacés comme par le souffle d’une tête de mort. Ils n’échangèrent pas un mot. Seulement M. Gillenormand dit à voix basse et comme se parlant à lui-même :

— C’est l’écriture de ce sabreur.

La tante examina le papier, le retourna dans tous les sens, puis le remit dans la boîte.

Au même moment, un petit paquet carré long enveloppé de papier bleu tomba d’une poche de la redingote. Mademoiselle Gillenormand le ramassa et développa le papier bleu. C’était le cent de cartes de Marius. Elle en passa une à M. Gillenormand qui lut : Le baron Marius Pontmercy.

Le vieillard sonna. Nicolette vint. M. Gillenormand prit le cordon, la boîte et la redingote, jeta le tout à terre au milieu du salon, et dit :

— Remportez ces nippes.

Une grande heure se passa dans le plus profond silence. Le vieux homme et la vieille fille s’étaient assis se tournant le dos l’un à l’autre, et pensaient, chacun de leur côté, probablement les mêmes choses. Au bout de cette heure, la tante Gillenormand dit :

— Joli !

Quelques instants après, Marius parut. Il rentrait. Avant même d’avoir franchi le seuil du salon, il aperçut son grand-père qui tenait à la main une de ses cartes et qui, en le voyant, s’écria avec son air de supériorité bourgeoise et ricanante qui était quelque chose d’écrasant :

— Tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! tu es baron à présent. Je te fais mon compliment. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Marius rougit légèrement, et répondit :

— Cela veut dire que je suis le fils de mon père.

M. Gillenormand cessa de rire et dit durement :

— Ton père, c’est moi.

— Mon père, reprit Marius les yeux baissés et l’air sévère, c’était un homme humble et héroïque qui a glorieusement servi la république et la France, qui a été grand dans la plus grande histoire que les hommes aient jamais faite, qui a vécu un quart de siècle au bivouac, le jour sous la mitraille et sous les balles, la nuit dans la neige, dans la boue, sous la pluie, qui a pris deux drapeaux, qui a reçu vingt blessures, qui est mort dans l’oubli et dans l’abandon, et qui n’a jamais eu qu’un tort, c’est de trop aimer deux ingrats, son pays et moi.

C’était plus que M. Gillenormand n’en pouvait entendre. À ce mot, la république, il s’était levé, ou pour mieux dire, dressé debout. Chacune des paroles que Marius venait de prononcer avait fait sur le visage du vieux royaliste l’effet des bouffées d’un soufflet de forge sur un tison ardent. De sombre il était devenu rouge, de rouge pourpre, et de pourpre flamboyant.

— Marius ! s’écria-t-il. Abominable enfant ! je ne sais pas ce qu’était ton père ! je ne veux pas le savoir ! je n’en sais rien et je ne le sais pas ! mais ce que je sais, c’est qu’il n’y a jamais eu que des misérables parmi tous ces gens-là ! c’est que c’étaient tous des gueux, des assassins, des bonnets rouges, des voleurs ! je dis tous ! je dis tous ! je ne connais personne ! je dis tous ! entends-tu, Marius ! Vois-tu bien, tu es baron comme ma pantoufle ! C’étaient tous des bandits qui ont servi Robespierre ! tous des brigands qui ont servi Bu—o—na—parté ! tous des traîtres qui ont trahi, trahi, trahi, leur roi légitime ! tous des lâches qui se sont sauvés devant les prussiens et les anglais à Waterloo ! Voilà ce que je sais. Si monsieur votre père est là-dessous, je l’ignore, j’en suis fâché, tant pis, votre serviteur !

À son tour, c’était Marius qui était le tison, et M. Gillenormand qui était le soufflet. Marius frissonnait dans tous ses membres, il ne savait que devenir, sa tête flambait. Il était le prêtre qui regarde jeter au vent toutes ses hosties, le fakir qui voit un passant cracher sur son idole. Il ne se pouvait que de telles choses eussent été dites impunément devant lui. Mais que faire ? Son père venait d’être foulé aux pieds et trépigné en sa présence, mais par qui ? par son grand-père. Comment venger l’un sans outrager l’autre ? Il était impossible qu’il insultât son grand-père, et il était également impossible qu’il ne vengeât point son père. D’un côté une tombe sacrée, de l’autre des cheveux blancs. Il fut quelques instants ivre et chancelant, ayant tout ce tourbillon dans la tête ; puis il leva les yeux, regarda fixement son aïeul, et cria d’une voix tonnante :

— À bas les Bourbons, et ce gros cochon de Louis XVIII !

Louis XVIII était mort depuis quatre ans, mais cela lui était bien égal.

Le vieillard, d’écarlate qu’il était, devint subitement plus blanc que ses cheveux. Il se tourna vers un buste de M. le duc de Berry qui était sur la cheminée et le salua profondément avec une sorte de majesté singulière. Puis il alla deux fois, lentement et en silence, de la cheminée à la fenêtre et de la fenêtre à la cheminée, traversant toute la salle et faisant craquer le parquet comme une figure de pierre qui marche. À la seconde fois, il se pencha vers sa fille, qui assistait à ce choc avec la stupeur d’une vieille brebis, et lui dit en souriant d’un sourire presque calme :

— Un baron comme monsieur et un bourgeois comme moi ne peuvent rester sous le même toit.

Et tout à coup se redressant, blême, tremblant, terrible, le front agrandi par l’effrayant rayonnement de la colère, il étendit le bras vers Marius et lui cria :

— Va-t’en.

Marius quitta la maison.

Le lendemain, M. Gillenormand dit à sa fille :

— Vous enverrez tous les six mois soixante pistoles à ce buveur de sang, et vous ne m’en parlerez jamais.

Ayant un immense reste de fureur à dépenser, et ne sachant qu’en faire, il continua de dire vous à sa fille pendant plus de trois mois.

Marius, de son côté, était sorti indigné. Une circonstance qu’il faut dire avait aggravé encore son exaspération. Il y a toujours de ces petites fatalités qui compliquent les drames domestiques. Les griefs s’en augmentent, quoique au fond les torts n’en soient pas accrus. En reportant précipitamment, sur l’ordre du grand-père, « les nippes » de Marius dans sa chambre, Nicolette avait, sans s’en apercevoir, laissé tomber, probablement dans l’escalier des combles, qui était obscur, le médaillon de chagrin noir où était le papier écrit par le colonel. Ce papier ni ce médaillon ne purent être retrouvés. Marius fut convaincu que « monsieur Gillenormand », à dater de ce jour il ne l’appela plus autrement, avait jeté « le testament de son père » au feu. Il savait par cœur les quelques lignes écrites par le colonel, et, par conséquent, rien n’était perdu. Mais le papier, l’écriture, cette relique sacrée, tout cela était son cœur même. Qu’en avait-on fait ?

Marius s’en était allé, sans dire où il allait, et sans savoir où il allait, avec trente francs, sa montre, et quelques hardes dans un sac de nuit. Il était monté dans un cabriolet de place, l’avait pris à l’heure et s’était dirigé à tout hasard vers le pays latin.

Qu’allait devenir Marius ?
LIVRE QUATRIÈME


LES AMIS DE L’A B C

I


UN GROUPE QUI A FAILLI DEVENIR HISTORIQUE


À cette époque, indifférente en apparence, un certain frisson révolutionnaire courait vaguement. Des souffles, revenus des profondeurs de 89 et de 92, étaient dans l’air. La jeunesse était, qu’on nous passe le mot, en train de muer. On se transformait presque sans s’en douter, par le mouvement même du temps. L’aiguille qui marche sur le cadran marche aussi dans les âmes. Chacun faisait en avant le pas qu’il avait à faire. Les royalistes devenaient libéraux, les libéraux devenaient démocrates.

C’était comme une marée montante compliquée de mille reflux ; le propre des reflux, c’est de faire des mélanges ; de là des combinaisons d’idées très singulières ; on adorait à la fois Napoléon et la liberté. Nous faisons ici de l’histoire. C’étaient les mirages de ce temps-là. Les opinions traversent des phases. Le royalisme voltairien, variété bizarre, a eu un pendant non moins étrange, le libéralisme bonapartiste.

D’autres groupes d’esprits étaient plus sérieux. Là on sondait le principe ; là on s’attachait au droit. On se passionnait pour l’absolu, on entrevoyait les réalisations infinies ; l’absolu, par sa rigidité même, pousse les esprits vers l’azur et les fait flotter dans l’illimité. Rien n’est tel que le dogme pour enfanter le rêve. Et rien n’est tel que le rêve pour engendrer l’avenir. Utopie aujourd’hui, chair et os demain.

Les opinions avancées avaient des doubles fonds. Un commencement de mystère menaçait « l’ordre établi », lequel était suspect et sournois. Signe au plus haut point révolutionnaire. L’arrière-pensée du pouvoir rencontre dans la sape l’arrière-pensée du peuple. L’incubation des insurrections donne la réplique à la préméditation des coups d’état.

Il n’y avait pas encore en France alors de ces vastes organisations sous-jacentes comme le tugendbund allemand et le carbonarisme italien : mais çà et là des creusements obscurs, se ramifiant. La Cougourde s’ébauchait à Aix ; il y avait à Paris, entre autres affiliations de ce genre, la société des Amis de l’A B C.

Qu’était-ce que les Amis de l’A B C ? une société ayant pour but, en apparence, l’éducation des enfants, en réalité le redressement des hommes.

On se déclarait les amis de l’A B C. — L’Abaissé, c’était le peuple. On voulait le relever. Calembour dont on aurait tort de rire. Les calembours sont quelquefois graves en politique ; témoin le Castratus ad castra qui fit de Narsès un général d’armée ; témoin : Barbari et Barberini ; témoin : Fueros y Fuegos ; témoin : Tu es Petrus et super hanc petram, etc., etc.

Les amis de l’A B C étaient peu nombreux. C’était une société secrète à l’état d’embryon ; nous dirions presque une coterie, si les coteries aboutissaient à des héros. Ils se réunissaient à Paris en deux endroits, près des halles, dans un cabaret appelé Corinthe dont il sera question plus tard, et près du Panthéon dans un petit café de la place Saint-Michel appelé le café Musain, aujourd’hui démoli ; le premier de ces lieux de rendez-vous était contigu aux ouvriers, le deuxième, aux étudiants.

Les conciliabules habituels des Amis de l’A B C se tenaient dans une arrière-salle du café Musain.

Cette salle, assez éloignée du café, auquel elle communiquait par un très long couloir, avait deux fenêtres et une issue avec un escalier dérobé sur la petite rue des Grès. On y fumait, on y buvait, on y jouait, on y riait. On y causait très haut de tout, et à voix basse d’autre chose. Au mur était clouée, indice suffisant pour éveiller le flair d’un agent de police, une vieille carte de la France sous la république.

La plupart des amis de l’A B C étaient des étudiants, en entente cordiale avec quelques ouvriers. Voici les noms des principaux. Ils appartiennent dans une certaine mesure à l’histoire : Enjolras, Combeferre, Jean Prouvaire, Feuilly, Courfeyrac, Bahorel, Lesgle ou Laigle, Joly, Grantaire.

Ces jeunes gens faisaient entre eux une sorte de famille, à force d’amitié. Tous, Laigle excepté, étaient du midi.

Ce groupe était remarquable. Il s’est évanoui dans les profondeurs invisibles qui sont derrière nous. Au point de ce drame où nous sommes parvenus, il n’est pas inutile peut-être de diriger un rayon de clarté sur ces jeunes têtes avant que le lecteur les voie s’enfoncer dans l’ombre d’une aventure tragique.

Enjolras, que nous avons nommé le premier, on verra plus tard pourquoi, était fils unique et riche.

Enjolras était un jeune homme charmant, capable d’être terrible. Il était angéliquement beau. C’était Antinoüs farouche. On eût dit, à voir la réverbération pensive de son regard, qu’il avait déjà, dans quelque existence précédente, traversé l’apocalypse révolutionnaire. Il en avait la tradition comme un témoin. Il savait tous les petits détails de la grande chose. Nature pontificale et guerrière, étrange dans un adolescent. Il était officiant et militant ; au point de vue immédiat, soldat de la démocratie ; au-dessus du mouvement contemporain, prêtre de l’idéal. Il avait la prunelle profonde, la paupière un peu rouge, la lèvre inférieure épaisse et facilement dédaigneuse, le front haut. Beaucoup de front dans un visage, c’est comme beaucoup de ciel dans un horizon. Ainsi que certains jeunes hommes du commencement de ce siècle et de la fin du siècle dernier qui ont été illustres de bonne heure, il avait une jeunesse excessive, fraîche comme chez les jeunes filles, quoique avec des heures de pâleur. Déjà homme, il semblait encore enfant. Ses vingt-deux ans en paraissaient dix-sept. Il était grave, il ne semblait pas savoir qu’il y eût sur la terre un être appelé la femme. Il n’avait qu’une passion, le droit, qu’une pensée, renverser l’obstacle. Sur le mont Aventin, il eût été Gracchus ; dans la Convention, il eût été Saint-Just. Il voyait à peine les roses, il ignorait le printemps, il n’entendait pas chanter les oiseaux ; la gorge nue d’Évadné ne l’eût pas plus ému qu’Aristogiton ; pour lui, comme pour Harmodius, les fleurs n’étaient bonnes qu’à cacher l’épée. Il était sévère dans les joies. Devant tout ce qui n’était pas la république, il baissait chastement les yeux. C’était l’amoureux de marbre de la Liberté. Sa parole était âprement inspirée et avait un frémissement d’hymne. Il avait des ouvertures d’ailes inattendues. Malheur à l’amourette qui se fût risquée de son côté ! Si quelque grisette de la place Cambrai ou de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, voyant cette figure d’échappé de collège, cette encolure de page, ces longs cils blonds, ces yeux bleus, cette chevelure tumultueuse au vent, ces joues roses, ces lèvres neuves, ces dents exquises, eût eu appétit de toute cette aurore, et fût venue essayer sa beauté sur Enjolras, un regard surprenant et redoutable lui eût montré brusquement l’abîme, et lui eût appris à ne pas confondre avec le chérubin galant de Baumarchais le formidable chérubin d’Ézéchiel.

À côté d’Enjolras qui représentait la logique de la révolution, Combeferre en représentait la philosophie. Entre la logique de la révolution et sa philosophie il y a cette différence que sa logique peut conclure à la guerre, tandis que sa philosophie ne peut aboutir qu’à la paix. Combeferre complétait et rectifiait Enjolras. Il était moins haut et plus large. Il voulait qu’on versât aux esprits les principes étendus d’idées générales ; il disait : Révolution, mais civilisation ; et autour de la montagne à pic il ouvrait le vaste horizon bleu. De là, dans toutes les vues de Combeferre, quelque chose d’accessible et de praticable. La révolution avec Combeferre était plus respirable qu’avec Enjolras. Enjolras en exprimait le droit divin, et Combeferre le droit naturel. Le premier se rattachait à Robespierre ; le second confinait à Condorcet. Combeferre vivait plus qu’Enjolras de la vie de tout le monde. S’il eût été donné à ces deux jeunes hommes d’arriver jusqu’à l’histoire, l’un eût été le juste, l’autre eût été le sage. Enjolras était plus viril, Combeferre était plus humain. Homo et Vir, c’était bien là en effet leur nuance. Combeferre était doux comme Enjolras était sévère, par blancheur naturelle. Il aimait le mot citoyen, mais il préférait le mot homme. Il eût volontiers dit : Hombre, comme les espagnols. Il lisait tout, allait aux théâtres, suivait les cours publics, apprenait d’Arago la polarisation de la lumière, se passionnait pour une leçon où Geoffroy Saint-Hilaire avait expliqué la double fonction de l’artère carotide externe et de l’artère carotide interne, l’une qui fait le visage, l’autre qui fait le cerveau ; il était au courant, suivait la science pas à pas, confrontait Saint-Simon avec Fourier, déchiffrait les hiéroglyphes, cassait les cailloux qu’il trouvait et raisonnait géologie, dessinait de mémoire un papillon bombyx, signalait les fautes de français dans le Dictionnaire de l’Académie, étudiait Puységur et Deleuze, n’affirmait rien, pas même les miracles, ne niait rien, pas même les revenants, feuilletait la collection du Moniteur, songeait. Il déclarait que l’avenir est dans la main du maître d’école, et se préoccupait des questions d’éducation. Il voulait que la société travaillât sans relâche à l’élévation du niveau intellectuel et moral, au monnayage de la science, à la mise en circulation des idées, à la croissance de l’esprit dans la jeunesse, et il craignait que la pauvreté actuelle des méthodes, la misère du point de vue littéraire borné à deux ou trois siècles classiques, le dogmatisme tyrannique des pédants officiels, les préjugés scolastiques et les routines ne finissent par faire de nos collèges des huîtrières artificielles. Il était savant, puriste, précis, polytechnique, piocheur, et en même temps pensif « jusqu’à la chimère », disaient ses amis. Il croyait à tous les rêves : les chemins de fer, la suppression de la souffrance dans les opérations chirurgicales, la fixation de l’image de la chambre noire, le télégraphe électrique, la direction des ballons. Du reste peu effrayé des citadelles bâties de toutes parts contre le genre humain par les superstitions, les despotismes et les préjugés. Il était de ceux qui pensent que la science finira par tourner la position. Enjolras était un chef, Combeferre était un guide. On eût voulu combattre avec l’un et marcher avec l’autre. Ce n’est pas que Combeferre ne fût capable de combattre, il ne refusait pas de prendre corps à corps l’obstacle et de l’attaquer de vive force et par explosion ; mais mettre peu à peu, par l’enseignement des axiomes et la promulgation des lois positives, le genre humain d’accord avec ses destinées, cela lui plaisait mieux ; et, entre deux clartés, sa pente était plutôt pour l’illumination que pour l’embrasement. Un incendie peut faire une aurore sans doute, mais pourquoi ne pas attendre le lever du jour ? Un volcan éclaire, mais l’aube éclaire encore mieux. Combeferre préférait peut-être la blancheur du beau au flamboiement du sublime. Une clarté troublée par de la fumée, un progrès acheté par de la violence, ne satisfaisaient qu’à demi ce tendre et sérieux esprit. Une précipitation à pic d’un peuple dans la vérité, un 93, l’effarait ; cependant la stagnation lui répugnait plus encore, il y sentait la putréfaction et la mort ; à tout prendre, il aimait mieux l’écume que le miasme, et il préférait au cloaque le torrent, et la chute du Niagara au lac de Montfaucon. En somme, il ne voulait ni halte ni hâte. Tandis que ses tumultueux amis, chevaleresquement épris de l’absolu, adoraient et appelaient les splendides aventures révolutionnaires, Combeferre inclinait à laisser faire le progrès, le bon progrès, froid peut-être, mais pur, méthodique, mais irréprochable, flegmatique, mais imperturbable. Combeferre se fût agenouillé et eût joint les mains pour que l’avenir arrivât avec toute sa candeur, et pour que rien ne troublât l’immense évolution vertueuse des peuples. Il faut que le bien soit innocent, répétait-il sans cesse. Et en effet, si la grandeur de la révolution c’est de regarder fixement l’éblouissant idéal et d’y voler à travers les foudres, avec du sang et du feu à ses serres, la beauté du progrès, c’est d’être sans tache ; et il y a entre Washington qui représente l’un et Danton qui incarne l’autre, la différence qui sépare l’ange aux ailes de cygne de l’ange aux ailes d’aigle.

Jean Prouvaire était une nuance plus adoucie encore que Combeferre. Il s’appelait Jehan, par cette petite fantaisie momentanée qui se mêlait au puissant et profond mouvement d’où est sortie l’étude si nécessaire du moyen âge. Jean Prouvaire était amoureux, cultivait un pot de fleurs, jouait de la flûte, faisait des vers, aimait le peuple, plaignait la femme, pleurait sur l’enfant, confondait dans la même confiance l’avenir et Dieu, et blâmait la révolution d’avoir fait tomber une tête royale, celle d’André Chénier. Il avait la voix habituellement délicate et tout à coup virile. Il était lettré jusqu’à l’érudition, et presque orientaliste. Il était bon par-dessus tout ; et, chose toute simple pour qui sait combien la bonté confine à la grandeur, en fait de poésie il préférait l’immense. Il savait l’italien, le latin, le grec et l’hébreu ; et cela lui servait à ne lire que quatre poètes : Dante, Juvénal, Eschyle et Isaïe. En français il préférait Corneille à Racine et Agrippa d’Aubigné à Corneille. Il flânait volontiers dans les champs de folle avoine et de bleuets, et s’occupait des nuages presque autant que des événements. Son esprit avait deux attitudes, l’une du côté de l’homme, l’autre du côté de Dieu ; il étudiait, ou il contemplait. Toute la journée il approfondissait les questions sociales, le salaire, le capital, le crédit, le mariage, la religion, la liberté de penser, la liberté d’aimer, l’éducation, la pénalité, la misère, l’association, la propriété, la production et la répartition, l’énigme d’en bas qui couvre d’ombre la fourmilière humaine ; et le soir, il regardait les astres, ces êtres énormes. Comme Enjolras, il était riche et fils unique. Il parlait doucement, penchait la tête, baissait les yeux, souriait avec embarras, se mettait mal, avait l’air gauche, rougissait de rien, était fort timide. Du reste, intrépide.

Feuilly était un ouvrier éventailliste, orphelin de père et de mère, qui gagnait péniblement trois francs par jour, et qui n’avait qu’une pensée, délivrer le monde. Il avait une autre préoccupation encore : s’instruire ; ce qu’il appelait aussi se délivrer. Il s’était enseigné à lui-même à lire et à écrire ; tout ce qu’il savait, il l’avait appris seul. Feuilly était un généreux cœur. Il avait l’embrassement immense. Cet orphelin avait adopté les peuples. Sa mère lui manquant, il avait médité sur la patrie. Il ne voulait pas qu’il y eût sur la terre un homme qui fût sans patrie. Il couvait en lui-même, avec la divination profonde de l’homme du peuple, ce que nous appelons aujourd’hui l’idée des nationalités. Il avait appris l’histoire exprès pour s’indigner en connaissance de cause. Dans ce jeune cénacle d’utopistes, surtout occupés de la France, il représentait le dehors. Il avait pour spécialité la Grèce, la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, l’Italie. Il prononçait ces noms-là sans cesse, à propos et hors de propos, avec la ténacité du droit. La Turquie sur la Grèce et la Thessalie, la Russie sur Varsovie, l’Autriche sur Venise, ces viols l’exaspéraient. Entre toutes, la grande voie de fait de 1772 le soulevait. Le vrai dans l’indignation, il n’y a pas de plus souveraine éloquence, il était éloquent de cette éloquence-là. Il ne tarissait pas sur cette date infâme, 1772, sur ce noble et vaillant peuple supprimé par trahison, sur ce Crime à trois, sur ce guet-apens monstre, prototype et patron de toutes ces effrayantes suppressions d’états qui, depuis, ont frappé plusieurs nobles nations, et leur ont, pour ainsi dire, raturé leur acte de naissance. Tous les attentats sociaux contemporains dérivent du partage de la Pologne. Le partage de la Pologne est un théorème dont tous les forfaits politiques actuels sont les corollaires. Pas un despote, pas un traître, depuis tout à l’heure un siècle, qui n’ait visé, homologué, contre-signé et paraphé, ne varietur, le partage de la Pologne. Quand on compulse le dossier des trahisons modernes, celle-là apparaît la première. Le congrès de Vienne a consulté ce crime avant de consommer le sien. 1772 sonne l’hallali, 1815 est la curée. Tel était le texte habituel de Feuilly. Ce pauvre ouvrier s’était fait le tuteur de la justice, et elle le récompensait en le faisant grand. C’est qu’en effet il y a de l’éternité dans le droit. Varsovie ne peut pas plus être tartare que Venise ne peut être tudesque. Les rois y perdent leur peine, et leur honneur. Tôt ou tard, la patrie submergée flotte à la surface et reparaît. La Grèce redevient la Grèce, l’Italie redevient l’Italie. La protestation du droit contre le fait persiste à jamais. Le vol d’un peuple ne se prescrit pas. Ces hautes escroqueries n’ont point d’avenir. On ne démarque pas une nation comme un mouchoir.

Courfeyrac avait un père qu’on nommait M. de Courfeyrac. Une des idées fausses de la bourgeoisie de la restauration en fait d’aristocratie et de noblesse, c’était de croire à la particule. La particule, on le sait, n’a aucune signification. Mais les bourgeois du temps de la Minerve estimaient si haut ce pauvre de qu’on se croyait obligé de l’abdiquer. M. de Chauvelin se faisait appeler M. Chauvelin, M. de Caumartin, M. Caumartin, M. de Constant de Rebecque, Benjamin Constant, M. de Lafayette, M. Lafayette. Courfeyrac n’avait pas voulu rester en arrière, et s’appelait Courfeyrac tout court.

Nous pourrions presque, en ce qui concerne Courfeyrac, nous en tenir là, et nous borner à dire quant au reste : Courfeyrac, voyez Tholomyès.

Courfeyrac en effet avait cette verve de jeunesse qu’on pourrait appeler la beauté du diable de l’esprit. Plus tard, cela s’éteint comme la gentillesse du petit chat, et toute cette grâce aboutit, sur deux pieds, au bourgeois, et, sur quatre pattes, au matou.

Ce genre d’esprit, les générations qui traversent les écoles, les levées successives de la jeunesse, se le transmettent, et se le passent de main en main, quasi cursores, à peu près toujours le même ; de sorte que, ainsi que nous venons de l’indiquer, le premier venu qui eût écouté Courfeyrac en 1828 eût cru entendre Tholomyès en 1817. Seulement Courfeyrac était un brave garçon. Sous les apparentes similitudes de l’esprit extérieur, la différence entre Tholomyès et lui était grande. L’homme latent qui existait en eux était chez le premier tout autre que chez le second. Il y avait dans Tholomyès un procureur et dans Courfeyrac un paladin.

Enjolras était le chef, Combeferre était le guide, Courfeyrac était le centre. Les autres donnaient plus de lumière, lui il donnait plus de calorique ; le fait est qu’il avait toutes les qualités d’un centre, la rondeur et le rayonnement.

Bahorel avait figuré dans le tumulte sanglant de juin 1822, à l’occasion de l’enterrement du jeune Lallemand.

Bahorel était un être de bonne humeur et de mauvaise compagnie, brave, panier percé, prodigue et rencontrant la générosité, bavard et rencontrant l’éloquence, hardi et rencontrant l’effronterie ; la meilleure pâte de diable qui fût possible ; ayant des gilets téméraires et des opinions écarlates ; tapageur en grand, c’est-à-dire n’aimant rien tant qu’une querelle, si ce n’est une émeute, et rien tant qu’une émeute, si ce n’est une révolution ; toujours prêt à casser un carreau, puis à dépaver une rue, puis à démolir un gouvernement, pour voir l’effet ; étudiant de onzième année. Il flairait le droit, mais il ne le faisait pas. Il avait pris pour devise : avocat jamais, et pour armoiries une table de nuit dans laquelle on entrevoyait un bonnet carré. Chaque fois qu’il passait devant l’école de droit, ce qui lui arrivait rarement, il boutonnait sa redingote, le paletot n’était pas encore inventé, et il prenait des précautions hygiéniques. Il disait du portail de l’école : quel beau vieillard ! et du doyen, M. Delvincourt : quel monument ! Il voyait dans ses cours des sujets de chansons et dans ses professeurs des occasions de caricatures. Il mangeait à rien faire une assez grosse pension, quelque chose comme trois mille francs. Il avait des parents paysans auxquels il avait su inculquer le respect de leur fils.

Il disait d’eux : Ce sont des paysans, et non des bourgeois ; c’est pour cela qu’ils ont de l’intelligence.

Bahorel, homme de caprice, était épars sur plusieurs cafés ; les autres avaient des habitudes, lui n’en avait pas. Il flânait. Errer est humain, flâner est parisien. Au fond, esprit pénétrant, et penseur plus qu’il ne semblait.

Il servait de lien entre les Amis de l’A B C et d’autres groupes encore informes, mais qui devaient se dessiner plus tard.

Il y avait dans ce conclave de jeunes têtes un membre chauve.

Le marquis d’Avaray, que Louis XVIII fit duc pour l’avoir aidé à monter dans un cabriolet de place le jour où il émigra, racontait qu’en 1814, à son retour en France, comme le roi débarquait à Calais, un homme lui présenta un placet. — Que demandez-vous ? dit le roi. — Sire, un bureau de poste. — Comment vous appelez-vous ? — L’Aigle.

Le roi fronça le sourcil, regarda la signature du placet et vit le nom écrit ainsi : Lesgle. Cette orthographe peu bonapartiste toucha le roi et il commença à sourire. — Sire, reprit l’homme au placet, j’ai pour ancêtre un valet de chiens, surnommé Lesgueules. Ce surnom a fait mon nom. Je m’appelle Lesgueules, par contraction Lesgle, et par corruption L’Aigle. — Ceci fit que le roi acheva son sourire. Plus tard, il donna à l’homme le bureau de poste de Meaux, exprès ou par mégarde.

Le membre chauve du groupe était fils de ce Lesgle, ou Lègle, et signait Lègle (de Meaux). Ses camarades, pour abréger, l’appelaient Bossuet.

Bossuet était un garçon gai qui avait du malheur. Sa spécialité était de ne réussir à rien. Par contre, il riait de tout. À vingt-cinq ans, il était chauve. Son père avait fini par avoir une maison et un champ ; mais lui, le fils, n’avait rien eu de plus pressé que de perdre dans une fausse spéculation ce champ et cette maison. Il ne lui était rien resté. Il avait de la science et de l’esprit, mais il avortait. Tout lui manquait, tout le trompait ; ce qu’il échafaudait croulait sur lui. S’il fendait du bois, il se coupait un doigt. S’il avait une maîtresse, il découvrait bientôt qu’il avait aussi un ami. À tout moment quelque misère lui advenait ; de là sa jovialité. Il disait : J’habite sous le toit des tuiles qui tombent. Peu étonné, car pour lui l’accident était le prévu, il prenait la mauvaise chance en sérénité et souriait des taquineries de la destinée comme quelqu’un qui entend la plaisanterie. Il était pauvre, mais son gousset de bonne humeur était inépuisable. Il arrivait vite à son dernier sou, jamais à son dernier éclat de rire. Quand l’adversité entrait chez lui, il saluait cordialement cette ancienne connaissance, il tapait sur le ventre aux catastrophes ; il était familier avec la Fatalité au point de l’appeler par son petit nom. — Bonjour, Guignon, lui disait-il.

Ces persécutions du sort l’avaient fait inventif. Il était plein de ressources. Il n’avait point d’argent, mais il trouvait moyen de faire, quand bon lui semblait, « des dépenses effrénées ». Une nuit, il alla jusqu’à manger « cent francs » dans un souper avec une péronnelle, ce qui lui inspira au milieu de l’orgie ce mot mémorable : Fille de cinq louis, tire-moi mes bottes.

Bossuet se dirigeait lentement vers la profession d’avocat ; il faisait son droit, à la manière de Bahorel. Bossuet avait peu de domicile ; quelquefois pas du tout. Il logeait tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, le plus souvent chez Joly. Joly étudiait la médecine. Il avait deux ans de moins que Bossuet.

Joly était le malade imaginaire jeune. Ce qu’il avait gagné à la médecine, c’était d’être plus malade que médecin. À vingt-trois ans, il se croyait valétudinaire et passait sa vie à regarder sa langue dans son miroir. Il affirmait que l’homme s’aimante comme une aiguille, et dans sa chambre il mettait son lit au midi et les pieds au nord, afin que, la nuit, la circulation de son sang ne fût pas contrariée par le grand courant magnétique du globe. Dans les orages, il se tâtait le pouls. Du reste, le plus gai de tous. Toutes ces incohérences, jeune, maniaque, malingre, joyeux, faisaient bon ménage ensemble, et il en résultait un être excentrique et agréable que ses camarades, prodigues de consonnes ailées, appelaient Jolllly. — Tu peux t’envoler sur quatre L, lui disait Jean Prouvaire.

Joly avait l’habitude de se toucher le nez avec le bout de sa canne, ce qui est l’indice d’un esprit sagace.

Tous ces jeunes gens, si divers, et dont, en somme, il ne faut parler que sérieusement, avaient une même religion : le Progrès.

Tous étaient les fils directs de la révolution française. Les plus légers devenaient solennels en prononçant cette date : 89. Leurs pères selon la chair étaient ou avaient été feuillants, royalistes, doctrinaires ; peu importait ; ce pêle-mêle antérieur à eux, qui étaient jeunes, ne les regardait point ; le pur sang des principes coulait dans leurs veines. Ils se rattachaient sans nuance intermédiaire au droit incorruptible et au devoir absolu.

Affiliés et initiés, ils ébauchaient souterrainement l’idéal.

Parmi tous ces cœurs passionnés et tous ces esprits convaincus, il y avait un sceptique. Comment se trouvait-il là ? Par juxtaposition. Ce sceptique s’appelait Grantaire, et signait habituellement de ce rébus : R. Grantaire était un homme qui se gardait bien de croire à quelque chose. C’était du reste un des étudiants qui avaient le plus appris pendant leurs cours à Paris ; il savait que le meilleur café était au café Lemblin, et le meilleur billard au café Voltaire, qu’on trouvait de bonnes galettes et de bonnes filles à l’Ermitage sur le boulevard du Maine, des poulets à la crapaudine chez la mère Saguet, d’excellentes matelotes barrière de la Cunette, et un certain petit vin blanc barrière du Combat. Pour tout, il savait les bons endroits ; en outre la savate et le chausson, quelques danses, et il était profond bâtonniste. Par-dessus le marché, grand buveur. Il était laid démesurément ; la plus jolie piqueuse de bottines de ce temps-là, Irma Boissy, indignée de sa laideur, avait rendu cette sentence : Grantaire est impossible ; mais la fatuité de Grantaire ne se déconcertait pas. Il regardait tendrement et fixement toutes les femmes, ayant l’air de dire de toutes : si je voulais ! et cherchant à faire croire aux camarades qu’il était généralement demandé.

Tous ces mots : droit du peuple, droits de l’homme, contrat social, révolution française, république, démocratie, humanité, civilisation, religion, progrès, étaient, pour Grantaire, très voisins de ne rien signifier du tout. Il en souriait. Le scepticisme, cette carie de l’intelligence, ne lui avait pas laissé une idée entière dans l’esprit. Il vivait avec ironie. Ceci était son axiome : Il n’y a qu’une certitude, mon verre plein. Il raillait tous les dévouements dans tous les partis, aussi bien le frère que le père, aussi bien Robespierre jeune que Loizerolles. — Ils sont bien avancés d’être morts, s’écriait-il. Il disait du crucifix : Voilà une potence qui a réussi. Coureur, joueur, libertin, souvent ivre, il faisait à ces jeunes songeurs le déplaisir de chantonner sans cesse : J’aimons les filles et j’aimons le bon vin. Air : Vive Henri IV.

Du reste, ce sceptique avait un fanatisme. Ce fanatisme n’était ni une idée, ni un dogme, ni un art, ni une science ; c’était un homme, Enjolras. Grantaire admirait, aimait et vénérait Enjolras. À qui se ralliait ce douteur anarchique dans cette phalange d’esprits absolus ? Au plus absolu. De quelle façon Enjolras le subjuguait-il ? Par les idées ? Non. Par le caractère. Phénomène souvent observé. Un sceptique qui adhère à un croyant, cela est simple comme la loi des couleurs complémentaires. Ce qui nous manque nous attire. Personne n’aime le jour comme l’aveugle. La naine adore le tambour-major. Le crapaud a toujours les yeux au ciel ; pourquoi ? pour voir voler l’oiseau. Grantaire, en qui rampait le doute, aimait à voir dans Enjolras la foi planer. Il avait besoin d’Enjolras. Sans qu’il s’en rendît clairement compte et sans qu’il songeât à se l’expliquer à lui-même, cette nature chaste, saine, ferme, droite, dure, candide, le charmait. Il admirait, d’instinct, son contraire. Ses idées molles, fléchissantes, disloquées, malades, difformes, se rattachaient à Enjolras comme à une épine dorsale. Son rachis moral s’appuyait à cette fermeté. Grantaire, près d’Enjolras, redevenait quelqu’un. Il était lui-même d’ailleurs composé de deux éléments en apparence incompatibles. Il était ironique et cordial. Son indifférence aimait. Son esprit se passait de croyance et son cœur ne pouvait se passer d’amitié. Contradiction profonde ; car une affection est une conviction. Sa nature était ainsi. Il y a des hommes qui semblent nés pour être le verso, l’envers, le revers. Ils sont Pollux, Patrocle, Nisus, Eudamidas, Éphestion, Pechméja. Ils ne vivent qu’à la condition d’être adossés à un autre ; leur nom est une suite, et ne s’écrit que précédé de la conjonction et ; leur existence ne leur est pas propre ; elle est l’autre côté d’une destinée qui n’est pas la leur. Grantaire était un de ces hommes. Il était l’envers d’Enjolras.

On pourrait presque dire que les affinités commencent aux lettres de l’alphabet. Dans la série, O et P sont inséparables. Vous pouvez, à votre gré, prononcer O et P, ou Oreste et Pylade.

Grantaire, vrai satellite d’Enjolras, habitait ce cercle de jeunes gens ; il y vivait ; il ne se plaisait que là ; il les suivait partout. Sa joie était de voir aller et venir ces silhouettes dans les fumées du vin. On le tolérait pour sa bonne humeur.

Enjolras, croyant, dédaignait ce sceptique, et, sobre, cet ivrogne. Il lui accordait un peu de pitié hautaine. Grantaire était un Pylade point accepté. Toujours rudoyé par Enjolras, repoussé durement, rejeté et revenant, il disait d’Enjolras : Quel beau marbre !

II


ORAISON FUNÈBRE DE BLONDEAU, PAR BOSSUET


Une certaine après-midi, qui avait, comme on va le voir, quelque coïncidence avec les événements racontés plus haut, Laigle de Meaux était sensuellement adossé au chambranle de la porte du café Musain. Il avait l’air d’une cariatide en vacances ; il ne portait rien que sa rêverie. Il regardait la place Saint-Michel. S’adosser, c’est une manière d’être couché debout qui n’est point haïe des songeurs. Laigle de Meaux pensait, sans mélancolie, à une petite mésaventure qui lui était échue l’avant-veille à l’école de droit, et qui modifiait ses plans personnels d’avenir, plans d’ailleurs assez indistincts.

La rêverie n’empêche pas un cabriolet de passer, et le songeur de remarquer le cabriolet. Laigle de Meaux, dont les yeux erraient dans une sorte de flânerie diffuse, aperçut, à travers ce somnambulisme, un véhicule à deux roues cheminant dans la place, lequel allait au pas, et comme indécis. À qui en voulait ce cabriolet ? pourquoi allait-il au pas ? Laigle y regarda. Il y avait dedans, à côté du cocher, un jeune homme, et devant ce jeune homme un assez gros sac de nuit. Le sac montrait aux passants ce nom écrit en grosses lettres noires sur une carte cousue à l’étoffe : Marius Pontmercy.

Ce nom fit changer d’attitude à Laigle. Il se dressa et jeta cette apostrophe au jeune homme du cabriolet :

— Monsieur Marius Pontmercy !

Le cabriolet interpellé s’arrêta.

Le jeune homme qui, lui aussi, semblait songer profondément, leva les yeux.

— Hein ? dit-il.

— Vous êtes monsieur Marius Pontmercy ?

— Sans doute.

— Je vous cherchais, reprit Laigle de Meaux.

— Comment cela ? demanda Marius ; car c’était lui, en effet, qui sortait de chez son grand-père, et il avait devant lui une figure qu’il voyait pour la première fois. Je ne vous connais pas.

— Moi non plus, je ne vous connais point, répondit Laigle.

Marius crut à une rencontre de loustic, à un commencement de mystification en pleine rue. Il n’était pas d’humeur facile en ce moment-là. Il fronça le sourcil. Laigle de Meaux, imperturbable, poursuivit :

— Vous n’étiez pas avant-hier à l’école ?

— Cela est possible.

— Cela est certain.

— Vous êtes étudiant ? demanda Marius.

— Oui, monsieur. Comme vous. Avant-hier je suis entré à l’école par hasard. Vous savez, on a quelquefois de ces idées-là. Le professeur était en train de faire l’appel. Vous n’ignorez pas qu’ils sont très ridicules dans ce moment-ci. Au troisième appel manqué, on vous raye l’inscription. Soixante francs dans le gouffre.

Marius commençait à écouter. Laigle continua :

— C’était Blondeau qui faisait l’appel. Vous connaissez Blondeau, il a le nez fort pointu et fort malicieux, et il flaire avec délices les absents. Il a sournoisement commencé par la lettre P. je n’écoutais pas, n’étant point compromis dans cette lettre-là. L’appel n’allait pas mal. Aucune radiation, l’univers était présent. Blondeau était triste. Je disais à part moi : Blondeau, mon amour, tu ne feras pas la plus petite exécution aujourd’hui. Tout à coup Blondeau appelle Marius Pontmercy. Personne ne répond. Blondeau, plein d’espoir, répète plus fort : Marius Pontmercy. Et il prend sa plume. Monsieur, j’ai des entrailles. Je me suis dit rapidement : Voilà un brave garçon qu’on va rayer. Attention. Ceci est un véritable vivant qui n’est pas exact. Ceci n’est point un bon élève. Ce n’est point là un cul-de-plomb, un étudiant qui étudie, un blanc-bec pédant, fort en science, lettres, théologie et sapience, un de ces esprits bêtas tirés à quatre épingles ; une épingle par faculté. C’est un honorable paresseux qui flâne, qui pratique la villégiature, qui cultive la grisette, qui fait la cour aux belles, qui est peut-être en cet instant-ci chez ma maîtresse. Sauvons-le. Mort à Blondeau ! En ce moment, Blondeau a trempé dans l’encre sa plume noire de ratures, a promené sa prunelle fauve sur l’auditoire, et a répété pour la troisième fois : Marius Pontmercy ? J’ai répondu : Présent ! Cela fait que vous n’avez pas été rayé.

— Monsieur !… dit Marius.

— Et que, moi, je l’ai été, ajouta Laigle de Meaux.

— Je ne vous comprends pas, fit Marius.

Laigle reprit :

— Rien de plus simple. J’étais près de la chaire pour répondre et près de la porte pour m’enfuir. Le professeur me contemplait avec une certaine fixité. Brusquement, Blondeau, qui doit être le nez malin dont parle Boileau, saute à la lettre L. L, c’est ma lettre. Je suis de Meaux et je m’appelle Lesgle.

— L’Aigle ! interrompit Marius, quel beau nom !

— Monsieur, le Blondeau arrive à ce beau nom, et crie : Laigle ! Je reponds : Présent ! Alors Blondeau me regarde avec la douceur du tigre, sourit, et me dit : Si vous êtes Pontmercy, vous n’êtes pas Laigle. Phrase qui a l’air désobligeante pour vous, mais qui n’était lugubre que pour moi. Cela dit, il me raye.

Marius s’exclama. ― Monsieur, je suis mortifié…

― Avant tout, interrompit Laigle, je demande à embaumer Blondeau dans quelques phrases d’éloge senti. Je le suppose mort. Il n’y aurait pas grand’chose à changer à sa maigreur, à sa pâleur, à sa froideur, à sa roideur et à son odeur. Et je dis : Erudimini qui judicatis terram. Ci-gît Blondeau, Blondeau le Nez, Blondeau Nasica, le bœuf de la discipline, bos disciplinæ, le molosse de la consigne, l’ange de l’appel, qui fut droit, carré, exact, rigide, honnête et hideux. Dieu le raya comme il m’a rayé.

Marius reprit :

― Je suis désolé…

― Jeune homme, dit Laigle de Meaux, que ceci vous serve de leçon. À l’avenir, soyez exact.

― Je vous fais vraiment mille excuses.

― Ne vous exposez plus à faire rayer votre prochain.

— Je suis désespéré…

Laigle éclata de rire.

― Et moi, ravi. J’étais sur la pente d’être avocat. Cette rature me sauve. Je renonce aux triomphes du barreau. Je ne défendrai point la veuve et je n’attaquerai point l’orphelin. Plus de toge, plus de stage. Voilà ma radiation obtenue. C’est à vous que je la dois, monsieur Pontmercy. J’entends vous faire solennellement une visite de remercîments. Où demeurez-vous ?

― Dans ce cabriolet, dit Marius.

― Signe d’opulence, repartit Laigle avec calme. Je vous félicite. Vous avez là un loyer de neuf mille francs par an. En ce moment Courfeyrac sortait du café.

Marius sourit tristement.

― Je suis dans ce loyer depuis deux heures et j’aspire à en sortir ; mais, c’est une histoire comme cela, je ne sais où aller.

— Monsieur, dit Courfeyrac, venez chez moi.

― J’aurais la priorité, observa Laigle, mais je n’ai pas de chez moi.

― Tais-toi, Bossuet, reprit Courfeyrac.

― Bossuet, fit Marius, mais il me semblait que vous vous appeliez Laigle.

― De Meaux, répondit Laigle ; par métaphore, Bossuet.

Courfeyrac monta dans le cabriolet.

― Cocher, dit-il, hôtel de la Porte-Saint-Jacques.

Et le soir même, Marius était installé dans une chambre de l’hôtel de la Porte-Saint-Jacques côte à côte avec Courfeyrac.


III


LES ÉTONNEMENTS DE MARIUS


En quelques jours, Marius fut l’ami de Courfeyrac. La jeunesse est la saison des promptes soudures et des cicatrisations rapides. Marius près de Courfeyrac respirait librement, chose assez nouvelle pour lui. Courfeyrac ne lui fit pas de questions. Il n’y songea même pas. À cet âge, les visages disent tout de suite tout. La parole est inutile. Il y a tel jeune homme dont on pourrait dire que sa physionomie bavarde. On se regarde, on se connaît.

Un matin pourtant, Courfeyrac lui jeta brusquement cette interrogation :

— À propos, avez-vous une opinion politique ?

— Tiens ! dit Marius, presque offensé de la question.

— Qu’est-ce que vous êtes ?

— Démocrate-bonapartiste.

— Nuance gris de souris rassurée, dit Courfeyrac.

Le lendemain, Courfeyrac introduisit Marius au café Musain. Puis il lui chuchota à l’oreille avec un sourire : Il faut que je vous donne vos entrées dans la révolution. Et il le mena dans la salle des Amis de l’A B C. Il le présenta aux autres camarades en disant à demi-voix ce simple moi que Marius ne comprit pas : Un élève.

Marius était tombé dans un guêpier d’esprits. Du reste, quoique silencieux et grave, il n’était ni le moins ailé ni le moins armé.

Marius, jusque-là solitaire et inclinant au monologue et à l’aparté par habitude et par goût, fut un peu effarouché de cette volée de jeunes gens autour de lui. Toutes ces initiatives diverses le sollicitaient à la fois, et le tiraillaient. Le va-et-vient tumultueux de tous ces esprits en liberté et en travail faisait tourbillonner ses idées. Quelquefois, dans le trouble, elles s’en allaient si loin de lui qu’il avait de la peine à les retrouver. Il entendait parler de philosophie, de littérature, d’art, d’histoire, de religion, d’une façon inattendue. Il entrevoyait des aspects étranges ; et, comme il ne les mettait point en perspective, il n’était pas sûr de ne pas voir le chaos. En quittant les opinions de son grand-père pour les opinions de son père, il s’était cru fixé ; il soupçonnait maintenant, avec inquiétude et sans oser se l’avouer, qu’il ne l’était pas. L’angle sous lequel il voyait toute chose commençait de nouveau à se déplacer. Une certaine oscillation mettait en branle tous les horizons de son cerveau. Bizarre remue-ménage intérieur. Il en souffrait presque.

Il semblait qu’il n’y eût pas pour ces jeunes gens de « choses consacrées ». Marius entendait, sur toute matière, des langages singuliers, gênants pour son esprit encore timide.

Une affiche de théâtre se présentait, ornée d’un titre de tragédie du vieux répertoire, dit classique. — À bas la tragédie chère aux bourgeois ! criait Bahorel. Et Marius entendait Combeferre répliquer :

— Tu as tort, Bahorel. La bourgeoisie aime la tragédie, et il faut laisser sur ce point la bourgeoisie tranquille. La tragédie à perruque a sa raison d’être, et je ne suis pas de ceux qui, de par Eschyle, lui contestent le droit d’exister. Il y a des ébauches dans la nature ; il y a, dans la création, des parodies toutes faites ; un bec qui n’est pas un bec, des ailes qui ne sont pas des ailes, des nageoires qui ne sont pas des nageoires, des pattes qui ne sont pas des pattes, un cri douloureux qui donne envie de rire, voilà le canard. Or, puisque la volaille existe à côté de l’oiseau, je ne vois pas pourquoi la tragédie classique n’existerait point en face de la tragédie antique.

Ou bien le hasard faisait que Marius passait rue Jean-Jacques-Rousseau entre Enjolras et Courfeyrac.

Courfeyrac lui prenait le bras.

— Faites attention. Ceci est la rue Plâtrière, nommée aujourd’hui rue Jean-Jacques-Rousseau, à cause d’un ménage singulier qui l’habitait il y a une soixantaine d’années. C’étaient Jean-Jacques et Thérèse. De temps en temps, il naissait là de petits êtres. Thérèse les enfantait, Jean-Jacques les enfantrouvait.

Et Enjolras rudoyait Courfeyrac.

— Silence devant Jean-Jacques ! Cet homme, je l’admire. Il a renié ses enfants, soit ; mais il a adopté le peuple.

Aucun de ces jeunes gens n’articulait ce mot : l’empereur. Jean Prouvaire seul disait quelquefois Napoléon ; tous les autres disaient Bonaparte. Enjolras prononçait Buonaparte.

Marius s’étonnait vaguement. Initium sapientiæ.


IV


L’ARRIÈRE-SALLE DU CAFÉ MUSAIN


Une des conversations entre ces jeunes gens, auxquelles Marius assistait et dans lesquelles il intervenait quelquefois, fut une véritable secousse pour son esprit.

Cela se passait dans l’arrière-salle du café Musain. À peu près tous les Amis de l’A B C étaient réunis ce soir-là. Le quinquet était solennellement allumé. On parlait de choses et d’autres, sans passion et avec bruit. Excepté Enjolras et Marius, qui se taisaient, chacun haranguait un peu au hasard. Les causeries entre camarades ont parfois de ces tumultes paisibles. C’était un jeu et un pêle-mêle autant qu’une conversation. On se jetait des mots qu’on rattrapait. On causait aux quatre coins.

Aucune femme n’était admise dans cette arrière-salle, excepté Louison, la laveuse de vaisselle du café, qui la traversait de temps en temps pour aller de la laverie au « laboratoire ».

Grantaire, parfaitement gris, assourdissait le coin dont il s’était emparé. Il raisonnait et déraisonnait à tue-tête, il criait :

— J’ai soif. Mortels, je fais un rêve : que la tonne de Heidelberg ait une attaque d’apoplexie, et être de la douzaine de sangsues qu’on lui appliquera. Je voudrais boire. Je désire oublier la vie. La vie est une invention hideuse de je ne sais qui. Cela ne dure rien et cela ne vaut rien. On se casse le cou à vivre. La vie est un décor où il y a peu de praticables. Le bonheur est un vieux châssis peint d’un seul côté. L’Ecclésiaste dit : tout est vanité ; je pense comme ce bonhomme qui n’a peut-être jamais existé. Zéro, ne voulant pas aller tout nu, s’est vêtu de vanité. Ô vanité ! rhabillage de tout avec de grands mots ! une cuisine est un laboratoire, un danseur est un professeur, un saltimbanque est un gymnaste, un boxeur est un pugiliste, un apothicaire est un chimiste, un perruquier est un artiste, un gâcheux est un architecte, un jockey est un sportsman, un cloporte est un ptérygibranche. La vanité a un envers et un endroit ; l’endroit est bête, c’est le nègre avec ses verroteries ; l’envers est sot, c’est le philosophe avec ses guenilles. Je pleure sur l’un et je ris de l’autre. Ce qu’on appelle honneurs et dignités, et même honneur et dignité, est généralement en chrysocale. Les rois font joujou avec l’orgueil humain. Caligula faisait consul un cheval ; Charles II faisait chevalier un aloyau. Drapez-vous donc maintenant entre le consul Incitatus et le baronnet Roastbeef. Quant à la valeur intrinsèque des gens, elle n’est guère plus respectable. Écoutez le panégyrique que le voisin fait du voisin. Blanc sur blanc est féroce ; si le lys parlait, comme il arrangerait la colombe ! Une bigote qui jase d’une dévote est plus venimeuse que l’aspic et le bongare bleu. C’est dommage que je sois un ignorant, car je vous citerais une foule de choses ; mais je ne sais rien. Par exemple, j’ai toujours eu de l’esprit. Quand j’étais élève chez Gros, au lieu de barbouiller des tableautins, je passais mon temps à chiper des pommes ; rapin est le mâle de rapine. Voilà pour moi ; quant à vous autres, vous me valez. Je me fiche de vos perfections, excellences et qualités. Toute qualité verse dans un défaut ; l’économe touche à l’avare, le généreux confine au prodigue, le brave côtoie le bravache ; qui dit très pieux dit un peu cagot ; il y a juste autant de vices dans la vertu qu’il y a de trous au manteau de Diogène. Qui admirez-vous, le tué ou le tueur, César ou Brutus ? Généralement on est pour le tueur. Vive Brutus ! il a tué. C’est ça qui est la vertu. Vertu, soit, mais folie aussi. Il y a des taches bizarres à ces grands hommes-là. Le Brutus qui tua César était amoureux d’une statue de petit garçon. Cette statue était du statuaire grec Strongylion, lequel avait aussi sculpté cette figure d’amazone appelée Belle-Jambe, Eucnemos, que Néron emportait avec lui dans ses voyages. Ce Strongylion n’a laissé que deux statues qui ont mis d’accord Brutus et Néron ; Brutus fut amoureux de l’une et Néron de l’autre. Toute l’histoire n’est qu’un long rabâchage. Un siècle est le plagiaire de l’autre. La bataille de Marengo copie la bataille de Pydna ; le Tolbiac de Clovis et l’Austerlitz de Napoléon se ressemblent comme deux gouttes de sang. Je fais peu de cas de la victoire. Rien n’est stupide comme vaincre ; la vraie gloire est convaincre. Mais tâchez donc de prouver quelque chose ! Vous vous contentez de réussir, quelle médiocrité ! et de conquérir, quelle misère ! Hélas, vanité et lâcheté partout. Tout obéit au succès, même la grammaire. Si volet usus, dit Horace. Donc, je dédaigne le genre humain. Descendrons-nous du tout à la partie ? Voulez-vous que je me mette à admirer les peuples ? Quel peuple, s’il vous plaît ? Est-ce la Grèce ? Les Athéniens, ces Parisiens de jadis, tuaient Phocion, comme qui dirait Coligny, et flagornaient les tyrans au point qu’Anacéphore disait de Pisistrate : Son urine attire les abeilles. L’homme le plus considérable de la Grèce pendant cinquante ans a été ce grammairien Philetas, lequel était si petit et si menu qu’il était obligé de plomber ses souliers pour n’être pas emporté par le vent. Il y avait sur la plus grande place de Corinthe une statue sculptée par Silanion et cataloguée par Pline ; cette statue représentait Épisthate. Qu’a fait Épisthate ? il a inventé le croc-en-jambe. Ceci résume la Grèce et la gloire. Passons à d’autres. Admirerai-je l’Angleterre ? Admirerai-je la France ? La France ? pourquoi ? À cause de Paris ? je viens de vous dire mon opinion sur Athènes. L’Angleterre ? pourquoi ? À cause de Londres ? je hais Carthage. Et puis, Londres, métropole du luxe, est le chef-lieu de la misère. Sur la seule paroisse de Charing-Cross, il y a par an cent morts de faim. Telle est Albion. J’ajoute, pour comble, que j’ai vu une anglaise danser avec une couronne de roses et des lunettes bleues. Donc un groing pour l’Angleterre ! Si je n’admire pas John Bull, j’admirerai donc frère Jonathan ? Je goûte peu ce frère à esclaves. Ôtez time is money, que reste-t-il de l’Angleterre ? Ôtez cotton is king, que reste-t-il de l’Amérique ? L’Allemagne, c’est la lymphe ; l’Italie, c’est la bile. Nous extasierons-nous sur la Russie ? Voltaire l’admirait. Il admirait aussi la Chine. Je conviens que la Russie a ses beautés, entre autres un fort despotisme ; mais je plains les despotes. Ils ont une santé délicate. Un Alexis décapité, un Pierre poignardé, un Paul étranglé, un autre Paul aplati à coups de talon de botte, divers Ivans égorgés, plusieurs Nicolas et Basiles empoisonnés, tout cela indique que le palais des empereurs de Russie est dans une condition flagrante d’insalubrité. Tous les peuples civilisés offrent à l’admiration du penseur ce détail, la guerre ; or la guerre, la guerre civilisée, épuise et totalise toutes les formes du banditisme, depuis le brigandage des trabucaires aux gorges du mont Jaxa jusqu’à la maraude des Indiens Comanches dans la Passe-Douteuse. Bah ! me direz-vous, l’Europe vaut pourtant mieux que l’Asie ? Je conviens que l’Asie est farce ; mais je ne vois pas trop ce que vous avez à rire du grand lama, vous peuples d’occident qui avez mêlé à vos modes et à vos élégances toutes les ordures compliquées de majesté, depuis la chemise sale de la reine Isabelle jusqu’à la chaise percée du dauphin. Messieurs les humains, je vous dis bernique ! C’est à Bruxelles que l’on consomme le plus de bière, à Stockholm le plus d’eau-de-vie, à Madrid le plus de chocolat, à Amsterdam le plus de genièvre, à Londres le plus de vin, à Constantinople le plus de café, à Paris le plus d’absinthe ; voilà toutes les notions utiles. Paris l’emporte, en somme. À Paris, les chiffonniers mêmes sont des sybarites ; Diogène eût autant aimé être chiffonnier place Maubert que philosophe au Pirée. Apprenez encore ceci : les cabarets des chiffonniers s’appellent bibines ; les plus célèbres sont la Casserole et l’Abattoir. Donc, ô guinguettes, goguettes, bouchons, caboulots, bouibouis, mastroquets, bastringues, manezingues, bibines des chiffonniers, caravansérails des califes, je vous atteste, je suis un voluptueux, je mange chez Richard à quarante sous par tête, il me faut des tapis de Perse à y rouler Cléopâtre nue ! Où est Cléopâtre ? Ah ! c’est toi, Louison. Bonjour.

Ainsi se répandait en paroles, accrochant la laveuse de vaisselle au passage, dans un coin de l’arrière-salle Musain, Grantaire plus qu’ivre.

Bossuet, étendant la main vers lui, essayait de lui imposer silence, et Grantaire repartait de plus belle :

— Aigle de Meaux, à bas les pattes. Tu ne me fais aucun effet avec ton geste d’Hippocrate refusant le bric-à-brac d’Artaxerce. Je te dispense de me calmer. D’ailleurs je suis triste. Que voulez-vous que je vous dise ? L’homme est mauvais, l’homme est difforme. Le papillon est réussi, l’homme est raté. Dieu a manqué cet animal-là. Une foule est un choix de laideurs. Le premier venu est un misérable. Femme rime à infâme. Oui, j’ai le spleen, compliqué de la mélancolie, avec la nostalgie, plus l’hypocondrie, et je bisque, et je rage, et je bâille, et je m’ennuie, et je m’assomme, et je m’embête ! Que Dieu aille au diable !

— Silence donc, R majuscule ! reprit Bossuet qui discutait un point de droit avec la cantonade, et qui était engagé plus qu’à mi-corps dans une phrase d’argot judiciaire dont voici la fin :

— … Et quant à moi, quoique je sois à peine légiste et tout au plus procureur amateur, je soutiens ceci : qu’aux termes de la coutume de Normandie, à la Saint-Michel, et pour chaque année, un Équivalent devait être payé au profit du seigneur, sauf autrui droit, par tous et un chacun, tant les propriétaires que les saisis d’héritage, et ce, pour toutes emphytéoses, baux, alleux, contrats domaniaires et domaniaux, hypothécaires et hypothécaux…

— Échos, nymphes plaintives, fredonna Grantaire.

Tout près de Grantaire, sur une table presque silencieuse, une feuille de papier, un encrier et une plume entre deux petits verres annonçaient qu’un vaudeville s’ébauchait. Cette grosse affaire se traîtait à voix basse, et les deux têtes en travail se touchaient :

— Commençons par trouver les noms. Quand on a les noms, on trouve le sujet.

— C’est juste. Dicte. J’écris.

— Monsieur Dorimon.

— Rentier ?

— Sans doute.

— Sa fille, Célestine.

— … tine. Après ?

— Le colonel Sainval.

— Sainval est usé. Je dirais Valsin.

À côté des aspirants vaudevillistes, un autre groupe, qui, lui aussi, profitait du brouhaha pour parler bas, discutait un duel. Un vieux, trente ans, conseillait un jeune, dix-huit ans, et lui expliquait à quel adversaire il avait affaire :

— Diable ! méfiez-vous. C’est une belle épée. Son jeu est net. Il a de l’attaque, pas de feintes perdues, du poignet, du pétillement, de l’éclair, la parade juste, et des ripostes mathématiques, bigre ! et il est gaucher.

Dans l’angle opposé à Grantaire, Joly et Bahorel jouaient aux dominos et parlaient d’amour.

— Tu es heureux, toi, disait Joly. Tu as une maîtresse qui rit toujours.

— C’est une faute qu’elle fait, répondait Bahorel. La maîtresse qu’on a a tort de rire. Ça encourage à la tromper. La voir gaie, cela vous ôte le remords ; si on la voit triste, on se fait conscience.

— Ingrat ! c’est si bon une femme qui rit ! Et jamais vous ne vous querellez !

— Cela tient au traité que nous avons fait. En faisant notre petite sainte-alliance, nous nous sommes assigné à chacun notre frontière que nous ne dépassons jamais. Ce qui est situé du côté de bise appartient à Vaud, du côté de vent à Gex. De là la paix.

— La paix, c’est le bonheur digérant.

— Et toi, Jolllly, où en es-tu avec ta brouillerie avec mamselle… tu sais qui je veux dire ?

— Elle me boude avec une patience cruelle.

— Tu es pourtant un amoureux attendrissant de maigreur.

— Hélas !

— À ta place, je la planterais là.

— C’est facile à dire.

— Et à faire. N’est-ce pas Musichetta qu’elle s’appelle ?

— Oui. Ah ! mon pauvre Bahorel, c’est une fille superbe, très littéraire, de petits pieds, de petites mains, se mettant bien, blanche, potelée, avec des yeux de tireuse de cartes. J’en suis fou.

— Mon cher, alors il faut lui plaire, être élégant, et faire des effets de rotule. Achète-moi chez Staub un bon pantalon de cuir de laine. Cela prête.

— À combien ? cria Grantaire.

Le troisième coin était en proie à une discussion poétique. La mythologie païenne se gourmait avec la mythologie chrétienne. Il s’agissait de l’olympe dont Jean Prouvaire, par romantisme même, prenait le parti. Jean Prouvaire n’était timide qu’au repos. Une fois excité, il éclatait, une sorte de gaîté accentuait son enthousiasme, et il était à la fois riant et lyrique :

— N’insultons pas les dieux, disait-il. Les dieux ne s’en sont peut-être pas allés. Jupiter ne me fait point l’effet d’un mort. Les dieux sont des songes, dites-vous. Eh bien, même dans la nature, telle qu’elle est aujourd’hui, après la fuite de ces songes, on retrouve tous les grands vieux mythes païens. Telle montagne à profil de citadelle, comme le Vignemale, par exemple, est encore pour moi la coiffure de Cybèle ; il ne m’est pas prouvé que Pan ne vienne pas la nuit souffler dans le tronc creux des saules, en bouchant tour à tour les trous avec ses doigts ; et j’ai toujours cru qu’Io était pour quelque chose dans la cascade de Pissevache.

Dans le dernier coin, on parlait politique. On malmenait la charte octroyée. Combeferre la soutenait mollement, Courfeyrac la battait en brèche énergiquement. Il y avait sur la table un malencontreux exemplaire de la fameuse charte-Touquet. Courfeyrac l’avait saisie et la secouait, mêlant à ses arguments le frémissement de cette feuille de papier.

— Premièrement, je ne veux pas de rois. Ne fût-ce qu’au point de vue économique, je n’en veux pas ; un roi est un parasite. On n’a pas de roi gratis. Écoutez ceci : Cherté des rois. À la mort de François Ier, la dette publique en France était de trente mille livres de rente ; à la mort de Louis XIV, elle était de deux milliards six cents millions à vingt-huit livres le marc, ce qui équivalait en 1760, au dire de Desmarets, à quatre milliards cinq cents millions et ce qui équivaudrait aujourd’hui à douze milliards. Deuxièmement, n’en déplaise à Combeferre, une charte octroyée est un mauvais expédient de civilisation. Sauver la transition, adoucir le passage, amortir la secousse, faire passer insensiblement la nation de la monarchie à la démocratie par la pratique des fictions constitutionnelles, détestables raisons que tout cela ! Non ! non ! n’éclairons jamais le peuple à faux jour. Les principes s’étiolent et pâlissent dans votre cave constitutionnelle. Pas d’abâtardissement. Pas de compromis. Pas d’octroi du roi au peuple. Dans tous ces octrois-là, il y a un article 14. À côté de la main qui donne, il y a la griffe qui reprend. Je refuse net votre charte. Une charte est un masque ; le mensonge est au-dessous. Un peuple qui accepte une charte abdique. Le droit n’est le droit qu’entier. Non ! pas de charte !

On était en hiver ; deux bûches pétillaient dans la cheminée. Cela était tentant, et Courfeyrac n’y résista pas. Il froissa dans son poing la pauvre charte-Touquet, et la jeta au feu. Le papier flamba. Combeferre regarda philosophiquement brûler le chef-d’œuvre de Louis XVIII, et se contenta de dire :

— La charte métamorphosée en flamme.

Et les sarcasmes, les saillies, les quolibets, cette chose française qu’on appelle l’entrain, cette chose anglaise qu’on appelle l’humour, le bon et le mauvais goût, les bonnes et les mauvaises raisons, toutes les folles fusées du dialogue, montant à la fois et se croisant de tous les points de la salle, faisaient au-dessus des têtes une sorte de bombardement joyeux.

V


ÉLARGISSEMENT DE L’HORIZON


Les chocs des jeunes esprits entre eux ont cela d’admirable qu’on ne peut jamais prévoir l’étincelle ni deviner l’éclair. Que va-t-il jaillir tout à l’heure ? on l’ignore. L’éclat de rire part de l’attendrissement. Au moment bouffon, le sérieux fait son entrée. Les impulsions dépendent du premier mot venu. La verve de chacun est souveraine. Un lazzi suffit pour ouvrir le champ à l’inattendu. Ce sont des entretiens à brusques tournants où la perspective change tout à coup. Le hasard est le machiniste de ces conversations-là.

Une pensée sévère, bizarrement sortie d’un cliquetis de mots, traversa tout à coup la mêlée de paroles où ferraillaient confusément Grantaire, Bahorel, Prouvaire, Bossuet, Combeferre et Courfeyrac.

Comment une phrase survient-elle dans le dialogue ? d’où vient qu’elle se souligne tout à coup d’elle-même dans l’attention de ceux qui l’entendent ? Nous venons de le dire, nul n’en sait rien. Au milieu du brouhaha, Bossuet termina tout à coup une apostrophe quelconque à Combeferre par cette date :

— 18 juin 1815, Waterloo.

À ce nom Waterloo, Marius, accoudé près d’un verre d’eau sur une table, ôta son poignet de dessous son menton, et commença à regarder fixement l’auditoire.

— Pardieu, s’écria Courfeyrac (Parbleu, à cette époque, tombait en désuétude), ce chiffre 18 est étrange, et me frappe. C’est le nombre fatal de Bonaparte. Mettez Louis devant et Brumaire derrière, vous avez toute la destinée de l’homme, avec cette particularité expressive que le commencement y est talonné par la fin.

Enjolras, jusque-là muet, rompit le silence, et adressa à Courfeyrac cette parole :

— Tu veux dire le crime par l’expiation.

Ce mot, crime, dépassait la mesure de ce que pouvait accepter Marius, déjà très ému par la brusque évocation de Waterloo.

Il se leva, il marcha lentement vers la carte de France étalée sur le mur et au bas de laquelle on voyait une île dans un compartiment séparé, il posa son doigt sur ce compartiment, et dit :

— La Corse. Une petite île qui a fait la France bien grande.

Ce fut le souffle d’air glacé. Tous s’interrompirent. On sentit que quelque chose allait commencer.

Bahorel, ripostant à Bossuet, était en train de prendre une pose de torse à laquelle il tenait. Il y renonça pour écouter.

Enjolras, dont l’œil bleu n’était attaché sur personne et semblait considérer le vide, répondit sans regarder Marius :

— La France n’a besoin d’aucune Corse pour être grande. La France est grande parce qu’elle est la France. Quia nominor leo.

Marius n’éprouva nulle velléité de reculer ; il se tourna vers Enjolras, et sa voix éclata avec une vibration qui venait du tressaillement des entrailles :

— À Dieu ne plaise que je diminue la France ! mais ce n’est point la diminuer que de lui amalgamer Napoléon. Ah çà, parlons donc. Je suis nouveau venu parmi vous, mais je vous avoue que vous m’étonnez. Où en sommes-nous ? qui sommes-nous ? qui êtes-vous ? qui suis-je ? Expliquons-nous sur l’empereur. Je vous entends dire Buonaparte en accentuant l’u comme des royalistes. Je vous préviens que mon grand-père fait mieux encore ; il dit Buonaparté. Je vous croyais des jeunes gens. Où mettez-vous donc votre enthousiasme ? et qu’est-ce que vous en faites ? qui admirez-vous si vous n’admirez pas l’empereur ? et que vous faut-il de plus ? Si vous ne voulez pas de ce grand homme-là, de quels grands hommes voudrez-vous ? Il avait tout. Il était complet. Il avait dans son cerveau le cube des facultés humaines. Il faisait des codes comme Justinien, il dictait comme César, sa causerie mêlait l’éclair de Pascal au coup de foudre de Tacite, il faisait l’histoire et il l’écrivait, ses bulletins sont des iliades, il combinait le chiffre de Newton avec la métaphore de Mahomet, il laissait derrière lui dans l’orient des paroles grandes comme les pyramides ; à Tilsitt il enseignait la majesté aux empereurs, à l’académie des sciences il donnait la réplique à Laplace, au conseil d’état il tenait tête à Merlin, il donnait une âme à la géométrie des uns et à la chicane des autres, il était légiste avec les procureurs et sidéral avec les astronomes ; comme Cromwell soufflant une chandelle sur deux, il s’en allait au Temple marchander un gland de rideau ; il voyait tout, il savait tout ; ce qui ne l’empêchait pas de rire d’un rire bonhomme au berceau de son petit enfant ; et tout à coup, l’Europe effarée écoutait, des armées se mettaient en marche, des parcs d’artillerie roulaient, des ponts de bateaux s’allongeaient sur les fleuves, les nuées de la cavalerie galopaient dans l’ouragan, cris, trompettes, tremblement de trônes partout, les frontières des royaumes oscillaient sur la carte, on entendait le bruit d’un glaive surhumain qui sortait du fourreau, on le voyait, lui, se dresser debout sur l’horizon avec un flamboiement dans la main et un resplendissement dans les yeux, déployant dans le tonnerre ses deux ailes, la grande armée et la vieille garde, et c’était l’archange de la guerre !

Tous se taisaient, et Enjolras baissait la tête. Le silence fait toujours un peu l’effet de l’acquiescement ou d’une sorte de mise au pied du mur. Marius, presque sans reprendre haleine, continua avec un surcroît d’enthousiasme :

— Soyons justes, mes amis ! être l’empire d’un tel empereur, quelle splendide destinée pour un peuple, lorsque ce peuple est la France et qu’il ajoute son génie au génie de cet homme ! Apparaître et régner, marcher et triompher, avoir pour étapes toutes les capitales, prendre ses grenadiers et en faire des rois, décréter des chutes de dynastie, transfigurer l’Europe au pas de charge, qu’on sente, quand vous menacez, que vous mettez la main sur le pommeau de l’épée de Dieu, suivre dans un seul homme Annibal, César et Charlemagne, être le peuple de quelqu’un qui mêle à toutes vos aubes l’annonce éclatante d’une bataille gagnée, avoir pour réveille-matin le canon des Invalides, jeter dans des abîmes de lumière des mots prodigieux qui flamboient à jamais, Marengo, Arcole, Austerlitz, Iéna, Wagram ! faire à chaque instant éclore au zénith des siècles des constellations de victoires, donner l’empire français pour pendant à l’empire romain, être la grande nation et enfanter la grande armée, faire envoler par toute la terre ses légions comme une montagne envoie de tous côtés ses aigles, vaincre, dominer, foudroyer, être en Europe une sorte de peuple doré à force de gloire, sonner à travers l’histoire une fanfare de titans, conquérir le monde deux fois, par la conquête et par l’éblouissement, cela est sublime ; et qu’y a-t-il de plus grand ?

— Être libre, dit Combeferre.

Marius à son tour baissa la tête. Ce mot simple et froid avait traversé comme une lame d’acier son effusion épique, et il la sentait s’évanouir en lui. Lorsqu’il leva les yeux, Combeferre n’était plus là. Satisfait probablement de sa réplique à l’apothéose, il venait de partir, et tous, excepté Enjolras, l’avaient suivi. La salle s’était vidée. Enjolras, resté seul avec Marius, le regardait gravement. Marius, cependant, ayant un peu rallié ses idées, ne se tenait pas pour battu ; il y avait en lui un reste de bouillonnement qui allait sans doute se traduire en syllogismes déployés contre Enjolras, quand tout à coup on entendit quelqu’un qui chantait dans l’escalier en s’en allant. C’était Combeferre, et voici ce qu’il chantait :

Si César m’avait donné
La gloire et la guerre,
Et qu’il me fallût quitter
L’amour de ma mère,
Je dirais au grand César :
Reprends ton sceptre et ton char,
J’aime mieux ma mère, ô gué !
J’aime mieux ma mère.

L’accent tendre et farouche dont Combeferre le chantait donnait à ce couplet une sorte de grandeur étrange. Marius, pensif et l’œil au plafond, répéta presque machinalement : Ma mère ?…

En ce moment, il sentit sur son épaule la main d’Enjolras.

— Citoyen, lui dit Enjolras, ma mère, c’est la république.

VI


RES ANGUSTA


Cette soirée laissa à Marius un ébranlement profond, et une obscurité triste dans l’âme. Il éprouva ce qu’éprouve peut-être la terre au moment où on l’ouvre avec le fer pour y déposer le grain de blé ; elle ne sent que la blessure ; le tressaillement du germe et la joie du fruit n’arrivent que plus tard.

Marius fut sombre. Il venait à peine de se faire une foi ; fallait-il donc déjà la rejeter ? Il s’affirma à lui-même que non. Il se déclara qu’il ne voulait pas douter, et il commença à douter malgré lui. Être entre deux religions, l’une dont on n’est pas encore sorti, l’autre où l’on n’est pas encore entré, cela est insupportable ; et ces crépuscules ne plaisent qu’aux âmes chauves-souris. Marius était une prunelle franche, et il lui fallait de la vraie lumière. Les demi-jours du doute lui faisaient mal. Quel que fût son désir de rester où il était, de s’en tenir là, il était invinciblement contraint de continuer, d’avancer, d’examiner, de penser, de marcher plus loin. Où cela allait-il le conduire ? il craignait, après avoir fait tant de pas qui l’avaient rapproché de son père, de faire maintenant des pas qui l’en éloigneraient. Son malaise croissait de toutes les réflexions qui lui venaient. L’escarpement se dessinait autour de lui. Il n’était d’accord ni avec son grand-père, ni avec ses amis ; téméraire pour l’un, arriéré pour les autres ; et il se reconnut doublement isolé, du côté de la vieillesse, et du côté de la jeunesse. Il cessa d’aller au café Musain.

Dans ce trouble où était sa conscience, il ne songeait plus guère à de certains côtés sérieux de l’existence. Les réalités de la vie ne se laissent pas oublier. Elles vinrent brusquement lui donner leur coup de coude.

Un matin, le maître de l’hôtel entra dans la chambre de Marius et lui dit :

— Monsieur Courfeyrac a répondu pour vous.

— Oui.

— Mais il me faudrait de l’argent.

— Priez Courfeyrac de venir me parler, dit Marius.

Courfeyrac venu, l’hôte les quitta. Marius lui conta ce qu’il n’avait pas songé à lui dire encore, qu’il était comme seul au monde et n’ayant pas de parents.

— Qu’allez-vous devenir ? dit Courfeyrac.

— Je n’en sais rien, répondit Marius.

— Qu’allez-vous faire ?

— Je n’en sais rien.

— Avez-vous de l’argent ?

— Quinze francs.

— Voulez-vous que je vous en prête ?

— Jamais.

— Avez-vous des habits ?

— Voilà.

— Avez-vous des bijoux ?

— Une montre.

— D’argent ?

— D’or. La voici.

— Je sais un marchand d’habits qui vous prendra votre redingote et un pantalon.

— C’est bien.

— Vous n’aurez plus qu’un pantalon, un gilet, un chapeau et un habit.

— Et mes bottes.

— Quoi ! vous n’irez pas pieds nus ? quelle opulence !

— Ce sera assez.

— Je sais un horloger qui vous achètera votre montre.

— C’est bon.

— Non, ce n’est pas bon. Que ferez-vous après ?

— Tout ce qu’il faudra. Tout l’honnête du moins.

— Savez-vous l’anglais ?

— Non.

— Savez-vous l’allemand ?

— Non.

— Tant pis.

— Pourquoi ?

— C’est qu’un de mes amis, libraire, fait une façon d’encyclopédie pour laquelle vous auriez pu traduire des articles allemands ou anglais. C’est mal payé, mais on vit.

— J’apprendrai l’anglais et l’allemand.

— Et en attendant ?

— En attendant je mangerai mes habits et ma montre.

On fit venir le marchand d’habits. Il acheta la défroque vingt francs. On alla chez l’horloger. Il acheta la montre quarante-cinq francs.

— Ce n’est pas mal, disait Marius à Courfeyrac en rentrant à l’hôtel, avec mes quinze francs, cela fait quatrevingts francs.

— Et la note de l’hôtel ? observa Courfeyrac.

— Tiens, j’oubliais, dit Marius.

L’hôte présenta sa note qu’il fallut payer sur-le-champ. Elle se montait à soixante-dix francs.

— Il me reste dix francs, dit Marius.

— Diable, fit Courfeyrac, vous mangerez cinq francs pendant que vous apprendrez l’anglais, et cinq francs pendant que vous apprendrez l’allemand. Ce sera avaler une langue bien vite ou une pièce de cent sous bien lentement.

Cependant la tante Gillenormand, assez bonne personne au fond dans les occasions tristes, avait fini par déterrer le logis de Marius. Un matin, comme Marius revenait de l’école, il trouva une lettre de sa tante et les soixante pistoles, c’est-à-dire six cents francs en or dans une boîte cachetée.

Marius renvoya les trente louis à sa tante avec une lettre respectueuse où il déclarait avoir des moyens d’existence et pouvoir suffire désormais à tous ses besoins. En ce moment-là il lui restait trois francs.

La tante n’informa point le grand-père de ce refus de peur d’achever de l’exaspérer. D’ailleurs n’avait-il pas dit : Qu’on ne me parle jamais de ce buveur de sang !

Marius sortit de l’hôtel de la porte Saint-Jacques ne voulant pas s’y endetter.
LIVRE CINQUIÈME


EXCELLENCE DU MALHEUR

I


MARIUS INDIGENT


La vie devint sévère pour Marius. Manger ses habits et sa montre, ce n’était rien. Il mangea de cette chose inexprimable qu’on appelle de la vache enragée. Chose horrible, qui contient les jours sans pain, les nuits sans sommeil, les soirs sans chandelle, l’âtre sans feu, les semaines sans travail, l’avenir sans espérance, l’habit percé au coude, le vieux chapeau qui fait rire les jeunes filles, la porte qu’on trouve fermée le soir parce qu’on ne paye pas son loyer, l’insolence du portier et du gargotier, les ricanements des voisins, les humiliations, la dignité refoulée, les besognes quelconques acceptées, les dégoûts, l’amertume, l’accablement. Marius apprit comment on dévore tout cela, et comment ce sont souvent les seules choses qu’on ait à dévorer. À ce moment de l’existence où l’homme a besoin d’orgueil, parce qu’il a besoin d’amour, il se sentit moqué parce qu’il était mal vêtu, et ridicule parce qu’il était pauvre. À l’âge où la jeunesse vous gonfle le cœur d’une fierté impériale, il abaissa plus d’une fois ses yeux sur ses bottes trouées, et il connut les hontes injustes et les rougeurs poignantes de la misère. Admirable et terrible épreuve dont les faibles sortent infâmes, dont les forts sortent sublimes. Creuset où la destinée jette un homme, toutes les fois qu’elle veut avoir un gredin ou un demi-dieu.

Car il se fait beaucoup de grandes actions dans les petites luttes. Il y a des bravoures opiniâtres et ignorées qui se défendent pied à pied dans l’ombre contre l’envahissement fatal des nécessités et des turpitudes. Nobles et mystérieux triomphes qu’aucun regard ne voit, qu’aucune renommée ne paye, qu’aucune fanfare ne salue. La vie, le malheur, l’isolement, l’abandon, la pauvreté, sont des champs de bataille qui ont leurs héros ; héros obscurs plus grands parfois que les héros illustres.

De fermes et rares natures sont ainsi créées ; la misère, presque toujours marâtre, est quelquefois mère ; le dénûment enfante la puissance d’âme et d’esprit ; la détresse est nourrice de la fierté ; le malheur est un bon lait pour les magnanimes.

Il y eut un moment dans la vie de Marius où il balayait son palier, où il achetait un sou de fromage de Brie chez la fruitière, où il attendait que la brune tombât pour s’introduire chez le boulanger, et y acheter un pain qu’il emportait furtivement dans son grenier, comme s’il l’eût volé. Quelquefois on voyait se glisser dans la boucherie du coin, au milieu des cuisinières goguenardes qui le coudoyaient, un jeune homme gauche portant des livres sous son bras, qui avait l’air timide et furieux, qui en entrant ôtait son chapeau de son front où perlait la sueur, faisait un profond salut à la bouchère étonnée, un autre salut au garçon boucher, demandait une côtelette de mouton, la payait six ou sept sous, l’enveloppait de papier, la mettait sous son bras entre deux livres, et s’en allait. C’était Marius. Avec cette côtelette, qu’il faisait cuire lui-même, il vivait trois jours.

Le premier jour il mangeait la viande, le second jour il mangeait la graisse, le troisième jour il rongeait l’os.

À plusieurs reprises la tante Gillenormand fit des tentatives, et lui adressa les soixante pistoles. Marius les renvoya constamment, en disant qu’il n’avait besoin de rien.

Il était encore en deuil de son père quand la révolution que nous avons racontée s’était faite en lui. Depuis lors, il n’avait plus quitté les vêtements noirs. Cependant ses vêtements le quittèrent. Un jour vint où il n’eut plus d’habit. Le pantalon allait encore. Que faire ? Courfeyrac, auquel il avait de son côté rendu quelques bons offices, lui donna un vieil habit. Pour trente sous, Marius le fit retourner par un portier quelconque, et ce fut un habit neuf. Mais cet habit était vert. Alors Marius ne sortit plus qu’après la chute du jour. Cela faisait que son habit était noir. Voulant toujours être en deuil, il se vêtissait de la nuit.

À travers tout cela, il se fit recevoir avocat. Il était censé habiter la chambre de Courfeyrac, qui était décente et où un certain nombre de bouquins de droit soutenus et complétés par des volumes de romans dépareillés figuraient la bibliothèque voulue par les règlements. Il se faisait adresser ses lettres chez Courfeyrac.

Quand Marius fut avocat, il en informa son grand-père par une lettre froide, mais pleine de soumission et de respect. M. Gillenormand prit la lettre, avec un tremblement, la lut, et la jeta, déchirée en quatre, au panier. Deux ou trois jours après, mademoiselle Gillenormand entendit son père qui était seul dans sa chambre et qui parlait tout haut. Cela lui arrivait chaque fois qu’il était très agité. Elle prêta l’oreille ; le vieillard disait : — Si tu n’étais pas un imbécile, tu saurais qu’on ne peut pas être à la fois baron et avocat.


II


MARIUS PAUVRE


Il en est de la misère comme de tout. Elle arrive à devenir possible. Elle finit par prendre une forme et se composer. On végète, c’est-à-dire on se développe d’une certaine façon chétive, mais suffisante à la vie. Voici de quelle manière l’existence de Marius Pontmercy s’était arrangée :

Il était sorti du plus étroit ; le défilé s’élargissait un peu devant lui. À force de labeur, de courage, de persévérance et de volonté, il était parvenu à tirer de son travail environ sept cents francs par an. Il avait appris l’allemand et l’anglais. Grâce à Courfeyrac qui l’avait mis en rapport avec son ami le libraire, Marius remplissait dans la littérature-librairie le modeste rôle d’utilité. Il faisait des prospectus, traduisait des journaux, annotait des éditions, compilait des biographies, etc. Produit net, bon an, mal an, sept cents francs. Il en vivait. Pas mal. Comment ? Nous l’allons dire.

Marius occupait dans la masure Gorbeau, moyennant le prix annuel de trente francs, un taudis sans cheminée qualifié cabinet où il n’y avait, en fait de meubles, que l’indispensable. Ces meubles étaient à lui. Il donnait trois francs par mois à la vieille principale locataire pour qu’elle vînt balayer le taudis et lui apporter chaque matin un peu d’eau chaude, un œuf frais et un pain d’un sou. De ce pain et de cet œuf, il déjeunait. Son déjeuner variait de deux à quatre sous selon que les œufs étaient chers ou bon marché. À six heures du soir, il descendait rue Saint-Jacques, dîner chez Rousseau, vis-à-vis Basset, le marchand d’estampes du coin de la rue des Mathurins. Il ne mangeait pas de soupe. Il prenait un plat de viande de six sous, un demi-plat de légume de trois sous, et un dessert de trois sous. Pour trois sous, du pain à discrétion. Quant au vin, il buvait de l’eau. En payant au comptoir, où siégeait majestueusement madame Rousseau, à cette époque toujours grasse et encore fraîche, il donnait un sou au garçon, et madame Rousseau lui donnait un sourire. Puis il s’en allait. Pour seize sous, il avait un sourire et un dîner.

Ce restaurant Rousseau, où l’on vidait si peu de bouteilles et tant de carafes, était un calmant plus encore qu’un restaurant. Il n’existe plus aujourd’hui. Le maître avait un beau surnom ; on l’appelait Rousseau l’aquatique.

Ainsi, déjeuner quatre sous, dîner seize sous ; sa nourriture lui coûtait vingt sous par jour ; ce qui faisait trois cent soixante-cinq francs par an. Ajoutez les trente francs de loyer et les trente-six francs à la vieille, plus quelques menus frais ; pour quatre cent cinquante francs, Marius était nourri, logé et servi. Son habillement lui coûtait cent francs, son linge cinquante francs, son blanchissage cinquante francs, le tout ne dépassait pas six cent cinquante francs. Il lui restait cinquante francs. Il était riche. Il prêtait dans l’occasion dix francs à un ami ; Courfeyrac avait pu lui emprunter une fois soixante francs. Quant au chauffage, n’ayant pas de cheminée, Marius l’avait « simplifié ».

Marius avait toujours deux habillements complets ; l’un vieux, « pour tous les jours », l’autre tout neuf, pour les occasions. Les deux étaient noirs. Il n’avait que trois chemises, l’une sur lui, l’autre dans sa commode, la troisième chez la blanchisseuse. Il les renouvelait à mesure qu’elles s’usaient. Elles étaient habituellement déchirées, ce qui lui faisait boutonner son habit jusqu’au menton.

Pour que Marius en vînt à cette situation florissante, il avait fallu des années. Années rudes ; difficiles, les unes à traverser, les autres à gravir. Marius n’avait point failli un seul jour. Il avait tout subi, en fait de dénûment ; il avait tout fait, excepté des dettes. Il se rendait ce témoignage que jamais il n’avait dû un sou à personne. Pour lui, une dette, c’était le commencement de l’esclavage. Il se disait même qu’un créancier est pire qu’un maître ; car un maître ne possède que votre personne, un créancier possède votre dignité et peut la souffleter. Plutôt que d’emprunter il ne mangeait pas. Il avait eu beaucoup de jours de jeûne. Sentant que toutes les extrémités se touchent et que, si l’on n’y prend garde, l’abaissement de fortune peut mener à la bassesse d’âme, il veillait jalousement sur sa fierté. Telle formule ou telle démarche qui, dans toute autre situation, lui eût paru déférence, lui semblait platitude, et il se redressait. Il ne hasardait rien, ne voulant pas reculer. Il avait sur le visage une sorte de rougeur sévère. Il était timide jusqu’à l’âpreté.

Dans toutes ses épreuves il se sentait encouragé et quelquefois même porté par une force secrète qu’il avait en lui. L’âme aide le corps, et à de certains moments le soulève. C’est le seul oiseau qui soutienne sa cage.

À côté du nom de son père, un autre nom était gravé dans le cœur de Marius, le nom de Thénardier. Marius dans sa nature enthousiaste et grave, environnait d’une sorte d’auréole l’homme auquel, dans sa pensée, il devait la vie de son père, cet intrépide sergent qui avait sauvé le colonel au milieu des boulets et des balles de Waterloo. Il ne séparait jamais le souvenir de cet homme du souvenir de son père, et il les associait dans sa vénération. C’était une sorte de culte à deux degrés, le grand autel pour le colonel, le petit pour Thénardier. Ce qui redoublait l’attendrissement de sa reconnaissance, c’est l’idée de l’infortune où il savait Thénardier tombé et englouti. Marius avait appris à Montfermeil la ruine et la faillite du malheureux aubergiste. Depuis il avait fait des efforts inouïs pour saisir sa trace et tâcher d’arriver à lui dans ce ténébreux abîme de la misère où Thénardier avait disparu. Marius avait battu tout le pays ; il était allé à Chelles, à Bondy, à Gournay, à Nogent, à Lagny. Pendant trois années il s’y était acharné, dépensant à ces explorations le peu d’argent qu’il épargnait. Personne n’avait pu lui donner de nouvelles de Thénardier ; on le croyait passé en pays étranger. Ses créanciers l’avaient cherché aussi, avec moins d’amour que Marius, mais avec autant d’acharnement, et n’avaient pu mettre la main sur lui. Marius s’accusait et s’en voulait presque de ne pas réussir dans ses recherches. C’était la seule dette que lui eût laissée le colonel, et Marius tenait à honneur de la payer. — Comment ! pensait-il, quand mon père gisait mourant sur le champ de bataille, Thénardier, lui, a bien su le trouver à travers la fumée et la mitraille et l’emporter sur ses épaules, et il ne lui devait rien cependant, et moi qui dois tant à Thénardier, je ne saurais pas le rejoindre dans cette ombre où il agonise et le rapporter à mon tour de la mort à la vie ! Oh ! je le retrouverai ! — Pour retrouver Thénardier en effet, Marius eût donné un de ses bras, et, pour le tirer de la misère, tout son sang. Revoir Thénardier, rendre un service quelconque à Thénardier, lui dire : Vous ne me connaissez pas, eh bien, moi, je vous connais ! je suis là ! disposez de moi ! — c’était le plus doux et le plus magnifique rêve de Marius.


III


MARIUS GRANDI


À cette époque, Marius avait vingt ans. Il y avait trois ans qu’il avait quitté son grand-père. On était resté dans les mêmes termes de part et d’autre, sans tenter de rapprochement et sans chercher à se revoir. D’ailleurs, se revoir, à quoi bon ? pour se heurter ? Lequel eût eu raison de l’autre ? Marius était le vase d’airain, mais le père Gillenormand était le pot de fer.

Disons-le, Marius s’était mépris sur le cœur de son grand-père. Il s’était figuré que M. Gillenormand ne l’avait jamais aimé, et que ce bonhomme bref, dur et riant, qui jurait, criait, tempêtait et levait la canne, n’avait pour lui tout au plus que cette affection à la fois légère et sévère des Gérontes de comédie. Marius se trompait. Il y a des pères qui n’aiment pas leurs enfants ; il n’existe point d’aïeul qui n’adore son petit-fils. Au fond, nous l’avons dit, M. Gillenormand idolâtrait Marius. Il l’idolâtrait à sa façon, avec accompagnement de bourrades et même de gifles ; mais, cet enfant disparu, il se sentit un vide noir dans le cœur. Il exigea qu’on ne lui en parlât plus, en regrettant tout bas d’être si bien obéi. Dans les premiers temps il espéra que ce buonapartiste, ce jacobin, ce terroriste, ce septembriseur reviendrait. Mais les semaines se passèrent, les mois se passèrent, les années se passèrent ; au grand désespoir de M. Gillenormand, le buveur de sang ne reparut pas. — Je ne pouvais pourtant pas faire autrement que de le chasser, se disait le grand-père, et il se demandait : si c’était à refaire, le referais-je ? Son orgueil sur-le-champ répondait oui, mais sa vieille tête qu’il hochait en silence répondait tristement non. Il avait ses heures d’abattement. Marius lui manquait. Les vieillards ont besoin d’affection comme de soleil. C’est de la chaleur. Quelle que fût sa forte nature, l’absence de Marius avait changé quelque chose en lui. Pour rien au monde, il n’eût voulu faire un pas vers ce « petit drôle » ; mais il souffrait. Il ne s’informait jamais de lui, mais il y pensait toujours. Il vivait, de plus en plus retiré, au Marais. Il était encore, comme autrefois, gai et violent, mais sa gaîté avait une dureté convulsive comme si elle contenait de la douleur et de la colère, et ses violences se terminaient toujours par une sorte d’accablement doux et sombre. Il disait quelquefois : — Oh ! s’il revenait, quel bon soufflet je lui donnerais !

Quant à la tante, elle pensait trop peu pour aimer beaucoup ; Marius n’était plus pour elle qu’une espèce de silhouette noire et vague ; et elle avait fini par s’en occuper beaucoup moins que du chat ou du perroquet qu’il est probable qu’elle avait.

Ce qui accroissait la souffrance secrète du père Gillenormand, c’est qu’il la renfermait tout entière et n’en laissait rien deviner. Son chagrin était comme ces fournaises nouvellement inventées qui brûlent leur fumée. Quelquefois, il arrivait que des officieux malencontreux lui parlaient de Marius, et lui demandaient : — Que fait, ou que devient monsieur votre petit-fils ? — Le vieux bourgeois répondait, en soupirant, s’il était trop triste, ou en donnant une chiquenaude à sa manchette, s’il voulait paraître gai : — Monsieur le baron Pontmercy plaidaille dans quelque coin.

Pendant que le vieillard regrettait, Marius s’applaudissait. Comme à tous les bons cœurs, le malheur lui avait ôté l’amertume. Il ne pensait à M. Gillenormand qu’avec douceur, mais il avait tenu à ne plus rien recevoir de l’homme qui avait été mal pour son père. — C’était maintenant la traduction mitigée de ses premières indignations. En outre, il était heureux d’avoir souffert, et de souffrir encore. C’était pour son père. La dureté de sa vie le satisfaisait et lui plaisait. Il se disait avec une sorte de joie que — c’était bien le moins ; — que c’était une expiation ; que, — sans cela, il eût été puni, autrement et plus tard, de son indifférence impie pour son père et pour un tel père ; qu’il n’aurait pas été juste que son père eût eu toute la souffrance, et lui rien ; — qu’était-ce d’ailleurs que ses travaux et son dénûment comparés à la vie héroïque du colonel ? qu’enfin sa seule manière de se rapprocher de son père et de lui ressembler, c’était d’être vaillant contre l’indigence comme lui avait été brave contre l’ennemi ; et que c’était là sans doute ce que le colonel avait voulu dire par ce mot : il en sera digne. — Paroles que Marius continuait de porter, non sur sa poitrine, l’écrit du colonel ayant disparu, mais dans son cœur.

Et puis, le jour où son grand-père l’avait chassé, il n’était encore qu’un enfant, maintenant il était un homme. Il le sentait. La misère, insistons-y, lui avait été bonne. La pauvreté dans la jeunesse, quand elle réussit, a cela de magnifique qu’elle tourne toute la volonté vers l’effort et toute l’âme vers l’aspiration. La pauvreté met tout de suite la vie matérielle à nu et la fait hideuse ; de là d’inexprimables élans vers la vie idéale. Le jeune homme riche a cent distractions brillantes et grossières, les courses de chevaux, la chasse, les chiens, le tabac, le jeu, les bons repas, et le reste ; occupations des bas côtés de l’âme aux dépens des côtés hauts et délicats. Le jeune homme pauvre se donne de la peine pour avoir son pain ; il mange ; quand il a mangé, il n’a plus que la rêverie. Il va aux spectacles gratis que Dieu donne ; il regarde le ciel, l’espace, les astres, les fleurs, les enfants, l’humanité dans laquelle il souffre, la création dans laquelle il rayonne. Il regarde tant l’humanité qu’il voit l’âme, il regarde tant la création qu’il voit Dieu. Il rêve, et il se sent grand ; il rêve encore, et il se sent tendre. De l’égoïsme de l’homme qui souffre, il passe à la compassion de l’homme qui médite. Un admirable sentiment éclate en lui, l’oubli de soi et la pitié pour tous. En songeant aux jouissances sans nombre que la nature offre, donne et prodigue aux âmes ouvertes et refuse aux âmes fermées, il en vient à plaindre, lui millionnaire de l’intelligence, les millionnaires de l’argent. Toute haine s’en va de son cœur à mesure que toute clarté entre dans son esprit. D’ailleurs est-il malheureux ? Non. La misère d’un jeune homme n’est jamais misérable. Le premier jeune garçon venu, si pauvre qu’il soit, avec sa santé, sa force, sa marche vive, ses yeux brillants, son sang qui circule chaudement, ses cheveux noirs, ses joues fraîches, ses lèvres roses, ses dents blanches, son souffle pur, fera toujours envie à un vieil empereur. Et puis chaque matin il se remet à gagner son pain ; et tandis que ses mains gagnent du pain, son épine dorsale gagne de la fierté, son cerveau gagne des idées. Sa besogne finie, il revient aux extases ineffables, aux contemplations, aux joies ; il vit les pieds dans les afflictions, dans les obstacles, sur le pavé, dans les ronces, quelquefois dans la boue ; la tête dans la lumière. Il est ferme, serein, doux, paisible, attentif, sérieux, content de peu, bienveillant ; et il bénit Dieu de lui avoir donné ces deux richesses qui manquent à bien des riches, le travail qui le fait libre et la pensée qui le fait digne.

C’était là ce qui s’était passé en Marius. Il avait même, pour tout dire, un peu trop versé du côté de la contemplation. Du jour où il était arrivé à gagner sa vie à peu près sûrement, il s’était arrêté là, trouvant bon d’être pauvre, et retranchant au travail pour donner à la pensée. C’est-à-dire qu’il passait quelquefois des journées entières à songer, plongé et englouti comme un visionnaire dans les voluptés muettes de l’extase et du rayonnement intérieur. Il avait ainsi posé le problème de sa vie : travailler le moins possible du travail matériel pour travailler le plus possible du travail impalpable ; en d’autres termes, donner quelques heures à la vie réelle, et jeter le reste dans l’infini. Il ne s’apercevait pas, croyant ne manquer de rien, que la contemplation ainsi comprise finit par être une des formes de la paresse ; qu’il s’était contenté de dompter les premières nécessités de la vie, et qu’il se reposait trop tôt.

Il était évident que, pour cette nature énergique et généreuse, ce ne pouvait être là qu’un état transitoire, et qu’au premier choc contre les inévitables complications de la destinée, Marius se réveillerait.

En attendant, bien qu’il fût avocat et quoi qu’en pensât le père Gillenormand, il ne plaidait pas, il ne plaidaillait même pas. La rêverie l’avait détourné de la plaidoirie. Hanter les avoués, suivre le palais, chercher des causes, ennui. Pourquoi faire ? Il ne voyait aucune raison pour changer de gagne-pain. Cette librairie marchande et obscure avait fini par lui faire un travail sûr, un travail de peu de labeur, qui, comme nous venons de l’expliquer, lui suffisait.

Un des libraires pour lesquels il travaillait, M. Magimel, je crois, lui avait offert de le prendre chez lui, de le bien loger, de lui fournir un travail régulier, et de lui donner quinze cents francs par an. Être bien logé ! quinze cents francs ! Sans doute. Mais renoncer à sa liberté ! être un gagiste ! une espèce d’homme de lettres commis ! Dans la pensée de Marius, en acceptant, sa position devenait meilleure et pire en même temps, il gagnait du bien-être et perdait de la dignité ; c’était un malheur complet et beau qui se changeait en une gêne laide et ridicule ; quelque chose comme un aveugle qui deviendrait borgne. Il refusa.

Marius vivait solitaire. Par ce goût qu’il avait de rester en dehors de tout, et aussi pour avoir été par trop effarouché, il n’était décidément pas entré dans le groupe présidé par Enjolras. On était resté bons camarades ; on était prêt à s’entr’aider dans l’occasion de toutes les façons possibles ; mais rien de plus. Marius avait deux amis, un jeune, Courfeyrac, et un vieux, M. Mabeuf. Il penchait vers le vieux. D’abord il lui devait la révolution qui s’était faite en lui ; il lui devait d’avoir connu et aimé son père. Il m’a opéré de la cataracte, disait-il.

Certes, ce marguillier avait été décisif.

Ce n’est pas pourtant que M. Mabeuf eût été dans cette occasion autre chose que l’agent calme et impassible de la providence. Il avait éclairé Marius par hasard et sans le savoir, comme fait une chandelle que quelqu’un apporte ; il avait été la chandelle et non le quelqu’un.

Quant à la révolution politique intérieure de Marius, M. Mabeuf était tout à fait incapable de la comprendre, de la vouloir et de la diriger.

Comme on retrouvera plus tard M. Mabeuf, quelques mots ne sont pas inutiles.

IV


M. MABEUF


Le jour où M. Mabeuf disait à Marius : Certainement, j’approuve les opinions politiques, il exprimait le véritable état de son esprit. Toutes les opinions politiques lui étaient indifférentes, et il les approuvait toutes sans distinguer, pour qu’elles le laissassent tranquille, comme les grecs appelaient les Furies « les belles, les bonnes, les charmantes », les Euménides. M. Mabeuf avait pour opinion politique d’aimer passionnément les plantes, et surtout les livres. Il possédait comme tout le monde sa terminaison en iste, sans laquelle personne n’aurait pu vivre en ce temps-là, mais il n’était ni royaliste, ni bonapartiste, ni chartiste, ni orléaniste, ni anarchiste ; il était bouquiniste.

Il ne comprenait pas que les hommes s’occupassent à se haïr à propos de billevesées comme la charte, la démocratie, la légitimité, la monarchie, la république, etc., lorsqu’il y avait dans ce monde toutes sortes de mousses, d’herbes et d’arbustes qu’ils pouvaient regarder, et des tas d’in-folio et même d’in-trente-deux qu’ils pouvaient feuilleter. Il se gardait fort d’être inutile ; avoir des livres ne l’empêchait pas de lire, être botaniste ne l’empêchait pas d’être jardinier. Quand il avait connu Pontmercy, il y avait eu cette sympathie entre le colonel et lui, que ce que le colonel faisait pour les fleurs, il le faisait pour les fruits. M. Mabeuf était parvenu à produire des poires de semis aussi savoureuses que les poires de Saint-Germain ; c’est d’une de ses combinaisons qu’est née, à ce qu’il paraît, la mirabelle d’octobre, célèbre aujourd’hui, et non moins parfumée que la mirabelle d’été. Il allait à la messe plutôt par douceur que par dévotion, et puis parce qu’aimant le visage des hommes, mais haïssant leur bruit, il ne les trouvait qu’à l’église réunis et silencieux. Sentant qu’il fallait être quelque chose dans l’état, il avait choisi la carrière de marguillier. Du reste, il n’avait jamais réussi à aimer aucune femme autant qu’un oignon de tulipe ou aucun homme autant qu’un elzevir. Il avait depuis longtemps passé soixante ans lorsqu’un jour quelqu’un lui demanda : — Est-ce que vous ne vous êtes jamais marié ? — J’ai oublié, dit-il. Quand il lui arrivait parfois — à qui cela n’arrive-t-il pas ? — de dire : — Oh ! si j’étais riche ! — ce n’était pas en lorgnant une jolie fille, comme le père Gillenormand, c’était en contemplant un bouquin. Il vivait seul avec une vieille gouvernante. Il était un peu chiragre, et quand il dormait ses vieux doigts ankylosés par le rhumatisme s’arc-boutaient dans les plis de ses draps. Il avait fait et publié une Flore des environs de Cauteretz avec planches coloriées, ouvrage assez estimé dont il possédait les cuivres et qu’il vendait lui-même. On venait deux ou trois fois par jour sonner chez lui, rue Mézières, pour cela. Il en tirait bien deux mille francs par an ; c’était à peu près là toute sa fortune. Quoique pauvre, il avait eu le talent de se faire, à force de patience, de privations et de temps, une collection précieuse d’exemplaires rares en tout genre. Il ne sortait jamais qu’avec un livre sous le bras et il revenait souvent avec deux. L’unique décoration des quatre chambres au rez-de-chaussée qui, avec un petit jardin, composaient son logis, c’étaient des herbiers encadrés et des gravures de vieux maîtres. La vue d’un sabre ou d’un fusil le glaçait. De sa vie, il n’avait approché d’un canon, même aux Invalides. Il avait un estomac passable, un frère curé, les cheveux tout blancs, plus de dents ni dans la bouche ni dans l’esprit, un tremblement de tout le corps, l’accent picard, un rire enfantin, l’effroi facile, et l’air d’un vieux mouton. Avec cela point d’autre amitié ou d’autre habitude parmi les vivants qu’un vieux libraire de la porte Saint-Jacques appelé Royol. Il avait pour rêve de naturaliser l’indigo en France.

Sa servante était, elle aussi, une variété de l’innocence La pauvre bonne vieille femme était vierge. Sultan, son matou, qui eût pu miauler le miserere d’Allegri à la chapelle Sixtine, avait rempli son cœur et suffisait à la quantité de passion qui était en elle. Aucun de ses rêves n’était allé jusqu’à l’homme. Elle n’avait jamais pu franchir son chat. Elle avait, comme lui, des moustaches. Sa gloire était dans ses bonnets toujours blancs. Elle passait son temps le dimanche après la messe à compter son linge dans sa malle et à étaler sur son lit des robes en pièce qu’elle achetait et ne faisait jamais faire. Elle savait lire. M. Mabeuf l’avait surnommée la mère Plutarque.

M. Mabeuf avait pris Marius en gré, parce que Marius, étant jeune et doux, réchauffait sa vieillesse sans effaroucher sa timidité. La jeunesse avec la douceur fait aux vieillards l’effet du soleil sans le vent. Quand Marius était saturé de gloire militaire, de poudre à canon, de marches et de contre-marches, et de toutes ces prodigieuses batailles où son père avait donné et reçu de si grands coups de sabre, il allait voir M. Mabeuf, et M. Mabeuf lui parlait du héros au point de vue des fleurs.

Vers 1830, son frère le curé était mort, et presque tout de suite, comme lorsque la nuit vient, tout l’horizon s’était assombri pour M. Mabeuf. Une faillite — de notaire — lui enleva une somme de dix mille francs, qui était tout ce qu’il possédait du chef de son frère et du sien. La révolution de Juillet amena une crise dans la librairie. En temps de gêne, la première chose qui ne se vend pas, c’est une Flore. La Flore des environs de Cauteretz s’arrêta court. Des semaines s’écoulaient sans un acheteur. Quelquefois M. Mabeuf tressaillait à un coup de sonnette. — Monsieur, lui disait tristement la mère Plutarque, c’est le porteur d’eau. — Bref un jour M. Mabeuf quitta la rue Mézières, abdiqua les fonctions de marguillier, renonça à Saint-Sulpice, vendit une partie, non de ses livres, mais de ses estampes, ce à quoi il tenait le moins, et s’alla installer dans une petite maison du boulevard Montparnasse, où du reste il ne demeura qu’un trimestre pour deux raisons : premièrement, le rez-de-chaussée et le jardin coûtaient trois cents francs et il n’osait pas mettre plus de deux cents francs à son loyer ; deuxièmement, étant voisin du tir Fatou, il entendait des coups de pistolet ; ce qui lui était insupportable.

Il emporta sa Flore, ses cuivres, ses herbiers, ses portefeuilles et ses livres, et s’établit près de la Salpêtrière dans une espèce de chaumière du village d’Austerlitz, où il avait pour cinquante écus par an trois chambres et un jardin clos d’une haie avec puits. Il profita de ce déménagement pour vendre presque tous ses meubles. Le jour de son entrée dans ce nouveau logis, il fut très gai et cloua lui-même les clous pour accrocher les gravures et les herbiers, il piocha son jardin le reste de la journée, et, le soir, voyant que la mère Plutarque avait l’air morne et songeait, il lui frappa sur l’épaule et lui dit en souriant : — Bah ! nous avons l’indigo !

Deux seuls visiteurs, le libraire de la porte Saint-Jacques et Marius, étaient admis à le voir dans sa chaumière d’Austerlitz, nom tapageur qui lui était, pour tout dire, assez désagréable.

Du reste, comme nous venons de l’indiquer, les cerveaux absorbés dans une sagesse, ou dans une folie, ou, ce qui arrive souvent, dans les deux à la fois, ne sont que très lentement perméables aux choses de la vie. Leur propre destin leur est lointain. Il résulte de ces concentrations-là une passivité qui, si elle était raisonnée, ressemblerait à la philosophie. On décline, on descend, on s’écoule, on s’écroule même, sans trop s’en apercevoir. Cela finit toujours, il est vrai, par un réveil, mais tardif. En attendant, il semble qu’on soit neutre dans le jeu qui se joue entre notre bonheur et notre malheur. On est l’enjeu, et l’on regarde la partie avec indifférence.

C’est ainsi qu’à travers cet obscurcissement qui se faisait autour de lui, toutes ses espérances s’éteignant l’une après l’autre, M. Mabeuf était resté serein, un peu puérilement, mais très profondément. Ses habitudes d’esprit avaient le va-et-vient d’un pendule. Une fois monté par une illusion, il allait très longtemps, même quand l’illusion avait disparu. Une horloge ne s’arrête pas court au moment précis où l’on en perd la clef.

M. Mabeuf avait des plaisirs innocents. Ces plaisirs étaient peu coûteux et inattendus ; le moindre hasard les lui fournissait. Un jour la mère Plutarque lisait un roman dans un coin de la chambre. Elle lisait haut, trouvant qu’elle comprenait mieux ainsi. Lire haut, c’est s’affirmer à soi-même sa lecture. Il y a des gens qui lisent très haut et qui ont l’air de se donner leur parole d’honneur de ce qu’ils lisent.

La mère Plutarque lisait avec cette énergie-là le roman qu’elle tenait à la main. M. Mabeuf entendait sans écouter.

Tout en lisant la mère Plutarque arriva à cette phrase. Il était question d’un officier de dragons et d’une belle :

« … La belle bouda, et le dragon… »

Ici elle s’interrompit pour essuyer ses lunettes.

— Boudha et le Dragon, reprit à demi-voix M. Mabeuf. Oui, c’est vrai, il y avait un dragon qui, du fond de sa caverne, jetait des flammes par la gueule et brûlait le ciel. Plusieurs étoiles avaient déjà été incendiées par ce monstre qui, en outre, avait des griffes de tigre. Bouddha alla dans son antre et réussit à convertir le dragon. C’est un bon livre que vous lisez là, mère Plutarque. Il n’y a pas de plus belle légende.

Et M. Mabeuf tomba dans une rêverie délicieuse.


V


PAUVRETÉ, BONNE VOISINE DE MISÈRE


Marius avait du goût pour ce vieillard candide qui se voyait lentement saisi par l’indigence, et qui arrivait à s’étonner peu à peu, sans pourtant s’attrister encore. Marius rencontrait Courfeyrac et cherchait M. Mabeuf. Fort rarement pourtant, une ou deux fois par mois, tout au plus.

Le plaisir de Marius était de faire de longues promenades seul sur les boulevards extérieurs, ou au Champ de Mars, ou dans les allées les moins fréquentées du Luxembourg. Il passait quelquefois une demi-journée à regarder le jardin d’un maraîcher, les carrés de salade, les poules dans le fumier et le cheval tournant la roue de la noria. Les passants le considéraient avec surprise, et quelques-uns lui trouvaient une mise suspecte et une mine sinistre. Ce n’était qu’un jeune homme pauvre rêvant sans objet.

C’est dans une de ses promenades qu’il avait découvert la masure Gorbeau, et, l’isolement et le bon marché le tentant, il s’y était logé. On ne l’y connaissait que sous le nom de monsieur Marius.

Quelques-uns des anciens généraux ou des anciens camarades de son père l’avaient invité, quand ils le connurent, à les venir voir. Marius n’avait point refusé. C’étaient des occasions de parler de son père. Il allait ainsi de temps en temps chez le comte Pajol, chez le général Bellavesne, chez le général Fririon, aux Invalides. On y faisait de la musique, on y dansait. Ces soirs-là Marius mettait son habit neuf. Mais il n’allait jamais à ces soirées ni à ces bals que les jours où il gelait à pierre fendre, car il ne pouvait payer une voiture et il ne voulait arriver qu’avec des bottes comme des miroirs.

Il disait quelquefois, mais sans amertume : — Les hommes sont ainsi faits que, dans un salon, vous pouvez être crotté partout, excepté sur les souliers. On ne vous demande là, pour vous bien accueillir, qu’une chose irréprochable ; la conscience ? non, les bottes.

Toutes les passions, autres que celles du cœur, se dissipent dans la rêverie. Les fièvres politiques de Marius s’y étaient évanouies. La révolution de 1830, en le satisfaisant, et en le calmant, y avait aidé. Il était resté le même, aux colères près. Il avait toujours les mêmes opinions, seulement elles s’étaient attendries. À proprement parler, il n’avait plus d’opinions, il avait des sympathies. De quel parti était-il ? du parti de l’humanité. Dans l’humanité il choisissait la France ; dans la nation il choisissait le peuple ; dans le peuple il choisissait la femme. C’était là surtout que sa pitié allait. Maintenant il préférait une idée à un fait, un poëte à un héros, et il admirait plus encore un livre comme Job qu’un événement comme Marengo. Et puis quand, après une journée de méditation, il s’en revenait le soir par les boulevards et qu’à travers les branches des arbres il apercevait l’espace sans fond, les lueurs sans nom, l’abîme, l’ombre, le mystère, tout ce qui n’est qu’humain lui semblait bien petit.

Il croyait être et il était peut-être en effet arrivé au vrai de la vie et de la philosophie humaine, et il avait fini par ne plus guère regarder que le ciel, seule chose que la vérité puisse voir du fond de son puits.

Cela ne l’empêchait pas de multiplier les plans, les combinaisons, les échafaudages, les projets d’avenir. Dans cet état de rêverie, un œil qui eût regardé au dedans de Marius, eût été ébloui de la pureté de cette âme. En effet, s’il était donné à nos yeux de chair de voir dans la conscience d’autrui, on jugerait bien plus sûrement un homme d’après ce qu’il rêve que d’après ce qu’il pense. Il y a de la volonté dans la pensée, il n’y en a pas dans le rêve. Le rêve, qui est tout spontané, prend et garde, même dans le gigantesque et l’idéal, la figure de notre esprit. Rien ne sort plus directement et plus sincèrement du fond même de notre âme que nos aspirations irréfléchies et démesurées vers les splendeurs de la destinée. Dans ces aspirations, bien plus que dans les idées composées, raisonnées et coordonnées, on peut retrouver le vrai caractère de chaque homme. Nos chimères sont ce qui nous ressemble le mieux. Chacun rêve l’inconnu et l’impossible selon sa nature.

Vers le milieu de cette année 1831, la vieille qui servait Marius lui conta qu’on allait mettre à la porte ses voisins, le misérable ménage Jondrette. Marius, qui passait presque toutes ses journées dehors, savait à peine qu’il eût des voisins.

— Pourquoi les renvoie-t-on ? dit-il.

— Parce qu’ils ne payent pas leur loyer, ils doivent deux termes.

— Combien est-ce ?

— Vingt francs, dit la vieille.

Marius avait trente francs en réserve dans un tiroir.

— Tenez, dit-il à la vieille, voilà vingt-cinq francs. Payez pour ces pauvres gens, donnez-leur cinq francs, et ne dites pas que c’est moi.

VI


LE REMPLAÇANT


Le hasard fit que le régiment dont était le lieutenant Théodule vint tenir garnison à Paris. Ceci fut l’occasion d’une deuxième idée pour la tante Gillenormand. Elle avait, une première fois, imaginé de faire surveiller Marius par Théodule ; elle complota de faire succéder Théodule à Marius.

À toute aventure, et pour le cas où le grand-père aurait le vague besoin d’un jeune visage dans la maison, ces rayons d’aurore sont quelquefois doux aux ruines, il était expédient de trouver un autre Marius. Soit, pensa-t-elle, c’est un simple erratum comme j’en vois dans les livres ; Marius, lisez Théodule.

Un petit-neveu est l’à peu près d’un petit-fils ; à défaut d’un avocat, on prend un lancier.

Un matin que M. Gillenormand était en train de lire quelque chose comme la Quotidienne, sa fille entra, et lui dit de sa voix la plus douce, car il s’agissait de son favori :

— Mon père, Théodule va venir ce matin vous présenter ses respects.

— Qui ça, Théodule ?

— Votre petit

— Ah ! fit le grand-père.

Puis il se remit à lire, ne songea plus au petit-neveu qui n’était qu’un Théodule quelconque, et ne tarda pas à avoir beaucoup d’humeur, ce qui lui arrivait presque toujours quand il lisait. La « feuille » qu’il tenait, royaliste d’ailleurs, cela va de soi, annonçait pour le lendemain, sans aménité aucune, un des petits événements quotidiens du Paris d’alors : — Que les élèves des écoles de droit et de médecine devaient se réunir sur la place du Panthéon à midi ; — pour délibérer. — Il s’agissait d’une des questions du moment, de l’artillerie de la garde nationale, et d’un conflit entre le ministre de la guerre et « la milice citoyenne » au sujet des canons parqués dans la cour du Louvre. Les étudiants devaient « délibérer » là-dessus. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour gonfler M. Gillenormand.

Il songea à Marius, qui était étudiant, et qui, probablement, irait, comme les autres, « délibérer, à midi, sur la place du Panthéon ».

Comme il faisait ce songe pénible, le lieutenant Théodule entra, vêtu en bourgeois, ce qui était habile, et discrètement introduit par mademoiselle Gillenormand. Le lancier avait fait ce raisonnement : — Le vieux druide n’a pas tout placé en viager. Cela vaut bien qu’on se déguise en pékin de temps en temps.

Mademoiselle Gillenormand dit, haut, à son père :

— Théodule, votre petit-neveu.

Et, bas, au lieutenant :

— Approuve tout.

Et se retira.

Le lieutenant, peu accoutumé à des rencontres si vénérables, balbutia avec quelque timidité : Bonjour, mon oncle, et fit un salut mixte composé de l’ébauche involontaire et machinale du salut militaire achevée en salut bourgeois.

— Ah ! c’est vous ; c’est bien, asseyez-vous, dit l’aïeul.

Cela dit, il oublia parfaitement le lancier.

Théodule s’assit, et M. Gillenormand se leva.

M. Gillenormand se mit à marcher de long en large, les mains dans ses poches, parlant tout haut et tourmentant avec ses vieux doigts irrités les deux montres qu’il avait dans ses deux goussets.

— Ce tas de morveux ! ça se convoque sur la place du Panthéon ! Vertu de ma mie ! Des galopins qui étaient hier en nourrice ! Si on leur pressait le nez, il en sortirait du lait ! Et ça délibère demain à midi ! Où va-t-on ? où va-t-on ? Il est clair qu’on va à l’abîme. C’est là que nous ont conduits les descamisados ! L’artillerie citoyenne ! Délibérer sur l’artillerie citoyenne ! S’en aller jaboter en plein air sur les pétarades de la garde nationale ! Et avec qui vont-ils se trouver là ? Voyez un peu où mène le jacobinisme. Je parie tout ce qu’on voudra, un million contre un fichtre, qu’il n’y aura là que des repris de justice et des forçats libérés. Les républicains et les galériens, ça ne fait qu’un nez et qu’un mouchoir. Carnot disait : Où veux-tu que j’aille, traître ? Fouché répondait : Où tu voudras, imbécile ! Voilà ce que c’est que les républicains.

— C’est juste, dit Théodule.

M. Gillenormand tourna la tête à demi, vit Théodule, et continua :

— Quand on pense que ce drôle a eu la scélératesse de se faire carbonaro ! Pourquoi as-tu quitté ma maison ? Pour t’aller faire républicain. Pssst ! d’abord le peuple n’en veut pas de ta république, il n’en veut pas, il a du bon sens, il sait bien qu’il y a toujours eu des rois et qu’il y en aura toujours, il sait bien que le peuple, après tout, ce n’est que le peuple, il s’en burle, de ta république, entends-tu, crétin ? Est-ce assez horrible, ce caprice-là ? S’amouracher du père Duchêne, faire les yeux doux à la guillotine, chanter des romances et jouer de la guitare sous le balcon de 93, c’est à cracher sur tous ces jeunes gens-là, tant ils sont bêtes ! Ils en sont tous là. Pas un n’échappe. Il suffit de respirer l’air qui passe dans la rue pour être insensé. Le dix-neuvième siècle est du poison. Le premier polisson venu laisse pousser sa barbe de bouc, se croit un drôle pour de vrai, et vous plante là les vieux parents. C’est républicain, c’est romantique. Qu’est-ce que c’est que ça, romantique ? faites-moi l’amitié de me dire ce que c’est que ça ? Toutes les folies possibles. Il y a un an, ça vous allait à Hernani. Je vous demande un peu, Hernani ! des antithèses ! des abominations qui ne sont pas mêmes écrites en français ! Et puis on a des canons dans la cour du Louvre. Tels sont les brigandages de ce temps-ci.

— Vous avez raison, mon oncle, dit Théodule.

M. Gillenormand reprit :

— Des canons dans la cour du Muséum ! pourquoi faire ? Canon, que me veux-tu ? Vous voulez donc mitrailler l’Apollon du Belvédère ? Qu’est-ce que les gargousses ont à faire avec la Vénus de Médicis ? Oh ! ces jeunes gens d’à présent, tous des chenapans ! Quel pas grand’chose que leur Benjamin Constant ! Et ceux qui ne sont pas des scélérats sont des dadais ! Ils font tout ce qu’ils peuvent pour être laids, ils sont mal habillés, ils ont peur des femmes, ils ont autour des cotillons un air de mendier qui fait éclater de rire les jeannetons ; ma parole d’honneur, on dirait les pauvres honteux de l’amour. Ils sont difformes, et ils se complètent en étant stupides ; ils répètent les calembours de Tiercelin et de Potier, ils ont des habits-sacs, des gilets de palefrenier, des chemises de grosse toile, des pantalons de gros drap, des bottes de gros cuir, et le ramage ressemble au plumage. On pourrait se servir de leur jargon pour ressemeler leurs savates. Et toute cette inepte marmaille vous a des opinions politiques. Il devrait être sévèrement défendu d’avoir des opinions politiques. Ils fabriquent des systèmes, ils refont la société, ils démolissent la monarchie, ils flanquent par terre toutes les lois, ils mettent le grenier à la place de la cave et mon portier à la place du roi, ils bousculent l’Europe de fond en comble, ils rebâtissent le monde, et ils ont pour bonne fortune de regarder sournoisement les jambes des blanchisseuses qui remontent dans leurs charrettes ! Ah ! Marius ! ah ! gueusard ! aller vociférer en place publique ! discuter, débattre, prendre des mesures ! ils appellent cela des mesures, justes dieux ! le désordre se rapetisse et devient niais. J’ai vu le chaos, je vois le gâchis. Des écoliers délibérer sur la garde nationale, cela ne se verrait pas chez les ogibbewas et chez les cadodaches ! Les sauvages qui vont tout nus, la caboche coiffée comme un volant de raquette, avec une massue à la patte, sont moins brutes que ces bacheliers-là ! Des marmousets de quatre sous ! ça fait les entendus et les jordonnes ! ça délibère et ratiocine ! C’est la fin du monde. C’est évidemment la fin de ce misérable globe terraqué. Il fallait un hoquet final, la France le pousse. Délibérez, mes drôles ! Ces choses-là arriveront tant qu’ils iront lire les journaux sous les arcades de l’Odéon. Cela leur coûte un sou, et leur bon sens, et leur intelligence, et leur cœur, et leur âme, et leur esprit. On sort de là, et l’on fiche le camp de chez sa famille. Tous les journaux sont de la peste ; tous, même le Drapeau blanc ! au fond Martainville était un jacobin. Ah ! juste ciel ! tu pourras te vanter d’avoir désespéré ton grand-père, toi !

— C’est évident, dit Théodule.

Et, profitant de ce que M. Gillenormand reprenait haleine, le lancier ajouta magistralement :

— Il ne devrait pas y avoir d’autre journal que le Moniteur et d’autre livre que l’Annuaire militaire.

M. Gillenormand poursuivit :

— C’est comme leur Sieyès ! un régicide aboutissant à un sénateur ! car c’est toujours par là qu’ils finissent. On se balafre avec le tutoiement citoyen pour arriver à se faire dire monsieur le comte. Monsieur le comte gros comme le bras, des assommeurs de septembre ! Le philosophe Sieyès ! Je me rends cette justice que je n’ai jamais fait plus de cas des philosophies de tous ces philosophes-là que des lunettes du grimacier de Tivoli. J’ai vu un jour les sénateurs passer sur le quai Malaquais en manteaux de velours violet semés d’abeilles avec des chapeaux à la Henri IV. Ils étaient hideux. On eût dit les singes de la cour du tigre. Citoyens, je vous déclare que votre progrès est une folie, que votre humanité est un rêve, que votre révolution est un crime, que votre république est un monstre, que votre jeune France pucelle sort du lupanar, et je vous le soutiens à tous, qui que vous soyez, fussiez-vous publicistes, fussiez-vous économistes, fussiez-vous légistes, fussiez-vous plus connaisseurs en liberté, en égalité et en fraternité que le couperet de la guillotine ! Je vous signifie cela, mes bonshommes !

— Parbleu, cria le lieutenant, voilà qui est admirablement vrai.

M. Gillenormand interrompit un geste qu’il avait commencé, se retourna, regarda fixement le lancier Théodule entre les deux yeux, et lui dit :

— Vous êtes un imbécile.
LIVRE SIXIÈME


LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES

I


LE SOBRIQUET, MODE DE FORMATION
DES NOMS DE FAMILLE


Marius à cette époque était un beau jeune homme de moyenne taille, avec d’épais cheveux très noirs, un front haut et intelligent, les narines ouvertes et passionnées, l’air sincère et calme, et sur tout son visage je ne sais quoi qui était hautain, pensif et innocent. Son profil, dont toutes les lignes étaient arrondies sans cesser d’être fermes, avait cette douceur germanique qui a pénétré dans la physionomie française par l’Alsace et la Lorraine, et cette absence complète d’angles qui rendait les sicambres si reconnaissables parmi les romains et qui distingue la race léonine de la race aquiline. Il était à cette saison de la vie où l’esprit des hommes qui pensent se compose, presque à proportions égales, de profondeur et de naïveté. Une situation grave étant donnée, il avait tout ce qu’il fallait pour être stupide ; un tour de clef de plus, il pouvait être sublime. Ses façons étaient réservées, froides, polies, peu ouvertes. Comme sa bouche était charmante, ses lèvres les plus vermeilles et ses dents les plus blanches du monde, son sourire corrigeait ce que toute sa physionomie avait de sévère. À de certains moments, c’était un singulier contraste que ce front chaste et ce sourire voluptueux. Il avait l’œil petit et le regard grand.

Au temps de sa pire misère, il remarquait que les jeunes filles se retournaient quand il passait, et il se sauvait ou se cachait, la mort dans l’âme. Il pensait qu’elles le regardaient pour ses vieux habits et qu’elles en riaient, le fait est qu’elles le regardaient pour sa grâce et qu’elles en rêvaient.

Ce muet malentendu entre lui et les jolies passantes l’avait rendu farouche. Il n’en choisit aucune, par l’excellente raison qu’il s’enfuyait devant toutes. Il vécut ainsi indéfiniment, — bêtement, disait Courfeyrac.

Courfeyrac lui disait encore : — N’aspire pas à être vénérable (car ils se tutoyaient, glisser au tutoiement est la pente des amitiés jeunes). Mon cher, un conseil. Ne lis pas tant dans les livres et regarde un peu plus les margotons. Les coquines ont du bon, ô Marius ! À force de t’enfuir et de rougir, tu t’abrutiras.

D’autres fois Courfeyrac le rencontrait et lui disait :

— Bonjour, monsieur l’abbé.

Quand Courfeyrac lui avait tenu quelque propos de ce genre, Marius était huit jours à éviter plus que jamais les femmes, jeunes et vieilles, et il évitait par-dessus le marché Courfeyrac.

Il y avait pourtant dans toute l’immense création deux femmes que Marius ne fuyait pas et auxquelles il ne prenait point garde. À la vérité on l’eût fort étonné si on lui eût dit que c’étaient des femmes. L’une était la vieille barbue qui balayait sa chambre et qui faisait dire à Courfeyrac : Voyant que sa servante porte sa barbe, Marius ne porte point la sienne. L’autre était une espèce de petite fille qu’il voyait très souvent et qu’il ne regardait jamais.

Depuis plus d’un an, Marius remarquait dans une allée déserte du Luxembourg, l’allée qui longe le parapet de la Pépinière, un homme et une toute jeune fille presque toujours assis côte à côte sur le même banc, à l’extrémité la plus solitaire de l’allée, du côté de la rue de l’Ouest. Chaque fois que ce hasard qui se mêle aux promenades des gens dont l’œil est retourné en dedans, amenait Marius dans cette allée, et c’était presque tous les jours, il y retrouvait ce couple. L’homme pouvait avoir une soixantaine d’années ; il paraissait triste et sérieux ; toute sa personne offrait cet aspect robuste et fatigué des gens de guerre retirés du service. S’il avait eu une décoration, Marius eût dit : c’est un ancien officier. Il avait l’air bon, mais inabordable, et il n’arrêtait jamais son regard sur le regard de personne. Il portait un pantalon bleu, une redingote bleue et un chapeau à bords larges, qui paraissaient toujours neufs, une cravate noire et une chemise de quaker, c’est-à-dire éclatante de blancheur, mais de grosse toile. Une grisette passant un jour près de lui, dit : Voilà un veuf fort propre. Il avait les cheveux très blancs.

La première fois que la jeune fille qui l’accompagnait vint s’asseoir avec lui sur le banc qu’ils semblaient avoir adopté, c’était une façon de fille de treize ou quatorze ans, maigre, au point d’en être presque laide, gauche, insignifiante, et qui promettait peut-être d’avoir d’assez beaux yeux. Seulement ils étaient toujours levés avec une sorte d’assurance déplaisante. Elle avait cette mise à la fois vieille et enfantine des pensionnaires de couvent ; une robe mal coupée de gros mérinos noir. Ils avaient l’air du père et de la fille.

Marius examina pendant deux ou trois jours cet homme vieux qui n’était pas encore un vieillard et cette petite fille qui n’était pas encore une personne, puis il n’y fit plus aucune attention. Eux de leur côté semblaient ne pas même le voir ; ils causaient entre eux d’un air paisible et indifférent. La fille jasait sans cesse, et gaîment. Le vieux homme parlait peu, et, par instants, il attachait sur elle des yeux remplis d’une ineffable paternité.

Marius avait pris l’habitude machinale de se promener dans cette allée. Il les y retrouvait invariablement.

Voici comment la chose se passait :

Marius arrivait le plus volontiers par le bout de l’allée opposé à leur banc. Il marchait toute la longueur de l’allée, passait devant eux, puis s’en retournait jusqu’à l’extrémité par où il était venu, et recommençait. Il faisait ce va-et-vient cinq ou six fois dans sa promenade, et cette promenade cinq ou six fois par semaine sans qu’ils en fussent arrivés, ces gens et lui, à échanger un salut. Ce personnage et cette jeune fille, quoiqu’ils parussent et peut-être parce qu’ils paraissaient éviter les regards, avaient naturellement quelque peu éveillé l’attention des cinq ou six étudiants qui se promenaient de temps en temps le long de la Pépinière ; les studieux après leurs cours, les autres après leur partie de billard. Courfeyrac, qui était un des derniers, les avait observés quelque temps, mais trouvant la fille laide, il s’en était bien vite et soigneusement écarté. Il s’était enfui comme un parthe en leur décochant un sobriquet. Frappé uniquement de la robe de la petite et des cheveux du vieux, il avait appelé la fille mademoiselle Lanoire et le père monsieur Leblanc, si bien que, personne ne les connaissant d’ailleurs, en l’absence du nom, le surnom avait fait loi. Les étudiants disaient : — Ah ! monsieur Leblanc est à son banc ! et Marius, comme les autres, avait trouvé commode d’appeler ce monsieur inconnu M. Leblanc.

Nous ferons comme eux, et nous dirons M. Leblanc pour la facilité de ce récit.

Marius les vit ainsi presque tous les jours à la même heure pendant la première année. Il trouvait l’homme à son gré, mais la fille assez maussade.


II


LUX FACTA EST


La seconde année, précisément au point de cette histoire où le lecteur est parvenu, il arriva que cette habitude du Luxembourg s’interrompit, sans que Marius sût trop pourquoi lui-même, et qu’il fut près de six mois sans mettre les pieds dans son allée. Un jour enfin il y retourna. C’était par une sereine matinée d’été, Marius était joyeux comme on l’est quand il fait beau. Il lui semblait qu’il avait dans le cœur tous les chants d’oiseaux qu’il entendait et tous les morceaux de ciel bleu qu’il voyait à travers les feuilles des arbres.

Il alla droit à « son allée », et, quand il fut au bout, il aperçut, toujours sur le même banc, ce couple connu. Seulement, quand il approcha, c’était bien le même homme ; mais il lui parut que ce n’était plus la même fille. La personne qu’il voyait maintenant était une grande et belle créature ayant toutes les formes les plus charmantes de la femme à ce moment précis où elles se combinent encore avec toutes les grâces les plus naïves de l’enfant ; moment fugitif et pur que peuvent seuls traduire ces deux mots : quinze ans. C’étaient d’admirables cheveux châtains nuancés de veines dorées, un front qui semblait fait de marbre, des joues qui semblaient faites d’une feuille de rose, un incarnat pâle, une blancheur émue, une bouche exquise d’où le sourire sortait comme une clarté et la parole comme une musique, une tête que Raphaël eût donnée à Marie posée sur un cou que Jean Goujon eût donné à Vénus. Et, afin que rien ne manquât à cette ravissante figure, le nez n’était pas beau, il était joli ; ni droit ni courbé, ni italien ni grec ; c’était le nez parisien ; c’est-à-dire quelque chose de spirituel, de fin, d’irrégulier et de pur, qui désespère les peintres et qui charme les poëtes.

Quand Marius passa près d’elle, il ne put voir ses yeux qui étaient constamment baissés. Il ne vit que ses longs cils châtains pénétrés d’ombre et de pudeur.

Cela n’empêchait pas la belle enfant de sourire tout en écoutant l’homme à cheveux blancs qui lui parlait, et rien n’était ravissant comme ce frais sourire avec des yeux baissés.

Dans le premier moment, Marius pensa que c’était une autre fille du même homme, une sœur sans doute de la première. Mais, quand l’invariable habitude de la promenade le ramena pour la seconde fois près du banc, et qu’il l’eut examinée avec attention, il reconnut que c’était la même. En six mois, la petite fille était devenue jeune fille ; voilà tout. Rien n’est plus fréquent que ce phénomène. Il y a un instant où les filles s’épanouissent en un clin d’œil et deviennent des roses tout à coup. Hier on les a laissées enfants, aujourd’hui on les retrouve inquiétantes.

Celle-ci n’avait pas seulement grandi, elle s’était idéalisée. Comme trois jours en avril suffisent à de certains arbres pour se couvrir de fleurs, six mois lui avaient suffi pour se vêtir de beauté. Son avril à elle était venu.

On voit quelquefois des gens qui, pauvres et mesquins, semblent se réveiller, passent subitement de l’indigence au faste, font des dépenses de toutes sortes, et deviennent tout à coup éclatants, prodigues et magnifiques. Cela tient à une rente empochée ; il y a eu une échéance hier. La jeune fille avait touché son semestre.

Et puis ce n’était plus la pensionnaire avec son chapeau de peluche, sa robe de mérinos, ses souliers d’écolier et ses mains rouges ; le goût lui était venu avec la beauté ; c’était une personne bien mise avec une sorte d’élégance simple et riche et sans manière. Elle avait une robe de damas noir, un camail de même étoffe et un chapeau de crêpe blanc. Ses gants blancs montraient la finesse de sa main qui jouait avec le manche d’une ombrelle en ivoire chinois, et son brodequin de soie dessinait la petitesse de son pied. Quand on passait près d’elle, toute sa toilette exhalait un parfum jeune et pénétrant.

Quant à l’homme, il était toujours le même.

La seconde fois que Marius arriva près d’elle, la jeune fille leva les paupières. Ses yeux étaient d’un bleu céleste et profond, mais dans cet azur voilé il n’y avait encore que le regard d’un enfant. Elle regarda Marius avec indifférence, comme elle eût regardé le marmot qui courait sous les sycomores, ou le vase de marbre qui faisait de l’ombre sur le banc ; et Marius de son côté continua sa promenade en pensant à autre chose.

Il passa encore quatre ou cinq fois près du banc où était la jeune fille, mais sans même tourner les yeux vers elle.

Les jours suivants, il revint comme à l’ordinaire au Luxembourg ; comme à l’ordinaire, il y trouva « le père et la fille », mais il n’y fit plus attention. Il ne songea pas plus à cette fille quand elle fut belle qu’il n’y songeait lorsqu’elle était laide. Il passait fort près du banc où elle était, parce que c’était son habitude.


III


EFFET DE PRINTEMPS


Un jour, l’air était tiède, le Luxembourg était inondé d’ombre et de soleil, le ciel était pur comme si les anges l’eussent lavé le matin, les passereaux poussaient de petits cris dans les profondeurs des marronniers. Marius avait ouvert toute son âme à la nature, il ne pensait à rien, il vivait et il respirait, il passa près de ce banc, la jeune fille leva les yeux sur lui, leurs deux regards se rencontrèrent.

Qu’y avait-il cette fois dans le regard de la jeune fille ? Marius n’eût pu le dire. Il n’y avait rien et il y avait tout. Ce fut un étrange éclair.

Elle baissa les yeux, et il continua son chemin.

Ce qu’il venait de voir, ce n’était pas l’œil ingénu et simple d’un enfant, c’était un gouffre mystérieux qui s’était entr’ouvert, puis brusquement refermé.

Il y a un jour où toute jeune fille regarde ainsi. Malheur à qui se trouve là !

Ce premier regard d’une âme qui ne se connaît pas encore est comme l’aube dans le ciel. C’est l’éveil de quelque chose de rayonnant et d’inconnu. Rien ne saurait rendre le charme dangereux de cette lueur inattendue qui éclaire vaguement tout-à-coup d’adorables ténèbres et qui se compose de toute l’innocence du présent et de toute la passion de l’avenir. C’est une sorte de tendresse indécise qui se révèle au hasard et qui attend. C’est un piége que l’innocence tend à son insu et où elle prend des cœurs sans le vouloir et sans le savoir. C’est une vierge qui regarde comme une femme.

Il est rare qu’une rêverie profonde ne naisse pas de ce regard là où il tombe. Toutes les puretés et toutes les candeurs se rencontrent dans ce rayon céleste et fatal qui, plus que les œillades les mieux travaillées des coquettes, a le pouvoir magique de faire subitement éclore au fond d’une âme cette fleur sombre, pleine de parfums et de poisons, qu’on appelle l’amour.

Le soir, en rentrant dans son galetas, Marius jeta les yeux sur son vêtement, et s’aperçut pour la première fois qu’il avait la malpropreté, l’inconvenance et la stupidité inouïe d’aller se promener au Luxembourg avec ses habits « de tous les jours », c’est-à-dire avec un chapeau cassé près de la ganse, de grosses bottes de roulier, un pantalon noir blanc aux genoux et un habit noir pâle aux coudes.

IV


COMMENCEMENT D’UNE GRANDE MALADIE


Le lendemain, à l’heure accoutumée, Marius tira de son armoire son habit neuf, son pantalon neuf, son chapeau neuf et ses bottes neuves ; il se revêtit de cette panoplie complète, mit des gants, luxe prodigieux, et s’en alla au Luxembourg.

Chemin faisant, il rencontra Courfeyrac, et feignit de ne pas le voir. Courfeyrac en rentrant chez lui dit à ses amis : — Je viens de rencontrer le chapeau neuf et l’habit neuf de Marius, et Marius dedans. Il allait sans doute passer un examen. Il avait l’air tout bête.

Arrivé au Luxembourg, Marius fit le tour du bassin et considéra les cygnes, puis il demeura longtemps en contemplation devant une statue qui avait la tête toute noire de moisissure et à laquelle une hanche manquait. Il y avait près du bassin un bourgeois quadragénaire et ventru qui tenait par la main un petit garçon de cinq ans et lui disait : — Évite les excès. Mon fils, tiens-toi à égale distance du despotisme et de l’anarchie. — Marius écouta ce bourgeois. Puis il fit encore une fois le tour du bassin. Enfin il se dirigea vers « son allée », lentement et comme s’il y allait à regret. On eût dit qu’il était à la fois forcé et empêché d’y aller. Il ne se rendait aucun compte de tout cela, et croyait faire comme tous les jours.

En débouchant dans l’allée, il aperçut à l’autre bout « sur leur banc » M. Leblanc et la jeune fille. Il boutonna son habit jusqu’en haut, le tendit sur son torse pour qu’il ne fît pas de plis, examina avec une certaine complaisance les reflets lustrés de son pantalon et marcha sur le banc. Il y avait de l’attaque dans cette marche et certainement une velléité de conquête. Je dis donc : il marcha sur le banc, comme je dirais : Annibal marcha sur Rome.

Du reste il n’y avait rien que de machinal dans tous ses mouvements, et il n’avait aucunement interrompu les préoccupations habituelles de son esprit et de ses travaux. Il pensait dans ce moment-là que le Manuel du Baccalauréat était un livre stupide et qu’il fallait qu’il eût été rédigé par de rares crétins pour qu’on y analysât comme chef-d’œuvre de l’esprit humain trois tragédies de Racine et seulement une comédie de Molière. Il avait un sifflement aigu dans l’oreille. Tout en approchant du banc, il tendait les plis de son habit, et ses yeux se fixaient sur la jeune fille. Il lui semblait qu’elle emplissait toute l’extrémité de l’allée d’une vague lueur bleue.

À mesure qu’il approchait, son pas se ralentissait de plus en plus. Parvenu à une certaine distance du banc, bien avant d’être à la fin de l’allée, il s’arrêta, et il ne put savoir lui-même comment il se fit qu’il rebroussa chemin. Il ne se dit même point qu’il n’allait pas jusqu’au bout. Ce fut à peine si la jeune fille put l’apercevoir de loin et voir le bel air qu’il avait dans ses habits neufs. Cependant il se tenait très droit, pour avoir bonne mine dans le cas où quelqu’un qui serait derrière lui le regarderait.

Il atteignit le bout opposé, puis revint, et cette fois il s’approcha un peu plus près du banc. Il parvint même jusqu’à une distance de trois intervalles d’arbres, mais là il sentit je ne sais quelle impossibilité d’aller plus loin, et il hésita. Il avait cru voir le visage de la jeune fille se pencher vers lui. Cependant il fit un effort viril et violent, dompta l’hésitation, et continua d’aller en avant. Quelques secondes après, il passait devant le banc, droit et ferme, rouge jusqu’aux oreilles, sans oser jeter un regard à droite, ni à gauche, la main dans son habit comme un homme d’état. Au moment où il passa — sous le canon de la place — il éprouva un affreux battement de cœur. Elle avait comme la veille sa robe de damas et son chapeau de crêpe. Il entendit une voix ineffable qui devait être « sa voix ». Elle causait tranquillement. Elle était bien jolie. Il le sentait, quoiqu’il n’essayât pas de la voir. — Elle ne pourrait cependant, pensait-il, s’empêcher d’avoir de l’estime et de la considération pour moi si elle savait que c’est moi qui suis le véritable auteur de la dissertation sur Marcos Obregon de la Ronda que monsieur François de Neufchâteau a mise, comme étant de lui, en tête de son édition de Gil Blas !

Il dépassa le banc, alla jusqu’à l’extrémité de l’allée qui était tout proche, puis revint sur ses pas et passa encore devant la belle fille. Cette fois il était très pâle. Du reste il n’éprouvait rien que de fort désagréable. Il s’éloigna du banc et de la jeune fille, et, tout en lui tournant le dos, il se figurait qu’elle le regardait, et cela le faisait trébucher.

Il n’essaya plus de s’approcher du banc, il s’arrêta vers la moitié de l’allée, et là, chose qu’il ne faisait jamais, il s’assit, jetant des regards de côté, et songeant, dans les profondeurs les plus indistinctes de son esprit, qu’après tout il était difficile que les personnes dont il admirait le chapeau blanc et la robe noire fussent absolument insensibles à son pantalon lustré et à son habit neuf.

Au bout d’un quart d’heure il se leva, comme s’il allait recommencer à marcher vers ce banc qu’une auréole entourait. Cependant il restait debout et immobile. Pour la première fois depuis quinze mois il se dit que ce monsieur qui s’asseyait là tous les jours avec sa fille l’avait sans doute remarqué de son côté et trouvait probablement son assiduité étrange.

Pour la première fois aussi il sentit quelque irrévérence à désigner cet inconnu, même dans le secret de sa pensée, par le sobriquet de M. Leblanc.

Il demeura ainsi quelques minutes la tête baissée et faisant des dessins sur le sable avec une baguette qu’il avait à la main.

Puis il se tourna brusquement du côté opposé au banc, à M. Leblanc et à sa fille, et s’en revint chez lui.

Ce jour-là il oublia d’aller dîner. À huit heures du soir il s’en aperçut, et comme il était trop tard pour descendre rue Saint-Jacques, tiens ! dit-il, et il mangea un morceau de pain.

Il ne se coucha qu’après avoir brossé son habit et l’avoir plié avec soin.


V


DIVERS COUPS DE FOUDRE TOMBENT
SUR MAME BOUGON


Le lendemain, mame Bougon, — c’est ainsi que Courfeyrac nommait la vieille portière-principale-locataire-femme-de-ménage de la masure Gorbeau, elle s’appelait en réalité madame Burgon, nous l’avons constaté, mais ce brise-fer de Courfeyrac ne respectait rien, — mame Bougon, stupéfaite, remarqua que monsieur Marius sortait encore avec son habit neuf.

Il retourna au Luxembourg, mais il ne dépassa point son banc de la moitié de l’allée. Il s’y assit comme la veille, considérant de loin et voyant distinctement le chapeau blanc, la robe noire et surtout la lueur bleue. Il n’en bougea pas, et ne rentra chez lui que lorsqu’on ferma les portes du Luxembourg. Il ne vit pas M. Leblanc et sa fille se retirer. Il en conclut qu’ils étaient sortis du jardin par la grille de la rue de l’Ouest. Plus tard, quelques semaines après, quand il y songea, il ne put jamais se rappeler où il avait dîné ce soir-là.

Le lendemain, c’était le troisième jour, mame Bougon fut refoudroyée. Marius sortit avec son habit neuf.

— Trois jours de suite ! s’écria-t-elle.

Elle essaya de le suivre, mais Marius marchait lestement et avec d’immenses enjambées ; c’était un hippopotame entreprenant la poursuite d’un chamois. Elle le perdit de vue en deux minutes et rentra essoufflée, aux trois quarts étouffée par son asthme, furieuse. — Si cela a du bon sens, grommela-t-elle, de mettre ses beaux habits tous les jours et de faire courir les personnes comme cela !

Marius s’était rendu au Luxembourg.

La jeune fille y était avec M. Leblanc. Marius approcha le plus près qu’il put en faisant semblant de lire dans un livre, mais il resta encore fort loin, puis revint s’asseoir sur son banc où il passa quatre heures à regarder sauter dans l’allée les moineaux francs qui lui faisaient l’effet de se moquer de lui.

Une quinzaine s’écoula ainsi. Marius allait au Luxembourg non plus pour se promener, mais pour s’y asseoir toujours à la même place et sans savoir pourquoi. Arrivé là, il ne remuait plus. Il mettait chaque matin son habit neuf pour ne pas se montrer, et il recommençait le lendemain.

Elle était décidément d’une beauté merveilleuse. La seule remarque qu’on pût faire qui ressemblât à une critique, c’est que la contradiction entre son regard qui était triste et son sourire qui était joyeux donnait à son visage quelque chose d’un peu égaré, ce qui fait qu’à de certains moments ce doux visage devenait étrange sans cesser d’être charmant.


VI


FAIT PRISONNIER


Un des derniers jours de la seconde semaine, Marius était comme à son ordinaire assis sur son banc, tenant à la main un livre ouvert dont depuis deux heures il n’avait pas tourné une page. Tout à coup il tressaillit. Un événement se passait à l’extrémité de l’allée. M. Leblanc et sa fille venaient de quitter leur banc, la fille avait pris le bras du père et tous deux se dirigeaient lentement vers le milieu de l’allée où était Marius. Marius ferma son livre, puis il le rouvrit, puis il s’efforça de lire. Il tremblait. L’auréole venait droit à lui. — Ah ! mon Dieu ! pensait-il, je n’aurai jamais le temps de prendre une attitude. Cependant, l’homme à cheveux blancs et la jeune fille s’avançaient. Il lui paraissait que cela durait un siècle et que cela n’était qu’une seconde. — Qu’est-ce qu’ils viennent faire par ici ? se demandait-il. Comment ! elle va passer là ? Ses pieds vont marcher sur ce sable, dans cette allée, à deux pas de moi ? — Il était bouleversé, il eût voulu être très beau, il eût voulu avoir la croix. Il entendait s’approcher le bruit doux et mesuré de leurs pas. Il s’imaginait que M. Leblanc lui jetait des regards irrités. Est-ce que ce monsieur va me parler ? pensait-il. Il baissa la tête ; quand il la releva, ils étaient tout près de lui. La jeune fille passa, et en passant elle le regarda. Elle le regarda fixement, avec une douceur pensive qui fit frissonner Marius de la tête aux pieds. Il lui sembla qu’elle lui reprochait d’avoir été si longtemps sans venir jusqu’à elle et qu’elle lui disait : C’est moi qui viens. Marius resta ébloui devant ces prunelles pleines de rayons et d’abîmes.

Il se sentait un brasier dans le cerveau. Elle était venue à lui, quelle joie ! et puis, comme elle l’avait regardé ! Elle lui parut plus belle qu’il ne l’avait encore vue. Belle d’une beauté tout ensemble féminine et angélique, d’une beauté complète qui eût fait chanter Pétrarque et agenouiller Dante. Il lui semblait qu’il nageait en plein ciel bleu. En même temps il était horriblement contrarié, parce qu’il avait de la poussière sur ses bottes.

Il croyait être sûr qu’elle avait regardé aussi ses bottes.

Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu. Puis il se mit à marcher dans le Luxembourg comme un fou. Il est probable que par moments il riait tout seul et parlait haut. Il était si rêveur près des bonnes d’enfants que chacune le croyait amoureux d’elle.

Il sortit du Luxembourg, espérant la retrouver dans une rue.

Il se croisa avec Courfeyrac sous les arcades de l’Odéon et lui dit : Viens dîner avec moi. Ils s’en allèrent chez Rousseau, et dépensèrent six francs. Marius mangea comme un ogre. Il donna six sous au garçon. Au dessert il dit à Courfeyrac : As-tu lu le journal ? Quel beau discours a fait Audry de Puyraveau !

Il était éperdument amoureux.

Après le dîner, il dit à Courfeyrac : Je te paye le spectacle. Ils allèrent à la Porte-Saint-Martin voir Frédérick dans l’Auberge des Adrets. Marius s’amusa énormément.

En même temps il eut un redoublement de sauvagerie. En sortant du théâtre, il refusa de regarder la jarretière d’une modiste qui enjambait un ruisseau, et Courfeyrac ayant dit : Je mettrais volontiers cette femme dans ma collection, lui fit presque horreur.

Courfeyrac l’avait invité à déjeuner au café Voltaire le lendemain. Marius y alla, et mangea encore plus que la veille. Il était tout pensif et très gai. On eût dit qu’il saisissait toutes les occasions de rire aux éclats. Il embrassa tendrement un provincial quelconque qu’on lui présenta. Un cercle d’étudiants s’était fait autour de la table et l’on avait parlé des niaiseries payées par l’état qui se débitent en chaire à la Sorbonne, puis la conversation était tombée sur les fautes et les lacunes des dictionnaires et des prosodies-Quicherat. Marius interrompit la discussion pour s’écrier : — C’est cependant bien agréable d’avoir la croix !

— Voilà qui est drôle ! dit Courfeyrac bas à Jean Prouvaire.

— Non, répondit Jean Prouvaire, voilà qui est sérieux.

Cela était sérieux en effet. Marius en était à cette première heure violente et charmante qui commence les grandes passions.

Un regard avait fait tout cela.

Quand la mine est chargée, quand l’incendie est prêt, rien n’est plus simple. Un regard est une étincelle.

C’en était fait. Marius aimait une femme. Sa destinée entrait dans l’inconnu.

Le regard des femmes ressemble à de certains rouages tranquilles en apparence et formidables. On passe à côté tous les jours paisiblement et impunément et sans se douter de rien. Il vient un moment où l’on oublie même que cette chose est là. On va, on vient, on rêve, on parle, on rit. Tout à coup on se sent saisi. C’est fini. Le rouage vous tient, le regard vous a pris. Il vous a pris, n’importe par où ni comment, par une partie quelconque de votre pensée qui traînait, par une distraction que vous avez eue. Vous êtes perdu. Vous y passerez tout entier. Un enchaînement de forces mystérieuses s’empare de vous. Vous vous débattez en vain. Plus de secours humain possible. Vous allez tomber d’engrenage en engrenage, d’angoisse en angoisse, de torture en torture, vous, votre esprit, votre fortune, votre avenir, votre âme ; et, selon que vous serez au pouvoir d’une créature méchante ou d’un noble cœur, vous ne sortirez de cette effrayante machine que défiguré par la honte, ou transfiguré par la passion.


VII


AVENTURE DE LA LETTRE U LIVRÉE
AUX CONJECTURES


L’isolement, le détachement de tout, la fierté, l’indépendance, le goût de la nature, l’absence d’activité quotidienne et matérielle, la vie en soi, les luttes secrètes de la chasteté, l’extase bienveillante devant toute la création, avaient préparé Marius à cette possession qu’on nomme la passion. Son culte pour son père était devenu peu à peu une religion, et, comme toute religion, s’était retiré au fond de l’âme. Il fallait quelque chose sur le premier plan. L’amour vint.

Tout un grand mois s’écoula, pendant lequel Marius alla tous les jours au Luxembourg. L’heure venue, rien ne pouvait le retenir. — Il est de service, disait Courfeyrac. Marius vivait dans les ravissements. Il est certain que la jeune fille le regardait.

Il avait fini par s’enhardir, et il s’approchait du banc. Cependant il ne passait plus devant, obéissant à la fois à l’instinct de timidité et à l’instinct de prudence des amoureux. Il jugeait utile de ne point attirer « l’attention du père ». Il combinait ses stations derrière les arbres et les piédestaux des statues avec un machiavélisme profond, de façon à se faire voir le plus possible à la jeune fille et à se laisser voir le moins possible du vieux monsieur. Quelquefois, pendant des demi-heures entières, il restait immobile à l’ombre d’un Léonidas ou d’un Spartacus quelconque, tenant à la main un livre au-dessus duquel ses yeux, doucement levés, allaient chercher la belle fille, et elle, de son côté, détournait avec un vague sourire son charmant profil vers lui. Tout en causant le plus naturellement et le plus tranquillement du monde avec l’homme à cheveux blancs, elle appuyait sur Marius toutes les rêveries d’un œil virginal et passionné. Antique et immémorial manège qu’Ève savait dès le premier jour du monde et que toute femme sait dès le premier jour de la vie ! Sa bouche donnait la réplique à l’un et son regard donnait la réplique à l’autre.

Il faut croire pourtant que M. Leblanc finissait par s’apercevoir de quelque chose, car souvent, lorsque Marius arrivait, il se levait et se mettait à marcher. Il avait quitté leur place accoutumée et avait adopté, à l’autre extrémité de l’allée, le banc voisin du Gladiateur, comme pour voir si Marius les y suivrait. Marius ne comprit point, et fit cette faute. Le « père » commença à devenir inexact, et n’amena plus « sa fille » tous les jours. Quelquefois il venait seul. Alors Marius ne restait pas. Autre faute.

Marius ne prenait point garde à ces symptômes. De la phase de timidité il avait passé, progrès naturel et fatal, à la phase d’aveuglement. Son amour croissait. Il en rêvait toutes les nuits. Et puis il lui était arrivé un bonheur inespéré, huile sur le feu, redoublement de ténèbres sur ses yeux. Un soir, à la brune, il avait trouvé sur le banc que « M. Leblanc et sa fille » venaient de quitter, un mouchoir, un mouchoir tout simple et sans broderie, mais blanc, fin, et qui lui parut exhaler des senteurs ineffables. Il s’en empara avec transport. Ce mouchoir était marqué des lettres U. F. ; Marius ne savait rien de cette belle enfant, ni sa famille, ni son nom, ni sa demeure ; ces deux lettres étaient la première chose d’elle qu’il saisissait, adorables initiales sur lesquelles il commença tout de suite à construire son échafaudage. U était évidemment le prénom. Ursule ! pensa-t-il, quel délicieux nom ! Il baisa le mouchoir, l’aspira, le mit sur son cœur, sur sa chair, pendant le jour, et la nuit sous ses lèvres pour s’endormir.

— J’y sens toute son âme ! s’écriait-il.

Ce mouchoir était au vieux monsieur qui l’avait tout bonnement laissé tomber de sa poche.

Les jours qui suivirent la trouvaille, il ne se montra plus au Luxembourg que baisant le mouchoir et l’appuyant sur son cœur. La belle enfant n’y comprenait rien et le lui marquait par des signes imperceptibles.

— Ô pudeur ! disait Marius.

VIII


LES INVALIDES EUX-MÊMES PEUVENT
ÊTRE HEUREUX


Puisque nous avons prononcé le mot pudeur, et puisque nous ne cachons rien, nous devons dire qu’une fois pourtant, à travers ses extases, « son Ursule » lui donna un grief très sérieux. C’était un de ces jours où elle déterminait M. Leblanc à quitter le banc et à se promener dans l’allée. Il faisait une vive brise de prairial qui remuait le haut des platanes. Le père et la fille, se donnant le bras, venaient de passer devant le banc de Marius. Marius s’était levé derrière eux et les suivait du regard, comme il convient dans cette situation d’âme éperdue.

Tout à coup un souffle de vent, plus en gaîté que les autres, et probablement chargé de faire les affaires du printemps, s’envola de la pépinière, s’abattit sur l’allée, enveloppa la jeune fille dans un ravissant frisson digne des nymphes de Virgile et des faunes de Théocrite, et souleva sa robe, cette robe plus sacrée que celle d’Isis, presque jusqu’à la hauteur de la jarretière. Une jambe d’une forme exquise apparut. Marius la vit. Il fut exaspéré et furieux.

La jeune fille avait rapidement baissé sa robe d’un mouvement divinement effarouché, mais il n’en fut pas moins indigné. — Il était seul dans l’allée, c’est vrai. Mais il pouvait y avoir eu quelqu’un. Et s’il y avait eu quelqu’un ! Comprend-on une chose pareille ? C’est horrible ce qu’elle vient de faire là ! — Hélas ! la pauvre enfant n’avait rien fait ; il n’y avait qu’un coupable, le vent ; mais Marius, en qui frémissait confusément le Bartholo qu’il y a dans Chérubin, était déterminé à être mécontent, et était jaloux de son ombre. C’est ainsi en effet que s’éveille dans le cœur humain, et que s’impose, même sans droit, l’âcre et bizarre jalousie de la chair. Du reste, en dehors même de cette jalousie, la vue de cette jambe charmante n’avait eu pour lui rien d’agréable ; le bas blanc de la première femme venue lui eût fait plus de plaisir.

Quand « son Ursule », après avoir atteint l’extrémité de l’allée, revint sur ses pas avec M. Leblanc et passa devant le banc où Marius s’était rassis, Marius lui jeta un regard bourru et féroce. La jeune fille eut ce petit redressement en arrière accompagné d’un haussement de paupières qui signifie : Eh bien, qu’est-ce qu’il a donc ?

Ce fut là leur « première querelle ».

Marius achevait à peine de lui faire cette scène avec les yeux que quelqu’un traversa l’allée. C’était un invalide tout courbé, tout ridé et tout blanc, en uniforme Louis XV, ayant sur le torse la petite plaque ovale de drap rouge aux épées croisées, croix de Saint-Louis du soldat, et orné en outre d’une manche d’habit sans bras dedans, d’un menton d’argent et d’une jambe de bois. Marius crut distinguer que cet être avait l’air extrêmement satisfait. Il lui sembla même que le vieux cynique, tout en clopinant près de lui, lui avait adressé un clignement d’œil très fraternel et très joyeux, comme si un hasard quelconque avait fait qu’ils pussent être d’intelligence et qu’ils eussent savouré en commun quelque bonne aubaine. Qu’avait-il donc à être si content, ce débris de Mars ? Que s’était-il donc passé entre cette jambe de bois et l’autre ? Marius arriva au paroxysme de la jalousie. — Il était peut-être là ! se dit-il ; il a peut-être vu ! — Et il eut envie d’exterminer l’invalide.

Le temps aidant, toute pointe s’émousse. Cette colère de Marius contre « Ursule », si juste et si légitime qu’elle fût, passa. Il finit par pardonner ; mais ce fut un grand effort ; il la bouda trois jours.

Cependant, à travers tout cela et à cause de tout cela, la passion grandissait et devenait folle.


IX


ÉCLIPSE


On vient de voir comment Marius avait découvert ou cru découvrir qu’Elle s’appelait Ursule.

L’appétit vient en aimant. Savoir qu’elle se nommait Ursule, c’était déjà beaucoup ; c’était peu. Marius en trois ou quatre semaines eut dévoré ce bonheur. Il en voulut un autre. Il voulut savoir où elle demeurait.

Il avait fait une première faute : tomber dans l’embûche du banc du Gladiateur. Il en avait fait une seconde : ne pas rester au Luxembourg quand M. Leblanc y venait seul. Il en fit une troisième. Immense. Il suivit « Ursule ».

Elle demeurait rue de l’Ouest, à l’endroit le moins fréquenté, dans une maison neuve à trois étages d’apparence modeste.

À partir de ce moment, Marius ajouta à son bonheur de la voir au Luxembourg le bonheur de la suivre jusque chez elle.

Sa faim augmentait. Il savait comment elle s’appelait, son petit nom du moins, le nom charmant, le vrai nom d’une femme ; il savait où elle demeurait ; il voulut savoir qui elle était.

Un soir, après qu’il les eut suivis jusque chez eux et qu’il les eut vus disparaître sous la porte cochère, il entra à leur suite et dit vaillamment au portier :

— C’est le monsieur du premier qui vient de rentrer ?

— Non, répondit le portier. C’est le monsieur du troisième.

Encore un pas de fait. Ce succès enhardit Marius.

— Sur le devant ? demanda-t-il.

— Parbleu ! fit le portier, la maison n’est bâtie que sur la rue.

— Et quel est l’état de ce monsieur ? repartit Marius.

— C’est un rentier, monsieur. Un homme bien bon, et qui fait du bien aux malheureux, quoique pas riche.

— Comment s’appelle-t-il ? reprit Marius.

Le portier leva la tête, et dit :

— Est-ce que monsieur est mouchard ?

Marius s’en alla assez penaud, mais fort ravi ; il avançait.

— Bon, pensa-t-il. Je sais qu’elle s’appelle Ursule, qu’elle est fille d’un rentier, et qu’elle demeure là, au troisième, rue de l’Ouest.

Le lendemain M. Leblanc et sa fille ne firent au Luxembourg qu’une courte apparition. Ils s’en allèrent qu’il faisait grand jour. Marius les suivit rue de l’Ouest comme il en avait pris l’habitude. En arrivant à la porte cochère, M. Leblanc fit passer sa fille devant, puis s’arrêta avant de franchir le seuil, se retourna et regarda Marius fixement.

Le jour d’après, ils ne vinrent pas au Luxembourg ; Marius attendit en vain toute la journée.

À la nuit tombée, il alla rue de l’Ouest, et vit de la lumière aux fenêtres du troisième. Il se promena sous ces fenêtres jusqu’à ce que cette lumière fût éteinte.

Le jour suivant, personne au Luxembourg. Marius attendit tout le jour, puis alla faire sa faction de nuit sous les croisées. Cela le conduisait jusqu’à dix heures du soir. Son dîner devenait ce qu’il pouvait. La fièvre nourrit le malade et l’amour l’amoureux.

Il se passa huit jours de la sorte. M. Leblanc et sa fille ne paraissaient plus au Luxembourg. Marius faisait des conjectures tristes ; il n’osait guetter la porte cochère pendant le jour. Il se contentait d’aller à la nuit contempler la clarté rougeâtre des vitres. Il y voyait par moment passer des ombres, et le cœur lui battait.

Le huitième jour, quand il arriva sous les fenêtres, il n’y avait pas de lumière. — Tiens ! dit-il, la lampe n’est pas encore allumée. Il fait nuit pourtant. Est-ce qu’ils seraient sortis ? Il attendit jusqu’à dix heures. Jusqu’à minuit. Jusqu’à une heure du matin. Aucune lumière ne s’alluma aux fenêtres du troisième étage et personne ne rentra dans la maison. Il s’en alla très sombre.

Le lendemain, — car il ne vivait que de lendemains en lendemains, il n’y avait, pour ainsi dire, plus d’aujourd’hui pour lui, — le lendemain il ne trouva personne au Luxembourg, il s’y attendait ; à la brune, il alla à la maison. Aucune lueur aux fenêtres ; les persiennes étaient fermées ; le troisième était tout noir.

Marius frappa à la porte cochère, entra et dit au portier :

— Le monsieur du troisième ?

— Déménagé, répondit le portier.

Marius chancela et dit faiblement :

— Depuis quand donc ?

— D’hier.

— Où demeure-t-il maintenant ?

— Je n’en sais rien.

— Il n’a donc point laissé sa nouvelle adresse ?

— Non.

Et le portier levant le nez reconnut Marius.

— Tiens ! c’est vous ! dit-il, mais vous êtes donc décidément

quart-d’œil ?
LIVRE SEPTIÈME


PATRON-MINETTE

I


LES MINES ET LES MINEURS


Les sociétés humaines ont toutes ce qu’on appelle dans les théâtres un troisième dessous. Le sol social est partout miné, tantôt pour le bien, tantôt pour le mal. Ces travaux se superposent. Il y a les mines supérieures et les mines inférieures. Il y a un haut et un bas dans cet obscur sous-sol qui s’effondre parfois sous la civilisation, et que notre indifférence et notre insouciance foulent aux pieds. L’Encyclopédie, au siècle dernier, était une mine presque à ciel ouvert. Les ténèbres, ces sombres couveuses du christianisme primitif, n’attendaient qu’une occasion pour faire explosion sous les Césars et pour inonder le genre humain de lumière. Car dans les ténèbres sacrées il y a de la lumière latente. Les volcans sont pleins d’une ombre capable de flamboiement. Toute lave commence par être nuit. Les catacombes, où s’est dite la première messe, n’étaient pas seulement la cave de Rome, elles étaient le souterrain du monde.

Il y a sous la construction sociale, cette merveille compliquée d’une masure, des excavations de toute sorte. Il y a la mine religieuse, la mine philosophique, la mine politique, la mine économique, la mine révolutionnaire. Tel pioche avec l’idée, tel pioche avec le chiffre, tel pioche avec la colère. On s’appelle et on se répond d’une catacombe à l’autre. Les utopies cheminent sous terre dans les conduits. Elles s’y ramifient en tous sens. Elles s’y rencontrent parfois, et y fraternisent. Jean-Jacques prête son pic à Diogène qui lui prête sa lanterne. Quelquefois elles s’y combattent. Calvin prend Socin aux cheveux. Mais rien n’arrête ni n’interrompt la tension de toutes ces énergies vers le but et la vaste activité simultanée, qui va et vient, monte, descend et remonte dans ces obscurités, et qui transforme lentement le dessus par le dessous et le dehors par le dedans ; immense fourmillement inconnu. La société se doute à peine de ce creusement qui lui laisse sa surface et lui change les entrailles. Autant d’étages souterrains, autant de travaux différents, autant d’extractions diverses. Que sort-il de toutes ces fouilles profondes ? L’avenir.

Plus on s’enfonce, plus les travailleurs sont mystérieux. Jusqu’à un degré que le philosophe social sait reconnaître, le travail est bon ; au delà de ce degré, il est douteux et mixte ; plus bas, il devient terrible. À une certaine profondeur, les excavations ne sont plus pénétrables à l’esprit de civilisation, la limite respirable à l’homme est dépassée ; un commencement de monstres est possible.

L’échelle descendante est étrange ; et chacun de ces échelons correspond à un étage où la philosophie peut prendre pied, et où l’on rencontre un de ses ouvriers, quelquefois divins, quelquefois difformes. Au-dessous de Jean Huss, il y a Luther ; au-dessous de Luther, il y a Descartes ; au-dessous de Descartes, il y a Voltaire ; au-dessous de Voltaire, il y a Condorcet ; au-dessous de Condorcet, il y a Robespierre ; au-dessous de Robespierre, il y a Marat, au-dessous de Marat, il y a Babeuf. Et cela continue. Plus bas, confusément, à la limite qui sépare l’indistinct de l’invisible, on aperçoit d’autres hommes sombres, qui peut-être n’existent pas encore. Ceux d’hier sont des spectres ; ceux de demain sont des larves. L’œil de l’esprit les distingue obscurément. Le travail embryonnaire de l’avenir est une des visions du philosophe.

Un monde dans les limbes à l’état de fœtus, quelle silhouette inouïe !

Saint-Simon, Owen, Fourier, sont là aussi, dans des sapes latérales.

Certes, quoiqu’une divine chaîne invisible lie entre eux à leur insu tous ces pionniers souterrains qui, presque toujours, se croient isolés, et qui ne le sont pas, leurs travaux sont bien divers et la lumière des uns contraste avec le flamboiement des autres. Les uns sont paradisiaques, les autres sont tragiques. Pourtant, quel que soit le contraste, tous ces travailleurs, depuis le plus haut jusqu’au plus nocturne, depuis le plus sage jusqu’au plus fou, ont une similitude, et la voici : le désintéressement. Marat s’oublie comme Jésus. Ils se laissent de côté, ils s’omettent, ils ne songent point à eux. Ils voient autre chose qu’eux-mêmes. Ils ont un regard, et ce regard cherche l’absolu. Le premier a tout le ciel dans les yeux ; le dernier, si énigmatique qu’il soit, a encore sous le sourcil la pâle clarté de l’infini. Vénérez, quoi qu’il fasse, quiconque a ce signe, la prunelle étoile.

La prunelle ombre est l’autre signe.

À elle commence le mal. Devant qui n’a pas de regard, songez et tremblez. L’ordre social a ses mineurs noirs.

Il y a un point où l’approfondissement est de l’ensevelissement, et où la lumière s’éteint.

Au-dessous de toutes ces mines que nous venons d’indiquer, au-dessous de toutes ces galeries, au-dessous de tout cet immense système veineux souterrain du progrès et de l’utopie, bien plus avant dans la terre, plus bas que Marat, plus bas que Babeuf, plus bas, beaucoup plus bas, et sans relation aucune avec les étages supérieurs, il y a la dernière sape. Lieu formidable. C’est ce que nous avons nommé le troisième dessous. C’est la fosse des ténèbres. C’est la cave des aveugles. Inferi.

Ceci communique aux abîmes.


II


LE BAS-FOND


Là le désintéressement s’évanouit. Le démon s’ébauche vaguement ; chacun pour soi. Le moi sans yeux hurle, cherche, tâtonne et ronge. L’Ugolin social est dans ce gouffre.

Les silhouettes farouches qui rôdent dans cette fosse, presque bêtes, presque fantômes, ne s’occupent pas du progrès universel, elles ignorent l’idée et le mot, elles n’ont souci que de l’assouvissement individuel. Elles sont presque inconscientes, et il y a au dedans d’elles une sorte d’effacement effrayant. Elles ont deux mères, toutes deux marâtres, l’ignorance et la misère. Elles ont un guide, le besoin ; et, pour toutes les formes de la satisfaction, l’appétit. Elles sont brutalement voraces, c’est-à-dire féroces, non à la façon du tyran, mais à la façon du tigre. De la souffrance ces larves passent au crime ; filiation fatale, engendrement vertigineux, logique de l’ombre. Ce qui rampe dans le troisième dessous social, ce n’est plus la réclamation étouffée de l’absolu ; c’est la protestation de la matière. L’homme y devient dragon. Avoir faim, avoir soif, c’est le point de départ ; être Satan, c’est le point d’arrivée. De cette cave sort Lacenaire.

On vient de voir tout à l’heure, au livre quatrième, un des compartiments de la mine supérieure, de la grande sape politique, révolutionnaire et philosophique. Là, nous venons de le dire, tout est noble, pur, digne, honnête. Là, certes, on peut se tromper, et l’on se trompe ; mais l’erreur y est vénérable tant elle implique d’héroïsme. L’ensemble du travail qui se fait là a un nom, le Progrès.

Le moment est venu d’entrevoir d’autres profondeurs, les profondeurs hideuses.

Il y a sous la société, insistons-y, et, jusqu’au jour où l’ignorance sera dissipée, il y aura la grande caverne du mal.

Cette cave est au-dessous de toutes et est l’ennemie de toutes. C’est la haine sans exception. Cette cave ne connaît pas de philosophes. Son poignard n’a jamais taillé de plume. Sa noirceur n’a aucun rapport avec la noirceur sublime de l’écritoire. Jamais les doigts de la nuit qui se crispent sous ce plafond asphyxiant n’ont feuilleté un livre ni déplié un journal. Babeuf est un exploiteur pour Cartouche ; Marat est un aristocrate pour Schinderhannes. Cette cave a pour but l’effondrement de tout.

De tout. Y compris les sapes supérieures, qu’elle exècre. Elle ne mine pas seulement, dans son fourmillement hideux, l’ordre social actuel ; elle mine la philosophie, elle mine la science, elle mine le droit, elle mine la pensée humaine, elle mine la civilisation, elle mine la révolution, elle mine le progrès. Elle s’appelle tout simplement vol, prostitution, meurtre et assassinat. Elle est ténèbres, et elle veut le chaos. Sa voûte est faite d’ignorance.

Toutes les autres, celles d’en haut, n’ont qu’un but, la supprimer. C’est là que tendent, par tous leurs organes à la fois, par l’amélioration du réel comme par la contemplation de l’absolu, la philosophie et le progrès. Détruisez la cave Ignorance, vous détruisez la taupe Crime.

Condensons en quelques mots une partie de ce que nous venons d’écrire. L’unique péril social, c’est l’Ombre.

Humanité, c’est identité. Tous les hommes sont la même argile. Nulle différence, ici-bas du moins, dans la prédestination. Même ombre avant, même chair pendant, même cendre après. Mais l’ignorance mêlée à la pâte humaine, la noircit. Cette incurable noirceur gagne le dedans de l’homme et y devient le Mal.


III


BABET, GUEULEMER, CLAQUESOUS
ET MONTPARNASSE


Un quatuor de bandits, Claquesous, Gueulemer, Babet et Montparnasse, gouvernait de 1830 à 1835 le troisième dessous de Paris.

Gueulemer était un Hercule déclassé. Il avait pour antre l’égout de l’Arche-Marion. Il avait six pieds de haut, des pectoraux de marbre, des biceps d’airain, une respiration de caverne, le torse d’un colosse, un crâne d’oiseau. On croyait voir l’Hercule Farnèse vêtu d’un pantalon de coutil et d’une veste de velours de coton. Gueulemer, bâti de cette façon sculpturale, aurait pu dompter les monstres ; il avait trouvé plus court d’en être un. Front bas, tempes larges, moins de quarante ans et la patte d’oie, le poil rude et court, la joue en brosse, une barbe sanglière ; on voit d’ici l’homme. Ses muscles sollicitaient le travail, sa stupidité n’en voulait pas. C’était une grosse force paresseuse. Il était assassin par nonchalance. On le croyait créole. Il avait probablement un peu touché au maréchal Brune, ayant été portefaix à Avignon en 1815. Après ce stage, il était passé bandit.

La diaphanéité de Babet contrastait avec la viande de Gueulemer. Babet était maigre et savant. Il était transparent mais impénétrable. On voyait le jour à travers les os, mais rien à travers la prunelle. Il se déclarait chimiste. Il avait été pitre chez Bobèche et paillasse chez Bobino. Il avait joué le vaudeville à Saint-Mihiel. C’était un homme à intentions, beau parleur, qui soulignait ses sourires et guillemettait ses gestes. Son industrie était de vendre en plein vent des bustes de plâtre et des portraits du « chef de l’état ». De plus, il arrachait les dents. Il avait montré des phénomènes dans les foires, et possédé une baraque avec trompette et cette affiche : — Babet, artiste dentiste, membre des académies, fait des expériences physiques sur métaux et métalloïdes, extirpe les dents, entreprend les chicots abandonnés par ses confrères. Prix : une dent, un franc cinquante centimes ; deux dents, deux francs ; trois dents, deux francs cinquante. Profitez de l’occasion. — (Ce « profitez de l’occasion » signifiait : faites-vous-en arracher le plus possible.) Il avait été marié et avait eu des enfants. Il ne savait pas ce que sa femme et ses enfants étaient devenus. Il les avait perdus comme on perd son mouchoir. Haute exception dans le monde obscur dont il était, Babet lisait les journaux. Un jour, du temps qu’il avait sa famille avec lui dans sa baraque roulante, il avait lu dans le Messager qu’une femme venait d’accoucher d’un enfant suffisamment viable, ayant un mufle de veau, et il s’était écrié : Voilà une fortune ! ce n’est pas ma femme qui aurait l’esprit de me faire un enfant comme cela !

Depuis, il avait tout quitté pour « entreprendre Paris ». Expression de lui.

Qu’était-ce que Claquesous ? C’était la nuit. Il attendait pour se montrer que le ciel se fût barbouillé de noir. Le soir il sortait d’un trou où il rentrait avant le jour. Où était ce trou ? Personne ne le savait. Dans la plus complète obscurité, à ses complices, il ne parlait qu’en tournant le dos. S’appelait-il Claquesous ? non. Il disait : Je m’appelle Pas-du-tout. Si une chandelle survenait il mettait un masque. Il était ventriloque. Babet disait : Claquesous est un nocturne à deux voix. Claquesous était vague, errant, terrible. On n’était pas sûr qu’il eût un nom, Claquesous étant un sobriquet ; on n’était pas sûr qu’il eût une voix, son ventre parlant plus souvent que sa bouche ; on n’était pas sûr qu’il eût un visage, personne n’ayant jamais vu que son masque. Il disparaissait comme un évanouissement ; ses apparitions étaient des sorties de terre.

Un être lugubre, c’était Montparnasse. Montparnasse était un enfant ; moins de vingt ans, un joli visage, des lèvres qui ressemblaient à des cerises, de charmants cheveux noirs, la clarté du printemps dans les yeux ; il avait tous les vices et aspirait à tous les crimes. La digestion du mal le mettait en appétit du pire. C’était le gamin tourné voyou, et le voyou devenu escarpe. Il était gentil, efféminé, gracieux, robuste, mou, féroce. Il avait le bord du chapeau relevé à gauche pour faire place à la touffe de cheveux, selon le style de 1829. Il vivait de voler violemment. Sa redingote était de la meilleure coupe, mais râpée. Montparnasse, c’était une gravure de modes ayant de la misère et commettant des meurtres. La cause de tous les attentats de cet adolescent était l’envie d’être bien mis. La première grisette qui lui avait dit : Tu es beau, lui avait jeté la tache des ténèbres dans le cœur, et avait fait un Caïn de cet Abel. Se trouvant joli, il avait voulu être élégant ; or, la première élégance, c’est l’oisiveté ; l’oisiveté d’un pauvre, c’est le crime. Peu de rôdeurs étaient aussi redoutés que Montparnasse. À dix-huit ans, il avait déjà plusieurs cadavres derrière lui. Plus d’un passant les bras étendus gisait dans l’ombre de ce misérable, la face dans une mare de sang. Frisé, pommadé, pincé à la taille, des hanches de femme, un buste d’officier prussien, le murmure d’admiration des filles du boulevard autour de lui, la cravate savamment nouée, un casse-tête dans sa poche, une fleur à sa boutonnière ; tel était ce mirliflore du sépulcre.


IV


COMPOSITION DE LA TROUPE


À eux quatre, ces bandits formaient une sorte de Protée, serpentant à travers la police et s’efforçant d’échapper aux regards indiscrets de Vidocq « sous diverse figure, arbre, flamme, fontaine », s’entre-prêtant leurs noms et leurs trucs, se dérobant dans leur propre ombre, boîtes à secrets et asiles les uns pour les autres, défaisant leurs personnalités comme on ôte son faux nez au bal masqué, parfois se simplifiant au point de ne plus être qu’un, parfois se multipliant au point que Coco-Lacour lui-même les prenait pour une foule.

Ces quatre hommes n’étaient point quatre hommes ; c’était une sorte de mystérieux voleur à quatre têtes travaillant en grand sur Paris ; c’était le polype monstrueux du mal habitant la crypte de la société.

Grâce à leurs ramifications, et au réseau sous-jacent de leurs relations, Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse avaient l’entreprise générale des guets-apens du département de la Seine. Ils faisaient sur le passant le coup d’état d’en bas. Les trouveurs d’idées en ce genre, les hommes à imagination nocturne, s’adressaient à eux pour l’exécution. On fournissait aux quatre coquins le canevas, ils se chargeaient de la mise en scène. Ils travaillaient sur scénario. Ils étaient toujours en situation de prêter un personnel proportionné et convenable à tous les attentats ayant besoin d’un coup d’épaule et suffisamment lucratifs. Un crime étant en quête de bras, ils lui sous-louaient des complices. Ils avaient une troupe d’acteurs de ténèbres à la disposition de toutes les tragédies de cavernes.

Ils se réunissaient habituellement à la nuit tombante, heure de leur réveil, dans les steppes qui avoisinent la Salpêtrière. Là, ils conféraient. Ils avaient les douze heures noires devant eux ; ils en réglaient l’emploi.

Patron-Minette, tel était le nom qu’on donnait dans la circulation souterraine à l’association de ces quatre hommes. Dans la vieille langue populaire fantasque qui va s’effaçant tous les jours, Patron-Minette signifie le matin, de même que Entre chien et loup signifie le soir. Cette appellation, Patron-Minette, venait probablement de l’heure à laquelle leur besogne finissait, l’aube étant l’instant de l’évanouissement des fantômes et de la séparation des bandits. Ces quatre hommes étaient connus sous cette rubrique. Quand le président des assises visita Lacenaire dans sa prison, il le questionna sur un méfait que Lacenaire niait. — Qui a fait cela ? demanda le président. Lacenaire fit cette réponse, énigmatique pour le magistrat, mais claire pour la police : — C’est peut-être Patron-Minette.

On devine parfois une pièce sur l’énoncé des personnages ; on peut de même presque apprécier une bande sur la liste des bandits. Voici, car ces noms-là surnagent dans les mémoires spéciales, à quelles appellations répondaient les principaux affiliés de Patron-Minette :

Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille.

Brujon. (Il y avait une dynastie de Brujon ; nous ne renonçons pas à en dire un mot.)

Boulatruelle, le cantonnier déjà entrevu.

Laveuve.

Finistère.

Homère Hogu, nègre.

Mardisoir.

Dépêche.

Fauntleroy, dit Bouquetière.

Glorieux, forçat libéré.

Barrecarrosse, dit monsieur Dupont.

Lesplanade-du-Sud.

Poussagrive.

Carmagnolet.

Kruideniers, dit Bizarro.

Mangedentelle.

Les-pieds-en-l’air.

Demi-liards, dit Deux-milliards.

Etc., etc.

Nous en passons, et non des pires. Ces noms ont des figures. Ils n’expriment pas seulement des êtres, mais des espèces. Chacun de ces noms répond à une variété de ces difformes champignons du dessous de la civilisation.

Ces êtres, peu prodigues de leurs visages, n’étaient pas de ceux qu’on voit passer dans les rues. Le jour, fatigués des nuits farouches qu’ils avaient, ils s’en allaient dormir, tantôt dans les fours à plâtre, tantôt dans les carrières abandonnées de Montmartre ou de Montrouge, parfois dans les égouts. Ils se terraient.

Que sont devenus ces hommes ? Ils existent toujours. Ils ont toujours existé. Horace en parle. Ambubaiarum collegia, pharmacopolæ, mendici, mimæ ; et, tant que la société sera ce qu’elle est, ils seront ce qu’ils sont. Sous l’obscur plafond de leur cave, ils renaissent à jamais du suintement social. Ils reviennent, spectres, toujours identiques ; seulement ils ne portent plus les mêmes noms et ils ne sont plus dans les mêmes peaux.

Les individus extirpés, la tribu subsiste.

Ils ont toujours les mêmes facultés. Du truand au rôdeur, la race se maintient pure. Ils devinent les bourses dans les poches, ils flairent les montres dans les goussets. L’or et l’argent ont pour eux une odeur. Il y a des bourgeois naïfs dont on pourrait dire qu’ils ont l’air volables. Ces hommes suivent patiemment ces bourgeois. Au passage d’un étranger ou d’un provincial, ils ont des tressaillements d’araignée.

Ces hommes-là, quand, vers minuit, sur un boulevard désert, on les rencontre ou on les entrevoit, sont effrayants. Ils ne semblent pas des hommes, mais des formes faites de brume vivante ; on dirait qu’ils font habituellement bloc avec les ténèbres, qu’ils n’en sont pas distincts, qu’ils n’ont pas d’autre âme que l’ombre, et que c’est momentanément, et pour vivre pendant quelques minutes d’une vie monstrueuse, qu’ils se sont désagrégés de la nuit.

Que faut-il faire pour faire évanouir ces larves ? De la lumière. De la lumière à flots. Pas une chauve-souris ne

résiste à l’aube. Éclairez la société en dessous.
LIVRE HUITIÈME


LE MAUVAIS PAUVRE

I


MARIUS CHERCHANT UNE FILLE EN CHAPEAU
RENCONTRE UN HOMME EN CASQUETTE


L’été passa, puis l’automne ; l’hiver vint. Ni M. Leblanc ni la jeune fille n’avaient remis les pieds au Luxembourg. Marius n’avait plus qu’une pensée, revoir ce doux et adorable visage. Il cherchait toujours, il cherchait partout ; il ne trouvait rien. Ce n’était plus Marius le rêveur enthousiaste, l’homme résolu, ardent et ferme, le hardi provocateur de la destinée, le cerveau qui échafaudait avenir sur avenir, le jeune esprit encombré de plans, de projets, de fiertés, d’idées et de volontés ; c’était un chien perdu. Il tomba dans une tristesse noire. C’était fini ; le travail le rebutait, la promenade le fatiguait, la solitude l’ennuyait ; la vaste nature, si remplie autrefois de formes, de clartés, de voix, de conseils, de perspectives, d’horizons, d’enseignements, était maintenant vide devant lui. Il lui semblait que tout avait disparu.

Il pensait toujours, car il ne pouvait faire autrement ; mais il ne se plaisait plus dans ses pensées. À tout ce qu’elles lui proposaient tout bas sans cesse, il répondait dans l’ombre : À quoi bon ?

Il se faisait cent reproches. Pourquoi l’ai-je suivie ? J’étais si heureux rien que de la voir ! Elle me regardait ; est-ce que ce n’était pas immense ? Elle avait l’air de m’aimer. Est-ce que ce n’était pas tout ? J’ai voulu avoir quoi ? Il n’y a rien après cela. J’ai été absurde. C’est ma faute, etc., etc. Courfeyrac, auquel il ne confiait rien, c’était sa nature, mais qui devinait un peu tout, c’était sa nature aussi, avait commencé par le féliciter d’être amoureux, en s’en ébahissant d’ailleurs ; puis, voyant Marius tombé dans cette mélancolie, il avait fini par lui dire : — Je vois que tu as été simplement un animal. Tiens, viens à la Chaumière.

Une fois, ayant confiance dans un beau soleil de septembre, Marius s’était laissé mener au bal de Sceaux par Courfeyrac, Bossuet et Grantaire, espérant, quel rêve ! qu’il la retrouverait peut-être là. Bien entendu, il n’y vit pas celle qu’il cherchait. — C’est pourtant ici qu’on trouve toutes les femmes perdues, grommelait Grantaire en aparté. Marius laissa ses amis au bal, et s’en retourna à pied, seul, las, fiévreux, les yeux troubles et tristes dans la nuit, ahuri de bruit et de poussière par les joyeux coucous pleins d’êtres chantants qui revenaient de la fête et passaient à côté de lui, découragé, aspirant pour se rafraîchir la tête l’âcre senteur des noyers de la route.

Il se remit à vivre de plus en plus seul, égaré, accablé, tout à son angoisse intérieure, allant et venant dans sa douleur comme le loup dans le piége, quêtant partout l’absente, abruti d’amour.

Une autre fois, il avait fait une rencontre qui lui avait produit un effet singulier. Il avait croisé dans les petites rues qui avoisinent le boulevard des Invalides un homme vêtu comme un ouvrier et coiffé d’une casquette à longue visière qui laissait passer des mèches de cheveux très blancs. Marius fut frappé de la beauté de ces cheveux blancs et considéra cet homme qui marchait à pas lents et comme absorbé dans une méditation douloureuse. Chose étrange, il lui parut reconnaître M. Leblanc. C’étaient les mêmes cheveux, le même profil, autant que la casquette le laissait voir, la même allure, seulement plus triste. Mais pourquoi ces habits d’ouvrier ? qu’est-ce que cela voulait dire ? que signifiait ce déguisement ? Marius fut très étonné. Quand il revint à lui, son premier mouvement fut de se mettre à suivre cet homme ; qui sait s’il ne tenait point enfin la trace qu’il cherchait ? En tout cas, il fallait revoir l’homme de près et éclaircir l’énigme. Mais il s’avisa de cette idée trop tard, l’homme n’était déjà plus là. Il avait pris quelque petite rue latérale, et Marius ne put le retrouver. Cette rencontre le préoccupa quelques jours, puis s’effaça. — Après tout, se dit-il, ce n’est probablement qu’une ressemblance.

II


TROUVAILLE


Marius n’avait pas cessé d’habiter la masure Gorbeau. Il n’y faisait attention à personne.

À cette époque, à la vérité, il n’y avait plus dans cette masure d’autres habitants que lui et ces Jondrette dont il avait une fois acquitté le loyer, sans avoir du reste jamais parlé ni au père, ni à la mère, ni aux filles. Les autres locataires étaient déménagés ou morts, ou avaient été expulsés faute de payement.

Un jour de cet hiver-là, le soleil s’était un peu montré dans l’après-midi, mais c’était le 2 février, cet antique jour de la Chandeleur dont le soleil traître, précurseur d’un froid de six semaines, a inspiré à Mathieu Laensberg ces deux vers restés justement classiques :

Qu’il luise ou qu’il luiserne,
L’ours rentre en sa caverne.

Marius venait de sortir de la sienne. La nuit tombait. C’était l’heure d’aller dîner ; car il avait bien fallu se remettre à dîner, hélas ! ô infirmités des passions idéales !

Il venait de franchir le seuil de sa porte que mame Bougon balayait en ce moment-là même tout en prononçant ce mémorable monologue :

— Qu’est-ce qui est bon marché à présent ? tout est cher. Il n’y a que la peine du monde qui est bon marché ; elle est pour rien, la peine du monde !

Marius montait à pas lents le boulevard vers la barrière afin de gagner la rue Saint-Jacques. Il marchait pensif, la tête baissée.

Tout à coup il se sentit coudoyé dans la brume ; il se retourna, et vit deux jeunes filles en haillons, l’une longue et mince, l’autre un peu moins grande, qui passaient rapidement, essoufflées, effarouchées, et comme ayant l’air de s’enfuir ; elles venaient à sa rencontre, ne l’avaient pas vu, et l’avaient heurté en passant. Marius distinguait dans le crépuscule leurs figures livides, leurs têtes décoiffées, leurs cheveux épars, leurs affreux bonnets, leurs jupes en guenilles et leurs pieds nus. Tout en courant, elles se parlaient. La plus grande disait d’une voix très basse :

— Les cognes sont venus. Ils ont manqué me pincer au demi-cercle.

L’autre répondait : — Je les ai vus. J’ai cavalé, cavalé, cavalé !

Marius comprit, à travers cet argot sinistre, que les gendarmes ou les sergents de ville avaient failli saisir ces deux enfants, et que ces enfants s’étaient échappées.

Elles s’enfoncèrent sous les arbres du boulevard derrière lui, et y firent pendant quelques instants dans l’obscurité une espèce de blancheur vague qui s’effaça.

Marius s’était arrêté un moment.

Il allait continuer son chemin lorsqu’il aperçut un petit paquet grisâtre à terre à ses pieds. Il se baissa et le ramassa. C’était une façon d’enveloppe qui paraissait contenir des papiers.

— Bon, dit-il, ces malheureuses auront laissé tomber cela !

Il revint sur ses pas, il appela, il ne les retrouva plus ; il pensa qu’elles étaient déjà loin, mit le paquet dans sa poche, et s’en alla dîner.

Chemin faisant, il vit dans une allée de la rue Mouffetard une bière d’enfant couverte d’un drap noir, posée sur trois chaises et éclairée par une chandelle. Les deux filles du crépuscule lui revinrent à l’esprit.

— Pauvres mères ! pensa-t-il. Il y a une chose plus triste que de voir ses enfants mourir, c’est de les voir mal vivre.

Puis ces ombres qui variaient sa tristesse lui sortirent de la pensée, et il retomba dans ses préoccupations habituelles. Il se remit à songer à ses six mois d’amour et de bonheur en plein air et en pleine lumière sous les beaux arbres du Luxembourg.

— Comme ma vie est devenue sombre ! se disait-il. Les jeunes filles m’apparaissent toujours. Seulement autrefois c’étaient les anges ; maintenant ce sont les goules.


III


QUADRIFRONS


Le soir, comme il se déshabillait pour se coucher, sa main rencontra dans la poche de son habit le paquet qu’il avait ramassé sur le boulevard. Il l’avait oublié. Il songea qu’il serait utile de l’ouvrir, et que ce paquet contenait peut-être l’adresse de ces jeunes filles, si, en réalité, il leur appartenait, et dans tous les cas les renseignements nécessaires pour le restituer à la personne qui l’avait perdu.

Il défit l’enveloppe.

Elle n’était pas cachetée et contenait quatre lettres, non cachetées également.

Les adresses y étaient mises.

Toutes quatre exhalaient une odeur d’affreux tabac.

La première lettre était adressée : à Madame, madame la marquise de Grucheray, place vis-à-vis la chambre des députés, n°…

Marius se dit qu’il trouverait probablement là les indications qu’il cherchait, et que d’ailleurs la lettre n’étant pas fermée, il était vraisemblable qu’elle pouvait être lue sans inconvénient.

Elle était ainsi conçue :


« Madame la marquise,

« La vertu de la clémence et pitié est celle qui unit plus étroitement la sotiété. Promenez votre sentiment chrétien, et faites un regard de compassion sur cette infortuné español victime de la loyauté et d’attachement à la cause sacrée de la légitimité, qu’il a payé de son sang, consacrée sa fortune, toutte, pour défendre cette cause, et aujourd’hui se trouve dans la plus grande misère. Il ne doute point que votre honorable personne l’accordera un secours pour conserver une existence éxtremement penible pour un militaire d’éducation et d’honneur plein de blessures. Compte d’avance sur l’humanité qui vous animé et sur l’intérêt que Madame la marquise porte à une nation aussi malheureuse. Leur prière ne sera pas en vaine, et leur reconnaissance conservera sont charmant souvenir.

« De mes sentiments respectueux avec lesquelles j’ai l’honneur d’être,

« Madame,
« Don Alvarès, capitaine español de caballerie, royaliste refugié en France que se trouve en voyagé pour sa patrie et le manquent les réssources pour continuer son voyagé. »

Aucune adresse n’était jointe à la signature. Marius espéra trouver l’adresse dans la deuxième lettre dont la suscription portait : à Madame, madame la comtesse de Montvernet, rue Cassette, no 9.

Voici ce que Marius y lut :


« Madame la comtesse,

« C’est une malheureusse meré de famille de six enfants dont le dernier n’a que huit mois. Moi malade depuis ma dernière couche, abandonnée de mon mari depuis cinq mois n’aiyant aucune réssource au monde dans la plus affreuse indigance.

« Dans l’espoir de Madame la comtesse, elle a l’honneur d’être, madame, avec un profond respect,

« Femme Balizard. »


Marius passa à la troisième lettre, qui était comme les précédentes une supplique ; on y lisait :


« Monsieur Pabourgeot, électeur, négociant-bonnetier en gros, rue Saint-Denis au coin de la rue aux Fers.

« Je me permets de vous adresser cette lettre pour vous prier de m’accorder la faveur prétieuse de vos simpaties et de vous intéresser à un homme de lettres qui vient d’envoyer un drame au théâtre-français. Le sujet en est historique, et l’action se passe en Auvergne du temps de l’empire. Le style, je crois, en est naturel, laconique, et peut avoir quelque mérite. Il y a des couplets a chanter a quatre endroits. Le comique, le sérieux, l’imprévu, s’y mêlent à la variété des caractères et a une teinte de romantisme répandue légèrement dans toute l’intrigue qui marche mistérieusement, et va, par des péripessies frappantes, se dénouer au milieu de plusieurs coups de scènes éclatants.

« Mon but principal est de satisfère le desir qui anime progressivement l’homme de notre siècle, c’est à dire, la mode, cette caprisieuse et bizarre girouette qui change presque à chaque nouveau vent.

« Malgré ces qualités j’ai lieu de craindre que la jalousie, l’égoïsme des auteurs privilégiiés, obtienne mon exclusion du théâtre, car je n’ignore pas les déboires dont on abreuve les nouveaux venus.

« Monsieur Pabourgeot, votre juste réputation de protecteur éclairé des gants de lettres m’enhardit à vous envoyer ma fille qui vous exposera notre situation indigante, manquant de pain et de feu dans cette saison d’hyver. Vous dire que je vous prie d’agreer l’hommage que je désire vous faire de mon drame et de tous ceux que je ferai, c’est vous prouver combien j’ambicionne l’honneur de m’abriter sous votre égide, et de parer mes écrits de votre nom. Si vous daignez m’honorer de la plus modeste offrande, je m’occuperai aussitôt à faire une pièsse de vers pour vous payer mon tribu de reconnaissance. Cette pièsse, que je tacherai de rendre aussi parfaite que possible, vous sera envoyée avant d’être insérée au commencement du drame et débitée sur la scène.

« À Monsieur,
« Et Madame Pabourgeot,
« Mes hommages les plus respectueux.
« Genflot, homme de lettres.

« P. S. Ne serait-ce que quarante sous.

« Excusez-moi d’envoyer ma fille et de ne pas me présenter moi-même, mais de tristes motifs de toilette ne me permettent pas, hélas ! de sortir… »


Marius ouvrit enfin la quatrième lettre. Il y avait sur l’adresse : Au monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Elle contenait ces quelques lignes :


« Homme bienfaisant,

« Si vous daignez accompagner ma fille, vous verrez une calamité missérable, et je vous montrerai mes certificats.

« À l’aspect de ces écrits votre âme généreuse sera mue d’un sentiment de sensible bienveillance, car les vrais philosophes éprouvent toujours de vives émotions.

« Convenez, homme compatissant, qu’il faut éprouver le plus cruel besoin, et qu’il est bien douloureux, pour obtenir quelque soulagement, de le faire attester par l’autorité comme si l’on n’était pas libre de souffrir et de mourir d’inanition en attendant que l’on soulage notre misère. Les destins sont bien fatals pour d’aucuns et trop prodigue ou trop protecteur pour d’autres.

« J’attends votre présence ou votre offrande, si vous daignez la faire, et je vous prie de vouloir bien agréer les sentiments respectueux avec lesquels je m’honore d’être,

sentiments reshomme vraiment magnanime,
sentiments respectu votre très humble
sentiments respecet très obéissant serviteur,

sentiments re« P. Fabantou, artiste dramatique. »


Après avoir lu ces quatre lettres, Marius ne se trouva pas beaucoup plus avancé qu’auparavant.

D’abord aucun des signataires ne donnait son adresse.

Ensuite elles semblaient venir de quatre individus différents, don Alvarès, la femme Balizard, le poëte Genflot et l’artiste dramatique Fabantou ; mais ces lettres offraient ceci d’étrange qu’elles étaient écrites toutes quatre de la même écriture.

Que conclure de là, sinon qu’elles venaient de la même personne ?

En outre, et cela rendait la conjecture encore plus vraisemblable, le papier, grossier et jauni, était le même pour les quatre, l’odeur de tabac était la même, et, quoiqu’on eût évidemment cherché à varier le style, les mêmes fautes d’orthographe s’y reproduisaient avec une tranquillité profonde, et l’homme de lettres Genflot n’en était pas plus exempt que le capitaine español.

S’évertuer à deviner ce petit mystère était peine inutile. Si ce n’eût pas été une trouvaille, cela eût eu l’air d’une mystification. Marius était trop triste pour bien prendre même une plaisanterie du hasard et pour se prêter au jeu que paraissait vouloir jouer avec lui le pavé de la rue. Il lui semblait qu’il était à colin-maillard entre ces quatre lettres qui se moquaient de lui.

Rien n’indiquait d’ailleurs que ces lettres appartinssent aux jeunes filles que Marius avait rencontrées sur le boulevard. Après tout, c’étaient des paperasses évidemment sans aucune valeur.

Marius les remit dans l’enveloppe, jeta le tout dans un coin, et se coucha.

Vers sept heures du matin, il venait de se lever et de déjeuner, et il essayait de se mettre au travail lorsqu’on frappa doucement à sa porte.

Comme il ne possédait rien, il n’ôtait jamais sa clef, si ce n’est quelquefois, fort rarement, lorsqu’il travaillait à quelque travail pressé. Du reste, même absent, il laissait sa clef à sa serrure. — On vous volera, disait mame Bougon. — Quoi ? disait Marius. — Le fait est pourtant qu’un jour on lui avait volé une vieille paire de bottes, au grand triomphe de mame Bougon.

On frappa un second coup, très doux comme le premier.

— Entrez, dit Marius.

La porte s’ouvrit.

— Qu’est-ce que vous voulez, mame Bougon ? reprit Marius sans quitter des yeux les livres et les manuscrits qu’il avait sur sa table.

Une voix, qui n’était pas celle de mame Bougon, répondit :

— Pardon, monsieur…

C’était une voix sourde, cassée, étranglée, éraillée, une voix de vieux homme enroué d’eau-de-vie et de rogome.

Marius se tourna vivement, et vit une jeune fille.

IV


UNE ROSE DANS LA MISÈRE


Une toute jeune fille était debout dans la porte entrebâillée. La lucarne du galetas où le jour paraissait était précisément en face de la porte et éclairait cette figure d’une lumière blafarde. C’était une créature hâve, chétive, décharnée ; rien qu’une chemise et une jupe sur une nudité frissonnante et glacée. Pour ceinture une ficelle, pour coiffure une ficelle, des épaules pointues sortant de la chemise, une pâleur blonde et lymphatique, des clavicules terreuses, des mains rouges, la bouche entr’ouverte et dégradée, des dents de moins, l’œil terne, hardi et bas, les formes d’une jeune fille avortée et le regard d’une vieille femme corrompue ; cinquante ans mêlés à quinze ans ; un de ces êtres qui sont tout ensemble faibles et horribles et qui font frémir ceux qu’ils ne font pas pleurer.

Marius s’était levé et considérait avec une sorte de stupeur cet être, presque pareil aux formes de l’ombre qui traversent les rêves.

Ce qui était poignant surtout, c’est que cette jeune fille n’était pas venue au monde pour être laide. Dans sa première enfance, elle avait dû même être jolie. La grâce de l’âge luttait encore contre la hideuse vieillesse anticipée de la débauche et de la pauvreté. Un reste de beauté se mourait sur ce visage de seize ans, comme ce pâle soleil qui s’éteint sous d’affreuses nuées à l’aube d’une journée d’hiver.

Ce visage n’était pas absolument inconnu à Marius. Il croyait se rappeler l’avoir vu quelque part.

— Que voulez-vous, mademoiselle ? demanda-t-il.

La jeune fille répondit avec sa voix de galérien ivre :

— C’est une lettre pour vous, monsieur Marius.

Elle appelait Marius par son nom ; il ne pouvait douter que ce ne fût à lui qu’elle eût affaire ; mais qu’était-ce que cette fille ? comment savait-elle son nom ?

Sans attendre qu’il lui dît d’avancer, elle entra. Elle entra résolument, regardant avec une sorte d’assurance qui serrait le cœur toute la chambre et le lit défait. Elle avait les pieds nus. De larges trous à son jupon laissaient voir ses longues jambes et ses genoux maigres. Elle grelottait.

Elle tenait en effet une lettre à la main qu’elle présenta à Marius.

Marius en ouvrant cette lettre remarqua que le pain à cacheter large et énorme était encore mouillé. Le message ne pouvait venir de bien loin. Il lut :

« Mon aimable voisin, jeune homme !

« J’ai appris vos bontés pour moi, que vous avez payé mon terme il y a six mois. Je vous bénis, jeune homme. Ma fille aînée vous dira que nous sommes sans un morceau de pain depuis deux jours, quatre personnes, et mon épouse malade. Si je ne suis point dessu dans ma pensée, je crois devoir espérer que votre cœur généreux s’humanisera à cet exposé et vous subjuguera le désir de m’être propice en daignant me prodiguer un léger bienfait.

« Je suis avec la considération distinguée qu’on doit aux bienfaiteurs de l’humanité,

Jondrette

« P. S. — Ma fille attendra vos ordres, cher monsieur Marius. »


Cette lettre, au milieu de l’aventure obscure qui occupait Marius depuis la veille au soir, c’était une chandelle dans une cave. Tout fut brusquement éclairé.

Cette lettre venait d’où venaient les quatre autres. C’était la même écriture, le même style, la même orthographe, le même papier, la même odeur de tabac.

Il y avait cinq missives, cinq histoires, cinq noms, cinq signatures, et un seul signataire. Le capitaine español don Alvarès, la malheureuse mère Balizard, le poète dramatique Genflot, le vieux comédien Fabantou se nommaient tous les quatre Jondrette, si toutefois Jondrette lui-même s’appelait Jondrette.

Depuis assez longtemps déjà que Marius habitait la masure, il n’avait eu, nous l’avons dit, que de bien rares occasions de voir, d’entrevoir même son très infime voisinage. Il avait l’esprit ailleurs, et où est l’esprit est le regard. Il avait dû plus d’une fois croiser les Jondrette dans le corridor et dans l’escalier ; mais ce n’étaient pour lui que des silhouettes ; il y avait pris si peu garde que la veille au soir il avait heurté sur le boulevard sans les reconnaître les filles Jondrette, car c’était évidemment elles, et que c’était à grand’peine que celle-ci, qui venait d’entrer dans sa chambre, avait éveillé en lui, à travers le dégoût et la pitié, un vague souvenir de l’avoir rencontrée ailleurs.

Maintenant il voyait clairement tout. Il comprenait que son voisin Jondrette avait pour industrie dans sa détresse d’exploiter la charité des personnes bienfaisantes, qu’il se procurait des adresses, et qu’il écrivait sous des noms supposés à des gens qu’il jugeait riches et pitoyables des lettres que ses filles portaient, à leurs risques et périls, car ce père en était là qu’il risquait ses filles ; il jouait une partie avec la destinée et il les mettait au jeu. Marius comprenait que probablement, à en juger par leur fuite de la veille, par leur essoufflement, par leur terreur, et par ces mots d’argot qu’il avait entendus, ces infortunées faisaient encore on ne sait quels métiers sombres, et que de tout cela il en était résulté, au milieu de la société humaine telle qu’elle est faite, deux misérables êtres qui n’étaient ni des enfants, ni des filles, ni des femmes, espèces de monstres impurs et innocents produits par la misère.

Tristes créatures sans nom, sans âge, sans sexe, auxquelles ni le bien, ni le mal ne sont plus possibles, et qui, en sortant de l’enfance, n’ont déjà plus rien dans ce monde, ni la liberté, ni la vertu, ni la responsabilité. Âmes écloses hier, fanées aujourd’hui, pareilles à ces fleurs tombées dans la rue que toutes les boues flétrissent en attendant qu’une roue les écrase.

Cependant, tandis que Marius attachait sur elle un regard étonné et douloureux, la jeune fille allait et venait dans la mansarde avec une audace de spectre. Elle se démenait sans se préoccuper de sa nudité. Par instants, sa chemise défaite et déchirée lui tombait presque à la ceinture. Elle remuait les chaises, elle dérangeait les objets de toilette posés sur la commode, elle touchait aux vêtements de Marius, elle furetait ce qu’il y avait dans les coins.

— Tiens, dit-elle, vous avez un miroir !

Et elle fredonnait, comme si elle eût été seule, des bribes de vaudeville, des refrains folâtres que sa voix gutturale et rauque faisait lugubres. Sous cette hardiesse perçait je ne sais quoi de contraint, d’inquiet et d’humilié. L’effronterie est une honte.

Rien n’était plus morne que de la voir s’ébattre et pour ainsi dire voleter dans la chambre avec des mouvements d’oiseau que le jour effare, ou qui a l’aile cassée. On sentait qu’avec d’autres conditions d’éducation et de destinée, l’allure gaie et libre de cette jeune fille eût pu être quelque chose de doux et de charmant. Jamais parmi les animaux la créature née pour être une colombe ne se change en une orfraie. Cela ne se voit que parmi les hommes.

Marius songeait, et la laissait faire.

Elle s’approcha de la table.

— Ah ! dit-elle, des livres !

Une lueur traversa son œil vitreux. Elle reprit, et son accent exprimait le bonheur de se vanter de quelque chose, auquel nulle créature humaine n’est insensible :

— Je sais lire, moi.

Elle saisit vivement le livre ouvert sur la table, et lut assez couramment :

« … Le général Bauduin reçut l’ordre d’enlever avec les cinq bataillons de sa brigade le château de Hougomont qui est au milieu de la plaine de Waterloo… »

Elle s’interrompit :

— Ah ! Waterloo ! Je connais ça. C’est une bataille dans les temps. Mon père y était. Mon père a servi dans les armées. Nous sommes joliment bonapartistes chez nous, allez ! C’est contre les anglais Waterloo.

Elle posa le livre, prit une plume, et s’écria :

— Et je sais écrire aussi !

Elle trempa la plume dans l’encre, et se tournant vers Marius :

— Voulez-vous voir ? Tenez, je vais écrire un mot pour voir.

Et avant qu’il eût eu le temps de répondre, elle écrivit sur une feuille de papier blanc qui était au milieu de la table : Les cognes sont là.

Puis jetant la plume :

— Il n’y a pas de fautes d’orthographe. Vous pouvez regarder. Nous avons reçu de l’éducation, ma sœur et moi. Nous n’avons pas toujours été comme nous sommes. Nous n’étions pas faites…

Ici elle s’arrêta, fixa sa prunelle éteinte sur Marius, et éclata de rire en disant avec une intonation qui contenait toutes les angoisses étouffées par tous les cynismes :

— Bah !

Et elle se mit à fredonner ces paroles sur un air gai :


J’ai faim, mon père,
Pas de fricot.
J’ai froid, ma mère.
Pas de tricot.
Grelotte,
Lolotte !
Sanglote,
Jacquot !


À peine eut-elle achevé ce couplet qu’elle s’écria :

— Allez-vous quelquefois au spectacle, monsieur Marius ? Moi, j’y vais. J’ai un petit frère qui est ami avec des artistes et qui me donne des fois des billets. Par exemple, je n’aime pas les banquettes de galeries. On y est gêné, on y est mal. Il y a quelquefois du gros monde ; il y a aussi du monde qui sent mauvais.

Puis elle considéra Marius, prit un air étrange, et lui dit :

— Savez-vous, monsieur Marius, que vous êtes très joli garçon ?

Et en même temps il leur vint à tous les deux la même pensée, qui la fit sourire et qui le fit rougir.

Elle s’approcha de lui, et lui posa une main sur l’épaule.

— Vous ne faites pas attention à moi, mais je vous connais, monsieur Marius. Je vous rencontre ici dans l’escalier, et puis je vous vois entrer chez un appelé le père Mabeuf qui demeure du côté d’Austerlitz, des fois, quand je me promène par là. Cela vous va très bien, vos cheveux ébouriffés.

Sa voix cherchait à être très douce et ne parvenait qu’à être très basse. Une partie des mots se perdait dans le trajet du larynx aux lèvres comme sur un clavier où il manque des notes.

Marius s’était reculé doucement.

— Mademoiselle, dit-il avec sa gravité froide, j’ai là un paquet qui est, je crois, à vous. Permettez-moi de vous le remettre.

Et il lui tendit l’enveloppe qui renfermait les quatre lettres.

Elle frappa dans ses deux mains, et s’écria :

— Nous avons cherché partout !

Puis elle saisit vivement le paquet, et défit l’enveloppe, tout en disant :

— Dieu de Dieu ! avons-nous cherché, ma sœur et moi ! Et c’est vous qui l’aviez trouvé ! Sur le boulevard, n’est-ce pas ? ce doit être sur le boulevard ? Voyez-vous, ça a tombé quand nous avons couru. C’est ma mioche de sœur qui a fait la bêtise. En rentrant nous ne l’avons plus trouvé. Comme nous ne voulions pas être battues, que cela est inutile, que cela est entièrement inutile, que cela est absolument inutile, nous avons dit chez nous que nous avions porté les lettres chez les personnes et qu’on nous avait dit nix ! Les voilà, ces pauvres lettres ! Et à quoi avez-vous vu qu’elles étaient à moi ? Ah ! oui, à l’écriture ! C’est donc vous que nous avons cogné en passant hier au soir. On n’y voyait pas, quoi ! J’ai dit à ma sœur : Est-ce que c’est un monsieur ? Ma sœur m’a dit : Je crois que c’est un monsieur.

Cependant, elle avait déplié la supplique adressée « au monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas ».

— Tiens ! dit-elle, c’est celle pour ce vieux qui va à la messe. Au fait, c’est l’heure. Je vas lui porter. Il nous donnera peut-être de quoi déjeuner.

Puis elle se remit à rire, et ajouta :

— Savez-vous ce que cela fera si nous déjeunons aujourd’hui ? Cela fera que nous aurons eu notre déjeuner d’avant-hier, notre dîner d’avant-hier, notre déjeuner d’hier, notre dîner d’hier, tout ça en une fois, ce matin. Tiens ! parbleu ! si vous n’êtes pas contents, crevez, chiens.

Ceci fit souvenir Marius de ce que la malheureuse venait chercher chez lui.

Il fouilla dans son gilet, il n’y trouva rien.

La jeune fille continuait, et semblait parler comme si elle n’avait plus conscience que Marius fût là.

— Des fois je m’en vais le soir. Des fois je ne rentre pas. Avant d’être ici, l’autre hiver, nous demeurions sous les arches des ponts. On se serrait pour ne pas geler. Ma petite sœur pleurait. L’eau, comme c’est triste ! Quand je pensais à me noyer, je disais : Non, c’est trop froid. Je vais toute seule quand je veux, je dors des fois dans les fossés. Savez-vous, la nuit, quand je marche sur le boulevard, je vois les arbres comme des fourches, je vois des maisons toutes noires grosses comme les tours de Notre-Dame, je me figure que les murs blancs sont la rivière, je me dis : Tiens, il y a de l’eau là ! Les étoiles sont comme des lampions d’illuminations, on dirait qu’elles fument et que le vent les éteint, je suis ahurie, comme si j’avais des chevaux qui me soufflent dans l’oreille ; quoique ce soit la nuit, j’entends des orgues de Barbarie et les mécaniques des filatures, est-ce que je sais, moi ? Je crois qu’on me jette des pierres, je me sauve sans savoir, tout tourne, tout tourne. Quand on n’a pas mangé, c’est très drôle.

Et elle le regarda d’un air égaré.

À force de creuser et d’approfondir ses poches, Marius avait fini par réunir cinq francs seize sous. C’était en ce moment tout ce qu’il possédait au monde. — Voilà toujours mon dîner d’aujourd’hui, pensa-t-il, demain nous verrons.

— Il prit les seize sous et donna les cinq francs à la fille.

Elle saisit la pièce.

— Bon, dit-elle, il y a du soleil !

Et comme si ce soleil eût eu la propriété de faire fondre dans son cerveau des avalanches d’argot, elle poursuivit :

— Cinque francs ! du luisant ! un monarque ! dans cette piolle ! c’est chenâtre ! Vous êtes un bon mion. Je vous fonce mon palpitant. Bravo les fanandels ! deux jours de pivois ! et de la viande muche ! et du fricotmar ! on pitancera chenument ! et de la bonne mouise !

Elle ramena sa chemise sur ses épaules, fit un profond salut à Marius, puis un signe familier de la main, et se dirigea vers la porte en disant :

— Bonjour, monsieur. C’est égal. Je vas trouver mon vieux.

En passant, elle aperçut sur la commode une croûte de pain desséchée qui y moisissait dans la poussière, elle se jeta dessus et y mordit en grommelant :

— C’est bon ! c’est dur ! ça me casse les dents !

Puis elle sortit.


V


LE JUDAS DE LA PROVIDENCE


Marius depuis cinq ans avait vécu dans la pauvreté, dans le dénûment, dans la détresse même, mais il s’aperçut qu’il n’avait point connu la vraie misère. La vraie misère, il venait de la voir. C’était cette larve qui venait de passer sous ses yeux. C’est qu’en effet qui n’a vu que la misère de l’homme n’a rien vu, il faut voir la misère de la femme ; qui n’a vu que la misère de la femme n’a rien vu, il faut voir la misère de l’enfant.

Quand l’homme est arrivé aux dernières extrémités, il arrive en même temps aux dernières ressources. Malheur aux êtres sans défense qui l’entourent ! Le travail, le salaire, le pain, le feu, le courage, la bonne volonté, tout lui manque à la fois. La clarté du jour semble s’éteindre au dehors, la lumière morale s’éteint au dedans ; dans ces ombres, l’homme rencontre la faiblesse de la femme et de l’enfant, et les ploie violemment aux ignominies.

Alors toutes les horreurs sont possibles. Le désespoir est entouré de cloisons fragiles qui donnent toutes sur le vice ou sur le crime.

La santé, la jeunesse, l’honneur, les saintes et farouches délicatesses de la chair encore neuve, le cœur, la virginité, la pudeur, cet épiderme de l’âme, sont sinistrement maniés par ce tâtonnement qui cherche des ressources, qui rencontre l’opprobre, et qui s’en accommode. Pères, mères, enfants, frères, sœurs, hommes, femmes, filles, adhèrent, et s’agrègent presque comme une formation minérale, dans cette brumeuse promiscuité de sexes, de parentés, d’âges, d’infamies, d’innocences. Ils s’accroupissent, adossés les uns aux autres, dans une espèce de destin taudis. Ils s’entre-regardent lamentablement. Ô les infortunés ! comme ils sont pâles ! comme ils ont froid ! Il semble qu’ils soient dans une planète bien plus loin du soleil que nous.

Cette jeune fille fut pour Marius une sorte d’envoyée des ténèbres.

Elle lui révéla tout un côté hideux de la nuit.

Marius se reprocha presque les préoccupations de rêverie et de passion qui l’avaient empêché jusqu’à ce jour de jeter un coup d’œil sur ses voisins. Avoir payé leur loyer, c’était un mouvement machinal, tout le monde eût eu ce mouvement ; mais lui Marius eût dû faire mieux. Quoi ! un mur seulement le séparait de ces êtres abandonnés, qui vivaient à tâtons dans la nuit, en dehors du reste des vivants, il les coudoyait, il était en quelque sorte, lui, le dernier chaînon du genre humain qu’ils touchassent, il les entendait vivre ou plutôt râler à côté de lui, et il n’y prenait point garde ! tous les jours à chaque instant, à travers la muraille, il les entendait marcher, aller, venir, parler, et il ne prêtait pas l’oreille ! et dans ces paroles il y avait des gémissements, et il ne les écoutait même pas ! sa pensée était ailleurs, à des songes, à des rayonnements impossibles, à des amours en l’air, à des folies ; et cependant des créatures humaines, ses frères en Jésus-Christ, ses frères dans le peuple, agonisaient à côté de lui ! agonisaient inutilement ! Il faisait même partie de leur malheur, et il l’aggravait. Car s’ils avaient eu un autre voisin, un voisin moins chimérique et plus attentif, un homme ordinaire et charitable, évidemment leur indigence eût été remarquée, leurs signaux de détresse eussent été aperçus, et depuis longtemps déjà peut-être ils eussent été recueillis et sauvés ! Sans doute ils paraissaient bien dépravés, bien corrompus, bien avilis, bien odieux même ; mais ils sont rares, ceux qui sont tombés sans être dégradés ; d’ailleurs il y a un point où les infortunés et les infâmes se mêlent et se confondent dans un seul mot, mot fatal, les misérables ; de qui est-ce la faute ? Et puis, est-ce que ce n’est pas quand la chute est plus profonde que la charité doit être plus grande ?

Tout en se faisant cette morale, car il y avait des occasions où Marius, comme tous les cœurs vraiment honnêtes, était à lui-même son propre pédagogue et se grondait plus qu’il ne le méritait, il considérait le mur qui le séparait des Jondrette, comme s’il eût pu faire passer à travers cette cloison son regard plein de pitié et en aller réchauffer ces malheureux. Le mur était une mince lame de plâtre soutenue par des lattes et des solives, et qui, comme on vient de le lire, laissait parfaitement distinguer le bruit des paroles et des voix. Il fallait être le songeur Marius pour ne pas s’en être encore aperçu. Aucun papier n’était collé sur ce mur ni du côté des Jondrette, ni du côté de Marius ; on en voyait à nu la grossière construction. Sans presque en avoir conscience, Marius examinait cette cloison ; quelquefois la rêverie examine, observe et scrute comme ferait la pensée. Tout à coup, il se leva, il venait de remarquer vers le haut, près du plafond, un trou triangulaire résultant de trois lattes qui laissaient un vide entre elles. Le plâtras qui avait dû boucher ce vide était absent, et en montant sur la commode on pouvait voir par cette ouverture dans le galetas des Jondrette. La commisération a et doit avoir sa curiosité. Ce trou faisait une espèce de judas. Il est permis de regarder l’infortune en traître pour la secourir. — Voyons un peu ce que c’est que ces gens-là, pensa Marius, et où ils en sont.

Il escalada la commode, approcha sa prunelle de la crevasse et regarda.

VI


L’HOMME FAUVE AU GÎTE


Les villes, comme les forêts, ont leurs antres où se cache tout ce qu’elles ont de plus méchant et de plus redoutable. Seulement, dans les villes, ce qui se cache ainsi est féroce, immonde et petit, c’est-à-dire laid ; dans les forêts, ce qui se cache est féroce, sauvage et grand, c’est-à-dire beau. Repaires pour repaires, ceux des bêtes sont préférables à ceux des hommes. Les cavernes valent mieux que les bouges.

Ce que voyait Marius était un bouge.

Marius était pauvre et sa chambre était indigente ; mais, de même que sa pauvreté était noble, son grenier était propre. Le taudis où son regard plongeait en ce moment était abject, sale, fétide, infect, ténébreux, sordide. Pour tous meubles, une chaise de paille, une table infirme, quelques vieux tessons, et dans deux coins deux grabats indescriptibles ; pour toute clarté, une fenêtre-mansarde à quatre carreaux, drapée de toiles d’araignée. Il venait par cette lucarne juste assez de jour pour qu’une face d’homme parût une face de fantôme. Les murs avaient un aspect lépreux, et étaient couverts de coutures et de cicatrices comme un visage défiguré par quelque horrible maladie. Une humidité chassieuse y suintait. On y distinguait des dessins obscènes grossièrement charbonnés.

La chambre que Marius occupait avait un pavage de briques délabré ; celle-ci n’était ni carrelée, ni planchéiée ; on y marchait à cru sur l’antique plâtre de la masure devenu noir sous les pieds. Sur ce sol inégal, où la poussière était comme incrustée et qui n’avait qu’une virginité, celle du balai, se groupaient capricieusement des constellations de vieux chaussons, de savates et de chiffons affreux ; du reste cette chambre avait une cheminée ; aussi la louait-on quarante francs par an. Il y avait de tout dans cette cheminée, un réchaud, une marmite, des planches cassées, des loques pendues à des clous, une cage d’oiseau, de la cendre, et même un peu de feu. Deux tisons y fumaient tristement.

Une chose qui ajoutait encore à l’horreur de ce galetas, c’est que c’était grand. Cela avait des saillies, des angles, des trous noirs, des dessous de toits, des baies et des promontoires. De là d’affreux coins insondables où il semblait que devaient se blottir des araignées grosses comme le poing, des cloportes larges comme le pied, et peut-être même on ne sait quels êtres humains monstrueux.

L’un des grabats était près de la porte, l’autre près de la fenêtre. Tous deux touchaient par une extrémité à la cheminée et faisaient face à Marius.

Dans un angle voisin de l’ouverture par où Marius regardait, était accrochée au mur dans un cadre de bois noir une gravure coloriée au bas de laquelle était écrit en grosses lettres : LE SONGE. Cela représentait une femme endormie et un enfant endormi, l’enfant sur les genoux de la femme, un aigle dans un nuage avec une couronne dans le bas, et la femme écartant la couronne de la tête de l’enfant, sans se réveiller d’ailleurs ; au fond Napoléon dans une gloire s’appuyant sur une colonne gros bleu à chapiteau jaune ornée de cette inscription :

maringo
austerlits
iéna
wagramme
elot

Au-dessus de ce cadre, une espèce de panneau de bois plus long que large était posé à terre et appuyé en plan incliné contre le mur. Cela avait l’air d’un tableau retourné, d’un châssis probablement barbouillé de l’autre côté, de quelque trumeau détaché d’une muraille et oublié là en attendant qu’on le raccroche.

Près de la table, sur laquelle Marius apercevait une plume, de l’encre et du papier, était assis un homme d’environ soixante ans, petit, maigre, livide, hagard, l’air fin, cruel et inquiet ; un gredin hideux.

Lavater, s’il eût considéré ce visage, y eût trouvé le vautour mêlé au procureur ; l’oiseau de proie et l’homme de chicane s’enlaidissant et se complétant l’un par l’autre, l’homme de chicane faisant l’oiseau de proie ignoble, l’oiseau de proie faisant l’homme de chicane horrible.

Cet homme avait une longue barbe grise. Il était vêtu d’une chemise de femme qui laissait voir sa poitrine velue et ses bras nus hérissés de poils gris. Sous cette chemise, on voyait passer un pantalon boueux et des bottes dont sortaient les doigts de ses pieds.

Il avait une pipe à la bouche et il fumait. Il n’y avait plus de pain dans le taudis, mais il y avait encore du tabac.

Il écrivait, probablement quelque lettre comme celles que, Marius avait lues.

Sur un coin de la table on apercevait un vieux volume rougeâtre dépareillé, et le format, qui était l’ancien in-12 des cabinets de lecture, révélait un roman. Sur la couverture, s’étalait ce titre imprimé en grosses majuscules : DIEU, LE ROI, l’HONNEUR ET LES DAMES, PAR DUCRAY-DUMINIL. 1814.

Tout en écrivant, l’homme parlait haut, et Marius entendait ses paroles :

— Dire qu’il n’y a pas d’égalité, même quand on est mort ! Voyez un peu le Père-Lachaise ! les grands, ceux qui sont riches, sont en haut, dans l’allée des acacias, qui est pavée. Ils peuvent y arriver en voiture. Les petits, les pauvres gens, les malheureux, quoi ! on les met dans le bas, où il y a de la boue jusqu’aux genoux, dans les trous, dans l’humidité. On les met là pour qu’ils soient plus vite gâtés ! On ne peut pas aller les voir sans enfoncer dans la terre.

Ici il s’arrêta, frappa du poing sur la table, et ajouta en grinçant des dents :

— Oh ! je mangerais le monde !

Une grosse femme qui pouvait avoir quarante ans ou cent ans était accroupie près de la cheminée sur ses talons nus.

Elle n’était vêtue, elle aussi, que d’une chemise, et d’un jupon de tricot rapiécé avec des morceaux de vieux drap. Un tablier de grosse toile cachait la moitié du jupon. Quoique cette femme fût pliée et ramassée sur elle-même, on voyait qu’elle était de très haute taille. C’était une espèce de géante à côté de son mari. Elle avait d’affreux cheveux d’un blond roux grisonnants qu’elle remuait de temps en temps avec ses énormes mains luisantes à ongles plats.

À côté d’elle était posé à terre, tout grand ouvert, un volume du même format que l’autre, et probablement du même roman.

Sur un des grabats, Marius entrevoyait une espèce de longue petite fille blême assise, presque nue et les pieds pendants, n’ayant l’air ni d’écouter, ni de voir, ni de vivre.

La sœur cadette sans doute de celle qui était venue chez lui.

Elle paraissait onze ou douze ans. En l’examinant avec attention, on reconnaissait qu’elle en avait bien quatorze. C’était l’enfant qui disait la veille au soir sur le boulevard : J’ai cavalé ! cavalé ! cavalé !

Elle était de cette espèce malingre qui reste longtemps en retard, puis pousse vite et tout à coup. C’est l’indigence qui fait ces tristes plantes humaines. Ces créatures n’ont ni enfance ni adolescence. À quinze ans, elles en paraissent douze, à seize ans, elles en paraissent vingt. Aujourd’hui petites filles, demain femmes. On dirait qu’elles enjambent la vie, pour avoir fini plus vite.

En ce moment, cet être avait l’air d’un enfant.

Du reste, il ne se révélait dans ce logis la présence d’aucun travail ; pas un métier, pas un rouet, pas un outil. Dans un coin quelques ferrailles d’un aspect douteux. C’était cette morne paresse qui suit le désespoir et qui précède l’agonie.

Marius considéra quelque temps cet intérieur funèbre plus effrayant que l’intérieur d’une tombe, car on y sentait remuer l’âme humaine et palpiter la vie.

Le galetas, la cave, la basse fosse où de certains indigents rampent au plus bas de l’édifice social, n’est pas tout à fait le sépulcre, c’en est l’antichambre ; mais, comme ces riches qui étalent leurs plus grandes magnificences à l’entrée de leur palais, il semble que la mort, qui est tout à côté, mette ses plus grandes misères dans ce vestibule.

L’homme s’était tu, la femme ne parlait pas, la jeune fille ne semblait pas respirer. On entendait crier la plume sur le papier.

L’homme grommela, sans cesser d’écrire :

— Canaille ! canaille ! tout est canaille !

Cette variante à l’épiphonème de Salomon arracha un soupir à la femme.

— Petit ami, calme-toi, dit-elle. Ne te fais pas de mal, chéri. Tu es trop bon d’écrire à tous ces gens-là, mon homme.

Dans la misère, les corps se serrent les uns contre les autres, comme dans le froid, mais les cœurs s’éloignent. Cette femme, selon toute apparence, avait dû aimer cet homme de la quantité d’amour qui était en elle ; mais probablement, dans les reproches quotidiens et réciproques d’une affreuse détresse pesant sur tout le groupe, cela s’était éteint. Il n’y avait plus en elle pour son mari que de la cendre d’affection. Pourtant les appellations caressantes, comme cela arrive souvent, avaient survécu. Elle lui disait : Chéri, petit ami, mon homme, etc., de bouche, le cœur se taisant.

L’homme s’était remis à écrire.


VII


STRATÉGIE ET TACTIQUE


Marius, la poitrine oppressée, allait redescendre de l’espèce d’observatoire qu’il s’était improvisé, quand un bruit attira son attention et le fit rester à sa place.

La porte du galetas venait de s’ouvrir brusquement.

La fille aînée parut sur le seuil.

Elle avait aux pieds de gros souliers d’homme tachés de boue qui avait jailli jusque sur ses chevilles rouges, et elle était couverte d’une vieille mante en lambeaux que Marius ne lui avait pas vue une heure auparavant, mais qu’elle avait probablement déposée à sa porte afin d’inspirer plus de pitié, et qu’elle avait dû reprendre en sortant. Elle entra, repoussa la porte derrière elle, s’arrêta pour reprendre haleine, car elle était tout essoufflée, puis cria avec une expression de triomphe et de joie :

— Il vient !

Le père tourna les yeux, la femme tourna la tête, la petite sœur ne bougea pas.

— Qui ? demanda le père.

— Le monsieur !

— Le philanthrope ?

— Oui.

— De l’église Saint-Jacques ?

— Oui.

— Ce vieux ?

— Oui.

— Et il va venir ?

— Il me suit.

— Tu es sûre ?

— Je suis sûre.

— La, vrai, il vient ?

— Il vient en fiacre.

— En fiacre. C’est Rothschild !

Le père se leva.

— Comment es-tu sûre ? S’il vient en fiacre, comment se fait-il que tu arrives avant lui ? Lui as-tu bien donné l’adresse au moins ? lui as-tu bien dit la dernière porte au fond du corridor à droite ? Pourvu qu’il ne se trompe pas ! Tu l’as donc trouvé à l’église ? a-t-il lu ma lettre ? qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Ta, ta, ta ! dit la fille, comme tu galopes, bonhomme ! Voici : je suis entrée dans l’église, il était à sa place d’habitude, je lui ai fait la révérence, et je lui ai remis la lettre, il a lu, et il m’a dit : Où demeurez-vous, mon enfant ? J’ai dit : Monsieur, je vas vous mener. Il m’a dit : Non, donnez-moi votre adresse, ma fille a des emplettes à faire, je vais prendre une voiture et j’arriverai chez vous en même temps que vous. Je lui ai donné l’adresse. Quand je lui ai dit la maison, il a paru surpris et qu’il hésitait un instant, puis il a dit : C’est égal, j’irai. La messe finie, je l’ai vu sortir de l’église avec sa fille, je les ai vus monter en fiacre. Et je lui ai bien dit la dernière porte au fond du corridor à droite.

— Et qu’est-ce qui te dit qu’il viendra ?

— Je viens de voir le fiacre qui arrivait rue du Petit-Banquier. C’est ce qui fait que j’ai couru.

— Comment sais-tu que c’est le même fiacre ?

— Parce que j’en avais remarqué le numéro donc !

— Quel est ce numéro ?

— 440.

— Bien, tu es une fille d’esprit.

La fille regarda hardiment son père, et, montrant les chaussures qu’elle avait aux pieds :

— Une fille d’esprit, c’est possible, mais je dis que je ne mettrai plus ces souliers-là, et que je n’en veux plus, pour la santé d’abord, et pour la propreté ensuite. Je ne connais rien de plus agaçant que des semelles qui jutent et qui font ghi, ghi, ghi, tout le long du chemin. J’aime mieux aller nu-pieds.

— Tu as raison, répondit le père d’un ton de douceur qui contrastait avec la rudesse de la jeune fille, mais c’est qu’on ne te laisserait pas entrer dans les églises. Il faut que les pauvres aient des souliers. On ne va pas pieds nus chez le bon Dieu, ajouta-t-il amèrement. Puis revenant à l’objet qui le préoccupait : — Et tu es sûre, la, sûre qu’il vient ?

— Il est derrière mes talons, dit-elle.

L’homme se dressa. Il y avait une sorte d’illumination sur son visage.

— Ma femme ! cria-t-il, tu entends. Voilà le philanthrope. Éteins le feu.

La mère stupéfaite ne bougea pas.

Le père, avec l’agilité d’un saltimbanque, saisit un pot égueulé qui était sur la cheminée et jeta de l’eau sur les tisons.

Puis s’adressant à sa fille aînée :

— Toi ! dépaille la chaise !

Sa fille ne comprenait point.

Il empoigna la chaise et d’un coup de talon il en fit une chaise dépaillée. Sa jambe passa au travers.

Tout en retirant la jambe, il demanda à sa fille :

— Fait-il froid ?

— Très froid. Il neige.

Le père se tourna vers la cadette qui était sur le grabat près de la fenêtre et lui cria d’une voix tonnante :

— Vite ! à bas du lit, fainéante ! tu ne feras donc jamais rien ! Casse un carreau !

La petite se jeta à bas du lit en frissonnant.

— Casse un carreau ! reprit-il.

L’enfant demeura interdite.

— M’entends-tu ? répéta le père, je te dis de casser un carreau !

L’enfant, avec une sorte d’obéissance terrifiée, se dressa sur la pointe du pied, et donna un coup de poing dans un carreau. La vitre se brisa et tomba à grand bruit.

— Bien, dit le père.

Il était grave et brusque. Son regard parcourait rapidement tous les recoins du galetas.

On eût dit un général qui fait les derniers préparatifs au moment où la bataille va commencer.

La mère, qui n’avait pas encore dit un mot, se souleva et demanda d’une voix lente et sourde et dont les paroles semblaient sortir comme figées :

— Chéri, qu’est-ce que tu veux faire ?

— Mets-toi au lit, répondit l’homme.

L’intonation n’admettait pas de délibération. La mère obéit et se jeta lourdement sur un des grabats.

Cependant on entendait un sanglot dans un coin.

— Qu’est-ce que c’est ? cria le père.

La fille cadette, sans sortir de l’ombre où elle s’était blottie, montra son poing ensanglanté. En brisant la vitre elle s’était blessée ; elle s’en était allée près du grabat de sa mère, et elle pleurait silencieusement.

Ce fut le tour de la mère de se dresser et de crier :

— Tu vois bien les bêtises que tu fais ! en cassant ton carreau, elle s’est coupée !

— Tant mieux ! dit l’homme, c’était prévu.

— Comment ? tant mieux ? reprit la femme.

— Paix ! répliqua le père, je supprime la liberté de la presse.

Puis, déchirant la chemise de femme qu’il avait sur le corps, il fit un lambeau de toile dont il enveloppa vivement le poignet sanglant de la petite.

Cela fait, son œil s’abaissa sur la chemise déchirée avec satisfaction.

— Et la chemise aussi, dit-il. Tout cela a bon air.

Une bise glacée sifflait à la vitre et entrait dans la chambre. La brume du dehors y pénétrait et s’y dilatait comme une ouate blanchâtre vaguement démêlée par des doigts invisibles. À travers le carreau cassé, on voyait tomber la neige. Le froid promis la veille par le soleil de la Chandeleur était en effet venu.

Le père promena un coup d’œil autour de lui comme pour s’assurer qu’il n’avait rien oublié. Il prit une vieille pelle et répandit de la cendre sur les tisons mouillés de façon à les cacher complètement.

Puis se relevant et s’adossant à la cheminée :

— Maintenant, dit-il, nous pouvons recevoir le philanthrope.

VIII


LE RAYON DANS LE BOUGE


La grande fille s’approcha et posa sa main sur celle de son père.

— Tâte comme j’ai froid, dit-elle.

— Bah ! répondit le père, j’ai bien plus froid que cela.

La mère cria impétueusement :

— Tu as toujours tout mieux que les autres, toi ! même le mal.

— À bas ! dit l’homme.

La mère, regardée d’une certaine façon, se tut.

Il y eut dans le bouge un moment de silence. La fille aînée décrottait d’un air insouciant le bas de sa mante, la jeune sœur continuait de sangloter ; la mère lui avait pris la tête dans ses deux mains et la couvrait de baisers en lui disant tout bas :

— Mon trésor, je t’en prie, ce ne sera rien, ne pleure pas, tu vas fâcher ton père.

— Non ! cria le père, au contraire ! sanglote ! sanglote ! cela fait bien.

Puis revenant à l’aînée :

— Ah çà, mais ! il n’arrive pas ! S’il allait ne pas venir ! j’aurais éteint mon feu, défoncé ma chaise, déchiré ma chemise et cassé mon carreau pour rien !

— Et blessé la petite ! murmura la mère.

— Savez-vous, reprit le père, qu’il fait un froid de chien dans ce galetas du diable ? Si cet homme ne venait pas ! Oh ! voilà ! il se fait attendre ! il se dit : Eh bien ! ils m’attendront ! ils sont là pour cela ! — Oh ! je les hais, et comme je les étranglerais avec jubilation, joie, enthousiasme et satisfaction, ces riches ! tous ces riches ! ces prétendus hommes charitables, qui font les confits, qui vont à la messe, qui donnent dans la prêtraille, prêchi, prêcha, dans les calottes, et qui se croient au-dessus de nous, et qui viennent nous humilier, et nous apporter des vêtements ! comme ils disent ! des nippes qui ne valent pas quatre sous, et du pain ! Ce n’est pas cela que je veux, tas de canailles ! c’est de l’argent ! Ah ! de l’argent ! jamais ! parce qu’ils disent que nous l’irions boire, et que nous sommes des ivrognes et des fainéants ! Et eux ! qu’est-ce qu’ils sont donc, et qu’est-ce qu’ils ont été dans leur temps ? des voleurs ! ils ne se seraient pas enrichis sans cela ! Oh ! l’on devrait prendre la société par les quatre coins de la nappe et tout jeter en l’air ! tout se casserait c’est possible, mais au moins personne n’aurait rien ce serait cela de gagné ! — Mais qu’est-ce qu’il fait donc, ton mufle de monsieur bienfaisant ? viendra-t-il ? L’animal a peut-être oublié l’adresse ! Gageons que cette vieille bête…

En ce moment on frappa un léger coup à la porte, l’homme s’y précipita et l’ouvrit en s’écriant avec des salutations profondes et des sourires d’adoration :

— Entrez, monsieur ! daignez entrer, mon respectable bienfaiteur, ainsi que votre charmante demoiselle.

Un homme d’un âge mûr et une jeune fille parurent sur le seuil du galetas.

Marius n’avait pas quitté sa place. Ce qu’il éprouva en ce moment échappe à la langue humaine.

C’était Elle.

Quiconque a aimé sait tous les sens rayonnants que contiennent les quatre lettres de ce mot : Elle.

C’était bien elle. C’est à peine si Marius la distinguait à travers la vapeur lumineuse qui s’était subitement répandue sur ses yeux. C’était ce doux être absent, cet astre qui lui avait lui pendant six mois, c’était cette prunelle, ce front, cette bouche, ce beau visage évanoui qui avait fait la nuit en s’en allant. La vision s’était éclipsée, elle reparaissait !

Elle reparaissait dans cette ombre, dans ce galetas, dans ce bouge difforme, dans cette horreur !

Marius frémissait éperdument. Quoi ! c’était elle ! les palpitations de son cœur lui troublaient la vue. Il se sentait prêt à fondre en larmes. Quoi ! il la revoyait enfin après l’avoir cherchée si longtemps ! il lui semblait qu’il avait perdu son âme et qu’il venait de la retrouver.

Elle était toujours la même, un peu pâle seulement ; sa délicate figure s’encadrait dans un chapeau de velours violet, sa taille se dérobait sous une pelisse de satin noir. On entrevoyait sous sa longue robe son petit pied serré dans un brodequin de soie.

Elle était toujours accompagnée de M. Leblanc.

Elle avait fait quelques pas dans la chambre et avait déposé un assez gros paquet sur la table.

La Jondrette aînée s’était retirée derrière la porte et regardait d’un œil sombre ce chapeau de velours, cette mante de soie, et ce charmant visage heureux.


IX


JONDRETTE PLEURE PRESQUE


Le taudis était tellement obscur que les gens qui venaient du dehors éprouvaient en y pénétrant un effet d’entrée de cave. Les deux nouveaux venus avancèrent donc avec une certaine hésitation, distinguant à peine des formes vagues autour d’eux, tandis qu’ils étaient parfaitement vus et examinés par les yeux des habitants du galetas, accoutumés à ce crépuscule.

M. Leblanc s’approcha avec son regard bon et triste, et dit au père Jondrette :

— Monsieur, vous trouverez dans ce paquet des hardes neuves, des bas et des couvertures de laine.

— Notre angélique bienfaiteur nous comble, dit Jondrette en s’inclinant jusqu’à terre. — Puis, se penchant à l’oreille de sa fille aînée, pendant que les deux visiteurs examinaient cet intérieur lamentable, il ajouta bas et rapidement :

— Hein ? qu’est-ce que je disais ? des nippes ! pas d’argent. Ils sont tous les mêmes ! À propos, comment la lettre à cette vieille ganache était-elle signée ?

— Fabantou, répondit la fille.

— L’artiste dramatique, bon.

Bien en prit à Jondrette, car en ce moment-là même M. Leblanc se retournait vers lui, et lui disait de cet air de quelqu’un qui cherche le nom :

— Je vois que vous êtes bien à plaindre, monsieur…

— Fabantou, répondit vivement Jondrette.

— Monsieur Fabantou, oui, c’est cela, je me rappelle.

— Artiste dramatique, monsieur, et qui a eu des succès.

Ici Jondrette crut évidemment le moment venu de s’emparer du « philanthrope ». Il s’écria avec un son de voix qui tenait tout à la fois de la gloriole du bateleur dans les foires et de l’humilité du mendiant sur les grandes routes :

— Élève de Talma, monsieur ! je suis élève de Talma ! La fortune m’a souri jadis. Hélas ! maintenant c’est le tour du malheur. Voyez, mon bienfaiteur, pas de pain, pas de feu. Mes pauvres mômes n’ont pas de feu ! Mon unique chaise dépaillée ! Un carreau cassé ! par le temps qu’il fait ! Mon épouse au lit ! malade !

— Pauvre femme ! dit M. Leblanc.

— Mon enfant blessée ! ajouta Jondrette.

L’enfant, distraite par l’arrivée des étrangers, s’était mise à contempler « la demoiselle », et avait cessé de sangloter.

— Pleure donc ! braille donc ! lui dit Jondrette bas.

En même temps il lui pinça sa main malade. Tout cela avec un talent d’escamoteur.

La petite jeta les hauts cris.

L’adorable jeune fille que Marius nommait dans son cœur « son Ursule » s’approcha vivement :

— Pauvre chère enfant ! dit-elle.

— Voyez, ma belle demoiselle, poursuivit Jondrette, son poignet ensanglanté ! C’est un accident qui est arrivé en travaillant sous une mécanique pour gagner six sous par jour. On sera peut-être obligé de lui couper le bras !

— Vraiment ? dit le vieux monsieur alarmé.

La petite fille, prenant cette parole au sérieux, se remit à sangloter de plus belle.

— Hélas, oui, mon bienfaiteur ! répondit le père.

Depuis quelques instants, Jondrette considérait « le philanthrope » d’une manière bizarre. Tout en parlant, il semblait le scruter avec attention comme s’il cherchait à recueillir des souvenirs. Tout à coup, profitant d’un moment où les nouveaux venus questionnaient avec intérêt la petite sur sa main blessée, il passa près de sa femme qui était dans son lit avec un air accablé et stupide, et lui dit vivement et très bas :

— Regarde donc cet homme-là !

Puis se retournant vers M. Leblanc, et continuant sa lamentation :

— Voyez, monsieur ! je n’ai, moi, pour tout vêtement qu’une chemise de ma femme ! et toute déchirée ! au cœur de l’hiver. Je ne puis sortir faute d’un habit. Si j’avais le moindre habit, j’irais voir mademoiselle Mars qui me connaît et qui m’aime beaucoup. Ne demeure-t-elle pas toujours rue de la Tour-des-Dames ? Savez-vous, monsieur ? nous avons joué ensemble en province. J’ai partagé ses lauriers. Célimène viendrait à mon secours, monsieur ! Elmire ferait l’aumône à Bélisaire ! Mais non, rien ! Et pas un sou dans la maison ! Ma femme malade, pas un sou ! Ma fille dangereusement blessée, pas un sou ! Mon épouse a des étouffements. C’est son âge, et puis le système nerveux s’en est mêlé. Il lui faudrait des secours, et à ma fille aussi ! Mais le médecin ! mais le pharmacien ! comment payer ? pas un liard ! Je m’agenouillerais devant un décime, monsieur ! Voilà où les arts en sont réduits ! Et savez-vous, ma charmante demoiselle, et vous, mon généreux protecteur, savez-vous, vous qui respirez la vertu et la bonté, et qui parfumez cette église où ma pauvre fille en venant faire sa prière vous aperçoit tous les jours ?… Car j’élève mes filles dans la religion, monsieur. Je n’ai pas voulu qu’elles prissent le théâtre. Ah ! les drôlesses ! que je les voie broncher ! Je ne badine pas, moi ! Je leur flanque des bouzins sur l’honneur, sur la morale, sur la vertu ! Demandez-leur. Il faut que ça marche droit. Elles ont un père. Ce ne sont pas de ces malheureuses qui commencent par n’avoir pas de famille et qui finissent par épouser le public. On est mamselle Personne, on devient madame Tout-le-monde. Crebleur ! pas de ça dans la famille Fabantou ! J’entends les éduquer vertueusement, et que ça soit, honnête, et que ça soit gentil, et que ça croie en Dieu ! sacré nom ! — Eh bien, monsieur, mon digne monsieur, savez-vous ce qui va se passer demain ? Demain, c’est le 4 février, le jour fatal, le dernier délai que m’a donné mon propriétaire ; si ce soir je ne l’ai pas payé, demain ma fille aînée, moi, mon épouse avec sa fièvre, mon enfant avec sa blessure, nous serons tous quatre chassés d’ici, et jetés dehors, dans la rue, sur le boulevard, sans abri, sous la pluie, sur la neige. Voilà, monsieur. Je dois quatre termes, une année ! c’est-à-dire une soixantaine de francs.

Jondrette mentait. Quatre termes n’eussent fait que quarante francs, et il n’en pouvait devoir quatre, puisqu’il n’y avait pas six mois que Marius en avait payé deux.

M. Leblanc tira cinq francs de sa poche et les jeta sur la table.

Jondrette eut le temps de grommeler à l’oreille de sa grande fille :

— Gredin ! que veut-il que je fasse avec ses cinq francs ? Cela ne me paye pas ma chaise et mon carreau ! Faites donc des frais !

Cependant, M. Leblanc avait quitté une grande redingote brune qu’il portait par-dessus sa redingote bleue et l’avait jetée sur le dos de la chaise.

— Monsieur Fabantou, dit-il, je n’ai plus que ces cinq francs sur moi, mais je vais reconduire ma fille à la maison et je reviendrai ce soir ; n’est-ce pas ce soir que vous devez payer ?…

Le visage de Jondrette s’éclaira d’une expression étrange. Il répondit vivement :

— Oui, mon respectable monsieur. À huit heures je dois être chez mon propriétaire.

— Je serai ici à six heures, et je vous apporterai les soixante francs.

— Mon bienfaiteur ! cria Jondrette éperdu.

Et il ajouta tout bas :

— Regarde-le bien, ma femme !

M. Leblanc avait repris le bras de la belle jeune fille et se tournait vers la porte.

— À ce soir, mes amis, dit-il.

— Six heures ? fit Jondrette.

— Six heures précises.

En ce moment le pardessus resté sur la chaise frappa les yeux de la Jondrette aînée.

— Monsieur, dit-elle, vous oubliez votre redingote.

Jondrette dirigea vers sa fille un regard foudroyant accompagné d’un haussement d’épaules formidable.

M. Leblanc se retourna et répondit avec un sourire :

— Je ne l’oublie pas, je la laisse.

— Ô mon protecteur, dit Jondrette, mon auguste bienfaiteur, je fonds en larmes ! Souffrez que je vous reconduise jusqu’à votre fiacre.

— Si vous sortez, repartit M. Leblanc, mettez ce pardessus. Il fait vraiment très froid.

Jondrette ne se le fit pas dire deux fois. Il endossa vivement la redingote brune.

Et ils sortirent tous les trois, Jondrette précédant les deux étrangers.

X


TARIF DES CABRIOLETS DE RÉGIE :
DEUX FRANCS L’HEURE


Marius n’avait rien perdu de toute cette scène, et pourtant en réalité il n’en avait rien vu. Ses yeux étaient restés fixés sur la jeune fille, son cœur l’avait pour ainsi dire saisie et enveloppée tout entière dès son premier pas dans le galetas. Pendant tout le temps qu’elle avait été là, il avait vécu de cette vie de l’extase qui suspend les perceptions matérielles et précipite toute l’âme sur un seul point. Il contemplait, non pas cette fille, mais cette lumière qui avait une pelisse de satin et un chapeau de velours. L’étoile Sirius fût entrée dans la chambre qu’il n’eût pas été plus ébloui.

Tandis que la jeune fille ouvrait le paquet, dépliait les hardes et les couvertures, questionnait la mère malade avec bonté et la petite blessée avec attendrissement, il épiait tous ses mouvements, il tâchait d’écouter ses paroles. Il connaissait ses yeux, son front, sa beauté, sa taille, sa démarche, il ne connaissait pas le son de sa voix. Il avait cru en saisir quelques mots une fois au Luxembourg, mais il n’en était pas absolument sûr. Il eût donné dix ans de sa vie pour l’entendre, pour pouvoir emporter dans son âme un peu de cette musique. Mais tout se perdait dans les étalages lamentables et les éclats de trompette de Jondrette. Cela mêlait une vraie colère au ravissement de Marius. Il la couvait des yeux. Il ne pouvait s’imaginer que ce fût vraiment cette créature divine qu’il apercevait au milieu de ces êtres immondes dans ce taudis monstrueux. Il lui semblait voir un colibri parmi des crapauds.

Quand elle sortit, il n’eut qu’une pensée, la suivre, s’attacher à sa trace, ne la quitter que sachant où elle demeurait, ne pas la reperdre au moins après l’avoir si miraculeusement retrouvée ! Il sauta à bas de la commode et prit son chapeau. Comme il mettait la main au pêne de la serrure, et allait sortir, une réflexion l’arrêta. Le corridor était long, l’escalier roide, le Jondrette bavard, M. Leblanc n’était sans doute pas encore remonté en voiture ; si, en se retournant dans le corridor, ou dans l’escalier, ou sur le seuil, il l’apercevait lui, Marius, dans cette maison, évidemment il s’alarmerait et trouverait moyen de lui échapper de nouveau, et ce serait encore une fois fini. Que faire ? Attendre un peu ? mais pendant cette attente, la voiture pouvait partir. Marius était perplexe. Enfin il se risqua, et sortit de sa chambre.

Il n’y avait plus personne dans le corridor. Il courut à l’escalier. Il n’y avait personne dans l’escalier. Il descendit en hâte, et il arriva sur le boulevard à temps pour voir un fiacre tourner le coin de la rue du Petit-Banquier et rentrer dans Paris.

Marius se précipita dans cette direction. Parvenu à l’angle du boulevard, il revit le fiacre qui descendait rapidement la rue Mouffetard ; le fiacre était déjà très loin, aucun moyen de le rejoindre ; quoi ? courir après ? impossible ; et d’ailleurs de la voiture on remarquerait certainement un individu courant à toutes jambes à la poursuite du fiacre, et le père le reconnaîtrait. En ce moment, hasard inouï et merveilleux, Marius aperçut un cabriolet de régie qui passait à vide sur le boulevard. Il n’y avait qu’un parti à prendre, monter dans ce cabriolet et suivre le fiacre. Cela était sûr, efficace et sans danger.

Marius fit signe au cocher d’arrêter, et lui cria :

— À l’heure !

Marius était sans cravate, il avait son vieil habit de travail auquel des boutons manquaient, sa chemise était déchirée à l’un des plis de la poitrine.

Le cocher s’arrêta, cligna de l’œil et étendit vers Marius sa main gauche en frottant doucement son index avec son pouce.

— Quoi ? dit Marius.

— Payez d’avance, dit le cocher.

Marius se souvint qu’il n’avait sur lui que seize sous.

— Combien ? demanda-t-il.

— Quarante sous.

— Je payerai en revenant.

Le cocher, pour toute réponse, siffla l’air de La Palisse et fouetta son cheval.

Marius regarda le cabriolet s’éloigner d’un air égaré. Pour vingt-quatre sous qui lui manquaient, il perdait sa joie, son bonheur, son amour ! il retombait dans la nuit ! il avait vu et il redevenait aveugle ! Il songea amèrement et, il faut bien le dire, avec un regret profond, aux cinq francs qu’il avait donnés le matin même à cette misérable fille. S’il avait eu ces cinq francs, il était sauvé, il renaissait, il sortait des limbes et des ténèbres, il sortait de l’isolement, du spleen, du veuvage ; il renouait le fil noir de sa destinée à ce beau fil d’or qui venait de flotter devant ses yeux et de se casser encore une fois. Il rentra dans la masure désespéré.

Il aurait pu se dire que M. Leblanc avait promis de revenir le soir, et qu’il n’y aurait qu’à s’y mieux prendre cette fois pour le suivre ; mais, dans sa contemplation, c’est à peine s’il avait entendu.

Au moment de monter l’escalier, il aperçut de l’autre côté du boulevard, le long du mur désert de la rue de la Barrière des Gobelins, Jondrette enveloppé du pardessus du « philanthrope », qui parlait à un de ces hommes de mine inquiétante qu’on est convenu d’appeler rôdeurs de barrières ; gens à figures équivoques, à monologues suspects, qui ont un air de mauvaise pensée, et qui dorment assez habituellement de jour, ce qui fait supposer qu’ils travaillent la nuit.

Ces deux hommes, causant immobiles sous la neige qui tombait par tourbillons, faisaient un groupe qu’un sergent de ville eût à coup sûr observé, mais que Marius remarqua à peine.

Cependant, quelle que fût sa préoccupation douloureuse, il ne put s’empêcher de se dire que ce rôdeur de barrières à qui Jondrette parlait ressemblait à un certain Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, que Courfeyrac lui avait montré une fois et qui passait dans le quartier pour un promeneur nocturne assez dangereux. On a vu, dans le livre précédent, le nom de cet homme. Ce Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, a figuré plus tard dans plusieurs procès criminels et est devenu depuis un coquin célèbre. Il n’était alors qu’un fameux coquin. Aujourd’hui il est à l’état de tradition parmi les bandits et les escarpes. Il faisait école vers la fin du dernier règne. Et le soir, à la nuit tombante, à l’heure où les groupes se forment et se parlent bas, on en causait à la Force dans la fosse-aux-lions. On pouvait même, dans cette prison, précisément à l’endroit où passait sous le chemin de ronde ce canal des latrines qui servit à la fuite inouïe en plein jour de trente détenus en 1843, on pouvait, au-dessus de la dalle de ces latrines, lire son nom, Panchaud, audacieusement gravé par lui sur le mur de ronde dans une de ses tentatives d’évasion. En 1832, la police le surveillait déjà, mais il n’avait pas encore sérieusement débuté.


XI


OFFRES DE SERVICE DE LA MISÈRE
À LA DOULEUR


Marius monta l’escalier de la masure à pas lents ; à l’instant où il allait rentrer dans sa cellule, il aperçut derrière lui dans le corridor la Jondrette aînée qui le suivait. Cette fille lui fut odieuse à voir, c’était elle qui avait ses cinq francs, il était trop tard pour les lui redemander, le cabriolet n’était plus là, le fiacre était bien loin. D’ailleurs, elle ne les lui rendrait pas. Quant à la questionner sur la demeure des gens qui étaient venus tout à l’heure, cela était inutile, il était évident qu’elle ne la savait point, puisque la lettre signée Fabantou était adressée au monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas.

Marius entra dans sa chambre et poussa sa porte derrière lui.

Elle ne se ferma pas ; il se retourna et vit une main qui retenait la porte entr’ouverte.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, qui est là ?

C’était la fille Jondrette.

— C’est vous ? reprit Marius presque durement, toujours vous donc ! Que me voulez-vous ?

Elle semblait pensive et ne regardait pas. Elle n’avait plus son assurance du matin. Elle n’était pas entrée et se tenait dans l’ombre du corridor, où Marius l’apercevait par la porte entrebâillée.

— Ah çà, répondrez-vous ? fit Marius. Qu’est-ce que vous me voulez ?

Elle leva sur lui son œil morne où une espèce de clarté semblait s’allumer vaguement, et lui dit :

— Monsieur Marius, vous avez l’air triste. Qu’est-ce que vous avez ?

— Moi ? dit Marius.

— Oui, vous.

— Je n’ai rien.

— Si !

— Non.

— Je vous dis que si.

— Laissez-moi tranquille !

Marius poussa de nouveau la porte, elle continua de la retenir.

— Tenez, dit-elle, vous avez tort. Quoique vous ne soyez pas riche, vous avez été bon ce matin. Soyez-le encore à présent. Vous m’avez donné de quoi manger, dites-moi maintenant ce que vous avez. Vous avez du chagrin, cela se voit. Je ne voudrais pas que vous eussiez du chagrin. Qu’est-ce qu’il faut faire pour cela ? Puis-je servir à quelque chose ? Employez-moi. Je ne vous demande pas vos secrets, vous n’aurez pas besoin de me dire, mais enfin je peux être utile. Je peux bien vous aider, puisque j’aide mon père. Quand il faut porter des lettres, aller dans les maisons, demander de porte en porte, trouver une adresse, suivre quelqu’un, moi je sers à ça. Eh bien, vous pouvez bien me dire ce que vous avez, j’irai parler aux personnes. Quelquefois quelqu’un qui parle aux personnes, ça suffit pour qu’on sache les choses, et tout s’arrange. Servez-vous de moi.

Une idée traversa l’esprit de Marius. Quelle branche dédaigne-t-on quand on se sent tomber ?

Il s’approcha de la Jondrette.

— Écoute… lui dit-il.

Elle l’interrompit avec un éclair de joie dans les yeux.

— Oh ! oui, tutoyez-moi ! j’aime mieux

— Eh bien, reprit-il, tu as amené ici ce vieux monsieur avec sa fille…

— Oui.

— Sais-tu leur adresse ?

— Non.

— Trouve-la-moi.

L’œil de la Jondrette, de morne, était devenu joyeux ; de joyeux il devint sombre.

— C’est là ce que vous voulez ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Est-ce que vous les connaissez ?

— Non.

— C’est-à-dire, reprit-elle vivement, vous ne la connaissez pas, mais vous voulez la connaître.

Ce les qui était devenu la avait je ne sais quoi de significatif et d’amer.

— Enfin, peux-tu ? dit Marius.

— Vous aurez l’adresse de la belle demoiselle.

Il y avait encore dans ces mots « la belle demoiselle » une nuance qui importuna Marius. Il reprit :

— Enfin n’importe ! l’adresse du père et de la fille. Leur adresse, quoi !

Elle le regarda fixement.

— Qu’est-ce que vous me donnerez ?

— Tout ce que tu voudras !

— Tout ce que je voudrai ?

— Oui.

— Vous aurez l’adresse.

Elle baissa la tête, puis d’un mouvement brusque elle tira la porte qui se referma.

Marius se retrouva seul.

Il se laissa tomber sur une chaise, la tête et les deux coudes sur son lit, abîmé dans des pensées qu’il ne pouvait saisir et comme en proie à un vertige. Tout ce qui s’était passé depuis le matin, l’apparition de l’ange, sa disparition, ce que cette créature venait de lui dire, une lueur d’espérance flottant dans un désespoir immense, voilà ce qui emplissait confusément son cerveau.

Tout à coup il fut violemment arraché à sa rêverie.

Il entendit la voix haute et dure de Jondrette prononcer ces paroles pleines du plus étrange intérêt pour lui :

— Je te dis que j’en suis sûr et que je l’ai reconnu.

De qui parlait Jondrette ? il avait reconnu qui ? M. Leblanc ? le père de « son Ursule » ? quoi ! est-ce que Jondrette le connaissait ? Marius allait-il avoir de cette façon brusque et inattendue tous les renseignements sans lesquels sa vie était obscure pour lui-même ? allait-il savoir enfin qui il aimait, qui était cette jeune fille ? qui était son père ? l’ombre si épaisse qui les couvrait était-elle au moment de s’éclaircir ? le voile allait-il se déchirer ? Ah ! ciel !

Il bondit, plutôt qu’il ne monta, sur la commode, et reprit sa place près de la petite lucarne de la cloison.

Il revoyait l’intérieur du bouge Jondrette.

XII


EMPLOI DE LA PIÈCE DE CINQ FRANCS
DE M. LEBLANC


Rien n’était changé dans l’aspect de la famille, sinon que la femme et les filles avaient puisé dans le paquet, et mis des bas et des camisoles de laine. Deux couvertures neuves étaient jetées sur les deux lits.

Le Jondrette venait évidemment de rentrer. Il avait encore l’essoufflement du dehors. Ses filles étaient près de la cheminée, assises à terre, l’aînée pansant la main de la cadette. Sa femme était comme affaissée sur le grabat voisin de la cheminée avec un visage étonné. Jondrette marchait dans le galetas de long en large à grands pas. Il avait les yeux extraordinaires.

La femme, qui semblait timide et frappée de stupeur devant son mari, se hasarda à lui dire :

— Quoi, vraiment ? tu es sûr ?

— Sûr ! Il y a huit ans ! mais je le reconnais ! Ah ! je le reconnais ! je l’ai reconnu tout de suite ! Quoi, cela ne t’a pas sauté aux yeux ?

— Non.

— Mais je t’ai dit pourtant : fais attention ! mais c’est la taille, c’est le visage, à peine plus vieux, il y a des gens qui ne vieillissent pas, je ne sais pas comment ils font ; c’est le son de voix. Il est mieux mis, voilà tout ! Ah ! vieux mystérieux du diable, je te tiens, va !

Il s’arrêta et dit à ses filles :

— Allez-vous-en, vous autres ! — C’est drôle que cela ne t’ait pas sauté aux yeux.

Elles se levèrent pour obéir.

La mère balbutia :

— Avec sa main malade ?

— L’air lui fera du bien, dit Jondrette. Allez.

Il était visible que cet homme était de ceux auxquels on ne réplique pas. Les deux filles sortirent.

Au moment où elles allaient passer la porte, le père retint l’aînée par le bras et dit avec un accent particulier :

— Vous serez ici à cinq heures précises. Toutes les deux. J’aurai besoin de vous.

Marius redoubla d’attention.

Demeuré seul avec sa femme, Jondrette se remit à marcher dans la chambre et en fit deux ou trois fois le tour en silence. Puis il passa quelques minutes à faire rentrer et à enfoncer dans la ceinture de son pantalon le bas de la chemise de femme qu’il portait.

Tout à coup il se tourna vers la Jondrette, croisa les bras, et s’écria :

— Et veux-tu que je te dise une chose ? La demoiselle…

— Eh bien quoi ? repartit la femme, la demoiselle ?

Marius n’en pouvait douter, c’était bien d’elle qu’on parlait. Il écoutait avec une anxiété ardente. Toute sa vie était dans ses oreilles.

Mais le Jondrette s’était penché, et avait parlé bas à sa femme. Puis il se releva et termina tout haut :

— C’est elle !

— Ça ? dit la femme.

— Ça ! dit le mari.

Aucune expression ne saurait rendre ce qu’il y avait dans le ça de la mère. C’était la surprise, la rage, la haine, la colère, mêlées et combinées dans une intonation monstrueuse. Il avait suffi de quelques mots prononcés, du nom sans doute, que son mari lui avait dit à l’oreille, pour que cette grosse femme assoupie se réveillât, et de repoussante devînt effroyable.

— Pas possible ! s’écria-t-elle. Quand je pense que mes filles vont nu-pieds et n’ont pas une robe à mettre ! Comment ! une pelisse de satin, un chapeau de velours, des brodequins, et tout ! pour plus de deux cents francs d’effets ! qu’on croirait que c’est une dame ! Non, tu te trompes ! Mais d’abord l’autre était affreuse, celle-ci n’est pas mal ! elle n’est vraiment pas mal ! ce ne peut pas être elle !

— Je te dis que c’est elle. Tu verras.

À cette affirmation si absolue, la Jondrette leva sa large face rouge et blonde et regarda le plafond avec une expression difforme. En ce moment elle parut à Marius plus redoutable encore que son mari. C’était une truie avec le regard d’une tigresse.

— Quoi ! reprit-elle, cette horrible belle demoiselle qui regardait mes filles d’un air de pitié, ce serait cette gueuse ! Oh ! je voudrais lui crever le ventre à coups de sabot !

Elle sauta à bas du lit, et resta un moment debout, décoiffée, les narines gonflées, la bouche entr’ouverte, les poings crispés et rejetés en arrière. Puis elle se laissa retomber sur le grabat. L’homme allait et venait sans faire attention à sa femelle.

Après quelques instants de silence, il s’approcha de la Jondrette et s’arrêta devant elle les bras croisés, comme le moment d’auparavant.

— Et veux-tu que je te dise encore une chose ?

— Quoi ? demanda-t-elle.

Il répondit d’une voix brève et basse :

— C’est que ma fortune est faite.

La Jondrette le considéra de ce regard qui veut dire : Est-ce que celui qui me parle deviendrait fou ?

Lui continua :

— Tonnerre ! voilà pas mal longtemps déjà que je suis paroissien de la paroisse-meurs-de-faim-si-tu-as-du-feu-meurs-de-froid-si-tu-as-du-pain ! j’en ai assez eu de la misère ! ma charge et la charge des autres ! Je ne plaisante plus, je ne trouve plus ça comique, assez de calembours, bon Dieu ! plus de farces, père éternel ! je veux manger à ma faim, je veux boire à ma soif ! bâfrer ! dormir ! ne rien faire ! je veux avoir mon tour, moi, tiens ! avant de crever ! je veux être un peu millionnaire !

Il fit le tour du bouge et ajouta :

— Comme les autres.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda la femme.

Il secoua la tête, cligna de l’œil et haussa la voix comme un physicien de carrefour qui va faire une démonstration :

— Ce que je veux dire ? écoute !

— Chut ! grommela la Jondrette, pas si haut ! si ce sont des affaires qu’il ne faut pas qu’on entende.

— Bah ! qui ça ? le voisin ? Je l’ai vu sortir tout à l’heure. D’ailleurs est-ce qu’il entend, ce grand bêta ? Et puis je te dis que je l’ai vu sortir.

Cependant, par une sorte d’instinct, Jondrette baissa la voix, pas assez pourtant pour que ses paroles échappassent à Marius. Une circonstance favorable, et qui avait permis à Marius de ne rien perdre de cette conversation, c’est que la neige tombée assourdissait le bruit des voitures sur le boulevard.

Voici ce que Marius entendit :

— Écoute bien. Il est pris, le crésus ! C’est tout comme. C’est déjà fait. Tout est arrangé. J’ai vu des gens. Il viendra ce soir à six heures. Apporter ses soixante francs, canaille ! As-tu vu comme je vous ai débagoulé ça, mes soixante francs, mon propriétaire, mon 4 février ! ce n’est seulement pas un terme ! était-ce bête ! Il viendra donc à six heures ; c’est l’heure où le voisin est allé dîner. La mère Burgon lave la vaisselle en ville. Il n’y a personne dans la maison. Le voisin ne rentre jamais avant onze heures. Les petites feront le guet. Tu nous aideras. Il s’exécutera.

— Et s’il ne s’exécute pas ? demanda la femme.

— Jondrette fit un geste sinistre et dit :

— Nous l’exécuterons.

Et il éclata de rire.

C’était la première fois que Marius le voyait rire. Ce rire était froid et doux, et faisait frissonner.

Jondrette ouvrit un placard près de la cheminée et en tira une vieille casquette qu’il mit sur sa tête après l’avoir brossée avec sa manche.

— Maintenant, fit-il, je sors. J’ai encore des gens à voir. Des bons. Tu verras comme ça va marcher. Je serai dehors le moins longtemps possible. C’est un beau coup à jouer. Garde la maison.

Et, les deux poings dans les deux goussets de son pantalon, il resta un moment pensif, puis s’écria :

— Sais-tu qu’il est tout de même bien heureux qu’il ne m’ait pas reconnu, lui ! S’il m’avait reconnu de son côté, il ne serait pas revenu. Il nous échappait ! C’est ma barbe qui m’a sauvé ! ma barbiche romantique ! ma jolie petite barbiche romantique !

Et il se remit à rire.

Il alla à la fenêtre. La neige tombait toujours et rayait le gris du ciel.

— Quel chien de temps ! dit-il.

Puis croisant la redingote :

— La pelure est trop large. — C’est égal, ajouta-t-il, il a diablement bien fait de me la laisser, le vieux coquin ! Sans cela je n’aurais pas pu sortir et tout aurait encore manqué. À quoi les choses tiennent pourtant !

Et, enfonçant la casquette sur ses yeux, il sortit.

À peine avait-il eu le temps de faire quelques pas dehors que la porte se rouvrit et que son profil fauve et intelligent reparut par l’ouverture.

— J’oubliais, dit-il. Tu auras un réchaud de charbon.

Et il jeta dans le tablier de sa femme la pièce de cinq francs que lui avait laissée le « philanthrope ».

— Un réchaud de charbon ? demanda la femme.

— Oui.

— Combien de boisseaux ?

— Deux bons.

— Cela fera trente sous. Avec le reste, j’achèterai de quoi dîner.

— Diable, non.

— Pourquoi ?

— Ne va pas dépenser la pièce-cent-sous.

— Pourquoi ?

— Parce que j’aurai quelque chose à acheter de mon côté.

— Quoi ?

— Quelque chose.

— Combien te faudra-t-il ?

— Où y a-t-il un quincaillier par ici ?

— Rue Mouffetard.

— Ah ! oui, au coin d’une rue ; je vois la boutique.

— Mais dis-moi donc combien il te faudra pour ce que tu as à acheter ?

— Cinquante sous-trois francs.

— Il ne restera pas gras pour le dîner.

— Aujourd’hui il ne s’agit pas de manger. Il y a mieux à faire.

— Ça suffit, mon bijou.

Sur ce mot de sa femme, Jondrette referma la porte, et cette fois Marius entendit son pas s’éloigner dans le corridor de la masure et descendre rapidement l’escalier.

Une heure sonnait en cet instant à Saint-Médard.


XIII


SOLUS CUM SOLO, IN LOCO REMOTO NON
COGITABUNTUR ORARE PATER NOSTER


Marius, tout songeur qu’il était, était, nous l’avons dit, une nature ferme et énergique. Les habitudes de recueillement solitaire, en développant en lui la sympathie et la compassion, avaient diminué peut-être la faculté de s’irriter, mais laissé intacte la faculté de s’indigner ; il avait la bienveillance d’un brahme et la sévérité d’un juge ; il avait pitié d’un crapaud, mais il écrasait une vipère. Or, c’était dans un trou de vipères que son regard venait de plonger ; c’était un nid de monstres qu’il avait sous les yeux.

— Il faut mettre le pied sur ces misérables, dit-il.

Aucune des énigmes qu’il espérait voir dissiper ne s’était éclaircie ; au contraire, toutes s’étaient épaissies peut-être ; il ne savait rien de plus sur la belle enfant du Luxembourg et sur l’homme qu’il appelait M. Leblanc, sinon que Jondrette les connaissait. À travers les paroles ténébreuses qui avaient été dites, il n’entrevoyait distinctement qu’une chose, c’est qu’un guet-apens se préparait, un guet-apens obscur, mais terrible ; c’est qu’ils couraient tous les deux un grand danger, elle probablement, son père à coup sûr ; c’est qu’il fallait les sauver ; c’est qu’il fallait déjouer les combinaisons hideuses des Jondrette et rompre la toile de ces araignées.

Il observa un moment la Jondrette. Elle avait tiré d’un coin un vieux fourneau de tôle et elle fouillait dans des ferrailles.

Il descendit de la commode le plus doucement qu’il put et en ayant soin de ne faire aucun bruit.

Dans son effroi de ce qui s’apprêtait et dans l’horreur dont les Jondrette l’avaient pénétré, il sentait une sorte de joie à l’idée qu’il lui serait peut-être donné de rendre un tel service à celle qu’il aimait.

Mais comment faire ? Avertir les personnes menacées ? où les trouver ? Il ne savait pas leur adresse. Elles avaient reparu un instant à ses yeux, puis elles s’étaient replongées dans les immenses profondeurs de Paris. Attendre M. Leblanc à la porte le soir à six heures, au moment où il arriverait, et le prévenir du piége ? Mais Jondrette et ses gens le verraient guetter, le lieu était désert, ils seraient plus forts que lui, ils trouveraient moyen de le saisir ou de l’éloigner, et celui que Marius voulait sauver serait perdu. Une heure venait de sonner, le guet-apens devait s’accomplir à six heures. Marius avait cinq heures devant lui.

Il n’y avait qu’une chose à faire.

Il mit son habit passable, se noua un foulard au cou, prit son chapeau, et sortit, sans faire plus de bruit que s’il eût marché sur de la mousse avec des pieds nus.

D’ailleurs la Jondrette continuait de fourgonner dans ses ferrailles.

Une fois hors de la maison, il gagna la rue du Petit-Banquier.

Il était vers le milieu de cette rue près d’un mur très bas qu’on peut enjamber à de certains endroits et qui donne dans un terrain vague, il marchait lentement, préoccupé qu’il était, la neige assourdissait ses pas ; tout à coup il entendit des voix qui parlaient tout près de lui. Il tourna la tête, la rue était déserte, il n’y avait personne, c’était en plein jour, et cependant il entendait distinctement des voix.

Il eut l’idée de regarder par-dessus le mur qu’il côtoyait.

Il y avait là en effet deux hommes adossés à la muraille, assis, dans la neige et se parlant bas.

Ces deux figures lui étaient inconnues, L’un était un homme barbu en blouse et l’autre un homme chevelu en guenilles. Le barbu avait une calotte grecque, l’autre la tête nue et de la neige dans les cheveux.

En avançant la tête au-dessus d’eux, Marius pouvait entendre.

Le chevelu poussait l’autre du coude et disait :

— Avec Patron-Minette, ça ne peut pas manquer.

— Crois-tu ? dit le barbu ; et le chevelu repartit :

— Ce sera pour chacun un fafiot de cinq cents balles, et, le pire qui puisse arriver, cinq ans, six ans, dix ans au plus !

L’autre répondit avec quelque hésitation et en grelottant sous son bonnet grec :

— Ça, c’est une chose réelle. On ne peut pas aller à l’encontre de ces choses-là.

— Je te dis que l’affaire ne peut pas manquer, reprit le chevelu. La maringotte du père Chose sera attelée.

Puis ils se mirent à parler d’un mélodrame qu’ils avaient vu la veille à la Gaîté.

Marius continua son chemin.

Il lui semblait que les paroles obscures de ces hommes, si étrangement cachés derrière ce mur et accroupis dans la neige, n’étaient pas peut-être sans quelque rapport avec les abominables projets de Jondrette. Ce devait être là l’affaire.

Il se dirigea vers le faubourg Saint-Marceau et demanda à la première boutique qu’il rencontra où il y avait un commissaire de police.

On lui indiqua la rue de Pontoise et le numéro 14.

Marius s’y rendit.

En passant devant un boulanger, il acheta un pain de deux sous et le mangea, prévoyant qu’il ne dînerait pas.

Chemin faisant, il rendit justice à la providence. Il songea que, s’il n’avait pas donné ses cinq francs le matin à la fille Jondrette, il aurait suivi le fiacre de M. Leblanc, et par conséquent tout ignoré, que rien n’aurait fait obstacle au guet-apens des Jondrette, et que M. Leblanc était perdu, et sans doute sa fille avec lui.

XIV


OÙ UN AGENT DE POLICE DONNE DEUX COUPS
DE POING À UN AVOCAT


Arrivé au numéro 14 de la rue de Pontoise, il monta au premier et demanda le commissaire de police.

— Monsieur le commissaire de police n’y est pas, dit un garçon de bureau quelconque ; mais il y a un inspecteur qui le remplace. Voulez-vous lui parler ? est-ce pressé ?

— Oui, dit Marius.

Le garçon de bureau l’introduisit dans le cabinet du commissaire. Un homme de haute taille s’y tenait debout, derrière une grille, appuyé à un poêle, et relevant de ses deux mains les pans d’un vaste carrick à trois collets. C’était une figure carrée, une bouche mince et ferme, d’épais favoris grisonnants très farouches, un regard à retourner vos poches. On eût pu dire de ce regard, non qu’il pénétrait, mais qu’il fouillait.

Cet homme n’avait pas l’air beaucoup moins féroce ni beaucoup moins redoutable que Jondrette ; le dogue quelquefois n’est pas moins inquiétant à rencontrer que le loup.

— Que voulez-vous ? dit-il à Marius, sans ajouter monsieur.

— Monsieur le commissaire de police ?

— Il est absent. Je le remplace.

— C’est pour une affaire très secrète.

— Alors parlez.

— Et très pressée.

— Alors parlez vite.

Cet homme, calme et brusque, était tout à la fois effrayant et rassurant. Il inspirait la crainte et la confiance. Marius lui conta l’aventure. Qu’une personne qu’il ne connaissait que de vue devait être attirée le soir même dans un guet-apens ; — qu’habitant la chambre voisine du repaire il avait, lui Marius Pontmercy, avocat, entendu tout le complot à travers la cloison ; — que le scélérat qui avait imaginé le piège était un nommé Jondrette ; — qu’il aurait des complices, probablement des rôdeurs de barrières, entre autres un certain Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille ; — que les filles de Jondrette feraient le guet ; — qu’il n’existait aucun moyen de prévenir l’homme menacé, attendu qu’on ne savait même pas son nom ; — et qu’enfin tout cela devait s’exécuter à six heures du soir au point le plus désert du boulevard de l’Hôpital, dans la maison du numéro 50-52.

À ce numéro, l’inspecteur leva la tête, et dit froidement :

— C’est donc dans la chambre du fond du corridor ?

— Précisément, fit Marius, et il ajouta : — Est-ce que vous connaissez cette maison ?

L’inspecteur resta un moment silencieux, puis répondit en chauffant le talon de sa botte à la bouche du poêle :

— Apparemment.

Il continua dans ses dents, parlant moins à Marius qu’à sa cravate :

— Il doit y avoir un peu de Patron-Minette là-dedans.

Ce mot frappa Marius.

— Patron-Minette, dit-il. J’ai en effet entendu prononcer ce mot-là.

Et il raconta à l’inspecteur le dialogue de l’homme chevelu et de l’homme barbu dans la neige derrière le mur de la rue du Petit-Banquier.

L’inspecteur grommela :

— Le chevelu doit être Brujon, et le barbu doit être Demi-Liard, dit Deux-Milliards.

Il avait de nouveau baissé les paupières, et il méditait.

— Quant au père Chose, je l’entrevois. Voilà que j’ai brûlé mon carrick. Ils font toujours trop de feu dans ces maudits poêles. Le numéro 50-52. Ancienne propriété Gorbeau.

Puis il regarda Marius.

— Vous n’avez vu que ce barbu et ce chevelu ?

— Et Panchaud.

— Vous n’avez pas vu rôdailler par là une espèce de petit muscadin du diable ?

— Non.

— Ni un grand gros massif matériel qui ressemble à l’éléphant du Jardin des Plantes ?

— Non.

— Ni un malin qui a l’air d’une ancienne queue-rouge ?

— Non.

— Quant au quatrième, personne ne le voit, pas même ses adjudants, commis et employés. Il est peu surprenant que vous ne l’ayez pas aperçu.

— Non. Qu’est-ce que c’est, demanda Marius, que tous ces êtres-là ?

L’inspecteur répondit :

— D’ailleurs ce n’est pas leur heure.

Il retomba dans son silence, puis reprit :

— 50-52. Je connais la baraque. Impossible de nous cacher dans l’intérieur sans que les artistes s’en aperçoivent. Alors ils en seraient quittes pour décommander le vaudeville. Ils sont si modestes ! le public les gêne. Pas de ça, pas de ça. Je veux les entendre chanter et les faire danser.

Ce monologue terminé, il se tourna vers Marius et lui demanda en le regardant fixement :

— Aurez-vous peur ?

— De quoi ? dit Marius.

— De ces hommes ?

— Pas plus que de vous ! répliqua rudement Marius qui commençait à remarquer que ce mouchard ne lui avait pas encore dit monsieur.

L’inspecteur regarda Marius plus fixement encore et reprit avec une sorte de solennité sentencieuse :

— Vous parlez là comme un homme brave et comme un homme honnête. Le courage ne craint pas le crime, et l’honnêteté ne craint pas l’autorité.

Marius l’interrompit :

— C’est bon ; mais que comptez-vous faire ?

L’inspecteur se borna à lui répondre :

— Les locataires de cette maison-là ont des passe-partout pour rentrer la nuit chez eux. Vous devez en avoir un ?

— Oui, dit Marius.

— L’avez-vous sur vous ?

— Oui.

— Donnez-le moi, dit l’inspecteur.

Marius prit sa clef dans son gilet, la remit à l’inspecteur, et ajouta :

— Si vous m’en croyez, vous viendrez en force.

L’inspecteur jeta sur Marius le coup d’œil de Voltaire à un académicien de province qui lui eût proposé une rime ; il plongea d’un seul mouvement ses deux mains, qui étaient énormes, dans les deux poches de son carrick, et en tira deux petits pistolets d’acier, de ces pistolets qu’on appelle coups de poing. Il les présenta à Marius en disant vivement et d’un ton bref :

— Prenez ceci. Rentrez chez vous. Cachez-vous dans votre chambre. Qu’on vous croie sorti. Ils sont chargés. Chacun de deux balles. Vous observerez, il y a un trou au mur, comme vous me l’avez dit. Les gens viendront. Laissez-les aller un peu. Quand vous jugerez la chose à point, et qu’il sera temps de l’arrêter, vous tirerez un coup de pistolet. Pas trop tôt. Le reste me regarde. Un coup de pistolet en l’air, au plafond, n’importe où. Surtout pas trop tôt. Attendez qu’il y ait commencement d’exécution ; vous êtes avocat, vous savez ce que c’est.

Marius prit les pistolets et les mit dans la poche de côté de son habit.

— Cela fait une bosse comme cela, cela se voit, dit l’inspecteur. Mettez-les plutôt dans vos goussets.

Marius cacha les pistolets dans ses goussets.

— Maintenant, poursuivit l’inspecteur, il n’y a plus une minute à perdre pour personne. Quelle heure est-il ? Deux heures et demie. C’est pour sept heures ?

— Six heures, dit Marius.

— J’ai le temps, reprit l’inspecteur, mais je n’ai que le temps. N’oubliez rien de ce que je vous ai dit. Pan. Un coup de pistolet.

— Soyez tranquille, répondit Marius.

Et comme Marius mettait la main au loquet de la porte pour sortir, l’inspecteur lui cria :

— À propos, si vous aviez besoin de moi d’ici-là, venez ou envoyez ici. Vous feriez demander l’inspecteur Javert.


XV


JONDRETTE FAIT SON EMPLETTE


Quelques instants après, vers trois heures, Courfeyrac passait par aventure rue Mouffetard en compagnie de Bossuet. La neige redoublait et emplissait l’espace. Bossuet était en train de dire à Courfeyrac :

— À voir tomber tous ces flocons de neige, on dirait qu’il y a au ciel une peste de papillons blancs. — Tout à coup, Bossuet aperçut Marius qui remontait la rue vers la barrière et avait un air particulier.

— Tiens ! s’exclama Bossuet, Marius !

— Je l’ai vu, dit Courfeyrac. Ne lui parlons pas.

— Pourquoi ?

— Il est occupé.

— À quoi ?

— Tu ne vois donc pas la mine qu’il a ?

— Quelle mine ?

— Il a l’air de quelqu’un qui suit quelqu’un.

— C’est vrai, dit Bossuet.

— Vois donc les yeux qu’il fait ! reprit Courfeyrac.

— Mais qui diable suit-il ?

— Quelque mimi-goton-bonnet-fleuri ! il est amoureux.

— Mais, observa Bossuet, c’est que je ne vois pas de mimi, ni de goton, ni de bonnet-fleuri dans la rue. Il n’y a pas une femme.

Courfeyrac regarda, et s’écria :

— Il suit un homme !

Un homme en effet, coiffé d’une casquette, et dont on distinguait la barbe grise quoiqu’on ne le vît que de dos, marchait à une vingtaine de pas en avant de Marius.

Cet homme était vêtu d’une redingote toute neuve trop grande pour lui et d’un épouvantable pantalon en loques tout noirci par la boue.

Bossuet éclata de rire.

— Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?

— Ça ? reprit Courfeyrac, c’est un poëte. Les poëtes portent assez volontiers des pantalons de marchands de peaux de lapin et des redingotes de pairs de France.

— Voyons où va Marius, fit Bossuet, voyons où va cet homme, suivons-les, hein ?

— Bossuet ! s’écria Courfeyrac, aigle de Meaux ! vous êtes une prodigieuse brute. Suivre un homme qui suit un homme !

Ils rebroussèrent chemin.

Marius en effet avait vu passer Jondrette rue Mouffetard, et l’épiait.

Jondrette allait devant lui sans se douter qu’il y eût déjà un regard qui le tenait.

Il quitta la rue Mouffetard, et Marius le vit entrer dans une des plus affreuses bicoques de la rue Gracieuse, il y resta un quart d’heure environ, puis revint rue Mouffetard. Il s’arrêta chez un quincaillier qu’il y avait à cette époque au coin de la rue Pierre-Lombard, et, quelques minutes après, Marius le vit sortir de la boutique, tenant à la main un grand ciseau à froid emmanché de bois blanc qu’il cacha sous sa redingote. À la hauteur de la rue du Petit-Gentilly, il tourna à gauche et gagna rapidement la rue du Petit-Banquier. Le jour tombait, la neige qui avait cessé un moment venait de recommencer ; Marius s’embusqua au coin même de la rue du Petit-Banquier qui était déserte comme toujours, et il n’y suivit pas Jondrette. Bien lui en prit, car, parvenu près du mur bas où Marius avait entendu parler l’homme chevelu et l’homme barbu, Jondrette se retourna, s’assura que personne ne le suivait et ne le voyait, puis enjamba le mur et disparut.

Le terrain vague que ce mur bordait communiquait avec l’arrière-cour d’un ancien loueur de voitures mal famé, qui avait fait faillite et qui avait encore quelques vieux berlingots sous des hangars.

Marius pensa qu’il était sage de profiter de l’absence de Jondrette pour rentrer ; d’ailleurs l’heure avançait ; tous les soirs mame Burgon, en partant pour aller laver la vaisselle en ville, avait coutume de fermer la porte de la maison qui était toujours close à la brune ; Marius avait donné sa clef à l’inspecteur de police ; il était donc important qu’il se hâtât.

Le soir était venu ; la nuit était à peu près fermée, il n’y avait plus sur l’horizon et dans l’immensité qu’un point éclairé par le soleil, c’était la lune.

Elle se levait rouge derrière le dôme bas de la Salpêtrière.

Marius regagna à grands pas le no 50-52. La porte était encore ouverte quand il arriva. Il monta l’escalier sur la pointe du pied et se glissa le long du mur du corridor jusqu’à sa chambre. Ce corridor, on s’en souvient, était bordé, des deux côtés, de galetas en ce moment tous à louer et vides. Mame Burgon en laissait habituellement les portes ouvertes. En passant devant une de ces portes, Marius crut apercevoir dans la cellule inhabitée quatre têtes d’hommes immobiles que blanchissait vaguement un reste de jour tombant par une lucarne. Marius ne chercha pas à voir, ne voulant pas être vu. Il parvint à rentrer dans sa chambre sans être aperçu et sans bruit. Il était temps. Un moment après, il entendit mame Burgon qui s’en allait et la porte de la maison qui se fermait.

XVI


OÙ L’ON RETROUVERA LA CHANSON SUR UN AIR
ANGLAIS À LA MODE EN 1832


Marius s’assit sur son lit. Il pouvait être cinq heures et demie. Une demi-heure seulement le séparait de ce qui allait arriver. Il entendait battre ses artères comme on entend le battement d’une montre dans l’obscurité. Il songeait à cette double marche qui se faisait en ce moment dans les ténèbres, le crime s’avançant d’un côté, la justice venant de l’autre. Il n’avait pas peur, mais il ne pouvait penser sans un certain tressaillement aux choses qui allaient se passer. Comme à tous ceux que vient assaillir soudainement une aventure surprenante, cette journée entière lui faisait l’effet d’un rêve, et, pour ne point se croire en proie à un cauchemar, il avait besoin de sentir dans ses goussets le froid des deux pistolets d’acier.

Il ne neigeait plus ; la lune, de plus en plus claire, se dégageait des brumes, et sa lueur mêlée au reflet blanc de la neige tombée donnait à la chambre un aspect crépusculaire.

Il y avait de la lumière dans le taudis Jondrette. Marius voyait le trou de la cloison briller d’une clarté rouge qui lui paraissait sanglante.

Il était réel que cette clarté ne pouvait guère être produite par une chandelle. Du reste, aucun mouvement chez les Jondrette, personne n’y bougeait, personne n’y parlait, pas un souffle, le silence y était glacial et profond, et sans cette lumière on se fût cru à côté d’un sépulcre.

Marius ôta doucement ses bottes et les poussa sous son lit.

Quelques minutes s’écoulèrent. Marius entendit la porte d’en bas tourner sur ses gonds, un pas lourd et rapide monta l’escalier et parcourut le corridor, le loquet du bouge se souleva avec bruit ; c’était Jondrette qui rentrait.

Tout de suite plusieurs voix s’élevèrent. Toute la famille était dans le galetas. Seulement elle se taisait en l’absence du maître comme les louveteaux en l’absence du loup.

— C’est moi, dit-il.

— Bonsoir, pèremuche ! glapirent les filles.

— Eh bien ? dit la mère.

— Tout va à la papa, répondit Jondrette, mais j’ai un froid de chien aux pieds. Bon, c’est cela, tu t’es habillée. Il faudra que tu puisses inspirer de la confiance.

— Toute prête à sortir.

— Tu n’oublieras rien de ce que je t’ai dit ? tu feras bien tout ?

— Sois tranquille.

— C’est que… dit Jondrette. Et il n’acheva pas sa phrase.

Marius l’entendit poser quelque chose de lourd sur la table, probablement le ciseau qu’il avait acheté.

— Ah çà, reprit Jondrette, a-t-on mangé ici ?

— Oui, dit la mère, j’ai eu trois grosses pommes de terre et du sel. J’ai profité du feu pour les faire cuire.

— Bon, repartit Jondrette. Demain je vous mène dîner avec moi. Il y aura un canard et des accessoires. Vous dînerez comme des Charles-Dix. Tout va bien !

Puis il ajouta en baissant la voix :

— La souricière est ouverte. Les chats sont là.

Il baissa encore la voix et dit :

— Mets ça dans le feu.

Marius entendit un cliquetis de charbon qu’on heurtait avec une pincette ou un outil en fer, et Jondrette continua :

— As-tu suifé les gonds de la porte pour qu’ils ne fassent pas de bruit ?

— Oui, répondit la mère.

— Quelle heure est-il ?

— Six heures bientôt. La demie vient de sonner à Saint-Médard.

— Diable ! fit Jondrette. Il faut que les petites aillent faire le guet. Venez, vous autres, écoutez ici.

Il y eut un chuchotement.

La voix de Jondrette s’éleva encore :

— La Burgon est-elle partie ?

— Oui, dit la mère.

— Es-tu sûre qu’il n’y a personne chez le voisin ?

— Il n’est pas rentré de la journée, et tu sais bien que c’est l’heure de son dîner.

— Tu es sûre ?

— Sûre.

— C’est égal, reprit Jondrette, il n’y a pas de mal à aller voir chez lui s’il y est. Ma fille, prends la chandelle et vas-y.

Marius se laissa tomber sur ses mains et ses genoux et rampa silencieusement sous son lit.

À peine y était-il blotti qu’il aperçut une lumière à travers les fentes de sa porte.

— P’pa cria une voix, il est sorti.

Il reconnut la voix de la fille aînée.

— Es-tu entrée ? demanda le père.

— Non, répondit la fille, mais puisque sa clef est à sa porte, il est sorti.

Le père cria :

— Entre tout de même.

La porte s’ouvrit, et Marius vit entrer la grande Jondrette, une chandelle à la main. Elle était comme le matin, seulement plus effrayante encore à cette clarté.

Elle marcha droit au lit. Marius eut un inexprimable moment d’anxiété, mais il y avait près du lit un miroir cloué au mur, c’était là qu’elle allait. Elle se haussa sur la pointe des pieds et s’y regarda. On entendait un bruit de ferrailles remuées dans la pièce voisine.

Elle lissa ses cheveux avec la paume de sa main et fit des sourires au miroir tout en chantonnant de sa voix cassée et sépulcrale :


Nos amours ont duré toute une semaine.
Ah ! que du bonheur les instants sont courts !
S’adorer huit jours, c’était bien la peine !
Le temps des amours devrait durer toujours !
Devrait durer toujours ! devrait durer toujours !

Cependant Marius tremblait. Il lui semblait impossible qu’elle n’entendît pas sa respiration.

Elle se dirigea vers la fenêtre et regarda dehors en parlant haut avec cet air à demi fou qu’elle avait.

— Comme Paris est laid quand il a mis une chemise blanche ! dit-elle.

Elle revint au miroir et se fit de nouveau des mines, se contemplant successivement de face et de trois quarts.

— Eh bien ! cria le père, qu’est-ce que tu fais donc ?

— Je regarde sous le lit et sous les meubles, répondit-elle en continuant d’arranger ses cheveux, il n’y a personne.

— Cruche ! hurla le père. Ici tout de suite ! et ne perdons pas le temps.

— J’y vas ! j’y vas ! dit-elle. On n’a le temps de rien dans leur baraque !

Elle fredonna :


Vous me quittez pour aller à la gloire,
Mon triste cœur suivra partout vos pas.

Elle jeta un dernier coup d’œil au miroir et sortit en refermant la porte sur elle.

Un moment après, Marius entendit le bruit des pieds nus des deux jeunes filles dans le corridor et la voix de Jondrette qui leur criait :

— Faites bien attention ! l’une du côté de la barrière, l’autre au coin de la rue du Petit-Banquier. Ne perdez pas de vue une minute la porte de la maison, et pour peu que vous voyiez quelque chose, tout de suite ici ! quatre à quatre ! Vous avez une clef pour rentrer.

La fille aînée grommela :

— Faire faction nu-pieds dans la neige !

— Demain, vous aurez des bottines de soie couleur scarabée ! dit le père.

Elles descendirent l’escalier, et, quelques secondes après, le choc de la porte d’en bas qui se refermait annonça qu’elles étaient dehors.

Il n’y avait plus dans la maison que Marius et les Jondrette, et probablement aussi les êtres mystérieux entrevus par Marius dans le crépuscule derrière la porte du galetas inhabité.

XVII


EMPLOI DE LA PIÈCE DE CINQ FRANCS DE MARIUS


Marius jugea que le moment était venu de reprendre sa place à son observatoire. En un clin d’œil, et avec la souplesse de son âge, il fut près du trou de la cloison.

Il regarda.

L’intérieur du logis Jondrette offrait un aspect singulier, et Marius s’expliqua la clarté étrange qu’il y avait remarquée. Une chandelle y brûlait dans un chandelier vert-de-grisé, mais ce n’était pas elle qui éclairait réellement la chambre. Le taudis tout entier était comme illuminé par la réverbération d’un assez grand réchaud de tôle placé dans la cheminée et rempli de charbon allumé. Le réchaud que la Jondrette avait préparé le matin. Le charbon était ardent et le réchaud était rouge, une flamme bleue y dansait et aidait à distinguer la forme du ciseau acheté par Jondrette rue Pierre-Lombard, qui rougissait enfoncé dans la braise. On voyait dans un coin près de la porte, et comme disposés pour un usage prévu, deux tas qui paraissaient être l’un un tas de ferrailles, l’autre un tas de cordes. Tout cela, pour quelqu’un qui n’eût rien su de ce qui s’apprêtait, eût fait flotter l’esprit entre une idée très sinistre et une idée très simple. Le bouge ainsi éclairé ressemblait plutôt à une forge qu’à une bouche de l’enfer, mais Jondrette, à cette lueur, avait plutôt l’air d’un démon que d’un forgeron.

La chaleur du brasier était telle que la chandelle sur la table fondait du côté du réchaud et se consumait en biseau. Une vieille lanterne sourde en cuivre, digne de Diogène devenu Cartouche, était posée sur la cheminée.

Le réchaud, placé dans le foyer même, à côté des tisons à peu près éteints, envoyait sa vapeur dans le tuyau de la cheminée et ne répandait pas d’odeur.

La lune, entrant par les quatre carreaux de la fenêtre, jetait sa blancheur dans le galetas pourpre et flamboyant, et pour le poétique esprit de Marius, songeur même au moment de l’action, c’était comme une pensée du ciel mêlée aux rêves difformes de la terre.

Un souffle d’air, pénétrant par le carreau cassé, contribuait à dissiper l’odeur du charbon et à dissimuler le réchaud.

Le repaire Jondrette était, si l’on se rappelle ce que nous avons dit de la masure Gorbeau, admirablement choisi pour servir de théâtre à un fait violent et sombre et d’enveloppe à un crime. C’était la chambre la plus reculée de la maison la plus isolée du boulevard le plus désert de Paris. Si le guet-apens n’existait pas, on l’y eût inventé.

Toute l’épaisseur d’une maison et une foule de chambres inhabitées séparaient ce bouge du boulevard, et la seule fenêtre qu’il y eût donnait sur des terrains vagues enclos de murailles et de palissades.

Jondrette avait allumé sa pipe, s’était assis sur la chaise dépaillée, et fumait. Sa femme lui parlait bas.

Si Marius eût été Courfeyrac, c’est-à-dire un de ces hommes qui rient dans toutes les occasions de la vie, il eût éclaté de rire quand son regard tomba sur la Jondrette. Elle avait un chapeau noir avec des plumes assez semblable aux chapeaux des hérauts d’armes du sacre de Charles X, un immense châle tartan sur son jupon de tricot, et les souliers d’homme que sa fille avait dédaignés le matin. C’était cette toilette qui avait arraché à Jondrette l’exclamation : Bon ! tu t’es habillée ! tu as bien fait. Il faut que tu puisses inspirer de la confiance !

Quant à Jondrette, il n’avait pas quitté le surtout neuf et trop large pour lui que M. Leblanc lui avait donné, et son costume continuait d’offrir ce contraste de la redingote et du pantalon qui constituait aux yeux de Courfeyrac l’idéal du poëte.

Tout à coup Jondrette haussa la voix.

— À propos ! j’y songe. Par le temps qu’il fait il va venir en fiacre. Allume la lanterne, prends-la, et descends. Tu te tiendras derrière la porte en bas. Au moment où tu entendras la voiture s’arrêter, tu ouvriras tout de suite, il montera, tu l’éclaireras dans l’escalier et dans le corridor, et pendant qu’il entrera ici, tu redescendras bien vite, tu payeras le cocher et tu renverras le fiacre.

— Et de l’argent ? demanda la femme.

Jondrette fouilla dans son pantalon, et lui remit cinq francs.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria-t-elle.

Jondrette répondit avec dignité :

— C’est le monarque que le voisin a donné ce matin.

Et il ajouta :

— Sais-tu ? il faudrait ici deux chaises.

— Pourquoi ?

— Pour s’asseoir.

Marius sentit un frisson lui courir dans les reins en entendant la Jondrette faire cette réponse paisible :

— Pardieu ! je vais t’aller chercher celles du voisin.

Et d’un mouvement rapide elle ouvrit la porte du bouge et sortit dans le corridor.

Marius n’avait pas matériellement le temps de descendre de la commode, d’aller jusqu’à son lit et de s’y cacher.

— Prends la chandelle, cria Jondrette.

— Non, dit-elle, cela m’embarrasserait, j’ai les deux chaises à porter. Il fait clair de lune.

Marius entendit la lourde main de la mère Jondrette chercher en tâtonnant sa clef dans l’obscurité. La porte s’ouvrit. Il resta cloué à sa place par le saisissement et la stupeur.

La Jondrette entra.

La lucarne mansardée laissait passer un rayon de lune entre deux grands pans d’ombre. Un de ces pans d’ombre couvrait entièrement le mur auquel était adossé Marius, de sorte qu’il y disparaissait.

La mère Jondrette leva les yeux, ne vit pas Marius, prit les deux chaises, les seules que Marius possédât, et s’en alla, en laissant la porte retomber bruyamment derrière elle.

Elle rentra dans le bouge.

— Voici les deux chaises.

— Et voilà la lanterne, dit le mari. Descends bien vite.

Elle obéit en hâte, et Jondrette resta seul.

Il disposa les deux chaises des deux côtés de la table, retourna le ciseau dans le brasier, mit devant la cheminée un vieux paravent, qui masquait le réchaud, puis alla au coin où était le tas de cordes et se baissa comme pour y examiner quelque chose. Marius reconnut alors que ce qu’il avait pris pour un tas informe était une échelle de corde très bien faite avec des échelons de bois et deux crampons pour l’accrocher.

Cette échelle et quelques gros outils, véritables masses de fer, qui étaient mêlés au monceau de ferrailles entassé derrière la porte, n’étaient point le matin dans le bouge Jondrette et y avaient été évidemment apportés dans l’après-midi, pendant l’absence de Marius.

— Ce sont des outils de taillandier, pensa Marius.

Si Marius eût été un peu plus lettré en ce genre, il eût reconnu, dans ce qu’il prenait pour des engins de taillandier, de certains instruments pouvant forcer une serrure ou crocheter une porte et d’autres pouvant couper ou trancher, les deux familles d’outils sinistres que les voleurs appellent les cadets et les fauchants.

La cheminée et la table avec les deux chaises étaient précisément en face de Marius. Le réchaud étant caché, la chambre n’était plus éclairée que par la chandelle ; le moindre tesson sur la table ou sur la cheminée faisait une grande ombre. Un pot à l’eau égueulé masquait la moitié du mur. Il y avait dans cette chambre je ne sais quel calme hideux et menaçant. On y sentait l’attente de quelque chose d’épouvantable.

Jondrette avait laissé sa pipe s’éteindre, grave signe de préoccupation, et était venu se rasseoir. La chandelle faisait saillir les angles farouches et fins de son visage. Il avait des froncements de sourcils et de brusques épanouissements de la main droite comme s’il répondait aux derniers conseils d’un sombre monologue intérieur. Dans une de ces obscures répliques qu’il se faisait à lui-même, il amena vivement à lui le tiroir de la table, y prit un long couteau de cuisine qui y était caché et en essaya le tranchant sur son ongle. Cela fait, il remit le couteau dans le tiroir, qu’il repoussa.

Marius de son côté saisit le pistolet qui était dans son gousset droit, l’en retira et l’arma.

Le pistolet en s’armant fit un petit bruit clair et sec.

Jondrette tressaillit et se souleva à demi sur sa chaise :

— Qui est là ? cria-t-il.

Marius suspendit son haleine, Jondrette écouta un instant, puis se mit à rire en disant :

— Suis-je bête ! C’est la cloison qui craque.

Marius garda le pistolet à sa main.


XVIII


LES DEUX CHAISES DE MARIUS SE FONT
VIS-À-VIS


Tout à coup la vibration lointaine et mélancolique d’une cloche ébranla les vitres. Six heures sonnaient à Saint-Médard.

Jondrette marqua chaque coup d’un hochement de tête. Le sixième sonné, il moucha la chandelle avec ses doigts.

Puis il se mit à marcher dans la chambre, écouta dans le corridor, marcha, écouta encore : — Pourvu qu’il vienne ! grommela-t-il ; puis il revint à sa chaise.

Il se rasseyait à peine que la porte s’ouvrit.

La mère Jondrette l’avait ouverte et restait dans le corridor faisant une horrible grimace aimable qu’un des trous de la lanterne sourde éclairait d’en bas.

— Entrez, monsieur, dit-elle.

— Entrez, mon bienfaiteur, répéta Jondrette se levant précipitamment.

M. Leblanc parut.

Il avait un air de sérénité qui le faisait singulièrement vénérable.

Il posa sur la table quatre louis.

— Monsieur Fabantou, dit-il, voici pour votre loyer et vos premiers besoins. Nous verrons ensuite.

— Dieu vous le rende, mon généreux bienfaiteur ! dit Jondrette ; et, s’approchant rapidement de sa femme :

— Renvoie le fiacre !

Elle s’esquiva pendant que son mari prodiguait les saluts et offrait une chaise à M. Leblanc. Un instant après elle revint et lui dit bas à l’oreille :

— C’est fait.

La neige qui n’avait cessé de tomber depuis le matin était tellement épaisse qu’on n’avait point entendu le fiacre arriver, et qu’on ne l’entendit pas s’en aller.

Cependant M. Leblanc s’était assis.

Jondrette avait pris possession de l’autre chaise en face de M. Leblanc.

Maintenant, pour se faire une idée de la scène qui va suivre, que le lecteur se figure dans son esprit la nuit glacée, les solitudes de la Salpêtrière couvertes de neige, et blanches au clair de lune comme d’immenses linceuls, la clarté de veilleuse des réverbères rougissant çà et là ces boulevards tragiques et les longues rangées des ormes noirs, pas un passant peut-être à un quart de lieue à la ronde, la masure Gorbeau à son plus haut point de silence, d’horreur et de nuit, dans cette masure, au milieu de ces solitudes, au milieu de cette ombre, le vaste galetas Jondrette éclairé d’une chandelle, et dans ce bouge deux hommes assis à une table, M. Leblanc tranquille, Jondrette souriant et effroyable, la Jondrette, la mère louve, dans un coin, et, derrière la cloison, Marius, invisible, debout, ne perdant pas une parole, ne perdant pas un mouvement, l’œil au guet, le pistolet au poing.

Marius du reste n’éprouvait qu’une émotion d’horreur, mais aucune crainte. Il étreignait la crosse du pistolet et se sentait rassuré. — J’arrêterai ce misérable quand je voudrai, pensait-il.

Il sentait la police quelque part par là en embuscade, attendant le signal convenu et toute prête à étendre le bras.

Il espérait du reste que de cette violente rencontre de Jondrette et de M. Leblanc quelque lumière jaillirait sur tout ce qu’il avait intérêt à connaître.

XIX


SE PRÉOCCUPER DES FONDS OBSCURS


À peine assis, M. Leblanc tourna les yeux vers les grabats qui étaient vides.

— Comment va la pauvre petite blessée ? demanda-t-il.

— Mal, répondit Jondrette avec un sourire navré et reconnaissant, très mal, mon digne monsieur. Sa sœur aînée l’a menée à la Bourbe se faire panser. Vous allez les voir, elles vont rentrer tout à l’heure.

— Madame Fabantou me paraît mieux portante ? reprit M. Leblanc en jetant les yeux sur le bizarre accoutrement de la Jondrette, qui, debout entre lui et la porte, comme si elle gardait déjà l’issue, le considérait dans une posture de menace et presque de combat.

— Elle est mourante, dit Jondrette. Mais que voulez-vous, monsieur ? elle a tant de courage, cette femme-là ! Ce n’est pas une femme, c’est un bœuf.

La Jondrette, touchée du compliment, se récria avec une minauderie de monstre flatté :

— Tu es toujours trop bon pour moi, monsieur Jondrette !

— Jondrette, dit M. Leblanc, je croyais que vous vous appeliez Fabantou ?

— Fabantou, dit Jondrette ! reprit vivement le mari. Sobriquet d’artiste !

Et, jetant à sa femme un haussement d’épaules que M. Leblanc ne vit pas, il poursuivit avec une inflexion de voix emphatique et caressante :

— Ah ! c’est que nous avons toujours fait bon ménage, cette pauvre chérie et moi ! Qu’est-ce qu’il nous resterait, si nous n’avions pas cela ? Nous sommes si malheureux, mon respectable monsieur ! On a des bras, pas de travail ! On a du cœur, pas d’ouvrage ! Je ne sais pas comment le gouvernement arrange cela, mais, ma parole d’honneur, monsieur, je ne suis pas jacobin, monsieur, je ne suis pas bousingot, je ne lui veux pas de mal, mais si j’étais les ministres, ma parole la plus sacrée, cela irait autrement. Tenez, exemple, j’ai voulu faire apprendre le métier du cartonnage à mes filles. Vous me direz : Quoi ! un métier ? Oui ! un métier ! un simple métier ! un gagne-pain ! Quelle chute, mon bienfaiteur ! Quelle dégradation quand on a été ce que nous étions ! Hélas ! il ne nous reste rien de notre temps de prospérité ! Rien qu’une seule chose, un tableau auquel je tiens, mais dont je me déferais pourtant, car il faut vivre ! item, il faut vivre !

Pendant que Jondrette parlait, avec une sorte de désordre apparent qui n’ôtait rien à l’expression réfléchie et sagace de sa physionomie, Marius leva les yeux et aperçut au fond de la chambre quelqu’un qu’il n’avait pas encore vu. Un homme venait d’entrer, si doucement qu’on n’avait pas entendu tourner les gonds de la porte. Cet homme avait un gilet de tricot violet, vieux, usé, taché, coupé et faisant des bouches ouvertes à tous ses plis, un large pantalon de velours de coton, des chaussons à sabots aux pieds, pas de chemise, le cou nu, les bras nus et tatoués, et le visage barbouillé de noir. Il s’était assis en silence et les bras croisés sur le lit le plus voisin, et, comme il se tenait derrière la Jondrette, on ne le distinguait que confusément.

Cette espèce d’instinct magnétique qui avertit le regard fit que M. Leblanc se tourna presque en même temps que Marius. Il ne put se défendre d’un mouvement de surprise qui n’échappa point à Jondrette.

— Ah ! je vois ! s’écria Jondrette en se boutonnant d’un air de complaisance, vous regardez votre redingote ? Elle me va ! ma foi, elle me va !

— Qu’est-ce que c’est que cet homme ? dit M. Leblanc.

— Ça ? fit Jondrette, c’est un voisin. Ne faites pas attention.

Le voisin était d’un aspect singulier. Cependant les fabriques de produits chimiques abondent dans le faubourg Saint-Marceau. Beaucoup d’ouvriers d’usines peuvent avoir le visage noir. Toute la personne de M. Leblanc respirait d’ailleurs une confiance candide et intrépide. Il reprit :

— Pardon, que me disiez-vous donc, monsieur Fabantou ?

— Je vous disais, monsieur et cher protecteur, repartit Jondrette, en s’accoudant sur la table et en contemplant M. Leblanc avec des yeux fixes et tendres assez semblables aux yeux d’un serpent boa, je vous disais que j’avais un tableau à vendre.

Un léger bruit se fit à la porte. Un second homme venait d’entrer et de s’asseoir sur le lit, derrière la Jondrette. Il avait, comme le premier, les bras nus et un masque d’encre ou de suie.

Quoique cet homme se fût, à la lettre, glissé dans la chambre, il ne put faire que M. Leblanc ne l’aperçût.

— Ne prenez pas garde, dit Jondrette. Ce sont des gens de la maison. Je disais donc qu’il me restait un tableau précieux… — Tenez, monsieur, voyez.

Il se leva, alla à la muraille au bas de laquelle était posé le panneau dont nous avons parlé, et le retourna, tout en le laissant appuyé au mur. C’était quelque chose en effet qui ressemblait à un tableau et que la chandelle éclairait à peu près. Marius n’en pouvait rien distinguer, Jondrette étant placé entre le tableau et lui, seulement il entrevoyait un barbouillage grossier, et une espèce de personnage principal enluminé avec la crudité criarde des toiles foraines et des peintures de paravent.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda M. Leblanc.

Jondrette s’exclama :

— Une peinture de maître, un tableau d’un grand prix, mon bienfaiteur ! J’y tiens comme à mes deux filles, il me rappelle des souvenirs ! mais, je vous l’ai dit et je ne m’en dédis pas, je suis si malheureux que je m’en déferais.

Soit hasard, soit qu’il y eût quelque commencement d’inquiétude, tout en examinant le tableau, le regard de M. Leblanc revint vers le fond de la chambre. Il y avait maintenant quatre hommes, trois assis sur le lit, un debout près du chambranle de la porte, tous quatre bras nus, immobiles, le visage barbouillé de noir. Un de ceux qui étaient sur le lit s’appuyait au mur, les yeux fermés, et l’on eût dit qu’il dormait. Celui-là était vieux, ses cheveux blancs sur son visage noir étaient horribles. Les deux autres semblaient jeunes. L’un était barbu, l’autre chevelu. Aucun n’avait de souliers ; ceux qui n’avaient pas de chaussons étaient pieds nus.

Jondrette remarqua que l’œil de M. Leblanc s’attachait à ces hommes.

— C’est des amis. Ça voisine, dit-il. C’est barbouillé parce que ça travaille dans le charbon. Ce sont des fumistes. Ne vous en occupez pas, mon bienfaiteur, mais achetez-moi mon tableau. Ayez pitié de ma misère. Je ne vous le vendrai pas cher. Combien l’estimez-vous ?

— Mais, dit M. Leblanc en regardant Jondrette entre les deux yeux et comme un homme qui se met sur ses gardes, c’est quelque enseigne de cabaret, cela vaut bien trois francs.

Jondrette répondit avec douceur :

— Avez-vous votre portefeuille là ? je me contenterais de mille écus.

M. Leblanc se leva debout, s’adossa à la muraille et promena rapidement son regard dans la chambre. Il avait Jondrette à sa gauche du côté de la fenêtre et la Jondrette et les quatre hommes à sa droite du côté de la porte. Les quatre hommes ne bougeaient pas et n’avaient pas même l’air de le voir ; Jondrette s’était remis à parler d’un accent plaintif, avec la prunelle si vague et l’intonation si lamentable que M. Leblanc pouvait croire que c’était tout simplement un homme devenu fou de misère qu’il avait devant les yeux.

— Si vous ne m’achetez pas mon tableau, cher bienfaiteur, disait Jondrette, je suis sans ressource, je n’ai plus qu’à me jeter à même la rivière. Quand je pense que j’ai voulu faire apprendre à mes deux filles le cartonnage demi-fin, le cartonnage des boîtes d’étrennes. Eh bien ! il faut une table avec une planche au fond pour que les verres ne tombent pas par terre, il faut un fourneau fait exprès, un pot à trois compartiments pour les différents degrés de force que doit avoir la colle selon qu’on l’emploie pour le bois, pour le papier, ou pour les étoffes, un tranchet pour couper le carton, un moule pour l’ajuster, un marteau pour clouer les aciers, des pinceaux, le diable, est-ce que je sais, moi ? et tout cela pour gagner quatre sous par jour ! et on travaille quatorze heures ! et chaque boîte passe treize fois dans les mains de l’ouvrière ! et mouiller le papier ! et ne rien tacher ! et tenir la colle chaude ! le diable ! je vous dis ! quatre sous par jour ! comment voulez-vous qu’on vive ?

Tout en parlant, Jondrette ne regardait pas M. Leblanc qui l’observait. L’œil de M. Leblanc était fixé sur Jondrette et l’œil de Jondrette sur la porte. L’attention haletante de Marius allait de l’un à l’autre. M. Leblanc paraissait se demander : Est-ce un idiot ? Jondrette répéta deux ou trois fois avec toutes sortes d’inflexions variées dans le genre traînant et suppliant : Je n’ai plus qu’à me jeter à la rivière ! j’ai descendu l’autre jour trois marches pour cela du côté du pont d’Austerlitz !

Tout à coup sa prunelle éteinte s’illumina d’un flamboiement hideux, ce petit homme se dressa et devint effrayant, il fit un pas vers M. Leblanc, et lui cria d’une voix tonnante :

— Il ne s’agit pas de tout cela ! me reconnaissez-vous ?


XX

LE GUET-APENS



La porte du galetas venait de s’ouvrir brusquement, et laissait voir trois hommes en blouse de toile bleue, masqués de masques de papier noir. Le premier était maigre et avait une longue trique ferrée ; le second, qui était une espèce de colosse, portait, par le milieu du manche et la cognée en bas, un merlin à assommer les bœufs. Le troisième, homme aux épaules trapues, moins maigre que le premier, moins massif que le second, tenait à plein poing une énorme clef volée à quelque porte de prison.

Il paraît que c’était l’arrivée de ces hommes que Jondrette attendait. Un dialogue rapide s’engagea entre lui et l’homme à la trique, le maigre.

— Tout est-il prêt ? dit Jondrette.

— Oui, répondit l’homme maigre.

— Où donc est Montparnasse ?

— Le jeune premier s’est arrêté pour causer avec ta fille.

— Laquelle ?

— L’aînée.

— Y a-t-il un fiacre en bas ?

— Oui.

— La maringotte est attelée ?

— Attelée.

— De deux bons chevaux ?

— Excellents.

— Elle attend où j’ai dit qu’elle attendît ?

— Oui.

— Bien, dit Jondrette.

M. Leblanc était très pâle. Il considérait tout dans le bouge autour de lui comme un homme qui comprend où il est tombé, et sa tête, tour à tour dirigée vers toutes les têtes qui l’entouraient, se mouvait sur son cou avec une lenteur attentive et étonnée, mais il n’y avait dans son air rien qui ressemblât à la peur. Il s’était fait de la table un retranchement improvisé ; et cet homme qui, le moment d’auparavant, n’avait l’air que d’un bon vieux homme, était devenu subitement une sorte d’athlète, et posait son poing robuste sur le dossier de sa chaise avec un geste redoutable et surprenant.

Ce vieillard, si ferme et si brave devant un tel danger, semblait être de ces natures qui sont courageuses comme elles sont bonnes, aisément et simplement. Le père d’une femme qu’on aime n’est jamais un étranger pour nous. Marius se sentit fier de cet inconnu.

Trois des hommes aux bras nus dont Jondrette avait dit : ce sont des fumistes, avaient pris dans le tas de ferrailles, l’un une grande cisaille, l’autre une pince à faire des pesées, le troisième un marteau, et s’étaient mis en travers de la porte sans prononcer une parole. Le vieux était resté sur le lit, et avait seulement ouvert les yeux. La Jondrette s’était assise à côté de lui.

Marius pensa qu’avant quelques secondes le moment d’intervenir serait arrivé, et il éleva sa main droite vers le plafond, dans la direction du corridor, prêt à lâcher son coup de pistolet.

Jondrette, son colloque avec l’homme terminé, se tourna de nouveau vers M. Leblanc et répéta sa question en l’accompagnant de ce rire bas, contenu et terrible qu’il avait :

— Vous ne me reconnaissez pas ?

M. Leblanc le regarda en face et répondit :

— Non.

Alors Jondrette vint jusqu’à la table. Il se pencha par-dessus la chandelle, croisant les bras, approchant sa mâchoire anguleuse et féroce du visage calme de M. Leblanc, et avançant le plus qu’il pouvait sans que M. Leblanc reculât, et, dans cette posture de bête fauve qui va mordre, il cria :

— Je ne m’appelle pas Fabantou, je ne m’appelle pas Jondrette, je me nomme Thénardier ! je suis l’aubergiste de Montfermeil ! entendez-vous bien ? Thénardier ! Maintenant me reconnaissez-vous ?

Une imperceptible rougeur passa sur le front de M. Leblanc, et il répondit sans que sa voix tremblât, ni s’élevât, avec sa placidité ordinaire :

— Pas davantage.

Marius n’entendit pas cette réponse. Qui l’eût vu en ce moment dans cette obscurité l’eût vu hagard, stupide et foudroyé. Au moment où Jondrette avait dit : Je me nomme Thénardier, Marius avait tremblé de tous ses membres et s’était appuyé au mur comme s’il eût senti le froid d’une lame d’épée à travers son cœur. Puis son bras droit, prêt à lâcher le coup de signal, s’était abaissé lentement, et au moment où Jondrette avait répété : Entendez-vous bien, Thénardier ? les doigts défaillants de Marius avaient laissé tomber le pistolet. Jondrette, en dévoilant qui il était, n’avait pas ému M. Leblanc, mais il avait bouleversé Marius. Ce nom de Thénardier, que M. Leblanc ne semblait pas connaître, Marius le connaissait. Qu’on se rappelle ce que ce nom était pour lui ! Ce nom, il l’avait porté sur son cœur, écrit dans le testament de son père ! il le portait au fond de sa pensée, au fond de sa mémoire, dans cette recommandation sacrée : « Un nommé Thénardier m’a sauvé la vie. Si mon fils le rencontre, il lui fera tout le bien qu’il pourra. » Ce nom, on s’en souvient, était une des piétés de son âme ; il le mêlait au nom de son père dans son culte. Quoi ! c’était là ce Thénardier, c’était là cet aubergiste de Montfermeil qu’il avait vainement et si longtemps cherché ! Il le trouvait enfin, et comment ? ce sauveur de son père était un bandit ! cet homme, auquel lui Marius brûlait de se dévouer, était un monstre ! ce libérateur du colonel Pontmercy était en train de commettre un attentat dont Marius ne voyait pas encore bien distinctement la forme, mais qui ressemblait à un assassinat ! et sur qui, grand Dieu ! Quelle fatalité ! quelle amère moquerie du sort ! Son père lui ordonnait du fond de son cercueil de faire tout le bien possible à Thénardier ; depuis quatre ans Marius n’avait pas d’autre idée que d’acquitter cette dette de son père, et, au moment où il allait faire saisir par la justice un brigand au milieu d’un crime, la destinée lui criait : C’est Thénardier ! La vie de son père, sauvée dans une grêle de mitraille sur le champ héroïque de Waterloo, il allait enfin la payer à cet homme et la payer de l’échafaud ! Il s’était promis, si jamais il retrouvait ce Thénardier, de ne l’aborder qu’en se jetant à ses pieds, et il le retrouvait en effet, mais pour le livrer au bourreau ! Son père lui disait : Secours Thénardier ! et il répondait à cette voix adorée et sainte en écrasant Thénardier ! Donner pour spectacle à son père dans son tombeau l’homme qui l’avait arraché à la mort au péril de sa vie, exécuté place Saint-Jacques par le fait de son fils, de ce Marius à qui il avait légué cet homme ! et quelle dérision que d’avoir si longtemps porté sur sa poitrine les dernières volontés de son père écrites de sa main pour faire affreusement tout le contraire ! Mais, d’un autre côté, assister à ce guet-apens et ne pas l’empêcher ! quoi ! condamner la victime et épargner l’assassin ! est-ce qu’on pouvait être tenu à quelque reconnaissance envers un pareil misérable ? Toutes les idées que Marius avait depuis quatre ans étaient comme traversées de part en part par ce coup inattendu. Il frémissait. Tout dépendait de lui. Il tenait dans sa main à leur insu ces êtres qui s’agitaient là sous ses yeux. S’il tirait le coup de pistolet, M. Leblanc était sauvé et Thénardier était perdu ; s’il ne le tirait pas, M. Leblanc était sacrifié et, qui sait ? Thénardier échappait. Précipiter l’un ou laisser tomber l’autre ! remords des deux côtés. Que faire ? que choisir ? manquer aux souvenirs les plus impérieux, à tant d’engagements profonds pris avec lui-même, au devoir le plus saint, au texte le plus vénéré ! manquer au testament de son père, ou laisser s’accomplir un crime ! Il lui semblait d’un côté entendre « son Ursule » le supplier pour son père, et de l’autre le colonel lui recommander Thénardier. Il se sentait fou. Ses genoux se dérobaient sous lui. Et il n’avait pas même le temps de délibérer, tant la scène qu’il avait sous les yeux se précipitait avec furie. C’était comme un tourbillon dont il s’était cru maître et qui l’emportait. Il fut au moment de s’évanouir.

Cependant Thénardier, nous ne le nommerons plus autrement désormais, se promenait de long en large devant la table dans une sorte d’égarement et de triomphe frénétique.

Il prit à plein poing la chandelle et la posa sur la cheminée avec un frappement si violent que la mèche faillit s’éteindre et que le suif éclaboussa le mur.

Puis il se tourna vers M. Leblanc, effroyable, et cracha ceci :

— Flambé ! fumé ! fricassé ! à la crapaudine !

Et il se remit à marcher en pleine explosion.

— Ah ! criait-il, je vous retrouve enfin, monsieur le philanthrope ! monsieur le millionnaire râpé ! monsieur le donneur de poupées ! vieux Jocrisse ! Ah ! vous ne me reconnaissez pas ! Non, ce n’est pas vous qui êtes venu à Montfermeil, à mon auberge, il y a huit ans, la nuit de Noël 1823 ! ce n’est pas vous qui avez emmené de chez moi l’enfant de la Fantine, l’Alouette ! ce n’est pas vous qui aviez un carrick jaune ! non ! et un paquet plein de nippes à la main comme ce matin chez moi ! Dis donc, ma femme ! c’est sa manie, à ce qu’il paraît, de porter dans les maisons des paquets pleins de bas de laine ! vieux charitable, va ! Est-ce que vous êtes bonnetier, monsieur le millionnaire ? vous donnez aux pauvres votre fonds de boutique, saint homme ! quel funambule ! Ah ! vous ne me reconnaissez pas ? Eh bien, je vous reconnais, moi ! je vous ai reconnu tout de suite dès que vous avez fourré votre mufle ici. Ah ! on va voir enfin que ce n’est pas tout roses d’aller comme cela dans les maisons des gens, sous prétexte que ce sont des auberges, avec des habits minables, avec l’air d’un pauvre, qu’on lui aurait donné un sou, tromper les personnes, faire le généreux, leur prendre leur gagne-pain, et menacer dans les bois, et qu’on n’en est pas quitte pour rapporter après, quand les gens sont ruinés, une redingote trop large et deux méchantes couvertures d’hôpital, vieux gueux, voleur d’enfants !

Il s’arrêta, et parut un moment se parler à lui-même. On eût dit que sa fureur tombait comme le Rhône dans quelque trou ; puis, comme s’il achevait tout haut des choses qu’il venait de se dire tout bas, il frappa un coup de poing sur la table et cria :

— Avec son air bonasse !

Et apostrophant M. Leblanc :

— Parbleu ! vous vous êtes moqué de moi autrefois ! Vous êtes cause de tous mes malheurs ! Vous avez eu pour quinze cents francs une fille que j’avais, et qui était certainement à des riches, et qui m’avait déjà rapporté beaucoup d’argent, et dont je devais tirer de quoi vivre toute ma vie ! une fille qui m’aurait dédommagé de tout ce que j’ai perdu dans cette abominable gargote où l’on faisait des sabbats sterlings et où j’ai mangé comme un imbécile tout mon saint-frusquin ! Oh ! je voudrais que tout le vin qu’on a bu chez moi fût du poison à ceux qui l’ont bu ! Enfin, n’importe ! Dites donc ! vous avez dû me trouver farce quand vous vous en êtes allé avec l’Alouette ! Vous aviez votre gourdin dans la forêt. Vous étiez le plus fort. Revanche. C’est moi qui ai l’atout aujourd’hui ! Vous êtes fichu, mon bonhomme ! Oh ! mais, je ris. Vrai, je ris ! Est-il tombé dans le panneau ! Je lui ai dit que j’étais acteur, que je m’appelais Fabantou, que j’avais joué la comédie avec mamselle Mars, avec mamselle Muche, que mon propriétaire voulait être payé demain 4 février, et il n’a même pas vu que c’est le 8 janvier et non le 4 février qui est un terme ! Absurde crétin ! Et ces quatre méchants philippes qu’il m’apporte ! Canaille ! il n’a même pas eu le cœur d’aller jusqu’à cent francs ! Et comme il donnait dans mes platitudes ! Ça m’amusait. Je me disais : Ganache ! va, je te tiens. Je te lèche les pattes ce matin ! Je te rongerai le cœur ce soir !

Thénardier cessa. Il était essoufflé. Sa petite poitrine étroite haletait comme un soufflet de forge. Son œil était plein de cet ignoble bonheur d’une créature faible, cruelle et lâche, qui peut enfin terrasser ce qu’elle a redouté et insulter ce qu’elle a flatté, joie d’un nain qui mettrait le talon sur la tête de Goliath, joie d’un chacal qui commence à déchirer un taureau malade, assez mort pour ne plus se défendre, assez vivant pour souffrir encore.

M. Leblanc ne l’interrompit pas, mais lui dit lorsqu’il s’interrompit :

— Je ne sais ce que vous voulez dire. Vous vous méprenez. Je suis un homme très pauvre et rien moins qu’un millionnaire. Je ne vous connais pas. Vous me prenez pour un autre.

— Ah ! râla Thénardier, la bonne balançoire ! Vous tenez à cette plaisanterie ! Vous pataugez, mon vieux ! Ah ! vous ne vous souvenez pas ? Vous ne voyez pas qui je suis ?

— Pardon, monsieur, répondit M. Leblanc avec un accent de politesse qui avait en un pareil moment quelque chose d’étrange et de puissant, je vois que vous êtes un bandit.

Qui ne l’a remarqué, les êtres odieux ont leur susceptibilité, les monstres sont chatouilleux. À ce mot de bandit, la femme Thénardier se jeta à bas du lit, Thénardier saisit sa chaise comme s’il allait la briser dans ses mains. — Ne bouge pas, toi ! cria-t-il à sa femme ; et, se tournant vers M. Leblanc :

— Bandit ! oui, je sais que vous nous appelez comme cela, messieurs les gens riches ! Tiens ! c’est vrai, j’ai fait faillite, je me cache, je n’ai pas de pain, je n’ai pas le sou, je suis un bandit ! Voilà trois jours que je n’ai pas mangé, je suis un bandit ! Ah ! vous vous chauffez les pieds vous autres, vous avez des escarpins de Sakoski, vous avez des redingotes ouatées, comme des archevêques, vous logez au premier dans des maisons à portier, vous mangez des truffes, vous mangez des bottes d’asperges à quarante francs au mois de janvier, des petits pois, vous vous gavez, et, quand vous voulez savoir s’il fait froid, vous regardez dans le journal ce que marque le thermomètre de l’ingénieur Chevallier. Nous ! c’est nous qui sommes les thermomètres ! nous n’avons pas besoin d’aller voir sur le quai au coin de la tour de l’Horloge combien il y a de degrés de froid, nous sentons le sang se figer dans nos veines et la glace nous arriver au cœur, et nous disons : Il n’y a pas de Dieu ! Et vous venez dans nos cavernes, oui, dans nos cavernes, nous appeler bandits ! Mais nous vous mangerons ! mais nous vous dévorerons, pauvres petits ! Monsieur le millionnaire ! sachez ceci : J’ai été un homme établi, j’ai été patenté, j’ai été électeur, je suis un bourgeois, moi ! et vous n’en êtes peut-être pas un, vous !

Ici Thénardier fit un pas vers les hommes qui étaient près de la porte, et ajouta avec un frémissement :

— Quand je pense qu’il ose venir me parler comme à un savetier !

Puis s’adressant à M. Leblanc avec une recrudescence de frénésie :

— Et sachez encore ceci, monsieur le philanthrope ! je ne suis pas un homme louche, moi ! je ne suis pas un homme dont on ne sait point le nom et qui vient enlever des enfants dans les maisons ! Je suis un ancien soldat français, je devrais être décoré ! J’étais à Waterloo, moi ! et j’ai sauvé dans la bataille un général appelé le comte de je ne sais quoi ! Il m’a dit son nom ; mais sa chienne de voix était si faible que je ne l’ai pas entendu. Je n’ai entendu que Merci. J’aurais mieux aimé son nom que son remercîment. Cela m’aurait aidé à le retrouver. Ce tableau que vous voyez, et qui a été peint par David à Bruqueselles, savez-vous qui il représente ? il représente moi. David a voulu immortaliser ce fait d’armes. J’ai ce général sur mon dos, et je l’emporte à travers la mitraille. Voilà l’histoire. Il n’a même jamais rien fait pour moi, ce général-là, il ne valait pas mieux que les autres ! Je ne lui en ai pas moins sauvé la vie au danger de la mienne, et j’en ai les certificats plein mes poches ! Je suis un soldat de Waterloo, mille noms de noms ! Et maintenant que j’ai eu la bonté de vous dire tout ça, finissons, il me faut de l’argent, il me faut beaucoup d’argent, il me faut énormément d’argent, ou je vous extermine, tonnerre du bon Dieu !

Marius avait repris quelque empire sur ses angoisses, et écoutait. La dernière possibilité de doute venait de s’évanouir. C’était bien le Thénardier du testament. Marius frissonna à ce reproche d’ingratitude adressé à son père et qu’il était sur le point de justifier si fatalement. Ses perplexités en redoublèrent. Du reste il y avait dans toutes ces paroles de Thénardier, dans l’accent, dans le geste, dans le regard qui faisait jaillir des flammes de chaque mot, il y avait dans cette explosion d’une mauvaise nature montrant tout, dans ce mélange de fanfaronnade et d’abjection, d’orgueil et de petitesse, de rage et de sottise, dans ce chaos de griefs réels et de sentiments faux, dans cette impudeur d’un méchant homme savourant la volupté de la violence, dans cette nudité effrontée d’une âme laide, dans cette conflagration de toutes les souffrances combinées avec toutes les haines, quelque chose qui était hideux comme le mal et poignant comme le vrai.

Le tableau de maître, la peinture de David dont il avait proposé l’achat à M. Leblanc, n’était, le lecteur l’a deviné, autre chose que l’enseigne de sa gargote, peinte, on s’en souvient par lui-même, seul débris qu’il eût conservé de son naufrage de Montfermeil.

Comme il avait cessé d’intercepter le rayon visuel de Marius, Marius maintenant pouvait considérer cette chose, et dans ce badigeonnage il reconnaissait réellement une bataille, un fond de fumée, et un homme qui en portait un autre. C’était le groupe de Thénardier et de Pontmercy, le sergent sauveur, le colonel sauvé. Marius était comme ivre, ce tableau faisait en quelque sorte son père vivant, ce n’était plus l’enseigne du cabaret de Montfermeil, c’était une résurrection, une tombe s’y entr’ouvrait, un fantôme s’y dressait. Marius entendait son cœur tinter à ses tempes, il avait le canon de Waterloo dans les oreilles, son père sanglant vaguement peint sur ce panneau sinistre l’effarait, et il lui semblait que cette silhouette informe le regardait fixement.

Quand Thénardier eut repris haleine, il attacha sur M. Leblanc ses prunelles sanglantes, et lui dit d’une voix basse et brève :

— Qu’as-tu à dire avant qu’on te mette en brindesingues ?

M. Leblanc se taisait. Au milieu de ce silence une voix éraillée lança du corridor ce sarcasme lugubre :

— S’il faut fendre du bois, je suis là, moi !

C’était l’homme au merlin qui s’égayait.

En même temps une énorme face hérissée et terreuse parut à la porte avec un affreux rire qui montrait non des dents, mais des crocs.

C’était la face de l’homme au merlin.

— Pourquoi as-tu ôté ton masque ? lui cria Thénardier avec fureur.

— Pour rire, répliqua l’homme.

Depuis quelques instants, M. Leblanc semblait suivre et guetter tous les mouvements de Thénardier, qui, aveuglé et ébloui par sa propre rage, allait et venait dans le repaire avec la confiance de sentir la porte gardée, de tenir, armé, un homme désarmé, et d’être neuf contre un, en supposant que la Thénardier ne comptât que pour un homme. Dans son apostrophe à l’homme au merlin, il tournait le dos à M. Leblanc.

M. Leblanc saisit ce moment, repoussa du pied la chaise, du poing la table, et d’un bond, avec une agilité prodigieuse, avant que Thénardier eût eu le temps de se retourner, il était à la fenêtre. L’ouvrir, escalader l’appui, l’enjamber, ce fut une seconde. Il était à moitié dehors quand six poings robustes le saisirent et le ramenèrent énergiquement dans le bouge. C’étaient les trois « fumistes » qui s’étaient élancés sur lui. En même temps, la Thénardier l’avait empoigné aux cheveux.

Au piétinement qui se fit, les autres bandits accoururent du corridor. Le vieux qui était sur le lit et qui semblait pris de vin, descendit du grabat et arriva en chancelant, un marteau de cantonnier à la main.

Un des « fumistes » dont la chandelle éclairait le visage barbouillé, et dans lequel Marius, malgré ce barbouillage, reconnut Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, levait au-dessus de la tête de M. Leblanc une espèce d’assommoir fait de deux pommes de plomb aux deux bouts d’une barre de fer.

Marius ne put résister à ce spectacle. — Mon père, pensa-t-il, pardonne-moi ! — Et son doigt chercha la détente du pistolet. Le coup allait partir lorsque la voix de Thénardier cria :

— Ne lui faites pas de mal !

Cette tentative désespérée de la victime, loin d’exaspérer Thénardier, l’avait calmé. Il y avait deux hommes en lui, l’homme féroce et l’homme adroit. Jusqu’à cet instant, dans le débordement du triomphe, devant la proie abattue et ne bougeant pas, l’homme féroce avait dominé ; quand la victime se débattit et parut vouloir lutter, l’homme adroit reparut et prit le dessus.

— Ne lui faites pas de mal ! répéta-t-il. Et, sans s’en douter, pour premier succès, il arrêta le pistolet prêt à partir et paralysa Marius pour lequel l’urgence disparut, et qui, devant cette phase nouvelle, ne vit point d’inconvénient à attendre encore. Qui sait si quelque chance ne surgirait pas qui le délivrerait de l’affreuse alternative de laisser périr le père d’Ursule ou de perdre le sauveur du colonel ?

Une lutte herculéenne s’était engagée. D’un coup de poing en plein torse M. Leblanc avait envoyé le vieux rouler au milieu de la chambre, puis de deux revers de main avait terrassé deux autres assaillants, et il en tenait un sous chacun de ses genoux ; les misérables râlaient sous cette pression comme sous une meule de granit ; mais les quatre autres avaient saisi le redoutable vieillard aux deux bras et à la nuque et le tenaient accroupi sur les deux « fumistes » terrassés. Ainsi, maître des uns et maîtrisé par les autres, écrasant ceux d’en bas et étouffant sous ceux d’en haut, secouant vainement tous les efforts qui s’entassaient sur lui, M. Leblanc disparaissait sous le groupe horrible des bandits comme un sanglier sous un monceau hurlant de dogues et de limiers.

Ils parvinrent à le renverser sur le lit le plus proche de la croisée et l’y tinrent en respect. La Thénardier ne lui avait pas lâché les cheveux.

— Toi, dit Thénardier, ne t’en mêle pas. Tu vas déchirer ton châle.

La Thénardier obéit, comme la louve obéit au loup, avec un grondement.

— Vous autres, reprit Thénardier, fouillez-le.

M. Leblanc semblait avoir renoncé à la résistance. On le fouilla. Il n’avait rien sur lui qu’une bourse en cuir qui contenait six francs, et son mouchoir.

Thénardier mit le mouchoir dans sa poche.

— Quoi ! pas de portefeuille ? demanda-t-il.

— Ni de montre, répondit un des « fumistes ».

— C’est égal, murmura avec une voix de ventriloque l’homme masqué qui tenait la grosse clef, c’est un vieux rude !

Thénardier alla au coin de la porte et y prit un paquet de cordes, qu’il leur jeta.

— Attachez-le au pied du lit, dit-il. Et, apercevant le vieux qui était resté étendu à travers la chambre du coup de poing de M. Leblanc et qui ne bougeait pas :

— Est-ce que Boulatruelle est mort ? demanda-t-il.

— Non, répondit Bigrenaille, il est ivre.

— Balayez-le dans un coin, dit Thénardier.

Deux des « fumistes » poussèrent l’ivrogne avec le pied près du tas de ferrailles.

— Babet, pourquoi en as-tu amené tant ? dit Thénardier bas à l’homme à la trique, c’était inutile.

— Que veux-tu ? répliqua l’homme à la trique, ils ont tous voulu en être. La saison est mauvaise. Il ne se fait pas d’affaires.

Le grabat où M. Leblanc avait été renversé était une façon de lit d’hôpital porté sur quatre montants grossiers en bois à peine équarri. M. Leblanc se laissa faire. Les brigands le lièrent solidement, debout et les pieds posant à terre, au montant du lit le plus éloigné de la fenêtre et le plus proche de la cheminée.

Quand le dernier nœud fut serré, Thénardier prit une chaise et vint s’asseoir presque en face de M. Leblanc. Thénardier ne se ressemblait plus, en quelques instants sa physionomie avait passé de la violence effrénée à la douceur tranquille et rusée. Marius avait peine à reconnaître dans ce sourire poli d’homme de bureau la bouche presque bestiale qui écumait le moment d’auparavant, il considérait avec stupeur cette métamorphose fantastique et inquiétante, et il éprouvait ce qu’éprouverait un homme qui verrait un tigre se changer en un avoué.

— Monsieur… fit Thénardier.

Et écartant du geste les brigands qui avaient encore la main sur M. Leblanc :

— Éloignez-vous un peu, et laissez-moi causer avec monsieur.

Tous se retirèrent vers la porte. Il reprit :

— Monsieur, vous avez eu tort de vouloir sauter par la fenêtre. Vous auriez pu vous casser une jambe. Maintenant, si vous le permettez, nous allons causer tranquillement. Il faut d’abord que je vous communique une remarque que j’ai faite, c’est que vous n’avez pas encore poussé le moindre cri.

Thénardier avait raison, ce détail était réel, quoiqu’il eût échappé à Marius dans son trouble. M. Leblanc avait à peine prononcé quelques paroles sans hausser la voix, et, même dans sa lutte près de la fenêtre avec les six bandits, il avait gardé le plus profond et le plus singulier silence. Thénardier poursuivit :

— Mon Dieu ! vous auriez un peu crié au voleur, que je ne l’aurais pas trouvé inconvenant. À l’assassin ! cela se dit dans l’occasion, et, quant à moi, je ne l’aurais point pris en mauvaise part. Il est tout simple qu’on fasse un peu de vacarme quand on se trouve avec des personnes qui ne vous inspirent pas suffisamment de confiance. Vous l’auriez fait qu’on ne vous aurait pas dérangé. On ne vous aurait même pas bâillonné. Et je vais vous dire pourquoi. C’est que cette chambre-ci est très sourde. Elle n’a que cela pour elle, mais elle a cela. C’est une cave. On y tirerait une bombe que cela ferait pour le corps de garde le plus prochain le bruit d’un ronflement d’ivrogne. Ici le canon ferait boum et le tonnerre ferait pouf. C’est un logement commode. Mais enfin vous n’avez pas crié, c’est mieux, je vous en fais mon compliment, et je vais vous dire ce que j’en conclus. Mon cher monsieur, quand on crie, qu’est-ce qui vient ? la police. Et après la police ? la justice. Eh bien, vous n’avez pas crié, c’est que vous ne vous souciez pas plus que nous de voir arriver la justice et la police. C’est que, — il y a longtemps que je m’en doute, — vous avez un intérêt quelconque à cacher quelque chose. De notre côté nous avons le même intérêt. Donc nous pouvons nous entendre.

Tout en parlant ainsi, il semblait que Thénardier, la prunelle attachée sur M. Leblanc, cherchât à enfoncer les pointes aiguës qui sortaient de ses yeux jusque dans la conscience de son prisonnier. Du reste son langage, empreint d’une sorte d’insolence modérée et sournoise, était réservé et presque choisi, et dans ce misérable qui n’était tout à l’heure qu’un brigand on sentait maintenant « l’homme qui a étudié pour être prêtre ».

Le silence qu’avait gardé le prisonnier, cette précaution qui allait jusqu’à l’oubli même du soin de sa vie, cette résistance opposée au premier mouvement de la nature, qui est de jeter un cri, tout cela, il faut le dire, depuis que la remarque en avait été faite, était importun à Marius, et l’étonnait péniblement.

L’observation si fondée de Thénardier obscurcissait encore pour Marius les épaisseurs mystérieuses sous lesquelles se dérobait cette figure grave et étrange à laquelle Courfeyrac avait jeté le sobriquet de monsieur Leblanc. Mais quel qu’il fût, lié de cordes, entouré de bourreaux, à demi plongé, pour ainsi dire, dans une fosse qui s’enfonçait sous lui d’un degré à chaque instant, devant la fureur comme devant la douceur de Thénardier, cet homme demeurait impassible ; et Marius ne pouvait s’empêcher d’admirer en un pareil moment ce visage superbement mélancolique.

C’était évidemment une âme inaccessible à l’épouvante et ne sachant pas ce que c’est que d’être éperdue. C’était un de ces hommes qui dominent l’étonnement des situations désespérées. Si extrême que fût la crise, si inévitable que fût la catastrophe, il n’y avait rien là de l’agonie du noyé ouvrant sous l’eau des yeux horribles.

Thénardier se leva sans affectation, alla à la cheminée, déplaça le paravent qu’il appuya au grabat voisin, et démasqua ainsi le réchaud plein de braise ardente dans laquelle le prisonnier pouvait parfaitement voir le ciseau rougi à blanc et piqué çà et là de petites étoiles écarlates.

Puis Thénardier vint se rasseoir près de M. Leblanc.

— Je continue, dit-il. Nous pouvons nous entendre. Arrangeons ceci à l’amiable. J’ai eu tort de m’emporter tout à l’heure, je ne sais où j’avais l’esprit, j’ai été beaucoup trop loin, j’ai dit des extravagances. Par exemple, parce que vous êtes millionnaire, je vous ai dit que j’exigeais de l’argent, beaucoup d’argent, immensément d’argent. Cela ne serait pas raisonnable. Mon Dieu, vous avez beau être riche, vous avez vos charges, qui n’a pas les siennes ? Je ne veux pas vous ruiner, je ne suis pas un happe-chair, après tout. Je ne suis pas de ces gens qui, parce qu’ils ont l’avantage de la position, profitent de cela pour être ridicules. Tenez, j’y mets du mien et je fais un sacrifice de mon côté. Il me faut simplement deux cent mille francs.

M. Leblanc ne souffla pas un mot. Thénardier poursuivit :

— Vous voyez que je ne mets pas mal d’eau dans mon vin. Je ne connais pas l’état de votre fortune, mais je sais que vous ne regardez pas à l’argent, et un homme bienfaisant comme vous peut bien donner deux cent mille francs à un père de famille qui n’est pas heureux. Certainement vous êtes raisonnable aussi, vous ne vous êtes pas figuré que je me donnerais de la peine comme aujourd’hui, et que j’organiserais la chose de ce soir, qui est un travail bien fait, de l’aveu de ces messieurs, pour aboutir à vous demander de quoi aller boire du rouge à quinze et manger du veau chez Desnoyers. Deux cent mille francs, ça vaut ça. Une fois cette bagatelle sortie de votre poche, je vous réponds que tout est dit et que vous n’avez pas à craindre une pichenette. Vous me direz : Mais je n’ai pas deux cent mille francs sur moi. Oh ! je ne suis pas exagéré. Je n’exige pas cela. Je ne vous demande qu’une chose. Ayez la bonté d’écrire ce que je vais vous dicter.

Ici Thénardier s’interrompit, puis il ajouta en appuyant sur les mots et en jetant un sourire du côté du réchaud :

— Je vous préviens que je n’admettrais pas que vous ne sachiez pas écrire.

Un grand inquisiteur eût pu envier ce sourire.

Thénardier poussa la table tout près de M. Leblanc, et prit l’encrier, une plume et une feuille de papier dans le tiroir qu’il laissa entr’ouvert et où luisait la longue lame du couteau.

Il posa la feuille de papier devant M. Leblanc.

— Écrivez, dit-il.

Le prisonnier parla enfin.

— Comment voulez-vous que j’écrive ? je suis attaché.

— C’est vrai, pardon ! fit Thénardier, vous avez bien raison.

Et se tournant vers Bigrenaille :

— Déliez le bras droit de monsieur.

Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, exécuta l’ordre de Thénardier. Quand la main droite du prisonnier fut libre, Thénardier trempa la plume dans l’encre et la lui présenta.

— Remarquez bien, monsieur, que vous êtes en notre pouvoir, à notre discrétion, qu’aucune puissance humaine ne peut vous tirer d’ici, et que nous serions vraiment désolés d’être contraints d’en venir à des extrémités désagréables. Je ne sais ni votre nom, ni votre adresse ; mais je vous préviens que vous resterez attaché jusqu’à ce que la personne chargée de porter la lettre que vous allez écrire soit revenue. Maintenant veuillez écrire.

— Quoi ? demanda le prisonnier.

— Je dicte.

M. Leblanc prit la plume.

Thénardier commença à dicter :

— « Ma fille… »

Le prisonnier tressaillit et leva les yeux sur Thénardier.

— Mettez « ma chère fille », dit Thénardier. M. Leblanc obéit. Thénardier continua :

— « Viens sur-le-champ… »

Il s’interrompit.

— Vous la tutoyez, n’est-ce pas ?

— Qui ? demanda M. Leblanc.

— Parbleu ! dit Thénardier, la petite, l’Alouette.

M. Leblanc répondit sans la moindre émotion apparente :

— Je ne sais ce que vous voulez dire.

— Allez toujours, fit Thénardier ; et il se remit à dicter.

— « Viens sur-le-champ. J’ai absolument besoin de toi. La personne qui te remettra ce billet est chargée de t’amener près de moi. Je t’attends. Viens avec confiance. »

M. Leblanc avait tout écrit. Thénardier reprit :

— Ah ! effacez viens avec confiance ; cela pourrait faire supposer que la chose n’est pas toute simple et que la défiance est possible.

M. Leblanc ratura les trois mots.

— À présent, poursuivit Thénardier, signez. Comment vous appelez-vous ?

Le prisonnier posa la plume et demanda :

— Pour qui est cette lettre ?

— Vous le savez bien, répondit Thénardier. Pour la petite. Je viens de vous le dire.

Il était évident que Thénardier évitait de nommer la jeune fille dont il était question. Il disait « l’Alouette », il disait « la petite », mais il ne prononçait pas le nom. Précaution d’habile homme gardant son secret devant ses complices. Dire le nom, c’eût été leur livrer toute « l’affaire », et leur en apprendre plus qu’ils n’avaient besoin d’en savoir.

Il reprit :

— Signez. Quel est votre nom.

— Urbain Fabre, dit le prisonnier.

Thénardier, avec le mouvement d’un chat, précipita sa main dans sa poche et en tira le mouchoir saisi sur M. Leblanc. Il en chercha la marque et l’approcha de la chandelle.

— U. F. C’est cela. Urbain Fabre. Eh bien, signez U. F. Le prisonnier signa.

— Comme il faut les deux mains pour plier la lettre, donnez, je vais la plier.

Cela fait, Thénardier reprit :

— Mettez l’adresse. Mademoiselle Fabre, chez vous. Je sais que vous demeurez pas très loin d’ici, aux environs de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, puisque c’est là que vous allez à la messe tous les jours, mais je ne sais pas dans quelle rue. Je vois que vous comprenez votre situation. Comme vous n’avez pas menti pour votre nom, vous ne mentirez pas pour votre adresse. Mettez-la vous-même.

Le prisonnier resta un moment pensif, puis il prit la plume et écrivit :

— Mademoiselle Fabre, chez monsieur Urbain Fabre, rue Saint-Dominique-d’Enfer, no 17.

Thénardier saisit la lettre avec une sorte de convulsion fébrile.

— Ma femme ! cria-t-il.

La Thénardier accourut.

— Voici la lettre. Tu sais ce que tu as à faire. Un fiacre est en bas. Pars tout de suite, et reviens idem.

Et s’adressant à l’homme au merlin :

— Toi, puisque tu as ôté ton cache-nez, accompagne la bourgeoise. Tu monteras derrière le fiacre. Tu sais où tu as laissé la maringotte ?

— Oui, dit l’homme.

Et, déposant son merlin dans un coin, il suivit la Thénardier.

Comme ils s’en allaient, Thénardier passa sa tête par la porte entre-bâillée et cria dans le corridor :

— Surtout ne perds pas la lettre ! songe que tu as deux cent mille francs sur toi.

La voix rauque de la Thénardier répondit :

— Sois tranquille. Je l’ai mise dans mon estomac.

Une minute ne s’était pas écoulée qu’on entendit le claquement d’un fouet qui décrut et s’éteignit rapidement.

— Bien ! grommela Thénardier. Ils vont bon train. De ce galop-là la bourgeoise sera de retour dans trois quarts d’heure.

Il approcha une chaise de la cheminée et s’assit en se croisant les bras et en présentant ses bottes boueuses au réchaud.

— J’ai froid aux pieds, dit-il.

Il ne restait plus dans le bouge avec Thénardier et le prisonnier que cinq bandits. Ces hommes, à travers les masques ou la glu noire qui leur couvrait la face et en faisait, au choix de la peur, des charbonniers, des nègres ou des démons, avaient des airs engourdis et mornes, et l’on sentait qu’ils exécutaient un crime comme une besogne, tranquillement, sans colère et sans pitié, avec une sorte d’ennui. Ils étaient dans un coin entassés comme des brutes et se taisaient. Thénardier se chauffait les pieds. Le prisonnier était retombé dans sa taciturnité. Un calme sombre avait succédé au vacarme farouche qui remplissait le galetas quelques instants auparavant.

La chandelle, où un large champignon s’était formé, éclairait à peine l’immense taudis, le brasier s’était terni, et toutes ces têtes monstrueuses faisaient des ombres difformes sur les murs et au plafond.

On n’entendait d’autre bruit que la respiration paisible du vieillard ivre qui dormait.

Marius attendait, dans une anxiété que tout accroissait. L’énigme était plus impénétrable que jamais. Qu’était-ce que cette « petite » que Thénardier avait aussi nommée l’Alouette ? était-ce son « Ursule » ? Le prisonnier n’avait pas paru ému à ce mot, l’Alouette, et avait répondu le plus naturellement du monde : Je ne sais ce que vous voulez dire. D’un autre côté, les deux lettres U. F. étaient expliquées, c’était Urbain Fabre, et Ursule ne s’appelait plus Ursule. C’est là ce que Marius voyait le plus clairement. Une sorte de fascination affreuse le retenait cloué à la place d’où il observait et dominait toute cette scène. Il était là, presque incapable de réflexion et de mouvement, comme anéanti par de si abominables choses vues de près. Il attendait, espérant quelque incident, n’importe quoi, ne pouvant rassembler ses idées et ne sachant quel parti prendre.

— Dans tous les cas, disait-il, si l’Alouette, c’est elle, je le verrai bien, car la Thénardier va l’amener ici. Alors tout sera dit, je donnerai ma vie et mon sang s’il le faut, mais je la délivrerai ! Rien ne m’arrêtera.

Près d’une demi-heure passa ainsi. Thénardier paraissait absorbé par une méditation ténébreuse. Le prisonnier ne bougeait pas. Cependant Marius croyait par intervalles et depuis quelques instants entendre un petit bruit sourd du côté du prisonnier.

Tout à coup Thénardier apostropha le prisonnier :

— Monsieur Fabre, tenez, autant que je vous dise tout de suite.

Ces quelques mots semblaient commencer un éclaircissement. Marius prêta l’oreille. Thénardier continua :

— Mon épouse va revenir, ne vous impatientez pas. Je pense que l’Alouette est véritablement votre fille, et je trouve tout simple que vous la gardiez. Seulement, écoutez un peu. Avec votre lettre, ma femme ira la trouver. J’ai dit à ma femme de s’habiller, comme vous avez vu, de façon que votre demoiselle la suive sans difficulté. Elles monteront toutes deux dans le fiacre avec mon camarade derrière. Il y a quelque part en dehors d’une barrière une maringotte attelée de deux très bons chevaux. On y conduira votre demoiselle. Elle descendra du fiacre. Mon camarade montera avec elle dans la maringotte, et ma femme reviendra ici nous dire : C’est fait. Quant à votre demoiselle, on ne lui fera pas de mal, la maringotte la mènera dans un endroit où elle sera tranquille, et, dès que vous m’aurez donné les petits deux cent mille francs, on vous la rendra. Si vous me faites arrêter, mon camarade donnera le coup de pouce à l’Alouette. Voilà.

Le prisonnier n’articula pas une parole. Après une pause, Thénardier poursuivit :

— C’est simple, comme vous voyez. Il n’y aura pas de mal si vous ne voulez pas qu’il y ait du mal. Je vous conte la chose. Je vous préviens pour que vous sachiez.

Il s’arrêta, le prisonnier ne rompit pas le silence, et Thénardier reprit :

— Dès que mon épouse sera revenue et qu’elle aura dit : L’Alouette est en route, nous vous lâcherons, et vous serez libre d’aller coucher chez vous. Vous voyez que nous n’avions pas de mauvaises intentions.

Des images épouvantables passèrent devant la pensée de Marius. Quoi ! cette jeune fille qu’on enlevait, on n’allait pas la ramener ? Un de ces monstres allait l’emporter dans l’ombre ? où ?… Et si c’était elle ! Et il était clair que c’était elle. Marius sentait les battements de son cœur s’arrêter. Que faire ? Tirer le coup de pistolet ? mettre aux mains de la justice tous ces misérables ? Mais l’affreux homme au merlin n’en serait pas moins hors de toute atteinte avec la jeune fille, et Marius songeait à ces mots de Thénardier dont il entrevoyait la signification sanglante : Si vous me faites arrêter, mon camarade donnera le coup de pouce à l’Alouette.

Maintenant ce n’était pas seulement par le testament du colonel, c’était par son amour même, par le péril de celle qu’il aimait, qu’il se sentait retenu.

Cette effroyable situation, qui durait déjà depuis plus d’une heure, changeait d’aspect à chaque instant. Marius eut la force de passer successivement en revue toutes les plus poignantes conjectures, cherchant une espérance et ne la trouvant pas. Le tumulte de ses pensées contrastait avec le silence funèbre du repaire.

Au milieu de ce silence on entendit le bruit de la porte de l’escalier qui s’ouvrait, puis se fermait.

Le prisonnier fit un mouvement dans ses liens.

— Voici la bourgeoise, dit Thénardier.

Il achevait à peine qu’en effet la Thénardier se précipita dans la chambre, rouge, essoufflée, haletante, les yeux flambants, et cria en frappant de ses grosses mains sur ses deux cuisses à la fois :

— Fausse adresse !

Le bandit qu’elle avait emmené avec elle, parut derrière elle et vint reprendre son merlin.

— Fausse adresse ? répéta Thénardier.

Elle reprit :

— Personne ! Rue Saint-Dominique, numéro dix-sept, pas de monsieur Urbain Fabre ! On ne sait pas ce que c’est !

Elle s’arrêta suffoquée, puis continua :

— Monsieur Thénardier ! ce vieux t’a fait poser ! tu es trop bon, vois-tu ! Moi, je te vous lui aurais coupé la margoulette en quatre pour commencer ! et s’il avait fait le méchant, je l’aurais fait cuire tout vivant ! Il aurait bien fallu qu’il parle, et qu’il dise où est la fille, et qu’il dise où est le magot ! Voilà comment j’aurais mené cela, moi ! On a bien raison de dire que les hommes sont plus bêtes que les femmes ! Personne numéro dix-sept ! C’est une grande porte cochère ! Pas de monsieur Fabre, rue Saint-Dominique ! et ventre à terre, et pourboire au cocher, et tout ! J’ai parlé au portier et à la portière, qui est une belle forte femme, ils ne connaissent pas ça !

Marius respira. Elle, Ursule ou l’Alouette, celle qu’il ne savait plus comment nommer, était sauvée.

Pendant que sa femme exaspérée vociférait, Thénardier s’était assis sur la table ; il resta quelques instants sans prononcer une parole, balançant sa jambe droite qui pendait et considérant le réchaud d’un air de rêverie sauvage.

Enfin il dit au prisonnier avec une inflexion lente et singulièrement féroce :

— Une fausse adresse ? qu’est-ce que tu as donc espéré ?

— Gagner du temps ! cria le prisonnier d’une voix éclatante.

Et au même instant il secoua ses liens ; ils étaient coupés. Le prisonnier n’était plus attaché au lit que par une jambe.

Avant que les sept hommes eussent eu le temps de se reconnaître et de s’élancer, lui s’était penché sous la cheminée, avait étendu la main vers le réchaud, puis s’était redressé, et maintenant Thénardier, la Thénardier et les bandits, refoulés par le saisissement au fond du bouge, le regardaient avec stupeur élevant au-dessus de sa tête le ciseau rouge d’où tombait une lueur sinistre, presque libre et dans une attitude formidable.

L’enquête judiciaire, à laquelle le guet-apens de la masure Gorbeau donna lieu par la suite, a constaté qu’un gros sou, coupé et travaillé d’une façon particulière, fut trouvé dans le galetas, quand la police y fit une descente ; ce gros sou était une de ces merveilles d’industrie que la patience du bagne engendre dans les ténèbres et pour les ténèbres, merveilles qui ne sont autre chose que des instruments d’évasion. Ces produits hideux et délicats d’un art prodigieux sont dans la bijouterie ce que les métaphores de l’argot sont dans la poésie. Il y a des Benvenuto Cellini au bagne, de même que dans la langue il y a des Villon. Le malheureux qui aspire à la délivrance trouve moyen, quelquefois sans outils, avec un eustache, avec un vieux couteau, de scier un sou en deux lames minces, de creuser ces deux lames sans toucher aux empreintes monétaires, et de pratiquer un pas de vis sur la tranche du sou de manière à faire adhérer les lames de nouveau. Cela se visse et se dévisse à volonté ; c’est une boîte. Dans cette boîte, on cache un ressort de montre, et ce ressort de montre bien manié coupe des manilles de calibre et des barreaux de fer. On croit que ce malheureux forçat ne possède qu’un sou ; point, il possède la liberté. C’est un gros sou de ce genre qui, dans des perquisitions de police ultérieures, fut trouvé ouvert et en deux morceaux dans le bouge sous le grabat près de la fenêtre. On découvrit également une petite scie en acier bleu qui pouvait se cacher dans le gros sou. Il est probable qu’au moment où les bandits fouillèrent le prisonnier, il avait sur lui ce gros sou qu’il réussit à cacher dans sa main, et qu’ensuite, ayant la main droite libre, il le dévissa, et se servit de la scie pour couper les cordes qui l’attachaient, ce qui expliquerait le bruit léger et les mouvements imperceptibles que Marius avait remarqués.

N’ayant pu se baisser de peur de se trahir, il n’avait point coupé les liens de sa jambe gauche.

Les bandits étaient revenus de leur première surprise.

— Sois tranquille, dit Bigrenaille à Thénardier. Il tient encore par une jambe, et il ne s’en ira pas. J’en réponds. C’est moi qui lui ai ficelé cette patte-là.

Cependant le prisonnier éleva la voix.

— Vous êtes des malheureux, mais ma vie ne vaut pas la peine d’être tant défendue. Quant à vous imaginer que vous me feriez parler, que vous me feriez écrire ce que je ne veux pas écrire, que vous me feriez dire ce que je ne veux pas dire…

Il releva la manche de son bras gauche et ajouta :

— Tenez.

En même temps il tendit son bras et posa sur la chair nue le ciseau ardent qu’il tenait dans sa main droite par le manche de bois.

On entendit le frémissement de la chair brûlée, l’odeur propre aux chambres de torture se répandit dans le taudis, Marius chancela éperdu d’horreur, les brigands eux-mêmes eurent un frisson, le visage de l’étrange vieillard se contracta à peine, et, tandis que le fer rouge s’enfonçait dans la plaie fumante, impassible et presque auguste, il attachait sur Thénardier son beau regard sans haine où la souffrance s’évanouissait dans une majesté sereine.

Chez les grandes et hautes natures les révoltes de la chair et des sens en proie à la douleur physique font sortir l’âme et la font apparaître sur le front, de même que les rébellions de la soldatesque forcent le capitaine à se montrer.

— Misérables, dit-il, n’ayez pas plus peur de moi que je n’ai peur de vous.

Et arrachant le ciseau de la plaie, il le lança par la fenêtre qui était restée ouverte, l’horrible outil embrasé disparut dans la nuit en tournoyant et alla tomber au loin et s’éteindre dans la neige.

Le prisonnier reprit :

— Faites de moi ce que vous voudrez.

Il était désarmé.

— Empoignez-le ! dit Thénardier.

Deux des brigands lui posèrent la main sur l’épaule, et l’homme masqué à voix de ventriloque se tint en face de lui, prêt à lui faire sauter le crâne d’un coup de clef au moindre mouvement.

En même temps Marius entendit au-dessous de lui, au bas de la cloison, mais tellement près qu’il ne pouvait voir ceux qui parlaient, ce colloque échangé à voix basse :

— Il n’y a plus qu’une chose à faire.

— L’escarper !

— C’est cela.

C’était le mari et la femme qui tenaient conseil.

Thénardier marcha à pas lents vers la table, ouvrit le tiroir et y prit le couteau.

Marius tourmentait le pommeau du pistolet. Perplexité inouïe. Depuis une heure il y avait deux voix dans sa conscience, l’une lui disait de respecter le testament de son père, l’autre lui criait de secourir le prisonnier. Ces deux voix continuaient sans interruption leur lutte qui le mettait à l’agonie. Il avait vaguement espéré jusqu’à ce moment de trouver un moyen de concilier ces deux devoirs, mais rien de possible n’avait surgi. Cependant le péril pressait, la dernière limite de l’attente était dépassée, à quelques pas du prisonnier Thénardier songeait, le couteau à la main. Marius égaré promenait ses yeux autour de lui, dernière ressource machinale du désespoir.

Tout à coup il tressaillit.

À ses pieds, sur la table, un vif rayon de pleine lune éclairait et semblait lui montrer une feuille de papier. Sur cette feuille il lut cette ligne écrite en grosses lettres le matin même par l’aînée des filles Thénardier :

Les cognes sont là.

Une idée, une clarté traversa l’esprit de Marius ; c’était le moyen qu’il cherchait, la solution de cet affreux problème qui le torturait, épargner l’assassin et sauver la victime. Il s’agenouilla sur sa commode, étendit le bras, saisit la feuille de papier, détacha doucement un morceau de plâtre de la cloison, l’enveloppa dans le papier, et jeta le tout par la crevasse au milieu du bouge.

Il était temps. Thénardier avait vaincu ses dernières craintes ou ses derniers scrupules et se dirigeait vers le prisonnier.

— Quelque chose qui tombe ! cria la Thénardier.

— Qu’est-ce ? dit le mari.

La femme s’était élancée et avait ramassé le plâtras enveloppé du papier. Elle le remit à son mari.

— Par où cela est-il venu ? demanda Thénardier.

— Pardié ! fit la femme, par où veux-tu que cela soit entré ? C’est venu par la fenêtre.

— Je l’ai vu passer, dit Bigrenaille.

Thénardier déplia rapidement le papier et l’approcha de la chandelle.

— C’est de l’écriture d’Éponine. Diable !

Il fit signe à sa femme, qui s’approcha vivement, et il lui montra la ligne écrite sur la feuille de papier, puis il ajouta d’une voix sourde :

— Vite ! l’échelle ! laissons le lard dans la souricière et fichons le camp !

— Sans couper le cou à l’homme ? demanda la Thénardier.

— Nous n’avons pas le temps.

— Par où ? reprit Bigrenaille.

— Par la fenêtre, répondit Thénardier. Puisque Ponine a jeté la pierre par la fenêtre, c’est que la maison n’est pas cernée de ce côté-là.

Le masque à voix de ventriloque posa à terre sa grosse clef, éleva ses deux bras en l’air et ferma trois fois rapidement ses mains sans dire un mot. Ce fut comme le signal du branle-bas dans un équipage. Les brigands qui tenaient le prisonnier le lâchèrent ; en un clin d’œil l’échelle de corde fut déroulée hors de la fenêtre et attachée solidement au rebord par les deux crampons de fer. Le prisonnier ne faisait pas attention à ce qui se passait autour de lui. Il semblait rêver ou prier. Sitôt l’échelle fixée, Thénardier cria :

— Viens ! la bourgeoise !

Et il se précipita vers la croisée.

Mais comme il allait enjamber, Bigrenaille le saisit rudement au collet.

— Non pas, dis donc, vieux farceur ! après nous !

— Après nous ! hurlèrent les bandits.

— Vous êtes des enfants, dit Thénardier, nous perdons le temps. Les railles sont sur nos talons.

— Eh bien, dit un des bandits, tirons au sort à qui passera le premier.

Thénardier s’exclama :

— Êtes-vous fous ! êtes-vous toqués ! en voilà-t-il un tas de jobards ! perdre le temps, n’est-ce pas ? tirer au sort, n’est-ce pas ? au doigt mouillé ! à la courte paille ! écrire nos noms ! les mettre dans un bonnet !…

— Voulez-vous mon chapeau ? cria une voix du seuil de la porte.

Tous se retournèrent. C’était Javert.

Il tenait son chapeau à la main, et le tendait en souriant.


XXI

ON DEVRAIT TOUJOURS COMMENCER
PAR ARRÊTER LES VICTIMES



Javert, à la nuit tombante, avait aposté des hommes et s’était embusqué lui-même derrière les arbres de la rue de la Barrière des Gobelins qui fait face à la masure Gorbeau de l’autre côté du boulevard. Il avait commencé par ouvrir « sa poche » pour y fourrer les deux jeunes filles chargées de surveiller les abords du bouge. Mais il n’avait « coffré » qu’Azelma. Quant à Éponine, elle n’était pas à son poste, elle avait disparu, et il n’avait pu la saisir. Puis Javert s’était mis en arrêt, prêtant l’oreille au signal convenu. Les allées et venues du fiacre l’avaient fort agité. Enfin, il s’était impatienté, et, sûr qu’il y avait un nid là, sûr d’être en bonne fortune, ayant reconnu plusieurs des bandits qui étaient entrés, il avait fini par se décider à monter sans attendre le coup de pistolet.

On se souvient qu’il avait le passe-partout de Marius.

Il était arrivé à point.

Les bandits effarés se jetèrent sur les armes qu’ils avaient abandonnées dans tous les coins au moment de s’évader. En moins d’une seconde, ces sept hommes, épouvantables à voir, se groupèrent dans une posture de défense, l’un avec son merlin, l’autre avec sa clef, l’autre avec son assommoir, les autres avec les cisailles, les pinces et les marteaux, Thénardier son couteau au poing. La Thénardier saisit un énorme pavé qui était dans l’angle de la fenêtre et qui servait à ses filles de tabouret.

Javert remit son chapeau sur sa tête, et fit deux pas dans la chambre, les bras croisés, la canne sous le bras, l’épée dans le fourreau.

— Halte-là ! dit-il. Vous ne passerez pas par la fenêtre, vous passerez par la porte. C’est moins malsain. Vous êtes sept, nous sommes quinze. Ne nous colletons pas comme des auvergnats. Soyons gentils.

Bigrenaille prit un pistolet qu’il tenait caché sous sa blouse et le mit dans la main de Thénardier en lui disant à l’oreille :

— C’est Javert. Je n’ose pas tirer sur cet homme-là. Oses-tu, toi ?

— Parbleu ! répondit Thénardier.

— Eh bien, tire.

Thénardier prit le pistolet, et ajusta Javert.

Javert, qui était à trois pas, le regarda fixement et se contenta de dire :

— Ne tire pas, va ! ton coup va rater.

Thénardier pressa la détente. Le coup rata.

— Quand je te le disais ! fit Javert.

Bigrenaille jeta son casse-tête aux pieds de Javert.

— Tu es l’empereur des diables ! je me rends.

— Et vous ? demanda Javert aux autres bandits.

Ils répondirent :

— Nous aussi.

Javert repartit avec calme :

— C’est ça, c’est bon, je le disais, on est gentil.

— Je ne demande qu’une chose, reprit le Bigrenaille, c’est qu’on ne me refuse pas du tabac pendant que je serai au secret.

— Accordé, dit Javert.

Et se retournant et appelant derrière lui :

— Entrez maintenant !

Une escouade de sergents de ville l’épée au poing et d’agents armés de casse-tête et de gourdins se rua à l’appel de Javert. On garrotta les bandits. Cette foule d’hommes à peine éclairés d’une chandelle emplissait d’ombre le repaire.

— Les poucettes à tous ! cria Javert.

— Approchez donc un peu ! cria une voix qui n’était pas une voix d’homme, mais dont personne n’eût pu dire : c’est une voix de femme.

La Thénardier s’était retranchée dans un des angles de la fenêtre, et c’était elle qui venait de pousser ce rugissement.

Les sergents de ville et les agents reculèrent.

Elle avait jeté son châle et gardé son chapeau ; son mari, accroupi derrière elle, disparaissait presque sous le châle tombé, et elle le couvrait de son corps, élevant le pavé des deux mains au-dessus de sa tête avec le balancement d’une géante qui va lancer un rocher.

— Gare ! cria-t-elle.

Tous se refoulèrent vers le corridor. Un large vide se fit au milieu du galetas.

La Thénardier jeta un regard aux bandits qui s’étaient laissé garrotter et murmura d’un accent guttural et rauque :

— Les lâches !

Javert sourit et s’avança dans l’espace vide que la Thénardier couvait de ses deux prunelles.

— N’approche pas, va-t’en, cria-t-elle, ou je t’écroule !

— Quel grenadier ! fit Javert ; la mère ! tu as de la barbe comme un homme, mais j’ai des griffes comme une femme.

Et il continua de s’avancer.

La Thénardier, échevelée et terrible, écarta les jambes, se cambra en arrière et jeta éperdument le pavé à la tête de Javert. Javert se courba. Le pavé passa au-dessus de lui, heurta la muraille du fond dont il fit tomber un vaste plâtras et revint, en ricochant d’angle en angle à travers le bouge, heureusement presque vide, mourir sur les talons de Javert.

Au même instant Javert arrivait au couple Thénardier. Une de ses larges mains s’abattit sur l’épaule de la femme et l’autre sur la tête du mari.

— Les poucettes ! cria-t-il.

Les hommes de police rentrèrent en foule, et en quelques secondes l’ordre de Javert fut exécuté.

La Thénardier, brisée, regarda ses mains garrottées et celles de son mari, se laissa tomber à terre, et s’écria en pleurant :

— Mes filles !

— Elles sont à l’ombre, dit Javert.

Cependant les agents avaient avisé l’ivrogne endormi derrière la porte et le secouaient. Il s’éveilla en balbutiant :

— Est-ce fini, Jondrette ?

— Oui, répondit Javert.

Les six bandits garrottés étaient debout ; du reste, ils avaient encore leurs mines de spectres ; trois barbouillés de noir, trois masqués.

— Gardez vos masques, dit Javert.

Et, les passant en revue avec le regard d’un Frédéric II à la parade de Potsdam, il dit aux trois « fumistes » :

— Bonjour, Bigrenaille. Bonjour, Brujon. Bonjour, Deux-Milliards.

Puis, se tournant vers les trois masques, il dit à l’homme au merlin :

— Bonjour, Gueulemer.

Et à l’homme à la trique :

— Bonjour, Babet.

Et au ventriloque :

— Salut, Claquesous.

En ce moment, il aperçut le prisonnier des bandits qui, depuis l’entrée des agents de police, n’avait pas prononcé une parole et tenait sa tête baissée.

— Déliez monsieur, dit Javert, et que personne ne sorte !

Cela dit, il s’assit souverainement devant la table, où étaient restées la chandelle et l’écritoire, tira un papier timbré de sa poche et commença son procès-verbal.

Quand il eut écrit les premières lignes, qui ne sont que des formules toujours les mêmes, il leva les yeux.

— Faites approcher ce monsieur que ces messieurs avaient attaché.

Les agents regardèrent autour d’eux.

— Eh bien, demanda Javert, où est-il donc ?

Le prisonnier des bandits, M. Leblanc, M. Urbain Fabre, le père d’Ursule ou de l’Alouette, avait disparu.

La porte était gardée, mais la croisée ne l’était pas. Sitôt qu’il s’était vu délié, et pendant que Javert verbalisait, il avait profité du trouble, du tumulte, de l’encombrement, de l’obscurité, et d’un moment où l’attention n’était pas fixée sur lui, pour s’élancer par la fenêtre.

Un agent courut à la lucarne, et regarda. On ne voyait personne dehors.

L’échelle de corde tremblait encore.

— Diable ! fit Javert entre ses dents, ce devait être le meilleur !


XXII

LE PETIT QUI CRIAIT AU TOME DEUX



Le lendemain du jour où ces événements s’étaient accomplis dans la maison du boulevard de l’Hôpital, un enfant, qui semblait venir du côté du pont d’Austerlitz, montait par la contre-allée de droite dans la direction de la barrière de Fontainebleau. Il était nuit close. Cet enfant était pâle, maigre, vêtu de loques, avec un pantalon de toile au mois de février, et chantait à tue-tête.

Au coin de la rue du Petit-Banquier, une vieille courbée fouillait dans un tas d’ordures à la lueur du réverbère ; l’enfant la heurta en passant, puis recula en s’écriant :

— Tiens ! moi qui avais pris ça pour un énorme, un énorme chien !

Il prononça le mot énorme pour la seconde fois avec un renflement de voix goguenarde que des majuscules exprimeraient assez bien ; un énorme, un ÉNORME chien !

La vieille se redressa furieuse.

— Carcan de moutard ! grommela-t-elle. Si je n’avais pas été penchée, je sais bien où je t’aurais flanqué mon pied !

L’enfant était déjà à distance.

— Kisss ! kisss ! fit-il. Après ça, je ne me suis peut-être pas trompé.

La vieille, suffoquée d’indignation, se dressa tout à fait, et le rougeoiement de sa lanterne éclaira en plein sa face livide, toute creusée d’angles et de rides, avec des pattes d’oie rejoignant les coins de la bouche. Le corps se perdait dans l’ombre et l’on ne voyait que la tête. On eût dit le masque de la Décrépitude découpé par une lueur dans de la nuit. L’enfant la considéra.

— Madame, dit-il, n’a pas le genre de beauté qui me conviendrait.

Il poursuivit son chemin et se remit à chanter :

Le roi Coupdesabot
S’en allait à la chasse,
À la chasse aux corbeaux…

Au bout de ces trois vers, il s’interrompit. Il était arrivé devant le numéro 50-52, et, trouvant la porte fermée, il avait commencé à la battre à coups de pied, coups de pied retentissants et héroïques, lesquels décelaient plutôt les souliers d’homme qu’il portait que les pieds d’enfant qu’il avait.

Cependant cette même vieille qu’il avait rencontrée au coin de la rue du Petit-Banquier accourait derrière lui poussant des clameurs et prodiguant des gestes démesurés.

— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? Dieu Seigneur ! on enfonce la porte ! on défonce la maison !

Les coups de pied continuaient.

La vieille s’époumonnait.

— Est-ce qu’on arrange les bâtiments comme ça à présent !

Tout à coup elle s’arrêta. Elle avait reconnu le gamin.

— Quoi ! c’est ce satan !

— Tiens, c’est la vieille, dit l’enfant. Bonjour, la Burgonmuche. Je viens voir mes ancêtres.

La vieille répondit, avec une grimace composite, admirable improvisation de la haine tirant parti de la caducité et de la laideur, qui fut malheureusement perdue dans l’obscurité :

— Il n’y a personne, mufle.

— Bah ! reprit l’enfant, où donc est mon père ?

— À la Force.

— Tiens ! et ma mère ?

— À Saint-Lazare.

— Eh bien ! et mes sœurs ?

— Aux Madelonnettes.

L’enfant se gratta le derrière de l’oreille, regarda mame Burgon, et dit :

— Ah !

Puis il pirouetta sur ses talons, et, un moment après, la vieille restée sur le pas de la porte l’entendit qui chantait de sa voix claire et jeune en s’enfonçant sous les ormes noirs frissonnant au vent d’hiver.

Le roi Coupdesabot
S’en allait à la chasse,
À la chasse aux corbeaux,
Monté sur des échasses.
Quand on passait dessous,
On lui payait deux sous.




TABLE

TROISIÈME PARTIE

MARIUS


LIVRE PREMIER


PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME


I. 
 5
LIVRE DEUXIÈME


LE GRAND BOURGEOIS


III. 
 52


LIVRE TROISIÈME


LE GRAND-PÈRE ET LE PETIT-FILS


III. 
 87
LIVRE QUATRIÈME


LES AMIS DE L’A B C




LIVRE CINQUIÈME


EXCELLENCE DU MALHEUR


IV. 
 209


LIVRE SIXIÈME


LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES


IX. 
 262


LIVRE SEPTIÈME


PATRON-MINETTE



LIVRE HUITIÈME


LE MAUVAIS PAUVRE


II. 
 291
III. 
 295





ÉDITION NATIONALE





VICTOR HUGO





LES MISÉRABLES


IV


L’IDYLLE RUE PLUMET ET L’ÉPOPÉE RUE SAINT-DENIS



PARIS


ÉMILE TESTARD ET Cie, ÉDITEURS


10, rue de condé, 10


1891



QUATRIÈME PARTIE


L’IDYLLE RUE PLUMET

ET

L’ÉPOPÉE RUE SAINT-DENIS
LIVRE PREMIER


QUELQUES PAGES D’HISTOIRE



I

BIEN COUPÉ



1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les plus particuliers et les plus frappants de l’histoire. Ces deux années au milieu de celles qui les précèdent et qui les suivent sont comme deux montagnes. Elles ont la grandeur révolutionnaire. On y distingue des précipices. Les masses sociales, les assises même de la civilisation, le groupe solide des intérêts superposés et adhérents, les profils séculaires de l’antique formation française, y apparaissent et y disparaissent à chaque instant à travers les nuages orageux des systèmes, des passions et des théories. Ces apparitions et ces disparitions ont été nommées la résistance et le mouvement. Par intervalles on y voit luire la vérité, ce jour de l’âme humaine.

Cette remarquable époque est assez circonscrite et commence à s’éloigner assez de nous pour qu’on puisse en saisir dès à présent les lignes principales.

Nous allons l’essayer.

La restauration avait été une de ces phases intermédiaires difficiles à définir, où il y a de la fatigue, du bourdonnement, des murmures, du sommeil, du tumulte, et qui ne sont autre chose que l’arrivée d’une grande nation à une étape. Ces époques sont singulières et trompent les politiques qui veulent les exploiter. Au début, la nation ne demande que le repos ; on n’a qu’une soif, la paix ; on n’a qu’une ambition, être petit. Ce qui est la traduction de rester tranquille. Les grands événements, les grands hasards, les grandes aventures, les grands hommes, Dieu merci, on en a assez vu, on en a par-dessus la tête. On donnerait César pour Prusias et Napoléon pour le roi d’Yvetot. « Quel bon petit roi c’était là ! » On a marché depuis le point du jour, on est au soir d’une longue et rude journée ; on a fait le premier relais avec Mirabeau, le second avec Robespierre, le troisième avec Bonaparte, on est éreinté. Chacun demande un lit.

Les dévouements las, les héroïsmes vieillis, les ambitions repues, les fortunes faites cherchent, réclament, implorent, sollicitent, quoi ? Un gîte. Ils l’ont. Ils prennent possession de la paix, de la tranquillité, du loisir ; les voilà contents. Cependant en même temps de certains faits surgissent, se font reconnaitre et frappent à la porte de leur côté. Ces faits sont sortis des révolutions et des guerres, ils sont, ils vivent, ils ont droit de s’installer dans la société et ils s’y installent ; et la plupart du temps les faits sont des maréchaux des logis et des fourriers qui ne font que préparer le logement aux principes.

Alors voici ce qui apparaît aux philosophes politiques.

En même temps que les hommes fatigués demandent le repos, les faits accomplis demandent des garanties. Les garanties pour les faits, c’est la même chose que le repos pour les hommes.

C’est ce que l’Angleterre demandait aux Stuarts après le protecteur ; c’est ce que la France demandait aux Bourbons après l’empire.

Ces garanties sont une nécessité des temps. Il faut bien les accorder. Les princes les « octroient », mais en réalité c’est la force des choses qui les donne. Vérité profonde et utile à savoir, dont les Stuarts ne se doutèrent pas en 1660, que les Bourbons n’entrevirent même pas en 1814.

La famille prédestinée qui revint en France quand Napoléon s’écroula eut la simplicité fatale de croire que c’était elle qui donnait, et que ce qu’elle avait donné elle pouvait le reprendre ; que la maison de Bourbon possédait le droit divin, que la France ne possédait rien ; et que le droit politique concédé dans la charte de Louis XVIII n’était autre chose qu’une branche du droit divin, détachée par la maison de Bourbon et gracieusement donnée au peuple jusqu’au jour où il plairait au roi de s’en ressaisir. Cependant, au déplaisir que le don lui faisait, la maison de Bourbon aurait dû sentir qu’il ne venait pas d’elle.

Elle fut hargneuse au dix-neuvième siècle. Elle fit mauvaise mine à chaque épanouissement de la nation. Pour nous servir du mot trivial, c’est-à-dire populaire et vrai, elle rechigna. Le peuple le vit.

Elle crut qu’elle avait de la force parce que l’empire avait été emporté devant elle comme un châssis de théâtre. Elle ne s’aperçut pas qu’elle avait été apportée elle-même de la même façon. Elle ne vit pas qu’elle aussi était dans cette main qui avait ôté de là Napoléon.

Elle crut qu’elle avait des racines parce qu’elle était le passé. Elle se trompait ; elle faisait partie du passé, mais tout le passé c’était la France. Les racines de la société française n’étaient point dans les Bourbons, mais dans la nation. Ces obscures et vivaces racines ne constituaient point le droit d’une famille, mais l’histoire d’un peuple. Elles étaient partout, excepté sous le trône.

La maison de Bourbon était pour la France le nœud illustre et sanglant de son histoire, mais n’était plus l’élément principal de sa destinée et la base nécessaire de sa politique. On pouvait se passer des Bourbons ; on s’en était passé vingt-deux ans ; il y avait eu solution de continuité ; ils ne s’en doutaient pas. Et comment s’en seraient-ils doutés, eux qui se figuraient que Louis XVII régnait le 9 thermidor et que Louis XVIII régnait le jour de Marengo ? Jamais, depuis l’origine de l’histoire, les princes n’avaient été si aveugles en présence des faits et de la portion d’autorité divine que les faits contiennent et promulguent. Jamais cette prétention d’en bas qu’on appelle le droit des rois n’avait nié à ce point le droit d’en haut.

Erreur capitale, qui amena cette famille à remettre la main sur les garanties « octroyées » en 1814, sur les concessions, comme elle les qualifiait. Chose triste ! ce qu’elle nommait ses concessions, c’étaient nos conquêtes ; ce qu’elle appelait nos empiétements, c’étaient nos droits.

Lorsque l’heure lui sembla venue, la restauration, se supposant victorieuse de Bonaparte et enracinée dans le pays, c’est-à-dire se croyant forte et se croyant profonde, prit brusquement son parti et risqua son coup. Un matin elle se dressa en face de la France, et, élevant la voix, elle contesta le titre collectif et le titre individuel, à la nation la souveraineté, au citoyen la liberté. En d’autres termes, elle nia à la nation ce qui la faisait nation et au citoyen ce qui le faisait citoyen.

C’est là le fond de ces actes fameux qu’on appelle les ordonnances de juillet.

La restauration tomba.

Elle tomba justement. Cependant, disons-le, elle n’avait pas été absolument hostile à toutes les formes du progrès. De grandes choses s’étaient faites, elle étant à côté.

Sous la restauration la nation s’était habituée à la discussion dans le calme, ce qui avait manqué à la république, et à la grandeur dans la paix, ce qui avait manqué à l’empire. La France libre et forte avait été un spectacle encourageant pour les autres peuples de l’Europe. La révolution avait eu la parole sous Robespierre ; le canon avait eu la parole sous Bonaparte ; c’est sous Louis XVIII et Charles X que vint le tour de parole de l’intelligence. Le vent cessa, le flambeau se ralluma. On vit frissonner sur les cimes sereines la pure lumière des esprits. Spectacle magnifique, utile et charmant. On vit travailler pendant quinze ans, en pleine paix, en pleine place publique, ces grands principes, si vieux pour le penseur, si nouveaux pour l’homme d’état : l’égalité devant la loi, la liberté de la conscience, la liberté de la parole, la liberté de la presse, l’accessibilité de toutes les aptitudes à toutes les fonctions. Cela alla ainsi jusqu’en 1830. Les Bourbons furent un instrument de civilisation qui cassa dans les mains de la providence.

La chute des Bourbons fut pleine de grandeur, non de leur côté, mais du côté de la nation. Eux quittèrent le trône avec gravité, mais sans autorité ; leur descente dans la nuit ne fut pas une de ces disparitions solennelles qui laissent une sombre émotion à l’histoire ; ce ne fut ni le calme spectral de Charles Ier ni le cri d’aigle de Napoléon. Ils s’en allèrent, voilà tout. Ils déposèrent la couronne et ne gardèrent pas d’auréole. Ils furent dignes, mais ils ne furent pas augustes. Ils manquèrent dans une certaine mesure à la majesté de leur malheur. Charles X, pendant le voyage de Cherbourg, faisant couper une table ronde en table carrée, parut plus soucieux de l’étiquette en péril que de la monarchie croulante. Cette diminution attrista les hommes dévoués qui aimaient leurs personnes et les hommes sérieux qui honoraient leur race. Le peuple, lui, fut admirable. La nation, attaquée un matin à main armée par une sorte d’insurrection royale, se sentit tant de force qu’elle n’eut pas de colère. Elle se défendit, se contint, remit les choses à leur place, le gouvernement dans la loi, les Bourbons dans l’exil, hélas ! et s’arrêta. Elle prit le vieux roi Charles X sous ce dais qui avait abrité Louis XIV, et le posa à terre doucement. Elle ne toucha aux personnes royales qu’avec tristesse et précaution. Ce ne fut pas un homme, ce ne furent pas quelques hommes, ce fut la France, la France entière, la France victorieuse et enivrée de sa victoire, qui sembla se rappeler et qui pratiqua aux yeux du monde entier ces graves paroles de Guillaume du Vair après la journée des barricades : — « Il est aysé à ceux qui ont accoutumé d’effleurer les faveurs des grands et saulter, comme un oiseau de branche en branche, d’une fortune affligée à une florissante, de se montrer hardis contre leur prince en son adversité ; mais pour moi la fortune de mes roys me sera toujours vénérable, et principalement des affligés. »

Les Bourbons emportèrent le respect, mais non le regret. Comme nous venons de le dire, leur malheur fut plus grand qu’eux. Ils s’effacèrent à l’horizon.

La révolution de juillet eut tout de suite des amis et des ennemis dans le monde entier. Les uns se précipitèrent vers elle avec enthousiasme et joie, les autres s’en détournèrent, chacun selon sa nature. Les princes de l’Europe, au premier moment, hiboux de cette aube, fermèrent les yeux, blessés et stupéfaits, et ne les rouvrirent que pour menacer. Effroi qui se comprend, colère qui s’excuse. Cette étrange révolution avait à peine été un choc ; elle n’avait pas même fait à la royauté vaincue l’honneur de la traiter en ennemie et de verser son sang. Aux yeux des gouvernements despotiques toujours intéressés à ce que la liberté se calomnie elle-même, la révolution de juillet avait le tort d’être formidable et de rester douce. Rien du reste ne fut tenté ni machiné contre elle. Les plus mécontents, les plus irrités, les plus frémissants, la saluaient ; quels que soient nos égoïsmes et nos rancunes, un respect mystérieux sort des événements dans lesquels on sent la collaboration de quelqu’un qui travaille plus haut que l’homme.

La révolution de juillet est le triomphe du droit terrassant le fait. Chose pleine de splendeur.

Le droit terrassant le fait. De là l’éclat de la révolution de 1830, de là sa mansuétude aussi. Le droit qui triomphe n’a nul besoin d’être violent.

Le droit, c’est le juste et le vrai.

Le propre du droit, c’est de rester éternellement beau et pur. Le fait, même le plus nécessaire en apparence, même le mieux accepté des contemporains, s’il n’existe que comme fait et s’il ne contient que trop peu de droit ou point du tout de droit, est destiné infailliblement à devenir, avec la durée du temps, difforme, immonde, peut-être même monstrueux. Si l’on veut constater d’un coup à quel degré de laideur le fait peut arriver, vu à la distance des siècles, qu’on regarde Machiavel. Machiavel, ce n’est point un mauvais génie, ni un démon, ni un écrivain lâche et misérable ; ce n’est rien que le fait. Et ce n’est pas seulement le fait italien, c’est le fait européen, le fait du seizième siècle. Il semble hideux, et il l’est, en présence de l’idée morale du dix-neuvième.

Cette lutte du droit et du fait dure depuis l’origine des sociétés. Terminer le duel, amalgamer l’idée pure avec la réalité humaine, faire pénétrer pacifiquement le droit dans le fait et le fait dans le droit, voilà le travail des sages.


II

MAL COUSU



Mais autre est le travail des sages, autre est le travail des habiles.

La révolution de 1830 s’était vite arrêtée.

Sitôt qu’une révolution a fait côte, les habiles dépècent l’échouement.

Les habiles, dans notre siècle, se sont décernés à eux-mêmes la qualification d’hommes d’état ; si bien que ce mot, hommes d’état, a fini par être un peu un mot d’argot. Qu’on ne l’oublie pas en effet, là où il n’y a qu’habileté, il y a nécessairement petitesse. Dire : les habiles, cela revient à dire : les médiocres.

De même que dire : les hommes d’état, cela équivaut quelquefois à dire : les traîtres.

À en croire les habiles donc, les révolutions comme la révolution de juillet sont des artères coupées ; il faut une prompte ligature. Le droit, trop grandement proclamé, ébranle. Aussi, une fois le droit affirmé, il faut raffermir l’état. La liberté assurée, il faut songer au pouvoir.

Ici les sages ne se séparent pas encore des habiles, mais ils commencent à se défier. Le pouvoir, soit. Mais, premièrement, qu’est-ce que le pouvoir ? deuxièmement, d’où vient-il ?

Les habiles semblent ne pas entendre l’objection murmurée, et ils continuent leur manœuvre.

Selon ces politiques, ingénieux à mettre aux fictions profitables un masque de nécessité, le premier besoin d’un peuple après une révolution, quand ce peuple fait partie d’un continent monarchique, c’est de se procurer une dynastie. De cette façon, disent-ils, il peut avoir la paix après sa révolution, c’est-à-dire le temps de panser ses plaies et de réparer sa maison. La dynastie cache l’échafaudage et couvre l’ambulance.

Or il n’est pas toujours facile de se procurer une dynastie.

À la rigueur, le premier homme de génie ou même le premier homme de fortune venu suffit pour faire un roi. Vous avez dans le premier cas Bonaparte et dans le second Iturbide.

Mais la première famille venue ne suffit pas pour faire une dynastie. Il y a nécessairement une certaine quantité d’ancienneté dans une race, et la ride des siècles ne s’improvise pas.

Si l’on se place au point de vue des « hommes d’état », sous toutes réserves bien entendu, après une révolution, quelles sont les qualités du roi qui en sort ? Il peut être et il est utile qu’il soit révolutionnaire, c’est-à-dire participant de sa personne à cette révolution, qu’il y ait mis la main, qu’il s’y soit compromis ou illustré, qu’il en ait touché la hache ou manié l’épée.

Quelles sont les qualités d’une dynastie ? Elle doit être nationale, c’est-à-dire révolutionnaire à distance, non par des actes commis, mais par les idées acceptées. Elle doit se composer de passé et être historique, se composer d’avenir et être sympathique.

Tout ceci explique pourquoi les premières révolutions se contentent de trouver un homme, Cromwell ou Napoléon ; et pourquoi les deuxièmes veulent absolument trouver une famille, la maison de Brunswick ou la maison d’Orléans.

Les maisons royales ressemblent à ces figuiers de l’Inde dont chaque rameau, en se courbant jusqu’à terre, y prend racine et devient un figuier. Chaque branche peut devenir une dynastie. À la seule condition de se courber jusqu’au peuple.

Telle est la théorie des habiles.

Voici donc le grand art : faire un peu rendre à un succès le son d’une catastrophe afin que ceux qui en profitent en tremblent aussi, assaisonner de peur un pas de fait, augmenter la courbe de la transition jusqu’au ralentissement du progrès, affadir cette aurore, dénoncer et retrancher les âpretés de l’enthousiasme, couper les angles et les ongles, ouater le triomphe, emmitoufler le droit, envelopper le géant peuple de flanelle et le coucher bien vite, imposer la diète à cet excès de santé, mettre Hercule en traitement de convalescence, délayer l’événement dans l’expédient, offrir aux esprits altérés d’idéal ce nectar étendu de tisane, prendre ses précautions contre le trop de réussite, garnir là révolution d’un abat-jour.

1830 pratique cette théorie, déjà appliquée à l’Angleterre par 1688.

1830 est une révolution arrêtée à mi-côte. Moitié de progrès ; quasi-droit. Or la logique ignore l’à-peu-près ; absolument comme le soleil ignore la chandelle.

Qui arrête les révolutions à mi-côte ? La bourgeoisie.

Pourquoi ?

Parce que la bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. Hier c’était l’appétit, aujourd’hui c’est la plénitude, demain ce sera la satiété.

Le phénomène de 1814 après Napoléon se reproduisit en 1830 après Charles X.

On a voulu, à tort, faire de la bourgeoisie une classe. La bourgeoisie est tout simplement la portion contentée du peuple. Le bourgeois, c’est l’homme qui a maintenant le temps de s’asseoir. Une chaise n’est pas une caste.

Mais, pour vouloir s’asseoir trop tôt, on peut arrêter la marche même du genre humain. Cela a été souvent la faute de la bourgeoisie.

On n’est pas une classe parce qu’on fait une faute. L’égoïsme n’est pas une des divisions de l’ordre social.

Du reste, il faut être juste même envers l’égoïsme, l’état auquel aspirait, après la secousse de 1830, cette partie de la nation qu’on nomme la bourgeoisie, ce n’était pas l’inertie, qui se complique d’indifférence et de paresse et qui contient un peu de honte, ce n’était pas le sommeil, qui suppose un oubli momentané accessible aux songes ; c’était la halte.

La halte est un mot formé d’un double sens singulier et presque contradictoire : troupe en marche, c’est-à-dire mouvement ; station, c’est-à-dire repos.

La halte, c’est la réparation des forces ; c’est le repos armé et éveillé ; c’est le fait accompli qui pose des sentinelles et se tient sur ses gardes. La halte suppose le combat hier et le combat demain.

C’est l’entre-deux de 1830 et de 1848.

Ce que nous appelons ici combat peut aussi s’appeler progrès.

Il fallait donc à la bourgeoisie, comme aux hommes d’état, un homme qui exprimât ce mot : halte. Un Quoique Parce que. Une individualité composite, signifiant révolution et signifiant stabilité, en d’autres termes affermissant le présent par la comptabilité évidente du passé avec l’avenir.

Cet homme était « tout trouvé ». Il s’appelait Louis-Philippe d’Orléans.

Les 221 firent Louis-Philippe roi. Lafayette se chargea du sacre. Il le nomma la meilleure des républiques. L’hôtel de ville de Paris remplaça la cathédrale de Reims.

Cette substitution d’un demi-trône au trône complet fut « l’œuvre de 1830 ».

Quand les habiles eurent fini, le vice immense de leur solution apparut. Tout cela était fait en dehors du droit absolu. Le droit absolu cria : Je proteste ! puis, chose redoutable, il rentra dans l’ombre.


III

LOUIS-PHILIPPE



Les révolutions ont le bras terrible et la main heureuse ; elles frappent ferme et choisissent bien. Même incomplètes, même abâtardies et mâtinées, et réduites à l’état de révolution cadette, comme la révolution de 1830, il leur reste presque toujours assez de lucidité providentielle pour qu’elles ne puissent mal tomber. Leur éclipse n’est jamais une abdication.

Pourtant, ne nous vantons pas trop haut, les révolutions, elles aussi, se trompent, et de graves méprises se sont vues.

Revenons à 1830. 1830, dans sa déviation, eut du bonheur. Dans l’établissement qui s’appela l’ordre après la révolution coupée court, le roi valait mieux que la royauté. Louis-Philippe était un homme rare.

Fils d’un père auquel l’histoire accordera certainement les circonstances atténuantes, mais aussi digne d’estime que ce père avait été digne de blâme ; ayant toutes les vertus privées et plusieurs des vertus publiques ; soigneux de sa santé, de sa fortune, de sa personne, de ses affaires ; connaissant le prix d’une minute et pas toujours le prix d’une année ; sobre, serein, paisible, patient ; bonhomme et bon prince ; couchant avec sa femme, et ayant dans son palais des laquais chargés de faire voir le lit conjugal aux bourgeois, ostentation d’alcôve régulière devenue utile après les anciens étalages illégitimes de la branche aînée ; sachant toutes les langues de l’Europe et, ce qui est plus rare, tous les langages de tous les intérêts, et les parlant ; admirable représentant de « la classe moyenne », mais la dépassant, et de toutes les façons plus grand qu’elle ; ayant l’excellent esprit, tout en appréciant le sang dont il sortait, de se compter surtout par sa valeur intrinsèque, et, sur la question même de sa race, très particulier, se déclarant Orléans et non Bourbon ; très premier prince du sang tant qu’il n’avait été qu’altesse sérénissime, mais franc bourgeois le jour où il fut majesté ; diffus en public, concis dans l’intimité ; avare signalé, mais non prouvé ; au fond, un de ces économes aisément prodigues pour leur fantaisie ou leur devoir ; lettré, et peu sensible aux lettres ; gentilhomme, mais non chevalier ; simple, calme et fort ; adoré de sa famille et de sa maison ; causeur séduisant, homme d’état désabusé, intérieurement froid, dominé par l’intérêt immédiat, gouvernant toujours au plus près, incapable de rancune et de reconnaissance, usant sans pitié les supériorités sur les médiocrités, habile à faire donner tort par les majorités parlementaires à ces unanimités mystérieuses qui grondent sourdement sous les trônes ; expansif, parfois imprudent dans son expansion, mais d’une merveilleuse adresse dans cette imprudence ; fertile en expédients, en visages, en masques ; faisant peur à la France de l’Europe et à l’Europe de la France ; aimant incontestablement son pays, mais préférant sa famille ; prisant plus la domination que l’autorité et l’autorité que la dignité, disposition qui a cela de funeste que, tournant tout au succès, elle admet la ruse et ne répudie pas absolument la bassesse, mais qui a cela de profitable qu’elle préserve la politique des chocs violents, l’état des fractures et la société des catastrophes ; minutieux, correct, vigilant, attentif, sagace, infatigable, se contredisant quelquefois, et se démentant ; hardi contre l’Autriche à Ancône, opiniâtre contre l’Angleterre en Espagne, bombardant Anvers et payant Pritchard ; chantant avec conviction la Marseillaise ; inaccessible à l’abattement, aux lassitudes, au goût du beau et de l’idéal, aux générosités téméraires, à l’utopie, à la chimère, à la colère, à la vanité, à la crainte ; ayant toutes les formes de l’intrépidité personnelle ; général à Valmy, soldat à Jemmapes ; tâté huit fois par le régicide, et toujours souriant ; brave comme un grenadier, courageux comme un penseur ; inquiet seulement devant les chances d’un ébranlement européen, et impropre aux grandes aventures politiques ; toujours prêt à risquer sa vie, jamais son œuvre ; déguisant sa volonté en influence afin d’être plutôt obéi comme intelligence que comme roi ; doué d’observation et non de divination ; peu attentif aux esprits, mais se connaissant en hommes, c’est-à-dire ayant besoin de voir pour juger ; bon sens prompt et pénétrant, sagesse pratique, parole facile, mémoire prodigieuse ; puisant sans cesse dans cette mémoire, son unique point de ressemblance avec César, Alexandre et Napoléon ; sachant les faits, les détails, les dates, les noms propres, ignorant les tendances, les passions, les génies divers de la foule, les aspirations intérieures, les soulèvements cachés et obscurs des âmes, en un mot, tout ce qu’on pourrait appeler les courants invisibles des consciences ; accepté par la surface, mais peu d’accord avec la France de dessous ; s’en tirant par la finesse ; gouvernant trop et ne régnant pas assez ; son premier ministre à lui-même ; excellant à faire de la petitesse des réalités un obstacle à l’immensité des idées ; mêlant à une vraie faculté créatrice de civilisation, d’ordre et d’organisation on ne sait quel esprit de procédure et de chicane ; fondateur et procureur d’une dynastie ; ayant quelque chose de Charlemagne et quelque chose d’un avoué ; en somme, figure haute et originale, prince qui sut faire du pouvoir malgré l’inquiétude de la France, et de la puissance malgré la jalousie de l’Europe, Louis-Philippe sera classé parmi les hommes éminents de son siècle, et serait rangé parmi les gouvernants les plus illustres de l’histoire, s’il eût un peu aimé la gloire et s’il eût eu le sentiment de ce qui est grand au même degré que le sentiment de ce qui est utile.

Louis-Philippe avait été beau, et, vieilli, était resté gracieux ; pas toujours agréé de la nation, il l’était toujours de la foule ; il plaisait. Il avait ce don, le charme. La majesté lui faisait défaut ; il ne portait ni la couronne, quoique roi, ni les cheveux blancs, quoique vieillard. Ses manières étaient du vieux régime et ses habitudes du nouveau, mélange du noble et du bourgeois qui convenait à 1830 ; Louis-Philippe était la transition régnante ; il avait conservé l’ancienne prononciation et l’ancienne orthographe qu’il mettait au service des opinions modernes ; il aimait la Pologne et la Hongrie, mais il écrivait les polonois et il prononçait les hongrais. Il portait l’habit de la garde nationale comme Charles X, et le cordon de la légion d’honneur comme Napoléon.

Il allait peu à la chapelle, point à la chasse, jamais à l’Opéra. Incorruptible aux sacristains, aux valets de chiens et aux danseuses ; cela entrait dans sa popularité bourgeoise. Il n’avait point de cour. Il sortait avec son parapluie sous son bras, et ce parapluie a longtemps fait partie de son auréole. Il était un peu maçon, un peu jardinier et un peu médecin ; il saignait un postillon tombé de cheval ; Louis-Philippe n’allait pas plus sans sa lancette que Henri III sans son poignard. Les royalistes raillaient ce roi ridicule, le premier qui ait versé le sang pour guérir.

Dans les griefs de l’histoire contre Louis-Philippe, il y a une défalcation à faire ; il y a ce qui accuse la royauté, ce qui accuse le règne, et ce qui accuse le roi ; trois colonnes qui donnent chacune un total différent. Le droit démocratique confisqué, le progrès devenu le deuxième intérêt, les protestations de la rue réprimées violemment, l’exécution militaire des insurrections, l’émeute passée par les armes, la rue Transnonain, les conseils de guerre, l’absorption du pays réel par le pays légal, le gouvernement de compte à demi avec trois cent mille privilégiés, sont le fait de la royauté ; la Belgique refusée, l’Algérie trop durement conquise, et, comme l’Inde par les anglais, avec plus de barbarie que de civilisation, le manque de foi à Abd-el-Kader, Blaye, Deutz acheté, Pritchard payé, sont le fait du règne ; la politique plus familiale que nationale est le fait du roi.

Comme on voit, le décompte opéré, la charge du roi s’amoindrit.

Sa grande faute, la voici : il a été modeste au nom de la France.

D’où vient cette faute ?

Disons-le.

Louis-Philippe a été un roi trop père ; cette incubation d’une famille qu’on veut faire éclore dynastie a peur de tout et n’entend pas être dérangée ; de là des timidités excessives, importunes au peuple qui a le 14 juillet dans sa tradition civile et Austerlitz dans sa tradition militaire.

Du reste, si l’on fait abstraction des devoirs publics, qui veulent être remplis les premiers, cette profonde tendresse de Louis-Philippe pour sa famille, la famille la méritait. Ce groupe domestique était admirable. Les vertus y coudoyaient les talents. Une des filles de Louis-Philippe, Marie d’Orléans, mettait le nom de sa race parmi les artistes comme Charles d’Orléans l’avait mis parmi les poëtes. Elle avait fait de son âme un marbre qu’elle avait nommé Jeanne d’Arc. Deux des fils de Louis-Philippe avaient arraché à Metternich cet éloge démagogique : Ce sont des jeunes gens comme on n’en voit guère et des princes comme on n’en voit pas.

Voilà, sans rien dissimuler, mais aussi sans rien aggraver, le vrai sur Louis-Philippe.

Être le prince égalité, porter en soi la contradiction de la restauration et de la révolution, avoir ce côté inquiétant du révolutionnaire qui devient rassurant dans le gouvernant, ce fut là la fortune de Louis-Philippe en 1830 ; jamais il n’y eut adaptation plus complète d’un homme à un événement ; l’un entra dans l’autre, et l’incarnation se fit. Louis-Philippe, c’est 1830 fait homme. De plus il avait pour lui cette grande désignation au trône, l’exil. Il avait été proscrit, errant, pauvre. Il avait vécu de son travail. En Suisse, cet apanagiste des plus riches domaines princiers de France avait vendu un vieux cheval pour manger. À Reichenau, il avait donné des leçons de mathématiques pendant que sa sœur Adélaïde faisait de la broderie et cousait. Ces souvenirs mêlés à un roi enthousiasmaient la bourgeoisie. Il avait démoli de ses propres mains la dernière cage de fer du Mont Saint-Michel, bâtie par Louis XI et utilisée par Louis XV. C’était le compagnon de Dumouriez, c’était l’ami de Lafayette ; il avait été du club des Jacobins ; Mirabeau lui avait frappé sur l’épaule ; Danton lui avait dit : Jeune homme ! À vingt-quatre ans, en 93, étant M. de Chartres, du fond d’une logette obscure de la Convention, il avait assisté au procès de Louis XVI, si bien nommé ce pauvre tyran. La clairvoyance aveugle de la révolution, brisant la royauté dans le roi et le roi avec la royauté, sans presque remarquer l’homme dans le farouche écrasement de l’idée, le vaste orage de l’assemblée tribunal, la colère publique interrogeant, Capet ne sachant que répondre, l’effrayante vacillation stupéfaite de cette tête royale sous ce souffle sombre, l’innocence relative de tous dans cette catastrophe, de ceux qui condamnaient comme de celui qui était condamné, il avait regardé ces choses, il avait contemplé ces vertiges ; il avait vu les siècles comparaître à la barre de la Convention ; il avait vu, derrière Louis XVI, cet infortuné passant responsable, se dresser dans les ténèbres la formidable accusée, la monarchie ; et il lui était resté dans l’âme l’épouvante respectueuse de ces immenses justices du peuple presque aussi impersonnelles que la justice de Dieu.

La trace que la révolution avait laissée en lui était prodigieuse. Son souvenir était comme une empreinte vivante de ces grandes années minute par minute. Un jour, devant un témoin dont il nous est impossible de douter, il rectifia de mémoire toute la lettre A de la liste alphabétique de l’assemblée constituante.

Louis-Philippe a été un roi de plein jour. Lui régnant, la presse a été libre, la tribune a été libre, la conscience et la parole ont été libres. Les lois de septembre sont à claire-voie. Bien que sachant le pouvoir rongeur de la lumière sur les privilèges, il a laissé son trône exposé à la lumière. L’histoire lui tiendra compte de cette loyauté.

Louis-Philippe, comme tous les hommes historiques sortis de scène, est aujourd’hui mis en jugement par la conscience humaine. Son procès n’est encore qu’en première instance.

L’heure où l’histoire parle avec son accent vénérable et libre n’a pas encore sonné pour lui ; le moment n’est pas venu de prononcer sur ce roi le jugement définitif ; l’austère et illustre historien Louis Blanc a lui-même récemment adouci son premier verdict ; Louis-Philippe a été l’élu de ces deux à-peu-près qu’on appelle les 221 et 1830, c’est-à-dire d’un demi-parlement et d’une demi-révolution ; et dans tous les cas, au point de vue supérieur où doit se placer la philosophie, nous ne pourrions le juger ici, comme on a pu l’entrevoir plus haut, qu’avec de certaines réserves au nom du principe démocratique absolu ; aux yeux de l’absolu, en dehors de ces deux droits, le droit de l’homme d’abord, le droit du peuple ensuite, tout est usurpation ; mais ce que nous pouvons dire dès à présent, ces réserves faites, c’est que, somme toute, et de quelque façon qu’on le considère, Louis-Philippe, pris en lui-même et au point de vue de la bonté humaine, demeurera, pour nous servir du vieux langage de l’ancienne histoire, un des meilleurs princes qui aient passé sur un trône.

Qu’a-t-il contre lui ? Ce trône. Ôtez de Louis-Philippe le roi, il reste l’homme. Et l’homme est bon. Il est bon parfois jusqu’à être admirable. Souvent, au milieu des plus graves soucis, après une journée de lutte contre toute la diplomatie du continent, il rentrait le soir dans son appartement, et là, épuisé de fatigue, accablé de sommeil, que faisait-il ? il prenait un dossier, et il passait sa nuit à réviser un procès criminel, trouvant que c’était quelque chose de tenir tête à l’Europe, mais que c’était une plus grande affaire encore d’arracher un homme au bourreau. Il s’opiniâtrait contre son garde des sceaux ; il disputait pied à pied le terrain de la guillotine aux procureurs généraux, ces bavards de la loi, comme il les appelait. Quelquefois les dossiers empilés couvraient sa table ; il les examinait tous ; c’était une angoisse pour lui d’abandonner ces misérables têtes condamnées. Un jour il disait au même témoin que nous avons indiqué tout à l’heure : Cette nuit, j’en ai gagné sept. Pendant les premières années de son règne, la peine de mort fut comme abolie, et l’échafaud relevé fut une violence faite au roi. La Grève ayant disparu avec la branche aînée, une Grève bourgeoise fut instituée sous le nom de Barrière Saint-Jacques ; les « hommes pratiques » sentirent le besoin d’une guillotine quasi légitime ; et ce fut là une des victoires de Casimir Perier, qui représentait les côtés étroits de la bourgeoisie, sur Louis-Philippe, qui en représentait les côtés libéraux. Louis-Philippe avait annoté de sa main Beccaria. Après la machine Fieschi, il s’écriait : Quel dommage que je n’aie pas été blessé ! j’aurais pu faire grâce. Une autre fois, faisant allusion aux résistances de ses ministres, il écrivait à propos d’un condamné politique qui est une des plus généreuses figures de notre temps : Sa grâce est accordée, il ne me reste plus qu’à l’obtenir. Louis-Philippe était doux comme Louis IX et bon comme Henri IV.

Or, pour nous, dans l’histoire où la bonté est la perle rare, qui a été bon passe presque avant qui a été grand.

Louis-Philippe ayant été apprécié sévèrement par les uns, durement peut-être par les autres, il est tout simple qu’un homme, fantôme lui-même aujourd’hui, qui a connu ce roi, vienne déposer pour lui devant l’histoire ; cette déposition, quelle qu’elle soit, est évidemment et avant tout désintéressée ; une épitaphe écrite par un mort est sincère ; une ombre peut consoler une autre ombre ; le partage des mêmes ténèbres donne le droit de louange ; et il est peu à craindre qu’on dise jamais de deux tombeaux dans l’exil : Celui-ci a flatté l’autre.


IV

LÉZARDES SOUS LA FONDATION



Au moment où le drame que nous racontons va pénétrer dans l’épaisseur d’un des nuages tragiques qui couvrent les commencements du règne de Louis-Philippe, il ne fallait pas d’équivoque, et il était nécessaire que ce livre s’expliquât sur ce roi.

Louis-Philippe était entré dans l’autorité royale sans violence, sans action directe de sa part, par le fait d’un virement révolutionnaire, évidemment fort distinct du but réel de la révolution, mais dans lequel lui, duc d’Orléans, n’avait aucune initiative personnelle. Il était né prince et se croyait élu roi. Il ne s’était point donné à lui-même ce mandat ; il ne l’avait point pris ; on le lui avait offert et il l’avait accepté ; convaincu, à tort certes, mais convaincu que l’offre était selon le droit et que l’acceptation était selon le devoir. De là une possession de bonne foi. Or, nous le disons en toute conscience, Louis-Philippe étant de bonne foi dans sa possession, et la démocratie étant de bonne foi dans son attaque, la quantité d’épouvante qui se dégage des luttes sociales ne charge ni le roi, ni la démocratie. Un choc de principes ressemble à un choc d’éléments. L’océan défend l’eau, l’ouragan défend l’air ; le roi défend la royauté, la démocratie défend le peuple ; le relatif, qui est la monarchie, résiste à l’absolu, qui est la république ; la société saigne sous ce conflit, mais ce qui est sa souffrance aujourd’hui sera plus tard son salut ; et, dans tous les cas, il n’y a point à blâmer ceux qui luttent ; un des deux partis évidemment se trompe ; le droit n’est pas, comme le colosse de Rhodes, sur deux rives à la fois, un pied dans la république, un pied dans la royauté ; il est indivisible, et tout d’un côté ; mais ceux qui se trompent se trompent sincèrement ; un aveugle n’est pas plus un coupable qu’un vendéen n’est un brigand. N’imputons donc qu’à la fatalité des choses ces collisions redoutables. Quelles que soient ces tempêtes, l’irresponsabilité humaine y est mêlée.

Achevons cet exposé.

Le gouvernement de 1830 eut tout de suite la vie dure. Il dut, né d’hier, combattre aujourd’hui.

À peine installé, il sentait déjà partout de vagues mouvements de traction sur l’appareil de juillet encore si fraîchement posé et si peu solide.

La résistance naquit le lendemain ; peut-être même était-elle née la veille.

De mois en mois, l’hostilité grandit, et de sourde devint patente.

La révolution de juillet, peu acceptée hors de France par les rois, nous l’avons dit, avait été en France diversement interprétée.

Dieu livre aux hommes ses volontés visibles dans les évènements, texte obscur écrit dans une langue mystérieuse. Les hommes en font sur-le-champ des traductions ; traductions hâtives, incorrectes, pleines de fautes, de lacunes et de contre-sens. Bien peu d’esprits comprennent la langue divine. Les plus sagaces, les plus calmes, les plus profonds, déchiffrent lentement, et, quand ils arrivent avec leur texte, la besogne est faite depuis longtemps ; il y a déjà vingt traductions sur la place publique. De chaque traduction naît un parti, et de chaque contre-sens une faction ; et chaque parti croit avoir le seul vrai texte, et chaque faction croit posséder la lumière.

Souvent le pouvoir lui-même est une faction.

Il y a dans les révolutions des nageurs à contre-courant ; ce sont les vieux partis.

Pour les vieux partis qui se rattachent à l’hérédité par la grâce de Dieu, les révolutions étant sorties du droit de révolte, on a droit de révolte contre elles. Erreur. Car dans les révolutions le révolté, ce n’est pas le peuple, c’est le roi. Révolution est précisément le contraire de révolte. Toute révolution, étant un accomplissement normal, contient en elle sa légitimité, que de faux révolutionnaires déshonorent quelquefois, mais qui persiste, même souillée, qui survit, même ensanglantée. Les révolutions sortent, non d’un accident, mais de la nécessité. Une révolution est un retour du factice au réel. Elle est parce qu’il faut qu’elle soit.

Les vieux partis légitimistes n’en assaillaient pas moins la révolution de 1830 avec toutes les violences qui jaillissent du faux raisonnement. Les erreurs sont d’excellents projectiles. Ils la frappaient savamment là où elle était vulnérable, au défaut de sa cuirasse, à son manque de logique ; ils attaquaient cette révolution dans sa royauté. Ils lui criaient : Révolution, pourquoi ce roi ? Les factions sont des aveugles qui visent juste.

Ce cri, les républicains le poussaient également. Mais, venant d’eux, ce cri était logique. Ce qui était cécité chez les légitimistes était clairvoyance chez les démocrates. 1830 avait fait banqueroute au peuple. La démocratie indignée le lui reprochait.

Entre l’attaque du passé et l’attaque de l’avenir, l’établissement de juillet se débattait. Il représentait la minute, aux prises d’une part avec les siècles monarchiques, d’autre part avec le droit éternel.

En outre, au dehors, n’étant plus la révolution et devenant la monarchie, 1830 était obligé de prendre le pas de l’Europe. Garder la paix, surcroît de complication. Une harmonie voulue à contre-sens est souvent plus onéreuse qu’une guerre. De ce sourd conflit, toujours muselé, mais toujours grondant, naquit la paix armée, ce ruineux expédient de la civilisation suspecte à elle-même. La royauté de juillet se cabrait, malgré qu’elle en eût, dans l’attelage des cabinets européens. Metternich l’eût volontiers mise à la plate-longe. Poussée en France par le progrès, elle poussait en Europe les monarchies, ces tardigrades. Remorquée, elle remorquait.

Cependant, à l’intérieur, paupérisme, prolétariat, salaire, éducation, pénalité, prostitution, sort de la femme, richesse, misère, production, consommation, répartition, échange, monnaie, crédit, droit du capital, droit du travail, toutes ces questions se multipliaient au-dessus de la société ; surplomb terrible.

En dehors des partis politiques proprement dits, un autre mouvement se manifestait. À la fermentation démocratique répondait la fermentation philosophique. L’élite se sentait troublée comme la foule ; autrement, mais autant.

Des penseurs méditaient, tandis que le sol, c’est-à-dire le peuple, traversé par les courants révolutionnaires, tremblait sous eux avec je ne sais quelles vagues secousses épileptiques. Ces songeurs, les uns isolés, les autres réunis en familles et presque en communions, remuaient les questions sociales, pacifiquement, mais profondément ; mineurs impassibles, qui poussaient tranquillement leurs galeries dans les profondeurs d’un volcan, à peine dérangés par les commotions sourdes et par les fournaises entrevues.

Cette tranquillité n’était pas le moins beau spectacle de cette époque agitée.

Ces hommes laissaient aux partis politiques la question des droits, ils s’occupaient de la question du bonheur.

Le bien-être de l’homme, voilà ce qu’ils voulaient extraire de la société.

Ils élevaient les questions matérielles, les questions d’agriculture, d’industrie, de commerce, presque à la dignité d’une religion. Dans la civilisation telle qu’elle se fait, un peu par Dieu, beaucoup par l’homme, les intérêts se combinent, s’agrégent et s’amalgament de manière à former une véritable roche dure, selon une loi dynamique patiemment étudiée par les économistes, ces géologues de la politique.

Ces hommes qui se groupaient sous des appellations différentes, mais qu’on peut désigner tous par le titre générique de socialistes, tâchaient de percer cette roche et d’en faire jaillir les eaux vives de la félicité humaine.

Depuis la question de l’échafaud jusqu’à la question de la guerre, leurs travaux embrassaient tout. Au droit de l’homme, proclamé par la révolution française, ils ajoutaient le droit de la femme et le droit de l’enfant.

On ne s’étonnera pas que, pour des raisons diverses, nous ne traitions pas ici à fond, au point de vue théorique, les questions soulevées par le socialisme. Nous nous bornons à les indiquer.

Tous les problèmes que les socialistes se proposaient, les visions cosmogoniques, la rêverie et le mysticisme écartés, peuvent être ramenés à deux problèmes principaux.

Premier problème :

Produire la richesse.

Deuxième problème :

La répartir.

Le premier problème contient la question du travail.

Le deuxième contient la question du salaire.

Dans le premier problème il s’agit de l’emploi des forces.

Dans le second de la distribution des jouissances.

Du bon emploi des forces résulte la puissance publique.

De la bonne distribution des jouissances résulte le bonheur individuel.

Par bonne distribution, il faut entendre non distribution égale, mais distribution équitable. La première égalité, c’est l’équité.

De ces deux choses combinées, puissance publique au dehors, bonheur individuel au dedans, résulte la prospérité sociale.

Prospérité sociale, cela veut dire l’homme heureux, le citoyen libre, la nation grande.

L’Angleterre résout le premier de ces deux problèmes. Elle crée admirablement la richesse ; elle la répartit mal. Cette solution qui n’est complète que d’un côté la mène fatalement à ces deux extrêmes : opulence monstrueuse, misère monstrueuse. Toutes les jouissances à quelques-uns, toutes les privations aux autres, c’est-à-dire au peuple ; le privilège, l’exception, le monopole, la féodalité, naissant du travail même. Situation fausse et dangereuse qui assoit la puissance publique sur la misère privée, qui enracine la grandeur de l’état dans les souffrances de l’individu. Grandeur mal composée où se combinent tous les éléments matériels et dans laquelle n’entre aucun élément moral.

Le communisme et la loi agraire croient résoudre le deuxième problème. Ils se trompent. Leur répartition tue la production. Le partage égal abolit l’émulation. Et par conséquent le travail. C’est une répartition faite par le boucher, qui tue ce qu’il partage. Il est donc impossible de s’arrêter à ces prétendues solutions. Tuer la richesse, ce n’est pas la répartir.

Les deux problèmes veulent être résolus ensemble pour être bien résolus. Les deux solutions veulent être combinées et n’en faire qu’une.

Ne résolvez que le premier des deux problèmes, vous serez Venise, vous serez l’Angleterre. Vous aurez comme Venise une puissance artificielle, ou comme l’Angleterre une puissance matérielle ; vous serez le mauvais riche. Vous périrez par une voie de fait, comme est morte Venise, ou par une banqueroute, comme tombera l’Angleterre. Et le monde vous laissera mourir et tomber, parce que le monde laisse tomber et mourir tout ce qui n’est que l’égoïsme, tout ce qui ne représente pas pour le genre humain une vertu ou une idée.

Il est bien entendu ici que par ces mots, Venise, l’Angleterre, nous désignons non des peuples, mais des constructions sociales, les oligarchies superposées aux nations, et non les nations elles-mêmes. Les nations ont toujours notre respect et notre sympathie. Venise, peuple, renaîtra ; l’Angleterre, aristocratie, tombera, mais l’Angleterre, nation, est immortelle. Cela dit, nous poursuivons.

Résolvez les deux problèmes, encouragez le riche et protégez le pauvre, supprimez la misère, mettez un terme à l’exploitation injuste du faible par le fort, mettez un frein à la jalousie inique de celui qui est en route contre celui qui est arrivé, ajustez mathématiquement et fraternellement le salaire au travail, mêlez l’enseignement gratuit et obligatoire à la croissance de l’enfance et faites de la science la base de la virilité, développez les intelligences tout en occupant les bras, soyez à la fois un peuple puissant et une famille d’hommes heureux, démocratisez la propriété, non en l’abolissant, mais en l’universalisant, de façon que tout citoyen sans exception soit propriétaire, chose plus facile qu’on ne croit, en deux mots sachez produire la richesse et sachez la répartir ; et vous aurez tout ensemble la grandeur matérielle et la grandeur morale ; et vous serez dignes de vous appeler la France.

Voilà, en dehors et au-dessus de quelques sectes qui s’égaraient, ce que disait le socialisme ; voilà ce qu’il cherchait dans les faits, voilà ce qu’il ébauchait dans les esprits.

Efforts admirables ! tentatives sacrées !

Ces doctrines, ces théories, ces résistances, la nécessité inattendue pour l’homme d’état de compter avec les philosophes, de confuses évidences entrevues, une politique nouvelle à créer, d’accord avec le vieux monde sans trop de désaccord avec l’idéal révolutionnaire, une situation dans laquelle il fallait user Lafayette à défendre Polignac, l’intuition du progrès transparent sous l’émeute, les chambres et la rue, les compétitions à équilibrer autour de lui, sa foi dans la révolution, peut-être on ne sait quelle résignation éventuelle née de la vague acceptation d’un droit définitif supérieur, sa volonté de rester de sa race, son esprit de famille, son sincère respect du peuple, sa propre honnêteté, préoccupaient Louis-Philippe presque douloureusement, et par instants, si fort et si courageux qu’il fût, l’accablaient sous la difficulté d’être roi.

Il sentait sous ses pieds une désagrégation redoutable, qui n’était pourtant pas une mise en poussière, la France étant plus France que jamais.

De ténébreux amoncellements couvraient l’horizon. Une ombre étrange gagnant de proche en proche s’étendait peu à peu sur les hommes, sur les choses, sur les idées ; ombre qui venait des colères et des systèmes, Tout ce qui avait été hâtivement étouffé remuait et fermentait. Parfois la conscience de l’honnête homme reprenait sa respiration tant il y avait de malaise dans cet air où les sophismes se mêlaient aux vérités. Les esprits tremblaient dans l’anxiété sociale comme les feuilles à l’approche de l’orage. La tension électrique était telle qu’à de certains instants le premier venu, un inconnu, éclairait. Puis l’obscurité crépusculaire retombait. Par intervalles, de profonds et sourds grondements pouvaient faire juger de la quantité de foudre qu’il y avait dans la nuée.

Vingt mois à peine s’étaient écoulés depuis la révolution de juillet, l’année 1832 s’était ouverte avec un aspect d’imminence et de détresse. La détresse du peuple, les travailleurs sans pain, le dernier prince de Condé disparu dans les ténèbres, Bruxelles chassant les Nassau comme Paris les Bourbons, la Belgique s’offrant à un prince français et donnée à un prince anglais, la haine russe de Nicolas, derrière nous deux démons du midi, Ferdinand en Espagne, Miguel en Portugal, la terre tremblant en Italie, Metternich étendant la main sur Bologne, la France brusquant l’Autriche à Ancône, au nord on ne sait quel sinistre bruit de marteau reclouant la Pologne dans son cercueil, dans toute l’Europe des regards irrités guettant la France, l’Angleterre, alliée suspecte, prête à pousser ce qui pencherait et à se jeter sur ce qui tomberait, la pairie s’abritant derrière Beccaria pour refuser quatre têtes à la loi, les fleurs de lys raturées sur la voiture du roi, la croix arrachée de Notre-Dame, Lafayette amoindri, Laffitte ruiné, Benjamin Constant mort dans l’indigence, Casimir Perier mort dans l’épuisement du pouvoir ; la maladie politique et la maladie sociale se déclarant à la fois dans les deux capitales du royaume, l’une la ville de la pensée, l’autre la ville du travail ; à Paris la guerre civile, à Lyon la guerre servile ; dans les deux cités la même lueur de fournaise ; une pourpre de cratère au front du peuple ; le midi fanatisé, l’ouest troublé, la duchesse de Berry dans la Vendée, les complots, les conspirations, les soulèvements, le choléra, ajoutaient à la sombre rumeur des idées le sombre tumulte des événements.


V

FAITS D’OÙ L’HISTOIRE SORT ET QUE L’HISTOIRE IGNORE



Vers la fin d’avril, tout s’était aggravé. La fermentation devenait du bouillonnement. Depuis 1830, il y avait eu çà et là de petites émeutes partielles, vite comprimées, mais renaissantes, signe d’une vaste conflagration sous-jacente. Quelque chose de terrible couvait. On entrevoyait les linéaments encore peu distincts et mal éclairés d’une révolution possible. La France regardait Paris ; Paris regardait le faubourg Saint-Antoine. Le faubourg Saint-Antoine, sourdement chauffé, entrait en ébullition.

Les cabarets de la rue de Charonne étaient, quoique la jonction de ces deux épithètes semble singulière appliquée à des cabarets, graves et orageux.

Le gouvernement y était purement et simplement mis en question. On y discutait publiquement la chose pour se battre ou pour rester tranquille. Il y avait des arrière-boutiques où l’on faisait jurer à des ouvriers qu’ils se trouveraient dans la rue au premier cri d’alarme, et « qu’ils se battraient sans compter le nombre des ennemis. » Une fois l’engagement pris, un homme assis dans un coin du cabaret « faisait une voix sonore » et disait : Tu l’entends ! tu l’as juré ! Quelquefois on montait au premier étage dans une chambre close, et là il se passait des scènes presque maçonniques. On faisait prêter à l’initié des serments pour lui rendre service ainsi qu’aux pères de famille. C’était la formule.

Dans les salles basses on lisait des brochures « subversives ». Ils crossaient le gouvernement, dit un rapport secret du temps.

On y entendait des paroles comme celles-ci : — Je ne sais pas les noms des chefs. Nous autres, nous ne saurons le jour que deux heures d’avance. — Un ouvrier disait : — Nous sommes trois cents, mettons chacun dix sous, cela fera cent cinquante francs pour fabriquer des balles et de la poudre. — Un autre disait : — Je ne demande pas six mois, je n’en demande pas deux. Avant quinze jours nous serons en parallèle avec le gouvernement. Avec vingt-cinq mille hommes on peut se mettre en face. — Un autre disait : — Je ne me couche pas parce que je fais des cartouches la nuit. — De temps en temps des hommes « en bourgeois et en beaux habits » venaient, « faisant des embarras », et ayant l’air « de commander », donnaient des poignées de mains aux plus importants, et s’en allaient. Ils ne restaient jamais plus de dix minutes. On échangeait à voix basse des propos significatifs : — Le complot est mûr, la chose est comble. — « C’était bourdonné par tous ceux qui étaient là », pour emprunter l’expression même d’un des assistants. L’exaltation était telle qu’un jour, en plein cabaret, un ouvrier s’écria : Nous n’avons pas d’armes ! — Un de ses camarades répondit : — Les soldats en ont ! — parodiant ainsi, sans s’en douter, la proclamation de Bonaparte à l’armée d’Italie. — « Quand ils avaient quelque chose de plus secret, ajoute un rapport, ils ne se le communiquaient pas là. » On ne comprend guère ce qu’ils pouvaient cacher après avoir dit ce qu’ils disaient.

Les réunions étaient quelquefois périodiques. À de certaines, on n’était jamais plus de huit ou dix, et toujours les mêmes. Dans d’autres, entrait qui voulait, et la salle était si pleine qu’on était forcé de se tenir debout. Les uns s’y trouvaient par enthousiasme et passion ; les autres parce que c’était leur chemin pour aller au travail. Comme pendant la révolution, il y avait dans ces cabarets des femmes patriotes qui embrassaient les nouveaux venus.

D’autres faits expressifs se faisaient jour.

Un homme entrait dans un cabaret, buvait et sortait en disant : Marchand de vin, ce qui est dû, la révolution le payera.

Chez un cabaretier en face de la rue de Charonne on nommait des agents révolutionnaires. Le scrutin se faisait dans des casquettes.

Des ouvriers se réunissaient chez un maître d’escrime qui donnait des assauts rue de Cotte. Il y avait là un trophée d’armes formé d’espadons en bois, de cannes, de bâtons et de fleurets. Un jour on démoucheta les fleurets. Un ouvrier disait : — Nous sommes vingt-cinq, mais on ne compte pas sur moi, parce qu’on me regarde comme une machine. — Cette machine a été plus tard Quénisset.

Les choses quelconques qui se préméditaient prenaient peu à peu on ne sait quelle étrange notoriété. Une femme balayant sa porte disait à une autre femme : — Depuis longtemps on travaille à force à faire des cartouches. — On lisait en pleine rue des proclamations adressées aux gardes nationales des départements. Une de ces proclamations était signée : Burtot, marchand de vin.

Un jour, à la porte d’un liquoriste du marché Lenoir, un homme ayant un collier de barbe et l’accent italien montait sur une borne et lisait à haute voix un écrit singulier qui semblait émaner d’un pouvoir occulte. Des groupes s’étaient formés autour de lui et applaudissaient. Les passages qui remuaient le plus la foule ont été recueillis et notés. — « … Nos doctrines sont entravées, nos proclamations sont déchirées, nos afficheurs sont guettés et jetés en prison… ». « La débâcle qui vient d’avoir lieu dans les cotons nous a converti plusieurs juste-milieu. » — « … L’avenir des peuples s’élabore dans nos rangs obscurs. » — « … Voici les termes posés : action ou réaction, révolution ou contre-révolution. Car, à notre époque, on ne croit plus à l’inertie ni à l’immobilité. Pour le peuple ou contre le peuple, c’est la question. Il n’y en a pas d’autre. » — « … Le jour où nous ne vous conviendrons plus, cassez-nous, mais jusque-là aidez-nous à marcher. » Tout cela en plein jour.

D’autres faits, plus audacieux encore, étaient suspects au peuple à cause de leur audace même. Le 4 avril 1832, un passant montait sur la borne qui fait l’angle de la rue Sainte-Marguerite et criait : Je suis babouviste ! Mais sous Babeuf le peuple flairait Gisquet.

Entre autres choses, ce passant disait :

— « À bas la propriété ! L’opposition de gauche est lâche et traître. Quand elle veut avoir raison, elle prêche la révolution. Elle est démocrate pour n’être pas battue, et royaliste pour ne pas combattre. Les républicains sont des bêtes à plumes. Défiez-vous des républicains, citoyens travailleurs. »

— Silence, citoyen mouchard ! cria un ouvrier.

Ce cri mit fin au discours.

Des incidents mystérieux se produisaient.

À la chute du jour, un ouvrier rencontrait près du canal « un homme bien mis » qui lui disait : — Où vas-tu, citoyen ? — Monsieur, répondait l’ouvrier, je n’ai pas l’honneur de vous connaître. — Je te connais bien, moi. Et l’homme ajoutait : Ne crains pas. Je suis l’agent du comité. On te soupçonne de n’être pas bien sûr. Tu sais que si tu révélais quelque chose, on a l’œil sur toi. — Puis il donnait à l’ouvrier une poignée de main et s’en allait en disant : — Nous nous reverrons bientôt.

La police, aux écoutes, recueillait, non plus seulement dans les cabarets, mais dans la rue, des dialogues singuliers :

— Fais-toi recevoir bien vite, disait un tisserand à un ébéniste.

— Pourquoi ?

— Il va y avoir un coup de feu à faire.

Deux passants en haillons échangeaient ces répliques remarquables, grosses d’une apparente jacquerie :

— Qui nous gouverne ?

— C’est monsieur Philippe.

— Non, c’est la bourgeoisie.

On se tromperait si l’on croyait que nous prenons le mot jacquerie en mauvaise part. Les jacques, c’étaient les pauvres.

Une autre fois, on entendait passer deux hommes dont l’un disait à l’autre : — Nous avons un bon plan d’attaque.

D’une conversation intime entre quatre hommes accroupis dans un fossé du rond-point de la barrière du Trône, on ne saisissait que ceci :

— On fera le possible pour qu’il ne se promène plus dans Paris.

Qui, il ? Obscurité menaçante.

« Les principaux chefs », comme on disait dans le faubourg, se tenaient à l’écart. On croyait qu’ils se réunissaient, pour se concerter, dans un cabaret près de la pointe Saint-Eustache. Un nommé Aug.-, chef de la société des Secours pour les tailleurs, rue Mondétour, passait pour servir d’intermédiaire central entre les chefs et le faubourg Saint-Antoine. Néanmoins, il y eut toujours beaucoup d’ombre sur ces chefs, et aucun fait certain ne put infirmer la fierté singulière de cette réponse faite plus tard par un accusé devant la Cour des pairs :

— Quel était votre chef ?

Je n’en connaissais pas, et je n’en reconnaissais pas.

Ce n’étaient guère encore que des paroles, transparentes, mais vagues ; quelquefois des propos en l’air, des on-dit, des ouï-dire. D’autres indices survenaient.

Un charpentier, occupé rue de Reuilly à clouer les planches d’une palissade autour d’un terrain où s’élevait une maison en construction, trouvait dans ce terrain un fragment de lettre déchirée où étaient encore lisibles les lignes que voici :

— « … Il faut que le comité prenne des mesures pour empêcher le recrutement dans les sections pour les différentes sociétés… »

Et en post-scriptum :

« Nous avons appris qu’il y avait des fusils rue du Faubourg-Poissonnière, no 5 (bis), au nombre de cinq ou six mille, chez un armurier, dans une cour. La section ne possède point d’armes. »

Ce qui fit que le charpentier s’émut et montra la chose à ses voisins, c’est qu’à quelques pas plus loin il ramassa un autre papier également déchiré et plus significatif encore, dont nous reproduisons la configuration à cause de l’intérêt historique de ces étranges documents :

XXQXX
XXCXX
XXDXX
XXEXX
XXXXApprenez cette liste par cœur. Après, vous la déchirerez. Les hommes admis en feront autant lorsque vous leur aurez transmis des ordres.

Salut et fraternité.

L.XXXXX

u og a1 fc


Les personnes qui furent alors dans le secret de cette trouvaille n’ont connu que plus tard le sous-entendu de ces quatre majuscules : quinturions, centurions, décurions, éclaireurs, et le sens de ces lettres : u og a1 fc qui était une date et qui voulait dire ce 15 avril 1832. Sous chaque majuscule étaient inscrits des noms suivis d’indications très caractéristiques. Ainsi : — Q. Banneret. 8 fusils. 83 cartouches. Homme sûr. — C. Boubière. 1 pistolet. 40 cartouches. — D. Rollet. 1 fleuret. 1 pistolet. 1 livre de poudre. — E. Teissier. 1 sabre. 1 giberne. Exact. — Terreur. 8 fusils, Brave, etc.

Enfin ce charpentier trouva, toujours dans le même enclos, un troisième papier sur lequel était écrite au crayon, mais très lisiblement, cette espèce de liste énigmatique :

Unité. Blanchard. Arbre-sec. 6.
Barra. Soize. Salle-au-Comte.
Kosciusko. Aubry le boucher ?
J. J. R.
Caïus Gracchus.
Droit de révision. Dufond. Four.
Chute des Girondins. Derbac. Maubuée.
Washington. Pinson. 1 pist. 86 cart.
Marseillaise.
Souver. du peuple. Michel. Quincampoix. Sabre.
Hoche.
Marceau. Platon. Arbre-sec.
Varsovie. Tilly, crieur du Populaire.

L’honnête bourgeois entre les mains duquel cette liste était demeurée en sut la signification. Il paraît que cette liste était la nomenclature complète des sections du quatrième arrondissement de la société des Droits de l’Homme, avec les noms et les demeures des chefs de sections. Aujourd’hui que tous ces faits restés dans l’ombre ne sont plus que de l’histoire, on peut les publier. Il faut ajouter que la fondation de la société des Droits de l’Homme semble avoir été postérieure à la date où ce papier fut trouvé. Peut-être n’était-ce qu’une ébauche.

Cependant, après les propos et les paroles, après les indices écrits, des faits matériels commençaient à percer.

Rue Popincourt, chez un marchand de bric-à-brac, on saisissait dans le tiroir d’une commode sept feuilles de papier gris toutes également pliées en long et en quatre ; ces feuilles recouvraient vingt-six carrés de ce même papier gris pliés en forme de cartouche, et une carte sur laquelle on lisait ceci :

Salpêtre ……………………… 12 onces.
Soufre ………………………… 2 onces.
Charbon ……………………… 2 onces et demie.
Eau …………………………… 2 onces.

Le procès-verbal de saisie constatait que le tiroir exhalait une forte odeur de poudre.

Un maçon revenant, sa journée faite, oubliait un petit paquet sur un banc près du pont d’Austerlitz. Ce paquet était porté au corps de garde. On l’ouvrait et l’on y trouvait deux dialogues imprimés, signés Lahautière, une chanson intitulée : Ouvriers, associez-vous, et une boîte de fer-blanc pleine de cartouches.

Un ouvrier buvant avec un camarade lui faisait tâter comme il avait chaud ; l’autre sentait un pistolet sous sa veste.

Dans un fossé sur le boulevard, entre le Père-Lachaise et la barrière du Trône, à l’endroit le plus désert, des enfants, en jouant, découvraient sous un tas de copeaux et d’épluchures un sac qui contenait un moule à balles, un mandrin en bois à faire des cartouches, une sébile dans laquelle il y avait des grains de poudre de chasse, et une petite marmite en fonte dont l’intérieur offrait des traces évidentes de plomb fondu.

Des agents de police, pénétrant à l’improviste à cinq heures du matin chez un nommé Pardon, qui fut plus tard sectionnaire de la section Barricade-Merry et se fit tuer dans l’insurrection d’avril 1834, le trouvaient debout près de son lit, tenant à la main des cartouches qu’il était en train de faire.

Vers l’heure où les ouvriers se reposent, deux hommes étaient vus se rencontrant entre la barrière Picpus et la barrière Charenton dans un petit chemin de ronde entre deux murs près d’un cabaretier qui a un jeu de Siam devant sa porte. L’un tirait de dessous sa blouse et remettait à l’autre un pistolet. Au moment de le lui remettre il s’apercevait que la transpiration de sa poitrine avait communiqué quelque humidité à la poudre. Il amorçait le pistolet et ajoutait de la poudre à celle qui était déjà dans le bassinet. Puis les deux hommes se quittaient.

Un nommé Gallais, tué plus tard rue Beaubourg dans l’affaire d’avril, se vantait d’avoir chez lui sept cents cartouches et vingt-quatre pierres à fusil.

Le gouvernement reçut un jour l’avis qu’il venait d’être distribué des armes aux faubourgs et deux cent mille cartouches. La semaine d’après trente mille cartouches furent distribuées. Chose remarquable, la police n’en put saisir aucune. Une lettre interceptée portait : — « Le jour n’est pas loin où en quatre heures d’horloge quatrevingts mille patriotes seront sous les armes. »

Toute cette fermentation était publique, on pourrait presque dire tranquille. L’insurrection imminente apprêtait son orage avec calme en face du gouvernement. Aucune singularité ne manquait à cette crise encore souterraine, mais déjà perceptible. Les bourgeois parlaient paisiblement aux ouvriers de ce qui se préparait. On disait : Comment va l’émeute ? du ton dont on eût dit : Comment va votre femme ?

Un marchand de meubles, rue Moreau, demandait : — Eh bien, quand attaquez-vous ?

Un autre boutiquier disait :

— On attaquera bientôt, je le sais. Il y a un mois vous étiez quinze mille, maintenant vous êtes vingt-cinq mille. — Il offrait son fusil, et un voisin offrait un petit pistolet qu’il voulait vendre sept francs.

Du reste, la fièvre révolutionnaire gagnait. Aucun point de Paris ni de la France n’en était exempt. L’artère battait partout. Comme ces membranes qui naissent de certaines inflammations et se forment dans le corps humain, le réseau des sociétés secrètes commençait à s’étendre sur le pays. De l’association des Amis du peuple, publique et secrète tout à la fois, naissait la société des Droits de l’Homme, qui datait ainsi un de ses ordres du jour : Pluviôse, an 40 de l’ère républicaine, qui devait survivre même à des arrêts de cour d’assises prononçant sa dissolution, et qui n’hésitait pas à donner à ses sections des noms significatifs tels que ceux-ci :

Des piques.
Tocsin.
Canon d’alarme.
Bonnet phrygien.
21 janvier.
Des Gueux.
Des Truands.
Marche en avant.
Robespierre.
Niveau.
Ça ira.

La société des Droits de l’Homme engendrait la société d’Action. C’étaient les impatients qui se détachaient et couraient devant. D’autres associations cherchaient à se recruter dans les grandes sociétés mères. Les sectionnaires se plaignaient d’être tiraillés. Ainsi la société Gauloise et le Comité organisateur des municipalités. Ainsi les associations pour la liberté de la presse, pour la liberté individuelle, pour l’instruction du peuple, contre les impôts indirects. Puis la société des Ouvriers égalitaires, qui se divisait en trois fractions, les égalitaires, les communistes, les réformistes. Puis l’Armée des Bastilles, une espèce de cohorte organisée militairement, quatre hommes commandés par un caporal, dix par un sergent, vingt par un sous-lieutenant, quarante par un lieutenant ; il n’y avait jamais plus de cinq hommes qui se connussent. Création où la précaution est combinée avec l’audace et qui semble empreinte du génie de Venise. Le comité central, qui était la tête, avait deux bras, la société d’Action et l’Armée des Bastilles. Une association légitimiste, les Chevaliers de la Fidélité, remuait parmi ces affiliations républicaines. Elle y était dénoncée et répudiée.

Les sociétés parisiennes se ramifiaient dans les principales villes. Lyon, Nantes, Lille et Marseille avaient leur société des Droits de l’Homme, la Charbonnière, les Hommes libres, Aix avait une société révolutionnaire qu’on appelait la Cougourde. Nous avons déjà prononcé ce mot.

À Paris, le faubourg Saint-Marceau n’était guère moins bourdonnant que le faubourg Saint-Antoine, et les écoles pas moins émues que les faubourgs. Un café de la rue Saint-Hyacinthe et l’estaminet des Sept-Billards, rue des Mathurins-Saint-Jacques, servaient de lieux de ralliement aux étudiants. La société des Amis de l’A B C, affiliée aux mutuellistes d’Angers et à la Cougourde d’Aix, se réunissait, on l’a vu, au café Musain. Ces mêmes jeunes gens se retrouvaient aussi, nous l’avons dit, dans un restaurant cabaret près de la rue Mondétour qu’on appelait Corinthe. Ces réunions étaient secrètes. D’autres étaient aussi publiques que possible, et l’on peut juger de ces hardiesses par ce fragment d’un interrogatoire subi dans un des procès ultérieurs : — Où se tint cette réunion ? — Rue de la Paix. — Chez qui ? — Dans la rue. — Quelles sections étaient là ? — Une seule. — Laquelle ? — La section Manuel. — Qui était le chef ? — Moi. — Vous êtes trop jeune pour avoir pris tout seul ce grave parti d’attaquer le gouvernement. D’où vous venaient vos instructions ? — Du comité central.

L’armée était minée en même temps que la population, comme le prouvèrent plus tard les mouvements de Belfort, de Lunéville et d’Épinal. On comptait sur le cinquante-deuxième régiment, sur le cinquième, sur le huitième, sur le trente-septième, et sur le vingtième léger. En Bourgogne, et dans les villes du midi on plantait l’arbre de la Liberté, c’est-à-dire un mât surmonté d’un bonnet rouge.

Telle était la situation.

Cette situation, le faubourg Saint-Antoine, plus que tout autre groupe de population, comme nous l’avons dit en commençant, la rendait sensible et l’accentuait. C’est là qu’était le point de côté.

Ce vieux faubourg, peuplé comme une fourmilière, laborieux, courageux et colère comme une ruche, frémissait dans l’attente et dans le désir d’une commotion. Tout s’y agitait sans que le travail fût pour cela interrompu. Rien ne saurait donner l’idée de cette physionomie vive et sombre. Il y a dans ce faubourg de poignantes détresses cachées sous le toit des mansardes ; il y a là aussi des intelligences ardentes et rares. C’est surtout en fait de détresse et d’intelligence qu’il est dangereux que les extrêmes se touchent.

Le faubourg Saint-Antoine avait encore d’autres causes de tressaillement ; car il reçoit le contre-coup des crises commerciales, des faillites, des grèves, des chômages, inhérents aux grands ébranlements politiques. En temps de révolution la misère est à la fois cause et effet. Le coup qu’elle frappe lui revient. Cette population, pleine de vertu fière, capable au plus haut point de calorique latent, toujours prête aux prises d’armes, prompte aux explosions, irritée, profonde, minée, semblait n’attendre que la chute d’une flammèche. Toutes les fois que de certaines étincelles flottent sur l’horizon, chassées par le vent des événements, on ne peut s’empêcher de songer au faubourg Saint-Antoine et au redoutable hasard qui a placé aux portes de Paris cette poudrière de souffrances et d’idées.

Les cabarets du faubourg Antoine, qui se sont plus d’une fois dessinés dans l’esquisse qu’on vient de lire, ont une notoriété historique. En temps de troubles on s’y enivre de paroles plus que de vin. Une sorte d’esprit prophétique et un effluve d’avenir y circule, enflant les cœurs et grandissant les âmes. Les cabarets du faubourg Antoine ressemblent à ces tavernes du Mont Aventin bâties sur l’antre de la sibylle et communiquant avec les profonds souffles sacrés ; tavernes dont les tables étaient presque des trépieds, et où l’on buvait ce qu’Ennius appelle le vin sibyllin.

Le faubourg Saint-Antoine est un réservoir de peuple. L’ébranlement révolutionnaire y fait des fissures par où coule la souveraineté populaire. Cette souveraineté peut mal faire, elle se trompe comme toute autre ; mais, même fourvoyée, elle reste grande. On peut dire d’elle comme du cyclope aveugle, Ingens.

En 93, selon que l’idée qui flottait était bonne ou mauvaise, selon que c’était le jour du fanatisme ou de l’enthousiasme, il partait du faubourg Saint-Antoine tantôt des légions sauvages, tantôt des bandes héroïques.

Sauvages. Expliquons-nous sur ce mot. Ces hommes hérissés qui, dans les jours génésiaques du chaos révolutionnaire, déguenillés, hurlants, farouches, le casse-tête levé, la pique haute, se ruaient sur le vieux Paris bouleversé, que voulaient-ils ? Ils voulaient la fin des oppressions, la fin des tyrannies, la fin du glaive, le travail pour l’homme, l’instruction pour l’enfant, la douceur sociale pour la femme, la liberté, l’égalité, la fraternité, le pain pour tous, l’idée pour tous, l’édénisation du monde, le progrès ; et cette chose sainte, bonne et douce, le progrès, poussés à bout, hors d’eux-mêmes, ils la réclamaient terribles, demi-nus, la massue au poing, le rugissement à la bouche. C’étaient les sauvages, oui ; mais les sauvages de la civilisation.

Ils proclamaient avec furie le droit ; ils voulaient, fût-ce par le tremblement et l’épouvante, forcer le genre humain au paradis. Ils semblaient des barbares et ils étaient des sauveurs. Ils réclamaient la lumière avec le masque de la nuit.

En regard de ces hommes, farouches, nous en convenons, et effrayants, mais farouches et effrayants pour le bien, il y a d’autres hommes, souriants, brodés, dorés, enrubannés, constellés, en bas de soie, en plumes blanches, en gants jaunes, en souliers vernis, qui, accoudés à une table de velours au coin d’une cheminée de marbre, insistent doucement pour le maintien et la conservation du passé, du moyen âge, du droit divin, du fanatisme, de l’ignorance, de l’esclavage, de la peine de mort, de la guerre, glorifiant à demi-voix et avec politesse le sabre, le bûcher et l’échafaud. Quant à nous, si nous étions forcé à l’option entre les barbares de la civilisation et les civilisés de la barbarie, nous choisirions les barbares.

Mais, grâce au ciel, un autre choix est possible. Aucune chute à pic n’est nécessaire, pas plus en avant qu’en arrière. Ni despotisme, ni terrorisme. Nous voulons le progrès en pente douce.

Dieu y pourvoit. L’adoucissement des pentes, c’est là toute la politique de Dieu.


VI

ENJOLRAS ET SES LIEUTENANTS



À peu près vers cette époque, Enjolras, en vue de l’événement possible, fit une sorte de recensement mystérieux.

Tous étaient en conciliabule au café Musain.

Enjolras dit, en mêlant à ses paroles quelques métaphores demi-énigmatiques, mais significatives :

— Il convient de savoir où l’on en est et sur qui l’on peut compter. Si l’on veut des combattants, il faut en faire. Avoir de quoi frapper. Cela ne peut nuire. Ceux qui passent ont toujours plus de chance d’attraper des coups de corne quand il y a des bœufs sur la route que lorsqu’il n’y en a pas. Donc comptons un peu le troupeau. Combien sommes-nous ? Il ne s’agit pas de remettre ce travail-là à demain. Les révolutionnaires doivent toujours être pressés ; le progrès n’a pas de temps à perdre. Défions-nous de l’inattendu. Ne nous laissons pas prendre au dépourvu. Il s’agit de repasser sur toutes les coutures que nous avons faites et de voir si elles tiennent. Cette affaire doit être coulée à fond aujourd’hui. Courfeyrac, tu verras les polytechniciens. C’est leur jour de sortie. Aujourd’hui mercredi. Feuilly, n’est-ce pas ? vous verrez ceux de la Glacière. Combeferre m’a promis d’aller à Picpus. Il y a là tout un fourmillement excellent. Bahorel visitera l’Estrapade. Prouvaire, les maçons s’attiédissent ; tu nous rapporteras des nouvelles de la loge de la rue de Grenelle-Saint-Honoré. Joly ira à la clinique de Dupuytren et tâtera le pouls à l’école de médecine. Bossuet fera un petit tour au palais et causera avec les stagiaires. Moi, je me charge de la Cougourde.

— Voilà tout réglé, dit Courfeyrac.

— Non.

— Qu’y a-t-il donc encore ?

— Une chose très importante.

— Qu’est-ce ? demanda Combeferre.

— La barrière du Maine, répondit Enjolras.

Enjolras resta un moment comme absorbé dans ses réflexions, puis reprit :

— Barrière du Maine il y a des marbriers, des peintres, les praticiens des ateliers de sculpture. C’est une famille enthousiaste, mais sujette à refroidissement. Je ne sais pas ce qu’ils ont depuis quelque temps. Ils pensent à autre chose. Ils s’éteignent. Ils passent leur temps à jouer aux dominos. Il serait urgent d’aller leur parler un peu et ferme. C’est chez Richefeu qu’ils se réunissent. On les y trouverait entre midi et une heure. Il faudrait souffler sur ces cendres-là. J’avais compté pour cela sur ce distrait de Marius, qui en somme est bon, mais il ne vient plus. Il me faudrait quelqu’un pour la barrière du Maine. Je n’ai plus personne.

— Et moi, dit Grantaire, je suis là.

— Toi ?

— Moi.

— Toi, endoctriner les républicains ! toi, réchauffer, au nom des principes, des cœurs refroidis !

— Pourquoi pas ?

— Est-ce que tu peux être bon à quelque chose ?

— Mais j’en ai la vague ambition, dit Grantaire.

— Tu ne crois à rien.

— Je crois à toi.

— Grantaire, veux-tu me rendre un service ?

— Tous. Cirer tes bottes.

— Eh bien, ne te mêle pas de nos affaires. Cuve ton absinthe.

— Tu es un ingrat, Enjolras.

— Tu serais homme à aller à la barrière du Maine ! tu en serais capable !

— Je suis capable de descendre rue des Grès, de traverser la place Saint-Michel, d’obliquer par la rue Monsieur-le-Prince, de prendre la rue de Vaugirard, de dépasser les Carmes, de tourner rue d’Assas, d’arriver rue du Cherche-Midi, de laisser derrière moi le Conseil de guerre, d’arpenter la rue des Vieilles-Tuileries, d’enjamber le boulevard, de suivre la chaussée du Maine, de franchir la barrière, et d’entrer chez Richefeu. Je suis capable de cela. Mes souliers en sont capables.

— Connais-tu un peu ces camarades-là de chez Richefeu ?

— Pas beaucoup. Nous nous tutoyons seulement.

— Qu’est-ce que tu leur diras ?

— Je leur parlerai de Robespierre, pardi. De Danton. Des principes.

— Toi !

— Moi. Mais on ne me rend pas justice. Quand je m’y mets, je suis terrible. J’ai lu Prud’homme, je connais le Contrat social, je sais par cœur ma constitution de l’an Deux. « La liberté du citoyen finit où la liberté d’un autre citoyen commence. » Est-ce que tu me prends pour une brute ? J’ai un vieil assignat dans mon tiroir. Les droits de l’Homme, la souveraineté du peuple, sapristi ! Je suis même un peu hébertiste. Je puis rabâcher, pendant six heures d’horloge, montre en main, des choses superbes.

— Sois sérieux, dit Enjolras.

— Je suis farouche, répondit Grantaire.

Enjolras pensa quelques secondes, et fit le geste d’un homme qui prend son parti.

— Grantaire, dit-il gravement, je consens à t’essayer. Tu iras barrière du Maine.

Grantaire logeait dans un garni tout voisin du café Musain. Il sortit, et revint cinq minutes après. Il était allé chez lui mettre un gilet à la Robespierre.

— Rouge, dit-il en entrant, et en regardant fixement Enjolras.

Puis, d’un plat de main énergique, il appuya sur sa poitrine les deux pointes écarlates du gilet.

Et, s’approchant d’Enjolras, il lui dit à l’oreille :

— Sois tranquille.

Il enfonça son chapeau résolûment, et partit.

Un quart d’heure après, l’arrière-salle du café Musain était déserte. Tous les Amis de l’A B C étaient allés, chacun de leur côté, à leur besogne. Enjolras, qui s’était réservé la Cougourde, sortit le dernier.

Ceux de la Cougourde d’Aix qui étaient à Paris se réunissaient alors plaine d’Issy, dans une des carrières abandonnées si nombreuses de ce côté de Paris.

Enjolras, tout en cheminant vers ce lieu de rendez-vous, passait en lui-même la revue de la situation. La gravité des événements était visible. Quand les faits, prodromes d’une espèce de maladie sociale latente, se meuvent lourdement, la moindre complication les arrête et les enchevêtre. Phénomène d’où sortent les écroulements et les renaissances. Enjolras entrevoyait un soulèvement lumineux sous les pans ténébreux de l’avenir. Qui sait ? le moment approchait peut-être. Le peuple ressaisissant le droit, quel beau spectacle ! la révolution reprenant majestueusement possession de la France, et disant au monde : La suite à demain ! Enjolras était content. La fournaise chauffait. Il avait, dans ce même instant-là, une traînée de poudre d’amis éparse sur Paris. Il composait, dans sa pensée, avec l’éloquence philosophique et pénétrante de Combeferre, l’enthousiasme cosmopolite de Feuilly, la verve de Courfeyrac, le rire de Bahorel, la mélancolie de Jean Prouvaire, la science de Joly, les sarcasmes de Bossuet, une sorte de pétillement électrique prenant feu à la fois un peu partout. Tous à l’œuvre. À coup sûr le résultat répondrait à l’effort. C’était bien. Ceci le fit penser à Grantaire. — Tiens, se dit-il, la barrière du Maine me détourne à peine de mon chemin. Si je poussais jusque chez Richefeu ? Voyons un peu ce que fait Grantaire, et où il en est.

Une heure sonnait au clocher de Vaugirard quand Enjolras arriva à la tabagie Richefeu. Il poussa la porte, entra, croisa les bras, laissant retomber la porte qui vint lui heurter les épaules, et regarda dans la salle pleine de tables, d’hommes et de fumée.

Une voix éclatait dans cette brume, vivement coupée par une autre voix. C’était Grantaire dialoguant avec un adversaire qu’il avait.

Grantaire était assis, vis-à-vis d’une autre figure, à une table de marbre Saint-Anne semée de grains de son et constellée de dominos, il frappait ce marbre du poing, et voici ce qu’Enjolras entendit :

— Double-six.

— Du quatre.

— Le porc ! je n’en ai plus.

— Tu es mort. Du deux.

— Du six.

— Du trois.

— De l’as.

— À moi la pose.

— Quatre points.

— Péniblement.

— À toi.

— J’ai fait une faute énorme.

— Tu vas bien.

— Quinze.

— Sept de plus.

— Cela me fait vingt-deux. (Rêvant.) Vingt-deux !

— Tu ne t’attendais pas au double-six. Si je l’avais mis au commencement, cela changeait tout le jeu.

— Du deux même.

— De l’as.

— De l’as ! Eh bien, du cinq.

— Je n’en ai pas.

— C’est toi qui as posé, je crois ?

— Oui.

— Du blanc.

— A-t-il de la chance ! Ah ! tu as une chance ! (Longue rêverie.) Du deux.

— De l’as.

— Ni cinq, ni as. C’est embêtant pour toi.

— Domino.

— Nom d’un caniche !
LIVRE DEUXIÈME


ÉPONINE


I

LE CHAMP DE L’ALOUETTE



Marius avait assisté au dénouement inattendu du guet-apens sur la trace duquel il avait mis Javert ; mais à peine Javert eut-il quitté la masure, emmenant ses prisonniers dans trois fiacres, que Marius de son côté se glissa hors de la maison. Il n’était encore que neuf heures du soir. Marius alla chez Courfeyrac. Courfeyrac n’était plus l’imperturbable habitant du quartier latin ; il était allé demeurer rue de la Verrerie « pour des raisons politiques » ; ce quartier était de ceux où l’insurrection dans ce temps-là s’installait volontiers. Marius dit à Courfeyrac : Je viens coucher chez toi. Courfeyrac tira un matelas de son lit qui en avait deux, l’étendit à terre, et dit : Voilà.

Le lendemain, dès sept heures du matin, Marius revint à la masure, paya le terme et ce qu’il devait à mame Bougon, fit charger sur une charrette à bras ses livres, son lit, sa table, sa commode et ses deux chaises, et s’en alla sans laisser son adresse, si bien que, lorsque Javert revint dans la matinée afin de questionner Marius sur les événements de la veille, il ne trouva que mame Bougon qui lui répondit : Déménagé !

Mame Bougon fut convaincue que Marius était un peu complice des voleurs saisis dans la nuit. — Qui aurait dit cela ? s’écriait-elle chez les portières du quartier, un jeune homme, que ça vous avait l’air d’une fille !

Marius avait eu deux raisons pour ce déménagement si prompt. La première, c’est qu’il avait horreur maintenant de cette maison où il avait vu, de si près et dans tout son développement le plus repoussant et le plus féroce, une laideur sociale plus affreuse peut-être encore que le mauvais riche, le mauvais pauvre. La deuxième, c’est qu’il ne voulait pas figurer dans le procès quelconque qui s’ensuivrait probablement, et être amené à déposer contre Thénardier.

Javert crut que le jeune homme, dont il n’avait pas retenu le nom, avait eu peur et s’était sauvé ou n’était peut-être même pas rentré chez lui au moment du guet-apens ; il fit pourtant quelques efforts pour le retrouver, mais il n’y parvint pas.

Un mois s’écoula, puis un autre. Marius était toujours chez Courfeyrac. Il avait su par un avocat stagiaire, promeneur habituel de la salle des pas perdus, que Thénardier était au secret. Tous les lundis, Marius faisait remettre au greffe de la Force cinq francs pour Thénardier.

Marius, n’ayant plus d’argent, empruntait les cinq francs à Courfeyrac. C’était la première fois de sa vie qu’il empruntait de l’argent. Ces cinq francs périodiques étaient une double énigme pour Courfeyrac qui les donnait et pour Thénardier qui les recevait. — À qui cela peut-il aller ? songeait Courfeyrac. — D’où cela peut-il me venir ? se demandait Thénardier.

Marius du reste était navré. Tout était de nouveau rentré dans une trappe. Il ne voyait plus rien devant lui ; sa vie était replongée dans ce mystère où il errait à tâtons. Il avait un moment revu de très près dans cette obscurité la jeune fille qu’il aimait, le vieillard qui semblait son père, ces êtres inconnus qui étaient son seul intérêt et sa seule espérance en ce monde ; et au moment où il avait cru les saisir, un souffle avait emporté toutes ces ombres. Pas une étincelle de certitude et de vérité n’avait jailli même du choc le plus effrayant. Aucune conjecture possible. Il ne savait même plus le nom qu’il avait cru savoir. À coup sûr ce n’était plus Ursule. Et l’Alouette était un sobriquet. Et que penser du vieillard ? Se cachait-il en effet de la police ? L’ouvrier à cheveux blancs que Marius avait rencontré aux environs des Invalides lui était revenu à l’esprit. Il devenait probable maintenant que cet ouvrier et M. Leblanc étaient le même homme. Il se déguisait donc ? Cet homme avait des côtés héroïques et des côtés équivoques. Pourquoi n’avait-il pas appelé au secours ? pourquoi s’était-il enfui ? était-il, oui ou non, le père de la jeune fille ? enfin était-il réellement l’homme que Thénardier avait cru reconnaître ? Thénardier avait pu se méprendre ? Autant de problèmes sans issue. Tout ceci, il est vrai, n’ôtait rien au charme angélique de la jeune fille du Luxembourg. Détresse poignante ; Marius avait une passion dans le cœur, et la nuit sur les yeux. Il était poussé, il était attiré, et il ne pouvait bouger. Tout s’était évanoui, excepté l’amour. De l’amour même, il avait perdu les instincts et les illuminations subites. Ordinairement cette flamme qui nous brûle nous éclaire aussi un peu, et nous jette quelque lueur utile au dehors. Ces sourds conseils de la passion, Marius ne les entendait même plus. Jamais il ne se disait : Si j’allais là ? si j’essayais ceci ? Celle qu’il ne pouvait plus nommer Ursule était évidemment quelque part ; rien n’avertissait Marius du côté où il fallait chercher. Toute sa vie se résumait maintenant en deux mots : une incertitude absolue dans une brume impénétrable. La revoir, elle ; il y aspirait toujours, il ne l’espérait plus.

Pour comble, la misère revenait. Il sentait tout près de lui, derrière lui, ce souffle glacé. Dans toutes ces tourmentes, et depuis longtemps déjà, il avait discontinué son travail, et rien n’est plus dangereux que le travail discontinué ; c’est une habitude qui s’en va. Habitude facile à quitter, difficile à reprendre.

Une certaine quantité de rêverie est bonne, comme un narcotique à dose discrète. Cela endort les fièvres, quelquefois dures, de l’intelligence en travail, et fait naître dans l’esprit une vapeur molle et fraîche qui corrige les contours trop âpres de la pensée pure, comble çà et là des lacunes et des intervalles, lie les ensembles et estompe les angles des idées. Mais trop de rêverie submerge et noie. Malheur au travailleur par l’esprit qui se laisse tomber tout entier de la pensée dans la rêverie ! Il croit qu’il remontera aisément, et il se dit qu’après tout c’est la même chose. Erreur !

La pensée est le labeur de l’intelligence, la rêverie en est la volupté. Remplacer la pensée par la rêverie, c’est confondre un poison avec une nourriture.

Marius, on s’en souvient, avait commencé par là. La passion était survenue, et avait achevé de le précipiter dans les chimères sans objet et sans fond. On ne sort plus de chez soi que pour aller songer. Enfantement paresseux. Gouffre tumultueux et stagnant. Et, à mesure que le travail diminuait, les besoins croissaient. Ceci est une loi. L’homme, à l’état rêveur, est naturellement prodigue et mou ; l’esprit détendu ne peut pas tenir la vie serrée. Il y a, dans cette façon de vivre, du bien mêlé au mal, car si l’amollissement est funeste, la générosité est saine et bonne. Mais l’homme pauvre, généreux et noble, qui ne travaille pas, est perdu. Les ressources tarissent, les nécessités surgissent.

Pente fatale où les plus honnêtes et les plus fermes sont entraînés comme les plus faibles et les plus vicieux, et qui aboutit à l’un de ces deux trous, le suicide ou le crime.

À force de sortir pour aller songer, il vient un jour où l’on sort pour aller se jeter à l’eau.

L’excès de songe fait les Escousse et les Lebras.

Marius descendait cette pente à pas lents, les yeux fixés sur celle qu’il ne voyait plus. Ce que nous venons d’écrire là semble étrange et pourtant est vrai. Le souvenir d’un être absent s’allume dans les ténèbres du cœur ; plus il a disparu, plus il rayonne ; l’âme désespérée et obscure voit cette lumière à son horizon ; étoile de la nuit intérieure. Elle, c’était là toute la pensée de Marius. Il ne songeait pas à autre chose ; il sentait confusément que son vieux habit devenait un habit impossible et que son habit neuf devenait un vieux habit, que ses chemises s’usaient, que son chapeau s’usait, que ses bottes s’usaient, c’est-à-dire que sa vie s’usait, et il se disait : Si je pouvais seulement la revoir avant de mourir !

Une seule idée douce lui restait, c’est qu’Elle l’avait aimé, que son regard le lui avait dit, qu’elle ne connaissait pas son nom, mais qu’elle connaissait son âme, et que peut-être là où elle était, quel que fût ce lieu mystérieux, elle l’aimait encore. Qui sait si elle ne songeait pas à lui comme lui songeait à elle ? Quelquefois, dans des heures inexplicables comme en a tout cœur qui aime, n’ayant que des raisons de douleur et se sentant pourtant un obscur tressaillement de joie, il se disait : Ce sont ses pensées qui viennent à moi ! — Puis il ajoutait : Mes pensées lui arrivent aussi peut-être.

Cette illusion, dont il hochait la tête le moment d’après, réussissait pourtant à lui jeter dans l’âme des rayons qui ressemblaient parfois à de l’espérance. De temps en temps, surtout à cette heure du soir qui attriste le plus les songeurs, il laissait tomber sur un cahier de papier où il n’y avait que cela, le plus pur, le plus impersonnel, le plus idéal des rêveries dont l’amour lui emplissait le cerveau. Il appelait cela « lui écrire ».

Il ne faut pas croire que sa raison fût en désordre. Au contraire. Il avait perdu la faculté de travailler et de se mouvoir fermement vers un but déterminé, mais il avait plus que jamais la clairvoyance et la rectitude. Marius voyait à un jour calme et réel, quoique singulier, ce qui se passait sous ses yeux, même les faits ou les hommes les plus indifférents ; il disait de tout le mot juste avec une sorte d’accablement honnête et de désintéressement candide. Son jugement, presque détaché de l’espérance, se tenait haut et planait.

Dans cette situation d’esprit rien ne lui échappait, rien ne le trompait, et il découvrait à chaque instant le fond de la vie, de l’humanité et de la destinée. Heureux, même dans les angoisses, celui à qui Dieu a donné une âme digne de l’amour et du malheur ! Qui n’a pas vu les choses de ce monde et le cœur des hommes à cette double lumière n’a rien vu de vrai et ne sait rien.

L’âme qui aime et qui souffre est à l’état sublime.

Du reste les jours se succédaient et rien de nouveau ne se présentait. Il lui semblait seulement que l’espace sombre qui lui restait à parcourir se raccourcissait à chaque instant. Il croyait déjà entrevoir distinctement le bord de l’escarpement sans fond.

— Quoi ! se répétait-il, est-ce que je ne la reverrai pas auparavant ?

Quand on a monté la rue Saint-Jacques, laissé de côté la barrière et suivi quelque temps à gauche l’ancien boulevard intérieur, on atteint la rue de la Santé, puis la Glacière, et, un peu avant d’arriver à la petite rivière des Gobelins, on rencontre une espèce de champ, qui est, dans la longue et monotone ceinture des boulevards de Paris, le seul endroit où Ruisdael serait tenté de s’asseoir.

Ce je ne sais quoi d’où la grâce se dégage est là, un pré vert traversé de cordes tendues où des loques sèchent au vent, une vieille ferme à maraîchers bâtie du temps de Louis XIII avec son grand toit bizarrement percé de mansardes, des palissades délabrées, un peu d’eau entre des peupliers, des femmes, des rires, des voix ; à l’horizon le Panthéon, l’arbre des Sourds-Muets, le Val-de-Grâce, noir, trapu, fantasque, amusant, magnifique, et au fond le sévère faîte carré des tours de Notre-Dame.

Comme le lieu vaut la peine d’être vu, personne n’y vient. À peine une charrette ou un roulier tous les quarts d’heure.

Il arriva une fois que les promenades solitaires de Marius le conduisirent à ce terrain près de cette eau. Ce jour-là, il y avait sur ce boulevard une rareté, un passant. Marius, vaguement frappé, du charme presque sauvage du lieu, demanda à ce passant : — Comment se nomme cet endroit-ci ?

Le passant répondit : — C’est le champ de l’Alouette.

Et il ajouta : — C’est ici qu’Ulbach a tué la bergère d’Ivry.

Mais après ce mot : l’Alouette, Marius n’avait plus rien entendu. Il y a de ces congélations subites dans l’état rêveur qu’un mot suffit à produire. Toute la pensée se condense brusquement autour d’une idée, et n’est plus capable d’aucune autre perception. L’Alouette, c’était l’appellation qui, dans les profondeurs de la mélancolie de Marius, avait remplacé Ursule. — Tiens, dit-il, dans l’espèce de stupeur irraisonnée propre à ces apartés mystérieux, ceci est son champ. Je saurai ici où elle demeure.

Cela était absurde, mais irrésistible.

Et il vint tous les jours à ce champ de l’Alouette.


II

FORMATION EMBRYONNAIRE DES CRIMES DANS L’INCUBATION DES PRISONS



Le triomphe de Javert dans la masure Gorbeau avait semblé complet, mais ne l’avait pas été.

D’abord, et c’était là son principal souci, Javert n’avait point fait prisonnier le prisonnier. L’assassiné qui s’évade est plus suspect que l’assassin ; et il est probable que ce personnage, si précieuse capture pour les bandits, n’était pas de moins bonne prise pour l’autorité.

Ensuite, Montparnasse avait échappé à Javert.

Il fallait attendre à une autre occasion pour remettre la main sur ce « muscadin du diable ». Montparnasse en effet, ayant rencontré Éponine qui faisait le guet sous les arbres du boulevard, l’avait emmenée, aimant mieux être Némorin avec la fille que Schinderhannes avec le père. Bien lui en avait pris. Il était libre. Quant à Éponine, Javert l’avait fait « repincer ». Consolation médiocre. Éponine avait rejoint Azelma aux Madelonnettes.

Enfin, dans le trajet de la masure Gorbeau à la Force, un des principaux arrêtés, Claquesous, s’était perdu. On ne savait comment cela s’était fait, les agents et les sergents « n’y comprenaient rien », il s’était changé en vapeur, il avait glissé entre les poucettes, il avait coulé entre les fentes de la voiture, le fiacre était fêlé et avait fui ; on ne savait que dire, sinon qu’en arrivant à la prison, plus de Claquesous. Il y avait là de la féerie, ou de la police. Claquesous avait-il fondu dans les ténèbres comme un flocon de neige dans l’eau ? Y avait-il eu connivence inavouée des agents ? Cet homme appartenait-il à la double énigme du désordre et de l’ordre ? Était-il concentrique à l’infraction et à la répression ? Ce sphinx avait-il les pattes de devant dans le crime et les pattes de derrière dans l’autorité ? Javert n’acceptait point ces combinaisons-là, et se fût hérissé devant de tels compromis ; mais son escouade comprenait d’autres inspecteurs que lui, plus initiés peut-être que lui-même, quoique ses subordonnés, aux secrets de la préfecture, et Claquesous était un tel scélérat qu’il pouvait être un fort bon agent. Être en de si intimes rapports d’escamotage avec la nuit, cela est excellent pour le brigandage et admirable pour la police. Il y a de ces coquins à deux tranchants. Quoi qu’il en fût, Claquesous égaré ne se retrouva pas. Javert en parut plus irrité qu’étonné.

Quant à Marius, « ce dadais d’avocat qui avait eu probablement peur », et dont Javert avait oublié le nom, Javert y tenait peu. D’ailleurs, un avocat, cela se retrouve toujours. Mais était-ce un avocat seulement ?

L’information avait commencé.

Le juge d’instruction avait trouvé utile de ne point mettre un des hommes de la bande Patron-Minette au secret, espérant quelque bavardage. Cet homme était Brujon, le chevelu de la rue du Petit-Banquier. On l’avait lâché dans la cour Charlemagne, et l’œil des surveillants était ouvert sur lui.

Ce nom, Brujon, est un des souvenirs de la Force. Dans la hideuse cour dite du Bâtiment-Neuf, que l’administration appelait cour Saint-Bernard et que les voleurs appelaient fosse-aux-lions, sur cette muraille couverte de squames et de lèpres qui montait à gauche à la hauteur des toits, près d’une vieille porte de fer rouillée qui menait à l’ancienne chapelle de l’hôtel ducal de la Force devenue un dortoir de brigands, on voyait encore il y a douze ans une espèce de bastille grossièrement sculptée au clou dans la pierre, et au-dessous cette signature :


BRUJON, 1811.


Le Brujon de 1811 était le père du Brujon de 1832.

Ce dernier, qu’on n’a pu qu’entrevoir dans le guet-apens Gorbeau, était un jeune gaillard fort rusé et fort adroit, ayant l’air ahuri et plaintif. C’est sur cet air ahuri que le juge d’instruction l’avait lâché, le croyant plus utile dans la cour Charlemagne que dans la cellule du secret.

Les voleurs ne s’interrompent pas parce qu’ils sont entre les mains de la justice. On ne se gêne point pour si peu. Être en prison pour un crime n’empêche pas de commencer un autre crime. Ce sont des artistes qui ont un tableau au Salon et qui n’en travaillent pas moins à une nouvelle œuvre dans leur atelier.

Brujon semblait stupéfié par la prison. On le voyait quelquefois des heures entières dans la cour Charlemagne, debout près de la lucarne du cantinier, et contemplant comme un idiot cette sordide pancarte des prix de la cantine qui commençait par : ail, 62 centimes, et finissait par : cigare, cinq centimes. Ou bien il passait son temps à trembler, claquant des dents, disant qu’il avait la fièvre, et s’informant si l’un des vingt-huit lits de la salle des fiévreux était vacant.

Tout à coup, vers la deuxième quinzaine de février 1832, on sut que Brujon, cet endormi, avait fait faire, par des commissionnaires de la maison, pas sous son nom, mais sous le nom de trois de ses camarades, trois commissions différentes, lesquelles lui avaient coûté en tout cinquante sous, dépense exorbitante qui attira l’attention du brigadier de la prison.

On s’informa, et en consultant le tarif des commissions affiché dans le parloir des détenus, on arriva à savoir que les cinquante sous se décomposaient ainsi : trois commissions ; une au Panthéon, dix sous ; une au Val-de-Grâce, quinze sous ; et une à la barrière de Grenelle, vingt-cinq sous. Celle-ci était la plus chère de tout le tarif. Or, au Panthéon, au Val-de-Grâce, à la barrière de Grenelle, se trouvaient précisément les domiciles de trois rôdeurs de barrières fort redoutés, Kruideniers, dit Bizarro, Glorieux, forçat libéré, et Barre-Carrosse, sur lesquels cet incident ramena le regard de la police. On croyait deviner que ces hommes étaient affiliés à Patron-Minette, dont on avait coffré deux chefs, Babet et Gueulemer. On supposa que dans les envois de Brujon, remis, non à des adresses de maisons, mais à des gens qui attendaient dans la rue, il devait y avoir des avis pour quelque méfait comploté. On avait d’autres indices encore ; on mit la main sur les trois rôdeurs, et l’on crut avoir éventé la machination quelconque de Brujon.

Une semaine environ après ces mesures prises, une nuit, un surveillant de ronde, qui inspectait le dortoir d’en bas du Bâtiment-Neuf, au moment de mettre son marron dans la boîte à marrons ; — c’est le moyen qu’on employait pour s’assurer que les surveillants faisaient exactement leur service ; toutes les heures un marron devait tomber dans toutes les boîtes clouées aux portes des dortoirs ; — un surveillant donc vit par le judas du dortoir Brujon sur son séant qui écrivait quelque chose dans son lit à la clarté de l’applique. Le gardien entra, on mit Brujon pour un mois au cachot, mais on ne put saisir ce qu’il avait écrit. La police n’en sut pas davantage.

Ce qui est certain, c’est que le lendemain « un postillon » fut lancé de la cour Charlemagne dans la fosse-aux-lions par-dessus le bâtiment à cinq étages qui séparait les deux cours.

Les détenus appellent postillon une boulette de pain artistement pétrie qu’on envoie en Irlande, c’est-à-dire par-dessus les toits d’une prison, d’une cour à l’autre. Étymologie : par-dessus l’Angleterre ; d’une terre à l’autre ; en Irlande. Cette boulette tombe dans la cour. Celui qui la ramasse l’ouvre et y trouve un billet adressé à quelque prisonnier de la cour. Si c’est un détenu qui fait la trouvaille, il remet le billet à sa destination ; si c’est un gardien, ou l’un de ces prisonniers secrètement vendus qu’on appelle moutons dans les prisons et renards dans les bagnes, le billet est porté au greffe et livré à la police.

Cette fois, le postillon parvint à son adresse, quoique celui auquel le message était destiné fût en ce moment au séparé. Ce destinataire n’était rien moins que Babet, l’une des quatre têtes de Patron-Minette.

Le postillon contenait un papier roulé sur lequel il n’y avait que ces deux lignes :

— Babet. Il y a une affaire à faire rue Plumet. Une grille sur un jardin.

C’était la chose que Brujon avait écrite dans la nuit.

En dépit des fouilleurs et des fouilleuses, Babet trouva moyen de faire passer le billet de la Force à la Salpêtrière à une « bonne amie » qu’il avait là, et qui y était enfermée.

Cette fille à son tour transmit le billet à une autre qu’elle connaissait, une appelée Magnon, fort regardée par la police, mais pas encore arrêtée. Cette Magnon, dont le lecteur a déjà vu le nom, avait avec les Thénardier des relations qui seront précisées plus tard, et pouvait, en allant voir Éponine, servir de pont entre la Salpêtrière et les Madelonnettes.

Il arriva justement qu’en ce moment-là même, les preuves manquant dans l’instruction dirigée contre Thénardier à l’endroit de ses filles, Éponine et Azelma furent relâchées.

Quand Éponine sortit, Magnon, qui la guettait à la porte des Madelonnettes, lui remit le billet de Brujon à Babet en la chargeant d’éclairer l’affaire.

Éponine alla rue Plumet, reconnut la grille et le jardin, observa la maison, épia, guetta, et, quelques jours après, porta à Magnon, qui demeurait rue Clocheperce, un biscuit que Magnon transmit à la maîtresse de Babet à la Salpêtrière. Un biscuit, dans le ténébreux symbolisme des prisons, signifie : rien à faire.

Si bien qu’en moins d’une semaine de là, Babet et Brujon se croisant dans le chemin de ronde de la Force, comme l’un allait « à l’instruction » et que l’autre en revenait : — Eh bien, demanda Brujon, la rue P ? — Biscuit, répondit Babet.

Ainsi avorta ce fœtus de crime enfanté par Brujon à la Force.

Cet avortement pourtant eut des suites, parfaitement étrangères au programme de Brujon. On les verra.

Souvent en croyant nouer un fil, on en lie un autre.


III

APPARITION AU PÈRE MABEUF



Marius n’allait plus chez personne, seulement il lui arrivait quelquefois de rencontrer le père Mabeuf.

Pendant que Marius descendait lentement ces degrés lugubres qu’on pourrait nommer l’escalier des caves et qui mènent dans des lieux sans lumière où l’on entend les heureux marcher au-dessus de soi, M. Mabeuf descendait de son côté.

La Flore de Cauteretz ne se vendait absolument plus. Les expériences sur l’indigo n’avaient point réussi dans le petit jardin d’Austerlitz qui était mal exposé. M. Mabeuf n’y pouvait cultiver que quelques plantes rares qui aiment l’humidité et l’ombre. Il ne se décourageait pourtant pas. Il avait obtenu un coin de terre au Jardin des plantes, en bonne exposition, pour y faire « à ses frais », ses essais d’indigo. Pour cela il avait mis les cuivres de sa Flore au mont-de-piété. Il avait réduit son déjeuner à deux œufs, et il en laissait un à sa vieille servante dont il ne payait plus les gages depuis quinze mois. Et souvent son déjeuner était son seul repas. Il ne riait plus de son rire enfantin, il était devenu morose, et ne recevait plus de visites. Marius faisait bien de ne plus songer à venir. Quelquefois, à l’heure où M. Mabeuf allait au Jardin des plantes, le vieillard et le jeune homme se croisaient sur le boulevard de l’Hôpital. Ils ne parlaient pas et se faisaient un signe de tête tristement. Chose poignante qu’il y ait un moment où la misère dénoue ! On était deux amis, on est deux passants.

Le libraire Royol était mort. M. Mabeuf ne connaissait plus que ses livres, son jardin et son indigo ; c’étaient les trois formes qu’avaient prises pour lui le bonheur, le plaisir et l’espérance. Cela lui suffisait pour vivre. Il se disait : — Quand j’aurai fait mes boules de bleu, je serai riche, je retirerai mes cuivres du mont-de-piété, je remettrai ma Flore en vogue avec du charlatanisme, de la grosse caisse et des annonces dans les journaux, et j’achèterai, je sais bien où, un exemplaire de l’Art de Naviguer de Pierre de Médine, avec bois, édition de 1559. — En attendant, il travaillait toute la journée à son carré d’indigo, et le soir il rentrait chez lui pour arroser son jardin, et lire ses livres. M. Mabeuf avait à cette époque fort près de quatrevingts ans.

Un soir il eut une singulière apparition.

Il était rentré qu’il faisait grand jour encore. La mère Plutarque dont la santé se dérangeait était malade et couchée. Il avait dîné d’un os où il restait un peu de viande et d’un morceau de pain qu’il avait trouvé sur la table de cuisine, et s’était assis sur une borne de pierre renversée qui tenait lieu de banc dans son jardin.

Près de ce banc se dressait, à la mode des vieux jardins vergers, une espèce de grand bahut en solives et en planches fort délabré, clapier au rez-de-chaussée, fruitier au premier étage. Il n’y avait pas de lapins dans le clapier, mais il y avait quelques pommes dans le fruitier. Reste de la provision d’hiver.

M. Mabeuf s’était mis à feuilleter et à lire, à l’aide de ses lunettes, deux livres qui le passionnaient, et même, chose plus grave à son âge, le préoccupaient. Sa timidité naturelle le rendait propre à une certaine acceptation des superstitions. Le premier de ces livres était le fameux traité du président Delancre, De l’inconstance des démons, l’autre était l’in-quarto de Mutor de la Rubaudière, Sur les diables de Vauvert et les gobelins de la Bièvre. Ce dernier bouquin l’intéressait d’autant plus que son jardin avait été un des terrains anciennement hantés par les gobelins. Le crépuscule commençait à blanchir ce qui est en haut et à noircir ce qui est en bas. Tout en lisant, et par-dessus le livre qu’il tenait à la main, le père Mabeuf considérait ses plantes et entre autres un rhododendron magnifique qui était une de ses consolations ; quatre jours de hâle, de vent et de soleil, sans une goutte de pluie, venaient de passer ; les tiges se courbaient, les boutons penchaient, les feuilles tombaient, tout cela avait besoin d’être arrosé ; le rhododendron surtout était triste. Le père Mabeuf était de ceux pour qui les plantes ont des âmes. Le vieillard avait travaillé toute la journée à son carré d’indigo, il était épuisé de fatigue, il se leva pourtant, posa ses livres sur le banc, et marcha tout courbé et à pas chancelants jusqu’au puits, mais quand il eut saisi la chaîne, il ne put même pas la tirer assez pour la décrocher. Alors il se retourna et leva un regard d’angoisse vers le ciel qui s’emplissait d’étoiles.

La soirée avait cette sérénité qui accable les douleurs de l’homme sous je ne sais quelle lugubre et éternelle joie. La nuit promettait d’être aussi aride que l’avait été le jour.

— Des étoiles partout ! pensait le vieillard ; pas la plus petite nuée ! pas une larme d’eau !

Et sa tête, qui s’était soulevée un moment, retomba sur sa poitrine.

Il la releva et regarda encore le ciel en murmurant :

— Une larme de rosée ! un peu de pitié !

Il essaya encore une fois de décrocher la chaîne du puits, et ne put.

En ce moment il entendit une voix qui disait :

— Père Mabeuf, voulez-vous que je vous arrose votre jardin ?

En même temps un bruit de bête fauve qui passe se fit dans la haie, et il vit sortir de la broussaille une espèce de grande fille maigre qui se dressa devant lui en le regardant hardiment ; cela avait moins l’air d’un être humain que d’une forme qui venait d’éclore au crépuscule.

Avant que le père Mabeuf, qui s’effarait aisément et qui avait, comme nous avons dit, l’effroi facile, eût pu répondre une syllabe, cet être, dont les mouvements avaient dans l’obscurité une sorte de brusquerie bizarre, avait décroché la chaîne, plongé et retiré le seau, et rempli l’arrosoir, et le bonhomme voyait cette apparition qui avait les pieds nus et une jupe en guenilles courir dans les plates-bandes en distribuant la vie autour d’elle. Le bruit de l’arrosoir sur les feuilles remplissait l’âme du père Mabeuf de ravissement. Il lui semblait maintenant que le rhododendron était heureux.

Le premier seau vidé, la fille en tira un second, puis un troisième. Elle arrosa tout le jardin.

À la voir marcher ainsi dans les allées où sa silhouette apparaissait toute noire, agitant sur ses grands bras anguleux son fichu tout déchiqueté, elle avait je ne sais quoi d’une chauve-souris.

Quand elle eut fini, le père Mabeuf s’approcha les larmes aux yeux, et lui posa la main sur le front.

— Dieu vous bénira, dit-il, vous êtes un ange puisque vous avez soin des fleurs.

— Non, répondit-elle, je suis le diable, mais ça m’est égal.

Le vieillard s’écria, sans attendre et sans entendre sa réponse :

— Quel dommage que je sois si malheureux et si pauvre, et que je ne puisse rien faire pour vous !

— Vous pouvez quelque chose, dit-elle.

— Quoi ?

— Me dire où demeure M. Marius.

Le vieillard ne comprit point.

— Quel monsieur Marius ?

Il leva son regard vitreux et parut chercher quelque chose d’évanoui.

— Un jeune homme qui venait ici dans les temps.

Cependant M. Mabeuf avait fouillé dans sa mémoire.

— Ah ! oui… s’écria-t-il, je sais ce que vous voulez dire. Attendez donc ! monsieur Marius… le baron Marius Pontmercy, parbleu ! Il demeure… ou plutôt il ne demeure plus… Ah bien, je ne sais pas.

Tout en parlant, il s’était courbé pour assujettir une branche du rhododendron, et il continuait :

— Tenez, je me souviens à présent. Il passe très souvent sur le boulevard et va du côté de la Glacière. Rue Croulebarbe. Le champ de l’Alouette. Allez par là. Il n’est pas difficile à rencontrer.

Quand M. Mabeuf se releva, il n’y avait plus personne, la fille avait disparu.

Il eut décidément un peu peur.

— Vrai, pensa-t-il, si mon jardin n’était pas arrosé, je croirais que c’est un esprit.

Une heure plus tard, quand il fut couché, cela lui revint, et, en s’endormant, à cet instant trouble où la pensée, pareille à cet oiseau fabuleux qui se change en poisson pour passer la mer, prend peu à peu la forme du songe pour traverser le sommeil, il se disait confusément :

— Au fait, cela ressemble beaucoup à ce que la Rubaudière raconte des gobelins. Serait-ce un gobelin ?

III

APPARITION AU PÈRE MABEUF


Avant que le père Mabeuf, qui s’effarait aisément et qui avait, comme nous avons dit, l’effroi facile, eût pu répondre une syllabe, cet être, dont les mouvements avaient dans l’obscurité une sorte de brusquerie bizarre, avait décroché la chaîne, plongé et retiré le seau, et rempli l’arrosoir, et le bonhomme voyait cette apparition qui avait les pieds nus et une jupe en guenilles courir dans les plates-bandes en distribuant la vie autour d’elle. Le bruit de l’arrosoir sur les feuilles remplissait l’âme du père Mabeuf de ravissement.

(Volume IV. — Livre II : Chapitre III.)


IV

APPARITION À MARIUS



Quelques jours après cette visite d’un « esprit » au père Mabeuf, un matin, — c’était un lundi, le jour de la pièce de cent sous que Marius empruntait à Courfeyrac pour Thénardier, — Marius avait mis cette pièce de cent sous dans sa poche, et, avant de la porter au greffe, il était allé « se promener un peu », espérant qu’à son retour cela le ferait travailler. C’était d’ailleurs éternellement ainsi. Sitôt levé, il s’asseyait devant un livre et une feuille de papier pour bâcler quelque traduction ; il avait à cette époque-là pour besogne la translation en français d’une célèbre querelle d’allemands, la controverse de Gans et de Savigny ; il prenait Savigny, il prenait Gans, lisait quatre lignes, essayait d’en écrire une, ne pouvait, voyait une étoile entre son papier et lui, et se levait de sa chaise en disant : — Je vais sortir. Cela me mettra en train.

Et il allait au champ de l’Alouette.

Là il voyait plus que jamais l’étoile, et moins que jamais Savigny et Gans.

Il rentrait, essayait de reprendre son labeur, et n’y parvenait point ; pas moyen de renouer un seul des fils cassés dans son cerveau ; alors il disait : — Je ne sortirai pas demain. Cela m’empêche de travailler. —— Et il sortait tous les jours.

Il habitait le champ de l’Alouette plus que le logis de Courfeyrac. Sa véritable adresse était celle-ci ; boulevard de la Santé, au septième arbre après la rue Croulebarbe.

Ce matin-là, il avait quitté ce septième arbre, et s’était assis sur le parapet de la rivière des Gobelins. Un gai soleil pénétrait les feuilles fraîches épanouies et toutes lumineuses.

Il songeait à « Elle ». Et sa songerie, devenant reproche, retombait sur lui ; il pensait douloureusement à la paresse, paralysie de l’âme, qui le gagnait, et à cette nuit qui s’épaississait d’instant en instant devant lui au point qu’il ne voyait même déjà plus le soleil.

Cependant, à travers ce pénible dégagement d’idées indistinctes qui n’étaient pas même un monologue tant l’action s’affaiblissait en lui, et il n’avait plus même la force de vouloir se désoler, à travers cette absorption mélancolique, les sensations du dehors lui arrivaient. Il entendait derrière lui, au-dessous de lui, sur les deux bords de la rivière, les laveuses des Gobelins battre leur linge, et, au-dessus de sa tête, les oiseaux jaser et chanter dans les ormes. D’un côté, le bruit de la liberté, de l’insouciance heureuse, du loisir qui a des ailes ; de l’autre le bruit du travail. Chose qui le faisait rêver profondément, et presque réfléchir, c’étaient deux bruits joyeux.

Tout à coup au milieu de son extase accablée il entendit une voix connue qui disait :

— Tiens ! le voilà !

Il leva les yeux, et reconnut cette malheureuse enfant qui était venue un matin chez lui, l’aînée des filles Thénardier, Éponine ; il savait maintenant comment elle se nommait. Chose étrange, elle était appauvrie et embellie, deux pas qu’il ne semblait point qu’elle pût faire. Elle avait accompli un double progrès, vers la lumière et vers la détresse. Elle était pieds nus et en haillons comme le jour où elle était entrée si résolument dans sa chambre, seulement ses haillons avaient deux mois de plus ; les trous étaient plus larges, les guenilles plus sordides. C’était cette même voix enrouée, ce même front terni et ridé par le hâle, ce même regard libre, égaré et vacillant. Elle avait de plus qu’autrefois dans la physionomie ce je ne sais quoi d’effrayé et de lamentable que la prison traversée ajoute à la misère.

Elle avait des brins de paille et de foin dans les cheveux, non comme Ophélia pour être devenue folle à la contagion de la folie d’Hamlet, mais parce qu’elle avait couché dans quelque grenier d’écurie.

Et avec tout cela elle était belle. Quel astre vous êtes, ô jeunesse !

Cependant elle était arrêtée devant Marius avec un peu de joie sur son visage livide et quelque chose qui ressemblait à un sourire.

Elle fut quelques moments comme si elle ne pouvait parler.

— Je vous rencontre donc ! dit-elle enfin. Le père Mabeuf avait raison, c’était sur ce boulevard-ci ! Comme je vous ai cherché ! si vous saviez ! Savez-vous cela ? j’ai été au bloc. Quinze jours ! Ils m’ont lâchée ! vu qu’il n’y avait rien sur moi et que d’ailleurs je n’avais pas l’âge du discernement. Il s’en fallait de deux mois. Oh ! comme je vous ai cherché ! Voilà six semaines. Vous ne demeurez donc plus là-bas ?

— Non, dit Marius.

— Oh ! je comprends. À cause de la chose. C’est désagréable ces esbrouffes-là. Vous avez déménagé. Tiens ! pourquoi donc portez-vous des vieux chapeaux comme ça ? Un jeune homme comme vous, ça doit avoir de beaux habits. Savez-vous, monsieur Marius ? le père Mabeuf vous appelle le baron Marius je ne sais plus quoi. Pas vrai que vous n’êtes pas baron ? Les barons c’est des vieux, ça va au Luxembourg devant le château où il y a le plus de soleil, ça lit la Quotidienne pour un sou. J’ai été une fois porter une lettre chez un baron qui était comme ça. Il avait plus de cent ans. Dites donc, où est-ce que vous demeurez à présent ?

Marius ne répondit pas.

— Ah ! continua-t-elle, vous avez un trou à votre chemise. Il faudra que je vous recouse cela.

Elle reprit avec une expression qui s’assombrissait peu à peu : Vous n’avez pas l’air content de me voir ?

Marius se taisait ; elle garda elle-même un instant le silence, puis s’écria :

— Si je voulais pourtant, je vous forcerais bien à avoir l’air content !

— Quoi ? demanda Marius. Que voulez-vous dire ?

— Ah ! vous me disiez tu ! reprit-elle.

— Eh bien, que veux-tu dire ?

Elle se mordit la lèvre ; elle semblait hésiter comme en proie à une sorte de combat intérieur. Enfin elle parut prendre son parti.

— Tant pis, c’est égal. Vous avez l’air triste, je veux que vous soyez content. Promettez-moi seulement que vous allez rire. Je veux vous voir rire et vous voir dire : Ah bien ! c’est bon. Pauvre monsieur Marius ! vous savez ! vous m’avez promis que vous me donneriez tout ce que je voudrais…

— Oui ! mais parle donc !

Elle regarda Marius dans le blanc des yeux et lui dit :

— J’ai l’adresse.

Marius pâlit. Tout son sang reflua à son cœur.

— Quelle adresse ?

— L’adresse que vous m’avez demandée !

Elle ajouta comme si elle faisait effort :

— L’adresse… vous savez bien ?

— Oui ! bégaya Marius.

— De la demoiselle !

Ce mot prononcé, elle soupira profondément.

Marius sauta du parapet où il était assis et lui prit éperdument la main.

— Oh ! eh bien ! conduis-moi ! dis-moi ! demande-moi tout ce que tu voudras ! Où est-ce ?

— Venez avec moi, répondit-elle. Je ne sais pas bien la rue et le numéro ; c’est tout de l’autre côté d’ici, mais je connais bien la maison, je vais vous conduire.

Elle retira sa main et reprit, d’un ton qui eût navré un observateur, mais qui n’effleura même pas Marius ivre et transporté :

— Oh ! comme vous êtes content !

Un nuage passa sur le front de Marius. Il saisit Éponine par le bras.

— Jure-moi une chose !

— Jurer ? dit-elle, qu’est-ce que cela veut dire ? Tiens ! vous voulez que je jure ?

Et elle rit.

— Ton père ! promets-moi, Éponine ! jure-moi que tu ne diras pas cette adresse à ton père !

Elle se tourna vers lui d’un air stupéfait.

— Éponine ! Comment savez-vous que je m’appelle Éponine ?

— Promets-moi ce que je te dis !

Mais elle semblait ne pas l’entendre.

— C’est gentil ça ! vous m’avez appelée Éponine !

Marius lui prit les deux bras à la fois.

— Mais réponds-moi donc, au nom du ciel ! fais attention à ce que je te dis, jure-moi que tu ne diras pas l’adresse que tu sais à ton père !

— Mon père ? dit-elle. Ah oui, mon père ! Soyez donc tranquille. Il est au secret. D’ailleurs est-ce que je m’occupe de mon père !

— Mais tu ne me promets pas ! s’écria Marius.

— Mais lâchez-moi donc ! dit-elle en éclatant de rire, comme vous me secouez ! Si ! si ! je vous promets ça ! je vous jure ça ! qu’est-ce que cela me fait ? je ne dirai pas l’adresse à mon père. Là ! ça va-t-il ? c’est-il ça ?

— Ni à personne ? fit Marius.

— Ni à personne.

— À présent, reprit Marius, conduis-moi.

— Tout de suite ?

— Tout de suite.

— Venez. — Oh ! comme il est content ! dit-elle.

Après quelques pas, elle s’arrêta.

— Vous me suivez de trop près, monsieur Marius. Laissez-moi aller devant, et suivez-moi comme cela, sans faire semblant. Il ne faut pas qu’on voie un jeune homme bien, comme vous, avec une femme comme moi.

Aucune langue ne saurait dire tout ce qu’il y avait dans ce mot, femme, ainsi prononcé par cette enfant.

Elle fit une dizaine de pas, et s’arrêta encore ; Marius la rejoignit. Elle lui adressa la parole de côté et sans se tourner vers lui :

— À propos, vous savez que vous m’avez promis quelque chose ?

Marius fouilla dans sa poche. Il ne possédait au monde que les cinq francs destinés au père Thénardier. Il les prit, et les mit dans la main d’Éponine.

Elle ouvrit les doigts et laissa tomber la pièce à terre, et le regardant d’un air sombre :

— Je ne veux pas de votre argent, dit-elle.
LIVRE TROISIÈME


LA MAISON DE LA RUE PLUMET

I


LA MAISON À SECRET


Vers le milieu du siècle dernier, un président à mortier au parlement de Paris ayant une maîtresse et s’en cachant, car à cette époque les grands seigneurs montraient leurs maîtresses et les bourgeois les cachaient, fit construire « une petite maison » faubourg Saint-Germain, dans la rue déserte de Blomet, qu’on nomme aujourd’hui rue Plumet, non loin de l’endroit qu’on appelait alors le Combat des Animaux.

Cette maison se composait d’un pavillon à un seul étage, deux salles au rez-de-chaussée, deux chambres au premier, en bas une cuisine, en haut un boudoir, sous le toit un grenier, le tout précédé d’un jardin avec large grille donnant sur la rue. Ce jardin avait environ un arpent. C’était là tout ce que les passants pouvaient entrevoir ; mais en arrière du pavillon il y avait une cour étroite et au fond de la cour un logis bas de deux pièces sur cave, espèce d’en-cas destiné à dissimuler au besoin un enfant et une nourrice. Ce logis communiquait, par derrière, par une porte masquée et ouvrant à secret, avec un long couloir étroit, pavé, sinueux, à ciel ouvert, bordé de deux hautes murailles, lequel, caché avec un art prodigieux et comme perdu entre les clôtures des jardins et des cultures dont il suivait tous les angles et tous les détours, allait aboutir à une autre porte également à secret qui s’ouvrait à un demi-quart de lieue de là, presque dans un autre quartier, à l’extrémité solitaire de la rue de Babylone.

M. le président s’introduisait par là, si bien que ceux-là mêmes qui l’eussent épié et suivi et qui eussent observé que M. le président se rendait tous les jours mystérieusement quelque part, n’eussent pu se douter qu’aller rue de Babylone c’était aller rue Blomet. Grâce à d’habiles achats de terrains, l’ingénieux magistrat avait pu faire faire ce travail de voirie secrète chez lui, sur sa propre terre, et par conséquent sans contrôle. Plus tard il avait revendu par petites parcelles pour jardins et cultures les lots de terre riverains du corridor, et les propriétaires de ces lots de terre croyaient des deux côtés avoir devant les yeux un mur mitoyen, et ne soupçonnaient pas même l’existence de ce long ruban de pavé serpentant entre deux murailles parmi leurs plates-bandes et leurs vergers. Les oiseaux seuls voyaient cette curiosité. Il est probable que les fauvettes et les mésanges du siècle dernier avaient fort jasé sur le compte de M. le président.

Le pavillon, bâti en pierre dans le goût Mansard, lambrissé et meublé dans le goût Watteau, rocaille au dedans, perruque au dehors, muré d’une triple haie de fleurs, avait quelque chose de discret, de coquet et de solennel, comme il sied à un caprice de l’amour et de la magistrature.

Cette maison et ce couloir, qui ont disparu aujourd’hui, existaient encore il y a une quinzaine d’années. En 93, un chaudronnier avait acheté la maison pour la démolir, mais n’ayant pu en payer le prix, la nation le mit en faillite. De sorte que ce fut la maison qui démolit le chaudronnier. Depuis, la maison resta inhabitée, et tomba lentement en ruine, comme toute demeure à laquelle la présence de l’homme ne communique plus la vie. Elle était restée meublée de ses vieux meubles et toujours à vendre ou à louer, et les dix ou douze personnes qui passent par an rue Plumet en étaient averties par un écriteau jaune et illisible accroché à la grille du jardin depuis 1810.

Vers la fin de la restauration, ces mêmes passants purent remarquer que l’écriteau avait disparu, et que, même, les volets du premier étage étaient ouverts. La maison en effet était occupée. Les fenêtres avaient « des petits rideaux », signe qu’il y avait une femme.

Au mois d’octobre 1829, un homme d’un certain âge s’était présenté et avait loué la maison telle qu’elle était, y compris, bien entendu, l’arrière-corps de logis et le couloir qui allait aboutir à la rue de Babylone. Il avait fait rétablir les ouvertures à secret des deux portes de ce passage. La maison, nous venons de le dire, était encore à peu près meublée des vieux ameublements du président, le nouveau locataire avait ordonné quelques réparations, ajouté çà et là ce qui manquait, remis des pavés à la cour, des briques aux carrelages, des marches à l’escalier, des feuilles aux parquets et des vitres aux croisées, et enfin était venu s’installer avec une jeune fille et une servante âgée, sans bruit, plutôt comme quelqu’un qui se glisse que comme quelqu’un qui entre chez soi. Les voisins n’en jasèrent point, par la raison qu’il n’y avait pas de voisins.

Ce locataire peu à effet était Jean Valjean, la jeune fille était Cosette. La servante était une fille appelée Toussaint que Jean Valjean avait sauvée de l’hôpital et de la misère et qui était vieille, provinciale et bègue, trois qualités qui avaient déterminé Jean Valjean à la prendre avec lui. Il avait loué la maison sous le nom de M. Fauchelevent, rentier. Dans tout ce qui a été raconté plus haut, le lecteur a sans doute moins tardé encore que Thénardier à reconnaître Jean Valjean.

Pourquoi Jean Valjean avait-il quitté le couvent du Petit-Picpus ? Que s’était-il passé ?

Il ne s’était rien passé.

On s’en souvient, Jean Valjean était heureux dans le couvent, si heureux que sa conscience finit par s’inquiéter. Il voyait Cosette tous les jours, il sentait la paternité naître et se développer en lui de plus en plus, il couvait de l’âme cette enfant, il se disait qu’elle était à lui, que rien ne pouvait la lui enlever, que cela serait ainsi indéfiniment, que certainement elle se ferait religieuse, y étant chaque jour doucement provoquée, qu’ainsi le couvent était désormais l’univers pour elle comme pour lui, qu’il y vieillirait et qu’elle y grandirait, qu’elle y vieillirait et qu’il y mourrait, qu’enfin, ravissante espérance, aucune séparation n’était possible. En réfléchissant à ceci, il en vint à tomber dans des perplexités. Il s’interrogea. Il se demandait si tout ce bonheur était bien à lui, s’il ne se composait pas du bonheur d’un autre, du bonheur de cette enfant qu’il confisquait et qu’il dérobait, lui vieillard ; si ce n’était point là un vol ? Il se disait que cette enfant avait le droit de connaître la vie avant d’y renoncer, que lui retrancher, d’avance et en quelque sorte sans la consulter, toutes les joies sous prétexte de lui sauver toutes les épreuves, profiter de son ignorance et de son isolement pour lui faire germer une vocation artificielle, c’était dénaturer une créature humaine et mentir à Dieu. Et qui sait si, se rendant compte un jour de tout cela et religieuse à regret, Cosette n’en viendrait pas à le haïr ? Dernière pensée, presque égoïste et moins héroïque que les autres, mais qui lui était insupportable. Il résolut de quitter le couvent.

Il le résolut, il reconnut avec désolation qu’il le fallait. Quant aux objections, il n’y en avait pas. Cinq ans de séjour entre ces quatre murs et de disparition avaient nécessairement détruit ou dispersé les éléments de crainte. Il pouvait rentrer parmi les hommes tranquillement. Il avait vieilli, et tout avait changé. Qui le reconnaîtrait maintenant ? Et puis, à voir le pire, il n’y avait de danger que pour lui-même, et il n’avait pas le droit de condamner Cosette au cloître par la raison qu’il avait été condamné au bagne. D’ailleurs, qu’est-ce que le danger devant le devoir ? Enfin, rien ne l’empêchait d’être prudent et de prendre ses précautions.

Quant à l’éducation de Cosette, elle était à peu près terminée et complète.

Une fois sa détermination arrêtée, il attendit l’occasion. Elle ne tarda pas à se présenter. Le vieux Fauchelevent mourut.

Jean Valjean demanda audience à la révérende prieure et lui dit qu’ayant fait à la mort de son frère un petit héritage qui lui permettait de vivre désormais sans travailler, il quittait le service du couvent, et emmenait sa fille ; mais que, comme il n’était pas juste que Cosette, ne prononçant point ses vœux, eût été élevée gratuitement, il suppliait humblement la révérende prieure de trouver bon qu’il offrît à la communauté, comme indemnité des cinq années que Cosette y avait passées, une somme de cinq mille francs.

C’est ainsi que Jean Valjean sortit du couvent de l’adoration perpétuelle.

En quittant le couvent, il prit lui-même dans ses bras et ne voulut confier à aucun commissionnaire la petite valise dont il avait toujours la clef sur lui. Cette valise intriguait Cosette, à cause de l’odeur d’embaumement qui en sortait.

Disons tout de suite que désormais cette malle ne le quitta plus, Il l’avait toujours dans sa chambre. C’était la première et quelquefois l’unique chose qu’il emportait dans ses déménagements. Cosette en riait et appelait cette valise l’inséparable, disant : J’en suis jalouse.

Jean Valjean du reste ne reparut pas à l’air libre sans une profonde anxiété.

Il découvrit la maison de la rue Plumet et s’y blottit. Il était désormais en possession du nom d’Ultime Fauchelevent.

En même temps il loua deux autres appartements dans Paris, afin de moins attirer l’attention que s’il fût toujours resté dans le même quartier, de pouvoir faire au besoin des absences à la moindre inquiétude qui le prendrait, et enfin de ne plus se trouver au dépourvu comme la nuit où il avait si miraculeusement échappé à Javert. Ces deux appartements étaient deux logis fort chétifs et d’apparence pauvre, dans deux quartiers très éloignés l’un de l’autre, l’un rue de l’Ouest, l’autre rue de l’Homme-Armé.

Il allait de temps en temps, tantôt rue de l’Homme-Armé, tantôt rue de l’Ouest, passer un mois ou six semaines avec Cosette sans emmener Toussaint. Il s’y faisait servir par les portiers et s’y donnait pour un rentier de la banlieue ayant un pied-à-terre en ville. Cette haute vertu avait trois domiciles dans Paris pour échapper à la police.


II

JEAN VALJEAN GARDE NATIONAL



Du reste, à proprement parler, il vivait rue Plumet et il y avait arrangé son existence de la façon que voici :

Cosette avec la servante occupait le pavillon ; elle avait la grande chambre à coucher aux trumeaux peints, le boudoir aux baguettes dorées, le salon du président meublé de tapisseries et de vastes fauteuils ; elle avait le jardin. Jean Valjean avait fait mettre dans la chambre de Cosette un lit à baldaquin d’ancien damas à trois couleurs, et un vieux et beau tapis de Perse acheté rue du Figuier-Saint-Paul chez la mère Gaucher, et, pour corriger la sévérité de ces vieilleries magnifiques, il avait amalgamé à ce bric-à-brac tous les petits meubles gais et gracieux des jeunes filles, l’étagère, la bibliothèque et les livres dorés, la papeterie, le buvard, la table à ouvrage incrustée de nacre, le nécessaire de vermeil, la toilette en porcelaine du Japon. De longs rideaux de damas fond rouge à trois couleurs pareils au lit pendaient aux fenêtres du premier étage. Au rez-de-chaussée, des rideaux de tapisserie. Tout l’hiver la petite maison de Cosette était chauffée du haut en bas. Lui, il habitait l’espèce de loge de portier qui était dans la cour du fond avec un matelas sur un lit de sangle, une table de bois blanc, deux chaises de paille, un pot à l’eau de faïence, quelques bouquins sur une planche, sa chère valise dans un coin, jamais de feu. Il dînait avec Cosette, et il y avait un pain bis pour lui sur la table. Il avait dit à Toussaint lorsqu’elle était entrée : — C’est mademoiselle qui est la maîtresse de la maison. — Et vous, mo-onsieur ? avait répliqué Toussaint stupéfaite. — Moi, je suis bien mieux que le maître, je suis le père.

Cosette au couvent avait été dressée au ménage et réglait la dépense qui était fort modeste. Tous les jours, Jean Valjean prenait le bras de Cosette et la menait promener. Il la conduisait au Luxembourg, dans l’allée la moins fréquentée, et tous les dimanches à la messe, toujours à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, parce que c’était fort loin. Comme c’est un quartier très pauvre, il y faisait beaucoup l’aumône, et les malheureux l’entouraient dans l’église, ce qui lui avait valu l’épître des Thénardier : Au monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Il menait volontiers Cosette visiter les indigents et les malades. Aucun étranger n’entrait dans la maison de la rue Plumet. Toussaint apportait les provisions, et Jean Valjean allait lui-même chercher l’eau à une prise d’eau qui était tout proche sur le boulevard. On mettait le bois et le vin dans une espèce de renfoncement demi-souterrain tapissé de rocailles qui avoisinait la porte de la rue de Babylone et qui autrefois avait servi de grotte à M. le président ; car au temps des Folies et des Petites-Maisons, il n’y avait pas d’amour sans grotte.

Il y avait dans la porte bâtarde de la rue de Babylone une de ces boîtes tirelires destinées aux lettres et aux journaux ; seulement, les trois habitants du pavillon de la rue Plumet ne recevant ni journaux ni lettres, toute l’utilité de la boîte, jadis entremetteuse d’amourettes et confidente d’un robin dameret, était maintenant limitée aux avis du percepteur des contributions et aux billets de garde. Car M. Fauchelevent, rentier, était de la garde nationale ; il n’avait pu échapper aux mailles étroites du recensement de 1831. Les renseignements municipaux pris à cette époque étaient remontés jusqu’au couvent du Petit-Picpus, sorte de nuée impénétrable et sainte d’où Jean Valjean était sorti vénérable aux yeux de sa mairie, et, par conséquent, digne de monter sa garde.

Trois ou quatre fois l’an, Jean Valjean endossait son uniforme et faisait sa faction ; très volontiers d’ailleurs ; c’était pour lui un déguisement correct qui le mêlait à tout le monde en le laissant solitaire. Jean Valjean venait d’atteindre ses soixante ans, âge de l’exemption légale ; mais il n’en paraissait pas plus de cinquante ; d’ailleurs il n’avait aucune envie de se soustraire à son sergent-major et de chicaner le comte de Lobau ; il n’avait pas d’état civil ; il cachait son nom, il cachait son identité, il cachait son âge, il cachait tout, et, nous venons de le dire, c’était un garde national de bonne volonté. Ressembler au premier venu qui paye ses contributions, c’était là toute son ambition. Cet homme avait pour idéal, au dedans, l’ange, au dehors, le bourgeois.

Notons un détail pourtant. Quand Jean Valjean sortait avec Cosette, il s’habillait comme on l’a vu et avait assez l’air d’un ancien officier. Lorsqu’il sortait seul, et c’était le plus habituellement le soir, il était toujours vêtu d’une veste et d’un pantalon d’ouvrier, et coiffé d’une casquette qui lui cachait le visage. Était-ce précaution, ou humilité ? Les deux à la fois. Cosette était accoutumée au côté énigmatique de sa destinée et remarquait à peine les singularités de son père. Quant à Toussaint, elle vénérait Jean Valjean, et trouvait bon tout ce qu’il faisait. — Un jour, son boucher, qui avait entrevu Jean Valjean, lui dit : C’est un drôle de corps. Elle répondit : C’est un-un saint.

Ni Jean Valjean, ni Cosette, ni Toussaint n’entraient et ne sortaient jamais que par la porte de la rue de Babylone. À moins de les apercevoir par la grille du jardin, il était difficile de deviner qu’ils demeuraient rue Plumet. Cette grille restait toujours fermée. Jean Valjean avait laissé le jardin inculte, afin qu’il n’attirât pas l’attention.

En cela il se trompait peut-être.


III

FOLIIS AC FRONDIBUS



Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d’un demi-siècle était devenu extraordinaire et charmant. Les passants d’il y a quarante ans s’arrêtaient dans cette rue pour le contempler, sans se douter des secrets qu’il dérobait derrière ses épaisseurs fraîches et vertes. Plus d’un songeur à cette époque a laissé bien des fois ses yeux et sa pensée pénétrer indiscrètement à travers les barreaux de l’antique grille cadenassée, tordue, branlante, scellée à deux piliers verdis et moussus, bizarrement couronnée d’un fronton d’arabesques indéchiffrables.

Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages décloués par le temps pourrissant sur le mur ; du reste plus d’allées ni de gazon ; du chiendent partout. Le jardinage était parti, et la nature était revenue. Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. La fête des giroflées y était splendide. Rien dans ce jardin ne contrariait l’effort sacré des choses vers la vie ; la croissance vénérable était là chez elle. Les arbres s’étaient baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres, la plante avait grimpé, la branche avait fléchi, ce qui rampe sur la terre avait été trouver ce qui s’épanouit dans l’air, ce qui flotte au vent s’était penché vers ce qui se traîne dans la mousse ; troncs, rameaux, feuilles, fibres, touffes, vrilles, sarments, épines, s’étaient mêlés, traversés, mariés, confondus ; la végétation, dans un embrassement étroit et profond, avait célébré et accompli là, sous l’œil satisfait du créateur, en cet enclos de trois cents pieds carrés, le saint mystère de sa fraternité, symbole de la fraternité humaine. Ce jardin n’était plus un jardin, c’était une broussaille colossale ; c’est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule.

En floréal, cet énorme buisson, libre derrière sa grille et dans ses quatre murs, entrait en rut dans le sourd travail de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bête qui aspire les effluves de l’amour cosmique et qui sent la sève d’avril monter et bouillonner dans ses veines, et, secouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur le perron croulant du pavillon et jusque sur le pavé de la rue déserte, les fleurs en étoiles, la rosée en perles, la fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums. À midi mille papillons blancs s’y réfugiaient, et c’était un spectacle divin de voir là tourbillonner en flocons dans l’ombre cette neige vivante de l’été. Là, dans ces gaies ténèbres de la verdure, une foule de voix innocentes parlaient doucement à l’âme, et ce que les gazouillements avaient oublié de dire, les bourdonnements le complétaient. Le soir une vapeur de rêverie se dégageait du jardin et l’enveloppait ; un linceul de brume, une tristesse céleste et calme, le couvraient ; l’odeur si enivrante des chèvrefeuilles et des liserons en sortait de toute part comme un poison exquis et subtil ; on entendait les derniers appels des grimpereaux et des bergeronnettes s’assoupissant sous les branchages ; on y sentait cette intimité sacrée de l’oiseau et de l’arbre ; le jour les ailes réjouissent les feuilles, la nuit les feuilles protégent les ailes.

L’hiver, la broussaille était noire, mouillée, hérissée, grelottante, et laissait un peu voir la maison. On apercevait, au lieu de fleurs dans les rameaux et de rosée dans les fleurs, les longs rubans d’argent des limaces sur le froid et épais tapis des feuilles jaunes ; mais de toute façon, sous tout aspect, en toute saison, printemps, hiver, été, automne, ce petit enclos respirait la mélancolie, la contemplation, la solitude, la liberté, l’absence de l’homme, la présence de Dieu ; et la vieille grille rouillée avait l’air de dire : ce jardin est à moi.

Le pavé de Paris avait beau être là tout autour, les hôtels classiques et splendides de la rue de Varennes à deux pas, le dôme des Invalides tout près, la chambre des députés pas loin ; les carrosses de la rue de Bourgogne et de la rue Saint-Dominique avaient beau rouler fastueusement dans le voisinage, les omnibus jaunes, bruns, blancs, rouges avaient beau se croiser dans le carrefour prochain, le désert était rue Plumet ; et la mort des anciens propriétaires, une révolution qui avait passé, l’écroulement des antiques fortunes, l’absence, l’oubli, quarante ans d’abandon et de viduité, avaient suffi pour ramener dans ce lieu privilégié les fougères, les bouillons-blancs, les ciguës, les achillées, les hautes herbes, les grandes plantes gaufrées aux larges feuilles de drap vert pâle, les lézards, les scarabées, les insectes inquiets et rapides ; pour faire sortir des profondeurs de la terre et reparaître entre ces quatre murs je ne sais quelle grandeur sauvage et farouche ; et pour que la nature, qui déconcerte les arrangements mesquins de l’homme et qui se répand toujours tout entière là où elle se répand, aussi bien dans la fourmi que dans l’aigle, en vînt à s’épanouir dans un méchant petit jardin parisien avec autant de rudesse et de majesté que dans une forêt vierge du Nouveau Monde.

Rien n’est petit en effet ; quiconque est sujet aux pénétrations profondes de la nature, le sait. Bien qu’aucune satisfaction absolue ne soit donnée à la philosophie, pas plus de circonscrire la cause que de limiter l’effet, le contemplateur tombe dans des extases sans fond à cause de toutes ces décompositions de forces aboutissant à l’unité. Tout travaille à tout.

L’algèbre s’applique aux nuages ; l’irradiation de l’astre profite à la rose ; aucun penseur n’oserait dire que le parfum de l’aubépine est inutile aux constellations. Qui donc peut calculer le trajet d’une molécule ? que savons-nous si des créations de mondes ne sont point déterminées par des chutes de grains de sable ? qui donc connaît les flux et les reflux réciproques de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, le retentissement des causes dans les précipices de l’être, et les avalanches de la création ? Un ciron importe ; le petit est grand, le grand est petit ; tout est en équilibre dans la nécessité ; effrayante vision pour l’esprit. Il y a entre les êtres et les choses des relations de prodige ; dans cet inépuisable ensemble, de soleil à puceron, on ne se méprise pas ; on a besoin les uns des autres. La lumière n’emporte pas dans l’azur les parfums terrestres sans savoir ce qu’elle en fait ; la nuit fait des distributions d’essence stellaire aux fleurs endormies. Tous les oiseaux qui volent ont à la patte le fil de l’infini. La germination se complique de l’éclosion d’un météore et du coup de bec de l’hirondelle brisant l’œuf, et elle mène de front la naissance d’un ver de terre et l’avénement de Socrate. Où finit le télescope, le microscope commence. Lequel des deux a la vue la plus grande ? Choisissez. Une moisissure est une pléiade de fleurs ; une nébuleuse est une fourmilière d’étoiles. Même promiscuité, et plus inouïe encore, des choses de l’intelligence et des faits de la substance. Les éléments et les principes se mêlent, se combinent, s’épousent, se multiplient les uns par les autres, au point de faire aboutir le monde matériel et le monde moral à la même clarté. Le phénomène est en perpétuel repli sur lui-même. Dans les vastes échanges cosmiques, la vie universelle va et vient en quantités inconnues, roulant tout dans l’invisible mystère des effluves, employant tout, ne perdant pas un rêve de pas un sommeil, semant un animalcule ici, émiettant un astre là, oscillant et serpentant, faisant de la lumière une force et de la pensée un élément, disséminée et indivisible, dissolvant tout, excepté ce point géométrique, le moi ; ramenant tout à l’âme atome ; épanouissant tout en Dieu ; enchevêtrant, depuis la plus haute jusqu’à la plus basse, toutes les activités dans l’obscurité d’un mécanisme vertigineux, rattachant le vol d’un insecte au mouvement de la terre, subordonnant, qui sait ? ne fût-ce que par l’identité de la loi, l’évolution de la comète dans le firmament au tournoiement de l’infusoire dans la goutte d’eau. Machine faite d’esprit. Engrenage énorme dont le premier moteur est le moucheron et dont la dernière roue est le zodiaque.


IV

CHANGEMENT DE GRILLE



Il semblait que ce jardin, créé autrefois pour cacher les mystères libertins, se fût transformé et fût devenu propre à abriter les mystères chastes. Il n’avait plus ni berceaux, ni boulingrins, ni tonnelles, ni grottes ; il avait une magnifique obscurité échevelée tombant comme un voile de toutes parts. Paphos s’était refait Éden. On ne sait quoi de repentant avait assaini cette retraite. Cette bouquetière offrait maintenant ses fleurs à l’âme. Ce coquet jardin, jadis fort compromis, était rentré dans la virginité et la pudeur. Un président assisté d’un jardinier, un bonhomme qui croyait continuer Lamoignon, et un autre bonhomme qui croyait continuer Le Nôtre, l’avaient contourné, taillé, chiffonné, attifé, façonné pour la galanterie ; la nature l’avait ressaisi, l’avait rempli d’ombre, et l’avait arrangé pour l’amour.

Il y avait aussi dans cette solitude un cœur qui était tout prêt. L’amour n’avait qu’à se montrer ; il avait là un temple composé de verdures, d’herbe, de mousse, de soupirs d’oiseaux, de molles ténèbres, de branches agitées, et une âme faite de douceur, de foi, de candeur, d’espoir, d’aspiration et d’illusion.

Cosette était sortie du couvent encore presque enfant ; elle avait un peu plus de quatorze ans, et elle était « dans l’âge ingrat » ; nous l’avons dit, à part les yeux, elle semblait plutôt laide que jolie ; elle n’avait cependant aucun trait disgracieux, mais elle était gauche, maigre, timide et hardie à la fois, une grande petite fille enfin.

Son éducation était terminée ; c’est-à-dire on lui avait appris la religion, et même, et surtout la dévotion ; puis « l’histoire », c’est-à-dire la chose qu’on appelle ainsi au couvent, la géographie, la grammaire, les participes, les rois de France, un peu de musique, à faire un nez, etc., mais du reste elle ignorait tout, ce qui est un charme et un péril. L’âme d’une jeune fille ne doit pas être laissée obscure ; plus tard, il s’y fait des mirages trop brusques et trop vifs comme dans une chambre noire. Elle doit être doucement et discrètement éclairée, plutôt du reflet des réalités que de leur lumière directe et dure. Demi-jour utile et gracieusement austère qui dissipe les peurs puériles et empêche les chutes. Il n’y a que l’instinct maternel, intuition admirable où entrent les souvenirs de la vierge et l’expérience de la femme, qui sache comment et de quoi doit être fait ce demi-jour. Rien ne supplée à cet instinct. Pour former l’âme d’une jeune fille, toutes les religieuses du monde ne valent pas une mère.

Cosette n’avait pas eu de mère. Elle n’avait eu que beaucoup de mères, au pluriel.

Quant à Jean Valjean, il y avait bien en lui toutes les tendresses à la fois, et toutes les sollicitudes ; mais ce n’était qu’un vieux homme qui ne savait rien du tout.

Or, dans cette œuvre de l’éducation, dans cette grave affaire de la préparation d’une femme à la vie, que de science il faut pour lutter contre cette grande ignorance qu’on appelle l’innocence !

Rien ne prépare une jeune fille aux passions comme le couvent. Le couvent tourne la pensée du côté de l’inconnu. Le cœur, replié sur lui-même, se creuse, ne pouvant s’épanouir. De là des visions, des suppositions, des conjectures, des romans ébauchés, des aventures souhaitées, des constructions fantastiques, des édifices tout entiers bâtis dans l’obscurité intérieure de l’esprit, sombres et secrètes demeures où les passions trouvent tout de suite à se loger dès que la grille franchie leur permet d’entrer. Le couvent est une compression qui, pour triompher du cœur humain, doit durer toute la vie.

En quittant le couvent, Cosette ne pouvait rien trouver de plus doux et de plus dangereux que la maison de la rue Plumet. C’était la continuation de la solitude avec le commencement de la liberté ; un jardin fermé, mais une nature âcre, riche, voluptueuse et odorante ; les mêmes songes que dans le couvent, mais de jeunes hommes entrevus ; une grille, mais sur la rue.

Cependant, nous le répétons, quand elle y arriva, elle n’était encore qu’un enfant. Jean Valjean lui livra ce jardin inculte. — Fais-y tout ce que tu voudras, lui disait-il. Cela amusait Cosette ; elle en remuait toutes les touffes et toutes les pierres, elle y cherchait « des bêtes » ; elle y jouait, en attendant qu’elle y rêvât ; elle aimait ce jardin pour les insectes qu’elle y trouvait sous ses pieds à travers l’herbe, en attendant qu’elle l’aimât pour les étoiles qu’elle y verrait dans les branches au-dessus de sa tête.

Et puis, elle aimait son père, c’est-à-dire Jean Valjean, de toute son âme, avec une naïve passion filiale qui lui faisait du bonhomme un compagnon désiré et charmant. On se souvient que M. Madeleine lisait beaucoup, Jean Valjean avait continué ; il en était venu à causer bien ; il avait la richesse secrète et l’éloquence d’une intelligence humble et vraie qui s’est spontanément cultivée. Il lui était resté juste assez d’âpreté pour assaisonner sa bonté ; c’était un esprit rude et un cœur doux. Au Luxembourg, dans leurs tête-à-tête, il faisait de longues explications de tout, puisant dans ce qu’il avait lu, puisant aussi dans ce qu’il avait souffert. Tout en l’écoutant, les yeux de Cosette erraient vaguement.

Cet homme simple suffisait à la pensée de Cosette, de même que ce jardin sauvage à ses yeux. Quand elle avait bien poursuivi les papillons, elle arrivait près de lui essoufflée et disait : Ah ! comme j’ai couru ! Il la baisait au front.

Cosette adorait le bonhomme. Elle était toujours sur ses talons. Là où était Jean Valjean était le bien-être. Comme Jean Valjean n’habitait ni le pavillon, ni le jardin, elle se plaisait mieux dans l’arrière-cour pavée que dans l’enclos plein de fleurs, et dans la petite loge meublée de chaises de paille que dans le grand salon tendu de tapisseries où s’adossaient des fauteuils capitonnés. Jean Valjean lui disait quelquefois, en souriant du bonheur d’être importuné : — Mais va-t’en chez toi ! Laisse-moi donc un peu seul !

Elle lui faisait de ces charmantes gronderies tendres qui ont tant de grâce remontant de la fille au père :

— Père, j’ai très froid chez vous ; pourquoi ne mettez-vous pas ici un tapis et un poêle ?

— Chère enfant, il y a tant de gens qui valent mieux que moi et qui n’ont même pas un toit sur leur tête.

— Alors pourquoi y a-t-il du feu chez moi et tout ce qu’il faut ?

— Parce que tu es une femme et un enfant.

— Bah ! les hommes doivent donc avoir froid et être mal ?

— Certains hommes.

— C’est bon, je viendrai si souvent ici que vous serez bien obligé d’y faire du feu.

Elle lui disait encore :

— Père, pourquoi mangez-vous du vilain pain comme cela ?

— Parce que…, ma fille.

— Eh bien, si vous en mangez, j’en mangerai.

Alors, pour que Cosette ne mangeât pas de pain noir, Jean Valjean mangeait du pain blanc.

Cosette ne se rappelait que confusément son enfance. Elle priait matin et soir pour sa mère qu’elle n’avait pas connue. Les Thénardier lui étaient restés comme deux figures hideuses à l’état de rêve. Elle se rappelait qu’elle avait été « un jour, la nuit » chercher de l’eau dans un bois. Elle croyait que c’était très loin de Paris. Il lui semblait qu’elle avait commencé à vivre dans un abîme et que c’était Jean Valjean qui l’en avait tirée. Son enfance lui faisait l’effet d’un temps où il n’y avait autour d’elle que des mille-pieds, des araignées et des serpents. Quand elle songeait le soir avant de s’endormir, comme elle n’avait pas une idée très nette d’être la fille de Jean Valjean et qu’il fût son père, elle s’imaginait que l’âme de sa mère avait passé dans ce bonhomme et était venue demeurer auprès d’elle.

Lorsqu’il était assis, elle appuyait sa joue sur ses cheveux blancs et y laissait silencieusement tomber une larme en se disant : C’est peut-être ma mère, cet homme-là !

Cosette, quoique ceci soit étrange à énoncer, dans sa profonde ignorance de fille élevée au couvent, la maternité d’ailleurs étant absolument inintelligible à la virginité, avait fini par se figurer qu’elle avait eu aussi peu de mère que possible. Cette mère, elle ne savait pas même son nom. Toutes les fois qu’il lui arrivait de le demander à Jean Valjean, Jean Valjean se taisait. Si elle répétait sa question, il répondait par un sourire. Une fois elle insista ; le sourire s’acheva par une larme.

Ce silence de Jean Valjean couvrait de nuit Fantine.

Était-ce prudence ? était-ce respect ? était-ce crainte de livrer ce nom aux hasards d’une autre mémoire que la sienne ?

Tant que Cosette avait été petite, Jean Valjean lui avait volontiers parlé de sa mère ; quand elle fut jeune fille, cela lui fut impossible. Il lui sembla qu’il n’osait plus. Était-ce à cause de Cosette ? était-ce à cause de Fantine ? il éprouvait une sorte d’horreur religieuse à faire entrer cette ombre dans la pensée de Cosette, et à mettre la morte en tiers dans leur destinée. Plus cette ombre lui était sacrée, plus elle lui semblait redoutable. Il songeait à Fantine et se sentait accablé de silence. Il voyait vaguement dans les ténèbres quelque chose qui ressemblait à un doigt sur une bouche. Toute cette pudeur qui avait été dans Fantine et qui, pendant sa vie, était sortie d’elle violemment, était-elle revenue après sa mort se poser sur elle, veiller, indignée, sur la paix de cette morte, et, farouche, la garder dans sa tombe ? Jean Valjean, à son insu, en subissait-il la pression ? Nous qui croyons en la mort, nous ne sommes pas de ceux qui rejetteraient cette explication mystérieuse. De là l’impossibilité de prononcer, même pour Cosette, ce nom : Fantine.

Un jour Cosette lui dit :

— Père, j’ai vu cette nuit ma mère en songe. Elle avait deux grandes ailes. Ma mère dans sa vie doit avoir touché à la sainteté.

— Par le martyre, répondit Jean Valjean.

Du reste, Jean Valjean était heureux.

Quand Cosette sortait avec lui, elle s’appuyait sur son bras, fière, heureuse, dans la plénitude du cœur. Jean Valjean, à toutes ces marques d’une tendresse si exclusive et si satisfaite de lui seul, sentait sa pensée se fondre en délices. Le pauvre homme tressaillait inondé d’une joie angélique ; il s’affirmait avec transport que cela durerait toute la vie ; il se disait qu’il n’avait vraiment pas assez souffert pour mériter un si radieux bonheur, et il remerciait Dieu, dans les profondeurs de son âme, d’avoir permis qu’il fût ainsi aimé, lui misérable, par cet être innocent.


V

LA ROSE S’APERÇOIT QU’ELLE EST UNE MACHINE DE GUERRE



Un jour Cosette se regarda par hasard dans son miroir et se dit : tiens ! Il lui semblait presque qu’elle était jolie. Ceci la jeta dans un trouble singulier. Jusqu’à ce moment elle n’avait point songé à sa figure. Elle se voyait dans son miroir, mais elle ne s’y regardait pas. Et puis, on lui avait souvent dit qu’elle était laide ; Jean Valjean seul disait doucement : Mais non ! mais non ! Quoi qu’il en fût, Cosette s’était toujours crue laide, et avait grandi dans cette idée avec la résignation facile de l’enfance. Voici que tout d’un coup son miroir lui disait comme Jean Valjean : Mais non ! Elle ne dormit pas de la nuit. — Si j’étais jolie ? pensait-elle, comme cela serait drôle que je fusse jolie ! — Et elle se rappelait celles de ses compagnes dont la beauté faisait effet dans le couvent, et elle se disait : Comment ! je serais comme mademoiselle une telle !

Le lendemain elle se regarda, mais non par hasard, et elle douta : — Où avais-je l’esprit ? dit-elle, non, je suis laide. — Elle avait tout simplement mal dormi, elle avait les yeux battus et elle était pâle. Elle ne s’était pas sentie très joyeuse la veille de croire à sa beauté, mais elle fut triste de n’y plus croire. Elle ne se regarda plus, et pendant plus de quinze jours elle tâcha de se coiffer tournant le dos au miroir.

Le soir, après le dîner, elle faisait assez habituellement de la tapisserie dans le salon ou quelque ouvrage de couvent, et Jean Valjean lisait à côté d’elle. Une fois elle leva les yeux de son ouvrage et elle fut toute surprise de la façon inquiète dont son père la regardait.

Une autre fois, elle passait dans la rue, et il lui sembla que quelqu’un qu’elle ne vit pas disait derrière elle : Jolie femme ! mais mal mise. — Bah ! pensa-t-elle, ce n’est pas moi. Je suis bien mise et laide. — Elle avait alors son chapeau de peluche et sa robe de mérinos.

Un jour enfin, elle était dans le jardin, et elle entendit la pauvre vieille Toussaint qui disait : Monsieur, remarquez-vous comme mademoiselle devient jolie ? Cosette n’entendit pas ce que son père répondit, les paroles de Toussaint furent pour elle une sorte de commotion. Elle s’échappa du jardin, monta à sa chambre, courut à la glace, il y avait trois mois qu’elle ne s’était regardée, et poussa un cri. Elle venait de s’éblouir elle-même.

Elle était belle et jolie ; elle ne pouvait s’empêcher d’être de l’avis de Toussaint et de son miroir. Sa taille s’était faite, sa peau avait blanchi, ses cheveux s’étaient lustrés, une splendeur inconnue s’était allumée dans ses prunelles bleues. La conscience de sa beauté lui vint tout entière, en une minute, comme un grand jour qui se fait, les autres la remarquaient d’ailleurs, Toussaint le disait, c’était d’elle évidemment que le passant avait parlé, il n’y avait plus à douter ; elle redescendit au jardin, se croyant reine, entendant les oiseaux chanter, c’était en hiver, voyant le ciel doré, le soleil dans les arbres, des fleurs dans les buissons, éperdue, folle, dans un ravissement inexprimable.

De son côté, Jean Valjean éprouvait un profond et indéfinissable serrement de cœur.

C’est qu’en effet, depuis quelque temps, il contemplait avec terreur cette beauté qui apparaissait chaque jour plus rayonnante sur le doux visage de Cosette. Aube riante pour tous, lugubre pour lui.

Cosette avait été belle assez longtemps avant de s’en apercevoir. Mais, du premier jour, cette lumière inattendue qui se levait lentement et enveloppait par degrés toute la personne de la jeune fille blessa la paupière sombre de Jean Valjean. Il sentit que c’était un changement dans une vie heureuse, si heureuse qu’il n’osait y remuer dans la crainte d’y déranger quelque chose. Cet homme qui avait passé par toutes les détresses, qui était encore tout saignant des meurtrissures de sa destinée, qui avait été presque méchant et qui était devenu presque saint, qui, après avoir traîné la chaîne du bagne, traînait maintenant la chaîne invisible, mais pesante, de l’infamie indéfinie, cet homme que la loi n’avait pas lâché et qui pouvait être à chaque instant ressaisi et ramené de l’obscurité de sa vertu au grand jour de l’opprobre public, cet homme acceptait tout, excusait tout, pardonnait tout, bénissait tout, voulait bien tout, et ne demandait à la providence, aux hommes, aux lois, à la société, à la nature, au monde, qu’une chose, que Cosette l’aimât !

Que Cosette continuât de l’aimer ! que Dieu n’empêchât pas le cœur de cette enfant de venir à lui, et de rester à lui ! Aimé de Cosette, il se trouvait guéri, reposé, apaisé, comblé, récompensé, couronné. Aimé de Cosette, il était bien ! il n’en demandait pas davantage. On lui eût dit : Veux-tu être mieux ? Il eût répondu : Non. Dieu lui eût dit : Veux-tu le ciel ? il eût répondu : J’y perdrais.

Tout ce qui pouvait effleurer cette situation, ne fût-ce qu’à la surface, le faisait frémir comme le commencement d’autre chose. Il n’avait jamais trop su ce que c’était que la beauté d’une femme ; mais, par instinct, il comprenait que c’était terrible.

Cette beauté qui s’épanouissait de plus en plus triomphante et superbe à côté de lui, sous ses yeux, sur le front ingénu et redoutable de l’enfant, du fond de sa laideur, de sa vieillesse, de sa misère, de sa réprobation, de son accablement, il la regardait effaré.

Il se disait : Comme elle est belle ! Qu’est-ce que je vais devenir, moi ?

Là du reste était la différence entre sa tendresse et la tendresse d’une mère. Ce qu’il voyait avec angoisse, une mère l’eût vu avec joie.

Les premiers symptômes ne tardèrent pas à se manifester.

Dès le lendemain du jour où elle s’était dit : Décidément, je suis belle ! Cosette fit attention à sa toilette. Elle se rappela le mot du passant : — Jolie, mais mal mise, — souffle d’oracle qui avait passé à côté d’elle et s’était évanoui après avoir déposé dans son cœur un des deux germes qui doivent plus tard emplir toute la vie de la femme, la coquetterie. L’amour est l’autre.

Avec la foi en sa beauté, toute l’âme féminine s’épanouit en elle. Elle eut horreur du mérinos et honte de la peluche. Son père ne lui avait jamais rien refusé. Elle sut tout de suite toute la science du chapeau, de la robe, du mantelet, du brodequin, de la manchette, de l’étoffe qui va, de la couleur qui sied, cette science qui fait de la femme parisienne quelque chose de si charmant, de si profond et de si dangereux. Le mot femme capiteuse a été inventé pour la parisienne.

En moins d’un mois la petite Cosette fut dans cette thébaïde de la rue de Babylone une des femmes, non seulement les plus jolies, ce qui est quelque chose, mais « les mieux mises » de Paris, ce qui est bien davantage. Elle eût voulu rencontrer « son passant » pour voir ce qu’il dirait, et « pour lui apprendre ! » Le fait est qu’elle était ravissante de tout point, et qu’elle distinguait à merveille un chapeau de Gérard d’un chapeau d’Herbaut.

Jean Valjean considérait ces ravages avec anxiété. Lui qui sentait qu’il ne pourrait jamais que ramper, marcher tout au plus, il voyait des ailes venir à Cosette.

Du reste, rien qu’à la simple inspection de la toilette de Cosette, une femme eût reconnu qu’elle n’avait pas de mère. Certaines petites bienséances, certaines conventions spéciales, n’étaient point observées par Cosette. Une mère, par exemple, lui eût dit qu’une jeune fille ne s’habille point en damas.

Le premier jour que Cosette sortit avec sa robe et son camail de damas noir et son chapeau de crêpe blanc, elle vint prendre le bras de Jean Valjean, gaie, radieuse, rose, fière, éclatante. — Père, dit-elle, comment me trouvez-vous ainsi ? Jean Valjean répondit d’une voix qui ressemblait à la voix amère d’un envieux : — Charmante ! — Il fut dans la promenade comme à l’ordinaire. En rentrant il demanda à Cosette :

— Est-ce que tu ne remettras plus ta robe et ton chapeau, tu sais ?

Ceci se passait dans la chambre de Cosette. Cosette se tourna vers le porte-manteau de la garde-robe où sa défroque de pensionnaire était accrochée.

— Ce déguisement ! dit-elle. Père, que voulez-vous que j’en fasse ? Oh ! par exemple, non, je ne remettrai jamais ces horreurs. Avec ce machin-là sur la tête, j’ai l’air de madame Chien-fou.

Jean Valjean soupira profondément.

À partir de ce moment, il remarqua que Cosette, qui autrefois demandait toujours à rester, disant : Père, je m’amuse mieux ici avec vous, — demandait maintenant toujours à sortir. En effet, à quoi bon avoir une jolie figure et une délicieuse toilette, si on ne les montre pas ?

Il remarqua aussi que Cosette n’avait plus le même goût pour l’arrière-cour. À présent, elle se tenait plus volontiers au jardin, se promenant sans déplaisir devant la grille. Jean Valjean, farouche, ne mettait pas les pieds dans le jardin. Il restait dans son arrière-cour, comme le chien.

Cosette, à se savoir belle, perdit la grâce de l’ignorer ; grâce exquise, car la beauté rehaussée de naïveté est ineffable, et rien n’est adorable comme une innocente éblouissante qui marche tenant en main, sans le savoir, la clef d’un paradis. Mais ce qu’elle perdit en grâce ingénue, elle le regagna en charme pensif et sérieux. Toute sa personne, pénétrée des joies de la jeunesse, de l’innocence et de la beauté, respirait une mélancolie splendide.

Ce fut à cette époque que Marius, après six mois écoulés, la revit au Luxembourg.


VI

LA BATAILLE COMMENCE



Cosette était dans son ombre, comme Marius dans la sienne, toute disposée pour l’embrasement. La destinée, avec sa patience mystérieuse et fatale, approchait lentement l’un de l’autre ces deux êtres tout chargés et tout languissants des orageuses électricités de la passion, ces deux âmes qui portaient l’amour comme deux nuages portent la foudre, et qui devaient s’aborder et se mêler dans un regard comme les nuages dans un éclair.

On a tant abusé du regard dans les romans d’amour qu’on a fini par le déconsidérer. C’est à peine si l’on ose dire maintenant que deux êtres se sont aimés parce qu’ils se sont regardés. C’est pourtant comme cela qu’on s’aime et uniquement comme cela. Le reste n’est que le reste, et vient après. Rien n’est plus réel que ces grandes secousses que deux âmes se donnent en échangeant cette étincelle.

À cette certaine heure où Cosette eut sans le savoir ce regard qui troubla Marius, Marius ne se douta pas que lui aussi eut un regard qui troubla Cosette.

Il lui fit le même mal et le même bien.

Depuis longtemps déjà elle le voyait et elle l’examinait comme les filles examinent et voient, en regardant ailleurs. Marius trouvait encore Cosette laide que déjà Cosette trouvait Marius beau. Mais comme il ne prenait point garde à elle, ce jeune homme lui était bien égal.

Cependant elle ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il avait de beaux cheveux, de beaux yeux, de belles dents, un charmant son de voix, quand elle l’entendait causer avec ses camarades, qu’il marchait en se tenant mal, si l’on veut, mais avec une grâce à lui, qu’il ne paraissait pas bête du tout, que toute sa personne était noble, douce, simple et fière, et qu’enfin il avait l’air pauvre, mais qu’il avait bon air.

Le jour où leurs yeux se rencontrèrent et se dirent enfin brusquement ces premières choses obscures et ineffables que le regard balbutie, Cosette ne comprit pas d’abord. Elle rentra pensive à la maison de la rue de l’Ouest où Jean Valjean, selon son habitude, était venu passer six semaines. Le lendemain, en s’éveillant, elle songea à ce jeune homme inconnu, si longtemps indifférent et glacé, qui semblait maintenant faire attention à elle, et il ne lui sembla pas le moins du monde que cette attention lui fût agréable. Elle avait plutôt un peu de colère contre ce beau dédaigneux. Un fond de guerre remua en elle. Il lui sembla, et elle en éprouvait une joie encore tout enfantine, qu’elle allait enfin se venger.

Se sachant belle, elle sentait bien, quoique d’une façon indistincte, qu’elle avait une arme. Les femmes jouent avec leur beauté comme les enfants avec leur couteau. Elles s’y blessent.

On se rappelle les hésitations de Marius, ses palpitations, ses terreurs. Il restait sur son banc et n’approchait pas. Ce qui dépitait Cosette. Un jour elle dit à Jean Valjean : — Père, promenons-nous donc un peu de ce côté-là. — Voyant que Marius ne venait point à elle, elle alla à lui. En pareil cas, toute femme ressemble à Mahomet. Et puis, chose bizarre, le premier symptôme de l’amour vrai chez un jeune homme, c’est la timidité, chez une jeune fille, c’est la hardiesse. Ceci étonne, et rien n’est plus simple pourtant. Ce sont les deux sexes qui tendent à se rapprocher et qui prennent les qualités l’un de l’autre.

Ce jour-là, le regard de Cosette rendit Marius fou, le regard de Marius rendit Cosette tremblante. Marius s’en alla confiant, et Cosette inquiète. À partir de ce jour, ils s’adorèrent.

La première chose que Cosette éprouva, ce fut une tristesse confuse et profonde. Il lui sembla que, du jour au lendemain, son âme était devenue noire. Elle ne la reconnaissait plus. La blancheur de l’âme des jeunes filles, qui se compose de froideur et de gaîté, ressemble à la neige. Elle fond à l’amour qui est son soleil.

Cosette ne savait pas ce que c’était que l’amour. Elle n’avait jamais entendu prononcer ce mot dans le sens terrestre. Sur les livres de musique profane qui entraient dans le couvent, amour était remplacé par tambour ou pandour. Cela faisait des énigmes qui exerçaient l’imagination des grandes comme : Ah ! que le tambour est agréable ! ou : La pitié n’est pas un pandour ! Mais Cosette était sortie encore trop jeune pour s’être beaucoup préoccupée du « tambour ». Elle n’eût donc su quel nom donner à ce qu’elle éprouvait maintenant. Est-on moins malade pour ignorer le nom de sa maladie ?

Elle aimait avec d’autant plus de passion qu’elle aimait avec ignorance. Elle ne savait pas si cela est bon ou mauvais, utile ou dangereux, nécessaire ou mortel, éternel ou passager, permis ou prohibé ; elle aimait. On l’eût bien étonnée si on lui eût dit : Vous ne dormez pas ? mais c’est défendu ! Vous ne mangez pas ? mais c’est fort mal ! Vous avez des oppressions et des battements de cœur ? mais cela ne se fait pas ! Vous rougissez et vous pâlissez quand un certain être vêtu de noir paraît au bout d’une certaine allée verte ? mais c’est abominable ! Elle n’eût pas compris, et elle eût répondu : Comment peut-il y avoir de ma faute dans une chose où je ne puis rien et où je ne sais rien ?

Il se trouva que l’amour qui se présenta était précisément celui qui convenait le mieux à l’état de son âme. C’était une sorte d’adoration à distance, une contemplation muette, la déification d’un inconnu. C’était l’apparition de l’adolescence à l’adolescence, le rêve des nuits devenu roman et resté rêve, le fantôme souhaité enfin réalisé et fait chair, mais n’ayant pas encore de nom, ni de tort, ni de tache, ni d’exigence, ni de défaut ; en un mot, l’amant lointain et demeuré dans l’idéal, une chimère ayant une forme. Toute rencontre plus palpable et plus proche eût à cette première époque effarouché Cosette, encore à demi plongée dans la brume grossissante du cloître. Elle avait toutes les peurs des enfants et toutes les peurs des religieuses mêlées. L’esprit du couvent, dont elle s’était pénétrée pendant cinq ans, s’évaporait encore lentement de toute sa personne et faisait tout trembler autour d’elle. Dans cette situation, ce n’était pas un amant qu’il lui fallait, c’était une vision. Elle se mit à adorer Marius comme quelque chose de charmant, de lumineux et d’impossible.

Comme l’extrême naïveté touche à l’extrême coquetterie, elle lui souriait, tout franchement.

Elle attendait tous les jours l’heure de la promenade avec impatience, elle y trouvait Marius, se sentait indiciblement heureuse, et croyait sincèrement exprimer toute sa pensée en disant à Jean Valjean : — Quel délicieux jardin que le Luxembourg !

Marius et Cosette étaient dans la nuit l’un pour l’autre. Ils ne se parlaient pas, ils ne se saluaient pas, ils ne se connaissaient pas ; ils se voyaient ; et, comme les astres dans le ciel que des millions de lieues séparent, ils vivaient de se regarder.

C’est ainsi que Cosette devenait peu à peu une femme et se développait, belle et amoureuse, avec la conscience de sa beauté et l’ignorance de son amour. Coquette par-dessus le marché, par innocence.


VII

À TRISTESSE, TRISTESSE ET DEMIE



Toutes les situations ont leurs instincts. La vieille et éternelle mère nature avertissait sourdement Jean Valjean de la présence de Marius. Jean Valjean tressaillait dans le plus obscur de sa pensée. Jean Valjean ne voyait rien, ne savait rien, et considérait pourtant avec une attention opiniâtre les ténèbres où il était, comme s’il sentait d’un côté quelque chose qui se construisait, et de l’autre quelque chose qui s’écroulait. Marius, averti aussi, et, ce qui est la profonde loi du bon Dieu, par cette même mère nature, faisait tout ce qu’il pouvait pour se dérober au « père ». Il arrivait cependant que Jean Valjean l’apercevait quelquefois. Les allures de Marius n’étaient plus du tout naturelles. Il avait des prudences louches et des témérités gauches. Il ne venait plus tout près comme autrefois ; il s’asseyait loin et restait en extase ; il avait un livre et faisait semblant de lire ; pourquoi faisait-il semblant ? Autrefois il venait avec son vieux habit, maintenant il avait tous les jours son habit neuf ; il n’était pas bien sûr qu’il ne se fît point friser, il avait des yeux tout drôles, il mettait des gants ; bref, Jean Valjean détestait cordialement ce jeune homme.

Cosette ne laissait rien deviner. Sans savoir au juste ce qu’elle avait, elle avait bien le sentiment que c’était quelque chose et qu’il fallait le cacher.

Il y avait entre le goût de toilette qui était venu à Cosette et l’habitude d’habits neufs qui était poussée à cet inconnu un parallélisme importun à Jean Valjean. C’était un hasard peut-être, sans doute, à coup sûr, mais un hasard menaçant.

Jamais il n’ouvrait la bouche à Cosette de cet inconnu. Un jour cependant, il ne put s’en tenir, et avec ce vague désespoir qui jette brusquement la sonde dans son malheur, il lui dit : — Que voilà un jeune homme qui a l’air pédant !

Cosette l’année d’auparavant, petite fille indifférente, eût répondu : — Mais non, il est charmant. Dix ans plus tard, avec l’amour de Marius au cœur, elle eût répondu : — Pédant et insupportable à voir ! vous avez bien raison ! — Au moment de la vie et du cœur où elle était, elle se borna à répondre avec un calme suprême :

— Ce jeune homme-là !

Comme si elle le regardait pour la première fois de sa vie.

— Que je suis stupide ! pensa Jean Valjean. Elle ne l’avait pas encore remarqué. C’est moi qui le lui montre.

Ô simplicité des vieux ! profondeur des enfants !

C’est encore une loi de ces fraîches années de souffrance et de souci, de ces vives luttes du premier amour contre les premiers obstacles, la jeune fille ne se laisse prendre à aucun piége, le jeune homme tombe dans tous. Jean Valjean avait commencé contre Marius une sourde guerre que Marius, avec la bêtise sublime de sa passion et de son âge, ne devina point. Jean Valjean lui tendit une foule d’embûches ; il changea d’heures, il changea de banc, il oublia son mouchoir, il vint seul au Luxembourg ; Marius donna tête baissée dans tous les panneaux ; et à tous ces points d’interrogation plantés sur sa route par Jean Valjean, il répondit ingénument oui. Cependant Cosette restait murée dans son insouciance apparente et dans sa tranquillité imperturbable, si bien que Jean Valjean arriva à cette conclusion : Ce dadais est amoureux fou de Cosette, mais Cosette ne sait seulement pas qu’il existe.

Il n’en avait pas moins dans le cœur un tremblement douloureux. La minute où Cosette aimerait pouvait sonner d’un instant à l’autre. Tout ne commence-t-il pas par l’indifférence ?

Une seule fois Cosette fit une faute et l’effraya. Il se levait du banc pour partir après trois heures de station, elle dit : — Déjà !

Jean Valjean n’avait pas discontinué les promenades au Luxembourg, ne voulant rien faire de singulier et par-dessus tout redoutant de donner l’éveil à Cosette ; mais pendant ces heures si douces pour les deux amoureux, tandis que Cosette envoyait son sourire à Marius enivré qui ne s’apercevait que de cela et maintenant ne voyait plus rien dans ce monde qu’un radieux visage adoré, Jean Valjean fixait sur Marius des yeux étincelants et terribles. Lui qui avait fini par ne plus se croire capable d’un sentiment malveillant, il y avait des instants où, quand Marius était là, il croyait redevenir sauvage et féroce, et il sentait se rouvrir et se soulever contre ce jeune homme ces vieilles profondeurs de son âme où il y avait eu jadis tant de colère. Il lui semblait presque qu’il se reformait en lui des cratères inconnus.

Quoi ! il était là, cet être ! que venait-il faire ? il venait tourner, flairer, examiner, essayer ! il venait dire : hein ? pourquoi pas ? il venait rôder autour de son bonheur, pour le prendre et l’emporter !

Jean Valjean ajoutait : — Oui, c’est cela ! que vient-il chercher ? une aventure ! que veut-il ? une amourette ! Une amourette ! et moi ! Quoi ! j’aurai été d’abord le plus misérable des hommes, et puis le plus malheureux, j’aurai fait soixante ans de la vie sur les genoux, j’aurai souffert tout ce qu’on peut souffrir, j’aurai vieilli sans avoir été jeune, j’aurai vécu sans famille, sans parents, sans amis, sans femme, sans enfants, j’aurai laissé de mon sang sur toutes les pierres, sur toutes les ronces, à toutes les bornes, le long de tous les murs, j’aurai été doux quoiqu’on fût dur pour moi et bon quoiqu’on fût méchant, je serai redevenu honnête homme malgré tout, je me serai repenti du mal que j’ai fait et j’aurai pardonné le mal qu’on m’a fait, et au moment où je suis récompensé, au moment où c’est fini, au moment où je touche au but, au moment où j’ai ce que je veux, c’est bon, c’est bien, je l’ai payé, je l’ai gagné, tout cela s’en ira, tout cela s’évanouira, et je perdrai Cosette, et je perdrai ma vie, ma joie, mon âme, parce qu’il aura plu à un grand niais de venir flâner au Luxembourg !

Alors ses prunelles s’emplissaient d’une clarté lugubre et extraordinaire. Ce n’était plus un homme qui regarde un homme ; ce n’était pas un ennemi qui regarde un ennemi. C’était un dogue qui regarde un voleur.

On sait le reste. Marius continua d’être insensé. Un jour il suivit Cosette rue de l’Ouest, un autre jour il parla au portier. Le portier de son côté parla, et dit à Jean Valjean : — Monsieur, qu’est-ce que c’est donc qu’un jeune homme curieux qui vous a demandé ? — Le lendemain Jean Valjean jeta à Marius ce coup d’œil dont Marius s’aperçut enfin. Huit jours après, Jean Valjean avait déménagé. Il se jura qu’il ne remettrait plus les pieds ni au Luxembourg, ni rue de l’Ouest. Il retourna rue Plumet.

Cosette ne se plaignit pas, elle ne dit rien, elle ne fit pas de questions, elle ne chercha à savoir aucun pourquoi ; elle en était déjà à la période où l’on craint d’être pénétré et de se trahir. Jean Valjean n’avait aucune expérience de ces misères, les seules qui soient charmantes et les seules qu’il ne connût pas ; cela fit qu’il ne comprit point la grave signification du silence de Cosette. Seulement il remarqua qu’elle était devenue triste, et il devint sombre. C’était de part et d’autre des inexpériences aux prises.

Une fois il fit un essai. Il demanda à Cosette :

— Veux-tu venir au Luxembourg ?

Un rayon illumina le visage pâle de Cosette.

— Oui, dit-elle.

Ils y allèrent. Trois mois s’étaient écoulés. Marius n’y allait plus. Marius n’y était pas.

Le lendemain Jean Valjean redemanda à Cosette :

— Veux-tu venir au Luxembourg ?

Elle répondit tristement et doucement :

— Non.

Jean Valjean fut froissé de cette tristesse et navré de cette douceur.

Que se passait-il dans cet esprit si jeune et déjà si impénétrable ? Qu’est-ce qui était en train de s’y accomplir ? qu’arrivait-il à l’âme de Cosette ? Quelquefois au lieu de se coucher, Jean Valjean restait assis près de son grabat la tête dans ses mains, et il passait des nuits entières à se demander : Qu’y a-t-il dans la pensée de Cosette ? et à songer aux choses auxquelles elle pouvait songer.

Oh ! dans ces moments-là, quels regards douloureux il tournait vers le cloître, ce sommet chaste, ce lieu des anges, cet inaccessible glacier de la vertu ! Comme il contemplait avec un ravissement désespéré ce jardin du couvent, plein de fleurs ignorées et de vierges enfermées, où tous les parfums et toutes les âmes montent droit vers le ciel ! Comme il adorait cet éden refermé à jamais, dont il était sorti volontairement et follement descendu ! Comme il regrettait son abnégation et sa démence d’avoir ramené Cosette au monde, pauvre héros du sacrifice, saisi et terrassé par son dévouement même ! comme il se disait : Qu’ai-je fait ?

Du reste rien de ceci ne perçait pour Cosette. Ni humeur, ni rudesse. Toujours la même figure sereine et bonne. Les manières de Jean Valjean étaient plus tendres et plus paternelles que jamais. Si quelque chose eût pu faire deviner moins de joie, c’était plus de mansuétude.

De son côté, Cosette languissait. Elle souffrait de l’absence de Marius comme elle avait joui de sa présence, singulièrement, sans savoir au juste. Quand Jean Valjean avait cessé de la conduire aux promenades habituelles, un instinct de femme lui avait confusément murmuré au fond du cœur qu’il ne fallait pas paraître tenir au Luxembourg, et que si cela lui était indifférent, son père l’y remènerait. Mais les jours, les semaines et les mois se succédèrent. Jean Valjean avait accepté tacitement le consentement tacite de Cosette. Elle le regretta. Il était trop tard. Le jour où elle retourna au Luxembourg, Marius n’y était plus. Marius avait donc disparu ; c’était fini, que faire ? le retrouverait-elle jamais ? Elle se sentit un serrement de cœur que rien ne dilatait et qui s’accroissait chaque jour ; elle ne sut plus si c’était l’hiver ou l’été, le soleil ou la pluie, si les oiseaux chantaient, si l’on était aux dahlias ou aux pâquerettes, si le Luxembourg était plus charmant que les Tuileries, si le linge que rapportait la blanchisseuse était trop empesé ou pas assez, si Toussaint avait fait bien ou mal « son marché », et elle resta accablée, absorbée, attentive à une seule pensée, l’œil vague et fixe, comme lorsqu’on regarde dans la nuit la place noire et profonde où une apparition s’est évanouie.

Du reste elle non plus ne laissa rien voir à Jean Valjean, que sa pâleur. Elle lui continua son doux visage.

Cette pâleur ne suffisait que trop pour occuper Jean Valjean. Quelquefois il lui demandait :

— Qu’as-tu ?

Elle répondait :

— Je n’ai rien.

Et après un silence, comme elle le devinait triste aussi, elle reprenait :

— Et vous, père, est-ce que vous avez quelque chose ?

— Moi ? rien, disait-il.

Ces deux êtres qui s’étaient si exclusivement aimés, et d’un si touchant amour, et qui avaient vécu longtemps l’un par l’autre, souffraient maintenant l’un à côté de l’autre, l’un à cause de l’autre, sans se le dire, sans s’en vouloir, et en souriant.


VIII

LA CADÈNE



Le plus malheureux des deux, c’était Jean Valjean. La jeunesse, même dans ses chagrins, a toujours une clarté à elle.

À de certains moments, Jean Valjean souffrait tant qu’il devenait puéril. C’est le propre de la douleur de faire reparaître le côté enfant de l’homme. Il sentait invinciblement que Cosette lui échappait. Il eût voulu lutter, la retenir, l’enthousiasmer par quelque chose d’extérieur et d’éclatant. Ces idées, puériles, nous venons de le dire, et en même temps séniles, lui donnèrent, par leur enfantillage même, une notion assez juste de l’influence de la passementerie sur l’imagination des jeunes filles. Il lui arriva une fois de voir passer dans la rue un général à cheval en grand uniforme, le comte Coutard, commandant de Paris. Il envia cet homme doré ; il se dit quel bonheur ce serait de pouvoir mettre cet habit-là qui était une chose incontestable, que si Cosette le voyait ainsi, cela l’éblouirait, que lorsqu’il donnerait le bras à Cosette et qu’il passerait devant la grille des Tuileries, on lui présenterait les armes, et que cela suffirait à Cosette et lui ôterait l’idée de regarder les jeunes gens.

Une secousse inattendue vint se mêler à ces pensées tristes.

Dans la vie isolée qu’ils menaient, et depuis qu’ils étaient venus se loger rue Plumet, ils avaient une habitude. Ils faisaient quelquefois la partie de plaisir d’aller voir se lever le soleil, genre de joie douce qui convient à ceux qui entrent dans la vie et à ceux qui en sortent.

Se promener de grand matin, pour qui aime la solitude, équivaut à se promener la nuit, avec la gaîté de la nature de plus. Les rues sont désertes, et les oiseaux chantent. Cosette, oiseau elle-même, s’éveillait volontiers de bonne heure. Ces excursions matinales se préparaient la veille. Il proposait, elle acceptait. Cela s’arrangeait comme un complot, on sortait avant le jour, et c’était autant de petits bonheurs pour Cosette. Ces excentricités innocentes plaisent à la jeunesse.

La pente de Jean Valjean était, on le sait, d’aller aux endroits peu fréquentés, aux recoins solitaires, aux lieux d’oubli. Il y avait alors aux environs des barrières de Paris des espèces de champs pauvres, presque mêlés à la ville, où il poussait, l’été, un blé maigre, et qui, l’automne, après la récolte faite, n’avaient pas l’air moissonnés, mais pelés. Jean Valjean les hantait avec prédilection. Cosette ne s’y ennuyait point. C’était la solitude pour lui, la liberté pour elle. Là, elle redevenait petite fille, elle pouvait courir et presque jouer, elle ôtait son chapeau, le posait sur les genoux de Jean Valjean, et cueillait des bouquets. Elle regardait les papillons sur les fleurs, mais ne les prenait pas ; les mansuétudes et les attendrissements naissent avec l’amour, et la jeune fille, qui a en elle un idéal tremblant et fragile, a pitié de l’aile du papillon. Elle tressait en guirlandes des coquelicots qu’elle mettait sur sa tête, et qui, traversés et pénétrés de soleil, empourprés jusqu’au flamboiement, faisaient à ce frais visage rose une couronne de braises.

Même après que leur vie avait été attristée, ils avaient conservé leur habitude de promenades matinales.

Donc un matin d’octobre, tentés par la sérénité parfaite de l’automne de 1831, ils étaient sortis, et ils se trouvaient au petit jour près de la barrière du Maine. Ce n’était pas l’aurore, c’était l’aube ; minute ravissante et farouche. Quelques constellations çà et là dans l’azur pâle et profond, la terre toute noire, le ciel tout blanc, un frisson dans les brins d’herbe, partout le mystérieux saisissement du crépuscule. Une alouette, qui semblait mêlée aux étoiles, chantait à une hauteur prodigieuse, et l’on eût dit que cet hymne de la petitesse à l’infini calmait l’immensité. À l’orient, le Val-de-Grâce découpait, sur l’horizon clair d’une clarté d’acier, sa masse obscure ; Vénus éblouissante montait derrière ce dôme et avait l’air d’une âme qui s’évade d’un édifice ténébreux.

Tout était paix et silence ; personne sur la chaussée ; dans les bas côtés, quelques rares ouvriers, à peine entrevus, se rendant à leur travail.

Jean Valjean s’était assis dans la contre-allée sur des charpentes déposées à la porte d’un chantier. Il avait le visage tourné vers la route, et le dos tourné au jour ; il oubliait le soleil qui allait se lever ; il était tombé dans une de ces absorptions profondes où tout l’esprit se concentre, qui emprisonnent même le regard et qui équivalent à quatre murs. Il y a des méditations qu’on pourrait nommer verticales ; quand on est au fond, il faut du temps pour revenir sur la terre. Jean Valjean était descendu dans une de ces songeries-là. Il pensait à Cosette, au bonheur possible si rien ne se mettait entre elle et lui, à cette lumière dont elle remplissait sa vie, lumière qui était la respiration de son âme. Il était presque heureux dans cette rêverie. Cosette, debout près de lui, regardait les nuages devenir roses.

Tout à coup, Cosette s’écria : Père, on dirait qu’on vient là-bas. Jean Valjean leva les yeux.

Cosette avait raison.

La chaussée qui mène à l’ancienne barrière du Maine prolonge, comme on sait, la rue de Sèvres, et est coupée à angle droit par le boulevard intérieur. Au coude de la chaussée et du boulevard, à l’endroit où se fait l’embranchement, on entendait un bruit difficile à expliquer à pareille heure, et une sorte d’encombrement confus apparaissait. On ne sait quoi d’informe, qui venait du boulevard, entrait dans la chaussée.

Cela grandissait, cela semblait se mouvoir avec ordre, pourtant c’était hérissé et frémissant ; cela semblait une voiture, mais on n’en pouvait distinguer le chargement. Il y avait des chevaux, des roues, des cris ; des fouets claquaient. Par degrés les linéaments se fixèrent, quoique noyés de ténèbres. C’était une voiture, en effet, qui venait de tourner du boulevard sur la route et qui se dirigeait vers la barrière près de laquelle était Jean Valjean ; une deuxième, du même aspect, la suivit, puis une troisième, puis une quatrième ; sept chariots débouchèrent successivement, la tête des chevaux touchait l’arrière des voitures. Des silhouettes s’agitaient sur ces chariots, on voyait des étincelles dans le crépuscule comme s’il y avait des sabres nus, on entendait un cliquetis qui ressemblait à des chaînes remuées, cela avançait, les voix grossissaient, et c’était une chose formidable comme il en sort de la caverne des songes.

En approchant, cela prit forme, et s’ébaucha derrière les arbres avec le blêmissement de l’apparition ; la masse blanchit ; le jour qui se levait peu à peu plaquait une lueur blafarde sur ce fourmillement à la fois sépulcral et vivant, les têtes de silhouettes devinrent des faces de cadavres, et voici ce que c’était :

Sept voitures marchaient à la file sur la route. Les six premières avaient une structure singulière. Elles ressemblaient à des haquets de tonneliers ; c’étaient des espèces de longues échelles posées sur deux roues et formant brancard à leur extrémité antérieure. Chaque haquet, disons mieux, chaque échelle était attelée de quatre chevaux bout à bout. Sur ces échelles étaient traînées d’étranges grappes d’hommes. Dans le peu de jour qu’il faisait, on ne voyait pas ces hommes ; on les devinait. Vingt-quatre sur chaque voiture, douze de chaque côté, adossés les uns aux autres, faisant face aux passants, les jambes dans le vide, ces hommes cheminaient ainsi ; et ils avaient derrière le dos quelque chose qui sonnait et qui était une chaîne et au cou quelque chose qui brillait et qui était un carcan. Chacun avait son carcan, mais la chaîne était pour tous ; de façon que ces vingt-quatre hommes, s’il leur arrivait de descendre du haquet et de marcher, étaient saisis par une sorte d’unité inexorable et devaient serpenter sur le sol avec la chaîne pour vertèbre à peu près comme le mille-pieds. À l’avant et à l’arrière de chaque voiture, deux hommes, armés de fusils, se tenaient debout, ayant chacun une des extrémités de la chaîne sous son pied. Les carcans étaient carrés. La septième voiture, vaste fourgon à ridelles, mais sans capote, avait quatre roues et six chevaux, et portait un tas sonore de chaudières de fer, de marmites de fonte, de réchauds et de chaînes, où étaient mêlés quelques hommes garrottés et couchés tout de leur long, qui paraissaient malades. Ce fourgon, tout à claire-voie, était garni de claies délabrées qui semblaient avoir servi aux vieux supplices.

Ces voitures tenaient le milieu du pavé. Des deux côtés marchaient en double haie des gardes d’un aspect infâme, coiffés de tricornes claques comme les soldats du directoire, tachés, troués, sordides, affublés d’uniformes d’invalides et de pantalons de croque-morts, mi-partis gris et bleus, presque en lambeaux, avec des épaulettes rouges, des bandoulières jaunes, des coupe-choux, des fusils et des bâtons ; espèces de soldats goujats. Ces sbires semblaient composés de l’abjection du mendiant et de l’autorité du bourreau. Celui qui paraissait leur chef tenait à la main un fouet de poste. Tous ces détails, estompés par le crépuscule, se dessinaient de plus en plus dans le jour grandissant. En tête et en queue du convoi, marchaient des gendarmes à cheval, graves, le sabre au poing.

Ce cortége était si long qu’au moment où la première voiture atteignait la barrière, la dernière débouchait à peine du boulevard.

Une foule, sortie on ne sait d’où et formée en un clin d’œil, comme cela est fréquent à Paris, se pressait des deux côtés de la chaussée et regardait. On entendait dans les ruelles voisines des cris de gens qui s’appelaient et les sabots des maraîchers qui accouraient pour voir.

Les hommes entassés sur les haquets se laissaient cahoter en silence. Ils étaient livides du frisson du matin. Ils avaient tous des pantalons de toile et les pieds nus dans des sabots. Le reste du costume était à la fantaisie de la misère. Leurs accoutrements étaient hideusement disparates ; rien n’est plus funèbre que l’arlequin des guenilles. Feutres défoncés, casquettes goudronnées, d’affreux bonnets de laine, et, près du bourgeron, l’habit noir crevé aux coudes ; plusieurs avaient des chapeaux de femme ; d’autres étaient coiffés d’un panier ; on voyait des poitrines velues, et à travers les déchirures des vêtements on distinguait des tatouages, des temples de l’amour, des cœurs enflammés, des Cupidons. On apercevait aussi des dartres et des rougeurs malsaines. Deux ou trois avaient une corde de paille fixée aux traverses du haquet, et suspendue au-dessous d’eux comme un étrier, qui leur soutenait les pieds. L’un d’eux tenait à la main et portait à sa bouche quelque chose qui avait l’air d’une pierre noire et qu’il semblait mordre ; c’était du pain qu’il mangeait. Il n’y avait là que des yeux secs, éteints, ou lumineux d’une mauvaise lumière. La troupe d’escorte maugréait, les enchaînés ne soufflaient pas ; de temps en temps on entendait le bruit d’un coup de bâton sur les omoplates ou sur les têtes ; quelques-uns de ces hommes bâillaient ; les haillons étaient terribles ; les pieds pendaient, les épaules oscillaient ; les têtes s’entre-heurtaient, les fers tintaient, les prunelles flambaient férocement, les poings se crispaient ou s’ouvraient inertes comme des mains de morts ; derrière le convoi, une troupe d’enfants éclatait de rire.

Cette file de voitures, quelle qu’elle fût, était lugubre. Il était évident que demain, que dans une heure, une averse pouvait éclater, qu’elle serait suivie d’une autre, et d’une autre, et que les vêtements délabrés seraient traversés, qu’une fois mouillés, ces hommes ne se sécheraient plus, qu’une fois glacés, ils ne se réchaufferaient plus, que leurs pantalons de toile seraient collés par l’ondée sur leurs os, que l’eau emplirait leurs sabots, que les coups de fouet ne pourraient empêcher le claquement des mâchoires, que la chaîne continuerait de les tenir par le cou, que leurs pieds continueraient de pendre ; et il était impossible de ne pas frémir en voyant ces créatures humaines liées ainsi et passives sous les froides nuées d’automne, et livrées à la pluie, à la bise, à toutes les furies de l’air, comme des arbres et comme des pierres.

Les coups de bâton n’épargnaient pas même les malades, qui gisaient noués de cordes et sans mouvement sur la septième voiture et qu’on semblait avoir jetés là comme des sacs pleins de misère.

Brusquement, le soleil parut ; l’immense rayon de l’orient jaillit, et l’on eût dit qu’il mettait le feu à toutes ces têtes farouches. Les langues se délièrent ; un incendie de ricanements, de jurements et de chansons fit explosion. La large lumière horizontale coupa en deux toute la file, illuminant les têtes et les torses, laissant les pieds et les roues dans l’obscurité. Les pensées apparurent sur les visages ; ce moment fut épouvantable ; des démons visibles, à masques tombés, des âmes féroces toutes nues. Éclairée, cette cohue resta ténébreuse. Quelques-uns, gais, avaient à la bouche des tuyaux de plume d’où ils soufflaient de la vermine sur la foule, choisissant les femmes ; l’aurore accentuait par la noirceur des ombres ces profils lamentables ; pas un de ces êtres qui ne fût difforme à force de misère ; et c’était si monstrueux qu’on eût dit que cela changeait la clarté du soleil en lueur d’éclair. La voiturée qui ouvrait le cortége avait entonné et psalmodiait à tue-tête avec une jovialité hagarde un pot-pourri de Désaugiers, alors fameux, la Vestale, les arbres frémissaient lugubrement ; dans les contre-allées, des faces de bourgeois écoutaient avec une béatitude idiote ces gaudrioles chantées par des spectres.

Toutes les détresses étaient dans ce cortége comme un chaos ; il y avait là l’angle facial de toutes les bêtes, des vieillards, des adolescents, des crânes nus, des barbes grises, des monstruosités cyniques, des résignations hargneuses, des rictus sauvages, des attitudes insensées, des groins coiffés de casquettes, des espèces de têtes de jeunes filles avec des tire-bouchons sur les tempes, des visages enfantins et, à cause de cela, horribles, de maigres faces de squelettes auxquelles il ne manquait que la mort. On voyait sur la première voiture un nègre, qui, peut-être, avait été esclave et qui pouvait comparer les chaînes. L’effrayant niveau d’en bas, la honte, avait passé sur ces fronts ; à ce degré d’abaissement, les dernières transformations étaient subies par tous dans les dernières profondeurs ; et l’ignorance changée en hébétement était l’égale de l’intelligence changée en désespoir. Pas de choix possible entre ces hommes qui apparaissaient aux regards comme l’élite de la boue. Il était clair que l’ordonnateur quelconque de cette procession immonde ne les avait pas classés. Ces êtres avaient été liés et accouplés pêle-mêle, dans le désordre alphabétique probablement, et chargés au hasard sur ces voitures. Cependant des horreurs groupées finissent toujours par dégager une résultante ; toute addition de malheureux donne un total ; il sortait de chaque chaîne une âme commune, et chaque charretée avait sa physionomie. À côté de celle qui chantait, il y en avait une qui hurlait ; une troisième mendiait ; on en voyait une qui grinçait des dents ; une autre menaçait les passants, une autre blasphémait Dieu ; la dernière se taisait comme la tombe. Dante eût cru voir les sept cercles de l’enfer en marche.

Marche des damnations vers les supplices, faite sinistrement, non sur le formidable char fulgurant de l’apocalypse, mais, chose plus sombre, sur la charrette des gémonies.

Un des gardes, qui avait un crochet au bout de son bâton, faisait de temps en temps mine de remuer ces tas d’ordure humains. Une vieille femme dans la foule les montrait du doigt à un petit garçon de cinq ans, et lui disait : Gredin, cela t’apprendra !

Comme les chants et les blasphèmes grossissaient, celui qui semblait le capitaine de l’escorte fit claquer son fouet, et, à ce signal, une effroyable bastonnade sourde et aveugle qui faisait le bruit de la grêle tomba sur les sept voiturées ; beaucoup rugirent et écumèrent ; ce qui redoubla la joie des gamins accourus, nuée de mouches sur ces plaies.

L’œil de Jean Valjean était devenu effrayant. Ce n’était plus une prunelle ; c’était cette vitre profonde qui remplace le regard chez certains infortunés, qui semble inconsciente de la réalité, et où flamboie la réverbération des épouvantes et des catastrophes. Il ne regardait pas un spectacle ; il subissait une vision. Il voulut se lever, fuir, échapper ; il ne put remuer un pied. Quelquefois les choses qu’on voit vous saisissent, et vous tiennent. Il demeura cloué, pétrifié, stupide, se demandant, à travers une confuse angoisse inexprimable, ce que signifiait cette persécution sépulcrale, et d’où sortait ce pandémonium qui le poursuivait. Tout à coup il porta la main à son front, geste habituel de ceux auxquels la mémoire revient subitement ; il se souvint que c’était là l’itinéraire en effet, que ce détour était d’usage pour éviter les rencontres royales toujours possibles sur la route de Fontainebleau, et que, trente-cinq ans auparavant, il avait passé par cette barrière-là.

Cosette, autrement épouvantée, ne l’était pas moins. Elle ne comprenait pas ; le souffle lui manquait ; ce qu’elle voyait ne lui semblait pas possible ; enfin elle s’écria :

— Père ! qu’est-ce qu’il y a donc dans ces voitures-là ?

Jean Valjean répondit :

— Des forçats.

— Où donc est-ce qu’ils vont ?

— Aux galères.

En ce moment la bastonnade, multipliée par cent mains, fit du zèle, les coups de plat de sabre s’en mêlèrent, ce fut comme une rage de fouets et de bâtons ; les galériens se courbèrent, une obéissance hideuse se dégagea du supplice, et tous se turent avec des regards de loups enchaînés. Cosette tremblait de tous ses membres ; elle reprit :

— Père, est-ce que ce sont encore des hommes ?

— Quelquefois, dit le misérable.

C’était la Chaîne en effet qui, partie avant le jour de Bicêtre, prenait la route du Mans pour éviter Fontainebleau où était alors le roi. Ce détour faisait durer l’épouvantable voyage trois ou quatre jours de plus ; mais, pour épargner à la personne royale la vue d’un supplice, on peut bien le prolonger.

Jean Valjean rentra accablé. De telles rencontres sont des chocs et le souvenir qu’elles laissent ressemble à un ébranlement.

Pourtant Jean Valjean, en regagnant avec Cosette la rue de Babylone, ne remarqua point qu’elle lui fît d’autres questions au sujet de ce qu’ils venaient de voir ; peut-être était-il trop absorbé lui-même dans son accablement pour percevoir ses paroles et pour lui répondre. Seulement le soir, comme Cosette le quittait pour s’aller coucher, il l’entendit qui disait à demi-voix et comme se parlant à elle-même : — Il me semble que si je trouvais sur mon chemin un de ces hommes-là, ô mon Dieu, je mourrais rien que de le voir de près !

Heureusement le hasard fit que le lendemain de ce jour tragique il y eut, à propos de je ne sais plus quelle solennité officielle, des fêtes dans Paris, revue au Champ de Mars, joutes sur la Seine, théâtres aux Champs-Élysées, feu d’artifice à l’Étoile, illuminations partout. Jean Valjean, faisant violence à ses habitudes, conduisit Cosette à ces réjouissances, afin de la distraire du souvenir de la veille et d’effacer sous le riant tumulte de tout Paris la chose abominable qui avait passé devant elle. La revue, qui assaisonnait la fête, faisait toute naturelle la circulation des uniformes ; Jean Valjean mit son habit de garde national avec le vague sentiment intérieur d’un homme qui se réfugie. Du reste, le but de cette promenade sembla atteint. Cosette, qui se faisait une loi de complaire à son père et pour qui d’ailleurs tout spectacle était nouveau, accepta la distraction avec la bonne grâce facile et légère de l’adolescence, et ne fit pas une moue trop dédaigneuse devant cette gamelle de joie qu’on appelle une fête publique ; si bien que Jean Valjean put croire qu’il avait réussi, et qu’il ne restait plus trace de la hideuse vision.

Quelques jours après, un matin, comme il faisait beau soleil et qu’ils étaient tous deux sur le perron du jardin, autre infraction aux règles que semblait s’être imposées Jean Valjean, et à l’habitude de rester dans sa chambre que la tristesse avait fait prendre à Cosette, Cosette, en peignoir, se tenait debout dans ce négligé de la première heure qui enveloppe adorablement les jeunes filles et qui a l’air du nuage sur l’astre ; et, la tête dans la lumière, rose d’avoir bien dormi, regardée doucement par le bonhomme attendri, elle effeuillait une pâquerette. Cosette ignorait la ravissante légende je t’aime, un peu, passionnément, etc. ; qui la lui eût apprise ? Elle maniait cette fleur, d’instinct, innocemment, sans se douter qu’effeuiller une pâquerette, c’est éplucher un cœur. S’il y avait une quatrième Grâce appelée la Mélancolie, et souriante, elle eût eu l’air de cette Grâce-là. Jean Valjean était fasciné par la contemplation de ces petits doigts sur cette fleur, oubliant tout dans le rayonnement que cette enfant avait. Un rouge-gorge chuchotait dans la broussaille d’à côté. Des nuées blanches traversaient le ciel si gaîment qu’on eût dit qu’elles venaient d’être mises en liberté. Cosette continuait d’effeuiller sa fleur attentivement ; elle semblait songer à quelque chose ; mais cela devait être charmant ; tout à coup elle tourna la tête sur son épaule avec la lenteur délicate du cygne, et dit à Jean Valjean : Père, qu’est-ce que c’est donc que cela, les galères ?

VIII

LA CADÈNE


Quelques jours après, un matin, comme il faisait beau soleil et qu’ils étaient tous deux sur le perron du jardin, autre infraction aux règles

que semblait s’être imposées Jean Valjean, et à l’habitude de rester dans sa chambre que la tristesse avait fait prendre à Cosette, Cosette, en peignoir, se tenait debout dans ce négligé de la première heure qui enveloppe adorablement les jeunes filles et qui a l’air du nuage sur l’astre ; et, la tête dans la lumière, rose d’avoir bien dormi, regardée doucement par le bonhomme attendri, elle effeuillait une pâquerette.
LIVRE QUATRIÈME


SECOURS D’EN BAS
PEUT ÊTRE SECOURS D’EN HAUT


I

BLESSURE AU DEHORS, GUÉRISON AU DEDANS



Leur vie s’assombrissait ainsi par degrés.

Il ne leur restait plus qu’une distraction qui avait été autrefois un bonheur, c’était d’aller porter du pain à ceux qui avaient faim et des vêtements à ceux qui avaient froid. Dans ces visites aux pauvres, où Cosette accompagnait souvent Jean Valjean, ils retrouvaient quelque reste de leur ancien épanchement ; et parfois, quand la journée avait été bonne, quand il y avait eu beaucoup de détresses secourues et beaucoup de petits enfants ranimés et réchauffés, Cosette, le soir, était un peu gaie. Ce fut à cette époque qu’ils firent visite au bouge Jondrette.

Le lendemain même de cette visite, Jean Valjean parut le matin dans le pavillon, calme comme à l’ordinaire, mais avec une large blessure au bras gauche, fort enflammée, fort venimeuse, qui ressemblait à une brûlure et qu’il expliqua d’une façon quelconque. Cette blessure fit qu’il fut plus d’un mois avec la fièvre sans sortir. Il ne voulut voir aucun médecin. Quand Cosette l’en pressait : Appelle le médecin des chiens, disait-il.

Cosette le pansait matin et soir avec un air si divin et un si angélique bonheur de lui être utile, que Jean Valjean sentait toute sa vieille joie lui revenir, ses craintes et ses anxiétés se dissiper, et contemplait Cosette en disant : Oh ! la bonne blessure ! Oh ! le bon mal !

Cosette, voyant son père malade, avait déserté le pavillon, et avait repris goût à la petite logette et à l’arrière-cour. Elle passait presque toutes ses journées près de Jean Valjean, et lui lisait les livres qu’il voulait. En général, des livres de voyages. Jean Valjean renaissait ; son bonheur revivait avec des rayons ineffables ; le Luxembourg, le jeune rôdeur inconnu, le refroidissement de Cosette, toutes ces nuées de son âme s’effaçaient. Il en venait à se dire : J’ai imaginé tout cela. Je suis un vieux fou.

Son bonheur était tel, que l’affreuse trouvaille des Thénardier, faite au bouge Jondrette, et si inattendue, avait en quelque sorte glissé sur lui. Il avait réussi à s’échapper, sa piste, à lui, était perdue, que lui importait le reste ! il n’y songeait que pour plaindre ces misérables. Les voilà en prison, et désormais hors d’état de nuire, pensait-il, mais quelle lamentable famille en détresse !

Quant à la hideuse vision de la barrière du Maine, Cosette n’en avait plus reparlé.

Au couvent, sœur Sainte-Mechtilde avait appris la musique à Cosette. Cosette avait la voix d’une fauvette qui aurait une âme, et quelquefois le soir, dans l’humble logis du blessé, elle chantait des chansons tristes qui réjouissaient Jean Valjean.

Le printemps arrivait, le jardin était si admirable dans cette saison de l’année, que Jean Valjean dit à Cosette : — Tu n’y vas jamais, je veux que tu t’y promènes. — Comme vous voudrez, père, dit Cosette.

Et, pour obéir à son père, elle reprit ses promenades dans son jardin, le plus souvent seule, car, comme nous l’avons indiqué, Jean Valjean, qui probablement craignait d’être aperçu par la grille, n’y venait presque jamais.

La blessure de Jean Valjean avait été une diversion.

Quand Cosette vit que son père souffrait moins, et qu’il guérissait, et qu’il semblait heureux, elle eut un contentement qu’elle ne remarqua même pas, tant il vint doucement et naturellement. Puis c’était le mois de mars, les jours allongeaient, l’hiver s’en allait, l’hiver emporte toujours avec lui quelque chose de nos tristesses ; puis vint avril, ce point du jour de l’été, frais comme toutes les aubes, gai comme toutes les enfances ; un peu pleureur parfois comme un nouveau-né qu’il est. La nature en ce mois-là a des lueurs charmantes qui passent du ciel, des nuages, des arbres, des prairies et des fleurs, au cœur de l’homme.

Cosette était trop jeune encore pour que cette joie d’avril qui lui ressemblait ne la pénétrât pas. Insensiblement, et sans qu’elle s’en doutât, le noir s’en alla de son esprit. Au printemps, il fait clair dans les âmes tristes comme à midi il fait clair dans les caves. Cosette même n’était déjà plus très triste. Du reste, cela était ainsi, mais elle ne s’en rendait pas compte. Le matin, vers dix heures, après déjeuner, lorsqu’elle avait réussi à entraîner son père pour un quart d’heure dans le jardin, et qu’elle le promenait au soleil devant le perron en lui soutenant son bras malade, elle ne s’apercevait point qu’elle riait à chaque instant et qu’elle était heureuse.

Jean Valjean, enivré, la voyait redevenir vermeille et fraîche.

— Oh ! la bonne blessure ! répétait-il tout bas.

Et il était reconnaissant aux Thénardier.

Une fois sa blessure guérie, il avait repris ses promenades solitaires et crépusculaires.

Ce serait une erreur de croire qu’on peut se promener de la sorte seul dans les régions inhabitées de Paris sans rencontrer quelque aventure.


II

LA MÈRE PLUTARQUE N’EST PAS EMBARRASSÉE POUR EXPLIQUER UN PHÉNOMÈNE



Un soir le petit Gavroche n’avait point mangé ; il se souvint qu’il n’avait pas non plus dîné la veille ; cela devenait fatigant. Il prit la résolution d’essayer de souper. Il s’en alla rôder au delà de la Salpêtrière, dans les lieux déserts ; c’est là que sont les aubaines ; où il n’y a personne, on trouve quelque chose. Il parvint jusqu’à une peuplade qui lui parut être le village d’Austerlitz.

Dans une de ses précédentes flâneries, il avait remarqué là un vieux jardin hanté d’un vieux homme et d’une vieille femme, et dans ce jardin un pommier passable. À côté de ce pommier, il y avait une espèce de fruitier mal clos où l’on pouvait conquérir une pomme. Une pomme, c’est un souper ; une pomme, c’est la vie. Ce qui a perdu Adam pouvait sauver Gavroche. Le jardin côtoyait une ruelle solitaire non pavée et bordée de broussailles en attendant les maisons ; une haie l’en séparait.

Gavroche se dirigea vers le jardin ; il retrouva la ruelle, il reconnut le pommier, il constata le fruitier, il examina la haie ; une haie, c’est une enjambée. Le jour déclinait, pas un chat dans la ruelle, l’heure était bonne. Gavroche ébaucha l’escalade, puis s’arrêta tout à coup. On parlait dans le jardin. Gavroche regarda par une des claires-voies de la haie.

À deux pas de lui, au pied de la haie et de l’autre côté, précisément au point où l’eût fait déboucher la trouée qu’il méditait, il y avait une pierre couchée qui faisait une espèce de banc, et sur ce banc était assis le vieux homme du jardin, ayant devant lui la vieille femme debout. La vieille bougonnait. Gavroche, peu discret, écouta.

— Monsieur Mabeuf ! disait la vieille.

— Mabeuf ! pensa Gavroche, ce nom est farce.

Le vieillard interpellé ne bougeait point. La vieille répéta :

— Monsieur Mabeuf !

Le vieillard, sans quitter la terre des yeux, se décida à répondre :

— Quoi, mère Plutarque ?

— Mère Plutarque ! pensa Gavroche, autre nom farce.

La mère Plutarque reprit, et force fut au vieillard d’accepter la conversation.

— Le propriétaire n’est pas content.

— Pourquoi ?

— On lui doit trois termes.

— Dans trois mois on lui en devra quatre.

— Il dit qu’il vous enverra coucher dehors.

— J’irai.

— La fruitière veut qu’on la paye. Elle ne lâche plus ses falourdes. Avec quoi vous chaufferez-vous cet hiver ? Nous n’aurons point de bois.

— Il y a le soleil.

— Le boucher refuse crédit, il ne veut plus donner de viande.

— Cela se trouve bien. Je digère mal la viande. C’est trop lourd.

— Qu’est-ce qu’on aura pour dîner ?

— Du pain.

— Le boulanger exige un à-compte, et dit que pas d’argent, pas de pain.

— C’est bon.

— Qu’est-ce que vous mangerez ?

— Nous avons les pommes du pommier.

— Mais, monsieur, on ne peut pourtant pas vivre comme ça sans argent.

— Je n’en ai pas.

La vieille s’en alla, le vieillard resta seul. Il se mit à songer. Gavroche songeait de son côté. Il faisait presque nuit.

Le premier résultat de la songerie de Gavroche, ce fut qu’au lieu d’escalader la haie, il s’accroupit dessous. Les branches s’écartaient un peu au bas de la broussaille.

— Tiens, s’écria intérieurement Gavroche, une alcôve ! et il s’y blottit. Il était presque adossé au banc du père Mabeuf. Il entendait l’octogénaire respirer.

Alors, pour dîner, il tâcha de dormir.

Sommeil de chat, sommeil d’un œil. Tout en s’assoupissant, Gavroche guettait.

La blancheur du ciel crépusculaire blanchissait la terre, et la ruelle faisait une ligne livide entre deux rangées de buissons obscurs.

Tout à coup, sur cette bande blanchâtre deux silhouettes parurent. L’une venait devant, l’autre, à quelque distance, derrière.

— Voilà deux êtres, grommela Gavroche.

La première silhouette semblait quelque vieux bourgeois courbé et pensif, vêtu plus que simplement, marchant lentement à cause de l’âge, et flânant le soir aux étoiles.

La seconde était droite, ferme, mince. Elle réglait son pas sur le pas de la première ; mais dans la lenteur volontaire de l’allure on sentait de la souplesse et de l’agilité. Cette silhouette avait, avec on ne sait quoi de farouche et d’inquiétant, toute la tournure de ce qu’on appelait alors un élégant ; le chapeau était d’une bonne forme, la redingote était noire, bien coupée, probablement de beau drap, et serrée à la taille. La tête se dressait avec une sorte de grâce robuste, et, sous le chapeau, on entrevoyait dans le crépuscule un pâle profil d’adolescent. Ce profil avait une rose à la bouche. Cette seconde silhouette était bien connue de Gavroche ; c’était Montparnasse.

Quant à l’autre, il n’en eût rien pu dire, sinon que c’était un vieux bonhomme.

Gavroche entra sur-le-champ en observation.

L’un de ces deux passants avait évidemment des projets sur l’autre. Gavroche était bien situé pour voir la suite. L’alcôve était fort à propos devenue cachette.

Montparnasse à la chasse, à une pareille heure, en un pareil lieu, cela était menaçant. Gavroche sentait ses entrailles de gamin s’émouvoir de pitié pour le vieux.

Que faire ? intervenir ? une faiblesse en secourant une autre ! C’était de quoi rire pour Montparnasse. Gavroche ne se dissimulait pas que, pour ce redoutable bandit de dix-huit ans, le vieillard d’abord, l’enfant ensuite, c’étaient deux bouchées.

Pendant que Gavroche délibérait, l’attaque eut lieu, brusque et hideuse. Attaque de tigre à l’onagre, attaque d’araignée à la mouche. Montparnasse, à l’improviste, jeta la rose, bondit sur le vieillard, le colleta, l’empoigna et s’y cramponna, et Gavroche eut de la peine à retenir un cri. Un moment après, l’un de ces hommes était sous l’autre, accablé, râlant, se débattant, avec un genou de marbre sur la poitrine. Seulement ce n’était pas tout à fait ce à quoi Gavroche s’était attendu. Celui qui était à terre, c’était Montparnasse ; celui qui était dessus, c’était le bonhomme.

Tout ceci se passait à quelques pas de Gavroche.

Le vieillard avait reçu le choc, et l’avait rendu, et rendu si terriblement qu’en un clin d’œil l’assaillant et l’assailli avaient changé de rôle.

— Voilà un fier invalide ! pensa Gavroche.

Et il ne put s’empêcher de battre des mains. Mais ce fut un battement de mains perdu. Il n’arriva pas jusqu’aux deux combattants, absorbés et assourdis l’un par l’autre et mêlant leurs souffles dans la lutte.

Le silence se fit. Montparnasse cessa de se débattre. Gavroche eut cet aparté : Est-ce qu’il est mort ?

Le bonhomme n’avait pas prononcé un mot ni jeté un cri. Il se redressa, et Gavroche l’entendit qui disait à Montparnasse :

— Relève-toi.

Montparnasse se releva, mais le bonhomme le tenait. Montparnasse avait l’attitude humiliée et furieuse d’un loup qui serait happé par un mouton.

Gavroche regardait et écoutait, faisant effort pour doubler ses yeux par ses oreilles. Il s’amusait énormément.

Il fut récompensé de sa consciencieuse anxiété de spectateur. Il put saisir au vol ce dialogue qui empruntait à l’obscurité on ne sait quel accent tragique. Le bonhomme questionnait. Montparnasse répondait.

— Quel âge as-tu ?

— Dix-neuf ans.

— Tu es fort et bien portant. Pourquoi ne travailles-tu pas ?

— Ça m’ennuie.

— Quel est ton état ?

— Fainéant. — Parle sérieusement. Peut-on faire quelque chose pour toi ? Qu’est-ce que tu veux être ?

— Voleur.

Il y eut un silence. Le vieillard semblait profondément pensif. Il était immobile et ne lâchait point Montparnasse.

De moment en moment, le jeune bandit, vigoureux et leste, avait des soubresauts de bête prise au piége. Il donnait une secousse, essayait un croc-en-jambe, tordait éperdument ses membres, tâchait de s’échapper. Le vieillard n’avait pas l’air de s’en apercevoir, et lui tenait les deux bras d’une seule main avec l’indifférence souveraine d’une force absolue.

La rêverie du vieillard dura quelque temps, puis, regardant fixement Montparnasse, il éleva doucement la voix, et lui adressa, dans cette ombre où ils étaient, une sorte d’allocution solennelle dont Gavroche ne perdit pas une syllabe :

— Mon enfant tu entres par paresse dans la plus laborieuse des existences. Ah ! tu te déclares fainéant ! prépare-toi à travailler. As-tu vu une machine qui est redoutable ? cela s’appelle le laminoir. Il faut y prendre garde, c’est une chose sournoise et féroce ; si elle vous attrape le pan de votre habit, vous y passez tout entier. Cette machine, c’est l’oisiveté… Arrête-toi, pendant qu’il en est temps encore, et sauve-toi ! Autrement, c’est fini ; avant peu tu seras dans l’engrenage. Une fois pris, n’espère plus rien. À la fatigue, paresseux ! plus de repos. La main de fer du travail implacable t’a saisi. Gagner ta vie, avoir une tâche, accomplir un devoir, tu ne veux pas ! être comme les autres, cela t’ennuie ! Eh bien, tu seras autrement. Le travail est la loi ; qui le repousse ennui, l’aura supplice. Tu ne veux pas être ouvrier, tu seras esclave. Le travail ne vous lâche d’un côté que pour vous reprendre de l’autre ; tu ne veux pas être son ami, tu seras son nègre. Ah ! tu n’as pas voulu de la lassitude honnête des hommes, tu vas avoir la sueur des damnés. Où les autres chantent, tu râleras. Tu verras de loin, d’en bas, les autres hommes travailler ; il te semblera qu’ils se reposent. Le laboureur, le moissonneur, le matelot, le forgeron, t’apparaîtront dans la lumière comme les bienheureux d’un paradis. Quel rayonnement dans l’enclume ! Mener la charrue, lier la gerbe, c’est de la joie. La barque en liberté dans le vent, quelle fête ! Toi, paresseux, pioche, traîne, roule, marche ! Tire ton licou, te voilà bête de somme dans l’attelage de l’enfer ! Ah ! ne rien faire, c’était là ton but. Eh bien ! pas une semaine, pas une journée, pas une heure sans accablement. Tu ne pourras rien soulever qu’avec angoisse. Toutes les minutes qui passeront feront craquer tes muscles. Ce qui sera plume pour les autres sera pour toi rocher. Les choses les plus simple s’escarperont. La vie se fera monstre autour de toi. Aller, venir, respirer, autant de travaux terribles. Ton poumon te fera l’effet d’un poids de cent livres. Marcher ici plutôt que là, ce sera un problème à résoudre. Le premier venu qui veut sortir pousse sa porte, c’est fait, le voilà dehors. Toi, si tu veux sortir, il te faudra percer ton mur. Pour aller dans la rue, qu’est-ce que tout le monde fait ? Tout le monde descend l’escalier ; toi, tu déchireras tes draps de lit, tu en feras brin à brin une corde, puis tu passeras par ta fenêtre, et tu te suspendras à ce fil sur un abîme, et ce sera la nuit, dans l’orage, dans la pluie, dans l’ouragan, et, si la corde est trop courte, tu n’auras plus qu’une manière de descendre, tomber. Tomber au hasard, dans le gouffre, d’une hauteur quelconque, sur quoi ? Sur ce qui est en bas, sur l’inconnu. Ou tu grimperas par un tuyau de cheminée, au risque de t’y brûler ; ou tu ramperas par un conduit de latrines, au risque de t’y noyer. Je ne te parle pas des trous qu’il faut masquer, des pierres qu’il faut ôter et remettre vingt fois par jour, des plâtras qu’il faut cacher dans sa paillasse. Une serrure se présente ; le bourgeois a dans sa poche sa clef fabriquée par un serrurier. Toi, si tu veux passer outre tu es condamné à faire un chef-d’œuvre effrayant, tu prendras un gros sou, tu le couperas en deux lames avec quels outils ? tu les inventeras. Cela te regarde. Puis tu creuseras l’intérieur de ces deux lames, en ménageant soigneusement le dehors, et tu pratiqueras sur le bord tout autour un pas de vis, de façon qu’elles s’ajustent étroitement l’une sur l’autre comme un fond et comme un couvercle. Le dessous et le dessus ainsi vissés, on n’y devinera rien. Pour les surveillants, car tu seras guetté, ce sera un gros sou ; pour toi, ce sera une boîte. Que mettras-tu dans cette boîte ? Un petit morceau d’acier. Un ressort de montre auquel tu auras fait des dents et qui sera une scie. Avec cette scie, longue comme une épingle et cachée dans un sou, tu devras couper le pêne de la serrure, la mèche du verrou, l’anse du cadenas, et le barreau que tu auras à ta fenêtre, et la manille que tu auras à ta jambe. Ce chef-d’œuvre fait ce prodige accompli, tous ces miracles d’art, d’adresse, d’habileté, de patience, exécutés, si l’on vient à savoir que tu en es l’auteur, quelle sera ta récompense ? le cachot. Voilà l’avenir. La paresse, le plaisir, quels précipices ! Ne rien faire, c’est un lugubre parti pris, sais-tu bien ? Vivre oisif de la substance sociale ! être inutile, c’est-à-dire nuisible ! cela mène droit au fond de la misère. Malheur à qui veut être parasite ! il sera vermine. Ah ! il ne te plaît pas de travailler ? Ah ! tu n’as qu’une pensée, bien boire, bien manger, bien dormir. Tu boiras de l’eau, tu mangeras du pain noir, tu dormiras sur une planche avec une ferraille rivée à tes membres et dont tu sentiras la nuit le froid sur ta chair ? Tu briseras cette ferraille, tu t’enfuiras. C’est bon. Tu te traîneras sur le ventre dans les broussailles et tu mangeras de l’herbe comme les brutes des bois. Et tu seras repris. Et alors tu passeras des années dans une basse-fosse, scellé à une muraille, tâtonnant pour boire à ta cruche, mordant dans un affreux pain de ténèbres dont les chiens ne voudraient pas, mangeant des fèves que les vers auront mangées avant toi. Tu seras cloporte dans une cave. Ah ! aie pitié de toi-même, misérable enfant, tout jeune, qui tétais ta nourrice il n’y a pas vingt ans, et qui as sans doute encore ta mère ! je t’en conjure, écoute-moi. Tu veux de fin drap noir, des escarpins vernis, te friser, te mettre dans tes boucles de l’huile qui sent bon, plaire aux créatures, être joli. Tu seras tondu ras avec une casaque rouge et des sabots. Tu veux une bague au doigt, tu auras un carcan au cou. Et si tu regardes une femme, un coup de bâton. Et tu entreras là à vingt ans, et tu en sortiras à cinquante ! Tu entreras jeune, rose, frais, avec tes yeux brillants et toutes tes dents blanches, et ta chevelure d’adolescent, tu sortiras cassé, courbé, ridé, édenté, horrible, en cheveux blancs ! Ah ! mon pauvre enfant, tu fais fausse route, la fainéantise te conseille mal ; le plus rude des travaux, c’est le vol. Crois-moi, n’entreprends pas cette pénible besogne d’être un paresseux. Devenir un coquin, ce n’est pas commode. Il est moins malaisé d’être honnête homme. Va maintenant, et pense à ce que je t’ai dit. À propos, que voulais-tu de moi ? Ma bourse ? La voici.

Et le vieillard, lâchant Montparnasse, lui mit dans la main sa bourse, que Montparnasse soupesa un moment ; après quoi, avec la même précaution machinale que s’il l’eût volée, Montparnasse la laissa glisser doucement dans la poche de derrière de sa redingote.

Tout cela dit et fait, le bonhomme tourna le dos et reprit tranquillement sa promenade.

— Ganache ! murmura Montparnasse.

Qui était ce bonhomme ? le lecteur l’a sans doute deviné.

Montparnasse, stupéfait, le regarda disparaître dans le crépuscule. Cette contemplation lui fut fatale.

Tandis que le vieillard s’éloignait, Gavroche s’approchait.

Gavroche, d’un coup d’œil de côté, s’était assuré que le père Mabeuf, endormi peut-être, était toujours assis sur le banc. Puis le gamin était sorti de sa broussaille, et s’était mis à ramper dans l’ombre en arrière de Montparnasse immobile. Il parvint ainsi jusqu’à Montparnasse sans en être vu ni entendu, insinua doucement sa main dans la poche de derrière de la redingote de fin drap noir, saisit la bourse, retira sa main, et, se remettant à ramper, fit une évasion de couleuvre dans les ténèbres. Montparnasse, qui n’avait aucune raison d’être sur ses gardes et qui songeait pour la première fois de sa vie, ne s’aperçut de rien. Gavroche, quand il fut revenu au point où était le père Mabeuf, jeta la bourse par-dessus la haie, et s’enfuit à toutes jambes.

La bourse tomba sur le pied du père Mabeuf. Cette commotion le réveilla. Il se pencha, et ramassa la bourse. Il n’y comprit rien et l’ouvrit. C’était une bourse à deux compartiments ; dans l’un, il y avait quelque monnaie ; dans l’autre, il y avait six napoléons.

M. Mabeuf, fort effaré, porta la chose à sa gouvernante.

— Cela tombe du ciel, dit la mère Plutarque.
LIVRE CINQUIÈME


DONT LA FIN NE RESSEMBLE PAS
AU COMMENCEMENT


I

LA SOLITUDE ET LA CASERNE COMBINÉES



La douleur de Cosette, si poignante encore et si vive quatre ou cinq mois auparavant, était, à son insu même, entrée en convalescence. La nature, le printemps, la jeunesse, l’amour pour son père, la gaîté des oiseaux et des fleurs faisaient filtrer peu à peu, jour à jour, goutte à goutte, dans cette âme si vierge et si jeune, on ne sait quoi qui ressemblait presque à l’oubli. Le feu s’y éteignait-il tout à fait ? ou s’y formait-il seulement des couches de cendre ? Le fait est qu’elle ne se sentait presque plus de point douloureux et brûlant.

Un jour elle pensa tout à coup à Marius : — Tiens ! dit-elle, je n’y pense plus.

Dans cette même semaine elle remarqua, passant devant la grille du jardin, un fort bel officier de lanciers, taille de guêpe, ravissant uniforme, joues de jeune fille, sabre sous le bras, moustaches cirées, schapska verni. Du reste cheveux blonds, yeux bleus à fleur de tête, figure ronde, vaine, insolente et jolie ; tout le contraire de Marius. Un cigare à la bouche. — Cosette songea que cet officier était sans doute du régiment caserné rue de Babylone.

Le lendemain, elle le vit encore passer. Elle remarqua l’heure.

À dater de ce moment, était-ce le hasard ? presque tous les jours elle le vit passer.

Les camarades de l’officier s’aperçurent qu’il y avait là, dans ce jardin « mal tenu », derrière cette méchante grille rococo, une assez jolie créature qui se trouvait presque toujours là au passage du beau lieutenant, lequel n’est point inconnu au lecteur et s’appelait Théodule Gillenormand.

— Tiens ! lui disaient-ils. Il y a une petite qui te fait de l’œil, regarde donc.

— Est-ce que j’ai le temps, répondait le lancier, de regarder toutes les filles qui me regardent !

C’était précisément l’instant où Marius descendait gravement vers l’agonie et disait : — Si je pouvais seulement la revoir avant de mourir ! — Si son souhait eût été réalisé, s’il eût vu en ce moment-là Cosette regardant un lancier, il n’eût pas pu prononcer une parole et il eût expiré de douleur.

À qui la faute ? À personne.

Marius était de ces tempéraments qui s’enfoncent dans le chagrin et qui y séjournent ; Cosette était de ceux qui s’y plongent et qui en sortent.

Cosette du reste traversait ce moment dangereux, phase fatale de la rêverie féminine abandonnée à elle-même, où le cœur d’une jeune fille isolée ressemble à ces vrilles de la vigne qui s’accrochent, selon le hasard, au chapiteau d’une colonne de marbre ou au poteau d’un cabaret. Moment rapide et décisif, critique pour toute orpheline, qu’elle soit pauvre ou qu’elle soit riche, car la richesse ne défend pas du mauvais choix ; on se mésallie très haut ; la vraie mésalliance est celle des âmes ; et, de même que plus d’un jeune homme inconnu, sans nom, sans naissance, sans fortune, est un chapiteau de marbre qui soutient un temple de grands sentiments et de grandes idées, de même tel homme du monde, satisfait et opulent, qui a des bottes polies et des paroles vernies, si l’on regarde, non le dehors, mais le dedans, c’est-à-dire ce qui est réservé à la femme, n’est autre chose qu’un soliveau stupide obscurément hanté par les passions violentes, immondes et avinées ; le poteau d’un cabaret.

Qu’y avait-il dans l’âme de Cosette ? De la passion calmée ou endormie ; de l’amour à l’état flottant ; quelque chose qui était limpide, brillant, trouble à une certaine profondeur, sombre plus bas. L’image du bel officier se reflétait à la surface. Y avait-il un souvenir au fond ? — tout au fond ? — Peut-être. Cosette ne savait pas.

Il survint un incident singulier.


II

PEURS DE COSETTE



Dans la première quinzaine d’avril, Jean Valjean fit un voyage. Cela, on le sait, lui arrivait de temps en temps, à de très longs intervalles. Il restait absent un ou deux jours au plus. Où allait-il ? personne ne le savait, pas même Cosette. Une fois seulement, à un de ces départs, elle l’avait accompagné en fiacre jusqu’au coin d’un petit cul-de-sac sur l’angle duquel elle avait lu : Impasse de la Planchette. Là il était descendu, et le fiacre avait ramené Cosette rue de Babylone. C’était en général quand l’argent manquait à la maison que Jean Valjean faisait ces petits voyages.

Jean Valjean était donc absent. Il avait dit : Je reviendrai dans trois jours.

Le soir, Cosette était seule dans le salon. Pour se désennuyer, elle avait ouvert son piano-orgue et elle s’était mise à chanter, en s’accompagnant, le chœur d’Euryanthe : Chasseurs égarés dans les bois ! qui est peut-être ce qu’il y a de plus beau dans toute la musique. Quand elle eut fini, elle demeura pensive.

Tout à coup il lui sembla qu’elle entendait marcher dans le jardin.

Ce ne pouvait être son père, il était absent ; ce ne pouvait être Toussaint, elle était couchée. Il était dix heures du soir.

Elle alla près du volet du salon qui était fermé et y colla son oreille.

Il lui parut que c’était le pas d’un homme, et qu’on marchait très doucement.

Elle monta rapidement au premier, dans sa chambre, ouvrit un vasistas percé dans son volet, et regarda dans le jardin. C’était le moment de la pleine lune. On y voyait comme s’il eût fait jour.

Il n’y avait personne.

Elle ouvrit la fenêtre. Le jardin était absolument calme, et tout ce qu’on apercevait de la rue était désert comme toujours.

Cosette pensa qu’elle s’était trompée. Elle avait cru entendre ce bruit. C’était une hallucination produite par le sombre et prodigieux chœur de Weber qui ouvre devant l’esprit des profondeurs effarées, qui tremble au regard comme une forêt vertigineuse, et où l’on entend le craquement des branches mortes sous le pas inquiet des chasseurs entrevus dans le crépuscule.

Elle n’y songea plus.

D’ailleurs Cosette de sa nature n’était pas très effrayée. Il y avait dans ses veines du sang de bohémienne et d’aventurière qui va pieds nus. On s’en souvient, elle était plutôt alouette que colombe. Elle avait un fond farouche et brave.

Le lendemain, moins tard, à la tombée de la nuit, elle se promenait dans le jardin. Au milieu des pensées confuses qui l’occupaient, elle croyait bien percevoir par instants un bruit pareil au bruit de la veille, comme de quelqu’un qui marcherait dans l’obscurité sous les arbres pas très loin d’elle, mais elle se disait que rien ne ressemble à un pas qui marche dans l’herbe comme le froissement de deux branches qui se déplacent d’elles-mêmes, et elle n’y prenait pas garde. Elle ne voyait rien d’ailleurs.

Elle sortit de « la broussaille » ; il lui restait à traverser une petite pelouse verte pour regagner le perron. La lune qui venait de se lever derrière elle, projeta, comme Cosette sortait du massif, son ombre devant elle sur cette pelouse.

Cosette s’arrêta terrifiée.

À côté de son ombre, la lune découpait distinctement sur le gazon une autre ombre singulièrement effrayante et terrible, une ombre qui avait un chapeau rond.

C’était comme l’ombre d’un homme qui eût été debout sur la lisière du massif à quelques pas en arrière de Cosette.

Elle fut une minute sans pouvoir parler, ni crier, ni appeler, ni bouger, ni tourner la tête.

Enfin elle rassembla tout son courage et se retourna résolument.

Il n’y avait personne.

Elle regarda à terre. L’ombre avait disparu.

Elle rentra dans la broussaille, fureta hardiment dans les coins, alla jusqu’à la grille, et ne trouva rien.

Elle se sentit vraiment glacée. Était-ce encore une hallucination ? Quoi ! deux jours de suite ? Une hallucination, passe, mais deux hallucinations ? Ce qui était inquiétant, c’est que l’ombre n’était assurément pas un fantôme. Les fantômes ne portent guère de chapeaux ronds.

Le lendemain Jean Valjean revint. Cosette lui conta ce qu’elle avait cru entendre et voir. Elle s’attendait à être rassurée et que son père hausserait les épaules et lui dirait : Tu es une petite fille folle.

Jean Valjean devint soucieux.

— Ce ne peut être rien, lui dit-il.

Il la quitta sous un prétexte et alla dans le jardin, et elle l’aperçut qui examinait la grille avec beaucoup d’attention.

Dans la nuit elle se réveilla ; cette fois elle était sûre, elle entendait distinctement marcher tout près du perron au-dessous de sa fenêtre. Elle courut à son vasistas et l’ouvrit. Il y avait en effet dans le jardin un homme qui tenait un gros bâton à la main. Au moment où elle allait crier, la lune éclaira le profil de l’homme. C’était son père.

Elle se recoucha en se disant : — Il est donc bien inquiet !

Jean Valjean passa dans le jardin cette nuit-là et les deux nuits qui suivirent. Cosette le vit par le trou de son volet.

La troisième nuit, la lune décroissait et commençait à se lever plus tard, il pouvait être une heure du matin, elle entendit un grand éclat de rire et la voix de son père qui l’appelait.

— Cosette !

Elle se jeta à bas du lit, passa sa robe de chambre et ouvrit sa fenêtre.

Son père était en bas sur la pelouse.

— Je te réveille pour te rassurer, dit-il, regarde. Voici ton ombre en chapeau rond.

Et il lui montrait sur le gazon une ombre portée que la lune dessinait et qui ressemblait en effet assez bien au spectre d’un homme qui eût eu un chapeau rond. C’était une silhouette produite par un tuyau de cheminée en tôle, à chapiteau, qui s’élevait au-dessus d’un toit voisin.

Cosette aussi se mit à rire, toutes ses suppositions lugubres tombèrent, et le lendemain, en déjeunant avec son père, elle s’égaya du sinistre jardin hanté par des ombres de tuyaux de poêle.

Jean Valjean redevint tout à fait tranquille ; quant à Cosette, elle ne remarqua pas beaucoup si le tuyau de poêle était bien dans la direction de l’ombre qu’elle avait vue ou cru voir, et si la lune se trouvait au même point du ciel. Elle ne s’interrogea point sur cette singularité d’un tuyau de poêle qui craint d’être pris en flagrant délit et qui se retire quand on regarde son ombre, car l’ombre s’était effacée quand Cosette s’était retournée et Cosette avait bien cru en être sûre. Cosette se rasséréna pleinement. La démonstration lui parut complète, et qu’il pût y avoir quelqu’un qui marchait le soir ou la nuit dans le jardin, ceci lui sortit de la tête.

À quelques jours de là cependant un nouvel incident se produisit.


III

ENRICHIES DES COMMENTAIRES DE TOUSSAINT



Dans le jardin, près de la grille sur la rue, il y avait un banc de pierre défendu par une charmille du regard des curieux, mais auquel pourtant, à la rigueur, le bras d’un passant pouvait atteindre à travers la grille et la charmille.

Un soir de ce même mois d’avril, Jean Valjean était sorti, Cosette, après le soleil couché, s’était assise sur ce banc. Le vent fraîchissait dans les arbres, Cosette songeait ; une tristesse sans objet la gagnait peu à peu, cette tristesse invincible que donne le soir et qui vient peut-être, qui sait ? du mystère de la tombe entr’ouvert à cette heure-là.

Fantine était peut-être dans cette ombre.

Cosette se leva, fit lentement le tour du jardin, marchant dans l’herbe inondée de rosée et se disant à travers l’espèce de somnambulisme mélancolique où elle était plongée : — Il faudrait vraiment des sabots pour le jardin à cette heure-ci. On s’enrhume.

Elle revint au banc.

Au moment de s’y rasseoir, elle remarqua à la place qu’elle avait quittée une assez grosse pierre qui n’y était évidemment pas l’instant d’auparavant.

Cosette considéra cette pierre, se demandant ce que cela voulait dire. Tout à coup l’idée que cette pierre n’était point venue sur ce banc toute seule, que quelqu’un l’avait mise là, qu’un bras avait passé à travers cette grille, cette idée lui apparut et lui fit peur. Cette fois ce fut une vraie peur ; la pierre était là. Pas de doute possible ; elle n’y toucha pas, s’enfuit sans oser regarder derrière elle, se réfugia dans la maison, et ferma tout de suite au volet, à la barre et au verrou la porte-fenêtre du perron. Elle demanda à Toussaint :

— Mon père est-il rentré ?

— Pas encore, mademoiselle.

(Nous avons indiqué une fois pour toutes le bégayement de Toussaint. Qu’on nous permette de ne plus l’accentuer. Nous répugnons à la notation musicale d’une infirmité.)

Jean Valjean, homme pensif et promeneur nocturne, ne rentrait souvent qu’assez tard dans la nuit.

— Toussaint, reprit Cosette, vous avez soin de bien barricader le soir les volets sur le jardin au moins, avec les barres, et de bien mettre les petites choses en fer dans les petits anneaux qui ferment ?

— Oh ! soyez tranquille, mademoiselle.

Toussaint n’y manquait pas, et Cosette le savait bien, mais elle ne put s’empêcher d’ajouter :

— C’est que c’est si désert par ici !

— Pour ça, dit Toussaint, c’est vrai. On serait assassiné avant d’avoir le temps de dire ouf ! Avec cela que monsieur ne couche pas dans la maison. Mais ne craignez rien, mademoiselle, je ferme les fenêtres comme des bastilles. Des femmes seules ! je crois bien que cela fait frémir ! Vous figurez-vous ? voir entrer la nuit des hommes dans la chambre qui vous disent : — tais-toi ! et qui se mettent à vous couper le cou. Ce n’est pas tant de mourir, on meurt, c’est bon, on sait bien qu’il faut qu’on meure, mais c’est l’abomination de sentir ces gens-là vous toucher. Et puis leurs couteaux, ça doit mal couper ! Ah Dieu !

— Taisez-vous, dit Cosette. Fermez bien tout.

Cosette, épouvantée du mélodrame improvisé par Toussaint et peut-être aussi du souvenir des apparitions de l’autre semaine qui lui revenaient, n’osa même pas lui dire : — Allez donc voir la pierre qu’on a mise sur le banc ! de peur de rouvrir la porte du jardin, et que « les hommes » n’entrassent. Elle fit clore soigneusement partout les portes et fenêtres, fit visiter par Toussaint toute la maison de la cave au grenier, s’enferma dans sa chambre, mit ses verrous, regarda sous son lit, se coucha, et dormit mal. Toute la nuit elle vit la pierre grosse comme une montagne et pleine de cavernes.

Au soleil levant, — le propre du soleil levant est de nous faire rire de toutes nos terreurs de la nuit, et le rire qu’on a est toujours proportionné à la peur qu’on a eue, — au soleil levant Cosette, en s’éveillant, vit son effroi comme un cauchemar, et se dit : — À quoi ai-je été songer ? C’est comme ces pas que j’avais cru entendre l’autre semaine dans le jardin la nuit ! c’est comme l’ombre du tuyau de poêle ! Est-ce que je vais devenir poltronne à présent ? — Le soleil, qui rutilait aux fentes de ses volets et faisait de pourpre les rideaux de damas, la rassura tellement que tout s’évanouit dans sa pensée, même la pierre.

— Il n’y avait pas plus de pierre sur le banc qu’il n’y avait d’homme en chapeau rond dans le jardin ; j’ai rêvé la pierre comme le reste.

Elle s’habilla, descendit au jardin, courut au banc, et se sentit une sueur froide. La pierre y était.

Mais ce ne fut qu’un moment. Ce qui est frayeur la nuit est curiosité le jour.

— Bah ! dit-elle, voyons donc.

Elle souleva cette pierre qui était assez grosse. Il y avait dessous quelque chose qui ressemblait à une lettre.

C’était une enveloppe de papier blanc. Cosette s’en saisit. Il n’y avait pas d’adresse d’un côté, pas de cachet de l’autre. Cependant l’enveloppe, quoique ouverte, n’était point vide. On entrevoyait des papiers dans l’intérieur.

Cosette y fouilla. Ce n’était plus de la frayeur, ce n’était plus de la curiosité ; c’était un commencement d’anxiété.

Cosette tira de l’enveloppe ce qu’elle contenait, un petit cahier de papier dont chaque page était numérotée et portait quelques lignes écrites d’une écriture assez jolie, pensa Cosette, et très fine.

Cosette chercha un nom, il n’y en avait pas ; une signature, il n’y en avait pas. À qui cela était-il adressé ? À elle probablement, puisqu’une main avait déposé le paquet sur son banc. De qui cela venait-il ? Une fascination irrésistible s’empara d’elle, elle essaya de détourner ses yeux de ces feuillets qui tremblaient dans sa main, elle regarda le ciel, la rue, les acacias tout trempés de lumière, des pigeons qui volaient sur un toit voisin, puis tout à coup son regard s’abaissa vivement sur le manuscrit, et elle se dit qu’il fallait qu’elle sût ce qu’il y avait là dedans.

Voici ce qu’elle lut :


IV

UN CŒUR SOUS UNE PIERRE



La réduction de l’univers à un seul être, la dilatation d’un seul être jusqu’à Dieu, voilà l’amour.



L’amour, c’est la salutation des anges aux astres.



Comme l’âme est triste quand elle est triste par l’amour !

Quel vide que l’absence de l’être qui à lui seul remplit le monde ! Oh ! comme il est vrai que l’être aimé devient Dieu. On comprendrait que Dieu en fût jaloux si le Père de tout n’avait pas évidemment fait la création pour l’âme, et l’âme pour l’amour.



Il suffit d’un sourire entrevu là-bas sous un chapeau de crêpe blanc à bavolet lilas, pour que l’âme entre dans le palais des rêves.




Dieu est derrière tout, mais tout cache Dieu. Les choses sont noires, les créatures sont opaques. Aimer un être, c’est le rendre transparent.




De certaines pensées sont des prières. Il y a des moments où, quelle que soit l’attitude du corps, l’âme est à genoux.




Les amants séparés trompent l’absence par mille choses chimériques qui ont pourtant leur réalité. On les empêche de se voir, ils ne peuvent s’écrire ; ils trouvent une foule de moyens mystérieux de correspondre. Ils s’envoient le chant des oiseaux, le parfum des fleurs, le rire des enfants, la lumière du soleil, les soupirs du vent, les rayons des étoiles, toute la création. Et pourquoi non ? Toutes les œuvres de Dieu sont faites pour servir l’amour. L’amour est assez puissant pour charger la nature entière de ses messages.

Ô printemps ! tu es une lettre que je lui écris.



L’avenir appartient encore bien plus aux cœurs qu’aux esprits. Aimer, voilà la seule chose qui puisse occuper et emplir l’éternité. À l’infini, il faut l’inépuisable.




L’amour participe de l’âme même. Il est de même nature qu’elle. Comme elle il est étincelle divine, comme elle il est incorruptible, indivisible, impérissable. C’est un point de feu qui est en nous, qui est immortel et infini, que rien ne peut borner et que rien ne peut éteindre. On le sent brûler jusque dans la moelle des os et on le voit rayonner jusqu’au fond du ciel.




Ô amour ! adorations ! volupté de deux esprits qui se comprennent, de deux cœurs qui s’échangent, de deux regards qui se pénètrent ? Vous me viendrez, n’est-ce pas, bonheurs ! Promenades à deux dans les solitudes ! journées bénies et rayonnantes ! J’ai quelquefois rêvé que de temps en temps des heures se détachaient de la vie des anges et venaient ici-bas traverser la destinée des hommes.




Dieu ne peut rien ajouter au bonheur de ceux qui s’aiment que de leur donner la durée sans fin. Après une vie d’amour, une éternité d’amour, c’est une augmentation en effet ; mais accroître en son intensité même la félicité ineffable que l’amour donne à l’âme dès ce monde, c’est impossible, même à Dieu. Dieu, c’est la plénitude du ciel ; l’amour, c’est la plénitude de l’homme.




Vous regardez une étoile pour deux motifs, parce qu’elle est lumineuse et parce qu’elle est impénétrable. Vous avez auprès de vous un plus doux rayonnement et un plus grand mystère, la femme.




Tous, qui que nous soyons, nous avons nos êtres respirables. S’ils nous manquent, l’air nous manque, nous étouffons. Alors on meurt. Mourir par manque d’amour, c’est affreux ! L’asphyxie de l’âme !




Quand l’amour a fondu et mêlé deux êtres dans une unité angélique et sacrée, le secret de la vie est trouvé pour eux ; ils ne sont plus que les deux termes d’une même destinée ; ils ne sont plus que les deux ailes d’un même esprit. Aimez, planez !




Le jour où une femme qui passe devant vous dégage de la lumière en marchant, vous êtes perdu, vous aimez. Vous n’avez plus qu’une chose à faire, penser à elle si fixement qu’elle soit contrainte de penser à vous.




Ce que l’amour commence ne peut être achevé que par Dieu.




L’amour vrai se désole et s’enchante pour un gant perdu ou pour un mouchoir trouvé, et il a besoin de l’éternité pour son dévouement et ses espérances. Il se compose à la fois de l’infiniment grand et de l’infiniment petit.




Si vous êtes pierre, soyez aimant ; si vous êtes plante, soyez sensitive ; si vous êtes homme, soyez amour.




Rien ne suffit à l’amour. On a le bonheur, on veut le paradis ; on a le paradis, on veut le ciel.

Ô vous qui vous aimez, tout cela est dans l’amour. Sachez l’y trouver. L’amour a autant que le ciel, la contemplation, et de plus que le ciel, la volupté.



— Vient-elle encore au Luxembourg ? — Non, monsieur. — C’est dans cette église qu’elle entend la messe, n’est-ce pas ? — Elle n’y vient plus. — Habite-t-elle toujours cette maison ? — Elle est déménagée. — Où est-elle allée demeurer ? — Elle ne l’a pas dit.

Quelle chose sombre de ne pas savoir l’adresse de son âme !




L’amour a des enfantillages, les autres passions ont des petitesses. Honte aux passions qui rendent l’homme petit ! Honneur à celle qui le fait enfant !




C’est une chose étrange, savez-vous cela ? Je suis dans la nuit. Il y a un être qui en s’en allant a emporté le ciel.




Oh ! être couchés côte à côte dans le même tombeau la main dans la main, et de temps en temps, dans les ténèbres, nous caresser doucement un doigt, cela suffirait à mon éternité.




Vous qui souffrez parce que vous aimez, aimez plus encore. Mourir d’amour, c’est en vivre.



Aimez. Une sombre transfiguration étoilée est mêlée à ce supplice. Il y a de l’extase dans l’agonie.




Ô joie des oiseaux ! c’est parce qu’ils ont le nid qu’ils ont le chant.




L’amour est une respiration céleste de l’air du paradis.




Cœurs profonds, esprits sages, prenez la vie comme Dieu l’a faite ; c’est une longue épreuve, une préparation inintelligible à la destinée inconnue. Cette destinée, la vraie, commence pour l’homme à la première marche de l’intérieur du tombeau. Alors il lui apparaît quelque chose, et il commence à distinguer le définitif. Le définitif, songez à ce mot. Les vivants voient l’infini ; le définitif ne se laisse voir qu’aux morts. En attendant, aimez et souffrez, espérez et contemplez. Malheur, hélas ! à qui n’aura aimé que des corps, des formes, des apparences ! La mort lui ôtera tout. Tâchez d’aimer des âmes, vous les retrouverez.




J’ai rencontré dans la rue un jeune homme très pauvre qui aimait. Son chapeau était vieux, son habit était usé ; il avait les coudes troués ; l’eau passait à travers ses souliers et les astres à travers son âme.




Quelle grande chose, être aimé ! Quelle chose plus grande encore, aimer ! Le cœur devient héroïque à force de passion. Il ne se compose plus de rien que de pur ; il ne s’appuie plus sur rien que d’élevé et de grand. Une pensée indigne n’y peut pas plus germer qu’une ortie sur un glacier. L’âme haute et sereine, inaccessible aux passions et aux émotions vulgaires, dominant les nuées et les ombres de ce monde, les folies, les mensonges, les haines, les vanités, les misères, habite le bleu du ciel, et ne sent plus que les ébranlements profonds et souterrains de la destinée, comme le haut des montagnes sent les tremblements de terre.




S’il n’y avait pas quelqu’un qui aime, le soleil s’éteindrait.


V

COSETTE APRÈS LA LETTRE



Pendant cette lecture, Cosette entrait peu à peu en rêverie. Au moment où elle levait les yeux de la dernière ligne du cahier, le bel officier, c’était son heure, passa triomphant devant la grille. Cosette le trouva hideux.

Elle se remit à contempler le cahier. Il était écrit d’une écriture ravissante, pensa Cosette ; de la même main, mais avec des encres diverses, tantôt très noires, tantôt blanchâtres, comme lorsqu’on met de l’encre dans l’encrier, et par conséquent à des jours différents. C’était donc une pensée qui s’était épanchée là, soupir à soupir, irrégulièrement, sans ordre, sans choix, sans but, au hasard. Cosette n’avait jamais rien lu de pareil. Ce manuscrit où elle voyait plus de clarté encore que d’obscurité, lui faisait l’effet d’un sanctuaire entr’ouvert. Chacune de ces lignes mystérieuses resplendissait à ses yeux et lui inondait le cœur d’une lumière étrange. L’éducation qu’elle avait reçue lui avait parlé toujours de l’âme et jamais de l’amour, à peu près comme qui parlerait du tison et point de la flamme. Ce manuscrit de quinze pages lui révélait brusquement et doucement tout l’amour, la douleur, la destinée, la vie, l’éternité, le commencement, la fin. C’était comme une main qui se serait ouverte et lui aurait jeté subitement une poignée de rayons. Elle sentait dans ces quelques lignes une nature passionnée, ardente, généreuse, honnête, une volonté sacrée, une immense douleur et un espoir immense, un cœur serré, une extase épanouie. Qu’était-ce que ce manuscrit ? Une lettre. Lettre sans adresse, sans nom, sans date, sans signature, pressante et désintéressée, énigme composée de vérités, message d’amour fait pour être apporté par un ange et lu par une vierge, rendez-vous donné hors de la terre, billet doux d’un fantôme à une ombre. C’était un absent tranquille et accablé qui semblait prêt à se réfugier dans la mort et qui envoyait à l’absente le secret de la destinée, la clef de la vie, l’amour. Cela avait été écrit le pied dans le tombeau et le doigt dans le ciel. Ces lignes, tombées une à une sur le papier, étaient ce qu’on pourrait appeler des gouttes d’âme.

Maintenant ces pages, de qui pouvaient-elles venir ? qui pouvait les avoir écrites ?

Cosette n’hésita pas une minute. Un seul homme.

Lui !

Le jour s’était refait dans son esprit. Tout avait reparu. Elle éprouvait une joie inouïe et une angoisse profonde. C’était lui ! lui qui lui écrivait ! lui qui était là ! lui dont le bras avait passé à travers cette grille ! Pendant qu’elle l’oubliait, il l’avait retrouvée ! Mais est-ce qu’elle l’avait oublié ? Non jamais ! Elle était folle d’avoir cru cela un moment. Elle l’avait toujours aimé, toujours adoré. Le feu s’était couvert et avait couvé quelque temps, mais, elle le voyait bien, il n’avait fait que creuser plus avant, et maintenant il éclatait de nouveau et l’embrasait tout entière. Ce cahier était comme une flammèche tombée de cette autre âme dans la sienne. Elle sentait recommencer l’incendie. Elle se pénétrait de chaque mot du manuscrit. — Oh oui ! disait-elle, comme je reconnais tout cela ! C’est tout ce que j’avais déjà lu dans ses yeux.

Comme elle l’achevait pour la troisième fois, le lieutenant Théodule revint devant la grille et fit sonner ses éperons sur le pavé. Force fut à Cosette de lever les yeux. Elle le trouva fade, niais, sot, inutile, fat, déplaisant, impertinent, et très laid. L’officier crut devoir lui sourire. Elle se détourna honteuse et indignée. Elle lui aurait volontiers jeté quelque chose à la tête.

Elle s’enfuit, rentra dans la maison et s’enferma dans sa chambre pour relire le manuscrit, pour l’apprendre par cœur, et pour songer. Quand elle l’eut bien lu, elle le baisa et le mit dans son corset.

C’en était fait, Cosette était retombée dans le profond amour séraphique. L’abîme Éden venait de se rouvrir.

Toute la journée, Cosette fut dans une sorte d’étourdissement. Elle pensait à peine, ses idées étaient à l’état d’écheveau brouillé dans son cerveau, elle ne parvenait à rien conjecturer, elle espérait à travers un tremblement, quoi ? des choses vagues. Elle n’osait rien se promettre, et ne voulait rien se refuser. Des pâleurs lui passaient sur le visage et des frissons sur le corps. Il lui semblait par moments qu’elle entrait dans le chimérique ; elle se disait : est-ce réel ? alors elle tâtait le papier bien-aimé sous sa robe, elle le pressait contre son cœur, elle en sentait les angles sur sa chair, et si Jean Valjean l’eût vue en ce moment, il eût frémi devant cette joie lumineuse et inconnue qui lui débordait des paupières. — Oh oui ! pensait-elle. C’est bien lui ! ceci vient de lui pour moi !

Et elle se disait qu’une intervention des anges, qu’un hasard céleste, le lui avait rendu.

Ô transfigurations de l’amour ! ô rêves ! ce hasard céleste, cette intervention des anges, c’était cette boulette de pain lancée par un voleur à un autre voleur, de la cour Charlemagne à la fosse-aux-lions, par-dessus les toits de la Force.


VI

LES VIEUX SONT FAITS POUR SORTIR À PROPOS



Le soir venu, Jean Valjean sortit, Cosette s’habilla. Elle arrangea ses cheveux de la manière qui lui allait le mieux, et elle mit une robe dont le corsage, qui avait reçu un coup de ciseau de trop, et qui, par cette échancrure, laissait voir la naissance du cou, était, comme disent les jeunes filles, « un peu indécent ». Ce n’était pas le moins du monde indécent, mais c’était plus joli qu’autrement. Elle fit toute cette toilette sans savoir pourquoi.

Voulait-elle sortir ? non.

Attendait-elle une visite ? non.

À la brune, elle descendit au jardin. Toussaint était occupée à sa cuisine qui donnait sur l’arrière-cour.

Elle se mit à marcher sous les branches, les écartant de temps en temps avec la main, parce qu’il y en avait de très basses.

Elle arriva au banc.

La pierre y était restée.

Elle s’assit, et posa sa douce main blanche sur cette pierre comme si elle voulait la caresser et la remercier.

Tout à coup, elle eut cette impression indéfinissable qu’on éprouve, même sans voir, lorsqu’on a quelqu’un debout derrière soi.

Elle tourna la tête et se dressa.

C’était lui.

Il était tête nue. Il paraissait pâle et amaigri. On distinguait à peine son vêtement noir. Le crépuscule blêmissait son beau front et couvrait ses yeux de ténèbres. Il avait, sous un voile d’incomparable douceur, quelque chose de la mort et de la nuit. Son visage était éclairé par la clarté du jour qui se meurt et par la pensée d’une âme qui s’en va.

Il semblait que ce n’était pas encore le fantôme et que ce n’était déjà plus l’homme.

Son chapeau était jeté à quelques pas dans les broussailles.

Cosette, prête à défaillir, ne poussa pas un cri. Elle reculait lentement, car elle se sentait attirée. Lui ne bougeait point. À je ne sais quoi d’ineffable et de triste qui l’enveloppait, elle sentait le regard de ses yeux qu’elle ne voyait pas.

Cosette, en reculant, rencontra un arbre et s’y adossa. Sans cet arbre, elle fût tombée.

Alors elle entendit sa voix, cette voix qu’elle n’avait vraiment jamais entendue, qui s’élevait à peine au-dessus du frémissement des feuilles, et qui murmurait :

— Pardonnez-moi, je suis là. J’ai le cœur gonflé, je ne pouvais pas vivre comme j’étais, je suis venu. Avez-vous lu ce que j’avais mis là, sur ce banc ? Me reconnaissez-vous un peu ? N’ayez pas peur de moi. Voilà du temps déjà, vous rappelez-vous le jour où vous m’avez regardé ? c’était dans le Luxembourg, près du Gladiateur. Et le jour où vous avez passé devant moi ? C’étaient le 16 juin et le 2 juillet. Il va y avoir un an. Depuis bien longtemps, je ne vous ai plus vue. J’ai demandé à la loueuse de chaises, elle m’a dit qu’elle ne vous voyait plus. Vous demeuriez rue de l’Ouest au troisième sur le devant dans une maison neuve, vous voyez que je sais. Je vous suivais, moi. Qu’est-ce que j’avais à faire ? Et puis vous avez disparu. J’ai cru vous voir passer une fois que je lisais les journaux sous les arcades de l’Odéon. J’ai couru. Mais non. C’était une personne qui avait un chapeau comme vous. La nuit, je viens ici. Ne craignez pas, personne ne me voit. Je viens regarder vos fenêtres de près. Je marche bien doucement pour que vous n’entendiez pas, car vous auriez peut-être peur. L’autre soir j’étais derrière vous, vous vous êtes retournée, je me suis enfui. Une fois je vous ai entendue chanter. J’étais heureux. Est-ce que cela vous fait quelque chose que je vous entende chanter à travers le volet ? cela ne peut rien vous faire. Non, n’est-ce pas ? Voyez-vous, vous êtes mon ange, laissez-moi venir un peu. Je crois que je vais mourir. Si vous saviez ! je vous adore, moi ! Pardonnez-moi, je vous parle, je ne sais pas ce que je vous dis, je vous fâche peut-être ; est-ce que je vous fâche ?

— Ô ma mère ! dit-elle.

Et elle s’affaissa sur elle-même comme si elle se mourait.

Il la prit, elle tombait, il la prit dans ses bras, il la serra étroitement sans avoir conscience de ce qu’il faisait. Il la soutenait tout en chancelant. Il était comme s’il avait la tête pleine de fumée ; des éclairs lui passaient entre les cils ; ses idées s’évanouissaient ; il lui semblait qu’il accomplissait un acte religieux et qu’il commettait une profanation. Du reste il n’avait pas le moindre désir de cette femme ravissante dont il sentait la forme contre sa poitrine. Il était éperdu d’amour.

Elle lui prit une main et la posa sur son cœur. Il sentit le papier qui y était. Il balbutia :

— Vous m’aimez donc ?

Elle répondit d’une voix si basse que ce n’était plus qu’un souffle qu’on entendait à peine :

— Tais-toi ! tu le sais !

Et elle cacha sa tête rouge dans le sein du jeune homme superbe et enivré.

Il tomba sur le banc, elle près de lui. Ils n’avaient plus de paroles. Les étoiles commençaient à rayonner. Comment se fit-il que leurs lèvres se rencontrèrent ? Comment se fait-il que l’oiseau chante, que la neige fonde, que la rose s’ouvre, que mai s’épanouisse, que l’aube blanchisse derrière les arbres noirs au sommet frissonnant des collines ?

Un baiser, et ce fut tout.

Tous deux tressaillirent, et ils se regardèrent dans l’ombre avec des yeux éclatants.

Ils ne sentaient ni la nuit fraîche, ni la pierre froide, ni la terre humide, ni l’herbe mouillée, ils se regardaient et ils avaient le cœur plein de pensées. Ils s’étaient pris les mains, sans savoir.

Elle ne lui demandait pas, elle n’y songeait pas même, par où il était entré et comment il avait pénétré dans le jardin. Cela lui paraissait si simple qu’il fût là.

De temps en temps le genou de Marius touchait le genou de Cosette, et tous deux frémissaient.

Par intervalles, Cosette bégayait une parole. Son âme tremblait à ses lèvres comme une goutte de rosée à une fleur.

Peu à peu ils se parlèrent. L’épanchement succéda au silence qui est la plénitude. La nuit était sereine et splendide au-dessus de leur tête. Ces deux êtres, purs comme des esprits, se dirent tout, leurs songes, leurs ivresses, leurs extases, leurs chimères, leurs défaillances, comme ils s’étaient adorés de loin, comme ils s’étaient souhaités, leur désespoir, quand ils avaient cessé de s’apercevoir. Ils se confièrent dans une intimité idéale, que rien déjà ne pouvait plus accroître, ce qu’ils avaient de plus caché et de plus mystérieux. Ils se racontèrent, avec une foi candide dans leurs illusions, tout ce que l’amour, la jeunesse et ce reste d’enfance qu’ils avaient leur mettaient dans la pensée. Ces deux cœurs se versèrent l’un dans l’autre, de sorte qu’au bout d’une heure, c’était le jeune homme qui avait l’âme de la jeune fille et la jeune fille qui avait l’âme du jeune homme. Ils se pénétrèrent, ils s’enchantèrent, ils s’éblouirent.

Quand ils eurent fini, quand ils se furent tout dit, elle posa sa tête sur son épaule et lui demanda :

— Comment vous appelez-vous ?

— Je m’appelle Marius, dit-il. Et vous ?

— Je m’appelle Cosette.
LIVRE SIXIÈME


LE PETIT GAVROCHE


I

MÉCHANTE ESPIÈGLERIE DU VENT



Depuis 1823, tandis que la gargote de Montfermeil sombrait et s’engloutissait peu à peu, non dans l’abîme d’une banqueroute, mais dans le cloaque des petites dettes, les mariés Thénardier avaient eu deux autres enfants, mâles tous deux. Cela faisait cinq ; deux filles et trois garçons. C’était beaucoup.

La Thénardier s’était débarrassée des deux derniers, encore en bas âge et tout petits, avec un bonheur singulier.

Débarrassée est le mot. Il n’y avait chez cette femme qu’un fragment de nature. Phénomène dont il y a du reste plus d’un exemple. Comme la maréchale de La Mothe-Houdancourt, la Thénardier n’était mère que jusqu’à ses filles. Sa maternité finissait là. Sa haine du genre humain commençait à ses garçons. Du côté de ses fils sa méchanceté était à pic, et son cœur avait à cet endroit un lugubre escarpement. Comme on l’a vu, elle détestait l’aîné, elle exécrait les deux autres. Pourquoi ? Parce que. Le plus terrible des motifs et la plus indiscutable des réponses : Parce que. — Je n’ai pas besoin d’une tiaulée d’enfants, disait cette mère.

Expliquons comment les Thénardier étaient parvenus à s’exonérer de leurs deux derniers enfants, et même à en tirer profit.

Cette fille Magnon, dont il a été question quelques pages plus haut, était la même qui avait réussi à faire renter par le bonhomme Gillenormand les deux enfants qu’elle avait. Elle demeurait quai des Célestins, à l’angle de cette antique rue du Petit-Muse qui a fait ce qu’elle a pu pour changer en bonne odeur sa mauvaise renommée. On se souvient de la grande épidémie de croup qui désola, il y a trente-cinq ans, les quartiers riverains de la Seine à Paris, et dont la science profita pour expérimenter sur une large échelle l’efficacité des insufflations d’alun, si utilement remplacées aujourd’hui par la teinture externe d’iode. Dans cette épidémie, la Magnon perdit, le même jour, l’un le matin, l’autre le soir, ses deux garçons, encore en très bas âge. Ce fut un coup. Ces enfants étaient précieux à leur mère ; ils représentaient quatrevingts francs par mois. Ces quatrevingts francs étaient fort exactement soldés, au nom de M. Gillenormand, par son receveur de rentes, M. Barge, huissier retiré, rue du Roi-de-Sicile. Les enfants morts, la rente était enterrée. La Magnon chercha un expédient. Dans cette ténébreuse maçonnerie du mal dont elle faisait partie, on sait tout, on se garde le secret, et l’on s’entr’aide. Il fallait deux enfants à la Magnon ; la Thénardier en avait deux. Même sexe, même âge. Bon arrangement pour l’une, bon placement pour l’autre. Les petits Thénardier devinrent les petits Magnon. La Magnon quitta le quai des Célestins et alla demeurer rue Clocheperce. À Paris, l’identité qui lie un individu à lui-même se rompt d’une rue à l’autre.

L’état civil, n’étant averti par rien, ne réclama pas, et la substitution se fit le plus simplement du monde. Seulement le Thénardier exigea, pour ce prêt d’enfants, dix francs par mois que la Magnon promit, et même paya. Il va sans dire que M. Gillenormand continua de s’exécuter. Il venait tous les six mois voir les petits. Il ne s’aperçut pas du changement. — Monsieur, lui disait la Magnon, comme ils vous ressemblent !

Thénardier, à qui les avatars étaient aisés, saisit cette occasion de devenir Jondrette. Ses deux filles et Gavroche avaient à peine eu le temps de s’apercevoir qu’ils avaient deux petits frères. À un certain degré de misère, on est gagné par une sorte d’indifférence spectrale, et l’on voit les êtres comme des larves. Vos plus proches ne sont souvent pour vous que de vagues formes de l’ombre, à peine distinctes du fond nébuleux de la vie et facilement remêlées à l’invisible.

Le soir du jour où elle avait fait livraison de ses deux petits à la Magnon, avec la volonté bien expresse d’y renoncer à jamais, la Thénardier avait eu, ou fait semblant d’avoir, un scrupule. Elle avait dit à son mari : — Mais c’est abandonner ses enfants, cela ! Thénardier, magistral et flegmatique, cautérisa le scrupule avec ce mot : Jean-Jacques Rousseau a fait mieux ! Du scrupule la mère avait passé à l’inquiétude : — Mais si la police allait nous tourmenter ? Ce que nous avons fait là, monsieur Thénardier, dis donc, est-ce que c’est permis ? — Thénardier répondit : — Tout est permis. Personne n’y verra que de l’azur. D’ailleurs, dans des enfants qui n’ont pas le sou, nul n’a intérêt à regarder de près.

La Magnon était une sorte d’élégante du crime. Elle faisait de la toilette. Elle partageait son logis, meublé d’une façon maniérée et misérable, avec une savante voleuse anglaise francisée. Cette anglaise naturalisée parisienne, recommandable par des relations fort riches, intimement liée avec les médailles de la bibliothèque et les diamants de Mlle  Mars, fut plus tard célèbre dans les sommiers judiciaires. On l’appelait mamselle Miss.

Les deux petits échus à la Magnon n’eurent pas à se plaindre. Recommandés par les quatrevingts francs, ils étaient ménagés, comme tout ce qui est exploité ; point mal vêtus, point mal nourris, traités presque comme de « petits messieurs », mieux avec la fausse mère qu’avec la vraie. La Magnon faisait la dame et ne parlait pas argot devant eux.

Ils passèrent ainsi quelques années. La Thénardier en augurait bien. Il lui arriva un jour de dire à la Magnon qui lui remettait ses dix francs mensuels : — Il faudra que «  le père  » leur donne de l’éducation.

Tout à coup, ces deux pauvres enfants, jusque-là assez protégés, même par leur mauvais sort, furent brusquement jetés dans la vie, et forcés de la commencer.

Une arrestation en masse de malfaiteurs comme celle du galetas Jondrette, nécessairement compliquée de perquisitions et d’incarcérations ultérieures, est un véritable désastre pour cette hideuse contre-société occulte qui vit sous la société publique ; une aventure de ce genre entraîne toutes sortes d’écroulements dans ce monde sombre. La catastrophe des Thénardier produisit la catastrophe de la Magnon.

Un jour, peu de temps après que la Magnon eut remis à Éponine le billet relatif à la rue Plumet, il se fit rue Clocheperce une subite descente de police ; la Magnon fut saisie, ainsi que mamselle Miss, et toute la maisonnée, qui était suspecte, passa dans le coup de filet. Les deux petits garçons jouaient pendant ce temps-là dans une arrière-cour et ne virent rien de la razzia. Quand ils voulurent rentrer, ils trouvèrent la porte fermée et la maison vide. Un savetier d’une échoppe en face les appela et leur remit un papier que « leur mère » avait laissé pour eux. Sur le papier il y avait une adresse : M. Barge, receveur de rentes, rue du Roi-de-Sicile, no 8. L’homme de l’échoppe leur dit : — Vous ne demeurez plus ici. Allez là. C’est tout près. La première rue à gauche. Demandez votre chemin avec ce papier-ci.

Les enfants partirent, l’aîné menant le cadet, et tenant à la main le papier qui devait les guider. Il avait froid, et ses petits doigts engourdis serraient peu et tenaient mal ce papier. Au détour de la rue Clocheperce, un coup de vent le lui arracha, et, comme la nuit tombait, l’enfant ne put le retrouver.

Ils se mirent à errer au hasard dans les rues.


II

OÙ LE PETIT GAVROCHE TIRE PARTI DE NAPOLÉON LE GRAND



Le printemps à Paris est assez souvent traversé par des bises aigres et dures dont on est, non pas précisément glacé, mais gelé ; ces bises qui attristent les plus belles journées, font exactement l’effet de ces souffles d’air froid qui entrent dans une chambre chaude par les fentes d’une fenêtre ou d’une porte mal fermée. Il semble que la sombre porte de l’hiver soit restée entre-bâillée et qu’il vienne du vent par là. Au printemps de 1832, époque où éclata la première grande épidémie de ce siècle en Europe, ces bises étaient plus âpres et plus poignantes que jamais. C’était une porte plus glaciale encore que celle de l’hiver qui était entr’ouverte. C’était la porte du sépulcre. On sentait dans ces bises le souffle du choléra.

Au point de vue météorologique, ces vents froids avaient cela de particulier qu’ils n’excluaient point une forte tension électrique. De fréquents orages, accompagnés d’éclairs et de tonnerres, éclatèrent à cette époque.

Un soir que ces bises soufflaient rudement, au point que janvier semblait revenu et que les bourgeois avaient repris les manteaux, le petit Gavroche, toujours grelottant gaîment sous ses loques, se tenait debout et comme en extase devant la boutique d’un perruquier des environs de l’Orme-Saint-Gervais. Il était orné d’un châle de femme en laine, cueilli on ne sait où, dont il s’était fait un cache-nez. Le petit Gavroche avait l’air d’admirer profondément une mariée en cire, décolletée et coiffée de fleurs d’oranger, qui tournait derrière la vitre, montrant, entre deux quinquets, son sourire aux passants ; mais en réalité il observait la boutique afin de voir s’il ne pourrait pas «  chiper  » dans la devanture un pain de savon, qu’il irait ensuite revendre un sou à un «  coiffeur  » de la banlieue. Il lui arrivait souvent de déjeuner d’un de ces pains-là. Il appelait ce genre de travail, pour lequel il avait du talent, « faire la barbe aux barbiers ».

Tout en contemplant la mariée et tout en lorgnant le pain de savon, il grommelait entre ses dents ceci : — Mardi. — Ce n’est pas mardi. — Est-ce mardi ? — C’est peut-être mardi. — Oui, c’est mardi.

On n’a jamais su à quoi avait trait ce monologue.

Si, par hasard, ce monologue se rapportait à la dernière fois où il avait dîné, il y avait trois jours, car on était au vendredi.

Le barbier, dans sa boutique chauffée d’un bon poêle, rasait une pratique et jetait de temps en temps un regard de côté à cet ennemi, à ce gamin gelé et effronté qui avait les deux mains dans ses poches, mais l’esprit évidemment hors du fourreau.

Pendant que Gavroche examinait la mariée, le vitrage et les Windsor-soap, deux enfants de taille inégale, assez proprement vêtus, et encore plus petits que lui, paraissant l’un sept ans, l’autre cinq, tournèrent timidement le bec de canne et entrèrent dans la boutique en demandant on ne sait quoi, la charité peut-être, dans un murmure plaintif et qui ressemblait plutôt à un gémissement qu’à une prière. Ils parlaient tous deux à la fois, et leurs paroles étaient inintelligibles parce que les sanglots coupaient la voix du plus jeune et que le froid faisait claquer les dents de l’aîné. Le barbier se tourna avec un visage furieux, et sans quitter son rasoir, refoulant l’aîné de la main gauche et le petit du genou, les poussa dans la rue, et referma sa porte en disant :

— Venir refroidir le monde pour rien !

Les deux enfants se remirent en marche en pleurant. Cependant une nuée était venue, il commençait à pleuvoir.

Le petit Gavroche courut après eux et les aborda :

— Qu’est-ce que vous avez donc, moutards ?

— Nous ne savons pas où coucher, répondit l’aîné.

— C’est ça ? dit Gavroche, Voilà grand’chose. Est-ce qu’on pleure pour ça ? Sont-ils serins donc !

Et prenant, à travers sa supériorité un peu goguenarde, un accent d’autorité attendrie et de protection douce :

— Momacques, venez avec moi.

— Oui, monsieur, fit l’aîné.

Et les deux enfants le suivirent comme ils auraient suivi un archevêque. Ils avaient cessé de pleurer.

Gavroche leur fit monter la rue Saint-Antoine dans la direction de la Bastille.

Gavroche, tout en cheminant, jeta un coup d’œil indigné et rétrospectif à la boutique du barbier.

— Ça n’a pas de cœur, ce merlan-là, grommela-t-il. C’est un angliche.

Une fille, les voyant marcher à la file tous les trois, Gavroche en tête, partit d’un rire bruyant. Ce rire manquait de respect au groupe.

— Bonjour, mamselle Omnibus, lui dit Gavroche.

Un instant après, le perruquier lui revenant, il ajouta :

— Je me trompe de bête ; ce n’est pas un merlan, c’est un serpent. Perruquier, j’irai chercher un serrurier, et je te ferai mettre une sonnette à la queue.

Ce perruquier l’avait rendu agressif. Il apostropha, en enjambant un ruisseau, une portière barbue et digne de rencontrer Faust sur le Brocken, laquelle avait son balai à la main.

— Madame, lui dit-il, vous sortez donc avec votre cheval ?

Et sur ce, il éclaboussa les bottes vernies d’un passant.

— Drôle ! cria le passant furieux.

Gavroche leva le nez par-dessus son châle.

— Monsieur se plaint ?

— De toi ! fit le passant.

— Le bureau est fermé, dit Gavroche, je ne reçois plus de plaintes.

Cependant, en continuant de monter la rue, il avisa, toute glacée sous une porte cochère, une mendiante de treize ou quatorze ans, si court-vêtue qu’on voyait ses genoux. La petite commençait à être trop grande fille pour cela. La croissance vous joue de ces tours. La jupe devient courte au moment où la nudité devient indécente.

— Pauvre fille ! dit Gavroche. Ça n’a même pas de culotte. Tiens, prends toujours ça.

Et, défaisant toute cette bonne laine qu’il avait autour du cou, il la jeta sur les épaules maigres et violettes de la mendiante, où le cache-nez redevint châle.

La petite le considéra d’un air étonné et reçut le châle en silence. À un certain degré de détresse, le pauvre, dans sa stupeur, ne gémit plus du mal et ne remercie plus du bien.

Cela fait :

— Brrr ! dit Gavroche plus frissonnant que saint Martin qui, lui du moins, avait gardé la moitié de son manteau.

Sur ce brrr ! l’averse, redoublant d’humeur, fit rage. Ces mauvais ciels-là punissent les bonnes actions.

— Ah çà, s’écria Gavroche, qu’est-ce que cela signifie ? Il repleut ! Bon Dieu, si cela continue, je me désabonne. Et il se remit en marche.

— C’est égal, reprit-il en jetant un coup d’œil à la mendiante qui se pelotonnait sous le châle, en voilà une qui a une fameuse pelure.

Et, regardant la nuée, il cria :

— Attrapé !

Les deux enfants emboîtaient le pas derrière lui.

Comme ils passaient devant un de ces épais treillis grillés qui indiquent la boutique d’un boulanger, car on met le pain comme l’or derrière des grillages de fer, Gavroche se tourna :

— Ah çà, mômes, avons-nous dîné ?

— Monsieur, répondit l’aîné, nous n’avons pas mangé depuis tantôt ce matin.

— Vous êtes donc sans père ni mère ? reprit majestueusement Gavroche.

— Faites excuse, monsieur, nous avons papa et maman, mais nous ne savons pas où ils sont.

— Des fois, cela vaut mieux que de le savoir, dit Gavroche qui était un penseur.

— Voilà, continua l’aîné, deux heures que nous marchons, nous avons cherché des choses au coin des bornes, mais nous ne trouvons rien.

— Je sais, fit Gavroche. C’est les chiens qui mangent tout.

Il reprit après un silence :

— Ah ! nous avons perdu nos auteurs. Nous ne savons plus ce que nous en avons fait. Ça ne se doit pas, gamins. C’est bête d’égarer comme ça des gens d’âge. Ah çà ! il faut licher pourtant.

Du reste il ne leur fit pas de questions. Être sans domicile, quoi de plus simple ?

L’aîné des deux mômes, presque entièrement revenu à la prompte insouciance de l’enfance, fit cette exclamation :

— C’est drôle tout de même. Maman qui avait dit qu’elle nous mènerait chercher du buis bénit le dimanche des rameaux.

— Neurs, répondit Gavroche.

— Maman, reprit l’aîné, est une dame qui demeure avec mamselle Miss.

— Tanflûte, repartit Gavroche.

Cependant il s’était arrêté, et depuis quelques minutes il tâtait et fouillait toutes sortes de recoins qu’il avait dans ses haillons.

Enfin il releva la tête d’un air qui ne voulait qu’être satisfait, mais qui était en réalité triomphant.

— Calmons-nous, les momignards. Voici de quoi souper pour trois.

Et il tira d’une de ses poches un sou.

Sans laisser aux deux petits le temps de s’ébahir, il les poussa tous deux devant lui dans la boutique du boulanger, et mit son sou sur le comptoir en criant :

— Garçon ! cinque centimes de pain.

Le boulanger, qui était le maître en personne, prit un pain et un couteau.

— En trois morceaux, garçon ! reprit Gavroche, et il ajouta avec dignité :

— Nous sommes trois.

Et voyant que le boulanger, après avoir examiné les trois soupeurs, avait pris un pain bis, il plongea profondément son doigt dans son nez avec une aspiration aussi impérieuse que s’il eût eu au bout du pouce la prise de tabac du grand Frédéric, et jeta au boulanger en plein visage cette apostrophe indignée :

— Keksekça ?

Ceux de nos lecteurs qui seraient tentés de voir dans cette interpellation de Gavroche au boulanger un mot russe ou polonais, ou l’un de ces cris sauvages que les Yoways et les Botocudos se lancent du bord d’un fleuve à l’autre à travers les solitudes, sont prévenus que c’est un mot qu’ils disent tous les jours (eux nos lecteurs) et qui tient lieu de cette phrase : qu’est-ce que c’est que cela ? Le boulanger comprit parfaitement et répondit :

— Eh mais ! c’est du pain, du très bon pain de deuxième qualité.

— Vous voulez dire du larton brutal[1], reprit Gavroche, calme et froidement dédaigneux. Du pain blanc, garçon ! du larton savonné ! je régale.

Le boulanger ne put s’empêcher de sourire, et tout en coupant le pain blanc, il les considérait d’une façon compatissante qui choqua Gavroche.

— Ah çà, mitron ! dit-il, qu’est-ce que vous avez donc à nous toiser comme ça ?

Mis tous trois bout à bout, ils auraient à peine fait une toise.

Quand le pain fut coupé, le boulanger encaissa le sou, et Gavroche dit aux deux enfants :

— Morfilez.

Les petits garçons le regardèrent interdits.

Gavroche se mit à rire :

— Ah ! tiens, c’est vrai, ça ne sait pas encore, c’est si petit.

Et il reprit :

— Mangez.

En même temps, il leur tendait à chacun un morceau de pain.

Et, pensant que l’aîné, qui lui paraissait plus digne de sa conversation, méritait quelque encouragement spécial et devait être débarrassé de toute hésitation à satisfaire son appétit, il ajouta en lui donnant la plus grosse part :

— Colle-toi ça dans le fusil.

Il y avait un morceau plus petit que les deux autres ; il le prit pour lui.

Les pauvres enfants étaient affamés, y compris Gavroche. Tout en arrachant leur pain à belles dents, ils encombraient la boutique du boulanger qui, maintenant qu’il était payé, les regardait avec humeur.

— Rentrons dans la rue, dit Gavroche.

Ils reprirent la direction de la Bastille.

De temps en temps, quand ils passaient devant les devantures de boutiques éclairées, le plus petit s’arrêtait pour regarder l’heure à une montre en plomb suspendue à son cou par une ficelle.

— Voilà décidément un fort serin, disait Gavroche.

Puis, pensif, il grommelait entre ses dents :

— C’est égal, si j’avais des mômes, je les serrerais mieux que ça.

Comme ils achevaient leur morceau de pain et atteignaient l’angle de cette morose rue des Ballets au fond de laquelle on aperçoit le guichet bas et hostile de la Force :

— Tiens, c’est toi, Gavroche ? dit quelqu’un.

— Tiens, c’est toi, Montparnasse ? dit Gavroche.

C’était un homme qui venait d’aborder le gamin, et cet homme n’était autre que Montparnasse déguisé, avec des besicles bleues, mais reconnaissable pour Gavroche.

— Mâtin ! poursuivit Gavroche, tu as une pelure couleur cataplasme de graine de lin et des lunettes bleues comme un médecin. Tu as du style, parole de vieux !

— Chut, fit Montparnasse, pas si haut !

Et il entraîna vivement Gavroche hors de la lumière des boutiques.

Les deux petits suivaient machinalement en se tenant par la main.

Quand ils furent sous l’archivolte noire d’une porte cochère, à l’abri des regards et de la pluie :

— Sais-tu où je vas ? demanda Montparnasse.

— À l’abbaye de Monte-à-Regret[2], dit Gavroche.

— Farceur !

Et Montparnasse reprit :

— Je vas retrouver Babet.

— Ah ! fit Gavroche, elle s’appelle Babet.

Montparnasse baissa la voix.

— Pas elle, lui.

— Ah, Babet !

— Oui, Babet.

— Je le croyais bouclé.

— Il a défait la boucle, répondit Montparnasse.

Et il conta rapidement au gamin que, le matin de ce même jour où ils étaient, Babet, ayant été transféré à la Conciergerie, s’était évadé en prenant à gauche au lieu de prendre à droite dans le « corridor de l’instruction ».

Gavroche admira l’habileté.

— Quel dentiste ! dit-il.

Montparnasse ajouta quelques détails sur l’évasion de Babet et termina par :

— Oh ! ce n’est pas tout.

Gavroche, tout en écoutant, s’était saisi d’une canne que Montparnasse tenait à la main, il en avait machinalement tiré la partie supérieure, et la lame d’un poignard avait apparu.

— Ah ! fit-il en repoussant vivement le poignard, tu as emmené ton gendarme déguisé en bourgeois.

Montparnasse cligna de l’œil.

— Fichtre ! reprit Gavroche, tu vas donc te colleter avec les cognes ?

— On ne sait pas, répondit Montparnasse d’un air indifférent. Il est toujours bon d’avoir une épingle sur soi.

Gavroche insista :

— Qu’est-ce que tu vas donc faire cette nuit ?

Montparnasse prit de nouveau la corde grave et dit en mangeant les syllabes :

— Des choses.

Et changeant brusquement de conversation :

— À propos !

— Quoi ?

— Une histoire de l’autre jour. Figure-toi. Je rencontre un bourgeois. Il me fait cadeau d’un sermon et de sa bourse. Je mets ça dans ma poche. Une minute après, je fouille dans ma poche. Il n’y avait plus rien.

— Que le sermon, fit Gavroche.

— Mais toi, reprit Montparnasse, où vas-tu donc maintenant ?

Gavroche montra ses deux protégés et dit :

— Je vas coucher ces enfants-là.

— Où ça coucher ?

— Chez moi.

— Où ça chez toi ?

— Chez moi.

— Tu loges donc ?

— Oui, je loge.

— Et où loges-tu ?

— Dans l’éléphant, dit Gavroche.

Montparnasse, quoique de sa nature peu étonné, ne put retenir une exclamation :

— Dans l’éléphant !

— Eh bien oui, dans l’éléphant ! repartit Gavroche. Kekçaa ?

Ceci est encore un mot de la langue que personne n’écrit et que tout le monde parle. Kekçaa signifie : qu’est-ce que cela a ?

L’observation profonde du gamin ramena Montparnasse au calme et au bon sens. Il parut revenir à de meilleurs sentiments pour le logis de Gavroche.

— Au fait ! dit-il, oui, l’éléphant. Y est-on bien ?

— Très bien, fit Gavroche. Là, vrai, chenument. Il n’y a pas de vents coulis comme sous les ponts.

— Comment y entres-tu ?

— J’entre.

— Il y a donc un trou ? demanda Montparnasse.

— Parbleu ! Mais il ne faut pas le dire. C’est entre les jambes de devant. Les coqueurs[3] ne l’ont pas vu.

— Et tu grimpes ? Oui, je comprends.

— Un tour de main, cric, crac, c’est fait, plus personne.

Après un silence, Gavroche ajouta :

— Pour ces petits j’aurai une échelle.

Montparnasse se mit à rire.

— Où diable as-tu pris ces mions-là ?

Gavroche répondit avec simplicité :

— C’est des momichards dont un perruquier m’a fait cadeau.

Cependant Montparnasse était devenu pensif.

— Tu m’as reconnu bien aisément, murmura-t-il.

Il prit dans sa poche deux petits objets qui n’étaient autre chose que deux tuyaux de plume enveloppés de coton et s’en introduisit un dans chaque narine. Ceci lui faisait un autre nez.

— Ça te change, dit Gavroche, tu es moins laid, tu devrais garder toujours ça.

Montparnasse était joli garçon, mais Gavroche était railleur.

— Sans rire, demanda Montparnasse, comment me trouves-tu ?

C’était aussi un autre son de voix. En un clin d’œil, Montparnasse était devenu méconnaissable.

— Oh ! Fais-nous Porrichinelle ! s’écria Gavroche.

Les deux petits, qui n’avaient rien écouté jusque-là, occupés qu’ils étaient eux-mêmes à fourrer leurs doigts dans leur nez, s’approchèrent à ce nom et regardèrent Montparnasse avec un commencement de joie et d’admiration.

Malheureusement Montparnasse était soucieux.

Il posa sa main sur l’épaule de Gavroche et lui dit en appuyant sur les mots :

— Écoute ce que je te dis, garçon, si j’étais sur la place, avec mon dogue, ma dague et ma digue, et si vous me prodiguiez dix gros sous, je ne refuserais pas d’y goupiner[4], mais nous ne sommes pas le mardi gras.

Cette phrase bizarre produisit sur le gamin un effet singulier. Il se retourna vivement, promena avec une attention profonde ses petits yeux brillants autour de lui, et aperçut, à quelques pas, un sergent de ville qui leur tournait le dos. Gavroche laissa échapper un : ah, bon ! qu’il réprima sur-le-champ, et, secouant la main de Montparnasse :

— Eh bien, bonsoir, fit-il, je m’en vas à mon éléphant avec mes mômes. Une supposition que tu aurais besoin de moi une nuit, tu viendrais me trouver là. Je loge à l’entre-sol. Il n’y a pas de portier. Tu demanderas monsieur Gavroche.

— C’est bon, dit Montparnasse.

Et ils se séparèrent, Montparnasse cheminant vers la Grève et Gavroche vers la Bastille. Le petit de cinq ans, traîné par son frère que traînait Gavroche, tourna plusieurs fois la tête en arrière pour voir s’en aller « Porrichinelle ».

La phrase amphigourique par laquelle Montparnasse avait averti Gavroche de la présence du sergent de ville ne contenait pas d’autre talisman que l’assonance dig répétée cinq ou six fois sous des formes variées. Cette syllabe dig, non prononcée isolément, mais artistement mêlée aux mots d’une phrase, veut dire : — Prenons garde, on ne peut pas parler librement. — Il y avait en outre dans la phrase de Montparnasse une beauté littéraire qui échappa à Gavroche, c’est mon dogue, ma dague et ma digue, locution de l’argot du Temple qui signifie, mon chien, mon couteau et ma femme, fort usités parmi les pitres et les queues-rouges du grand siècle où Molière écrivait et où Callot dessinait.

Il y a vingt ans, on voyait encore dans l’angle sud-est de la place de la Bastille près de la gare du canal creusée dans l’ancien fossé de la prison-citadelle, un monument bizarre qui s’est effacé déjà de la mémoire des parisiens, et qui méritait d’y laisser quelque trace, car c’était une pensée du « membre de l’Institut, général en chef de l’armée d’Égypte ».

Nous disons monument, quoique ce ne fût qu’une maquette, Mais cette maquette elle-même, ébauche prodigieuse, cadavre grandiose d’une idée de Napoléon que deux ou trois coups de vent successifs avaient emportée et jetée à chaque fois plus loin de nous, était devenue historique, et avait pris je ne sais quoi de définitif qui contrastait avec son aspect provisoire. C’était un éléphant de quarante pieds de haut, construit en charpente et en maçonnerie, portant sur son dos sa tour qui ressemblait à une maison, jadis peint en vert par un badigeonneur quelconque, maintenant peint en noir par le ciel, la pluie et le temps. Dans cet angle désert et découvert de la place, le large front du colosse, sa trompe, ses défenses, sa tour, sa croupe énorme, ses quatre pieds pareils à des colonnes faisaient, la nuit, sur le ciel étoilé, une silhouette surprenante et terrible. On ne savait ce que cela voulait dire. C’était une sorte de symbole de la force populaire. C’était sombre, énigmatique et immense. C’était on ne sait quel fantôme puissant, visible et debout à côté du spectre invisible de la Bastille.

Peu d’étrangers visitaient cet édifice, aucun passant ne le regardait. Il tombait en ruine ; à chaque saison, des plâtras qui se détachaient de ses flancs lui faisaient des plaies hideuses. Les « édiles », comme on dit en patois élégant, l’avaient oublié depuis 1814. Il était là dans son coin, morne, malade, croulant, entouré d’une palissade pourrie, souillée à chaque instant par des cochers ivres ; des crevasses lui lézardaient le ventre, une latte lui sortait de la queue, les hautes herbes lui poussaient entre les jambes ; et comme le niveau de la place s’élevait depuis trente ans tout autour par ce mouvement lent et continu qui exhausse insensiblement le sol des grandes villes, il était dans un creux et il semblait que la terre s’enfonçât sous lui. Il était immonde, méprisé, repoussant et superbe, laid aux yeux du bourgeois, mélancolique aux yeux du penseur. Il avait quelque chose d’une ordure qu’on va balayer et quelque chose d’une majesté qu’on va décapiter.

Comme nous l’avons dit, la nuit, l’aspect changeait. La nuit est le véritable milieu de tout ce qui est ombre. Dès que tombait le crépuscule, le vieil éléphant se transfigurait ; il prenait une figure tranquille et redoutable dans la formidable sérénité des ténèbres. Étant du passé, il était de la nuit ; et cette obscurité allait à sa grandeur.

Ce monument, rude, trapu, pesant, âpre, austère, presque difforme, mais à coup sûr majestueux et empreint d’une sorte de gravité magnifique et sauvage, a disparu pour laisser régner en paix l’espèce de poêle gigantesque, orné de son tuyau, qui a remplacé la sombre forteresse à neuf tours, à peu près comme la bourgeoisie remplace la féodalité. Il est tout simple qu’un poêle soit le symbole d’une époque dont une marmite contient la puissance. Cette époque passera, elle passe déjà ; on commence à comprendre que, s’il peut y avoir de la force dans une chaudière, il ne peut y avoir de puissance que dans un cerveau ; en d’autres termes, que ce qui mène et entraîne le monde, ce ne sont pas les locomotives, ce sont les idées. Attelez les locomotives aux idées, c’est bien ; mais ne prenez pas le cheval pour le cavalier.

Quoi qu’il en soit, pour revenir à la place de la Bastille, l’architecte de l’éléphant avec du plâtre était parvenu à faire du grand ; l’architecte du tuyau de poêle a réussi à faire du petit avec du bronze.

Ce tuyau de poêle, qu’on a baptisé d’un nom sonore et nommé la colonne de Juillet, ce monument manqué d’une révolution avortée, était encore enveloppé en 1832 d’une immense chemise en charpente que nous regrettons pour notre part, et d’un vaste enclos en planches, qui achevait d’isoler l’éléphant.

Ce fut vers ce coin de la place, à peine éclairé du reflet d’un réverbère éloigné, que le gamin dirigea les deux « mômes ».

Qu’on nous permette de nous interrompre ici et de rappeler que nous sommes dans la simple réalité, et qu’il y a vingt ans les tribunaux correctionnels eurent à juger, sous prévention de vagabondage et de bris d’un monument public, un enfant qui avait été surpris couché dans l’intérieur même de l’éléphant de la Bastille.

Ce fait constaté, nous continuons.

En arrivant près du colosse, Gavroche comprit l’effet que l’infiniment grand peut produire sur l’infiniment petit, et dit :

— Moutards ! n’ayez pas peur.

Puis il entra par une lacune de la palissade dans l’enceinte de l’éléphant et aida les mômes à enjamber la brèche. Les deux enfants, un peu effrayés, suivaient sans dire mot Gavroche et se confiaient à cette petite providence en guenilles qui leur avait donné du pain et leur avait promis un gite.

Il y avait là, couchée le long de la palissade, une échelle qui servait le jour aux ouvriers du chantier voisin. Gavroche la souleva avec une singulière vigueur, et l’appliqua contre une des jambes de devant de l’éléphant. Vers le point où l’échelle allait aboutir, on distinguait une espèce de trou noir dans le ventre du colosse.

Gavroche montra l’échelle et le trou à ses hôtes et leur dit :

— Montez et entrez.

Les deux petits garçons se regardèrent terrifiés.

— Vous avez peur, mômes ! s’écria Gavroche.

Et il ajouta :

— Vous allez voir.

Il étreignit le pied rugueux de l’éléphant, et en un clin d’œil, sans daigner se servir de l’échelle, il arriva à la crevasse. Il y entra comme une couleuvre qui se glisse dans une fente, et s’y enfonça, et un moment après les deux enfants virent vaguement apparaître, comme une forme blanchâtre et blafarde, sa tête pâle au bord du trou plein de ténèbres.

— Eh bien, cria-t-il, montez donc, les momignards ! vous allez voir comme on est bien ! — Monte, toi ! dit-il à l’aîné, je te tends la main.

Les petits se poussèrent de l’épaule, le gamin leur faisait peur et les rassurait à la fois, et puis il pleuvait bien fort. L’aîné se risqua. Le plus jeune, en voyant monter son frère et lui resté tout seul entre les pattes de cette grosse bête, avait bien envie de pleurer, mais il n’osait.

L’aîné gravissait, tout en chancelant, les barreaux de l’échelle ; Gavroche, chemin faisant, l’encourageait par des exclamations de maître d’armes à ses écoliers ou de muletier à ses mules :

— Aye pas peur !

— C’est ça !

— Va toujours !

— Mets ton pied là !

— Ta main ici.

— Hardi !

Et quand il fut à sa portée, il l’empoigna brusquement et vigoureusement par le bras et le tira à lui.

— Gobé ! dit-il.

Le môme avait franchi la crevasse.

— Maintenant, fit Gavroche, attends-moi. Monsieur, prenez la peine de vous asseoir.

Et, sortant de la crevasse comme il y était entré, il se laissa glisser avec l’agilité d’un ouistiti le long de la jambe de l’éléphant, il tomba debout sur ses pieds dans l’herbe, saisit le petit de cinq ans à bras-le-corps et le planta au beau milieu de l’échelle, puis il se mit à monter derrière lui en criant à l’aîné :

— Je vas le pousser, tu vas le tirer.

En un instant le petit fut monté, poussé, traîné, tiré, bourré, fourré dans le trou sans avoir eu le temps de se reconnaître, et Gavroche, entrant après lui, repoussant d’un coup de talon l’échelle qui tomba sur le gazon, se mit à battre des mains et cria :

— Nous y v’là ! Vive le général Lafayette !

Cette explosion passée, il ajouta :

— Les mioches, vous êtes chez moi.

Gavroche était en effet chez lui.

Ô utilité inattendue de l’inutile ! charité des grandes choses ! bonté des géants ! Ce monument démesuré qui avait contenu une pensée de l’empereur était devenu la boîte d’un gamin. Le môme avait été accepté et abrité par le colosse. Les bourgeois endimanchés qui passaient devant l’éléphant de la Bastille disaient volontiers en le toisant d’un air de mépris avec leurs yeux à fleur de tête : — À quoi cela sert-il ? — Cela servait à sauver du froid, du givre, de la grêle, de la pluie, à garantir du vent d’hiver, à préserver du sommeil dans la boue qui donne la fièvre et du sommeil dans la neige qui donne la mort, un petit être sans père ni mère, sans pain, sans vêtements, sans asile. Cela servait à recueillir l’innocent que la société repoussait. Cela servait à diminuer la faute publique. C’était une tanière ouverte à celui auquel toutes les portes étaient fermées. Il semblait que le vieux mastodonte misérable, envahi par la vermine et par l’oubli, couvert de verrues, de moisissures et d’ulcères, chancelant, vermoulu, abandonné, condamné, espèce de mendiant colossal demandant en vain l’aumône d’un regard bienveillant au milieu du carrefour, avait eu pitié, lui, de cet autre mendiant, du pauvre pygmée qui s’en allait sans souliers aux pieds, sans plafond sur la tête, soufflant dans ses doigts, vêtu de chiffons, nourri de ce qu’on jette. Voilà à quoi servait l’éléphant de la Bastille. Cette idée de Napoléon, dédaignée par les hommes, avait été reprise par Dieu. Ce qui n’eût été qu’illustre était devenu auguste. Il eût fallu à l’empereur, pour réaliser ce qu’il méditait, le porphyre, l’airain, le fer, l’or, le marbre ; à Dieu le vieil assemblage de planches, de solives et de plâtras suffisait. L’empereur avait eu un rêve de génie ; dans cet éléphant titanique, armé, prodigieux, dressant sa trompe, portant sa tour, et faisant jaillir de toute part autour de lui des eaux joyeuses et vivifiantes, il voulait incarner le peuple ; Dieu en avait fait une chose plus grande, il y logeait un enfant.

Le trou par où Gavroche était entré était une brèche à peine visible du dehors, cachée qu’elle était, nous l’avons dit, sous le ventre de l’éléphant, et si étroite qu’il n’y avait guère que des chats et des mômes qui pussent y passer.

— Commençons, dit Gavroche, par dire au portier que nous n’y sommes pas.

Et plongeant dans l’obscurité avec certitude comme quelqu’un qui connaît son appartement, il prit une planche et en boucha le trou.

Gavroche replongea dans l’obscurité. Les enfants entendirent le reniflement de l’allumette enfoncée dans la bouteille phosphorique. L’allumette chimique n’existait pas encore ; le briquet Fumade représentait à cette époque le progrès.

Une clarté subite leur fit cligner les yeux ; Gavroche venait d’allumer un de ces bouts de ficelle trempée dans la résine qu’on appelle rats de cave. Le rat de cave, qui fumait plus qu’il n’éclairait, rendait confusément visible le dedans de l’éléphant.

Les deux hôtes de Gavroche regardèrent autour d’eux et éprouvèrent quelque chose de pareil à ce qu’éprouverait quelqu’un qui serait enfermé dans la grosse tonne de Heidelberg, ou mieux encore à ce que dut éprouver Jonas dans le ventre biblique de la baleine. Tout un squelette gigantesque leur apparaissait et les enveloppait. En haut, une longue poutre brune d’où partaient de distance en distance de massives membrures cintrées figurait la colonne vertébrale avec les côtes, des stalactites de plâtre y pendaient comme des viscères, et d’une côte à l’autre de vastes toiles d’araignée faisaient des diaphragmes poudreux. On voyait çà et là dans les coins de grosses taches noirâtres qui avaient l’air de vivre et qui se déplaçaient rapidement avec un mouvement brusque et effaré.

Les débris tombés du dos de l’éléphant sur son ventre en avaient comblé la concavité, de sorte qu’on pouvait y marcher comme sur un plancher.

Le plus petit se rencogna contre son frère et dit à demi-voix :

— C’est noir.

Ce mot fit exclamer Gavroche. L’air pétrifié des deux mômes rendait une secousse nécessaire.

— Qu’est-ce que vous me fichez ? s’écria-t-il. Blaguons-nous ? faisons-nous les dégoûtés ? vous faut-il pas les Tuileries ? Seriez-vous des brutes ? Dites-le. Je vous préviens que je ne suis pas du régiment des godiches. Ah çà, est-ce que vous êtes les moutards du moutardier du pape ?

Un peu de rudoiement est bon dans l’épouvante. Cela rassure. Les deux enfants se rapprochèrent de Gavroche.

Gavroche, paternellement attendri de cette confiance, passa « du grave au doux » et s’adressant au plus petit :

— Bêta, lui dit-il en accentuant l’injure d’une nuance caressante, c’est dehors que c’est noir. Dehors il pleut, ici il ne pleut pas ; dehors il fait froid, ici il n’y a pas une miette de vent ; dehors il y a un tas de monde, ici il n’y a personne ; dehors il n’y a pas même la lune, ici il y a ma chandelle, nom d’unch !

Les deux enfants commençaient à regarder l’appartement avec moins d’effroi ; mais Gavroche ne leur laissa pas plus longtemps le loisir de la contemplation.

— Vite, dit-il.

Et il les poussa vers ce que nous sommes très heureux de pouvoir appeler le fond de la chambre.

Là était son lit.

Le lit de Gavroche était complet. C’est-à-dire qu’il y avait un matelas, une couverture et une alcôve avec rideaux.

Le matelas était une natte de paille, la couverture était un assez vaste pagne de grosse laine grise fort chaude et presque neuve. Voici ce que c’était que l’alcôve.

Trois échalas assez longs enfoncés et consolidés dans les gravois du sol, c’est-à-dire du ventre de l’éléphant, deux en avant, un en arrière, et réunis par une corde à leur sommet, de manière à former un faisceau pyramidal. Ce faisceau supportait un treillage de fil de laiton qui était simplement posé dessus, mais artistement appliqué et maintenu par des attaches de fil de fer, de sorte qu’il enveloppait entièrement les trois échalas. Un cordon de grosses pierres fixait tout autour ce treillage sur le sol, de manière à ne rien laisser passer. Ce treillage n’était autre chose qu’un morceau de ces grillages de cuivre dont on revêt les volières dans les ménageries. Le lit de Gavroche était sous ce grillage comme dans une cage. L’ensemble ressemblait à une tente d’esquimau.

C’est ce grillage qui tenait lieu de rideaux.

Gavroche dérangea un peu les pierres qui assujettissaient le grillage par devant ; les deux pans du treillage qui retombaient l’un sur l’autre s’écartèrent.

— Mômes, à quatre pattes ! dit Gavroche.

Il fit entrer avec précaution ses hôtes dans la cage, puis il y entra après eux, en rampant, rapprocha les pierres et referma hermétiquement l’ouverture.

Ils s’étaient étendus tous trois sur la natte.

Si petits qu’ils fussent, aucun d’eux n’eût pu se tenir debout dans l’alcôve. Gavroche avait toujours le rat de cave à sa main.

— Maintenant, dit-il, pioncez ! Je vas supprimer le candélabre.

— Monsieur, demanda l’aîné des deux frères à Gavroche en montrant le grillage, qu’est-ce que c’est donc que ça ?

— Ça, dit Gavroche gravement, c’est pour les rats. — Pioncez !

Cependant, il se crut obligé d’ajouter quelques paroles pour l’instruction de ces êtres en bas âge, et il continua :

— C’est des choses du Jardin des plantes. Ça sert aux animaux féroces. Gniena (il y en a) plein un magasin. Gnia (il n’y a) qu’à monter par-dessus un mur, qu’à grimper par une fenêtre et qu’à passer sous une porte. On en a tant qu’on en veut.

Tout en parlant, il enveloppait d’un pan de la couverture le tout petit qui murmura :

— Oh ! c’est bon ! c’est chaud !

Gavroche fixa un œil satisfait sur la couverture.

— C’est encore du Jardin des plantes, dit-il. J’ai pris ça aux singes.

Et montrant à l’aîné la natte sur laquelle il était couché, natte fort épaisse et admirablement travaillée, il ajouta :

— Ça, c’était à la girafe.

Après une pause, il poursuivit :

— Les bêtes avaient tout ça. Je le leur ai pris. Ça ne les a pas fâchées. Je leur ai dit : C’est pour l’éléphant.

Il fit encore un silence et reprit :

— On passe par-dessus les murs et on se fiche du gouvernement. V’là.

Les deux enfants considéraient avec un respect craintif et stupéfait cet être intrépide et inventif, vagabond comme eux, isolé comme eux, chétif comme eux, qui avait quelque chose d’admirable et de tout-puissant, qui leur semblait surnaturel, et dont la physionomie se composait de toutes les grimaces d’un vieux saltimbanque mêlées au plus naïf et au plus charmant sourire.

— Monsieur, fit timidement l’aîné, vous n’avez donc pas peur des sergents de ville ?

Gavroche se borna à répondre :

— Môme ! on ne dit pas les sergents de ville, on dit les cognes.

Le tout petit avait les yeux ouverts, mais il ne disait rien. Comme il était au bord de la natte, l’aîné étant au milieu, Gavroche lui borda la couverture comme eut fait une mère et exhaussa la natte sous sa tête avec de vieux chiffons de manière à faire au môme un oreiller. Puis il se tourna vers l’aîné.

— Hein ? on est joliment bien ici !

— Ah oui ! répondit l’aîné en regardant Gavroche avec une expression d’ange sauvé.

Les deux pauvres petits enfants tout mouillés commençaient à se réchauffer.

— Ah çà, continua Gavroche, pourquoi donc est-ce que vous pleuriez ?

Et montrant le petit à son frère :

— Un mioche comme ça, je ne dis pas ; mais un grand comme toi, pleurer, c’est crétin ; on a l’air d’un veau.

— Dame, fit l’enfant, nous n’avions plus du tout de logement où aller.

— Moutard ! reprit Gavroche, on ne dit pas un logement, on dit une piolle.

— Et puis nous avions peur d’être tout seuls comme ça la nuit.

— On ne dit pas la nuit, on dit la sorgue.

— Merci, monsieur, dit l’enfant.

— Écoute, repartit Gavroche, il ne faut plus geindre jamais pour rien, J’aurai soin de vous. Tu verras comme on s’amuse. L’été, nous irons à la Glacière avec Navet, un camarade à moi, nous nous baignerons à la Gare, nous courrons tout nus sur les trains devant le pont d’Austerlitz, ça fait rager les blanchisseuses. Elles crient, elles bisquent, si tu savais comme elles sont farces ! Nous irons voir l’homme squelette. Il est en vie. Aux Champs-Élysées. Il est maigre comme tout, ce paroissien-là. Et puis je vous conduirai au spectacle. Je vous mènerai à Frédérick-Lemaître. J’ai des billets, je connais des acteurs, j’ai même joué une fois dans une pièce. Nous étions des mômes comme ça, on courait sous une toile, ça faisait la mer. Je vous ferai engager à mon théâtre. Nous irons voir les sauvages. Ce n’est pas vrai, ces sauvages-là. Ils ont des maillots roses qui font des plis, et on leur voit aux coudes des reprises en fil blanc. Après ça, nous irons à l’Opéra. Nous entrerons avec les claqueurs. La claque à l’Opéra est très bien composée. Je n’irais pas avec la claque sur les boulevards. À l’Opéra, figure-toi, il y en a qui payent vingt sous, mais c’est des bêtas. On les appelle des lavettes. — Et puis nous irons voir guillotiner. Je vous ferai voir le bourreau. Il demeure rue des Marais. Monsieur Sanson. Il y a une boîte aux lettres à la porte. Ah ! on s’amuse fameusement !

En ce moment, une goutte de cire tomba sur le doigt de Gavroche et le rappela aux réalités de la vie.

— Bigre ! dit-il, v’là la mèche qui s’use. Attention ! je ne peux pas mettre plus d’un sou par mois à mon éclairage. Quand on se couche, il faut dormir. Nous n’avons pas le temps de lire des romans de monsieur Paul de Kock. Avec ça que la lumière pourrait passer par les fentes de la porte cochère, et les cognes n’auraient qu’à voir.

— Et puis, observa timidement l’aîné qui seul osait causer avec Gavroche et lui donnait la réplique, un fumeron pourrait tomber dans la paille, il faut prendre garde de brûler la maison.

— On ne dit pas brûler la maison, fit Gavroche, on dit riffauder le bocard.

L’orage redoublait. On entendait, à travers des roulements de tonnerre, l’averse battre le dos du colosse.

— Enfoncé, la pluie ! dit Gavroche. Ça m’amuse d’entendre couler la carafe le long des jambes de la maison. L’hiver est une bête ; il perd sa marchandise, il perd sa peine, il ne peut pas nous mouiller, et ça le fait bougonner, ce vieux porteur d’eau-là.

Cette allusion au tonnerre, dont Gavroche, en sa qualité de philosophe du dix-neuvième siècle, acceptait toutes les conséquences, fut suivie d’un large éclair, si éblouissant que quelque chose en entra par la crevasse dans le ventre de l’éléphant. Presque en même temps la foudre gronda et très furieusement. Les deux petits poussèrent un cri, et se soulevèrent si vivement que le treillage en fut presque écarté ; mais Gavroche tourna vers eux sa face hardie et profita du coup de tonnerre pour éclater de rire.

— Du calme, enfants. Ne bousculons pas l’édifice. Voilà du beau tonnerre, à la bonne heure ! Ce n’est pas là de la gnognotte d’éclair. Bravo le bon Dieu ! nom d’unch ! c’est presque aussi bien qu’à l’Ambigu.

Cela dit, il refit l’ordre dans le treillage, poussa doucement les deux enfants sur le chevet du lit, pressa leurs genoux pour les bien étendre tout de leur long et s’écria :

— Puisque le bon Dieu allume sa chandelle, je peux souffler la mienne. Les enfants, il faut dormir, mes jeunes humains. C’est très mauvais de ne pas dormir. Ça vous ferait schlinguer du couloir, ou, comme on dit dans le grand monde, puer de la gueule. Entortillez-vous bien de la pelure ! Je vas éteindre. Y êtes-vous ?

— Oui, murmura l’aîné, je suis bien. J’ai comme de la plume sous la tête.

— On ne dit pas la tête, cria Gavroche, on dit la tronche.

Les deux enfants se serrèrent l’un contre l’autre. Gavroche acheva de les arranger sur la natte et leur monta la couverture jusqu’aux oreilles, puis répéta pour la troisième fois l’injonction en langue hiératique :

— Pioncez !

Et il souffla le lumignon.

À peine la lumière était-elle éteinte qu’un tremblement singulier commença à ébranler le treillage sous lequel les trois enfants étaient couchés. C’était une multitude de frottements sourds qui rendaient un son métallique, comme si des griffes et des dents grinçaient sur le fil de cuivre. Cela était accompagné de toutes sortes de petits cris aigus.

Le petit garçon de cinq ans, entendant ce vacarme au-dessus de sa tête et glacé d’épouvante, poussa du coude son frère aîné, mais le frère aîné «  pionçait  » déjà, comme Gavroche le lui avait ordonné, Alors le petit, n’en pouvant plus de peur, osa interpeller Gavroche, mais tout bas, en retenant son haleine :

— Monsieur ?

— Hein ? fit Gavroche qui venait de fermer les paupières.

— Qu’est-ce que c’est donc que ça ?

— C’est les rats, répondit Gavroche.

Et il remit sa tête sur la natte.

Les rats en effet, qui pullulaient par milliers dans la carcasse de l’éléphant et qui étaient ces taches noires vivantes dont nous avons parlé, avaient été tenus en respect par la flamme de la bougie tant qu’elle avait brillé, mais dès que cette caverne, qui était comme leur cité, avait été rendue à la nuit, sentant là ce que le bon conteur Perrault appelle « de la chair fraîche », ils s’étaient rués en foule sur la tente de Gavroche, avaient grimpé jusqu’au sommet, et en mordaient les mailles comme s’ils cherchaient à percer cette zinzelière d’un nouveau genre.

Cependant le petit ne dormait pas.

— Monsieur ! reprit-il.

— Hein ? fit Gavroche.

— Qu’est-ce que c’est donc que les rats ?

— C’est des souris.

Cette explication rassura un peu l’enfant. Il avait vu dans sa vie des souris blanches et il n’en avait pas eu peur. Pourtant il éleva encore la voix :

— Monsieur ?

— Hein ? reprit Gavroche.

— Pourquoi n’avez-vous pas un chat ?

— J’en ai eu un, répondit Gavroche, j’en ai apporté un, mais ils me l’ont mangé.

Cette seconde explication défit l’œuvre de la première, et le petit recommença à trembler. Le dialogue entre lui et Gavroche reprit pour la quatrième fois.

— Monsieur !

— Hein ?

— Qui ça qui a été mangé ?

— Le chat.

— Qui ça qui a mangé le chat ?

— Les rats.

— Les souris ?

— Oui, les rats.

L’enfant, consterné de ces souris qui mangent les chats, poursuivit :

— Monsieur, est-ce qu’elles nous mangeraient, ces souris-là ?

— Pardi ! fit Gavroche.

La terreur de l’enfant était au comble. Mais Gavroche ajouta :

— N’eïlle pas peur ! ils ne peuvent pas entrer. Et puis je suis là ! Tiens, prends ma main. Tais-toi, et pionce !

Gavroche en même temps prit la main du petit par-dessus son frère. L’enfant serra cette main contre lui et se sentit rassuré. Le courage et la force ont de ces communications mystérieuses. Le silence s’était refait autour d’eux, le bruit des voix avait effrayé et éloigné les rats ; au bout de quelques minutes ils eurent beau revenir et faire rage, les trois mômes, plongés dans le sommeil, n’entendaient plus rien.

Les heures de la nuit s’écoulèrent. L’ombre couvrait l’immense place de la Bastille, un vent d’hiver qui se mêlait à la pluie soufflait par bouffées, les patrouilles furetaient les portes, les allées, les enclos, les coins obscurs, et, cherchant les vagabonds nocturnes, passaient silencieusement devant l’éléphant ; le monstre, debout, immobile, les yeux ouverts dans les ténèbres, avait l’air de rêver comme satisfait de sa bonne action, et abritait du ciel et des hommes les trois pauvres enfants endormis.

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut se souvenir qu’à cette époque le corps de garde de la Bastille était situé à l’autre extrémité de la place, et que ce qui se passait près de l’éléphant ne pouvait être ni aperçu, ni entendu par la sentinelle.

Vers la fin de cette heure qui précède immédiatement le point du jour, un homme déboucha de la rue Saint-Antoine en courant, traversa la place, tourna le grand enclos de la colonne de juillet, et se glissa entre les palissades jusque sous le ventre de l’éléphant. Si une lumière quelconque eût éclairé cet homme, à la manière profonde dont il était mouillé, on eût deviné qu’il avait passé la nuit sous la pluie. Arrivé sous l’éléphant, il fit entendre un cri bizarre qui n’appartient à aucune langue humaine et qu’une perruche seule pourrait reproduire. Il répéta deux fois ce cri dont l’orthographe que voici donne à peine quelque idée :

— Kirikikiou !

Au second cri, une voix claire, gaie et jeune, répondit du ventre de l’éléphant :

— Oui.

Presque immédiatement, la planche qui fermait le trou se dérangea et donna passage à un enfant qui descendit le long du pied de l’éléphant et vint lestement tomber près de l’homme. C’était Gavroche. L’homme était Montparnasse.

Quant à ce cri, kirikikiou, c’était là sans doute ce que l’enfant voulait dire par : Tu demanderas monsieur Gavroche.

En l’entendant, il s’était réveillé en sursaut, avait rampé hors de son « alcôve », en écartant un peu le grillage qu’il avait ensuite refermé soigneusement, puis il avait ouvert la trappe et était descendu.

L’homme et l’enfant se reconnurent silencieusement dans la nuit ; Montparnasse se borna à dire :

— Nous avons besoin de toi. Viens nous donner un coup de main.

Le gamin ne demanda pas d’autre éclaircissement.

— Me v’là, dit-il.

Et tous deux se dirigèrent vers la rue Saint-Antoine d’où sortait Montparnasse, serpentant rapidement à travers la longue file des charrettes de maraîchers qui descendent à cette heure-là vers la halle.

Les maraîchers, accroupis dans leurs voitures parmi les salades et les légumes, à demi assoupis, enfouis jusqu’aux yeux dans leurs roulières à cause de la pluie battante, ne regardaient même pas ces étranges passants.


III

LES PÉRIPÉTIES DE L’ÉVASION



Voici ce qui avait eu lieu cette même nuit à la Force :

Une évasion avait été concertée entre Babet, Brujon, Gueulemer et Thénardier, quoique Thénardier fût au secret. Babet avait fait l’affaire pour son compte, le jour même, comme on a vu d’après le récit de Montparnasse à Gavroche. Montparnasse devait les aider du dehors.

Brujon, ayant passé un mois dans une chambre de punition, avait eu le temps, premièrement d’y tresser une corde, deuxièmement, d’y mûrir un plan. Autrefois ces lieux sévères où la discipline de la prison livre le condamné à lui-même, se composaient de quatre murs de pierre, d’un plafond de pierre, d’un pavé de dalles, d’un lit de camp, d’une lucarne grillée, d’une porte doublée de fer, et s’appelaient cachots ; mais le cachot a été jugé trop horrible ; maintenant cela se compose d’une porte de fer, d’une lucarne grillée, d’un lit de camp, d’un pavé de dalles, d’un plafond de pierre, de quatre murs de pierre, et cela s’appelle chambre de punition. Il y fait un peu jour vers midi. L’inconvénient de ces chambres qui, comme on voit, ne sont pas des cachots, c’est de laisser songer des êtres qu’il faudrait faire travailler.

Brujon donc avait songé, et il était sorti de la chambre de punition avec une corde. Comme on le réputait fort dangereux dans la cour Charlemagne, on le mit dans le Bâtiment-Neuf. La première chose qu’il trouva dans le Bâtiment-Neuf, ce fut Gueulemer, la seconde, ce fut un clou ; Gueulemer, c’est-à-dire le crime, un clou, c’est-à-dire la liberté.

Brujon, dont il est temps de se faire une idée complète, était, avec une apparence de complexion délicate et une langueur profondément préméditée, un gaillard poli, intelligent et voleur qui avait le regard caressant et le sourire atroce. Son regard résultait de sa volonté et son sourire résultait de sa nature. Ses premières études dans son art s’étaient dirigées vers les toits ; il avait fait faire de grands progrès à l’industrie des arracheurs de plomb qui dépouillent les toitures et dépiautent les gouttières par le procédé dit au gras-double.

Ce qui achevait de rendre l’instant favorable pour une tentative d’évasion, c’est que les couvreurs remaniaient et rejointoyaient, en ce moment-là même, une partie des ardoises de la prison. La cour Saint-Bernard n’était plus absolument isolée de la cour Charlemagne et de la cour Saint-Louis. Il y avait par là-haut des échafaudages et des échelles ; en d’autres termes, des ponts et des escaliers du côté de la délivrance.

Le Bâtiment-Neuf, qui était tout ce qu’on pouvait voir au monde de plus lézardé et de plus décrépit, était le point faible de la prison. Les murs en étaient à ce point rongés par le salpêtre qu’on avait été obligé de revêtir d’un parement de bois les voûtes des dortoirs, parce qu’il s’en détachait des pierres qui tombaient sur les prisonniers dans leurs lits. Malgré cette vétusté, on faisait la faute d’enfermer dans le Bâtiment-Neuf les accusés les plus inquiétants, d’y mettre « les fortes causes », comme on dit en langage de prison.

Le Bâtiment-Neuf contenait quatre dortoirs superposés et un comble qu’on appelait le Bel-Air. Un large tuyau de cheminée, probablement de quelque ancienne cuisine des ducs de la Force, partait du rez-de-chaussée, traversait les quatre étages, coupait en deux tous les dortoirs où il figurait une façon de pilier aplati, et allait trouer le toit.

Gueulemer et Brujon étaient dans le même dortoir. On les avait mis par précaution dans l’étage d’en bas. Le hasard faisait que la tête de leurs lits s’appuyait au tuyau de la cheminée.

Thénardier se trouvait précisément au-dessus de leur tête dans ce comble qualifié le Bel-Air.

Le passant qui s’arrête rue Culture-Sainte-Catherine, après la caserne des pompiers, devant la porte cochère de la maison des bains, voit une cour pleine de fleurs et d’arbustes en caisses, au fond de laquelle se développe, avec deux ailes, une petite rotonde blanche égayée par des contrevents verts, le rêve bucolique de Jean-Jacques. Il n’y a pas plus de dix ans, au-dessus de cette rotonde s’élevait un mur noir, énorme, affreux, nu, auquel elle était adossée. C’était le mur du chemin de ronde de la Force.

Ce mur derrière cette rotonde, c’était Milton entrevu derrière Berquin.

Si haut qu’il fût, ce mur était dépassé par un toit plus noir encore qu’on apercevait au delà. C’était le toit du Bâtiment-Neuf. On y remarquait quatre lucarnes-mansardes armées de barreaux, c’étaient les fenêtres du Bel-Air. Une cheminée perçait le toit ; c’était la cheminée qui traversait les dortoirs.

Le Bel-Air, ce comble du Bâtiment-Neuf, était une espèce de grande halle mansardée, fermée de triples grilles et de portes doublées de tôle que constellaient des clous démesurés. Quand on y entrait par l’extrémité nord, on avait, à sa gauche les quatre lucarnes, et à sa droite, faisant face aux lucarnes, quatre cages carrées assez vastes, espacées, séparées par des couloirs étroits, construites jusqu’à hauteur d’appui en maçonnerie et le reste jusqu’au toit en barreaux de fer.

Thénardier était au secret dans une de ces cages, depuis la nuit du 3 février. On n’a jamais pu découvrir comment, et par quelle connivence, il avait réussi à s’y procurer et à y cacher une bouteille de ce vin inventé, dit-on, par Desrues, auquel se mêle un narcotique et que la bande des Endormeurs a rendu célèbre.

Il y a dans beaucoup de prisons des employés traîtres, mi-partis geôliers et voleurs, qui aident aux évasions, qui vendent à la police une domesticité infidèle, et qui font danser l’anse du panier à salade.

Dans cette même nuit donc, où le petit Gavroche avait recueilli les deux enfants errants, Brujon et Gueulemer, qui savaient que Babet, évadé le matin même, les attendait dans la rue ainsi que Montparnasse, se levèrent doucement et se mirent à percer avec le clou que Brujon avait trouvé le tuyau de cheminée auquel leurs lits touchaient. Les gravois tombaient sur le lit de Brujon, de sorte qu’on ne les entendait pas. Les giboulées mêlées de tonnerre ébranlaient les portes sur leurs gonds et faisaient dans la prison un vacarme affreux et utile. Ceux des prisonniers qui se réveillèrent firent semblant de se rendormir et laissèrent faire Gueulemer et Brujon. Brujon était adroit ; Gueulemer était vigoureux. Avant qu’aucun bruit fût parvenu au surveillant couché dans la cellule grillée qui avait jour sur le dortoir, le mur était percé, la cheminée escaladée, le treillis de fer qui fermait l’orifice supérieur du tuyau forcé, et les deux redoutables bandits sur le toit. La pluie et le vent redoublaient, le toit glissait.

— Quelle bonne sorgue pour un crampe[5] ! dit Brujon.

Un abîme de six pieds de large et de quatrevingts pieds de profondeur les séparait du mur de ronde. Au fond de cet abîme ils voyaient reluire dans l’obscurité le fusil d’un factionnaire. Ils attachèrent par un bout aux tronçons des barreaux de la cheminée qu’ils venaient de tordre la corde que Brujon avait filée dans son cachot, lancèrent l’autre bout par-dessus le mur de ronde, franchirent d’un bond l’abîme, se cramponnèrent au chevron du mur, l’enjambèrent, se laissèrent glisser l’un après l’autre le long de la corde sur un petit toit qui touche à la maison des bains, ramenèrent leur corde à eux, sautèrent dans la cour des bains, la traversèrent, poussèrent le vasistas du portier, auprès duquel pendait son cordon, tirèrent le cordon, ouvrirent la porte cochère, et se trouvèrent dans la rue.

Il n’y avait pas trois quarts d’heure qu’ils s’étaient levés debout sur leurs lits dans les ténèbres, leur clou à la main, leur projet dans la tête.

Quelques instants après ils avaient rejoint Babet et Montparnasse qui rôdaient dans les environs.

En tirant la corde à eux, ils l’avaient cassée, et il en était resté un morceau attaché à la cheminée sur le toit. Ils n’avaient du reste d’autre avarie que de s’être à peu près entièrement enlevé la peau des mains.

Cette nuit-là, Thénardier était prévenu, sans qu’on ait pu éclaircir de quelle façon, et ne dormait pas.

Vers une heure du matin, la nuit étant très noire, il vit passer sur le toit, dans la pluie et dans la bourrasque, devant la lucarne qui était vis-à-vis de sa cage, deux ombres. L’une s’arrêta à la lucarne le temps d’un regard. C’était Brujon. Thénardier le reconnut et comprit. Cela lui suffit. Thénardier, signalé comme escarpe et détenu sous prévention de guet-apens nocturne à main armée, était gardé à vue. Un factionnaire, qu’on relevait de deux heures en deux heures, se promenait le fusil chargé devant sa cage. Le Bel-Air était éclairé par une applique. Le prisonnier avait aux pieds une paire de fers du poids de cinquante livres. Tous les jours à quatre heures de l’après-midi, un gardien escorté de deux dogues, — cela se faisait encore ainsi à cette époque, — entrait dans sa cage, déposait près de son lit un pain noir de deux livres, une cruche d’eau et une écuelle pleine d’un bouillon assez maigre où nageaient quelques gourganes, visitait ses fers et frappait sur les barreaux. Cet homme avec ses dogues revenait deux fois dans la nuit.

Thénardier avait obtenu la permission de conserver une espèce de cheville en fer dont il se servait pour clouer son pain dans une fente de la muraille, « afin, disait-il, de le préserver des rats ». Comme on gardait Thénardier à vue, on n’avait point trouvé d’inconvénient à cette cheville. Cependant on se souvint plus tard qu’un gardien avait dit : — Il vaudrait mieux ne lui laisser qu’une cheville en bois.

À deux heures du matin on vint changer le factionnaire qui était un vieux soldat, et on le remplaça par un conscrit. Quelques instants après, l’homme aux chiens fit sa visite, et s’en alla sans avoir rien remarqué, si ce n’est la trop grande jeunesse et « l’air paysan  » du « tourlourou ». Deux heures après, à quatre heures, quand on vint relever le conscrit, on le trouva endormi et tombé à terre comme un bloc près de la cage de Thénardier. Quant à Thénardier, il n’y était plus. Ses fers brisés étaient sur le carreau. Il y avait un trou au plafond de sa cage, et, au-dessus, un autre trou dans le toit. Une planche de son lit avait été arrachée et sans doute emportée, car on ne la retrouva point. On saisit aussi dans la cellule une bouteille à moitié vidée qui contenait le reste du vin stupéfiant avec lequel le soldat avait été endormi. La bayonnette du soldat avait disparu.

Au moment où ceci fut découvert, on crut Thénardier hors de toute atteinte. La réalité est qu’il n’était plus dans le Bâtiment-Neuf, mais qu’il était encore fort en danger.

Thénardier, en arrivant sur le toit du Bâtiment-Neuf, avait trouvé le reste de la corde de Brujon qui pendait aux barreaux de la trappe supérieure de la cheminée, mais ce bout cassé étant beaucoup trop court, il n’avait pu s’évader par-dessus le chemin de ronde comme avaient fait Brujon et Gueulemer.

Quand on détourne de la rue des Ballets dans la rue du Roi-de-Sicile, on rencontre presque tout de suite à droite un enfoncement sordide. Il y avait là au siècle dernier une maison dont il ne reste plus que le mur de fond, véritable mur de masure qui s’élève à la hauteur d’un troisième étage entre les bâtiments voisins. Cette ruine est reconnaissable à deux grandes fenêtres carrées qu’on y voit encore ; celle du milieu, la plus proche du pignon de droite, est barrée d’une solive vermoulue ajustée en chevron d’étai. À travers ces fenêtres on distinguait autrefois une haute muraille lugubre qui était un morceau de l’enceinte du chemin de ronde de la Force.

Le vide que la maison démolie a laissé sur la rue est à moitié rempli par une palissade en planches pourries contre-butée de cinq bornes de pierre. Dans cette clôture se cache une petite baraque appuyée à la ruine restée debout. La palissade a une porte qui, il y a quelques années, n’était fermée que d’un loquet.

C’est sur la crête de cette ruine que Thénardier était parvenu un peu après trois heures du matin.

Comment était-il arrivé là ? C’est ce qu’on n’a jamais pu expliquer ni comprendre. Les éclairs avaient dû tout ensemble le gêner et l’aider. S’était-il servi des échelles et des échafaudages des couvreurs pour gagner de toit en toit, de clôture en clôture, de compartiment en compartiment, les bâtiments de la cour Charlemagne, puis les bâtiments de la cour Saint-Louis, le mur de ronde, et de là la masure sur la rue du Roi-de-Sicile ? Mais il y avait dans ce trajet des solutions de continuité qui semblaient le rendre impossible. Avait-il posé la planche de son lit comme un pont du toit du Bel-Air au mur du chemin de ronde, et s’était-il mis à ramper à plat ventre sur le chevron du mur de ronde tout autour de la prison jusqu’à la masure ? Mais le mur du chemin de ronde de la Force dessinait une ligne crénelée et inégale, il montait et descendait, il s’abaissait à la caserne des pompiers, il se relevait à la maison des bains, il était coupé par des constructions, il n’avait pas la même hauteur sur l’hôtel Lamoignon que sur la rue Pavée, il avait partout des chutes et des angles droits ; et puis les sentinelles auraient dû voir la sombre silhouette du fugitif ; de cette façon encore le chemin fait par Thénardier reste à peu près inexplicable. Des deux manières, fuite impossible. Thénardier, illuminé par cette effrayante soif de liberté qui change les précipices en fossés, les grilles de fer en claies d’osier, un cul-de-jatte en athlète, un podagre en oiseau, la stupidité en instinct, l’instinct en intelligence, et l’intelligence en génie, Thénardier avait-il inventé et improvisé une troisième manière ? On ne l’a jamais su.

On ne peut pas toujours se rendre compte des merveilles de l’évasion. L’homme qui s’échappe, répétons-le, est inspiré ; il y a de l’étoile et de l’éclair dans la mystérieuse lueur de la fuite ; l’effort vers la délivrance n’est pas moins surprenant que le coup d’aile vers le sublime ; et l’on dit d’un voleur évadé : Comment a-t-il fait pour escalader ce toit ? de même qu’on dit de Corneille : Où a-t-il trouvé Qu’il mourût ?

Quoi qu’il en soit, ruisselant de sueur, trempé par la pluie, les vêtements en lambeaux, les mains écorchées, les coudes en sang, les genoux déchirés, Thénardier était arrivé sur ce que les enfants, dans leur langue figurée, appellent le coupant du mur de la ruine, il s’y était couché tout de son long, et là, la force lui avait manqué. Un escarpement à pic de la hauteur d’un troisième étage le séparait du pavé de la rue.

La corde qu’il avait était trop courte.

Il attendait là, pâle, épuisé, désespéré de tout l’espoir qu’il avait eu, encore couvert par la nuit, mais se disant que le jour allait venir, épouvanté de l’idée d’entendre avant quelques instants sonner à l’horloge voisine de Saint-Paul quatre heures, heure où l’on viendrait relever la sentinelle et où on la trouverait endormie sous le toit percé, regardant avec stupeur, à une profondeur terrible, à la lueur des réverbères, le pavé mouillé et noir, ce pavé désiré et effroyable qui était la mort et qui était la liberté.

Il se demandait si ses trois complices d’évasion avaient réussi, s’ils l’avaient entendu, et s’ils viendraient à son aide. Il écoutait. Excepté une patrouille, personne n’avait passé dans la rue depuis qu’il était là. Presque toute la descente des maraîchers de Montreuil, de Charonne, de Vincennes et de Bercy à la halle se fait par la rue Saint-Antoine.

Quatre heures sonnèrent. Thénardier tressaillit. Peu d’instants après, cette rumeur effarée et confuse qui suit une évasion découverte éclata dans la prison. Le bruit des portes qu’on ouvre et qu’on ferme, le grincement des grilles sur leurs gonds, le tumulte du corps de garde, les appels rauques des guichetiers, le choc des crosses de fusil sur le pavé des cours, arrivaient jusqu’à lui. Des lumières montaient et descendaient aux fenêtres grillées des dortoirs, une torche courait sur le comble du Bâtiment-Neuf, les pompiers de la caserne d’à côté avaient été appelés. Leurs casques, que la torche éclairait dans la pluie, allaient et venaient le long des toits. En même temps Thénardier voyait du côté de la Bastille une nuance blafarde blanchir lugubrement le bas du ciel.

Lui était sur le haut d’un mur de dix pouces de large, étendu sous l’averse, avec deux gouffres à droite et à gauche, ne pouvant bouger, en proie au vertige d’une chute possible et à l’horreur d’une arrestation certaine, et sa pensée, comme le battant d’une cloche, allait de l’une de ces idées à l’autre : — Mort si je tombe, pris si je reste.

Dans cette angoisse, il vit tout à coup, la rue étant encore tout à fait obscure, un homme qui se glissait le long des murailles et qui venait du côté de la rue Pavée s’arrêter dans le renfoncement au-dessus duquel Thénardier était comme suspendu. Cet homme fut rejoint par un second qui marchait avec la même précaution, puis par un troisième, puis par un quatrième. Quand ces hommes furent réunis, l’un d’eux souleva le loquet de la porte de la palissade, et ils entrèrent tous quatre dans l’enceinte où est la baraque. Ils se trouvaient précisément au-dessous de Thénardier. Ces hommes avaient évidemment choisi ce renfoncement pour pouvoir causer sans être vus des passants ni de la sentinelle qui garde le guichet de la Force à quelques pas de là. Il faut dire aussi que la pluie tenait cette sentinelle bloquée dans sa guérite. Thénardier, ne pouvant distinguer leurs visages, prêta l’oreille à leurs paroles avec l’attention désespérée d’un misérable qui se sent perdu.

Thénardier vit passer devant ses yeux quelque chose qui ressemblait à l’espérance, ces hommes parlaient argot.

Le premier disait bas, mais distinctement :

— Décarrons. Qu’est-ce que nous maquillons icigo[6] ?

Le second répondit :

— Il lansquine à éteindre le riffe du rabouin. Et puis les coqueurs vont passer, il y a là un grivier qui porte gaffe, nous allons nous faire emballer icicaille[7] ?

Ces deux mots, icigo et icicaille, qui tous deux veulent dire ici, et qui appartiennent, le premier à l’argot des barrières, le second à l’argot du Temple, furent des traits de lumière pour Thénardier. À icigo il reconnut Brujon, qui était rôdeur de barrières, et à icicaille Babet, qui, parmi tous ses métiers, avait été revendeur au Temple.

L’antique argot du grand siècle ne se parle plus qu’au Temple, et Babet était le seul même qui le parlât bien purement. Sans icicaille, Thénardier ne l’aurait point reconnu, car il avait tout à fait dénaturé sa voix.

Cependant le troisième était intervenu.

— Rien ne presse encore, attendons un peu. Qu’est-ce qui nous dit qu’il n’a pas besoin de nous ?

À ceci, qui n’était que du français, Thénardier reconnut Montparnasse, lequel mettait son élégance à entendre tous les argots et à n’en parler aucun.

Quant au quatrième, il se taisait, mais ses vastes épaules le dénonçaient. Thénardier n’hésita pas. C’était Gueulemer.

Brujon répliqua presque impétueusement, mais toujours à voix basse :

— Qu’est-ce que tu nous bonis là ? Le tapissier n’aura pas pu tirer sa crampe. Il ne sait pas le truc, quoi ! Bouliner sa limace et faucher ses empaffes pour maquiller une tortouse, caler des boulins aux lourdes, braser des faffes, maquiller des caroubles, faucher les durs, balancer sa tortouse dehors, se planquer, se camouffler, il faut être mariol ! Le vieux n’aura pas pu, il ne sait pas goupiner[8] !

Babet ajouta, toujours dans ce sage argot classique que parlaient Poulailler et Cartouche, et qui est à l’argot hardi, nouveau, coloré et risqué dont usait Brujon ce que la langue de Racine est à la langue d’André Chénier :

— Ton orgue tapissier aura été fait marron dans l’escalier. Il faut être arcasien. C’est un galifard. Il se sera laissé jouer l’harnache par un roussin, peut-être même par un roussi qui lui aura battu comtois. Prête l’oche, Montparnasse, entends-tu ces criblements dans le collége ? Tu as vu toutes ces camoufles. Il est tombé, va ! Il en sera quitte pour tirer ses vingt longes. Je n’ai pas taf, je ne suis pas taffeur, c’est colombé, mais il n’y a plus qu’à faire les lézards, ou autrement on nous la fera gambiller. Ne renaude pas, viens avec nousiergue. Allons picter une rouillarde encible[9].

— On ne laisse pas les amis dans l’embarras, grommela Montparnasse.

— Je te bonis qu’il est malade, reprit Brujon. À l’heure qui toque, le tapissier ne vaut pas une broque ! Nous n’y pouvons rien. Décarrons. Je crois à tout moment qu’un cogne me cintre en pogne[10] !

Montparnasse ne résistait plus que faiblement ; le fait est que ces quatre hommes, avec cette fidélité qu’ont les bandits de ne jamais s’abandonner entre eux, avaient rôdé toute la nuit autour de la Force, quel que fût le péril, dans l’espérance de voir surgir au haut de quelque muraille Thénardier. Mais la nuit qui devenait vraiment trop belle, c’était une averse à rendre toutes les rues désertes, le froid qui les gagnait, leurs vêtements trempés, leurs chaussures percées, le bruit inquiétant qui venait d’éclater dans la prison, les heures écoulées, les patrouilles rencontrées, l’espoir qui s’en allait, la peur qui revenait, tout cela les poussait à la retraite. Montparnasse lui-même, qui était peut-être un peu le gendre de Thénardier, cédait. Un moment de plus, ils étaient partis. Thénardier haletait sur son mur comme les naufragés de la Méduse sur leur radeau en voyant le navire apparu s’évanouir à l’horizon.

Il n’osait les appeler, un cri entendu pouvait tout perdre, il eut une idée, une dernière, une lueur ; il prit dans sa poche le bout de la corde de Brujon qu’il avait détaché de la cheminée du Bâtiment-Neuf, et le jeta dans l’enceinte de la palissade.

Cette corde tomba à leurs pieds.

— Une veuve[11] ! dit Babet.

— Ma tortouse[12] ! dit Brujon.

— L’aubergiste est là, dit Montparnasse.

Ils levèrent les yeux. Thénardier avança un peu la tête.

— Vite ! dit Montparnasse, as-tu l’autre bout de la corde, Brujon ?

— Oui. — Noue les deux bouts ensemble, nous lui jetterons la corde, il la fixera au mur, il en aura assez pour descendre.

Thénardier se risqua à élever la voix.

— Je suis transi.

— On te réchauffera.

— Je ne puis plus bouger.

— Tu te laisseras glisser, nous te recevrons.

— J’ai les mains gourdes.

— Noue seulement la corde au mur.

— Je ne pourrai pas.

— Il faut que l’un de nous monte, dit Montparnasse.

— Trois étages ! fit Brujon.

Un ancien conduit en plâtre, lequel avait servi à un poêle qu’on allumait jadis dans la baraque, rampait le long du mur et montait presque jusqu’à l’endroit où l’on apercevait Thénardier. Ce tuyau, alors fort lézardé et tout crevassé, est tombé depuis, mais on en voit encore les traces. Il était fort étroit.

— On pourrait monter par là, fit Montparnasse.

— Par ce tuyau ? s’écria Babel, un orgue[13] jamais ! il faudrait un mion[14].

— Il faudrait un môme[15], reprit Brujon.

— Où trouver un moucheron ? dit Gueulemer.

— Attendez, dit Montparnasse. J’ai l’affaire.

Il entr’ouvrit doucement la porte de la palissade, s’assura qu’aucun passant ne traversait la rue, sortit avec précaution, referma la porte derrière lui, et partit en courant dans la direction de la Bastille.

Sept ou huit minutes s’écoulèrent, huit mille siècles, pour Thénardier ; Babet, Brujon et Gueulemer ne desserraient pas les dents ; la porte se rouvrit enfin, et Montparnasse parut, essoufflé, et amenant Gavroche. La pluie continuait de faire la rue complètement déserte.

Le petit Gavroche entra dans l’enceinte et regarda ces figures de bandits d’un air tranquille. L’eau lui dégouttait des cheveux. Gueulemer lui adressa la parole.

— Mioche, es-tu un homme ?

Gavroche haussa les épaules et répondit :

— Un môme comme mézig est un orgue, et des orgues comme vousailles sont des mômes[16].

— Comme le mion joue du crachoir[17] ! s’écria Babet.

— Le môme pantinois n’est pas maquillé de fertille lansquinée[18], ajouta Brujon.

— Qu’est-ce qu’il vous faut ? dit Gavroche.

Montparnasse répondit :

— Grimper par ce tuyau.

— Avec cette veuve[19], fit Babet.

— Et ligoter la tortouse[20], continua Brujon.

— Au monté du montant[21], reprit Babet.

— Au pieu de la vanterne[22], ajouta Brujon.

— Et puis ? dit Gavroche.

— Voilà ! dit Gueulemer.

Le gamin examina la corde, le tuyau, le mur, les fenêtres, et fit cet inexprimable et dédaigneux bruit des lèvres qui signifie :

— Que ça !

— Il y a un homme là-haut que tu sauveras, reprit Montparnasse.

— Veux-tu ? reprit Brujon.

— Serin ! répondit l’enfant comme si la question lui paraissait inouïe ; et il ôta ses souliers.

Gueulemer saisit Gavroche d’un bras, le posa sur le toit de la baraque, dont les planches vermoulues pliaient sous le poids de l’enfant, et lui remit la corde que Brujon avait renouée pendant l’absence de Montparnasse. Le gamin se dirigea vers le tuyau où il était facile d’entrer grâce à une large crevasse qui touchait au toit. Au moment où il allait monter, Thénardier, qui voyait le salut et la vie s’approcher, se pencha au bord du mur ; la première lueur du jour blanchissait son front inondé de sueur, ses pommettes livides, son nez effilé et sauvage, sa barbe grise toute hérissée et Gavroche le reconnut.

— Tiens ! dit-il, c’est mon père !… Oh ! cela n’empêche pas.

Et prenant la corde dans ses dents, il commença résolûment l’escalade.

Il parvint au haut de la masure, enfourcha le vieux mur comme un cheval, et noua solidement la corde à la traverse supérieure de la fenêtre.

Un moment après, Thénardier était dans la rue.

Dès qu’il eut touché le pavé, dès qu’il se sentit hors de danger, il ne fut plus ni fatigué, ni transi, ni tremblant ; les choses terribles dont il sortait s’évanouirent comme une fumée, toute cette étrange et féroce intelligence se réveilla, et se trouva debout et libre, prête à marcher devant elle. Voici quel fut le premier mot de cet homme :

— Maintenant, qui allons-nous manger ?

Il est inutile d’expliquer le sens de ce mot affreusement transparent qui signifie tout à la fois tuer, assassiner et dévaliser. Manger, sens vrai : dévorer.

— Rencognons-nous bien, dit Brujon. Finissons en trois mots, et nous nous séparerons tout de suite. Il y avait une affaire qui avait l’air bonne rue Plumet, une rue déserte, une maison isolée, une vieille grille pourrie sur un jardin, des femmes seules.

— Eh bien ! pourquoi pas ? demanda Thénardier.

— Ta fée[23], Éponine, a été voir la chose, répondit Babet.

— Et elle a apporté un biscuit à Magnon, ajouta Gueulemer. Rien à maquiller là[24].

— La fée n’est pas loffe[25], fit Thénardier. Pourtant il faudra voir.

— Oui, oui, dit Brujon, il faudra voir.

Cependant aucun de ces hommes n’avait plus l’air de voir Gavroche qui, pendant ce colloque, s’était assis sur une des bornes de la palissade ; il attendit quelques instants, peut-être que son père se tournât vers lui, puis il remit ses souliers, et dit :

— C’est fini ? vous n’avez plus besoin de moi, les hommes ? Vous voilà tirés d’affaires. Je m’en vas. Il faut que j’aille lever mes mômes.

Et il s’en alla.

Les cinq hommes sortirent l’un après l’autre de la palissade.

Quand Gavroche eut disparu au tournant de la rue des Ballets, Babet prit Thénardier à part.

— As-tu regardé ce mion ? lui demanda-t-il.

— Quel mion ?

— Le mion qui a grimpé au mur et t’a porté la corde.

— Pas trop.

— Eh bien, je ne sais pas, mais il me semble que c’est ton fils.

— Bah ! dit Thénardier, crois-tu ?
LIVRE SEPTIÈME


L’ARGOT


I

ORIGINE



Pigritia est un mot terrible.

Il engendre un monde, la pègre, lisez le vol, et un enfer, la pégrenne, lisez la faim.

Ainsi la paresse est mère.

Elle a un fils, le vol, et une fille, la faim.

Où sommes-nous en ce moment ? Dans l’argot.

Qu’est-ce que l’argot ? C’est tout à la fois la nation et l’idiome ; c’est le vol sous ses deux espèces, peuple et langue.

Lorsqu’il y a trente-quatre ans le narrateur de cette grave et sombre histoire introduisait au milieu d’un ouvrage écrit dans le même but que celui-ci[26] un voleur parlant argot, il y eut ébahissement et clameur. — Quoi ! comment ! l’argot ? Mais l’argot est affreux ! mais c’est la langue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la société a de plus abominable ! etc., etc., etc.

Nous n’avons jamais compris ce genre d’objections.

Depuis, deux puissants romanciers, dont l’un est un profond observateur du cœur humain, l’autre un intrépide ami du peuple, Balzac et Eugène Süe, ayant fait parler des bandits dans leur langue naturelle comme l’avait fait en 1828 l’auteur du Dernier jour d’un condamné, les mêmes réclamations se sont élevées. On a répété : — Que nous veulent les écrivains avec ce révoltant patois ? l’argot est odieux ! l’argot fait frémir !

Qui le nie ? Sans doute.

Lorsqu’il s’agit de sonder une plaie, un gouffre ou une société, depuis quand est-ce un tort de descendre trop avant, d’aller au fond ? Nous avions toujours pensé que c’était quelquefois un acte de courage, et tout au moins une action simple et utile, digne de l’attention sympathique que mérite le devoir accepté et accompli. Ne pas tout explorer, ne pas tout étudier, s’arrêter en chemin, pourquoi ? S’arrêter est le fait de la sonde et non du sondeur.

Certes, aller chercher dans les bas-fonds de l’ordre social, là où la terre finit et où la boue commence, fouiller dans ces vagues épaisses, poursuivre, saisir et jeter tout palpitant sur le pavé cet idiome abject qui ruisselle de fange ainsi tiré au jour, ce vocabulaire pustuleux dont chaque mot semble un anneau immonde d’un monstre de la vase et des ténèbres, ce n’est ni une tâche attrayante, ni une tâche aisée. Rien n’est plus lugubre que de contempler ainsi à nu, à la lumière de la pensée, le fourmillement effroyable de l’argot. Il semble en effet que ce soit une sorte d’horrible bête faite pour la nuit qu’on vient d’arracher de son cloaque. On croit voir une affreuse broussaille vivante et hérissée qui tressaille, se meut, s’agite, redemande l’ombre, menace et regarde. Tel mot ressemble à une griffe, tel autre à un œil éteint et sanglant ; telle phrase semble remuer comme une pince de crabe. Tout cela vit de cette vitalité hideuse des choses qui se sont organisées dans la désorganisation.

Maintenant, depuis quand l’horreur exclut-elle l’étude ? depuis quand la maladie chasse-t-elle le médecin ? Se figure-t-on un naturaliste qui refuserait d’étudier la vipère, la chauve-souris, le scorpion, la scolopendre, la tarentule, et qui les rejetterait dans leurs ténèbres en disant : Oh ! que c’est laid ! Le penseur qui se détournerait de l’argot ressemblerait à un chirurgien qui se détournerait d’un ulcère ou d’une verrue. Ce serait un philologue hésitant à examiner un fait de la langue, un philosophe hésitant à scruter un fait de l’humanité. Car, il faut bien le dire à ceux qui l’ignorent, l’argot est tout ensemble un phénomène littéraire et un résultat social. Qu’est-ce que l’argot proprement dit ? L’argot est la langue de la misère.

Ici on peut nous arrêter, on peut généraliser le fait, ce qui est quelquefois une manière de l’atténuer, on peut nous dire que tous les métiers, toutes les professions, on pourrait presque ajouter tous les accidents de la hiérarchie sociale et toutes les formes de l’intelligence, ont leur argot. Le marchand qui dit : Montpellier disponible ; Marseille belle qualité, l’agent de change qui dit : report, prime, fin courant, le joueur qui dit : tiers et tout, refait de pique, l’huissier des îles normandes qui dit : l’affieffeur s’arrêtant à son fonds ne peut clâmer les fruits de ce fonds pendant la saisie héréditale des immeubles du renonciateur, le vaudevilliste qui dit : on a égayé l’ours[27], le comédien qui dit : j’ai fait four, le philosophe qui dit : triplicité phénoménale, le chasseur qui dit : voileci allais, voileci fuyant, le phrénologue qui dit : amativité, combativité, sécrétivité, le fantassin qui dit : ma clarinette, le cavalier qui dit : mon poulet d’Inde, le maître d’armes qui dit : tierce, quarte, rompez, l’imprimeur qui dit : parlons batio, tous, imprimeur, maître d’armes, cavalier, fantassin, phrénologue, chasseur, philosophe, comédien, vaudevilliste, huissier, joueur, agent de change, marchand, parlent argot. Le peintre qui dit : mon rapin, le notaire qui dit : mon saute-ruisseau, le perruquier qui dit : mon commis, le savetier qui dit : mon gniaf, parlent argot. À la rigueur, et si on le veut absolument, toutes ces façons diverses de dire la droite et la gauche, le matelot bâbord et tribord, le machiniste, côté cour et côté jardin, le bedeau, côté de l’épître et côté de l’évangile, sont de l’argot. Il y a l’argot des mijaurées comme il y a eu l’argot des précieuses. L’hôtel de Rambouillet confinait quelque peu à la Cour des Miracles. Il y a l’argot des duchesses, témoin cette phrase écrite dans un billet doux par une très grande dame et très jolie femme de la restauration : « Vous trouverez dans ces potains-là une foultitude de raisons pour que je me libertise[28]. » Les chiffres diplomatiques sont de l’argot ; la chancellerie pontificale, en disant 26 pour Rome, grkztntgzyal pour envoi et abfxustgrnogrkzu tu XI pour duc de Modène, parle argot. Les médecins du moyen âge qui, pour dire carotte, radis et navet, disaient : opoponach, perfroschinum, reptitalmus, dracatholicum angelorum, postmegorum, parlaient argot. Le fabricant de sucre qui dit : vergeoise, tête, claircé, tape, lumps, mélis, bâtarde, commun, brûlé, plaque, cet honnête manufacturier parle argot. Une certaine école de critique d’il y a vingt ans qui disait : La moitié de Shakespeare est jeux de mots et calembours, — parlait argot. Le poëte et l’artiste qui, avec un sens profond, qualifieront M. de Montmorency « un bourgeois », s’il ne se connaît pas en vers et en statues, parlent argot. L’académicien classique qui appelle les fleurs Flore, les fruits Pomone, la mer Neptune, l’amour les feux, la beauté les appas, un cheval un coursier, la cocarde blanche ou tricolore la rose de Bellone, le chapeau à trois cornes le triangle de Mars, l’académicien classique parle argot. L’algèbre, la médecine, la botanique, ont leur argot. La langue qu’on emploie à bord, cette admirable langue de la mer, si complète et si pittoresque, qu’ont parlée Jean Bart, Duquesne, Suffren et Duperré, qui se mêle au sifflement des agrès, au bruit des porte-voix, au choc des haches d’abordage, au roulis, au vent, à la rafale, au canon, est tout un argot héroïque et éclatant qui est au farouche argot de la pègre ce que le lion est au chacal.

Sans doute. Mais, quoi qu’on en puisse dire, cette façon de comprendre le mot argot est une extension, que tout le monde même n’admettra pas. Quant à nous, nous conservons à ce mot sa vieille acception précise, circonscrite et déterminée, et nous restreignons l’argot à l’argot. L’argot véritable, l’argot par excellence, Si ces deux mots peuvent s’accoupler, l’immémorial argot qui était un royaume, n’est autre chose, nous le répétons, que la langue laide, inquiète, sournoise, traître, venimeuse, cruelle, louche, vile, profonde, fatale, de la misère. Il y a, à l’extrémité de tous les abaissements et de toutes les infortunes, une dernière misère qui se révolte et qui se décide à entrer en lutte contre l’ensemble des faits heureux et des droits régnants ; lutte affreuse où, tantôt rusée, tantôt violente, à la fois malsaine et féroce, elle attaque l’ordre social à coups d’épingle par le vice et à coup de massue par le crime. Pour les besoins de cette lutte, la misère a inventé une langue de combat qui est l’argot.

Faire surnager et soutenir au-dessus de l’oubli, au-dessus du gouffre, ne fût-ce qu’un fragment d’une langue quelconque que l’homme a parlée et qui se perdrait, c’est-à-dire un des éléments, bons ou mauvais, dont la civilisation se compose ou se complique, c’est étendre les données de l’observation sociale, c’est servir la civilisation même. Ce service, Plaute l’a rendu, le voulant ou ne le voulant pas, en faisant parler le phénicien à deux soldats carthaginois ; ce service, Molière l’a rendu, en faisant parler le levantin et toutes sortes de patois à tant de ses personnages. Ici les objections se raniment. Le phénicien, à merveille ! le levantin, à la bonne heure ! même le patois passe ! ce sont des langues qui ont appartenu à des nations ou à des provinces ; mais l’argot ? à quoi bon conserver l’argot ? à quoi bon « faire surnager » l’argot ?

À cela nous ne répondrons qu’un mot. Certes, si la langue qu’a parlée une nation ou une province est digne d’intérêt, il est une chose plus digne encore d’attention et d’étude, c’est la langue qu’a parlée une misère.

C’est la langue qu’a parlée en France, par exemple, depuis plus de quatre siècles, non seulement une misère, mais la misère, toute la misère humaine possible.

Et puis, nous y insistons, étudier les difformités et les infirmités sociales et les signaler pour les guérir, ce n’est point une besogne où le choix soit permis. L’historien des mœurs et des idées n’a pas une mission moins austère que l’historien des événements. Celui-ci a la surface de la civilisation, les luttes des couronnes, les naissances de princes, les mariages de rois, les batailles, les assemblées, les grands hommes publics, les révolutions au soleil, tout le dehors ; l’autre historien a l’intérieur, le fond, le peuple qui travaille, qui souffre et qui attend, la femme accablée, l’enfant qui agonise, les guerres sourdes d’homme à homme, les férocités obscures, les préjugés, les iniquités convenues, les contre-coups souterrains de la loi, les évolutions secrètes des âmes, les tressaillements indistincts des multitudes, les meurt-de-faim, les va-nu-pieds, les bras-nus, les déshérités, les orphelins, les malheureux et les infâmes, toutes les larves qui errent dans l’obscurité. Il faut qu’il descende, le cœur plein de charité et de sévérité à la fois, comme un frère et comme un juge, jusqu’à ces casemates impénétrables où rampent pêle-mêle ceux qui saignent et ceux qui frappent, ceux qui pleurent et ceux qui maudissent, ceux qui jeûnent et ceux qui dévorent, ceux qui endurent le mal et ceux qui le font. Ces historiens des cœurs et des âmes ont-ils des devoirs moindres que les historiens des faits extérieurs ? Croit-on qu’Alighieri ait moins de choses à dire que Machiavel ? Le dessous de la civilisation, pour être plus profond et plus sombre, est-il moins important que le dessus ? Connaît-on bien la montagne quand on ne connaît pas la caverne ?

Disons-le du reste en passant, de quelques mots de ce qui précède on pourrait inférer entre les deux classes d’historiens une séparation tranchée qui n’existe pas dans notre esprit. Nul n’est bon historien de la vie patente, visible, éclatante et publique des peuples s’il n’est en même temps, dans une certaine mesure, historien de leur vie profonde et cachée ; et nul n’est bon historien du dedans s’il ne sait être, toutes les fois que besoin est, historien du dehors. L’histoire des mœurs et des idées pénètre l’histoire des événements, et réciproquement. Ce sont deux ordres de faits différents qui se répondent, qui s’enchaînent toujours et s’engendrent souvent. Tous les linéaments que la providence trace à la surface d’une nation ont leurs parallèles sombres, mais distincts, dans le fond, et toutes les convulsions du fond produisent des soulèvements à la surface. La vraie histoire étant mêlée à tout, le véritable historien se mêle de tout.

L’homme n’est pas un cercle à un seul centre ; c’est une ellipse à deux foyers. Les faits sont l’un, les idées sont l’autre.

L’argot n’est autre chose qu’un vestiaire où la langue, ayant quelque mauvaise action à faire, se déguise. Elle s’y revêt de mots masques et de métaphores haillons.

De la sorte elle devient horrible.

On a peine à la reconnaître. Est-ce bien la langue française, la grande langue humaine ? La voilà prête à entrer en scène et à donner au crime la réplique, et propre à tous les emplois du répertoire du mal. Elle ne marche plus, elle clopine ; elle boite sur la béquille de la Cour des miracles, béquille métamorphosable en massue ; elle se nomme truanderie ; tous les spectres, ses habilleurs, l’ont grimée ; elle se traîne et se dresse, double allure du reptile. Elle est apte à tous les rôles désormais, faite louche par le faussaire, vert-de-grisée par l’empoisonneur, charbonnée de la suie de l’incendiaire ; et le meurtrier lui met son rouge.

Quand on écoute, du côté des honnêtes gens, à la porte de la société, on surprend le dialogue de ceux qui sont dehors. On distingue des demandes et des réponses. On perçoit, sans le comprendre, un murmure hideux, sonnant presque comme l’accent humain, mais plus voisin du hurlement que de la parole. C’est l’argot. Les mots sont difformes, et empreints d’on ne sait quelle bestialité fantastique. On croit entendre des hydres parler.

C’est l’inintelligible dans le ténébreux. Cela grince et cela chuchote, complétant le crépuscule par l’énigme. Il fait noir dans le malheur, il fait plus noir encore dans le crime ; ces deux noirceurs amalgamées composent l’argot. Obscurité dans l’atmosphère, obscurité dans les actes, obscurité dans les voix. Épouvantable langue crapaude qui va, vient, sautèle, rampe, bave, et se meut monstrueusement dans cette immense brume grise faite de pluie, de nuit, de faim, de vice, de mensonge, d’injustice, de nudité, d’asphyxie et d’hiver, plein midi des misérables.

Ayons compassion des châtiés. Hélas ! qui sommes-nous nous-mêmes ? qui suis-je, moi qui vous parle ? qui êtes-vous, vous qui m’écoutez ? d’où venons-nous ? et est-il bien sûr que nous n’ayons rien fait avant d’être nés ? La terre n’est point sans ressemblance avec une geôle. Qui sait si l’homme n’est pas un repris de justice divine ?

Regardez la vie de près. Elle est ainsi faite qu’on y sent partout de la punition.

Êtes-vous ce qu’on appelle un heureux ? Eh bien, vous êtes triste tous les jours. Chaque jour a son grand chagrin ou son petit souci. Hier, vous trembliez pour une santé qui vous est chère, aujourd’hui vous craignez pour la vôtre, demain ce sera une inquiétude d’argent, après-demain la diatribe d’un calomniateur, l’autre après-demain le malheur d’un ami ; puis le temps qu’il fait, puis quelque chose de cassé ou de perdu, puis un plaisir que la conscience et la colonne vertébrale vous reprochent ; une autre fois, la marche des affaires publiques. Sans compter les peines de cœur. Et ainsi de suite. Un nuage se dissipe, un autre se reforme. À peine un jour sur cent de pleine joie et de plein soleil. Et vous êtes de ce petit nombre qui a le bonheur ! Quant aux autres hommes, la nuit stagnante est sur eux.

Les esprits réfléchis usent peu de cette locution : les heureux et les malheureux. Dans ce monde, vestibule d’un autre évidemment, il n’y a pas d’heureux.

La vraie division humaine est celle-ci : les lumineux et les ténébreux.

Diminuer le nombre des ténébreux, augmenter le nombre des lumineux, voilà le but. C’est pourquoi nous crions : enseignement ! science ! Apprendre à lire, c’est allumer du feu ; toute syllabe épelée étincelle.

Du reste qui dit lumière ne dit pas nécessairement joie. On souffre dans la lumière ; l’excès brûle. La flamme est ennemie de l’aile. Brûler sans cesser de voler, c’est là le prodige du génie.

Quand vous connaîtrez et quand vous aimerez, vous souffrirez encore. Le jour naît en larmes. Les lumineux pleurent, ne fût-ce que sur les ténébreux.

L’argot, c’est la langue des ténébreux.


II

RACINES



La pensée est émue dans ses plus sombres profondeurs, la philosophie sociale est sollicitée à ses méditations les plus poignantes, en présence de cet énigmatique dialecte à la fois flétri et révolté. C’est là qu’il y a du châtiment visible. Chaque syllabe y a l’air marquée. Les mots de la langue vulgaire y apparaissent comme froncés et racornis sous le fer rouge du bourreau. Quelques-uns semblent fumer encore. Telle phrase vous fait l’effet de l’épaule fleurdelysée d’un voleur brusquement mise à nu. L’idée refuse presque de se laisser exprimer par ces substantifs repris de justice. La métaphore y est parfois si effrontée qu’on sent qu’elle a été au carcan.

Du reste, malgré tout cela et à cause de tout cela, ce patois étrange a de droit son compartiment dans ce grand casier impartial où il y a place pour le liard oxydé comme pour la médaille d’or, et qu’on nomme la littérature. L’argot, qu’on y consente ou non, a sa syntaxe et sa poésie. C’est une langue. Si, à la difformité de certains vocables, on reconnaît qu’elle a été mâchée par Mandrin, à la splendeur de certaines métonymies, on sent que Villon l’a parlée.

Ce vers si exquis et si célèbre :

Mais où sont les neiges d’antan ?
est un vers d’argot. Antan — ante annum — est un mot de l’argot de Thunes qui signifiait l’an passé et par extension autrefois. On pouvait encore lire il y a trente-cinq ans, à l’époque du départ de la grande chaîne de 1827, dans un des cachots de Bicêtre, cette maxime gravée au clou sur le mur par un roi de Thunes condamné aux galères : Les dabs d’antan trimaient siempre pour la pierre du coësre. Ce qui veut dire : Les rois d’autrefois allaient toujours se faire sacrer. Dans la pensée de ce roi-là, le sacre, c’était le bagne.

Le mot décarade, qui exprime le départ d’une lourde voiture au galop, est attribué à Villon, et il en est digne. Ce mot, qui fait feu des quatre pieds, résume dans une onomatopée magistrale tout l’admirable vers de La Fontaine :

Six forts chevaux tiraient un coche.

Au point de vue purement littéraire, peu d’études seraient plus curieuses et plus fécondes que celle de l’argot. C’est toute une langue dans la langue, une sorte d’excroissance maladive, une greffe malsaine qui a produit une végétation, un parasite qui a ses racines dans le vieux tronc gaulois et dont le feuillage sinistre rampe sur tout un côté de la langue. Ceci est ce qu’on pourrait appeler le premier aspect, l’aspect vulgaire de l’argot. Mais, pour ceux qui étudient la langue ainsi qu’il faut l’étudier, c’est-à-dire comme les géologues étudient la terre, l’argot apparaît comme une véritable alluvion. Selon qu’on y creuse plus ou moins avant, on trouve dans l’argot, au-dessous du vieux français populaire, le provençal, l’espagnol, de l’italien, du levantin, cette langue des ports de la Méditerranée, de l’anglais et de l’allemand, du roman dans ses trois variétés, roman français, roman italien, roman roman, du latin, enfin du basque et du celte. Formation profonde et bizarre. Édifice souterrain bâti en commun par tous les misérables. Chaque race maudite a déposé sa couche, chaque souffrance a laissé tomber sa pierre, chaque cœur a donné son caillou. Une foule d’âmes mauvaises, basses ou irritées, qui ont traversé la vie et sont allées s’évanouir dans l’éternité, sont là presque entières et en quelque sorte visibles encore sous la forme d’un mot monstrueux.

Veut-on de l’espagnol ? le vieil argot gothique en fourmille. Voici boffette, soufflet, qui vient de bofeton ; vantane, fenêtre (plus tard vanterne), qui vient de vantana ; gat, chat, qui vient de gato ; acite, huile, qui vient de aceyte. Veut-on de l’italien ? Voici spade, épée, qui vient de spada ; carvel, bateau, qui vient de caravella. Veut-on de l’anglais ? Voici le bichot, l’évêque, qui vient de bishop ; raille, espion, qui vient de rascal, rascalion, coquin ; pilche, étui, qui vient de pilcher, fourreau. Veut-on de l’allemand ? Voici le caleur, le garçon, kellner ; le hers, le maître, herzog (duc). Veut-on du latin ? Voici frangir, casser, frangere ; affurer, voler, fur ; cadène, chaîne, catena. Il y a un mot qui reparaît dans toutes les langues du continent avec une sorte de puissance et d’autorité mystérieuse, c’est le mot magnus ; l’Écosse en fait son mac, qui désigne le chef du clan, Mac-Farlane, Mac-Callummore, le grand Farlane, le grand Callummore[29] ; l’argot en fait le meck, et plus tard le meg, c’est-à-dire Dieu. Veut-on du basque ? Voici gahisto, le diable, qui vient de gaïztoa, mauvais ; sorgabon, bonne nuit, qui vient de gabon, bonsoir. Veut-on du celte ? Voici blavin, mouchoir, qui vient de blavet, eau jaillissante ; ménesse, femme (en mauvaise part), qui vient de meinec, plein de pierres ; barant, ruisseau, de baranton, fontaine ; goffeur, serrurier, de goff, forgeron ; la guédouze, la mort, qui vient de guenn-du, blanche-noire. Veut-on de l’histoire enfin ? L’argot appelle les écus les maltèses, souvenir de la monnaie qui avait cours sur les galères de Malte.

Outre les origines philologiques qui viennent d’être indiquées, l’argot a d’autres racines plus naturelles encore et qui sortent pour ainsi dire de l’esprit même de l’homme.

Premièrement, la création directe des mots. Là est le mystère des langues. Peindre par des mots qui ont, on ne sait comment ni pourquoi, des figures. Ceci est le fond primitif de tout langage humain, ce qu’on en pourrait nommer le granit. L’argot pullule de mots de ce genre, mots immédiats, créés de toute pièce on ne sait où ni par qui, sans étymologies, sans analogies, sans dérivés, mots solitaires, barbares, quelquefois hideux, qui ont une singulière puissance d’expression et qui vivent. — Le bourreau, le taule ; — la forêt, le sabri ; — la peur, la fuite, taf ; — le laquais, le larbin ; — le général, le préfet, le ministre, pharos ; — le diable, le rabouin. Rien n’est plus étrange que ces mots qui masquent et qui montrent. Quelques-uns, le rabouin, par exemple, sont en même temps grotesques et terribles, et vous font l’effet d’une grimace cyclopéenne.

Deuxièmement, la métaphore. Le propre d’une langue qui veut tout dire et tout cacher, c’est d’abonder en figures. La métaphore est une énigme où se réfugie le voleur qui complote un coup, le prisonnier qui combine une évasion. Aucun idiome n’est plus métaphorique que l’argot. — Dévisser le coco, tordre le cou, — tortiller, manger ; — être gerbé, être jugé ; — un rat, un voleur de pain ; — il lansquine, il pleut, vieille figure frappante, qui porte en quelque sorte sa date avec elle, qui assimile les longues lignes obliques de la pluie aux piques épaisses et penchées des lansquenets, et qui fait tenir dans un seul mot la métonymie populaire : il pleut des hallebardes. Quelquefois, à mesure que l’argot va de la première époque à la seconde, des mots passent de l’état sauvage et primitif au sens métaphorique. Le diable cesse d’être le rabouin et devient le boulanger, celui qui enfourne. C’est plus spirituel, mais moins grand ; quelque chose comme Racine après Corneille, comme Euripide après Eschyle. Certaines phrases d’argot, qui participent des deux époques et ont à la fois le caractère barbare et le caractère métaphorique, ressemblent à des fantasmagories. — Les sorgueurs vont sollicer des gails à la lune (les rôdeurs vont voler des chevaux la nuit). — Cela passe devant l’esprit comme un groupe de spectres. On ne sait ce qu’on voit.

Troisièmement, l’expédient. L’argot vit sur la langue. Il en use à sa fantaisie, il y puise au hasard, et il se borne souvent, quand le besoin surgit, à la dénaturer sommairement et grossièrement. Parfois, avec les mots usuels ainsi déformés, et compliqués de mots d’argot pur, il compose des locutions pittoresques où l’on sent le mélange des deux éléments précédents, la création directe et la métaphore : — Le cab jaspine, je marronne que la roulotte de Pantin trime dans le sabri, le chien aboie, je soupçonne que la diligence de Paris passe dans le bois. — Le dab est sinve, la dabuge est merloussière, la fée est bative, le bourgeois est bête, la bourgeoise est rusée, la fille est jolie. — Le plus souvent, afin de dérouter les écouteurs, l’argot se borne à ajouter indistinctement à tous les mots de la langue une sorte de queue ignoble, une terminaison en aille, en orgue, en iergue, ou en uche. Ainsi : Vouziergue trouvaille bonorgue ce gigotmuche ? Trouvez-vous ce gigot bon ? Phrase adressée par Cartouche à un guichetier, afin de savoir si la somme offerte pour l’évasion lui convenait. — La terminaison en mar a été ajoutée assez récemment.

L’argot, étant l’idiome de la corruption, se corrompt vite. En outre, comme il cherche toujours à se dérober, sitôt qu’il se sent compris, il se transforme. Au rebours de toute autre végétation, tout rayon de jour y tue ce qu’il touche. Aussi l’argot va-t-il se décomposant et se recomposant sans cesse ; travail obscur et rapide qui ne s’arrête jamais. Il fait plus de chemin en dix ans que la langue en dix siècles. Ainsi le larton[30] devient le lartif ; le gail[31] devient le gaye ; la fertanche[32], la fertille ; le momignard, le momacque ; les siques[33], les frusques ; la chique[34], l’égrugeoir ; le colabre[35], le colas. Le diable est d’abord gahisto, puis le rabouin, puis le boulanger ; le prêtre est le ratichon, puis le sanglier ; le poignard est le vingt-deux, puis le surin, puis le lingre ; les gens de police sont des railles, puis des roussins, puis des rousses, puis des marchands de lacets, puis des coqueurs, puis des cognes ; le bourreau est le taule, puis Charlot, puis l’atigeur, puis le becquillard. Au dix-septième siècle, se battre, c’était se donner du tabac ; au dix-neuvième, c’est se chiquer la gueule. Vingt locutions différentes ont passé entre ces deux extrêmes. Cartouche parlerait hébreu pour Lacenaire. Tous les mots de cette langue sont perpétuellement en fuite comme les hommes qui les prononcent.

Cependant, de temps en temps, et à cause de ce mouvement même, l’ancien argot reparaît et redevient nouveau. Il a ses chefs-lieux où il se maintient. Le Temple conservait l’argot du dix-septième siècle ; Bicêtre, lorsqu’il était prison, conservait l’argot de Thunes. On y entendait la terminaison en anche des vieux thuneurs. Boyanches-tu (bois-tu ? ) ? il croyanche (il croit). Mais le mouvement perpétuel n’en reste pas moins la loi.

Si le philosophe parvient à fixer un moment, pour l’observer, cette langue qui s’évapore sans cesse, il tombe dans de douloureuses et utiles méditations. Aucune étude n’est plus efficace et plus féconde en enseignements. Pas une métaphore, pas une étymologie de l’argot qui ne contienne une leçon. — Parmi ces hommes, battre veut dire feindre ; on bat une maladie ; la ruse est leur force.

Pour eux l’idée de l’homme ne se sépare pas de l’idée de l’ombre. La nuit se dit la sorgue ; l’homme, l’orgue. L’homme est un dérivé de la nuit.

Ils ont pris l’habitude de considérer la société comme une atmosphère qui les tue, comme une force fatale, et ils parlent de leur liberté comme on parlerait de sa santé. Un homme arrêté est un malade ; un homme condamné est un mort.

Ce qu’il y a de plus terrible pour le prisonnier dans les quatre murs de pierre qui l’ensevelissent, c’est une sorte de chasteté glaciale ; il appelle le cachot, le castus. — Dans ce lieu funèbre, c’est toujours sous son aspect le plus riant que la vie extérieure apparaît. Le prisonnier a des fers aux pieds ; vous croyez peut-être qu’il songe que c’est avec les pieds qu’on marche ? non, il songe que c’est avec les pieds qu’on danse ; aussi, qu’il parvienne à scier ses fers, sa première idée est que maintenant il peut danser, et il appelle la scie un bastringue. — Un nom est un centre ; profonde assimilation. — Le bandit a deux têtes, l’une qui raisonne ses actions et le mène pendant toute sa vie, l’autre qu’il a sur ses épaules, le jour de sa mort ; il appelle la tête qui lui conseille le crime, la sorbonne, et la tête qui l’expie, la tronche. — Quand un homme n’a plus que des guenilles sur le corps et des vices dans le cœur, quand il est arrivé à cette double dégradation matérielle et morale que caractérise dans ses deux acceptions le mot gueux, il est à point pour le crime, il est comme un couteau bien affilé ; il a deux tranchants, sa détresse et sa méchanceté ; aussi l’argot ne dit pas « un gueux » ; il dit un réguisé. — Qu’est-ce que le bagne ? un brasier de damnation, un enfer. Le forçat s’appelle un fagot. — Enfin, quel nom les malfaiteurs donnent-ils à la prison ? le collège. Tout un système pénitentiaire peut sortir de ce mot.

Le voleur a lui aussi sa chair à canon, la matière volable, vous, moi, quiconque passe ; le pantre. (Pan, tout le monde.)

Veut-on savoir où sont écloses la plupart des chansons de bagne, ces refrains appelés dans le vocabulaire spécial les lirlonfa ? Qu’on écoute ceci.

Il y avait au Châtelet de Paris une grande cave longue. Cette cave était à huit pieds en contre-bas au-dessous du niveau de la Seine. Elle n’avait ni fenêtres ni soupiraux, l’unique ouverture était la porte ; les hommes pouvaient y entrer, l’air non. Cette cave avait pour plafond une voûte de pierre et pour plancher dix pouces de boue. Elle avait été dallée ; mais sous le suintement des eaux, le dallage s’était pourri et crevassé. À huit pieds au-dessus du sol, une longue poutre massive traversait ce souterrain de part en part ; de cette poutre tombaient, de distance en distance, des chaînes de trois pieds de long, et à l’extrémité de ces chaînes il y avait des carcans. On mettait dans cette cave les hommes condamnés aux galères jusqu’au jour du départ pour Toulon. On les poussait sous cette poutre où chacun avait son ferrement oscillant dans les ténèbres qui l’attendait. Les chaînes, ces bras pendants, et les carcans, ces mains ouvertes, prenaient ces misérables par le cou. On les rivait et on les laissait là. La chaîne étant trop courte, ils ne pouvaient se coucher. Ils restaient immobiles dans cette cave, dans cette nuit, sous cette poutre, presque pendus, obligés à des efforts inouïs pour atteindre au pain ou à la cruche, la voûte sur la tête, la boue jusqu’à mi-jambe, leurs excréments coulant sur leurs jarrets, écartelés de fatigue, ployant aux hanches et aux genoux, s’accrochant par les mains à la chaîne pour se reposer, ne pouvant dormir que debout, et réveillés à chaque instant par l’étranglement du carcan ; quelques-uns ne se réveillaient pas. Pour manger, ils faisaient monter avec leur talon le long de leur tibia jusqu’à leur main leur pain qu’on leur jetait dans la boue. Combien de temps demeuraient-ils ainsi ? Un mois, deux mois, six mois quelquefois ; un resta une année. C’était l’antichambre des galères. On était mis là pour un lièvre volé au roi. Dans ce sépulcre enfer, que faisaient-ils ? Ce qu’on peut faire dans un sépulcre, ils agonisaient, et ce qu’on peut faire dans un enfer, ils chantaient. Car où il n’y a plus l’espérance, le chant reste. Dans les eaux de Malte, quand une galère approchait, on entendait le chant avant d’entendre les rames. Le pauvre braconnier Survincent qui avait traversé la prison-cave du Châtelet disait : Ce sont les rimes qui m’ont soutenu. Inutilité de la poésie. À quoi bon la rime ? C’est dans cette cave que sont nées presque toutes les chansons d’argot. C’est de ce cachot du Grand-Châtelet de Paris que vient le mélancolique refrain de la galère de Montgomery : Timaloumisaine, timoulamison. La plupart de ces chansons sont lugubres ; quelques-unes sont gaies ; une est tendre :

Icicaille est le théâtre
Du petit dardant
[36].

Vous aurez beau faire, vous n’anéantirez pas cet éternel reste du cœur de l’homme, l’amour.

Dans ce monde des actions sombres, on se garde le secret. Le secret, c’est la chose de tous. Le secret, pour ces misérables, c’est l’unité qui sert de base à l’union. Rompre le secret, c’est arracher à chaque membre de cette communauté farouche quelque chose de lui-même. Dénoncer, dans l’énergique langue d’argot, cela se dit : manger le morceau. Comme si le dénonciateur tirait à lui un peu de la substance de tous et se nourrissait d’un morceau de la chair de chacun.

Qu’est-ce que recevoir un soufflet ? La métaphore banale répond : C’est voir trente-six chandelles. Ici l’argot intervient, et reprend : Chandelle, camoufle. Sur ce, le langage usuel donne au soufflet pour synonyme camouflet. Ainsi, par une sorte de pénétration de bas en haut, la métaphore, cette trajectoire incalculable, aidant, l’argot monte de la caverne à l’académie, et Poulailler disant : J’allume ma camoufle, fait écrire à Voltaire : Langleviel La Beaumelle mérite cent camouflets.

Une fouille dans l’argot, c’est la découverte à chaque pas. L’étude et l’approfondissement de cet étrange idiome mènent au mystérieux point d’intersection de la société régulière avec la société maudite.

L’argot, c’est le verbe devenu forçat.

Que le principe pensant de l’homme puisse être refoulé si bas, qu’il puisse être traîné et garrotté là par les obscures tyrannies de la fatalité, qu’il puisse être lié à on ne sait quelles attaches dans ce précipice, cela consterne.

Ô pauvre pensée des misérables !

Hélas ! personne ne viendra-t-il au secours de l’âme humaine dans cette ombre ? Sa destinée est-elle d’y attendre à jamais l’esprit, le libérateur, l’immense chevaucheur des pégases et des hippogriffes, le combattant couleur d’aurore qui descend de l’azur entre deux ailes, le radieux chevalier de l’avenir ? Appellera-t-elle toujours en vain à son secours la lance de lumière de l’idéal ? Est-elle condamnée à entendre venir épouvantablement dans l’épaisseur du gouffre le Mal, et à entrevoir, de plus en plus près d’elle, sous l’eau hideuse, cette tête draconienne, cette gueule mâchant l’écume, et cette ondulation serpentante de griffes, de gonflements et d’anneaux ? Faut-il qu’elle reste là, sans une lueur, sans espoir, livrée à cette approche formidable, vaguement flairée du monstre, frissonnante, échevelée, se tordant les bras, à jamais enchaînée au rocher de la nuit, sombre Andromède blanche et nue dans les ténèbres !


III

ARGOT QUI PLEURE ET ARGOT QUI RIT



Comme on le voit, l’argot tout entier, l’argot d’il y a quatre cents ans comme l’argot d’aujourd’hui, est pénétré de ce sombre esprit symbolique qui donne à tous les mots tantôt une allure dolente, tantôt un air menaçant. On y sent la vieille tristesse farouche de ces truands de la Cour des Miracles qui jouaient aux cartes avec des jeux à eux, dont quelques-uns nous ont été conservés. Le huit de trèfle, par exemple, représentait un grand arbre portant huit énormes feuilles de trèfle, sorte de personnification fantastique de la forêt. Au pied de cet arbre on voyait un feu allumé où trois lièvres faisaient rôtir un chasseur à la broche, et derrière, sur un autre feu, une marmite fumante d’où sortait la tête d’un chien. Rien de plus lugubre que ces représailles en peinture, sur un jeu de cartes, en présence des bûchers à rôtir les contrebandiers et de la chaudière à bouillir les faux monnayeurs. Les diverses formes que prenait la pensée dans le royaume d’argot, même la chanson, même la raillerie, même la menace, avaient toutes ce caractère impuissant et accablé. Tous les chants, dont quelques mélodies ont été recueillies, étaient humbles et lamentables à pleurer. Le pègre s’appelle le pauvre pègre, et il est toujours le lièvre qui se cache, la souris qui se sauve, l’oiseau qui s’enfuit. À peine réclame-t-il, il se borne à soupirer ; un de ses gémissements est venu jusqu’à nous : — Je n’entrave que le dail comment meck, le daron des orgues, peut atiger ses mômes et ses momignards et les locher criblant sans être atigé lui-même[37]. — Le misérable, toutes les fois qu’il a le temps de penser, se fait petit devant la loi et chétif devant la société ; il se couche à plat ventre, il supplie, il se tourne du côté de la pitié ; on sent qu’il se sait dans son tort.

Vers le milieu du dernier siècle, un changement se fit. Les chants de prisons, les ritournelles de voleurs prirent, pour ainsi parler, un geste insolent et jovial. Le plaintif maluré fut remplacé par larifla. On retrouve au dix-huitième siècle, dans presque toutes les chansons des galères, des bagnes et des chiourmes, une gaîté diabolique et énigmatique. On y entend ce refrain strident et sautant qu’on dirait éclairé d’une lueur phosphorescente et qui semble jeté dans la forêt par un feu follet jouant du fifre :

Mirlababi surlababo,
Mirliton ribon ribette,
Surlababi, mirlababo,
Mirliton ribon ribo.

Cela se chantait en égorgeant un homme dans une cave ou au coin d’un bois.

Symptôme sérieux. Au dix-huitième siècle l’antique mélancolie de ces classes mornes se dissipe. Elles se mettent à rire. Elles raillent le grand meg et le grand dab. Louis XV étant donné, elles appellent le roi de France « le marquis de Pantin ». Les voilà presque gaies. Une sorte de lumière légère sort de ces misérables comme si la conscience ne leur pesait plus. Ces lamentables tribus de l’ombre n’ont plus seulement l’audace désespérée des actions, elles ont l’audace insouciante de l’esprit. Indice qu’elles perdent le sentiment de leur criminalité, et qu’elles se sentent jusque parmi les penseurs et les songeurs je ne sais quels appuis qui s’ignorent eux-mêmes. Indice que le vol et le pillage commencent à s’infiltrer jusque dans des doctrines et des sophismes, de manière à perdre un peu de leur laideur en en donnant beaucoup aux sophismes et aux doctrines. Indice enfin, si aucune diversion ne surgit, de quelque éclosion prodigieuse et prochaine.

Arrêtons-nous un moment. Qui accusons-nous ici ? est-ce le dix-huitième siècle ? est-ce sa philosophie ? Non certes. L’œuvre du dix-huitième siècle est saine et bonne. Les encyclopédistes, Diderot en tête, les physiocrates, Turgot en tête, les philosophes, Voltaire en tête, les utopistes, Rousseau en tête, ce sont là quatre légions sacrées. L’immense avance de l’humanité vers la lumière leur est due. Ce sont les quatre avant-gardes du genre humain allant aux quatre points cardinaux du progrès, Diderot vers le beau, Turgot vers l’utile, Voltaire vers le vrai, Rousseau vers le juste. Mais, à côté et au-dessous des philosophes, il y avait les sophistes, végétation vénéneuse mêlée à la croissance salubre, ciguë dans la forêt vierge. Pendant que le bourreau brûlait sur le maître-escalier du palais de justice les grands livres libérateurs du siècle, des écrivains aujourd’hui oubliés publiaient, avec privilège du roi, on ne sait quels écrits étrangement désorganisateurs, avidement lus des misérables. Quelques-unes de ces publications, détail bizarre, patronnées par un prince, se retrouvent dans la Bibliothèque secrète. Ces faits, profonds mais ignorés, étaient inaperçus à la surface. Parfois c’est l’obscurité même d’un fait qui est son danger. Il est obscur parce qu’il est souterrain. De tous ces écrivains, celui peut-être qui creusa alors dans les masses la galerie la plus malsaine, c’est Restif de la Bretonne.

Ce travail, propre à toute l’Europe, fit plus de ravage en Allemagne que partout ailleurs. En Allemagne, pendant une certaine période, résumée par Schiller dans son drame fameux les Brigands, le vol et le pillage s’érigeaient en protestation contre la propriété et le travail, s’assimilaient de certaines idées élémentaires, spécieuses et fausses, justes en apparence, absurdes en réalité, s’enveloppaient de ces idées, y disparaissaient en quelque sorte, prenaient un nom abstrait et passaient à l’état de théorie, et de cette façon circulaient dans les foules laborieuses, souffrantes et honnêtes, à l’insu même des chimistes imprudents qui avaient préparé la mixture, à l’insu même des masses qui l’acceptaient. Toutes les fois qu’un fait de ce genre se produit, il est grave. La souffrance engendre la colère ; et tandis que les classes prospères s’aveuglent, ou s’endorment, ce qui est toujours fermer les yeux, la haine des classes malheureuses allume sa torche à quelque esprit chagrin ou mal fait qui rêve dans un coin, et elle se met à examiner la société. L’examen de la haine, chose terrible !

De là, si le malheur des temps le veut, ces effrayantes commotions qu’on nommait jadis jacqueries, près desquelles les agitations purement politiques sont jeux d’enfants, qui ne sont plus la lutte de l’opprimé contre l’oppresseur, mais la révolte du malaise contre le bien-être. Tout s’écroule alors.

Les jacqueries sont des tremblements de peuple.

C’est à ce péril, imminent peut-être en Europe vers la fin du dix-huitième siècle, que vint couper court la révolution française, cet immense acte de probité.

La révolution française, qui n’est pas autre chose que l’idéal armé du glaive, se dressa, et, du même mouvement brusque, ferma la porte du mal et ouvrit la porte du bien.

Elle dégagea la question, promulgua la vérité, chassa le miasme, assainit le siècle, couronna le peuple.

On peut dire qu’elle a créé l’homme une deuxième fois, en lui donnant une seconde âme, le droit.

Le dix-neuvième siècle hérite et profite de son œuvre, et aujourd’hui la catastrophe sociale que nous indiquions tout à l’heure est simplement impossible. Aveugle qui la dénonce ! niais qui la redoute ! la révolution est la vaccine de la jacquerie.

Grâce à la révolution, les conditions sociales sont changées. Les maladies féodales et monarchiques ne sont plus dans notre sang. Il n’y a plus de moyen âge dans notre constitution. Nous ne sommes plus aux temps où d’effroyables fourmillements intérieurs faisaient irruption, où l’on entendait sous ses pieds la course obscure d’un bruit sourd, où apparaissaient à la surface de la civilisation on ne sait quels soulèvements de galeries de taupes, où le sol se crevassait, où le dessus des cavernes s’ouvrait, et où l’on voyait tout à coup sortir de terre des têtes monstrueuses.

Le sens révolutionnaire est un sens moral. Le sentiment du droit, développé, développe le sentiment du devoir. La loi de tous, c’est la liberté, qui finit où commence la liberté d’autrui, selon l’admirable définition de Robespierre. Depuis 89, le peuple tout entier se dilate dans l’individu sublimé ; il n’y a pas de pauvre qui, ayant son droit, n’ait son rayon ; le meurt-de-faim sent en lui l’honnêteté de la France ; la dignité du citoyen est une armure intérieure ; qui est libre est scrupuleux ; qui vote règne. De là l’incorruptibilité ; de là l’avortement des convoitises malsaines ; de là les yeux héroïquement baissés devant les tentations, l’assainissement révolutionnaire est tel qu’un jour de délivrance, un 14 juillet, un 10 août, il n’y a plus de populace. Le premier cri des foules illuminées et grandissantes c’est : mort aux voleurs ! Le progrès est honnête homme ; l’idéal et l’absolu ne font pas le mouchoir. Par qui furent escortés en 1848 les fourgons qui contenaient les richesses des Tuileries ? par les chiffonniers du faubourg Saint-Antoine. Le haillon monta la garde devant le trésor. La vertu fit ces déguenillés resplendissants. Il y avait là, dans ces fourgons, dans des caisses à peine fermées, quelques-unes même entr’ouvertes, parmi cent écrins éblouissants, cette vieille couronne de France toute en diamants, surmontée de l’escarboucle de la royauté, du régent, qui valait trente millions. Ils gardaient, pieds nus, cette couronne.

Donc plus de jacquerie. J’en suis fâché pour les habiles. C’est là de la vieille peur qui a fait son dernier effet et qui ne pourrait plus désormais être employée en politique. Le grand ressort du spectre rouge est cassé. Tout le monde le sait maintenant. L’épouvantail n’épouvante plus. Les oiseaux prennent des familiarités avec le mannequin, les stercoraires s’y posent, les bourgeois rient dessus.


IV

LES DEUX DEVOIRS : VEILLER ET ESPÉRER



Cela étant, tout danger social est-il dissipé ? non certes. Point de jacquerie. La société peut se rassurer de ce côté, le sang ne lui portera plus à la tête ; mais qu’elle se préoccupe de la façon dont elle respire. L’apoplexie n’est plus à craindre, mais la phthisie est là. La phthisie sociale s’appelle misère.

On meurt miné aussi bien que foudroyé.

Ne nous lassons pas de le répéter, songer avant tout aux foules déshéritées et douloureuses, les soulager, les aérer, les éclairer, les aimer, leur élargir magnifiquement l’horizon, leur prodiguer sous toutes ses formes l’éducation, leur offrir l’exemple du labeur, jamais l’exemple de l’oisiveté, amoindrir le poids du fardeau individuel en accroissant la notion du but universel, limiter la pauvreté sans limiter la richesse, créer de vastes champs d’activité publique et populaire, avoir comme Briarée cent mains à tendre de toutes parts aux accablés et aux faibles, employer la puissance collective à ce grand devoir d’ouvrir des ateliers à tous les bras, des écoles à toutes les aptitudes et des laboratoires à toutes les intelligences, augmenter le salaire, diminuer la peine, balancer le doit et l’avoir, c’est-à-dire proportionner la jouissance à l’effort et l’assouvissement au besoin, en un mot, faire dégager à l’appareil social, au profit de ceux qui souffrent et de ceux qui ignorent, plus de clarté et plus de bien-être, c’est là, que les âmes sympathiques ne l’oublient pas, la première des obligations fraternelles, c’est là, que les cœurs égoïstes le sachent, la première des nécessités politiques.

Et, disons-le, tout cela, ce n’est encore qu’un commencement. La vraie question, c’est celle-ci : le travail ne peut être une loi sans être un droit.

Nous n’insistons pas, ce n’est point ici le lieu.

Si la nature s’appelle providence, la société doit s’appeler prévoyance.

La croissance intellectuelle et morale n’est pas moins indispensable que l’amélioration matérielle. Savoir est un viatique, penser est de première nécessité, la vérité est nourriture comme le froment. Une raison, à jeun de science et de sagesse, maigrit. Plaignons, à l’égal des estomacs, les esprits qui ne mangent pas. S’il y a quelque chose de plus poignant qu’un corps agonisant faute de pain, c’est une âme qui meurt de la faim de la lumière.

Le progrès tout entier tend du côté de la solution. Un jour on sera stupéfait. Le genre humain montant, les couches profondes sortiront tout naturellement de la zone de détresse. L’effacement de la misère se fera par une simple élévation du niveau.

Cette solution bénie, on aurait tort d’en douter.

Le passé, il est vrai, est très fort à l’heure où nous sommes. Il reprend. Ce rajeunissement d’un cadavre est surprenant. Le voici qui marche et qui vient. Il semble vainqueur ; ce mort est un conquérant. Il arrive avec sa légion, les superstitions, avec son épée, le despotisme, avec son drapeau, l’ignorance ; depuis quelque temps il a gagné dix batailles. Il avance, il menace, il rit, il est à nos portes. Quant à nous, ne désespérons pas. Vendons le champ, où campe Annibal.

Nous qui croyons, que pouvons-nous craindre ?

Il n’y a pas plus de reculs d’idées que de reculs de fleuves.

Mais que ceux qui ne veulent pas de l’avenir y réfléchissent. En disant non au progrès, ce n’est point l’avenir qu’ils condamnent, c’est eux—mêmes. Ils se donnent une maladie sombre ; ils s’inoculent le passé. Il n’y a qu’une manière de refuser Demain, c’est de mourir.

Or, aucune mort, celle du corps le plus tard possible, celle de l’âme jamais, c’est là ce que nous voulons.

Oui, l’énigme dira son mot, le sphinx parlera, le problème sera résolu. Oui, le peuple, ébauché par le dix-huitième siècle, sera achevé par le dix-neuvième. Idiot qui en douterait ! L’éclosion future, l’éclosion prochaine du bien-être universel, est un phénomène divinement fatal.

D’immenses poussées d’ensemble régissent les faits humains et les amènent tous dans un temps donné à l’état logique, c’est-à-dire à l’équilibre, c’est-à-dire à l’équité. Une force composée de terre et de ciel résulte de l’humanité et la gouverne ; cette force-là est une faiseuse de miracles ; les dénoûments merveilleux ne lui sont pas plus difficiles que les péripéties extraordinaires. Aidée de la science qui vient de l’homme et de l’événement qui vient d’un autre, elle s’épouvante peu de ces contradictions dans la pose des problèmes, qui semblent au vulgaire impossibilités. Elle n’est pas moins habile à faire jaillir une solution du rapprochement des idées qu’un enseignement du rapprochement des faits, et l’on peut s’attendre à tout de la part de cette mystérieuse puissance du progrès qui, un beau jour, confronte l’orient et l’occident au fond du sépulcre et fait dialoguer les imans avec Bonaparte dans l’intérieur de la grande pyramide.

En attendant, pas de halte, pas d’hésitation, pas de temps d’arrêt dans la grandiose marche en avant des esprits. La philosophie sociale, est essentiellement la science de la paix. Elle a pour but et doit avoir pour résultat de dissoudre les colères par l’étude des antagonismes. Elle examine, elle scrute, elle analyse ; puis elle recompose. Elle procède par voie de réduction, retranchant de tout la haine.

Qu’une société s’abîme au vent qui se déchaîne sur les hommes, cela s’est vu plus d’une fois ; l’histoire est pleine de naufrages de peuples et d’empires ; mœurs, lois, religions, un beau jour, cet inconnu, l’ouragan, passe et emporte tout cela, Les civilisations de l’Inde, de la Chaldée, de la Perse, de l’Assyrie, de l’Égypte, ont disparu l’une après l’autre. Pourquoi ? nous l’ignorons. Quelles sont les causes de ces désastres ? nous ne le savons pas. Ces sociétés auraient-elles pu être sauvées ? y a-t-il de leur faute ? se sont-elles obstinées dans quelque vice fatal qui les a perdues ? Quelle quantité de suicide y a-t-il dans ces morts terribles d’une nation et d’une race ? Questions sans réponse. L’ombre couvre les civilisations condamnées. Elles faisaient eau, puisqu’elles s’engloutissent ; nous n’avons rien de plus à dire ; et c’est avec une sorte d’effarement que nous regardons, au fond de cette mer qu’on appelle le passé, derrière ces vagues colossales, les siècles, sombrer ces immenses navires, Babylone, Ninive, Tarse, Thèbes, Rome, sous le souffle effrayant qui sort de toutes les bouches des ténèbres. Mais ténèbres là, clarté ici. Nous ignorons les maladies des civilisations antiques, nous connaissons les infirmités de la nôtre. Nous avons partout sur elle le droit de lumière ; nous contemplons ses beautés et nous mettons à nu ses difformités. Là où est le mal, nous sondons ; et, une fois la souffrance constatée, l’étude de la cause mène à la découverte du remède. Notre civilisation, œuvre de vingt siècles, en est à la fois le monstre et le prodige ; elle vaut la peine d’être sauvée. Elle le sera. La soulager, c’est déjà beaucoup ; l’éclairer, c’est encore quelque chose. Tous les travaux de la philosophie sociale moderne doivent converger vers ce but. Le penseur aujourd’hui a un grand devoir, ausculter la civilisation.

Nous le répétons, cette auscultation encourage ; et c’est par cette insistance dans l’encouragement que nous voulons finir ces quelques pages, entracte austère d’un drame douloureux. Sous la mortalité sociale on sent l’impérissabilité humaine. Pour avoir çà et là ces plaies, les cratères, et ces dartres, les solfatares, pour un volcan qui aboutit et qui jette son pus, le globe ne meurt pas. Des maladies de peuple ne tuent pas l’homme.

Et néanmoins, quiconque suit la clinique sociale hoche la tête par instants. Les plus forts, les plus tendres, les plus logiques ont leurs heures de défaillance.

L’avenir arrivera-t-il ? il semble qu’on peut presque se faire cette question quand on voit tant d’ombre terrible. Sombre face-à-face des égoïstes et des misérables. Chez les égoïstes, les préjugés, les ténèbres de l’éducation riche, l’appétit croissant par l’enivrement, un étourdissement de prospérité qui assourdit, la crainte de souffrir qui, dans quelques-uns, va jusqu’à l’aversion des souffrants, une satisfaction implacable, le moi si enflé qu’il ferme l’âme ; chez les misérables, la convoitise, l’envie, la haine de voir les autres jouir, les profondes secousses de la bête humaine vers les assouvissements, les cœurs pleins de brume, la tristesse, le besoin, la fatalité, l’ignorance impure et simple.

Faut-il continuer de lever les yeux vers le ciel ? le point lumineux qu’on y distingue est-il de ceux qui s’éteignent ? L’idéal est effrayant à voir, ainsi perdu dans les profondeurs, petit, isolé, imperceptible, brillant, mais entouré de toutes

ces grandes menaces noires monstrueusement amoncelées autour de lui ; pourtant pas plus en danger qu’une étoile dans les gueules des nuages.
LIVRE HUITIÈME


LES ENCHANTEMENTS ET LES DÉSOLATIONS


I

PLEINE LUMIÈRE



Le lecteur a compris qu’Éponine, ayant reconnu à travers la grille l’habitante de cette rue Plumet où Magnon l’avait envoyée, avait commencé par écarter les bandits de la rue Plumet, puis y avait conduit Marius, et qu’après plusieurs jours d’extase devant cette grille, Marius, entraîné par cette force qui pousse le fer vers l’aimant et l’amoureux vers les pierres dont est faite la maison de celle qu’il aime, avait fini par entrer dans le jardin de Cosette comme Roméo dans le jardin de Juliette. Cela même lui avait été plus facile qu’à Roméo ; Roméo était obligé d’escalader un mur, Marius n’eut qu’à forcer un peu un des barreaux de la grille décrépite qui vacillait dans son alvéole rouillée, à la manière des dents des vieilles gens. Marius était mince et passa aisément.

Comme il n’y avait jamais personne dans la rue et que d’ailleurs Marius ne pénétrait dans le jardin que la nuit, il ne risquait pas d’être vu.

À partir de cette heure bénie et sainte où un baiser fiança ces deux âmes, Marius vint là tous les soirs. Si, à ce moment de sa vie, Cosette était tombée dans l’amour d’un homme peu scrupuleux et libertin, elle était perdue ; car il y a des natures généreuses qui se livrent, et Cosette en était une. Une des magnanimités de la femme, c’est de céder. L’amour, à cette hauteur où il est absolu, se complique d’on ne sait quel céleste aveuglement de la pudeur. Mais que de dangers vous courez, ô nobles âmes ! Souvent, vous donnez le cœur, nous prenons le corps. Votre cœur vous reste, et vous le regardez dans l’ombre en frémissant. L’amour n’a point de moyen terme ; ou il perd, ou il sauve. Toute la destinée humaine est ce dilemme-là. Ce dilemme, perte ou salut, aucune fatalité ne le pose plus inexorablement que l’amour. L’amour est la vie, s’il n’est pas la mort. Berceau ; cercueil aussi. Le même sentiment dit oui et non dans le cœur humain. De toutes les choses que Dieu a faites, le cœur humain est celle qui dégage le plus de lumière, hélas ! et le plus de nuit.

Dieu voulut que l’amour que Cosette rencontra fût un de ces amours qui sauvent.

Tant que dura le mois de mai de cette année 1832, il y eut là, toutes les nuits, dans ce pauvre jardin sauvage, sous cette broussaille chaque jour plus odorante et plus épaissie, deux êtres composés de toutes les chastetés et de toutes les innocences, débordant de toutes les félicités du ciel, plus voisins des archanges que des hommes, purs, honnêtes, enivrés, rayonnants, qui resplendissaient l’un pour l’autre dans les ténèbres. Il semblait à Cosette que Marius avait une couronne et à Marius que Cosette avait un nimbe. Ils se touchaient, ils se regardaient, ils se prenaient les mains, ils se serraient l’un contre l’autre ; mais il y avait une distance qu’ils ne franchissaient pas. Non qu’ils la respectassent ; ils l’ignoraient. Marius sentait une barrière, la pureté de Cosette, et Cosette sentait un appui, la loyauté de Marius. Le premier baiser avait été aussi le dernier. Marius, depuis, n’était pas allé au-delà d’effleurer de ses lèvres la main, ou le fichu, ou une boucle de cheveux de Cosette. Cosette était pour lui un parfum et non une femme. Il la respirait. Elle ne refusait rien et il ne demandait rien. Cosette était heureuse, et Marius était satisfait. Ils vivaient dans ce ravissant état qu’on pourrait appeler l’éblouissement d’une âme. C’était cet ineffable premier embrassement de deux virginités dans l’idéal. Deux cygnes se rencontrant sur la Jungfrau.

À cette heure-là de l’amour, heure où la volupté se tait absolument sous la toute-puissance de l’extase, Marius, le pur et séraphique Marius, eût été plutôt capable de monter chez une fille publique que de soulever la robe de Cosette à la hauteur de la cheville. Une fois, à un clair de lune, Cosette se pencha pour ramasser quelque chose à terre, son corsage s’entr’ouvrit et laissa voir la naissance de sa gorge. Marius détourna les yeux.

Que se passait-il entre ces deux êtres ? Rien. Ils s’adoraient.

La nuit, quand ils étaient là, ce jardin semblait un lieu vivant et sacré. Toutes les fleurs s’ouvraient autour d’eux et leur envoyaient de l’encens ; eux, ils ouvraient leurs âmes et les répandaient dans les fleurs. La végétation lascive et vigoureuse tressaillait pleine de sève et d’ivresse autour de ces deux innocents, et ils disaient des paroles d’amour dont les arbres frissonnaient.

Qu’étaient-ce que ces paroles ? Des souffles. Rien de plus. Ces souffles suffisaient pour troubler et pour émouvoir toute cette nature. Puissance magique qu’on aurait peine à comprendre si on lisait dans un livre ces causeries faites pour être emportées et dissipées comme des fumées par le vent sous les feuilles. Ôtez à ces murmures de deux amants cette mélodie qui sort de l’âme et qui les accompagne comme une lyre, ce qui reste n’est plus qu’une ombre ; vous dites : Quoi ! ce n’est que cela ! Eh oui, des enfantillages, des redites, des rires pour rien, des inutilités, des niaiseries, tout ce qu’il y a au monde de plus sublime et de plus profond ! les seules choses qui vaillent la peine d’être dites et d’être écoutées !

Ces niaiseries-là, ces pauvretés-là, l’homme qui ne les a jamais entendues, l’homme qui ne les a jamais prononcées, est un imbécile et un méchant homme.

Cosette disait à Marius :

— Sais-tu ?…

(Dans tout cela, et à travers cette céleste virginité, et sans qu’il fût possible à l’un et à l’autre de dire comment, le tutoiement était venu.)

— Sais-tu ? Je m’appelle Euphrasie.

— Euphrasie ? Mais non, tu t’appelles Cosette.

— Oh ! Cosette est un assez vilain nom qu’on m’a donné comme cela quand j’étais petite. Mais mon vrai nom est Euphrasie. Est-ce que tu n’aimes pas ce nom-là, Euphrasie ?

— Si… — Mais Cosette n’est pas vilain.

— Est-ce que tu l’aimes mieux qu’Euphrasie ?

— Mais… — oui.

— Alors je l’aime mieux aussi. C’est vrai, c’est joli, Cosette. Appelle-moi Cosette.

Et le sourire qu’elle ajoutait faisait de ce dialogue une idylle digne d’un bois qui serait dans le ciel.

Une autre fois elle le regardait fixement et s’écriait :

— Monsieur, vous êtes beau, vous êtes joli, vous avez de l’esprit, vous n’êtes pas bête du tout, vous êtes bien plus savant que moi, mais je vous défie à ce mot-là : je t’aime !

Et Marius, en plein azur, croyait entendre une strophe chantée par une étoile.

Ou bien, elle lui donnait une petite tape parce qu’il toussait, et elle lui disait :

— Ne toussez pas, monsieur. Je ne veux pas qu’on tousse chez moi sans ma permission. C’est très laid de tousser et de m’inquiéter. Je veux que tu te portes bien, parce que d’abord, moi, si tu ne te portais pas bien, je serais très malheureuse. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

Et cela était tout simplement divin.

Une fois Marius dit à Cosette :

— Figure-toi, j’ai cru un temps que tu t’appelais Ursule.

Ceci les fit rire toute la soirée.

Au milieu d’une autre causerie, il lui arriva de s’écrier :

— Oh ! un jour, au Luxembourg, j’ai eu envie d’achever de casser un invalide !

Mais il s’arrêta court et n’alla pas plus loin. Il aurait fallu parler à Cosette de sa jarretière, et cela lui était impossible. Il y avait là un côtoiement inconnu, la chair, devant lequel reculait, avec une sorte d’effroi sacré, cet immense amour innocent.

Marius se figurait la vie avec Cosette comme cela, sans autre chose ; venir tous les soirs rue Plumet, déranger le vieux barreau complaisant de la grille du président, s’asseoir coude à coude sur ce banc, regarder à travers les arbres la scintillation de la nuit commençante, faire cohabiter le pli du genou de son pantalon avec l’ampleur de la robe de Cosette, lui caresser l’ongle du pouce, lui dire tu, respirer l’un après l’autre la même fleur, à jamais, indéfiniment. Pendant ce temps-là les nuages passaient au-dessus de leur tête. Chaque fois que le vent souffle, il emporte plus de rêves de l’homme que de nuées du ciel.

Que ce chaste amour presque farouche fût absolument sans galanterie, non. « Faire des compliments » à celle qu’on aime est la première façon de faire des caresses, demi-audace qui s’essaye. Le compliment, c’est quelque chose comme le baiser à travers le voile. La volupté y met sa douce pointe, tout en se cachant. Devant la volupté le cœur recule, pour mieux aimer. Les cajoleries de Marius, toutes saturées de chimère, étaient, pour ainsi dire, azurées. Les oiseaux, quand ils volent là-haut du côté des anges, doivent entendre de ces paroles-là. Il s’y mêlait pourtant la vie, l’humanité, toute la quantité de positif dont Marius était capable. C’était ce qui se dit dans la grotte, prélude de ce qui se dira dans l’alcôve ; une effusion lyrique, la strophe et le sonnet mêlés, les gentilles hyperboles du roucoulement, tous les raffinements de l’adoration arrangés en bouquet et exhalant un subtil parfum céleste, un ineffable gazouillement de cœur à cœur.

— Oh ! murmurait Marius, que tu es belle ! Je n’ose pas te regarder. C’est ce qui fait que je te contemple. Tu es une grâce. Je ne sais pas ce que j’ai. Le bas de ta robe, quand le bout de ton soulier passe, me bouleverse. Et puis quelle lueur enchantée quand ta pensée s’entr’ouvre ! Tu parles raison étonnamment. Il me semble par moments que tu es un songe. Parle, je t’écoute, je t’admire. Ô Cosette ! comme c’est étrange et charmant ! je suis vraiment fou. Vous êtes adorable, mademoiselle. J’étudie tes pieds au microscope et ton âme au télescope.

Et Cosette répondait :

— Je t’aime un peu plus de tout le temps qui s’est écoulé depuis ce matin.

Demandes et réponses allaient comme elles pouvaient dans ce dialogue, tombant toujours d’accord, sur l’amour, comme les figurines de sureau sur le clou.

Toute la personne de Cosette était naïveté, ingénuité, transparence, blancheur, candeur, rayon. On eût pu dire de Cosette qu’elle était claire. Elle faisait à qui la voyait une sensation d’avril et de point du jour. Il y avait de la rosée dans ses yeux. Cosette était une condensation de lumière aurorale en forme de femme.

Il était tout simple que Marius, l’adorant, l’admirât. Mais la vérité est que cette petite pensionnaire, fraîche émoulue du couvent, causait avec une pénétration exquise et disait par moments toutes sortes de paroles vraies et délicates. Son babil était de la conversation. Elle ne se trompait sur rien, et voyait juste. La femme sent et parle avec le tendre instinct du cœur, cette infaillibilité. Personne ne sait comme une femme dire des choses à la fois douces et profondes. La douceur et la profondeur, c’est là toute la femme ; c’est là tout le ciel.

En cette pleine félicité, il leur venait à chaque instant des larmes aux yeux. Une bête à bon Dieu écrasée, une plume tombée d’un nid, une branche d’aubépine cassée, les apitoyait, et leur extase, doucement noyée de mélancolie, semblait ne demander pas mieux que de pleurer. Le plus souverain symptôme de l’amour, c’est un attendrissement parfois presque insupportable.

Et, à côté de cela, — toutes ces contradictions sont le jeu d’éclairs de l’amour, — ils riaient volontiers, et avec une liberté ravissante, et si familièrement qu’ils avaient parfois presque l’air de deux garçons. Cependant, à l’insu même des cœurs ivres de chasteté, la nature inoubliable est toujours là. Elle est là, avec son but brutal et sublime, et, quelle que soit l’innocence des âmes, on sent, dans le tête-à-tête le plus pudique, l’adorable et mystérieuse nuance qui sépare un couple d’amants d’une paire d’amis.

Ils s’idolâtraient.

Le permanent et l’immuable subsistent. On s’aime, on se sourit, on se rit, on se fait des petites moues avec le bout des lèvres, on s’entrelace les doigts des mains, on se tutoie, et cela n’empêche pas l’éternité. Deux amants se cachent dans le soir, dans le crépuscule, dans l’invisible, avec les oiseaux, avec les roses, ils se fascinent l’un l’autre dans l’ombre avec leurs cœurs qu’ils mettent dans leurs yeux, ils murmurent, ils chuchotent, et pendant ce temps-là d’immenses balancements d’astres emplissent l’infini.


II

L’ÉTOURDISSEMENT DU BONHEUR COMPLET



Ils existaient vaguement, effarés de bonheur. Ils ne s’apercevaient pas du choléra qui décimait Paris précisément en ce mois-là. Ils s’étaient fait le plus de confidences qu’ils avaient pu, mais cela n’avait pas été bien loin au-delà de leurs noms. Marius avait dit à Cosette qu’il était orphelin, qu’il s’appelait Marius Pontmercy, qu’il était avocat, qu’il vivait d’écrire des choses pour les libraires, que son père était colonel, que c’était un héros, et que lui Marius était brouillé avec son grand-père qui était riche. Il lui avait aussi un peu dit qu’il était baron ; mais cela n’avait fait aucun effet à Cosette. Marius baron ? elle n’avait pas compris. Elle ne savait pas ce que ce mot voulait dire. Marius était Marius. De son côté elle lui avait confié qu’elle avait été élevée au couvent du Petit-Picpus, que sa mère était morte comme à lui, que son père s’appelait M. Fauchelevent, qu’il était très bon, qu’il donnait beaucoup aux pauvres, mais qu’il était pauvre lui-même, et qu’il se privait de tout en ne la privant de rien.

Chose bizarre, dans l’espèce de symphonie où Marius vivait depuis qu’il voyait Cosette, le passé, même le plus récent, était devenu tellement confus et lointain pour lui que ce que Cosette lui conta le satisfit pleinement. Il ne songea même pas à lui parler de l’aventure nocturne de la masure, des Thénardier, de la brûlure, et de l’étrange attitude et de la singulière fuite de son père. Marius avait momentanément oublié tout cela ; il ne savait même pas le soir ce qu’il avait fait le matin, ni où il avait déjeuné, ni qui lui avait parlé ; il avait des chants dans l’oreille qui le rendaient sourd à toute autre pensée, il n’existait qu’aux heures où il voyait Cosette. Alors, comme il était dans le ciel, il était tout simple qu’il oubliât la terre. Tous deux portaient avec langueur le poids indéfinissables des voluptés immatérielles. Ainsi vivent ces somnambules qu’on appelle les amoureux.

Hélas ! qui n’a éprouvé toutes ces choses ? pourquoi vient-il une heure où l’on sort de cet azur, et pourquoi la vie continue-t-elle après ?

Aimer remplace presque penser. L’amour est un ardent oubli du reste. Demandez donc de la logique à la passion. Il n’y a pas plus d’enchaînement logique absolu dans le cœur humain qu’il n’y a de figure géométrique parfaite dans la mécanique céleste. Pour Cosette et Marius rien n’existait plus que Marius et Cosette. L’univers autour d’eux était tombé dans un trou. Ils vivaient dans une minute d’or. Il n’y avait rien devant, rien derrière. C’est à peine si Marius songeait que Cosette avait un père. Il y avait dans son cerveau l’effacement de l’éblouissement. De quoi donc parlaient-ils, ces amants ? On l’a vu, des fleurs, des hirondelles, du soleil couchant, du lever de la lune, de toutes les choses importantes. Ils s’étaient dit tout, excepté tout. Le tout des amoureux, c’est le rien. Mais le père, les réalités, ce bouge, ces bandits, cette aventure, à quoi bon ? et était-il bien sûr que ce cauchemar eût existé ? On était deux, on s’adorait, il n’y avait que cela. Toute autre chose n’était pas. Il est probable que cet évanouissement de l’enfer derrière nous est inhérent à l’arrivée au paradis. Est-ce qu’on a vu des démons ? est-ce qu’il y en a ? est-ce qu’on a tremblé ? est-ce qu’on a souffert ? On n’en sait plus rien. Une nuée rose est là-dessus.

Donc ces deux êtres vivaient ainsi, très haut, avec toute l’invraisemblance qui est dans la nature ; ni au nadir, ni au zénith, entre l’homme et le séraphin, au-dessus de la fange, au-dessous de l’éther, dans le nuage ; à peine os et chair, âme et extase de la tête aux pieds ; déjà trop sublimés pour marcher à terre, encore trop chargés d’humanité pour disparaître dans le bleu, en suspension comme des atomes qui attendent le précipité ; en apparence hors du destin ; ignorant cette ornière, hier, aujourd’hui, demain ; émerveillés, pâmés, flottants ; par moments, assez allégés pour la fuite dans l’infini ; presque prêts à l’envolement éternel.

Ils dormaient éveillés dans ce bercement. Ô léthargie splendide du réel accablé d’idéal !

Quelquefois, si belle que fût Cosette, Marius fermait les yeux devant elle. Les yeux fermés, c’est la meilleure manière de regarder l’âme.

Marius et Cosette ne se demandaient pas où cela les conduirait. Ils se regardaient comme arrivés. C’est une étrange prétention des hommes de vouloir que l’amour conduise quelque part.


III

COMMENCEMENT D’OMBRE



Jean Valjean, lui, ne se doutait de rien.

Cosette, un peu moins rêveuse que Marius, était gaie, et cela suffisait à Jean Valjean pour être heureux. Les pensées que Cosette avait, ses préoccupations tendres, l’image de Marius qui lui remplissait l’âme, n’ôtaient rien à la pureté incomparable de son beau front chaste et souriant. Elle était dans l’âge où la vierge porte son amour comme l’ange porte son lys. Jean Valjean était donc tranquille. Et puis, quand deux amants s’entendent, cela va toujours très bien, le tiers quelconque qui pourrait troubler leur amour est maintenu dans un parfait aveuglement par un petit nombre de précautions toujours les mêmes pour tous les amoureux. Ainsi jamais d’objections de Cosette à Jean Valjean. Voulait-il promener ? Oui, mon petit père. Voulait-il rester ? Très bien. Voulait-il passer la soirée près de Cosette ? Elle était ravie. Comme il se retirait toujours à dix heures du soir, ces fois-là Marius ne venait au jardin que passé cette heure, lorsqu’il entendait de la rue Cosette ouvrir la porte-fenêtre du perron. Il va sans dire que le jour on ne rencontrait jamais Marius. Jean Valjean ne songeait même plus que Marius existât. Une fois seulement, un matin, il lui arriva de dire à Cosette : — Tiens, comme tu as du blanc derrière le dos ! La veille au soir, Marius, dans un transport, avait pressé Cosette contre le mur.

La vieille Toussaint, qui se couchait de bonne heure, ne songeait qu’à dormir, une fois sa besogne faite, et ignorait tout comme Jean Valjean.

Jamais Marius ne mettait le pied dans la maison. Quand il était avec Cosette, ils se cachaient dans un enfoncement près du perron afin de ne pouvoir être vus ni entendus de la rue, et s’asseyaient là, se contentant souvent, pour toute conversation, de se presser les mains vingt fois par minute en regardant les branches des arbres. Dans ces instants-là, le tonnerre fût tombé à trente pas d’eux qu’ils ne s’en fussent pas doutés, tant la rêverie de l’un s’absorbait et plongeait profondément dans la rêverie de l’autre.

Puretés limpides. Heures toutes blanches ; presque toutes pareilles. Ce genre d’amours-là est une collection de feuilles de lys et de plumes de colombe.

Tout le jardin était entre eux et la rue. Chaque fois que Marius entrait ou sortait, il rajustait soigneusement le barreau de la grille de manière qu’aucun dérangement ne fût visible.

Il s’en allait habituellement vers minuit, et s’en retournait chez Courfeyrac. Courfeyrac disait à Bahorel :

— Croirais-tu ? Marius rentre à présent à des une heure du matin.

Bahorel répondait :

— Que veux-tu ? il y a toujours un pétard dans un séminariste.

Par moments Courfeyrac croisait les bras, prenait un air sérieux, et disait à Marius :

— Vous vous dérangez, jeune homme !

Courfeyrac, homme pratique, ne prenait pas en bonne part ce reflet d’un paradis invisible sur Marius ; il avait peu l’habitude des passions inédites, il s’en impatientait, et il faisait par instants à Marius des sommations de rentrer dans le réel.

Un matin, il lui jeta cette admonition :

— Mon cher, tu me fais l’effet pour le moment d’être situé dans la lune, royaume du rêve, province de l’illusion, capitale Bulle de Savon. Voyons, sois bon enfant, comment s’appelle-t-elle ?

Mais rien ne pouvait « faire parler » Marius. On lui eût arraché les ongles plutôt qu’une des trois syllabes sacrées dont se composait ce nom ineffable, Cosette. L’amour vrai est lumineux comme l’aurore et silencieux comme la tombe. Seulement il y avait, pour Courfeyrac, ceci de changé en Marius, qu’il avait une taciturnité rayonnante.

Pendant ce doux mois de mai Marius et Cosette connurent ces immenses bonheurs :

Se quereller et se dire vous, uniquement pour mieux se dire tu ensuite ;

Se parler longuement, et dans les plus minutieux détails, des gens qui ne les intéressaient pas le moins du monde ; preuve de plus que, dans ce ravissant opéra qu’on appelle l’amour, le libretto n’est presque rien ;

Pour Marius, écouter Cosette parler chiffons ;

Pour Cosette, écouter Marius parler politique ;

Entendre, genou contre genou, rouler les voitures rue de Babylone ;

Considérer la même planète dans l’espace ou le même ver luisant dans l’herbe ;

Se taire ensemble ; douceur plus grande encore que causer ;

Etc., etc.

Cependant diverses complications approchaient.

Un soir, Marius s’acheminait au rendez-vous par le boulevard des Invalides ; il marchait habituellement le front baissé ; comme il allait tourner l’angle de la rue Plumet, il entendit qu’on disait tout près de lui :

— Bonsoir, monsieur Marius.

Il leva la tête, et reconnut Éponine.

Cela lui fit un effet singulier. Il n’avait pas songé une seule fois à cette fille depuis le jour où elle l’avait amené rue Plumet, il ne l’avait point revue, et elle lui était complètement sortie de l’esprit. Il n’avait que des motifs de reconnaissance pour elle, il lui devait son bonheur présent, et pourtant il lui était gênant de la rencontrer.

C’est une erreur de croire que la passion, quand elle est heureuse et pure, conduit l’homme à un état de perfection ; elle le conduit simplement, nous l’avons constaté, à un état d’oubli. Dans cette situation, l’homme oublie d’être mauvais, mais il oublie aussi d’être bon. La reconnaissance, le devoir, les souvenirs essentiels et importuns, s’évanouissent. En tout autre temps Marius eût été bien autre pour Éponine. Absorbé par Cosette, il ne s’était même pas clairement rendu compte que cette Éponine s’appelait Éponine Thénardier, et qu’elle portait un nom écrit dans le testament de son père, ce nom pour lequel il se serait, quelques mois auparavant, si ardemment dévoué. Nous montrons Marius tel qu’il était. Son père lui-même disparaissait un peu dans son âme sous la splendeur de son amour.

Il répondit avec quelque embarras :

— Ah ! c’est vous, Éponine ?

— Pourquoi me dites-vous vous ? Est-ce que je vous ai fait quelque chose ?

— Non, répondit-il.

Certes, il n’avait rien contre elle. Loin de là. Seulement, il sentait qu’il ne pouvait faire autrement, maintenant qu’il disait tu à Cosette, que de dire vous à Éponine.

Comme il se taisait, elle s’écria :

— Dites donc…

Puis elle s’arrêta. Il semblait que les paroles manquaient à cette créature autrefois si insouciante et si hardie. Elle essaya de sourire et ne put. Elle reprit :

— Eh bien !…

Puis elle se tut encore et resta les yeux baissés.

— Bonsoir, monsieur Marius, dit-elle tout à coup brusquement ; et elle s’en alla.


IV

CAB ROULE EN ANGLAIS ET JAPPE EN ARGOT



Le lendemain, c’était le 3 juin, le 3 juin 1832, date qu’il faut indiquer à cause des événements graves qui étaient à cette époque suspendus sur l’horizon de Paris à l’état de nuages chargés. Marius à la nuit tombante suivait le même chemin que la veille avec les mêmes pensées de ravissement dans le cœur, lorsqu’il aperçut, entre les arbres du boulevard, Éponine qui venait à lui. Deux jours de suite, c’était trop. Il se détourna vivement, quitta le boulevard, changea de route, et s’en alla rue Plumet par la rue Monsieur.

Cela fit qu’Éponine le suivit jusqu’à la rue Plumet, chose qu’elle n’avait point faite encore. Elle s’était contentée jusque-là de l’apercevoir à son passage sur le boulevard sans même chercher à le rencontrer. La veille seulement, elle avait essayé de lui parler.

Éponine le suivit donc, sans qu’il s’en doutât. Elle le vit déranger le barreau de la grille, et se glisser dans le jardin.

— Tiens ! dit-elle, il entre dans la maison !

Elle s’approcha de la grille, tâta les barreaux l’un après l’autre et reconnut facilement celui que Marius avait dérangé.

Elle murmura à demi-voix, avec un accent lugubre :

— Pas de ça, Lisette !

Elle s’assit sur le soubassement de la grille, tout à côté du barreau, comme si elle le gardait. C’était précisément le point où la grille venait toucher le mur voisin. Il y avait là un angle obscur où Éponine disparaissait entièrement.

Elle demeura ainsi plus d’une heure sans bouger et sans souffler, en proie à ses idées.

Vers dix heures du soir, un des deux ou trois passants de la rue Plumet, vieux bourgeois attardé qui se hâtait dans ce lieu désert et mal famé, côtoyant la grille du jardin, et arrivé à l’angle que la grille faisait avec le mur, entendit une voix sourde et menaçante qui disait :

— Je ne m’étonne plus s’il vient tous les soirs !

Le passant promena ses yeux autour de lui, ne vit personne, n’osa pas regarder dans ce coin noir et eut grand’peur. Il doubla le pas.

Ce passant eut raison de se hâter, car, très peu d’instants après, six hommes qui marchaient séparés et à quelque distance les uns des autres, le long du mur, et qu’on eût pu prendre pour une patrouille grise, entrèrent dans la rue Plumet.

Le premier qui arriva à la grille du jardin s’arrêta, et attendit les autres ; une seconde après, ils étaient tous les six réunis.

Ces hommes se mirent à parler à voix basse.

— C’est icicaille, dit l’un d’eux.

— Y a-t-il un cab[38] dans le jardin ? demanda un autre.

— Je ne sais pas. En tout cas j’ai levé[39] une boulette que nous lui ferons morfiler[40].

— As-tu du mastic pour frangir la vanterne[41] ?

— Oui.

— La grille est vieille, reprit un cinquième qui avait une voix de ventriloque.

— Tant mieux, dit le second qui avait parlé. Elle ne criblera[42] pas sous la bastringue[43] et ne sera pas si dure à faucher[44].

Le sixième, qui n’avait pas encore ouvert la bouche, se mit à visiter la grille comme avait fait Éponine une heure auparavant, empoignant successivement chaque barreau et les ébranlant avec précaution. Il arriva ainsi au barreau que Marius avait descellé. Comme il allait saisir ce barreau, une main sortant brusquement de l’ombre s’abattit sur son bras, il se sentit vivement repoussé par le milieu de la poitrine, et une voix enrouée lui dit sans crier :

— Il y a un cab.

En même temps il vit une fille pâle debout devant lui.

L’homme eut cette commotion que donne toujours l’inattendu. Il se hérissa hideusement ; rien n’est formidable à voir comme les bêtes féroces inquiètes ; leur air effrayé est effrayant. Il recula, et bégaya :

— Quelle est cette drôlesse ?

— Votre fille.

C’était en effet Éponine qui parlait à Thénardier.

À l’apparition d’Éponine, les cinq autres, c’est-à-dire Claquesous, Gueulemer, Babet, Montparnasse et Brujon, s’étaient approchés sans bruit, sans précipitation, sans dire une parole, avec la lenteur sinistre propre à ces hommes de nuit.

On leur distinguait je ne sais quels hideux outils à la main. Gueulemer tenait une de ces pinces courbes que les rôdeurs appellent fanchons.

— Ah ! çà, qu’est-ce que tu fais là ? qu’est-ce que tu nous veux ? es-tu folle ? s’écria Thénardier, autant qu’on peut s’écrier en parlant bas. Qu’est-ce que tu viens nous empêcher de travailler ?

Éponine se mit à rire et lui sauta au cou.

— Je suis là, mon petit père, parce que je suis là. Est-ce qu’il n’est pas permis de s’asseoir sur les pierres, à présent ? C’est vous qui ne devriez pas y être. Qu’est-ce que vous venez y faire, puisque c’est un biscuit ? Je l’avais dit à Magnon. Il n’y a rien à faire ici. Mais embrassez-moi donc, mon bon petit père ! Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu ! Vous êtes dehors, donc ?

Le Thénardier essaya de se débarrasser des bras d’Éponine et grommela :

— C’est bon. Tu m’as embrassé. Oui, je suis dehors. Je ne suis pas dedans. À présent, va-t’en.

Mais Éponine ne lâchait pas prise et redoublait ses caresses.

— Mon petit père, comment avez-vous donc fait ? Il faut que vous ayez bien de l’esprit pour vous être tiré de là. Contez-moi ça ! Et ma mère ? où est ma mère ? Donnez-moi donc des nouvelles de maman.

Thénardier répondit :

— Elle va bien, je ne sais pas, laisse-moi, je te dis va-t’en.

— Je ne veux pas m’en aller justement, fit Éponine avec une minauderie d’enfant gâté, vous me renvoyez que voilà quatre mois que je ne vous ai vu et que j’ai à peine eu le temps de vous embrasser.

Et elle reprit son père par le cou.

— Ah çà mais, c’est bête ! dit Babet.

— Dépêchons ! dit Gueulemer, les coqueurs peuvent passer.

La voix de ventriloque scanda ce distique :


Nous n’sommes pas le jour de l’an,
À bécoter papa maman.


Éponine se tourna vers les cinq bandits.

— Tiens, C’est monsieur Brujon. — Bonjour, monsieur Babet. Bonjour, monsieur Claquesous. — Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, monsieur Gueulemer ? — Comment ça va, Montparnasse ?

— Si, on te reconnaît ! fit Thénardier. Mais bonjour, bonsoir, au large ! laisse-nous tranquilles.

— C’est l’heure des renards, et pas des poules, dit Montparnasse.

— Tu vois bien que nous avons à goupiner icigo[45], ajouta Babet.

Éponine prit la main de Montparnasse.

— Prends garde ! dit-il, tu vas te couper, j’ai un lingre ouvert[46].

— Mon petit Montparnasse, répondit Éponine très doucement, il faut avoir confiance dans les gens. Je suis la fille de mon père peut-être. Monsieur Babet, monsieur Gueulemer, c’est moi qu’on a chargée d’éclairer l’affaire.

Il est remarquable qu’Éponine ne parlait pas argot. Depuis qu’elle connaissait Marius, cette affreuse langue lui était devenue impossible.

Elle pressa dans sa petite main osseuse et faible comme la main d’un squelette les gros doigts rudes de Gueulemer et continua :

— Vous savez bien que je ne suis pas sotte. Ordinairement on me croit. Je vous ai rendu service dans les occasions. Eh bien, j’ai pris des renseignements, vous vous exposeriez inutilement, voyez-vous. Je vous jure qu’il n’y a rien à faire dans cette maison-ci.

— Il y a des femmes seules, dit Gueulemer.

— Non. Les personnes sont déménagées.

— Les chandelles ne le sont pas, toujours ! fit Babet.

Et il montra à Éponine, à travers le haut des arbres, une lumière qui se promenait dans la mansarde du pavillon. C’était Toussaint qui avait veillé pour étendre du linge à sécher.

Éponine tenta un dernier effort.

— Eh bien, dit-elle, c’est du monde très pauvre, et une baraque où ils n’ont pas le sou.

— Va-t’en au diable ! cria Thénardier. Quand nous aurons retourné la maison, et que nous aurons mis la cave en haut et le grenier en bas, nous te dirons ce qu’il y a dedans et si ce sont des balles, des ronds ou des broques[47].

Et il la poussa pour passer outre.

— Mon bon ami monsieur Montparnasse, dit Éponine, je vous en prie, vous qui êtes bon enfant, n’entrez pas !

— Prends donc garde, tu vas te couper ! répliqua Montparnasse.

Thénardier reprit avec l’accent décisif qu’il avait :

— Décampe, la fée, et laisse les hommes faire leurs affaires.

Éponine lâcha la main de Montparnasse qu’elle avait ressaisie, et dit :

— Vous voulez donc entrer dans cette maison ?

— Un peu ! fit le ventriloque en ricanant.

Alors elle s’adossa à la grille, fit face aux six bandits armés jusqu’aux dents et à qui la nuit donnait des visages de démons, et dit d’une voix ferme et basse :

— Eh bien, moi, je ne veux pas.

Ils s’arrêtèrent stupéfaits. Le ventriloque pourtant acheva son ricanement. Elle reprit :

— Les amis ! écoutez bien. Ce n’est pas ça. Maintenant je parle. D’abord, si vous entrez dans ce jardin, si vous touchez à cette grille, je crie, je cogne aux portes, je réveille le monde, je vous fais empoigner tous les six, j’appelle les sergents de ville.

— Elle le ferait, dit Thénardier bas à Brujon et au ventriloque.

Elle secoua la tête et ajouta :

— À commencer par mon père.

Thénardier s’approcha.

— Pas si près, bonhomme ! dit-elle.

Il recula en grommelant dans ses dents : — Mais qu’est-ce qu’elle a donc ? Et il ajouta :

— Chienne !

Elle se mit à rire d’une façon terrible.

— Comme vous voudrez, vous n’entrerez pas. Je ne suis pas la fille au chien, puisque je suis la fille au loup. Vous êtes six, qu’est-ce que cela me fait ? Vous êtes des hommes. Eh bien, je suis une femme. Vous ne me faites pas peur, allez. Je vous dis que vous n’entrerez pas dans cette maison, parce que cela ne me plaît pas. Si vous approchez, j’aboie. Je vous l’ai dit, le cab c’est moi. Je me fiche pas mal de vous. Passez votre chemin, vous m’ennuyez ! Allez où vous voudrez, mais ne venez pas ici, je vous le défends ! Vous à coups de couteau, moi à coups de savate, ça m’est égal, avancez donc !

Elle fit un pas vers les bandits, elle était effrayante, elle se remit à rire.

— Pardine ! je n’ai pas peur. Cet été, j’aurai faim, cet hiver, j’aurai froid. Sont-ils farces, ces bêtas d’hommes de croire qu’ils font peur à une fille ! De quoi ! peur ? Ah ouiche, joliment ! Parce que vous avez des chipies de maîtresses qui se cachent sous le lit quand vous faites la grosse voix, voilà-t-il pas ! Moi je n’ai peur de rien !

Elle appuya sur Thénardier son regard fixe, et dit :

— Pas même de vous, mon père !

Puis elle poursuivit en promenant sur les bandits ses sanglantes prunelles de spectre :

— Qu’est-ce que ça me fait à moi qu’on me ramasse demain rue Plumet sur le pavé, tuée à coups de surin par mon père, ou bien qu’on me trouve dans un an dans les filets de Saint-Cloud ou à l’île des Cygnes au milieu des vieux bouchons pourris et des chiens noyés !

Force lui fut de s’interrompre, une toux sèche la prit, son souffle sortait comme un râle de sa poitrine étroite et débile.

Elle reprit :

— Je n’ai qu’à crier, on vient, patatras. Vous êtes six ; moi je suis tout le monde.

Thénardier fit un mouvement vers elle.

— Prochez pas ! cria-t-elle.

Il s’arrêta, et lui dit avec douceur :

— Eh bien non. Je n’approcherai pas, mais ne parle pas si haut. Ma fille, tu veux donc nous empêcher de travailler ? Il faut pourtant que nous gagnions notre vie. Tu n’as donc plus d’amitié pour ton père ?

— Vous m’embêtez, dit Éponine.

— Il faut pourtant que nous vivions, que nous mangions…

— Crevez.

Cela dit, elle s’assit sur le soubassement de la grille en chantonnant :


Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu.


Elle avait le coude sur le genou et le menton dans sa main, et elle balançait son pied d’un air d’indifférence. Sa robe trouée laissait voir ses clavicules maigres. Le réverbère voisin éclairait son profil et son attitude. On ne pouvait rien voir de plus résolu et de plus surprenant.

Les six escarpes, interdits et sombres d’être tenus en échec par une fille, allèrent sous l’ombre portée de la lanterne et tinrent conseil avec des haussements d’épaule humiliés et furieux.

Elle cependant les regardait d’un air paisible et farouche.

— Elle a quelque chose, dit Babet. Une raison. Est-ce qu’elle est amoureuse du cab ? C’est pourtant dommage de manquer ça. Deux femmes, un vieux qui loge dans une arrière-cour ; il y a des rideaux pas mal aux fenêtres. Le vieux doit être un guinal[48]. Je crois l’affaire bonne.

— Eh bien, entrez, vous autres, s’écria Montparnasse. Faites l’affaire. Je resterai là avec la fille, et si elle bronche…

Il fit reluire au réverbère le couteau qu’il tenait ouvert dans sa manche.

Thénardier ne disait mot et semblait prêt à ce qu’on voudrait.

Brujon, qui était un peu oracle et qui avait, comme on sait, « donné l’affaire », n’avait pas encore parlé. Il paraissait pensif. Il passait pour ne reculer devant rien, et l’on savait qu’il avait un jour dévalisé, rien que par bravade, un poste de sergents de ville. En outre il faisait des vers et des chansons, ce qui lui donnait une grande autorité.

Babet le questionna.

— Tu ne dis rien, Brujon ?

Brujon resta encore un instant silencieux, puis il hocha la tête de plusieurs façons variées, et se décida enfin à élever la voix.

— Voici : j’ai rencontré ce matin deux moineaux qui se battaient ; ce soir, je me cogne à une femme qui querelle. Tout ça est mauvais. Allons-nous-en.

Ils s’en allèrent.

Tout en s’en allant, Montparnasse murmura :

— C’est égal, si on avait voulu, j’aurais donné le coup de pouce.

Babet lui répondit :

— Moi pas. Je ne tape pas une dame.

Au coin de la rue, ils s’arrêtèrent et échangèrent à voix sourde ce dialogue énigmatique :

— Où irons-nous coucher ce soir ?

— Sous Pantin[49].

— As-tu sur toi la clef de la grille, Thénardier ?

— Pardi.

Éponine, qui ne les quittait pas des yeux, les vit reprendre le chemin par où ils étaient venus. Elle se leva et se mit à ramper derrière eux le long des murailles et des maisons. Elle les suivit ainsi jusqu’au boulevard. Là, ils se séparèrent, et elle vit ces six hommes s’enfoncer dans l’obscurité où ils semblèrent fondre.

IV


CAB ROULE EN ANGLAIS ET JAPPE EN ARGOT


Alors elle s’adossa à la grille, fit face aux six bandits armés jusqu’aux dents et à qui la nuit donnait des visages de démons, et dit d’une voix ferme et basse :

– Eh bien, moi, je ne veux pas.

Ils s’arrêtèrent stupéfaits.


V

CHOSES DE LA NUIT



Après le départ des bandits, la rue Plumet reprit son tranquille aspect nocturne.

Ce qui venait de se passer dans cette rue n’eût point étonné une forêt. Les futaies, les taillis, les bruyères, les branches âprement entre-croisées, les hautes herbes, existent d’une manière sombre ; le fourmillement sauvage entrevoit là les subites apparitions de l’invisible ; ce qui est au-dessous de l’homme y distingue à travers la brume ce qui est au delà de l’homme ; et les choses ignorées de nous vivants s’y confrontent dans la nuit. La nature hérissée et fauve s’effare à de certaines approches où elle croit sentir le surnaturel. Les forces de l’ombre se connaissent, et ont entre elles de mystérieux équilibres. Les dents et les griffes redoutent l’insaisissable. La bestialité buveuse de sang, les voraces appétits affamés en quête de la proie, les instincts armés d’ongles et de mâchoires qui ont pour source et pour but le ventre, regardent et flairent avec inquiétude l’impassible linéament spectral rôdant sous un suaire, debout dans sa vague robe frissonnante, et qui leur semble vivre d’une vie morte et terrible. Ces brutalités, qui ne sont que matière, craignent confusément d’avoir affaire à l’immense obscurité condensée dans un être inconnu. Une figure noire barrant le passage arrête net la bête farouche. Ce qui sort du cimetière intimide et déconcerte ce qui sort de l’antre ; le féroce a peur du sinistre ; les loups reculent devant une goule rencontrée.


VI

MARIUS REDEVIENT RÉEL AU POINT DE DONNER SON ADRESSE À COSETTE



Pendant que cette espèce de chienne à figure humaine montait la garde contre la grille et que les six bandits lâchaient pied devant une fille, Marius était près de Cosette.

Jamais le ciel n’avait été plus constellé et plus charmant, les arbres plus tremblants, la senteur des herbes plus pénétrante ; jamais les oiseaux ne s’étaient endormis dans les feuilles avec un bruit plus doux ; jamais toutes les harmonies de la sérénité universelle n’avaient mieux répondu aux musiques intérieures de l’amour ; jamais Marius n’avait été plus épris, plus heureux, plus extasié. Mais il avait trouvé Cosette triste. Cosette avait pleuré. Elle avait les yeux rouges.

C’était le premier nuage dans cet admirable rêve.

Le premier mot de Marius avait été :

— Qu’as-tu ?

Et elle avait répondu :

— Voilà.

Puis elle s’était assise sur le banc près du perron, et pendant qu’il prenait place tout tremblant auprès d’elle, elle avait poursuivi :

— Mon père m’a dit ce matin de me tenir prête, qu’il avait des affaires, et que nous allions peut-être partir.

Marius frissonna de la tête aux pieds.

Quand on est à la fin de la vie, mourir, cela veut dire partir ; quand on est au commencement, partir, cela veut dire mourir.

Depuis six semaines, Marius, peu à peu, lentement, par degrés, prenait chaque jour possession de Cosette. Possession tout idéale, mais profonde. Comme nous l’avons expliqué déjà, dans le premier amour, on prend l’âme bien avant le corps ; plus tard on prend le corps bien avant l’âme, quelquefois on ne prend pas l’âme du tout ; les Faublas et les Prudhomme ajoutent : parce qu’il n’y en a pas ; mais ce sarcasme est par bonheur un blasphème. Marius donc possédait Cosette, comme les esprits possèdent ; mais il l’enveloppait de toute son âme et la saisissait jalousement avec une incroyable conviction. Il possédait son sourire, son haleine, son parfum, le rayonnement profond de ses prunelles bleues, la douceur de sa peau quand il lui touchait la main, le charmant signe qu’elle avait au cou, toutes ses pensées. Ils étaient convenus de ne jamais dormir sans rêver l’un de l’autre, et ils s’étaient tenu parole. Il possédait donc tous les rêves de Cosette. Il regardait sans cesse et il effleurait quelquefois de son souffle les petits cheveux qu’elle avait à la nuque et il se déclarait qu’il n’y avait pas un de ces petits cheveux qui ne lui appartînt à lui Marius. Il contemplait et il adorait les choses qu’elle mettait, son nœud de ruban, ses gants, ses manchettes, ses brodequins, comme des objets sacrés dont il était le maître. Il songeait qu’il était le seigneur de ces jolis peignes d’écaille qu’elle avait dans ses cheveux, et il se disait même, sourds et confus bégayements de la volupté qui se faisait jour, qu’il n’y avait pas un cordon de sa robe, pas une maille de ses bas, pas un pli de son corset, qui ne fût à lui. À côté de Cosette, il se sentait près de son bien, près de sa chose, près de son despote et de son esclave. Il semblait qu’ils eussent tellement mêlé leurs âmes que, s’ils eussent voulu les reprendre, il leur eût été impossible de les reconnaître. — Celle-ci est la mienne. — Non, c’est la mienne. —— Je t’assure que tu te trompes, Voilà bien moi. — Ce que tu prends pour toi, c’est moi. — Marius était quelque chose qui faisait partie de Cosette et Cosette était quelque chose qui faisait partie de Marius. Marius sentait Cosette vivre en lui. Avoir Cosette, posséder Cosette, cela pour lui n’était pas distinct de respirer. Ce fut au milieu de cette foi, de cet enivrement, de cette possession virginale, inouïe et absolue, de cette souveraineté, que ces mots : « Nous allons partir », tombèrent tout à coup, et que la voix brusque de la réalité lui cria : Cosette n’est pas à toi !

Marius se réveilla. Depuis six semaines, Marius vivait, nous l’avons dit, hors de la vie ; ce mot, partir ! l’y fit rentrer durement.

Il ne trouva pas une parole. Cosette sentit seulement que sa main était très froide. Elle lui dit à son tour :

— Qu’as-tu ?

Il répondit, si bas que Cosette l’entendait à peine :

— Je ne comprends pas ce que tu as dit.

Elle reprit :

— Ce matin mon père m’a dit de préparer toutes mes petites affaires et de me tenir prête, qu’il me donnerait son linge pour le mettre dans une malle, qu’il était obligé de faire un voyage, que nous allions partir, qu’il faudrait avoir une grande malle pour moi et une petite pour lui, de préparer tout cela d’ici à une semaine, et que nous irions peut-être en Angleterre.

— Mais c’est monstrueux ! s’écria Marius.

Il est certain qu’en ce moment, dans l’esprit de Marius, aucun abus de pouvoir, aucune violence, aucune abomination des tyrans les plus prodigieux, aucune action de Busiris, de Tibère ou de Henri VIII n’égalait en férocité celle-ci : M. Fauchelevent emmenant sa fille en Angleterre parce qu’il a des affaires.

Il demanda d’une voix faible :

— Et quand partirais-tu ?

— Il n’a pas dit quand.

— Et quand reviendrais-tu ?

— Il n’a pas dit quand.

Marius se leva, et dit froidement :

— Cosette, irez-vous ?

Cosette tourna vers lui ses beaux yeux pleins d’angoisse et répondit avec une sorte d’égarement :

— Où ?

— En Angleterre ? irez-vous ?

— Pourquoi me dis-tu vous ?

— Je vous demande si vous irez ?

— Comment veux-tu que je fasse ? dit-elle en joignant les mains.

— Ainsi, vous irez ?

— Si mon père y va ?

— Ainsi, vous irez ?

Cosette prit la main de Marius et l’étreignit sans répondre.

— C’est bon, dit Marius. Alors j’irai ailleurs.

Cosette sentit le sens de ce mot plus encore qu’elle ne le comprit. Elle pâlit tellement que sa figure devint blanche dans l’obscurité. Elle balbutia :

— Que veux-tu dire ?

Marius la regarda, puis éleva lentement ses yeux vers le ciel et répondit :

— Rien.

Quand sa paupière s’abaissa, il vit Cosette qui lui souriait. Le sourire d’une femme qu’on aime a une clarté qu’on voit la nuit.

— Que nous sommes bêtes ! Marius, j’ai une idée.

— Quoi ?

— Pars si nous partons ! Je te dirai où. Viens me rejoindre où je serai !

Marius était maintenant un homme tout à fait réveillé. Il était retombé dans la réalité. Il cria à Cosette :

— Partir avec vous ! es-tu folle ! Mais il faut de l’argent, et je n’en ai pas. Aller en Angleterre ? Mais je dois maintenant, je ne sais pas, plus de dix louis à Courfeyrac, un de mes amis que tu ne connais pas ! Mais j’ai un vieux chapeau qui ne vaut pas trois francs, j’ai un habit où il manque des boutons par devant, ma chemise est toute déchirée, j’ai les coudes percés, mes bottes prennent l’eau ; depuis six semaines je n’y pense plus, et je ne te l’ai pas dit. Cosette ! je suis un misérable. Tu ne me vois que la nuit, et tu me donnes ton amour ; si tu me voyais le jour, tu me donnerais un sou ! Aller en Angleterre ! Eh je n’ai pas de quoi payer le passeport !

Il se jeta contre un arbre qui était là, debout, les deux bras au-dessus de sa tête, le front contre l’écorce, ne sentant ni le bois qui lui écorchait la peau ni la fièvre qui lui martelait les tempes, immobile, et prêt à tomber, comme la statue du désespoir.

Il demeura longtemps ainsi. On resterait l’éternité dans ces abîmes-là. Enfin il se retourna. Il entendait derrière lui un petit bruit étouffé, doux et triste.

C’était Cosette qui sanglotait.

Elle pleurait depuis plus de deux heures à côté de Marius qui songeait.

Il vint à elle, tomba à genoux, et, se prosternant lentement, il prit le bout de son pied qui passait sous sa robe et le baisa.

Elle le laissa faire en silence. Il y a des moments où la femme accepte, comme une déesse sombre et résignée, la religion de l’amour.

— Ne pleure pas, dit-il.

Elle murmura :

— Puisque je vais peut-être m’en aller, et que tu ne peux pas venir !

Lui reprit :

— M’aimes-tu ?

Elle lui répondit en sanglotant ce mot du paradis qui n’est jamais plus charmant qu’à travers les larmes :

— Je t’adore !

Il poursuivit avec un son de voix qui était une inexprimable caresse :

— Ne pleure pas. Dis, veux-tu faire cela pour moi de ne pas pleurer ?

— M’aimes-tu, toi ? dit-elle.

Il lui prit la main.

— Cosette, je n’ai jamais donné ma parole d’honneur à personne, parce que ma parole d’honneur me fait peur. Je sens que mon père est à côté. Eh bien, je te donne ma parole d’honneur la plus sacrée que, si tu t’en vas, je mourrai.

Il y eut dans l’accent dont il prononça ces paroles une mélancolie si solennelle et si tranquille que Cosette trembla. Elle sentit ce froid que donne une chose sombre et vraie qui passe. De saisissement elle cessa de pleurer.

— Maintenant écoute, dit-il. Ne m’attends pas demain.

— Pourquoi ?

— Ne m’attends qu’après-demain.

— Oh ! pourquoi ?

— Tu verras.

— Un jour sans te voir ! mais c’est impossible.

— Sacrifions un jour pour avoir peut-être toute la vie.

Et Marius ajouta à demi-voix et en aparté :

— C’est un homme qui ne change rien à ses habitudes, et il n’a jamais reçu personne que le soir.

— De quel homme parles-tu ? demanda Cosette.

— Moi ? je n’ai rien dit.

— Qu’est-ce que tu espères donc ?

— Attends jusqu’à après-demain.

— Tu le veux ?

— Oui, Cosette.

Elle lui prit la tête dans ses deux mains, se haussant sur la pointe des pieds pour être à sa taille, et cherchant à voir dans ses yeux son espérance.

Marius reprit :

— J’y songe, il faut que tu saches mon adresse, il peut arriver des choses, on ne sait pas, je demeure chez cet ami appelé Courfeyrac, rue de la Verrerie, numéro 16.

Il fouilla dans sa poche, en tira un couteau-canif, et avec la lame écrivit sur le plâtre du mur :

16, rue de la Verrerie.

Cosette cependant s’était remise à lui regarder dans les yeux.

— Dis-moi ta pensée. Marius, tu as une pensée. Dis-la-moi. Oh ! dis-la-moi pour que je passe une bonne nuit !

— Ma pensée, la voici : c’est qu’il est impossible que Dieu veuille nous séparer. Attends-moi après-demain.

— Qu’est-ce que je ferai jusque-là ? dit Cosette. Toi tu es dehors, tu vas, tu viens. Comme c’est heureux, les hommes ! Moi, je vais rester toute seule. Oh ! que je vais être triste ! Qu’est-ce que tu feras donc demain soir, dis ?

— J’essayerai une chose.

— Alors je prierai Dieu et je penserai à toi d’ici là pour que tu réussisses. Je ne te questionne plus, puisque tu ne veux pas. Tu es mon maître. Je passerai ma soirée demain à chanter cette musique d’Euryanthe que tu aimes et que tu es venu entendre un soir derrière mon volet. Mais après-demain tu viendras de bonne heure. Je t’attendrai à la nuit, à neuf heures précises, je t’en préviens. Mon Dieu ! que c’est triste que les jours soient longs ! Tu entends, à neuf heures sonnant je serai dans le jardin.

— Et moi aussi.

Et sans se l’être dit, mus par la même pensée, entraînés par ces courants électriques qui mettent deux amants en communication continuelle, tous deux enivrés de volupté jusque dans leur douleur, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, sans s’apercevoir que leurs lèvres s’étaient jointes pendant que leurs regards levés, débordant d’extase et pleins de larmes, contemplaient les étoiles.

Quand Marius sortit, la rue était déserte. C’était le moment où Éponine suivait les bandits jusque sur le boulevard.

Tandis que Marius rêvait, la tête appuyée contre l’arbre, une idée lui avait traversé l’esprit ; une idée, hélas ! qu’il jugeait lui-même insensée et impossible. Il avait pris un parti violent.


VII

LE VIEUX CŒUR ET LE JEUNE CŒUR EN PRÉSENCE



Le père Gillenormand avait à cette époque ses quatre-vingt-onze ans bien sonnés. Il demeurait toujours avec mademoiselle Gillenormand rue des Filles-du-Calvaire, no 6, dans cette vieille maison qui était à lui. C’était, on s’en souvient, un de ces vieillards antiques qui attendent la mort tout droits, que l’âge charge sans les faire plier, et que le chagrin même ne courbe pas.

Cependant, depuis quelque temps, sa fille disait : mon père baisse. Il ne souffletait plus les servantes ; il ne frappait plus de sa canne avec autant de verve le palier de l’escalier quand Basque tardait à lui ouvrir. La révolution de Juillet l’avait à peine exaspéré pendant six mois. Il avait vu presque avec tranquillité dans le Moniteur cet accouplement de mots : M. Humblot-Conté, pair de France. Le fait est que le vieillard était rempli d’accablement. Il ne fléchissait pas, il ne se rendait pas, ce n’était pas plus dans sa nature physique que dans sa nature morale ; mais il se sentait intérieurement défaillir. Depuis quatre ans il attendait Marius, de pied ferme, c’est bien le mot, avec la conviction que ce mauvais petit garnement sonnerait à la porte un jour ou l’autre ; maintenant il en venait, dans de certaines heures mornes, à se dire que pour peu que Marius se fît encore attendre… — Ce n’était pas la mort qui lui était insupportable, c’était l’idée que peut-être il ne reverrait plus Marius. Ne plus revoir Marius, ceci n’était pas entré un seul instant dans son cerveau jusqu’à ce jour ; à présent cette idée commençait à lui apparaître, et le glaçait. L’absence, comme il arrive toujours dans les sentiments naturels et vrais, n’avait fait qu’accroître son amour de grand-père pour l’enfant ingrat qui s’en était allé comme cela. C’est dans les nuits de décembre, par dix degrés de froid, qu’on pense le plus au soleil. M. Gillenormand, était, ou se croyait, par-dessus tout incapable de faire un pas, lui l’aïeul, vers son petit-fils ; — je crèverai plutôt, disait-il. Il ne se trouvait aucun tort, mais il ne songeait à Marius qu’avec un attendrissement profond et le muet désespoir d’un vieux bonhomme qui s’en va dans les ténèbres.

Il commençait à perdre ses dents, ce qui s’ajoutait à sa tristesse.

M. Gillenormand, sans pourtant se l’avouer à lui-même, car il en eût été furieux et honteux, n’avait jamais aimé une maîtresse comme il aimait Marius.

Il avait fait placer dans sa chambre, devant le chevet de son lit, comme la première chose qu’il voulait voir en s’éveillant, un ancien portrait de son autre fille, celle qui était morte, madame Pontmercy, portrait fait lorsqu’elle avait dix-huit ans. Il regardait sans cesse ce portrait. Il lui arriva un jour de dire en le considérant :

— Je trouve qu’il lui ressemble.

— À ma sœur ? reprit mademoiselle Gillenormand. Mais oui.

Le vieillard ajouta :

— Et à lui aussi.

Une fois, comme il était assis, les deux genoux l’un contre l’autre et l’œil presque fermé, dans une posture d’abattement, sa fille se risqua à lui dire :

— Mon père, est-ce que vous en voulez toujours autant ?…

Elle s’arrêta, n’osant aller plus loin.

— À qui ? demanda-t-il.

— À ce pauvre Marius ?

Il souleva sa vieille tête, posa son poing amaigri et ridé sur la table, et cria de son accent le plus irrité et le plus vibrant :

— Pauvre Marius, vous dites ! Ce monsieur est un drôle, un mauvais gueux, un petit vaniteux ingrat, sans cœur, sans âme, un orgueilleux, un méchant homme !

Et il se détourna pour que sa fille ne vît pas une larme qu’il avait dans les yeux.

Trois jours après, il sortit d’un silence qui durait depuis quatre heures pour dire à sa fille à brûle-pourpoint :

— J’avais eu l’honneur de prier mademoiselle Gillenormand de ne jamais m’en parler.

La tante Gillenormand renonça à toute tentative et porta ce diagnostic profond : — Mon père n’a jamais beaucoup aimé ma sœur depuis sa sottise. Il est clair qu’il déteste Marius.

« Depuis sa sottise » signifiait : depuis qu’elle avait épousé le colonel.

Du reste, comme on a pu le conjecturer, mademoiselle Gillenormand avait échoué dans sa tentative de substituer son favori, l’officier de lanciers, à Marius. Le remplaçant Théodule n’avait point réussi. M. Gillenormand n’avait pas accepté le quiproquo. Le vide du cœur ne s’accommode point d’un bouche-trou. Théodule, de son côté, tout en flairant l’héritage, répugnait à la corvée de plaire. Le bonhomme ennuyait le lancier, et le lancier choquait le bonhomme. Le lieutenant Théodule était gai sans doute, mais bavard ; frivole, mais vulgaire ; bon vivant, mais de mauvaise compagnie ; il avait des maîtresses, c’est vrai, et il en parlait beaucoup, c’est vrai encore ; mais il en parlait mal. Toutes ses qualités avaient un défaut. M. Gillenormand était excédé de l’entendre conter les bonnes fortunes quelconques qu’il avait autour de sa caserne, rue de Babylone. Et puis le lieutenant Gillenormand venait quelquefois en uniforme avec la cocarde tricolore. Ceci le rendait tout bonnement impossible. Le père Gillenormand avait fini par dire à sa fille : — J’en ai assez, du Théodule. J’ai peu de goût pour les gens de guerre en temps de paix. Reçois-les si tu veux. Je ne sais pas si je n’aime pas mieux encore les sabreurs que les traîneurs de sabre. Le cliquetis des lames dans la bataille est moins misérable, après tout, que le tapage des fourreaux sur le pavé. Et puis, se cambrer comme un matamore et se sangler comme une femmelette, avoir un corset sous une cuirasse, c’est être ridicule deux fois. Quand on est un véritable homme, on se tient à égale distance de la fanfaronnade et de la mièvrerie. Ni fier-à-bras, ni joli cœur. Garde ton Théodule pour toi.

Sa fille eut beau lui dire : — C’est pourtant votre petit-neveu, — il se trouva que M. Gillenormand, qui était grand-père jusqu’au bout des ongles, n’était pas grand-oncle du tout.

Au fond, comme il avait de l’esprit et qu’il comparait, Théodule n’avait servi qu’à lui faire mieux regretter Marius.

Un soir, c’était le 4 juin, ce qui n’empêchait pas que le père Gillenormand n’eût un très bon feu dans sa cheminée, il avait congédié sa fille qui cousait dans la pièce voisine. Il était seul dans sa chambre à bergerades, les pieds sur ses chenets, à demi enveloppé dans son vaste paravent de coromandel à neuf feuilles, accoudé à sa table où brûlaient deux bougies sous un abat-jour vert, englouti dans son fauteuil de tapisserie, un livre à la main, mais ne lisant pas. Il était vêtu, selon sa mode, en incroyable, et ressemblait à un antique portrait de Garat. Cela l’eût fait suivre dans les rues, mais sa fille le couvrait toujours, lorsqu’il sortait, d’une vaste douillette d’évêque, qui cachait ses vêtements. Chez lui, excepté pour se lever et se coucher, il ne portait jamais de robe de chambre. — Cela donne l’air vieux, disait-il.

Le père Gillenormand songeait à Marius amoureusement et amèrement, et, comme d’ordinaire, l’amertume dominait. Sa tendresse aigrie finissait toujours par bouillonner et par tourner en indignation. Il en était à ce point où l’on cherche à prendre son parti et à accepter ce qui déchire. Il était en train de s’expliquer qu’il n’y avait maintenant plus de raison pour que Marius revînt, que s’il avait dû revenir, il l’aurait déjà fait, qu’il fallait y renoncer. Il essayait de s’habituer à l’idée que c’était fini, et qu’il mourrait sans revoir « ce monsieur ». Mais toute sa nature se révoltait ; sa vieille paternité n’y pouvait consentir. — Quoi ! disait-il, c’était son refrain douloureux, il ne reviendra pas ! — Sa tête chauve était tombée sur sa poitrine, et il fixait vaguement sur la cendre de son foyer un regard lamentable et irrité.

Au plus profond de cette rêverie, son vieux domestique, Basque, entra et demanda :

— Monsieur peut-il recevoir monsieur Marius ?

Le vieillard se dressa sur son séant, blême et pareil à un cadavre qui se lève sous une secousse galvanique. Tout son sang avait reflué à son cœur. Il bégaya :

— Monsieur Marius quoi ?

— Je ne sais pas, répondit Basque intimidé et décontenancé par l’air du maître, je ne l’ai pas vu. C’est Nicolette qui vient de me dire : Il y a là un jeune homme, dites que c’est monsieur Marius.

Le père Gillenormand balbutia à voix basse :

— Faites entrer.

Et il resta dans la même attitude, la tête branlante, l’œil fixé sur la porte. Elle se rouvrit. Un jeune homme entra. C’était Marius.

Marius s’arrêta à la porte comme attendant qu’on lui dît d’entrer.

Son vêtement presque misérable ne s’apercevait pas dans l’obscurité que faisait l’abat-jour. On ne distinguait que son visage calme et grave, mais étrangement triste.

Le père Gillenormand, hébété de stupeur et de joie, resta quelques instants sans voir autre chose qu’une clarté comme lorsqu’on est devant une apparition. Il était prêt à défaillir ; il apercevait Marius à travers un éblouissement. C’était bien lui, c’était bien Marius !

Enfin ! après quatre ans ! Il le saisit, pour ainsi dire, tout entier d’un coup d’œil. Il le trouva beau, noble, distingué, grandi, homme fait, l’attitude convenable, l’air charmant. Il eut envie d’ouvrir ses bras, de l’appeler, de se précipiter, ses entrailles se fondirent en ravissement, les paroles affectueuses le gonflaient et débordaient de sa poitrine ; enfin toute cette tendresse se fit jour et lui arriva aux lèvres, et par le contraste qui était le fond de sa nature, il en sortit une dureté. Il dit brusquement :

— Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

Marius répondit avec embarras :

— Monsieur…

M. Gillenormand eût voulu que Marius se jetât dans ses bras. Il fut mécontent de Marius et de lui-même. Il sentit qu’il était brusque et que Marius était froid. C’était pour le bonhomme une insupportable et irritante anxiété de se sentir si tendre et si éploré au dedans et de ne pouvoir être que dur au dehors. L’amertume lui revint. Il interrompit Marius avec un accent bourru :

— Alors pourquoi venez-vous ?

Cet « alors » signifiait : si vous ne venez pas m’embrasser. Marius regarda son aïeul à qui la pâleur faisait un visage de marbre.

— Monsieur…

Le vieillard reprit d’une voix sévère :

— Venez-vous me demander pardon ? avez-vous reconnu vos torts ?

Il croyait mettre Marius sur la voie et que « l’enfant » allait fléchir. Marius frissonna ; c’était le désaveu de son père qu’on lui demandait ; il baissa les yeux et répondit :

— Non, monsieur.

— Et alors, s’écria impétueusement le vieillard avec une douleur poignante et pleine de colère, qu’est-ce que vous me voulez ?

Marius joignit les mains, fit un pas et dit d’une voix faible et qui tremblait :

— Monsieur, ayez pitié de moi.

Ce mot remua M. Gillenormand ; dit plus tôt, il l’eût attendri, mais il venait trop tard. L’aïeul se leva ; il s’appuyait sur sa canne de ses deux mains, ses lèvres étaient blanches, son front vacillait, mais sa haute taille dominait Marius incliné.

— Pitié de vous, monsieur ! C’est l’adolescent qui demande de la pitié au vieillard de quatre-vingt-onze ans ! Vous entrez dans la vie, j’en sors ; vous allez au spectacle, au bal, au café, au billard, vous avez de l’esprit, vous plaisez aux femmes, vous êtes joli garçon ; moi je crache en plein été sur mes tisons ; vous êtes riche des seules richesses qu’il y ait, moi j’ai toutes les pauvretés de la vieillesse, l’infirmité, l’isolement ! vous avez vos trente-deux dents, un bon estomac, l’œil vif, la force, l’appétit, la santé, la gaîté, une forêt de cheveux noirs ; moi je n’ai même plus de cheveux blancs, j’ai perdu mes dents, je perds mes jambes, je perds la mémoire, il y a trois noms de rues que je confonds sans cesse, la rue Charlot, la rue du Chaume et la rue Saint-Claude, j’en suis là ; vous avez devant vous tout l’avenir plein de soleil, moi je commence à n’y plus voir goutte, tant j’avance dans la nuit ; vous êtes amoureux, ça va sans dire, moi, je ne suis aimé de personne au monde, et vous me demandez de la pitié ! Parbleu, Molière a oublié ceci. Si c’est comme cela que vous plaisantez au palais, messieurs les avocats, je vous fais mon sincère compliment. Vous êtes drôles.

Et l’octogénaire reprit d’une voix courroucée et grave :

— Ah çà, qu’est-ce que vous me voulez ?

— Monsieur, dit Marius, je sais que ma présence vous déplaît, mais je viens seulement pour vous demander une chose, et puis je vais m’en aller tout de suite.

— Vous êtes un sot ! dit le vieillard. Qui est-ce qui vous dit de vous en aller ?

Ceci était la traduction de cette parole tendre qu’il avait au fond du cœur : Mais demande-moi donc pardon ! Jette-toi donc à mon cou ! M. Gillenormand sentait que Marius allait dans quelques instants le quitter, que son mauvais accueil le rebutait, que sa dureté le chassait, il se disait tout cela, et sa douleur s’en accroissait, et comme sa douleur se tournait immédiatement en colère, sa dureté en augmentait. Il eût voulu que Marius comprît, et Marius ne comprenait pas ; ce qui rendait le bonhomme furieux. Il reprit :

— Comment ! vous m’avez manqué, à moi, votre grand-père, vous avez quitté ma maison pour aller on ne sait où, vous avez désolé votre tante, vous avez été, cela se devine, c’est plus commode, mener la vie de garçon, faire le muscadin, rentrer à toutes les heures, vous amuser, vous ne m’avez pas donné signe de vie, vous avez fait des dettes sans même me dire de les payer, vous vous êtes fait casseur de vitres et tapageur, et, au bout de quatre ans, vous venez chez moi, et vous n’avez pas autre chose à me dire que cela !

Cette façon violente de pousser le petit-fils à la tendresse ne produisit que le silence de Marius. M. Gillenormand croisa les bras, geste qui, chez lui, était particulièrement impérieux, et apostropha Marius amèrement :

— Finissons. Vous venez me demander quelque chose, dites-vous ? Eh bien quoi ? qu’est-ce ? Parlez.

— Monsieur, dit Marius avec le regard d’un homme qui sent qu’il va tomber dans un précipice, je viens vous demander la permission de me marier.

M. Gillenormand sonna. Basque entr’ouvrit la porte.

— Faites venir ma fille.

Une seconde après, la porte se rouvrit, mademoiselle Gillenormand n’entra pas, mais se montra ; Marius était debout, muet, les bras pendants, avec une figure de criminel ; M. Gillenormand allait et venait en long et en large dans la chambre. Il se tourna vers sa fille et lui dit :

— Rien. C’est monsieur Marius. Dites-lui bonjour. Monsieur veut se marier. Voilà. Allez-vous-en.

Le son de voix bref et rauque du vieillard annonçait une étrange plénitude d’emportement. La tante regarda Marius d’un air effaré, parut à peine le reconnaître, ne laissa pas échapper un geste ni une syllabe, et disparut au souffle de son père plus vite qu’un fétu devant l’ouragan.

Cependant le père Gillenormand était revenu s’adosser à la cheminée.

— Vous marier ! à vingt et un ans ! Vous avez arrangé cela ! Vous n’avez plus qu’une permission à demander ! une formalité. Asseyez-vous, monsieur. Eh bien, vous avez eu une révolution depuis que je n’ai eu l’honneur de vous voir. Les jacobins ont eu le dessus. Vous avez dû être content. N’êtes-vous pas républicain depuis que vous êtes baron ? Vous accommodez cela. La république fait une sauce à la baronnie. Êtes-vous décoré de Juillet ? avez-vous un peu pris le Louvre, monsieur ? Il y a ici tout près, rue Saint-Antoine, vis-à-vis la rue des Nonaindières, un boulet incrusté dans le mur au troisième étage d’une maison avec cette inscription : 28 juillet 1830. Allez voir cela. Cela fait bon effet. Ah ! ils font de jolies choses, vos amis ! À propos, ne font-ils pas une fontaine à la place du monument de M. le duc de Berry ? Ainsi vous voulez vous marier ? à qui ? peut-on sans indiscrétion demander à qui ?

Il s’arrêta, et, avant que Marius eût eu le temps de répondre, il ajouta violemment :

— Ah çà, vous avez un état ? une fortune faite ? combien gagnez-vous dans votre métier d’avocat ?

— Rien, dit Marius avec une sorte de fermeté et de résolution presque farouche.

— Rien ? vous n’avez pour vivre que les douze cents livres que je vous fais ?

Marius ne répondit point. M. Gillenormand continua :

— Alors, je comprends, c’est que la fille est riche ?

— Comme moi.

— Quoi ! pas de dot ?

— Non.

— Des espérances ?

— Je ne crois pas.

— Toute nue ! et qu’est-ce que c’est que le père ?

— Je ne sais pas.

— Et comment s’appelle-t-elle ?

— Mademoiselle Fauchelevent.

— Fauchequoi ?

— Fauchelevent.

— Pttt ! fit le vieillard.

— Monsieur ! s’écria Marius.

M. Gillenormand l’interrompit du ton d’un homme qui se parle à lui-même.

— C’est cela, vingt et un ans, pas d’état, douze cents livres par an, madame la baronne Pontmercy ira acheter deux sous de persil chez la fruitière.

— Monsieur, reprit Marius, dans l’égarement de la dernière espérance qui s’évanouit, je vous en supplie ! je vous en conjure, au nom du ciel, à mains jointes, monsieur, je me mets à vos pieds, permettez-moi de l’épouser.

Le vieillard poussa un éclat de rire strident et lugubre à travers lequel il toussait et parlait.

— Ah ! ah ! ah ! vous vous êtes dit : Pardine ! je vais aller trouver cette vieille perruque, cette absurde ganache ! Quel dommage que je n’aie pas mes vingt-cinq ans ! comme je te vous lui flanquerais une bonne sommation respectueuse ! comme je me passerais de lui ! C’est égal, je lui dirai : Vieux crétin, tu es trop heureux de me voir, j’ai envie de me marier, j’ai envie d’épouser mamselle n’importe qui, fille de monsieur n’importe quoi, je n’ai pas de souliers, elle n’a pas de chemise, ça va, j’ai envie de jeter à l’eau ma carrière, mon avenir, ma jeunesse, ma vie, j’ai envie de faire un plongeon dans la misère avec une femme au cou, c’est mon idée, il faut que tu y consentes ! et le vieux fossile consentira. Va, mon garçon, comme tu voudras, attache-toi ton pavé, épouse ta Pousselevent, ta Coupelevent… — Jamais, monsieur ! jamais !

— Mon père !

— Jamais !

À l’accent dont ce « jamais » fut prononcé, Marius perdit tout espoir. Il traversa la chambre à pas lents, la tête ployée, chancelant, plus semblable encore à quelqu’un qui se meurt qu’à quelqu’un qui s’en va. M. Gillenormand le suivait des yeux, et au moment où la porte s’ouvrait et où Marius allait sortir, il fit quatre pas avec cette vivacité sénile des vieillards impérieux et gâtés, saisit Marius au collet, le ramena énergiquement dans la chambre, le jeta dans un fauteuil, et lui dit :

— Conte-moi ça !

C’était ce seul mot, mon père, échappé à Marius, qui avait fait cette révolution.

Marius le regarda égaré. Le visage mobile de M. Gillenormand n’exprimait plus rien qu’une rude et ineffable bonhomie. L’aïeul avait fait place au grand-père.

— Allons, voyons, parle, conte-moi tes amourettes, jabote, dis-moi tout ! Sapristi ! que les jeunes gens sont bêtes !

— Mon père ! reprit Marius.

Toute la face du vieillard s’illumina d’un indicible rayonnement.

— Oui, c’est ça ! appelle-moi ton père, et tu verras !

Il y avait maintenant quelque chose de si bon, de si doux, de si ouvert, de si paternel en cette brusquerie, que Marius, dans ce passage subit du découragement à l’espérance, en fut comme étourdi et enivré. Il était assis près de la table, la lumière des bougies faisait saillir le délabrement de son costume que le père Gillenormand considérait avec étonnement.

— Eh bien, mon père, dit Marius.

— Ah ! çà, interrompit M. Gillenormand, tu n’as donc vraiment pas le sou ? Tu es mis comme un voleur.

Il fouilla dans un tiroir, et y prit une bourse qu’il posa sur la table :

— Tiens, voilà cent louis, achète-toi un chapeau.

— Mon père, poursuivit Marius, mon bon père, si vous saviez ! je l’aime. Vous ne vous figurez pas, la première fois que je l’ai vue, c’était au Luxembourg, elle y venait ; au commencement je n’y faisais pas grande attention, et puis je ne sais pas comment cela s’est fait, j’en suis devenu amoureux. Oh ! comme cela m’a rendu malheureux ! Enfin je la vois maintenant, tous les jours, chez elle, son père ne sait pas, imaginez qu’ils vont partir, c’est dans le jardin que nous nous voyons, le soir, son père veut l’emmener en Angleterre, alors je me suis dit : Je vais aller voir mon grand-père et lui conter la chose. Je deviendrais fou d’abord, je mourrais, je ferais une maladie, je me jetterais à l’eau. Il faut absolument que je l’épouse, puisque je deviendrais fou. Enfin voilà toute la vérité, je ne crois pas que j’aie oublié quelque chose. Elle demeure dans un jardin où il y a une grille, rue Plumet. C’est du côté des Invalides.

Le père Gillenormand s’était assis radieux près de Marius. Tout en l’écoutant et en savourant le son de sa voix, il savourait en même temps une longue prise de tabac. À ce mot, rue Plumet, il interrompit son aspiration, et laissa tomber le reste de son tabac sur ses genoux.

— Rue Plumet ! tu dis rue Plumet ? — Voyons donc ! — N’y a-t-il pas une caserne par là ? — Mais oui, c’est ça. Ton cousin Théodule m’en a parlé. Le lancier, l’officier. — Une fillette, mon bon ami, une fillette ! — Pardieu oui, rue Plumet. C’est ce qu’on appelait autrefois la rue Blomet. — Voilà que ça me revient. J’en ai entendu parler de cette petite de la grille de la rue Plumet. Dans un jardin. Une Paméla. Tu n’as pas mauvais goût. On la dit proprette. Entre nous, je crois que ce dadais de lancier lui a un peu fait la cour. Je ne sais pas jusqu’où cela a été. Enfin ça ne fait rien. D’ailleurs il ne faut pas le croire. Il se vante. Marius ! je trouve ça très bien qu’un jeune homme comme toi soit amoureux. C’est de ton âge. Je t’aime mieux amoureux que jacobin. Je t’aime mieux épris d’un cotillon, sapristi ! de vingt cotillons que de monsieur de Robespierre. Pour ma part, je me rends cette justice qu’en fait de sans-culottes, je n’ai jamais aimé que les femmes. Les jolies filles sont les jolies filles, que diable ! il n’y a pas d’objection à ça. Quant à la petite, elle te reçoit en cachette du papa. C’est dans l’ordre. J’ai eu des histoires comme ça, moi aussi. Plus d’une. Sais-tu ce qu’on fait ? on ne prend pas la chose avec férocité ; on ne se précipite pas dans le tragique ; on ne conclut pas au mariage et à monsieur le maire avec son écharpe. On est tout bêtement un garçon d’esprit. On a du bon sens. Glissez, mortels, n’épousez pas. On vient trouver le grand-père qui est bonhomme au fond, et qui a bien toujours quelques rouleaux de louis dans un vieux tiroir ; on lui dit : Grand-père, voilà. Et le grand-père dit : C’est tout simple. Il faut que jeunesse se passe et que vieillesse se casse. J’ai été jeune, tu seras vieux. Va, mon garçon, tu rendras ça à ton petit-fils. Voilà deux cents pistoles. Amuse-toi, mordi ! Rien de mieux ! C’est ainsi que l’affaire doit se passer. On n’épouse point, mais ça n’empêche pas. Tu me comprends ?

Marius, pétrifié et hors d’état d’articuler une parole, fit de la tête signe que non.

Le bonhomme éclata de rire, cligna sa vieille paupière, lui donna une tape sur le genou, le regarda entre deux yeux d’un air mystérieux et rayonnant, et lui dit avec le plus tendre des haussements d’épaules :

— Bêta ! fais-en ta maîtresse.

Marius pâlit. Il n’avait rien compris à tout ce que venait de dire son grand-père. Ce rabâchage de rue Blomet, de Paméla, de caserne, de lancier, avait passé devant Marius comme une fantasmagorie. Rien de tout cela ne pouvait se rapporter à Cosette qui était un lys. Le bonhomme divaguait. Mais cette divagation avait abouti à un mot que Marius avait compris et qui était une mortelle injure à Cosette. Ce mot, fais-en ta maîtresse, entra dans le cœur du sévère jeune homme comme une épée.

Il se leva, ramassa son chapeau qui était à terre, et marcha vers la porte d’un pas assuré et ferme. Là il se retourna, s’inclina profondément devant son grand-père, redressa la tête, et dit :

— Il y a cinq ans, vous avez outragé mon père ; aujourd’hui vous outragez ma femme. Je ne vous demande plus rien, monsieur. Adieu.

Le père Gillenormand, stupéfait, ouvrit la bouche, étendit les bras, essaya de se lever, et, avant qu’il eût pu prononcer un mot, la porte s’était refermée et Marius avait disparu.

Le vieillard resta quelques instants immobile et comme foudroyé sans pouvoir parler ni respirer, comme si un poing fermé lui serrait le gosier. Enfin il s’arracha de son fauteuil, courut à la porte autant qu’on peut courir à quatre-vingt-onze ans, l’ouvrit, et cria :

— Au secours ! au secours !

Sa fille parut, puis les domestiques. Il reprit avec un râle lamentable :

— Courez après lui ! rattrapez-le ! Qu’est-ce que je lui ai fait ? Il est fou ! il s’en va ! Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! cette fois il ne reviendra plus !

Il alla à la fenêtre qui donnait sur la rue, l’ouvrit de ses vieilles mains chevrotantes, se pencha plus d’à mi-corps pendant que Basque et Nicolette le retenaient par-derrière, et cria :

— Marius ! Marius ! Marius ! Marius !

Mais Marius ne pouvait déjà plus entendre, et tournait en ce moment-là même l’angle de la rue Saint-Louis.

L’octogénaire porta deux ou trois fois ses deux mains à ses tempes avec une expression d’angoisse, recula en chancelant et s’affaissa sur un fauteuil, sans pouls, sans voix, sans larmes, branlant la tête et agitant les lèvres d’un air stupide, n’ayant plus rien dans les yeux et dans le cœur que quelque chose de morne et de profond qui ressemblait à la nuit.
LIVRE NEUVIÈME


OÙ VONT-ILS ?


I

JEAN VALJEAN



Ce même jour, vers quatre heures de l’après-midi, Jean Valjean était assis seul sur le revers de l’un des talus les plus solitaires du Champ de Mars. Soit prudence, soit désir de se recueillir, soit tout simplement par suite d’un de ces insensibles changements d’habitudes qui s’introduisent peu à peu dans toutes les existences, il sortait maintenant assez rarement avec Cosette. Il avait sa veste d’ouvrier et un pantalon de toile grise, et sa casquette à longue visière lui cachait le visage. Il était à présent calme et heureux du côté de Cosette ; ce qui l’avait quelque temps effrayé et troublé s’était dissipé ; mais, depuis une semaine ou deux, des anxiétés d’une autre nature lui étaient venues. Un jour, en se promenant sur le boulevard, il avait aperçu Thénardier ; grâce à son déguisement, Thénardier ne l’avait point reconnu ; mais depuis lors Jean Valjean l’avait revu plusieurs fois, et il avait maintenant la certitude que Thénardier rôdait dans le quartier. Ceci avait suffi pour lui faire prendre un grand parti. Thénardier là, c’étaient tous les périls à la fois. En outre Paris n’était pas tranquille ; les troubles politiques offraient cet inconvénient pour quiconque avait quelque chose à cacher dans sa vie que la police était devenue très inquiète et très ombrageuse, et qu’en cherchant à dépister un homme comme Pépin ou Morey, elle pouvait fort bien découvrir un homme comme Jean Valjean. Jean Valjean s’était décidé à quitter Paris, et même la France, et à passer en Angleterre. Il avait prévenu Cosette. Avant huit jours il voulait être parti. Il s’était assis sur le talus du Champ de Mars, roulant dans son esprit toutes sortes de pensées, Thénardier, la police, le voyage, et la difficulté de se procurer un passeport.

À tous ces points de vue, il était soucieux.

Enfin, un fait inexplicable qui venait de le frapper, et dont il était encore tout chaud, avait ajouté à son éveil. Le matin de ce même jour, seul levé dans la maison, et se promenant dans le jardin avant que les volets de Cosette fussent ouverts, il avait aperçu tout à coup cette ligne gravée sur la muraille, probablement avec un clou.

16, rue de la Verrerie.

Cela était tout récent, les entailles étaient blanches dans le vieux mortier noir, une touffe d’ortie au pied du mur était poudrée de fin plâtre frais. Cela probablement avait été écrit là dans la nuit. Qu’était-ce ? une adresse ? un signal pour d’autres ? un avertissement pour lui ? Dans tous les cas, il était évident que le jardin était violé, et que des inconnus y pénétraient. Il se rappela les incidents bizarres qui avaient déjà alarmé la maison. Son esprit travailla sur ce canevas. Il se garda bien de parler à Cosette de la ligne écrite sur le mur, de peur de l’effrayer.

Au milieu de ces préoccupations, il s’aperçut, à une ombre que le soleil projetait, que quelqu’un venait de s’arrêter sur la crête du talus immédiatement derrière lui. Il allait se retourner, lorsqu’un papier plié en quatre tomba sur ses genoux, comme si une main l’eût lâché au-dessus de sa tête. Il prit le papier, le déplia, et y lut ce mot écrit en grosses lettres au crayon :

Déménagez.

Jean Valjean se leva vivement, il n’y avait plus personne sur le talus ; il chercha autour de lui et aperçut une espèce d’être plus grand qu’un enfant, plus petit qu’un homme, vêtu d’une blouse grise et d’un pantalon de velours de coton couleur poussière, qui enjambait le parapet et se laissait glisser dans le fossé du Champ de Mars.

Jean Valjean rentra chez lui sur-le-champ, tout pensif.


II

MARIUS



Marius était parti désolé de chez M. Gillenormand. Il y était entré avec une espérance bien petite ; il en sortait avec un désespoir immense.

Du reste, et ceux qui ont observé les commencements du cœur humain le comprendront, le lancier, l’officier, le dadais, le cousin Théodule, n’avait laissé aucune ombre dans son esprit. Pas la moindre. Le poëte dramatique pourrait en apparence espérer quelques complications de cette révélation faite à brûle-pourpoint au petit-fils par le grand-père. Mais ce que le drame y gagnerait, la vérité le perdrait. Marius était dans l’âge où, en fait de mal, on ne croit rien ; plus tard vient l’âge où l’on croit tout. Les soupçons ne sont autre chose que des rides. La première jeunesse n’en a pas. Ce qui bouleverse Othello, glisse sur Candide. Soupçonner Cosette ! il y a une foule de crimes que Marius eût faits plus aisément.

Il se mit à marcher dans les rues, ressource de ceux qui souffrent. Il ne pensa à rien dont il pût se souvenir. À deux heures du matin il rentra chez Courfeyrac et se jeta tout habillé sur son matelas. Il faisait grand soleil lorsqu’il s’endormit de cet affreux sommeil pesant qui laisse aller et venir les idées dans le cerveau. Quand il se réveilla, il vit debout dans la chambre, le chapeau sur la tête, tout prêts à sortir et très affairés, Courfeyrac, Enjolras, Feuilly et Combeferre.

Courfeyrac lui dit :

— Viens-tu à l’enterrement du général Lamarque ?

Il lui sembla que Courfeyrac parlait chinois.

Il sortit quelque temps après eux. Il mit dans sa poche les pistolets que Javert lui avait confiés lors de l’aventure du 3 février et qui étaient restés entre ses mains. Ces pistolets étaient encore chargés. Il serait difficile de dire quelle pensée obscure il avait dans l’esprit en les emportant.

Toute la journée il rôda sans savoir où ; il pleuvait par instants, il ne s’en apercevait point ; il acheta pour son dîner une flûte d’un sou chez un boulanger, la mit dans sa poche et l’oublia. Il paraît qu’il prit un bain dans la Seine sans en avoir conscience. Il y a des moments où l’on a une fournaise sous le crâne. Marius était dans un de ces moments-là. Il n’espérait plus rien ; il ne craignait plus rien ; il avait fait ce pas depuis la veille. Il attendait le soir avec une impatience fiévreuse, il n’avait plus qu’une idée claire, — c’est qu’à neuf heures il verrait Cosette. Ce dernier bonheur était maintenant tout son avenir ; après, l’ombre. Par intervalles, tout en marchant sur les boulevards les plus déserts, il lui semblait entendre dans Paris des bruits étranges. Il sortait la tête hors de sa rêverie et disait : Est-ce qu’on se bat ?

À la nuit tombante, à neuf heures précises, comme il l’avait promis à Cosette, il était rue Plumet. Quand il approcha de la grille, il oublia tout. Il y avait quarante-huit heures qu’il n’avait vu Cosette, il allait la revoir ; toute autre pensée s’effaça et il n’eut plus qu’une joie inouïe et profonde. Ces minutes où l’on vit des siècles ont toujours cela de souverain et d’admirable qu’au moment où elles passent elles emplissent entièrement le cœur.

Marius dérangea la grille et se précipita dans le jardin. Cosette n’était pas à la place où elle l’attendait d’ordinaire. Il traversa le fourré et alla à l’enfoncement près du perron. — Elle m’attend là, dit-il. — Cosette n’y était pas. Il leva les yeux, et vit que les volets de la maison étaient fermés. Il fit le tour du jardin, le jardin était désert. Alors il revint à la maison, et, insensé d’amour, ivre, épouvanté, exaspéré de douleur et d’inquiétude, comme un maître qui rentre chez lui à une mauvaise heure, il frappa aux volets. Il frappa, il frappa encore, au risque de voir la fenêtre s’ouvrir et la face sombre du père apparaître et lui demander : Que voulez-vous ? Ceci n’était plus rien auprès de ce qu’il entrevoyait. Quand il eut frappé, il éleva la voix et appela Cosette. — Cosette ! cria-t-il. Cosette ! répéta-t-il impérieusement. On ne répondit pas. C’était fini. Personne dans le jardin ; personne dans la maison.

Marius fixa ses yeux désespérés sur cette maison lugubre, aussi noire, aussi silencieuse et plus vide qu’une tombe. Il regarda le banc de pierre où il avait passé tant d’adorables heures près de Cosette. Alors il s’assit sur les marches du perron, le cœur plein de douceur et de résolution, il bénit son amour dans le fond de sa pensée, et il se dit que, puisque Cosette était partie, il n’avait plus qu’à mourir.

Tout à coup il entendit une voix qui paraissait venir de la rue et qui criait à travers les arbres :

— Monsieur Marius !

Il se dressa.

— Hein ? dit-il.

— Monsieur Marius, êtes-vous là ?

— Oui.

— Monsieur Marius, reprit la voix, vos amis vous attendent à la barricade de la rue de la Chanvrerie.

Cette voix ne lui était pas entièrement inconnue. Elle ressemblait à la voix enrouée et rude d’Éponine. Marius courut à la grille, écarta le barreau mobile, passa sa tête au travers et vit quelqu’un, qui lui parut être un jeune homme, s’enfoncer en courant dans le crépuscule.


III

M. MABEUF



La bourse de Jean Valjean fut inutile à M. Mabeuf. M. Mabeuf, dans sa misérable austérité enfantine, n’avait point accepté le cadeau des astres ; il n’avait point admis qu’une étoile pût se monnayer en louis d’or. Il n’avait pas deviné que ce qui tombait du ciel venait de Gavroche. Il avait porté la bourse au commissaire de police du quartier, comme objet perdu mis par le trouveur à la disposition des réclamants. La bourse fut perdue en effet. Il va sans dire que personne ne la réclama, et elle ne secourut point M. Mabeuf.

Du reste, M. Mabeuf avait continué de descendre.

Les expériences sur l’indigo n’avaient pas mieux réussi au Jardin des plantes que dans son jardin d’Austerlitz. L’année d’auparavant, il devait les gages de sa gouvernante ; maintenant, on l’a vu, il devait les termes de son loyer. Le mont-de-piété, au bout de treize mois écoulés, avait vendu les cuivres de sa Flore. Quelque chaudronnier en avait fait des casseroles. Ses cuivres disparus, ne pouvant plus compléter même les exemplaires dépareillés de sa Flore qu’il possédait encore, il avait cédé à vil prix à un libraire-brocanteur planches et texte, comme défets. Il ne lui était plus rien resté de l’œuvre de toute sa vie. Il se mit à manger l’argent de ces exemplaires. Quand il vit que cette chétive ressource s’épuisait, il renonça à son jardin et le laissa en friche. Auparavant, et longtemps auparavant, il avait renoncé aux deux œufs et au morceau de bœuf qu’il mangeait de temps en temps. Il dînait avec du pain et des pommes de terre. Il avait vendu ses derniers meubles, puis tout ce qu’il avait en double en fait de literie, de vêtements et de couvertures, puis ses herbiers et ses estampes ; mais il avait encore ses livres les plus précieux, parmi lesquels plusieurs d’une haute rareté, entre autres les Quadrains historiques de la Bible, édition de 1560, la Concordance des Bibles de Pierre de Besse, les Marguerites de la Marguerite de Jean de La Haye avec dédicace à la reine de Navarre, le livre de la Charge et dignité de l’ambassadeur par le sieur de Villiers-Hotman, un Florilegium rabbinicum de 1644, un Tibulle de 1567 avec cette splendide inscription : Venetiis, in œdibus Manutianis ; enfin un Diogène Laërce, imprimé à Lyon en 1644, et où se trouvaient les fameuses variantes du manuscrit 411, treizième siècle, du Vatican, et celles des deux manuscrits de Venise, 393 et 394, si fructueusement consultés par Henri Estienne, et tous les passages en dialecte dorique qui ne se trouvent que dans le célèbre manuscrit du douzième siècle de la bibliothèque de Naples. M. Mabeuf ne faisait jamais de feu dans sa chambre et se couchait avec le jour pour ne pas brûler de chandelle. Il semblait qu’il n’eût plus de voisins, on l’évitait quand il sortait, il s’en apercevait. La misère d’un enfant intéresse une mère, la misère d’un jeune homme intéresse une jeune fille, la misère d’un vieillard n’intéresse personne. C’est de toutes les détresses la plus froide. Cependant le père Mabeuf n’avait pas entièrement perdu sa sérénité d’enfant. Sa prunelle prenait quelque vivacité lorsqu’elle se fixait sur ses livres, et il souriait lorsqu’il considérait le Diogène Laërce, qui était un exemplaire unique. Son armoire vitrée était le seul meuble qu’il eût conservé en dehors de l’indispensable.

Un jour la mère Plutarque lui dit :

— Je n’ai pas de quoi acheter le dîner.

Ce qu’elle appelait le dîner, c’était un pain et quatre ou cinq pommes de terre.

— À crédit ? fit M. Mabeuf.

— Vous savez bien qu’on me refuse.

M. Mabeuf ouvrit sa bibliothèque, regarda longtemps tous ses livres l’un après l’autre, comme un père, obligé de décimer ses enfants, les regarderait avant de choisir, puis en prit un vivement, le mit sous son bras, et sortit. Il rentra deux heures après n’ayant plus rien sous le bras, posa trente sous sur la table et dit :

— Vous ferez à dîner.

À partir de ce moment, la mère Plutarque vit s’abaisser sur le candide visage du vieillard un voile sombre qui ne se releva plus.

Le lendemain, le surlendemain, tous les jours, il fallut recommencer. M. Mabeuf sortait avec un livre et rentrait avec une pièce d’argent. Comme les libraires-brocanteurs le voyaient forcé de vendre, ils lui rachetaient vingt sous ce qu’il avait payé vingt francs, quelquefois aux mêmes libraires. Volume à volume, toute la bibliothèque y passait. Il disait par moments : J’ai pourtant quatrevingts ans, comme s’il avait je ne sais quelle arrière-espérance d’arriver à la fin de ses jours avant d’arriver à la fin de ses livres. Sa tristesse croissait. Une fois pourtant il eut une joie. Il sortit avec un Robert Estienne qu’il vendit trente-cinq sous quai Malaquais et revint avec un Alde qu’il avait acheté quarante sous rue des Grès. — Je dois cinq sous, dit-il tout rayonnant à la mère Plutarque. Ce jour-là il ne dîna point.

Il était de la Société d’horticulture. On y savait son dénuement. Le président de cette société le vint voir, lui promit de parler de lui au ministre de l’agriculture et du commerce, et le fit. — Mais comment donc ! s’écria le ministre. Je crois bien ! Un vieux savant ! un botaniste ! un homme inoffensif ! Il faut faire quelque chose pour lui ! Le lendemain M. Mabeuf reçut une invitation à dîner chez le ministre. Il montra en tremblant de joie la lettre à la mère Plutarque. — Nous sommes sauvés ! dit-il. Au jour fixé, il alla chez le ministre. Il s’aperçut que sa cravate chiffonnée, son grand vieil habit carré et ses souliers cirés à l’œuf étonnaient les huissiers. Personne ne lui parla, pas même le ministre. Vers dix heures du soir, comme il attendait toujours une parole, il entendit la femme du ministre, belle dame décolletée dont il n’avait osé s’approcher, qui demandait : Quel est donc ce vieux monsieur ? Il s’en retourna chez lui à pied, à minuit, par une pluie battante. Il avait vendu un Elzévir pour payer son fiacre en allant.

Tous les soirs avant de se coucher il avait pris l’habitude de lire quelques pages de son Diogène Laërce. Il savait assez de grec pour jouir des particularités du texte qu’il possédait. Il n’avait plus maintenant d’autre joie. Quelques semaines s’écoulèrent. Tout à coup la mère Plutarque tomba malade. Il est une chose plus triste que de n’avoir pas de quoi acheter du pain chez le boulanger, c’est de n’avoir pas de quoi acheter des drogues chez l’apothicaire. Un soir, le médecin avait ordonné une potion fort chère. Et puis, la maladie s’aggravait, il fallait une garde. M. Mabeuf ouvrit sa bibliothèque, il n’y avait plus rien. Le dernier volume était parti. Il ne lui restait que le Diogène Laërce.

Il mit l’exemplaire unique sous son bras et sortit, c’était le 4 juin 1832 ; il alla porte Saint-Jacques chez le successeur de Royol, et revint avec cent francs. Il posa la pile de pièces de cinq francs sur la table de nuit de la vieille servante et rentra dans sa chambre sans dire une parole.

Le lendemain, dès l’aube, il s’assit sur la borne renversée dans son jardin, et par-dessus la haie on put le voir toute la matinée immobile, le front baissé, l’œil vaguement fixé sur ses plates-bandes flétries. Il pleuvait par instants, le vieillard ne semblait pas s’en apercevoir. Dans l’après-midi, des bruits extraordinaires éclatèrent dans Paris. Cela ressemblait à des coups de fusil et aux clameurs d’une multitude.

Le père Mabeuf leva la tête. Il aperçut un jardinier qui passait, et demanda :

— Qu’est-ce que c’est ?

Le jardinier répondit, sa bêche sur le dos, et de l’accent le plus paisible :

— Ce sont des émeutes.

— Comment des émeutes ?

— Oui. On se bat.

— Pourquoi se bat-on ?

— Ah ! dame ! fit le jardinier.

— De quel côté ? reprit M. Mabeuf.

— Du côté de l’Arsenal.

Le père Mabeuf rentra chez lui, prit son chapeau, chercha machinalement un livre pour le mettre sous son bras, n’en trouva point, dit : Ah ! c’est vrai ! et s’en alla d’un air égaré.
LIVRE DIXIÈME


LE 5 JUIN 1832


I

LA SURFACE DE LA QUESTION



De quoi se compose l’émeute ? De rien et de tout. D’une électricité dégagée peu à peu, d’une flamme subitement jaillie, d’une force qui erre, d’un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui parlent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte.

Où ?

Au hasard. À travers l’État, à travers les lois, à travers la prospérité et l’insolence des autres.

Les convictions irritées, les enthousiasmes aigris, les indignations émues, les instincts de guerre comprimés, les jeunes courages exaltés, les aveuglements généreux ; la curiosité, le goût du changement, la soif de l’inattendu, le sentiment qui fait qu’on se plaît à lire l’affiche d’un nouveau spectacle et qu’on aime au théâtre le coup de sifflet du machiniste ; les haines vagues, les rancunes, les désappointements, toute vanité qui croit que la destinée lui a fait faillite ; les malaises, les songes creux, les ambitions entourées d’escarpements ; quiconque espère d’un écroulement une issue ; enfin, au plus bas, la tourbe, cette boue qui prend feu, tels sont les éléments de l’émeute.

Ce qu’il y a de plus grand et ce qu’il y a de plus infime ; les êtres qui rôdent en dehors de tout, attendant une occasion, bohèmes, gens sans aveu, vagabonds de carrefours, ceux qui dorment la nuit dans un désert de maisons sans autre toit que les froides nuées du ciel, ceux qui demandent chaque jour leur pain au hasard et non au travail, les inconnus de la misère et du néant, les bras nus, les pieds nus, appartiennent à l’émeute.

Quiconque a dans l’âme une révolte secrète contre un fait quelconque de l’état, de la vie ou du sort, confine à l’émeute, et, dès qu’elle paraît, commence à frissonner et à se sentir soulevé par le tourbillon.

L’émeute est une sorte de trombe de l’atmosphère sociale qui se forme brusquement dans de certaines conditions de température, et qui, dans son tournoiement, monte, court, tonne, arrache, rase, écrase, démolit, déracine, entraînant avec elle les grandes natures et les chétives, l’homme fort et l’esprit faible, le tronc d’arbre et le brin de paille.

Malheur à celui qu’elle emporte comme à celui qu’elle vient heurter ! Elle les brise l’un contre l’autre.

Elle communique à ceux qu’elle saisit on ne sait quelle puissance extraordinaire. Elle emplit le premier venu de la force des événements ; elle fait de tout des projectiles. Elle fait d’un moellon un boulet et d’un portefaix un général.

Si l’on en croit de certains oracles de la politique sournoise, au point de vue du pouvoir, un peu d’émeute est souhaitable. Système : l’émeute raffermit les gouvernements qu’elle ne renverse pas. Elle éprouve l’armée ; elle concentre la bourgeoisie ; elle étire les muscles de la police ; elle constate la force de l’ossature sociale. C’est une gymnastique ; c’est presque de l’hygiène. Le pouvoir se porte mieux après une émeute comme l’homme après une friction.

L’émeute, il y a trente ans, était envisagée à d’autres points de vue encore.

Il y a pour toute chose une théorie qui se proclame elle-même « le bon sens » ; Philinte contre Alceste ; médiation offerte entre le vrai et le faux ; explication, admonition, atténuation un peu hautaine qui, parce qu’elle est mélangée de blâme et d’excuse, se croit la sagesse et n’est souvent que la pédanterie. Toute une école politique, appelée juste milieu, est sortie de là. Entre l’eau froide et l’eau chaude, c’est le parti de l’eau tiède. Cette école, avec sa fausse profondeur, toute de surface, qui dissèque les effets sans remonter aux causes, gourmande, du haut d’une demi-science, les agitations de la place publique.

À entendre cette école : « Les émeutes qui compliquèrent le fait de 1830 ôtèrent à ce grand événement une partie de sa pureté. La révolution de Juillet avait été un beau coup de vent populaire, brusquement suivi du ciel bleu. Elles firent reparaître le ciel nébuleux. Elles firent dégénérer en querelle cette révolution d’abord si remarquable par l’unanimité. Dans la révolution de Juillet, comme dans tout progrès par saccades, il y avait eu des fractures secrètes ; l’émeute les rendit sensibles. On put dire : Ah ! ceci est cassé. Après la révolution de Juillet, on ne sentait que la délivrance ; après les émeutes, on sentit la catastrophe.

« Toute émeute ferme les boutiques, déprime le fonds, consterne la bourse, suspend le commerce, entrave les affaires, précipite les faillites ; plus d’argent ; les fortunes privées inquiètes, le crédit public ébranlé, l’industrie déconcertée, les capitaux reculant, le travail au rabais, partout la peur ; des contre-coups dans toutes les villes. De là des gouffres. On a calculé que le premier jour d’émeute coûte à la France vingt millions, le deuxième quarante, le troisième soixante. Une émeute de trois jours coûte cent vingt millions, c’est-à-dire, à ne voir que le résultat financier, équivaut à un désastre, naufrage ou bataille perdue, qui anéantirait une flotte de soixante vaisseaux de ligne.

« Sans doute, historiquement, les émeutes eurent leur beauté ; la guerre des pavés n’est pas moins grandiose et pas moins pathétique que la guerre des buissons ; dans l’une il y a l’âme des forêts, dans l’autre le cœur des villes ; l’une a Jean Chouan, l’autre a Jeanne. Les émeutes éclairèrent en rouge, mais splendidement, toutes les saillies les plus originales du caractère parisien, la générosité, le dévouement, la gaîté orageuse, les étudiants prouvant que la bravoure fait partie de l’intelligence, la garde nationale inébranlable, des bivouacs de boutiquiers, des forteresses de gamins, le mépris de la mort chez des passants. Écoles et légions se heurtaient. Après tout, entre les combattants, il n’y avait qu’une différence d’âge ; c’est la même race ; ce sont les mêmes hommes stoïques qui meurent à vingt ans pour leurs idées, à quarante ans pour leurs familles. L’armée, toujours triste dans les guerres civiles, opposait la prudence à l’audace. Les émeutes, en même temps qu’elles manifestèrent l’intrépidité populaire, firent l’éducation du courage bourgeois.

« C’est bien. Mais tout cela vaut-il le sang versé ? Et au sang versé ajoutez l’avenir assombri, le progrès compromis, l’inquiétude parmi les meilleurs, les libéraux honnêtes désespérant, l’absolutisme étranger heureux de ces blessures faites à la révolution par elle-même, les vaincus de 1830 triomphant, et disant : Nous l’avions bien dit ! Ajoutez Paris grandi peut-être, mais à coup sûr la France diminuée. Ajoutez, car il faut tout dire, les massacres qui déshonoraient trop souvent la victoire de l’ordre devenu féroce sur la liberté devenue folle. Somme toute, les émeutes ont été funestes. »

Ainsi parle cet à peu près de sagesse dont la bourgeoisie, cet à peu près de peuple, se contente si volontiers.

Quant à nous, nous rejetons ce mot trop large et par conséquent trop commode : les émeutes. Entre un mouvement populaire et un mouvement populaire, nous distinguons. Nous ne nous demandons pas si une émeute coûte autant qu’une bataille. D’abord pourquoi une bataille ? Ici la question de la guerre surgit. La guerre est-elle moins fléau que l’émeute n’est calamité ? Et puis, toutes les émeutes sont-elles calamités ? Et quand le 14 juillet coûterait cent vingt millions ? L’établissement de Philippe V en Espagne a coûté à la France deux milliards. Même à prix égal, nous préférerions le 14 juillet. D’ailleurs nous repoussons ces chiffres, qui semblent des raisons et qui ne sont que des mots. Une émeute étant donnée, nous l’examinons en elle-même. Dans tout ce que dit l’objection doctrinaire exposée plus haut, il n’est question que de l’effet, nous cherchons la cause.

Nous précisons.


II

LE FOND DE LA QUESTION



Il y a l’émeute, et il y a l’insurrection ; ce sont deux colères ; l’une a tort, l’autre a droit. Dans les états démocratiques, les seuls fondés en justice, il arrive quelquefois que la fraction usurpe ; alors le tout se lève, et la nécessaire revendication de son droit peut aller jusqu’à la prise d’armes. Dans toutes les questions qui ressortissent à la souveraineté collective, la guerre du tout contre la fraction est insurrection, l’attaque de la fraction contre le tout est émeute ; selon que les Tuileries contiennent le roi ou contiennent la Convention, elles sont justement ou injustement attaquées. Le même canon braqué contre la foule a tort le 10 août et raison le 14 vendémiaire. Apparence semblable, fond différent ; les suisses défendent le faux, Bonaparte défend le vrai. Ce que le suffrage universel a fait dans sa liberté et dans sa souveraineté, ne peut être défait par la rue. De même dans les choses de pure civilisation ; l’instinct des masses, hier clairvoyant, peut demain être trouble. La même furie est légitime contre Terray et absurde contre Turgot. Les bris de machines, les pillages d’entrepôts, les ruptures de rails, les démolitions de docks, les fausses routes des multitudes, les dénis de justice du peuple au progrès, Ramus assassiné par les écoliers, Rousseau chassé de Suisse à coups de pierre, c’est l’émeute. Israël contre Moïse, Athènes contre Phocion, Rome contre Scipion, c’est l’émeute ; Paris contre la Bastille, c’est l’insurrection. Les soldats contre Alexandre, les matelots contre Christophe Colomb, c’est la même révolte ; révolte impie ; pourquoi ? C’est qu’Alexandre fait pour l’Asie avec l’épée ce que Christophe Colomb fait pour l’Amérique avec la boussole ; Alexandre, comme Colomb, trouve un monde. Ces dons d’un monde à la civilisation sont de tels accroissements de lumière que toute résistance, là, est coupable. Quelquefois le peuple se fausse fidélité à lui-même. La foule est traître au peuple. Est-il, par exemple, rien de plus étrange que cette longue et sanglante protestation des faux saulniers, légitime révolte chronique, qui, au moment décisif, au jour du salut, à l’heure de la victoire populaire, épouse le trône, tourne chouannerie, et d’insurrection contre se fait émeute pour ! Sombres chefs-d’œuvre de l’ignorance ! Le faux saulnier échappe aux potences royales, et, un reste de corde au cou, arbore la cocarde blanche. Mort aux gabelles accouche de Vive le roi. Tueurs de la Saint-Barthélemy, égorgeurs de Septembre, massacreurs d’Avignon, assassins de Coligny, assassins de madame de Lamballe, assassins de Brune, miquelets, verdets, cadenettes, compagnons de Jéhu, chevaliers du brassard, voilà l’émeute. La Vendée est une grande émeute catholique. Le bruit du droit en mouvement se reconnaît, il ne sort pas toujours du tremblement des masses bouleversées ; il y a des rages folles, il y a des cloches fêlées ; tous les tocsins ne sonnent pas le son du bronze. Le branle des passions et des ignorances est autre que la secousse du progrès. Levez-vous, soit, mais pour grandir. Montrez-moi de quel côté vous allez. Il n’y a d’insurrection qu’en avant. Toute autre levée est mauvaise. Tout pas violent en arrière est émeute ; reculer est une voie de fait contre le genre humain. L’insurrection est l’accès de fureur de la vérité ; les pavés que l’insurrection remue jettent l’étincelle du droit. Ces pavés ne laissent à l’émeute que leur boue. Danton contre Louis XVI, c’est l’insurrection ; Hébert contre Danton, c’est l’émeute.

De là vient que, si l’insurrection, dans des cas donnés, peut être, comme a dit Lafayette, le plus saint des devoirs, l’émeute peut être le plus fatal des attentats.

Il y a aussi quelque différence dans l’intensité de calorique ; l’insurrection est souvent volcan, l’émeute est souvent feu de paille.

La révolte, nous l’avons dit, est quelquefois dans le pouvoir. Polignac est un émeutier ; Camille Desmoulins est un gouvernant.

Parfois, insurrection, c’est résurrection.

La solution de tout par le suffrage universel étant un fait absolument moderne, et toute l’histoire antérieure à ce fait étant, depuis quatre mille ans, remplie du droit violé et de la souffrance des peuples, chaque époque de l’histoire apporte avec elle la protestation qui lui est possible. Sous les Césars, il n’y avait pas d’insurrection, mais il y avait Juvénal.

Le facit indignatio remplace les Gracques.

Sous les Césars il y a l’exilé de Syène ; il y a aussi l’homme des Annales.

Nous ne parlons pas de l’immense exilé de Patmos qui, lui aussi, accable le monde réel d’une protestation au nom du monde idéal, fait de la vision une satire énorme, et jette sur Rome-Ninive, sur Rome-Babylone, sur Rome-Sodome, la flamboyante réverbération de l’Apocalypse.

Jean sur son rocher, c’est le sphinx sur son piédestal ; on peut ne pas le comprendre ; c’est un juif, et c’est de l’hébreu ; mais l’homme qui écrit les Annales est un latin ; disons mieux, c’est un romain.

Comme les nérons règnent à la manière noire, ils doivent être peints de même. Le travail au burin tout seul serait pâle ; il faut verser dans l’entaille une prose concentrée qui morde.

Les despotes sont pour quelque chose dans les penseurs. Parole enchaînée, c’est parole terrible. L’écrivain double et triple son style quand le silence est imposé par un maître au peuple. Il sort de ce silence une certaine plénitude mystérieuse qui filtre et se fige en airain dans la pensée. La compression dans l’histoire produit la concision dans l’historien. La solidité granitique de telle prose célèbre n’est autre chose qu’un tassement fait par le tyran.

La tyrannie contraint l’écrivain à des rétrécissements de diamètre qui sont des accroissements de force. La période cicéronienne, à peine suffisante sur Verrès, s’émousserait sur Caligula. Moins d’envergure dans la phrase, plus d’intensité dans le coup. Tacite pense à bras raccourci.

L’honnêteté d’un grand cœur, condensée en justice et en vérité, foudroie.

Soit dit en passant, il est à remarquer que Tacite n’est pas historiquement superposé à César. Les Tibères lui sont réservés. César et Tacite sont deux phénomènes successifs dont la rencontre semble mystérieusement évitée par celui qui, dans la mise en scène des siècles, règle les entrées et les sorties. César est grand, Tacite est grand ; Dieu épargne ces deux grandeurs en ne les heurtant pas l’une contre l’autre. Le justicier, frappant César, pouvait frapper trop, et être injuste. Dieu ne veut pas. Les grandes guerres d’Afrique et d’Espagne, les pirates de Cilicie détruits, la civilisation introduite en Gaule, en Bretagne, en Germanie, toute cette gloire couvre le Rubicon. Il y a là une sorte de délicatesse de la justice divine, hésitant à lâcher sur l’usurpateur illustre l’historien formidable, faisant à César grâce de Tacite, et accordant les circonstances atténuantes au génie.

Certes, le despotisme reste le despotisme, même sous le despote de génie. Il y a corruption sous les tyrans illustres, mais la peste morale est plus hideuse encore sous les tyrans infâmes. Dans ces règnes-là rien ne voile la honte ; et les faiseurs d’exemples, Tacite comme Juvénal, soufflettent plus utilement, en présence du genre humain, cette ignominie sans réplique.

Rome sent plus mauvais sous Vitellius que sous Sylla. Sous Claude et sous Domitien, il y a une difformité de bassesse correspondante à la laideur du tyran. La vilenie des esclaves est un produit direct du despote ; un miasme s’exhale de ces consciences croupies où se reflète le maître ; les pouvoirs publics sont immondes ; les cœurs sont petits, les consciences sont plates, les âmes sont punaises ; cela est ainsi sous Caracalla, cela est ainsi sous Commode, cela est ainsi sous Héliogabale, tandis qu’il ne sort du sénat romain sous César que l’odeur de fiente propre aux aires d’aigle.

De là la venue, en apparence tardive, des Tacite et des Juvénal ; c’est à l’heure de l’évidence que le démonstrateur paraît.

Mais Juvénal et Tacite, de même qu’Isaïe aux temps bibliques, de même que Dante au moyen âge, c’est l’homme ; l’émeute et l’insurrection, c’est la multitude, qui tantôt a tort, tantôt a raison.

Dans les cas les plus généraux, l’émeute sort d’un fait matériel ; l’insurrection est toujours un phénomène moral. L’émeute, c’est Masaniello ; l’insurrection, c’est Spartacus. L’insurrection confine à l’esprit, l’émeute à l’estomac. Gaster s’irrite ; mais Gaster, certes, n’a pas toujours tort. Dans les questions de famine, l’émeute, Buzançais, par exemple, a un point de départ vrai, pathétique et juste. Pourtant elle reste émeute. Pourquoi ? c’est qu’ayant raison au fond, elle a eu tort dans la forme. Farouche, quoique ayant droit, violente, quoique forte, elle a frappé au hasard ; elle a marché comme l’éléphant aveugle, en écrasant ; elle a laissé derrière elle des cadavres de vieillards, de femmes et d’enfants ; elle a versé, sans savoir pourquoi, le sang des inoffensifs et des innocents. Nourrir le peuple est un bon but, le massacrer est un mauvais moyen.

Toutes les protestations armées, même les plus légitimes, même le 10 août, même le 14 juillet, débutent par le même trouble. Avant que le droit se dégage, il y a tumulte et écume. Au commencement l’insurrection est émeute, de même que le fleuve est torrent. Ordinairement elle aboutit à cet océan : révolution. Quelquefois pourtant, venue de ces hautes montagnes qui dominent l’horizon moral, la justice, la sagesse, la raison, le droit, faite de la plus pure neige de l’idéal, après une longue chute de roche en roche, après avoir reflété le ciel dans sa transparence et s’être grossie de cent affluents dans la majestueuse allure du triomphe, l’insurrection se perd tout à coup dans quelque fondrière bourgeoise, comme le Rhin dans un marais.

Tout ceci est du passé, l’avenir est autre. Le suffrage universel a cela d’admirable qu’il dissout l’émeute dans son principe, et qu’en donnant le vote à l’insurrection, il lui ôte l’arme. L’évanouissement des guerres, de la guerre des rues comme de la guerre des frontières, tel est l’inévitable progrès. Quel que soit aujourd’hui, la paix, c’est Demain.

Du reste, insurrection, émeute, en quoi la première diffère de la seconde, le bourgeois, proprement dit, connaît peu ces nuances. Pour lui tout est sédition, rébellion pure et simple, révolte du dogue contre le maître, essai de morsure qu’il faut punir de la chaîne et de la niche, aboiement, jappement ; jusqu’au jour où la tête du chien, grossie tout à coup, s’ébauche vaguement dans l’ombre en face de lion.

Alors le bourgeois crie : Vive le peuple !

Cette explication donnée, qu’est-ce pour l’histoire que le mouvement de juin 1832 ? est-ce une émeute ? est-ce une insurrection ?

C’est une insurrection.

Il pourra nous arriver, dans cette mise en scène d’un événement redoutable, de dire parfois l’émeute, mais seulement pour qualifier les faits de surface, et en maintenant toujours la distinction entre la forme émeute et le fond insurrection.

Ce mouvement de 1832 a eu, dans son explosion rapide et dans son extinction lugubre, tant de grandeur que ceux-là mêmes qui n’y voient qu’une émeute n’en parlent pas sans respect. Pour eux, c’est comme un reste de 1830. Les imaginations émues, disent-ils, ne se calment pas en un jour. Une révolution ne se coupe pas à pic. Elle a toujours nécessairement quelques ondulations avant de revenir à l’état de paix comme une montagne en redescendant vers la plaine. Il n’y a point d’Alpes sans Jura, ni de Pyrénées sans Asturies.

Cette crise pathétique de l’histoire contemporaine que la mémoire des Parisiens appelle l’époque des émeutes, est à coup sûr une heure caractéristique parmi les heures orageuses de ce siècle.

Un dernier mot avant d’entrer dans le récit.

Les faits qui vont être racontés appartiennent à cette réalité dramatique et vivante que l’histoire néglige quelquefois, faute de temps et d’espace. Là pourtant, nous y insistons, là est la vie, la palpitation, le frémissement humain. Les petits détails, nous croyons l’avoir dit, sont, pour ainsi parler, le feuillage des grands événements et se perdent dans le lointain de l’histoire. L’époque dite des émeutes abonde en détails de ce genre. Les instructions judiciaires, par d’autres raisons que l’histoire, n’ont pas tout révélé, ni peut-être tout approfondi. Nous allons donc mettre en lumière, parmi les particularités connues et publiées, des choses qu’on n’a point sues, des faits sur lesquels a passé l’oubli des uns, la mort des autres. La plupart des acteurs de ces scènes gigantesques ont disparu ; dès le lendemain ils se taisaient ; mais ce que nous raconterons, nous pouvons dire : nous l’avons vu. Nous changerons quelques noms, car l’histoire raconte et ne dénonce pas, mais nous peindrons des choses vraies. Dans les conditions du livre que nous écrivons, nous ne montrerons qu’un côté et qu’un épisode, et à coup sûr le moins connu, des journées des 5 et 6 juin 1832 ; mais nous ferons en sorte que le lecteur entrevoie, sous le sombre voile que nous allons soulever, la figure réelle de cette effrayante aventure publique.


III

UN ENTERREMENT : OCCASION DE RENAÎTRE



Au printemps de 1832, quoique depuis trois mois le choléra eût glacé les esprits et jeté sur leur agitation je ne sais quel morne apaisement, Paris était dès longtemps prêt pour une commotion. Ainsi que nous l’avons dit, la grande ville ressemble à une pièce de canon ; quand elle est chargée, il suffit d’une étincelle qui tombe, le coup part. En juin 1832, l’étincelle fut la mort du général Lamarque.

Lamarque était un homme de renommée et d’action. Il avait eu successivement, sous l’empire et sous la restauration, les deux bravoures nécessaires aux deux époques, la bravoure des champs de bataille et la bravoure de la tribune. Il était éloquent comme il avait été vaillant ; on sentait une épée dans sa parole. Comme Foy, son devancier, après avoir tenu haut le commandement, il tenait haut la liberté. Il siégeait entre la gauche et l’extrême gauche, aimé du peuple parce qu’il acceptait les chances de l’avenir, aimé de la foule parce qu’il avait bien servi l’empereur. Il était, avec les comtes Gérard et Drouet, un des maréchaux in petto de Napoléon. Les traités de 1815 le soulevaient comme une offense personnelle. Il haïssait Wellington d’une haine directe qui plaisait à la multitude ; et depuis dix-sept ans, à peine attentif aux événements intermédiaires, il avait majestueusement gardé la tristesse de Waterloo. Dans son agonie, à sa dernière heure, il avait serré contre sa poitrine une épée que lui avaient décernée les officiers des Cent-jours. Napoléon était mort en prononçant le mot armée, Lamarque en prononçant le mot patrie.

Sa mort, prévue, était redoutée du peuple comme une perte et du gouvernement comme une occasion. Cette mort fut un deuil. Comme tout ce qui est amer, le deuil peut se tourner en révolte. C’est ce qui arriva.

La veille et le matin du 5 juin, jour fixé pour l’enterrement de Lamarque, le faubourg Saint-Antoine, que le convoi devait venir toucher, prit un aspect redoutable. Ce tumultueux réseau de rues s’emplit de rumeurs. On s’y armait comme on pouvait. Des menuisiers emportaient le valet de leur établi « pour enfoncer les portes ». Un d’eux s’était fait un poignard d’un crochet de chaussonnier en cassant le crochet et en aiguisant le tronçon. Un autre, dans la fièvre « d’attaquer », couchait depuis trois jours tout habillé. Un charpentier nommé Lombier rencontrait un camarade qui lui demandait : Où vas-tu ? — Eh bien ! je n’ai pas d’armes. — Et puis ? Je vais à mon chantier chercher mon compas. — Pour quoi faire ? — Je ne sais pas, disait Lombier. Un nommé Jacqueline, homme d’expédition, abordait les ouvriers quelconques qui passaient : — Viens, toi ! — Il payait dix sous de vin, et disait : — As-tu de l’ouvrage ? — Non. — Va chez Filspierre, entre la barrière Montreuil et la barrière Charonne, tu trouveras de l’ouvrage. — On trouvait chez Filspierre des cartouches et des armes. Certains chefs connus faisaient la poste, c’est-à-dire couraient chez l’un et chez l’autre pour rassembler leur monde. Chez Barthélemy, près la barrière du Trône, chez Capel, au Petit-Chapeau, les buveurs s’accostaient d’un air grave. On les entendait se dire : — Où as-tu ton pistolet ? — Sous ma blouse. Et toi ? — Sous ma chemise. Rue Traversière, devant l’atelier Roland, et cour de la Maison-Brûlée devant l’atelier de l’outilleur Bernier, des groupes chuchotaient. On y remarquait, comme le plus ardent, un certain Mavot, qui ne faisait jamais plus d’une semaine dans un atelier, les maîtres le renvoyant « parce qu’il fallait tous les jours se disputer avec lui ». Mavot fut tué le lendemain dans la barricade de la rue Ménilmontant. Pretot, qui devait mourir aussi dans la lutte, secondait Mavot, et à cette question : Quel est ton but ? répondait : — L’insurrection. Des ouvriers rassemblés au coin de la rue de Bercy attendaient un nommé Lemarin, agent révolutionnaire pour le faubourg Saint-Marceau. Des mots d’ordre s’échangeaient presque publiquement.

Le 5 juin donc, par une journée mêlée de pluie et de soleil, le convoi du général Lamarque traversa Paris avec la pompe militaire officielle, un peu accrue par les précautions. Deux bataillons, tambours drapés, fusils renversés, dix mille gardes nationaux, le sabre au côté, les batteries de l’artillerie de la garde nationale, escortaient le cercueil. Le corbillard était traîné par des jeunes gens. Les officiers des Invalides le suivaient immédiatement, portant des branches de laurier. Puis venait une multitude innombrable, agitée, étrange, les sectionnaires des Amis du Peuple, l’école de droit, l’école de médecine, les réfugiés de toutes les nations, drapeaux espagnols, italiens, allemands, polonais, drapeaux tricolores horizontaux, toutes les bannières possibles, des enfants agitant des branches vertes, des tailleurs de pierre et des charpentiers qui faisaient grève en ce moment-là même, des imprimeurs reconnaissables à leurs bonnets de papier, marchant deux par deux, trois par trois, poussant des cris, agitant presque tous des bâtons, quelques-uns des sabres, sans ordre et pourtant avec une seule âme, tantôt une cohue, tantôt une colonne. Des pelotons se choisissaient des chefs ; un homme, armé d’une paire de pistolets parfaitement visibles, semblait en passer d’autres en revue dont les files s’écartaient devant lui. Sur les contre-allées des boulevards, dans les branches des arbres, aux balcons, aux fenêtres, sur les toits, les têtes fourmillaient, hommes, femmes, enfants ; les yeux étaient pleins d’anxiété. Une foule armée passait, une foule effarée regardait.

De son côté le gouvernement observait. Il observait, la main sur la poignée de l’épée. On pouvait voir, tout prêts à marcher, gibernes pleines, fusils et mousquetons chargés, place Louis XV, quatre escadrons de carabiniers, en selle et clairons en tête, dans le pays latin et au Jardin des plantes, la garde municipale, échelonnée de rue en rue, à la Halle-aux-vins un escadron de dragons, à la Grève une moitié du 12e léger, l’autre moitié à la Bastille, le 6e dragons aux Célestins, de l’artillerie plein la cour du Louvre. Le reste des troupes était consigné dans les casernes, sans compter les régiments des environs de Paris. Le pouvoir inquiet tenait suspendus sur la multitude menaçante vingt-quatre mille soldats dans la ville et trente mille dans la banlieue.

Divers bruits circulaient dans le cortège. On parlait de menées légitimistes ; on parlait du duc de Reichstadt, que Dieu marquait pour la mort à cette minute même où la foule le désignait pour l’empire. Un personnage resté inconnu annonçait qu’à l’heure dite deux contre-maîtres gagnés ouvriraient au peuple les portes d’une fabrique d’armes. Ce qui dominait sur les fronts découverts de la plupart des assistants, c’était un enthousiasme mêlé d’accablement. On voyait aussi çà et là, dans cette multitude en proie à tant d’émotions violentes, mais nobles, de vrais visages de malfaiteurs et des bouches ignobles qui disaient : pillons ! Il y a de certaines agitations qui remuent le fond des marais et qui font monter dans l’eau des nuages de boue. Phénomène auquel ne sont point étrangères les polices « bien faites ».

Le cortège chemina, avec une lenteur fébrile, de la maison mortuaire par les boulevards jusqu’à la Bastille. Il pleuvait de temps en temps ; la pluie ne faisait rien à cette foule. Plusieurs incidents, le cercueil promené autour de la colonne Vendôme, des pierres jetées au duc de Fitz-James aperçu à un balcon le chapeau sur la tête, le coq gaulois arraché d’un drapeau populaire et traîné dans la boue, un sergent de ville blessé d’un coup d’épée à la Porte Saint-Martin, un officier du 12e léger disant tout haut : Je suis républicain, l’école polytechnique survenant après sa consigne forcée, les cris : vive l’école polytechnique ! vive la république ! marquèrent le trajet du convoi. À la Bastille, les longues files de curieux redoutables qui descendaient du faubourg Saint-Antoine firent leur jonction avec le cortège et un certain bouillonnement terrible commença à soulever la foule.

On entendit un homme qui disait à un autre : — Tu vois bien celui-là avec sa barbiche rouge, c’est lui qui dira quand il faudra tirer. Il paraît que cette même barbiche rouge s’est retrouvée plus tard avec la même fonction dans une autre émeute, l’affaire Quénisset.

Le corbillard dépassa la Bastille, suivit le canal, traversa le petit pont et atteignit l’esplanade du pont d’Austerlitz. Là il s’arrêta. En ce moment cette foule vue à vol d’oiseau eût offert l’aspect d’une comète dont la tête était à l’esplanade et dont la queue développée sur le quai Bourdon couvrait la Bastille et se prolongeait sur le boulevard jusqu’à la porte Saint-Martin. Un cercle se traça autour du corbillard. La vaste cohue fit silence. Lafayette parla et dit adieu à Lamarque. Ce fut un instant touchant et auguste, toutes les têtes se découvrirent, tous les cœurs battaient. Tout à coup un homme à cheval, vêtu de noir, parut au milieu du groupe avec un drapeau rouge, d’autres disent avec une pique surmontée d’un bonnet rouge. Lafayette détourna la tête. Excelmans quitta le cortège.

Ce drapeau rouge souleva un orage et y disparut. Du boulevard Bourdon au pont d’Austerlitz une de ces clameurs qui ressemblent à des houles remua la multitude. Deux cris prodigieux s’élevèrent : — Lamarque au panthéon ! Lafayette à l’hôtel de ville ! — Des jeunes gens, aux acclamations de la foule, s’attelèrent et se mirent à traîner Lamarque dans le corbillard par le pont d’Austerlitz et Lafayette dans un fiacre par le quai Morland.

Dans la foule qui entourait et acclamait Lafayette, on remarquait et l’on se montrait un allemand nommé Ludwig Snyder, mort centenaire depuis, qui avait fait lui aussi la guerre de 1776, et qui avait combattu à Trenton sous Washington, et sous Lafayette à Brandywine.

Cependant sur la rive gauche la cavalerie municipale s’ébranlait et venait barrer le pont, sur la rive droite les dragons sortaient des Célestins et se déployaient le long du quai Morland. Le peuple qui traînait Lafayette les aperçut brusquement au coude du quai et cria : les dragons ! Les dragons s’avançaient au pas, en silence, pistolets dans les fontes, sabres aux fourreaux, mousquetons aux porte-crosse, avec un air d’attente sombre.

À deux cents pas du petit pont, ils firent halte. Le fiacre où était Lafayette chemina jusqu’à eux, ils ouvrirent les rangs, le laissèrent passer, et se refermèrent sur lui. En ce moment les dragons et la foule se touchaient. Les femmes s’enfuyaient avec terreur.

Que se passa-t-il dans cette minute fatale ? personne ne saurait le dire. C’est le moment ténébreux où deux nuées se mêlent. Les uns racontent qu’une fanfare sonnant la charge fut entendue du côté de l’Arsenal, les autres qu’un coup de poignard fut donné par un enfant à un dragon. Le fait est que trois coups de feu partirent subitement, le premier tua le chef d’escadron Cholet, le second tua une vieille sourde qui fermait sa fenêtre rue Contrescarpe, le troisième brûla l’épaulette d’un officier ; une femme cria : On commence trop tôt ! et tout à coup on vit du côté opposé au quai Morland un escadron de dragons qui était resté dans la caserne déboucher au galop, le sabre nu, par la rue Bassompierre et le boulevard Bourdon, et balayer tout devant lui.

Alors tout est dit, la tempête se déchaîne, les pierres pleuvent, la fusillade éclate, beaucoup se précipitent au bas de la berge et passent le petit bras de la Seine aujourd’hui comblé ; les chantiers de l’île Louviers, cette vaste citadelle toute faite, se hérissent de combattants ; on arrache des pieux, on tire des coups de pistolet, une barricade s’ébauche, les jeunes gens refoulés passent le pont d’Austerlitz avec le corbillard au pas de course et chargent la garde municipale, les carabiniers accourent, les dragons sabrent, la foule se disperse dans tous les sens, une rumeur de guerre vole aux quatre coins de Paris, on crie : aux armes ! on court, on culbute, on fuit, on résiste. La colère emporte l’émeute comme le vent emporte le feu.


IV

LES BOUILLONNEMENTS D’AUTREFOIS



Rien n’est plus extraordinaire que le premier fourmillement d’une émeute. Tout éclate partout à la fois. Était-ce prévu ? oui. Était-ce préparé ? non. D’où cela sort-il ? des pavés. D’où cela tombe-t-il ? des nues. Ici l’insurrection a le caractère d’un complot ; là d’une improvisation. Le premier venu s’empare d’un courant de la foule et le mène où il veut. Début plein d’épouvante où se mêle une sorte de gaîté formidable. Ce sont d’abord des clameurs, les magasins se ferment, les étalages des marchands disparaissent ; puis des coups de feu isolés ; des gens s’enfuient ; des coups de crosse heurtent les portes cochères ; on entend les servantes rire dans les cours des maisons et dire : Il va y avoir du train !

Un quart d’heure n’était pas écoulé, voici ce qui se passait presque en même temps sur vingt points de Paris différents.

Rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, une vingtaine de jeunes gens, à barbes et à cheveux longs, entraient dans un estaminet et en ressortaient un moment après, portant un drapeau tricolore horizontal couvert d’un crêpe et ayant à leur tête trois hommes armés, l’un d’un sabre, l’autre d’un fusil, le troisième d’une pique.

Rue des Nonaindières, un bourgeois bien vêtu, qui avait du ventre, la voix sonore, le crâne chauve, le front élevé, la barbe noire et une de ces moustaches rudes qui ne peuvent se rabattre, offrait publiquement des cartouches aux passants.

Rue Saint-Pierre-Montmartre, des hommes aux bras nus promenaient un drapeau noir où on lisait ces mots en lettres blanches : République ou la mort. Rue des Jeûneurs, rue du Cadran, rue Montorgueil, rue Mandar, apparaissaient des groupes agitant des drapeaux sur lesquels on distinguait des lettres d’or, le mot section avec un numéro. Un de ces drapeaux était rouge et bleu avec un imperceptible entre-deux blanc.

On pillait une fabrique d’armes, boulevard Saint-Martin, et trois boutiques d’armuriers, la première rue Beaubourg, la deuxième rue Michel-le-Comte, l’autre rue du Temple. En quelques minutes les mille mains de la foule saisissaient et emportaient deux cent trente fusils, presque tous à deux coups, soixante-quatre sabres, quatrevingt-trois pistolets. Afin d’armer plus de monde, l’un prenait le fusil, l’autre la bayonnette.

Vis-à-vis le quai de la Grève, des jeunes gens armés de mousquets, s’installaient chez des femmes pour tirer. L’un d’eux avait un mousquet à rouet. Ils sonnaient, entraient, et se mettaient à faire des cartouches. Une de ces femmes a raconté : Je ne savais pas ce que c’était que des cartouches, c’est mon mari qui me l’a dit.

Un rassemblement enfonçait une boutique de curiosités rue des Vieilles-Haudriettes et y prenait des yatagans et des armes turques.

Le cadavre d’un maçon tué d’un coup de fusil gisait rue de la Perle.

Et puis, rive droite, rive gauche, sur les quais, sur les boulevards, dans le pays latin, dans le quartier des halles, des hommes haletants, ouvriers, étudiants, sectionnaires, lisaient des proclamations, criaient : aux armes ! brisaient les réverbères, dételaient les voitures, dépavaient les rues, enfonçaient les portes des maisons, déracinaient les arbres, fouillaient les caves, roulaient des tonneaux, entassaient pavés, moellons, meubles, planches, faisaient des barricades.

On forçait les bourgeois d’y aider. On entrait chez les femmes, on leur faisait donner le sabre et le fusil des maris absents, et l’on écrivait avec du blanc d’Espagne sur la porte : les armes sont livrées. Quelques-uns signaient « de leurs noms » des reçus du fusil et du sabre, et disaient : envoyez-les chercher demain à la mairie. On désarmait dans les rues les sentinelles isolées et les gardes nationaux allant à leur municipalité. On arrachait les épaulettes aux officiers. Rue du Cimetière-Saint-Nicolas, un officier de la garde nationale, poursuivi par une troupe armée de bâtons et de fleurets, se réfugia à grand’peine dans une maison d’où il ne put sortir qu’à la nuit, et déguisé.

Dans le quartier Saint-Jacques, les étudiants sortaient par essaims de leurs hôtels, et montaient rue Saint-Hyacinthe au café du Progrès ou descendaient au café des Sept-Billards, rue des Mathurins. Là, devant les portes, des jeunes gens debout sur des bornes distribuaient des armes. On pillait le chantier de la rue Transnonain pour faire des barricades. Sur un seul point, les habitants résistaient, à l’angle des rues Sainte-Avoye et Simon-le-Franc où ils détruisaient eux-mêmes la barricade. Sur un seul point, les insurgés pliaient ; ils abandonnaient une barricade commencée rue du Temple après avoir fait feu sur un détachement de garde nationale, et s’enfuyaient par la rue de la Corderie. Le détachement ramassa dans la barricade un drapeau rouge, un paquet de cartouches et trois cents balles de pistolet. Les gardes nationaux déchirèrent le drapeau et en remportèrent les lambeaux à la pointe de leurs bayonnettes.

Tout ce que nous racontons ici lentement et successivement se faisait à la fois sur tous les points de la ville au milieu d’un vaste tumulte, comme une foule d’éclairs dans un seul roulement de tonnerre.

En moins d’une heure, vingt-sept barricades sortirent de terre dans le seul quartier des halles. Au centre était cette fameuse maison no 50, qui fut la forteresse de Jeanne et de ses cent six compagnons, et qui, flanquée d’un côté par une barricade à Saint-Merry et de l’autre par une barricade à la rue Maubuée, commandait trois rues, la rue des Arcis, la rue Saint-Martin, et la rue Aubry-le-Boucher qu’elle prenait de front. Deux barricades en équerre se repliaient l’une de la rue Montorgueil sur la Grande-Truanderie, l’autre de la rue Geoffroy-Langevin sur la rue Sainte-Avoye. Sans compter d’innombrables barricades dans vingt autres quartiers de Paris, au Marais, à la montagne Sainte-Geneviève ; une, rue Ménilmontant, où l’on voyait une porte cochère arrachée de ses gonds ; une autre près du petit pont de l’Hôtel-Dieu faite avec une écossaise dételée et renversée, à trois cents pas de la préfecture de police.

À la barricade de la rue des Ménétriers, un homme bien mis distribuait de l’argent aux travailleurs. À la barricade de la rue Greneta un cavalier parut et remit à celui qui paraissait le chef de la barricade un rouleau qui avait l’air d’un rouleau d’argent. — Voilà, dit-il, pour payer les dépenses, le vin, et cœtera. Un jeune homme blond, sans cravate, allait d’une barricade à l’autre portant des mots d’ordre. Un autre, le sabre nu, un bonnet de police bleu sur la tête, posait des sentinelles. Dans l’intérieur, en deçà des barricades, les cabarets et les loges de portiers étaient convertis en corps de garde. Du reste l’émeute se comportait selon la plus savante tactique militaire. Les rues étroites, inégales, sinueuses, pleines d’angles et de tournants, étaient admirablement choisies ; les environs des halles en particulier, réseau de rues plus embrouillé qu’une forêt. La Société des Amis du Peuple avait, disait-on, pris la direction de l’insurrection dans le quartier Sainte-Avoye. Un homme tué rue du Ponceau qu’on fouilla avait sur lui un plan de Paris.

Ce qui avait réellement pris la direction de l’émeute, c’était une sorte d’impétuosité inconnue qui était dans l’air. L’insurrection, brusquement, avait bâti les barricades d’une main et de l’autre saisi presque tous les postes de la garnison. En moins de trois heures, comme une traînée de poudre qui s’allume, les insurgés avaient envahi et occupé, sur la rive droite, l’Arsenal, la mairie de la place Royale, tout le Marais, la fabrique d’armes Popincourt, la Galiote, le Château-d’Eau, toutes les rues près des halles ; sur la rive gauche, la caserne des Vétérans, Sainte-Pélagie, la place Maubert, la poudrière des Deux-Moulins, toutes les barrières. À cinq heures du soir ils étaient maîtres de la Bastille, de la Lingerie, des Blancs-Manteaux ; leurs éclaireurs touchaient la place des Victoires, et menaçaient la Banque, la caserne des Petits-Pères, l’hôtel des Postes. Le tiers de Paris était à l’émeute.

Sur tous les points la lutte était gigantesquement engagée ; et, des désarmements, des visites domiciliaires, des boutiques d’armuriers vivement envahies, il résultait ceci que le combat commencé à coups de pierres continuait à coups de fusil.

Vers six heures du soir, le passage du Saumon devenait champ de bataille. L’émeute était à un bout, la troupe au bout opposé. On se fusillait d’une grille à l’autre. Un observateur, un rêveur, l’auteur de ce livre, qui était allé voir le volcan de près, se trouva dans le passage pris entre les deux feux. Il n’avait pour se garantir des balles que le renflement des demi-colonnes qui séparent les boutiques ; il fut près d’une demi-heure dans cette situation délicate.

Cependant le rappel battait, les gardes nationaux s’habillaient et s’armaient en hâte, les légions sortaient des mairies, les régiments sortaient des casernes. Vis-à-vis le passage de l’Ancre un tambour recevait un coup de poignard. Un autre, rue du Cygne, était assailli par une trentaine de jeunes gens qui lui crevaient sa caisse et lui prenaient son sabre. Un autre était tué rue Grenier-Saint-Lazare. Rue Michel-le-Comte, trois officiers tombaient morts l’un après l’autre. Plusieurs gardes municipaux, blessés rue des Lombards, rétrogradaient.

Devant la Cour-Batave, un détachement de gardes nationaux trouvait un drapeau rouge portant cette inscription : Révolution républicaine, no 127. Était-ce une révolution en effet ?

L’insurrection s’était faite du centre de Paris une sorte de citadelle inextricable, tortueuse, colossale.

Là était le foyer, là était évidemment la question. Tout le reste n’était qu’escarmouches. Ce qui prouvait que tout se déciderait là, c’est qu’on ne s’y battait pas encore.

Dans quelques régiments, les soldats étaient incertains, ce qui ajoutait à l’obscurité effrayante de la crise. Ils se rappelaient l’ovation populaire qui avait accueilli en juillet 1830 la neutralité du 53e de ligne. Deux hommes intrépides et éprouvés par les grandes guerres, le maréchal de Lobau et le général Bugeaud, commandaient, Bugeaud sous Lobau. D’énormes patrouilles, composées de bataillons de la ligne enfermés dans des compagnies entières de la garde nationale, et précédées d’un commissaire de police en écharpe, allaient reconnaître les rues insurgées. De leur côté, les insurgés posaient des vedettes au coin des carrefours et envoyaient audacieusement des patrouilles hors des barricades. On observait des deux parts. Le gouvernement, avec une armée dans la main, hésitait ; la nuit allait venir et l’on commençait à entendre le tocsin de Saint-Merry. Le ministre de la guerre d’alors, le général Soult, qui avait vu Austerlitz, regardait cela d’un air sombre.

Ces vieux matelots-là, habitués à la manœuvre correcte et n’ayant pour ressource et pour guide que la tactique, cette boussole des batailles, sont tout désorientés en présence de cette immense écume qu’on appelle la colère publique. Le vent des révolutions n’est pas maniable.

Les gardes nationales de la banlieue accouraient en hâte et en désordre. Un bataillon du 12e léger venait au pas de course de Saint-Denis, le 14e de ligne arrivait de Courbevoie, les batteries de l’école militaire avaient pris position au Carrousel ; des canons descendaient de Vincennes.

La solitude se faisait aux Tuileries, Louis-Philippe était plein de sérénité.


V

ORIGINALITÉ DE PARIS



Depuis deux ans, nous l’avons dit, Paris avait vu plus d’une insurrection. Hors des quartiers insurgés, rien n’est d’ordinaire plus étrangement calme que la physionomie de Paris pendant une émeute. Paris s’accoutume très vite à tout, — ce n’est qu’une émeute, — et Paris a tant d’affaires qu’il ne se dérange pas pour si peu. Ces villes colossales peuvent seules donner de tels spectacles. Ces enceintes immenses peuvent seules contenir en même temps la guerre civile et on ne sait quelle bizarre tranquillité. D’habitude, quand l’insurrection commence, quand on entend le tambour, le rappel, la générale, le boutiquier se borne à dire :

— Il paraît qu’il y a du grabuge rue Saint-Martin.

Ou :

— Faubourg Saint-Antoine.

Souvent il ajoute avec insouciance :

— Quelque part par là.

Plus tard, quand on distingue le vacarme déchirant et lugubre de la mousqueterie et des feux de peloton, le boutiquier dit :

— Ça chauffe donc ? Tiens, ça chauffe !

Un moment après, si l’émeute approche et gagne, il ferme précipitamment sa boutique et endosse rapidement son uniforme, c’est-à-dire met ses marchandises en sûreté et risque sa personne.

On se fusille dans un carrefour, dans un passage, dans un cul-de-sac ; on prend, perd et reprend des barricades ; le sang coule, la mitraille crible les façades des maisons, les balles tuent les gens dans leur alcôve, les cadavres encombrent le pavé. À quelques rues de là, on entend le choc des billes de billard dans les cafés.

Les théâtres ouvrent leurs portes et jouent des vaudevilles ; les curieux causent et rient à deux pas de ces rues pleines de guerre. Les fiacres cheminent ; les passants vont dîner en ville. Quelquefois dans le quartier même où l’on se bat. En 1831, une fusillade s’interrompit pour laisser passer une noce.

Lors de l’insurrection du 12 mai 1839, rue Saint-Martin, un petit vieux homme infirme traînant une charrette à bras surmontée d’un chiffon tricolore dans laquelle il y avait des carafes remplies d’un liquide quelconque, allait et venait de la barricade à la troupe et de la troupe à la barricade, offrant impartialement des verres de coco — tantôt au gouvernement, tantôt à l’anarchie.

Rien n’est plus étrange ; et c’est là le caractère propre des émeutes de Paris qui ne se retrouve dans aucune autre capitale. Il faut pour cela deux choses, la grandeur de Paris et sa gaîté. Il faut la ville de Voltaire et de Napoléon.

Cette fois, cependant, dans la prise d’armes du 5 juin 1832, la grande ville sentit quelque chose qui était peut-être plus fort qu’elle. Elle eut peur. On vit partout, dans les quartiers les plus lointains et les plus « désintéressés », les portes, les fenêtres et les volets fermés en plein jour. Les courageux s’armèrent, les poltrons se cachèrent. Le passant insouciant et affairé disparut. Beaucoup de rues étaient vides comme à quatre heures du matin. On colportait des détails alarmants, on répandait des nouvelles fatales. — Qu’ils étaient maîtres de la Banque ; — que, rien qu’au cloître de Saint-Merry, ils étaient six cents, retranchés et crénelés dans l’église ; — que la ligne n’était pas sûre ; — qu’Armand Carrel avait été voir le maréchal Clausel et que le maréchal avait dit : Ayez d’abord un régiment ; — que Lafayette était malade, mais qu’il leur avait dit pourtant : Je suis à vous. Je vous suivrai partout où il y aura place pour une chaise ; — qu’il fallait se tenir sur ses gardes ; qu’à la nuit il y aurait des gens qui pilleraient les maisons isolées dans les coins déserts de Paris (ici on reconnaissait l’imagination de la police, cette Anne Radcliffe mêlée au gouvernement) ; — qu’une batterie avait été établie rue Aubry-le-Boucher ; — que Lobau et Bugeaud se concertaient et qu’à minuit, ou au point du jour au plus tard, quatre colonnes marcheraient à la fois sur le centre de l’émeute, la première venant de la Bastille, la deuxième de la porte Saint-Martin, la troisième de la Grève, la quatrième des halles ; — que peut-être aussi les troupes évacueraient Paris et se retireraient au Champ de Mars ; — qu’on ne savait ce qui arriverait, mais qu’à coup sûr, cette fois, c’était grave. — On se préoccupait des hésitations du maréchal Soult. — Pourquoi n’attaquait-il pas tout de suite ? — Il est certain qu’il était profondément absorbé. Le vieux lion semblait flairer dans cette ombre un monstre inconnu.

Le soir vint, les théâtres n’ouvrirent pas ; les patrouilles circulaient d’un air irrité ; on fouillait les passants ; on arrêtait les suspects. Il y avait à neuf heures plus de huit cents personnes arrêtées ; la préfecture de police était encombrée, la Conciergerie encombrée, la Force encombrée. À la Conciergerie, en particulier, le long souterrain qu’on nomme la rue de Paris était jonché de bottes de paille sur lesquelles gisait un entassement de prisonniers, que l’homme de Lyon, Lagrange, haranguait avec vaillance. Toute cette paille, remuée par tous ces hommes, faisait le bruit d’une averse. Ailleurs les prisonniers couchaient en plein air dans les préaux les uns sur les autres. L’anxiété était partout, et un certain tremblement, peu habituel à Paris.

On se barricadait dans les maisons ; les femmes et les mères s’inquiétaient ; on n’entendait que ceci : Ah mon Dieu ! il n’est pas rentré ! Il y avait à peine au loin quelques rares roulements de voitures. On écoutait, sur le pas des portes, les rumeurs, les cris, les tumultes, les bruits sourds et indistincts des choses dont on disait : C’est la cavalerie, ou : Ce sont des caissons qui galopent, les clairons, les tambours, la fusillade, et surtout ce lamentable tocsin de Saint-Merry. On attendait le premier coup de canon. Des hommes surgissaient au coin des rues et disparaissaient en criant : Rentrez chez vous ! Et l’on se hâtait de verrouiller les portes. On disait : Comment cela finira-t-il ? D’instant en instant, à mesure que la nuit tombait, Paris semblait se colorer plus lugubrement du flamboiement formidable de l’émeute.
LIVRE ONZIÈME


L’ATOME FRATERNISE AVEC L’OURAGAN


I

QUELQUES ÉCLAIRCISSEMENTS SUR LES ORIGINES DE LA POÉSIE DE GAVROCHE
INFLUENCE D’UN ACADÉMICIEN SUR CETTE POÉSIE



À l’instant où l’insurrection, surgissant du choc du peuple et de la troupe devant l’Arsenal, détermina un mouvement d’avant en arrière dans la multitude qui suivait le corbillard et qui, de toute la longueur des boulevards, pesait, pour ainsi dire, sur la tête du convoi, ce fut un effrayant reflux. La cohue s’ébranla, les rangs se rompirent, tous coururent, partirent, s’échappèrent, les uns avec les cris de l’attaque, les autres avec la pâleur de la fuite. Le grand fleuve qui couvrait les boulevards se divisa en un clin d’œil, déborda à droite et à gauche et se répandit en torrents dans deux cents rues à la fois avec le ruissellement d’une écluse lâchée. En ce moment, un enfant déguenillé qui descendait par la rue Ménilmontant, tenant à la main une branche de faux—ébénier en fleur qu’il venait de cueillir sur les hauteurs de Belleville, avisa dans la devanture de boutique d’une marchande de bric-à-brac un vieux pistolet d’arçon. Il jeta sa branche fleurie sur le pavé, et cria :

— Mère chose, je vous emprunte votre machin.

Et il se sauva avec le pistolet.

Deux minutes après, un flot de bourgeois épouvantés qui s’enfuyait par la rue Amelot et la rue Basse, rencontra l’enfant qui brandissait son pistolet et qui chantait :

La nuit on ne voit rien,
Le jour on voit très bien,
D’un écrit apocryphe
Le bourgeois s’ébouriffe,
Pratiquez la Vertu,
Tutu chapeau pointu !

C’était le petit Gavroche qui s’en allait en guerre.

Sur le boulevard il s’aperçut que le pistolet n’avait pas de chien.

De qui était ce couplet qui lui servait à ponctuer sa marche, et toutes les autres chansons que, dans l’occasion, il chantait volontiers ? nous l’ignorons. Qui sait ? de lui peut-être. Gavroche d’ailleurs était au courant de tout le fredonnement populaire en circulation, et il y mêlait son propre gazouillement. Farfadet et galopin, il faisait un pot-pourri des voix de la nature et des voix de Paris. Il combinait le répertoire des oiseaux avec le répertoire des ateliers. Il connaissait des rapins, tribu contiguë à la sienne. Il avait, à ce qu’il paraît, été trois mois apprenti imprimeur. Il avait fait un jour une commission pour monsieur Baour-Lormian, l’un des quarante. Gavroche était un gamin de lettres.

Gavroche du reste ne se doutait pas que dans cette vilaine nuit pluvieuse où il avait offert à deux mioches l’hospitalité de son éléphant, c’était pour ses propres frères qu’il avait fait office de providence. Ses frères le soir, son père le matin ; voilà quelle avait été sa nuit. En quittant la rue des Ballets au petit jour, il était retourné en hâte à l’éléphant, en avait artistement extrait les deux mômes, avait partagé avec eux le déjeuner quelconque qu’il avait inventé, puis s’en était allé, les confiant à cette bonne mère la rue qui l’avait à peu près élevé lui-même. En les quittant, il leur avait donné rendez-vous pour le soir au même endroit, et leur avait laissé pour adieu ce discours : — Je casse une canne, autrement dit je m’esbigne, ou, comme on dit à la cour, je file. Les mioches, si vous ne retrouvez pas papa maman, revenez ici ce soir. Je vous ficherai à souper et je vous coucherai. Les deux enfants, ramassés par quelque sergent de ville et mis au dépôt, ou volés par quelque saltimbanque, ou simplement égarés dans l’immense casse-tête chinois parisien, n’étaient pas revenus. Les bas-fonds du monde social actuel sont pleins de ces traces perdues. Gavroche ne les avait pas revus. Dix ou douze semaines s’étaient écoulées depuis cette nuit-là. Il lui était arrivé plus d’une fois de se gratter le dessus de la tête et de dire : Où diable sont mes deux enfants ?

Cependant, il était parvenu, son pistolet au poing, rue du Pont-aux-Choux. Il remarqua qu’il n’y avait plus, dans cette rue, qu’une boutique ouverte, et, chose digne de réflexion, une boutique de pâtissier. C’était une occasion providentielle de manger encore un chausson aux pommes avant d’entrer dans l’inconnu. Gavroche s’arrêta, tâta ses flancs, fouilla son gousset, retourna ses poches, n’y trouva rien, pas un sou, et se mit à crier : Au secours !

Il est dur de manquer le gâteau suprême.

Gavroche n’en continua pas moins son chemin.

Deux minutes après, il était rue Saint-Louis. En traversant la rue du Parc-Royal il sentit le besoin de se dédommager du chausson de pommes impossible, et il se donna l’immense volupté de déchirer en plein jour les affiches de spectacle.

Un peu plus loin, voyant passer un groupe d’êtres bien portants qui lui parurent des propriétaires, il haussa les épaules et cracha au hasard devant lui cette gorgée de bile philosophique :

— Ces rentiers, comme c’est gras ! Ça se gave. Ça patauge dans les bons dîners. Demandez-leur ce qu’ils font de leur argent. Ils n’en savent rien. Ils le mangent, quoi ! Autant en emporte le ventre.


II

GAVROCHE EN MARCHE



L’agitation d’un pistolet sans chien qu’on tient à la main en pleine rue est une telle fonction publique que Gavroche sentait croître sa verve à chaque pas. Il criait, parmi des bribes de la Marseillaise qu’il chantait :

— Tout va bien. Je souffre beaucoup de la patte gauche, je me suis cassé mon rhumatisme, mais je suis content, citoyens. Les bourgeois n’ont qu’à se bien tenir, je vas leur éternuer des couplets subversifs. Qu’est-ce que c’est que les mouchards ? c’est des chiens. Nom d’unch ! ne manquons pas de respect aux chiens. Avec ça que je voudrais bien en avoir un à mon pistolet. Je viens du boulevard, mes amis, ça chauffe, ça jette un petit bouillon, ça mijote. Il est temps d’écumer le pot. En avant les hommes ! qu’un sang impur inonde les sillons ! Je donne mes jours pour la patrie, je ne reverrai plus ma concubine, n-i-ni, fini, oui, Nini ! mais c’est égal, vive la joie ! Battons-nous, crebleu ! j’en ai assez du despotisme.

En cet instant, le cheval d’un garde national lancier qui passait s’étant abattu, Gavroche posa son pistolet sur le pavé, et releva l’homme, puis il aida à relever le cheval. Après quoi il ramassa son pistolet et reprit son chemin.

Rue de Thorigny, tout était paix et silence. Cette apathie, propre au Marais, contrastait avec la vaste rumeur environnante. Quatre commères causaient sur le pas d’une porte. L’Écosse a des trios de sorcières, mais Paris a des quatuor de commères ; et le « tu seras roi » serait tout aussi lugubrement jeté à Bonaparte dans le carrefour Baudoyer qu’à Macbeth dans la bruyère d’Armuyr. Ce serait à peu près le même croassement.

Les commères de la rue de Thorigny ne s’occupaient que de leurs affaires. C’étaient trois portières et une chiffonnière avec sa hotte et son crochet.

Elles semblaient debout toutes les quatre aux quatre coins de la vieillesse qui sont la caducité, la décrépitude, la ruine et la tristesse.

La chiffonnière était humble. Dans ce monde en plein vent, la chiffonnière salue, la portière protège. Cela tient au coin de la borne qui est ce que veulent les concierges, gras ou maigre, selon la fantaisie de celui qui fait le tas. Il peut y avoir de la bonté dans le balai.

Cette chiffonnière était une hotte reconnaissante, et elle souriait, quel sourire ! aux trois portières. Il se disait des choses comme ceci :

— Ah çà, votre chat est donc toujours méchant ?

— Mon Dieu, les chats, vous le savez, naturellement sont l’ennemi des chiens. C’est les chiens qui se plaignent.

— Et le monde aussi.

— Pourtant les puces des chats ne vont pas après le monde.

— Ce n’est pas l’embarras, les chiens, c’est dangereux. Je me rappelle une année où il y avait tant de chiens qu’on a été obligé de le mettre dans les journaux. C’était du temps qu’il y avait aux Tuileries de grands moutons qui traînaient la petite voiture du roi de Rome. Vous rappelez-vous le roi de Rome ?

— Moi, j’aimais bien le duc de Bordeaux.

— Moi, j’ai connu Louis XVII. J’aime mieux Louis XVII.

— C’est la viande qui est chère, mame Patagon !

— Ah ! ne m’en parlez pas, la boucherie est une horreur. Une horreur horrible. On n’a plus que de la réjouissance.

Ici la chiffonnière intervint :

— Mesdames, le commerce ne va pas. Les tas d’ordures sont minables. On ne jette plus rien. On mange tout.

— Il y en a de plus pauvres que vous, la Vargoulême.

— Ah, ça c’est vrai, répondit la chiffonnière avec déférence, moi j’ai un état.

Il y eut une pause, et la chiffonnière, cédant à ce besoin d’étalage qui est le fond de l’homme, ajouta :

— Le matin en rentrant j’épluche l’hotte, je fais mon treillage (probablement triage). Ça fait des tas dans ma chambre. Je mets les chiffons dans un panier, les trognons dans un baquet, les linges dans mon placard, les lainages dans ma commode, les vieux papiers dans le coin de la fenêtre, les choses bonnes à manger dans mon écuelle, les morceaux de verre dans la cheminée, les savates derrière la porte, et les os sous mon lit.

Gavroche, arrêté derrière, écoutait.

— Les vieilles, dit-il, qu’est-ce que vous avez donc à parler politique ?

Une bordée l’assaillit, composée d’une huée quadruple.

— En voilà encore un scélérat !

— Qu’est-ce qu’il a donc à son moignon ? Un pistolet ?

— Je vous demande un peu, ce gueux de môme !

— Ça n’est pas tranquille si ça ne renverse pas l’autorité.

Gavroche, dédaigneux, se borna, pour toute représaille, à soulever le bout de son nez avec son pouce en ouvrant une main toute grande.

La chiffonnière cria :

— Méchant va-nu-pattes !

Celle qui répondait au nom de mame Patagon frappa ses deux mains l’une contre l’autre avec scandale :

— Il va y avoir des malheurs, c’est sûr. Le galopin d’à côté qui a une barbiche, je le voyais passer tous les matins avec une jeunesse en bonnet rose sous le bras, aujourd’hui je l’ai vu passer, il donnait le bras à un fusil. Mame Bacheux dit qu’il y a eu la semaine passée une révolution à… à… à… — où est le veau ! à Pontoise. Et puis le voyez-vous là avec son pistolet, cette horreur de polisson ! Il paraît qu’il y a des canons tout plein les Célestins. Comment voulez-vous que fasse le gouvernement avec des garnements qui ne savent qu’inventer pour déranger le monde, quand on commençait à être un peu tranquille après tous les malheurs qu’il y a eu, bon Dieu Seigneur ! cette pauvre reine que j’ai vue passer dans la charrette ! Et tout ça va encore faire renchérir le tabac. C’est une infamie ! Et certainement, j’irai te voir guillotiner, malfaiteur.

— Tu renifles, mon ancienne, dit Gavroche. Mouche ton promontoire.

Et il passa outre.

Quand il fut rue Pavée, la chiffonnière lui revint à l’esprit et il eut ce soliloque :

— Tu as tort d’insulter les révolutionnaires, mère Coin-de-la-Borne. Ce pistolet-là, c’est dans ton intérêt. C’est pour que tu aies dans ta hotte plus de choses bonnes à manger.

Tout à coup il entendit du bruit derrière lui ; c’était la portière Patagon qui l’avait suivi, et qui, de loin, lui montrait le poing en criant :

— Tu n’es qu’un bâtard !

— Ça, dit Gavroche, je m’en fiche d’une manière profonde.

Peu après, il passait devant l’hôtel Lamoignon. Là il poussa cet appel :

— En route pour la bataille !

Et il fut pris d’un accès de mélancolie. Il regarda son pistolet d’un air de reproche qui semblait essayer de l’attendrir.

— Je pars, lui dit-il, mais toi tu ne pars pas.

Un chien peut distraire d’un autre. Un caniche très maigre vint à passer. Gavroche s’apitoya.

— Mon pauvre toutou, lui dit-il, tu as donc avalé un tonneau qu’on te voit tous les cerceaux !

Puis il se dirigea vers l’Orme-Saint-Gervais.


III

JUSTE INDIGNATION D’UN PERRUQUIER



Le digne perruquier qui avait chassé les deux petits auxquels Gavroche avait ouvert l’intestin paternel de l’éléphant, était en ce moment dans sa boutique occupé à raser un vieux soldat légionnaire qui avait servi sous l’empire. On causait. Le perruquier avait naturellement parlé au vétéran de l’émeute, puis du général Lamarque, et de Lamarque on était venu à l’empereur. De là une conversation de barbier à soldat, que Prudhomme, s’il eût été présent, eût enrichie d’arabesques, et qu’il eût intitulée : Dialogue du rasoir et du sabre.

— Monsieur, disait le perruquier, comment l’empereur montait-il à cheval ?

— Mal. Il ne savait pas tomber. Aussi il ne tombait jamais.

— Avait-il de beaux chevaux ? il devait avoir de beaux chevaux ?

— Le jour où il m’a donné la croix, j’ai remarqué sa bête. C’était une jument coureuse, toute blanche. Elle avait les oreilles très écartées, la selle profonde, une fine tête marquée d’une étoile noire, le cou très long, les genoux fortement articulés, les côtes saillantes, les épaules obliques, l’arrière-main puissante. Un peu plus de quinze palmes de haut.

— Joli cheval, fit le perruquier.

— C’était la bête de sa majesté.

Le perruquier sentit qu’après ce mot, un peu de silence était convenable, il s’y conforma, puis reprit :

— L’empereur n’a été blessé qu’une fois, n’est-ce pas, monsieur ?

Le vieux soldat répondit avec l’accent calme et souverain de l’homme qui y a été :

— Au talon. À Ratisbonne. Je ne l’ai jamais vu si bien mis que ce jour-là. Il était propre comme un sou.

— Et vous, monsieur le vétéran, vous avez dû être souvent blessé ?

— Moi ? dit le soldat, ah ! pas grand-chose. J’ai reçu à Marengo deux coups de sabre sur la nuque, une balle dans le bras droit à Austerlitz, une autre dans la hanche gauche à Iéna, à Friedland un coup de bayonnette — là, — à la Moskowa sept ou huit coups de lance n’importe où, à Lutzen un éclat d’obus qui m’a écrasé un doigt… — Ah ! et puis à Waterloo un biscaïen dans la cuisse. Voilà tout.

— Comme c’est beau, s’écria le perruquier avec un accent pindarique, de mourir sur le champ de bataille ! Moi ! parole d’honneur, plutôt que de crever sur le grabat, de maladie, lentement, un peu tous les jours, avec les drogues, les cataplasmes, la seringue et la médecine, j’aimerais mieux recevoir dans le ventre un boulet de canon !

— Vous n’êtes pas dégoûté, fit le soldat.

Il achevait à peine qu’un effroyable fracas ébranla la boutique. Une vitre de la devanture venait de s’étoiler brusquement.

— Ah Dieu ! cria-t-il, c’en est un !

— Quoi ?

— Un boulet de canon.

— Le voici, dit le soldat.

Et il ramassa quelque chose qui roulait à terre. C’était un caillou.

Le perruquier courut à la vitre brisée et vit Gavroche qui s’enfuyait à toutes jambes vers le marché Saint-Jean. En passant devant la boutique du perruquier, Gavroche, qui avait les deux mômes sur le cœur, n’avait pu résister au désir de lui dire bonjour, et lui avait jeté une pierre dans ses carreaux.

— Voyez-vous ! hurla le perruquier qui de blanc était devenu bleu, cela fait le mal pour le mal. Qu’est-ce qu’on lui a fait à ce gamin-là ?


IV

L’ENFANT S’ÉTONNE DU VIEILLARD



Cependant Gavroche au marché Saint-Jean, dont le poste était déjà désarmé, venait — d’opérer sa jonction — avec une bande conduite par Enjolras, Courfeyrac, Combeferre et Feuilly. Ils étaient à peu près armés. Bahorel et Jean Prouvaire les avaient retrouvés et grossissaient le groupe. Enjolras avait un fusil de chasse à deux coups, Combeferre un fusil de garde national portant un numéro de légion, et dans sa ceinture deux pistolets que sa redingote déboutonnée laissait voir, Jean Prouvaire un vieux mousqueton de cavalerie, Bahorel une carabine ; Courfeyrac agitait une canne à épée dégainée. Feuilly, un sabre nu au poing, marchait en avant en criant : Vive la Pologne !

Ils arrivaient du quai Morland, sans cravates, sans chapeaux, essoufflés, mouillés par la pluie, l’éclair dans les yeux. Gavroche les aborda avec calme.

— Où allons-nous ?

— Viens, dit Courfeyrac.

Derrière Feuilly marchait, ou plutôt bondissait Bahorel, poisson dans l’eau de l’émeute. Il avait un gilet cramoisi et de ces mots qui cassent tout. Son gilet bouleversa un passant qui cria tout éperdu :

— Voilà les rouges !

— Le rouge, les rouges ! répliqua Bahorel. Drôle de peur, bourgeois. Quant à moi, je ne tremble point devant un coquelicot, le petit chaperon rouge ne m’inspire aucune épouvante. Bourgeois, croyez-moi, laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes.

Il avisa un coin de mur où était placardée la plus pacifique feuille de papier du monde, une permission de manger des œufs, un mandement de carême adressé par l’archevêque de Paris à ses « ouailles ».

Bahorel s’écria :

— Ouailles ; manière polie de dire oies.

Et il arracha du mur le mandement. Ceci conquit Gavroche. À partir de cet instant, Gavroche se mit à étudier Bahorel.

— Bahorel, observa Enjolras, tu as tort. Tu aurais dû laisser ce mandement tranquille, ce n’est pas à lui que nous avons affaire, tu dépenses inutilement de la colère. Garde ta provision. On ne fait pas feu hors des rangs, pas plus avec l’âme qu’avec le fusil.

— Chacun son genre, Enjolras, riposta Bahorel. Cette prose d’évêque me choque, je veux manger des œufs sans qu’on me le permette. Toi tu as le genre froid brûlant ; moi je m’amuse. D’ailleurs je ne me dépense pas, je prends de l’élan ; et si j’ai déchiré ce mandement, Hercle ! c’est pour me mettre en appétit.

Ce mot Hercle, frappa Gavroche. Il cherchait toutes les occasions de s’instruire, et ce déchireur d’affiches-là avait son estime. Il lui demanda :

— Qu’est-ce que cela veut dire, Hercle ?

Bahorel répondit :

— Cela veut dire sacré nom d’un chien en latin.

Ici Bahorel reconnut à une fenêtre un jeune homme pâle à barbe noire qui les regardait passer, probablement un Ami de l’A B C. Il lui cria :

— Vite, des cartouches ! para bellum.

— Bel homme ! c’est vrai, dit Gavroche, qui maintenant comprenait le latin.

Un cortège tumultueux les accompagnait, étudiants, artistes, jeunes gens affiliés à la Cougourde d’Aix, ouvriers, gens du port, armés de bâtons et de bayonnettes, quelques-uns, comme Combeferre, avec des pistolets entrés dans leurs pantalons. Un vieillard, qui paraissait très vieux, marchait dans cette bande. Il n’avait point d’arme, et se hâtait pour ne point rester en arrière, quoiqu’il eût l’air pensif. Gavroche l’aperçut.

— Keksekça ? dit-il à Courfeyrac.

— C’est un vieux.

C’était M. Mabeuf.


V

LE VIEILLARD



Disons ce qui s’était passé.

Enjolras et ses amis étaient sur le boulevard Bourdon près des greniers d’abondance au moment où les dragons avaient chargé. Enjolras, Courfeyrac et Combeferre étaient de ceux qui avaient pris par la rue Bassompierre en criant : Aux barricades ! Rue Lesdiguières ils avaient rencontré un vieillard qui cheminait.

Ce qui avait appelé leur attention, c’est que ce bonhomme marchait en zigzag comme s’il était ivre. En outre il avait son chapeau à la main, quoiqu’il eût plu toute la matinée et qu’il plût assez fort en ce moment-là même. Courfeyrac avait reconnu le père Mabeuf. Il le connaissait pour avoir maintes fois accompagné Marius jusqu’à sa porte. Sachant les habitudes paisibles et plus que timides du vieux marguillier bouquiniste, et stupéfait de le voir au milieu de ce tumulte, à deux pas des charges de cavalerie, presque au milieu d’une fusillade, décoiffé sous la pluie et se promenant parmi les balles, il l’avait abordé, et l’émeutier de vingt-cinq ans et l’octogénaire avaient échangé ce dialogue :

— Monsieur Mabeuf, rentrez chez vous.

— Pourquoi ?

— Il va y avoir du tapage.

— C’est bon.

— Des coups de sabre, des coups de fusil, monsieur Mabeuf.

— C’est bon.

— Des coups de canon.

— C’est bon. Où allez-vous, vous autres ?

— Nous allons flanquer le gouvernement par terre.

— C’est bon.

Et il s’était mis à les suivre. Depuis ce moment-là, il n’avait pas prononcé une parole. Son pas était devenu ferme tout à coup, des ouvriers lui avaient offert le bras, il avait refusé d’un signe de tête. Il s’avançait presque au premier rang de la colonne, ayant tout à la fois le mouvement d’un homme qui marche et le visage d’un homme qui dort.

— Quel homme enragé ! murmuraient les étudiants. Le bruit courait dans l’attroupement que c’était — un ancien conventionnel, — un vieux régicide.

Le rassemblement avait pris par la rue de la Verrerie.

Le petit Gavroche marchait en avant avec ce chant à tue-tête qui faisait de lui une espèce de clairon. Il chantait :


Voici la lune qui paraît,
Quand irons-nous dans la forêt
Demandait Charlot à Charlotte.


Tou tou tou
Pour Chatou.
Je n’ai qu’un Dieu, qu’un roi, qu’un liard et qu’une botte.

Pour avoir bu de grand matin
La rosée à même le tym,
Deux moineaux étaient en ribote.

Zi zi zi
Pour Passy.
Je n’ai qu’un Dieu, qu’un roi, qu’un liard et qu’une botte.

Et ces deux pauvres petits loups
Comme deux grives étaient soûls ;
Un tigre en riait dans sa grotte.

Don don don
Pour Meudon.
Je n’ai qu’un Dieu, qu’un roi, qu’un liard et qu’une botte.

L’un jurait et l’autre sacrait.
Quand irons-nous dans la forêt ?
Demandait Charlot à Charlotte.

Tin tin tin
Pour Pantin.
Je n’ai qu’un Dieu, qu’un roi, qu’un liard et qu’une botte.


Ils se dirigeaient vers Saint-Merry.


VI

RECRUES



La bande grossissait à chaque instant. Vers la rue des Billettes, un homme de haute taille, grisonnant, dont Courfeyrac, Enjolras et Combeferre remarquèrent la mine rude et hardie, mais qu’aucun d’eux ne connaissait, se joignit à eux. Gavroche occupé de chanter, de siffler, de bourdonner, d’aller en avant, et de cogner aux volets des boutiques avec la crosse de son pistolet sans chien, ne fit pas attention à cet homme.

Il se trouva que, rue de la Verrerie, ils passèrent devant la porte de Courfeyrac.

— Cela se trouve bien, dit Courfeyrac, j’ai oublié ma bourse, et j’ai perdu mon chapeau. Il quitta l’attroupement et monta chez lui quatre à quatre. Il prit un vieux chapeau et sa bourse. Il prit aussi un assez grand coffre carré de la dimension d’une grosse valise qui était caché dans son linge sale. Comme il redescendait en courant, la portière le héla.

— Monsieur de Courfeyrac !

— Portière, comment vous appelez-vous ? riposta Courfeyrac.

La portière demeura ébahie.

— Mais vous le savez bien, je suis la concierge, je me nomme la mère Veuvain.

— Eh bien, si vous m’appelez encore monsieur de Courfeyrac, je vous appelle mère de Veuvain. Maintenant, parlez, qu’y a-t-il ? qu’est-ce ?

— Il y a quelqu’un qui veut vous parler.

— Qui ça ?

— Je ne sais pas.

— Où ça ?

— Dans ma loge.

— Au diable ! fit Courfeyrac.

— Mais ça attend depuis plus d’une heure que vous rentriez ! reprit la portière.

En même temps, une espèce de jeune ouvrier, maigre, blême, petit, marqué de taches de rousseur, vêtu d’une blouse trouée et d’un pantalon de velours à côtes rapiécé, et qui avait plutôt l’air d’une fille accoutrée en garçon que d’un homme, sortit de la loge et dit à Courfeyrac d’une voix qui, par exemple, n’était pas le moins du monde une voix de femme :

— Monsieur Marius, s’il vous plaît ?

— Il n’y est pas.

— Rentrera-t-il ce soir ?

— Je n’en sais rien.

Et Courfeyrac ajouta : — Quant à moi, je ne rentrerai pas.

Le jeune homme le regarda fixement et lui demanda :

— Pourquoi cela ?

— Parce que.

— Où allez-vous donc ?

— Qu’est-ce que cela te fait ?

— Voulez-vous que je vous porte votre coffre ?

— Je vais aux barricades.

— Voulez-vous que j’aille avec vous ?

— Si tu veux ! répondit Courfeyrac. La rue est libre, les pavés sont à tout le monde.

Et il s’échappa en courant pour rejoindre ses amis. Quand il les eut rejoints, il donna le coffre à porter à l’un d’eux. Ce ne fut qu’un quart d’heure après qu’il s’aperçut que le jeune homme les avait en effet suivis.

Un attroupement ne va pas précisément où il veut. Nous avons expliqué que c’est un coup de vent qui l’emporte. Ils dépassèrent Saint-Merry et se trouvèrent, sans trop savoir comment, rue Saint-Denis.


VI


RECRUES

La bande grossissait à chaque instant. Vers la rue des Billettes, un homme de haute taille, grisonnant, dont Courfeyrac, Enjolras et Combeferre remarquèrent la mine rude et hardie, mais qu’aucun d’eux ne connaissait, se joignit à eux. Gavroche occupé de chanter, de siffler, de bourdonner, d’aller en avant, et de cogner aux volets des boutiques avec la crosse de son pistolet sans chien, ne fit pas attention à cet homme.

(Volume IV. — Livre XI : Chapitre VI).
LIVRE DOUZIÈME


CORINTHE


I

HISTOIRE DE CORINTHE DEPUIS SA FONDATION



Les parisiens, qui, aujourd’hui, en entrant dans la rue Rambuteau du côté des halles, remarquent à leur droite, vis-à-vis la rue Mondétour, une boutique de vannier ayant pour enseigne un panier qui a la forme de l’empereur Napoléon le Grand avec cette inscription :

Napoléon est fait
tout en osier


ne se doutent guère des scènes terribles que ce même emplacement a vues il y a à peine trente ans.

C’est là qu’étaient la rue de la Chanvrerie, que les anciens titres écrivent Chanverrerie, et le cabaret célèbre appelé Corinthe.

On se rappelle tout ce qui a été dit sur la barricade élevée en cet endroit et éclipsée d’ailleurs par la barricade Saint-Merry. C’est sur cette fameuse barricade de la rue de la Chanvrerie, aujourd’hui tombée dans une nuit profonde, que nous allons jeter un peu de lumière.

Qu’on nous permette de recourir, pour la clarté du récit, au moyen simple déjà employé par nous pour Waterloo. Les personnes qui voudront se représenter d’une manière assez exacte les pâtés de maisons qui se dressaient à cette époque près la pointe Saint-Eustache, à l’angle nord-est des halles de Paris, où est aujourd’hui l’embouchure de la rue Rambuteau, n’ont qu’à se figurer, touchant la rue Saint-Denis par le sommet et par la base des halles, une N dont les deux jambages verticaux seraient la rue de la Grande-Truanderie et la rue de la Chanvrerie et dont la rue de la Petite-Truanderie ferait le jambage transversal. La vieille rue Mondétour coupait les trois jambages selon les angles les plus tortus. Si bien que l’enchevêtrement dédaléen de ces quatre rues suffisait pour faire, sur un espace de cent toises carrées, entre les halles et la rue Saint-Denis d’une part, entre la rue du Cygne et la rue des Prêcheurs d’autre part, sept îlots de maisons, bizarrement taillés, de grandeurs diverses, posés de travers et comme au hasard, et séparés à peine, ainsi que les blocs de pierre dans le chantier, par des fentes étroites.

Nous disons fentes étroites, et nous ne pouvons pas donner une plus juste idée de ces ruelles obscures, resserrées, anguleuses, bordées de masures à huit étages. Ces masures étaient si décrépites que, dans les rues de la Chanvrerie et de la Petite-Truanderie, les façades s’étayaient de poutres allant d’une maison à l’autre. La rue était étroite et le ruisseau large, le passant y cheminait sur le pavé toujours mouillé, côtoyant des boutiques pareilles à des caves, de grosses bornes cerclées de fer, des tas d’ordures excessifs, des portes d’allées armées d’énormes grilles séculaires. La rue Rambuteau a dévasté tout cela.

Le nom Mondétour peint à merveille les sinuosités de toute cette voirie. Un peu plus loin, on les trouvait encore mieux exprimées par la rue Pirouette qui se jetait dans la rue Mondétour.

Le passant qui s’engageait de la rue Saint-Denis dans la rue de la Chanvrerie la voyait peu à peu se rétrécir devant lui, comme s’il fût entré dans un entonnoir allongé. Au bout de la rue, qui était fort courte, il trouvait le passage barré du côté des halles par une haute rangée de maisons, et il se fût cru dans un cul-de-sac, s’il n’eût aperçu à droite et à gauche deux tranchées noires par où il pouvait s’échapper. C’était la rue Mondétour, laquelle allait rejoindre d’un côté la rue des Prêcheurs, de l’autre la rue du Cygne et la Petite-Truanderie. Au fond de cette espèce de cul-de-sac, à l’angle de la tranchée de droite, on remarquait une maison moins élevée que les autres et formant une sorte de cap sur la rue.

C’est dans cette maison, de deux étages seulement, qu’était allégrement installé depuis trois cents ans un cabaret illustre. Ce cabaret faisait un bruit de joie au lieu même que le vieux Théophile a signalé dans ces deux vers :


Là branle le squelette horrible
D’un pauvre amant qui se pendit.


L’endroit étant bon, les cabaretiers s’y succédaient de père en fils.

Du temps de Mathurin Régnier, ce cabaret s’appelait le Pot-aux-Roses, et comme la mode était au rébus, il avait pour enseigne un poteau peint en rose. Au siècle dernier, le digne Natoire, l’un des maîtres fantasques aujourd’hui dédaignés par l’école roide, s’étant grisé plusieurs fois dans ce cabaret à la table même où s’était soûlé Régnier, avait peint par reconnaissance une grappe de raisin de Corinthe sur le poteau rose. Le cabaretier, de joie, en avait changé son enseigne et avait fait dorer au-dessous de la grappe ces mots : au Raisin de Corinthe. De là ce nom, Corinthe. Rien n’est plus naturel aux ivrognes que les ellipses. L’ellipse est le zigzag de la phrase. Corinthe avait peu à peu détrôné le Pot-aux-Roses. Le dernier cabaretier de la dynastie, le père Hucheloup, ne sachant même plus la tradition, avait fait peindre le poteau en bleu.

Une salle en bas où était le comptoir, une salle au premier où était le billard, un escalier de bois en spirale perçant le plafond, le vin sur les tables, la fumée sur les murs, des chandelles en plein jour, voilà quel était le cabaret. Un escalier à trappe dans la salle d’en bas conduisait à la cave. Au second était le logis des Hucheloup. On y montait par un escalier, échelle plutôt qu’escalier, n’ayant pour entrée qu’une porte dérobée dans la grande salle du premier. Sous le toit, deux greniers mansardes, nids de servantes. La cuisine partageait le rez-de-chaussée avec la salle du comptoir.

Le père Hucheloup était peut-être né chimiste, le fait est qu’il fut cuisinier ; on ne buvait pas seulement dans son cabaret, on y mangeait. Hucheloup avait inventé une chose excellente qu’on ne mangeait que chez lui, c’étaient des carpes farcies qu’il appelait carpes au gras. On mangeait cela à la lueur d’une chandelle de suif ou d’un quinquet du temps de Louis XVI sur des tables où était clouée une toile cirée en guise de nappe. On y venait de loin. Hucheloup avait, un beau matin, jugé à propos d’avertir les passants de sa « spécialité » ; il avait trempé un pinceau dans un pot de noir, et comme il avait une orthographe à lui, de même qu’une cuisine à lui, il avait improvisé sur son mur cette inscription remarquable :

CARPES HO GRAS

Un hiver, les averses et les giboulées avaient eu la fantaisie d’effacer l’S qui terminait le premier mot et le G qui commençait le troisième ; et il était resté ceci :

CARPE HO RAS

Le temps et la pluie aidant, une humble annonce gastronomique était devenue un conseil profond.

De la sorte il s’était trouvé que, ne sachant pas le français, le père Hucheloup avait su le latin, qu’il avait fait sortir de la cuisine la philosophie, et que, voulant simplement effacer Carême, il avait égalé Horace. Et ce qui était frappant, c’est que cela aussi voulait dire : entrez dans mon cabaret.

Rien de tout cela n’existe aujourd’hui. Le dédale Mondétour était éventré et largement ouvert dès 1847, et probablement n’est plus à l’heure qu’il est. La rue de la Chanvrerie et Corinthe ont disparu sous le pavé de la rue Rambuteau.

Comme nous l’avons dit, Corinthe était un des lieux de réunion, sinon de ralliement, de Courfeyrac et de ses amis. C’est Grantaire qui avait découvert Corinthe. Il y était entré à cause de Carpe Horas et y était retourné à cause des Carpes au gras. On y buvait, on y mangeait, on y criait ; on y payait peu, on y payait mal, on n’y payait pas, on était toujours bienvenu. Le père Hucheloup était un bonhomme.

Hucheloup, bonhomme, nous venons de le dire, était un gargotier à moustaches ; variété amusante. Il avait toujours la mine de mauvaise humeur, semblait vouloir intimider ses pratiques, bougonnait les gens qui entraient chez lui, et avait l’air plus disposé à leur chercher querelle qu’à leur servir la soupe. Et pourtant, nous maintenons le mot, on était toujours bienvenu. Cette bizarrerie avait achalandé sa boutique, et lui amenait des jeunes gens se disant : Viens donc voir marronner le père Hucheloup. Il avait été maître d’armes. Tout à coup il éclatait de rire. Grosse voix, bon diable. C’était un fond comique avec une apparence tragique ; il ne demandait pas mieux que de vous faire peur ; à peu près comme ces tabatières qui ont la forme d’un pistolet. La détonation éternue.

Il avait pour femme la mère Hucheloup, un être barbu, fort laid.

Vers 1830, le père Hucheloup mourut. Avec lui disparut le secret des carpes au gras. Sa veuve, peu consolable, continua le cabaret. Mais la cuisine dégénéra et devint exécrable ; le vin, qui avait toujours été mauvais, fut affreux. Courfeyrac et ses amis continuèrent pourtant d’aller à Corinthe, — par pitié, disait Bossuet.

La veuve Hucheloup était essoufflée et difforme avec des souvenirs champêtres. Elle leur ôtait la fadeur par la prononciation. Elle avait une façon à elle de dire les choses qui assaisonnait ses réminiscences villageoises et printanières. Ç’avait été jadis son bonheur, affirmait-elle, d’entendre « les loups-de-gorge chanter dans les ogrépines ».

La salle du premier, où était « le restaurant » était une grande et longue pièce encombrée de tabourets, d’escabeaux, de chaises, de bancs et de tables, et d’un vieux billard boiteux. On y arrivait par l’escalier en spirale qui aboutissait dans l’angle de la salle à un trou carré pareil à une écoutille de navire.

Cette salle, éclairée d’une seule fenêtre étroite et d’un quinquet toujours allumé, avait un air de galetas. Tous les meubles à quatre pieds se comportaient comme s’ils en avaient trois. Les murs blanchis à la chaux n’avaient pour tout ornement que ce quatrain en l’honneur de mame Hucheloup :

Elle étonne à dix pas, elle épouvante à deux.
Une verrue habite en son nez hasardeux ;
On tremble à chaque instant qu’elle ne vous la mouche,
Et qu’un beau jour son nez ne tombe dans sa bouche.

Cela était charbonné sur la muraille.

Mame Hucheloup, ressemblante, allait et venait du matin au soir devant ce quatrain, avec une parfaite tranquillité. Deux servantes, appelées Matelote et Gibelotte, et auxquelles on n’a jamais connu d’autres noms, aidaient mame Hucheloup à poser sur les tables les cruchons de vin bleu et les brouets variés qu’on servait aux affamés dans des écuelles de poterie. Matelote, grosse, ronde, rousse et criarde, ancienne sultane favorite du défunt Hucheloup, était laide, plus que n’importe quel monstre mythologique ; pourtant, comme il sied que la servante se tienne toujours en arrière de la maîtresse, elle était moins laide que mame Hucheloup. Gibelotte, longue, délicate, blanche d’une blancheur lymphatique, les yeux cernés, les paupières tombantes, toujours épuisée et accablée, atteinte de ce qu’on pourrait appeler la lassitude chronique, levée la première, couchée la dernière, servait tout le monde, même l’autre servante, en silence et avec douceur, en souriant sous la fatigue d’une sorte de vague sourire endormi.

Avant d’entrer dans la salle-restaurant, on lisait sur la porte ce vers écrit à la craie par Courfeyrac :

Régale si tu peux et mange si tu l’oses.


II

GAITÉS PRÉALABLES



Laigle de Meaux, on le sait, demeurait plutôt chez Joly qu’ailleurs. Il avait un logis comme l’oiseau a une branche. Les deux amis vivaient ensemble, mangeaient ensemble, dormaient ensemble. Tout leur était commun, même un peu Musichetta. Ils étaient ce que, chez les frères chapeaux, on appelle bini. Le matin du 5 juin, ils s’en allèrent déjeuner à Corinthe. Joly, enchifrené, avait un fort coryza que Laigle commençait à partager. L’habit de Laigle était râpé, mais Joly était bien mis.

Il était environ neuf heures du matin quand ils poussèrent la porte de Corinthe.

Ils montèrent au premier.

Matelote et Gibelotte les reçurent.

— Huîtres, fromage et jambon, dit Laigle.

Et ils s’attablèrent.

Le cabaret était vide ; il n’y avait qu’eux deux.

Gibelotte, reconnaissant Joly et Laigle, mit une bouteille de vin sur la table.

Comme ils étaient aux premières huîtres, une tête apparut à l’écoutille de l’escalier, et une voix dit :

— Je passais. J’ai senti, de la rue, une délicieuse odeur de fromage de Brie. J’entre.

C’était Grantaire.

Grantaire prit un tabouret et s’attabla.

Gibelotte, voyant Grantaire, mit deux bouteilles de vin sur la table.

Cela fit trois.

— Est-ce que tu vas boire ces deux bouteilles ? demanda Laigle à Grantaire.

Grantaire répondit :

— Tous sont ingénieux, toi seul es ingénu. Deux bouteilles n’ont jamais étonné un homme.

Les autres avaient commencé par manger, Grantaire commença par boire. Une demi-bouteille fut vivement engloutie.

— Tu as donc un trou à l’estomac ? reprit Laigle.

— Tu en as bien un au coude, dit Grantaire.

Et, après avoir vidé son verre, il ajouta :

— Ah ça, Laigle des oraisons funèbres, ton habit est vieux.

— Je l’espère, repartit Laigle. Cela fait que nous faisons bon ménage, mon habit et moi. Il a pris tous mes plis, il ne me gêne en rien, il s’est moulé sur mes difformités, il est complaisant à tous mes mouvements ; je ne le sens que parce qu’il me tient chaud. Les vieux habits, c’est la même chose que les vieux amis.

— C’est vrai, s’écria Joly entrant dans le dialogue, un vieil habit est un vieil abi.

— Surtout, dit Grantaire, dans la bouche d’un homme enchifrené.

— Grantaire, demanda Laigle, viens-tu du boulevard ?

— Non.

— Nous venons de voir passer la tête du cortège, Joly et moi.

— C’est un spectacle berveilleux, dit Joly.

— Comme cette rue est tranquille ! s’écria Laigle. Qui est-ce qui se douterait que Paris est sens dessus dessous ? Comme on voit que c’était jadis tout couvents par ici ! Du Breul et Sauval en donnent la liste, et l’abbé Lebeuf. Il y en avait tout autour, ça fourmillait, des chaussés, des déchaussés, des tondus, des barbus, des gris, des noirs, des blancs, des franciscains, des minimes, des capucins, des carmes, des petits augustins, des grands augustins, des vieux augustins… — Ça pullulait.

— Ne parlons pas de moines, interrompit Grantaire, cela donne envie de se gratter.

Puis il s’exclama :

— Bouh ! je viens d’avaler une mauvaise huître. Voilà l’hypocondrie qui me reprend. Les huîtres sont gâtées, les servantes sont laides. Je hais l’espèce humaine. J’ai passé tout à l’heure rue Richelieu devant la grosse librairie publique. Ce tas d’écailles d’huîtres qu’on appelle une bibliothèque me dégoûte de penser. Que de papier ! que d’encre ! que de griffonnage ! On a écrit tout ça ! Quel maroufle a donc dit que l’homme était un bipède sans plume ? Et puis, j’ai rencontré une jolie fille que je connais, belle comme le printemps, digne de s’appeler Floréal, et ravie, transportée, heureuse, aux anges, la misérable, parce que hier un épouvantable banquier tigré de petite vérole a daigné vouloir d’elle ! Hélas ! la femme guette le traitant non moins que le muguet ; les chattes chassent aux souris comme aux oiseaux. Cette donzelle, il n’y a pas deux mois qu’elle était sage dans une mansarde, elle ajustait des petits ronds de cuivre à des œillets de corset, comment appelez-vous ça ? elle cousait, elle avait un lit de sangle, elle demeurait auprès d’un pot de fleurs, elle était contente. La voilà banquière. Cette transformation s’est faite cette nuit. J’ai rencontré cette victime ce matin, toute joyeuse. Ce qui est hideux, c’est que la drôlesse était tout aussi jolie aujourd’hui qu’hier. Son financier ne paraissait pas sur sa figure. Les roses ont ceci de plus ou de moins que les femmes, que les traces que leur laissent les chenilles sont visibles. Ah ! il n’y a pas de morale sur la terre, j’en atteste le myrte, symbole de l’amour, le laurier, symbole de la guerre, l’olivier, ce bêta, symbole de la paix, le pommier, qui a failli étrangler Adam avec son pépin, et le figuier, grand-père des jupons. Quant au droit, voulez-vous savoir ce que c’est que le droit ? Les Gaulois convoitent Cluse, Rome protège Cluse, et leur demande quel tort Cluse leur a fait. Brennus répond : — Le tort que vous a fait Albe, le tort que vous a fait Fidène, le tort que vous ont fait les éques, les volsques et les sabins. Ils étaient vos voisins. Les clusiens sont les nôtres. Nous entendons le voisinage comme vous. Vous avez volé Albe, nous prenons Cluse. Rome dit : Vous ne prendrez pas Cluse. Brennus prit Rome. Puis il cria : Væ victis ! Voilà ce que c’est que le droit. Ah ! dans ce monde, que de bêtes de proie ! que d’aigles ! J’en ai la chair de poule.

Il tendit son verre à Joly qui le remplit, puis il but, et poursuivit, sans presque avoir été interrompu par ce verre de vin dont personne ne s’aperçut, pas même lui :

— Brennus, qui prend Rome, est un aigle ; le banquier, qui prend la grisette, est un aigle. Pas plus de pudeur ici que là. Donc ne croyons à rien. Il n’y a qu’une réalité : boire. Quelle que soit votre opinion, soyez pour le coq maigre comme le canton d’Uri ou pour le coq gras comme le canton de Glaris, peu importe, buvez. Vous me parlez du boulevard, du cortège, et cætera. Ah çà, il va donc encore y avoir une révolution ? Cette indigence de moyens m’étonne de la part du bon Dieu. Il faut qu’à tout moment il se remette à suifer la rainure des événements. Ça accroche, ça ne marche pas. Vite une révolution. Le bon Dieu a toujours les mains noires de ce vilain cambouis-là. À sa place, je serais plus simple, je ne remonterais pas à chaque instant ma mécanique, je mènerais le genre humain rondement, je tricoterais les faits maille à maille sans casser le fil, je n’aurais point d’en-cas, je n’aurais pas de répertoire extraordinaire. Ce que vous autres appelez le progrès marche par deux moteurs, les hommes et les événements. Mais, chose triste, de temps en temps, l’exceptionnel est nécessaire. Pour les événements comme pour les hommes, la troupe ordinaire ne suffit pas ; il faut parmi les hommes des génies, et parmi les événements des révolutions. Les grands accidents sont la loi ; l’ordre des choses ne peut s’en passer ; et, à voir les apparitions de comètes, on serait tenté de croire que le ciel lui-même a besoin d’acteurs en représentation. Au moment où l’on s’y attend le moins, Dieu placarde un météore sur la muraille du firmament. Quelque étoile bizarre survient, soulignée par une queue énorme. Et cela fait mourir César. Brutus lui donne un coup de couteau, et Dieu un coup de comète. Crac, voilà une aurore boréale, voilà une révolution, voilà un grand homme ; 93 en grosses lettres, Napoléon en vedette, la comète de 1811 au haut de l’affiche. Ah ! la belle affiche bleue, toute constellée de flamboiements inattendus ! Boum ! boum ! spectacle extraordinaire. Levez les yeux, badauds. Tout est échevelé, l’astre comme le drame. Bon Dieu, c’est trop, et ce n’est pas assez. Ces ressources, prises dans l’exception, semblent magnificence et sont pauvreté. Mes amis, la providence en est aux expédients. Une révolution, qu’est-ce que cela prouve ? Que Dieu est à court. Il fait un coup d’état, parce qu’il y a solution de continuité entre le présent et l’avenir, et parce que, lui Dieu, il n’a pas pu joindre les deux bouts. Au fait, cela me confirme dans mes conjectures sur la situation de fortune de Jéhovah ; et à voir tant de malaise en haut et en bas, tant de mesquinerie et de pingrerie et de ladrerie et de détresse au ciel et sur la terre, depuis l’oiseau qui n’a pas un grain de mil jusqu’à moi qui n’ai pas cent mille livres de rente, à voir la destinée humaine, qui est fort usée, et même la destinée royale, qui montre la corde, témoin le prince de Condé pendu, à voir l’hiver, qui n’est pas autre chose qu’une déchirure au zénith par où le vent souffle, à voir tant de haillons même dans la pourpre toute neuve du matin au sommet des collines, à voir les gouttes de rosée, ces perles fausses, à voir le givre, ce strass, à voir l’humanité décousue et les événements rapiécés, et tant de taches au soleil, et tant de trous à la lune, à voir tant de misère partout, je soupçonne que Dieu n’est pas riche. Il a de l’apparence, c’est vrai, mais je sens la gêne. Il donne une révolution, comme un négociant dont la caisse est vide donne un bal. Il ne faut pas juger des dieux sur l’apparence. Sous la dorure du ciel j’entrevois un univers pauvre. Dans la création il y a de la faillite. C’est pourquoi je suis mécontent. Voyez, c’est le cinq juin, il fait presque nuit ; depuis ce matin j’attends que le jour vienne, il n’est pas venu, et je gage qu’il ne viendra pas de la journée. C’est une inexactitude de commis mal payé. Oui, tout est mal arrangé, rien ne s’ajuste à rien, ce vieux monde est tout déjeté, je me range dans l’opposition. Tout va de guingois ; l’univers est taquinant. C’est comme les enfants, ceux qui en désirent n’en ont pas, ceux qui n’en désirent pas en ont. Total : je bisque. En outre, Laigle de Meaux, ce chauve, m’afflige à voir. Cela m’humilie de penser que je suis du même âge que ce genou. Du reste, je critique, mais je n’insulte pas. L’univers est ce qu’il est. Je parle ici sans méchante intention et pour l’acquit de ma conscience. Recevez, Père éternel, l’assurance de ma considération distinguée. Ah ! par tous les saints de l’olympe et par tous les dieux du paradis, je n’étais pas fait pour être parisien, c’est-à-dire pour ricocher à jamais, comme un volant entre deux raquettes, du groupe des flâneurs au groupe des tapageurs ! J’étais fait pour être turc, regardant toute la journée des péronnelles orientales exécuter ces exquises danses d’Égypte lubriques comme les songes d’un homme chaste, ou paysan beauceron, ou gentilhomme vénitien entouré de gentilles-donnes, ou petit prince allemand fournissant la moitié d’un fantassin à la confédération germanique, et occupant ses loisirs à faire sécher ses chaussettes sur sa haie, c’est-à-dire sur sa frontière ! Voilà pour quels destins j’étais né ! Oui, j’ai dit turc, et je ne m’en dédis point. Je ne comprends pas qu’on prenne habituellement les turcs en mauvaise part ; Mahom a du bon ; respect à l’inventeur des sérails à houris et des paradis à odalisques ! N’insultons pas le mahométisme, la seule religion qui soit ornée d’un poulailler ! Sur ce, j’insiste pour boire. La terre est une grosse bêtise. Et il paraît qu’ils vont se battre, tous ces imbéciles, se faire casser le profil, se massacrer, en plein été, au mois de juin, quand ils pourraient s’en aller, avec une créature sous le bras, respirer dans les champs l’immense tasse de thé des foins coupés ! Vraiment, on fait trop de sottises. Une vieille lanterne cassée que j’ai vue tout à l’heure chez un marchand de bric-à-brac me suggère une réflexion : Il serait temps d’éclairer le genre humain. Oui, me revoilà triste ! Ce que c’est que d’avaler une huître et une révolution de travers ! Je redeviens lugubre. Oh ! l’affreux vieux monde ! On s’y évertue, on s’y destitue, on s’y prostitue, on s’y tue, on s’y habitue !

Et Grantaire, après cette quinte d’éloquence, eut une quinte de toux, méritée.

— À propos de révolution, dit Joly, il paraît que décidébent Barius est aboureux.

— Sait-on de qui ? demanda Laigle.

— Don.

— Non ?

— Don ! je te dis !

— Les amours de Marius ! s’écria Grantaire. Je vois ça d’ici. Marius est un brouillard, et il aura trouvé une vapeur. Marius est de la race poëte. Qui dit poëte dit fou. Tymbrœus Apollo. Marius et sa Marie, ou sa Maria, ou sa Mariette, ou sa Marion, cela doit faire de drôles d’amants. Je me rends compte de ce que cela est. Des extases où l’on oublie le baiser. Chastes sur la terre, mais s’accouplant dans l’infini. Ce sont des âmes qui ont des sens. Ils couchent ensemble dans les étoiles.

Grantaire entamait sa seconde bouteille, et peut-être sa seconde harangue quand un nouvel être émergea du trou carré de l’escalier. C’était un garçon de moins de dix ans, déguenillé, très petit, jaune, le visage en museau, l’œil vif, énormément chevelu, mouillé de pluie, l’air content.

L’enfant, choisissant sans hésiter parmi les trois, quoiqu’il n’en connût évidemment aucun, s’adressa à Laigle de Meaux.

— Est-ce vous qui êtes monsieur Bossuet ? demanda-t-il ?

— C’est mon petit nom, répondit Laigle. Que me veux-tu ?

— Voilà. Un grand blond sur le boulevard m’a dit : Connais-tu la mère Hucheloup ? J’ai dit : Oui, rue Chanvrerie, la veuve au vieux. Il m’a dit : Vas-y. Tu y trouveras monsieur Bossuet, et tu lui diras de ma part : A-B-C. C’est une farce qu’on vous fait, n’est-ce pas ? Il m’a donné dix sous.

— Joly, prête-moi dix sous, dit Laigle ; et se tournant vers Grantaire : Grantaire, prête-moi dix sous.

Cela fit vingt sous que Laigle donna à l’enfant.

— Merci, monsieur, dit le petit garçon.

— Comment t’appelles-tu ? demanda Laigle.

— Navet, l’ami à Gavroche.

— Reste avec nous, dit Laigle.

— Déjeune avec nous, dit Grantaire.

L’enfant répondit :

— Je ne peux pas, je suis du cortège, c’est moi qui crie à bas Polignac.

Et tirant le pied longuement derrière lui, ce qui est le plus respectueux des saluts possibles, il s’en alla.

L’enfant parti, Grantaire prit la parole :

— Ceci est le gamin pur. Il y a beaucoup de variétés dans le genre gamin. Le gamin notaire s’appelle saute-ruisseau, le gamin cuisinier s’appelle marmiton, le gamin boulanger s’appelle mitron, le gamin laquais s’appelle groom, le gamin marin s’appelle mousse, le gamin soldat s’appelle tapin, le gamin peintre s’appelle rapin, le gamin négociant s’appelle trottin, le gamin courtisan s’appelle menin, le gamin roi s’appelle dauphin, le gamin dieu s’appelle bambino.

Cependant Laigle méditait ; il dit à demi-voix :

— A-B-C, c’est-à-dire : Enterrement de Lamarque.

— Le grand blond, observa Grantaire, c’est Enjolras qui te fait avertir.

— Irons-nous ? fit Bossuet.

— Il pleut, dit Joly. J’ai juré d’aller au feu, pas à l’eau. Je de veux pas b’enrhuber.

— Je reste ici, dit Grantaire. Je préfère un déjeuner à un corbillard.

— Conclusion : nous restons, reprit Laigle. Eh bien, buvons alors. D’ailleurs on peut manquer l’enterrement, sans manquer l’émeute.

— Ah ! l’ébeute, j’en suis, s’écria Joly.

Laigle se frotta les mains :

— Voilà donc qu’on va retoucher à la révolution de 1830. Au fait elle gêne le peuple aux entournures.

— Cela m’est à peu près égal, votre révolution, dit Grantaire. Je n’exècre pas ce gouvernement-ci. C’est la couronne tempérée par le bonnet de coton. C’est un sceptre terminé en parapluie. Au fait, aujourd’hui, j’y songe, par le temps qu’il fait, Louis-Philippe pourra utiliser sa royauté à deux fins, étendre le bout sceptre contre le peuple et ouvrir le bout parapluie contre le ciel.

La salle était obscure, de grosses nuées achevaient de supprimer le jour. Il n’y avait personne dans le cabaret, ni dans la rue, tout le monde étant allé « voir les événements ».

— Est-il midi ou minuit ? cria Bossuet. On n’y voit goutte. Gibelotte, de la lumière !

Grantaire, triste, buvait.

— Enjolras me dédaigne, murmura-t-il. Enjolras a dit : Joly est malade, Grantaire est ivre. C’est à Bossuet qu’il a envoyé Navet. S’il était venu me prendre, je l’aurais suivi. Tant pis pour Enjolras ! je n’irai pas à son enterrement.

Cette résolution prise, Bossuet, Joly et Grantaire ne bougèrent plus du cabaret. Vers deux heures de l’après-midi, la table où ils s’accoudaient était couverte de bouteilles vides. Deux chandelles y brûlaient, l’une dans un bougeoir de cuivre parfaitement vert, l’autre dans le goulot d’une carafe fêlée. Grantaire avait entraîné Joly et Bossuet vers le vin ; Bossuet et Joly avaient ramené Grantaire vers la joie.

Quant à Grantaire, depuis midi, il avait dépassé le vin, médiocre source de rêves. Le vin, près des ivrognes sérieux, n’a qu’un succès d’estime. Il y a, en fait d’ébriété, la magie noire et la magie blanche ; le vin n’est que la magie blanche. Grantaire était un aventureux buveur de songes. La noirceur d’une ivresse redoutable entr’ouverte devant lui, loin de l’arrêter l’attirait. Il avait laissé là les bouteilles et pris la chope. La chope, c’est le gouffre. N’ayant sous la main ni opium, ni haschisch, et voulant s’emplir le cerveau de crépuscule, il avait eu recours à cet effrayant mélange d’eau-de-vie, de stout et d’absinthe, qui produit des léthargies si terribles. C’est de ces trois vapeurs, bière, eau-de-vie, absinthe, qu’est fait le plomb de l’âme. Ce sont trois ténèbres ; le papillon céleste s’y noie ; et il s’y forme, dans une fumée membraneuse vaguement condensée en aile de chauve-souris, trois furies muettes, le cauchemar, la nuit, la mort, voletant au-dessus de Psyché endormie.

Grantaire n’en était point encore à cette phase lugubre ; loin de là. Il était prodigieusement gai, et Bossuet et Joly lui donnaient la réplique. Ils trinquaient. Grantaire ajoutait à l’accentuation excentrique des mots et des idées la divagation du geste, il appuyait avec dignité son poing gauche sur son genou, son bras faisant l’équerre, et, la cravate défaite, à cheval sur un tabouret, son verre plein dans sa main droite, il jetait à la grosse servante Matelote ces paroles solennelles :

— Qu’on ouvre les portes du palais ! que tout le monde soit de l’académie française, et ait le droit d’embrasser madame Hucheloup ! Buvons.

Et se tournant vers mame Hucheloup, il ajoutait :

— Femme antique et consacrée par l’usage, approche que je te contemple !

Et Joly s’écriait :

— Batelote et Gibelotte, de doddez plus à boire à Grantaire. Il bange des argents fous. Il a déjà dévoré depuis ce batin en prodigalités éperdues deux francs quatrevingt-quinze centibes.

Et Grantaire reprenait :

— Qui donc a décroché les étoiles sans ma permission pour les mettre sur la table en guise de chandelles ?

Bossuet, fort ivre, avait conservé son calme.

Il s’était assis sur l’appui de la fenêtre ouverte, mouillant son dos à la pluie qui tombait, et il contemplait ses deux amis.

Tout à coup il entendit derrière lui un tumulte, des pas précipités, des cris aux armes ! Il se retourna, et aperçut, rue Saint-Denis, au bout de la rue de la Chanvrerie, Enjolras qui passait, la carabine à la main, et Gavroche avec son pistolet, Feuilly avec son sabre, Courfeyrac avec son épée, Jean Prouvaire avec son mousqueton, Combeferre avec son fusil, Bahorel avec son fusil, et tout le rassemblement armé et orageux qui les suivait.

La rue de la Chanvrerie n’était guère longue que d’une portée de carabine. Bossuet improvisa avec ses deux mains un porte-voix autour de sa bouche, et cria :

— Courfeyrac ! Courfeyrac ! hohée !

Courfeyrac entendit l’appel, aperçut Bossuet, et fit quelques pas dans la rue de la Chanvrerie, en criant un : que veux-tu ? qui se croisa avec un : où vas-tu ?

— Faire une barricade, répondit Courfeyrac.

— Eh bien, ici ! la place est bonne ! fais-la ici !

— C’est vrai, Aigle, dit Courfeyrac.

Et sur un signe de Courfeyrac, l’attroupement se précipita rue de la Chanvrerie.


III

LA NUIT COMMENCE À SE FAIRE SUR GRANTAIRE



La place était en fait admirablement indiquée, l’entrée de la rue évasée, le fond rétréci et en cul-de-sac, Corinthe y faisant un étranglement, la rue Mondétour facile à barrer à droite et à gauche, aucune attaque possible que par la rue Saint-Denis, c’est-à-dire de front et à découvert. Bossuet gris avait eu le coup d’œil d’Annibal à jeun.

À l’irruption du rassemblement, l’épouvante avait pris toute la rue. Pas un passant qui ne se fût éclipsé. Le temps d’un éclair, au fond, à droite, à gauche, boutiques, établis, portes d’allées, fenêtres, persiennes, mansardes, volets de toute dimension, s’étaient fermés depuis les rez-de-chaussée jusque sur les toits. Une vieille femme effrayée avait fixé un matelas devant sa fenêtre à deux perches à sécher le linge, afin d’amortir la mousqueterie. La maison du cabaret était seule restée ouverte ; et cela pour une bonne raison, c’est que l’attroupement s’y était rué. — Ah mon Dieu ! ah mon Dieu ! soupirait mame Hucheloup.

Bossuet était descendu au-devant de Courfeyrac.

Joly, qui s’était mis à la fenêtre, cria :

— Courfeyrac, tu aurais dû prendre un parapluie. Tu vas t’enrhuber.

Cependant, en quelques minutes, vingt barres de fer avaient été arrachées de la devanture grillée du cabaret, dix toises de rue avaient été dépavées ; Gavroche et Bahorel avaient saisi au passage et renversé le haquet d’un fabricant de chaux appelé Anceau, ce haquet contenait trois barriques pleines de chaux qu’ils avaient placées sous des piles de pavés ; Enjolras avait levé la trappe de la cave, et toutes les futailles vides de la veuve Hucheloup étaient allées flanquer les barriques de chaux ; Feuilly, avec ses doigts habitués à enluminer les lames délicates des éventails, avait contre-buté les barriques et le haquet de deux massives piles de moellons. Moellons improvisés comme le reste, et pris on ne sait où. Des poutres d’étai avaient été arrachées à la façade d’une maison voisine et couchées sur les futailles. Quand Bossuet et Courfeyrac se retournèrent, la moitié de la rue était déjà barrée d’un rempart plus haut qu’un homme. Rien n’est tel que la main populaire pour bâtir tout ce qui se bâtit en démolissant.

Matelote et Gibelotte s’étaient mêlées aux travailleurs. Gibelotte allait et venait chargée de gravats. Sa lassitude aidait à la barricade. Elle servait des pavés comme elle eût servi du vin, l’air endormi.

Un omnibus qui avait deux chevaux blancs passa au bout de la rue.

Bossuet enjamba les pavés, courut, arrêta le cocher, fit descendre les voyageurs, donna la main « aux dames », congédia le conducteur, et revint ramenant voiture et chevaux par la bride.

— Les omnibus, dit-il, ne passent pas devant Corinthe. Non licet omnibus adire Corinthum.

Un instant après, les chevaux dételés s’en allaient au hasard par la rue Mondétour, et l’omnibus couché sur le flanc complétait le barrage de la rue.

Mame Hucheloup, bouleversée, s’était réfugiée au premier étage.

Elle avait l’œil vague et regardait sans voir, criant tout bas. Ses cris épouvantés n’osaient sortir de son gosier.

— C’est la fin du monde, murmurait-elle.

Joly déposait un baiser sur le gros cou rouge et ridé de mame Hucheloup et disait à Grantaire : — Mon cher, j’ai toujours considéré le cou d’une femme comme une chose infiniment délicate.

Mais Grantaire atteignait les plus hautes régions du dithyrambe. Matelote étant remontée au premier, Grantaire l’avait saisie par la taille et poussait à la fenêtre de longs éclats de rire.

— Matelote est laide ! criait-il, Matelote est la laideur rêve ! Matelote est une chimère. Voici le secret de sa naissance : un Pygmalion gothique qui faisait des gargouilles de cathédrales tomba un beau matin amoureux de l’une d’elles, la plus horrible. Il supplia l’amour de l’animer, et cela fit Matelote. Regardez-la, citoyens ! elle a les cheveux couleur chromate de plomb comme la maîtresse du Titien, et c’est une bonne fille. Je vous réponds qu’elle se battra bien. Toute bonne fille contient un héros. Quant à la mère Hucheloup, c’est une vieille brave. Voyez les moustaches qu’elle a ! elle les a héritées de son mari. Une housarde, quoi ! Elle se battra aussi. À elles deux elles feront peur à la banlieue. Camarades, nous renverserons le gouvernement, vrai comme il est vrai qu’il existe quinze acides intermédiaires entre l’acide margarique et l’acide formique. Du reste cela m’est parfaitement égal. Messieurs, mon père m’a toujours détesté parce que je ne pouvais comprendre les mathématiques. Je ne comprends que l’amour et la liberté. Je suis Grantaire le bon enfant ! N’ayant jamais eu d’argent, je n’en ai pas pris l’habitude, ce qui fait que je n’en ai jamais manqué ; mais si j’avais été riche, il n’y aurait plus eu de pauvres ! on aurait vu ! Oh ! si les bons cœurs avaient les grosses bourses ! comme tout irait mieux ! Je me figure Jésus-Christ avec la fortune de Rothschild ! Que de bien il ferait ! Matelote, embrassez-moi ! Vous êtes voluptueuse et timide ! vous avez des joues qui appellent le baiser d’une sœur, et des lèvres qui réclament le baiser d’un amant !

— Tais-toi, futaille ! dit Courfeyrac.

Grantaire répondit :

— Je suis capitoul et maître ès jeux floraux !

Enjolras qui était debout sur la crête du barrage, le fusil au poing, leva son beau visage austère. Enjolras, on le sait, tenait du spartiate et du puritain. Il fût mort aux Thermopyles avec Léonidas et eût brûlé Drogheda avec Cromwell.

— Grantaire ! cria-t-il, va-t’en cuver ton vin hors d’ici. C’est la place de l’ivresse et non de l’ivrognerie. Ne déshonore pas la barricade !

Cette parole irritée produisit sur Grantaire un effet singulier. On eût dit qu’il recevait un verre d’eau froide à travers le visage. Il parut subitement dégrisé. Il s’assit, s’accouda sur une table près de la croisée, regarda Enjolras avec une inexprimable douceur, et lui dit :

— Laisse-moi dormir ici.

— Va dormir ailleurs, cria Enjolras.

Mais Grantaire, fixant toujours sur lui ses yeux tendres et troubles, répondit :

— Laisse-moi y dormir — jusqu’à ce que j’y meure.

Enjolras le considéra d’un œil dédaigneux :

— Grantaire, tu es incapable de croire, de penser, de vouloir, de vivre, et de mourir.

Grantaire répliqua d’une voix grave :

— Tu verras.

Il bégaya encore quelques mots inintelligibles, puis sa tête tomba pesamment sur la table, et, ce qui est un effet assez habituel de la période seconde de l’ébriété où Enjolras l’avait rudement et brusquement poussé, un instant après il était endormi.


IV

ESSAI DE CONSOLATION SUR LA VEUVE HUCHELOUP



Bahorel, extasié de la barricade, criait :

— Voilà la rue décolletée ! comme cela fait bien !

Courfeyrac, tout en démolissant un peu le cabaret, cherchait à consoler la veuve cabaretière.

— Mère Hucheloup, ne vous plaigniez-vous pas l’autre jour qu’on vous avait signifié procès-verbal et mis en contravention parce que Gibelotte avait secoué un tapis de lit par votre fenêtre ?

— Oui, mon bon monsieur Courfeyrac. Ah ! mon Dieu est-ce que vous allez me mettre aussi cette table-là dans votre horreur ? Et même que, pour le tapis, et aussi pour un pot de fleurs qui était tombé de la mansarde dans la rue, le gouvernement m’a pris cent francs d’amende. Si ce n’est pas une abomination !

— Eh bien ! mère Hucheloup, nous vous vengeons.

La mère Hucheloup, dans cette réparation qu’on lui faisait, ne semblait pas comprendre beaucoup son bénéfice. Elle était satisfaite à la manière de cette femme arabe qui, ayant reçu un soufflet de son mari, s’alla plaindre à son père, criant vengeance et disant : — Père, tu dois à mon mari affront pour affront. Le père demanda : — Sur quelle joue as-tu reçu le soufflet ? — Sur la joue gauche. Le père souffleta la joue droite et dit : — Te voilà contente. Va dire à ton mari qu’il a souffleté ma fille, mais que j’ai souffleté sa femme.

La pluie avait cessé. Des recrues étaient arrivées. Des ouvriers avaient apporté sous leurs blouses un baril de poudre, un panier contenant des bouteilles de vitriol, deux ou trois torches de carnaval et une bourriche pleine de lampions « restés de la fête du roi ». Laquelle fête était toute récente, ayant eu lieu le 1er mai. On disait que ces munitions venaient de la part d’un épicier du faubourg Saint-Antoine nommé Pépin. On brisait l’unique réverbère de la rue de la Chanvrerie, la lanterne correspondante de la rue Saint-Denis, et toutes les lanternes des rues circonvoisines, de Mondétour, du Cygne, des Prêcheurs, et de la Grande et de la Petite-Truanderie.

Enjolras, Combeferre et Courfeyrac dirigeaient tout. Maintenant deux barricades se construisaient en même temps, toutes deux appuyées à la maison de Corinthe et faisant équerre ; la plus grande fermait la rue de la Chanvrerie, l’autre fermait la rue Mondétour du côté de la rue du Cygne. Cette dernière barricade, très étroite, n’était construite que de tonneaux et de pavés. Ils étaient là environ cinquante travailleurs ; une trentaine armés de fusils ; car, chemin faisant, ils avaient fait un emprunt en bloc à une boutique d’armurier.

Rien de plus bizarre et de plus bigarré que cette troupe. L’un avait un habit-veste, un sabre de cavalerie et deux pistolets d’arçon, un autre était en manches de chemise avec un chapeau rond et une poire à poudre pendue au côté, un troisième plastronné de neuf feuilles de papier gris et armé d’une alène de sellier. Il y en avait un qui criait : Exterminons jusqu’au dernier et mourons au bout de notre bayonnette ! Celui-là n’avait pas de bayonnette. Un autre étalait par-dessus sa redingote une buffleterie et une giberne de garde national avec le couvre-giberne orné de cette inscription en laine rouge : Ordre public. Force fusils portant des numéros de légions, peu de chapeaux, point de cravates, beaucoup de bras nus, quelques piques. Ajoutez à cela tous les âges, tous les visages, de petits jeunes gens pâles, des ouvriers du port bronzés. Tous se hâtaient, et, tout en s’entr’aidant, on causait des chances possibles, — qu’on aurait des secours vers trois heures du matin, — qu’on était sûr d’un régiment, — que Paris se soulèverait. Propos terribles auxquels se mêlait une sorte de jovialité cordiale. On eût dit des frères ; ils ne savaient pas les noms les uns des autres. Les grands périls ont cela de beau qu’ils mettent en lumière la fraternité des inconnus.

Un feu avait été allumé dans la cuisine et l’on y fondait dans un moule à balles brocs, cuillers, fourchettes, toute l’argenterie d’étain du cabaret. On buvait à travers tout cela. Les capsules et les chevrotines traînaient pêle-mêle sur les tables avec les verres de vin. Dans la salle de billard, mame Hucheloup, Matelote et Gibelotte, diversement modifiées par la terreur, dont l’une était abrutie, l’autre essoufflée, l’autre éveillée, déchiraient de vieux torchons et faisaient de la charpie ; trois insurgés les assistaient, trois gaillards chevelus, barbus et moustachus, qui épluchaient la toile avec des doigts de lingère et qui les faisaient trembler.

L’homme de haute stature que Courfeyrac, Combeferre et Enjolras avaient remarqué, à l’instant où il abordait l’attroupement au coin de la rue des Billettes, travaillait à la petite barricade et s’y rendait utile. Gavroche travaillait à la grande. Quant au jeune homme qui avait attendu Courfeyrac chez lui et lui avait demandé monsieur Marius, il avait disparu à peu près vers le moment où l’on avait renversé l’omnibus.

Gavroche, complètement envolé et radieux, s’était chargé de la mise en train. Il allait, venait, montait, descendait, remontait, bruissait, étincelait. Il semblait être là pour l’encouragement de tous. Avait-il un aiguillon ? oui certes, sa misère ; avait-il des ailes ? oui certes, sa joie. Gavroche était un tourbillonnement. On le voyait sans cesse, on l’entendait toujours. Il remplissait l’air, étant partout à la fois. C’était une espèce d’ubiquité presque irritante ; pas d’arrêt possible avec lui. L’énorme barricade le sentait sur sa croupe. Il gênait les flâneurs, il excitait les paresseux, il ranimait les fatigués, il impatientait les pensifs, mettait les uns en gaîté, les autres en haleine, les autres en colère, tous en mouvement, piquait un étudiant, mordait un ouvrier ; se posait, s’arrêtait, repartait, volait au-dessus du tumulte et de l’effort, sautait de ceux-ci à ceux-là, murmurait, bourdonnait, et harcelait tout l’attelage ; mouche de l’immense Coche révolutionnaire.

Le mouvement perpétuel était dans ses petits bras et la clameur perpétuelle dans ses petits poumons :

— Hardi ! encore des pavés ! encore des tonneaux ! encore des machins ! où y en a-t-il ? Une hottée de plâtras pour me boucher ce trou-là. C’est tout petit, votre barricade. Il faut que ça monte. Mettez-y tout, flanquez-y tout, fichez-y tout. Cassez la maison. Une barricade, c’est le thé de la mère Gibou. Tenez, voilà une porte vitrée.

Ceci fit exclamer les travailleurs.

— Une porte vitrée ! qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’une porte vitrée, tubercule ?

— Hercules vous-mêmes ! riposta Gavroche. Une porte vitrée dans une barricade, c’est excellent. Ça n’empêche pas de l’attaquer, mais ça gêne pour la prendre. Vous n’avez donc jamais chipé des pommes par-dessus un mur où il y avait des culs de bouteilles ? Une porte vitrée, ça coupe les cors aux pieds de la garde nationale quand elle veut monter sur la barricade. Pardi ! le verre est traître. Ah çà, vous n’avez pas une imagination effrénée, mes camarades !

Du reste, il était furieux de son pistolet sans chien. Il allait de l’un à l’autre, réclamant : — Un fusil ! Je veux un fusil ! Pourquoi ne me donne-t-on pas un fusil ?

— Un fusil à toi ! dit Combeferre.

— Tiens ! répliqua Gavroche, pourquoi pas ? J’en ai bien eu un en 1830 quand on s’est disputé avec Charles X !

Enjolras haussa les épaules.

— Quand il y en aura pour les hommes, on en donnera aux enfants.

Gavroche se tourna fièrement, et lui répondit :

— Si tu es tué avant moi, je te prends le tien.

— Gamin ! dit Enjolras.

— Blanc-bec ! dit Gavroche.

Un élégant fourvoyé qui flânait au bout de la rue, fit diversion.

Gavroche lui cria :

— Venez avec nous, jeune homme ! Eh bien, cette vieille patrie, on ne fait donc rien pour elle ?

L’élégant s’enfuit.


V

LES PRÉPARATIFS



Les journaux du temps qui ont dit que la barricade de la rue de la Chanvrerie, cette construction presque inexpugnable, comme ils l’appellent, atteignait au niveau d’un premier étage, se sont trompés. Le fait est qu’elle ne dépassait pas une hauteur moyenne de six ou sept pieds. Elle était bâtie de manière que les combattants pouvaient, à volonté, ou disparaître derrière, ou dominer le barrage et même en escalader la crête au moyen d’une quadruple rangée de pavés superposés et arrangés en gradins à l’intérieur. Au dehors le front de la barricade, composé de piles de pavés et de tonneaux reliés par des poutres et des planches qui s’enchevêtraient dans les roues de la charrette Anceau et de l’omnibus renversé, avait un aspect hérissé et inextricable. Une coupure suffisante pour qu’un homme y pût passer avait été ménagée entre le mur des maisons et l’extrémité de la barricade la plus éloignée du cabaret, de façon qu’une sortie était possible. La flèche de l’omnibus était dressée droite et maintenue avec des cordes, et un drapeau rouge, fixé à cette flèche, flottait sur la barricade.

La petite barricade Mondétour, cachée derrière la maison du cabaret, ne s’apercevait pas. Les deux barricades réunies formaient une véritable redoute. Enjolras et Courfeyrac n’avaient pas jugé à propos de barricader l’autre tronçon de la rue Mondétour qui ouvre par la rue des Prêcheurs une issue sur les halles, voulant sans doute conserver une communication possible avec le dehors et redoutant peu d’être attaqués par la dangereuse et difficile ruelle des Prêcheurs.

À cela près de cette issue restée libre, qui constituait ce que Folard, dans son style stratégique, eût appelé un boyau, et en tenant compte aussi de la coupure exiguë ménagée sur la rue de la Chanvrerie, l’intérieur de la barricade, où le cabaret faisait un angle saillant, présentait un quadrilatère irrégulier fermé de toutes parts. Il y avait une vingtaine de pas d’intervalle entre le grand barrage et les hautes maisons qui formaient le fond de la rue, en sorte qu’on pouvait dire que la barricade était adossée à ces maisons, toutes habitées, mais closes du haut en bas.

Tout ce travail se fit sans empêchement en moins d’une heure et sans que cette poignée d’hommes hardis vît surgir un bonnet à poil ni une bayonnette. Les bourgeois peu fréquents qui se hasardaient encore à ce moment de l’émeute dans la rue Saint-Denis jetaient un coup d’œil rue de la Chanvrerie, apercevaient la barricade, et doublaient le pas.

Les deux barricades terminées, le drapeau arboré, on traîna une table hors du cabaret, et Courfeyrac monta sur la table. Enjolras apporta le coffre carré et Courfeyrac l’ouvrit. Ce coffre était rempli de cartouches. Quand on vit les cartouches, il y eut un tressaillement parmi les plus braves et un moment de silence.

Courfeyrac les distribua en souriant.

Chacun reçut trente cartouches. Beaucoup avaient de la poudre et se mirent à en faire d’autres avec les balles qu’on fondait. Quant au baril de poudre, il était sur une table à part, près de la porte, et on le réserva.

Le rappel, qui parcourait tout Paris, ne discontinuait pas, mais cela avait fini par ne plus être qu’un bruit monotone auquel ils ne faisaient plus attention. Ce bruit tantôt s’éloignait, tantôt s’approchait, avec des ondulations lugubres.

On chargea les fusils et les carabines, tous ensemble, sans précipitation, avec une gravité solennelle. Enjolras alla placer trois sentinelles hors des barricades, l’une rue de la Chanvrerie, la seconde rue des Prêcheurs, la troisième au coin de la Petite-Truanderie.

Puis, les barricades bâties, les postes assignés, les fusils chargés, les vedettes posées, seuls dans ces rues redoutables où personne ne passait plus, entourés de ces maisons muettes et comme mortes où ne palpitait aucun mouvement humain, enveloppés des ombres croissantes du crépuscule qui commençait, au milieu de cette obscurité et de ce silence où l’on sentait s’avancer quelque chose et qui avait je ne sais quoi de tragique et de terrifiant, isolés, armés, déterminés, tranquilles, ils attendirent.


VI

EN ATTENDANT



Dans ces heures d’attente, que firent-ils ?

Il faut bien que nous le disions, puisque ceci est de l’histoire.

Tandis que les hommes faisaient des cartouches et les femmes de la charpie, tandis qu’une large casserole, pleine d’étain et de plomb fondu destiné au moule à balles, fumait sur un réchaud ardent, pendant que les vedettes veillaient l’arme au bras sur la barricade, pendant qu’Enjolras, impossible à distraire, veillait sur les vedettes, Combeferre, Courfeyrac, Jean Prouvaire, Feuilly, Bossuet, Joly, Bahorel, quelques autres encore, se cherchèrent et se réunirent, comme aux plus paisibles jours de leurs causeries d’écoliers, et dans un coin de ce cabaret changé en casemate, à deux pas de la redoute qu’ils avaient élevée, leurs carabines amorcées et chargées appuyées au dossier de leur chaise, ces beaux jeunes gens, si voisins d’une heure suprême, se mirent à dire des vers d’amour.

Quels vers ? Les voici :

Vous rappelez-vous notre douce vie,
Lorsque nous étions si jeunes tous deux,
Et que nous n’avions au cœur d’autre envie
Que d’être bien mis et d’être amoureux !

Lorsqu’en ajoutant votre âge à mon âge,
Nous ne comptions pas à deux quarante ans,
Et que, dans notre humble et petit ménage,
Tout, même l’hiver, nous était printemps !

Beaux jours ! Manuel était fier et sage,
Paris s’asseyait à de saints banquets,
Foy lançait la foudre, et votre corsage
Avait une épingle où je me piquais.

Tout vous contemplait. Avocat sans causes,
Quand je vous menais au Prado dîner,
Vous étiez jolie au point que les roses
Me faisaient l’effet de se retourner.

Je les entendais dire : Est-elle belle !
Comme elle sent bon ! quels cheveux à flots !
Sous son mantelet elle cache une aile ;
Son bonnet charmant est à peine éclos.

J’errais avec toi, pressant ton bras souple.
Les passants croyaient que l’amour charmé
Avait marié, dans notre heureux couple,
Le doux mois d’avril au beau mois de mai.

Nous vivions cachés, contents, porte close,
Dévorant l’amour, bon fruit défendu ;
Ma bouche n’avait pas dit une chose
Que déjà ton cœur avait répondu.


La Sorbonne était l’endroit bucolique
Où je t’adorais du soir au matin.
C’est ainsi qu’une âme amoureuse applique
La carte du Tendre au pays latin.

Ô place Maubert ! Ô place Dauphine
Quand, dans le taudis frais et printanier,
Tu tirais ton bas sur ta jambe fine,
Je voyais un astre au fond du grenier.

J’ai fort lu Platon, mais rien ne m’en reste ;
Mieux que Malebranche et que Lamennais
Tu me démontrais la bonté céleste
Avec une fleur que tu me donnais.

Je t’obéissais, tu m’étais soumise.
Ô grenier doré ! te lacer ! te voir
Aller et venir dès l’aube en chemise,
Mirant ton front jeune à ton vieux miroir !

Et qui donc pourrait perdre la mémoire
De ces temps d’aurore et de firmament,
De rubans, de fleurs, de gaze et de moire,
Où l’amour bégaye un argot charmant ?

Nos jardins étaient un pot de tulipe ;
Tu masquais la vitre avec un jupon ;
Je prenais le bol de terre de pipe,
Et je te donnais la tasse en japon.

Et ces grands malheurs qui nous faisaient rire !
Ton manchon brûlé, ton boa perdu !
Et ce cher portrait du divin Shakespeare
Qu’un soir pour souper nous avons vendu !

J’étais mendiant, et toi charitable.
Je baisais au vol tes bras frais et ronds.
Dante in-folio nous servait de table
Pour manger gaîment un cent de marrons.


La première fois qu’en mon joyeux bouge
Je pris un baiser à ta lèvre en feu,
Quand tu t’en allas décoiffée et rouge,
Je restai tout pâle et je crus en Dieu

Te rappelles-tu nos bonheurs sans nombre,
Et tous ces fichus changés en chiffons ?
Oh ! que de soupirs, de nos cœurs pleins d’ombre,
Se sont envolés dans les cieux profonds !


L’heure, le lieu, ces souvenirs de jeunesse rappelés, quelques étoiles qui commençaient à briller au ciel, le repos funèbre de ces rues désertes, l’imminence de l’aventure inexorable qui se préparait, donnaient un charme pathétique à ces vers murmurés à demi-voix dans le crépuscule par Jean Prouvaire qui, nous l’avons dit, était un doux poëte.

Cependant on avait allumé un lampion dans la petite barricade, et, dans la grande, une de ces torches de cire comme on en rencontre le mardi gras en avant des voitures chargées de masques qui vont à la Courtille. Ces torches, on l’a vu, venaient du faubourg Saint-Antoine.

La torche avait été placée dans une espèce de cage de pavés fermée de trois côtés pour l’abriter du vent, et disposée de façon que toute la lumière tombait sur le drapeau. La rue et la barricade restaient plongées dans l’obscurité, et l’on ne voyait rien que le drapeau rouge formidablement éclairé comme par une énorme lanterne sourde.

Cette lumière ajoutait à l’écarlate du drapeau je ne sais quelle pourpre terrible.


VII

L’HOMME RECRUTÉ RUE DES BILLETTES



La nuit était tout à fait tombée, rien ne venait. On n’entendait que des rumeurs confuses, et par instants des fusillades, mais rares, peu nourries et lointaines. Ce répit, qui se prolongeait, était signe que le gouvernement prenait son temps et ramassait ses forces. Ces cinquante hommes en attendaient soixante mille.

Enjolras se sentit pris de cette impatience qui saisit les âmes fortes au seuil des événements redoutables. Il alla trouver Gavroche qui s’était mis à fabriquer des cartouches dans la salle basse à la clarté douteuse de deux chandelles, posées sur le comptoir par précaution à cause de la poudre répandue sur les tables. Ces deux chandelles ne jetaient aucun rayonnement au dehors. Les insurgés en outre avaient eu soin de ne point allumer de lumière dans les étages supérieurs.

Gavroche en ce moment était fort préoccupé, non pas précisément de ses cartouches.

L’homme de la rue des Billettes venait d’entrer dans la salle basse et était allé s’asseoir à la table la moins éclairée. Il lui était échu un fusil de munition grand modèle, qu’il tenait entre ses jambes. Gavroche jusqu’à cet instant, distrait par cent choses « amusantes », n’avait pas même vu cet homme.

Lorsqu’il entra, Gavroche le suivit machinalement des yeux, admirant son fusil, puis, brusquement, quand l’homme fut assis, le gamin se leva. Ceux qui auraient épié l’homme jusqu’à ce moment l’auraient vu tout observer dans la barricade et dans la bande des insurgés avec une attention singulière ; mais depuis qu’il était entré dans la salle, il avait été pris d’une sorte de recueillement et semblait ne plus rien voir de ce qui se passait. Le gamin s’approcha de ce personnage pensif et se mit à tourner autour de lui sur la pointe du pied comme on marche auprès de quelqu’un qu’on craint de réveiller. En même temps, sur son visage enfantin, à la fois si effronté et si sérieux, si évaporé et si profond, si gai et si navrant, passaient toutes ces grimaces de vieux qui signifient : — Ah bah ! — pas possible ! — j’ai la berlue ! — je rêve ! — est-ce que ce serait ? … — non, ce n’est pas ! — mais si ! — mais non ! etc. Gavroche se balançait sur ses talons, crispait ses deux poings dans ses poches, remuait le cou comme un oiseau, dépensait en une lippe démesurée toute la sagacité de sa lèvre inférieure. Il était stupéfait, incertain, incrédule, convaincu, ébloui. Il avait la mine du chef des eunuques au marché des esclaves découvrant une Vénus parmi des dondons, et l’air d’un amateur reconnaissant un Raphaël dans un tas de croûtes. Tout chez lui était en travail, l’instinct qui flaire et l’intelligence qui combine. Il était évident qu’il arrivait un événement à Gavroche.

C’est au plus fort de cette préoccupation qu’Enjolras l’aborda.

— Tu es petit, dit Enjolras, on ne te verra pas. Sors des barricades, glisse-toi le long des maisons, va un peu partout par les rues, et reviens me dire ce qui se passe.

Gavroche se haussa sur ses hanches.

— Les petits sont donc bons à quelque chose ! c’est bien heureux ! J’y vas. En attendant fiez-vous aux petits, méfiez-vous des grands… — Et Gavroche, levant la tête et baissant la voix, ajouta, en désignant l’homme de la rue des Billettes :

— Vous voyez bien ce grand-là ?

— Eh bien ?

— C’est un mouchard.

— Tu es sûr ?

— Il n’y a pas quinze jours qu’il m’a enlevé par l’oreille de la corniche du pont Royal où je prenais l’air.

Enjolras quitta vivement le gamin et murmura quelques mots très bas à un ouvrier du port aux vins qui se trouvait là. L’ouvrier sortit de la salle et y rentra presque tout de suite accompagné de trois autres. Les quatre hommes, quatre portefaix aux larges épaules, allèrent se placer, sans rien faire qui pût attirer son attention, derrière la table où était accoudé l’homme de la rue des Billettes. Ils étaient visiblement prêts à se jeter sur lui.

Alors Enjolras s’approcha de l’homme et lui demanda :

— Qui êtes-vous ?

À cette question brusque, l’homme eut un soubresaut. Il plongea son regard jusqu’au fond de la prunelle candide d’Enjolras et parut y saisir sa pensée. Il sourit d’un sourire qui était tout ce qu’on peut voir au monde de plus dédaigneux, de plus énergique et de plus résolu, et répondit avec une gravité hautaine :

— Je vois ce que c’est… Eh bien, oui !

— Vous êtes mouchard ?

— Je suis agent de l’autorité.

— Vous vous appelez ?

— Javert.

Enjolras fit signe aux quatre hommes. En un clin d’œil, avant que Javert eût eu le temps de se retourner, il fut colleté, terrassé, garrotté, fouillé.

On trouva sur lui une petite carte ronde collée entre deux verres et portant d’un côté les armes de France, gravées, avec cette légende : Surveillance et vigilance, et de l’autre cette mention : Javert, inspecteur de police, âgé de cinquante-deux ans ; et la signature du préfet de police d’alors, M. Gisquet.

Il avait en outre sa montre et sa bourse, qui contenait quelques pièces d’or. On lui laissa la bourse et la montre. Derrière la montre, au fond du gousset, on tâta et l’on saisit un papier sous enveloppe qu’Enjolras déplia et où il lut ces cinq lignes écrites de la main même du préfet de police :

« Sitôt sa mission politique remplie, l’inspecteur Javert s’assurera, par une surveillance spéciale, s’il est vrai que des malfaiteurs aient des allures sur la berge de la rive droite de la Seine, près le pont d’Iéna. »

Le fouillage terminé, on redressa Javert, on lui noua les bras derrière le dos et on l’attacha au milieu de la salle basse à ce poteau célèbre qui avait jadis donné son nom au cabaret.

Gavroche, qui avait assisté à toute la scène et tout approuvé d’un hochement de tête silencieux, s’approcha de Javert et lui dit :

— C’est la souris qui a pris le chat.

Tout cela s’était exécuté si rapidement que c’était fini quand on s’en aperçut autour du cabaret. Javert n’avait pas jeté un cri. En voyant Javert lié au poteau, Courfeyrac, Bossuet, Joly, Combeferre, et les hommes dispersés dans les deux barricades, accoururent.

Javert, adossé au poteau, et si entouré de cordes qu’il ne pouvait faire un mouvement, levait la tête avec la sérénité intrépide de l’homme qui n’a jamais menti.

— C’est un mouchard, dit Enjolras.

Et se tournant vers Javert :

— Vous serez fusillé dix minutes avant que la barricade soit prise.

Javert répliqua de son accent le plus impérieux :

— Pourquoi pas tout de suite ?

— Nous ménageons la poudre.

— Alors finissez-en d’un coup de couteau.

— Mouchard, dit le bel Enjolras, nous sommes des juges et non des assassins.

Puis il appela Gavroche.

— Toi ! va à ton affaire ! Fais ce que je t’ai dit.

— J’y vas, cria Gavroche.

Et s’arrêtant au moment de partir :

— À propos, vous me donnerez son fusil ! Et il ajouta : Je vous laisse le musicien, mais je veux la clarinette.

Le gamin fit le salut militaire et franchit gaîment la coupure de la grande barricade.


VIII

PLUSIEURS POINTS D’INTERROGATION À PROPOS D’UN NOMMÉ LE CABUC QUI NE SE NOMMAIT PEUT-ÊTRE PAS LE CABUC



La peinture tragique que nous avons entreprise ne serait pas complète, le lecteur ne verrait pas dans leur relief exact et réel ces grandes minutes de gésine sociale et d’enfantement révolutionnaire où il y a de la convulsion mêlée à l’effort, si nous omettions, dans l’esquisse ébauchée ici, un incident plein d’une horreur épique et farouche qui survint presque aussitôt après le départ de Gavroche.

Les attroupements, comme on sait, font boule de neige et agglomèrent en roulant un tas d’hommes tumultueux. Ces hommes ne se demandent pas entre eux d’où ils viennent. Parmi les passants qui s’étaient réunis au rassemblement conduit par Enjolras, Combeferre et Courfeyrac, il y avait un être portant la veste du portefaix usée aux épaules, qui gesticulait et vociférait et avait la mine d’une espèce d’ivrogne sauvage. Cet homme, un nommé ou surnommé Le Cabuc, et du reste tout à fait inconnu de ceux qui prétendaient le connaître, très ivre, ou faisant semblant, s’était attablé avec quelques autres à une table qu’ils avaient tirée en dehors du cabaret. Ce Cabuc, tout en faisant boire ceux qui lui tenaient tête, semblait considérer d’un air de réflexion la grande maison du fond de la barricade dont les cinq étages dominaient toute la rue et faisaient face à la rue Saint-Denis. Tout à coup il s’écria :

— Camarades, savez-vous ? c’est de cette maison-là qu’il faudrait tirer. Quand nous serons là aux croisées, du diable si quelqu’un avance dans la rue !

— Oui, mais la maison est fermée, dit un des buveurs.

— Cognons !

— On n’ouvrira pas.

— Enfonçons la porte !

Le Cabuc court à la porte qui avait un marteau fort massif, et frappe. La porte ne s’ouvre pas. Il frappe un second coup. Personne ne répond. Un troisième coup. Même silence.

— Y a-t-il quelqu’un ici ? crie Le Cabuc.

Rien ne bouge.

Alors il saisit un fusil et commence à battre la porte à coups de crosse. C’était une vieille porte d’allée, cintrée, basse, étroite, solide, toute en chêne, doublée à l’intérieur d’une feuille de tôle et d’une armature de fer, une vraie poterne de bastille. Les coups de crosse faisaient trembler la maison, mais n’ébranlaient pas la porte.

Toutefois il est probable que les habitants s’étaient émus, car on vit enfin s’éclairer et s’ouvrir une petite lucarne carrée au troisième étage, et apparaître à cette lucarne une chandelle et la tête béate et effrayée d’un bonhomme en cheveux gris qui était le portier.

L’homme qui cognait s’interrompit.

— Messieurs, demanda le portier, que désirez-vous ?

— Ouvre ! dit Le Cabuc.

— Messieurs, cela ne se peut pas.

— Ouvre toujours !

— Impossible, messieurs !

Le Cabuc prit son fusil et coucha en joue le portier ; mais comme il était en bas, et qu’il faisait très noir, le portier ne le vit point.

— Oui ou non, veux-tu ouvrir ?

— Non, messieurs !

— Tu dis non ?

— Je dis non, mes bons…

Le portier n’acheva pas. Le coup de fusil était lâché ; la balle lui était entrée sous le menton et était sortie par la nuque après avoir traversé la jugulaire. Le vieillard s’affaissa sur lui-même sans pousser un soupir. La chandelle tomba et s’éteignit, et l’on ne vit plus rien qu’une tête immobile posée au bord de la lucarne et un peu de fumée blanchâtre qui s’en allait vers le toit.

— Voilà ! dit Le Cabuc en laissant retomber sur le pavé la crosse de son fusil.

Il avait à peine prononcé ce mot qu’il sentit une main qui se posait sur son épaule avec la pesanteur d’une serre d’aigle, et il entendit une voix qui lui disait :

— À genoux.

Le meurtrier se retourna et vit devant lui la figure blanche et froide d’Enjolras. Enjolras avait un pistolet à la main.

À la détonation, il était arrivé.

Il avait empoigné de sa main gauche le collet, la blouse, la chemise et la bretelle du Cabuc.

— À genoux, répéta-t-il.

Et d’un mouvement souverain le frêle jeune homme de vingt ans plia comme un roseau le crocheteur trapu et robuste et l’agenouilla dans la boue. Le Cabuc essaya de résister, mais il semblait qu’il eût été saisi par un poing surhumain.

Pâle, le cou nu, les cheveux épars, Enjolras, avec son visage de femme, avait en ce moment je ne sais quoi de la Thémis antique. Ses narines gonflées, ses yeux baissés donnaient à son implacable profil grec cette expression de colère et cette expression de chasteté qui, au point de vue de l’ancien monde, conviennent à la justice.

Toute la barricade était accourue, puis tous s’étaient rangés en cercle à distance, sentant qu’il était impossible de prononcer une parole devant la chose qu’ils allaient voir.

Le Cabuc, vaincu, n’essayait plus de se débattre et tremblait de tous ses membres. Enjolras le lâcha et tira sa montre.

— Recueille-toi, dit-il. Prie ou pense. Tu as une minute.

— Grâce ! murmura le meurtrier ; puis il baissa la tête et balbutia quelques jurements inarticulés.

Enjolras ne quitta pas la montre des yeux ; il laissa passer la minute, puis il remit la montre dans son gousset. Cela fait, il prit par les cheveux Le Cabuc qui se pelotonnait contre ses genoux en hurlant et lui appuya sur l’oreille le canon de son pistolet. Beaucoup de ces hommes intrépides, qui étaient si tranquillement entrés dans la plus effrayante des aventures, détournèrent la tête.

On entendit l’explosion, l’assassin tomba sur le pavé le front en avant, et Enjolras se redressa et promena autour de lui son regard convaincu et sévère.

Puis il poussa du pied le cadavre et dit :

— Jetez cela dehors.

Trois hommes soulevèrent le corps du misérable qu’agitaient les dernières convulsions machinales de la vie expirée, et le jetèrent par-dessus la petite barricade dans la ruelle Mondétour.

Enjolras était demeuré pensif. On ne sait quelles ténèbres grandioses se répandaient lentement sur sa redoutable sérénité. Tout à coup il éleva la voix. On fit silence.

— Citoyens, dit Enjolras, ce que cet homme a fait est effroyable et ce que j’ai fait est horrible. Il a tué, c’est pourquoi je l’ai tué. J’ai dû le faire, car l’insurrection doit avoir sa discipline. L’assassinat est encore plus un crime ici qu’ailleurs ; nous sommes sous le regard de la révolution, nous sommes les prêtres de la république, nous sommes les hosties du devoir, et il ne faut pas qu’on puisse calomnier notre combat. J’ai donc jugé et condamné à mort cet homme. Quant à moi, contraint de faire ce que j’ai fait, mais l’abhorrant, je me suis jugé aussi, et vous verrez tout à l’heure à quoi je me suis condamné.

Ceux qui écoutaient tressaillirent.

— Nous partagerons ton sort, cria Combeferre.

— Soit, reprit Enjolras. Encore un mot. En exécutant cet homme, j’ai obéi à la nécessité ; mais la nécessité est un monstre du vieux monde ; la nécessité s’appelle Fatalité. Or, la loi du progrès, c’est que les monstres disparaissent devant les anges, et que la fatalité s’évanouisse devant la fraternité. C’est un mauvais moment pour prononcer le mot amour. N’importe, je le prononce, et je le glorifie. Amour, tu as l’avenir. Mort, je me sers de toi, mais je te hais. Citoyens, il n’y aura dans l’avenir ni ténèbres, ni coups de foudre, ni ignorance féroce, ni talion sanglant. Comme il n’y aura plus de Satan, il n’y aura plus de Michel. Dans l’avenir personne ne tuera personne, la terre rayonnera, le genre humain aimera. Il viendra, citoyens, ce jour où tout sera concorde, harmonie, lumière, joie et vie, il viendra. Et c’est pour qu’il vienne que nous allons mourir.

Enjolras se tut. Ses lèvres de vierge se refermèrent ; et il resta quelque temps debout à l’endroit où il avait versé le sang, dans une immobilité de marbre. Son œil fixe faisait qu’on parlait bas autour de lui.

Jean Prouvaire et Combeferre se serraient la main silencieusement, et, appuyés l’un sur l’autre dans l’angle de la barricade, considéraient avec une admiration où il y avait de la compassion ce grave jeune homme, bourreau et prêtre, de lumière comme le cristal, et de roche aussi.

Disons tout de suite que plus tard, après l’action, quand les cadavres furent portés à la morgue et fouillés, on trouva sur Le Cabuc une carte d’agent de police. L’auteur de ce livre a eu entre les mains, en 1848, le rapport spécial fait à ce sujet au préfet de police de 1832.

Ajoutons que, s’il faut en croire une tradition de police étrange, mais probablement fondée, le Cabuc, c’était Claquesous. Le fait est qu’à partir de la mort du Cabuc, il ne fut plus question de Claquesous. Claquesous n’a laissé nulle trace de sa disparition ; il semblerait s’être amalgamé à l’invisible. Sa vie avait été ténèbres, sa fin fut nuit.

Tout le groupe insurgé était encore dans l’émotion de ce procès tragique si vite instruit et si vite terminé, quand Courfeyrac revit dans la barricade le petit jeune homme qui le matin avait demandé chez lui Marius.

Ce garçon, qui avait l’air hardi et insouciant, était venu

à la nuit rejoindre les insurgés.
LIVRE TREIZIÈME


MARIUS ENTRE DANS L’OMBRE


I

DE LA RUE PLUMET AU QUARTIER SAINT-DENIS



Cette voix qui à travers le crépuscule avait appelé Marius à la barricade de la rue de la Chanvrerie lui avait fait l’effet de la voix de la destinée. Il voulait mourir, l’occasion s’offrait ; il frappait à la porte du tombeau, une main dans l’ombre lui en tendait la clef. Ces lugubres ouvertures qui se font dans les ténèbres devant le désespoir sont tentantes. Marius écarta la grille qui l’avait tant de fois laissé passer, sortit du jardin, et dit : allons !

Fou de douleur, ne se sentant plus rien de fixe et de solide dans le cerveau, incapable de rien accepter désormais du sort après ces deux mois passés dans les enivrements de la jeunesse et de l’amour, accablé à la fois par toutes les rêveries du désespoir, il n’avait plus qu’un désir, en finir bien vite.

Il se mit à marcher rapidement. Il se trouvait précisément qu’il était armé, ayant sur lui les pistolets de Javert.

Le jeune homme qu’il avait cru apercevoir s’était perdu à ses yeux dans les rues.

Marius, qui était sorti de la rue Plumet par le boulevard, traversa l’Esplanade et le pont des Invalides, les Champs-Élysées, la place Louis XV, et gagna la rue de Rivoli. Les magasins y étaient ouverts, le gaz y brûlait sous les arcades, les femmes achetaient dans les boutiques, on prenait des glaces au café Laiter, on mangeait des petits gâteaux à la pâtisserie anglaise. Seulement quelques chaises de poste partaient au galop de l’hôtel des Princes et de l’hôtel Meurice.

Marius entra par le passage Delorme dans la rue Saint-Honoré. Les boutiques y étaient fermées, les marchands causaient devant leurs portes entr’ouvertes, les passants circulaient, les réverbères étaient allumés, à partir du premier étage toutes les croisées étaient éclairées comme à l’ordinaire. Il y avait de la cavalerie sur la place du Palais-Royal.

Marius suivit la rue Saint-Honoré. À mesure qu’il s’éloignait du Palais-Royal, il y avait moins de fenêtres éclairées ; les boutiques étaient tout à fait closes, personne ne causait sur les seuils, la rue s’assombrissait et en même temps la foule s’épaississait. Car les passants maintenant étaient une foule. On ne voyait personne parler dans cette foule, et pourtant il en sortait un bourdonnement sourd et profond.

Vers la fontaine de l’Arbre-Sec, il y avait « des rassemblements », espèces de groupes immobiles et sombres qui étaient parmi les allants et venants comme des pierres au milieu d’une eau courante.

À l’entrée de la rue des Prouvaires, la foule ne marchait plus. C’était un bloc résistant, massif, solide, compact, presque impénétrable, de gens entassés qui s’entretenaient tout bas. Il n’y avait là presque plus d’habits noirs ni de chapeaux ronds. Des sarraus, des blouses, des casquettes, des têtes hérissées et terreuses. Cette multitude ondulait confusément dans la brume nocturne. Son chuchotement avait l’accent rauque d’un frémissement. Quoique pas un ne marchât, on entendait un piétinement dans la boue. Au delà de cette épaisseur de foule, dans la rue du Roule, dans la rue des Prouvaires, et dans le prolongement de la rue Saint-Honoré, il n’y avait plus une seule vitre où brillât une chandelle. On voyait s’enfoncer dans ces rues les files solitaires et décroissantes des lanternes. Les lanternes de ce temps-là ressemblaient à de grosses étoiles rouges pendues à des cordes et jetaient sur le pavé une ombre qui avait la forme d’une grande araignée. Ces rues n’étaient pas désertes. On y distinguait des fusils en faisceaux, des bayonnettes remuées et des troupes bivouaquant. Aucun curieux ne dépassait cette limite. Là cessait la circulation. Là finissait la foule et commençait l’armée.

Marius voulait avec la volonté de l’homme qui n’espère plus. On l’avait appelé, il fallait qu’il allât. Il trouva le moyen de traverser la foule et de traverser le bivouac des troupes, il se déroba aux patrouilles, il évita les sentinelles. Il fit un détour, gagna la rue de Béthisy, et se dirigea vers les halles. Au coin de la rue des Bourdonnais il n’y avait plus de lanternes.

Après avoir franchi la zone de la foule, il avait dépassé la lisière des troupes ; il se trouvait dans quelque chose d’effrayant. Plus un passant, plus un soldat, plus une lumière ; personne. La solitude, le silence, la nuit ; je ne sais quel froid qui saisissait. Entrer dans une rue, c’était entrer dans une cave.

Il continua d’avancer.

Il fit quelques pas. Quelqu’un passa près de lui en courant. Était-ce un homme ? une femme ? étaient-ils plusieurs ? Il n’eût pu le dire. Cela avait passé et s’était évanoui.

De circuit en circuit, il arriva dans une ruelle qu’il jugea être la rue de la Poterie ; vers le milieu de cette ruelle il se heurta à un obstacle. Il étendit les mains. C’était une charrette renversée ; son pied reconnut des flaques d’eau, des fondrières, des pavés épars et amoncelés. Il y avait là une barricade ébauchée et abandonnée. Il escalada les pavés et se trouva de l’autre côté du barrage. Il marchait très près des bornes et se guidait sur le mur des maisons. Un peu au delà de la barricade, il lui sembla entrevoir devant lui quelque chose de blanc. Il approcha, cela prit une forme. C’étaient deux chevaux blancs ; les chevaux de l’omnibus dételé le matin par Bossuet, qui avaient erré au hasard de rue en rue toute la journée et avaient fini par s’arrêter là, avec cette patience accablée des brutes qui ne comprennent pas plus les actions de l’homme que l’homme ne comprend les actions de la providence.

Marius laissa les chevaux derrière lui. Comme il abordait une rue qui lui faisait l’effet d’être la rue du Contrat-Social, un coup de fusil, venu on ne sait d’où et qui traversait l’obscurité au hasard, siffla tout près de lui, et la balle perça au-dessus de sa tête un plat à barbe de cuivre suspendu à la boutique d’un coiffeur. On voyait encore, en 1846, rue du Contrat-Social, au coin des piliers des halles, ce plat à barbe troué.

Ce coup de fusil, c’était encore de la vie. À partir de cet instant, il ne rencontra plus rien.

Tout cet itinéraire ressemblait à une descente de marches noires.

Marius n’en alla pas moins en avant.


II

PARIS À VOL DE HIBOU



Un être qui eût plané sur Paris en ce moment avec l’aile de la chauve-souris ou de la chouette eût eu sous les yeux un spectacle morne.

Tout ce vieux quartier des halles, qui est comme une ville dans la ville, que traversent les rues Saint-Denis et Saint-Martin, où se croisent mille ruelles et dont les insurgés avaient fait leur redoute et leur place d’armes, lui eût apparu comme un énorme trou sombre creusé au centre de Paris. Là le regard tombait dans un abîme. Grâce aux réverbères brisés, grâce aux fenêtres fermées, là cessait tout rayonnement, toute vie, toute rumeur, tout mouvement. L’invisible police de l’émeute veillait partout, et maintenait l’ordre, c’est-à-dire la nuit. Noyer le petit nombre dans une vaste obscurité, multiplier chaque combattant par les possibilités que cette obscurité contient, c’est la tactique nécessaire de l’insurrection. À la chute du jour, toute croisée où une chandelle s’allumait avait reçu une balle. La lumière était éteinte, quelquefois l’habitant tué. Aussi rien ne bougeait. Il n’y avait rien là que l’effroi, le deuil, la stupeur dans les maisons ; dans les rues une sorte d’horreur sacrée. On n’y apercevait même pas les longues rangées de fenêtres et d’étages, les dentelures des cheminées et des toits, les reflets vagues qui luisent sur le pavé boueux et mouillé. L’œil qui eût regardé d’en haut dans cet amas d’ombre eût entrevu peut-être çà et là, de distance en distance, des clartés indistinctes faisant saillir des lignes brisées et bizarres, des profils de constructions singulières, quelque chose de pareil à des lueurs allant et venant dans les ruines ; c’est là qu’étaient les barricades. Le reste était un lac d’obscurité, brumeux, pesant, funèbre, au-dessus duquel se dressaient, silhouettes immobiles et lugubres, la tour Saint-Jacques, l’église Saint-Merry, et deux ou trois autres de ces grands édifices dont l’homme fait des géants et dont la nuit fait des fantômes.

Tout autour de ce labyrinthe désert et inquiétant, dans les quartiers où la circulation parisienne n’était pas anéantie et où quelques rares réverbères brillaient, l’observateur aérien eût pu distinguer la scintillation métallique des sabres et des bayonnettes, le roulement sourd de l’artillerie, et le fourmillement des bataillons silencieux grossissant de minute en minute ; ceinture formidable qui se serrait et se fermait lentement autour de l’émeute.

Le quartier investi n’était plus qu’une sorte de monstrueuse caverne ; tout y paraissait endormi ou immobile, et, comme on vient de le voir, chacune des rues où l’on pouvait arriver n’offrait rien que de l’ombre.

Ombre farouche, pleine de pièges, pleine de chocs inconnus et redoutables, où il était effrayant de pénétrer et épouvantable de séjourner, où ceux qui entraient frissonnaient devant ceux qui les attendaient ; où ceux qui attendaient tressaillaient devant ceux qui allaient venir. Des combattants invisibles retranchés à chaque coin de rue ; les embûches du sépulcre cachées dans les épaisseurs de la nuit. C’était fini. Plus d’autre clarté à espérer là désormais que l’éclair des fusils, plus d’autre rencontre que l’apparition brusque et rapide de la mort. Où ? comment ? quand ? On ne savait, mais c’était certain et inévitable. Là, dans ce lieu marqué pour la lutte, le gouvernement et l’insurrection, la garde nationale et les sociétés populaires, la bourgeoisie et l’émeute, allaient s’aborder à tâtons. Pour les uns comme pour les autres, la nécessité était la même. Sortir de là tués ou vainqueurs, seule issue possible désormais. Situation tellement extrême, obscurité tellement puissante, que les plus timides s’y sentaient pris de résolution et les plus hardis de terreur.

Du reste, des deux côtés, furie, acharnement, détermination égale. Pour les uns, avancer, c’était mourir, et personne ne songeait à reculer ; pour les autres, rester, c’était mourir, et personne ne songeait à fuir.

Il était nécessaire que le lendemain tout fût terminé, que le triomphe fût ici ou là, que l’insurrection fût une révolution ou une échauffourée. Le gouvernement le comprenait comme les partis ; le moindre bourgeois le sentait. De là une pensée d’angoisse qui se mêlait à l’ombre impénétrable de ce quartier où tout allait se décider ; de là un redoublement d’anxiété autour de ce silence d’où allait sortir une catastrophe. On n’y entendait qu’un seul bruit, bruit déchirant comme un râle, menaçant comme une malédiction, le tocsin de Saint-Merry. Rien n’était glaçant comme la clameur de cette cloche éperdue et désespérée se lamentant dans les ténèbres.

Comme il arrive souvent, la nature semblait s’être mise d’accord avec ce que les hommes allaient faire. Rien ne dérangeait les funestes harmonies de cet ensemble. Les étoiles avaient disparu ; des nuages lourds emplissaient tout l’horizon de leurs plis mélancoliques. Il y avait un ciel noir sur ces rues mortes, comme si un immense linceul se déployait sur cet immense tombeau.

Tandis qu’une bataille encore toute politique se préparait dans ce même emplacement qui avait vu déjà tant d’événements révolutionnaires, tandis que la jeunesse, les associations secrètes, les écoles, au nom des principes, et la classe moyenne, au nom des intérêts, s’approchaient pour se heurter, s’étreindre et se terrasser, tandis que chacun hâtait et appelait l’heure dernière et décisive de la crise, au loin et en dehors de ce quartier fatal, au plus profond des cavités insondables de ce vieux Paris misérable qui disparaît sous la splendeur du Paris heureux et opulent, on entendait gronder sourdement la sombre voix du peuple.

Voix effrayante et sacrée qui se compose du rugissement de la brute et de la parole de Dieu, qui terrifie les faibles et qui avertit les sages, qui vient tout à la fois d’en bas comme la voix du lion et d’en haut comme la voix du tonnerre.


III

L’EXTRÊME BORD



Marius était arrivé aux halles.

Là tout était plus calme, plus obscur et plus immobile encore que dans les rues voisines. On eût dit que la paix glaciale du sépulcre était sortie de terre et s’était répandue sous le ciel.

Une rougeur pourtant découpait sur ce fond noir la haute toiture des maisons qui barraient la rue de la Chanvrerie du côté de Saint-Eustache. C’était le reflet de la torche qui brûlait dans la barricade de Corinthe. Marius s’était dirigé sur cette rougeur. Elle l’avait amené au Marché-aux-poirées, et il entrevoyait l’embouchure ténébreuse de la rue des Pêcheurs. Il y entra. La vedette des insurgés qui guettait à l’autre bout ne l’aperçut pas. Il se sentait tout près de ce qu’il était venu chercher, et il marchait sur la pointe du pied. Il arriva ainsi au coude de ce court tronçon de la ruelle Mondétour qui était, on s’en souvient, la seule communication conservée par Enjolras avec le dehors. Au coin de la dernière maison, à sa gauche, il avança la tête, et regarda dans le tronçon Mondétour.

Un peu au delà de l’angle noir de la ruelle et de la rue de la Chanvrerie qui jetait une large nappe d’ombre où il était lui-même enseveli, il aperçut quelque lueur sur les pavés, un peu du cabaret, et, derrière, un lampion clignotant dans une espèce de muraille informe, et des hommes accroupis ayant des fusils sur leurs genoux. Tout cela était à dix toises de lui. C’était l’intérieur de la barricade.

Les maisons qui bordaient la ruelle à droite lui cachaient le reste du cabaret, la grande barricade et le drapeau.

Marius n’avait plus qu’un pas à faire.

Alors le malheureux jeune homme s’assit sur une borne, croisa les bras, et songea à son père.

Il songea à cet héroïque colonel Pontmercy qui avait été un si fier soldat, qui avait gardé sous la république la frontière de France et touché sous l’empereur la frontière d’Asie, qui avait vu Gênes, Alexandrie, Milan, Turin, Madrid, Vienne, Dresde, Berlin, Moscou, qui avait laissé sur tous les champs de victoire de l’Europe des gouttes de ce même sang que lui Marius avait dans les veines, qui avait blanchi avant l’âge dans la discipline et le commandement, qui avait vécu le ceinturon bouclé, les épaulettes tombant sur la poitrine, la cocarde noircie par la poudre, le front plissé par le casque, sous la baraque, au camp, au bivouac, aux ambulances, et qui au bout de vingt ans était revenu des grandes guerres la joue balafrée, le visage souriant, simple, tranquille, admirable, pur comme un enfant, ayant tout fait pour la France et rien contre elle.

Il se dit que son jour à lui était venu aussi, que son heure avait enfin sonné, qu’après son père, il allait, lui aussi, être brave, intrépide, hardi, courir au-devant des balles, offrir sa poitrine aux bayonnettes, verser son sang, chercher l’ennemi, chercher la mort, qu’il allait faire la guerre à son tour et descendre sur le champ de bataille, et que ce champ de bataille où il allait descendre, c’était la rue, et que cette guerre qu’il allait faire, c’était la guerre civile !

Il vit la guerre civile ouverte comme un gouffre devant lui et que c’était là qu’il allait tomber.

Alors il frissonna.

Il songea à cette épée de son père que son aïeul avait vendue à un brocanteur, et qu’il avait, lui, si douloureusement regrettée. Il se dit qu’elle avait bien fait, cette vaillante et chaste épée, de lui échapper et de s’en aller irritée dans les ténèbres ; que si elle s’était enfuie ainsi, c’est qu’elle était intelligente et qu’elle prévoyait l’avenir ; c’est qu’elle pressentait l’émeute, la guerre des ruisseaux, la guerre des pavés, les fusillades par les soupiraux des caves, les coups donnés et reçus par derrière ; c’est que, venant de Marengo et de Friedland, elle ne voulait pas aller rue de la Chanvrerie, c’est qu’après ce qu’elle avait fait avec le père, elle ne voulait pas faire cela avec le fils ! Il se dit que si cette épée était là, si, l’ayant recueillie au chevet de son père mort, il avait osé la prendre et l’emporter pour ce combat de nuit entre français dans un carrefour, à coup sûr elle lui brûlerait les mains et se mettrait à flamboyer devant lui comme l’épée de l’ange ! Il se dit qu’il était heureux qu’elle n’y fût pas et qu’elle eût disparu, que cela était bien, que cela était juste, que son aïeul avait été le vrai gardien de la gloire de son père, et qu’il valait mieux que l’épée du colonel eût été criée à l’encan, vendue au fripier, jetée aux ferrailles, que de faire aujourd’hui saigner le flanc de la patrie.

Et puis il se mit à pleurer amèrement.

Cela était horrible. Mais que faire ? Vivre sans Cosette, il ne le pouvait. Puisqu’elle était partie, il fallait bien qu’il mourût. Ne lui avait-il pas donné sa parole d’honneur qu’il mourrait ? Elle était partie sachant cela ; c’est qu’il lui plaisait que Marius mourût. Et puis il était clair qu’elle ne l’aimait plus, puisqu’elle s’en était allée ainsi, sans l’avertir, sans un mot, sans une lettre, et elle savait son adresse ! À quoi bon vivre et pourquoi vivre à présent ? Et puis, quoi ! être venu jusque-là, et reculer ! s’être approché du danger, et s’enfuir ! être venu regarder dans la barricade, et s’esquiver ! s’esquiver tout tremblant en disant : au fait, j’en ai assez comme cela, j’ai vu, cela suffit, c’est la guerre civile, je m’en vais ! Abandonner ses amis qui l’attendaient ! qui avaient peut-être besoin de lui ! qui étaient une poignée contre une armée ! Manquer à tout à la fois, à l’amour, à l’amitié, à sa parole ! Donner à sa poltronnerie le prétexte du patriotisme ! Mais cela était impossible, et si le fantôme de son père était là dans l’ombre et le voyait reculer, il lui fouetterait les reins du plat de son épée et lui crierait : Marche donc, lâche !

En proie au va-et-vient de ses pensées, il baissait la tête.

Tout à coup il la redressa. Une sorte de rectification splendide venait de se faire dans son esprit. Il y a une dilatation de pensée propre au voisinage de la tombe ; être près de la mort, cela fait voir vrai. La vision de l’action dans laquelle il se sentait peut-être sur le point d’entrer lui apparut, non plus lamentable, mais superbe. La guerre de la rue se transfigura subitement, par on ne sait quel travail d’âme intérieur, devant l’œil de sa pensée. Tous les tumultueux points d’interrogation de la rêverie lui revinrent en foule, mais sans le troubler. Il n’en laissa aucun sans réponse.

Voyons, pourquoi son père s’indignerait-il ? est-ce qu’il n’y aurait point des cas où l’insurrection monte à la dignité de devoir ? qu’y aurait-il donc de diminuant pour le fils du colonel Pontmercy dans le combat qui s’engage ? Ce n’est plus Montmirail ni Champaubert ; c’est autre chose. Il ne s’agit plus d’un territoire sacré, mais d’une idée sainte. La patrie se plaint, soit ; mais l’humanité applaudit. Est-il vrai d’ailleurs que la patrie se plaigne ? La France saigne, mais la liberté sourit ; et devant le sourire de la liberté, la France oublie sa plaie. Et puis, à voir les choses de plus haut encore, que viendrait-on parler de guerre civile ?

La guerre civile ? qu’est-ce à dire ? Est-ce qu’il y a une guerre étrangère ? Est-ce que toute guerre entre hommes n’est pas la guerre entre frères ? La guerre ne se qualifie que par son but. Il n’y a ni guerre étrangère, ni guerre civile ; il n’y a que la guerre injuste et la guerre juste. Jusqu’au jour où le grand concordat humain sera conclu, la guerre, celle du moins qui est l’effort de l’avenir qui se hâte contre le passé qui s’attarde, peut être nécessaire. Qu’a-t-on à reprocher à cette guerre-là ? La guerre ne devient honte, l’épée ne devient poignard que lorsqu’elle assassine le droit, le progrès, la raison, la civilisation, la vérité. Alors, guerre civile ou guerre étrangère, elle est inique ; elle s’appelle le crime. En dehors de cette chose sainte, la justice, de quel droit une forme de la guerre en mépriserait-elle une autre ? de quel droit l’épée de Washington renierait-elle la pique de Camille Desmoulins ? Léonidas contre l’étranger, Timoléon contre le tyran, lequel est le plus grand ? l’un est le défenseur, l’autre est le libérateur. Flétrira-t-on, sans s’inquiéter du but, toute prise d’armes dans l’intérieur de la cité ? alors notez d’infamie Brutus, Marcel, Arnould de Blankenheim, Coligny. Guerre de buissons ? guerre de rues ? Pourquoi pas ? c’était la guerre d’Ambiorix, d’Artevelde, de Marnix, de Pélage. Mais Ambiorix luttait contre Rome, Artevelde contre la France, Marnix contre l’Espagne, Pélage contre les Maures ; tous contre l’étranger. Eh bien, la monarchie, c’est l’étranger ; l’oppression, c’est l’étranger ; le droit divin, c’est l’étranger. Le despotisme viole la frontière morale, comme l’invasion viole la frontière géographique. Chasser le tyran ou chasser l’anglais, c’est, dans les deux cas, reprendre son territoire. Il vient une heure où protester ne suffit plus ; après la philosophie il faut l’action ; la vive force achève ce que l’idée a ébauché ; Prométhée enchaîné commence, Aristogiton finit ; l’Encyclopédie éclaire les âmes, le 10 août les électrise. Après Eschyle, Thrasybule ; après Diderot, Danton. Les multitudes ont une tendance à accepter le maître. Leur masse dépose de l’apathie. Une foule se totalise aisément en obéissance. Il faut les remuer, les pousser, rudoyer les hommes par le bienfait même de leur délivrance, leur blesser les yeux par le vrai, leur jeter la lumière à poignées terribles. Il faut qu’ils soient eux-mêmes un peu foudroyés par leur propre salut ; cet éblouissement les réveille. De là la nécessité des tocsins et des guerres. Il faut que de grands combattants se lèvent, illuminent les nations par l’audace, et secouent cette triste humanité que couvrent d’ombre le droit divin, la gloire césarienne, la force, le fanatisme, le pouvoir irresponsable et les majestés absolues ; cohue stupidement occupée à contempler, dans leur splendeur crépusculaire, ces sombres triomphes de la nuit. À bas le tyran ! Mais quoi ? de qui parlez-vous ? appelez-vous Louis-Philippe le tyran ? Non ; pas plus que Louis XVI. Ils sont tous deux ce que l’histoire a coutume de nommer de bons rois ; mais les principes ne se morcellent pas, la logique du vrai est rectiligne, le propre de la vérité c’est de manquer de complaisance, pas de concession donc ; tout empiétement sur l’homme doit être réprimé ; il y a le droit divin dans Louis XVI, il y a parce que Bourbon dans Louis-Philippe ; tous deux représentent dans une certaine mesure la confiscation du droit, et pour déblayer l’usurpation universelle, il faut les combattre ; il le faut, la France étant toujours ce qui commence. Quand le maître tombe en France, il tombe partout. En somme, rétablir la vérité sociale, rendre son trône à la liberté, rendre le peuple au peuple, rendre à l’homme la souveraineté, replacer la pourpre sur la tête de la France, restaurer dans leur plénitude la raison et l’équité, supprimer tout germe d’antagonisme en restituant chacun à lui-même, anéantir l’obstacle que la royauté fait à l’immense concorde universelle, remettre le genre humain de niveau avec le droit, quelle cause plus juste, et, par conséquent, quelle guerre plus grande ? Ces guerres-là construisent la paix. Une énorme forteresse de préjugés, de privilèges, de superstitions, de mensonges, d’exactions, d’abus, de violences, d’iniquités, de ténèbres, est encore debout sur le monde avec ses tours de haine. Il faut la jeter bas. Il faut faire crouler cette masse monstrueuse. Vaincre à Austerlitz, c’est grand, prendre la Bastille, c’est immense.

Il n’est personne qui ne l’ait remarqué sur soi-même, l’âme, et c’est là la merveille de son unité compliquée d’ubiquité, a cette aptitude étrange de raisonner presque froidement dans les extrémités les plus violentes, et il arrive souvent que la passion désolée et le profond désespoir, dans l’agonie même de leurs monologues les plus noirs, traitent des sujets et discutent des thèses. La logique se mêle à la convulsion, et le fil du syllogisme flotte sans se casser dans l’orage lugubre de la pensée. C’était là la situation d’esprit de Marius.

Tout en songeant ainsi, accablé, mais résolu, hésitant pourtant, et, en somme, frémissant devant ce qu’il allait faire, son regard errait dans l’intérieur de la barricade. Les insurgés y causaient à demi-voix, sans remuer, et l’on y sentait ce quasi-silence qui marque la dernière phase de l’attente. Au-dessus d’eux, à une lucarne d’un troisième étage, Marius distinguait une espèce de spectateur ou de témoin qui lui semblait singulièrement attentif. C’était le portier tué par Le Cabuc. D’en bas, à la réverbération de la torche enfouie dans les pavés, on apercevait cette tête vaguement. Rien n’était plus étrange, à cette clarté sombre et incertaine, que cette face livide, immobile, étonnée, avec ses cheveux hérissés, ses yeux ouverts et fixes et sa bouche béante, penchée sur la rue dans une attitude de curiosité.

On eût dit que celui qui était mort considérait ceux qui allaient mourir. Une longue traînée de sang qui avait coulé de cette tête descendait en filets rougeâtres de la lucarne jusqu’à la hauteur du premier étage où elle s’arrêtait.
LIVRE QUATORZIÈME


LES GRANDEURS DU DÉSESPOIR


I

LE DRAPEAU. — PREMIER ACTE



Rien ne venait encore. Dix heures avaient sonné à Saint-Merry. Enjolras et Combeferre étaient allés s’asseoir, la carabine à la main, près de la coupure de la grande barricade. Ils ne se parlaient pas ; ils écoutaient, cherchant à saisir même le bruit de marche le plus sourd et le plus lointain.

Subitement, au milieu de ce calme lugubre, une voix claire, jeune, gaie, qui semblait venir de la rue Saint-Denis, s’éleva et se mit à chanter distinctement sur le vieil air populaire Au clair de la lune cette poésie terminée par une sorte de cri pareil au chant du coq :


Mon nez est en larmes,
Mon ami Bugeaud,
Prêt’-moi tes gendarmes
Pour leur dire un mot.
En capote bleue,
La poule au shako,
Voici la banlieue !
Co-cocorico !


Ils se serrèrent la main.

— C’est Gavroche, dit Enjolras.

— Il nous avertit, dit Combeferre.

Une course précipitée troubla la rue déserte, on vit un être plus agile qu’un clown grimper par-dessus l’omnibus, et Gavroche bondit dans la barricade tout essoufflé, en disant :

— Mon fusil ! Les voici.

Un frisson électrique parcourut toute la barricade, et l’on entendit le mouvement des mains cherchant les fusils.

— Veux-tu ma carabine ? dit Enjolras au gamin.

— Je veux le grand fusil, répondit Gavroche.

Et il prit le fusil de Javert.

Deux sentinelles s’étaient repliées et étaient rentrées presque en même temps que Gavroche. C’était la sentinelle du bout de la rue et la vedette de la Petite-Truanderie. La vedette de la ruelle des Prêcheurs était restée à son poste, ce qui indiquait que rien ne venait du côté des ponts et des halles.

La rue de la Chanvrerie, dont quelques pavés à peine étaient visibles au reflet de la lumière qui se projetait sur le drapeau, offrait aux insurgés l’aspect d’un grand porche noir vaguement ouvert dans une fumée.

Chacun avait pris son poste de combat.

Quarante-trois insurgés, parmi lesquels Enjolras, Combeferre, Courfeyrac, Bossuet, Joly, Bahorel et Gavroche, étaient agenouillés dans la grande barricade, les têtes à fleur de la crête du barrage, les canons des fusils et des carabines braqués sur les pavés comme à des meurtrières, attentifs, muets, prêts à faire feu. Six, commandés par Feuilly, s’étaient installés, le fusil en joue, aux fenêtres des deux étages de Corinthe.

Quelques instants s’écoulèrent encore, puis un bruit de pas, mesuré, pesant, nombreux, se fit entendre distinctement du côté de Saint-Leu. Ce bruit, d’abord faible, puis précis, puis lourd et sonore, s’approchait lentement, sans halte, sans interruption, avec une continuité tranquille et terrible. On n’entendait rien que cela. C’était tout ensemble le silence et le bruit de la statue du commandeur, mais ce pas de pierre avait on ne sait quoi d’énorme et de multiple qui éveillait l’idée d’une foule en même temps que l’idée d’un spectre. On croyait entendre marcher l’effrayante statue Légion. Ce pas approcha ; il approcha encore et s’arrêta. Il sembla qu’on entendît au bout de la rue le souffle de beaucoup d’hommes. On ne voyait rien pourtant, seulement on distinguait tout au fond, dans cette épaisse obscurité, une multitude de fils métalliques, fins comme des aiguilles et presque imperceptibles, qui s’agitaient, pareils à ces indescriptibles réseaux phosphoriques qu’au moment de s’endormir on aperçoit, sous ses paupières fermées, dans les premiers brouillards du sommeil. C’étaient les bayonnettes et les canons de fusil confusément éclairés par la réverbération lointaine de la torche.

Il y eut encore une pause, comme si des deux côtés on attendait. Tout à coup, du fond de cette ombre, une voix, d’autant plus sinistre qu’on ne voyait personne, et qu’il semblait que c’était l’obscurité elle-même qui parlait, cria :

— Qui vive ?

En même temps on entendit le cliquetis des fusils qui s’abattent.

Enjolras répondit d’un accent vibrant et altier :

— Révolution française.

— Feu ! dit la voix.

Un éclair empourpra toutes les façades de la rue comme si la porte d’une fournaise s’ouvrait et se fermait brusquement.

Une effroyable détonation éclata sur la barricade. Le drapeau rouge tomba. La décharge avait été si violente et si dense qu’elle en avait coupé la hampe ; c’est-à-dire la pointe même du timon de l’omnibus. Des balles, qui avaient ricoché sur les corniches des maisons, pénétrèrent dans la barricade et blessèrent plusieurs hommes.

L’impression de cette première décharge fut glaçante. L’attaque était rude et de nature à faire songer les plus hardis. Il était évident qu’on avait au moins affaire à un régiment tout entier.

— Camarades, cria Courfeyrac, ne perdons pas la poudre. Attendons pour riposter qu’ils soient engagés dans la rue.

— Et, avant tout, dit Enjolras, relevons le drapeau !

Il ramassa le drapeau qui était précisément tombé à ses pieds.

On entendait au dehors le choc des baguettes dans les fusils ; la troupe rechargeait les armes.

Enjolras reprit :

— Qui est-ce qui a du cœur ici ? qui est-ce qui replante le drapeau sur la barricade ?

Pas un ne répondit. Monter sur la barricade au moment où sans doute elle était couchée en joue de nouveau, c’était simplement la mort. Le plus brave hésite à se condamner. Enjolras lui-même avait un frémissement. Il répéta :

— Personne ne se présente ?


II

LE DRAPEAU. — DEUXIÈME ACTE



Depuis qu’on était arrivé à Corinthe et qu’on avait commencé à construire la barricade, on n’avait plus guère fait attention au père Mabeuf. M. Mabeuf pourtant n’avait pas quitté l’attroupement. Il était entré dans le rez-de-chaussée du cabaret et s’était assis derrière le comptoir. Là, il s’était pour ainsi dire anéanti en lui-même. Il semblait ne plus regarder et ne plus penser. Courfeyrac et d’autres l’avaient deux ou trois fois accosté, l’avertissant du péril, l’engageant à se retirer, sans qu’il parût les entendre. Quand on ne lui parlait pas, sa bouche remuait comme s’il répondait à quelqu’un, et, dès qu’on lui adressait la parole, ses lèvres devenaient immobiles et ses yeux n’avaient plus l’air vivants. Quelques heures avant que la barricade fût attaquée, il avait pris une posture qu’il n’avait plus quittée, les deux poings sur ses deux genoux et la tête penchée en avant comme s’il regardait dans un précipice. Rien n’avait pu le tirer de cette attitude ; il ne paraissait pas que son esprit fût dans la barricade. Quand chacun était allé prendre sa place de combat, il n’était plus resté dans la salle basse que Javert lié au poteau, un insurgé le sabre nu veillant sur Javert, et lui, Mabeuf. Au moment de l’attaque, à la détonation, la secousse physique l’avait atteint et comme réveillé, il s’était levé brusquement, il avait traversé la salle, et à l’instant où Enjolras répéta son appel : — Personne ne se présente ? on vit le vieillard apparaître sur le seuil du cabaret.

Sa présence fit une sorte de commotion dans les groupes. Un cri s’éleva :

— C’est le votant ! c’est le conventionnel ! c’est le représentant du peuple !

Il est probable qu’il n’entendait pas.

Il marcha droit à Enjolras, les insurgés s’écartaient devant lui avec une crainte religieuse, il arracha le drapeau à Enjolras, qui reculait pétrifié, et alors, sans que personne osât ni l’arrêter ni l’aider, ce vieillard de quatrevingts ans, la tête branlante, le pied ferme, se mit à gravir lentement l’escalier de pavés pratiqué dans la barricade. Cela était si sombre et si grand que tous autour de lui crièrent : Chapeau bas ! À chaque marche qu’il montait, c’était effrayant, ses cheveux blancs, sa face décrépite, son grand front chauve et ridé, ses yeux caves, sa bouche étonnée et ouverte, son vieux bras levant la bannière rouge, surgissaient de l’ombre et grandissaient dans la clarté sanglante de la torche, et l’on croyait voir le spectre de 93 sortir de terre, le drapeau de la terreur à la main.

Quand il fut au haut de la dernière marche, quand ce fantôme tremblant et terrible, debout sur ce monceau de décombres en présence de douze cents fusils invisibles, se dressa, en face de la mort et comme s’il était plus fort qu’elle, toute la barricade eut dans les ténèbres une figure surnaturelle et colossale.

Il y eut un de ces silences qui ne se font qu’autour des prodiges.

Au milieu de ce silence le vieillard agita le drapeau rouge et cria :

— Vive la révolution ! vive la république ! fraternité ! égalité ! et la mort !

On entendit de la barricade un chuchotement bas et rapide pareil au murmure d’un prêtre pressé qui dépêche une prière. C’était probablement le commissaire de police qui faisait les sommations légales à l’autre bout de la rue.

Puis la même voix éclatante qui avait crié : qui vive ? cria :

— Retirez-vous !

M. Mabeuf, blême, hagard, les prunelles illuminées des lugubres flammes de l’égarement, leva le drapeau au-dessus de son front et répéta :

— Vive la république !

— Feu ! dit la voix.

Une seconde décharge, pareille à une mitraille, s’abattit sur la barricade.

Le vieillard fléchit sur ses genoux, puis se redressa, laissa échapper le drapeau et tomba en arrière à la renverse sur le pavé, comme une planche, tout de son long et les bras en croix.

Des ruisseaux de sang coulèrent de dessous lui. Sa vieille tête, pâle et triste, semblait regarder le ciel.

Une de ces émotions supérieures à l’homme qui font qu’on oublie même de se défendre, saisit les insurgés, et ils s’approchèrent du cadavre avec une épouvante respectueuse.

— Quels hommes que ces régicides ! dit Enjolras.

Courfeyrac se pencha à l’oreille d’Enjolras :

— Ceci n’est que pour toi, et je ne veux pas diminuer l’enthousiasme. Mais ce n’était rien moins qu’un régicide. Je l’ai connu. Il s’appelait le père Mabeuf. Je ne sais pas ce qu’il avait aujourd’hui. Mais c’était une brave ganache. Regarde-moi sa tête.

— Tête de ganache et cœur de Brutus, répondit Enjolras.

Puis il éleva la voix :

— Citoyens ! ceci est l’exemple que les vieux donnent aux jeunes. Nous hésitions, il est venu ! nous reculions, il a avancé ! Voilà ce que ceux qui tremblent de vieillesse enseignent à ceux qui tremblent de peur ! Cet aïeul est auguste devant la patrie. Il a eu une longue vie et une magnifique mort ! Maintenant abritons le cadavre, que chacun de nous défende ce vieillard mort comme il défendrait son père vivant, et que sa présence au milieu de nous fasse la barricade imprenable.

Un murmure d’adhésion morne et énergique suivit ces paroles.

Enjolras se courba, souleva la tête du vieillard, et, farouche, le baisa au front, puis, lui écartant les bras, et maniant ce mort avec une précaution tendre, comme s’il eût craint de lui faire du mal, il lui ôta son habit, en montra à tous les trous sanglants, et dit :

— Voilà maintenant notre drapeau.


III

GAVROCHE AURAIT MIEUX FAIT D’ACCEPTER LA CARABINE D’ENJOLRAS



On jeta sur le père Mabeuf un long châle noir de la veuve Hucheloup. Six hommes firent de leurs fusils une civière, on y posa le cadavre, et on le porta, têtes nues, avec une lenteur solennelle, sur la grande table de la salle basse.

Ces hommes, tout entiers à la chose grave et sacrée qu’ils faisaient ne songeaient plus à la situation périlleuse où ils étaient.

Quand le cadavre passa près de Javert toujours impassible, Enjolras dit à l’espion :

— Toi ! tout à l’heure.

Pendant ce temps-là, le petit Gavroche, qui seul n’avait pas quitté son poste et était resté en observation, croyait voir des hommes s’approcher à pas de loup de la barricade. Tout à coup il cria :

— Méfiez-vous !

Courfeyrac, Enjolras, Jean Prouvaire, Combeferre, Joly, Bahorel, Bossuet, tous sortirent en tumulte du cabaret. Il n’était déjà presque plus temps. On apercevait une étincelante épaisseur de bayonnettes ondulant au-dessus de la barricade. Des gardes municipaux, de haute taille, pénétraient, les uns en enjambant l’omnibus, les autres par la coupure, poussant devant eux le gamin qui reculait, mais ne fuyait pas.

L’instant était critique. C’était cette première redoutable minute de l’inondation, quand le fleuve se soulève au niveau de la levée et que l’eau commence à s’infiltrer par les fissures de la digue. Une seconde encore, et la barricade était prise.

Bahorel s’élança sur le premier garde municipal qui entrait et le tua à bout portant d’un coup de carabine ; le second tua Bahorel d’un coup de bayonnette. Un autre avait déjà terrassé Courfeyrac qui criait : À moi ! Le plus grand de tous, une espèce de colosse, marchait sur Gavroche la bayonnette en avant. Le gamin prit dans ses petits bras l’énorme fusil de Javert, coucha résolument en joue le géant, et lâcha son coup. Rien ne partit. Javert n’avait pas chargé son fusil. Le garde municipal éclata de rire et leva la bayonnette sur l’enfant.

Avant que la bayonnette eût touché Gavroche, le fusil échappait des mains du soldat, une balle avait frappé le garde municipal au milieu du front et il tombait sur le dos. Une seconde balle frappait en pleine poitrine l’autre garde qui avait assailli Courfeyrac, et le jetait sur le pavé.

C’était Marius qui venait d’entrer dans la barricade.


IV

LE BARIL DE POUDRE



Marius, toujours caché dans le coude de la rue Mondétour, avait assisté à la première phase du combat, irrésolu et frissonnant. Cependant il n’avait pu résister longtemps à ce vertige mystérieux et souverain qu’on pourrait nommer l’appel de l’abîme. Devant l’immensité du péril, devant la mort de M. Mabeuf, cette funèbre énigme, devant Bahorel tué, Courfeyrac criant : à moi ! cet enfant menacé, ses amis à secourir ou à venger, toute hésitation s’était évanouie, et il s’était rué dans la mêlée ses deux pistolets à la main. Du premier coup il avait sauvé Gavroche et du second délivré Courfeyrac.

Aux coups de feu, aux cris des gardes frappés, les assaillants avaient gravi le retranchement, sur le sommet duquel on voyait maintenant se dresser plus d’à mi-corps, et en foule, des gardes municipaux, des soldats de la ligne, des gardes nationaux de la banlieue, le fusil au poing. Ils couvraient déjà plus des deux tiers du barrage, mais ils ne sautaient pas dans l’enceinte, comme s’ils balançaient, craignant quelque piège. Ils regardaient dans la barricade obscure comme on regarderait dans une tanière de lions. La lueur de la torche n’éclairait que les bayonnettes, les bonnets à poil et le haut des visages inquiets et irrités.

Marius n’avait plus d’armes, il avait jeté ses pistolets déchargés, mais il avait aperçu le baril de poudre dans la salle basse près de la porte.

Comme il se tournait à demi, regardant de ce côté, un soldat le coucha en joue. Au moment où le soldat ajustait Marius, une main se posa sur le bout du canon du fusil, et le boucha. C’était quelqu’un qui s’était élancé, le jeune ouvrier au pantalon de velours. Le coup partit, traversa la main, et peut-être aussi l’ouvrier, car il tomba, mais la balle n’atteignit pas Marius. Tout cela dans la fumée, plutôt entrevu que vu. Marius, qui entrait dans la salle basse, s’en aperçut à peine. Cependant il avait confusément vu ce canon de fusil dirigé sur lui et cette main qui l’avait bouché, et il avait entendu le coup. Mais dans des minutes comme celle-là, les choses qu’on voit vacillent et se précipitent, et l’on ne s’arrête à rien. On se sent obscurément poussé vers plus d’ombre encore, et tout est nuage.

Les insurgés, surpris, mais non effrayés, s’étaient ralliés. Enjolras avait crié : Attendez ! ne tirez pas au hasard ! Dans la première confusion en effet ils pouvaient se blesser les uns les autres. La plupart étaient montés à la fenêtre du premier étage et aux mansardes d’où ils dominaient les assaillants. Les plus déterminés, avec Enjolras, Courfeyrac, Jean Prouvaire et Combeferre, s’étaient fièrement adossés aux maisons du fond, à découvert et faisant face aux rangées de soldats et de gardes qui couronnaient la barricade.

Tout cela s’accomplit sans précipitation, avec cette gravité étrange et menaçante qui précède les mêlées. Des deux parts on se couchait en joue, à bout portant, on était si près qu’on pouvait se parler à portée de voix. Quand on fut à ce point où l’étincelle va jaillir, un officier en hausse-col et à grosses épaulettes étendit son épée et dit :

— Bas les armes !

— Feu ! dit Enjolras.

Les deux détonations partirent en même temps, et tout disparut dans la fumée.

Fumée âcre et étouffante où se traînaient, avec des gémissements faibles et sourds, des mourants et des blessés.

Quand la fumée se dissipa, on vit des deux côtés les combattants, éclaircis, mais toujours aux mêmes places, qui rechargeaient les armes en silence.

Tout à coup, on entendit une voix tonnante qui criait :

— Allez-vous-en, ou je fais sauter la barricade !

Tous se retournèrent du côté d’où venait la voix.

Marius était entré dans la salle basse, et y avait pris le baril de poudre, puis il avait profité de la fumée et de l’espèce de brouillard obscur qui emplissait l’enceinte retranchée, pour se glisser le long de la barricade jusqu’à cette cage de pavés où était fixée la torche. En arracher la torche, y mettre le baril de poudre, pousser la pile de pavés sous le baril, qui s’était sur-le-champ défoncé, avec une sorte d’obéissance terrible, tout cela avait été pour Marius le temps de se baisser et de se relever ; et maintenant tous, gardes nationaux, gardes municipaux, officiers, soldats, pelotonnés à l’autre extrémité de la barricade, le regardaient avec stupeur le pied sur les pavés, la torche à la main, son fier visage éclairé par une résolution fatale, penchant la flamme de la torche vers ce monceau redoutable où l’on distinguait le baril de poudre brisé, et poussant ce cri terrifiant :

— Allez-vous-en, ou je fais sauter la barricade !

Marius sur cette barricade après l’octogénaire, c’était la vision de la jeune révolution après l’apparition de la vieille.

— Sauter la barricade ! dit un sergent, et toi aussi !

Marius répondit :

— Et moi aussi.

Et il approcha la torche du baril de poudre.

Mais il n’y avait déjà plus personne sur le barrage. Les assaillants, laissant leurs morts et leurs blessés, refluaient pêle-mêle et en désordre vers l’extrémité de la rue et s’y perdaient de nouveau dans la nuit. Ce fut un sauve-qui-peut.

La barricade était dégagée.


V

FIN DES VERS DE JEAN PROUVAIRE



Tous entourèrent Marius. Courfeyrac lui sauta au cou.

— Te voilà !

— Quel bonheur ! dit Combeferre.

— Tu es venu à propos ! fit Bossuet.

— Sans toi j’étais mort ! reprit Courfeyrac.

— Sans vous j’étais gobé ! ajouta Gavroche.

Marius demanda :

— Où est le chef ?

— C’est toi, dit Enjolras.

Marius avait eu toute la journée une fournaise dans le cerveau, maintenant c’était un tourbillon. Ce tourbillon qui était en lui lui faisait l’effet d’être hors de lui et de l’emporter. Il lui semblait qu’il était déjà à une distance immense de la vie. Ses deux lumineux mois de joie et d’amour aboutissant brusquement à cet effroyable précipice, Cosette perdue pour lui, cette barricade, M. Mabeuf se faisant tuer pour la république, lui-même chef d’insurgés, toutes ces choses lui paraissaient un cauchemar monstrueux. Il était obligé de faire un effort d’esprit pour se rappeler que tout ce qui l’entourait était réel. Marius avait trop peu vécu encore pour savoir que rien n’est plus imminent que l’impossible, et que ce qu’il faut toujours prévoir, c’est l’imprévu. Il assistait à son propre drame comme à une pièce qu’on ne comprend pas.

Dans cette brume où était sa pensée, il ne reconnut pas Javert qui, lié à son poteau, n’avait pas fait un mouvement de tête pendant l’attaque de la barricade et qui regardait s’agiter autour de lui la révolte avec la résignation d’un martyr et la majesté d’un juge. Marius ne l’aperçut même pas.

Cependant les assaillants ne bougeaient plus, on les entendait marcher et fourmiller au bout de la rue, mais ils ne s’y aventuraient pas, soit qu’ils attendissent des ordres, soit qu’avant de se ruer de nouveau sur cette imprenable redoute, ils attendissent des renforts. Les insurgés avaient posé des sentinelles, et quelques-uns qui étaient étudiants en médecine s’étaient mis à panser les blessés.

On avait jeté les tables hors du cabaret à l’exception de deux tables réservées à la charpie et aux cartouches, et de la table où gisait le père Mabeuf ; on les avait ajoutées à la barricade, et on les avait remplacées dans la salle basse par les matelas des lits de la veuve Hucheloup et des servantes. Sur ces matelas on avait étendu les blessés. Quant aux trois pauvres créatures qui habitaient Corinthe, on ne savait ce qu’elles étaient devenues. On finit pourtant par les retrouver cachées dans la cave.

Une émotion poignante vint assombrir la joie de la barricade dégagée.

On fit l’appel, un des insurgés manquait. Et qui ? Un des plus chers, un des plus vaillants, Jean Prouvaire. On le chercha parmi les blessés, il n’y était pas. On le chercha parmi les morts, il n’y était pas. Il était évidemment prisonnier.

Combeferre dit à Enjolras :

— Ils ont notre ami ; nous avons leur agent. Tiens-tu à la mort de ce mouchard ?

— Oui, répondit Enjolras, mais moins qu’à la vie de Jean Prouvaire.

Ceci se passait dans la salle basse près du poteau de Javert.

— Eh bien, reprit Combeferre, je vais attacher mon mouchoir à ma canne, et aller en parlementaire leur offrir de leur donner leur homme pour le nôtre.

— Écoute, dit Enjolras en posant sa main sur le bras de Combeferre.

Il y avait au bout de la rue un cliquetis d’armes significatif.

On entendit une voix mâle crier :

— Vive la France ! vive l’avenir.

On reconnut la voix de Prouvaire.

Un éclair passa et une détonation éclata.

Le silence se refit.

— Ils l’ont tué, s’écria Combeferre.

Enjolras regarda Javert et lui dit :

— Tes amis viennent de te fusiller.


VI

L’AGONIE DE LA MORT APRÈS L’AGONIE DE LA VIE



Une singularité de ce genre de guerre, c’est que l’attaque des barricades se fait presque toujours de front, et qu’en général les assaillants s’abstiennent de tourner les positions, soit qu’ils redoutent des embuscades, soit qu’ils craignent de s’engager dans des rues tortueuses. Toute l’attention des insurgés se portait donc du côté de la grande barricade qui était évidemment le point toujours menacé et où devait recommencer infailliblement la lutte. Marius pourtant songea à la petite barricade et y alla. Elle était déserte et n’était gardée que par le lampion qui tremblait entre les pavés. Du reste la ruelle Mondétour et les embranchements de la Petite-Truanderie et du Cygne étaient profondément calmes.

Comme Marius, l’inspection faite, se retirait, il entendit son nom prononcé faiblement dans l’obscurité :

— Monsieur Marius !

Il tressaillit, car il reconnut la voix qui l’avait appelé deux heures auparavant à travers la grille de la rue Plumet.

Seulement cette voix maintenant semblait n’être plus qu’un souffle.

Il regarda autour de lui et ne vit personne.

Marius crut s’être trompé, et que c’était une illusion ajoutée par son esprit aux réalités extraordinaires qui se heurtaient autour de lui. Il fit un pas pour sortir de l’enfoncement reculé où était la barricade.

— Monsieur Marius ! répéta la voix.

Cette fois il ne pouvait douter, il avait distinctement entendu ; il regarda, et ne vit rien.

— À vos pieds, dit la voix.

Il se courba et vit dans l’ombre une forme qui se traînait vers lui. Cela rampait sur le pavé. C’était cela qui lui parlait.

Le lampion permettait de distinguer une blouse, un pantalon de gros velours déchiré, des pieds nus, et quelque chose qui ressemblait à une mare de sang. Marius entrevit une tête pâle qui se dressait vers lui et qui lui dit :

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Non.

— Éponine.

Marius se baissa vivement. C’était en effet cette malheureuse enfant. Elle était habillée en homme.

— Comment êtes-vous ici ? que faites-vous là ?

— Je meurs, lui dit-elle.

Il y a des mots et des incidents qui réveillent les êtres accablés. Marius s’écria comme en sursaut :

— Vous êtes blessée ! Attendez, je vais vous porter dans la salle. On va vous panser. Est-ce grave ? comment faut-il vous prendre pour ne pas vous faire de mal ? où souffrez-vous ? Du secours ! mon Dieu ! Mais qu’êtes-vous venue faire ici ?

Et il essaya de passer son bras sous elle pour la soulever. En la soulevant il rencontra sa main.

Elle poussa un cri faible.

— Vous ai-je fait mal ? demanda Marius.

— Un peu.

— Mais je n’ai touché que votre main.

Elle leva sa main vers le regard de Marius, et Marius au milieu de cette main vit un trou noir.

— Qu’avez-vous donc à la main ? dit-il.

— Elle est percée.

— Percée !

— Oui.

— De quoi ?

— D’une balle.

— Comment ?

— Avez-vous vu un fusil qui vous couchait en joue ?

— Oui, et une main qui l’a bouché.

— C’était la mienne.

Marius eut un frémissement :

— Quelle folie ! Pauvre enfant ! Mais tant mieux, si c’est cela, ce n’est rien, Laissez-moi vous porter sur un lit. On va vous panser, on ne meurt pas d’une main percée.

Elle murmura :

— La balle a traversé la main, mais elle est sortie par le dos. C’est inutile de m’ôter d’ici. Je vais vous dire comment vous pouvez me panser, mieux qu’un chirurgien. Asseyez-vous près de moi sur cette pierre.

Il obéit ; elle posa sa tête sur les genoux de Marius, et sans le regarder, elle dit :

— Oh ! que c’est bon ! Comme on est bien ! Voilà ! je ne souffre plus.

Elle demeura un moment en silence, puis elle tourna son visage avec effort et regarda Marius.

— Savez-vous cela, monsieur Marius ? Cela me taquinait que vous entriez dans ce jardin, c’était bête, puisque c’était moi qui vous avais montré la maison, et puis enfin je devais bien me dire qu’un jeune homme comme vous…

Elle s’interrompit et, franchissant les sombres transitions qui étaient sans doute dans son esprit, elle reprit avec un déchirant sourire :

— Vous me trouviez laide, n’est-ce pas ?

Elle continua :

— Voyez-vous, vous êtes perdu ! Maintenant personne ne sortira de la barricade. C’est moi qui vous ai amené ici, tiens ! Vous allez mourir, j’y compte bien. Et pourtant, quand j’ai vu qu’on vous visait, j’ai mis la main sur la bouche du canon de fusil. Comme c’est drôle ! Mais c’est que je voulais mourir avant vous. Quand j’ai reçu cette balle, je me suis traînée ici, on ne m’a pas vue, ou ne m’a pas ramassée. Je vous attendais, je disais : Il ne viendra donc pas ? Oh ! si vous saviez, je mordais ma blouse, je souffrais tant ! Maintenant je suis bien. Vous rappelez-vous le jour où je suis entrée dans votre chambre et où je me suis mirée dans votre miroir, et le jour où je vous ai rencontré sur le boulevard près des femmes en journée ? Comme les oiseaux chantaient ! Il n’y a pas bien longtemps. Vous m’avez donné cent sous, et je vous ai dit : Je ne veux pas de votre argent. Avez-vous ramassé votre pièce au moins ? Vous n’êtes pas riche. Je n’ai pas pensé à vous dire de la ramasser. Il faisait beau soleil, on n’avait pas froid. Vous souvenez-vous, monsieur Marius ? Oh ! je suis heureuse ! Tout le monde va mourir.

Elle avait un air insensé, grave et navrant. Sa blouse déchirée montrait sa gorge nue. Elle appuyait en parlant sa main percée sur sa poitrine où il y avait un autre trou, et d’où il sortait par instant un flot de sang comme le jet de vin d’une bonde ouverte.

Marius considérait cette créature infortunée avec une profonde compassion.

— Oh ! reprit-elle tout à coup, cela revient. J’étouffe !

Elle prit sa blouse et la mordit, et ses jambes se raidissaient sur le pavé.

En ce moment la voix de jeune coq du petit Gavroche retentit dans la barricade. L’enfant était monté sur une table pour charger son fusil et chantait gaiement la chanson alors si populaire :


En voyant Lafayette,
Le gendarme répète
Sauvons-nous ! sauvons-nous ! sauvons-nous !


Éponine se souleva, et écouta, puis elle murmura :

— C’est lui.

Et se tournant vers Marius :

— Mon frère est là. Il ne faut pas qu’il me voie. Il me gronderait.

— Votre frère ! demanda Marius qui songeait dans le plus amer et le plus douloureux de son cœur aux devoirs que son père lui avait légués envers les Thénardier, qui est votre frère ?

— Ce petit.

— Celui qui chante ?

— Oui.

Marius fit un mouvement.

— Oh ! ne vous en allez pas ! dit-elle, cela ne sera pas long à présent !

Elle était presque sur son séant, mais sa voix était très basse et coupée de hoquets. Par intervalles le râle l’interrompait. Elle approchait le plus qu’elle pouvait son visage du visage de Marius. Elle ajouta avec une expression étrange :

— Écoutez, je ne veux pas vous faire une farce. J’ai dans ma poche une lettre pour vous. Depuis hier. On m’avait dit de la mettre à la poste. Je l’ai gardée. Je ne voulais pas qu’elle vous parvînt. Mais vous m’en voudriez peut-être quand nous allons nous revoir tout à l’heure. On se revoit, n’est-ce pas ? Prenez votre lettre.

Elle saisit convulsivement la main de Marius avec sa main trouée, mais elle semblait ne plus percevoir la souffrance. Elle mit la main de Marius dans la poche de sa blouse. Marius y sentit en effet un papier.

— Prenez, dit-elle.

Marius prit la lettre.

Elle fit un signe de satisfaction et de contentement.

— Maintenant, pour ma peine, promettez-moi…

Et elle s’arrêta.

— Quoi ? demanda Marius.

— Promettez-moi !

— Je vous promets.

— Promettez-moi de me donner un baiser sur le front quand je serai morte. — Je le sentirai.

Elle laissa retomber sa tête sur les genoux de Marius et ses paupières se fermèrent. Il crut cette pauvre âme partie. Éponine restait immobile ; tout à coup, à l’instant où Marius la croyait à jamais endormie, elle ouvrit lentement ses yeux où apparaissait la sombre profondeur de la mort, et lui dit avec un accent dont la douceur semblait déjà venir d’un autre monde :

— Et puis, tenez, monsieur Marius, je crois que j’étais un peu amoureuse de vous.

Elle essaya encore de sourire et expira.


VII

GAVROCHE PROFOND CALCULATEUR DES DISTANCES



Marius tint sa promesse. Il déposa un baiser sur ce front livide où perlait une sueur glacée. Ce n’était pas une infidélité à Cosette ; c’était un adieu pensif et doux à une malheureuse âme.

Il n’avait pas pris sans un tressaillement la lettre qu’Éponine lui avait donnée. Il avait tout de suite senti là un événement. Il était impatient de la lire. Le cœur de l’homme est ainsi fait, l’infortunée enfant avait à peine fermé les yeux que Marius songeait à déplier ce papier. Il la reposa doucement sur la terre et s’en alla. Quelque chose lui disait qu’il ne pouvait lire cette lettre devant ce cadavre.

Il s’approcha d’une chandelle dans la salle basse. C’était un petit billet plié et cacheté avec ce soin élégant des femmes. L’adresse était d’une écriture de femme et portait :

— À monsieur, monsieur Marius Pontmercy, chez M. Courfeyrac, rue de la Verrerie, no 16.

Il défit le cachet et lut :

« Mon bien-aimé, hélas ! mon père veut que nous partions tout de suite. Nous serons ce soir rue de l’Homme-Armé, no 7. Dans huit jours nous serons en Angleterre. — Cosette. 4 juin. »

Telle était l’innocence de ces amours que Marius ne connaissait même pas l’écriture de Cosette.

Ce qui s’était passé peut être dit en quelques mots. Éponine avait tout fait. Après la soirée du 3 juin, elle avait eu une double pensée, déjouer les projets de son père et des bandits sur la maison de la rue Plumet, et séparer Marius de Cosette. Elle avait changé de guenilles avec le premier jeune drôle venu qui avait trouvé amusant de s’habiller en femme pendant qu’Éponine se déguisait en homme. C’était elle qui au Champ de Mars avait donné à Jean Valjean l’avertissement expressif : Déménagez. Jean Valjean était rentré en effet et avait dit à Cosette :Nous partons ce soir et nous allons rue de l’Homme-Armé avec Toussaint. La semaine prochaine nous serons à Londres. Cosette, atterrée de ce coup inattendu, avait écrit en hâte deux lignes à Marius. Mais comment faire mettre la lettre à la poste ? Elle ne sortait pas seule, et Toussaint, surprise d’une telle commission, eût à coup sûr montré la lettre à M. Fauchelevent. Dans cette anxiété, Cosette avait aperçu à travers la grille Éponine en habits d’homme, qui rôdait maintenant sans cesse autour du jardin. Cosette avait appelé « ce jeune ouvrier » et lui avait remis cinq francs et la lettre, en lui disant : Portez cette lettre tout de suite à son adresse. Éponine avait mis la lettre dans sa poche. Le lendemain 5 juin, elle était allée chez Courfeyrac demander Marius, non pour lui remettre la lettre, mais, chose que toute âme jalouse et aimante comprendra, « pour voir ». Là elle avait attendu Marius, ou au moins Courfeyrac, — toujours pour voir. — Quand Courfeyrac lui avait dit : nous allons aux barricades, une idée lui avait traversé l’esprit. Se jeter dans cette mort-là comme elle se serait jetée dans toute autre, et y pousser Marius. Elle avait suivi Courfeyrac, s’était assurée de l’endroit où l’on construisait la barricade ; et bien sûre, puisque Marius n’avait reçu aucun avis et qu’elle avait intercepté la lettre, qu’il serait à la nuit tombante au rendez-vous de tous les soirs, elle était allée rue Plumet, y avait attendu Marius, et lui avait envoyé, au nom de ses amis, cet appel qui devait, pensait-elle, l’amener à la barricade. Elle comptait sur le désespoir de Marius quand il ne trouverait pas Cosette ; elle ne se trompait pas. Elle était retournée de son côté rue de la Chanvrerie. On vient de voir ce qu’elle y avait fait. Elle était morte avec cette joie tragique des cœurs jaloux qui entraînent l’être aimé dans leur mort, et qui disent : personne ne l’aura !

Marius couvrit de baisers la lettre de Cosette. Elle l’aimait donc ! Il eut un instant l’idée qu’il ne devait plus mourir. Puis il se dit : Elle part. Son père l’emmène en Angleterre et mon grand-père se refuse au mariage. Rien n’est changé dans la fatalité. Les rêveurs comme Marius ont de ces accablements suprêmes, et il en sort des partis pris désespérés. La fatigue de vivre est insupportable ; la mort, c’est plus tôt fait.

Alors il songea qu’il lui restait deux devoirs à accomplir : informer Cosette de sa mort et lui envoyer un suprême adieu, et sauver de la catastrophe imminente qui se préparait ce pauvre enfant, frère d’Éponine et fils de Thénardier.

Il avait sur lui un portefeuille ; le même qui avait contenu le cahier où il avait écrit tant de pensées d’amour pour Cosette. Il en arracha une feuille et écrivit au crayon ces quelques lignes :

« Notre mariage était impossible. J’ai demandé à mon grand-père, il a refusé ; je suis sans fortune, et toi aussi. J’ai couru chez toi, je ne t’ai plus trouvée, tu sais la parole que je t’avais donnée, je la tiens. Je meurs. Je t’aime. Quand tu liras ceci, mon âme sera près de toi, et te sourira. »

N’ayant rien pour cacheter cette lettre, il se borna à plier le papier en quatre et y mit cette adresse :

À Mademoiselle Cosette Fauchelevent, chez M. Fauchelevent, rue de l’Homme-Armé, no 7.

La lettre pliée, il demeura un moment pensif, reprit son portefeuille, l’ouvrit et écrivit avec le même crayon sur la première page ces quatre lignes :

« Je m’appelle Marius Pontmercy. Porter mon cadavre chez mon grand-père, M. Gillenormand, rue des Filles-du-Calvaire, no 6, au Marais. »

Il remit le portefeuille dans la poche de son habit, puis il appela Gavroche. Le gamin, à la voix de Marius, accourut avec sa mine joyeuse et dévouée.

— Veux-tu faire quelque chose pour moi ?

— Tout, dit Gavroche. Dieu du bon Dieu ! sans vous, vrai, j’étais cuit.

— Tu vois bien cette lettre ?

— Oui.

— Prends-la. Sors de la barricade sur-le-champ (Gavroche, inquiet, commença à se gratter l’oreille), et demain matin tu la remettras à son adresse, à mademoiselle Cosette, chez M. Fauchelevent, rue de l’Homme-Armé, no 7.

L’héroïque enfant répondit :

— Ah ! bien, mais ! pendant ce temps-là, on prendra la barricade, et je n’y serai pas.

— La barricade ne sera plus attaquée qu’au point du jour selon toute apparence et ne sera pas prise avant demain midi.

Le nouveau répit que les assaillants laissaient à la barricade se prolongeait en effet. C’était une de ces intermittences, fréquentes dans les combats nocturnes, qui sont toujours suivies d’un redoublement d’acharnement.

— Eh bien, dit Gavroche, si j’allais porter votre lettre demain matin ?

— Il sera trop tard. La barricade sera probablement bloquée, toutes les rues seront gardées, et tu ne pourras sortir. Va tout de suite.

Gavroche ne trouva rien à répliquer, il restait là, indécis, et se grattant l’oreille tristement. Tout à coup, avec un de ces mouvements d’oiseau qu’il avait, il prit la lettre.

— C’est bon, dit-il.

Et il partit en courant par la ruelle Mondétour.

Gavroche avait eu une idée qui l’avait déterminé, mais qu’il n’avait pas dite, de peur que Marius n’y fît quelque objection.

Cette idée, la voici :

— Il est à peine minuit, la rue de l’Homme-Armé n’est pas loin, je vais porter la lettre tout de suite, et je serai revenu à temps.
LIVRE QUINZIÈME


LA RUE DE L’HOMME-ARMÉ


I

BUVARD, BAVARD



Qu’est-ce que les convulsions d’une ville auprès des émeutes de l’âme ? L’homme est une profondeur plus grande encore que le peuple. Jean Valjean, en ce moment-là même, était en proie à un soulèvement effrayant. Tous les gouffres s’étaient rouverts en lui. Lui aussi frissonnait, comme Paris, au seuil d’une révolution formidable et obscure. Quelques heures avaient suffi. Sa destinée et sa conscience s’étaient brusquement couvertes d’ombre. De lui aussi, comme de Paris, on pouvait dire : les deux principes sont en présence. L’ange blanc et l’ange noir vont se saisir corps à corps sur le pont de l’abîme. Lequel des deux précipitera l’autre ? Qui l’emportera ?

La veille de ce même jour, 5 juin, Jean Valjean, accompagné de Cosette et de Toussaint, s’était installé rue de l’Homme-Armé. Une péripétie l’y attendait.

Cosette n’avait pas quitté la rue Plumet sans un essai de résistance. Pour la première fois depuis qu’ils existaient côte à côte, la volonté de Cosette et la volonté de Jean Valjean s’étaient montrées distinctes, et s’étaient, sinon heurtées, du moins contredites. Il y avait eu objection d’un côté et inflexibilité de l’autre. Le brusque conseil : déménagez, jeté par un inconnu à Jean Valjean l’avait alarmé au point de le rendre absolu. Il se croyait dépisté et poursuivi. Cosette avait dû céder.

Tous deux étaient arrivés rue de l’Homme-Armé sans desserrer les dents et sans se dire un mot, absorbés chacun dans leur préoccupation personnelle ; Jean Valjean si inquiet qu’il ne voyait pas la tristesse de Cosette, Cosette si triste qu’elle ne voyait pas l’inquiétude de Jean Valjean.

Jean Valjean avait emmené Toussaint, ce qu’il n’avait jamais fait dans ses précédentes absences. Il entrevoyait qu’il ne reviendrait peut-être pas rue Plumet, et il ne pouvait ni laisser Toussaint derrière lui, ni lui dire son secret. D’ailleurs il la sentait dévouée et sûre. De domestique à maître, la trahison commence par la curiosité. Et Toussaint, comme si elle eût été prédestinée à être la servante de Jean Valjean, n’était pas curieuse. Elle disait à travers son bégayement, dans son parler de paysanne de Barneville : Je suis de même de même ; je chose mon fait ; le demeurant n’est pas mon travail, (Je suis ainsi ; je fais ma besogne ; le reste n’est pas mon affaire.)

Dans ce départ de la rue Plumet, qui avait été presque une fuite, Jean Valjean n’avait rien emporté que la petite valise embaumée baptisée par Cosette l’inséparable. Des malles pleines eussent exigé des commissionnaires, et des commissionnaires sont des témoins. On avait fait venir un fiacre à la porte de la rue de Babylone, et l’on s’en était allé.

C’est à grand-peine que Toussaint avait obtenu la permission d’empaqueter un peu de linge et de vêtements et quelques objets de toilette. Cosette, elle, n’avait emporté que sa papeterie et son buvard.

Jean Valjean, pour accroître la solitude et l’ombre de cette disparition, s’était arrangé de façon à ne quitter le pavillon de la rue Plumet qu’à la chute du jour, ce qui avait laissé à Cosette le temps d’écrire son billet à Marius. On était arrivé rue de l’Homme-Armé à la nuit close.

On s’était couché silencieusement.

Le logement de la rue de l’Homme-Armé était situé dans une arrière-cour, à un deuxième étage, et composé de deux chambres à coucher, d’une salle à manger et d’une cuisine attenante à la salle à manger, avec soupente où il y avait un lit de sangle qui échut à Toussaint. La salle à manger était en même temps l’antichambre et séparait les deux chambres à coucher. L’appartement était pourvu des ustensiles nécessaires.

On se rassure presque aussi follement qu’on s’inquiète ; la nature humaine est ainsi. À peine Jean Valjean fut-il rue de l’Homme-Armé que son anxiété s’éclaircit et, par degrés, se dissipa. Il y a des lieux calmants qui agissent en quelque sorte mécaniquement sur l’esprit. Rue obscure, habitants paisibles. Jean Valjean sentit on ne sait quelle contagion de tranquillité dans cette ruelle de l’ancien Paris, si étroite, qu’elle est barrée aux voitures par un madrier transversal posé sur deux poteaux, muette et sourde au milieu de la ville en rumeur, crépusculaire en plein jour, et, pour ainsi dire, incapable d’émotions entre ses deux rangées de hautes maisons centenaires qui se taisent comme des vieillards qu’elles sont. Il y a dans cette rue de l’oubli stagnant. Jean Valjean y respira. Le moyen qu’on pût le trouver là ?

Son premier soin fut de mettre l’inséparable à côté de lui.

Il dormit bien. La nuit conseille, on peut ajouter : la nuit apaise. Le lendemain matin, il s’éveilla presque gai. Il trouva charmante la salle à manger qui était hideuse, meublée d’une vieille table ronde, d’un buffet bas que surmontait un miroir penché, d’un fauteuil vermoulu et de quelques chaises encombrées des paquets de Toussaint. Dans un de ces paquets, on apercevait par un hiatus l’uniforme de garde national de Jean Valjean.

Quant à Cosette, elle s’était fait apporter par Toussaint un bouillon dans sa chambre, et ne parut que le soir.

Vers cinq heures, Toussaint, qui allait et venait très occupée de ce petit emménagement, avait mis sur la table de la salle à manger une volaille froide que Cosette, par déférence pour son père, avait consenti à regarder.

Cela fait, Cosette, prétextant une migraine persistante, avait dit bonsoir à Jean Valjean et s’était enfermée dans sa chambre à coucher. Jean Valjean avait mangé une aile de poulet avec appétit, et, accoudé sur la table, rasséréné peu à peu, rentrait en possession de sa sécurité.

Pendant qu’il faisait ce sobre dîner, il avait perçu confusément, à deux ou trois reprises, le bégayement de Toussaint qui lui disait : — Monsieur, il y a du train, on se bat dans Paris. Mais, absorbé dans une foule de combinaisons intérieures, il n’y avait point pris garde. À vrai dire, il n’avait pas entendu.

Il se leva, et se mit à marcher de la fenêtre à la porte et de la porte à la fenêtre, de plus en plus apaisé.

Avec le calme, Cosette, sa préoccupation unique, revenait dans sa pensée. Non qu’il s’émût de cette migraine, petite crise de nerfs, bouderie de jeune fille, nuage d’un moment, il n’y paraîtrait pas dans un jour ou deux ; mais il songeait à l’avenir, et, comme d’habitude, il y songeait avec douceur. Après tout, il ne voyait aucun obstacle à ce que la vie heureuse reprit son cours. À de certaines heures, tout semble impossible ; à d’autres heures, tout paraît aisé ; Jean Valjean était dans une de ces bonnes heures. Elles viennent d’ordinaire après les mauvaises, comme le jour après la nuit, par cette loi de succession et de contraste qui est le fond même de la nature et que les esprits superficiels appellent antithèse. Dans cette paisible rue où il se réfugiait, Jean Valjean se dégageait de tout ce qui l’avait troublé depuis quelque temps. Par cela même qu’il avait vu beaucoup de ténèbres, il commençait à apercevoir un peu d’azur. Avoir quitté la rue Plumet sans complication et sans incident, c’était déjà un bon pas de fait. Peut-être serait-il sage de se dépayser, ne fût-ce que pour quelques mois, et d’aller à Londres. Eh bien, on irait. Être en France, être en Angleterre, qu’est-ce que cela faisait, pourvu qu’il eût près de lui Cosette ? Cosette était sa nation. Cosette suffisait à son bonheur ; l’idée qu’il ne suffisait peut-être pas, lui, au bonheur de Cosette, cette idée, qui avait été autrefois sa fièvre et son insomnie, ne se présentait même pas à son esprit. Il était dans le collapsus de toutes ses douleurs passées, et en plein optimisme. Cosette, étant près de lui, lui semblait à lui ; effet d’optique que tout le monde a éprouvé. Il arrangeait en lui-même, et avec toutes sortes de facilités, le départ pour l’Angleterre avec Cosette, et il voyait sa félicité se reconstruire n’importe où dans les perspectives de sa rêverie.

Tout en marchant de long en large à pas lents, son regard rencontra tout à coup quelque chose d’étrange.

Il aperçut en face de lui, dans le miroir incliné qui surmontait le buffet, et il lut distinctement les quatre lignes que voici :

« Mon bien-aimé, hélas ! mon père veut que nous partions tout de suite. Nous serons ce soir rue de l’Homme-Armé, no 7. Dans huit jours nous serons à Londres. — Cosette, 4 juin. »

Jean Valjean s’arrêta hagard.

Cosette en arrivant avait posé son buvard sur le buffet devant le miroir, et, toute à sa douloureuse angoisse, l’avait oublié là, sans même remarquer qu’elle le laissait tout ouvert, et ouvert précisément à la page sur laquelle elle avait appuyé, pour les sécher, les quatre lignes écrites par elle et dont elle avait chargé le jeune ouvrier passant rue Plumet. L’écriture s’était imprimée sur le buvard.

Le miroir reflétait l’écriture.

Il en résultait ce qu’on appelle en géométrie l’image symétrique ; de telle sorte que l’écriture renversée sur le buvard s’offrait redressée dans le miroir et présentait son sens naturel ; et Jean Valjean avait sous les yeux la lettre écrite la veille par Cosette à Marius.

C’était simple et foudroyant.

Jean Valjean alla au miroir. Il relut les quatre lignes, mais il n’y crut point. Elles lui faisaient l’effet d’apparaître dans de la lueur d’éclair. C’était une hallucination. Cela était impossible. Cela n’était pas.

Peu à peu sa perception devint plus précise ; il regarda le buvard de Cosette, et le sentiment du fait réel lui revint. Il prit le buvard et dit : Cela vient de là. Il examina fiévreusement les quatre lignes imprimées sur le buvard, le renversement des lettres en faisait un griffonnage bizarre, et il n’y vit aucun sens. Alors il se dit : Mais cela ne signifie rien, il n’y a rien d’écrit là. Et il respira à pleine poitrine avec un inexprimable soulagement. Qui n’a pas eu de ces joies bêtes dans les instants horribles ? L’âme ne se rend pas au désespoir sans avoir épuisé toutes les illusions.

Il tenait le buvard à la main et le contemplait, stupidement heureux, presque prêt à rire de l’hallucination dont il avait été dupe. Tout à coup ses yeux retombèrent sur le miroir et il revit la vision. Les quatre lignes s’y dessinaient avec une netteté inexorable. Cette fois ce n’était pas un mirage. La récidive d’une vision est une réalité, c’était palpable, c’était l’écriture redressée dans le miroir. Il comprit.

Jean Valjean chancela, laissa échapper le buvard, et s’affaissa dans le vieux fauteuil à côté du buffet, la tête tombante, la prunelle vitreuse, égaré. Il se dit que c’était évident, et que la lumière du monde était à jamais éclipsée, et que Cosette avait écrit cela à quelqu’un. Alors il entendit son âme, redevenue terrible, pousser dans les ténèbres un sourd rugissement. Allez donc ôter au lion le chien qu’il a dans sa cage !

Chose bizarre et triste, en ce moment-là, Marius n’avait pas encore la lettre de Cosette ; le hasard l’avait portée en traître à Jean Valjean avant de la remettre à Marius.

Jean Valjean jusqu’à ce jour n’avait pas été vaincu par l’épreuve. Il avait été soumis à des essais affreux ; pas une voie de fait de la mauvaise fortune ne lui avait été épargnée ; la férocité du sort, armée de toutes les vindictes et de toutes les méprises sociales, l’avait pris pour sujet et s’était acharnée sur lui. Il n’avait reculé ni fléchi devant rien. Il avait accepté, quand il avait fallu, toutes les extrémités ; il avait sacrifié son inviolabilité d’homme reconquise, livré sa liberté, risqué sa tête, tout perdu, tout souffert, et il était resté désintéressé et stoïque, au point que par moments on aurait pu le croire absent de lui-même comme un martyr. Sa conscience, aguerrie à tous les assauts possibles de l’adversité, pouvait sembler à jamais imprenable. Eh bien, quelqu’un qui eût vu son for intérieur eût été forcé de constater qu’à cette heure elle faiblissait.

C’est que de toutes les tortures qu’il avait subies dans cette longue question que lui donnait la destinée, celle-ci était la plus redoutable. Jamais pareille tenaille ne l’avait saisi. Il sentit le remuement mystérieux de toutes les sensibilités latentes. Il sentit le pincement de la fibre inconnue. Hélas, l’épreuve suprême, disons mieux, l’épreuve unique, c’est la perte de l’être aimé.

Le pauvre vieux Jean Valjean n’aimait, certes, pas Cosette autrement que comme un père ; mais, nous l’avons fait remarquer plus haut, dans cette paternité la viduité même de sa vie avait introduit tous les amours ; il aimait Cosette comme sa fille, et il l’aimait comme sa mère, et il l’aimait comme sa sœur ; et, comme il n’avait jamais eu ni amante ni épouse, comme la nature est un créancier qui n’accepte aucun protêt, ce sentiment-là aussi, le plus imperdable de tous, était mêlé aux autres, vague, ignorant, pur de la pureté de l’aveuglement, inconscient, céleste, angélique, divin ; moins comme un sentiment que comme un instinct, moins comme un instinct que comme un attrait, imperceptible et invisible, mais réel ; et l’amour proprement dit était dans sa tendresse énorme pour Cosette comme le filon d’or est dans la montagne, ténébreuse et vierge.

Qu’on se rappelle cette situation de cœur que nous avons indiquée déjà. Aucun mariage n’était possible entre eux, pas même celui des âmes ; et cependant il est certain que leurs destinées s’étaient épousées. Excepté Cosette, c’est-à-dire excepté une enfance, Jean Valjean n’avait, dans toute sa longue vie, rien connu de ce qu’on peut aimer. Les passions et les amours qui se succèdent n’avaient point fait en lui de ces verts successifs, vert tendre sur vert sombre, qu’on remarque sur les feuillages qui passent l’hiver et sur les hommes qui passent la cinquantaine. En somme, et nous y avons plus d’une fois insisté, toute cette fusion intérieure, tout cet ensemble, dont la résultante était une haute vertu, aboutissait à faire de Jean Valjean un père pour Cosette. Père étrange forgé de l’aïeul, du fils, du frère et du mari qu’il y avait dans Jean Valjean ; père dans lequel il y avait même une mère ; père qui aimait Cosette et qui l’adorait, et qui avait cette enfant pour lumière, pour demeure, pour famille, pour patrie, pour paradis.

Aussi, quand il vit que c’était décidément fini, qu’elle lui échappait, qu’elle glissait de ses mains, qu’elle se dérobait, que c’était du nuage, que c’était de l’eau, quand il eut devant les yeux cette évidence écrasante : un autre est le but de son cœur, un autre est le souhait de sa vie ; il y a le bien-aimé, je ne suis que le père ; je n’existe plus ; quand il ne put plus douter, quand il se dit : Elle s’en va hors de moi ! la douleur qu’il éprouva dépassa le possible. Avoir fait tout ce qu’il avait fait pour en venir là ! et, quoi donc ! n’être rien ! Alors, comme nous venons de le dire, il eut de la tête aux pieds un frémissement de révolte. Il sentit jusque dans la racine de ses cheveux l’immense réveil de l’égoïsme, et le moi hurla dans l’abîme de cet homme.

Il y a des effondrements intérieurs. La pénétration d’une certitude désespérante dans l’homme ne se fait point sans écarter et rompre de certains éléments profonds qui sont quelquefois l’homme lui-même. La douleur, quand elle arrive à ce degré, est un sauve-qui-peut de toutes les forces de la conscience. Ce sont là des crises fatales. Peu d’entre nous en sortent semblables à eux-mêmes et fermes dans le devoir. Quand la limite de la souffrance est débordée, la vertu la plus imperturbable se déconcerte. Jean Valjean reprit le buvard, et se convainquit de nouveau ; il resta penché et comme pétrifié sur les quatre lignes irrécusables, l’œil fixe ; et il se fit en lui un tel nuage qu’on eût pu croire que tout le dedans de cette âme s’écroulait.

Il examina cette révélation, à travers les grossissements de la rêverie, avec un calme apparent et effrayant, car c’est une chose redoutable quand le calme de l’homme arrive à la froideur de la statue.

Il mesura le pas épouvantable que sa destinée avait fait sans qu’il s’en doutât ; il se rappela ses craintes de l’autre été, si follement dissipées ; il reconnut le précipice ; c’était toujours le même ; seulement Jean Valjean n’était plus au seuil, il était au fond.

Chose inouïe et poignante, il était tombé sans s’en apercevoir. Toute la lumière de sa vie s’en était allée, lui croyant voir toujours le soleil.

Son instinct n’hésita point. Il rapprocha certaines circonstances, certaines dates, certaines rougeurs et certaines pâleurs de Cosette, et il se dit : C’est lui. La divination du désespoir est une sorte d’arc mystérieux qui ne manque jamais son coup. Dès sa première conjecture, il atteignit Marius. Il ne savait pas le nom, mais il trouva tout de suite l’homme. Il aperçut distinctement, au fond de l’implacable évocation du souvenir, le rôdeur inconnu du Luxembourg, ce misérable chercheur d’amourettes, ce fainéant de romance, cet imbécile, ce lâche, car c’est une lâcheté de venir faire les yeux doux à des filles qui ont à côté d’elles leur père qui les aime.

Après qu’il eut bien constaté qu’au fond de cette situation il y avait ce jeune homme, et que tout venait de là, lui, Jean Valjean, l’homme régénéré, l’homme qui avait tant travaillé à son âme, l’homme qui avait fait tant d’efforts pour résoudre toute la vie, toute la misère et tout le malheur en amour, il regarda en lui-même et il y vit un spectre, la Haine.

Les grandes douleurs contiennent de l’accablement. Elles découragent d’être. L’homme chez lequel elles entrent sent quelque chose se retirer de lui. Dans la jeunesse, leur visite est lugubre ; plus tard elle est sinistre. Hélas, quand le sang est chaud, quand les cheveux sont noirs, quand la tête est droite sur le corps comme la flamme sur le flambeau, quand le rouleau de la destinée a encore presque toute son épaisseur, quand le cœur, plein d’un amour désirable, a encore des battements qu’on peut lui rendre, quand on a devant soi le temps de réparer, quand toutes les femmes sont là, et tous les sourires, et tout l’avenir, et tout l’horizon, quand la force de la vie est complète, si c’est une chose effroyable que le désespoir, qu’est-ce donc dans la vieillesse, quand les années se précipitent de plus en plus blémissantes, à cette heure crépusculaire où l’on commence à voir les étoiles de la tombe !

Tandis qu’il songeait, Toussaint entra. Jean Valjean se leva, et lui demanda :

— De quel côté est-ce ? savez-vous ?

Toussaint, stupéfaite, ne put que lui répondre :

— Plaît-il ?

Jean Valjean reprit :

— Ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure qu’on se bat ?

— Ah ! oui, monsieur, répondit Toussaint. C’est du côté de Saint-Merry.

Il y a tel mouvement machinal qui nous vient, à notre insu même, de notre pensée la plus profonde. Ce fut sans doute sous l’impulsion d’un mouvement de ce genre, et dont il avait à peine conscience, que Jean Valjean se trouva cinq minutes après dans la rue.

Il était nu-tête, assis sur la borne de la porte de sa maison. Il semblait écouter.

La nuit était venue.


II

LE GAMIN ENNEMI DES LUMIÈRES



Combien de temps passa-t-il ainsi ? Quels furent les flux et les reflux de cette méditation tragique ? se redressa-t-il ? resta-t-il ployé ? avait-il été courbé jusqu’à être brisé ? pouvait-il se redresser encore et reprendre pied dans sa conscience sur quelque chose de solide ? Il n’aurait probablement pu le dire lui-même.

La rue était déserte. Quelques bourgeois inquiets qui rentraient rapidement chez eux l’aperçurent à peine. Chacun pour soi dans les temps de péril. L’allumeur de nuit vint comme à l’ordinaire allumer le réverbère qui était précisément placé en face de la porte du n°7, et s’en alla. Jean Valjean, à qui l’eût examiné dans cette ombre, n’eût pas semblé un homme vivant. Il était là, assis sur la borne de sa porte, immobile comme une larve de glace. Il y a de la congélation dans le désespoir. On entendait le tocsin et de vagues rumeurs orageuses. Au milieu de toutes ces convulsions de la cloche mêlée à l’émeute, l’horloge de Saint-Paul sonna onze heures, gravement et sans se hâter ; car le tocsin, c’est l’homme ; l’heure, c’est Dieu. Le passage de l’heure ne fit rien à Jean Valjean ; Jean Valjean ne remua pas. Cependant, à peu près vers ce moment-là, une brusque détonation éclata du côté des halles, une seconde la suivit, plus violente encore ; c’était probablement cette attaque de la barricade de la rue de la Chanvrerie que nous venons de voir repoussée par Marius. À cette double décharge, dont la furie semblait accrue par la stupeur de la nuit, Jean Valjean tressaillit ; il se dressa du côté d’où le bruit venait ; puis il retomba sur la borne, il croisa les bras, et sa tête revint lentement se poser sur sa poitrine.

Il reprit son ténébreux dialogue avec lui-même.

Tout à coup il leva les yeux, on marchait dans la rue, il entendait des pas près de lui, il regarda, et, à la lueur du réverbère, du côté de la rue qui aboutit aux Archives, il aperçut une figure livide, jeune et radieuse.

Gavroche venait d’arriver rue de l’Homme-Armé.

Gavroche regardait en l’air, et paraissait chercher. Il voyait parfaitement Jean Valjean, mais il ne s’en apercevait pas.

Gavroche, après avoir regardé en l’air, regardait en bas ; il se haussait sur la pointe des pieds et tâtait les portes et les fenêtres des rez-de-chaussée ; elles étaient toutes fermées, verrouillées et cadenassées. Après avoir constaté cinq ou six devantures de maisons barricadées de la sorte, le gamin haussa les épaules, et entra en matière avec lui-même en ces termes :

— Pardi !

Puis il se remit à regarder en l’air.

Jean Valjean, qui, l’instant d’auparavant, dans la situation d’âme où il était, n’eût parlé ni même répondu à personne, se sentit irrésistiblement poussé à adresser la parole à cet enfant.

— Petit, dit-il, qu’est-ce que tu as ?

— J’ai que j’ai faim, répondit Gavroche nettement. Et il ajouta : Petit vous-même.

Jean Valjean fouilla dans son gousset et en tira une pièce de cinq francs.

Mais Gavroche, qui était de l’espèce du hochequeue et qui passait vite d’un geste à l’autre, venait de ramasser une pierre. Il avait aperçu le réverbère.

— Tiens, dit-il, vous avez encore vos lanternes ici. Vous n’êtes pas en règle, mes amis. C’est du désordre. Cassez-moi ça.

Et il jeta la pierre dans le réverbère dont la vitre tomba avec un tel fracas que des bourgeois, blottis sous leurs rideaux dans la maison d’en face, crièrent : Voilà Quatre-vingt-treize !

Le réverbère oscilla violemment et s’éteignit. La rue devint brusquement noire.

— C’est ça, la vieille rue, fit Gavroche, mets ton bonnet de nuit.

Et se tournant vers Jean Valjean :

— Comment est-ce que vous appelez ce monument gigantesque que vous avez là au bout de la rue ? C’est les Archives, pas vrai ? Il faudrait me chiffonner un peu ces grosses bêtes de colonnes-là, et en faire gentiment une barricade.

Jean Valjean s’approcha de Gavroche.

— Pauvre être, dit-il à demi-voix et se parlant à lui-même, il a faim.

Et il lui mit la pièce de cent sous dans la main.

Gavroche leva le nez, étonné de la grandeur de ce gros sou ; il le regarda dans l’obscurité, et la blancheur du gros sou l’éblouit. Il connaissait les pièces de cinq francs par ouï-dire ; leur réputation lui était agréable ; il fut charmé d’en voir une de près. Il dit : contemplons le tigre.

Il le considéra quelques instants avec extase ; puis, se retournant vers Jean Valjean, il lui tendit la pièce et lui dit majestueusement :

— Bourgeois, j’aime mieux casser les lanternes. Reprenez votre bête féroce. On ne me corrompt point. Ça a cinq griffes ; mais ça ne m’égratigne pas.

— As-tu une mère ? demanda Jean Valjean.

Gavroche répondit :

— Peut-être plus que vous.

— Eh bien, reprit Jean Valjean, garde cet argent pour ta mère.

Gavroche se sentit remué. D’ailleurs, il venait de remarquer que l’homme qui lui parlait n’avait pas de chapeau, et cela lui inspirait confiance.

— Vrai, dit-il, ce n’est pas pour m’empêcher de casser les réverbères ?

— Casse tout ce que tu voudras.

— Vous êtes un brave homme, dit Gavroche.

Et il mit la pièce de cinq francs dans une de ses poches.

Sa confiance croissant, il ajouta :

— Êtes-vous de la rue ?

— Oui, pourquoi ?

— Pourriez-vous m’indiquer le numéro 7 ?

— Pourquoi faire le numéro 7 ?

Ici l’enfant s’arrêta, il craignit d’en avoir trop dit, il plongea énergiquement ses ongles dans ses cheveux, et se borna à répondre :

— Ah ! voilà.

Une idée traversa l’esprit de Jean Valjean. L’angoisse a de ces lucidités-là. Il dit à l’enfant :

— Est-ce que c’est toi qui m’apportes la lettre que j’attends ?

— Vous ? dit Gavroche. Vous n’êtes pas une femme.

— La lettre est pour mademoiselle Cosette, n’est-ce pas ?

— Cosette ? grommela Gavroche. Oui, je crois que c’est ce drôle de nom-là.

— Eh bien, reprit Jean Valjean, c’est moi qui dois lui remettre la lettre. Donne.

— En ce cas, vous devez savoir que je suis envoyé de la barricade ?

— Sans doute, dit Jean Valjean.

Gavroche engloutit son poing dans une autre de ses poches et en tira un papier plié en quatre.

Puis il fit le salut militaire.

— Respect à la dépêche, dit-il. Elle vient du gouvernement provisoire.

— Donne, dit Jean Valjean.

Gavroche tenait le papier élevé au-dessus de sa tête.

— Ne vous imaginez pas que c’est là un billet doux. C’est pour une femme, mais c’est pour le peuple. Nous autres, nous nous battons, et nous respectons le sexe. Nous ne sommes pas comme dans le grand monde où il y a des lions qui envoient des poulets à des chameaux.

— Donne.

— Au fait, continua Gavroche, vous m’avez l’air d’un brave homme.

— Donne vite.

— Tenez.

Et il remit le papier à Jean Valjean.

— Et dépêchez-vous, monsieur Chose, puisque mamselle Chosette attend.

Gavroche fut satisfait d’avoir produit ce mot.

Jean Valjean reprit :

— Est-ce à Saint-Merry qu’il faudra porter la réponse ?

— Vous feriez là, s’écria Gavroche, une de ces pâtisseries vulgairement nommées brioches. Cette lettre vient de la barricade de la rue de la Chanvrerie et j’y retourne. Bonsoir, citoyen.

Cela dit, Gavroche s’en alla, ou, pour mieux dire, reprit vers le lieu d’où il venait son vol d’oiseau échappé. Il se replongea dans l’obscurité comme s’il y faisait un trou, avec la rapidité rigide d’un projectile ; la ruelle de l’Homme-Armé redevint silencieuse et solitaire ; en un clin d’œil, cet étrange enfant, qui avait de l’ombre et du rêve en lui, s’était enfoncé dans la brume de ces rangées de maisons noires, et s’y était perdu comme de la fumée dans des ténèbres ; et l’on eût pu le croire dissipé et évanoui, si, quelques minutes après sa disparition, une éclatante cassure de vitre et le patatras splendide d’un réverbère croulant sur le pavé n’eussent brusquement réveillé de nouveau les bourgeois indignés. C’était Gavroche qui passait rue du Chaume.


III

PENDANT QUE COSETTE ET TOUSSAINT DORMENT



Jean Valjean rentra avec la lettre de Marius.

Il monta l’escalier à tâtons, satisfait des ténèbres comme le hibou qui tient sa proie, ouvrit et referma doucement sa porte, écouta s’il n’entendait aucun bruit, constata que, selon toute apparence, Cosette et Toussaint dormaient, plongea dans la bouteille du briquet Fumade trois ou quatre allumettes avant de pouvoir faire jaillir l’étincelle, tant sa main tremblait ; il y avait du vol dans ce qu’il venait de faire. Enfin, sa chandelle fut allumée, il s’accouda sur la table, déplia le papier, et lut.

Dans les émotions violentes, on ne lit pas, on terrasse pour ainsi dire le papier qu’on tient, on l’étreint comme une victime, on le froisse, on enfonce dedans les ongles de sa colère ou de son allégresse ; on court à la fin, on saute au commencement ; l’attention a la fièvre ; elle comprend en gros, à peu près, l’essentiel ; elle saisit un point, et tout le reste disparaît. Dans le billet de Marius à Cosette, Jean Valjean ne vit que ces mots :

«… Je meurs. Quand tu liras ceci, mon âme sera près de toi. »

En présence de ces deux lignes, il eut un éblouissement horrible ; il resta un moment comme écrasé du changement d’émotion qui se faisait en lui, il regardait le billet de Marius avec une sorte d’étonnement ivre ; il avait devant les yeux cette splendeur, la mort de l’être haï.

Il poussa un affreux cri de joie intérieure. — Ainsi, c’était fini. Le dénouement arrivait plus vite qu’on n’eût osé l’espérer. L’être qui encombrait sa destinée disparaissait. Il s’en allait de lui-même, librement, de bonne volonté. Sans que lui, Jean Valjean, eût rien fait pour cela, sans qu’il y eût de sa faute, « cet homme » allait mourir. Peut-être même était-il déjà mort. — Ici sa fièvre fit des calculs. — Non. Il n’est pas encore mort. La lettre a été visiblement écrite pour être lue par Cosette le lendemain matin ; depuis ces deux décharges qu’on a entendues entre onze heures et minuit, il n’y a rien eu ; la barricade ne sera sérieusement attaquée qu’au point du jour ; mais c’est égal, du moment où « cet homme » est mêlé à cette guerre, il est perdu ; il est pris dans l’engrenage. — Jean Valjean se sentait délivré. Il allait donc, lui, se retrouver seul avec Cosette. La concurrence cessait ; l’avenir recommençait. Il n’avait qu’à garder ce billet dans sa poche. Cosette ne saurait jamais ce que « cet homme » était devenu. « Il n’y a qu’à laisser les choses s’accomplir. Cet homme ne peut échapper. S’il n’est pas mort encore, il est sûr qu’il va mourir. Quel bonheur ! »

Tout cela dit en lui-même, il devint sombre.

Puis il descendit et réveilla le portier.

Environ une heure après, Jean Valjean sortait en habit complet de garde national et en armes. Le portier lui avait aisément trouvé dans le voisinage de quoi compléter son équipement. Il avait un fusil chargé et une giberne pleine de cartouches. Il se dirigea du côté des halles.

IV

LES EXCÈS DE ZÈLE DE GAVROCHE



Cependant il venait d’arriver une aventure à Gavroche.

Gavroche, après avoir consciencieusement lapidé le réverbère de la rue du Chaume, aborda la rue des Vieilles-Haudriettes, et n’y voyant pas « un chat », trouva l’occasion bonne pour entonner toute la chanson dont il était capable. Sa marche, loin de se ralentir par le chant, s’en accélérait. Il se mit à semer le long des maisons endormies ou terrifiées ces couplets incendiaires :


L’oiseau médit dans les charmilles
Et prétend qu’hier Atala
Avec un Russe s’en alla.
Où vont les belles filles,
Lon la.

Mon ami pierrot, tu babilles,
Parce que l’autre jour Mila
Cogna sa vitre, et m’appela.
Où vont les belles filles,
Lon la.

Les drôlesses sont fort gentilles ;
Leur poison qui m’ensorcela
Griserait monsieur Orfila.
Où vont les belles filles,
Lon la.

J’aime l’amour et ses bisbilles,
J’aime Agnès, j’aime Paméla,
Lise en m’allumant se brûla.
Où vont les belles filles,
Lon la.

Jadis, quand je vis les mantilles
De Suzette et de Zéïla,
Mon âme à leurs plis se mêla.
Où vont les belles filles,
Lon la.

Amour, quand, dans l’ombre où tu brilles,
Tu coiffes de roses Lola,
Je me damnerais pour cela.
Où vont les belles filles,
Lon la.


Jeanne, à ton miroir tu t’habilles !
Mon cœur un beau jour s’envola ;
Je crois que c’est Jeanne qui l’a.
Où vont les belles filles,
Lon la.

Le soir en sortant des quadrilles,
Je montre aux étoiles Stella
Et je leur dis : regardez-la.
Où vont les belles filles,
Lon la.


Gavroche, tout en chantant, prodiguait la pantomime. Le geste est le point d’appui du refrain. Son visage, inépuisable répertoire de masques, faisait des grimaces plus convulsives et plus fantasques que les bouches d’un linge troué dans un grand vent. Malheureusement, comme il était seul et dans la nuit, cela n’était ni vu, ni visible. Il y a de ces richesses perdues.

Soudain il s’arrêta court.

— Interrompons la romance, dit-il.

Sa prunelle féline venait de distinguer dans le renfoncement d’une porte cochère ce qu’on appelle en peinture un ensemble ; c’est-à-dire un être et une chose ; la chose était une charrette à bras, l’être était un auvergnat qui dormait dedans.

Les bras de la charrette s’appuyaient sur le pavé et la tête de l’auvergnat s’appuyait sur le tablier de la charrette. Son corps se pelotonnait sur ce plan incliné et ses pieds touchaient la terre.

Gavroche, avec son expérience des choses de ce monde, reconnut un ivrogne.

C’était quelque commissionnaire du coin qui avait trop bu et qui dormait trop.

— Voilà, pensa Gavroche, à quoi servent les nuits d’été. L’auvergnat s’endort dans sa charrette. On prend la charrette pour la république et on laisse l’auvergnat à la monarchie.

Son esprit venait d’être illuminé par la clarté que voici :

— Cette charrette ferait joliment bien sur notre barricade.

L’auvergnat ronflait.

Gavroche tira doucement la charrette par l’arrière et l’auvergnat par l’avant, c’est-à-dire par les pieds, et, au bout d’une minute, l’auvergnat, imperturbable, reposait à plat sur le pavé.

La charrette était délivrée.

Gavroche, habitué à faire face de toutes parts à l’imprévu, avait toujours tout sur lui. Il fouilla dans une de ses poches, et en tira un chiffon de papier et un bout de crayon rouge chipé à quelque charpentier.

Il écrivit :

République française.

« Reçu ta charrette. »

Et il signa : « Gavroche. »

Cela fait, il mit le papier dans la poche du gilet de velours de l’auvergnat toujours ronflant, saisit le brancard dans ses deux poings, et partit, dans la direction des halles, poussant devant lui la charrette au grand galop avec un glorieux tapage triomphal.

Ceci était périlleux. Il y avait un poste à l’Imprimerie royale. Gavroche n’y songeait pas. Ce poste était occupé par des gardes nationaux de la banlieue. Un certain éveil commençait à émouvoir l’escouade, et les têtes se soulevaient sur les lits de camp. Deux réverbères brisés coup sur coup, cette chanson chantée à tue-tête, cela était beaucoup pour des rues si poltronnes, qui ont envie de dormir au coucher du soleil, et qui mettent de si bonne heure leur éteignoir sur leur chandelle. Depuis une heure le gamin faisait dans cet arrondissement paisible le vacarme d’un moucheron dans une bouteille. Le sergent de la banlieue écoutait. Il attendait. C’était un homme prudent.

Le roulement forcené de la charrette combla la mesure de l’attente possible, et détermina le sergent à tenter une reconnaissance.

— Ils sont là toute une bande ! dit-il, allons doucement.

Il était clair que l’Hydre de l’Anarchie était sortie de sa boîte et qu’elle se démenait dans le quartier.

Et le sergent se hasarda hors du poste à pas sourds.

Tout à coup, Gavroche, poussant sa charrette, au moment où il allait déboucher de la rue des Vieilles-Haudriettes, se trouva face à face avec un uniforme, un shako, un plumet et un fusil.

Pour la seconde fois, il s’arrêta net.

— Tiens, dit-il, c’est lui. Bonjour, l’ordre public.

Les étonnements de Gavroche étaient courts et dégelaient vite.

— Où vas-tu, voyou ? cria le sergent.

— Citoyen, dit Gavroche, je ne vous ai pas encore appelé bourgeois. Pourquoi m’insultez-vous ?

— Où vas-tu, drôle ?

— Monsieur, reprit Gavroche, vous étiez peut-être hier un homme d’esprit, mais vous avez été destitué ce matin.

— Je te demande où tu vas, gredin ?

Gavroche répondit :

— Vous parlez gentiment. Vrai, on ne vous donnerait pas votre âge. Vous devriez vendre tous vos cheveux cent francs la pièce. Cela vous ferait cinq cents francs.

— Où vas-tu ? où vas-tu ? où vas-tu, bandit ?

Gavroche repartit :

— Voilà de vilains mots. La première fois qu’on vous donnera à téter, il faudra qu’on vous essuie mieux la bouche.

Le sergent croisa la bayonnette.

— Me diras-tu où tu vas, à la fin, misérable ?

— Mon général, dit Gavroche, je vas chercher le médecin pour mon épouse qui est en couches.

— Aux armes ! cria le sergent.

Se sauver par ce qui vous a perdu, c’est là le chef-d’œuvre des hommes forts ; Gavroche mesura d’un coup d’œil toute la situation. C’était la charrette qui l’avait compromis, c’était à la charrette de le protéger.

Au moment où le sergent allait fondre sur Gavroche, la charrette, devenue projectile et lancée à tour de bras, roulait sur lui avec furie, et le sergent, atteint en plein ventre, tombait à la renverse dans le ruisseau pendant que son fusil partait en l’air.

Au cri du sergent, les hommes du poste étaient sortis pêle-mêle ; le coup de fusil détermina une décharge générale au hasard, après laquelle on rechargea les armes et l’on recommença.

Cette mousquetade à colin-maillard dura un bon quart d’heure, et tua quelques carreaux de vitre.

Cependant Gavroche, qui avait éperdument rebroussé chemin, s’arrêtait à cinq ou six rues de là, et s’asseyait haletant sur la borne qui fait le coin des Enfants-Rouges.

Il prêtait l’oreille.

Après avoir soufflé quelques instants, il se tourna du côté où la fusillade faisait rage, éleva sa main gauche à la hauteur de son nez, et la lança trois fois en avant en se frappant de la main droite le derrière de la tête ; geste souverain dans lequel la gaminerie parisienne a condensé l’ironie française, et qui est évidemment efficace, puisqu’il a déjà duré un demi-siècle.

Cette gaîté fut troublée par une réflexion amère.

— Oui, dit-il, je pouffe, je me tords, j’abonde en joie, mais je perds ma route, il va falloir faire un détour. Pourvu que j’arrive à temps à la barricade !

Là-dessus, il reprit sa course.

Et tout en courant :

— Ah çà, où en étais-je donc ? dit-il.

Il se remit à chanter sa chanson en s’enfonçant rapidement dans les rues, et ceci décrut dans les ténèbres :


Mais il reste encor des bastilles,
Et je vais mettre le holà
Dans l’ordre public que voilà.

Où vont les belles filles,
Lon la.

Quelqu’un veut-il jouer aux quilles ?
Tout l’ancien monde s’écroula
Quand la grosse boule roula.
Où vont les belles filles,
Lon la.

Vieux bon peuple, à coups de béquilles
Cassons ce Louvre où s’étala
La monarchie en falbala.
Où vont les belles filles,
Lon la.

Nous en avons forcé les grilles ;
Le roi Charles Dix ce jour-là
Tenait mal et se décolla.
Où vont les belles filles,
Lon la.


La prise d’armes du poste ne fut point sans résultat. La charrette fut conquise, l’ivrogne fut fait prisonnier. L’une fut mise en fourrière ; l’autre fut plus tard un peu poursuivi devant les conseils de guerre comme complice. Le ministère public d’alors fit preuve en cette circonstance de son zèle infatigable pour la défense de la société.

L’aventure de Gavroche, restée dans la tradition du quartier du Temple, est un des souvenirs les plus terribles des vieux bourgeois du Marais, et est intitulée dans leur mémoire : Attaque nocturne du poste de l’Imprimerie royale.





TABLE

QUATRIÈME PARTIE

L’IDYLLE RUE PLUMET
ET L’ÉPOPÉE RUE SAINT-DENIS



LIVRE PREMIER


QUELQUES PAGES D’HISTOIRE


 5
II. 
 14
LIVRE DEUXIÈME


ÉPONINE



LIVRE TROISIÈME


LA MAISON DE LA RUE PLUMET


VIII. 
 147
LIVRE QUATRIÈME


SECOURS D’EN BAS PEUT ÊTRE
SECOURS D’EN HAUT



LIVRE CINQUIÈME


DONT LA FIN NE RESSEMBLE PAS
AU COMMENCEMENT


LIVRE SIXIÈME


LE PETIT GAVROCHE



LIVRE SEPTIÈME


L’ARGOT


I. 
 275
II. 
 286


LIVRE HUITIÈME


LES ENCHANTEMENTS ET LES DÉSOLATIONS


LIVRE NEUVIÈME


OÙ VONT-ILS ?


II. 
 378
III. 
 383


LIVRE DIXIÈME


LE 5 JUIN 1832



LIVRE ONZIÈME


L’ATOME FRATERNISE AVEC L’OURAGAN


VI. 
 450
LIVRE DOUZIÈME


CORINTHE



LIVRE TREIZIÈME


MARIUS ENTRE DANS L’OMBRE



LIVRE QUATORZIÈME


LES GRANDEURS DU DÉSESPOIR



LIVRE QUINZIÈME


LA RUE DE L’HOMME-ARMÉ






ACHEVÉ D’IMPRIMER


À PARIS


SUR LES PRESSES DE M. GEORGES CHAMEROT




LE QUINZE MARS M DCCC XCI
  1. Pain noir
  2. À l’échafaud.
  3. Mouchards, gens de police.
  4. Travailler.
  5. Quelle bonne nuit pour une évasion !
  6. Allons-nous-en. Qu’est-ce que nous faisons ici ?
  7. Il pleut à éteindre le feu du diable. Et puis les gens de police vont passer. Il y a là un soldat qui fait sentinelle. Nous allons nous faire arrêter ici.
  8. Qu’est-ce que tu nous dis là ? L’aubergiste n’a pas pu s’évader. Il ne sait pas le métier, quoi ! Déchirer sa chemise et couper ses draps de lit pour faire une corde, faire des trous aux portes, fabriquer des faux-papiers, faire des fausses clefs, couper ses fers, suspendre sa corde dehors, se cacher, se déguiser, il faut être malin. Le vieux n’aura pas pu, il ne sait pas travailler.
  9. Ton aubergiste aura été pris sur le fait. Il faut être malin. C’est un apprenti. Il se sera laisser duper par un mouchard, peut-être même par un mouton, qui aura fait le compère. Écoute, Montparnasse, entends-tu ces cris dans la prison ? Tu as vu toutes ces chandelles. Il est repris, va ! Il en sera quitte pour faire ses vingt ans. Je n’ai pas peur, je ne suis pas un poltron, c’est connu, mais il n’y a plus qu’à fuir, ou autrement on nous la fera danser. Ne te fâche pas, viens avec nous, allons boire une bouteille de vieux vin ensemble.
  10. Je te dis qu’il est repris. À l’heure qu’il est, l’aubergiste ne vaut pas un liard. Nous n’y pouvons rien. Allons-nous en. Je crois à tout moment qu’un sergent de ville me tient dans sa main.
  11. Une corde (argot du Temple).
  12. Ma corde (argot des barrières).
  13. Un homme.
  14. Un enfant (argot du Temple).
  15. Un enfant (argot des barrières).
  16. Un enfant comme moi est un homme, et des hommes comme vous sont des enfants.
  17. Comme l’enfant a la langue bien pendue !
  18. L’enfant de Paris n’est pas fait de paille mouillée.
  19. Cette corde.
  20. Attacher la corde.
  21. Au bout du mur.
  22. À la traverse de la fenêtre.
  23. Ta fille.
  24. Rien à faire là.
  25. Bête.
  26. Le dernier Jour d’un Condamné.
  27. On a sifflé la pièce.
  28. Vous trouverez dans ces commérages-là une multitude de raisons pour que je prenne ma liberté.
  29. Il faut observer pourtant que mac en celte veut dire fils.
  30. Pain.
  31. Cheval.
  32. Paille.
  33. Hardes.
  34. L’église.
  35. Le cou.
  36. Archer. Cupidon.
  37. Je ne comprends pas comment Dieu, le père des hommes, peut torturer ses enfants et ses petits-enfants et les entendre crier sans être torturé lui-même.
  38. Chien.
  39. Apporté. De l’espagnol llevar.
  40. Manger.
  41. Casser un carreau au moyen d’un emplâtre de mastic, qui, appuyé sur la vitre, retient les morceaux de verre et empêche le bruit.
  42. Criera.
  43. La scie.
  44. Couper.
  45. Travailler ici.
  46. Couteau.
  47. Des francs, des sous ou des liards.
  48. Un juif.
  49. Pantin, Paris.