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Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, éd. Hachette)/Texte entier

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AVIS DU TRADUCTEUR.


Le livre que nous présentons au public est intéressant par les récits variés qu’il contient, et important parce qu’il expose les résultats d’une étude utile et d’une tentative généreuse que les auteurs s’étaient proposé de faire à leurs risques et périls. L’écrivain qui l’a traduit n’a pas à le recommander : il ne se trouve pas d’autre droit ici, après avoir assuré qu’il s’est efforcé d’accomplir consciencieusement sa tâche, que de donner quelques explications.

Les premières se rapportent aux noms propres. Ceux des localités que les auteurs ont visitées sont pour la plupart inconnus en Europe. Or, le changement des noms géographiques, soit qu’on les écrive différemment, soit qu’on en traduise le sens, a le grave inconvénient de rendre incompréhensibles les cartes rédigées dans une autre langue. Donc, en général, les noms de lieux doivent être reproduits dans l’idiome qu’emploient les habitants d’un pays. Cependant, si cet idiome n’a pas d’orthographe européenne, les sons, qui en ont été exprimés dans une de nos langues, doivent, pour être vrais, être rétablis suivant l’orthographe de celle de la traduction. C’est ainsi que la nôtre a écrit les noms des Chipeouays, des Chouchouaps, des Cries, de la Saskatchaouane, de Kamloups et du Caribou. Le traducteur en avait d’autant plus le droit que les auteurs anglais ont nécessairement défiguré des formes étrangères. Ainsi ils ont écrit Keenamontiayoo le nom d’un Indien qui pour nous s’appellerait Kînémontiayoul, et Shushu le nom d’un chien que leurs guides, métis français, prononçaient certainement Chouchou.

Le traducteur s’est souvent trouvé autorisé par un semblable motif à remettre en notre langue les noms géographiques qui avaient un sens ; car il n’a pas dû perdre de vue que la plupart de ceux qui sont ici rapportés en anglais, sont dits en français par la grande majorité des populations qui parlent une langue européenne, à l’E. des Montagnes Rocheuses, dans la Nouvelle-Bretagne, et que, très-ordinairement, les noms français ont précédé la traduction qu’en ont faite les Anglais. Quant à ceux dont l’origine est incontestablement anglaise, il les a respectés, à moins qu’il ne fût autorisé, par quelque exemple antérieur, à les écrire dans sa langue.

Le français est aujourd’hui si généralement parlé dans les pays arrosés par les Saskatchaouanes que, jusqu’à Kamloups, les auteurs ont eu des guides qui n’entendaient pas l’anglais. On trouvera donc un assez grand nombre de mots et de phrases que l’original a conservés en français ; pour les distinguer, ils ont été reproduits en italique dans la traduction.

Comme les lecteurs sont naturellement curieux de savoir quels sont les auteurs des livres, le traducteur va dire ici ce que cet ouvrage lui a fait connaître des deux honorables personnes qui ont rendu à leurs contemporains le service de le publier.

Le premier auteur est le vicomte Milton, jeune seigneur anglais, assis dans le frontispice entre le jeune Assiniboine et le docteur Cheadle. Avec ses traits doux et agréables, il a toute l’énergie de sa race. Deux ans avant le voyage raconté dans ce livre, lord Milton avait déjà été au Canada prendre part à la chasse du bison en automne, avec le guide La Ronde. Élève de l’Université de Cambridge, il est, comme l’indiquent les initiales qui, sur le titre, suivent son nom, membre de deux Sociétés de Géographie et notamment de la Société Royale, qui a pour président le célèbre sir Roderick Impey Murchison.

Le second est le docteur Cheadle, assis au centre du frontispice, le seul qui ait de la barbe et des moustaches. C’est un homme dans toute la force de l’âge, grand et robuste, plein de douceur et d’énergie, de science et de sang-froid, à la hauteur de toutes les circonstances et de tous les devoirs. Il est maître ès-arts ou licencié ès-lettres, docteur en médecine, de l’Université de Cambridge, et membre de la Société Royale de Géographie.

Bien que leur modestie reconnaissante leur fasse attribuer quelque part à l’Assiniboine la réussite définitive de leur entreprise, le lecteur verra que les qualités des auteurs et leur opiniâtre persévérance sont les causes réelles de leur honorable succès.

Ce voyage, au milieu d’extrêmes difficultés et de grands périls, a duré du 19 juin 1862 au 5 mars 1864. Il est une nouvelle preuve de la supériorité morale que la race blanche a sur les autres.


Bordeaux, 22 octobre 1865.




PRÉFACE DES AUTEURS.


Ce volume contient le récit d’une expédition entreprise à travers le continent de l’Amérique septentrionale, sur les territoires de la Compagnie de la Baie de Hudson, en passant par un des cols septentrionaux des Montagnes Rocheuses, pour pénétrer dans la Colombie Britannique. Les auteurs s’y sont proposé de découvrir la route qui peut le plus directement conduire, sans quitter les possessions anglaises, aux régions de l’or dans le Caribou, et d’explorer le pays inconnu qui se trouve au versant occidental des Montagnes Rocheuses, dans le voisinage des sources de la Thompson du Nord.

Ils ont eu à cœur de donner le récit fidèle de leurs voyages et de leurs aventures au milieu des prairies, des forêts et des montagnes de cet Occident éloigné, de ce Far West, comme l’appellent les Américains ; ils ont mis tous leurs soins à présenter avec l’exactitude la plus complète la description de ces contrées jusqu’ici peu connues ; et cependant le principal objet de leurs désirs a été d’attirer l’attention sur l’importance considérable qu’aurait la construction d’une grande route allant de l’Atlantique au Pacifique, au sein des possessions anglaises ; non-seulement sous le point de vue d’établir une communication entre les différentes colonies britanniques du nord de l’Amérique, mais encore sous celui d’ouvrir des relations plus rapides et plus directes avec la Chine et avec le Japon. Un autre avantage qu’on obtiendrait ainsi et qui aurait peut-être autant de valeur que les précédents, ce serait d’abattre les barrières qui ferment à la colonisation les magnifiques régions de la Rivière Rouge et de la Saskatchaouane : là, soixante-cinq mille milles carrés[1] d’une terre, dont la fertilité est sans égale et qui abonde en richesses minérales, restent séparés du monde, méprisés, à peine connus, bien qu’ils soient destinés à devenir, dans quelques années peut-être, une des possessions les plus importantes de la Couronne britannique,

L’idée d’une route qui traverse la portion septentrionale du nouveau Continent est très-ancienne. Elle s’est immédiatement présentée aux premiers colons français, lors de leur établissement au Canada, et c’est elle qui les a menés à la découverte des Montagnes Rocheuses. De nos jours, elle s’est ravivée et a été soutenue par le professeur Hind et par d’autres, non sans talent, mais jusqu’ici sans succès.

Durant les trois derniers siècles, nos géographes n’ont rien souhaité plus vivement que la découverte d’un passage maritime vers le Nord-Ouest, parce qu’il devait, suivant eux, ouvrir la route la plus courte vers les riches contrées de l’Orient. Aujourd’hui cette découverte est un fait accompli ; mais le commerce n’en peut tirer aucune espèce de parti. À notre sens, et nous avons essayé de le prouver, la première idée des Canadiens français était la bonne : c’est par terre qu’existe la véritable route du Nord-Ouest ; elle longe les rives fertiles de la Saskatchaouane, elle traverse l’opulente Colombie Britannique et aboutit à ce magnifique havre d’Esquimalt, qu’avoisinent les riches mines de charbon de terre de l’île Quadra et Vancouver, et qui offre tous les moyens de s’abriter et de s’approvisionner à la flotte de commerce qui de là s’élancerait vers le Japon, vers la Chine et les Indes.

Les gravures de cet ouvrage ont été dessinées presque toutes d’après des photographies ou des croquis faits devant les localités qu’elles reproduisent. On leur accordera, nous l’espérons, quelque valeur et quelque intérêt, car elles représentent des paysages qu’aucun crayon n’avait encore esquissés, dont la plupart n’avaient pas même été vus par un homme blanc et quelques-uns pas même par un Indien. M. R. P. Leitch et MM. Cooper et Linton ont droit à nos plus chaleureux remercîments pour l’admirable façon dont ils les ont exécutées. M. Arrowsmith a dépensé beaucoup de soin et de travail à rétablir la géographie d’un district si imparfaitement connu jusqu’ici. On nous permettra sans doute aussi de reconnaître publiquement les grandes obligations que nous avons à sir James Douglas, récemment gouverneur de la Colombie Britannique et de l’île Vancouver ; à M. Donald Fraser, de Victoria, et à M. Mackay, de Kamloops. Ils nous ont donné, sur les deux colonies, les renseignements les plus utiles et, comme beaucoup d’autres, nous ont témoigné la plus grande bienveillance durant notre séjour dans ces pays.


4, Grosvenor Square, 1er juin 1865.



DE
L’ATLANTIQUE
AU PACIFIQUE

ROUTE DU NORD-OUEST PAR TERRE.

CHAPITRE I.


Départ pour Québec. — Rude traversée. — Nos compagnons de voyage. — Débris de naufrage. — À la hauteur de Terre-Neuve. — Québec — En remontant le Saint-Laurent. — Niagara. — Le capitaine et le major. — Plus avant dans l’Ouest. — Wagons à coucher. — Le Peau-Rouge. — En remontant le Mississipi. — Le lac Pépin. — Légende indienne. — Saint-Paul dans le Minnesota. — Le grand chemin de fer du Pacifique. — Voyage en diligence américaine. — Le pays. — Notre chien Rover. — Massacre des colons par les Sioux. — Torts du gouvernement des États-Unis. — La prairie. — Chasse en route. — Nous arrivons à Georgetown.


Le 19 juin 1862, nous nous embarquions sur le bateau à hélice l’Anglo-Saxon, qui allait de Liverpool à Québec. C’était par une journée sombre et brumeuse. Une petite pluie fine se mit à tomber, comme le navire quittait l’embarcadère. Elle augmenta l’abattement de nos esprits, assez attristés déjà par la perspective de quitter la patrie pour une période indéfinie, mais longue incontestablement. Chacun de nous éprouvait les désagréables craintes de l’ennui et même des souffrances physiques, car nous détestons d’un commun accord les voyages sur mer, sans cependant aller jusqu’à admettre l’aveu que les agonies du mal de mer ont arraché à une des lumières de l’église américaine, au révérend Henry Ward Beecher, lorsqu’il s’est écrié : « Ceux que poursuit la colère divine sont envoyés à la mer. »

Nous eûmes, il est vrai, une très-rude traversée où, presque tout le temps, les vents furent contraires ; mais l’ennui ne nous tourmenta guère, parce que, dès que nous eûmes repris notre aplomb, ce qui ne fut pas long, nos compagnons de voyage, qui formaient une assez curieuse collection, nous divertirent suffisamment. Les plus remarquables d’entre eux étaient deux évêques catholiques romains du Canada. Ils revenaient de Rome où ils avaient assisté à la canonisation des martyrs japonais, et chacun d’eux étalait une belle médaille d’argent qu’il avait reçue de Sa Sainteté le Pape, en souvenir des éminents services qu’ils avaient rendus en cette occasion. Ces deux dignitaires formaient un contraste frappant, L’un, maigre et de grande taille, offrait le vivant portrait d’un ascète et donnait la meilleure partie du jour à la lecture de son missel et des livres saints. Il ne nourrissait qu’à peine son corps, ne prenant que de la soupe et du poisson, et ne se livrant à d’autre plaisir charnel que celui de priser du tabac qu’il prenait en quantité prodigieuse ; il ne se permettait d’autre société que celle de son confrère. Celui-ci, rond, gras, onctueux, de joyeuse nature et de caractère sociable, ne méprisait pas les bonnes choses de ce monde, et avait beaucoup d’affection pour une grosse pipe d’écume de mer, dont il tirait avec complaisance des nuages de fumée. L’antidote de ces deux personnages était une vieille dame, atteinte de papophobie, qui nous amusait fort par ses amères lamentations sur la coupable faiblesse qu’avait montrée Sa Majesté la Reine en acceptant de Pie IX le cadeau d’un buffet. Il y avait encore à bord un colonel canadien, plein de dignité, et qui s’attirait l’admiration d’un obséquieux auditoire par la majestueuse sagesse de ses discours politiques. Il dominait notre petite société ; mais son empire fut de courte durée. Tout à coup il disparut. Sa cabine retentissait de sinistres gémissements et d’autres bruits qui dénonçaient sa maladie et ses tourments. Enfin, un jour que le temps s’était un peu calmé, le grave colonel reparut sur le pont, mais, hélas ! qu’il était changé ! Son chapeau blanc, jadis si bien brossé, était maintenant horriblement délabré ; sa cravatte n’était plus nouée avec soin ; toute sa tenue était négligée. Il alla s’asseoir en silence, la tête dans les mains, abattu, éperdu.

L’agent comptable, un jovial Irlandais, s’avança de suite vers lui en criant :

« Ah ! ah ! colonel ! Sur le pont ? Je suis aise de voir que tout va bien.

— Tout va bien, monsieur ! reprit l’autre avec colère. Tout va bien ! Je ne vais pas bien. Je suis horriblement mal, monsieur ! J’ai souffert les tortures des… condamnés ; horribles, au delà de toute expression ; mais ce n’est pas de la douleur que je me plains ; un soldat comme moi sait l’endurer, monsieur. C’est de moi que je me plains ; je suis couvert de honte et jamais je ne relèverai la tête !

— Mon cher monsieur, fit l’Irlandais d’un ton câlin, en nous lançant un regard d’intelligence, par grâce ! que vous est-il donc arrivé ? Je ne vois rien dans le mal de mer qui puisse vous faire rougir.

— Je vous dis, moi, monsieur, répondit le colonel avec emportement, que c’est une honte ! Comment ! moi ! à mon âge, dans mon grade, un homme de ma valeur, couché à plat ventre sur le parquet, des heures entières, la tête au-dessus d’un vase, se montrant à toute la compagnie sous l’apparence d’une bête dégoûtante ! J’ai perdu le respect de moi-même, monsieur ; j’en rougis ; jamais je ne relèverai la tête parmi mes semblables. »

En finissant, de parler, il se laissa retomber la tête entre les mains, et ne put ainsi remarquer ni le malicieux sourire de notre agent comptable ni le rire étouffé qui circulait parmi les auditeurs que la violence de son langage avait attirés autour de lui.

La demoiselle de notre société, car nous avions parmi nous une demoiselle, ne se faisait remarquer que par la solitude où elle se tenait et par le silence qu’elle observait. À notre arrivée à Québec, il se fit en elle une métamorphose complète. Nous la regardions, stupéfaits de la voir dans un état d’extrême agitation, arpenter en tout sens le débarcadère, en cherchant quelqu’un qui ne se présentait pas. Trompée dans son attente, elle finit par s’élancer, presque hors d’elle-même, vers le bureau du télégraphe. Le soir même, nous la retrouvions à l’hôtel, assise à côté d’un jeune monsieur et aussi paisible que jamais. Nous apprîmes alors qu’elle était venue en Amérique pour se marier, que son prétendu était arrivé trop tard pour assister à son débarquement ; cependant il avait fini par se montrer et par tenir honorablement sa parole. Un Irlandais impétueux, éclatant toujours en rires sonores ; un Américain du Nord, qui s’emportait incessamment contre les rebelles ; vingt autres encore, complétaient notre liste des voyageurs de première classe. Parmi eux, nous présenterons au lecteur, avec sa permission, M. Treemiss, un homme comme il faut, qui allait chasser, ainsi que nous, le bison dans les plaines et qui partageait tout l’enthousiasme de nos espérances pour la vie que nous mènerions dans l’Occident lointain. Nous n’avions pas tardé à nous lier intimement avec lui et nous étions convenus de voyager ensemble aussi loin que nous le permettrait la diversité de nos projets.

Avant d’atteindre les rives de Terre-Neuve, nous avions rencontré des preuves nombreuses d’une tempête récente. Des épaves flottaient fréquemment autour de nous et nous avions vu une goëlette démâtée, délabrée, sans équipage. Sa poupe portait le nom de Ruby et les tronçons de ses mâts montraient que ceux-ci venaient d’être abattus.

À la hauteur des bancs, nous fûmes enveloppés dans un brouillard épais qui ne laissait pas voir à vingt mètres de distance. Le sifflet à vapeur était lâché toutes les cinq minutes et le travail de la sonde était continuel. Notre navire brisait en passant des morceaux de glace et tous les yeux étaient attentifs à surveiller l’approche de la première montagne de glace qui se révèlerait dans nos ténèbres. Un bateau à vapeur passa près de nous et nous ne l’apprîmes que par le retentissement de son sifflet. On ne parlait plus à notre bord que de ces terribles histoires de navires perdus corps et biens, détruits par le choc d’une montagne de glace ou des rochers de la côte. Le capitaine avait l’air inquiet et chacun de nous était mal à son aise.

Cependant, après deux journées de peur, nous sortîmes sains et saufs de notre enveloppe brumeuse et glaciale, pour nous trouver en plein soleil, à l’embouchure du Saint-Laurent, et le 2 juillet, nous entrions à Québec. Avec ses maisons d’une éclatante blancheur, relevées de vert ; attachée aux flancs d’une haute colline qui a l’air de se dresser au milieu du grand fleuve, pour en barrer le passage, Québec a une beauté qui frappe au-delà de toute comparaison. Nous ne prîmes que le temps d’admirer les glorieuses plaines d’Abraham, et, sans autre retard, nous remontâmes le Saint-Laurent à travers le paysage enchanteur des « Mille Îles », puis, par le lac Ontario, jusqu’à Toronto.

Là, nous nous résolûmes à aller passer une journée à Niagara. Un nouveau bateau à vapeur nous transporta de l’autre côté du lac, à Lewiston, dans les États-Unis, à l’embouchure de la rivière de Niagara. De Lewiston, un chemin de fer vous mène jusqu’à un mille des chutes[2]. Il suit le bord des falaises abruptes qui forment le côté oriental de l’étroit ravin au fond duquel le Niagara s’élance pour aller tomber dans le lac Ontario. Ce fut avec un grand plaisir que nous cessâmes d’entendre le perpétuel tintamarre de la cloche que sonnait le conducteur pour avertir les gens d’éviter le passage du train, lorsqu’il franchissait les rues à toute vapeur. Nous traversâmes à pied le pont suspendu qui conduit à la rive canadienne, et nous allâmes à Clifton-house. Le bruit de la cataracte se fait entendre dès qu’on est sorti de la station du chemin de fer, et, le long de la route, on aperçoit la cataracte de temps à autre ; enfin près de l’hôtel, on découvre en plein la vue de cette merveille américaine du monde. La première impression qu’elle nous laissa fut celle d’un désappointement. Dès son enfance, on a entendu parler de la grandeur des chutes du Niagara ; on s’est donc fait l’idée la plus exagérée de leur étendue et de leur majesté. Néanmoins le charme de cette scène agit promptement sur nous, et, comme nous nous tenions sur le bord de la chute en fer à cheval, à l’extrémité même du précipice où tombe cette vaste masse d’eau, nous fûmes forcés d’avouer que ce spectacle est sublime. Nous ne nous lassions pas de revenir le contempler ; c’était comme une fascination dont la force augmentait toujours. Par l’éclat d’un clair de lune, durant une belle nuit d’été, la vue de la grande cataracte est vraiment ravissante. Heureusement que de nouveaux sujets nous réclament et s’opposent à ce que nous fassions la folie d’essayer de décrire ce que jamais encore personne n’a réussi à dépeindre au moyen de la plume ou du pinceau. Sur le bateau de Toronto à Lewiston, nous avions fait la connaissance du capitaine –, ou, pour parler plus vrai, il avait fait la nôtre. Ce brave capitaine était peut-être un peu trop grand. Il avait la figure rasée de frais, à l’exception de sa lèvre supérieure qu’ornait une moustache légère et soyeuse. Il portait un chapeau blanc, relevé à dessein d’un côté, et s’appuyait sur une canne élégante. Sa face était toujours illuminée par le plus aimable des sourires. Il nous accosta de la façon la plus gracieuse et la plus insinuante, en faisant une remarque sur la chaleur de cette journée. L’ouverture ainsi faite, il s’en servit adroitement et quelques minutes lui suffirent pour se mettre à notre égard sur un pied d’intimité. Il regrettait infiniment de n’avoir pas sur lui une de ses cartes, et pour y suppléer il nous fit lire l’inscription « capitaine — du —, » qui était gravée sur la monture en argent de sa canne. Sans nous demander d’ailleurs qui nous étions, il nous pria de lui faire l’honneur de visiter sa charmante petite résidence, où, l’hiver suivant, nous ne manquerions pas de bonnes occasions pour tirer des coqs. Ce capitaine plein d’urbanité voulut absolument nous faire prendre quelques rafraichissements et, au comptoir du café, il nous présenta, avec beaucoup de cérémonie, un homme grand et angulaire, sous le titre du major un tel, des carabiniers canadiens.

Le major était en petite tenue ; ses habits fort râpés étaient trop étroits et trop courts pour lui et, comme Bardolph, il portait « à la poupe une lanterne, » dont l’éclat brillait au milieu du rouge plus sombre qui formait le ton général de sa personne. Il avait des façons assez ténébreuses, mais qui ne manquaient pas de solennité, et son maintien était si digne que nous perdîmes en le regardant toute l’envie de rire qu’il avait pu nous donner au premier abord. Nous le saluâmes tous les trois et lui serrâmes la main avec une politesse qui était presque au niveau de celle que montrait notre ami le capitaine.

Nos nouvelles connaissances découvrirent qu’elles se rendaient au même endroit que nous et nous honorèrent assidument de leur compagnie jusqu’à notre arrivée à Clifton-house.

Après avoir admiré les chutes, nous revînmes dîner, et alors le capitaine et le major rivalisèrent à qui nous conterait les histoires les plus extraordinaires. Le premier avait vécu au Cap sous les ordres de sir Harry Smith ; en vingt-quatre heures, il avait fourni une course de cent cinquante milles avec le même cheval, et ses hauts faits étaient loin d’en rester là. Quant au major, il donnait la entendre qu’il devait le poste important qu’on lui avait confié sur la frontière à la nécessité sentie par le gouvernement anglais, depuis le commencement de l’inquiétude causée par l’affaire du Trent, d’avoir en cet endroit un homme sur le courage et sur le talent duquel il pût compter au besoin.

Le lendemain, nous étions rentrés à Toronto, et nous nous dirigions sans perte de temps sur la Rivière Rouge. En traversant aussi vite que possible, par chemin de fer, Détroit et Chicago, nous arrivâmes à La Crosse, dans l’état de Wisconsin, sur le haut Mississipi.

Durant ce long parcours, les wagons à coucher nous parurent une merveilleuse invention et nous nous en servîmes pour ne voyager guère que de nuit. Un wagon à coucher ressemble aux wagons ordinaires des chemins de fer. Il a, suivant la coutume américaine, un passage au centre ; mais chaque côté en est occupé par deux rangs de cases semblables à celles qui sont à bord d’un navire. Vous allez « à bord, » vous changez de vêtements et de bottes, et vous vous mettez tranquillement à dormir. Le lendemain matin, vous êtes réveillé par le domestique nègre, à temps pour vous arrêter à votre destination. Vous avez joui d’une bonne nuit de repos, vos bottes sont bien cirées, le lavabo est à un des bouts du wagon, et vous avez la satisfaction d’avoir parcouru deux ou trois cents milles d’une traversée ennuyeuse, presque sans vous en être aperçu. Un rideau sépare la portion du wagon réservée aux dames du compartiment des hommes. Cependant il arriva une fois que, comme nous ne trouvions dans celui-ci que deux cases, Treemiss eut la faveur toute particulière d’être admis dans le quartier des dames, où l’on ne reçoit ordinairement que des hommes mariés. Pour lui faire une place, deux dames et un monsieur eurent la bonté de se contenter d’une seule et même couche, assez grande il est vrai !

Ce fut à l’une des stations inférieures du Wisconsin que nous eûmes la première occasion de rencontrer un Indien à peau rouge dans son costume indigène. Il portait une chemise de cuir, des jambières et des moccasins ; une couverture était jetée sur ses épaules, et sa figure, aux traits hardis et beaux, était ornée de peinture. Adossé à un arbre, il fumait sa pipe avec majesté, sans daigner bouger ni montrer le plus mince intérêt au train qui filait devant lui. Peut-être réfléchissait-il, comme nous ne pâmes pas nous empêcher de le faire avec quelque tristesse, aux changements survenus depuis l’époque où ses ancêtres, maîtres de ce sol, n’entendaient parler des inventions de l’homme blanc que comme de choses étranges, racontées par ceux des Peaux-Rouges qui avaient le plus voyagé, ou par quelques-uns de ces métis trappeurs dont ils recevaient, de temps à autre, les visites. Quel devait être le dégoût de ces fils du silence et du mouvement furtif aux bruits de ces trains qui s’élancent à travers les forêts, de ces bateaux à vapeur qui glissent sur les lacs et les rivières, chassant loin de là ce gibier qui les fréquentait jadis avec bonheur ! Quelle amertume dans leurs cœurs ! Quelles malédictions ils doivent lancer contre cette marche constante, irrésistible, inévitable, de la grande armée des blancs, qui s’avance recrutée de tous les pays, se répandant sur la terre comme des nuées de sauterelles, trop forte pour qu’on la repousse, trop cruelle et trop peu scrupuleuse pour qu’on ait avec elle de bons rapports de paix et d’amitié !

À La Crosse, nous prîmes un bateau à vapeur qui remontait ce Mississipi que les Indiens appellent la « Grande Rivière, » mais qui n’est ici qu’un cours d’eau comptant à peu près cent mètres de large. Nous allions à Saint-Paul dans le Minnesota. L’eau était fort basse, et quoique notre embarcation fût un bateau plat, n’ayant qu’une roue à l’arrière, avec fort peu de tirant, cependant elle s’engravait souvent. Cela nous donna l’occasion d’apprendre comment un bateau américain se tire des bas-fonds de rivière. Deux ou trois hommes sautaient immédiatement par-dessus le bord et allaient planter une grosse perche surmontée d’une poulie. On y faisait passer une forte corde attachée par un bout à un câble qui passait sous le bateau, et par l’autre au cabestan du bâtiment ; puis on se mettait à virer au cabestan : l’embarcation se soulevait, la roue de l’arrière poussait en même temps et le navire passait du banc de sable dans l’eau profonde.

Le paysage était charmant. La rivière, divisée en plusieurs bras, entourait des flots boisés ; le long des rives, s’arrondissaient de belles collines, les unes couvertes d’arbres de haute futaie, les autres nues et toutes verdoyantes. Aux environs du lac Pépin[3], qui est un petit bassin d’un mille en largeur sur sept ou huit milles de long, rempli par le Mississipi, le temps changea d’une façon délicieuse. Dans l’étroit canal du fleuve, nous avions été accablés de chaleur ; ici, une fraîche brise ridait la surface du lac ; du bord du bateau, on pouvait voir de tout côté bondir les poissons et admirer un pays réellement beau. Le lac a une ceinture de collines et de bois. Vers le milieu, s’élève tout à coup. du sein de l’eau, une haute falaise, à grand air, et qu’on appelle « la Roche de la Vierge. » Ce nom lui vient d’une vieille tradition indienne. Une jeune fille, préférant la mort à un prétendant détesté que ses parents lui voulaient imposer, se précipita de là dans le lac, où elle se noya. Après le lac Pépin, la rivière devenait encore plus basse et plus embarrassée, et nous y fûmes si souvent arrêtés que nous gagnâmes Saint-Paul plusieurs heures seulement après la tombée de la nuit. Cette ville, qui est la capitale de l’État de Minnesota, est aussi la principale de celles qu’on trouve sur la frontière des États du nord-ouest[4]. Plus loin les collections de maisons qu’on appelle des cités diminuent par degrés jusqu’à n’être plus qu’une hutte, un avant-poste placé dans le désert. Une de celles où nous conduisait notre route, consistait en une seule maison sans habitant, mais jouissant du nom de Cité Breckenridge ; une autre, appelée Cité Salem, n’était guère plus avancée.

De Saint-Paul, un chemin de fer allant vers l’ouest, conduit à Saint-Antoine. Il a six milles. C’est la tête du grand chemin du Pacifique[5]. Il doit pénétrer jusqu’en Californie et est déjà tracé loin à travers les plaines. De Saint-Antoine, une diligence conduit, au milieu des établissements avancés du Minnesota, jusqu’à Georgetown, sur la Rivière Rouge[6]. Nous espérions y trouver un bateau à vapeur, qui part tous les quinze jours pour le fort Garry, dans le district qui tire son nom de cette rivière.

La diligence, espèce de wagon posé sur des ressorts et couvert, était pleine et lourdement chargée. À l’intérieur il y avait huit voyageurs et quatre enfants ; au dehors, six personnes, outre le conducteur ; l’impériale était pleine d’une énorme quantité de bagages ; le tout surmonté de deux gros chiens, un lévrier et un chien de Terre-Neuve qui appartenaient à Treemiss.

Milton et Treemiss eurent la bonne chance de se procurer des places au dehors, où, bien que gênés et mal à leur aise, ils pouvaient au moins respirer librement ; Cheadle eut le malheur d’être placé en dedans et fut soumis à une vraie torture pendant le voyage du premier jour. Il faisait horriblement chaud, et les voyageurs étaient si serrés que ce fut uniquement grâce à la complaisance de son plus proche voisin que Cheadle put avoir la liberté d’un de ses bras pour essuyer la sueur de sa figure. Les moustiques pullulaient et se repaissaient avec impunité sur ces malheureux qui ne pouvaient pas les chasser. Les quatre marmots, excités par la souffrance, jetaient des cris que les chansons patriotiques de leurs mères allemandes ne pouvaient pas, malgré leur persévérance, réussir à calmer. Deux de ces Allemandes Yankees entretenaient un perpétuel bavardage au sujet du « jeune Napoléon, » qui ne pouvait pas manquer de venir bientôt mettre à la porte Jefferson Davis. Cette opinion s’accordait exactement avec celle des deux amis masculins de la même race. Quant aux chiens, ils finirent par tomber de la surface glissante où ils étaient perchés et, de chaque côté, ils pendirent à moitié étranglés au bout des chaînes auxquelles ils étaient attachés ; enfin on les rehissa avec l’aide d’une jambe qu’un des voyageurs de l’intérieur eut la bonté de dresser en l’air.

Nous passâmes la première nuit à Saint-Cloud, après une course de soixante-dix milles, qui fut la plus désagréable épreuve que nous eussions encore essuyée. Heureusement, là, six de nos compagnons de voyage nous quittèrent. Il est vrai qu’il nous fallut continuer à faire route avec les deux Allemandes, qui étaient les mères des quatre marmots, et que ceux-ci, tout rougis, tout gonflés par l’effet des piqûres de moustiques, ce qui établissait trop clairement qu’ils ne braillaient pas sans en avoir quelque raison, se montrèrent plus irrités et plus criards que jamais.

Le pays s’ouvrait et s’aplanissait rapidement ; c’était une succession de prairies parsemées de bouquets de peupliers du Canada et de chênes rabougris. La terre paraissait extrêmement fertile ; les chevaux et les bœufs de trait y étaient extraordinairement gras. Nous parcourûmes soixante-dix milles de pays pareil avant d’arriver, la seconde nuit depuis notre départ de Saint-Paul, au petit établissement de Sauk-Centre[7]. Il nous restait encore une demi-heure de jour. Pour en profiter, nous prîmes nos fusils et allâmes rôder auprès des marais des environs, en quête de canards ; mais nous rentrâmes les mains vides, parce que nous manquions de chiens, dont nous aurions eu besoin pour nous tirer de l’eau plusieurs pièces que nous avions abattues, et par peur des moustiques, dont l’acharnement nous ôtait toute envie de nous déshabiller pour aller nous-mêmes les chercher. Ce fut un véritable désappointement, car nous nous étions figuré que nous aurions à souper quelques canards, pour nous dédommager du porc salé, seule provision animale qu’on trouve dans les auberges sur les routes de l’Occident lointain. De retour à notre gîte, nous déplorions auprès de notre hôte notre mésaventure, lorsqu’il nous répondit que, s’il avait su que nous sortions pour chasser, il nous aurait prêté son chien, qui rapportait admirablement. Alors il nous présenta le jeune Rover, chien à l’air alerte, au poil doux, dont la forme et la couleur rappelaient celles d’un terrier noir et brun, mais qui était de la taille d’un basset. On excusera certainement les minuties du portrait que nous en traçons quand le reste de nos aventures aura fait apprécier la valeur de cet animal, avec quelle fidélité il nous a servis, combien il nous a fourni de nourriture, et par quelles connaissances variées il a su divertir et les Indiens que nous avons rencontrés et nous-mêmes. Nos amis indiens ont eu pour lui une affection qui n’avait d’égale que la haine que leurs chiens lui portaient. La façon pleine de courage et de dignité dont il en usait avec ces derniers, qui ressemblent plus à des loups qu’à des chiens, leur apprit bientôt à le craindre et à le respecter. Dans son petit corps était un indomptable cœur, et sa manière de combattre était tout l’opposé des idées et des habitudes de ses ennemis. Ceux-ci montraient les dents, s’élançaient, mordaient puis battaient en retraite ; lui, au contraire, attaquait et saisissait son adversaire avec une résolution si délibérée qu’il n’y avait pas de gros chien qui ne finît par s’enfuir devant ce courage inflexible. Qu’on ne s’imagine pas cependant que Rover fût un querelleur. Il marchait tranquillement comme s’il ne s’apercevait pas des chiens qui, la queue droite, grognaient à ses côtés. Cette tenue sans peur lui épargnait certainement beaucoup d’attaques. Dès l’abord, il nous parut si bien capable de nous rendre les services que nous attendions d’un chien, son intelligence et sa docilité nous ravirent tellement que, le lendemain, nous offrîmes à son propriétaire vingt-cinq dollars (135 fr. 50 c.) pour l’emmener avec nous.

L’homme hésita. Il ne se souciait pas du tout, disait-il, de se séparer de son chien ; d’ailleurs, il pensait que sa femme ni sa sœur ne voudraient en entendre parler. Cependant, s’il pouvait réussir à obtenir leur consentement, il serait bien obligé, de son côté, de ne pas refuser une offre si avantageuse, car il était fort à court d’argent.

Il s’en alla sonder les intentions des deux femmes à cet égard. Aussitôt elles s’élancèrent dans la chambre. L’une prit Rover dans ses bras et toutes deux, fondant en larmes, déclarèrent à qui mieux mieux que rien ne pourrait les décider à se séparer de leur cher ami. Parfaitement vaincus par une scène de ce genre, nous nous y dérobâmes en nous reprochant comme un crime d’avoir osé penser à priver ces pauvres femmes isolées d’une des créatures, en petit nombre, sur lesquelles elles pouvaient répandre le trésor de leur affection féminine.

Néanmoins, comme nous étions sur le point de partir, l’homme vint nous trouver. Il menait en laisse Rover et nous pria de le prendre avec nous, car il avait fini par persuader les femmes de consentir à son départ. Nous hésitions ; mais il fit tant d’instances que nous mîmes nos scrupules de côté et que nous lui comptâmes la somme offerte. L’homme fit alors au chien ses adieux comme à un de ses amis les plus chers, et nous supplia, à plusieurs reprises, d’être bons pour ce petit être. Nous nous y engageâmes du fond du cœur et nous n’avons pas besoin d’assurer que nous avons fidèlement tenu notre parole.

Une quinzaine plus tard, ces braves gens furent, ainsi que presque tous les blancs de ce côté du Minnesota, horriblement assassinés par une invasion de Sioux[8]. Ce terrible massacre, accompagné de toutes les brutalités qui caractérisent les guerres des sauvages, avait son explication, sinon son excuse ou même sa justification, dans les mauvais traitements qu’avaient reçus les Indiens. La négligence et l’injustice du gouvernement américain, les atrocités commises par les troupes qu’il envoie garder la frontière, avaient exaspéré et jeté hors d’elles-mêmes les tribus indigènes. Plusieurs milliers d’Indiens, hommes, femmes et enfants, à des époques fixées par le gouvernement lui-même, s’étaient périodiquement réunis aux forts Snelling et Abercrombie[9] pour recevoir le subside annuel, promis en payement des terres qu’ils avaient cédées aux États-Unis. Soit négligence des fonctionnaires à Washington, soit incurie ou malversation de la part de leur agents, le fait est que, depuis quelques années, on faisait attendre les Indiens durant plusieurs semaines en leur promettant l’argent qui leur était dû. Quoiqu’ils ne soient en mesure d’apporter avec eux que peu de provisions, suffisantes à peine pour quelques jours, et bien qu’ils soient ainsi éloignés des troupeaux de bisons qui constituent leur unique ressource, on les a retenus en 1862 pendant près de six semaines à attendre un payement qui n’est pas arrivé. Faut-il s’étonner alors de ce que, traités chaque année avec un pareil mépris, dénués de tout, mourants de faim, les Sioux aient enfin perdu patience et se soient levés pour tirer vengeance d’une race odieuse à tous les Indiens de l’Ouest ?

Nous ignorions les périls qui nous entouraient ; nous n’avions aucun soupçon des effroyables scènes dont le pays que nous quittions allait bientôt être le théâtre. Nous partîmes donc gaiement par la diligence. À mesure que nous avancions vers l’ouest, les prairies devenaient plus vastes, les bois élevés moins fréquents, et les habitations humaines plus rares[10]. Les côtés de la route regorgeaient de poulets des prairies et de canards. Le conducteur, quand l’occasion s’en présentait, avait l’obligeance de nous mettre à portée d’abattre quelque gibier. Le troisième jour, nous arrivions à la Rivière Rouge. La nuit se passa dans le fort Abercrombie, et le lendemain 13 juillet nous entrions à Georgetown. Ici s’arrêtait la diligence. Quant au bateau à vapeur que nous avions l’intention de prendre pour nous rendre au fort Garry, on ne l’attendait pas avant quelques jours. Il était donc très-vraisemblable que nous avions à voir de Georgetown beaucoup plus que nous ne nous l’étions proposé.




CHAPITRE II.


Georgetown. — Les Volontaires du Minnesota. — Les heureux chasseurs. — Une vieille et laide Indienne. — Projet de gagner le fort Garry en canots. — Rumeurs sur le soulèvement des Sioux. — Les métis refusent de nous accompagner. — Nous nous préparons à partir seuls. — Nos canots et notre équipement. — Une troupe de Sioux en guerre. — Histoire d’un métis. — Nous descendons la Rivière Rouge. — Sons et vues étranges. — Notre première nuit au grand air. — Effets du soleil et des moustiques. — Milton est réduit, l’impuissance. — Monotonie du paysage. — Les canots prennent l’eau. — Voyage de nuit. — Le camp Four. — Chasse aux oies dans les canots. — Rencontre du bateau à vapeur. — Milton l’échappe belle. — Treemiss et Cheadle poursuivent leurs efforts. — Ils sont entraînés par les rapides. — Vains efforts pour remonter. — Lutte acharnée. — Enfin nous sommes à bord. — Nous repartons. — Délais. — Seconde tentative de voyage nocturne. — La tempête-ruban. — Au milieu des éclairs, du tonnerre et de la pluie. — Effrayants phénomènes. — Triste position. — Pas moyen d’échapper. — Navigation dans les ténèbres. — Saillies et Rochers. — Veillée durant une longue nuit. — Sans feu. — Le jour nous sèche. — Nouvelle tempête terrible. — La troisième. — Camp des Désastres. — Enfin nous le quittons. — Marques de la fureur de la tempêtes. — Provisions épuisées. — Pêche aux Yeux d’or. — Journée de jeûne. — Massacre de volailles sauvages. — Voracité. — Bon réveil. — Le bateau à vapeur nous rattrape. — Pembina. — Fort Garry. — La Ronde. — Nous campons sous tente.


Le petit établissement de Georgetown est couvert au nord et à l’ouest par la ceinture des grands arbres qui revêtent les bords de la rivière ; du côté de l’est et du sud, la prairie n’a d’autres limites que l’horizon. C’est un comptoir fondé par la Compagnie de la baie de Hudson, autour duquel se sont fixés quelques colons égarés. On y avait envoyé, pour protéger l’établissement contre les Sioux, une compagnie des volontaires du Minnesota. Ces volontaires étaient surtout des Yankees venus d’Irlande et d’Allemagne, C’est assez dire que, malgré l’évidence de leur nationalité primitive, ils étaient plus Yankees que Herod lui-même. Ils étaient aussi malpropres et aussi peu militaires que possible dans leur accoutrement, mais ils avaient alors la bouche pleine de crâneries et de fanfaronnades, ces braves ; quelques semaines plus tard, quand les Sioux marchèrent à l’attaque du fort Abercrombie, ils se réfugièrent sous leurs lits, ils se cachèrent dans des trous et dans des coins, d’où les officiers eurent beaucoup de peine à les arracher, ne pouvant les conduire contre l’ennemi qu’en les menaçant de leurs revolvers.

Le jour de notre arrivée, deux métis rentraient d’une expédition de chasse qui leur avait très-bien réussi. Ayant rencontré une bande de vingt cerfs du Canada, ils en avaient abattu quatre et s’étaient, disaient-ils, abstenus de tirer davantage, afin d’économiser des bêtes vivantes et des provisions. Franchement, c’est là une modération tout à fait inexplicable de la part d’un métis ou d’un Indien. Nous allâmes par la rivière visiter leur camp. Ils y vivaient dans une loge indienne, c’est-à-dire dans une tente de peaux étendues sur des perches plantées et réunies en forme de cône, En avant de cette loge, était accroupie la plus hideuse vieille que nous eussions encore vue. Elle s’occupait à tailler la viande en morceaux pour la faire sécher. Maigre, osseuse, décharnée, elle avait une peau de parchemin, couturée, froncée en replis, en rides caverneuses ; ses yeux chassieux clignotaient, sa chevelure gris de fer, longue, nattée, non peignée, lui tombait sur les épaules, Elle bougonnait toujours et montrait ses gencives édentées, en déchiquetant, de ses doigts longs, osseux et sales, la viande qui était devant elle ; souvent elle laissait échapper quelque exclamation sauvage et colère, tout en frappant les chiens pareils à des squelettes, qui s’efforçaient d’attraper quelqu’un des morceaux délicats de la viande qu’elle semait autour d’elle. Nous apprîmes, à force de questions, que, par suite du peu de profondeur de l’eau, il était impossible de savoir quand le bateau arriverait, si jamais il parvenait à Georgetown ; et nous résolûmes de nous rendre à Fort-Garry en canots. Il y a plus de cinq cents milles à faire sur la rivière, et cette rivière arrose un pays sauvage et désert, sans autres habitants que les tribus errantes des Sioux, des Chipeouays et des Assiniboines[11]. Après avoir bien marchandé, nous finlmes par acheter à quelques métis deux canots d’écorce de bouleau. L’un, qui était tout perforé de trous de balles, avait jadis appartenu à des Assiniboines, qu’une bande de guerriers sioux surprit, comme ils descendaient la rivière, l’été précédent, et qui furent impitoyablement tués à coup de fusil par leurs ennemis cachés en embuscade sur la berge. L’autre, délabré, faisait eau. Tous deux, avant de pouvoir à peu près être rendus imperméables, exigeaient d’être rapiécés et calfatés avec soin. Nous essayâmes d’engager à notre service un guide, qu’il fût métis ou Indien ; mais ce fut peine perdue. Les vagues rumeurs qui annonçaient la probabilité de la prise d’armes des Sioux étaient suffisantes pour effrayer ces lâches. Il y en eut pourtant un qui se déclara prêt à nous suivre. C’était un grand Iroquois[12] à l’air sauvage, et qui ne faisait que de se rétablir des conséquences d’une semaine entièrement passée à s’enivrer avec du whisky de grains. D’ailleurs ses demandes nous parurent si exorbitantes qu’il nous fallut les rejeter immédiatement. Sur l’offre que nous lui fîmes de la moitié de sa demande, il partit pour aller consulter sa squaw, s’engageant à revenir le lendemain nous donner une réponse. Nous n’emportions que peu de provisions, car nous étions convaincus que notre voyage ne durerait pas au delà de huit à dix jours, et nous savions que nous trouverions, tout le long de la rivière, des canards en quantité. Il nous parut donc suffisant d’avoir une vingtaine de livres de farine et de pemmican[13] ; une dizaine environ, de viande salée de porc, un peu de graisse, de l’amadou et des allumettes, une petite quantité de thé, du sel, du tabac et beaucoup de munitions. Une marmite en fer blanc, une poêle à frire, quelques couvertures et, pour chacun de nous, un vêtement imperméable, une hachette, un fusil et un couteau de chasse : tels étaient les compléments de notre équipage.

Comme nous achevions nos préparatifs, un autre métis accourut, tout agité, avec la nouvelle qu’une bande de guerriers sioux rôdait dans les environs. Sorti pour aller chasser le cerf, il avait tout à coup découvert plusieurs Indiens qui se dérobaient sous le bois. Leur peinture et leur équipement lui avaient fait connaître que c’étaient des Sioux sur le sentier de la guerre. Comme les Indiens n’avaient pas l’air de l’avoir aperçu, il avait tourné le dos et pris la fuite, et il avait réussi à rentrer dans l’établissement sans avoir été poursuivi. Nous n’ajoutâmes pas plus de foi à son récit qu’aux avis que nous avions reçus précédemment, et, le lendemain, nous partîmes tout seuls. Et cependant, ces rumeurs et ces renseignements sur l’esprit hostile qui animait les Sioux, si légèrement traités alors par nous, n’étaient que trop fondés, comme le lecteur ne l’ignore pas. Au moment de notre départ, l’Iroquois vint s’asseoir sur la berge ; il fumait en silence et ne témoignait, ni par mot ni par signe, qu’il eût quelque intention d’accepter l’offre que nous lui avions faite la veille. Milton avec Rover était dans le plus petit canot ; Treemiss et Cheadle dirigeaient le plus grand. D’abord notre navigation ne fut pas fort habilement conduite, et nous nous trouvions assez inexpérimentés à manier la rame. Un canot d’écorce de bouleau est si léger sur l’eau qu’il suffit d’une bouffée de vent pour le faire dériver comme une coquille de noix ; et quand le vent vous est contraire, ramer est un travail aussi lent que fatigant. Mais, au bout de peu de temps, nos progrès étaient merveilleux. Milton avait une longue pratique de cet art, et les deux autres avaient souvent dirigé de légères et agiles embarcations sur l’Isis et la Cam[14]. Nous descendions donc assez agréablement, pagayant à notre aise et flottant tranquilles, à l’aide d’un courant paresseux. La journée était chaude et brillante. Nous recherchions l’ombre gracieuse des arbres qui ornaient les rives des deux côtés ; le silence des bois n’était interrompu que par le bruit de nos avirons, les sauts des poissons ou les cris de quelque oiseau ; l’écureuil se jouait et gazouillait au milieu des rameaux des arbres, le pic moucheté frappait de son bec le tronc creux, et, perchés sur la cime la plus élevée de quelque géant desséché de la forêt, l’aigle et le faucon jetaient leurs cris rudes et discordants. Çà et là, le long des rives, des essaims de loriots[15] noirs et dorés se groupaient dans les buissons ; le martin-pêcheur au gai plumage voltigeait en passant ; des canards et des oies nageaient sur l’eau, et le pigeon à longue queue d’Amérique s’élançait comme une flèche au-dessus des arbres. À l’approche de la nuit, des centaines de hiboux huaient autour de nous ; le whip-poor-will (on fouette le pauvre Guillaume) nous faisait tressaillir par la fréquence et la rapidité de ses appels, et le plus mélancolique de tous les oiseaux, le plongeon imbrim, éjaculait ses lamentations lugubres sur le bord d’un lac voisin. Ces scènes et ces rumeurs sauvages, jointes à l’étrange sensation de la liberté, de l’indépendance absolue où nous nous trouvions, nous charmaient profondément.

Nous avions abattu autant de canards qu’il nous en fallait. Nous débarquâmes donc au coucher du soleil, et, tirant nos canots hors de l’eau, nous les mimes sous les buissons qui bordaient la rivière à l’abri des regards de quelque Indien hostile ou errant, puis nous campâmes pour la nuit à la lisière de la prairie. Avant que nous eussions fait la moitié de nos préparatifs, la nuit était noire. Notre inexpérience nous mit dans un cruel embarras au sujet du bois sec qu’il fallait amasser pour notre feu et pour notre cuisine. Cependant nous finîmes par réussir à plumer, à fendre en deux et à ouvrir en aigles déployés nos canards ; ils furent rôtis sur des bâtons à la façon indienne, et en y joignant un peu de thé et quelques dampers ou gâteaux de pain sans levain, nous nous procurâmes un fameux repas ; puis nous nous roulâmes dans nos couvertures sub jove, sous la voûte des cieux, car nous n’avions pas de tente ; mais notre sommeil manqua de son calme habituel : il subissait l’influence des récits que nous avions entendu faire sur les maraudes des Sioux, et nous nous ne dormions que d’un œil.

Plus tard nous nous sommes mutuellement rappelés comment l’un ou l’autre de nous, se dressant tout à coup sur son séant, tâchait de percer de ses regards l’obscurité dès qu’un son inaccoutumé frappait son oreille, ou comment il se levait pour aller avec précaution examiner la cause des craquements et des frôlements qui s’entendent si souvent de nuit dans la forêt, mais qui pouvaient aussi bien trahir rapproche furtive d’un Indien ennemi. Les moustiques abondaient et contribuaient à nous empêcher de dormir. La lumière du matin nous fit constater qu’aucun de nous trois n’était dans son état habituel : Milton qui, sous les ardeurs du soleil, avait pagayé les bras nus, les avait à présent terriblement rouges, enflés et couverts d’ampoules ; Treemiss et Cheadle n’étaient plus reconnaissables, tant leur figure s’était gonflée par suite des morsures de moustiques.

Pendant plusieurs jours, Milton fut hors d’état de manier la rame. Treemiss et Cheadle se virent donc obligés de remorquer son esquif. Cette nécessité nous causa beaucoup de retards, et le plaisir que nous avait fait éprouver l’isolement, pendant les premiers jours du voyage, fit place peu à peu au désir de le voir cesser.

La Rivière Rouge coule presque continuellement dans la terre de la Prairie. Elle a donc pu, dans ces plaines unies, se creuser un canal profond, dont les berges sont couvertes d’arbres de haute futaie qui souvent baignent leur pied dans l’eau. L’aspect de la rivière, qui ne varie pas, et l’étroitesse du paysage, cerné des deux côtés par l’élévation des berges, finirent par rendre monotone notre voyage. Puis cette routine de couper la viande et de la faire rôtir, de charger et de décharger nos embarcations, de pagayer et de chasser, fort amusante le premier jour, finit par nous paraître assez ennuyeuse.

D’ailleurs nos misérables canots ne cessaient pas de prendre de l’eau. Cela nous forçait si souvent à débarquer pour les vider, et à perdre de nombreuses heures pour essayer d’arrêter les voies d’eau, que nous n’avancions que bien lentement dans le trajet des cinq cents milles que nous avions à parcourir. Nous nous décidâmes donc à inspecter à fond nos esquifs, et, espérant les avoir rendus à peu près imperméables, nous nous résolûmes à faire un effort et à voyager toute la nuit. Le temps était magnifique, et, malgré l’absence de la lune, la lumière qui tombait des étoiles était suffisante pour que nous pussions guider notre route.

La nuit nous sembla des plus longues et la fatigue nous endormait presque sur nos rames avant que la lumière du jour vînt nous fournir un prétexte de débarquer, ce que nous fîmes au premier endroit favorable qui se présenta. Sur le bord, nous entrâmes dans la boue jusqu’aux genoux ; mais, pour aller chercher une place plus lointaine, nous étions trop fatigués et nous avions trop envie de dormir. Nous transportâmes nos effets plus haut, où de la terre, glissée d’une abrupte falaise, avait formé un terrain sec, uni et large de quelques mètres carrés. La falaise tournée vers le sud décrivait un demi-cercle autour de nous. Il n’y avait pas un souffle dans l’air. Or, nous nous étions endormis sans avoir rien qui nous garantit contre l’effet des rayons enflammés du soleil de midi ; aussi nous réveillâmes-nous à moitié cuits. Nous avions la veille au soir tué quelques canards ; ils puaient déjà et étaient à moitié pourris. Plutôt que d’en manger, nous les jetâmes à l’eau. La position nous semblait insupportable. Rechargeant donc de mauvaise grâce nos canots, nous nous remîmes à descendre la rivière, pagayant avec langueur, jusqu’à ce que le soir fût venu. Nous appelâmes ce campement le Four. Jamais nous n’avions vu d’endroit aussi chaud, si ce n’est la ville d’Acapulco, au Mexique, qui est dans une exposition parfaitement identique.

Il y avait une semaine que nous étions partis de Georgetown. Nos provisions s’épuisaient, car le pemmican nous avait paru si mauvais que nous l’avions abandonné à Rover. Nous étions donc réduits à nous nourrir de canards sauvages, qui heureusement ne nous manquaient pas. Les jeunes oies aussi étaient de bonne ressource ; car, bien qu’elles eussent presque atteint leur taille et poussé leurs plumes, elles ne pouvaient pas encore voler. Quand nous les poursuivions, elles plongeaient à l’approche de nos canots et finissaient par chercher un refuge sur le rivage. C’était une méprise fatale pour elles : Milton débarquait alors immédiatement avec Rover ; on les découvrait bientôt couchées et satisfaites d’avoir caché leur tête dans le gazon ou dans les broussailles, et elles ne tardaient guère à tomber en notre pouvoir.

Un jour que nous nous livrions à cet amusement assez entraînant, Milton se mit à descendre le courant à la poursuite d’un oiseau blessé, tandis que Treemiss et Cheadle restaient en arrière à chercher quelques-uns de ceux qui s’étaient réfugiés à terre. Le premier ramait gaiement en chassant sa proie, lorsqu’à un tournant subit de la rivière, il se rencontra avec le bateau à vapeur qui remontait un rapide peu profond. Désireux d’aller à bord goûter les friandises dont nous étions privés depuis quelque temps, il entra dans le courant côte à côte du bateau, dont le pont s’étendait par-dessus. L’eau déjà rapide et forte le devenait plus encore par l’effet de la roue d’arrière, qui poussait vivement le petit navire dans cet étroit chenal. Le canot dériva jusque sous la projecture du tillac ; mais Milton le maintint énergiquement, et quelques gens de l’équipage l’ayant saisi le hissèrent obligeamment lui et son canot à bord. Quant aux compagnons qui suivaient Milton à quelque distance, ayant à leur tour aperçu le bateau et partageant le plaisir que cette me avait faite à leur devancier, ils s’élancèrent dans le courant pour monter à bord le plus rapidement possible.

La roue d’arrière fut alors arrêtée ; mais, comme Treemiss et Cheadle approchaient du bateau, on le remit en marche tout à coup. Le canot, tiré avec une effrayante vitesse, passa le long du flanc du bateau et fut aspiré pour ainsi dire par le tourbillon que formait le mouvement de la roue. Ceux qui le montaient eurent besoin de tous leurs efforts pour éviter de se laisser entraîner sous le navire ; mais le rapide les emporta à un quart de mille de distance. Rover fit un essai du même genre ; il fut emporté avec eux, après avoir vainement lutté contre la force du courant. Cheadle et Treemiss étaient furieux contre le capitaine qui venait ainsi de se jouer d’eux, et ils se chamaillaient l’un l’autre tout en tâchant vainement de remonter le rapide. Trois fois ils l’essayèrent, et trois fois ils durent recommencer, toujours emportés. Enfin, à force de ramer, ils se rapprochent, ils ne sont plus qu’à une centaine de mètres, ils arrivent ; mais, à cet endroit, la rivière se resserrait, le courant tournait la pointe avec une vélocité doublée par les obstacles ; et la tête de leur canot virant de bord malgré toute leur énergie, ils se mirent à redescendre de plus belle.

Nos infortunés étaient près de quitter la partie en désespérant de la gagner, lorsqu’ils virent l’autre canot accourir vers eux. Deux hommes le montaient et prouvaient, par leur habileté à manier l’aviron, qu’ils étaient des mariniers expérimentés. Lorsqu’ils eurent accosté, l’un des rameurs changea de place avec Cheadle. Alors les deux bateaux habilement dirigés, rasant la rive, évitant soigneusement le lit du courant, revinrent pour la quatrième fois, mais avec facilité, à l’endroit critique. Ici la lutte reprit tout son intérêt. À chaque instant,entraînés quelques mètres en arrière ils remontaient toujours à la charge. Finalement, ils atteignirent victorieusement le côté du bateau.

Le capitaine eut la bonté de s’arrêter une demi-heure pour nous laisser le temps de faire un bon dîner. Nous apprîmes alors que très-probablement il ne serait pas de retour avant une semaine et nous obtînmes de lui une nouvelle provision de farine et de porc salé ; puis nous nous remîmes en route. Bientôt nous rencontrâmes Rover, qui avait pris terre beaucoup plus bas et qui rentra en sautant dans un de nos canots. Il y avait plusieurs jours que nous continuions notre descente lente et monotone, où nous étions souvent obligés de nous arrêter pour réparer nos barques détraquées, quand nous nous décidâmes à essayer encore un voyage nocturne. La nuit commença belle, avec un ciel plein d’étoiles. Une heure ou deux après, des nuages menaçants s’élevaient de l’ouest et les ténèbres devenaient plus épaisses. Cependant nous allions toujours, espérant bien qu’il n’y aurait pas de tempête. Mais bientôt l’obscurité devint complète. Ce fut, à notre sens, un changement subit. Alors, sans que rien l’eût annoncé, un éclair éblouissant illumina pour un moment la scène sauvage qui nous environnait ; et, presque immédiatement, un épouvantable coup de tonnerre, semblable à l’explosion d’un magasin de poudre, nous arrêta immobiles, silencieux, terrifiés. Un horrible coup de vent balaya la rivière, rompant les grands arbres et les éparpillant comme des brindilles de tous côtés. La pluie qui tomba par flaques nous pénétra jusqu’aux os. À partir de ce moment, les éclairs furent presque incessants, toujours en compagnie des roulements du tonnerre. De temps à autre, une lumière obscure, vacillante, défaillante et bleuâtre, pareille à la flamme d’une lampe remplie d’esprit de vin ou à un feu follet, voltigeait au-dessus de l’eau, mais ne réussissait pas à dissiper la profonde obscurité de la nuit. Elle était accompagnée d’un sifflement effrayant, fort comme celui d’une machine à vapeur et qui suivait le vent, tantôt retentissant à nos oreilles, quand la flamme était prochaine, et tantôt s’éloignant avec elle.

Nous nous trouvions dans le foyer même de la tempête. L’air était surchargé d’électricité, et, selon le changement des vents, le fluide électrique se jouait en passant dans nos cheveux et les hérissait. L’odeur de l’ozone avait tant de force qu’elle nous faisait ronfler et qu’elle nous obligeait à remarquer ce phénomène, parmi les autres plus terribles qui signalaient la tempête. Nous essayâmes de prendre terre tout de suite, mais les ténèbres avaient une telle intensité qu’il nous fut impossible de parvenir à distinguer, pour les éviter, les saillies et les arbres abattus qui encombraient la rive aussi glissante qu’escarpée. La force du courant nous lançait contre ces obstacles, de façon à nous faire comprendre qu’il nous fallait abandonner notre dessein, si nous ne voulions ni être coulés à fond ni voir déchirer les bordages de nos embarcations, presque aussi frêles que du papier. Nous n’aurions eu dans ce cas que bien peu de chances de salut, car la rivière était profonde ; et, même en supposant que nous pussions, au milieu des ténèbres complètes qui nous enveloppaient, trouver le bord, il y avait peu d’apparence que nous fussions en état d’en gravir les talus glissants. Nous n’avions donc rien à faire que d’affronter la tempête jusqu’au lever du jour. En conséquence, nous attachâmes les deux canots l’un à l’autre et nous nous livrâmes à la fureur des éléments. Il ne fut pas facile d’amarrer bord à bord nos esquifs ; mais, grâce à des appels réitérés, en mettant à profit les illuminations momentanées que produisaient les éclairs, nous finîmes par y parvenir. Treemiss, couché sur l’avant, surveillait attentivement la marche, tandis que nous, assis à l’arrière, nous essayions de la diriger. Chaque fois qu’un éclair jetait sa lueur pour un instant devant nous, il pouvait signaler les rochers et les saillies que nous avions en tête ; alors nous, par un vigoureux coup d’aviron, nous évitions les brisants pendant l’intervalle d’obscurité qui suivait.

Après une courte période d’aveuglement, un autre éclair venait nous montrer que nous n’avions évité un danger que pour nous avancer vers un autre, qui était à quelques mètres de nous. Les heures succédèrent ainsi aux heures. La tempête rugissait toujours avec la même fureur et la pluie ne cessait pas de tomber par torrents. En vain, nous recherchions avec anxiété à découvrir la première lueur annonçant le jour. La nuit semblait ne vouloir pas finir. Les canots se remplissaient d’eau peu à peu ; nous en avions presque jusqu’à la poitrine ; à peine si les plats-bords surmontaient le fleuve. Bientôt nous doutâmes qu’ils pussent flotter jusqu’à l’aurore.

L’air de cette nuit était froid et humide. Dans notre involontaire bain de siége, avec la pluie qui nous fouettait en tous sens, nous frissonnions de la tête aux pieds ; nos dents claquaient, et c’est à peine si nos mains engourdies pouvaient tenir les rames. Cependant, malgré les sentiments de désespoir qui parfois nous portaient à nous abandonner au hasard, nous n’osâmes pas nous reposer un seul instant de nos fatigues, ni cesser de surveiller notre course ou d’éviter les saillies et les rochers.

Jamais aucun de nous n’oubliera les souffrances de cette nuit, ni l’immense sentiment de consolation que nous fit éprouver, je ne dirai pas la première apparition du jour, mais la première diminution des ténèbres, Peu après, la tempête s’apaisa sensiblement ; mais la pluie continuait à tomber à flots, lorsque nous nous hâtâmes de profiter de l’aube pour débarquer sur une rive fangeuse, la première place praticable que nous eussions découverte, Après avoir tiré à terre aussi haut que possible nos canots, pour que le courant qui montait ne pût pas les enlever, nous nous enveloppâmes dans nos couvertures toutes dégouttantes d’eau, et, dans l’épuisement où nous jetait la fatigue, nous nous endormîmes d’un long et profond sommeil[16].

À notre réveil, le soleil déjà haut brillait dans le ciel, où il n’y avait plus un nuage, et nos couvertures étaient déjà séchées. Nous nous levâmes donc ; nous étendîmes nos effets sur les buissons et nous essayâmes d’allumer du feu. Comme nos allumettes et notre amadou étaient mouillés, nous perdîmes beaucoup de temps à tâcher d’obtenir du feu en essayant d’enflammer des morceaux de linge sec par un coup de fusil. Au milieu de ces tentatives parut un autre aventurier. Il descendait la rivière dans un dug-out, espèce de petit canot creusé dans un tronc d’arbre. Nous le hélâmes à son passage. Il aborda et nous fournit quelques allumettes sèches. Ayant campé dans une place abritée, avant le coucher du soleil, la veille, il avait eu le temps de protéger tous ses effets contre la pluie avant qu’éclatât la tempête. Nous ne tardâmes pas à faire un grand feu. Toute la journée fut employée à sécher ce que nous avions, et à réparer nos canots. Cette fois, notre succès fut complet. Les trous furent bouchés avec des morceaux de mouchoirs qui étaient enduits de résine. Mais nos souffrances étaient loin de toucher à leur fin. Une hache se brisa, ainsi que le manche de notre poêle à frire. Cela nous réduisit désormais à couper le bois pour notre feu avec nos couteaux de chasse et à manier notre ustensile de cuisine au moyen d’un bâton fendu.

D’ailleurs, l’espérance que nous avions d’avoir une bonne nuit de repos fut cruellement désappointée. Deux heures environ avant l’aube, les roulements lointains du tonnerre nous réveillèrent. Immédiatement nous fûmes sur pied, et nous nous occupâmes à mettre tout à l’abri aussi bien que possible. Peu après, une tempête, presque aussi terrible que celle de la nuit précédente, fondait sur nous. Nos vêtements imperméables se trouvèrent trop courts pour nous garantir du déluge d’eau qui inondait la terre et pénétrait dans nos couvertures. Cependant nous eûmes le bonheur d’empêcher nos allumettes de se mouiller et, dès que la pluie eut cessé, nous pûmes faire du feu. Mais, vers midi, tous nos effets furent de nouveau trempés et il nous fallut passer le reste de la journée à sécher, comme auparavant, nos couvertures et nos vêtements.

Le troisième jour après notre arrivée dans ce camp des Désastres, juste comme nous étions prêts à partir, nous fûmes encore attrapés par une terrible tempête et par le tonnerre, et réduits de nouveau à la même condition pitoyable. Nous nous remîmes à tordre nos pantalons, nos chemises et nos couvertures, et à nettoyer nos fusils, d’assez mauvaise humeur, car nous commencions à désespérer de jamais pouvoir quitter ce lieu, témoin de nos contre-temps.

Heureusement le quatrième jour n’amena ni tempête ni tonnerre, et, à partir de là, nous eûmes un temps magnifique pour le reste de notre trajet.

Ce fut avec joie que nous nous éloignâmes de ce camp lugubre. Les rives portaient des marques nombreuses de la fureur des tempêtes récentes. Partout ce n’étaient que grands arbres déracinés, que troncs rompus à ras de terre, qu’éclats arrachés ou coupés par le feu du ciel. Évidemment, cette tempête avait été de celles qu’on appelle ici une tempête-ruban, c’est-à-dire une tempête qui a pour sillon le cours d’une rivière. Ces phénomènes n’occupent qu’une ligne fort étroite, mais ils y développent une véritable violence de destruction.

Nous avions alors épuisé toutes les provisions que nous avions emportées. Durant plusieurs jours, nous vécûmes sur les produits de notre pêche et de notre chasse. Un gros brochet de dix à douze livres nous suffit pour deux jours. De temps en temps nous prenions une quantité d’yeux-d’or, espèce de poissons semblable à la vaudoise. Comme nous avions eu le malheur de briser notre dernier hameçon, nous attrapions ces poissons à l’aide de deux aiguilles par les trous desquelles nous faisions passer la ligne et auxquelles nous attachions l’amorce. Un soir, nous n’eûmes pour souper qu’une couple d’yeux-d’or. Le lendemain, de très-bonne heure, les tiraillements de nos estomacs nous réveillèrent. Presque toute cette journée nous restâmes à ramer en plein soleil, sans force, sans courage et mourants de faim. Les canards ni les oies ne se montraient plus ; aucun yeux-d’or ne se laissait prendre à nos amorces. Cependant nous savions que nous avions encore au moins cent cinquante milles à faire. Notre seule espérance d’échapper à la famine était fondée sur la prompte arrivée du bateau à vapeur. Qu’on se rappelle en effet que, dans toute la distance des quatre cent cinquante milles qui séparent Georgetown de Pembina, à soixante milles au-dessus du fort Garry, il n’y a pas de chance de rencontrer d’habitants, à moins que ce ne soient quelques partis d’Indiens. Nous eûmes une furieuse tentation de nous arrêter à nous reposer durant l’ardeur du jour ; mais l’espoir de trouver quelque chose à manger avant la tombée de la nuit nous fit continuer notre route.

Enfin notre persévérance trouva sa récompense. Un peu avant le coucher du soleil nous rencontrâmes un troupeau d’oies et nous nous jetâmes avec ardeur à leur poursuite. Langueur et fatigue, tout était oublié. Nos rames manœuvraient avec fureur. La perspective d’un bon souper nous poussait en avant. Trois oies tombèrent ; plus loin, nous tuâmes sept canards et, avant d’avoir trouvé un endroit où nous pussions camper, nous avions abattu deux oies de plus. Cela nous faisait des provisions pour une couple de jours. Nous ne perdîmes pas de temps à allumer le feu, non plus qu’à plumer et à vider le gibier. La viande n’était pas à moitié cuite que nous la dévorions avec plus de plaisir vraiment que si nous nous fussions trouvés dans les salons de Delmonico ou de la Maison Dorée. En somme, nous consommâmes à ce mémorable repas deux oies et quatre canards. Il est vrai que, comme dirait un Yankee, c’étaient des oies et des canards « tout juste », c’est-à-dire sans rien avec. Quel profond et quel satisfaisant sommeil nous eûmes cette nuit-là ! Au point du jour, le bruit du bateau à vapeur nous réveillait ; nous courûmes au bord de l’eau et pour sûr nous vîmes s’avancer l’International. Le capitaine nous avait déjà aperçus. Il s’arrêta, et quelques minutes après, nous étions à son bord, étudiant, sans parler, les mérites d’un repas composé de pain, de porc salé et de mélasse. Cela nous semblait délicieux. Nous avions assez de notre canotage, car il y avait seize jours que nous étions partis de Georgetown. Le lendemain, nous passions à Pembina. C’est un établissement de métis, sur la frontière même qui sépare le territoire des États-Unis et celui de la Nouvelle-Bretagne. Le jour suivant, qui était le septième d’août, nous arrivions au fort Garry. À peine avions-nous jeté l’ancre en face du fort qu’un nombre de visiteurs, principalement de métis, monta à bord. Parmi eux, se trouvait La Ronde, un des compagnons de Milton dans un voyage que celui-ci avait fait précédemment à travers les plaines. En le revoyant, il se laissa aller aux démonstrations de joie les plus extravagantes et lui affirma qu’il était disposé à le suivre jusqu’au bout du monde, s’il le lui demandait.

Il nous apprit que notre arrivée était attendue. Deux hommes, partis après nous de Georgetown, étaient venus par terre à Fort-Garry quelques jours auparavant, et, comme notre voyage avait en somme pris un temps extraordinairement long, on commençait à être fort sérieusement inquiet à notre égard. De fait, La Ronde avait achevé tous ses préparatifs pour partir immédiatement à notre recherche, si nous n’étions pas arrivés par le bateau. Nous plantâmes notre tente près de sa maison plutôt que de nous soumettre à la vie désagréable qu’on mène dans ce qu’on appelle ici l’hôtel, et nous ne vîmes pas que nous ayons jamais eu lieu de regretter d’avoir immédiatement commencé à vivre sous la toile.




CHAPITRE III.


Fort Garry. — Origine de la colonisation de la Rivière Rouge. — Les premiers colons. — Leurs souffrances. — Les gens du Nord-Ouest. — Les sauterelles. — Les merles. — L’inondation. — La colonie en 1862. — Souveraineté de la Compagnie. — Agriculture à la Rivière Rouge. — Fertilité du sol. — Isolement de la colonie. — La Compagnie a pour politique d’en empêcher le développement. — Elle se conduit avec justice et bonté envers les Indiens. — Il est nécessaire d’établir un gouvernement colonial. — Valeur du pays. — Les Canadiens français et les métis. — Leur nonchalance et leur frivolité. — Chasseurs et voyageurs. — Faculté extraordinaire pour supporter la fatigue. — Colons anglais et écossais. — Chasses du printemps et de l’automne. — La vie au fort Garry. — Il est trop tard pour traverser les Montagnes Rocheuses avant l’hiver. — Nos projets. — Les hommes. — Les chevaux. — Bucéphale. — Notre équipage. — Nous quittons le fort Garry. — La noce. — Dernière débauche de la Ronde. — Délicieux voyage. — Alarme nocturne. — Désertion de Vital. — Fort Ellice. — Retards. — Comment se fait le pemmican. — Son utilité pour les voyageurs. — Volées d’oiseaux sauvages. — Bonne chasse. — L’été dans le territoire de la Compagnie. — Pays des lacs salés. — En quête de l’eau. — Instinct du cheval. — La Saskatchaouane méridionale. — Arrivée à Carlton.


Le Fort Garry (nous entendons ici le bâtiment lui-même et non l’ensemble de la colonie qu’on désigne ordinairement par ce nom) est situé sur la rive gauche ou septentrionale de l’Assiniboine, quelques mètres en amont de l’endroit où celle-ci tombe dans la Rivière Rouge. C’est un carré de murs élevés, en pierre, flanqué de tours à chaque angle. L’intérieur contient quelques bâtiments solides, en bois, comme la demeure du gouverneur, la prison et les magasins où la Compagnie renferme ses fourrures et ses biens. Le comptoir où l’on vend des articles de toute espèce, est, du matin au soir, encombré par une foule de colons et de métis, qui s’y rencontrent pour cancaner et pour se payer les uns aux autres des petits verres de rhum et d’eau-de-vie, autant que pour faire des achats.

La colonie de la Rivière Rouge s’étend par delà le fort Garry à une vingtaine de milles vers le nord, le long du bord de la Rivière Rouge, et à une cinquantaine vers l’ouest, le long de son affluent l’Assiniboine. Ceux des habitants qui sont les plus riches, demeurent dans des maisons en bois, grandes et bien bâties ; et les métis les plus pauvres, dans des huttes en poutres brutes, ou même dans des loges indiennes[17]. On y trouve plusieurs temples protestants, une cathédrale et un couvent de femmes catholiques, et des écoles de plusieurs dénominations. Les environs sont généralement des pays ouverts, une prairie plate ; à quelques exceptions près, les arbres de haute futaie ne poussent que sur le bord de l’eau. La colonisation remonte à l’année 1811. À cette époque, le comte de Selkirk acheta à la Compagnie de la baie de Hudson et aux Indiens Cries et Sauteux[18], une large bande de terrain se développant le long des deux rives de l’Assiniboine et de la Rivière Rouge. Le pays n’avait pas alors d’autres habitants que des tribus errantes d’Indiens. Il était de temps en temps visité par des employés des compagnies du Nord-Ouest et de la baie de Hudson, qui possédaient des comptoirs aux environs. De grands troupeaux de bisons, aujourd’hui repoussés bien loin à l’ouest de la Rivière Rouge, passaient dans ces prairies et descendaient dans les riches pâturages de l’État actuel de Minnesota jusqu’au Mississipi.

La première bande d’émigrants se composait de familles écossaises, envoyées par l’entremise de lord Selkirk. Elle atteignit, en 1812, le pays concédé, et reçut des renforts successivement jusqu’à l’année 1815. Jamais ceux qui, les premiers, s’établirent dans un nouveau pays, n’ont été soumis à de plus dures épreuves, n’ont eu de plus réels motifs de découragement. Les sept ou huit années qui suivirent leur première arrivée furent des plus rudes. D’abord, les employés canadiens ou métis de la Compagnie des fourrures du Nord-Ouest, les considérant comme les protégés de leur rivale la Compagnie de la baie de Hudson, les attaquèrent et les forcèrent de se mettre en sûreté à Pembina. Ils y passèrent l’hiver, vivant des charités que leur faisaient les Indiens et les métis. La rareté des provisions leur fit endurer bien des maux ; mais ils souffrirent aussi beaucoup de ce qu’ils n’avaient pas les moyens suffisants pour se garantir contre les rigueurs du climat. Les gens du Nord-Ouest les attaquèrent encore après leur retour dans l’établissement. Plusieurs des colons furent tués ; le reste fut rejeté en exil, et leurs demeures furent pillées et détruites. La troisième fois qu’ils revinrent, la mauvaise fortune sembla s’acharner à détruire les récoltes qu’ils s’efforçaient de produire pour soutenir leur existence. Par exemple, et deux ans de suite, des sauterelles dévorèrent les récoltes qui semblaient près de leur rendre au centuple les frais qu’elles avaient coûtés. À peine si les colons purent sauver une petite quantité de semailles que les femmes récoltèrent dans leurs tabliers. Ces insectes arrivaient comme des armées. Ils formaient des monceaux par terre. Ils éteignaient par leur nombre les feux qu’on allumait au dehors. Ils empestèrent le terrain, ils empoisonnèrent les eaux par la masse de leurs cadavres en putréfaction. Les sauterelles ont disparu ; du moins, depuis lors, on ne les a pas revues dans la colonie ; mais, à leur place, sont arrivés des myriades de merles, et les récoltes ne s’en sont point mieux trouvées. Enfin, ce n’est guère qu’à partir de 1821, neuf ans après le premier établissement de la colonie, que ces infortunés ont réussi en partie à recueillir le fruit de leurs travaux. La Compagnie du Nord-Ouest venait de faire fusion avec la Compagnie de la baie de Hudson. À partir de là, les colons n’étant plus attaqués, ont fait des progrès lents, mais incontestables. Le seul malheur qu’ils aient eu à supporter jusqu’ici, ç’a été une désastreuse inondation qui leur a enlevé des chevaux, du bétail, des meules de blé et même quelques-uns d’entre eux[19].

En 1862, ils formaient un assemblage fort hétérogène de huit mille âmes environ. On y trouvait des Anglais, des Irlandais, des Écossais, des Canadiens anglais, des Canadiens français, des Américains venus des États-Unis, des métis anglais, des métis canadiens et des Indiens. Presque toute cette population, à l’exception d’un petit nombre de négociants et de marchands libres, vit par l’assistance de la Compagnie. La Compagnie y est souveraine[20]. Elle fait les lois, achète les produits de la chasse et du sol, et vend en échange ce qui peut satisfaire aux besoins et aux fantaisies de la vie.

Les fermiers de la Rivière Rouge sont riches en grains et en troupeaux de bêtes à corne et de bêtes à laine. Ils en ont plus qu’il ne leur en faut et vivent dans une abondance relative. La fertilité du sol est telle que les fermiers sèment tous les ans, sans se servir d’engrais, du blé dans la même terre et récoltent à l’acre cinquante ou soixante boisseaux. Le pâturage est de la plus belle qualité et n’a pas de limite. Ce fait avait depuis longtemps été suffisamment établi par l’innombrable quantité de troupeaux de bisons que le pays nourrissait. Cependant cette colonie reculée dans un coin du globe n’a pour ainsi dire pas de communication avec le reste du monde. Ses seules relations sont avec le jeune État de Minnesota au moyen de ce bateau à vapeur qui, l’été, navigue sur la Rivière Rouge, et avec l’Angleterre au moyen du vaisseau de la Compagnie, qui vient une fois l’an apporter des denrées à la factorerie d’Yorck, située à l’embouchure du Nelson dans la baie de Hudson. Il en résulte que les fermiers ne trouvent pas de marché pour l’écoulement de leurs produits[21].

La Compagnie croit de son intérêt de s’opposer à l’immigration et de conserver au pays le caractère d’une vaste réserve pour les animaux à fourrure. La colonie ne s’est donc guère jusqu’ici recrutée qu’au moyen des serviteurs de la Compagnie qui, lorsqu’ils prennent leur retraite, viennent s’établir à Fort-Garry. Un autre point de la politique de la Compagnie est de décourager tout autre commerce que celui qui se fait par son entremise. En 1849, voulant faire respecter son monopole au sujet du commerce des fourrures, elle a emprisonné quatre métis qui, au mépris de ses lois, avaient acheté des fourrures aux Indiens. Les métis prirent les armes et une révolution devint imminente. La Compagnie dut renoncer à son procès ; et, jusqu’ici, elle s’est contentée d’empêcher, autant qu’elle l’a pu, le commerce libre, en excommuniant ceux qui s’en sont rendus coupables, c’est-à-dire en refusant de leur procurer aucune des denrées dont on se fournit dans ses magasins. Cette politique compressive, oppressive, excite continuellement le mécontentement de la population indépendante, qui, non sans motif, a peu de foi dans l’équité des lois promu1guées par la Compagnie, fort vraisemblablement avec l’intention de garantir ses intérêts plutôt que de favoriser le bien général. C’est le Gouverneur qui nomme les membres du Conseil législatif, les magistrats et tous les officiers publics.

Nous croyons que la Compagnie de la Baie de Hudson a exercé aussi bien que possible la puissance à peu près absolue dont elle jouit, en ce sens qu’elle a appliqué avec justice et impartialité les lois qu’elle a faites. Elle a su, en tenant ses engagements et par de bons traitements, s’assurer le respect et l’affection des Indiens. Mais les jours du monopole sont passés. N’est-il pas étrange de voir une colonie gouvernée encore par une compagnie de négociants dont l’intérêt principal est d’empêcher qu’elle ne se développe ? Cette anomalie doit promptement cesser. Il faut donner à cette colonie un gouvernement dont les efforts soient dirigés à ouvrir et à développer une contrée si admirablement disposée pour l’agriculture et l’élève des bestiaux.

Entre la Rivière Rouge et les Montagnes Rocheuses, les fertiles vallées qu’arrosent l’Assiniboine et les Saskatchaouanes présentent un champ d’au moins soixante millions d’acres, composés du sol le plus riche et n’attendant que le travail des fermiers quand on leur permettra d’y entrer et de s’y installer. Ce magnifique pays pourrait nourrir une population énorme ; il reste sans utilité. C’est à peine s’il suffit à la vie d’un petit nombre d’Indiens et à la fortune des actionnaires du dernier grand monopole.

Depuis l’époque où nous l’avons visité, il a passé entre les mains d’une nouvelle compagnie. Celle-ci vient de charger le docteur Rae d’étudier l’établissement d’une ligne télégraphique à travers les territoires qu’elle possède, afin de faire communiquer le Canada avec la Colombie Britannique, Le symptôme est excellent. Il donne l’espérance que la nouvelle Compagnie sera dans sa politique plus libérale que l’ancienne ne l’a été.

On aurait tort pourtant d’attribuer uniquement au despotisme de la Compagnie de la baie de Hudson la situation stationnaire de la colonie de la Rivière Rouge. Il faut bien, jusqu’à un certain point, en faire remonter la responsabilité à la nonchalance incorrigible et au défaut d’économie qui caractérisent les Canadiens français et leurs parents les métis français. Or ce sont eux qui en grande partie forment la population de la colonie. Les plus nombreux même sont les métis français, qui malheureusement, sont justement les membres sur lesquels la communauté peut faire le moins de fond et qui en sont les moins productifs. Inconstants, légers, emportés, passionnés pour la toilette et pour le plaisir, ils ont un invincible dégoût de tout travail utile. Aussi est-il fort rare de voir quelques-uns d’eux s’élever à une position assurée d’aisance et de bien-être.

M. Ross, dans son Histoire de la colonie de la Rivière Rouge, en a dessiné de main de maître un portrait que nous demandons la permission de reproduire ici. « Les Canadiens et les métis, dit-il, ont mêlé leurs établissements et se ressemblent fort par leur genre de vie. À proprement parler, ils ne sont ni fermiers, ni chasseurs, ni pêcheurs, mais ils se livrent à ces trois occupations à la fois, suivant leurs caprices ou les circonstances. Ils cultivent aujourd’hui ; demain ils chasseront et, le surlendemain, ils pêcheront : le tout sans projet arrêté, généralement sans profit, mais sans se laisser déconcerter. Ils ont beaucoup de goût pour les aventures et fort peu pour le travail régulier. Ils mettent un grand agrément dans les relations ; néanmoins ils sont plus souvent utiles à eux-mêmes qu’à autrui ; ils soignent leurs intérêts autant qu’ils le peuvent sans grand parti pris, ni réflexion. En somme, ils sont heureux. » Une grande partie de leur temps se passe à chanter, à danser et à causer de maison en maison. Ils se grisent quand ils en ont l’occasion. C’est une race gaie, légère, obligeante, généreuse jusqu’à l’insouciance, hospitalière et extravagante. Le bal pour eux commence tous les soirs, durant l’hiver. Une noce se célèbre à table ouverte. Les violons se succèdent alors sans relâche au service des danseurs pendant la nuit entière, ce qui souvent se prolonge jusqu’à une heure avancée du lendemain. Peu à peu la plupart des hôtes deviennent incapables de danser. En effet, le rhum coule abondamment dans ces occasions et, quand un métis boit, il le fait, suivant son expression, comme il faut, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il se procure le bonheur si désiré d’une ivresse complète. La vanité est un autre de leurs défauts habituels. Pour obtenir la possession enviée d’une belle parure, d’un fusil, d’un cheval et d’une meute de chiens qui flatte leur fantaisie, ils laisseront manquer de quoi vivre eux et leurs familles. Profondément superstitieux, croyant fermement aux songes, aux présages, aux pressentiments, ils sont tout naturellement les fervents disciples de l’Église romaine. Soumis complètement à l’influence cléricale et observateurs scrupuleux des formes extérieures de leur culte, ils n’en sont pas moins grossièrement immoraux, souvent déshonnêtes et généralement peu dignes de confiance.

Mais, comme chasseurs, guides ou voyageurs, ils n’ont pas de rivaux, Plus puissamment bâtis ordinairement que les purs Indiens, ils joignent à l’esprit de ressource et à la faculté de supporter la fatigue, comme ceux-ci, la force musculaire et la persévérance du blanc. Qu’ils aient des vivres en abondance ou qu’ils en manquent ; qu’ils aient une charge sur le dos, tendent des trappes dans les bois, frayent avec des chaussures appropriées un sentier dans la neige profonde pour les chiens attachés aux traîneaux, ou qu’ils les suivent sur un sentier battu en courant du matin jusqu’au soir, ils iront sans s’arrêter, faisant pendant une semaine cinquante à soixante milles d’une traite, chaque jour, sans trahir le moindre signe de fatigue.

L’autre portion des colons établis près de la Rivière Rouge se compose des Anglais et des Écossais avec ce qu’il y a de mieux parmi leurs parents métis. Elle forme un agréable contraste avec leurs voisins, les Français. Ils sont économes, industrieux et la plupart d’entre eux s’assurent une existence aisée. Quelques-uns des métis, qui tiennent plus de l’Indien que de l’Anglais, ont, il est vrai, peu de supériorité sur les Canadiens ; mais ce doivent être des exceptions, car nous n’en avons guère rencontré qui égalassent les métis français en paresse et en frivolité.

Ces différentes classes ont chacune son canton à part dans la colonie. Les Anglais et les Écossais ont leur établissement à l’ouest de la Rivière Rouge et au nord de l’Assiniboine ; tandis que les Français sont au sud de l’Assiniboine et à l’est de la Rivière Rouge. Les Indiens qui fréquentent le fort Garry appartiennent à la tribu de Sauteux et à quelques autres qui dépendent de la grande nation des Chipeouays ; on y voit aussi des Cries et des Assiniboines. Quant aux Sioux, qui sont les ennemis de tous ceux que nous venons de nommer, ils ne visitent que rarement la colonie, en temps de paix.

Les deux plus grands événements qui ont lieu chaque année à la Rivière Rouge, ce sont les chasses du printemps et de l’automne ; car le bison fournit encore les principales provisions pour la nourriture. Le pemmican et la viande desséchée, comme chez nous le lard, font toujours la base de l’alimentation de chaque famille. Donc, aux saisons convenables, toute la population des métis bien portants se dirige en un seul corps vers les plaines, emmenant avec elle les chevaux et les charrettes. Beaucoup de fermiers, qui ne partent pas en personne, louent des métis, qui chassent pour leur compte. Ces expéditions prennent à présent de larges proportions. Souvent elles sont composées de plus de cinq cents chasseurs, qui se font accompagner de leurs femmes et de leurs enfants pour préparer les repas. Il n’est pas rare que le nombre des charrettes qui les suivent monte à quinze ou seize cents. Dès que le bison est découvert, les cavaliers se forment en ligne et s’avancent le plus près possible avant que le troupeau se mette en fuite. À ce moment, le capitaine donne l’ordre, et tous s’élancent, aussi vite que peuvent les porter leurs chevaux, au milieu du troupeau. Les bêtes les plus grasses sont séparées des autres et tuées. Souvent on en abat plus d’un millier dans la journée.

Nous passâmes très agréablement trois semaines au fort Garry. Le temps était magnifiquement beau et brillant. Il n’y avait pas un nuage au ciel, et, quoique la chaleur fût intense, notre vie inoccupée nous plut beaucoup durant quelque temps.

L’évêque anglican, le docteur Anderson, eut pour nous beaucoup de bonté et de prévenance. Quant au gouverneur de la Rivière Rouge, M. Mac Tavish, il nous donna toute l’assistance possible pour préparer notre expédition. Rien n’aurait troublé notre bien-être sans les multitudes de moustiques et de cousins qui nous assaillaient toutes les nuits. Si nous voulions dormir un peu, nous étions obligés d’enfumer notre tente avant que d’y entrer. Pour y parvenir, nous coupions à un bout un trou dans la terre, nous y allumions au fond un petit feu, et, quand il était bien pris, nous le chargions de gazon et de terre. Ainsi disposé le feu continuait à couver et à fumer jusqu’au lendemain matin ; mais parfois il était si efficace que nous étions réveillés la nuit, à moitié asphyxiés, et que nous étions obligés de nous élancer hors de la tente pour éviter de l’être tout à fait.

Pendant notre séjour, arrivèrent au Fort lord Dunmore et quelques-uns des officiers aux gardes qui tenaient garnison à Montreal. Ils allaient à la chasse du bison dans les plaines. Le complément de leurs préparatifs ne dura pas longtemps, et ils partirent avant nous pour le fort Ellice, sur l’Assiniboine.

Après avoir pris soigneusement nos informations, nous nous arrêtâtmes à la conclusion que la saison était déjà trop avancée pour que nous pussions essayer de traverser les Montagnes Rocheuses avant l’hiver. Nous convînmes donc de nous avancer dans l’ouest jusqu’à un point situé dans les environs de la Saskatchaouane et que nous trouverions à nos convenances ; là, nous passerions l’hiver, nous tenant prêts à nous avancer vers les montagnes au commencement du prochain été. Nous fûmes aussi informés que plusieurs partis d’émigrants, comptant ensemble à peu près deux cents hommes, principalement Canadiens, avaient, dans le commencement de cet été-ci, passé en se dirigeant vers la Colombie Britannique.

Le soir du 22 août, nous avions terminé nos arrangements et nous étions prêts à partir le lendemain matin. Nous avions engagé quatre hommes : Louis La Ronde, le chef et le guide de la caravane ; Jean– Baptiste Vital, Toussaint Voudrie et Athanase Bruneau. Tous étaient des métis français. La Ronde jouissait d’une excellente renommée comme chasseur et comme trappeur. Il était très-fier d’avoir accompagné le docteur Rae dans quelques-uns de ses voyages extraordinaires. C’était un garçon beau, grand, bien taillé, avec une belle figure et dont les attraits passaient pour irrésistibles auprès du beau sexe. Vital était une espèce de chien à la figure sinistre ; taille épaisse, cou de taureau, à l’air hargneux et mal bâti. Il prétendait avoir voyagé avec l’expédition du capitaine Palliser[22], et vantait continuellement son adresse, sa bravoure dans les rencontres avec les Indiens et le nombre extraordinaire d’ours gris qu’il avait tués. Voudrie était petit, brun, très-bavard et causant bien, mais ayant peu de prétentions à l’expérience des chasses et des voyages. Bruneau, fils d’un magistrat de la Rivière Rouge, était grand, avait bon air, mais son esprit était borné et il servait de plastron aux plaisanteries des autres. Nous causions avec nos hommes en français du Canada, car ils n’avaient qu’une notion très-imparfaite de la langue anglaise. Entre eux, ils se servaient d’une espèce de patois mêlé de français et d’indien, et qui pendant longtemps nous resta parfaitement inintelligible.

Nous nous étions procuré d’excellents chevaux de selle. Treemiss montait le cheval qui, dans les courses, était le champion de la colonie, et Milton, un de ses vieux favoris. Le cheval de La Ronde avait maintes fois été vainqueur sur le turf ; mais celui de Cheadle était peut-être le plus extraordinaire de toute la cavalcade. Il s’appelait Bucéphale. Sa hauteur était presque de cinq mains, la main valant 0m,1016. Il avait les épaules droites ; une de ses jambes, informe et courbée ; la tête très large, et la queue fort longue. En route, il choppait toujours. Quand Cheadle commença à s’en servir pour parcourir la colonie, il était par lui lancé sur presque toutes les portes et les clôtures. Dès que le cheval en apercevait une, il courait vers elle, puis s’arrêtait soudain, immobile comme un roc, invitant sans doute son cavalier à descendre et à l’attacher. C’était une preuve irréfutable des habitudes de bavardage qui avaient distingué son martre précédent. Néanmoins Bucéphale se montra le plus utile peut-être de nos chevaux. Sans faire une faute, sans jeter une seule fois son cavalier à terre, il poursuivait le bison sur le terrain le plus inégal ; bref il finit par réussir à porter nos bagages par-dessus les montagnes jusque dans la Colombie Britannique.

Nos provisions consistaient en pemmican, en viande séchée, farine, thé, sel, tabac, rhum et en une bonne quantité de munitions ; nous avions des couvertures et des robes de bison, enfin des couteaux et des colifichets pour faire ou des échanges ou des cadeaux. Tous ces effets, plus une tente de toile, remplissaient six des charrettes petites et grossières dont on se sert ici. Elles sont tout en bois. Sans doute elles se brisent plus aisément que si le fer y était employé ; mais aussi elles peuvent être raccommodées même quand on se trouve dans un endroit où il n’y a ni fer ni forgeron.

En échange de nos bottes et de nos habits, nous nous procurâmes le costume du pays, c’est-à-dire des moccasins et des chemises de chasse faites en peau de daim ou de caribou. Quant aux armes, chacun de nous portait un fusil à deux coups, un couteau de chasse et un revolver, mais nous ne prenions cette dernière pièce que dans les passages dangereux.

Qu’on nous permette ici de donner un conseil à quiconque voudra par la suite parcourir les territoires de la baie de Hudson. Si l’on ne se propose que de chasser le bison l’été dans la plaine, on peut prendre avec soi des charrettes et des provisions abondantes et, si l’on veut, une carabine rayée. Mais celui qui cherche à connaître toutes les phases de la vie sauvage, en la menant comme nous l’avons fait durant tout un hiver, celui-ci devra se contenter d’un fusil de chasse à deux coups, pourvu qu’il porte bien la balle. La neige profonde en effet ne supporte pas les charrettes et tout doit être transporté dans des traîneaux tirés par des chiens, Il faut alors épargner tout poids inutile. D’ailleurs il est presque inévitable qu’un fusil mis sur un traîneau soit courbé ou brisé. Enfin, dans la forêt, le chasseur doit porter sur son épaule tout son bagage et ses provisions.

Ainsi, dans l’un et l’autre cas, deux fusils sont de trop. Chasseur ou trappeur, on ne vit guère que de gibier à plume, C’est presque le seul qu’on tue. Car les plus grosses bêtes ne sont pas fréquentes. Or, si bon tireur qu’on soit, avec la carabine, on n’abattra guère d’oiseaux au vol ; moins souvent encore, on en tuera deux ou trois d’un coup, comme il est indispensable de le faire si l’on désire économiser sa poudre, afin d’éviter de mourir de faim. Un bon fusil de chasse uni porte assez loin, à soixante ou quatre-vingts mètres, ce qui est suffisant en pratique. Enfin l’expérience que nous avons eue ne mous a pas laissé le souvenir d’un seul cas où nous n’ayons pas pu nous mettre à cette distance du gros gibier.

Ce fut dans d’excellentes dispositions que, le 23 août, nous partîmes du fort Garry. Nous nous sentions libres comme l’air en escortant la suite de nos charrettes qui transportaient tout ce que nous possédions en Amérique. Nous avions quelques chevaux de rechange qui trottaient derrière nous aussi naturellement que Rover. La route longeait la gauche de l’Assiniboine d’assez près, à travers une prairie plane, parsemée de loin en loin de bouquets d’arbres et de maisons. En traversant un de ces hameaux, Voudrie nous apprit qu’il avait un de ses cousins (les cousins d’un métis sont sans nombre) qui s’était marié le matin même. Il nous invitait donc aux fêtes de la noce qui se célébraient à l’instant même et tout à côté, dans la maison du père du fiancé. Nous n’étions pas sans curiosité de voir une noce. En conséquence, nous acceptâmes l’invitation, le camp fut formé et nous nous rendîmes à la maison, où Voudrie nous présenta avec toutes les cérémonies d’usage à l’assemblée, qui nous reçut avec les plus grandes démonstrations de cordialité.

D’abord nous prîmes notre part des viandes, des gâteaux, des pâtés, du thé et du whisky, servis par terre et hors du bâtiment ; puis nous pénétrâmes dans la salle du bal, qui était le salon d’une petite demeure à deux chambres. Elle était encombrée d’hôtes, tous parés des plus beaux vêtements des métis. À un bout, se tenaient deux violons qui jouaient à tour de rôle une musique fort rapide et certainement des plus fatigantes pour ceux qui l’exécutaient. La danse, à laquelle prenaient part une douzaine de couples lors de notre entrée, paraissait un mélange d’écossaise et du quadrille des lanciers[23]. Elle se composait de plusieurs pas vifs, comprenant un double tour et un coup de talon, le tout exécuté avec beaucoup de vigueur. On y dansait ; voilà ce qui est certain. Et quand les cavaliers et leurs dames avaient achevé la figure, ils étaient rendus de chaleur et de fatigue. Ces figures paraissaient si compliquées et l’adresse des danseurs si admirable que la défiance de nos propres mérites ne nous permit pas de céder aux sollicitations réitérées qu’on nous adressait d’inviter des danseuses et de prendre à la fête une part active. Cependant Milton, avec un courage à la hauteur des circonstances, finit par y consentir. Peut-être était-il séduit par la beauté de la fiancée, jeune fille de seize à dix-sept ans, délicate, pensive, et douée d’une taille aussi fine que gracieuse. S’avançant hardiment, il prit place au milieu des applaudissements de la société. Et, s’il n’y déploya pas autant d’énergie que ses compagnons, ce fut certainement avec plus de distinction et moins de fatigue qu’il réussit à interpréter l’esprit de la musique. Tout le monde applaudit à sa danse, mais personne plus que Treemiss ni que Cheadle, qui contemplaient avec une admiration, un peu mêlée d’envie, un succès qui dépassait leurs moyens.

Lorsqu’il nous fut impossible de supporter davantage la chaleur de cette chambre, le grincement perpétuel des violons et les coups de talon sur le plancher, nous nous retirâmes dans notre camp et nous pensâmes à repartir. Mais La Ronde ne se retrouvait plus ; depuis notre départ, il n’avait pas cessé d’être au moins entre deux vins à cause des coups de l’étrier qu’il buvait avec tous les amis qu’il ne cessait de rencontrer. Ses compagnons s’efforcèrent donc de nous persuader qu’il était trop tard pour aller plus loin cette nuit-là. Leurs objections nous parurent sans valeur et nous partîmes. Avant que nous eussions été bien loin, La Ronde nous rattrapa, dégrisé, nous témoignant tout son repentir. C’était la dernière goutte qu’il boirait d’ici à longtemps : « Je boive pas souvent, messieurs ; ajoutait-il ; mais quand je boive, je boive comme il faut ; c’est ma façon, voyez-vous. » Le fait est que nous n’avons jamais eu une nouvelle remontrance de ce genre à lui adresser. Souvent nous lui offrions du rhum, cependant ; mais il le refusait, sous prétexte qu’il ne s’en souciait pas, tant qu’il n’était pas libre de faire une débauche en règle. Du reste, il en est ainsi des métis et des Indiens. Ce n’est pas parce qu’ils aiment le goût de la liqueur qu’ils boivent, mais parce qu’ils cherchent à se mettre dans l’état d’ivresse, objet de leurs désirs. Quand nous eûmes dépassé Portage la Prairie, qui est à une cinquantaine de milles au delà de Fort-Garry, et qui marque la limite occidentale de la colonisation, nous entrâmes dans une belle contrée, légèrement ondulée, remplie de lacs et de marais que peuplent les volailles sauvages, et ornée de jolis bouquets de trembles. Tout le long de notre route, nous rencontrions des crânes de bison blanchis par suite de leur longue exposition aux effets du climat. Il y a quelques années à peine que le bison abondait encore le long de la route qui mène de la Rivière Rouge à Carlton. Des gentianées à fleurs bleu foncé émaillaient les prairies que nous traversions, et où elles poussaient avec profusion.

Chaque jour ressemblait à celui qui l’avait précédé et cependant n’avait pas cette monotonie d’où naît l’ennui. Parfois nous marchions cahin-caha, au pas de nos voitures, où nous nous étendions pour nous chauffer comme des lézards au soleil. Puis, fatigués du repos, nous nous élancions au galop, en compagnie de Rover, pour chasser les oies et les canards, près des marais et des lacs, et les tétras de prairie, dans les taillis. Le gibier à plume pullulait. Nous en nourrissions aisément tout notre monde et nous ne touchions presque jamais à notre provision de pemmican. Un peu avant la fin du jour, nous campions dans le voisinage de l’eau et des arbres ; on attachait les chevaux, puis nous nom mettions à souper avec des appétits comme nous n’en avions jamais eu. Le soir, tandis qu’on fumait sa pipe autour du feu, La Ronde nous racontait quelque histoire de ses aventures de chasse, de ses rencontres avec les Sioux ou de son voyage avec le docteur Rae. Après quoi, nous nous enveloppions dans nos couvertures et nous tombions dans un profond sommeil jusqu’au lendemain matin.

Cependant une fois, vers minuit, comme tout le monde ronflait, les hommes sous les voitures et nous sous la tente. Treemiss se leva tout à coup en poussant un hurlement, puis s’élança, sans culotte, hors de la tente en criant « les Indiens ! les Indiens ! » Réveillés tous en sursaut, effrayés, à moitié endormis, nous courûmes sur ses pas. Milton aperçoit une forme qui se glissait furtivement près d’une des charrettes ; il saute dessus, la saisit à la gorge et l’étrangle à moitié. C’était Voudrie, qui, au premier bruit, essayait avec précaution de s’assurer de ce dont il s’agissait. Nous ne tardâmes pas à voir qu’il n’y avait aucune cause d’alarme. Nous cherchâmes donc Treemiss, et le trouvâmes en haut d’une charrette, où il s’occupait activement à défaire une de ses malles. Il était dans l’état de somnambulisme, Quand on l’eut réveillé, il fut singulièrement étonné de se trouver où il était, grelottant dans sa chemise par le froid de la nuit. Le lendemain matin, nous avons bien ri de l’aventure. La cause de ce cauchemar pouvait remonter à un souper composé de champignons et assaisonné de quelqu’une des féroces histoires de La Ronde. Tout en parlant de l’incident, nous eûmes la nouvelle que Vital s’était éclipsé. La veille, nous avions eu à lui faire des reproches sur sa paresse ; il les avait fort mal reçus et, durant la nuit, il avait déserté.

Ce jour-là, nous rencontrâmes un convoi de charrettes qui retournait à la Rivière Rouge. Un des conducteurs qui jouissait du nom de Zear consentit à s’engager avec nous à la place de Vital. C’était une espèce de jeune benêt. Le chef du convoi était porteur d’un billet où lord Dunmore disait qu’il était retenu par la maladie au fort Ellise et priait Cheadle de venir à son secours aussi vite que possible. Le lendemain donc, nous attachâmes nos couvertures derrière nos selles, nous suspendîmes une timballe à notre ceinture et, prenant chacun une couple de galettes ou de gâteaux sans levain, nous partîmes à marche forcée pour le fort, laissant nos hommes s’avancer plus lentement avec les charrettes.

Nous galopâmes dur et, le soir du troisième jour, nous atteignions le but de notre course ; mais notre empressement se trouva inutile, car, dès la veille, lord Dunmore était parti. Deux jours après, les charrettes nous rejoignirent. Elles exigeaient quelques réparations qui nous retinrent deux jours de plus. M. Mackay, l’officier qui commandait le fort, nous reçut avec une gracieuse hospitalité. Il nous procura la distraction d’une visite faite aux métis et aux Indiens dont les loges s’élevaient en nombre considérable autour du fort. Nous y trouvâmes l’occasion de remplacer notre tente de toile par une loge indienne qui nous serait bien plus commode durant les froides nuits de l’hiver, car on y peut faire du feu au centre.

Les chasseurs métis venaient d’être rejetés dans le camp par les Sioux qui, les surprenant à quelque distance où ils coupaient du bois, leur avaient tué quatre hommes. Mais le reste des métis étant survenu, les Sioux avaient été repoussés à leur tour et avaient perdu un homme dont on nous fit voir l’arc et les flèches. Les Indiens qui visitent le camp sont des Cries, des Sauteux et des Assiniboines. Les métis se rattachent pour la plupart à quelqu’une de ces tribus, partagent l’hostilité de leurs parents contre les Sioux et les Pieds-Noirs[24], et se joignent ordinairement à leurs expéditions de guerre. Les femmes travaillent assidûment à la préparation du pemmican, qui se fait de la façon suivante : la viande, après avoir été séchée au soleil ou sur le feu, en tranches minces, est mise dans une peau de bison tannée ; puis on la frappe à coups de fléau jusqu’à ce qu’elle soit réduite en petits fragments et en poudre. Pendant ce temps, on fait fondre la graisse de l’animal. La viande écrasée est ensuite tassée dans des sacs de cuir de bison et, sur elle, on jette la graisse bouillante. Le tout est ensuite bien remué et mêlé de façon à ce qu’en se refroidissant il en résulte une espèce de gâteau aussi solide qu’un tourteau de lin. Il faut avouer qu’au premier abord ce pemmican nous parut des plus désagréables, le goût en ressemblait fort à celui d’un mélange de chapelure et de suif ; mais nous nous y sommes habitués peu à peu, au point de finir par en être très friands. On en fait aussi une espèce plus fine, en n’employant pas le suif, mais seulement la meilleure graisse et la moelle ; on y ajoute alors les baies de quelques arbustes et même du sucre. Ce pemmican à baies est fort estimé ; on se le procure difficilement et c’est réellement un mets excellent[25].

Le pemmican est une invention d’une très-grande valeur dans un pays où l’on n’a pas toujours à manger, et où les moyens de transport sont fort limités, car, dans un volume et un poids médiocres, il contient une grande quantité de nourriture. On ne peut pas s’imaginer combien il est suffisant. L’homme le plus affamé ne réussit à en dévorer qu’un faible morceau. Bien souvent, il nous est arrivé de nous asseoir à moitié morts de faim, et nous désespérant du petit plat de pémmican qui nous était servi ; mais nous nous relevions sans avoir pu en venir à bout. Les voyageurs de la Compagnie de la baie de Hudson, qui, probablement, sont sans rivaux pour leurs facultés de supporter la fatigue, n’ont guère d’autre nourriture que le pemmican. Nous lui reconnaissons pourtant un inconvénient : il est difficile à digérer, et ceux qui, sans y être habitués, ne mangent pas autre chose à leurs repas, sont sûrs de se donner un bon mal d’estomac. Il y a peu de métis qui échappent à une dyspepsie invétérée.

Lorsque nous eûmes traversé l’Assiniboine au-dessus du fort Ellice, nous laissâmes la rivière à notre droite, et, pour plusieurs jours, nous parcourûmes un pays riche, tout pareil à un parc, et fort semblable à celui que nous avions déjà visité. De l’eau et des étangs sans nombre, fourmillant de volaille sauvage, nous fournissaient des repas abondants, et entretenaient l’activité de Rover. Les oies du Canada, les oies blanches, les canards ordinaires, les canards sauvages, les canards à large bec, diverses espèces de milouins, les sarcelles aux ailes bleues et les sarcelles communes : tel était le gibier qui peuplait les eaux. Parfois la chasse prenait un nouvel intérêt par la rencontre d’autres espèces de canards, ou d’une volée de cignes blancs. Dans cette saison, les canards sont délicieux parce qu’ils réunissent à la saveur du canard sauvage la graisse et la délicatesse du canard apprivoisé. Les couvées des tétras de prairie avaient déjà atteint leur taille, et étaient abondantes. Quand on les avait poussées dans les bouquets ronds de trembles qui forment un des traits caractéristiques de ce pays semblable à un parc, elles fournissaient une chasse pleine d’attraits.

Nous jouissions alors de l’été de l’Amérique septentrionale dans toute sa splendeur. Les journées avaient l’éclat sans nuage qui est presque propre à cette région. La température était délicieuse, excepté pendant les nuits où il gelait un peu, si bien que l’eau montrait parfois le matin une mince croûte de glace. La première soirée froide avait fait fuir les cousins et les moustiques, et désormais nous dormions en paix.

Après avoir passé auprès du vieux fort abandonné sur les collines de Touchwood, nous arrivâmes, au bout d’un jour ou deux, dans une série de prairies onduleuses, dénudées, sans arbres ni buissons, dont les fonds n’étaient occupés que par des lacs salés, et où nous étions obligés de porter avec nous notre provision de bois à brûler et d’eau douce. Quand nous retrouvâmes le pays de parc, Cheadle et La Ronde, chassant en avant du convoi, un soir qu’il faisait sombre, arrivèrent à un petit bois développé sur les bords d’un étang. Là, ils attendirent les rettes, afin de dresser le camp, Elles arrivèrent bientôt, on les détela ; les chevaux furent attachés, et, tandis que le campement se formait, La Ronde descendit vers l’étang pour essayer de tirer des canards qu’il croyait voir sur l’eau. Il se glissa doucement sous bois ; mais, en sortant des buissons qui bordaient le rivage, il fut bien étonné de reconnaître que ce qu’il avait pris pour des canards étaient des poules de prairies, L’étang était à sec, et la croûte de sel qu’il avait laissée à sa place, offrait, dans le crépuscule et à quelque distance, tout à fait l’apparence de l’eau. Bien qu’il fit presque nuit noire, nous n’avions plus d’autre parti à prendre que de harnacher de nouveau nos bêtes et de nous en aller ailleursà la recherche de l’eau. La Ronde et Cheadle étaient fort irrités de leur méprise. Milton se mit à galoper en quête d’un endroit convenable pour notre bivouac. Il courut deux ou trois milles, presque toujours dans des bois épais, sans découvrir aucune trace d’eau. Tout à coup son cheval hennit et se jeta brusquement hors du chemin à travers les taillis, Milton, entendant des canards nasiller à peu de distance, mit pied à terre, et ne tarda pas à découvrir une belle pièce d’eau douce cachée sous les arbres. L’instinct de son cheval nous avait ainsi épargné une longue route à faire dans l’obscurité ; car, le lendemain matin nous marchâmes longtemps avant de rencontrer un courant d’eau ou un autre lac.

Le 25 septembre, nous arrivâmes à la branche méridionale de la Saskatchaouane. Elle a ici près de quatre-vingts mètres[26] de large ; elle coule dans un lit qu’elle s’est profondément creusé dans la plaine unie, et qui a la largeur d’une vallée aux flancs roides et boisés. Ici les deux branches de la Saskatchaouane ne sont éloignées l’une de l’autre que de dix-huit milles. Aussi, après avoir passé la méridionale le matin du 26, nous arrivions le même jour au fort Carlton. Nous avions déjà fait environ cinq cents des douze ou treize cents milles qui séparent la Rivière Rouge du pied des Montagnes Rocheuses.




CHAPITRE IV.


Carlton. — Le bison dans le voisinage du fort. — Chute de neige. — Projet d’hiverner aux environs du lac au Poisson-Blanc. — Les ours gris. — Départ pour les plaines. — Le bison mort. — Le loup blanc. — Chasse aux bisons. — Rassemblement de loups. — Treemiss se perd. — Comment il a passé la nuit. — Hospitalité des Indiens. — Visite des Cries. — Discours de leur chef. — Ils admirent nos chevaux et excitent nos soupçons. — Stratagème pour dérouter les Cries. — Veillée nocturne pour garder les chevaux. — Hôtes suspects. — Les bisons femelles sont introuvables. — Nous courons encore. — Nouvelles de ceux qui nous avaient poursuivis. — Retour au fort.


Carlton-House avait alors M. Lillie pour commandant. Pareil à tous les autres qu’a construits la Compagnie de la baie de Hudson, ce fort se compose de quelques bâtiments en bois, ayant pour retranchement une haute palissade carrée, que de petites tours, carrées aussi, flanquent à chaque angle. Il s’élève sur la rive méridionale de la Saskatchaouane du nord, dans un terrain abaissé près de la rivière et au-dessous des berges élevées qui formaient jadis l’ancien lit du courant. La Saskatchaouane septentrionale ressemble beaucoup à celle du sud, mais est un peu plus large. Située entre les vastes forêts du nord et la prairie qui descend au loin vers le midi, Carlton a eu dans les premiers temps une importance considérable. Mais la diminution des animaux à fourrure, et l’éloignement ordinaire du bison, ont fait disparaître beaucoup des avantages dont a joui cet établissement. Cependant, à notre arrivée, nous fûmes salués par l’excellente nouvelle que, cette année, le bison s’était approché plus qu’il ne l’avait fait depuis longtemps. Les mâles étaient disait-on, à une journée, et les femelles, à deux journées à peine de distance.

La neige commença à tomber la nuit qui suivit notre arrivée et elle continua la plus grande partie du lendemain, jusqu’à couvrir la terre de plusieurs pouces d’épaisseur. Mais, à en croire M. Lillie, ce ne pouvait pas être encore l’ouverture de l’hiver ; la neige allait disparaître et faire place à un beau temps qui durerait quelques jours. Effectivement le dégel arriva dès le lendemain matin.

Les avis et les conseils de La Ronde nous avaient alors décidés à nous installer pour l’hiver près du lac au Poisson-Blanc parmi les paisibles Cries des Bois, à quatre-vingts milles environ au nord-nord-ouest de Carlton et à la lisière de ces forêts sans fin qui se prolongent aussi loin que possible vers le pôle arctique. Nous y trouverions, disait-il, un pays très-bon pour y tendre nos trappes dans un espace de quatre-vingt à cent milles de plaines ; il se pourrait même que le bison, qui avait déjà en grande quantité traversé la Saskatchaouane septentrionale, s’avançât jusqu’à une ou deux journées de notre résidence. Nous fîmes donc transporter nos provisions d’hiver dans le fort et nous nous préparâmes à tenter dans les plaines une expédition pour courre le bison, avant de penser définitivement à prendre nos quartiers d’hiver.

Milton se mit en route le jour suivant, avec les charrettes. Quant à Treemiss et à Cheadle, ils partirent dès l’aube à la recherche de deux ours gris qu’on avait aperçus la veille à cinq ou six milles de la place. Ils avaient l’intention de rattraper, s’ils le pouvaient, les charrettes le même jour. Après avoir parcouru plusieurs milles sous la direction de quelques métis, ils arrivèrent à la piste et la suivirent pendant une distance considérable. Mais la rapidité de la fonte de la neige et leur inexpérience ne leur permirent pas de la retrouver plus loin. Ils furent donc obligés, bien malgré eux, d’abandonner cette chasse et retournèrent au fort très-désappointés. Les empreintes des pieds d’un de ces animaux étaient d’une taille énorme et la neige les faisait voir très-distinctement. Elles avaient la longueur de l’avant-bras d’un homme et la marque des ongles égalait celle d’un de nos doigts[27].

Lorsqu’ils eurent dîné avec M. Lillie, ils coururent sur la trace des charrettes qu’ils regagnèrent à la nuit après avoir rudement fait une trentaine de milles. Le lendemain matin, nous nous levâmes tous avec un certain battement de cœur, car nous savions que le bison pouvait se montrer d’un moment à l’autre. Milton lui-même, qui n’en était pas à son début puisque, deux ans auparavant, il avait, en partant du fort Garry, suivi la grande chasse d’automne, ne pouvait qu’à grand’ peine se tenir en repos. Il ne parvenait guère à dissimuler l’impatience nerveuse qu’il avait de reprendre sa part dans cette chasse échevelée. La Ronde partit en reconnaissance. Treemiss, qui ne pouvait pas rester en place, ne tarda pas à le suivre. Quant à nous, nous demeurâmes près des charrettes, en attendant le rapport de La Ronde. Il ne revenait pas. Cependant nous rencontrâmes un bison mort et gisant tout près du sentier. Nous pensâmes qu’il avait été tué par La Ronde. Quelques loups rôdaient à l’entour et, tandis que nos hommes travaillaient à découper l’animal, nous nous mîmes à poursuivre un grand et vieux loup blanc. Milton le coupa plusieurs fois ; mais il le manqua de ses deux coups. Cheadle prit alors la tête de la chasse, mais sans plus de succès. De temps en temps, nous sautions par-dessus lui ; mais nous le manquions, tandis qu’il s’esquivait sous le ventre de nos chevaux en grognant et en montrant les dents. Les chevaux ne tardèrent pas à être hors d’haleine, et comme le loup gagnait presque à chaque pas, nous l’abandonnâmes. Nous eûmes sept à huit milles à faire pour rentrer au camp et nous y revenions longtemps après le coucher du soleil, fort pris de froid et de faim et très-vexés contre La Ronde qui se réservait toute la chasse.

Treemiss avait eu plus de bonheur que nous ; car il nous apportait triomphalement les langues et les savourets[28] de deux animaux qu’il avait abattus.

Le lendemain nous étions dehors de grand matin. Cheadle nous fit bien rire, car il avait choisi pour monture une petite jument rouan, haute de quatorze mains et qui ne paraissait pas de taille à porter sa personne du poids de quatre-vingt-trois kilos. Mais Bucéphale était trop écorché pour endurer une selle, et Cheadle, déterminé à ne pas manquer l’occasion d’une chasse, se moqua de nos railleries et garda sa petite jument de trait. Quand nous eûmes fait deux ou trois milles, les charrettes qui étaient en avant, s’arrêtèrent tout à coup, et Voudrie accourut vers nous, en nous disant avec émotion mais d’une voix contenue : « Les bœufs, les bœufs, les bœufs sont proches ! » Nous courûmes en silence et nous vîmes un troupeau de neuf bisons qui paissait à un mille de nous, ainsi que d’autres bandes dans le lointain, portant leur nombre à soixante environ. Les sangles furent resserrées, les fusils mis en état, et nous nous avançâmes au pas, ayant à peu près autant d’émotion qu’en éprouve un nouveau à l’université lorsque, pour sa première course de bateau, il attend le coup de feu qui donne le signal du départ.

Nous nous avancions en ligne, ayant La Ronde pour capitaine au centre. Quand nous fûmes parvenus à un quart de mille de la plus grande bande, les bisons se mirent à s’éloigner lentement. La Ronde alors imita le beuglement de cet animal ; les autres groupes cessant de paître dressèrent la tête et se mirent à trotter pour rejoindre le corps principal, qui marchait encore sans se presser. Alors nous prîmes le galop de chasse tandis que le troupeau, qui venait de se réunir, commençait à s’enfuir lourdement. Nous les gagnions rapidement. Quand nous fûmes à deux cents mètres, ils partirent de toute leur vitesse. La Ronde nous donna le signal par ses vigoureux « hourra ! hourra ! allez ! allez !» Nous allâmes donc, tous pêle-mêle, brandissant nos armes, et, de nos talons, martelant les côtes de nos montures à la façon des métis. C’était une charge folle et sauvage ; Milton en tête sur son vieux cheval rouge, Cheadle en queue sur sa petite jument rouan. Quand nous eûmes rejoint le troupeau, il se rompit par bandes de trois ou quatre bêtes, chacun de nous s’élançant sur celles qui étaient le plus à sa portée. Les coups de feu, par leur succession rapide, indiquèrent que la boucherie était commencée ; mais, comme la poursuite nous eut bientôt séparés, personne ne connut les succès de ses compagnons avant qu’elle fût achevée.

La chasse au bison est certainement entraînante. Cette charge affolée, qu’on fait tous ensemble sur le gros du troupeau ; cette poursuite de l’animal, qu’on a choisi parmi les autres et qu’un cheval bien dressé finit par couper comme un lévrier attrape un lièvre ; le sentiment du danger qu’on courrait, si l’on était à son tour chargé par un animal blessé ou si l’on tombait dans un de ces trous trop nombreux dans les prairies : tout contribue à passionner cet exercice. Les bisons, avec leur galop épais et lourd, présentent une apparence assez plaisante. Leur croupe mince, à peine revêtue d’un poil court, a l’air absurdement disproportionné avec le lourd train d’avant que déforment la bosse et la crinière hérissée. Lorsqu’ils galopent, leur longue crinière et leur fanon épais volent de côté et d’autre, leurs petits yeux roulent férocement en lançant des éclairs, à travers leur forêt de poils, sur l’ennemi qui les poursuit. Ce qu’il y avait de curieux encore c’était de voir comment, au premier coup de fusil, les loups sortaient pour ainsi dire de terre. Deux ou trois d’entre eux couronnaient chaque colline, où ils restaient tranquillement à surveiller les progrès de la chasse. Quand, après avoir découpé la meilleure partie de la viande, nous avions abandonné derrière nous un cadavre, les loups se glissaient jusqu’à lui et, nous n’étions pas encore à quelques centaines de mètres, qu’une douzaine d’entre eux s’étaient jetés sur cette carcasse dont, avant la matinée suivante, ils ne laissaient plus que les os.

Tout le monde réussit cette fois-là. La Ronde tua deux bisons et chacun de nous abattit le sien, même Cheadle qui, au temps voulu, parut sur son petit palefroi, ayant une langue pendue à sa selle.

Tandis que nos hommes s’occupaient à découper les bêtes qui étaient le plus à leur portée, Treemiss, dont la passion n’était point rassasiée, repartit en quête du gibier, et Cheadle, en compagnie de Zear, alla rechercher l’animal qu’il avait tué et laissé à près d’un mille de distance. La pluie se mettait alors à tomber. Milton emmena donc le convoi et le fit camper dans un bouquet d’arbres près de la rivière. La pluie ne tarda pas à se changer en grésil et le temps devint froid et piquant.

La nuit arriva, mais Treemiss ni Cheadle ne reparaissaient. La Ronde partit à leur recherche et l’on commença à tirer de temps à autre des coups de feu pour signaler aux égarés l’emplacement du camp. Un peu après la tombée de la nuit, Cheadle et Zear rentrèrent, trempés jusqu’aux os et mourant de froid. Ils avaient, plusieurs heures auparavant, aperçu Treemiss lancé bride abattue à la poursuite d’une bande de bisons. Comme une portion du troupeau défilait alors à une centaine de mètres d’eux, Cheadle avait, à la grande admiration de Zear, tué celui qui la conduisait. Ils avaient donc dû s’arrêter à découper de la viande, jusqu’à ce que le jour eût cessé, et ce n’avait pas été sans difficulté qu’ils avaient retrouvé le camp. Jusqu’à minuit, nous continuâmes nos coups de fusil ; nous suspendîmes même en guise de fanal une botte enflammée à une des perches de la loge ; mais nous finîmes par être obligés d’aller prendre du repos sans notre compagnon.

Dès que l’aube parut, tout le monde se mit à la recherche ; mais on ne trouva rien. Enfin on signala un groupe de cavaliers qui se dirigeait vers nous ; c’était Treemiss qui arrivait avec une troupe de Cries. Il avait erré la veille jusqu’à la nuit noire ; puis, complétement égaré, il s’était réfugié dans un petit bois où il avait essayé d’allumer du feu, mais sans y réussir, car, allumettes, amadou et bois, tout était mouillé. Il était donc remonté sur son cheval fatigué et s’était efforcé pendant plusieurs heures de retrouver sa route. Enfin, trempé jusqu’aux os et presque engourdi par le froid, il avait eu la chance d’arriver à un camp d’Indiens. On l’y avait reçu avec beaucoup d’hospitalité. On l’avait conduit à la loge du chef, on avait séché ses vêtements, on lui avait servi de la viande et du thé indien, enfin, en guise de cordial, un peu d’eau chaude mêlée avec de la graisse. Cependant, malgré sa fatigue, il n’avait presque pas pu dormir de la nuit. Hommes ou femmes, les Indiens n’avaient pas décessé de faire la cuisine, de fumer ou de battre les chiens qui volaient. Ceux-ci en sortant d’une loge étaient saisis par d’autres qui les attendaient, et la mêlée entre eux était continuelle. Quand le matin fut venu, Treemiss réussit à faire comprendre à ses hôtes qu’il avait perdu son chemin. Aussitôt tous avaient sellé leurs chevaux et, comme d’instinct, l’avaient ramené droit à notre camp.

Nous donnâmes des poignées de main à nos visiteurs et, les faisant entrer dans la loge, nous passâmes à la ronde le calumet selon les règles de la politesse indienne. Pendant longtemps, ils se tinrent assis en rond, fumant sans dire un mot. Enfin, après quelque conversation préliminaire, le chef, qui était un beau garçon, portant une chemise semée de paillettes, un bonnet couvert de rubans de diverses couleurs et une trousse de médecin soigneusement travaillée, se leva et fit un discours en langue crie. Il s’exprimait avec beaucoup de dignité, ses gestes étaient aisés et gracieux, et sa parole facile. Il disait : « Moi et mes frères nous avons été très-inquiets en apprenant par les gens de la Compagnie qu’un grand nombre d’hommes blancs arriveront bientôt dans le pays et qu’il nous faudra prendre garde à eux. Dites-moi pourquoi vous êtes venus ici. Sur votre terre, vous êtes, je le sais, de grands chefs. Vous possédez en abondance des couvertures, du thé, du sel, du tabac et du rhum. Vous avez de magnifiques fusils, de la poudre et du plomb, autant que vous en pouvez désirer. Mais il y a une chose qui vous manque. Vous n’avez pas de bisons et vous venez en chercher. Moi aussi, je suis un grand chef. Mais le Grand Esprit ne nous a pas fait un partage égal. Vous, il vous a comblés de richesses variées, tandis qu’à moi il ne m’a donné que le bison. Pourquoi donc venez-vous dans ce pays détruire le seul bien que je possède, simplement pour votre plaisir ? Cependant, comme je sais que vous êtes grands, généreux et bons, je vous donne la permission d’aller où vous voudrez et de chasser autant que vous le voudrez ; et, quand vous entrerez dans mes loges, vous y serez les bienvenus. »

Après cette conclusion, il s’assit, reprit sa pipe et attendit notre réponse. Il avait exposé la situation avec tant de force et de vérité que nous nous sentions honteux de nous-mêmes et que nous aurions eu quelque difficulté à rétorquer ses arguments s’il n’avait pas terminé son discours si gracieusement[29]. Nous nous bornâmes donc à le remercier de sa courtoisie et à lui offrir, ainsi qu’à ses compagnons, ce que nous regardions comme un très-beau cadeau de couteaux, de munitions, de thé, de sel et de tabac. Pourtant ils n’avaient pas l’air satisfait et ils demandaient encore un fusil, des couvertures et principalement du rhum. Nous les leur refusâmes. Sur ce, ils s’éloignèrent paraissant de bonne humeur ; mais, en insinuant qu’ils doutaient après tout que nous fussions de si grands personnages, puisque nous n’avions pas de rhum. En partant, ils laissèrent voir l’admiration que leur inspiraient nos chevaux. La Ronde en devint fort inquiet. Il nous assura qu’ils étaient mécontents de la façon dont nous les avions reçus et que certainement ils suivraient notre piste dans l’intention de nous enlever nos chevaux. En conséquence, nous prîmes nos mesures pour détourner leur poursuite et pour conserver notre propriété. Nous fîmes en avant trois ou quatre milles pour aller camper près de la rivière, comme si nous nous proposions de la traverser. La nuit, nous nous gardâmes avec soin. Elle s’écoula sans alarme. Le lendemain matin, nous tournions à angle droit, faisant une marche forcée d’environ vingt milles, qui nous conduisit à un petit cours d’eau appelé la rivière de l’Aigle[30], où nous campâmes. Le temps favorisait notre fuite. Un épais brouillard nous dérobait à la vue de quiconque aurait surveillé nos mouvements. Dans la soirée, s’éleva un vent violent qui dispersa, il est vrai, la brume, mais releva le gazon qu’avait abaissé notre passage. Ainsi nos traces furent effacées. À la nuit, nous reprîmes notre faction vigilante, après avoir attaché à des piquets autour de la loge ceux de nos chevaux qui avaient le plus de valeur.


Bivouac de nuit près de la rivière de l’Aigle, en attendant les Crees.

Le lendemain se passa en quête des femelles de bisons ; mais nous n’en vîmes aucune. Nous résolûmes donc de rester quelques jours encore à chasser les mâles avant de rentrer dans le fort Carlton. Nous continuâmes pourtant à monter la faction la nuit ; car il y avait apparence que, si l’entreprise sur nos chevaux était faite, elle aurait lieu, suivant l’habitude des Indiens, après un répit de quelques jours. Chacun faisait la garde à son tour et, il faut bien l’avouer, nous nous sentions assez mal à l’aise quand nous nous trouvions seuls, couchés sous l’ombre de quelques buissons, tandis que tout le reste de notre monde était endormi. Heureusement le clair de lune était brillant ; mais ceux de nos chevaux qui étaient libres se mettaient souvent hors de vue et quand, de temps à autre, nous faisions notre ronde pour les ramener au camp, ce n’était pas sans crainte à chaque instant de sentir, quand nous traversions quelque épais taillis, se poser sur notre épaule la main d’un Indien posté en embuscade.

Un soir, deux Indiens d’environ dix-sept ans se présentèrent à notre camp et exprimèrent leur dessein de nous honorer de leur compagnie jusqu’au lendemain. Nous les soupçonnions fort d’être des espions. Cependant nous les invitâmes à dormir dans la loge ; mais nous redoublâmes de vigilance dans nos factions. Cette nuit pourtant se passa encore sans alarme. Nous en conclûmes que nous avions réussi à cacher nos traces à ceux qui nous poursuivaient. Nous continuâmes quelques jours encore notre chasse avec des succès variés, puis nous retournâmes rapidement vers le fort, où nous rentrions le 8 octobre. En route, nous rencontrâmes le convoi des charrettes de la Compagnie, qui revenait chargé de viande. Le chef M. Sinclair nous apprit que, au début de la chasse d’automne, les chasseurs avaient trouvé les bisons en nombre extraordinaire. Ce n’étaient partout que de vastes troupeaux, si bien qu’en réalité la terre tremblait sous leur passage, et que, la nuit, leurs continuels mugissements et le tumulte de leur marche rendaient tout sommeil impossible. Lors de l’arrivée de M. Sinclair, les grands troupeaux néanmoins s’éparpillaient déjà et les femelles, qui sont beaucoup plus farouches que les mâles, s’étaient retirées au loin vers le sud. Il nous apprit aussi qu’il avait rencontré le parti de Cries qui avait ramené Treemiss à notre camp, lorsqu’il s’était égaré. Ils lui avaient conté toute notre entrevue et ne lui avaient pas caché qu’ils en avaient été fort désappointés et qu’enfin, très-tentés par la vue de nos chevaux, ils avaient effectivement arrêté le projet de s’en emparer. En conséquence, une grosse bande d’Indiens avait soigneusement suivi notre marche le lendemain ; mais, arrivée à notre vieux camp près de la rivière, c’est-à-dire à la place où nous avions changé de route à angle droit, il lui avait été impossible de retrouver notre piste, et elle en avait tiré la conclusion que nous avions passé la rivière. Nous fûmes aises d’apprendre que nos soupçons n’avaient pas été mal fondés et surtout de voir le plein succès du stratagème que nous avions adopté.




CHAPITRE V.


Le bal. — Parole des métis. — Voudrie et Zear retournent au fort Garry. — Treemiss part pour la Montagne du Bois. — Nous quittons Carlton pour aller prendre nos quartiers d’hiver. — La rivière aux Coquilles. — La Belle-Prairie. — La Rivière Crochet. — Les Indiens du lac au Poisson-Blanc. — Kekekouarsis ou l’Enfant du Faucon et Kinémontiayou ou le Long Col. — Leur façon de se rendre heureux. — Passion pour le rhum. — Agitation dans le camp. — Les Indiens arrivent en troupes pour boire de l’Eau de Feu. — Nous trompons nos visiteurs. — Un jour de fatigue. — Le baril de rhum est caché durant la nuit. — Nous nous retirons à la Belle-Prairie. — Site de notre demeure. — La Ronde nous sert d’architecte. — Comment on bâtit une hutte en troncs d’arbres. — La cheminée. — Patatras ! — Notre désespoir. — Milton prend la place de La Ronde. — La cheminée se relève. — Nos amis indiens. — Il gèle.


Le soir qui suivit notre retour à Carlton, les métis en notre honneur donnèrent un bal. À cet effet, M. Lillie leur livra sa meilleure chambre ; quant à nous, nous fournîmes les rafraîchissements sous l’espèce du rhum. C’était sans doute l’espoir que nous en agirions ainsi qui faisait l’un des plus grands charmes de la soirée qu’on nous avait offerte. Les hommes vinrent en tenue de fête ; le sac à feu[31] orné de verroteries, la ceinture éclatante, les jambières bleues ou écarlates attachées sous le genou avec des jarretières à verroterie, et des moccasins soigneusement brodés. Les femmes avaient des jupes courtes à couleur brillante, découvrant les jambières richement brodées et des moccasins blancs en peau de caribou, joliment ornée de bouquets en verroteries, en soie et en poil d’élan. Quelques-unes des jeunes filles étaient fort gentilles ; mais, pour la plupart, elles étaient défigurées par ce goitre qui affecte le plus grand nombre des métis à tous les postes fondés sur la Saskatchaouane, quoique les Indiens en soient préservés. Sinclair servait de musicien. Il eut une rude nuit de travail, interrompu seulement par de courts intervalles pour se rafraîchir. La fête se prolongea jusqu’au lendemain matin.

Cependant l’hiver approchait. Nous hâtions donc notre départ pour le lac au Poisson-Blanc. Quant à Treemiss, il avait résolu d’établir sa résidence à la Montagne du Bois ou Thickwood Hills, située à une cinquantaine de milles au N. O. de Carlton. Elle était plus voisine des plaines et le gros gibier y abondait. En outre, la Montagne du Bois offrait l’avantage d’être le lieu de la résidence d’Etahk-Ékouhp ou l’Étoile de la Couverture, qui était le plus célèbre chasseur du canton. La Ronde et Bruneau devaient nous accompagner pour passer l’hiver avec nous ; Voudriie et Zear retourneraient au fort Garry conduire nos meilleurs chevaux et porter nos lettres pour l’Angleterre.

Le 10 octobre, nous transportâmes au nord de la Saskatchaouane nos chevaux, nos charrettes et nos bagages. Le soir nous fîmes nos adieux aux habitants du fort Carlton et, suivant notre convoi, nous allâmes camper cette nuit au bord de la rivière. Le lendemain, nous disions adieu à Treemiss dont la route se séparait ici de la nôtre.

Nous recommencions à voyager dans un pays mêlé de bois et de prairies. Il faisait encore un très-beau temps et, durant le jour, la chaleur était agréable ; mais, les nuits, le froid était assez vif et déjà les lacs se couvraient en partie d’une mince couche de glace. La volaille sauvage avait émigré vers le sud ; il ne restait plus que quelques traînards des dernières couvées. Beaucoup d’entre eux étaient victimes de leur retard, car on les trouvait souvent pris dans la glace. Les Indiens assurent que leur mésaventure est causée par leur excessif engraissement qui, les empêchant de prendre leur vol, les retient en arrière pour périr d’une misérable mort.

Nous mîmes quatre jours pour atteindre la rivière aux Coquilles (Shell river), un des petits affluents de la Saskatchaouane[32]. Là il nous fallut sauter dans le lit du courant pour faire descendre puis remonter sans accident nos charrettes pesamment chargées. L’eau était froide comme la glace et nous aurions volontiers évité ce bain forcé ; mais le soleil de midi ne manquait pas de chaleur et une marche rapide eut bientôt rétabli la circulation dans nos membres engourdis.

Le lendemain nous conduisit dans un endroit ravissant, une petite prairie d’environ deux cents acres, entourée de basses collines boisées, et baignée d’un côté par un lac qui envoyait beaucoup de petits bras parmi les collines et dans la plaine, et où de nombreux diminutifs de promontoires s’enfonçaient, portant jusqu’au milieu des eaux leur riche parure de pins et de trembles. Les voyageurs peu civilisés, qui seuls, à l’exception des Indiens, l’avaient jusqu’alors visitée, frappés de ses charmes, lui avaient déjà donné le nom de la Belle-Prairie.

En la traversant, nous nous montrions l’un à l’autre quel emplacement magnifique ferait pour une demeure un des promontoires, et nous nous disions quel bonheur ce serait, pour un des pauvres fermiers qui cultivaient un sol ingrat en Angleterre, que de posséder le riche morceau de terre que nous avions sous les yeux. Ce jour-là, nous arrivions à la rivière Crochet. C’est un cours d’eau qui égale à peu près la rivière aux Coquilles. Nous dûmes y aider de toutes nos forces au passage de nos charrettes, comme nous avions fait à l’autre. Un demi-mille plus loin, nous découvrîmes deux petites maisons en bois. Notre camp fut établi à quelque distance dans un espace découvert ; puis nous nous présentâmes pour faire visite à nos voisins. M. Pruden, libre-échangiste entreprenant, avait fait construire une de ces maisons ; l’autre l’avait été, en opposition et à côté, par la Compagnie. Ayant fini par se laisser engager au service de la Compagnie comme commerçant en chef à Carlton, M. Pruden avait fait cadeau de sa maison à deux Indiens. Alors la Compagnie avait dissous son établissement rival, dont la maison était restée inoccupée. On exploitait cependant, de temps à autre, dans le voisinage, une pêcherie sur le lac au Poisson-Blanc. Dans la maison, nous trouvâmes un vieil Indien occupé à raccommoder un filet ; sa squau, accroupie auprès du foyer, se livrait aux plaisirs de la pipe. Ils nous donnèrent d’amicales poignées de main. La Ronde nous présenta à eux, en qualité d’un grand chef et d’un grand médecin qui avaient voyagé pour la satisfaction de faire leur connaissance. Le vieillard jouissait du nom de Kekekouarsis, ou l’Enfant du Faucon, par allusion à la forme de bec qu’avait son nez.

Nous fumâmes plusieurs pipes avec lui, tout en répondant aux nombreuses questions qu’il nous adressait par l’entremise de La Ronde, et nous fûmes si enchantés de sa politesse que, dans un moment de faiblesse, nous promîmes de lui faire cadeau d’une petite quantité de rhum. Hélas ! générosité déplacée ! que de troubles et d’inquiétudes elle nous a causés ! Ce vieux monsieur, dans son exaltation de gratitude, s’écria que nous étions les meilleures créatures qu’il eût rencontrées depuis longtemps, ajoutant que, s’il lui était permis de nous donner un conseil, ce serait d’aller chercher l’eau de feu immédiatement. Retournant donc à la loge, nous prîmes la précaution de cacher le baril dans la charrette, nous mîmes dans un petit vase un faible mélange d’eau et de rhum, et nous lui en envoyâmes une portion minime.

Cependant il n’est pas utile de mettre trop d’eau dans la liqueur, qui doit conserver assez de force pour pouvoir s’enflammer, car un Indien ne manque jamais de l’essayer en en jetant quelques gouttes dans le feu. Si elle possède l’unique propriété qui lui a fait donner le nom d’eau de feu, l’Indien en est satisfait, quelles qu’en soient d’ailleurs la saveur et les autres qualités.

Nous avions à peine achevé de cacher le baril que Kekekouarsis arrivait, en compagnie de sa squau, vieille sorcière desséchée, et de Kînémontiayou, le Long Col, son beau-fils. Les hommes, déjà à moitié ivres, hurlaient un chant indien sans paroles et demandaient à grands cris un peu plus de rhum. Ils nous offraient en échange des peaux de martre et d’autres bêtes, et c’était en vain que nous essayions de leur faire comprendre que nous n’étions pas venus ici en qualité de commerçants.

Après deux heures de discussion sans relâche, nous distribuâmes, avec parcimonie, une autre petite quantité de liqueur pour nous débarrasser d’eux. Quelles étaient leurs délices ! Comme ils étreignaient le pot en s’écriant : « Tarpwoy ! tarpwoy ! » (c’est du vrai !) pouvant à peine en croire le témoignage de leurs sens. Dès l’aube, ils étaient de retour à la loge, apportant d’autres fourrures à vendre.

Cependant des courriers s’étaient élancés dans toutes les directions, porteurs de la bonne nouvelle auprès des amis du voisinage. Des hommes, galopant de tous les points de l’horizon, ne tardèrent pas à se réunir près de nous, Leurs squaus et leurs enfants les suivirent bientôt. Tous étaient désireux de goûter à l’eau de feu qui donne le bonheur, et notre loge finit par être encombrée de ces hôtes importuns. Pour en finir, nous les renvoyâmes en leur remettant le reste de la petite provision que nous avions mise à part, la seule dont ils connussent l’existence, car le baril avait heureusement été tenu à l’abri de leurs regards. Deux heures après, ils étaient revenus plus ou moins gris et recommençaient avec une importunité décuplée leur clameur infernale. L’un nous jetait entre les mains une peau de martre ; un autre, deux ou trois poissons ; un troisième, tout en essayant de retirer sa chemise pour la vendre, tombait privé de sentiment entre les bras de sa squau. Et c’était toujours, toujours la même demande : « Isquitayou arpway ! isquitayou arpway ! » (de l’eau de feu !). Nous laissâmes les heures s’ajouter aux heures. Nous restions assis, fumant la pipe avec un air d’indifférence que nous ne sentions pas, et refusant toutes les sollicitations. À l’entrée de la nuit, la scène durait toujours. De peur qu’ils ne se missent à chercher en notre absence et qu’ils ne trouvassent notre provision, nous n’osions pas changer de place.

Le temps s’écoulait lentement. La nuit vint enfin ; mais la même foule faisait cercle autour de nous, et la même requête bourdonnait dans nos oreilles. Notre résolution était inexorable. Enfin ils se convainquirent que rien ne nous toucherait, et ils se retirèrent l’un après l’autre, mais profondément dégoûtés par notre lésinerie. Au cœur de la nuit, nous nous levâmes furtivement. La Ronde sortit pour reconnaître la position des Indiens. Aucun d’eux n’était aux environs, et tout était parfaitement calme. Alors nous procédâmes, avec des précautions inimaginables, à enlever le baril de rhum de sa cachette ; puis La Ronde et Bruneau le transportèrent à distance et le mirent en lieu sûr. Ils étaient revenus avant le jour, trempés, tout froids, ayant traversé la rivière et enterré la cause de nos tourments dans le taillis à quelques milles de distance.

Ce matin-là, Kînémontiayou revint à notre loge, mais il n’y renouvela pas ses importunités. Notre fermeté de la veille avait produit un effet des plus salutaires. Cependant la scène qui avait duré deux jours nous avait laissé un tel dégoût que nous nous résolûmes à renoncer à notre dessein de fixer en cet endroit notre demeure d’hiver. Nous préférions nous retirer à la Belle-Prairie, ce qui mettrait neuf à dix milles entre notre résidence et nos ennuyeux voisins.

Le lendemain, nous revenions donc sur nos pas et nous tendions notre loge sur les rives du lac de la Belle-Prairie. L’emplacement que nous choisissions pour notre demeure était le milieu du promontoire boisé qui avait auparavant excité notre admiration. Nous étions alors arrivés au milieu d’octobre. Il devenait donc nécessaire d’activer l’édification de notre bâtiment, car autrement l’hiver pourrait nous surprendre avant que nous eussions terminé la besogne. Le peu de temps dont nous disposions nous obligeait aussi à nous contenter d’une construction de petite dimension et des matériaux les plus simples. La Ronde se chargea d’être notre architecte, et nous nous mîmes au travail avec ardeur.

Nous commençâmes par faire, avec des troncs de peupliers non dégrossis mais assemblés en mortaise, aux angles de la butte, un enclos de quinze pieds sur treize. Comme ces troncs étaient loin de se toucher en tous points, ils laissaient parfois entre eux des trous à y passer la main. D’ailleurs, nous n’avions encore ni porte, ni fenêtre, ni toit, et les murs, élevés de six pieds à l’extérieur, n’en avaient que cinq au dedans. Le génie de La Ronde remédia à ces défauts, plus aisément que nous ne nous y attendions. Il fit scier, dans l’épaisseur du mur, les places de la porte et de la fenêtre. La porte fut faite avec des planches prises aux charrettes, et un morceau de parchemin nous tint lieu de fenêtre vitrée. Le toit fut construit avec des perches droites que nous fournissaient les jeunes sapins desséchés ; par-dessus, on étendit un chaume de gazon de marais, tenu en place par des mottes de terre qu’on y lança. Le peu de hauteur extérieure du bâtiment fut en dedans corrigé en creusant le terrain de deux pieds, ce qui rendait notre demeure beaucoup plus chaude. Les interstices que laissaient les troncs furent comblés avec de la boue mêlée de gazon battu, pour lui donner de la solidité. Mais la cheminée fut l’occasion des méditations les plus longues et les plus pénibles. Nous n’avions pas découvert d’argile propre à cimenter les cailloux dont on fait les cheminées dans la forêt, et nous commencions à être très-effrayés de la perspective de nous voir au milieu des fortes gelées sans que notre foyer eût été terminé. Il est clair que ç’aurait été insupportable, car nous trouvions déjà désagréable de travailler avec du mortier non détrempé, et, s’il venait à geler, nous serions évidemment forcés d’y renoncer tout à fait.

Enfin, après avoir enlevé plusieurs pieds de riche terre glaise, nous découvrîmes un sol argileux dont nous nous accommodâmes, et la cheminée s’éleva rapidement. Comme elle était presque terminée, nous y allumâmes du feu, et déjà nous nous félicitions de notre pleine réussite lorsque, patatras ! tout tomba par terre. Quelle consternation ! Pendant quelque temps, nous ne sûmes plus que faire. Une discussion animée s’ouvrit sur l’art d’élever une construction plus solide. La Ronde ni Bruneau ne pouvaient se consoler de leur incontestable échec. À les entendre, l’argile était mauvaise et nous devions ne pas songer désormais à nous en servir. Cependant il n’y avait plus de temps à perdre. Il nous fallait réparer le dommage ou nous résigner à rester sans foyer, quand le thermomètre serait descendu au-dessous de zéro. Ce fut Milton qui se chargea de l’opération. D’abord il fit un cadre en bois vert pour supporter l’argile. Pendant ce temps, Cheadle, avec un cheval et une charrette, recueillait une provision des pierres les plus rectangulaires qu’il pouvait trouver. Grâce à ces matériaux, notre cheminée fut solidement bâtie et brava toutes les rigueurs de l’hiver.


Notre hutte d’hiver dans la Belle Prairie.

Comme nous étions occupés de ces travaux, nos amis indiens nous firent plusieurs visites ; mais ils avaient cessé de nous inquiéter. Kînémontiayou, le chasseur, passa en allant au Fort acheter des provisions d’hiver, et, à son retour, il nous apprit que les bisons étaient déjà arrivés à deux journées de distance de la Belle-Prairie. Cette nouvelle n’avait aucun fondement. Quant au vieux Kekekouarsis et aux squaux, ils nous furent de la plus grande utilité. Nous employâmes le premier à nous fabriquer des raquettes[33] et des traîneaux à chiens. Les autres raccommodèrent nos mocassins et nous firent des vêtements d’hiver.

Le 23 octobre le lac se trouva complétement pris ; la terre avait déjà deux pouces de neige. Le 26, il y eut encore un dégel momentané ; après quoi, le véritable hiver commença tout à fait. Nous n’avions pas achevé notre tâche un jour trop tôt.




CHAPITRE VI.


Ameublement. — Visite de Cheadle à Carlton. — Il y trouve Treemiss. — Sa soirée musicale avec Étahk-ékouhp. — Bain glacial. — Visite officielle des Assiniboines. — Message qu’ils adressent à Sa Majesté. — Notre provision de rhum les a trompés. — Le fort Milton est achevé. — Les Cries des Bois. — Leur contraste avec les Cries des Plaines. — Enfants indiens. — Ils sont exempts de difformités. — Un sac à mousse. — Kekekouarsis et ses chagrins de famille. — Décidément l’hiver est arrivé. — Circonspection des animaux. — Empoisonnement des loups. — Prudence des renards. — La Ronde et Cheadle partent pour les plaines. — Le petit Miscouépémayou. — La femme de ménage de Milton. — Sur les prairies. — Bisons chassés à l’affût. — Les attardés. — Couverture perfide. — Veillée pendant une nuit froide. — Nouvelle chasse. — Cheadle laisse son esprit s’égarer. — Indignation de La Ronde. — On est perdu toute une nuit. — À la belle étoile, malgré la gelée. — Pillage de notre camp. — Retour la maison. — Voyage aussi rude que prompt. — Arrivée au fort Milton. — Réjouissances.


Il fallait à présent que notre maison eût son parquet et son mobilier. Milton et La Ronde se chargeaient d’y pourvoir, tandis que Cheadle et Bruneau allaient à Carlton pour s’y procurer du pemmican avant que la neige eût rendu la route impraticable aux charrettes. Le 29, nous nous mîmes en quête de nos chevaux. On attrapa Bucéphale, on le harnacha et l’on partit. Il faisait un vent du nord très-piquant et, à la nuit, la neige se prit à tomber dru. On courut en toute hâte. Le lendemain à la brune, on était sur le bord de la Saskatchaouane. Il y avait au passage une loge dressée et deux charrettes pleines de provisions, qui étaient probablement à Treemiss, amené sans doute à Carlton par la même nécessité. Après avoir tiré plusieurs coups de feu sans obtenir de réponse, on pénétra dans la loge et, comme on avait épuisé ses provisions, on usa librement de celles qui s’y trouvaient. Le lendemain matin, on cria encore beaucoup et on brûla une grande quantité de poudre. Enfin une troupe d’hommes parut sur l’autre rive et s’occupa à faire passer la barque. Cela eut lieu non sans difficulté parce que, la rivière étant déjà à moitié prise, il n’y avait d’ouvert au milieu qu’un chenal où de grandes masses de glace descendaient avec fracas en écorchant tout ce qu’elles touchaient. Comme la barque approchait, on entendit un cri sonore qui annonçait la présence de Treemiss. Notre ami était à peine reconnaissable à cause de la longue capote qu’il portait et de son bonnet orné de bandes et d’oreilles de fourrure suivant la coutume des métis. La barque fit passer ses charrettes qui se rendaient au fort Pitt et, tandis qu’on les mettait à bord, Treemiss raconta ce qui lui était arrivé depuis notre séparation. Il avait à peu près achevé sa demeure qui, comme la nôtre, ne se composait que d’une chambre, mais dont le style architectonique était bien supérieur à celui que nous avions suivi, car elle avait une grande élévation et jouissait d’un toit avec un haut versant. La possession d’une petite quantité de rhum lui avait causé, comme à nous, de prodigieux ennuis. Au point que, pour avoir la paix, il avait fini par livrer tout ce qu’il en avait à Étahk-ékouhp et à ses amis. Leurs orgies d’ivrognes avaient alors duré toute la nuit, et même un sale Indien avait fini par venir partager le lit de Treemiss. L’Indien en fut immédiatement rejeté avec indignation, mais y rentra aussitôt jusqu’à ce qu’après plusieurs répétitions de cette scène, Treemiss eût fini par le saisir aux épaules et par le jeter à la porte. Enfin Étahk-ékouhp était resté seul, assis auprès du feu et entonnant une chanson indienne. Treemiss s’était flatté qu’on allait le laisser dormir en paix ; mais Étahk-ékouhp, s’étant aperçu que tous ses auditeurs étaient partis, à l’exception de Treemiss qui faisait semblant de dormir profondément, vint le réveiller en lui fouillant les côtes, ce qu’il répéta durant tout le reste de la nuit chaque fois qu’il remarquait que sa victime cessait de prêter l’oreille à ses mélodies.

En abordant sur la glace du côté méridional, deux malheureux passèrent au travers et firent un plongeon dans l’eau. On ne tarda pas à les en retirer, mais leurs vêtements se gelèrent immédiatement aussi raides que des planches, et leur air était assez risible lorsqu’ils marchèrent en brisant en éclats la glace qui les recouvrait, balançant leurs jambes raidies comme si elles eussent été en partie paralysées, parce que l’enveloppe qui les entourait empêchait la flexion de leurs genoux.

Une compagnie de gens était arrivée à Carlton venant de la Rivière Rouge ; mais elle n’avait apporté de lettres pour personne de nous. Cependant, depuis notre départ d’Angleterre, nous étions restés sans nouvelle. Quelques vieux journaux seulement nous mirent un peu au fait de ce qui s’était passé dans le reste du monde. Entre autres nouvelles, qui nous intéressaient, ils nous apprirent le massacre de ces blancs que nous avions connus en passant dans le Minnesota, les horreurs commises par les Sioux, et où il s’en était fallu de si peu que nous eussions été mêlés.

Un peu avant l’arrivée de M. Cheadle, M. Lillie avait eu la surprise de voir arriver trois cents Assiniboines, dans leurs plus beaux vêtements et leurs peintures les plus complètes ; ils s’avançaient vers le fort en décrivant une procession solennelle. Après que le calumet eut circulé selon toutes les règles des convenances et que les cadeaux honorables eurent été présentés, leur chef se leva. Dans un discours flatteur, il exprimait que ce n’était pas sans une grande joie que les Assiniboines avaient appris que la Compagnie était revenue à de meilleurs sentiments, et s’était résolue de nouveau à procurer à ses amis indiens l’eau de feu, objet de tous leurs vœux. M. Lime les assura qu’on les avait trompés. Loin d’ajouter foi à ses paroles, ils se mirent à procéder à des recherches complètes. Ils ne laissèrent pas un coin du bâtiment sans y avoir mis tout sens dessus dessous, et ils allèrent même dans la glacière où l’on conserve la viande. N’ayant réussi à rien découvrir, ils exprimèrent leur profond regret de ce que la nouvelle fût fausse, et ils requirent M. Lillie de transmettre en leur nom à Sa Gracieuse Majesté, la Reine Victoria, une forte remontrance, de ce qu’elle soumettait à de pareilles privations ses enfants rouges bien aimés, qui, après tout, étaient les meilleurs juges de ce qui pouvait leur convenir.

Depuis dix ans, ils n’avaient pas fait de visite pareille. Voici quelle avait été l’origine de celle-ci. À l’époque de notre séjour à Carlton, en tirant de la barrique une petite quantité de rhum, on en avait laissé tomber quelques gouttes sur le plancher du magasin. Deux Assiniboines venus pour commercer avaient flairé cette délicieuse odeur, qui n’avait pas réjoui leur nez depuis si longtemps. Sans laisser soupçonner qu’ils eussent rien aperçu d’extraordinaire et sans faire aucune question, ils étaient en toute hâte retournés dans leur tribu et lui avaient communiqué leur agréable découverte. Immédiatement le camp plein d’émotion s’était occupé des préparatifs de la visite officielle que nous avons racontée. Mais ils étaient arrivés trop tard. Quelques jours auparavant, nous avions emporté le trésor qu’ils cherchaient, loin de leur atteinte.

Après une journée de repos, Cheadle et Bruneau partaient pour revenir à la Belle-Prairie. Déjà la Sukatchaouane était prise en amont et en aval du fort Carlton ; mais, à la place ordinaire du passage, il y avait encore une ouverture, à travers laquelle la barque transporta la charrette, d’un côté de la glace à l’autre. La charrette fut chargée sur la glace, mais, avant d’atteindre la rive, elle enfonça dans l’eau et versa, entraînant Bucéphale après elle. Heureuseusement l’eau avait peu de profondeur ; Bucéphale fut promptement tiré à bord ; mais, au bout de quelques minutes, son apparence était complètement changée. On aurait dit un cheval d’argent, comme un énorme hérisson avec les dards de glaçon qui se formaient sur son corps à longs poils, à mesure que l’eau en découlait. Le travail pour décharger la charrette, la hisser sur la rive, porter nos effets jusqu’à elle et les recharger exigea un temps assez long ; et le cheval, habillé de glace, grelottant sous le souffle d’une bise piquante, était vraiment digne de pitié. Cependant une marche rapide pendant dix milles remit tout en ordre et les voyageurs rejoignirent sans autre aventure, au commencement du troisième jour, le fort Milton, comme La Ronde avait baptisé notre hutte.

Durant l’absence de Cheadle, Milton ni La Ronde n’étaient restés oisifs. Ils avaient dressé une couple de lits de camp qui, rembourrés d’herbe sèche et de peaux de bison, nous formaient les couches les plus délicates. Ils avaient achevé la porte, la fenêtre de parchemin et deux tables assez grossières ; l’une était destinée à la cuisine et l’autre aux repas.

Le 7 novembre, La Ronde traversa le lac sur la glace qui avait déjà quatre ou cinq pouces d’épaisseur. Il allait explorer la forêt du côté septentrional et chercher l’endroit le plus favorable à dresser nos trappes. Pendant son absence, nous nous occupâmes à placer des rayons, à faire des chandeliers, des chaises, etc. ; enfin à ranger nos biens et nos provisions ; de son côté, Bruneau construisait au dehors une plate-forme posée sur des poteaux élevés, pour y mettre notre viande en sûreté contre la voracité des loups et des chiens.

Nos amis indiens nous faisaient de temps à autre des visites où leur conduite était exemplaire. Quant à nous, nous étions avec eux parfaitement à notre aise depuis que nous avions serré le rhum à quelque distance, dans une cachette que dérobait maintenant tout à fait l’accumulation de la neige.

Les Cries des Bois diffèrent beaucoup par leurs habitudes et leurs caractères de leurs parents les Cries des Plaines. Les uns sont des trappeurs solitaires ou des chasseurs à pied ; les autres vivent en troupes de cavaliers. Les premiers sont des plus paisibles et se font un point d’honneur de l’honnêteté qui les distingue de leurs brigands de frères des prairies. Nous avons vécu six mois parmi eux sans avoir eu une seule occasion de nous plaindre d’un vol. Trois de ces six mois, nous les avons passés complétement seuls, au milieu d’eux, et, bien qu’ils aient parfois témoigné un très-vif désir d’obtenir des objets que nous leur refusions, jamais ils n’ont paru songer à nous disputer notre droit à cet égard.

Ils sont très-habiles comme trappeurs et comme chasseurs d’élan ; parfois ils poursuivent les bisons qui, lorsque l’hiver est rude, dépassent la lisière des forêts. Comme ils peuvent, en échange de fourrures, se procurer aux postes de commerce tout ce dont ils ont besoin, ils sont beaucoup mieux vêtus et mieux équipés que les Indiens des plaines. Mais l’élan devient rare et parfois les Cries des Bois ont beaucoup à souffrir de la faim.

Ceux des prairies, au contraire, poursuivant les bisons, manquent rarement de quoi vivre tout en ayant fort peu de choses à vendre pour se fournir de vêtements ou d’objets de luxe. Ces Indiens, comme du reste presque tous ceux que nous avons rencontrés, gouvernaient leurs familles admirablement. Chez eux les disputes conjugales paraissent inconnues et l’on n’entend presque jamais un enfant pleurer. Notre ami Kînémontiayou était un mari et un père plein d’affection pour sa femme et ses enfants ; ceux-ci lui obéissaient à la parole et le considéraient évidemment comme un être supérieur qu’ils devaient aimer et respecter.

Une des choses qui nous frappa le plus à mesure que nos relations avec les Indiens se développèrent, c’était de ne trouver parmi eux ni chevelures grisonnantes, ni calvitie, ni difformité. Ce dernier avantage peut, jusqu’à un certain point, être expliqué par la liberté du choix dans le mariage ; peut-être aussi, par le soin que les mères ont de bien ranger les membres des enfants dans le sac à mousse ou berceau indien[34]. Il se compose d’une planchette ayant des deux côtés un morceau de toile ; ces morceaux se lacent au centre. L’enfant est posé le dos sur la planchette, empaqueté avec de la mousse bien choisie, et, les bras serrés le long du corps ; il est solidement lacé, n’ayant la liberté que de mouvoir sa tête. Quand on voyage, la mère porte à dos ce berceau ; lorsque le camp est formé, le berceau est appuyé contre un arbre et l’enfant n’est délivré de ses liens que pour peu d’instants et de temps à autre. Ces petits prisonniers ont une bonté remarquable. On ne les entend pas piailler dans le camp et ils sont strictement obéissants sans être punis corporellement.

Un jour, Kekekouarsis nous arriva fort tourmenté par ses chagrins de famille. Il avait, à la mode indienne, vendu une de ses filles en mariage pour un cheval ; mais son ingrat beau-fils, après avoir emmené sa fiancée, était revenu durant la nuit et avait volé le cheval donné en échange. Kekekouarsis, indigné d’une telle conduite, s’était vengé en allant reprendre secrètement sa fille et, maintenant, il redoutait beaucoup la colère du fiancé ; par peur d’en être attaqué, il venait nous demander un asile pour la nuit, car il craignait d’être maltraité dans l’obscurité en retournant chez lui. Nous y consentîmes volontiers ; mais il paraît que les craintes de Kekekouarsis étaient chimériques ; car le nouvel époux supporta la perte de sa femme avec une si parfaite indifférence qu’il n’essaya jamais de la reprendre.

La Ronde était de retour le 9, Il n’avait, dans sa première journée, trouvé que peu de traces de gibier ; plus loin, les marques de martres étaient devenues assez abondantes, et il avait tendu quelques trappes. Le 10, la gelée fut très-rode ; il était tombé six pouces de neige dans la nuit. On se mit à la construction d’une couple de traîneaux à cheval pour aller dans les plaines se procurer de la viande fraîche. Pendant ce travail de nos gens, nous nous occupions de fournir le garde-manger avec l’aide de Rover, et nous ne manquions guère chaque fois à rapporter une provision de tétras de prairie, de perdrix des bois et de lapins. Ces derniers étaient fort circonspects, et nous en voyions si peu que, tant qu’il n’y eut pas de neige, nous ne nous doutions pas de leur nombre ; mais, quand la neige fut devenue épaisse, nous la vîmes sillonnée dans toutes les directions par leurs traces, et nous n’eûmes plus alors qu’à tendre des piéges sur leur passage pour en prendre.

À moins qu’on ne s’acharne à la poursuite des bêtes fauves, on n’en voit guère d’autres, dans les territoires de la baie de Hudson, que les loups et les bisons. Les Indiens les chassent avec une telle constance, et, chaque fois qu’elles rencontrent l’homme, elles en sont si invariablement poursuivies, qu’elles se tiennent toujours sur leurs gardes et se dérobent à la vue dès la moindre alarme. Ce n’est donc que quand la neige a trahi leur traces nombreuses qu’un novice peut se résoudre à croire qu’il y a réellement dans ce pays du gibier à quatre pattes.

Les loups et les renards laissaient de nombreuses empreintes sur la glace du lac, et les premiers annonçaient invariablement le lever et le coucher du soleil par un chœur de hurlements. Comme nous craignions qu’ils n’attaquassent nos chevaux, nous jetâmes des amorces empoisonnées avec de la strychnine à différents endroits autour du lac ; mais ces animaux ont une telle prudence qu’ils se gardent de toucher à une amorce trop visible ou à une de celles qui ont été visitées peu auparavant. Il faut donc prendre soin de couvrir de neige le morceau qu’on leur destine, d’aplanir la surface de cette neige et de ne plus s’approcher de l’endroit que si l’on s’est aperçu de loin que la faim a poussé une victime à le fouiller. Ce sont les renards surtout dont la circonspection est vraiment extrême. Ils visiteront la place durant des journées ; durant des semaines entières ; ils tourneront à l’entour sans se décider à y entrer et à manger. Aussi nos peines furent-elles pendant longtemps perdues. Il y avait bien des amorces enlevées ; nous suivions au loin les pistes des animaux ; mais nous ne trouvions pas que le poison eût produit aucun effet sur eux. Enfin notre persévérance fut récompensée : nous trouvâmes mort un immense loup blanc, dont nous avions longtemps suivi les empreintes à cause de leur grandeur extraordinaire. Sa peau, qui fut préservée avec soin, était magnifique, et son corps fut employé à la destruction de ses pareils. Une semaine après, tous les grands loups étaient morts, et nous regardions nos chevaux comme en sûreté pour l’hiver.

Les traîneaux étant achevés, La Ronde alla faire un tour à ses trappes. Il revint deux jours après rapportant plusieurs martres. Le lendemain, il partait avec Cheadle pour les plaines, emmenant deux chevaux et les traîneaux pour rapporter le produit de leur chasse. Un jeune garçon indien, le fils du chasseur Kînémontiayou, partit avec eux. Il avait une miniature de cheval, un poulain de deux ans, haut comme un poney de Shetland, et qui devait servir à porter sa part de la chasse. Miscouépémayou ou l’Objet qu’on entrevoit, était un garçon de quatorze ans, très-habile et très-actif. Il avait de grands yeux noirs, une physionomie ouverte et gaie, beaucoup de bonne volonté et d’obligeance, et il remplissait tous ses devoirs avec la dignité et l’importance d’un homme. Il ne tarda pas à devenir le compagnon favori de nos expéditions ; plusieurs fois, il nous rendit de vrais services ; souvent il nous amusait par son insatiable curiosité et par le très-vif plaisir qu’il prenait à tout ce qui lui semblait étrange ou ridicule. Il éclatait de rire dès qu’on lui en donnait la moindre occasion. Pendant l’absence de cette expédition, Milton garda la maison avec Bruneau pour la tenir en ordre ainsi que ce que nous possédions, et pour dresser des trappes. Comme Bruneau ne lui paraissait pas remplir suffisamment les fonctions de ménagère et de blanchisseuse, Milton saisit l’occasion que lui donnait la visite d’un Indien et de sa squau pour charger la femme du soin d’un blanchissage général et d’un nettoyage de la maison. Bien qu’il fût nuit lors de leur arrivée, la femme se mit immédiatement à l’ouvrage : elle entretint un grand feu durant plusieurs heures, y fit fondre de la neige, et quand, vers minuit, elle se fut procuré une quantité d’eau suffisante, elle se mit à frotter à tour de bras les couvertures et les vêtements. En vain Milton lui adressait des observations et l’engageait à aller dormir. Le lavage et l’éclaboussement continuaient sans relâche et tout sommeil devenait impossible. Milton finit par se mettre en colère, il sauta de son lit, renversa toute l’eau et éteignit le feu. La femme stupéfaite se retira alors pour dormir, et tout demeura quelque temps tranquille. Mais, dès qu’elle s’imagina que Milton était endormi, elle se leva tout doucement et recommença ses occupations. Le malheureux qui l’avait engagée se trouva complétement battu : obligé de se résigner à son fâcheux destin, il se bornait à maudire l’activité intempestive de sa ménagère.

Pendant ce temps, nos chasseurs s’avançaient vers les plaines, suivant une vieille piste indienne qui se dirigeait vers le sud-ouest durant près de quatre-vingts milles. Après avoir traversé une contrée pleine de collines, bien boisée et bien arrosée, ils atteignirent, le matin du quatrième jour, le sommet d’une éminence d’où ils voyaient la prairie s’étendre au loin devant eux. La Ronde eut bientôt aperçu cinq bisons qui paissaient à un mille de distance. On dressa le camp, on prit à la hâte un repas de pemmican, car on ne voulait pas allumer un feu qui aurait pu effrayer le gibier, et l’on se prépara à entrer en chasse. Comme il faisait très-chaud, La Ronde et Cheadle eurent l’imprudence de se défaire, avant de partir, de leur capote et de leur vêtement de cuir. Puis ils s’avancèrent en biaisant et en rampant sur les mains et les genoux, il travers la neige, et ils atteignirent un point où, cachés par un bouquet d’arbres rabougris, ils pouvaient voir les cinq bisons à une vingtaine de mètres. Tout à son émotion, La Ronde donna ses instructions à Cheadle dans un jargon mêlé de français, d’anglais et de crie. Cheadle, également ému, n’ayant rien compris à ce que La Ronde lui avait dit, hésitait à tirer. La Ronde, désolé, épaula son fusil avec précaution ; Cheadle, ne voulant pas se laisser devancer, leva aussi le sien ; mais, en le faisant trop brusquement, il découvrit sa tête.

Aussitôt toutes les bêtes prennent leurs jambes à leur cou. Sur leur passage on les salue aux talons d’une volée de balles sans effet. Alors commencent les récriminations : La Ronde sacrait de la belle façon. Quant aux bisons, ils étaient partis ; on n’en voyait pas d’autres. Malheureusement, le camp ne contenait qu’une bien mince provision de pemmican. Cependant, les bisons effrayés ralentissaient leur pas il mesure qu’augmentait leur éloignement ; enfin on les vit se remettre il marcher lentement et paître le long de la route. Il ne restait plus qu’une chance, celle d’essayer de les rejoindre. Nos malheureux chasseurs se remirent donc en course, se dissimulant avec tout le soin possible. Après deux heures de fatigue, ils réussissaient à devancer les bisons, se blottissaient cachés sur leur route, et en tuaient deux qui s’avançaient au pas.

Mais alors la nuit approchait, et les chasseurs étaient à trois ou quatre milles de leur camp. Ils ne pouvaient pas aller querir les chevaux et les traîneaux pour rentrer la viande ce soir même ; et, s’ils quittaient leur gibier, les loups sauraient bien ne leur en laisser que les os proprement nettoyés pour le lendemain matin. On n’avait donc guère de choix : il fallait camper à l’endroit même toute la nuit ; mais on ne pouvait pas s’y abriter, car on n’y voyait qu’un petit_nombre de peupliers effeuillés. Les deux bisons tués étaient à environ deux cents mètres l’un de l’autre. Pour éloigner les loups, on appuya contre l’un une poire à poudre et un fusil, puis on alluma un petit feu pris de l’autre, dont on retira la peau et dont on fit griller quelques tranches pour souper. Cependant la nuit était tout à fait tombée ; il soufflait un fort vent du nord vraiment glacial, et pénétrant comme au travers d’une gaze les simples chemises de flanelle de nos infortunés chasseurs. Avec quelle amertume ils regrettaient alors d’avoir laissé au camp leur vêtement de cuir et leur capote ! Quelle déplorable perspective d’avoir à passer une longue nuit d’hiver avec le thermomètre au-dessous de zéro et sans abri ni feu convenables !

Ils ramassèrent tout le bois qu’ils purent trouver, pauvre provision ! pour nourrir leur maigre feu. Ils grattèrent la neige, et coupèrent et disposèrent des branches de saule pour se faire un lit de repos. Ils se partagèrent la peau du bison. Cheadle, se faisant tout petit, essaya de se couvrir avec une moitié ; La Ronde et Miscouépémayou se blottirent ensemble sous l’autre. Cette peau encore fumante était adorablement chaude, et nos voyageurs tombèrent bientôt dans un profond sommeil. Hélas ! que leur bien-être fut court ! Nos dormeurs ne tardèrent pas à s’éveiller à moitié gelés. L’étroite couverture, d’abord si douce et si chaude, était, grâce à la gelée, devenue dure comme de la pierre et formait, au-dessus des corps, une espèce d’arche sous laquelle s’engouffrait, comme sous l’arche d’un pont, le piquant vent d’hiver.

Il ne fallut plus songer à dormir. Rejetant leur trompeuse couverture, transis, ils se mirent tous trois à battre la semelle de droite et de gauche, tout en entretenant leur misérable feu avec économie, ou en faisant griller quelques biftecks pour tuer le temps. Qu’il était Jong ! C’était en vain Qu’ils examinaient l’horloge du voyageur, le grand Orion s’avançant vers l’ouest ; mais avec quelle lenteur ! Enfin, il acheva sa course cependant ; et les loups, de leurs chœurs habituels, finirent par saluer l’aube du jour. La Ronde et son jeune compagnon s’élancèrent pour aller chercher les traîneaux. De son côté, Cheadle se mit à la poursuite d’un bison qui avait été grièvement blessé la veille.

Après plusieurs jours d’une chasse assez productive, ils avaient chargé de viande les traîneaux et avaient repris la route du retour. Pourtant ils n’étaient pas au bout de leurs épreuves. Des bandes de bisons qu’ils aperçurent à leur portée leur inspirèrent le désir, avant de rentrer à la Belle-Prairie, de se donner une autre journée de chasse. La nature du pays, avec ses collines et ses bouquets de bois taillis, se prêtait merveilleusement aux surprises. Ils réussirent donc à se glisser jusqu’à une quarantaine de mètres d’une petite bande qui dormait tranquillement dans un étroit vallon. On convint que Cheadle attendrait à l’affût derrière un monticule, tandis que les deux autres ramperaient à l’entour pour s’approcher des bisons par le côté opposé.

Cheadle resta patiemment, regardant par-dessus la colline à travers l’herbe élevée, épiant en vain quelque signal qui lui indiquât que ses compagnons étaient parvenus à leur poste. Enfin un des bisons se leva et s’étira, mais sans paraître aucunement troublé. Cheadle, de peur de faire perdre leur chance aux autres, ne fit pas feu et, tout en attendant couché à terre, il se prit à songer. Il pensait à l’Angleterre ; il revoyait les lieux familiers à son enfance ; les vieux désirs, les fantômes de ses projets sans exécution et de ses vaines espérances, repassaient dans son esprit. La Bonde, les bisons, la chasse : tout, il avait tout oublié. Soudain ses rêves furent dissipés par de grands cris : « Tir donc ! tir, docteur ! tir-r, sacré tonnerre ! tir-r-r ![35] ». Et voilà que les bisons passaient à toute vitesse : avec La Ronde et Miscouépémayou sur leurs talons. Les chasseurs faisaient feu dès qu’ils avaient pu recharger leurs fusils, mais ils tiraient au hasard et manquaient leur but. Cheadle, plus maître de lui, blessa grièvement un des animaux qui fit un bond de côté ; alors il se mêla avec les autres dans la poursuite. Quant à La Ronde, il était profondément dégoûté. Il déclara qu’il s’arrêterait ici, et que jamais plus il ne conduirait chasser le bison un homme qui avait des absences d’esprit. Il conta qu’il était resté plus d’une demi-heure à attendre le coup de fusil de Cheadle ; que, dans son impatience, il avait sifflé doucement ; qu’alors un des buffles se levant avait présenté une excellente occasion à Cheadle, dont celui-ci n’avait pas profité. Il avait donc encore attendu, puis il avait agité en l’air son bonnet pour donner le signal du feu ; le tout inutilement. Enfin, de rage et de désespoir, il avait sauté en pied et avait poussé les cris ci-dessus rapportés.

Un court repos leur ayant rendu quelque tranquillité d’esprit, ils se remirent en marche, et bientôt ils découvrirent un nouveau troupeau de douze bêtes, occupées à paître en pleine tranquillité. On avait déjà ramassé assez de viande, et il fut convenu qu’on réserverait ce coup au jeune garçon. Miscouépémayou se glissa donc jusqu’aux bisons, et les deux autres se mirent en embuscade pour tirer quand le troupeau passerait. Mais le jeune chasseur ne toucha rien et la bande galopa dans une direction contraire à celle où était l’affût.

C’était un jour de malheur, mais La Bonde disait : « Essayons encore ! » La dernière bande, qui n’avait pas tout à fait découvert ses ennemis, se contenta d’aller un mille plus loin et se remit paisiblement à paître en marchant. Ceux qui la poursuivaient, tantôt couraient à toutes jambes quand ils n’étaient pas en vue, tantôt rampaient pendant des milles entiers, dans les endroits découverts. Mais toujours, quand ils arrivaient, ils voyaient que les animaux venaient de s’éloigner de l’endroit où on les cherchait. Pourtant ils finirent par réussir à se cacher derrière une colline devant laquelle les buffles paissaient en venant peu à peu à leur rencontre.

C’était le tour de La Ronde à tirer le premier. Aussitôt donc que le conducteur de la bande fut lentement arrivé à une vingtaine de mètres de distance, il fit feu. L’animal ne tomba pas sur le coup et Cheadle, qui ne voulait pas après tant de peines s’en retourner les mains vides, l’atteignit d’un second coup à l’épaule et l’abattit. Cette conduite irrita profondément La Ronde ; elle était, disait-il, tout à fait opposée aux usages de la chasse ; mais sa colère fit place au chagrin lorsqu’en découpant la bête, il trouva que sa balle n’avait fait que traverser sans la briser l’omoplate, et que le bison leur aurait certainement échappé sans la balle de Cheadle qui lui avait percé le cœur. C’était un jeune taureau superbe, de trois ans, ayant une peau magnifique et une crinière de près d’un demi-mètre de longueur. Avant qu’ils eussent achevé de détacher la viande et de la charger sur un des chevaux qu’ils avaient cette fois amenés avec eux, la nuit était venue.

La chasse les avait conduits à six ou sept milles du camp, et la nouvelle lune était déjà presque descendue. Il paraissait à peu près impossible de trouver la nuit son chemin dans un pays d’une nature aussi uniforme. Cependant La Ronde, plein de confiance en lui-même, poussait toujours devant lui. Lorsqu’ils eurent voyagé plusieurs heures, La Ronde s’arrêta tout à coup et se mit à frapper son briquet pour essayer de reconnaître la vieille piste aux environs du camp. Il ne la trouva pas, mais elle ne pouvait pas être loin ; La Ronde l’affirmait ; car le camp devait être à quelques centaines de mètres de la place où ils étaient. La Ronde avait dirigé sa course sur les étoiles et, faisant entrer en ligne de compte, avec la direction, le temps écoulé et la rapidité de la marche, il en concluait avec certitude qu’ils devaient être à peu près arrivés à leur destination. Tous les trois d’ailleurs étaient convaincus que le camp devait être sur la droite ; on fit donc en ce sens un détour de quelques centaines de mètres ; mais on n’y découvrit rien et il fallut se résoudre à aller bivaquer pour cette nuit dans un bosquet de petits peupliers. Cependant, à quelque distance sur sa gauche, une troupe de loups ne cessaient de hurler, de grogner et de se battre. Cheadle avait grande envie d’y aller voir. Il supposait que l’objet qu’ils se disputaient était tout simplement la viande qu’on avait laissée empaquetée sur les traîneaux dans le camp. La Ronde pensait différemment. Il affirmait que le camp devait être à leur droite et que d’ailleurs les loups n’auraient pas l’audace d’entrer si promptement dans une place pleine de couvertures et d’autres objets à l’usage des hommes.

Cette nuit était très-froide et très-claire. Le feu se trouvait misérableement petit, car le seul bois sec qu’on avait pu se procurer consistait en branchages de tremble, gros comme des baguettes à ramer les pois. Or, les couvertures et les robes de bison avaient été laissées dans le vieux camp, en sorte que les chasseurs étaient encore presque dans la même situation que quelques nuits auparavant. Cette fois, ils se mirent sous une grande toile imperméable qu’ils avaient emportée pour en envelopper la viande et qui était presque moins efficace que la peau fraîche ne l’avait été. L’humidité de la respiration se condensait et formait à l’intérieur de ce drap des glaçons qui faisaient ainsi disparaître tout l’avantage qu’on s’était promis en dormant la tête sous la couverture. On ne put donc pas plus dormir que dans la nuit que nous rappelons ; comme l’autre, celle-ci s’écoula à attendre avec ennui l’arrivée du jour, à se promener en long et en large, à nourrir les feu, à épier les progrès d’Orion et à écouter les grognements et les hurlements des loups. C’était à n’en pas finir.

Cependant, comme on avait cherché à trouver le camp à peu près jusqu’à minuit, il est clair que la période vraiment insupportable de cette nuit ne fut, quant au temps, que la moitié de l’autre ; mais, quant aux souffrances, elle la valait bien.

Au point du jour, La Ronde fit sa reconnaissance et trouva que le camp était environ à trois ou quatre cents mètres sur la gauche. Tout y marquait le désordre le plus fâcheux. Ainsi que Cheadle l’avait deviné, les loups s’en étaient partagé les dépouilles. Ils avaient fait disparaître presque toutes les provisions arrangées sur un traîneau ; à côté, celle de Miscouépémayou, une petite provision de morceaux de choix, préparée et empaquetée avec le plus grand soin, était dévorée. Heureusement que ce qu’on apportait faisait à peu près la compensation de ce qu’on avait perdu. Les chevaux furent donc remis aux traîneaux, et l’on reprit aussi vite que possible la route du fort Milton.

Le retour ne laissa pas que d’être aussi lent qu’ennuyeux. Il n’y avait pas eu à la vérité de dégel régulier ; mais la chaleur du soleil avait fondu la neige sur les penchants des coteaux, sur les pentes méridionales ; et le tirage des traîneaux sur la terre était si harassant pour les chevaux, qu’on ne voyageait qu’à petites journées et que pas à pas. On vint à un endroit où la route traversait un grand lac. La neige y avait aussi presque complétement disparu, et les chevaux glissaient tellement sur la glace, qu’il fallait renoncer à l’espoir de passer par là. La monture lilliputienne de Miscouépémayou, dont les pieds étaient aussi petits que ceux d’un daim, était tout à fait incapable de se tenir sur cette surface glissante, et, pendant quelque temps, on fut réduit à croire qu’on serait obligé de la sortir d’embarras en la tirant par la queue sur la terre ferme. On avait dû dételer les traîneaux. Il fallut d’abord les pousser à la main à travers le lac ; puis se tailler une route à travers les bois qui en bordaient les rives pour conduire les chevaux : à l’extrémité opposée. Toute une matinée y passa, et ce ne fut que dans la soirée du cinquième jour de voyage qu’on regagna la Belle-Prairie, après une absence de douze journées. Un petit incident de ce retour suffit à montrer la rude manière dont il s’accomplissait. En descendant la pente assez raide d’une colline, un des traîneaux versa, retournant avec lui le cheval qui se trouva couché sur le dos avec les jambes battant l’air. Cheadle se préparait à lui retirer ses harnais ; mais La Ronde lui cria : « Ah ! non, monsieur, pas besoin ! » Et, poussant tous les deux, ils envoyèrent le cheval et le traîneau, toujours roulants, jusqu’au bas de la colline, où ils se retrouvèrent sur le bon côté. Alors le convoi continua sa marche.

Milton et Bruneau furent bien aises de l’heureux retour de leurs compagnons, et Kînémontiayou, qui se trouvait à la maison avec quelques autres Indiens, prit bientôt sa large part d’un banquet de viande fraîche qui se prolongea une partie de la nuit, et où ceux qui arrivaient de la plaine se livrèrent au plaisir de manger du pain.

En vérité, dans la vie civilisée, on ignore ce que c’est que le plaisir de manger.




CHAPITRE VII.


La chasse aux trappes. — Les animaux à fourrure. — Valeur des différentes fourrures. — Premier pas du trappeur dans la forêt. — Art de poser les trappes à martre. — Trappes d’acier pour les loups et le renard. — Le wolverène. — Comment il gagne sa nourriture. — Animal destructeur. — Il suit le trappeur à la piste. — Ses ruses. — Comment il se comporte quand il est pris dans une trappe. — Histoires de La Ronde sur le carcajou. — Vie du trappeur. — La vaste forêt en hiver. — Dormir à la belle étoile. — La marche. — Indiens et métis. — Leur instinct dans les bois. — Le wolverène démolit nos trappes. — On essaye de l’empoisonner. — Arrivée de Treemiss. — Ses aventures. — Lutte nocturne. — Tambout le géant. — Son combat avec Étahk-ékouhp. — Prouesse de Tambout. — Nous nous décidons à envoyer nos gens chercher des provisions à la Rivière Rouge. — Retards.


Nous avions à présent assez de viande pour quelque temps. Nous l’emmagasinâmes sur la plate-forme extérieure où la gelée la conserverait, et nous tournâmes toute notre attention sur l’art de dresser des trappes dans les bois. Jusqu’alors nos essais s’étaient bornés a poser autour des lacs quelques petites trappes d’acier, et à jeter des amorces empoisonnées aux loups. Mais cette fois nous voulions aspirer plus haut : nous enfoncer dans les profondeurs de la forêt de sapin pour y conquérir des trophées qui nous assureraient un gracieux accueil quand nous les offririons en Angleterre à nos chères parentes. Au Canada, les animaux dont la fourrure est estimée, sont le renard argenté, le renard croisé, le pékan, la martre, la loutre, le foutereau et le lynx ; on attache moins de valeur aux pelleteries que donnent le wolverène, le castor, l’hermine et le rat musqué. Le castor était jadis très-nombreux, et sa peau se vendait cher ; mais on l’a chassé avec tant d’assiduité qu’il est devenu rare ; et la substitution de la soie au castor, dans la fabrication des chapeaux, a enlevé à peu près toute sa valeur à cette pelleterie. Excepté celle de la loutre marine qui habite les côtes du Pacifique, il n’y a pas de fourrure qui égale en prix celle du renard argenté. Elle est d’un beau gris ; les poils blancs y dominent, mais ils ont l’extrémité noire et sont mêlés de poils tout à fait noirs. Une paire bien assortie de peaux de renard argenté, se vend de deux mille à deux mille cinq cents francs. Les renards croisés, qui tirent leur nom d’une bande noire courant le long du dos avec une croix sur les épaules comme celle de l’âne, présentent toute espèce de variétés entre le renard argenté et le renard commun rouge, et la valeur de leurs peaux diffère en proportion de ces variétés. Après les meilleurs renards croisés, viennent le pékan, la martre et le foutereau. Ces trois animaux sont des putois[36], et peuvent, quant à la taille et à la valeur, rester dans l’ordre où nous les avons nommés. La peau d’un pékan monte de vingt à trente-huit fr. ; celle d’une martre de dix-neuf à vingt-neuf, et celle d’un foutereau de douze à dix-huit. La loutre, moins commune que les deux dernières espèces, est évaluée à un franc vingt-cinq centimes le pouce, en la mesurant de la tête à l’extrémité de la queue. L’hermine, excessivement commune dans les forêts du nord-ouest, est d’une grande incommodité pour le trappeur dont elle détruit les amorces destinées à la martre et au pékan. En général, on ne trouve pas qu’elle vaille la peine d’être chassée. Parfois on découvre aussi l’ours noir dans sa tanière d’hiver ; sa peau vaut cinquante francs. Le lynx, qui est assez commun, se prend dans des piéges de cuir. Une fois attrapé, il se tient tranquille et résigné ; le chasseur le tue en le frappant à la tête. Les autres habitants des forêts sont l’élan, et du petit gibier, comme la perdrix commune des bois, ou le tétras du saule, la perdrix du pin, le lapin et l’écureuil. Les plus nombreuses des bêtes à fourrure, parmi les plus estimées du pays, sont certainement la martre et le foutereau. La première, qui donne ce que les fourreurs anglais appellent sable ou zibeline, est l’objet de la chasse la plus active de la part des trappeurs. Au commencement de novembre, quand les animaux ont leur vêtement d’hiver et qu’on est dans la saison des fourrures, le trappeur fait ses préparatifs de la manière suivante : il plie sa couverture en double, y met un morceau de pemmican capable de le nourrir cinq ou six jours, une petite marmite et une timbale d’étain, et, s’il est riche, quelques trappes d’acier, avec un peu de thé et du sel. La couverture est alors nouées aux quatre coins, et portée sur le dos au moyen d’un lien qui passe sur la poitrine. Le trappeur ajoute ensuite à son équipage une hache, un fusil avec ses munitions, un couteau et un sac à feu. Puis, ayant chaussé ses raquettes, il part seul, s’enfonçant dans l’obscurité des bois et marchant en silence. Le trappeur, pas plus que le chasseur, ne peut jamais adoucir la solitude de sa vie par les sons du sifflet ou du chant. Son œil perçant étudie sur la neige toutes les marques qui peuvent le mettre sur la piste qu’il cherche. S’il découvre les empreintes d’une martre ou d’un pékan, il délie son paquet et se met à l’œuvre pour construire une trappe en bois. Voici comme il s’y prend. Il coupe un certain nombre de plançons et les taille en piquets d’un mètre de long ; il les enfonce en terre de façon à former une palissade qui a la forme d’un demi-ovale transversalement coupé. Cet enclos n’admet que les deux tiers du corps d’un animal, et est trop étroit pour qu’une bête puisse s’y mouvoir et s’y retourner. À travers l’entrée, on pose une courte bûche. Puis on abat un gros arbre, on l’ébranche et on le place de façon à ce qu’il s’appuie sur la bûche de l’entrée dans une direction parallèle. L’amorce est attachée au bout d’un petit bâton. C’est ordinairement un morceau coriace de viande sèche, ou de perdrix ou d’écureuil. Le bâton qui la supporte est projeté horizontalement vers l’intérieur de l’enceinte. Sur le bout extérieur du bâton on met perpendiculairement un autre bâton court qui soutient le gros arbre couché à travers l’entrée. Puis on recouvre le sommet de la trappe avec des écorces et des branches, de façon à ce qu’il n’y ait d’accès à l’amorce qu’à travers l’ouverture laissée entre le tronc soutenu en l’air et la bûche inférieure. Quand l’animal saisit l’amorce, l’arbre tombe sur lui et l’écrase. Un seul jour suffit à un habile trappeur pour construire quarante ou cinquante trappes.

Les trappes d’acier ressemblent à celles où nous prenons les rats ; mais elles n’ont pas de dents et sont à double ressort. On a fait ces ressorts si forts dans les grandes trappes destinées aux castors, aux renards et aux loups, qu’il faut pour les mettre en place toute la vigueur d’un homme. On les tend dans la neige, dont on les recouvre avec soin ; on y jette des fragments de viande et l’on aplanit l’endroit pour qu’aucune trace n’indique qu’on y a touché. La trappe tient à une chaîne qui, à l’autre extrémité, se termine par un anneau dans lequel on passe un gros pieu. Elle n’est pas autrement assujettie. L’animal qui est pris, l’est ordinairement par la jambe, puisqu’il est en ce moment occupé à fouiller la neige pour avoir les morceaux qu’on y a cachés. Il traîne après lui la trappe ; mais il ne peut pas aller bien loin, car le pieu s’embarrasse dans les arbres ou les troncs tombés à terre. L’animal est donc ordinairement découvert par le trappeur, arrêté à peu de distance de l’endroit où la trappe a été tendue.


Un piège à martres.

Le plus redoutable ennemi du chasseur aux fourrures est le glouton de l’Amérique du Nord, appelé ici généralement wolverène ou carcajou[37]. Ce remarquable animal n’est guère plus gros qu’un renard anglais ; son corps est long, ramassé pourtant et robuste, avec des jambes très-vigoureuses mais excessivement courtes. Il a de larges pieds armés de griffes puissantes et dont l’empreinte sur la neige a l’étendue du poing d’un homme. La longueur de son poil soyeux et la forme de sa tête le font ressembler à un barbet brun.

Pendant l’hiver, il se procure ses aliments en mettant à profit les travaux du trappeur. Il leur porte un tort si considérable, que les Indiens l’ont nommé le kekouaharkess ou le méchant. Rien ne le rebute. Jour et nuit, il cherche la piste d’un homme. Quand il l’a une fois trouvée, il ne l’abandonne plus. S’il arrive à un lac où la trace disparaisse, le wolverène galope sans repos tout autour, jusqu’à ce qu’il ait découvert l’endroit où elle rentre dans la forêt : il se remet alors à la suivre jusqu’à ce qu’elle le conduise à l’une des trappes de bois. Là, il évite la porte, s’ouvre promptement une entrée par derrière et se saisit impunément de l’amorce. La trappe contient-elle une proie ? Le wolverène l’attire à lui ; puis, avec une malveillance toute gratuite, il la frappe et la cache à quelque distance dans les buissons ou au sommet d’un haut sapin. Parfois il la dévore ; mais c’est que la faim le presse. Il détruit ainsi toute une série de trappes. Quand une fois un wolverène s’est établi sur la piste d’un trappeur, celui-ci n’a plus d’autres chances de succès que de changer son terrain de chasse et de se mettre à bâtir une nouvelle série de trappes. Il peut alors réussir à se procurer plusieurs fourrures avant que son adroit adversaire ait trouvé son nouvel établissement.

Quand les trappeurs racontent les traits de la ruse de cet animal, ils ne tarissent plus et peu s’en faut qu’ils ne lui accordent toute la réflexion de l’homme. Jamais on ne prend le wolverène dans une trappe en bois ; parfois il s’empoisonne, parfois il est saisi par une trappe d’acier ; mais, dans ce cas, sa vigueur est telle, que des trappes assez fortes pour retenir un gros loup, lâcheront un wolverène. Ce n’est pas qu’alors, à l’instar d’un renard ou d’un foutereau, il procède à l’amputation du membre emprisonné ; non pas : il s’aide de sa bouche pour emporter la trappe, se dirige en toute hâte vers un lac ou une rivière où il n’ait plus l’obstacle des arbres et des troncs à terre pour retarder sa course. Puis, quand il a fui assez loin pour se croire à l’abri des poursuites, il met librement tous ses soins à débarrasser sa jambe et il y réussit assez souvent. Quelquefois on le tue à l’aide d’un fusil qu’on place auprès d’une amorce à laquelle est attachée une ficelle qui fait jouer la détente, et cependant La Ronde nous assura sur sa parole, qu’en plusieurs occasions, ce carcajou avait rendu son adresse inutile en approchant d’abord du fusil, et en rongeant la corde qui communiquait avec la détente ; après quoi il dévorait l’amorce en toute sécurité.

Un jour que La Ronde avait vu toutes ses inventions pour se défaire de son ennemi découvertes et déjouées, il s’avisa de placer le fusil dans un arbre avec le canon pointé verticalement en bas sur l’amorce, qui était suspendue à une branche, de façon à ne pouvoir être atteinte qu’en sautant. Le fusil était attaché bien haut dans l’arbre et tout à fait dérobé à la vue par le feuillage. Or le malheur du wolverène est d’être doué d’une excessive curiosité. Il examine tout ce qu’il trouve. Un vieux mocassin rejeté dans les broussailles, un couteau perdu dans la neige, il les dépiste et les étudie ; un objet suspendu hors de sa portée est pour lui une tentation presque irrésistible. Cependant cette fois-là, le carcajou, suivant La Ronde, avait maîtrisé sa curiosité et sa faim ; il avait grimpé à l’arbre, avait tranché la corde qui attachait le fusil ; celui-ci était tombé à terre et, tout danger ayant disparu, l’animal était redescendu et s’était tranquillement approprié l’appât. Comme le poison et tous les pièges avaient été vainement essayés auparavant, La Ronde avait reconnu sa défaite et abandonné le terrain à son vainqueur.

Il va sans dire que nous ne nous portons pas garants de la véracité de ce récit ; mais nous nous contenterons d’affirmer que, par la suite, l’expérience nous a amplement prouvé que le wolverene est un animal plein de ressources et d’une sagacité vraiment extraordinaire. A supposer que le fusil ait été placé comme l’a dit et trouvé ensuite tombé à terre, il y a toute apparence que La Ronde ne s’est pas trompé en expliquant la conduite tenue par son rival. L’Indien et le métis interprètent les marques laissées par une action avec autant de fidélité et d’exactitude que s’ils y avaient assisté. Toutes les fois que nous avons pu en juger par nous-mêmes, nous avons constaté qu’ils avaient parfaitement compris le langage des pistes ; c’est un livre naturel que le chasseur lit admirablement bien.

Jusque vers la fin de décembre, nous accompagnions continuellement La Ronde dans ses expéditions de trappeur. Nous apprenions ainsi à reconnaître les pistes que les animaux laissaient dans la forêt, à nous mettre au courant de la plupart de leurs habitudes caractéristiques. Cheadle surtout s’était passionné pour cette branche de l’art du chasseur, et il s’y adonnait avec tant de zèle et de succès qu’il fut bientôt en état de faire et de dresser une trappe avec une vitesse et une habileté qui égalaient presque celles de son savant précepteur La Ronde. Ce genre de vie, en dépit des fatigues et des mécomptes auque1s il s’expose, a des charmes étranges. Il faut marcher longtemps et laborieusement avec un lourd paquet sur le dos, gêné par des vêtements épais, à travers la neige et les bois qu’encombrent les broussailles et les grands arbres couchés à terre ; donc la fatigue est grande. Elle n’est modifiée que lorsqu’on se met à faire les trappes ou à établir le bivac pour le repos de la nuit. Ordinairement, les provisions viennent à manquer, et le trappeur doit se nourrir en grande partie avec la viande des animaux qu’il a tués à cause de leur fourrure. Mais, d’autre part, la forêt est si belle ! Ces pins, dont plusieurs s’élancent jusqu’à deux cents pieds de haut ; cette neige qui les couvre de ses festons et de ses guirlandes ; ce profond silence qu’interrompent rarement les cris de l’écureuil ou l’explosion des arbres que le froid fait claquer, vous laissent un sentiment de curiosité inassouvie et même d’admiration. Le grand calme, la solitude absolue et la marche continuelle à travers des bois sans fin, où l’on ne rencontre pas une trace humaine, où l’on voit rarement une créature vivante, laissent d’abord dans l’esprit une impression étrange. Le métis trappeur aime à errer seul dans la forêt ; mais Cheadle n’y résista que deux jours ; il fut oppressé par ce silence et cet isolement qui lui parurent vraiment intolérables.

Ce qui fait l’intérêt toujours nouveau de ce genre de chasse, c’est l’observation des pistes, les commentaires auxquels elles donnent lieu et la relation des coutumes variées des animaux dont nous parlait notre compagnon. Et puis, l’excitation est grande, quand on va visiter les trappes qu’on a posées. Contiendront-elles la proie désirée ! ou tous les fruits d’un pénible labeur seront-ils détruits par la malice du wolverene ! On y met de la passion.

La nuit, étendu sur une couche élastique et embaumée de branches de sapin, ayant à ses pieds un feu brillant qui dévore on entassement de grands arbres, et d’où s’élève une énorme colonne de fumée et de vapeur de neige fondante, le trappeur, roulé dans sa couverture, sommeille en paix. Parfois cependant, le froid est trop intense et le vent trop vif pour qu’une simple couverture puisse suffire. Le grand feu, tout en rôtissant une extrémité du dormeur, n’empêche pas l’autre de se geler. Alors le sommeil est impossible, ou s’il vient, on en est bientôt tiré par le froid qui pénètre tous les membres, quand le feu baisse. Dans ces nuits d’hiver, les aurores boréales sont souvent admirablement belles. Une ou deux fois nous en vîmes qui avaient complétement la forme d’une arche, semblable à un arc-en-ciel de teintes rosées, qui envoyaient des courants de lueurs changeantes et incertaines se rencontrer au zénith.

Généralement, après avoir passé une ou deux journées hors de la maison, nous nous trouvions à court de denrées et il nous fallait vivre de perdrix ou d’animaux pris dans nos trappes. À peine avait-on dépouillé de leurs peaux les martres et les pékans qu’on enfourchait leurs corps au bout d’un bâton ; puis on faisait rôtir ces bêtes qu’on aurait volontiers prises pour autant de chats écorchés. Non-seulement ces animaux ont tout à fait le fumet du furet, mais encore leur viande a une saveur très-forte et très-dégoûtante, qui répond exactement à leur odeur ; en sorte qu’il faut un fameux estomac et un robuste appétit pour oser s’asseoir en face d’un tel repas. Le campement du trappeur dans les bois a toujours pour hôte la petite pie noire et bleue ; perchée sur un buisson voisin, elle attend qu’on lui donne pour sa part quelque débris du festin. Ces oiseaux ne manquent jamais d’apparaître aussitôt que le campement est établi ; et ils sont si apprivoisés, si hardis à la fois, qu’ils viennent jusque dans le pot où bout le dîner, voler un morceau.

La neige n’avait pas encore plus de huit pouces de profondeur et nous ne nous étions pas jusqu’alors servis de nos raquettes dans les bois, où l’usage en est rendu assez embarrassant par les broussailles et les arbres renversés. Il s’ensuivait pourtant que la marche était très-fatigante et que nous rentrions chez nous harassés, épuisés par une absence de cinq ou six jours. Une des choses qui nous frappa le plus dans ces excursions, ce fut la différence très-caractéristique qui existe entre notre marche et celle d’un Indien ou d’un métis. Nous avions déjà remarqué que, tout en ayant l’air d’en prendre tout à fait à leur aise, ils nous dépassaient toujours, même quand nous nous figurions que nous marchions d’un pas fort recommandable. Nous eûmes alors l’explication de ce phénomène. Comme nous marchions sur la neige en file à l’indienne, la longueur de l’enjambée de La Ronde nous frappa. Cheadle surtout, qui s’enorgueillissait de ses capacités de marcheur, ne vit pas sans chagrin qu’il ne pouvait pas marcher dans les empreintes de La Ronde sans sauter de l’une à l’autre. Que devint-il quand il eut l’occasion de constater que sa plus large enjambée égalait juste celle du petit Miscouépémayou !

La supériorité des Indiens, à cet égard, nous semble avoir pour cause l’habitude de porter le mocassin. Cette chaussure laisse la liberté à l’élasticité du cou-de-pied[38] qui, chez nous, est gêné par la dureté de la semelle de nos bottes. Les muscles du pied d’un Indien sont si développés qu’ils lui donnent l’air dodu et potelé qu’a le pied d’un enfant. Ainsi Miscouépémayou se moquait toujours de la maigreur de nos bouts de pied et croyait qu’ils devaient avoir été mal faits dès l’origine.

La certitude infaillible avec laquelle notre guide suivait son chemin en droite ligne dans l’épaisseur de la forêt, où l’on ne trouvait aucun point de repère, dans des jours où le soleil ne se montrait pas, où l’on ne sentait aucun souffle d’air, avait quelque chose d’incompréhensible. La Ronde lui-même ne pouvait pas l’expliquer et la considérait comme une faculté tout à fait naturelle. Quant à Cheadle, il lui était parfaitement impossible de suivre une ligne droite et il commençait invariablement par décrire un cercle en inclinant continuellement vers la gauche. La Ronde, qui regardait ce défaut comme une preuve de stupidité, ne pouvait pas davantage se l’expliquer.

Dans le commencement, le wolverène n’avait point troublé nos opérations et nous avions réussi à faire une jolie collection de fourrures ; mais, un jour, comme nous partions pour visiter nos trappes, nous reconnûmes les empreintes d’un très-grand animal de cette espèce qui avait suivi notre piste. « C’est fini, Monsieur ; s’écria La Ronde ; il a cassé toutes nos estrappes ; vous allez voir ; » et en effet, à mesure que nous en visitions une, nous la trouvions ouverte par derrière, l’appât était enlevé et la proie, s’il y en avait eu, avait disparu. Toute notre ligne de piéges avait été démolie et nous ramassâmes une dizaine de queues de martres, dont les corps avaient sans doute été dévorés par cet affamé carcajou.

Précédemment nous avions suspendu à différents points des broussailles de petites amorces empoisonnées que nous avions enveloppées dans des vieux moccasins ou dans d’autres effets. Le wolverène en avait détaché une, l’avait développée et coupée en deux. Découvrant qu’elle était empoisonnée, il s’était dans sa terreur enfui à toutes jambes pour éviter cette périlleuse tentation. Il était inutile désormais de songer à tendre de nouveaus piéges. Nous rentrâmes donc chez nous désolés, tandis que La Ronde chargeait de ses malédictions le sacré carcajou.

Un jour les corbeaux se mirent à pousser de formidables croassements ; c’était leur façon d’annoncer la présence d’un homme sur le lac. Nous nous rendîmes donc sur la rive et nous aperçûmes plusieurs traîneaux qui le traversaient ; le galop des chiens de trait remplissait l’air glacé du bruit joyeux des sonnettes attachées aux harnais. C’était Treemiss qui, avec un parti venu du fort Carlton, faisait une expédition commerciale chez les Cries des Bois.

Treemiss, depuis que nous ne l’avions vu, avait eu plusieurs aventures. Une nuit même, il avait pensé être en danger de perdre la vie. Etakh-étouhp, le chasseur, était venu dans sa hutte, en compagnie de plusieurs autres, tous à moitié ivres, l’importuner par l’offre de leurs fourrures. Vexé de ce que Treemiss refusait de lui en acheter, il lui avait jeté violemment à la tête une peau de martre. À cette insulte, Treemiss avait dans sa colère donné un coup de poing à l’Indien. Aussitôt tout n’avait été que hurlements et confusion. Les couteaux étaient tirés, la chandelle jetée à terre et éteinte, et les Indiens tous, dans l’obscurité, s’étaient élancés à tâtons pour frapper Treemiss. Celui-ci, renversant un Indien qui s’opposait à son passage, était parvenu à saisir son fusil qui était près de la porte et à opérer sa sortie, non pourtant sans avoir reçu plusieurs coups et quelques estafilades à travers ses habits.

Le fusil à la main, il attendait au dehors l’attaque de ses assaillants, écoutant avec anxiété le vacarme qui se faisait à l’intérieur. Il savait qu’Etakh-ékouhp, son agresseur, homme de haute taille et de force redoutable, ne pouvait plus se contenir quand il était en colère. Mais Treemiss avait trouvé un partisan, Un métis nommé Tambout, espèce de géant, plus grand et plus robuste encore qu’Etakh-ékouhp, avait reçu de Treemiss plusieurs bons traitements C’était lui qui maintenant luttait de toutes ses forces en sa faveur. Il avait saisi Etakh-ékouhp à bras le-corps, l’avait enlevé comme un enfant, puis l’avait jeté contre terre avec tant de violence que celui-ci gisait presque insensible et qu’il en eut pour plus d’une semaine avant de pouvoir quitter le lit. Ensuite, Tambout déclarant qu’il en ferait autant à quiconque voudrait toucher à son bienfaiteur, le reste de la bande s’éloigna d’un air sombre. On savait qu’il avait déjà tué deux de ses ennemis sans employer aucune autre arme que sa force, et sa réputation de courage égalait celle qu’il devait à sa vigueur. Personne depuis lors n’osa plus inquiéter Treemiss.

Nous n’avions plus qu’une très-faible quantité de farine et de thé, et comme on ne pouvait guère s’en procurer, surtout du thé, même à Carlton, il fut décidé que nos gens retourneraient jusqu’à la Rivière Rouge pour s’y fournir des denrées nécessaires au grand voyage que nous méditions pour le printemps. Le chasseur indien Kînémontiayou et son fils Miscouépémayou se mirent pour les remplacer pendant leur absence à notre service. Une maladie de La Ronde retarda pour quelque temps l’exécution de ce dessein et nous retint tous à la maison pendant des semaines qui nous semblèrent tristement monotones.


CHAPITRE VIII.


Milton fait une visite à Carlton. — Voyage rapide. — La Ronde et Bruneau partent pour le fort Garry. — Miscouépémayou nous aide à tendre des trappes. — Nos machinations contre le wolverène. — Pêcherie des animaux. — Le wolverène se joue de nous. — Langue des Cries. — Comment un Indien fait une narration. — Premier jour de l’an chez les Cries. — Retour aux Prairies. — Voyage en traîneaux attelés de chiens. — Dans la neige. — Nos nouveaux compagnons. — Perspective de famine. — Une journée d’attente. — Retraite rapide. — Retour à la maison. — Voracité indienne. — Rex augusta domi. — Voyage de Cheadle à Carlton. — Perversité de ses campagnons. — Le Chasseur cède à la tentation. — Visite de Milton à Kékékouarsis. — Fête médicinale. — La nouvelle chanson. — Retour de Cheadle. — Isbister et ses chiens. — Mahaygun le Loup. — Orgueil et famine. — Notre réunion près du lac au Poisson-Blanc.


Dans la matinée du 24 décembre, Milton attela nos trois chiens indiens au petit traîneau et partit avec Bruneau pour Carlton. La Ronde demeura à la hutte avec Cheadle en promettant de rejoindre les autres au fort des qu’il serait rétabli. Miscouépémayou était arrivé pour commencer son service auprès de Cheadle. Nous passantes tous les deux notre Noël assez tristement. Tous deux nous soupâmes avec de la galette et du pemmican, Milton à mi-route de Carlton et campé dans la neige ; Cheadle dans notre hutte ; mais ce dernier, se sentant par trop sombre pour une soirée de Noël, alla avec La Ronde déterrer le baril de rhum et ils se mirent de compagnie à se réchauffer le cœur avec quelques verres de punch.

Milton et Bruneau firent heureusement leur voyage au fort. La route venait d’être bien battue par le passage des convois qui se rendaient à La Crosse[39] ; il y avait eu un petit dégel, puis le chemin s’était durci de nouveau, en sorte que les chiens galopaient sur la glace en enlevant avec une effrayante rapidité le traîneau légèrement chargé. Les deux hommes suivaient à toutes jambes ; sautant de temps à autre dans le traîneau pour reprendre haleine. Mais le froid était trop vif pour permettre de se faire longtemps voiturer, et il fallait bientôt se remettre à courir. La rapidité de leur marche fut telle que, bien qu’ils eussent quitté la hutte dans la soirée, ils avaient fait au moins trente milles avant la nuit. Ils campèrent après avoir passé la Rivière aux Coquilles. Milton, qui désirait ardemment parvenir au fort à temps pour avoir sa part des réjouissances de Noël, se leva au milieu de la nuit et réussit à persuader à Bruneau que l’aube allait paraître. Ils attelèrent donc leurs chiens et repartirent ; mais, à leur grande surprise, ce fut la lune qui se montra et non pas le soleil. Ils n’en continuèrent pas moins leur route et virent le soleil apparaître quelques heures plus tard. Bref, ils arrivèrent à Carlton juste à temps pour partager le dîner de Noël de M. Lillie, ayant accompli, dans l’espace incroyablement court de vingt-six heures, un voyage de quatre-vingts milles.

La Ronde vint les retrouver le 17 et, le lendemain, il partait avec Bruneau pour sa destination lointaine. Ils emmenaient avec eux deux traîneaux et les meilleurs chiens de trait qu’ils eussent pu se procurer à Carlton. Ils se proposaient de rapporter quelques sacs de farine et trente ou quarante livres de thé. Avec l’allée et le retour, c’était un voyage de douze cents milles (cinq cents lieues environ), qui devait leur prendre au moins deux mois. La neige était alors devenue si profonde qu’il fallait d’abord la piétiner à l’aide des raquettes pour que les chiens pussent passer. Leur entreprise devait donc être laborieuse. Ils se proposaient de prendre par Touchwood Bills, par le fort Pelley sur l’Assiniboine, par le lac Manitoba (qui communique avec les lacs Ouinnipeg), et de gagner ensuite le fort Garry.

Cheadle, resté seul avec le jeune Indien, alla dans les bois faire une nouvelle tentative pour détruire son ancien ennemi, le wolverène. Miscouépémayou, portant un paquet sur son dos, un fusil sur l’épaule et une hache à la ceinture, marchait fièrement pour ouvrir la route, et montrait toute la dignité et toute la confiance d’un chasseur expérimenté. Aucune empreinte, aucune trace n’échappait à son œil investigateur. Il construisait les trappes et les posait ; il dressait le camp, coupait le bois et faisait la cuisine avec l’adresse et l’habileté d’un vieux trappeur. Cheadle avait pris pour lui le fardeau le plus lourd et la tâche d’abattre les arbres ; mais Miscouépémayou faisait tout ce qu’il pouvait avec une ardeur infatigable, et son assistance avait une valeur réelle, car il portait des charges et maniait la hache d’une façon qui aurait paru surprenante à un Anglais de son âge. Dans tout ce qui concernait l’art de chasser et de voyager, il prenait sur son compagnon un air de grave supériorité, qui pouvait sembler ridicule, mais que les faits justifiaient incontestablement.

Tous deux ensemble, ils passèrent leur temps assez agréablement dans les bois, car il était impossible de s’attrister avec une compagnie aussi gaie, aussi aimable que celle de Miscouépémayou. Cela est vraiment étonnant quand on réfléchit que Cheadle, à leur départ, ne savait guère plus de deux ou trois mots de l’idiome des Cries. Pourtant cette circonstance même était une des sources les plus abondantes de leur gaieté. Rien n’amusait plus le jeune garçon que de servir d’instituteur à son compagnon, et il se mettait à rire aux éclats quand son grand élève se trompait de mots ou les prononçait mal. La communication s’était établie entre eux deux, qui ignoraient la langue l’un de l’autre, avec la plus grande facilité. D’ailleurs, Misconépémayou avait l’air de deviner instinctivement ce que Cheadle désirait, au point que celui-ci eut peine à croire que l’autre ne savait pas un mot d’anglais. Les Indiens ont une telle finesse dans l’intelligence, leur attention est toujours si éveillée, ils forment leurs conclusions si rapidement, que les signes les plus généraux leur suffisent pour vous comprendre avec exactitude.

Le wolverène avait repris ses visites sur la ligne de nos trappes : il avait brisé toutes celles qu’on avait reconstruites et dévoré toutes les proies qu’il y avait trouvées. Cheadle imagina un moyen qui lui sembla infaillible pour faire tomber l’animal dans ses propres filets. Il répara et redressa toutes les trappes brisées et substitua, non pas partout, mais de temps à autre le long de la ligne, des appâts empoisonnés à ceux qu’il employait ordinairement.

La forêt où nous chassions commençait à l’autre bout de notre lac pour s’étendre vers le nord jusqu’à des limites qui nous étaient inconnues. Elle n’était interrompue que par des lacs et des marais assez nombreux et par des clairières où le bois de haute futaie avait été brûlé. Le trappeur recherche toujours les lacs, non-seulement parce qu’ils rendent ses voyages plus rapides et lui donnent la facilité de pénétrer dans des régions moins battues, mais aussi parce que les canaux qui les mettent en communication et leurs rives sont les lieux que fréquentent et qu’habitent le renard, le pékan et le foutereau. Sur un de ces lacs, on observa une curieuse particularité. C’était plutôt un étang d’un demi-mille de long sur à peu près autant de large mais sans profondeur. L’eau paraissait prise jusqu’au fond excepté à une extrémité, où une source élevait ses bouillons à la surface. Ici la glace n’avait que quelques pouces et laissait même libre un trou d’environ un mètre de diamètre. Dans ce trou, l’eau fourmillait de myriades de petits poissons dont la plupart n’é taient pas plus gros que le doigt d’un homme et qui s’y trouvaient assez serrés pour ne presque pas pouvoir bouger. Si on y mettait le bras, il semblait qu’on le plongeait dans une épaisse masse tout agitée. À l’entour, la neige était battue et aplanie comme celle d’une route par la foule des animaux qui y venaient prendre leur portion de ce repas de carême. De toutes parts, les pistes y convergeaient. On y voyait les empreintes légères qu’avait laissées le renard argenté ou croisé en trottant délicatement sur la neige de son pas léger comme l’air ; les lourdes marques du pékan plus grossier ; la piste nette et vivement tracée du foutereau ; la trace grosse et large du wolverène qui galope en tous sens et toujours. Des centaines de corbeaux perchés sur les arbres environnants dormaient en digérant leur copieuse nourriture. À en juger par l’état de la neige et par les amas de fiente, il y avait bien quatre semaines que ce repas durait, et pourtant l’abondance des mets devait y être aussi grande que jamais.

Ce fait local suffisait pourtant à nous expliquer pourquoi un grand nombre des rivières et des lacs d’eau douce de ce pays sont dénués de poissons, car les eaux, qui ne sont pas assez profondes pour ne pas être prises jusqu’au fond, doivent nécessairement perdre toute leur population lors de la gelée.

Nos trappeurs en revenant sur leurs pas virent que le wolverène avait marché sur leurs talons. Dans toute la route qu’ils avaient suivie la veille, les trappes étaient déjà démolies et les amorces enlevées. Cheadle aimait à s’imaginer qu’au moins son ennemi avait été trompé et s’était empoisonné ; mais Miscouépémayou lui fit observer que les bonnes amorces seules avaient été consommées ; les autres, coupées d’un coup de dent, avaient été soigneusement rejetées. Et cependant elles avaient été faites avec le plus grand soin ; la strychnine avait été injectée par un petit trou au centre de la viande qui, lorsqu’elle était gelée, ne laissait voir à l’œil aucune différence entre un morceau et un autre. Il était clair que l’animal soupçonnant le poison avait coupé en deux et examiné tous les morceaux avant de les avaler. Pourtant ces amorces avaient été taillées très-menu, afin d’être avalées d’une bouchée comme elles l’étaient habituellement. Du reste, il était évident que c’était le même wolverène qui avait, d’un bout à l’autre, visité cette piste ; car ses empreintes montraient qu’il avait une taille au-dessus de l’ordinaire, et on les distinguait aisément de celles des autres qu’on rencontrait de temps en temps.

Le 28 décembre, Milton partit de Carlton ; il passa une nuit à la hutte de Treemiss et arriva le lendemain à la Belle-Prairie. Cheadle et Miscouépémayou venaient d’y rentrer, et la soirée s’écoula à deviser agréablement de ce qui était survenu depuis la séparation.

Comme nous passions tout notre temps, jusqu’au retour de nos gens, dans la société des Indiens, nous faisions de rapides progrès dans la langue des Cries et, au bout de quelques semaines, nous pouvions la parler couramment sinon grammaticalement. Rien n’est plus aisé que d’acquérir une connaissance suffisante de ce langage, bien que la construction en soit extrêmement compliquée. Le nom de beaucoup d’objets explique leur usage ou leur propriété. Le substantif se forme d’un participe et d’un nom, et ce dernier est le plus souvent le mot gun, chose ; exemples : parskisi-gun, une chose pour tirer, un fusil ; miniquachi-gun, une chose pour boire, une timbale. Cette tendance apparaît aussi dans leurs noms propres, qui d’ordinaire décrivent une propriété particulière ; ainsi les noms de Kékékouarsis et de Kînémontiayou, que nous avons déjà mentionnés. Les consonnes d, f et l n’existent pas dans l’alphabet Crie, et, quant aux deux premières, c’est à peine si les Indiens les peuvent prononcer lorsqu’ils essayent de se servir de mots anglais. L’action oratoire d’un Indien et l’expression de ses gestes facilitent beaucoup l’intelligence de son discours. Ainsi nous parvînmes assez aisément à comprendre les longs récits de chasse que Kînémontiayon venait dans notre hutte conter à nos veillées. La scène qu’il décrivait, il la mettait en action presque entière ; mouvements du gibier, approches dérobées du chasseur, acte de coucher en joue, de tirer, le cri de l’animal, le bruit de sa chute, et la poursuite : tout était reproduit à mesure que le récit se déroulait.

Nous étions convenus avec Kînémontiayou que nous partirions ensemble dans quelques jours pour les plaines. Nous voulions faire une visite à un petit camp de Cries des Bois qui, nous disait-on, avaient chassé le bison, à quatre-vingts milles de nous.

Le soir du dernier jour de l’année, nous ne laissâmes pourtant pas que d’être étonnés en voyant arriver non-seulement le Chasseur mais Kékêkouarsis, tous deux en compagnie de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs parents. Ils avaient l’air très-contents d’eux-mêmes et nous adressaient force compliments. Après s’être assis tranquillement, ils se mirent à fumer. Évidemment ils avaient l’intention de demeurer quelque temps avec nous. L’étroitesse extrême de notre chambre nous rendait incommode la réception d’un si grand nombre de visiteurs ; mais il fallut nous résigner à prendre patience, car nous ne pûmes rien comprendre à leurs explications.

Le lendemain matin, nous commentâmes à voir clair dans leurs projets. Au point du jour, les hommes se levèrent et tirèrent de nombreux coups de fusil en l’honneur de la nouvelle année. Ensuite eut lieu une ronde de poignées de mains générale, puis on embrassa les femmes et les enfants. Nous n’eûmes pourtant pas la galanterie de nous prêter à cette dernière partie du cérémonial. Enfin nous apprîmes que l’usage autorise ceux qui n’ont rien pour célébrer la fête à rendre visite à ceux de leurs amis qui sont dans l’abondance, et nos voisins avaient pensé qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de venir chez nous. Leur arrivée nous fit donc hâter notre départ. Nous nous mîmes en route avec Kînémontiayou et son fils, laissant le vieux Kékékouarsis et les femmes garder la maison jusqu’à notre retour. Nous emmenions les deux traîneaux à chiens et nous voyagions chaussés de nos raquettes ; car nous ne pouvions plus faire un pas sans elles. Depuis quelque temps, nous nous en étions servis pour parcourir de petites distances et, tout en trouvant d’abord qu’elles rendaient extrêmement fatigante la marche durant une journée entière, nous avions fini par nous y habituer à peu près. Le Chasseur allait en avant, son fils le suivait en dirigeant un attelage de chiens, et nous venions après en conduisant l’autre.

Au bout d’un jour et demi de marche, nous nous éloignâmes du chemin que La Ronde avait pris jadis et nous allâmes un peu plus vers l’ouest. Comme auparavant, le pays était entremêlé de bois, de lacs et de parties de prairies ouvertes, parsemées de collines et mal disposées pour les traîneaux. Le temps était devenu excessivement froid, plus dur que jamais. Malgré l’éclat des rayons du soleil et la pureté du ciel, il tombait de la neige fine comme de la poussière et semblable à de la rosée gelée. Nous portions trois ou quatre chemises de flanelle, une de molleton de laine, et un vêtement de cuir ; nos mains étaient enfoncées dans des mitaines, larges gants de peau d’élan, fourrés de molleton, sans doigts, et que leur ampleur permettait de retirer instantanément ; alors ils pendaient à une attache passée autour du col ; nos pieds enveloppés de bandes de molleton étaient chaussés d’énormes moccasins ; nos oreilles et nos cous étaient protégés par des colliers de fourrure : cependant c’était à peine si, en recourant à l’exercice le plus actif, nous réussissions à entretenir notre chaleur. Quand nous nous arrêtions pour camper, nous grelottions en allumant le feu.

Sur la barbe et les moustaches de Cheadle, le seul qui en eût parmi nous, l’humidité de la respiration, passant à travers les poils, formait des glaçons gros comme le poing d’un homme. Les pipes que nous portions sur nous, il fallait les faire dégeler au feu avant de nous en servir. C’est à peine si, auprès d’un foyer, nous pouvions un instant découvrir nos mains. Un doigt nu mis sur le fer s’y attachait, parce que l’humidité qui s’en exhalait se gelait à l’instant. La neige ne fondait qu’autour du feu qui se creusait un trou dans lequel il descendait peu à peu jusqu’à la terre. La vapeur formait des nuages qui, dans les jours les plus purs mais les plus froids nous interceptaient presque la vue du feu. La neige ressemblait à de la poussière. La chaleur de nos pieds ne la faisait pas fondre et, à la fin de la journée, nos mocassins étaient aussi secs que si nous eussions marché dans de la sciure de bois. Les fenêtres de parchemin de notre hutte étaient si petites et si opaques qu’elles nous procuraient à peine assez de lumière pour nos repas et qu’alors nous étions obligés ordinairement de laisser la porte ouverte. Dans ce cas, bien que nous fissions assis à un mètre d’un feu ronflant, que notre foyer fût très-grand et notre chambre fort petite, il se formait une croûte de glace sur le thé, versé bouillant dans nos timbales. L’un des effets de ce froid était de nous donner un insatiable appétit du gras. Bien des fois nous nous mettions à manger, sans pain et sans assaisonnement, de gros morceaux de graisse, même du suif rance dont nous nous servions pour faire des chandelles[40].

Quand nous nous trouvions bien abrités par les bois avec un énorme feu, pétillant à nos pieds, la couchée en plein air nous semblait assez agréable. Pour voyager l’hiver, on ne se sert pas de tentes, parce qu’on ne pourrait pas y allumer de grands feux. Lorsque nous arrivions sur le terrain que nous avions choisi pour notre camp, chacun se mettait à l’ouvrage aussi vite que possible. L’un dételait les chiens et déchargeait les traîneaux ; l’autre ramassait le bois sec ; un troisième cassait les bâches et allumait le feu ; le quatrième balayait la neige autour du foyer avec une raquette et couvrait la place balayée de branchages de sapin. Puis tous se blottissaient à terre, fumant la pipe et surveillant la cuisson du souper ; à l’entour s’asseyaient les chiens qui attendaient impatiemment leur part. Puis on refumait, on causait ; enfin, s’enroulant dans ses couvertures et sa robe de bison, de façon à ne pas laisser passer la tête, chacun se mettait les pieds aussi près du feu qu’il l’osait et s’endormait. Nous nous pressions l’un contre l’autre autant que possible et, après quelques moments de silence, nos chiens rampaient doucement jusqu’au feu et se couchaient entre nous ou à nos pieds. Cependant, avant de dormir, il avait fallu mettre en sûreté hors de l’atteinte des chiens Don-seulement nos provisions mais encore nos chaussures, les harnais et tous les objets dans la confection desquels il entrait de la peau ou du cuir ; et qui, sans cette précaution, auraient été dévorés.

Nos nouveaux serviteurs nous témoignaient l’attention la plus dévouée. En fait, ils étaient très-fiers de servir le Soniow Okey Mow et le Muskeeky Okey Mow. C’étaient les titres qu’ils nous donnaient et dont le sens est le grand chef doré et mon maître legrand médecin. Le soir, autour de notre feu, notre amusement habituel était de leur enseigner des mots anglais tandis qu’ils nous apprenaient le crie. Comme de certains mots ont passé d’une langue dans l’autre en restant à peu près les mêmes, ces ressemblances leur paraissaient très-plaisantes. Ainsi les mots pemmicarn et pemmican, mùkisin et moccasin ; shùgow et sugar ou sucre[41] et les pareils, leur arrachaient des éclats de rire. Puis, quand nous nous trompions entre des mots de son presque semblable, ce que d’ailleurs nous faisions souvent exprès, leur joie n’avait plus de bornes. Ainsi nous appelions Kékékouarsis kekouéharkosis, le petit wolverène, ou matchi mohkémarn, le méchant couteau, un autre Indien du nom de Gaytchi Mohkemarn ou le gros couteau. C’était une plaisanterie qui ne manquait jamais de jeter le père et le fils par terre, où ils se roulaient en se tenant les côtes à force de rire.

Quatre jours après avoir quitté la Belle-Prairie, nous arrivions à l’endroit où nous comptions rencontrer les Indiens ; mais leur camp était levé et les traces nous montrèrent que leur bande s’était dispersée dans des directions opposées. Nous reprîmes donc notre route droit vers la prairie. Le temps devenait de plus en plus froid. Comme nous traversions dans la soirée un lac glacé, le vent souffla si vif que la figure nous faisait mal, nos dents claquaient, et cependant nous allions aussi vite que nos chiens nous le permettaient. Il fallut même frotter avec soin le nez et les joues de Milton qui s’étaient gelés, Le lendemain, sur l’avis du Chasseur, nous restâmes au bivouac, tandis qu’il partait seul en reconnaissance, afin de voir s’il ne pourrait pas tuer un bison. Nous n’avions plus alors en fait de provisions que quelques poignées de farine et un peu de pemmican, à peine autant qu’il nous en fallait pour la consommation de la journée. Nous étions partis avec une bonne quantité de poisson blanc et de pemmican ; mais nos six chiens en étaient rapidement venus à bout. Chaque chien de trait exige en voyage trois livres de pemmican et deux poissons par jour ; l’homme en temps d’hiver en consomme plus encore. Ce fut donc une journée pleine d’inquiétudes que nous passâmes en attendant Kînémontiayou, en nous demandant s’il réussirait à nous procurer quelque viande. Nous diminuâmes nos rations et celles de nos chiens et nous finîmes même par nous décider à faire servir à notre nourriture, en cas de nécessité absolue, un vieux chien qui n’avait plus de dents et qui nous était peu utile.

La journée se traînait lente et monotone, le froid était aussi sévère que jamais et nous n’avions d’autre divertissement que de couper et de mettre en tas une grosse quantité de bois pour le feu de notre nuit. Le jour cessa et nous restâmes à guetter en vain le retour du Chasseur, en nous demandant si ce retard était l’annonce d’un échec ou d’un succès. Les heures passaient dans les ténèbres et nous continuions à prêter l’oreille dans l’espoir d’entendre les pas de notre Indien. Miscouépémayou devenait fort inquiet, il restait silencieusement assis et absorbé par les efforts qu’il faisait pour entendre son père ; puis il se mit à tirer en guise de signaux des coups de fusil. Rien ne répondait. Enfin vers minuit, Kînémontiayou fit son apparition ; il pliait sous un radeau qui, lorsqu’il approcha, fit voir à nos yeux ravis le cœur, la langue et les autres bons morceaux d’un bison. Nous ne fûmes longs ni à les faire cuire ni à les dévorer. Cela fait, le Chasseur nous dit qu’il avait chassé sans se reposer toute la journée, mais sans trouver une seule piste de bison. Ce n’était qu’à son retour, juste à la tombée du jour, qu’ayant découvert un taureau solitaire, il avait pu l’abattre. Alors le froid l’avait tellement engourdi qu’avant de pouvoir rien couper de la bête, il avait dû faire un grand feu ; ensuite il avait été retenu encore par le soin de recouvrir de bois et de neige son gibier afin de le mettre à l’abri des loups.

Le lendemain matin, nous allâmes bivouaquer près du bison et la journée fut employée à ramasser une bonne provision de bois sec qui était rare en cet endroit et à découper notre bête.

Le jour suivant, nous en vîmes deux autres dont l’une fut mortellement blessée, mais la nuit survint avant que nous eussions pu l’atteindre ; nous la retrouvâmes le lendemain matin. en partie dévorée par les loups, qui l’avaient abattue durant la nuit.

La figure de Milton qui avait été gelée deux jours auparavant se couvrit alors d’érésipèle et nous donna des inquiétudes. Nous étions sans aucun abri contre les rigueurs du froid, à quatre-vingts ou cent milles de chez nous. Il fut convenu que nous allions construire une cache pour y serrer une grande portion de notre viande et que nous reviendrions à la Belle-Prairie de toute la vitesse de nos chiens.

L’après-midi fut donc employée à dresser une pyramide de troncs et de bûches ; nous y enfermâmes la viande que nous étions forcés d’abandonner derrière nous, et nous amassâmes par-dessus une haute terrasse de neige. Une fois bien tassée et gelée, elle maintenait solidement les poutres en place. Le Chasseur déclara que cette cache pouvait sans doute être dévalisée par un wolverène, s’il la découvrait ; mais qu’elle était de nature à résister efficacement à toute une armée de loups.

Le lendemain on mit sur un des traîneaux une légère charge de viande ; sur l’autre, on empaqueta Milton dans des couvertures et dans des peaux de bison et on l’y attacha solidement. Kînémontiayou guidait la marche, son fils conduisait le premier traîneau et l’autre était confié à Cheadle qui ne quittait pas son malade. Ce retour fut aussi fatigant qu’ennuyeux. Notre ancienne trace était toute recouverte de neige et nos misérables chiens n’étaient pas à la hauteur de leur service. Chouchou, le premier, avait bonne volonté, mais il était jeune, maigre et faible ; Comyoun, qui était au milieu, était vieux et asthmatique ; enfin le timonier, Kouskitaostéquarn, boitait et dormait. Du matin au soir, l’air résonnait des hurlements des chiens et des cris que les conducteurs adressaient à Comyoun et à Kouskitaostéquarn. Les traîneaux versaient incessamment, parce qu’ils donnaient contre une souche ou glissaient sur le penchant d’un coteau ; et tandis que nous nous efforcions de les soulever et de les redresser, les chiens se couchaient tranquillement, regardant autour d’eux sans nous aider en rien. Si le conducteur, hors de lui-même, s’élançait le bâton à la main pour punir, les chiens se livraient à des efforts désordonnés qui ne faisaient qu’empirer la situation, puis ils retombaient dans leur attitude passive dès qu’on recommençait à relever le traîneau. Tout ce temps, le malheureux Milton le passa lié, immobile, à moitié enseveli sous la neige. Il se remettait pourtant, malgré toutes ces difficultés et tous ces inconvénients, et, quand nous rentrâmes à la maison après un rude voyage de trois journées et demie, il était presque guéri.

Nous fûmes agréablement surpris à notre arrivée de trouver que les femmes avaient réussi à rendre notre hutte propre et bien rangée, mais elles avaient consommé tout ce que nous leur avions laissé et se trouvaient parfaitement disposées à fêter dignement la viande que nous avions rapportée. Heureusement que nous avions serré sous clef un peu de farine ; c’était, à l’exception de la viande de bison, tout ce qui nous restait de nos provisions.

Les Indiens retournèrent à leurs demeures en prenant pour eux la plus grande quantité de notre viande fraîche ; mais le Chasseur s’engageait à revenir dans une semaine nous prendre pour faire une nouvelle excursion dans les plaines. Nous fûmes donc très-étonnés en le voyant, le troisième jour, arriver en compagnie de Miscouépémayou et de Kékékouarsis, pour nous informer qu’il ne leur restait plus rien à manger. Il nous avait semblé que, dans ce qu’ils avaient emporté trois jours auparavant, il y avait assez de viande pour vivre une quinzaine. Cependant ils nous assurèrent qu’ils avaient tout consommé ; et que, comme la glace avait alors assez d’épaisseur pour leur ôter toute possibilité de prendre du poisson, il n’y avait qu’une chose à faire, c’était de repartir pour les plaines immédiatement. Cette information non-seulement nous désappointait ; mais elle nous prenait au dépourvu, car nous avions compté sur une grande quantité de poissons que Kékékouarsis nous avait promis de nous pêcher dans le lac au Poisson-Blanc.

Il ne nous restait plus que quelques livres de viande et qu’une poignée de farine. Les Indiens nous apportaient vingt-deux poissons, en ayant laissé treize à leurs familles. Évidemment cette provision était insuffisante jusqu’à l’absurdité pour entreprendre vers les plaines un voyage de cinq jours sans avoir la certitude d’y trouver aucun bison. Nous arrêtâmes donc, comme le moyen le plus sûr d’éviter la disette, d’aller chercher du pemmican à Carlton.

Comme Milton était dans l’incapacité d’entreprendre un voyage, il fut convenu qu’il resterait à la maison et que Cheadle partirait pour le fort. On fit un partage égal des provisions, et Cheadle se mit immédiatement en route avec les Indiens.

Le premier jour, ils avancèrent rapidement et ils eurent l’espoir assuré d’atteindre Carlton le lendemain. Néanmoins le froid était tel que les Indiens refusèrent de faire un pas de plus, malgré toutes les instances de Cheadle. Ils se mirent à cuire et à dévorer leurs quelques poissons jusqu’à l’après-midi, répondant à ses reproches, et même à ses conseils de conserver un peu de nourriture pour le lendemain, par leur éternel. Keyarm, » À quoi bon ?

Quand ils eurent tout consommé, excepté deux poissons, Cheadle réussit à les faire marcher ; mais au bout de quelques milles, ils lui déclarèrent que c’était « Ocharm aimoun » (Trop dur), faisant allusion à la rigueur du froid, et ils établirent leur bivouac pour la nuit. On n’avait pas encore fait la moitié de la route. Toutes les provisions étaient déjà épuisées. Comme ils virent que le « Okey Mow » était dans une véritable colère, les Indiens se levèrent avant le jour, sans s’inquiéter autrement qu’ils eussent quarante milles à faire avec l’estomac vide, ni sans avoir pitié de leurs malheureux chiens qui, depuis deux jours, n’avaient pas mis un seul morceau de nourriture sous la dent. Cheadle se comportait autrement. Se traînant péniblement jusqu’à midi sur ses raquettes, il éprouvait, par suite du vide de son estomac, une sensation si désagréable que peu à peu il se courbait en deux. Cette attitude excitait souvent l’hilarité de Miscouépémayou qui s’amusait beaucoup à lui crier « Keeipah, keeipah » (Allons vite, allons vite !). Il n’y avait d’autre remède à ces misères que de persévérer à marcher en avant. Enfin, il la brune, ils arrivèrent au chemin bien foulé qui commence il peu près à cinq milles du fort. On ôta les raquettes dont on chargea les traîneaux ; les chiens, flairant le terme de leur voyage, partirent au galop, et le Muskeeky Okey Mow lui-mème, tout à coup remis de ses fatigues, étonna fort ses compagnons, en courant à leur tête et en arrivant le premier à Carlton.

Le lendemain, tout étant prêt pour retourner immédiatement au secours de Milton, l’on s’aperçut que Kînémontiayou se trouvait dans un état d’ivresse complète. Vers midi il s’était assez remis pour que l’on partît avec sa promesse de marcher en toute hâte. Il avait même grande honte de sa conduite, il s’en repentait, mais surtout parce qu’il avait fait la folie d’échanger un beau couteau de chasse auquel il tenait beaucoup, contre une tasse à thé pleine de rhum. Il avait reçu ce couteau du Soniow Okey Mow, qui le lui avait donné il notre retour des plaines, en récompense de sa bonne conduite, et il avait juré de ne s’en séparer jamais. Mais, pour vaincre sa résolution, il avait suffi qu’un métis, qui convoitait ce couteau, lui eût offert à la place un peu de rhum. C’est une tentation à laquelle un Indien ne sait pas résister.

Après le départ de ses amis pour Carlton, Milton avait passé plusieurs jours dans une ennuyeuse solitude, augmentant à l’aide de son fusil sa maigre substance. Il avait fini par penser que la société de Kékékouarsis vaudrait encore mieux pour lui que de n’en avoir aucune. Il avait donc chaussé ses raquettes et s’était mis en marche pour le lac au Poisson-Blanc. Il y avait trouvé moins à vivre que chez lui. Le poisson avait été bientôt épuisé et l’on ne pouvait y suppléer que par un des animaux, martre, foutereau ou loutre, que Kékékouarsis prenait de temps en temps dans ses trappes, ou par des perdrix ou des lapins qui étaient abattus par Milton ; mais ce gibier commençait à disparaître du voisinage immédiat et la nécessité de l’abstinence devenait fort désagréable, quand le Chasseur et son fils arrivèrent enfin avec le pemmican qu’envoyait Cheadle.

Après son retour, Kînémontiayou s’en alla dans la forêt à la chasse de l’élan. Il n’eut aucun succès durant plusieurs jours. Alors il rentra pour adresser une invocation solennelle au Manitou[42] afin qu’il bénît sa prochaine tentative. On tira au dehors les tambours ; on fit des crecelles avec des vessies garnies de cailloux, on revêtit des ceintures médicinales de peau de loup et on prépara d’autres médecines ou objets magiques, comme des peaux d’hermine et de rat musqué, ornées de verroterie. Le Chasseur et son beau-père battirent le tambour, agitèrent des crecelles, et chantèrent des chansons qui, au bout de quelques heures, se terminèrent par un long discours que les deux dévots débitèrent ensemble. Ils y prenaient l’engagement d’offrir au Manitou, en cas de réussite, la meilleure de leur viande et de composer une nouvelle chanson en son honneur.

Avant le jour, Kînémontiayou partit, et le soir, il revenait plein de joie, car sa prière avait été parfaitement exaucée, puisqu’il avait tué deux élans. Cet animal est sacré. Il faut en avaler immédiatement plusieurs portions, comme la poitrine, le foie, les rognons et la langue ; le reste doit être consommé en un seul repas. Les femmes n’ont pas le droit de goûter à la langue, et les chiens n’en peuvent manger aucun des restes, qui doivent être détruits par le feu. Le Chasseur avait apporté à sa maison la meilleure partie de l’animal, et Milton eut le plaisir d’y prendre sa part d’un grand festin. On découpa les morceaux de choix et on les jeta dans le feu en exécution des promesses faites au Manitou, tandis que les hommes chantaient, battaient les tambours et faisaient sonner la crécelle. Ensuite tous mangèrent autant qu’ils le purent. Plus tard, Kînémontiayou empêcha Milton de dormir en s’obstinant à chanter la nouvelle chanson qu’il prétendait avoir composée pour cette occasion. Il la répéta sans s’arrêter jusque vers le lever de l’aurore. On a pourtant lieu de croire, puisqu’il avait chassé toute la journée et que, depuis son retour, il n’avait guère eu d’instants à lui, qu’il a essayé d’en imposer à son Manitou en lui repassant un vieil hymne ; car, en somme, le temps lui avait réellement manqué pour en composer un nouveau.

Cheadle était resté à Carlton pour y attendre la venue du courrier qui arrive une fois par hiver du fort Garry, et qui apporte les lettres en destination de Carlton et des autres forts situés plus loin. Des tratneaux attelés de chiens arrivaient de toutes parts, d’Edmonton, de La Crosse, de Norway-House[43], etc., apportant des lettres pour l’Angleterre en retour de celles qui leur sont adressées par le convoi de la Rivière Rouge. Au fort, tout alors était en l’air. Dès que le tintement des clochettes des chiens attelés aux traîneaux se faisait entendre et annonçait de nouveaux venus, chacun se précipitait pour saluer ceux qui arrivaient, et pour apprendre d’eux les nouvelles les plus récentes. Il était naturel que nous eussions l’espoir de recevoir une grande quantité de lettres en réponse à toutes celles que nous avions envoyées en Angleterre et dont nous n’avions encore pas entendu parler jusqu’ici. Notre désappointement fut donc extrême lorsque, le courrier étant arrivé du fort Garry, on ne trouva dans sa botte aucune lettre adressée à quelqu’un de nous. Désormais il nous fallait attendre jusqu’au retour de La Ronde, pour voir s’il nous en viendrait par son entremise.

Après cette déconvenue, Cheadle n’eut plus qu’une pensée, celle de revenir auprès de Milton le plus tôt possible, bien qu’il ne rapportât aucune nouvelle agréable. Il eut quelque difficulté à se procurer les moyens de transport nécessaires, car le froid était devenu si intolérable qu’il aurait été dangereux de traverser une campagne ouverte sans avoir un traîneau pour porter une ample provision de couvertures et de vêtements. Enfin un métis anglais, nommé Isbister, s’offrit à l’accompagner avec son attelage de chiens, pourvu qu’il consentît à voyager avec une rapidité qui permît au guide d’être de retour à Carlton dans trois jours, afin de se joindre à une bande de chasseurs qui parlait pour les prairies.

L’offre fut acceptée avec reconnaissance, et à midi le départ avait lieu, Le vent du nord soufflait avec une extrême âpreté, et le thermomètre descendait à 30 degrés au-dessous de zéro. Le chemin n’était pas mauvais quoiqu’il n’eût pas assez de dureté pour qu’on pût s’y passer de raquettes ; la neige d’ailleurs s’y amoncelait rapidement. Les chiens filaient avec leur traîneau légèrement chargé, et Isbister et Cheadle s’efforçaient de les suivre, s’élançant sur leurs chaussures, avec un mouvement de côté et d’autre et un balancement de bras, assez semblables à ceux des patineurs.

Malgré de pareils efforts, malgré un grand nombre de chemises de flanelle, une chemise de cuir, une autre de molleton et par dessus tout un gros collet d’Inverness, Cheadle se sentait gelé en plusieurs endroits, au bras, aux jambes et à la figure. Lorsqu’on s’arrêta pour bivouaquer la nuit dans un groupe de sapins, Cheadle ne put pas battre le briquet, et même ce fut avec peine qu’Isbister en vint à bout. Ils firent un feu considérable ; ils se couchèrent en ajoutant à leurs vêtements deux couvertures et deux robes de bison ; et cependant ils ne purent ni avoir chaud ni rester longtemps sans être avertis, par la douleur de leurs orteils à moitié gelés, qu’il leur fallait se relever pour entretenir le feu. Les chiens se glissaient en frissonnant le long de la couche, du haut en bas, et comme leurs maîtres passèrent une nuit sans repos. Cette nuit-là le thermomètre marqua 38 degrés au-dessous de zéro, ce qui fut le plus grand froid qu’on éprouva cet hiver. On a cependant, une année précédente, vu le thermomètre s’abaisser jusqu’à 45 degrés.

Le lendemain matin, ils repartirent au pas de course et arrivèrent à notre hutte avant la nuit. C’était avoir marché très-vite avec leurs raquettes et par un chemin qui n’était pas en excellente condition. Il est vrai qu’on peut, sur des raquettes et par une bonne route, aller plus vite que si on est autrement chaussé, même sur le meilleur chemin. Mais, quand la voie est parfaitement glacée, le voyageur jette ces lourds souliers pour courir derrière ses chiens, qui peuvent aller à grande vitesse sur le sentier où glissent les traîneaux. C’est ainsi qu’on fait des courses avec une rapidité presque incroyable.

À l’arrivée-de Cheadle et d’Isbister, la butte se trouvait vide, car Milton était encore au lac du Poisson-Blanc ; mais, en traversant celui de la Belle-Prairie, les voyageurs avaient remarqué des empreintes étrangères qui se dirigeaient vers la maison et ils en restaient intrigués. Bien plus, la cheminée étant encore chaude et l’eau n’étant pas gelée dans la bouilloire, quelqu’un évidemment était entré chez nous.

Lorsque Isbister eut fait manger les chiens et eut lui-même soupé à la hâte avec du pemmican et du thé, il convertit son traîneau en une espèce de carriole ou de traîneau à voyageur. Puis il s’y assit, en s’enveloppant bien de couvertures et de fourrures, et deux heures après son arrivée, il repartait pour Carlton. Ses chiens coururent jusqu’à onze heures du lendemain matin et firent ainsi cent quarante milles en moins de quarante-huit heures ; et les derniers soixante-dix sans aucune halte pour se reposer ou pour manger.

Cependant Cheadle demeurait emprisonné au fort Milton. L’exercice inaccoutumé auquel il venait de se livrer avait roidi ses membres endoloris, l’usage des raquettes l’avait rendu boiteux, et c’est il peine s’il pouvait se tralner lentement pour vaquer aux soins indispensables de couper du bois et de faire la cuisine. Le soir, comme il était fort tristement assis, seul au coin du feu, la porte s’ouvrit et donna passage à un métis français qui ressemblait beaucoup à un Indien. Il s’assit, fuma, et se mit à causer une heure ou deux. Il avait sa loge et sa famille à cinq ou six milles de distance, et chassait à la trappe. Quand l’heure en fut venue, Cheadle servit à souper un peu de pemmican ; alors le visiteur justifia pleinement le sobriquet qu’il portait de Mahaygun ou le Loup par la voracité avec laquelle il mangea. Il raconta ensuite qu’il n’avait pris aucune nourriture depuis deux jours. La veille, il avait visité notre hutte, allumé du feu, fait fondre un peu de neige dans la bouilloire et avait attendu longtemps, espérant toujours l’arrivée de quelqu’un. Enfin il s’en était allé, sans toucher au pemmican qui était à sa portée sur la table. Son histoire était incontestablement vraie, comme tous les indices le prouvaient et puisque le pemmican était resté intact.

Ainsi, en dépit des angoisses de la faim, et bien qu’il jetât certainement des regards de convoitise sur la nourriture qui l’environnait, ce pauvre homme s’était conformé à toutes les exigences de l’étiquette indienne. Il avait refoulé le cri de son estomac, s’était assis, avait fumé longtemps, et avait causé, sans laisser échapper la plus petite allusion à son état d’inanition. Ce n’était que quand son hôte l’avait invité à manger qu’il avait énoncé ses propres besoins et ceux de sa famille. Le lendemain, il partit en emportant quelques provisions pour sa squau. Il était fort reconnaissant de l’assistance qu’on lui avait donnée et il promettait de revenir bientôt avec sa femme, qui laverait et raccommoderait tous nos vêtements pour s’acquitter de nos bontés envers eux.

Cheadle était alors à peu près remis des fatigues de son récent voyage. Il chaussa donc ses raquettes et partit pour aller chercher Milton chez les Indiens au lac du Poisson-Blanc. Ses chaussures pourtant le faisaient tellement boiter qu’il eut de la peine à accomplir avant la nuit cette promenade de neuf à dix milles. En ouvrant la porte de la hutte, il aperçut la vieille squau qui, poêle en main, faisait frire le pemmican du soir. Il fut chaleureusement accueilli par tous. Milton s’ennuyait fort de vivre avec les sauvages, et, les Indiens sont toujours portés à donner de bonne grâce l’hospitalité à l’homme blanc. Le Chasseur et Miscouépémayou étaient dehors pour aller chercher et rapporter la viande d’un élan que le premier avait abattu. Nous rentrâmes à la maison le lendemain, en faisant dire aux deux Indiens de venir nous rejoindre aussitôt que possible.


CHAPITRE IX.


Nouvelles connaissances. — Repos. — Mahaygun fraternise avec Kînémontiayou. — Partie d’ivrognes. — Importunités pour avoir du rhum. — Il en faut davantage au Chasseur. — Soirée ennuyeuse. — Kinémontiayou prend congé de nous. — Ses aventures nocturnes. — Dénouement de Miscouépémayou. — Le Chasseur revient plein de repentir. — Encore dans les plaines. — Le wolverène a été sur notre piste. — La dernière bande de bisons. — Gaytchi Mohkémarn « le Gros Couteau. » — La cache est intacte. — Indiens affamés. — Histoire de Kînémontiayou. — Les Indiens au jeu. — Le hideux philosophe. — Comment se comporte un attelage de chiens. — Admirable sagacité de Chouchou. — Longue marche. — Retour à la Belle-Prairie. — Soins domestiques. — Malpropreté de notre demeure. — Nettoyage du printemps. — Le grand plum-pudding. — Visites sans profit. — Les talents de Rover font l’admiration des Indiens. — Famine générale.


En arrivant à la hutte, nous y trouvâmes le Loup (Mahaygun) et sa femme déjà installés. La femme était agréable, proprette et s’était mise sans retard à laver et à raccommoder nos hardes. Pendant ce temps, nous, y compris son mari, les seigneurs de la création, nous la regardions faire, en fumant et en discutant les nouvelles apportées de Carlton ; nous nous demandions pourquoi nous n’avions reçu aucune lettre et nous faisions des projets pour l’avenir. La jouissance d’un jour de repos complet après une rude besogne est immense et nous la goûtions dans toute sa plénitude. Au bout de deux jours, Kînémontiayou et Miscouépémayou firent leur apparition. Ils nous apportaient une charge de viande d’élan, que nous trouvâmes délicieuse, après n’avoir si longtemps eu à manger que du pemmican, manquant de farine et, ce qui était la plus grande des privations, n’ayant presque plus de thé.

Le Chasseur et le Loup se reconnurent pour de vieux amis qui ne s’étaient pas vus depuis plusieurs années, et ils fraternisèrent tout de suite d’une manière étonnante. Le premier réclama immédiatement une demi-pinte de rhum, que Cheadle lui avait promise pour récompense à l’époque de nos circonstances critiques, s’il rapportait avec promptitude les provisions à Milton. La dette fut donc payée et les deux amis ne tardèrent pas à devenir fort gais et à entonner leurs chansons. De temps à autre, ils venaient nous serrer la main et nous certifier que nous étions des Okey Mows de premier ordre. Kînémontiayou partageait de bonne foi sa liqueur avec son camarade. Quand elle fut épuisée, Mahaygun se leva, nous fit un discours où il exposait dans les termes les plus flatteurs sa reconnaissance pour l’hospitalité que nous avions exercée envers lui ; il le terminait en nous assurant qu’il était honteux vraiment de nous demander une nouvelle faveur. Cependant, d’autre part, il avait près de lui son cher ami Kînémontiayou, l’ami de son cœur, son camarade fidèle, qu’il n’avait pas rencontré depuis tant d’années. Cet ami venait de lui donner généreusement du rhum. Comment pourrait-il reconnaître une pareille politesse ? Il n’y en avait qu’un moyen. Lui offrir du rhum à son tour ? mais il ne le pouvait qu’en nous en demandant. Il était donc sûr que nous ferions droit à sa requête et que nous l’excuserions, car il ne voyait pas d’autre façon de résoudre la difficulté où il se trouvait placé.

Comme nous avions été fort touchés de l’honnêteté de cet homme qui, presque mourant de faim, avait respecté nos provisions lorsqu’il avait visité notre hutte en notre absence, nous consentîmes à lui faire cadeau d’une quantité de liqueur égale à celle qui avait été remise au Chasseur ; mais en exigeant la promesse solennelle qu’aucun d’eux n’en demanderait davantage. Alors la débauche tourna à la folie. Tous deux chantaient, parlaient, nous pressaient les mains à la ronde, et nous élevaient jusqu’aux cieux dans leurs louanges. Le pot absorbé, ils commencèrent à nous importuner pour avoir plus de liqueur. Nous leur rappelâmes qu’ils s’étaient solennellement engagés à se tenir pour satisfaits de ce qu’ils avaient déjà reçu. Le Loup reconnut la justice de nos remontrances ; mais Kînémontiayou n’était plus capable d’entendre la raison. Il n’eut même pas l’air de comprendre qu’il eût pu se soumettre à un pareil engagement. La timbale à la main, il allait de l’un à l’autre, marquant avec son doigt sur le métal la hauteur qu’il se contenterait d’obtenir. Nous eô’mes la fermeté de lui en refuser même une goutte, et, comme nous persévérions, à mesure qu’il voyait diminuer ses chances de succès, il abaissait la marque indiquée par son doigt ; enfin il jura qu’il se contenterait si seulement on lui versait de quoi recouvrir le fond de sa timbale. Les heures se passaient ainsi. Il ne se lassait pas de nous solliciter ; nous ne nous fatiguions pas d’opposer des refus à ses importunités. Cheadle finit par lui reprocher assez rudement sa mauvaise foi. Sur ce, Kînémontiayou tira son couteau de sa ceinture, saisit Cheadle au collet et, loi appuyant la pointe sur la poitrine, il s’écria : « Ah ! si j’étais un Indien des plaines, comme je vous percerais le cœur, puisque vous osez me refuser. » — « Oui, lui répondit Cheadle avec un admirable sang-froid ; c’est justement cela ; vous ne ferez rien de pareil, parce que vous n’êtes pas un Indien des plaines. Ceux des bois ne sont pas des brigands. » Il touchait la corde sensible. Kînémontiayou le relâcha immédiatement ; mais il observa avec hauteur qu’il reconnaissait s’être beaucoup trompé dans la bonne opinion qu’il avait eue de nous ; notre avarice le dégoûtait au point qu’il brisait avec nous tout rapport désormais, et qu’il allait immédiatement retourner chez lui. En effet, malgré les vives sollicitations de Miscouépémayou, il quitta la hutte en chancelant, et se mit à atteler ses chiens à son traîneau.

Il était alors près de minuit ; la neige tombait à gros flocons, et le froid était extrême. Bien que le Chasseur eût parlé avec une langue encore assez libre, il ne pouvait guère plus se tenir debout, et ce ne fut que grâce à l’assistance forcée de son fils, qu’il réussit à mettre son traîneau en état. Alors il partit sans dire un mot, en compagnie de Miscouépémayou, que la mauvaise conduite de son père avait jeté dans une véritable affliction. Leur chemin traversait un bras du lac. Bientôt, Kînémontiayou, accablé par la liqueur qu’il avait bue, engourdi par l’intensité du froid, devint incapable de marcher et se mit à ramper sur les mains et sur les genoux. Avant d’avoir franchi le lac, il était tombe ivre-mort, couché dans la neige, où il ronflait lourdement. Miscouépémayou, au comble de la douleur et de l’effroi, sut trouver encore quelques ressources. Il le réveilla de force, et, moitié le traînant moitié le conduisant, il l’amena dans un bouquet de bois sur le bord du lac. Tandis que l’enfant se hâtait de ramasser des branches et d’allumer du feu, le père retombait là dans son lourd sommeil. Alors son fils l’enveloppa dans ses couvertures, l’étendit le long du feu et passa les interminables heures de la nuit à entretenir avec un soin plein de piété la flamme du bienfaisant foyer. Tout grelottant, à moitié gelé, il n’enleva pas une seule couverture à son père qui ne pouvait plus se mouvoir. Il le veilla filialement, heure par heure, jusqu’à ce que le soleil eût accompli une partie de sa course. Enfin, l’homme sortit de son sommeil, dégrisé, sans accident, et reprit sa route vers sa maison.

Après le départ du Chasseur et de son fils, nous eûmes la liberté d’aller tranquillement nous reposer. Dans la matinée, nous dépêchâmes, vers le lac au Poisson-Blanc, le Loup, porteur d’un message pour ce vagabond de Kînémontiayou ; nous y essayions de le rappeler à ses devoirs. La journée s’écoula sans nouvelles ni de l’un ni de l’autre, et, le soir, nous tînmes conseil ensemble sur le parti qui nous resterait à prendre si nous étions abandonnés à nos propres ressources. L’homme avait remporté toute la viande qu’il avait eu l’intention de nous offrir, et notre provision de pemmican baissait déjà. Ce fut donc avec un vrai soulagement que, le lendemain matin, nous vîmes arriver le coupable Chasseur accompagné par le Loup et par son fils, et ramenant une nouvelle charge de viande d’élan. Le père et le fils n’avaient atteint leur demeure que longtemps après que le Loup y était arrivé, dans la nuit, et se trouvant de fait trop épuisés pour se remettre immédiatement en route. Kînémontiayou était plein de repentir ; il nous prenait les mains avec ferveur, et s’écriait qu’il avait été « namouya couiousk, namouya couiousk, » (non droit), c’est-à-dire qu’il avait eu tort ; mais il nous assurait que c’était la première fois de sa vie qu’il avait agi aussi grossièrement et que cela ne lui arriverait jamais plus. Nous fîmes volontiers la paix et tout se trouva de nouveau rasséréné.

Nous étions parvenus au commencement de février et nous n’attendions pas le retour de La Ronde et de Bruneau avant un mois. Or la diminution de nos provisions exigeait que nous fissions une autre chasse aux bisons dans les plaines. En conséquence nous résolûmes de partir le lendemain pour aller quérir la viande que nous avions été obligés de laisser dans une cache. Quant à Milton, Cheadle refusa positivement de lui permettre de s’exposer de nouveau aux rigueurs du climat, qui l’avait si fort éprouvé auparavant ; mais ce fut avec peine qu’on le fît consentir à garder la maison ou plutôt à prendre, pour quelque temps, ses quartiers d’hiver chez nos voisins les Indiens.

Le dix février, Cheadle partit donc avec le Chasseur et son fils emmenant avec lui deux traîneaux à chiens. L’ancienne trace s’était effacée, si bien qu’en pleine campagne on ne pouvait plus la distinguer. Il fallut donc recommencer à fouler la voie en marchant avec les raquettes. La neige avait alors près de trois pieds, et cette profondeur obligeait les deux hommes à aller en avant, de façon à ce que la trace fût assez foulée pour supporter le poids des chiens et de leurs traîneaux. Malgré les fatigues de cette route, nos amis s’avancèrent avec tant de zèle que, le matin du quatrième jour, ils atteignaient notre vieux bivouac, près du lac, où nous avions, dans une si grande anxiété, attendu le retour de Kînémontiayou.

Dans cette occasion, il arriva encore que tous furent gelés à la figure quoique d’une façon assez restreinte et qu’ils se trouvèrent réduits à une journée de provisions. Partout où la vieille trace était apparente, on retrouvait les empreintes du wolverène qui l’avait suivie vers la plaine. Les malheureux tremblaient donc pour leur cache et comme ils voyaient chaque jour que le wolverène n’avait pas cessé de suivre la piste, le Chasseur, en montrant les empreintes, s’écriait : « Kekouaharkess méryartis ! némétégun wîach ! » (Toujours ce maudit wolverène ! nous ne trouverons plus un morceau de viande !)

Ils s’attendaient donc à avoir du mauvais temps à passer, car il y avait bien peu d’apparence qu’ils trouveraient beaucoup de bisons, et, dans ce cas, leur seule chance serait de s’en retourner promptement à la Belle-Prairie, qu’ils pouvaient regagner en trois jours. Cependant, comme le Chasseur pénétrait dans un petit bois près du lac, il eut la joie de découvrir la trace d’un bison. L’animal avait passé en courant bon train, poursuivi probablement par quelque chasseur, et sa piste était de la veille. Kînémontiayou ordonna donc de faire une halte, tandis qu’il pousserait en avant une reconnaissance dans la prairie ouverte. Peu après, il revenait avec la bonne nouvelle qu’il avait vu cinq taureaux paître dans les environs.

Ces bisons se tenaient dans un espace ouvert et d’un accès difficile. Il était pourtant si nécessaire d’en tuer un qu’on décida que le Chasseur s’avancerait seul vers eux, tandis que Cheadle et Miscouépémayou se tiendraient à couvert sous le bois. Ils se glissèrent jusqu’à la lisière de la prairie et se mirent à épier avec anxiété les mouvements du Chasseur et des bisons. Ceux-ci continuaient à paître tranquillement lorsqu’une bouffée de fumée et le bruit du fusil de l’Indien annoncèrent la mort de l’un d’eux. Les quatre autres prirent la fuite.

Tout à coup les spectateurs de cette scène intéressante eurent l’étonnement de voir un autre nuage de fumée et d’entendre le bruit d’un second coup de fusil. Évidemment ce coup avait été tiré par quelqu’un qui attendait à l’affût le passage de ces animaux, et, en effet, un homme s’élança bientôt en pleine poursuite. Cheadle et le jeune Indien, sortant sans retard de leur cachette, conduisirent les traîneaux dans un bouquet d’arbres plus voisin du bison qui venait d’être abattu, et dressèrent immédiatement leur bivouac.

À la nuit, ils avaient achevé de dépouiller la bête, lorsque leur compagnie se trouva augmentée par l’arrivée d’un Indien, vêtu de peaux, chaussé d’une énorme paire de raquettes et qui avait l’air fort sauvage. C’était un Sauteur, nommé Gaytchi Mohkémarn ou le Gros Couteau. Il nous apprit qu’il était arrivé, de la Montagne-du-Bois, ce jour même dans les plaines, et qu’il guettait les cinq bisons, les seuls qu’il eût vus, lorsqu’il avait aperçu Kînémontiayou qui rampait vers eux. Il avait blessé deux de ceux qui avaient passé devant lui, mais la nuit était arrivée avant qu’il les eût attrapés, et il était revenu sur ses pas.

Depuis deux jours il n’avait pas goûté de nourriture, et il avait, à quelques milles de là, quitté sa squau et ses enfants dans la même situation. Il fut longtemps à se rassasier de notre viande fraîche et en prit à son aise, sans essayer de rien porter à sa malheureuse famille. Les gens qu’il avait laissés à la Montagne-du-Bois étaient dans une grande détresse faute de nourriture. Ktakh-ékouhp un mois auparavant était descendu dans la plaine pour le procurer de la viande ; mais, depuis lors, on n’en avait plus entendu parler. Treemiss, nous dit-il, avait aussi considérablement souffert et n’avait pu obtenir aucune provision à Carlton où il se trouvait alors. Enfin, il nous donna peu d’espoir de trouver d’autres bisons, car, ajouta-t-il, on assure de tous côtés qu’ils ont disparu.

Le lendemain matin, Gaytchi Mohkémarn partit à la recherche des bêtes qu’il avait blessées ; Kînémontiayou alla examiner notre cache et voir s’il trouverait d’autre gibier ; Cheadle et son jeune compagnon demeurèrent au camp, pour couper du bois et préparer la viande.

Le soir, le Chasseur était de retour. À sa grande surprise, il avait trouvé notre cache intacte. Le wolverène n’avait suivi notre piste que jusqu’à un mille de cet endroit, car il avait eu peur de s’exposer ainsi en pays ouvert. En effet, il est contraire aux mœurs de ces animaux de s’éloigner beaucoup de la forêt. Les loups avaient mis une vraie fureur à attaquer notre garde-manger ; mais, bien qu’en plusieurs endroits ils eussent presque entièrement rongé nos troncs d’arbres, ils n’avaient pourtant pas réussi à pénétrer dans la place. Plus tard, Gaytchi Mohkémarn apparut ; il était couvert de sang et apportait une langue. Les quatre bisons étaient tombés sous ses coups. Il ne pensait pas qu’il y en eût d’autre dans un rayon de cent milles ! Cheadle eut la louable prudence de lui acheter immédiatement deux de ces animaux pour quelques livres de munitions et un peu de tabac.

Le lendemain Gaytchi Mohkémarn trouva qu’il était temps de se mettre à la recherche de sa femme qui devait n’avoir rien pris depuis quatre journées. Après déjeûner, il partit pour lui porter un peu de viande. Quant à nous, nous passâmes le reste du jour à découper les animaux que nous avions achetés la veille. Le lendemain, Gaytchi Mohkémarn était de retour, amenant sa femme et un traîneau avec quelques effets. Il allait camper auprès des animaux qu’il avait tués et nous avertissait qu’un grand nombre d’Indiens étaient en route pour le rejoindre. Tous se mouraient de faim, car ils n’avaient pas mangé depuis plusieurs jours. La perspective que leur offrait le reste de l’hiver était désolante ; puisqu’on ne trouvait de bisons nulle part. Notre bande semblait avoir eu la plus grande chance du monde en tombant, du premier abord, sur l’endroit où se trouvaient les seuls qui fussent alors dans ce district.

Effectivement, toute cette journée, nous vîmes arriver des Peaux-Rouges, famille après famille. C’était une vraie cavalcade de spectres ambulants. Les hommes, maigres et blafards, marchaient devant des chiens cadavéreux, qui n’avaient littéralement que les os et la peau, et tiraient après deux des traîneaux aussi à jour, aussi vides qu’eux-mêmes. Les femmes et les enfants formaient l’arrière-garde. À l’honneur des hommes, il est bon de noter que ces très faibles étaient en meilleur état, même assez potelés, et que les femmes formaient un étrange contraste avec les formes décharnées de l’autre sexe. Bien que les squaus indiennes et leurs enfants soient tenus, il est vrai, dans une dure sujétion, et que ce soit en général sur elles que tombe toute la fatigue des grosses besognes, elles ne sont pas mal traitées. Leurs souffrances ni leurs privations ne sont pas plus grandes que celles des hommes.

L’Indien est constamment occupé à chasser pour procurer de la nourriture à sa famille. Quand il y a disette, il part sans emporter aucune provision pour lui et souvent il marchera plusieurs jours de suite, du matin au soir, sans rencontrer aucun gibier. S’il en trouve, il se charge de viande qu’il rapporte péniblement à la maison ; alors, tant que dure l’abondance, il se considère comme ayant des droits au repos le plus complet pour se remettre de ses fatigues. Une aventure de notre Chasseur peut parfaitement servir d’exemple à cette abnégation des hommes et à la merveilleuse faculté qu’ils ont d’endurer la faim. Kînémontiayou en effet, plusieurs années auparavant, avait bien manqué mourir de faim. Cet hiver-là le bison ne remonta pas jusqu’aux forêts et il y eut une grande rareté d’élan et de poisson. Pour subvenir aux besoins les plus nécessaires, Kînémontiayou avait tué ses chevaux les uns après les autres ; mais enfin sa famille s’était trouvée sans ressources. Le Chasseur était donc parti laissant sa femme et à Miscouépémayou un pauvre reste de viande sèche de cheval ; après avoir chassé deux jours sans rien voir, épuisé de fatigue et de faim, il avait fini par revenir en se traînant péniblement jusque chez lui. Alors ils avaient tous pris leur parti de la mort ; le Chasseur était dans l’impossibilité de se remuer et sa femme ni son fils n’étaient capables de se procurer de la nourriture. Depuis huit jours, ils n’avaient pas mange ; ils avaient enduré toutes les rigueurs de l’hiver, lorsqu’ils eurent le bonheur d’être trouvés par des voyageurs attachés à la Compagnie, qui lièrent l’homme sur un traîneau et l’emportèrent à Carlton. Quant à la femme et à l’enfant qui avaient jeûné moins longtemps et supporté moins de fatigues, ils étaient en meilleur état. On leur laissa une provision de vivres et, deux ou trois jours après, ils se sentirent assez de force pour se rendre à pied à Carlton. Il ne fut pas aisé de rétablir Kînémontiayou. Il refusait la nourriture et la boisson, dont il avait perdu le désir. Son estomac affaibli rejetait d’abord tout aliment ; ses cheveux tombèrent et ses membres lui refusèrent leur service, plusieurs semaines. Enfin, il en réchappa ; mais ce ne fut que grâce aux attentions charitables de M. Pruden, qui avait alors l’administration de Carlton et qui savait se faire aimer de tous les Indiens par sa bonté et par son humanité.

À mesure que nos misérables damés arrivaient, nous les invitions à s’asseoir près du feu. Ils affectaient une gaieté que leurs traits démentaient. Ils fumaient, ils plaisantaient sans laisser voir qu’ils convoitassent la viande étalée sous leurs yeux et en se gardant de rien demander à manger. Nous nous hâtâmes de faire cuire de la viande et de leur offrir à chacun un bon repas. Ils le consommèrent avec le calme et la dignité de gens trop bien élevés pour montrer aucune avidité ; mais, à la vérité, ils ne laissaient pas une bouchée de ce qu’on leur servait.

Au milieu de ses hôtes, le Chasseur était dans toute sa gloire. La plupart étaient pour lui de vieilles connaissances. Lorsqu’ils eurent mangé, il provoqua au jeu trois jeunes gens, les dandies de la troupe. Ils étaient peints avec recherche ; ils portaient des jambières et une ceinture écarlate ; les courroies de leur gibecière étaient brodées. En un mot, ils étaient dans toute la parure des Indiens.

Le jeu auquel ils se livrérent est conduit fort simplement. Tous les enjeux de chaque joueur sont réunis. Leurs valeurs relatives sont fixées et on les divise en autant de lots qu’il y a de joueurs. Souvent un Indien risquera couteau, fusil, munitions, tout ce qu’il posséde, ne conservant que les vêtements qu’il porte. Pendant ce temps, les assistants battent les poêles à frire et les marmites en métal, en entonnant leur perpétuel ; « He, he, hi, hi, huy, huy, » la chanson ordinaire des Indiens.

Les joueurs s’asseyent en face l’un de l’autre, les jambes croisées, et la capotte ou la couverture étendue sur les genoux. Le jeu consiste en ceci : un des joueurs cache dans ses mains deux petits objets, comme une vis de baguette à fusil ou un morceau de fil de laiton ; les adversaires essayent de deviner ce qu’il a dans les mains. Celui qui cache fait de son mieux pour tromper les autres. Il tient ses mains dans un mouvement continuel ; tantôt les réunissant, tantôt les mettant sous la couverture qui recouvre ses genoux, tantôt les plaçant derrière son dos. Entre chaque changement, les mains sont exposées au choix des adversaires qui les examinent avec soin, avec passion, et qui généralement sont longs à se décider.

Pendant tout ce temps, les batteries d’instruments ni les chansons ne cessent ; les joueurs remuent leurs corps en mesure et se baissent ou se lèvent en cadence. Le résultat de chaque coup, gain ou perte, est noté par une entaille sur un bâton : chaque entaille représente un enjeu.

Ce jeu dura toute la moitié du jour, avec une énergie, avec un intérêt qui ne faisait défaut à personne, ni aux joueurs ni aux spectateurs. Seul Cheadle se fatiguait du tintamarre et de la monotonie de cette récréation. Enfin le Chasseur gagna aux autres tout ce qu’ils avaient, excepté leurs fusils et leurs couteaux ; cependant les visiteurs se retirèrent sans avoir l’air le moins du monde abattu par leur mauvaise fortune.

Derrière eux restèrent un Indien et sa squau. La taille de l’homme était gigantesque, plus de six pieds ; les os de sa forte charpente ressortaient à tous les angles et à tous les joints, et ses muscles pouvaient faire l’objet d’une étude, tant le défaut de graisse les faisait apparaître. Son aspect était hideux. Sur sa face, il avait un grand nez parfaitement aplati ; à la place d’un de ses yeux, une emplâtre graisseuse et noire ; sur ses gencives vides, deux longues canines. Il avait été ainsi défiguré en se battant avec un ours gris qui, d’un coup de patte, lui avait arraché un œil, écrasé le nez et fait sauter les dents. Il paraissait dans un état d’absolue misère. Littéralement, il avait perdu au jeu tout ce qu’il possédait, hormis sa femme, son enfant et un chien efflanqué. Pour se protéger contre un froid de 25 degrés au-dessous de zéro et le vent du nord qui soufflait avec force, il ne leur restait que des lambeaux de couverture. À eux tous, ils n’avaient pas une bouchée à manger. L’homme était sans fusil, sans munition, sans couteau, sans raquette ; il ne lui restait rien de ce qui est nécessaire au chasseur.

Deux jours durant, ce pauvre diable resta au bivouac de Cheadle, mangeant du matin au soir. Jamais ses gencives édentées ne se reposaient. Il consommait non-seulement tout ce qu’on lui donnait, mais il s’attribuait tranquillement tous les rebuts qu’on faisait dégeler au feu pour les chiens.

Néanmoins lorsque, deux jours plus tard, nous reprîmes la route de la Belle-Prairie, il demeura près du feu, assis avec sa femme parfaitement satisfait et occupé à faire cuire sa seule provision, la tête d’un bison. Suivant toutes les apparences, il était destiné à périr bientôt de froid ou de faim ; et cependant, vers la fin de l’hiver, il vint nous surprendre à notre hutte, aussi hideux et aussi maigre que jamais, mais ayant toujours l’air plein de santé et de courage.

Nous avions alors plus de viande qu’il ne nous en fallait pour l’instant, même sans toucher à celle qui était dans la cache ; on en confia une partie à Gaytchi Mohkémarn et, pour emporter le reste, on ajouta à notre convoi un petit traîneau et deux chiens qui furent loués. Après avoir chargé nos véhicules de tout ce qu’ils pouvaient contenir, on reprit la route du logis. La trace était assez bonne, mais la lourdeur du train rendait le voyage fort ennuyeux. Un des chiens attelés au traîneau d’emprunt était le squelette qui appartenait au hideux Indien. Il ne tarda pas à prouver qu’il était trop faible pour se porter lui-même aisément, et le Chasseur le renvoya du service. On le remplaça par un jeune chien, qui tirait bien, mais qui ne cessait de hurler que quand on le dételait, c’est-à-dire à la fin du jour. Chacun avait une rude tâche, car chacun avait un attelage à conduire et les versements étaient plus fréquents que jamais. Le chemin solide, formé par la neige foulée, s’élevait alors beaucoup au-dessus du niveau du terrain et ressemblait à un terrassement de la largeur d’un traîneau, courant entre la poudre de neige douce et farineuse qui s’étendait des deux côtés. Aux tournants et sur les pentes, les traîneaux, facilement jetés hors de la voie et versés, exigeaient, pour être replacés sur la chaussée, une grande force et une plus grande patience.

À la descente des hauteurs, il fallait pour retenir et guider le traîneau que le conducteur se couchât dessus, la face en bas, étendant ses jambes en arrière, et fit pour ainsi dire l’office d’un frein en enfonçant, autant qu’il le pouvait, ses talons dans la neige. À une pente très-rapide qui dévalait de plusieurs centaines de mètres dans un lac situé au pied, il arriva que le convoi atteignit le faîte avant que Cheadle eût eu le temps de se mettre en posture de frein. Son traîneau fila, glissant plus vite que les chiens ; le tout roulant les uns par-dessus les autres, dans une succession de culbutes, jusqu’à ce que, pêle-mêle, il fût parvenu en bas. Les chiens y restaient gisants, embarrassés dans leur harnais et abattus par la lourdeur du traîneau, qui semblait avoir dû briser tous les os de leurs corps, tant il les avait lourdement cognés dans leur chute prolongée. Cependant ces pauvres bêtes n’avaient pas de blessure. On mit, il est vrai, pas mal de temps à les tirer d’embarras et à replacer tout en ordre sur le chemin. Le voyage d’une journée se composait d’une perpétuelle succession de difficultés et de désastres. C’était la neige qui était trop profonde, ou les charges trop lourdes ; c’étaient les chiens faibles, obstinés, mais qui ne laissaient passer aucune occasion de nous faire des tours ; tantôt ils refusaient de tirer quand il le fallait, tantôt ils trouvaient one merveilleuse vitesse et paraissaient faire voler le traîneau, quand le malheureux conducteur arrivait pour les châtier. Il n’y a rien au monde qui soit plus propre à irriter le caractère le plus égal que le soin de diriger un attelage de chiens indiens. L’homme le plus pieux, le plus régulièrement évangélique, y perdrait sa patience ; il devrait étre doué d’une vertu supérieure à celle de l’homme pour préserver ses lèvres d’un langage peu convenable à sa profession. Ainsi l’on raconte qu’un des missionnaires de la Saskatchaouane, homme très-respectable et très-pieux, voyageant en hiver avec quelques-uns de ses paroissiens, les étonna, les scandalisa par les anathèmes qu’il proféra tout à coup contre les chiens dont la malice l’avait poussé à bout. Ceux-ci s’éraient tranquillement couchés de la manière la plus insultante, la tête tournée de son côté, le regardant attentivement, mais sans faire aucun effort pour tirer eux et lui de l’embarras où ils étaient tombés.

Après trois jours de ce labeur très-fatigant, la troupe se trouva parvenue, vers la tombée de la nuit, à une quinzaine de milles de la Belle-Prairie. Comme on ne voyait pas alors d’endroit propre à bivouaquer, nos amis poussèrent en avant jusqu’à ce que la nuit rat close. Pendant un temps, ils s’avancèrent à la lueur d’une nouvelle lune qui était déjà presque couchée. Le traîneau de Cheadle marchait en tête et, quand la lune eut disparu, il continua sa route même en n’y voyant plus clair. Heureusement Chouchou, le chien qui allait le premier, ne montrait pas d’hésitation ; il suivait la trace sans se tromper, bien qu’elle fût alors à peu près effacée et à peine perceptible à l’œil, même en plein jour. Les hommes n’avaient plus d’autre moyen de la reconnaître qu’en sentant la dureté de la voie sous la semelle de leurs raquettes en opposition avec la masse poudreuse de la neige qui s’étendait de part et d’autre. Mais, s’apercevant que la sagacité du chien était à la hauteur des circonstances, Cheadle résolut d’atteindre la hutte cette nuit même et persévéra tranquillement, ayant sur ses talons les deux autres traîneaux et les Indiens. Ceux-ci s’étonnaient fort que l’Okey Mow ne voulût pas s’arrêter. Enfin l’obscurité devint si grande que les conducteurs avaient perdu de vue leurs chiens et ne distinguaient plus que l’ombre vague de leurs traîneaux qui s’éloignaient. Cependant Chouchou, à mesure qu’il approchait de la hutte, hâtait sa course, sans faire aucune erreur, si ce n’est qu’il renversa le traîneau dans un profond amas de neige, sur les bords de la rivière Crochet, à un demi-mille de chez nous. Cet accident les retarda un peu, car il leur fallut retrouver le sentier perdu en sondant avec des perches la neige éparse, qui l’avait, à cet endroit, recouvert à une telle profondeur que Chouchou était bien excusable de ne pas l’avoir suivi. Enfin, les traîneaux furent remis sur le terrassement et, au bout de quelques minutes, un rayon de lumière, qui filtrait à travers la fenêtre de parchemin du fort Milton, vint réjouir les yeux des voyageurs épuisés de fatigue. Ce fut avec une joie bien vive que Milton les reçut. Il avait passé les derniers jours tout seul, dans l’inquiétude, guettant le retour de ses amis absents depuis douze journées. Comme nous avions à présent assez de viande, nous restâmes tous les deux au logis, attendant de jour en jour le retour de nos gens envoyés à la Rivière Rouge. Deux mois s’étaient écoulés depuis leur départ. C’était l’espace de temps qu’ils avaient jugé nécessaire pour leur voyage ; mais nous avions toujours compté qu’ils le dépasseraient.

Nous nous occupâmes en les attendant à chasser dans le voisinage immédiat, au fusil et à la trappe. Quelquefois nous recevions la visite du Chasseur et de Miscouépémayou, qui ne manquaient pas de nous apporter une bonne provision de viande chaque fois qu’ils tuaient un élan. Ce changement nous semblait délicieux, comparé à notre denrée ordinaire de bison coriace, qui faisait notre seule nourriture, avec quelque conserve végétale de Chollet, dont nous ne nous servions qu’aux plus grands jours de fête. Beaucoup de notre temps était pris par les soins domestiques. Milton s’était adonné à l’art culinaire et s’en acquittait avec autant de talent que de succès ; son mérite était mis à de graves épreuves pour produire une variété de plats avec les maigres ressources dont il avait la disposition. Cheadle était le scieur de bois du ménage et le porteur d’eau, ou plutôt le fondeur d’eau et de neige.

Cela dura ainsi assez longtemps d’une façon tolérable. À la fin pourtant notre petite demeure s’était si fort encombrée par les amas de copeaux, d’éclats de bois, de débris de toute espèce, et si mal ordonnée par suite de l’habitude que nous avions d’abandonner là tout objet dont nous nous servions sans le remettre en place, que nous arrivions à peu près à ne plus pouvoir nous livrer aux travaux du ménage. Il faut bien noter que le balayage était malaisé puisque nous n’avions pas de balai et que le niveau de notre plancher était d’environ deux pieds au-dessous du sol extérieur. Cependant nous prîmes la résolution d’instituer un nouvel ordre de choses, en nous mettant bravement à un rangement général et à un complet nettoyage de printemps. Nous commençâmes par faire des balais avec des branches de sapin et par employer nos plats d’étain en guise de pelles à ordures. Souvent au milieu de nos travaux, comme nous étions à quatre pattes nettoyant les ordures et enlevant la poussière à l’aide de grossières inventions, nous nous trouvions de si drôles de figures que nous éclations de rire. Et cependant le résultat en fut très-satisfaisant ; et quand nous vîmes l’apparence d’ordre et de propreté que présentait maintenant notre logis, nous fûmes très-contents de nous.

D’ailleurs nos triomphes sortirent de la sphère des actes qui concernent la femme de chambre. Treemiss, quelques mois auparavant, avait eu la bonne idée de nous donner quelques raisins de Corinthe pour en faire un pudding de Noël. Mais, avec cette modestie qui est l’apanage du vrai talent, Milton avait jusqu’ici refusé de prendre un si haut vol. Cependant, encouragé par une série de succès dans l’art agréable de la cuisine et par les flatteuses félicitations, par les vives sollicitations de Cheadle, il finit par essayer un plum-pudding.

Mais quelque temps auparavant, Cheadle, qui trouvait que les fruits diminuaient avec une rapidité inexplicable, avait pris la sage précaution de serrer ce qui en restait avec une petite quantité de farine et de sucre dans son coffre-fort. Là se trouvaient déjà rangées des provisions de poudre, de plomb, de capsules, de tabac, de savon et divers autres objets. Or, quand on se mit à la quête des matériaux destinés au pudding, on trouva vide le papier où ils avaient été enfermés ; la provision de friandises était allée au fond de la Lotte, pêle-mêle avec le plomb, les capsules, les morceaux de tabac et toute espèce de substances hétérogènes.

Il fallut donc préalablement procéder à l’élimination soignée des corps étrangers ; après quoi le pudding fut trituré, mélangé suivant les règles, enveloppé comme il faut dans un linge et mis au pot. Combien de fois l’en sortit-on ? Combien de fois examina-t-on avec la pointe d’une fourchette s’il n’était pas enfin (cela dura toute la journée !) cuit à point ? Nous faisions bien rôtir aussi deux poulets de prairie ; mais le pudding accaparait l’intérêt du public. Il faut n’avoir jamais été réduit à vivre longtemps d’une seule et même pitance pour ne pas se faire une idée de l’angoisse avec laquelle nous suivions des yeux la cuisson de notre plum-pudding. Ah ! qu’il fut délicieux ! Combien il dépassa toute espérance ! Sans doute il avait plus d’une imperfection ; par exemple, il contenait quelques capsules, des balles de plomb et des morceaux de tabac ; mais qu’importe ? Il était de taille à étre servi aux habitants de Brobdingnag. En vain nous avions caressé l’espérance de l’achever en une seule fois ; il en resta. La nuit fut assez pénible. On peut, je l’avoue, attribuer cette absence de repos a la nature un peu lourde de notre souper, mais la cause la plus réelle en était dans l’impatience de voir arriver le matin, où nous pourrions renouveler les délices de la soirée passée. Ce ne fut pas sans inquiétude qu’aux premiers rayons de l’aube chacun de nous épia les mouvements de son compagnon. Enfin, avant qu’il fît grand jour, nous sautâmes tous les deux à la fois de nos lits, chacun craignant d’avoir à perdre un morceau de son délicieux déjeuner. Et jamais écolier n’eut plus de regret à voir la fin de son gâteau que nous n’en eûmes en soupirant sur la dernière bouchée de ce pudding sans égal.

Il fallait bien rompre la monotonie du temps qui passait si lentement. Déjà nous étions au commencement de mars, et La Ronde ni Bruneau n’étaient de retour. Il est vrai que parfois notre solitude était égayée par les visites des Indiens ; mais tous ils étaient affamés ; et ils faisaient de fameuses brèches à nos maigres provisions. Rover contribuait pour sa part à alléger l’ennui de ces longues soirées d’hiver ; car nous les passions en partie à varier et à perfectionner son éducation. Les représentations qu’il donnait étaient, pour nos visiteurs indiens, une source toujours nouvelle d’admiration et de plaisir. Jamais ils ne se lassaient de le voir se tenir sur la tête, marcher sur les jambes de derrière, ou s’asseoir dans la posture d’un mendiant. Chacun de ses faits et gestes excitait parmi les spectateurs de tumultueux ouah ! ouah ! aiwarkens ! qui exprimaient leur stupéfaction ; mais surtout celui qui consistait à surveiller un morceau de viande mis sur le plancher ou posé en équilibre sur le bout de son nez. Les Indiens ne pouvaient pas comprendre comment on réussissait à dresser un chien à attendre le mot d’ordre au lien de se jeter sur la nourriture. Leurs propres chiens, qui ne sont jamais nourris que quand ils travaillent, sont toujours si maigres et si voracement affamés, qu’ils volent tout ce qu’ils peuvent atteindre. Quand on est en train de tailler la viande, la squau a bien soin de tenir un gros bâton dont elle frappe sans pitié les chiens que la faim pousse à saisir toutes les occasions de dérober un morceau oublié.

La seule personne civilisée dont nous eûmes à cette époque la visite était un M. Tait, métis au service de la Compagnie, en résidence à Carlton. Il était venu dans une carriole traînée par des chiens recueillir des fourrures parmi les Indiens de notre voisinage. Il nous donna des gâteaux et des pommes de terre ; c’étaient des délicatesses dont nous n’avions pas goûté depuis bien longtemps. De lui, nous apprfmes qu’il y avait eu presque partout une grande disette. Au fort près du lac de l’œuf, on avait été obligé pour vivre de faire bouillir afin de les réduire en pâte les peaux de bison. Deux hommes qu’on avait dépéchés de là pour obtenir des secours à Touchwood-Hills, l’endroit le plus voisin, y étaient arrivés presque morts de faim, et y avaient trouvé les habitants à la dernière extrémité et incapables de les aider en rien. Au fort La Corne[44], on avait longtemps souffert, et, même à Carlton, on avait été si fort réduit que les chasseurs étaient partis munis d’assez peu de subsistance pour être forcés en route de manger leurs chiens. Nous dûmes donc nous estimer fort heureux d’avoir si bien échappé à la détresse générale.

Les bisons se sont tous éloignés des forts, et la quantité de poisson blanc pêché dans les lacs, et qui a formé une des ressources principales, a diminué à un tel point que maintenant il ne se passe guère d’hiver sans qu’on souffre de la famine. Cette disette est devenue si urgente, qu’elle amène la Compagnie de la baie d’Hudson à penser à établir immédiatement de vastes fermes dans le district de la Saskatchaouane, si admirablement disposé d’ailleurs pour l’agriculture et pour la production du bétail.

Les temps sont passés pour ne plus revenir, où l’on pouvait, le long de la Saskatchaouane septentrionale, vivre en abondance à l’aide du fusil et du filet.


CHAPITRE X.


Retour de La Ronde. — Lettres d’Angleterre. — Une fête. — Voyage à la Rivière Rouge et retour. — Privations. — Le convoi gelé. — Trois jours comptés en plus. — Les Sioux au fort Garry. — Leurs trophées de victoire. — Dernières visites. — Rats musqués et leur établissement. — Chasse au rat. — Notre thermomètre. — Chasse à l’élan pendant le printemps. — Circonspection extrême de l’élan. — Son stratagème pour éviter les surprises. — Marche pendant le dégel. — Préparatifs pour quitter nos quartiers d’hiver. — Nous retrouvons nos chevaux en excellente condition. — Bonnes qualités des pâturages. — Départ de la Belle-Prairie. — Retour à Carlton. — Adieux à Treemiss et à La Ronde. — Baptiste Supernat. — Départ pour le fort Pitt. — Passages de volaille sauvage. — Histoire de Baptiste. — Nous traversons des rivières enflées. — Accroissement de notre troupe. — Chasse pour vivre. — Bal des oiseaux de la prairie. — Le fort Pitt. — Paix entre les Cries et les Pieds-Noirs. — Habillement complet des Cries. — Les Pieds-Noirs. — Parure de leurs femmes. — Comment les Indiens résolvent les différends. — Rumeurs de guerre. — Retraite hâtive des Pieds-Noirs. — Louis Battenotte L’Assiniboine. — Ses manières séduisantes. — Départ pour Edmonton. — Garde nocturne. — Terre fertile. — Travaux du Castor. — Leur effet sur le pays. — Le déclin de leur puissance. — Passage de la Saskatchaouane. — Montée des hauteurs. — Œufs et poussins. — Arrivée à Edmonton.


Le 11 mars, nous étions assis dans la hutte, causant avec deux jeunes Indiens qui venaient d’arriver des plaines, envoyés par Gaytchi Mohkémarn pour nous dire que, si nous ne faisions pas immédiatement chercher la viande laissée par nous dans la cache, la famine l’obligerait à la manger ; tout à coup la porte s’ouvrit et nous vfmes entrer La Ronde. Il était très-amaigri et avait l’air épuisé de fatigue. Bruneau le suivait de près, amenant un traîneau où se trouvaient du pemmican, un sac de farine, une petite caisse de thé et, mieux que tout le reste, des lettres d’Angleterre. Avec quel empressement nous nous en saisîmes ! Avons-nous besoin de dire le nombre de fois qu’elles furent lues et relues ? Nous préparâmes un régal pour fêter l’arrivée de nos gens. On fit des crêpes à profusion et du thé à plusieurs reprises. Nous n’avions pas goûté de thé depuis des jours, de crêpes depuis des semaines. Longtemps après minuit, nous étions encore assis à écouter les nouvelles de la Rivière Rouge et le récit du voyage de La Ronde et de Bruneau. Ces pauvres diables avaient mis vingt-trois jours pour faire les six cents milles qui nous séparaient du fort Garry ; ils s’étaient reposés une semaine, et avaient commencé leur retour le dernier jour de janvier. Le 31 janvier et le 1er février étaient les deux jours où Cheadle et Isbister étaient revenus de Carlton, c’est-à-dire la période du plus grand froid, celle où le thermomètre était descendu à 30° au-dessous de zéro.

Les deux traîneaux portaient quatre sacs de farine, le thé et du pemmican pour eux et pour leurs chiens ; mais la neige était si profonde qu’ils avaient souvent été forcés à fouler avec leurs raquettes le sentier deux fois avant qu’il eût assez de fermeté pour porter les chiens ; et même alors ceux-ci ne pouvaient pas traîner leur lourde charge sans l’assistance des hommes qui la poussaient avec des perches. Ils avaient fait ainsi lentement et laborieusement deux cents milles, quand le pemmican venant à leur manquer, ils avaient dû soutenir les chiens aux dépens de la précieuse farine.

Cependant, à deux journées du fort Pelley, les chiens étant à bout de force, il avait fallu abandonner un des traîneaux avec un de ces pauvres animaux, qui se coucha près de la route pour expirer. Un peu plus loin, ils passèrent près d’un traîneau dont l’attelage de chiens était complétement gelé, droits et roides sous leurs harnais, semblables à ces gens que les Mille et une Nuits nous montrent métamorphosés en pierre. Quelque passant trouvant ce traîneau abandonné avec son attelage mort, avait remis les chiens sur leurs jambes comme s’ils traînaient encore leur fardeau. En arrivant au fort Pelley, ils avaient vu les habitants en proie à la disette et n’ayant plus qu’un demi-sac de pemmican. Ils leur avaient laissé un sac de farine. Après quoi, La Ronde avait été pris d’une bronchite ; il avait eu la plus grande difficulté à finir son voyage et nous était arrivé dans l’état d’épuisement que nous avons dépeint.

Nous fûmes assez surpris de découvrir que, sans le savoir, nous avions fini par compter trois jours de plus qu’il ne s’en était écoulé depuis notre dernière visite à Carlton, six semaines auparavant. Nous nous étions imaginés que nos gens étaient revenus le samedi 14 mars, tandis qu’en vérité leur retour avait eu lieu le mercredi 11.

C’est alors que nous apprîmes les détails du soulèvement des Sioux ; comment ils avaient attaqué la diligence qui allait à Georgetown, scalpé le conducteur et les voyageurs, et jeté la voiture dans la Riviére Rouge. L’événement avait eu lieu bien peu de jours après celui où elle nous avait transportés. Deux mille Sioux s’étaient présentés au fort Garry ; ils y avaient demandé des munitions et avaient mis tout l’établissement dans la confusion et dans la terreur.

Ces Indiens étalaient les trophées de leur victoire ; ils portaient des colliers de pièces d’or de vingt dollars ; ils avaient des sacs pleins d’argent, des épaulettes d’officiers, des bijoux de femmes, des épées, des carabines, des revolvers et de longs couteaux ils avaient des chevaux et même des objets pleins de punaises parmi les dépouilles qu’ils avaient pillées.

La Ronde nous apprit aussi la triste nouvelle que tous les chevaux de prix que nous avions renvoyés au fort Garry, sous la conduite de Voudrie et de Zear, avaient péri en route par la faute de ces vauriens.

À peine nous venions de nous endormir tranquillement que le grognement des chiens nous tira du sommeil et que nous entendîmes quelqu’un se glisser doucement dans la hutte. Il y faisait une obscurité complète. Milton, sautant à bas du lit, battit le briquet et nous vîmes le Chasseur, avec son beau-père et toute sa famille. Ils avaient appris, par les deux jeunes Indiens qui nous avaient fait visite ce jour-là, le retour de La Ronde, et, sans retard, ils étaient venus lui souhaiter la bienvenue et prendre leur part des bonnes choses qu’il avait apportées. Nous montrâmes notre mécontentement d’être ainsi dérangés et, tout pleins de honte de leur conduite, ces braves gens se couchèrent paisiblement à terre pour dormir.

La Ronde fut sérieusement malade durant plusieurs jours. Après sa convalescence, nous reprîmes la vie de trappeur en la variant de temps en temps par la chasse aux rats musqués, dont la saison était arrivée. Quoiqu’ils aient une odeur assez forte, ils sont loin d’être à dédaigner. Ces animaux sont très-nombreux sur tous les lacs, pointillent de leurs demeures en roseaux, semblables à autant de veillottes, la surface de la glace en hiver. Ils les bâtissent dès que la glace est formée ; les garnissent de mousse tendre et de doux gazon, et y serrent les provisions de plantes aquatiques dont ils font leur nourriture. Un trou dans la glace assure leurs communications avec l’eau et, de distance en distance, ils pratiquent des soupiraux, recouverts de plus petits tas de roseaux coupés, ayant à peu près l’apparence d’une taupinière. Tant qu’il gèle fort, la demeure du rat musqué est inattaquable ; mais, dès que les rayons du soleil augmentent de pouvoir, les ennemis font brèche à travers les murailles qui s’amollissent par le dégel. Le renard, le wolverène et le foutereau font donc, à la fin de l’hiver, leur proie du rat musqué ; quant à l’Indien, armé d’une lance longue, mince, barbelée à la pointe, il s’approche avec précaution du logis de la famille et, plongeant son arme au beau milieu, il en retire souvent deux ou trois victimes d’un seul coup.

Lorsque notre odorat, péniblement affecté par la senteur d’une peau de moufette qui nous servait de thermomètre, nous eut avertis que le dégel approchait[45], nous pensâmes à nous occuper à chasser l’élan. Dans un rayon de plusieurs milles autour de notre logis, nous en avions vu beaucoup de traces, qui nous avaient donné l’espérance de faire une bonne chasse avec l’assistance de Rover. La surface de la neige, que fond le soleil durant le jour, est transformée en croûte solide chaque nuit par les gelées nocturnes, au commencement du printemps. Cette croûte a assez de force pour porter l’homme chausse de raquettes ou un chien de petite taille ; mais elle se brise sous la pression des petits pieds et de l’énorme poids de l’élan. Lorsqu’un chien le poursuit, l’animal essaye de s’échapper ; mais comme, chaque fois qu’il s’élance, il s’enfonce jusqu’aux jarrets et que les coupants de la glace le blessent aux jambes, il est bientôt réduit aux abois, et le chasseur en arrivant le tue à son aise. Il n’y a guère d’autre moyen que celui-là, si ce n’est celui de se mettre à l’affût en été, près des endroits où il se baigne dans les rivières et dans les lacs. C’est un animal des plus prudents et que le plus habile chasseur n’approche que très-difficilement. Peu de métis, et un plus grand nombre d’Indiens mais pas tous, ont, dans les circonstances ordinaires, assez d’adresse pour suivre à la piste et pour tuer un élan, et l’on dit dans le pays qu’un homme peut, toute sa vie, poursuivre un élan sans réussir à l’apercevoir. Cet animal se tient au cœur de la forêt où on ne le voit que quand on le touche pour ainsi dire ; son ouïe est si fine que la rupture d’une brindille ou le craquement d’une feuille morte suffit pour lui donner l’éveil. Un jour de vent, où les bruits du bois étouffent le son des pas furtifs du chasseur, offre le plus de chance pour l’atteindre. D’ailleurs l’élan a adopté un stratagème plein de finesse pour se mettre à l’abri de toute surprise. Lorsqu’il veut se reposer, il marche en cercle et se couche à l’intérieur, mais tout près, du commencement de la courbe. Il en résulte que le chasseur qui suit sa piste passe près de l’endroit où l’élan est couché et que, tandis que l’homme continue à suivre le cercle, !’animal sans être vu s’échappe par un côté opposé. Cette année cependant, le dégel commença le 30 mars et fut aussi subit que complet, en sorte qu’il n’y eut aucune croûte formée sur la neige et que nos espérances de chasse furent tout à fait trompées.

Cheadle s’était alors enfoncé dans le bois avec Bruneau. Il reprit immédiatement le chemin du logis ; mais son retour ne put avoir lieu que de nuit, lorsqu’il gelait, car les raquettes ne peuvent servir à rien dans le dégel. Le second soir, la continuité de l’humidité fit briser les chaussures et les deux chasseurs furent obligés de revenir de leur mieux. Il n’y a rien de plus fatigant que de marcher dans de la neige profonde au commencement du dégel. En quelques endroits, une mince couche de glace supportera le poids d’un homme ; on s’y avance d’un pas délibéré pendant plusieurs mètres ; tout à coup la croûte éclate, et l’on est ébranlé par tout le corps en tombant dans un trou jusqu’à la ceinture. Luttant, se débattant au milieu de cette masse friable, on parvient à force d’efforts à une portion plus solide, pour retomber quelques pas plus loin. En marchant ainsi toute la nuit, ils atteignirent la rive du lac, à deux milles de la hutte. Mais ils étaient trop épuisés pour faire un pas de plus ; allumant donc un bon feu, ils se couchèrent auprès et dormirent plusieurs heures ; après quoi, ils retrouvèrent assez de forces pour retourner chez eux en traversant le lac.

Nous commençâmes alors nos préparatifs pour quitter nos quartiers d’hiver, aussitôt que la neige serait assez disparue pour permettre à nos charrettes d’avancer sur la terre. Le premier soin à prendre était de retrouver nos chevaux que nous avions lâchés au début de l’hiver. Comme nous avions de temps en temps aperçu leurs traces, nous connaissions la direction qu’ils avaient prise. La Ronde suivit leur piste aisément et les découvrit à huit ou dix milles du logis. Ce qui nous étonna le plus lorsqu’il les ramena à la Belle-Prairie, ce fut l’excellent état où ils se trouvaient. Bien qu’ils eussent été fort maigres quand la neige avait commencé à tomber et que deux d’entre eux eussent été attelés au traîneau dans la première partie de l’hiver, ils étaient devenus de vraies boules de graisse. Ils avaient autant de feu et d’esprit que s’ils eussent été nourris avec du blé, ce qui est loin d’être la condition habituelle des chevaux indiens. La pâture est si nourrissante que, même en hiver, où ils ont à chercher leur nourriture sous la neige, les animaux s’engraissent rapidement, pourvu qu’ils trouvent des bois où s’abriter contre les rigueurs des vents. Il n’y a pas de chevaux plus hardis ni plus endurants que ceux de ce pays ; et cependant ils ne peuvent paître que l’herbe des prairies et les vesces des taillis. Les vaches laitières et les bœufs de trait, près de la Rivière Rouge et dans le Minnesota, qui ne vivent que de gazon, sent ordinairement dans une condition presque aussi belle que celle du bétail nourri dans les étables et amené à l’exposition de Baker Street.

Le 3 avril nous avions chargé nos charrettes. Nous tournâmes le dos à la Belle-Prairie avec quelques sentiments de tristesse. Nos amis indiens étaient tous absents et nous partions en regrettant de n’avoir pu faire nos adieux ni au Chasseur ni à Miscouépémayou. Le 6 avril, nous atteignions la Saskatchaouane. Elle était encore bien prise et nous la passâmes sur la glace. À Carlton, nous trouvâmes Treemiss qui partait pour l’Europe. La Ronde le suivit le lendemain, allant à la Rivière Rouge. Nous envoyâmes Rover avec eux, car nous avions peur de le perdre après être arrivés dans la Colombie Britannique. Ce fut une faute que nous déplorâmes toujours. Pour nous guider vers l’ouest, nous engageâmes Baptiste Supernat. C’était un métis français, grand et fort, qui prétendait connaître, jusqu’à la Cache de la Tête Jaune, sur le versant occidental de la principale chaîne des Montagnes Rocheuses, la route que nous avions l’intention de suivre. Après être restés trois jours à Carlton, nous passâmes de nouveau la rivière sur la glace, malgré l’annonce de la débâcle, et nous remontâmes lentement le long de la rive gauche de la Saskatchaouane du nord dans la direction du fort Pitt. Nous emmenions deux charrettes et deux chevaux, et, comme nous n’avions à notre service que Baptiste, l’un de nous conduisait tandis que l’autre allait en avant pour chasser. Le temps était beau, éclatant, et la neige avait presque partout disparu. Des volées d’oies et de canards passaient sans interruption et le bruit de leurs ailes, comme ils se dirigeaient au-dessus de nous vers le nord, ne cessait pas de la nuit et nous empêchait presque de dormir. La contrée que nous traversions avait le même aspect de richesse qu’à l’ordinaire : bois mélangés, prairies étendues, lacs et cours d’eau. Cependant, un jour entier, nous eûmes à franchir un territoire désert et stérile. C’était une plaine plate, environnée par un amphithéâtre de collines dépouillées et raboteuses. Mais par delà, à partir d’un endroit qu’on appelle La Source, à cause d’une rivière qui y commence son cours, le pays reprenait son premier caractère.

Baptiste, comme tous ceux de sa race, était très-communicatif. Il nous contait beaucoup d’histoires curieuses, auxquelles il n’aurait peut-être pas été prudent de donner grande foi. Voici un de ses contes : Il y a plusieurs années, mais de mémoire d’un homme vivant, un Indien trouvait aux environs d’Edmonton un morceau de fer natif, le transportait hors des plaines et le plaçait au sommet d’une colline. Depuis lors, ce fer avait régulièrement crû en dimension et se trouvait à présent si gros qu’aucun homme ne pouvait le soulever ! La seule circonstance qui permette de mentionner ce conte est qu’il est généralement accepté par les métis. Un grand nombre d’entre eux assurent avoir vu cette masse de fer ; un homme même nous affirma qu’il l’avait deux fois visitée. La première, il l’avait levée avec facilité ; la seconde, quelques années plus tard, il ne put pas même la faire mouvoir ! Ce dernier nous a garanti, de la façon la plus solennelle, la sincérité de son récit.

Baptiste nous dit encore que, quelques années auparavant, M. Rowand, d’Edmonton, avait acheté une pépite d’or à un Indien qui prétendait l’avoir trouvée au pied des Montagnes Rocheuses. L’or fut transmis en Angleterre à la Compagnie, et l’Indien reçut l’ordre formel de ne parler à personne de sa trouvaille, s’il ne voulait pas qu’il lui en arrivât malheur.

Au lac des Brochets (Jack-fish Lake), nous nous rencontrâmes avec Gaytchi Mohkémarn et quelques Cries des Bois de sa connaissance. Gaytchi nous fit des excuses au sujet de l’extrême nécessité qui l’avait obligé, cet hiver, à consommer notre viande. Ces Indiens nous quittérent après nous avoir accompagnés une journée, et en ayant réellement l’air chagriné à l’idée de ne plus nous revoir. La difficulté principale que nous eûmes dans cette partie de notre voyage vint des passages de rivières, car la fonte des neiges y faisait couler les eaux à pleins bords. En général, nous faisions d’abord un petit radeau sur lequel l’un de nous gagnait l’autre côté de la rivière ; ensuite, avec une amarre attachée à chacune des rives, nous tirions le radeau tantôt en avant, tantôt en arrière, jusqu’à ce que nous eussions achevé de transporter tout le bagage. Quant aux chevaux, on les faisait passer à la nage. Les charrettes vidées étaient traînées à travers. C’était un ouvrage fatigant ; car nous devions, soit dans l’atmosphère refroidie du soir ou dans l’air encore froid du matin, nous tenir debout ayant de l’eau glacée jusqu’aux genoux.

Une de ces rivières fut passée sur un étroit pont de glace, qui ne s’était pas encore brisé. Il y avait au milieu une large fissure, à travers laquelle nous pouvions voir l’eau bouillonner au-dessous. On enleva les roues d’une des charrettes ; puis elle fut poussée de façon à être placée en forme de pont sur la partie la plus dangereuse. Quand tout fut transporté, nous ôtâmes la charrette, et immédiatement la glace ébranlée se brisa en gros morceaux qui furent précipités dans le torrent ; quelques minutes après, la rivière se trouvait entièrement dégagée.

Nous étions encore à quelques journées du fort Pitt, quand nous fûmes rejoints par une bande des employés de la Compagnie ; partis de Carlton, ils nous tinrent compagnie jusqu’à Pitt. Ils marchaient à pied, ayant leurs bagages portés sur des travailles que traînaient des chiens. Une travaille est une machine indienne[46] qui se compose de deux perches attachées ensemble, de façon à former un angle aigu, et maintenues par des traverses. Le sommet de l’angle porte sur le dos du chien ou du cheval ; l’extrémité des perches divergentes traîne sur le sol, et le bagage est attaché aux traverses. Les Indiens s’en servent en place de charrettes. Nos nouveaux compagnons se trouvaient à bout de provisions et de munitions, en sorte qu’ils vécurent désormais à nos dépens, et, comme nous-mêmes nous étions assez peu en fonds, il nous fallut travailler dur pour tuer des canards et des poulets de prairies en nombre suffisant ; car dix hommes affamés dévorent une fameuse quantité d’oiseaux.

Une des habitudes des tétras des prairies nous mit à même de nous en procurer beaucoup. Au printemps, ces oiseaux se rassemblent lors du lever et du coucher de soleil, au nombre de vingt à trente, dans une place choisie, qui ordinairement est sur un bas coteau ou quelque plateau. Là, ils se mettent à danser, mais comme des fous. Le tétras des prairies est un oiseau qui court, au lieu de procéder par des sautillements. Eh bien ! dans ces réjouissances, on les voit ouvrir leurs ailes, poser leurs deux pieds ensemble, et sauter comme des hommes dans la danse du sac, ou des oiseaux dans une pantomime. Ils s’avancent l’un vers autre, font un tour de valse et passent à un autre. Cette contre-danse des poulets de prairie est des plus amusantes ; et, quand les oiseaux s’y livrent, ils s’y absorbent assez pour qu’on puisse les bien approcher. L’état du terrain fait aisément reconnaître la place de leur rendez-vous. L’herbe foulée ou même détruite par le continuel battement de leurs pieds forme un cercle remarquable.

Nous espérons que la nécessité absolue peut nous servir d’excuse si nous avons tiré parti de leur passion pour ce divertissement de bonne société, et si nous avons dispersé et ensanglanté le bal des hôtes de la prairie. Jamais nous ne nous y sommes résolus que quand la faim impitoyable nous obligeait à nous procurer des vivres le plus rapidement possible.

À cette époque, la prairie était magnifique, et tout émaillée des grandes fleurs bleues d’une espèce d’anémones, qui forment la nourriture des tétras. En effet, les jabots de ces oiseaux en étaient toujours pleins.

Le 20 avril, nous fîmes une marche forcée, allant toute la journée sans repos et fort vite, parce que nous voulions arriver avant la nuit. Aussi étions-nous très-fatigués lorsque nous aperçûmes la bienheureuse palissade qui nous annonçait l’hospitalière résidence de M. Chantelaine, auquel était alors confié le commandement du fort Pitt.

Ce fort, semblable par la construction et par l’étendue à celui de Carlton, est aussi comme lui placé sur l’atterrissement plat, qui est inférieur à l’ancienne rive élevée de le Saskatchaouane. C’est le fort Pitt qui fournit aux postes les plus éloignés des plaines la plupart du pemmican et de la viande sèche nécessaires à leur approvisionnement. Il est rare que le bison se tienne à distance du fort Pitt et souvent il arrive, quand la disette règne à Carlton et à Edmonton, que les gens du Petit Fort[47], comme on l’appelle, se régalent de viande fraîche tous les jours.

On y cultive la terre d’une façon primitive, il est vrai, mais qui donne d’abondants produits. On y récolte des pommes de terre en grande quantité et d’une grosseur immense, les carottes et les navets y prospèrent également, et l’on ferait ici certainement autant de blé qu’à la Rivière Rouge ou à Edmonton, si l’on ne manquait pas de marché pour le vendre.

Nous passâmes plusieurs jours à nous mêler aux Indiens campés à l’entour, ou à leur acheter quelques chevaux. Cheadle ne manquait pas d’occupations, car l’arrivée d’un médecin blanc dans ces pays est un événement si rare que chacun saisit l’occasion de réclamer son assistance et ses conseils. On attendait de lui non-seulement la guérison des maladies présentes, et la prophétie de celles qui pouvaient avoir lieu, mais aussi l’analyse rétrospective des moyens qui auraient pu être pris dans des cas depuis longtemps oubliés. Cette petite colonie était tout en émoi à l’intérieur comme à l’extérieur du fort. Les Cries et les Pieds-Noirs avaient fait la paix depuis quelque temps, et de grands campements des deux nations étaient établis & une ou deux journées du Fort. Il en venait des essaims continuels de visiteurs, tous désireux de profiter de la rare occasion que leur présentait une paix dont la durée était comme toujours très-problématique. Pour ces visites officielles que les membres d’une tribu faisaient & ceux de l’autre, les hommes se mettaient dans leur plus belle toilette et s’ornaient de leurs plus riches peintures. La parure d’un dandy parmi les Cries consistait en jambières et en couvertures écarlates, complétées d’une foule de rubans au bonnet, s’il en portait ; dans le cas contraire, sa chevelure était divisée en une longue queue pendante par derrière et en deux plus courtes qui accompagnaient par devant les côtés de la face, chacune d’elles étant entourée du laiton le plus brillant ; le vermillon formait un rond autour des yeux et de la bouche, une bande sur le nez et une plaque sur chaque joue.

Quant aux Pieds-Noirs, nous en vîmes une bande qui durant notre séjour vint faire des échanges. C’étaient de beaux hommes, mieux habillés et plus propres en général que les autres Indiens. Peut-être moins grands que les Cries, ils étaient pourtant d’une haute stature et bien faits. Leurs figures étaient très-intelligentes. Ils avaient les traits caractérisés ; le nez était large, bien formé, droit ou légèrement courbé à la romaine ; leurs pommettes ressortaient moins et leurs lèvres étaient plus minces que celles des Cries. La bouche était large et leurs dents admirablement blanches, comme chez tous les Indiens. Leur habillement se distinguait fort peu de celui de leurs anciens ennemis, les Cries, si ce n’est qu’il était en meilleur état et plus propre. Les figures des hommes et des femmes étaient aussi fortement coloriées en vermillon[48]. Ces dernières étaient vêtues d’une façon très-singulière et très-remarquable. Elles portaient de longues robes de peau de bison, rendues très-douces et très-souples, et teintes avec de l’ocre jaune. La robe était serrée à la poitrine par une large ceinture de même confection, mais ornée à profusion de petites plaques rondes de métal, ayant la dimension d’une monnaie anglaise appelée couronne, et parfaitement polies. Ces Indiens conservaient dans leur maintien une véritable dignité et supportaient avec beaucoup de patience la curiosité d’une foule de métis et de Cries, qui examinaient avec le plus vif intérêt cette race qu’is ne voient guère qu’en la rencontrant sur le champ de bataille.

Malgré la proclamation de la paix, il était assez probable que quelque jeune héros Crie ne résisterait pas à la tentation de dérober des chevaux aux Pieds-Noirs. M. Chantelaine avait donc eu la précaution de les faire rentrer pour la nuit ainsi que les nôtres dans l’enceinte du fort. Dans la matinée, un Crie accourut du camp de la plaine, pour nous dire que les hostilités étaient imminentes ; parce qu’une femme Crie avait été tuée dans le camp des Pieds-Noirs. Elle y était allée pour épouser un chef ; mais, à son arrivée, un autre Pied-Noir s’était épris d’elle. Une querelle s’était élevée et, pour y mettre fin, un des rivaux avait frappé la femme au cœur. M. Chantelaine donna immédiatement avis de cette nouvelle au chef des Pieds-Noirs et lui conseilla de partir sans retard. Le chef y consentit. Quelques minutes après, lui et les siens avaient passé la rivière. Comme ils touchaient la rive opposée, un coureur des Pieds-Noirs, dépouillé de tous ses vêtements, arriva hors d’haleine, hors de sens, et leur redit le danger imminent où ils se trouvaient. Heureusement l’alarme était sans fondement, et la paix demeura observée des deux partis durant les quelques semaines que nous demeurâmes près de la Saskatchaouane.

Au fort Pitt, nous fîmes l’engagement d’un autre homme, qui, de même que Baptiste, se prétendait disposé à nous suivre partout où nous irions. Notre nouveau serviteur s’appelait Louis Battenotte ou, suivant un sobriquet qui faisait presque oublier le nom, L’Assiniboine, parce qu’il avait, durant son enfance, été élevé par cette tribu. C’était un homme d’une force athlétique, quoique de taille moyenne. On l’aurait volontiers pris pour un Indien. Sa chevelure longue et noire était contenue dans un filet de soie ; il avait le nez aquilin d’une façon très-prononcée, la bouche petite et les lèvres fort minces et fort délicates. Ses façons étaient pleines de charme et d’agrément, dont l’effet était encore augmenté par la douceur singulière et par le timbre musical de sa voix.

Pendant notre séjour au fort Pitt, son plus jeune enfant tomba malade et mourut. Cette perte le rendit ainsi que sa femme assez malheureux, assez mécontents du sort, pour désirer quitter le lieu de leur infortune et s’offrir à nous accompagner. Nous étions très-disposés à nous assurer les services de l’homme qui avait la réputation d’être le voyageur et le chasseur le plus habile de tout le canton ; nous le souhaitions même vivement, mais nous ne nous souciions pas du tout de prendre en même temps sa femme et son fils, ce dernier n’ayant que treize ans. Cependant nous étions tellement charmés par lui que, malgré tous nos scrupules sur la prudence d’admettre des personnes que nous trouvions inutiles à un voyage aussi périlleux que le nôtre à travers les montagnes, à travers un pays où la nourriture devait être difficile à trouver, nous finîmes par lui donner un plein consentement. Or cet arrangement, qui paraissait alors si peu justifiable aux yeux de notre sagesse, devint, il faut l’avouer, la principale cause de notre salut.

L’Assiniboine n’avait qu’une main : la gauche lui avait été détruite par un fusil qui avait éclaté en ne lui laissant que deux doigts ; mais il avait autant d’adresse et d’habileté que s’il n’eût pas été manchot. Cependant la douceur de ses manières insinuantes qui nous avait séduits n’était pas d’accord avec son caractère ; car il était violent et passionné. Bien que la bonté rayonât sur toute sa personne et qu’il roucoulât aussi tendrement qu’une tourterelle lorsqu’il était calme ; si la colère l’emportait, sa figure prenait une expression diabolique et sa voix tonnait comme le rugissement d’un lion, D’ailleurs, dans les nombreuses épreuves que nous eûmes à subir, il se montra un serviteur aussi utile que fidèle et ne nous donna jamais lieu d’avoir à regretter de nous être laissés aller à la séduction de ses manières. Par la suite, nous avons appris que, dans une querelle, il avait tué jadis un autre métis, et qu’en conséquence il avait été remercié du service de la Compagnie et excommunié par son prêtre. D’ailleurs, le mort était, de notoriété publique, un vaurien, qui faisait la terreur de tous les métis. Enfin, chacun s’accordait pour déclarer que L’Assiniboine avait été provoqué d’une façon intolérable et que l’acte avait été accompli dans un instant de colère.

Nous partîmes du fort Pitt, le 28 avril. Afin d’éviter la rencontre des nombreux partis d’Indiens des plaines qui erraient sur la rive méridionale de la Saskatchaouane, nous prîmes par le nord. La nuit qui suivit notre départ, nous exerçâmes une garde vigilante autour de nos chevaux, parce que nous craignions que les Indiens, à qui nous les avions achetés, n’eussent la fantaisie d’essayer de nous les reprendre. Il n’est pas rare, en effet, qu’ils aient les plus vifs remords de s’être séparés de leurs chevaux et que, pour mettre leur conscience en repos, ils se les restituent. Mais la nuit fut paisible ; et le jour étant venu, nous prîmes quelques heures de repos avant de nous mettre en route.

Nous entrions alors dans un des plus beaux pays du monde, non-seulement fort pittoresque, mais aussi très-fertile ; un pays de collines onduleuses, de riches vallées, arrosé de lacs et d’eaux courantes, ombragé par des bosquets de trembles et de bouleaux, éclairé par de petites prairies ; c’est une terre excellente. Elle appelle par des promesses d’enrichissement les colons qui viendront, dès qu’une politique intelligente leur aura ouvert l’accès à une fortune ignorée ou négligée jusqu’à ce jour.

Avant que nous eussions atteint Edmonton, le nombre de nos animaux fut accru par la naissance d’un poulain, événement qui retarda à peine notre marche. Le poulain fut pour le premier jour attaché sur une travaille et traîné ainsi par sa propre mère. Dès le lendemain, il marcha bravement toute la journée et traversa parfaitement à la nage la rivière qui se trouvait sur notre passage.

Chemin faisant, nous rencontrâmes souvent les marques des travaux du castor à des époques déjà eloignées de nous, lorsque sa race était nombreuse et puissante. Entre autres, dans un endroit, il y avait une longue chaîne de marais qu’avait causés un endiguement construit à travers un ruisseau qui dès lors avait cessé d’exister. Les demeures des castors paraissaient abandonnées depuis des siècles ; car leur maison n’était plus qu’une levée herbeuse sur la terre sèche, et la digue qui la précédait avait la forme d’un remblais solide et recouvert de gazon.

La rivière du Chien (Dog River)[49], petit affluent de la Saskatchaouane, conserve encore un établissement de ces animaux. Le long des rives nous en vîmes des traces fraîches, même quelques petits arbres venaient d’être coupés. Ces indications que nous suivîmes, en remontant le cours, nous conduisirent à la digue. C’était un barrage formé de troncs et de branches, par-dessus lequel l’eau passait doucement, pour aller reprendre à l’aval une course plus rapide. Dans la paisible mare qu’il formait en amont et tout proche de la rive opposée, s’élevait la demeure des castors, construction conique de six ou sept pieds de hauteur et formée de perches et de branches recouvertes d’un plâtrage de boue. Nous nous mîmes à l’affût et nous y demeurâmes longtemps silencieux, cachés dans les broussailles qui bordaient le ruisseau et pleins de l’espérance d’entrevoir quelqu’un des habitants ; mais ce fut en vain. Cet établissement doit remonter à de bien lointaines années, car nous vîmes des troncs d’arbres que les castors avaient abattus et qui se trouvaient à présent pourris et couverts de mousse. Il y en avait de grande taille et l’un d’eux avait plus de deux pieds de diamètre. Cela nous permit de constater que le castor a bien déchu de la gloire de ses ancêtres : non-seulement ses communautés sont moins nombreuses et moins étendues, mais encore ses entreprises ont perdu leur importance.

Ainsi les arbres coupés récemment étaient petits en comparaison des anciens ; ils semblaient indiquer que plusieurs castors avaient attaqué à la fois le même arbre et que la faiblesse de leur colonie ne leur permettait plus de s’en prendre un de ces géants que leurs ancêtres n’auraient pas hésité à abattre. Il nous fut possible de découvrir un seul courant considérable qui eût été intercepté par les travaux des castors de nos jours. Une pareille digue exige des arbres de trop haute futaie et un nombre d’ouvriers trop considérable. Cependant nous rencontrions fréquemment des remblais gazonneux, ouvrages d’un âge d’or écoulé, jetés au travers de cours d’eau qui avaient eu trente à quarante mètres de large.


Étang à castors. Hutte et digues construites par ces animaux.

À un endroit nommé les Collines des Serpents (Snake Hills), nous regagnâmes la Saskatchaouane ; et comme, à partir de là, la route de gauche n’était plus qu’un sentier pour les bêtes de somme à travers la forêt, nous nous disposâmes à franchir la rivière pour reprendre ta route carrossable qui suit la rive méridionale. Cette entreprise nous embarrassa d’abord ; car la rivière était large et profonde, et nous ne voyions pas dans le voisinage d’arbres propres à faire un radeau. Mais les talents de L’Assiniboine ne furent pas longtemps en défaut. Il construisait un frêle châssis avec du saule vert, attaché par des bandes de cuir ; il couvrit le tout d’une peau de bison cousue à petits points et bien graissée à tous les trous. Ce léger canot n’avait que six pieds de long, deux de large et autant de profondeur. Baptiste fit l’office de passeur et transporta en sûreté tout le bagage de l’autre côté. Ensuite vint le tour de Cheadle. Son poids énorme, joint à celui de Baptiste, fit enfoncer le frêle esquif jusqu’au bord. Il fallut attacher à un côté une biche pour empêcher le canot de chavirer. Puis on tenta l’aventure. Le moindre balancement faisait entrer dans |’embarcation l’eau, qui y pénétrait déjà rapidement à travers la peau perméable dont elle se composait. Cheadle suivait avec angoisses les progrès de l’enfoncement d’un des vaisseaux les plus fragiles auxquels un mortel ait jamais confié sa vie. L’infiltration de l’eau augmentait ; à l’extérieur l’eau montait ; déjà elle avait l’air d’être plus haute que les bords. Or il faisait presque nuit. La perspective de couler à fond devenait si imminente que le passager s’en alarmait de plus en plus. Enfin la rive fut atteinte, mais juste à temps, car l’eau se précipitait par-dessus les bords.

Milton passa ensuite. Le reste demeura en arrière pour effectuer, le lendemain matin, le transport des chevaux et des charrettes. Ces dernières passèrent d’une façon aussi simple qu’aisée. Un des brancards de chacune d’elles ayant été attaché au moyen d’une corde à la queue d’un cheval, les animaux furent mis à l’eau ; on poussa derrière eux les charrettes, et, comme elles étaient tout à fait en bois, elles flottaient dans leur position ordinaire et les chevaux les tiraient sans difficulté en nageant.

Après avoir rechargé les charrettes, nous reconnûmes à l’essai que la berge avait trop de roideur pour que les chevaux pussent la gravir en les traînant. Cependant nous n’avions aucun harnais de rechange pour atteler un second cheval à une voiture ; en conséquence, nous dûmes y remédier, comme on le fait dans ce pays, en attachant une courroie de la queue d’un cheval à un brancard de la voiture. Puis il fallait avoir soin de partir en douceur, afin de ne pas disloquer les vertèbres de la queue de notre animal. Ainsi, avec l’aide de Milton et du jeune Assiniboine, montés en postillons sur les chevaux de volée, et grâce aux efforts réunis des autres qui poussèrent à la roue, nous surmontâmes avec succès les difficultés.

À peine avions-nous atteint le niveau de la plaine que d’épais nuages de fumée, s’élevant de tous les côtés, nous firent comprendre que la prairie était en feu. Heureusement nous parvînmes au terrain que le passage de la flamme avait noirci ; mais nous dûmes nous contenter d’un marais pour faire paître nos chevaux et pour y établir cette nuit notre bivouac.

Comme à l’ordinaire, avant d’être arrivés à Edmonton, nous avions épuisé nos provisions. Il est vrai qu’il y avait des volailles sauvages et des œufs en si grande abondance que nous ne manquions jamais de nourriture. D’ailleurs, ni Baptiste ni la famille Assiniboine n’étaient difficiles sur la qualité des œufs même, pour dire la vérité, ils préféraient ceux où les poulets avaient déjà pris un certain développement. Cette friandise qu’ils recherchaient, ils la tiraient de la coquille, et, la tenant par l’aile ou par la patte, ils la laissaient tomber dans leur bouche, à peu près comme nous mangeons les asperges.

Le 14 mai, nous étions en vue d’Edmonton[50]. C’est un fort agréablement situé sur la falaise élevée qui domine au nord du cours de la Saskatchaouane septentrionale. La barque de la Compagnie ne tarda pas à venir nous prendre et nous reçûmes des logements dans le bâtiment, où le négociant en chef M. Hardisty déploya en notre faveur toute sa politesse et hospitalité.


CHAPITRE XI.


Edmonton. — Les ours gris. — La mission catholique romaine à Saint-Alban. — Croisade prêchée contre les ours gris. — Histoire de M. Pembrun. — Les chercheurs d’or. — Perry le mineur. — Histoire de M. Hardisty. — On entraîne un Crie. — Course pour sauver sa vie. — Chasse aux ours. — Vie dans un fort de la baie de Hudson. — Courage des Indiens. — M. O’B. se présente lui-même à nous. — Ses connaissances étendues. — Histoire de sa vie. — Il désire nous accompagner. — Terreur que lui inspirent les loups et les ours. — Il se met entre les mains du Docteur. — Il nous félicite sur l’avantage que nous retirerons de sa société. — Les employés de la Compagnie de la Baie de Hudson nous conseillent de ne pas persévérer à passer par le col Leather. — La contrée est inconnue à l’ouest des montagnes. — Les émigrants. — Les autres cols et passages. — Explorations faites par M. Ross et par le docteur Hector. — Nos projets. — M. O’B. s’oppose à la compagnie de L’Assiniboine. — Protestation de L’Assiniboine. — Notre troupe et nos préparatifs.


L’établissement d’Edmonton est le plus important du district de la Saskatchaouane ; il y réside un facteur en chef qui a la direction de tous les postes inférieurs. Edmonton possède un moulin à vent, une forge et un atelier de charpentiers. On y construit et on y répare les bateaux qui font annuellement le voyage de la factorerie d’York, dans la baie de Hudson[51] ; on y fabrique les charrettes, les traîneaux et les harnais, ainsi que tous les objets quelconques dont le besoin se fait sentir pour le trafic de la Compagnie entre ses différents postes. Le blé y est magnifique, les pommes de terre et les autres racines y poussent aussi merveilleusement bien que dans toute la vallée de la Saskatchaouane. Le fort est habité par une trentaine de familles dont les membres sont engagés au service de la Compagnie, et un corps considérable de chasseurs est perpétuellement employé à fournir de la viande à l’établissement.


Fort Edmonton, sur le bras nord du Saskatchewan.

Près du lac Saint-Alban, à neuf milles environ au nord d’Edmonton, se trouve une colonie d’hommes libres, c’est-à-dire de métis qui ont quitté le service de la Compagnie. Elle est dirigée par un prêtre catholique. Puis, à une quarantaine de milles plus loin, dans l’ouest, est une colonie plus ancienne encore, celle du lac Sainte-Anne, ayant les mêmes caractères, mais des habitants plus nombreux.

Dès notre arrivée, M. Hardisty nous apprit que cinq ours gris avaient attaqué une bande de chevaux appartenant au prêtre qui réside à Saint-Alban, et avaient poursuivi deux cavaliers, dont l’un, fort mal monté, n’avait échappé au danger qu’en jetant derrière lui son bonnet et ses vêtements que l’animal s’était amusé à déchirer en morceaux. Le prêtre avait résolu d’organiser une grande chasse pour le lendemain. Nous résolûmes d’être de la partie. En conséquence, après avoir mis en bon ordre nos fusils et nos revolvers, nous montâmes à cheval au point du jour du lendemain, et nous partîmes avec Baptiste pour Saint-Alban. Cette petite colonie consiste en une vingtaine de maisons bâties sur le penchant d’un coteau que baignent un petit lac et une rivière[52]. On passe celle-ci sur un bon pont de bois qui est le seul monument de son genre que nous ayons vu dans le territoire de la baie de Hudson. La maison du prêtre est un joli édifice blanc, entouré d’un jardin qui touche à la chapelle, à l’école et au couvent des nonnes. Le bon père, M. Lacome, se tenait debout en avant de sa demeure quand nous arrivâmes ; nous lui fûmes immédiatement présentés et nous lui demandâmes où en était la chasse à l’ours projetée. Il nous reçut avec une politesse cordiale, nous dit que le jour de la chasse n’était pas encore fixé ; mais que son intention était de prêcher, le dimanche suivant, une croisade contre les maraudeurs ; on arrêterait alors le jour où les métis se réuniraient pour cette expédition.

Le P. Lacome était un homme extrêmement intelligent, et dont la société nous parut fort agréable. Bien que Canadien français de naissance, il parlait l’anglais avec beaucoup de facilité, et les métis admettaient qu’il savait mieux qu’eux le langage des Cries. Il nous invita à descendre chez lui et à y dîner, ce que nous acceptâmes avec plaisir. Nous le suivîmes donc dans sa maison, qui ne se composait que d’une chambre de réception au rez-de-chaussée avec une chambre à coucher au-dessus. L’ameublement consistait en une petite table, avec une paire de chaises grossières. Les murs étaient ornés de quelques gravures coloriées, parmi lesquelles se trouvaient les portraits de Sa Sainteté le Pape et de l’évêque de la Rivière Rouge ; plus un tableau, ou des anges à l’air matériel et stupide arrachaient de fort jolies saintes aux flammes du purgatoire. Après un excellent dîner, composé de soupe, de poissons, de viande sèche et de légumes délicieux, notre hôte nous mena visiter l’établissement. Il nous fit voir plusieurs fermes très-présentables, ayant de fertiles champs de blé, de grands troupeaux de chevaux et de gras bétail. S’étant voué à l’œuvre d’améliorer l’état de ses ouailles, il avait fait venir, à grands frais pour lui, des charrues et d’autres instruments d’agriculture à leur usage, et maintenant il s’occupait à achever un moulin à blé qui serait mis en mouvement par des chevaux. Il avait bâti une chapelle et établi des écoles pour les enfants des métis. Le beau pont que nous avions traversé était dû à son esprit d’entreprise. En somme, cette petite colonie était l’établissement le plus florissant que nous eussions rencontré depuis notre départ de la Rivière Rouge. Il faut donc reconnaître que les prêtres catholiques l’emportent beaucoup sur leurs frères protestants par l’influence qu’ils exercent et par l’élan qu’ils donnent à leurs missions. Sans aucune crainte du danger ni des privations, ils ont fondé des établissements à La Crosse, à Saint-Alban, à Sainte-Anne, et à d’autres endroits isolés au fond des forêts. Ils y ont réuni près d’eux les métis et les Indiens, et leur ont enseigné, avec un incontestable succès, les éléments de la religion et de la civilisation. Les missionnaires protestants, au contraire, demeurent inactifs, se réconfortant dans les faciles jouissances de |’établissement de la Rivière Rouge, et croyant avoir comblé la mesure de leurs devoirs lorsqu’ils ont fait par hasard une visite à l’un des postes les plus voisins.

Le soir nous retournâmes à Edmonton. M. Pembrun, du lac La Biche[53], venait d’y arriver pour prendre le commandement de la brigade des bateaux que la Compagnie envoie porter à Norway-House[54] les fourrures recueillies durant la saison écoulée. Nous y trouvâmes aussi M. Macaulay de Jasper-House[55], qui venait chercher ses provisions d’hiver.

M. Pembrun avait, les années précédentes, plusieurs fois traversé les Montagnes Rocheuses, par Jasper-House et par le col de l’Athabasca, et même une fois en plein hiver. Il nous conta plusieurs détails de ses voyages, et entre autres une aventure qui ressemble fort à une de celles qui ont rendu célèbre le baron Munchausen. Mais quiconque est familiarisé avec la localité qui en a été le théâtre, se trouvera disposé à y ajouter foi.

Dans les vallées de cette région, la neige s’accumule jusqu’à prendre des profondeurs effrayantes. La première fois que M. Pembrun campa dans les montagnes, il voulut balayer la neige avec une des chaussures qu’on nomme raquettes, comme on le fait ordinairement, quand, en hiver, on met son bivouac dans la plaine. Après avoir déjà pratiqué un trou à s’y fourrer tout entier, et ne trouvant pas le fond, il sonda avec une longue perche sans rien trouver davantage ; changeant alors de dessein, il se bâtit une plate-forme avec des troncs verts, et y installa son feu et sa literie. Par la suite, en été, comme il passait dans le même endroit, il reconnut aux grands troncs des arbres qu’il avait coupés, son ancien lieu de repos, et fut bien étonné de le voir perché à une trentaine de pieds au-dessus du sol. C’était l’élévation de la neige lors de sa première visite.

Il vint aussi à Edmonton une compagnie des mineurs qui avaient lavé de l’or au ruisseau de la Boue Blanche (White Mud Creek[56]), situé à une cinquantaine de milles vers le haut de la Saskatchaouane. Leur chef était un Kentuckien nommé Love. Il rapportait un petit sac de belle poudre d’or, et nous assura que chaque homme avait déjà, depuis le commencement de l’été, recueilli quatre-vingt-dix livres sterling (2250 fr.). Néanmoins, d’après les informations que nous obtînmes d’ailleurs par la suite, nous sommes restés persuadés que le rapport du Kentuckien était entaché d’exagération. Love, après avoir traversé la Californie et la Colombie Britannique, était parvenu sur la Saskatchaouane en remontant en bateau le cours du Fraser, et en passant les montagnes à pied par le col Leather[57] jusqu’à Jasper-House. Il ne doutait pas qu’il n’y eût de riches gisements sur le versant oriental des montagnes, et déjà trois de ses compagnons étaient partis pour pousser leur exploration jusqu’aux sources de la Saskatchaouane septentrionale. Il y avait deux mois de cela, et on n’en avait encore eu aucune nouvelle.

M. Pembrun nous dit aussi qu’il avait trouvé de l’or dans un ruisseau près de Jasper-House. Sa découverte avait été confirmée par le témoignage du mineur Perry, une des célébrités des régions occidentales de l’or, et dont il nous raconta l’histoire. Perry était un Yankee du fond de l’est. Quand la fièvre de l’or en Californie avait commencé, Perry avait franchi tout seul le prairies et les Montagnes Rocheuses. N’ayant pas de quoi acheter des chevaux, il avait mis ses effets dans une brouette qu’il avait poussée devant lui pendant deux mille milles jusqu’à son arrivée à Sacramento. Plus tard, dégoûté de la Californie, il était retourné dans les États orientaux, lorsque le bruit de la découverte de l’or dans la vallée du Fraser l’avait décidé à tenter de nouveau la vie de mineur. Il ne possédait plus, en arrivant à Breckenridge[58] sur la Rivière Rouge, qu’un fusil, un peu de munitions et les habits qui étaient sur son dos. Il emprunta une hache, se creusa dans un tronc d’arbre un grossier canot qui lui servit à descendre la rivière durant six cents milles jusqu’au fort Garry. De là il gagna à pied Carlton, cinq cents milles plus loin, en se soutenant avec le produit de sa chasse. À Edmonton. il se mit dans une bande de mineurs qui se proposait de passer les montagnes, et arriva enfin dans la Colombie Britannique, après avoir parcouru à peu près une distance égale à celle qu’il avait traversée auparavant en poussant sa brouette.

Cette histoire en rappela une autre à M. Hardisty. C’était un épisode de la vie de la frontière, au fort Benton, poste de commerce établi par la Compagnie américaine des fourrures sur le Missouri, dans le pays des Pieds-Noirs. Un jour, un Crie aventureux et solitaire était arrivé à pied à Benton. Peu après lui, apparut une troupe de Pieds-Noirs à cheval. Ayant découvert la présence d’un de leurs ennemis, ceux-ci exigèrent hautement qu’on le leur livrât pour le torturer et pour le scalper. Le commerçant qui commandait le fort voulait sauver la vie du Crie, mais il avait peur de refuser de le rendre, car les Pieds-Noirs étaient nombreux, bien armés, et avaient été admis dans l’intérieur de la palissade. Après avoir longtemps discuté, il réussit à faire admettre la convention suivante : l’homme blanc s’engageait à garder près de lui le Crie durant un mois, au bout duquel les Pieds-Noirs viendraient le réclamer au fort ; on lâcherait alors le prisonnier en lui donnant cent mètres d’avance sur ses ennemis, qui promettaient de ne le poursuivre qu’à la course et sans autres armes que leurs couteaux.

Les Pieds-Noirs étant partis, le Crie fut immédiatement soumis à un système d’entraînement. Pour augmenter ses forces, on le nourrissait de fraîche viande de bœuf, autant qu’il en voulait ; pour accroître sa vitesse, on lui faisait deux heures chaque jour parcourir à toutes jambes l’enclos du fort.

Quand le mois fut expiré, les Pieds-Noirs, fidèles à la convention, reparurent à Benton. On serra leurs chevaux à l’intérieur, ainsi que toutes leurs armes, excepté les couteaux. Puis la victime désignée, sous l’escorte de tout l’état-major de la place qui était monté à cheval pour faire respecter les conditions acceptées, fut conduite à la distance voulue. Le Crie fut mis à cent mètres de ses sanguinaires ennemis, qui ressemblaient des loups attendant une proie. Au signal donné, l’Indien partit ; les Pieds-Noirs prirent la chasse avec d’effroyables hurlements. D’abord leur meute gagnait rapidement. La terreur semblait avoir paralysé les membres du malheureux Crie, et son salut devenait désespéré. Cependant, comme, ses ennemis n’étaient plus qu’à quelques mètres de lui, sa présence d’esprit lui revint. Il se secoua. Le bon état de ses muscles et l’exercice auquel ils avaient été régulièrement soumis commencèrent à produire leur effet. Au grand étonnement et au désespoir des Pieds-Noirs, il les gagnait à chaque pas. Un mille plus loin, il avait pris tant d’avance, que, s’arrêtant un instant, il leur montra triomphalement le poing, et, peu après, il finit par se dérober à leurs yeux. On apprit plus tard qu’il avait réussi à rejoindre en sûreté le reste de sa tribu.

Au bout de quelques jours, nous retournâmes à Saint-Alban pour avoir des nouvelles des ours. M. Lacome nous donna quatre métis pour guides, mais nous perdîmes toute notre journée dans une recherche sans résultat. Nous trouvâmes, il est vrai, beaucoup d’endroits où ces animaux avaient fouillé le terrain pour arracher des racines, mais toutes ces traces étaient assez anciennes.

Le lendemain nous recommençâmes avec l’aide d’une meute de chiens ; mais nous n’y gagnâmes que la certitude que les ours avaient quitté le voisinage, et nous revînmes à Edmonton très-désappointés.

Nous fûmes obligés de rester un peu plus longtemps à ce fort. parce que la route que nous nous proposions de prendre à travers la forêt n’offrait que peu de pâturages. Il fallait donc attendre que nos chevaux se fussent complétement refaits et reposés avant d’entreprendre un pareil voyage. Cependant le temps était bien long ; car la vie dans un fort de la baie de Hudson est aussi monotone qu’ennuyeuse. Nous errions de fenêtre en fenêtre ; nous faisions le tour du bâtiment, nous épiions l’arrivée de quelque Indien ou la vue d’un objet qui fat digne d’intérêt ou d’attention. À la tombée de la nuit, des vingtaines de chiens de traîneau commençaient leurs lugubres hurlements, dont ils nous troublaient encore au point du jour en nous tirant d’un sommeil que nous aurions voulu prolonger autant que possible afin de diminuer la durée de la journée. Cette coutume de hurler en chœur, au coucher et au lever du soleil, est un des points qui rapprochent les chiens indiens des loups, avec lesquels ils ont déjà tant de ressemblances extérieures. Un de la bande ouvre le chœur par de courts grognements, peu à peu les autres se joignent à lui, et bientôt tous ensemble hurlent de toutes leurs forces pendant cinq minutes. Puis ils se taisent les uns après les autres comme ils ont commencé, et tout rentre dans le silence.

Les visites que nous faisions aux tentes des Indiens et des métis, campés auprès du fort Edmonton, nous procuraient quelque distraction. Il y avait même une petite fille Crie qui était une des clientes de Cheadle, et nous inspirait un véritable intérêt. Elle avait suivi sa famille dans les plaines. À la conclusion d’une paix entre les Cries et les Pieds-Noirs, un parti de ces derniers étant venu rendre visite au camp des Cries, l’un d’eux, comme il prenait congé, avait, en jouant avec l’enfant, fait partir son fusil. Deux balles étaient entrées dans la cuisse de la pauvre fillette et l’avaient fracassée. Quand nous la vîmes, elle était blafarde et semblable à une mourante, mais elle supportait, avec un admirable courage, les douleurs du traitement et des opérations. Quant à ses parents, ils se montraient fort désappointés, car la réputation du docteur leur avait fait espérer qu’il pourrait non-seulement retirer l’os brisé, mais même le remplacer d’une façon efficace et restaurer au membre son premier état.

C’est alors que nous fîmes la connaissance d’un monsieur O’B…, homme très-versé dans la connaissance des études classiques. Il se rendait dans la Colombie Britannique, mais il n’y allait pas vite, car il était parti de la Rivière Rouge depuis douze mois. M. O’B… était un Irlandais, de quarante à cinquante ans, d’une taille moyenne et d’une constitution robuste. Il avait la figure longue et les traits larges ; une bouche en retraite et presque sans dents augmentait la valeur de son nez un peu long. Il portait un long vêtement d’alpaga, de forme ecclésiastique, et un chapeau wideawake noir, qui ne s’accordait guère avec la barbe longue d’une semaine qui recouvrait son menton, ni avec ses culottes de futaine et ses bottines attachées avec de la paille. Il tenait à la main un énorme bâton. Bref, toute sa personne annonçait un singulier mélange de l’homme d’église et du paysan. L’accent de son île natale se faisait vivement sentir dans sa prononciation, et de nombreuses citations d’auteurs grecs et latins émaillaient son discours. Il se présenta à nous en nous faisant un petit speech flatteur à la fois pour lui-même et pour nous, où il nous apprenait qu’il était petit-fils du célèbre évêque O’B…, et qu’il avait pris ses grades à l’université de Cambridge. Nous devions aisément comprendre combien un homme de sa naissance et de son éducation éprouvait de plaisir à faire la rencontre de deux membres de sa chère université aussi distingués que nous. Il nous donnait ensuite l’avis qu’il était homme d’habitudes paisibles et studieuses, et qu’il avait horreur de cette existence vagabonde et dangereuse à laquelle il était maintenant condamné. Puis il nous surprit en nous disant sur nous, nos parents, amis et connaissances, presque autant que nous en savions nous-mêmes. Il n’ignorait ni leur personne, bi leur demeure, ni leur fortune ; familles, espérances, goûts, particularités : rien ne lui échappait, et il nous apprenait ce qu’il en pensait. Tout ce qu’il avançait était exact, et nous avions beau l’interroger le plus adroitement que nous pouvions, nous ne réussissions pas à le prendre en défaut. Enfin il se mit à nous raconter histoire de sa vie aventureuse.

Lorsqu’il était sorti de l’université, il s’était destiné au berceau et s’était mis à écrire dans les journaux. Ensuite il était parti pour l’Inde, et avait publié un journal à Lahore. Un an ou deux après, il était revenu en Angleterre. Trouvant difficile de s’y faire une position, il avait suivi le conseil d’un de ses vieux amis de collége qui s’était établi dans la Louisianne, et y était allé chercher fortune. Bientôt il y avait obtenu la place de secrétaire chez un riche planteur, et y avait quelque temps mené une vie pleine d’aisance et d’espoir. Mais les vicissitudes de sa carrière n’étaient qu’à leur début. La guerre civile entre les États du Nord et du Sud ayant éclaté, le paisible M. O’B… avait été tiré de ses rêves de repos et de sécurité par le bruit et la confusion des préparatifs militaires. Déjà fort alarmé par cette perspective des hostilités, il ne cessait pas d’espérer qu’on le considérerait comme exempté du service. Mais un jour son ami le planteur était venu à lui, plein de joie et d’émotion, et, lui donnant une cordiale poignée de main, lui avait tenu ce langage : « Mon cher M. O’B…, permettez-moi de vous offrir mes félicitations de tout mon cœur sur l’honneur qu’on vient de vous faire ; vous avez, à l’unanimité, été élu capitaine de la garde nationale. »

Le nouveau capitaine s’était senti frappé d’horreur. Son imagination n’apercevait plus que les baïonnettes effilées dirigées contre son abdomen, et que le coupant des sabres jetant des éclairs en descendant sur son crâne ; ses oreilles effrayées entendaient déjà le sifflement des balles et les explosions des canons et des fusils ; il n’avait plus sous les yeux que les blessures, les spasmes de l’agonie et la mort. Balbutiant quelques remercîments qui parurent au méridional assez froids pour la circonstance, il échappa à son ami désappointé et fit secrètement des préparatifs d’évasion. La nuit même il prit le peu d’argent qu’il avait sous la main, et abandonnant tout ce qu’il possédait d’ailleurs, il se mit à fuir l’honneur qu’on lui destinait. Il réussit à passer les frontières, et parvenu dans les États du Nord, il y obtint une place de professeur classique dans un collége. Mais c’était une institution qui n’avait d’autres fonds que les souscriptions volontaires. Elle tomba sous la pression de la guerre ; on en réduisit le nombre des professeurs, et la position de M. O’B… s’en alla à yau-l’eau. Il jeta l’ancre quelque temps près de Saint-Paul, dans le Minnesota, puis il se rendit au fort Garry, avec l’intention de fonder une école dans |’établissement de la Rivière Rouge. Mais les métis se souciaient médiocrement du grec et du latin, et ils n’apprécièrent pas, comme ils méritaient de l’être, les talents de M. O’B… Il avait vu échouer son projet académique, et après être demeuré quelque temps dans la vallée de la Rivière Rouge sans occupation, il avait pu, grâce à la bonté du vétéran des missionnaires de cette région, de l’archidiacre Cockran, se procurer les moyens de tenter un voyage à travers les montagnes, et à la recherche, sur la côte du Pacifique, d’une société plus convenable à sa vocation.

Il était parti avec la bande des émigrants canadiens dont nous avons déjà parlé ; mais ceux-ci avaient apparemment reconnu qu’il était aussi exigeant qu’inutile, et l’avaient abandonné à Carlton. De là il avait été transporté par les bateaux de la Compagnie qui remontaient à Edmonton. Mais ses nouveaux hôtes l’avaient pris en grippe et avaient refusé d’aller avec lui plus loin que le fort Pitt. Abandonné à cette place, il avait été plus tard conduit à Edmonton avec un convoi de charrettes. Déjà il y était depuis près d’une année quand nous l’avons rencontré. Il ne pouvait ni avancer ni reculer, et se trouvait dans un dénûment complet. Cependant les officiers du fort lui avaient témoigné toute espèce de bonté et l’avaient entretenu de vivres et de tabac.

Lorsqu’il eut achevé son histoire, il exposa l’objet réel de sa visite. Il nous priait de lui permettre de nous accompagner jusque dans la Colombie Britannique. Son incapacité ne nous aurait pas fait hésiter à l’admettre en notre société, si ce voyage n’avait pas été extraordinaire ou si nous avions eu à notre disposition tous les moyens de nous procurer un nombre suffisant d’hommes et de chevaux avec des provisions en conséquence. Mais la situation rendait fort peu désirable une pareille addition à notre troupe, et nous demandâmes la permission de réfléchir quelque temps. M. O’B… avait passé l’hiver chez quelques mineurs qui s’étaient bâti une cabane à un quart de mille d’Edmonton. Leur départ au printemps l’ayant laissé dans l’isolement, il avait eu une vie pleine d’anxiétés, toujours redoutant les loups qui venaient chaque soir hurler dans son voisinage, et les ours gris qu’on savait n’être pas éloignés. Il nous assura que le soin de sa sécurité s’opposait à ce qu’il restât plus longtemps à cette cabane qu’on avait construite près de quelques saules, fréquentés, disait-on, par ces dangereux animaux, et il établit son domicile sous une de nos charrettes.

Alors il se prétendit attaqué d’une foule de maladies qui réclamaient chaque jour l’attention du docteur et qui lui servaient à renouveler quotidiennement sa proposition. Au bout de quelques journées, pendant lesquelles il avait subi toutes les conséquences d’une active médication, il finit par avouer que sa maladie était imaginaire, et qu’il l’avait inventée seulement pour avoir un prétexte d’entrevues particulières. Cheadle eut la malice de se venger en refusant de le croire ; et, lui affirmant qu’il était sérieusement atteint, il l’obligea d’absorber une terrible dose de rhubarbe et de magnésie.

Après quelques jours de résistance, nous fûmes vaincus par ses importunités et nous l’acceptâmes dans notre société, malgré les remontrances presque insurgées de Baptiste et de L’Assiniboine. M. O’B. nous remercia, mais nous assura que nous avions au fait agi dans notre propre intérêt ; il nous félicita sur la sagesse de notre détermination, car il nous serait d’une grande utilité et ne nous coûterait aucun gage.

Cependant M. Hardisty et les autres officiers d’Edmonton s’efforçaient de nous faire renoncer au dessein de prendre le col Leather, affirmant que la saison n’était pas encore assez avancée et que les rivières, enflées par la fonte des neiges des montagnes, couleraient à pleins bords. Ils nous disaient que la plupart des cours d’eau étaient des torrents écumeux remplis de roches, très-dangereux à franchir, excepté à l’automne quand les eaux sont basses ; que la région à l’ouest des Montagnes Rocheuses était, autant qu’on le pouvait savoir, inhospitalière, hérissée de rochers, couverte partout de forêts impénétrables ; que même, si nous descendions le Fraser au lieu d’essayer de gagner le Caribou, nous trouverions cette rivière pleine de rapides et de tourbillons, qui souvent avaient été mortels aux canotiers les plus experts. Ce passage, connu sous les noms divers de col Leather, ou de col de Jasper-House, du lac Cowdung, de la Tête-Jaune[59], avait été jadis employé par les voyageurs de la Compagnie de la baie de Hudson comme un portage[60] de l’Athabasca au Fraser ; mais il se trouvait aujourd’hui abandonné depuis longtemps, à cause des difficultés insurmontables que présentait la navigation du dernier fleuve.

Il nous fut impossible d’apprendre grand’chose du pays situé à l’ouest des montagnes, ni d’obtenir aucune observation positive sur la route que les émigrants canadiens se proposaient de prendre.

Le métis français, André Cardinal, qui leur avait servi de guide, nous informa qu’en arrivant à La Cache de la Tête-Jaune sur le Fraser, au versant occidental de la grande chaîne, la compagnie s’était divisée ; les uns avaient descendu le Fraser sur de grands radeaux, les autres avaient tourné au sud, en quête de la rivière Thompson. Cardinal les avait suivis jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la branche principale de la Thompson du nord, où les avait conduits un Indien chouchouap de La Cache ; puis i] ajouta que, comme les Israélites dans l’antiquité, ils avaient, du haut d’une éminence, aperçu la terre promise, les hauteurs du Caribou qui se dessinaient à l’horizon. Dans un nouvel interrogatoire, cependant, il ne nous fit que des réponses embarrassées et contradictoires. Il avoua, par exemple, que l’Indien ne connaissait que par ouï-dire l’existence du pays de l’or, et qu’il n’avait pas visité la région désignée pour celle que cherchaient les émigrants. Enfin, il n’etait pas sûr que ceux-ci eussent l’intention d’essayer d’arriver au Caribou en ligne directe, ou de s’y diriger par le fort Kamloups[61] sur la Thompson. Cependant il nous remit un tracé de la route jusqu’au point où il l’avait quittée, qui était assez exact, excepté pour les distances respectives.

Outre la grande bande qu’André Cardinal avait guidée à travers les montagnes, un autre parti de cinq aventuriers avait quitté Edmonton à la fin de l’automne de la même année 1862, avec l’intention de se procurer des canots à La Cache de la Tête-Jaune, et de descendre le Fraser jusqu’au fort George[62].

Personne ne savait alors ce qu’ils étaient devenus. Il n’y avait, en effet, d’autre communication régulière entre les deux versants que celle qu’établit la brigade de la Compagnie qui va tous les étés du fort Dunvegan sur le Grand Lac de l’Esclave, par le col de la Rivière de la Paix, au fort Mac Leod[63]. Or les nouvelles apportées par ces hommes, à leur retour, ne devaient parvenir à Edmonton que l’année suivante.

À l’exception du col de la Rivière de la Paix, qui est fort loin vers le nord, toutes les autres routes à travers les Montagnes Rocheuses, du moins celles qu’on connaît jusqu’à ce jour, sont au sud du col Leather ou de La Cache de la Tête-Jaune, et communiquent avec la vallée supérieure de Colombia et avec celle de son affluent la Koutanie. Les cols du Cheval qui rue (kicking horse), Howse, du Vermillon, Kananaski et celui de la Koutanie, tous explorés par l’expédition du capitaine Palliser, ont été reconnus praticables ; mais tous ils conduisent fort au sud des régions de l’or arrosées par le Fraser. Le col de l’Athabasca, dont se servait à l’occasion la Compagnie de la baie de Hudson, mène à Colombia, vers l’endroit où elle reçoit la Rivière du Canot (Canoe river), dont la source est, dit-on, dans le Caribou ; mais on n’avait encore exploré ni cette rivière ni les cours d’eau qui tombent dans la partie supérieure de la Thompson septentrionale[64].

Il est vrai que M. Ross a vu la Rivière du Canot dans une de ses expéditions aventureuses, mais il est revenu immédiatement sur ses pas, car il a trouvé le pays tout couvert des plus épaisses forêts. Le docteur Hector, qui paraît avoir été le plus hardi des membres de l’expédition du capitaine Palliser, a essayé d’atteindre, en partant des sources de la Saskatchaouane du nord, le haut bassin de la Thompson septentrionale, mais sans y réussir. Il a trouvé sa route obstruée par une forêt si épaisse, si encombrée d’arbres tombés, qu’il n’a eu « ni le temps, ni les hommes, ni les provisions nécessaires pour surmonter de tels obstacles, et qu’il a été presque surpris par les neiges de l’hiver. » Comme il était sur le point d’être obligé d’abandonner ses chevaux, il s’est estimé heureux d’échapper à ces dangers en tournant au sud vers la région plus ouverte de la vallée de la Colombia.

Nous résolûmes donc de nous en tenir à notre premier projet d’essayer de passer par le col Leather, de suivre autant que possible la route des émigrants, et ensuite de nous fier à nos cartes, tout imparfaites qu’elles étaient, et à la sagacité de nos gens, pour gagner soit le Caribou ou le fort Kamloups, à la fourche ou au confluent des deux Thompsons, suivant les circonstances.

L’espoir d’être retiré des déserts de la Saskatchaouane, si contraires aux études classiques et aux habitudes paisibles, et celui d’être transporté au milieu des hommes plus civilisés qui habitaient la Colombie Britannique, rendaient M. O’B. parfaitement insensible aux craintes que devaient inspirer les difficultés de ce long voyage. Cependant, si les périls que pouvait présenter un pays inconnu ne lui causaient aucune frayeur, malgré le défaut d’une route et l’absence d’un guide, il sentait la paix de son esprit troublée par l’idée qu’au nombre de ses compagnons se trouverait un sauvage comme L’Assiniboine, Il vint donc un jour, le visage allongé et l’air fort sérieux, nous demander une entrevue particulière sur des sujets de première importance. Nous nous retirâmes à l’écart, et il commença en ces termes : « Mylord et docteur Cheadle, j’ose croire que vous me saurez gré de vous faire une communication de nature à vous permettre d’éviter le plus grand danger. J’ai été informé, par des personnes dignes de foi, que cet Assiniboine, que vous avez pris à votre service, est un assassin, un scélérat de la pire espèce ; son curé l’a excommunié, et il est mis à l’écart par les plus braves des métis. » Pour le rassurer, nous lui apprîmes que nous savions déjà toutes les circonstances de l’événement auquel il faisait allusion ; que ç’avait été un acte de colère commis sous l’effet de provocations insupportables, et que rien ne nous avait semblé là de nature à nous obliger à nous priver des services d’un homme si éminemment propre à l’entreprise que nous projetions.

« Quoi ! s’écria M. O’B., vous ne voulez pas dire sans doute que vous entendez vous mettre à la discrétion d’un pareil bandit ? » Nous lui affirmâmes que c’était là notre intention, « Alors, poursuivit-il, c’est au nom de vos familles que je veux protester solennellement contre la folie de pareils procédés ; » et il nous déclara que, tout en continuant de rester en notre société, il avait la ferme conviction que nous péririons tous victimes de ce féroce Assiniboine.

De son côté, L’Assiniboine éprouvait la plus forte répulsion à l’égard de M. O’B., car il avait appris, des hommes avec lesquels celui-ci avait voyagé depuis le fort Pitt, qu’il était aussi embarrassant qu’inutile. Il protesta donc, à son tour, longuement contre la permission que nous donnions à l’autre de se joindre à notre expédition. Nous n’y fîmes aucune attention et nous continuâmes nos préparatifs qui, au commencement de juin, se trouvèrent achevés. Notre bande, assez mélangée, se composait de sept personnes : nous deux, M. O’B., Baptiste Supernat, L’Assiniboine, sa femme (ordinairement appelée Mme Assiniboine) et le jeune garçon. Nous avions douze chevaux, dont six portaient nos bagages. Nos approvisionnements consistaient en deux sacs de farine, pesant chacun cent livres ; quatre sacs de pemmican, de quatre-vingt-dix livres chacun ; du thé, du sel et du tabac. Nous ne nous permettions pas d’autres friandises, car, réfléchissant que nous ne pouvions nous procurer ni provisions ni assistance avant d’être arrivés à quelque poste de la Colombie Britannique, c’est-à-dire avant d’avoir parcouru sept à huit cents milles, nous avions préféré à tout la farine et le pemmican. La contrée qu’il nous fallait traverser ne devait, suivant toute apparence, nous fournir que peu de nourriture, et nous ne savions pas combien de temps durerait notre voyage. Nous l’avions estimé à une cinquantaine de jours au plus ; on verra plus tard combien nous nous étions trompés[65].

Ce ne fut pas sans quelque difficulté que nous réussîmes à réunir ce dont nous avions besoin, car nous n’étions pas riches ; cependant, en trafiquant avec adresse, nous surmontâmes les difficultés ; mais il faut avouer que, quand il fut question d’acquitter la note de nos dépenses, nous dûmes emprunter trois shillings et quatre deniers (4 fr. 15) qui dépassaient nos ressources ! Par bonté de cœur, les habitants du fort fournirent à M. O’B. un cheval, une selle, cinquante livres de pemmican, avec un peu de thé et de tabac.

Les chevaux se trouvaient alors en excellent état ; nous prîmes donc la résolution de partir tout de suite, afin d’avoir assez de temps devant nous pour les délais imprévus, et même au risque de trouver les rivières débordées et les marais trop couverts d’eau.


CHAPITRE XII.


Départ d’Edmonton. — On n’y croit pas à notre succès. — Pressentiments de M. O’B. — Lac Sainte-Anne. — Entrée dans la forêt. — Voie primitive. — M. O’B., voyant les difficultés dont il est entouré, se met à étudier Paley. — La rivière Pembina. — Le charbon de terre. — Gibier. — Curieuse coutume des tétras de saule. — M. O’B. en route. — Changements effectués par le castor. — Aventure de L’Assiniboine avec les ours gris. — M. O’B. se prépare à vendre chèrement sa vie. — Chasse aux ours. — M. O’B. sauve le camp. — Les bouledogues. — Le chemin dans la forêt de sapins. — Le coude du Mac Leod. — Baptiste se chagrine. — Pêche à la truite. — Chasse à l’élan. — Baptiste déserte. — Conseil. — On se décide à pousser en avant. — Nous perdons la piste. — La forêt en feu. — Il y fait chaud. — On travaille pour sa vie. — Sauvés ! — Nous arrivons à la rivière Athabasca. — Premier aperçu des Montagnes Rocheuses. — M. O’B. passe une nuit sans repos. — Sur les montagnes. — Admirable paysage. — Jasper House. — Fleurs sauvages. — Chasse au mouton gris et au mouton blanc.


Le 3 juin 1863, nous partions d’Edmonton, accompagnés des bons souhaits des excellents amis que nous nous y étions faits. Mais, bien qu’ils appelassent de tout leur cœur l’aide de Dieu sur nous, l’opinion publique, à ce que nous dirent nos gens, considérait, dans le fort, notre expédition comme destinée à une fin désastreuse[66]. On la regardait comme insuffisante par le nombre et comme renfermant trop de personnes peu propres à lutter contre les difficultés que nous ne pouvions pas manquer de rencontrer. Nous ne tînmes pourtant pas grand compte de ces croassements et, dans l’après-midi, nous nous dirigions sur Saint-Alban. Nous y fûmes rejoints par notre ami M. O’B., qui avait marché toute la nuit précédente pour voir le curé, et qui était en proie à la plus terrible anxiété, parce que nous n’étions pas arrivés avant la nuit. Le lendemain, nous demeurâmes à Saint-Alban, occupés à échanger des chevaux maigres contre de plus gras. Au moment où le jour finissait, M. O’B. vint nous prier de partir le soir même, attendu que le lendemain, 5 juin, serait l’anniversaire du jour où il avait quitté la Rivière Rouge pour accomplir la première étape de ce voyage vers la Colombie Britannique, où il avait si mal réussi ; et il redoutait cette coïncidence. Nous n’avions plus le temps de le satisfaire, et M. O’B. eut dans la suite mainte occasion de vérifier la justesse de ses pressentiments.

Durant une cinquantaine de milles, la route qui conduit au lac Sainte-Anne traverse un pays fertile et pareil à un parc ; mais ici commence la profonde forêt qui se prolonge dans le nord et ne finit qu’aux montagnes à l’ouest. Il est vraisemblable que les rives de ce lac ont été choisies comme le site d’une colonie à cause de l’immense quantité des coregonus ou des poissons blancs qu’il fournit et qui forment le fond de la nourriture de leurs habitants ; mais ce pays est mal disposé à l’agriculture, car la forêt n’y a encore été éclaircie que pour de petits champs où l’on cultive des grains et des pommes de terre. Les colons ont si bien reconnu cet inconvénient, que beaucoup d’entre eux se sont transportés à Saint-Alban, dont la situation est préférable. Le lac est une jolie pièce d’eau qui a plusieurs milles de long et dont les rives occidentales sont égayées par une église et par une cinquantaine de maisons. M. Colin Fraser, officier de la Compagnie, nous y reçut avec beaucoup de cordialité. Il nous donna du lait, des pommes de terre, d’excellents poissons blancs frais, et nous amusa, quand nous fumions le soir notre pipe, en nous contant les histoires du bon vieux temps, de l’époque où le bison des bois descendait en abondance jusqu’à la Rivière de la Paix (Peace river) et où le gibier était assez nombreux pour qu’on ne connût pas la famine. Arrivé depuis trente-huit ans dans le pays, il en avait passé dix-sept à Jasper House. Le cerf du Canada et le big-horn ou mouton gris caribou étaient si fréquents lors de son arrivée, que, le chasseur étant mort, le novice et un jeune garçon avaient suffi à fournir amplement le fort de nourriture durant tout un hiver. M. Fraser n’avait pas vu le fort Garry depuis trente années ; pendant les quinze dernières, il n’avait pas dépassé Edmonton, et pourtant il s’estimait aussi heureux et aussi content que possible.

À notre départ du lac Sainte-Anne, le chemin nous conduisit immédiatement au cœur de la forêt, dans un terrain marécageux, pourri et profondément couvert d’arbres tombés de vieillesse. Les chevaux y enfonçaient jusqu’au poitrail, et de distance en distance avaient à franchir les obstacles qui encombraient la voie.

M. O’B. commença à reconnaitre les difficultés qu’il rencontrait et il déclara que, quoiqu’il eût visité bien des pays, il avait ignoré jusqu’alors ce que signifiait le mot voyager. L’assistance qu’il nous donnait se bornait à ses bons conseils, car il avait peur d’approcher un cheval, et il était absent chaque fois qu’on avait besoin de lui pour charger les animaux. Si on le dépistait, on le trouvait ordinairement caché dans le taillis, fumant tranquillement sa pipe et enfoncé dans l’étude de l’unique débris de sa bibliothèque, du seul livre qu’il possédât, les Preuves du Christianisme, par Paley.

Nous étions partis depuis deux jours du lac Sainte-Anne, quand la route parut s’améliorer : on trouvait quelques places de pays ouvert, les arbres étaient moins élevés, et ils formaient des groupes sur les penchants de basses collines. À midi, nous étions près d’un grand lac[67], que nous côtoyâmes tout le reste de la journée. Il paraissait bien peuplé de poisson et de volaille sauvage. Les poissons dans les eaux basses se reposaient au soleil, daignant à peine se déranger à l’approche de nos chevaux. Mais les moustiques étaient fort désagréables. Le soir, ils nous obligeaient ordinairement à tendre notre loge indienne et à allumer du feu, pour les chasser en les enfumant, avant que nous pussions nous livrer au sommeil.

Le 11 juin, nous étions près de la rivière Pembina. Elle a des eaux claires, peu profondes, coulant vers le nord-ouest, sur un lit de cailloux, entre des berges perpendiculaires qui ont bien quatre-vingts pieds de haut. Ces bords laissaient voir la section d’un magnifique gisement de charbon, ayant quinze à vingt pieds de profondeur. Nous passâmes aisément la rivière à gué. Sur le rivage opposé, nous rencontrâmes deux métis qui rentraient à Sainte-Anne après avoir chassé le castor à la trappe. Nous passâmes là une heure ou deux à étudier le charbon et à examiner si le sable de la rivière contenait de l’or.

Le charbon n’était pas de première qualité. Il avait une cassure terreuse et une flamme sans éclat, faisait beaucoup de fumée et laissait une grande quantité de cendres d’un gris jaunâtre. Cependant le morceau que nous étudions n’était pas un bel échantillon ; nous l’avions ramassé dans le lit de la rivière qui en était pavée. On a encore trouvé le charbon, au nord, sur les rivières Mac Leod, Athabasca, Fumeuse, de la Paix et Mackenzie ; vers le sud, sur la Saskatchaouane et les rivières de la Bataille et du Cerf[68]. À Edmonton, dans la falaise qui domine le bord de la rivière, on en voit un gisement qui est employé pour la forge. Ainsi on a observé les couches de houille en plusieurs endroits, dispersées dans un espace de plus de dix degrés de latitude, mais presque invariablement sous le même méridien.

En tirant une ligne depuis la rivière Mackenzie jusqu’au confluent de la Rivière du Cerf dans la Saskatchaouane méridionale, on aurait assez enctement celle qui détermine la position des gisements de charbon observés jusqu’ici. Ds ont une étendue considérable, et formeront sans doute un jour un des principaux éléments de la richesse de ce district de la Saskatchaouane, que la nature a si extraordinairement favorisé.

Après avoir étudié le charbon, nous nous sommes mis à laver le sable pour y chercher de l’or ; notre peine a été alors récompensée par la trouvaille de ce que les mineurs appellent la couleur, c’est-à-dire quelques parcelles de la plus belle poudre d’or qui demeure avec le sable noir, quand le reste des ordures a été enlevé par l’eau.

Deux ou trois jours encore, le pays a présenté la même surface légèrement onduleuse, aux bois épais, n’ayant presque aucune éclaircie ni éminence, d’où la vue puisse s’étendre à distance. Le sol ferme ne se trouvait qu’au faîte des collines étroites et basses qui séparaient des vallées larges et peu profondes. Celles-ci étaient occupées par des muskegs, sorte de marais unis et recouverts d’une croûte moussue qui a cinq ou six pouces d’épaisseur ; le grand nombre de sapins qui ont poussé dru et d’arbres qui sont tombés y ajoute aux difficultés de la route. Il n’y a qu’un voyageur de la Baie de Hudson qui puisse songer à faire marcher des chevaux dans un pareil pays.

De temps en temps, nous traversions des pistes d’élans et d’ours noirs. Les premiers jours, on voyait quelques canards sur les cours d’eau et sur les lacs ; mais, à mesure que nous pénétrions dans l’intérieur de la forêt, la volaille sauvage disparaissait des eaux. D’autre part, les pigeons, les perdrix de bois et les perdrix de pin se montraient en abondance et nous en tuions d’abord en quantité. La perdrix de bois ou tétras de saule fréquente les bois épais et les terrains bas, aux deux côtés des Montagnes Rocheuses. Si elle est effrayée, elle s’envole dans un arbre et y sert de but ; quand elles sont plusieurs, elles se laissent abattre l’une après l’autre au lieu de partir. Au printemps, le mâle pour plaire à la femelle, se livre à l’exercice suivant : il se pose sur une branche, ébouriffe ses plumes, étend sa queue comme un dindon fait sa roue, ferme ses paupières et bat le tambour contre ses flancs à l’aide de ses ailes, produisant un bruit fort semblable à celui d’un tonnerre lointain. Dans cette occupation, il s’absorbe au point de se laisser approcher assez près pour qu’on puisse lui jeter au col un nœud coulant attaché au bout d’un court bâton. Vers le milieu de juin, les perdrix étaient entourées par leurs jeunes couvées et nous cessâmes de les tirer. Quand nous en rencontrions, la femelle, et quelquefois même le mâle, s’élançait en avant, jusqu’à près de deux mètres de nous, les ailes étendues, les plumes hérissées, absolument comme les poules de nos fermes pour défendre leurs poussins. La perdrix de pin est un peu plus grosse que le tétras de saule, plus foncée en couleur, comme un tétras anglais, avec une bande écarlate au-dessus des yeux. On ne la rencontre que dans les muskegs ou marais à sapins. Le pigeon est le beau pigeon voyageur, à longue queue, ai commun dans les forêts américaines ; nous l’avons rencontré dans l’ouest jusqu’aux sources de la Thompson septentrionale.

Un curieux oiseau, que nous n’avons trouvé qu’entre la Pembina et l’Athabasca, et que nous avons appelé l’hirondelle retentissante, a attiré notre attention, mais nous n’avons jamais pu nous en procurer un échantillon. Il était à peu près de la taille d’un pigeon, avec des ailes longues et étroites comme celles du martinet. Il s’élançait comme lui çà et là dans les airs, paraissait prendre des mouches et, quand il était à une grande élévation, il tombait comme une flèche, faisant un singulier retentissement qu’on ne peut bien comparer qu’au bruit grandissant que produit une machine à battre le blé lorsqu’on y met une gerbe de grain. Nous n’avons jamais vu cet oiseau ailleurs en Amérique.

Quant à M. O’B., il employait son temps à augmenter l’inimitié que nos gens avaient conçue contre lui. Il refusait de travailler et réclamait leurs services du ton le plus impératif. Il n’essayait pas d’aider à charger son cheval, mais il voulait qu’on l’aidât à rouler sa couverture ou à placer son pemmican. Malgré toutes nos remontrances, il s’obstinait à marcher le dernier de la file que nous formions, et souvent il restait en arrière. Quand ceux qui le précédaient étaient hors de sa vue, cas qui se présentait trop souvent, parce que les arbres étaient fort rapprochés, la terreur le saisissait ; il s’asseyait sans tâcher de retrouver son chemin et faisait résonner les bois des cris par lesquels il implorait notre assistance. La première fois que cela arriva, nous arrêtâmes le convoi, assez alarmés, et Baptiste courut à l’arrière pour voir de quoi il s’agissait. À son profond dégoût, il trouva M. O’B., assis sur un arbre couché à terre et où il hurlait de toutes ses forces. Il en résulta qu’aucun de nos gens désormais ne voulut se retourner pour lui et que cette tâche nous incomba. M. O’B. était doué de la plus merveilleuse timidité. Ses frayeurs faisaient pour lui un fardeau de la vie. Mais ce qu’il redoutait le plus, et cependant le nombre des objets de ses terreurs était une légion, ce qui particulièrement excitait son horreur, c’était l’ours gris. Il en était devenu véritablement fou. Jamais il n’avait vu d’ours gris ; mais, chaque jour, il s’attendait à en rencontrer un et à finir ainsi d’une manière aussi inattendue qu’épouvantable. En marchant à travers la forêt, le bruissement de chaque feuille, le craquement de chaque tronc, était pour lui, pour son esprit troublé, l’indice de l’approche de l’ennemi qu’il redoutait. L’Assiniboine voulut tirer parti de cette faiblesse pour le guérir une bonne fois de son incurie à rester en arrière, jusqu’à perdre de vue la compagnie. Il l’attendit, caché derrière les arbres, près de la voie, et, quand M. O’B. passa, il jeta un si horrible hurlement que le malheureux, prenant les jambes à son cou, vint chercher près des autres une protection qu’il n’abandonna plus durant quelques jours. Un soir que nous étions assis pris du feu du bivouac, un mouvement dans les broussailles attira nos regards et nous crûmes voir se remuer un objet sombre et informe qui, à la lueur obscure et vacillante du feu, avait bien l’apparence d’un ours. M. O’B. s’élança vers nous dans la terreur la plus honteuse ; mais cet objet, entrant en pleine lumière, nous fit voir un pied chaussé d’un moccasin. C’était le jeune Assiniboine, qui, enveloppé d’une robe de bison, s’était mis à quatre pattes pour faire peur au vieux.

Trois jours après avoir passé la Pembina, nous nous arrêtâmes pour dîner dans une prairie marécageuse qu’avait formée une digue formée par les castors à travers un cours d’eau ; elle ressemblait tout à fait à celles que nous avions remarquées près de la rivière du Chien et à Edmonton. Ces endroits avaient maintenant beaucoup de valeur pour nous, car ils étaient les seuls espaces ouverts où nous pussions trouver à faire paître nos chevaux, jusqu’à notre arrivée aux montagnes. Ils étaient fort communs le long de notre route et, le plus souvent, un monticule herbeux et un terrassement au travers de la prairie nous signalaient la vieille maison des castors et leur digue. Entre la Pembina et l’Athabasca, il n’y a presque aucun cours d’eau, hormis la grande rivière Mac Leod, qui n’ait pas l’air d’avoir été détruit par le travail de ces animaux. La région tout entière n’est guère qu’une succession de muskegs, séparés par d’étroites lignes de terrain plus élevé, et il serait curieux d’examiner si l’énorme espace de terrain, marqué sur les cartes comme marécageux, n’a pas été mis dans cet état par les travaux du castor, qui aurait ainsi détruit lui-même les courants nécessaires à son existence[69].

Le soir de cette même journée nous arrivions de bonne heure dans un petit espace ouvert, sur le bord d’un ruisseau, qui est du petit nombre de ceux que nous avons rencontrés dans ce pays. Cheadle et L’Assiniboine avaient remonté le courant en quête des castors ; mais le premier, ayant aperçu quelques truites, était revenu sur ses pas pour les pécher, tandis que L’Assiniboine continuait sa chasse. On dressa le camp. Cheadle, à la nuit, rapporta quelques poissons qui nous servirent à souper ; M. O’B. s’alla coucher et le reste demeura à fumer en s’étonnant de ce que L’Assiniboine rentrât si tard. Tout à coup la portière de la loge fut soulevée, et L’Assiniboine entra, tremblant d’émotion, ayant à peine la force de parler et se bornant à dire dans son patois français : J’étais en pal mal de danger. J’ai vu les ours gris, proche ! proche ! et il demanda à fumer une pipe, que son fils lui bourra immédiatement et lui passa. Lorsqu’il eut été suffisamment apaisé par l’herbe calmante, il nous conta ses aventures. Il avait rencontré les castors en haut du ruisseau et en avait tiré un, qui avait plongé et qu’il n’avait pas pu attraper. Après avoir erré quelque temps encore sans rien plus trouver, il s’était mis en route pour revenir juste avant la brune. Mais, à quelques centaines de mètres du bivac, il avait entendu un frôlement dans les broussailles près de lui et, pensant que des chevaux s’étaient égarés là, il s’était détourné sous le couvert pour les ramener. Au lieu de voir les chevaux qu’il s’attendait à trouver, il s’était rencontré face à face avec un énorme ours gris qui était occupé à déchirer un tronc pourri afin d’y prendre des insectes. À la vue de L’Assiniboine, l’animal, quittant son occupation, s’était avancé vers lui en poussant un épouvantable grognement et en relevant ses lèvres de façon à faire voir ses grandes dents et sa gueule énorme. Ce premier ours fut alors rejoint par deux autres de moindre taille, qui étaient accourus en entendant le grognement. L’Assiniboine, vieux chasseur plein d’expérience, les attendit de pied ferme et, quand le gros ours fut arrivé à la distance de deux ou trois mètres, il déploya subitement les bras. Cet expédient, auquel on a ordinairement recours quand on chasse leurs gris, réussit à arrêter un instant l’animal, qui, se postant sur ses jambes de derrière, fournissait une excellente occasion de lui porter un coup bien dirigé. L’Assiniboine l’ajusta avec soin et lâcha la détente ; mais la capsule seule éclata. Il tira la seconde détente ; mais avec aussi feu de succès. Ce qui est étrange, c’est que l’ours ne l’attaqua point. Comme l’homme continuait à garder sa fermeté et son immobilité, l’animal recula près des antres et se tint en observation. Chaque fois que L’Assiniboine essayait de se retirer, l’un ou l’autre des ours s’élançait vers lui en grondant. Cela dura quelque temps ; puis les ours reprirent leur travail et se remirent à briser les troncs pourris. L’homme se déroba sans qu’ils le vissent. Mais cette heureuse fuite ne lui suffisait pas ; il voulait se venger. Quand il fut bien hors de vue, il renouvela la poudre et les capsules de son fusil, se glissa, en tournant avec précaution, afin d’attaquer ses ennemis d’un autre côté. Il les trouva à la même place et livrés aux mêmes occupations. S’accroupissant derrière une barricade naturelle, fermée par des arbres tombés, il visa avec le plus grand soin le vieil ours et tira. Aucun des coups ne partit encore ; mais les trois bêtes, averties par l’explosion des capsules et regardant auteur d’elles, l’eurent bientôt vu ; elles s’élancérent en grognant et montrant les dents, mais s’arrêtèrent en touchant à la barrière que faisaient les arbres et qu’elles n’essayèrent pas de franchir. La même scène déjà décrite se renouvela ; les animaux s’irritaient chaque fois que l’homme faisait mine de s’éloigner, mais ils s’abstenaient de l’attaquer. Enfin, tout à coup, ils se mirent à courir de toute leur force, et, après avoir attendu quelque temps, L’Assiniboine put regagner notre bivac sans être autrement inquiété. Selon toute vraisemblance, cet homme a dû en cette circonstance la vie à son sang-froid et à n’avoir pas pu faire feu ; car il est certain que, s’il eût blessé un seul de ces animaux, tous les trois l’auraient attaqué et ne l’auraient laissé que mort.

Pendant le récit émouvant de L’Assiniboine, M. O’B. était tranquillement resté roulé dans sa couverture, ignorant parfaitement qu’il fût arrivé rien d’extraordinaire, parce qu’il ne comprenait pas un mot du patois mêlé de français et de crie dont se servait L’Assiniboine. Milton lui dit donc en anglais : « Monsieur O’B., L’Assinmiboine vient d’être attaqué près du camp par trois ours gris. » Au mot ours, il s’élança en pied hors de sa couche, montrant dans toute sa personne la plus vive anxiété, et demandant avec angoisse si le fait était vrai et comment il avait eu lieu. Nous lui racontâmes l’aventure et, à mesure qu’il l’entendait, sa mâchoire tombait d’une façon lamentable et sa figure prenait l’expression de l’agonie. « Docteur, dit-il quand nous eûmes achevé, le cas est fort sérieux, le danger est très-grand. Voici un terrible voyage. Voulez-vous me rendre l’extrême service de me prêter votre revolver ? Je suis résolu à vendre chèrement ma vie, et comment me défendrais-je, en cas d’attaque cette nuit, si je reste désarmé ?

— Oh ! certainement, répliqua Cheadle en prenant le pistolet et en jouant avec la détente ; c’est avec le plus grand plaisir ; le voici ; oui, si vous le voulez ; peut-être, dans ces circonstances, ferez-vous bien de le prendre ; mais je dois vous avertir que vous ne pouvez le manier qu’avec la plus grande précaution, car ordinairement il part tout seul. »

M. O’B. retira promptement la main qu’il tendait, réfléchit, hésita et finit par conclure qu’il valait sans doute mieux ne pas toucher à une arme si dangereuse. Il se contenta de prendre la grande hache et, bien qu’on pût douter qu’il s’en servît d’une façon très efficace en cas de besoin, il la mit sur son lit. Quant à nous, le récit de L’Assiniboine nous avait fort excités et nous convînmes d’aller, au point du jour suivant, à la poursuite des ours.

Aussitôt que la lumière commença, nous fîmes nos préparatifs de chasse. La femme et le garçon devaient nous accompagner pour chercher le castor que L’Assiniboine avait tiré la veille, et M. O’B., à sa grande épouvante, resterait seul chargé de la garde du camp. Il fit de fortes remontrances : à son avis, les ours ne manqueraient pas de profiter de notre absence pour attaquer une position sans défenseur. Nous fûmes inflexibles. Delirant reges, plectuntur Achivi[70], s’écria le pauvre désespéré. Il se retira dans la loge, fit tomber la portière, alluma un feu effrayant pour tenir l’ennemi à distance et demeura assis, tenant la hache à ses côtés et plein d’anxiété, jusqu’à notre retour. Quant à nous, sous la conduite de L’Assiniboine, nous arrivâmes au lieu où la veille s’était passée son aventure. Tout y confirmait les détails de son récit. Les troncs pourris étaient déchirés, le sol mou et l’herbe longue gardaient les énormes empreintes des ours ; une trace foulée montrait l’endroit où ils avaient chargé l’homme à plusieurs reprises ; on suivait la piste de ce dernier lorsqu’il avait fait le circuit pour aller se poster derrière sa barricade, et l’on voyait les marques des ours s’éloignant en toute hâte de cet endroit. Il semblait pourtant évident qu’ils avaient passé la nuit dans le voisinage, car nous trouvâmes très-fraîches les traces qu’ils avaient laissées en traversant le ruisseau et, sur l’autre rive, l’eau qui avait dégoutté de leurs épaisses fourrures n’était pas encore séchée.

Nous suivîmes la piste. L’Assiniboine nous guidait à grands pas, mais dans un silence parfait, à travers les épaisseurs du fourré, où nous trouvions des marques de plus en plus fraîches : un tronc pourri récemment déchiré, un nid d’abeilles qui venait d’être détruit et des empreintes où le gazon semblait encore se relever d’une pression qui cessait. Nous étions fort émus. Avançant doucement, nos fusils armés, respirant à peine, nous pensions à chaque instant voir se dresser les trois monstres devant nous ; malheureusement nous arrivions sur un terrain dur, sans herbe, où il fut impossible de reprendre la piste et, après une longue recherche, nous fûmes, bien malgré nous, contraints d’abandonner notre poursuite.

Milton et Baptiste retournèrent au camp pour faire les paquets et continuer le voyage, et Cheadle, avec L’Assiniboine, s’obstina à suivre une trace fraîche d’élan que nous avions coupée. Ils nous rejoignirent avant la nuit sans avoir réussi à trouver l’animal qu’ils avaient chassé.

En arrivant près du bivac, Milton observa la tête de M. O’B. passée avec précaution hors de la porte de la loge pour examiner ce qui s’approchait. Dès que M. O’B. fut bien certain que ce n’étaient pas des ours, mais des hommes qui venaient, il osa sortir. La réception qu’il leur fit fut chaleureuse, et il discourut longuement sur les horribles inquiétudes que lui avait données leur absence.

Le lendemain, Cheadle se disposait à prendre les devants, afin d’avoir la chance de trouver du gibier, quand M. O’B. vint lui recommander la plus grande prudence. Il devait charger les deux canons à balle et ne s’avancer que le fusil armé, prêt à faire feu. Cheadle lui assura qu’il était indispensable d’avoir un canon chargé à petit plomb pour le gibier à plumes, et il partit en riant. Mais M. O’B. le suivait des yeux avec une expression de pitié et branlant la tête de la façon la plus tragique. Milton et le reste de la compagnie marchèrent presque toute cette journée, s’étonnant à la fin de ne pas avoir vers midi rencontré Cheadle, qui avait l’habitude de les attendre dans un endroit favorable à poser le bivac. Ils maudissaient sa folie qui les avait entraîné si loin ; enfin ils s’arrêtèrent désespérés et attendirent, convaincus que Cheadle s’était égaré. Ce n’était pas l’avis de M. O’B. « Milord, disait-il à Milton, vous pouvez être certain que le docteur a rencontré les ours. Je l’ai averti à plusieurs reprises qu’il y avait imprudence à s’en aller seul ainsi. Et ce matin même, vous l’avez entendu, je lui ai recommandé de prendre garde à lui et de mettre une balle dans chacun des canons de son fusil ; mais il s’est moqué de moi, et est parti avec son arme au repos, négligemment jetée sur son épaule. Vous en voyez à présent les terribles conséquences. Je ne mets pas en doute qu’il a été surpris par ces trois ours et déchiré en morceaux, ce pauvre garçon ! » Heureusement, les sombres prophéties de M. O’B. ne tardèrent pas à être démenties par l’arrivée de l’absent. Cheadle, en traversant une série de marais, avait perdu sa route et ne l’avait retrouvée qu’avec assez de difficulté. Et comme, pendant ce temps, nous étions passés en avant, il lui avait fallu suivre notre piste avec une infatigable persévérance.

Dans cette après-midi, nous trouvâmes un sol plus ferme, bien que couvert encore de sapins rapprochés et de fougères de chêne et de hêtre, où l’on enfonçait jusqu’aux chevilles. Une marche assez courte nous conduisit aux rives du Mac Leod, où nous campâmes pour la nuit.

Le Mac Leod est une belle rivière qui a environ cent cinquante mètres de large. Il roule ses eaux claires et peu profondes, comme la Pembina, sur un lit de rocs et de cailloux. La Pembina, à l’endroit où nous l’avions passée, s’est coupé un canal dans des strates molles, qui ont formé des deux côtés une falaise perpendiculaire. Le Mac Leod, au contraire, a des rives plus évasées, qui s’élèvent assez roides, mais non dans le sens vertical, à une plus grande hauteur, et que revêtent de riches bordures de sapins et de trembles. Il est sujet, en de certaines saisons, à des débordements dont témoignent et les gros cailloux transportés au loin le long de ses rives et les amas de bois flotté accumulés dans différents endroits, et aux coudes que décrit la rivière. Le lendemain, nous le traversions aisément à gué ; et, après avoir fait filer en avant les bêtes de somme, nous attachions à un arbre nos chevaux pour chercher de l’or.

Après avoir lavé deux ou trois terrines d’ordures, nous n’avions découvert que des marques légères et douteuses du précieux métal. Nous remontâmes donc la rive pour rejoindre nos gens. Mais nos chevaux s’étaient détachés et avaient disparu. À quelque distance de là, nous trouvâmes le cheval de Milton, retenu par sa bride qui s’était entortillée à un tronc. L’autre était invisible. Nous rattrapâmes le convoi qui s’était arrêté dans un marais à castors et qu’avait rejoint le cheval de Cheadle, mais sans sa bride. La grande hache aussi s’était détachée d’un des paquets qu’il portait, et nous dûmes nous arrêter une couple heures, durant lesquelles nos gens revinrent sur leurs pas, en quête des objets perdus. On retrouva la bride ; mais la hache, qui avait bien plus d’importance, puisque c’était la seule que nous eussions de cette dimension, ne fut pas recouvrée.

La chaleur était accablante. Les moustiques et une espèce de taons, que les métis appellent des bouledogues, tourmentaient les chevaux, et bien que nous eussions fait un grand feu de bois vert à leur intention (la fumée écartant les insectes), nos bêtes ne pouvaient paître et s’élançaient en tous sens, affolées par leurs douleurs. Le bouledogue est une forte mouche, deux fois à peu près grosse comme la mouche bleue à viande ; elle a un long corps rayé de jaune ainsi que celui de la guêpe ; sa bouche est armée d’un formidable appareil coupant, composé de quatre lancettes. Fort nombreuses dans le pays marécageux et boisé, ces mouches sont très-acharnées quand elles attaquent les hommes et les animaux. Le bouledogue se pose avec légèreté, sans éveiller l’attention, sur un endroit exposé, et on ne s’aperçoit de sa présence que par une vive piqûre, pareille à celle d’une aiguille, et qui fait tressaillir le patient. Cependant cette piqûre ne laisse pas après elle, comme celle des moustiques, de l’inflammation ni de l’enflure. L’été, ces insectes font horriblement souffrir les chevaux, dont le col, qu’ils ne peuvent défendre avec la tête ni avec la queue, se couvre de grappes formées par ces vampires et toutes dégoûtantes de sang.

Quand nous eûmes passé le Mac Leod, nous continuâmes à remonter le long de la rive gauche ou occidentale. La route était devenue pire qu’aucune de celles que nous eussions vue encore. Le sol était marécageux et les sapins trop rapprochés. Le sentier n’était ouvert que dans une largeur suffisante pour laisser passer un cheval et son bagage, encore était-il encombré de racines et d’arbres tombés. Dans cette région, jamais les voyageurs ne s’arrêteront pour enlever un obstacle qu’un cheval peut à la rigueur franchir en sautant ou en grimpant par-dessus. La croûte moussue ayant été enfoncée par des piétinements réitérés, les chevaux entrent jusqu’aux jarrets dans le marais qu’elle recouvre, attendu que la véritable muraille d’arbres serrés qui s’élève de chaque côté les empêche de passer sur une terre plus ferme. En général, une journée de voyage sur le chemin de Jasper House se passe à se débattre au milieu du marais, exercice varié par les sauts et les plongeons qu’on fait par-dessus le bois, qui gît, couché, empilé, entrelacé de toutes parts, au travers du sentier. Les chevaux demeurent embourbés, culbutent avec fracas parmi les troncs, ou, poussés au désespoir, ils se jettent de côté, au milieu de l’épaisseur de la forêt ; mais ils ne tardent pas à y être retenus par leurs bagages, qui s’embarrassent dans quelque étroit passage entre des arbres contigus.

Le 16, nous atteignions un endroit où, la rivière remontant par un coude qu’elle fait vers le sud, le chemin s’en éloigne à angle droit pour l’éviter. Il y a ici une petite rivière qui tombe dans le Mac Leod, et les collines grossissent et s’élèvent vers l’ouest. La petite rivière nous fit voir des poissons qui sautaient pour attraper les mouches ; ses rives portaient des marques fraîches de castor et, de loin en loin, des traces d’élan et d’ours. Comme, depuis deux ou trois jours, nos chevaux n’avaient guère trouvé à manger et qu’un terrain incendié nous offrait un meilleur pâturage qu’à l’ordinaire, nous décidâmes que nous prendrions ici un jour de repos et que nous chercherions fortune en chassant et en pêchant. Cheadle et L’Assiniboine s’éloignèrent au point du jour, en quête de l’élan, et Milton, avec les autres, voulut prendre des truites. M. O’B, lui-même, entraîné par l’espoir de manger quelque chose de plus délicat que le pemmican, essaya de pêcher ; mais il pataugeait avec un tel bruit et réussissait si mal qu’il s’ennuya bientôt de cette occupation. Cette fois, Baptiste se montra fort rebelle et très-mécontent : il refusa de dresser la loge à l’endroit que lui indiquait Milton et, après une courte altercation, se prit à faire son petit paquet, en déclarant qu’il allait s’en aller de suite. Cependant, changeant d’idée, il se mit à pêcher comme les autres, On eut avant le soir un beau plat de poissons, parmi lesquels étaient deux ou trois grosses truites blanches, pêchées dans le Mac Leod, et plusieurs petites truites à bandes, avec des poissons ressemblant à la vaudoise. Avant la nuit, Cheadle et L’Assiniboine étaient de retour sans avoir trouvé de gros gibier. Ils avaient longtemps suivi une trace fraîche d’élan et avaient découvert la place où l’animal s’était tout récemment couché, où, dans cette posture, il avait brouté les petites branches à sa portée : la sève était encore humide dans les places où ses dents avaient rongé l’écorce. Notre chasseur, en suivant les pistes, déployait une sagacité vraiment admirable. Il se glissait rapidement, sans bruit, sans hésitation, à travers les bois épais, ou par-dessus les troncs tombés les uns sur les autres ; ses compagnons avaient peine à le suivre de près ; pourtant aucune de ces empreintes, que l’œil moins expérimenté de Cheadle ne pouvait reconnaitre qu’après l’examen le plus attentif, ne lui échappait. Non-seulement le chasseur est forcé de ne pas perdre la piste des yeux, mais encore i] doit chercher constamment l’animal qu’il poursuit, car il peut le rencontrer à chaque instant ; il ne doit non plus ni briser une branche sèche, ni faire du bruit dans le taillis qu’il traverse. Parmi les quelques facultés dont l’Indien Peau-Rouge est doué pour le bien ou pour le mal, on n’a rien exagéré dans ce qu’on a dit de la puissance de sa vue, ou de la sagacité qu’il possède pour suivre une piste et pour interpréter les indices qu’il rencontre. Il passera parfois des journées entières à poursuivre un élan, et, dans l’hiver, quand le son de la croute de neige qui se brise sous ses pieds trahirait ses approches, il prendra la peine de tailler au couteau chacun de ses pas. Dans le cas dont il s’agit, Glen était parti et la chasse avait été abandonnée.

Le soir, nous nous régalâmes bien avec notre plat de poissons, et nous aurions été assez gais sans la sinistre bouderie de Baptiste. La matinée suivante s’annonçait mieux. Baptiste aida volontiers à charger les chevaux, il fut aussi communicatif qu’à l’ordinaire et eut l’air tout à fait content. Cheadle partit en avant, et après une heure ou deux de marche il s’arrêta pour attendre le convoi. Quand celui-ci arriva, Baptiste avait disparu ; ce fut Milton qui, le premier, signala son absence. L’Assiniboine affirma que tout ce qu’il savait à cet égard, c’est que, lors du départ, Baptiste était resté en arrière sous prétexte d’allumer une pipe ; il me doutait point qu’on ne le revît d’u, instant à l’autre. Nous continuâmes de marcher jusqu’à midi. Alors, comme Baptiste ne reparaissait pas, nous demeurâmes convaincus qu’il avait réellement déserté. Nous nons arrêtâmes pour délibérer solennellement sur le parti qu’il y avait à prendre dans ces nouvelles circonstances. Il demeura évident pour nous que jamais Baptiste n’avait eu l’intention de nous accompagner au delà de la place où nous étions et qu’il n’avait cherché une dispute qu’afin de se procurer une excuse pour nous quitter. Il nous emmenait un de nos meilleurs chevaux et une petite quantité de nos provisions. Le suivre était parfaitement inutile, si nous ne nous proposions pas de rentrer à Edmonton. Nous en vînmes donc à la ferme résolution de continuer, coûte que coûte, notre expédition, bien que nous ne pussions pas nous dissimuler que ce serait une très-lourde tache. Nous avions treize chevaux à charger et à conduire à travers l’épaisseur des forêts ; nous ne pouvions attendre d’assistance que de la part de L’Assiniboine, qui était manchot, de sa femme et de son fils ; M. O’B. n’était qu’un embarras de plus. Or, nous avions devant nous, six au moins, peut-être sept cents milles, du pays le plus difficile au monde, et personne de nous n’y avait mis le pied auparavant. Cependant nous étions décidés à nous fier à L’Assiniboine, s’il voulait nous donner sa parole d’honneur de ne nous délaisser dans aucune circonstance, car nous avions la conviction que sa prodigieuse sagacité suffirait à nous trouver la route. Nous lui proposâmes donc immédiatement de l’élever à la position de Baptiste, de faire de lui notre guide et d’augmenter ses émoluments, nous contentant qu’il prît l’engagement formel de nous suivre jusqu’au bout. Nous l’envoyâmes consulter sa femme et, lorsqu’il eut causé quelque temps avec elle, il revint nous dire que tous deux étaient déterminés à nous servir fidèlement, et qu’il se sentait certain de n’avoir aucune difficulté à suivre la trace des émigrants.

Le lendemain matin, nous retrouvâmes le Mac Leod et nous le suivîmes durant une couple de jours. Un de ses petits affluents nous donna l’occasion de pécher la truite d’une manière assez nouvelle. Nous étions descendus avec le jeune Assiniboine vers le ruisseau, tandis qu’on préparait le dîner ; nous voulions pêcher avec des taons que nous avions pris sur nos chevaux. Il y avait un certain nombre de truites étendues à l’ombre d’un large saule qui dominait le courant. Nous nous appuyâmes le long du tronc pour laisser tomber devant le nez des poissons la mouche tentatrice. En cet instant, un faux mouvement précipita Cheadle dans l’eau avec un horrible fracas. Le jeune garçon, en riant du malheur de son compagnon, glissa aussi et éclaboussa tout autour de lui. Ces deux chutes n’empêchèrent pas les truites de revenir immédiatement à l’ombre qui les protégeait et ne les réveillèrent point suffisamment pour qu’elles tournassent leur attention vers notre amorce. Laissant donc le jeune Assiniboine manœuvrer la mouche, nous nous mîmes à exciter les truites avec le bout d’une longue perche. Ainsi réveillées de leur état léthargique, elles remarquèrent l’amorce, ce qui nous procura un bon repas. Avant d’avoir recours à cette invention, nous n’en avions pris aucune.

Comme le sentier suivait le long de la rivière et s’effaçait de plus en plus, L’Assiniboine eut l’idée que nous avions quitté le bon chemin allant à Jasper Bouse, pour prendre une route suivie accidentellement par des chasseurs ou par des mineurs. À midi, nous campâmes donc au milieu d’un bois épais de jeunes sapins. Les arbres étant fort près l’un de l’autre, nous fûmes obligés d’en abattre quelques-uns pour faire de la place à nos chevaux et à notre bivac. L’Assiniboine partit à la recherche du bon chemin ; sa femme et son fils descendirent à la rivière laver quelques vêtements et nous restâmes seuls avec M. O’B. Comme les taons étaient fort nombreux, nous fîmes, dans l’éclaircie que nous avions pratiquée, un grand feu dans l’intérêt de nos chevaux ; puis un plus petit pour notre usage particulier. Nous étions tranquillement assis à l’entour, occupés à faire cuire le pemmican. M. O’B. avait retiré ses bottes et prenait grand plaisir à fumer sa pipe. Tout à coup, l’autre feu se mit à pétiller et à ronfler plus fort. Nous regardâmes et nous fûmes frappés d’effroi en voyant que plusieurs des arbres qui entouraient notre clairière s’étaient enflammés. Il est probable que les chevaux, en se poussant mutuellement pour se mettre au plus épais de la fumée, avaient d’un coup de pied envoyé quelque tison parmi les sapins. Ceux-ci, bien que verts, brûlent avec plus d’intensité que le bois le plus sec. C’était un moment critique. Cheadle saisit la hache et abattit arbre sur arbre pour isoler des autres ceux qui avaient pris feu. Milton s’épuisait en courses pour apporter des seaux d’eau, qu’il allait prendre dans une mare, heureusement à proximité, et pour en inonder la mousse épaisse et sèche qui communiquait rapidement le feu à la surface du sol. Déjà cependant nous nous trouvions presque environnés par les arbres incendiés ; les flammes étincelaient et filaient de branche en branche, d’arbre en arbre, de la façon la plus épouvantable. Elles pétillaient et criaient. Elles dévoraient avidement la résine des troncs. Elles éclataient et sifflaient. Les feuilles inflammables des branches largement développées les attiraient. La peur rendait nos chevaux indociles. Plusieurs, en dépit des flammes, s’élançaient dans l’épaisseur de la forêt qui les environnait, et l’un d’eux, fort brûlé aux jambes, se jetait par terre et se roulait de douleur au plus fort du brasier. Jetant la hache et le seau, nous nous mîmes à le tirer par la tête et par la queue, mais en vain ; alors nous le battîmes férocement à la tête, il fit un saut et s’élança dans le bois. Mais le retard causé par cet incident fut près de nous devenir fatal. Le feu en avait rapidement pris avantage ; l’air devenait brûlant, la fumée, étouffante ; les flammes rugissaient avec fureur : un instant, nous nous demandâmes s’il ne valait pas mieux laisser tout là et nous réfugier dans la rivière. Cependant le courage nous revint ; nous reprîmes la hache et le seau, et, à mesure que nous abattions des arbres et que nous éteignions des espaces de mousse, nous recommencions à espérer. Au milieu de ces frénétiques efforts, l’idée nous vint que notre ami, M. O’B., ne nous avait encore donné aucune assistance. Regardant autour de nous, nous le vîmes assis où nous l’avions laissé, tiraillant faiblement one botte qu’il avait l’air d’avoir la plus grande difficulté à mettre. Nous lui criâmes de venir, au nom de Dieu, nous aider, s’il ne voulait pas que nous mourussions tous dans les flammes. Il répondit d’une manière assez indécise qu’il allait arriver tout de suite, dès qu’il aurait mis ses bottes. Enfin, excité par nos représentations, par la réflexion qu’il brûlerait aussi facilement avec ses bottes que déchaussé, il accourut tremblant, hors de lui, nous apportant une assistance aussi tardive que peu utile, sous la forme de demi-pintes d’eau qu’il puisait dans sa petite bouilloire d’étain. Néanmoins, peu à peu, nous réussissions à couper le feu qui continuait à faire rage loin de nous. Quand nous rassemblâmes nos chevaux, nous vîmes que celui-là même qui nous avait causé tant d’inquiétude n’était pas trop maltraité, bien que roussi par tout le corps et sérieusement brûlé aux jambes.


La forêt en feu.

L’Assiniboine revint peu après. Il avait trouvé le bon chemin. Nous remîmes donc le bagage sur les chevaux ; mais, dès que nous eûmes regagné l’endroit où les deux sentiers se séparaient, nous rétablîmes notre bivac. Des nuages de famée, que nous vîmes incessamment le reste de cette journée et le lendemain, nous prouvaient que l’incendie continuait de brûler. Le jour suivant, nous nous éloignâmes à angle droit du Mac Leod, traversant comme auparavant les muskegs et les forêts de sapins ; mais, avant la nuit, nous fîmes trempés jusqu’aux os par la plus épouvantable tempête de pluie et de tonnerre que nous eussions encore rencontrée, à l’exception de la mémorable que nous avions essuyée sur la Rivière Rouge. À notre campement du soir, nous lûmes, sur un arbre, une inscription où nous apprîmes que les trois mineurs qui avaient quitté leur compagnie dans le district de la Saskatchaouane, pour découvrir les sources de cette rivière, s’apercevant qu’ils étaient près de l’Athabasca, s’étaient détournés pour aller chercher les sources du Mac Leod. Une forte pluie persévéra le lendemain à tomber sans interruption et nous contraignait à demeurer à l’abri de notre loge. Mais la matinée suivante se leva claire et brillante, et un bon chemin d’environ un demi-mille nous conduisit aux rives de l’Athabasca. Comme la Saskatchaouane, elle coulait dans un canal qu’elle s’était creusé au fond de la large vallée de la rivière. Les coteaux escarpés qui la bordaient avaient deux cents pieds de haut et étaient couverts de bois épais de pins[71], de sapins et de peupliers, qui ressemblaient fort à ceux du Mac Leod. Cependant la vallée de l’Athabasca est plus enfoncée et plus large. Les eaux de la rivière étaient troubles, profondes et rapides. Elles avaient alors, étant gonflées dangereusement, toute l’élévation du printemps et contrastaient vivement avec les cours d’eau clairs et bas que nous avions récemment traversés. L’Athabasca remplissait son lit jusqu’aux bords, avait deux cents mètres de large, se précipitait, enflant ses grosses vagues, par-dessus les roches dont son lit est semé et entraînait dans le courant de larges pins de cinq ou six pieds de diamètre, qu’elle faisait sautiller et tournoyer comme les pailles qui descendent un ruisseau. Les Indiens nomment cette rivière Mistéhay Chéké Sipi ou la Grande Rivière des Bois, en opposition avec la Saskatchaouane, qui est la Mistéhay Paskomô Sipi ou la Grande Rivière des Plaines. Nous la contemplions avec assez d’inquiétude, car elle ne nous donnait guère lieu d’espérer que, dans son état actuel, nous pourrions avec sécurité la passer en radeau. Aussi nous reconnûmes avec plaisir que le chemin remontait le long de la rivière. Peu après, le sommet d’une butte ronde et dégarnie nous donna la première occasion d’apercevoir les Montagnes Rocheuses. C’était un magnifique point de vue et le plus encourageant que nous pussions rencontrer. Il y avait si longtemps que nous vivions dans une contrée plate ! Depuis trois semaines, nous avions vécu ensevelis dans les profondeurs de la forêt, qui nous fermait toute perspective et nous privait presque de la clarté du jour.

Des chaînes de collines couvertes de sapins, courant presque du nord au sud, s’élèvent, par gradins toujours plus hauts, vers l’occident ; à l’horizon, nous voyions, parallèlement à ces hauteurs, une chaîne de pics sourcilleux et rocheux, que dominaient les têtes neigeuses de quelques géants. Cette neige, couronne des sommets les plus hauts, demeurait encore dans les creux des parties moins élevées ; elle étincelait au soleil à travers la vapeur d’un bleu pâle qui fondait les tons du paysage et rapprochait, presque jusqu’à nous, ces montagnes éloignées. Dans la chaîne, une entaille, aussi nette que si elle avait été faite au couteau, montrait, à notre imagination, l’ouverture de la gorge par laquelle nous devions passer. Un rocher bizarre situé sur le côté gauche ou oriental de ce passage, et fort ressemblant à la moitié d’un gâteau de Savoie[72] coupé verticalement, devait être celui dont nous avions entendu parler sous le nom de la Roche à Miette, non loin de Jasper House. Quand nous remontâmes la vallée de la rivière, nous rencontrions encore des futaies épaisses, des marais et des muskegs, mais aussi, de temps en temps, de belles oasis pareilles à des parcs d’un ou deux acres d’étendue, et traversées par des ruisseaux que la crue des eaux avait transformés en boueux torrents.

Le soir, notre bivac fut mis dans une toute petite prairie émaillée de vesces en fleur. La gelée était fort vive, si bien que l’eau, laissée dans les vases durant la nuit, portait le lendemain matin une crotale de glace d’un huitième de pouce d’épaisseur, et que M. O’B., qui s’obstinait à garder ses bottes au lieu de moccasins, les trouva si fortement glacées qu’il nous fallut attendre pour partir qu’elles fussent dégelées. À midi, le jour suivant, nous gagnâmes un petit lac très-pittoresque, de forme circulaire et enfermé dans une enceinte de montagnes élevées, aux flancs abrupts et décharnés. Un plongeon solitaire qui se tenait sur la surface du lac, d’où il envoyait ses notes plaintives, ajoutait encore au caractère sauvage de cet endroit.

La flore dans les clairières était très-gaie. Le lis martagon, les roses, la gallardia picta, la bourrache bleue, la vesce blanche ou purpurine, l’orchide rouge et la violette des marais s’y faisaient remarquer. À partir du lac, les chemins s’en allaient en plusieurs directions. Celui que nous prîmes finissait au bord de la rivière. Nous en trouvâmes un autre, vieux, effacé, qui ne nous conduisit pas bien loin, se terminant à une construction de bois non dégrossi, trop petite pour avoir été une demeure, et qui nous semblait avoir dû servir de cache pour garder la viande. Ici, la rivière s’élargissait en forme de lac[73] sur une étendue d’un mille en long et d’un demi-mille en large. Nous nous établîmes là pour la nuit, espérant bien retrouver le bon chemin le lendemain. Les moustiques et les taons nous y tourmentèrent plus que jamais, et les chevaux ne purent pas se tenir en repos de toute la nuit. M. O’B. avait préféré coucher à la belle étoile. Il ne ferma donc pas l’œil, s’attendant toujours à être foulé aux pieds des chevaux, qui s’obstinèrent à passer sur lui, malgré les avertissements qu’il leur prodiguait à coups d’une gaule mise dans ce dessein près de sa couche. Vers la fin de la nuit, il voulut aller se réfugier dans la loge. Milton, qui rêvait alors, s’éveilla en poussant un cri. M. O’B., éperdu d’effroi, criait de son côté : « Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle horreur ! — Qu’est-ce que c’est ? — Ce n’est que moi, O’B. ; ne tirez pas, milord ! » Alors chacun se réveilla ; l’émotion devenait générale ; mais quand on eut vu que tout était paisible, on se remit sous ses couvertures ; excepté la cause infortunée de ces troubles, qui se tint en silence le reste de la nuit, trop ému pour pouvoir dormir.

Le lendemain fut passé au bivac ; nous raccommodions nos mocasins, et nous cherchions en vain à attraper du poisson, tandis que L’Assiniboine tâchait de retrouver notre chemin. Il y réussit et revint le soir nous annoncer qu’il fallait continuer à côtoyer la rivière. Le chemin commençait à monter, quand nous nous vîmes entourés d’une épaisse fumée. Elle venait d’un feu qui couvait encore sous des arbres brûlés et renversés de façon à nous barrer la route. C’était un symptôme encourageant, parce qu’il dénotait la récente présence de l’homme. Cependant nous n’avancions que lentement. Tantôt nous nous heurtions contre les arbres qui fermaient le passage ; tantôt nous allions chercher un chemin jusqu’au bord de la rivière, ou bien nous remontions la côte rapide qui la longe, afin d’éviter autant que possible les obstacles qui nous entouraient. Vers midi, L’Assiniboine nous conduisit sur un petit plateau découvert, où il n’y avait que des fleurs sauvages, et situé à la base de la Roche à Miette qui s’élevait perpendiculairement au-dessus. Nous y déchargeâmes les chevaux et nous nous y arrêtâmes pour prendre du repos.


Gorge et lac du haut Athabasca et la roche du Prêtre. Vue prise aux environs de Jasper-House.

Dans l’après-midi, nous vîmes des traces nombreuse et fraîches du bighorn ou mouton gris, qui vit à l’état sauvage dans les Montagnes Rocheuses[74]. L’Assiniboine et Cheadle entrèrent en chasse et escaladèrent les pentes roides des montagnes qui alors fermaient complétement la vallée. Le reste de la bande suivit un chemin bien frayé et montant brusquement, pour éviter une falaise escarpée qui en cet endroit penchait au-dessus de la rivière. Ce chemin s’élevait de plus en plus, longeant des saillies rocheuses ou escaladant des pentes abruptes, vertes et glissantes. Enfin il atteignait le terme de la végétation et n’était plus séparé que par un précipice, de la hauteur où se tenaient les neiges perpétuelles. Nos chevaux s’arrêtaient souvent ; ils cherchaient à se dérober à leur tâche ardue ; même le coursier de M. O’B., un étalon rouan, plein de force et en excellent état, se couchait résolûment à terre et refusait d’avancer. M. O’B. se hâta de mettre pied à terre en s’écriant : « La pauvre bête ! je pèse trop pour lui ! » Le cheval, profitant de cette circonstance, se prit à descendre, tandis que son propriétaire, se tenant coi, observait qu’on ne devait pas essayer de rattraper l’animal, attendu qu’il était trop épuisé de fatigue pour aller plus loin. Cependant Milton et le garçon l’eurent bientôt ramené près des autres. Peu de temps après, la cime était surmontée. Nous eûmes alors en plein la vue des Montagnes Rocheuses. Le paysage était si admirable que Mme Assiniboine et son fils se mirent, dans leur enthousiasme, à s’écrier : Aiouékarken ! C’étaient de toutes parts des pics aux formes les plus étranges qui s’élançaient dans les airs. À l’ouest, la Roche du Prêtre, pyramide de glace, s’élevait éclatante au-dessus d’une sombre montagne recouverte de sapins ; à l’est, la remarquable Roche à Miette ; en face et derrière, des montagnes coniques, crénelées, hérissées ; à des centaines de pieds au-dessous de nous, courait la tortueuse Athabasca. Sortant du cœur des montagnes à travers une gorge resserrée, elle pénètre dans une assez large vallée où elle s’étale en un lac de trois à quatre milles de long, puis elle se rétrécit de nouveau et se divise en plusieurs bras qui enveloppent des îles boisées ; après quoi, elle se développe encore dans un second lac plus petit que le premier. C’est là, entre ces deux lacs, sur la rive gauche de l’Athabasca, que gisait au fond de la vallée, comme une tache, le petit bâtiment de bois que nous avions si longtemps désiré d’atteindre. Avec quelle joie nous l’aperçûmes ! Il était là, sous nos yeux ! Jusqu’alors nous avions pu nous demander si, au lieu de la route de Jasper-House, nous ne suivions pas en effet un sentier tracé dans les montagnes par les chasseurs.


Ascension des montagnes près de Jasper-House.

Nous descendîmes dans la vallée par un chemin pareil à celui qui nous avait fait gravir la montagne. Milton et ses compagnons campèrent, pour attendre Cheadle et L’Assiniboine, dans une étroite plaine sablonneuse, en face du fort. Jasper-House est un petit bâtiment propret et blanchi, entouré d’une basse palissade et situé au milieu d’un vrai parterre de fleurs sauvages. Elles forment tout à l’entour un tapis aux couleurs variées et brillantes, dont le fond est occupé par ces sapins au vert sombre qui étendent leur épaisseur jusqu’au pied des collines. Entre cette zone ténébreuse et les terrasses de rocs, dont les sommets étaient blancs de neige, brillait, par l’éclatant contraste, une zone de buissons au vert tendre et d’herbages qui conservaient encore leur fraîcheur printanière. Aux environs de Jasper House, les fleurs étaient aussi belles que variées. Les cinéraires y étalaient à profusion toutes les nuances du bleu ; la famille des composées y montrait des variétés sans nombre ; on y voyait aussi les vesces, les roses, les orchidées, les lis martagons et une espèce de lychide aux pétales d’une brillante écarlate.

Tandis que Milton, M. O’B., Mme Assiniboine et son fils faisaient passer les montagnes au convoi des chevaux, Cheadle et son compagnon gravissaient les rochers près de la Roche à Miette, sur la piste des moutons gris. Le long des corniches étroites d’un précipice de pierre calcaire, à une hauteur vertigineuse, nos chasseurs épuisaient leurs forces. Hors d’haleine. les jambes brisées par cet exercice de la montée qu’ils n’avaient pas pratiqué depuis si longtemps, ils allaient, sans apercevoir la queue d’un bighorn. Cependant, à sept ou huit cents pieds d’élévation, ils distinguèrent un bouc de montagne ou mouton blanc, qui, à une distance de quelques centaines de mètres, paissait tranquillement avec son petit. Faisant alors un long détour, ils montèrent plus haut afin de dominer l’animal. Puis ils se glissèrent avec précaution vers le point où ils avaient d’abord aperçu le mouton blanc et, regardant par-dessus le haut d’une roche, ils virent à une vingtaine de mètres plus bas sa tête, qui regardait en haut. Le reste du corps était caché par une pierre qui avançait. Cheadle le tira au front. L’animal s’abattit, puis se releva, tout effaré, et n’essayant pas de fuir. Il mettait alors son épaule en vue. L’Assiniboine y envoya une balle. Le bouc se traîna difficilement à quelque distance. On l’y suivit promptement et on le trouva à peu près mort. L’Assiniboine, qui n’avait plus de balle, tua le chevreau avec une charge de plomb. En examinant leur gibier, ils trouvèrent que le premier coup n’avait fait que frapper l’os frontal près de la racine de la corne et l’avait arrachée, mais sans plus d’effet, si ce n’est d’empêcher la bête de fuir en l’étourdissant. Les chasseurs poussèrent le bouc et le chevreau dans le précipice et s’aidèrent des pieds et des mains pour descendre à la suite. Quand ils regardèrent d’en bas le chemin qu’ils avaient pris, il leur sembla qu’un bouc même n’aurait pas dû trouver à y poser le pied, et Cheadle s’étonnait d’avoir osé s’y aventurer. De plus, maintenant que l’entraînement de la chasse avait disparu, ils reconnurent que leurs moccasins étaient coupés en lambeaux et que, sans s’en apercevoir à l’instant, ils avaient marché à peu près nu-pieds sur les pointes des rochers. Lorsqu’ils eurent découpé les meilleurs morceaux de la viande, ils suspendirent le bouc et le chevreau à une perche dont chacun d’eux prit un bout et ils partirent ainsi pour regagner la compagnie. Il leur fallut gravir ce flanc de montagne, où le cheval de M. O’B. avait commencé à refuser ses services. Rude besogne pour des hommes aussi chargés. Bien souvent ils s’arrêtèrent avant d’avoir atteint le sommet. Là, comme il faisait déjà presque nuit, ils aperçurent tout en bas, à deux ou trois milles plus loin, le feu de notre bivac. Mais ils n’en pouvaient plus et, se trouvant incapables de porter leur butin beaucoup plus loin, ils s’assirent, tirant plusieurs coups de feu pour qu’on leur amenât un cheval. Comme ils entendirent qu’on leur répondait, ils reprirent leur fardeau pour descendre, espérant qu’ils rencontreraient bientôt des aides. Mais cette descente leur parut plus pénible encore que ne l’avait été la montée ; car le gazon et, plus bas, l’arbousier, les faisaient continuellement glisser. Enfin, parvenus au pied, ils trouvèrent un ruisseau. L’Assiniboine, harassé, jeta là son fardeau et, pour se rafraîchir, se plongea la tête dans l’eau. Peu après, Milton et le jeune Assiniboine arrivaient avec un cheval et emportaient la viande. Nous eûmes donc, ce soir-là, le souper le plus délicieux que nous eussions fait depuis notre départ d’Edmonton. En effet, il y avait trois semaines que nous n’avions pas goûté à la viande fraîche, si ce n’est quelques perdrix des bois ; le chevreau rôti surtout nous parut excellent et, pour un instant, il fit même oublier à M. O’B. ses inquiétudes.


CHAPITRE XIII.


Construction d’un radeau. — M. O’B. travaille dur. — Il admire notre juvénile ardeur. — Nouvelles de M. Macaulay. — Une visite. — M. O’B. passe une rivière à gué. — On attend M. Macaulay. — Le Chouchouaps des Montagnes Rocheuses. — Disette hivernale à Jasper-House. — Le wolverène. — Les mineurs sont bien devant nous. — Nouveau départ. — Passage de l’Athabasca. — La Roche du Prêtre. — Site du vieux fort Henry-House. — La vallée de la Miette. — Passage des rapides. — M. O’B. remonte à cheval. — Traversée de la Miette à la nage. — Nous la passons une dernière fois. — La ligne de faîte. — Les cours d’eau se dirigent à l’ouest. — Le lac de la Bouse de Bison. — Nous atteignons le Fraser. — Une journée à marcher dans l’eau. — M. O’B. échappe à peine aux périls. — Le lac de l’Élan. — Chutes Rockingham. — Nous voyageons encore dans l’eau. — M. O’B. se dégoûte de son cheval. — La végétation change. — Le Pont de Mahomet. — Les roches prennent un autre aspect. — Fourche du Fraser, jadis appelée Cache de la Tête Jaune. — Magnifique paysage. — Pic de Robson. — Inondation et forêt. — Les chevaux emportés par le Fraser. — On court après eux. — Intrépidité de L’Assiniboine. — Il sauve Bucéphale. — Perte de Giscouékarn. — Réflexions et regrets de M. O’B. — Sans thé ni tabac. — Étendue de nos pertes. — M. O’B. et Mme Assiniboine. — Nous arrivons à La Cache.


Nous étions parvenus en face de Jasper-House le 29 juin. Évidemment le fort n’avait point d’habitants ; mais, comme la voie ne semblait pas conduire ailleurs, nous nous décidâmes à passer là la rivière, et nous nous mîmes à couper des arbres pour faire un radeau. Le 30, nous travaillâmes dur avec nos deux hachettes, abattant les pins desséchés, tandis que M. O’B., fumant sa pipe, dévouait son temps à l’étude de Paley. L’après-midi s’avançait sans que nous eussions coupé assez de bois, et il fallait le transporter à quelques centaines de mètres sur le bord de l’eau. M. O’B., dont l’assistance était devenue nécessaire, avait disparu. On le chercha partout et enfin on le trouva, assis derrière un buisson et toujours occupé de sa pipe et de son livre. Nous nous excusâmes d’interrompre ses études et nous l’informâmes que toutes les forces étaient mises en réquisition pour transporter le bois au bord de la rivière, qu’il fallait traverser avant la nuit. M. O’B. répondit que depuis longtemps il cherchait impatiemment l’occasion de nous être utile ; cependant ce ne fut qu’avec une mauvaise volonté fort apparente qu’il se leva et nous suivit, en nous assurant que sa constitution frêle et délicate le rendait impropre à tout travail pénible. En unissant toutes nos forces, nous réussîmes, mais peu aisément, à mettre en place quelques-uns des troncs les plus lourds ; après quoi, nous nous séparâmes deux par deux pour porter le reste. Milton eut pour compagnon M. O’B. ; Cheadle, L’Assiniboine ; et la femme avec son fils fut chargée des arbres les plus petits. M. O’B. mit en soupirant, sur son épaule, le petit bout d’un tronc, dont la plus grosse extrémité fut prise par Milton, et tous deux s’avancèrent lentement vers le rivage. Dès les premiers pas, M. O’B. se mit à gémir d’une façon désespérée en s’écriant sans cesse : « Mon Dieu ! mon Dieu ! quel travail ! Cela me coupe l’épaule en deux ! Pas si vite, milord. Doucement, doucement. Tenez bien, milord. Il faut que je m’arrête ! C’est moi qui porte tout le poids. Je vais tomber de fatigue ! triste lignum te caducum [75]. Et alors, poussant un grand « Oh ! », sans autre avertissement, il se sauva, laissant choir à terre le bout du tronc qu’il tenait et heurtant grièvement son malheureux partenaire. À chaque transport, la scène se renouvela au grand amusement des spectateurs, excepté celui qui souffrait des boutades de ce maître d’école. À la fin, fatigué de ces chutes réitérées et soudaines d’un bout des troncs qu’il portait, Milton pria M. O’B. de se tenir tranquille et se mit à les traîner tout seul ; mais L’Assiniboine, qui remontait en ce moment, dit crûment son fait à M. O’B. et, mettant l’arbre sur son épaule, l’emporta aisément. Quand nous eûmes achevé cette portion de notre tâche, le soleil se couchait ; il fallut donc remettre au lendemain le passage de la rivière. Peu après, nous étions en train de causer des défauts de M. O’B., et de faire d’assez sévères commentaires sur sa lâcheté, lorsqu’il nous entendit. Arrivant alors avec cette imperturbable confiance qu’il montrait dans toutes ses relations sociales, il contesta nos observations. « C’est bel et bon, disait-il, pour le docteur, qui a des épaules comme un bœuf de Durham, de traiter aussi légèrement ces travaux gigantesques ; quant à moi, je vous assure qu’ils auraient bientôt tué un homme délicat comme je le suis. » Cheadle lui fit observer que Milton était d’une complexion encore moins robuste que la sienne, ce qui ne l’empêchait pas d’accomplir, sans se plaindre, sa portion de travail. « Ah ! oui ! répliqua M. O’B., il brûle du beau feu de l’émulation. Toute la journée, sa juvénile ardeur m’a frappé d’admiration ; mais vous le voyez, moi, je touche à la vieillesse : j’ai besoin de précaution. Regardez comme les fatigues d’aujourd’hui m’ont abîmé ! » Et en même temps, il nous montrait une petite égratignure qu’il avait à la main. Par contre, nous lui exhibâmes les nôtres qui étaient pleines d’ampoules. Il se tira de l’embarras où le mettait cette vue, en détournant la conversation sur son sujet favori : les souffrances du terrible voyage que nous avions entrepris.

Milton et le jeune sauvage s’étaient volontairement offerts pour traverser, à la nage, avec les chevaux, l’Athabasca, afin de porter à l’autre rive des cordes dont nous nous servirions pour guider le radeau. C’était une entreprise qui ne manquait pas de dangers, car la rivière était large et le courant extrêmement rapide. Or, le lendemain matin, avant que nos préparatifs fussent terminés, un métis entra dans notre camp. Il était le bienvenu auprès d’hommes qui avaient voyagé trois semaines sans voir leurs semblables. Il nous apprit qu’il faisait partie de la troupe de M. Macaulay. Sortie du fort pour aller à la chasse, elle s’était disséminée près du Mac Leod, et avait rendez-vous pour se rejoindre ce jour-même. Il nous conseilla de ne traverser l’Athabasca que quelques milles plus haut, en amont du lac, où le courant était plus tranquille ; nous éviterions en outre, de cette manière, la rivière Maligne, affluent de la rive gauche, qu’il est fort dangereux de traverser à gué en cette saison.

Nous levâmes donc notre camp et, sous la direction de ce métis, nous remontâmes quatre ou cinq milles sur la droite de la rivière. Chemin faisant nous dûmes passer plusieurs courants où très-probablement plusieurs bouches d’une seule rivière qui, très-enflée et très-rapide, venait du sud se jeter dans l’Athabasca. Nous les franchîmes à cheval, très-malaisément et en suivant pas à pas notre guide. Il n’y eut que M. O’B. qui, ayant pris en un dégoût invincible l’équitation, depuis que son cheval s’était couché sous lui en gravissant la montagne, s’obstina à traverser à pied. Nous gagnâmes l’autre rive et le suivîmes des yeux tandis qu’il s’avançait avec prudence, avec peur, s’appuyant sur le fort bâton qu’il portait toujours. Il réussit fort bien jusqu’à ce qu’il fût au milieu de l’eau ; mais là, il tomba tout à coup dans un trou et eut de l’eau jusqu’aux aisselles. « Je me noie ! Au secours ! au secours ! » criait-il dans son effroi ; puis perdant sa présence d’esprit jusqu’à faire une fausse application de l’adage de son poëte favori : In medio tutissimus ibis[76], il se mit à se débattre dans l’eau de plus en plus profonde au lieu de se retirer vers les côtés. En somme, il courait le plus grand danger d’être emporté quand Milton, s’étant élancé à la rescousse, le ramena, accroché à son étrier. M. O’B. était dans une frayeur mortelle ; mais il recouvra peu à peu sa présence d’esprit, quand il eut reçu l’assurance que nous n’avions plus, pour l’instant, d’autre rivière à passer.

Nous gagnâmes peu après une plaine sablonneuse richement couverte de fleurs ; nous y campâmes près d’un lac clair et peu profond, qui communiquait par une issue étroite avec le lac supérieur de l’Athabasca. Nous décidâmes d’y attendre l’arrivée de M. Macaulay. Cependant, comme nous scrutions avec la lorgnette les hauteurs au delà du lac, nous aperçûmes, sur les rocs les plus élevés, un grand troupeau de moutons gris. L’Assiniboine et son fils partirent donc en chasse ; mais ils revinrent les mains vides parce que les brouillards les avaient si bien enveloppés dans la montagne qu’ils n’y avaient plus pu découvrir leur chemin.

Pendant cette journée, nous vîmes arriver plusieurs métis avec leurs femmes et leurs enfants. Dans la soirée, deux Indiens Chouchouaps vinrent aussi nous retrouver et essayèrent de percer de leurs dards des poissons blancs à la lumière d’une torche. Ils en prirent quelques-uns et nous les vendirent volontiers pour un peu de munitions et de tabac. C’étaient les premiers échantillons de leur tribu que nous eussions vus. Maigres, décharnés, de moyenne taille, ils étaient moins robustes que les Indiens que nous avions rencontrés auparavant. Leurs traits plus délicats étaient bien dessinés et avaient une expression plus douce, mais aussi intelligente que ceux des autres. Ils ne portaient qu’une chemise et une robe de peau de marmotte ; leurs jambes et leurs pieds étaient nus et ils n’avaient pour coiffure que leur longue chevelure noire. Ces Chouchouaps des Montagnes Rocheuses habitent le pays entre Jasper-House et la Cache de la Tête-Jaune, sur le versant occidental. Ils appartiennent à la grande nation chouchouap, qui habite les environs du lac Chouchouap entre les deux bras de la rivière Thompson, dans la Colombie Britannique. Séparés du gros de leurs tribus par une distance de trois à quatre cents milles, que couvrent des forêts presque impénétrables, ils n’ont avec lui que peu de relations. De temps en temps, un Chouchouap des Montagnes Rocheuses fait le long et difficile voyage de Kamloups sur la Thompson, pour aller chercher une femme ; mais, de tous ceux que nous avons rencontrés, une seule personne avait vu cette ville. C’était une vieille femme de La Cache de la Tête-Jaune qui, née à Kamloups, avait épousé un Chouchouap des montagnes ; mais jamais elle n’était retournée dans les lieux où s’était écoulée sa jeunesse.

Lorsque les pionniers de la Compagnie de la baie de Hudson avaient découvert ces singuliers Indiens, ils ne leur avaient trouvé d’autres vêtements que de petites robes faites avec la peau des marmottes de la montagne. Ces malheureux erraient nu-pieds sur les pointes des rochers, sur la neige et malgré le froid perçant du vent du nord. Quand ils campent la nuit, au lieu de rechercher l’abri des forêts, ils choisissent ordinairement l’espace le plus découvert. Au milieu de ce bivac, ils allument un petit feu et se couchent dans la neige les pieds au feu comme les rayons d’une roue, chaque individu à part, enveloppé dans sa robe de marmotte, la femme sans son mari et l’enfant sans sa mère. Ils vivent en chassant les moutons gris, les moutons blancs[77] et les marmottes ; nombre de ceux qui partent chaque année ne reviennent jamais. Comme nos chasseurs de chamois dans les Alpes, on en trouve qui sont déchirés en pièces à la base des hauteurs à peu près inaccessibles sur lesquelles ils ont poursuivi leur gibier ; d’autres ne laissent aucune trace. Jadis les Chouchouaps de Jasper-House formaient une trentaine de familles ; aujourd’hui, on n’en compte pas trente individus. Séparés par d’immenses distances de tous les autres Indiens, ils sont paisibles et honnêtes ; ils ignorent le mal et la guerre. Nous n’avons jamais pu savoir s’ils ont quelque religion ; mais ils entourent les tombes de leurs morts, avec un soin scrupuleux, de petites palissades de bois dont les pieux sont très-nettement taillés avec les seuls instruments qu’ils possèdent, un couteau et une hachette. Ils n’ont ni chevaux ni chiens. Quand ils changent de résidence, ils emportent toute leur propriété sur leurs épaules ; s’ils demeurent longtemps dans un endroit, ils y élèvent pour s’abriter de grossiers appentis recouverts d’écorces ou de paillassons, car ils n’ont ni maisons ni tentes. À mesure que le gibier diminue, cette race s’effacera sans doute graduellement, et déjà l’on peut dire qu’elle disparaît rapidement tant pour ce motif que par suite des accidents de la chasse.

Tous les métis qui arrivaient étaient à court de provisions et nous offraient avec instances des peaux d’élan et d’autres articles, en échange de petites quantités de pemmican et de farine. Nous étions sans doute très-désireux d’épargner nos denrées, mais nous ne pouvions ni repousser des gens dans le besoin, ni les empêcher de demander à partager nos repas.

Le 3 juillet, M. Macaulay arriva et fit poser sa tente près de notre loge. Sa chasse n’avait pas été fort heureuse ; il n’avait plus de la viande de mouton gris que pour quelques jours, et il allait être obligé de repartir presque immédiatement. Nous ne pouvions donc pas compter sur lui pour combler les vides de nos sacs ; mais nous fîmes avec lui un excellent souper de truites délicieuses, qu’il avait pêchées la veille dans les lacs de la montagne. Il nous informa que, d’année en année, les disettes devenaient plus fréquentes l’hiver à Jasper-House et que, souvent alors, ils étaient réduits, comme dernière ressource, à manger leurs chevaux. Il nous fit aussi un nouveau récit sur notre vieil ennemi, le wolverène. Au commencement de l’hiver précédent, comme il revenait au fort après une expédition de chasse, M. Macaulay avait été fort étonné de voir que toutes les fenêtres du bâtiment, qui sont en parchemin, étaient détruites. Il s’imagina que quelque voleur les avait brisées pour s’introduire dans la place. En entrant, il fureta partout, mais il ne trouvait rien, quand un bruit, parti de la chambre supérieure, éveilla son attention ; il monta l’escalier et trouva là un wolverène, qu’on chassa et qu’on tua. À défaut de sa nourriture habituelle, cette bête avait mangé le parchemin des fenêtres et s’en était trouvée si satisfaite que, sa curiosité naturelle lui faisant défaut, elle avait, fort extraordinairement, négligé de faire connaissance avec le contenu des ballots qui l’environnaient.

M. Macaulay nous apprit encore que les trois mineurs dont on nous avait parlé à Edmonton comme ayant fait le projet d’examiner les sources de la Saskatchouane septentrionale, et dont nous avions lu l’avertissement écrit sur un arbre quand nous étions arrivés à l’Athabasca, étaient déjà passés se dirigeant à travers les montagnes sur le Caribou. M. Macaulay nous engagea aussi à prendre pour guide, jusqu’à La Cache de la Tête-Jaune, un vieux métis iroquois. Comme nous n’avions plus d’argent, ce métis consentait à recevoir en payement un de nos chevaux de somme. Nous nous efforçâmes de le persuader de nous accompagner jusqu’au bout de notre voyage ; mais il refusa de s’aventurer au delà de La Cache, parce qu’il ne connaissait rien du pays que nous voulions ensuite parcourir[78].

Ce fut alors que prirent fin les provisions apportées par M. O’B. Ces quarante livres de pemmican, qu’il avait la certitude de faire durer autant que le voyage, avaient rapidement disparu devant son vigoureux appétit. M. Macaulay eut la générosité de lui donner un peu de thé et de tabac, et nous lui fournîmes le pemmican nécessaire, mais en l’exhortant à le ménager prudemment, car déjà nous apercevions les présages d’une disette.

Le 4 juillet, nous nous remîmes en route sous la conduite de l’Iroquois. M. Macaulay et deux de ses gens nous accompagnèrent jusqu’au point où nous devions traverser l’Athabasca. Quand il n’était pas sous l’eau, qui montait souvent jusqu’au poitrail des chevaux, le chemin longeait les flancs escarpés de la vallée qui allait en s’étrécissant, et nous ne parvînmes à notre destination qu’à la nuit tombante. Nous campâmes pour la nuit au bord de la rivière, à un endroit où il y avait une abondance de bois sec, dont les émigrants canadiens avaient déjà coupé une certaine quantité pour faire leur radeau. L’un des arbres portait inscrits les noms de ceux dont nous avait parlé M. Macaulay comme nous ayant précédés ; il nous apprenait en outre que leur passage avait eu lieu le 16 juin, c’est-à-dire environ trois semaines auparavant.

Au matin suivant, nous nous mîmes tous à l’œuvre, abattant et transportant le bois. M. Macaulay travaillait avec les autres ; mais, comme toujours, M. O’B. se tenait invisible. Quand le dernier tronc fut porté au bord de l’eau, M. O’B. arriva en disant : « Puis-je vous être de quelque utilité, milord ? Faut-il vous aider, docteur ? » Nous lui exprimâmes notre regret qu’il s’y fût pris trop tard ; mais L’Assiniboine était fort irrité, et jura que M. O’B. ne passerait pas sur le radeau. Pour vaincre cette résolution, il nous fallut employer toute notre autorité, et cette circonstance nous présagea des discordes futures. À midi, le radeau étant prêt, nous fîmes entrer les chevaux dans l’eau. Quand ils furent arrivés en sûreté sur l’autre bord, nous récompensâmes nos amis les métis en leur distribuant ce qui nous restait de rhum, politesse qu’ils préféraient à toute autre, et, faisant notre adieu cordial à M. Macaulay et à ses compagnons, nous continuâmes notre entreprise. À cette place, la rivière était profonde, large et paisible ; nous la franchîmes heureusement et sans difficulté. Avant d’avoir atteint la rive opposée nous découvrîmes que nous avions laissé sur celle que nous venions de quitter une des deux hachettes qui nous restaient ; cependant nous ne revînmes point sur nos pas, parce que ce n’était pas une petite affaire que de diriger un si grand radeau. Si nous avions su combien nous regretterions par la suite la perte de cet instrument, nous n’aurions certes rien épargné pour le recouvrer.


Passage de la rivière Athabasca dans les Montagnes Rocheuses.

La côte où nous débarquions était plate et n’avait que peu d’arbres à cause d’un incendie qui l’avait ravagée. Nous chargeâmes les chevaux, et avant le coucher du soleil nous fîmes quelques milles. Le lendemain vers midi, en remontant toujours le long de l’Athabasca, nous trouvâmes une belle petite prairie environnée de hauteurs que couvraient des sapins verts presque jusqu’au sommet et que dominaient des pics élevés tout revêtus de neige. L’un de ces pics, qui a reçu le nom de la Roche du Prêtre, a une forme curieuse : son sommet ressemble à celui d’une pyramide enveloppée de neige. La prairie était richement émaillée de fleurs, et un âpre monticule y marquait l’emplacement de Henry-House, l’ancien fort des Montagnes Rocheuses.

À cet endroit, le chemin quittant la vallée de l’Athabasca, tournait vers le nord-ouest et pénétrait dans un ravin étroit et rocailleux qu’on appelle la vallée de la Miette[79]. Ce cours d’eau n’avait pas plus de trente mètres en largeur, mais il était profond et rapide, et son lit était semé de grosses pierres et de rochers. Le chemin était souvent coupé par de larges pierres et de grands arbres tombés formant des abatis si épais que nos deux hommes eurent toute l’après-midi une rude besogne et que nos chevaux n’avançaient qu’en sautant continuellement. Nous fîmes à grand’peine peu de chemin et nous campâmes pour la nuit sur le bord de la Miette.

Pendant toute la matinée suivante, la route présenta les mêmes difficultés et nous avançâmes aussi lentement que la veille. À midi, nous atteignîmes la place où il fallait passer la rivière, et nous nous y arrêtâmes pour construire un radeau. Arrivés sur l’autre côté, nous marchâmes péniblement à travers un ravin si étroit, et où les montagnes descendaient si près du bord de l’eau que, pour avancer, nous eûmes à traverser encore six fois la rivière avant la soirée. Nous le fîmes toujours à cheval, car le courant n’était alors qu’une succession de rapides, qui n’avaient pas plus de quatre ou cinq pieds de profondeur. Cependant ces passages avaient leurs difficultés et même leurs dangers, car l’eau était très-haute pour les chevaux et courait extrêmement fort.

Au dernier gué, les eaux s’élançaient sur une telle pente dans une chute pleine d’écume et de colère, elles faisaient de si terribles bouillons autour des grandes roches qui encombraient le chenal, que nous hésitâmes avant de nous aventurer à y pousser nos chevaux. Mais l’Iroquois ouvrit la marche et traversa heureusement, quoique son cheval bronchât, chancelât et pût à peine se tenir. Alors nous lançâmes nos chevaux de charge devant nous et nous entrâmes dans l’eau. Elle montait par-dessus les épaules de nos chevaux pendant qu’ils luttaient contre le courant, qu’ils glissaient sur les pierres plates, choppaient et se raffermissaient sur leurs jambes, de la façon la plus extraordinaire. M. O’B. fut en cette circonstance obligé de remonter sur son destrier ; mais, à en juger par l’expression de désespoir peinte sur sa figure, il s’y résignait avec l’idée qu’il n’arriverait pas de l’autre côté sans accident. On l’exhorta à suivre prudemment le chemin qu’avait pris le guide ; Milton même et Mme Assiniboine se mirent à chacun de ses côtés. Cramponné des deux mains à la crinière, au lieu d’essayer de diriger son cheval, il employait toutes ses forces à se tenir en selle et ne cessait de dire à son escorte : « Doucement, milord, s’il vous plaît, ou je vais être balayé. Allons ! parlez à Mme Assiniboine, milord : elle nous conduit à la mort. Quelle femme imprudente ! Varium et mutabile semper femina ![80] Madame Assiniboine ! madame Assiniboine ! Mon Dieu ! mon Dieu ! le terrible voyage ! L’eau m’entraîne ! Je l’échappe belle, milord. Je l’ai échappé belle, vrai, docteur. Ah ! mais, vous savez, on n’a pas toujours la même chance. » Dès qu’il eut atteint la rive, il glissa à bas de son cheval qu’il laissa libre de suivre ses fantaisies.

La plupart de nos chevaux de somme avaient été entraînés au loin par le torrent, et nous nous attendions bien à ce que plusieurs d’entre eux seraient perdus ; cependant ils réussirent tous à gagner la rive. Le seul dommage que nous supportâmes fut que notre farine et notre pemmican se mouillèrent ; mais le mal fut réparé en les faisant tout de suite sécher avec soin.

Le lendemain, nous remontions la rive droite ou méridionale de la Miette. La lisière de terre séparant de l’eau les montagnes qui formaient les côtés du ravin se trouva très-marécageuse et souvent même plus basse que l’eau. Au bout de plusieurs heures d’un voyage désagréable, nous arrivions au dernier endroit où l’on traverse cette fatigante rivière. Nous pensions qu’il y faudrait construire un radeau ; mais nous y découvrîmes un petit radeau ou cajot, amarré de l’autre côté près de quelques saules, et laissé là sans doute par les trois Américains qui avaient traversé ce torrent peu de semaines avant nous.

Le jeune Assiniboine offrit de faire passer son cheval à la nage et d’aller chercher l’embarcation. Il ôta jusqu’à sa chemise, monta à cheval et entra dans l’eau. L’animal eut bientôt fait de gagner en nageant l’autre rive ; mais, comme elle était escarpée, il glissa et se renversa en essayant de grimper. Le garçon tomba à l’eau, mais se remit en selle ; néanmoins, perdant courage, il retourna la tête de son cheval et revint vers nous sans avoir rien fait. L’Assiniboine voulut alors essayer de nous amener le radeau. Suivant ses conseils, nous fîmes passer tous les chevaux, hormis un seul. Ils réussirent tous à gravir la rive en différents endroits ; alors L’Assiniboine, après noir noué une longue corde à la queue du cheval qui restait, se déshabilla et mit ce cheval à l’eau en se retenant de son unique main à la crinière. Tous deux réussirent et prirent terre sans grande difficulté. Mais la corde s’était détachée, et nous nous trouvâmes encore à nous demander comment nous pourrions à présent amener le radeau de notre côté ; car la rivière était trop profonde pour y naviguer à la perche, et trop large pour qu’on pût lancer une corde d’un bord à l’autre. Dans cet embarras, nous pensâmes à nouer un bout de la corde autour du corps de Papillon, un chien qu’avait emmené L’Assiniboine. Effectivement, sur l’appel de son maître, le chien nagea en traînant la corde après lui. Alors quelques voyages de cette espèce de bac nous mirent à même de transporter de l’autre côté tous nos bagages, et nous eûmes un véritable plaisir de dire un dernier adieu à la désagréable Miette. Nous continuâmes notre route en longeant le pied de hauteurs recouvertes de sapins et qui commençaient à s’éloigner davantage de l’eau. Le passage ressemblait alors beaucoup à celui que présente le beau vallon de Todmorden dans le comté d’York. Un des pics neigeux les plus proches nous rappelait la pyramidale Roche du Prêtre et le nombre des montagnes au blanc sommet augmentait autour de nous.

Il y avait quelques années que l’incendie avait ravagé cette portion du pays. De grands arbres tombés étaient étendus en travers du chemin, enchevêtrés et entrelacés de toute part. Nous avions beaucoup de peine à faire avancer nos chevaux ; car, pour éviter ces barricades, ils se détournaient continuellement et s’enfonçaient dans l’épaisseur du bois. En les faisant sauter par-dessus les arbres, nous tombâmes rudement plusieurs fois à terre, car souvent un obstacle était si près d’un autre que nous n’avions pas la place pour faire prendre l’élan nécessaire à nos animaux. Cette nuit notre bivac fut mis près d’une petite rivière que notre Iroquois appelait Pipestone et qui est une des sources de la Miette. L’endroit était fort pittoresque : une plaine couverte de fleurs et qu’entouraient les Montagnes Rocheuses déployées dans toute leur grandeur.

Le lendemain 9 juillet, le chemin était plus facile. Depuis cinq jours déjà, nous étions partis de Jasper-House. Dans la matinée, nous fûmes fort surpris de rencontrer un ruisseau qui se dirigeait à l’ouest. Nous avions donc, sans nous en apercevoir, passé la ligne de séparation des eaux et nous étions entrés dans le versant de l’Océan Pacifique. Nous n’avions pas même pensé que nous fussions près de la ligne de faîte avant d’en avoir eu la preuve par la direction des courants, tant la montée avait été graduelle et imperceptible[81].

Dans l’après-midi nous arrivions au lac de la Bouse de Bison[82]. L’Iroquois nous dit que ce lac nourrissait des truites en abondance, et ses paroles furent confirmées par la vue de quelques châssis pour sécher le poisson et d’appentis élevés par les Chouchouaps. Le lac se divise en deux parts, qu’unit un canal étroit et court. On aurait dit que sur le rivage opposé ou méridional les montagnes s’élevaient du sein même des eaux, tandis que, sur celui où nous étions, commençaient des collines verdoyantes, qui s’accroissaient par degrés et que dominaient au fond des monts âpres et nus, aux pics couronnés de glace. Deux montagnes, parmi toutes les autres, étaient d’une beauté remarquable. Elles sont en face l’une de l’autre, au nord-ouest et au sud-ouest du lac ; l’Iroquois nous assura que désormais on leur donnerait les noms de Montagne de Milord et de Montagne du Docteur ; mais nous avons pris la liberté de les appeler Mont Fitzwilliam et Mont Bingley. L’écoulement du lac se fait au moyen d’un ruisseau qui sort de son extrémité occidentale pour se jeter dans le Fraser.

Le 10, nous atteignîmes ce fleuve. Il descendait du sud-ouest par une gorge étroite et, à quelques milles plus bas, il se déployait et formait le lac de l’Élan. Notre route longeait alors la rive droite ou septentrionale du Fraser, et notre marche devenait extrêmement embarrassée et pénible. La rivière débordée remplissait tout le défilé où elle coule et en frappait les flancs presque perpendiculaires. L’eau couvrait notre route et montait jusqu’au poitrail des chevaux. La plus grande partie de la journée fut occupée à marcher dans l’eau ; le reste, à se traîner dans des marais encombrés de futaie renversée. On ne pouvait pas penser à s’arrêter, car on ne rencontrait aucun endroit sec pour y établir le camp ou faire paître les chevaux ; il fallut donc marcher jusqu’à la nuit et s’estimer bien heureux quand enfin on découvrit une place où s’arrêter. De l’avis de tous, c’était la journée la plus fatigante que nous eussions encore eue. M. O’B. trouva deux de ces occasions où il s’imaginait n’avoir échappé à la mort que de l’épaisseur d’un cheveu et qui formaient le texte perpétuel de ses déclamations sur les périls et les souffrances qui le menaçaient dans ce voyage fort extraordinaire. Le succès qu’il avait eu au passage de la Miette l’avait un peu réconcilié avec l’art de l’équitation et, ce jour-ci, il avait préféré, à marcher dans l’eau, se tenir sur son cheval.

Nous venions de partir et, suivant sa coutume, il était resté le dernier de la cavalcade, quand Cheadle, qui conduisait quelques-uns des chevaux les plus arriérés, entendit derrière lui un appel désespéré, épouvantable, pour obtenir son secours. Il courut en toute hâte à l’endroit d’où partait la voix, et y trouva M. O’B. dans un état assez embourbé, avec l’air de la plus profonde désolation, mais tenant son cheval par la bride. Son cheval l’avait, à ce qu’il paraît, désarçonné et lancé parmi les troncs et les débris d’arbres, en sorte que ce pauvre homme se croyait mort. On ne lui trouva aucune blessure ; pourtant ce ne fut qu’à force de représentations, appuyées de quelque insistance, que Cheadle réussit à le faire enfourcher de nouveau son cheval, en lui donnant pour dernier conseil de ne plus se séparer du reste de la bande. Mais M. O’B. avait trop peur de son cheval pour se permettre de le pousser autrement que par les exhortations verbales les plus douces et par de tendres caresses sur le col. Il fut donc bientôt distancé, et nos oreilles se trouvèrent encore déchirées par les cris les plus pitoyables peur obtenir de nouveaux secours. Cheadle eut la bonté de revenir une seconde fois sur ses pas, d’assez mauvaise humeur, il est vrai ; mais, quand il fut arrivé près de ce malheureux M. O’B., il ne put pas s’empêcher d’éclater de rire. Celui-ci poussait devant lui son cheval dont la selle avait tourné sous le ventre et dont la bride traînait à terre. M. O’B., avec son habit clérical, déchiré jusqu’au col et tombant de ses épaules en deux moitiés séparées, marchait couvert de boue ; sa longue figure était égratignée et ensanglantée. « Ah ! cette fois, docteur, s’écria-t-il, je suis à peu près tué. Je crois que tout est fini. Semel est calcanda via lethi[83], et vous savez. Mon cheval est tombé et a roulé sur moi en déchirant mon habit, comme vous voyez. Si je l’ai échappé, c’est grâce à Dieu ! » Rien ne put le persuader de remonter à cheval et il eut un fameux ennui avec sa bête, qui, lorsqu’il la tirait par la bride, se penchait en arrière et refusait d’avancer, et, s’il la poussait devant lui, s’obstinait à aller de travers.

Mais le 11 juillet fut pire encore pour nous que ne l’avait été le 10. D’abord nous fûmes longtemps retenus, parce qu’au moment de partir nous ne trouvions plus Bucéphale. L’Assiniboine finit par le découvrir de l’autre côté du Fraser et dut, pour le ramener, se déshabiller et traverser à la nage les eaux glacées du fleuve. Peu après, nous partîmes et il nous fallut passer à gué la rivière de l’Élan, opération rendue difficile par la hauteur et la rapidité de l’eau, qui, dans ses parties profondes, était plus haute que les épaules des chevaux. M. O’B., n’avait plus conscience de ses actes ; il conduisit son cheval de façon à ce qu’il perdît pied et qu’il s’en allât presque à la dérive dans le Fraser. Cependant le cavalier, se tenant fermement accroché à la crinière et à la selle, parvint à bord avec son cheval, l’un portant l’autre ; ce qui ajouta un fait de plus à la liste des dangers mortels que M. O’B. avait courus.

Nous atteignîmes avant midi le lac de l’Élan et le longeâmes jusqu’à la nuit sans trouver une place où nous reposer. Le lac était enflé et ses eaux touchaient la base des montagnes qui l’entourent. Ce fut encore une journée employée à marcher dans l’eau, où les chevaux tombaient dans les trous et nageaient au hasard, imbibant d’eau notre farine et notre pemmican. En beaucoup d’endroits de la plage, le chemin était barré par des accumulations d’arbres qu’avait assemblés l’inondation. Alors il fallait escalader les flancs de la montagne. En l’essayant, les chevaux roulaient les uns après les autres ; nous devions les décharger dans l’eau et porter sur nos épaules les paquets pour permettre aux chevaux de gravir les escarpements. Nous nous épuisions d’efforts afin d’arriver avant la nuit à la fin du lac ; mais le soleil se coucha quand plusieurs milles nous séparaient encore de notre but, et nous fûmes forcés de passer la nuit dans une espèce de sablonnière où il n’y avait pas un brin d’herbe pour nos animaux fatigués et affamés. Ils y piétinèrent çà et là toute la nuit, jusqu’au matin.

Le lac de l’Élan est une belle pièce d’eau d’environ quinze milles de long, sur trois milles à sa plus grande largeur. Le paysage est grand et fort sauvage ; il nous rappelait Wast Water. Au sud, des monts, qui avaient peut-être deux mille pieds, s’élevaient de l’eau perpendiculairement et, derrière eux, on apercevait le fond ordinaire de pics rocheux et blanchis par la neige. Sur le bord de cet immense précipice se brisaient avec tapage des ruisseaux sans nombre, dont les plus petits se résolvaient en brouillard et en vapeur avant de tomber dans le lac qui les attendait. Nous avons donné à cette belle série de cascades le nom de Chutes Rockingham.

En continuant à descendre le Fraser, nous arrivâmes, ce matin-là, à un espace ouvert durant quelques milles et qui est situé au bout occidental du lac ; nous y passâmes le reste du jour. L’endroit était fertile en gazon et en vesces, et nos chevaux s’y dédommageaient de leur longue diète, tandis que nous faisions de nouveau l’inspection de nos denrées. Notre farine et notre pemmican avaient été assez fréquemment trempés, ces derniers jours, pour être fort endommagés ; mais, en prenant la peine de les sécher avec soin au soleil, nous en sauvâmes la plus grande quantité. Pour nos conserves de végétaux secs, elles étaient perdues, et, afin d’en tirer le meilleur parti possible, nous les fîmes servir à notre nourriture presque exclusivement pendant les jours suivants. M. O’B. nous manqua quelque temps après notre arrivée. L’Assiniboine nous informa qu’il avait entendu le Vieux, c’est ainsi qu’il l’appelait, resté en arrière suivant son habitude, crier fréquemment au secours, et ajouta qu’il n’y avait fait aucune attention. Un peu plus tard, M. O’B. nous rejoignit. Il était en manches de chemise, portait son habit, sa couverture et sa selle, et se montrait tout à fait dégoûté de son cheval, qui, par ses caprices, le réduisait presque à la folie et lui causait toute espèce de désagréments et de malheurs. Il conclut en nous assurant qu’il préférait infiniment marcher, et nous offrit de nous prêter son cheval pour porter du bagage pendant tout le reste du trajet.

La descente du versant occidental était continuelle et fort rapide quoiqu’elle ne fût nulle part escarpée. La végétation se modifiait à mesure que nous entrions dans le bassin du Pacifique. Nous commencions à voir le cèdre, le pin argenté[84] et quelques autres essences qui devenaient de plus en plus fréquentes. Nous regardions avec étonnement une espèce d’aralis, une grande liane épineuse, plusieurs genres de rosacées, et quelques plantes annuelles. Dans son ensemble, la futaie était plus élevée et les énormes troncs qui nous barraient la route rendaient notre marche extrêmement laborieuse. Les bêtes de somme nous fatiguaient en se jetant dans le fourré plutôt que de franchir les obstacles et, du matin au soir, nous n’étions occupés qu’à courir après elles pour les ramener dans la voie. Mais, de préférence, elles s’élançaient dans toutes les directions, excepté la bonne. Elles culbutaient avec fracas dans la futaie ; souvent elles s’y mettaient dans le plus grand embarras en engageant leurs bagages entre des troncs adjacents ; elles essayaient de passer sous un arbre incliné trop bas, qui retenait la selle et les paquets ; ou bien elles sautaient au milieu d’abatis, d’où elles ne pouvaient plus retirer les jambes. Dans l’après-midi du 13, nous arrivâmes à un endroit où le chemin passait sur une corniche, le long d’une haute falaise composée de schiste tombant en poussière. Le sentier n’avait que quelques pouces de largeur et suffisait à peine au pas des chevaux. Or, au beau milieu, avait glissé d’en haut une grande roche, qui se tenait sur la corniche étroite que nous devions traverser. Elle nous coupait tout à fait, notre chemin, et la position perpendiculaire de la falaise ne nous permettait point de prendre à côté pour l’éviter. Il fallut donc nous mettre à abattre plusieurs jeunes sapins pour nous servir de leviers, et à travailler pour déloger ce qui nous faisait obstacle. Après une heure de fatigue, nous parvenions à faire bouger la roche, et, d’un bond, elle s’élançait et se plongeait dans la profonde rivière qui coulait au bas du précipice. Nous fîmes alors traverser l’endroit à nos chevaux, un par un, avec toute sorte de précautions. Ce passage était si étroit et si dangereux, que nous l’appelâmes le Pont de Mahomet.

Le paysage avait alors une véritable beauté. Les montagnes fermaient la vallée de très-près, tout à l’entour. En bas, la rivière rugissait, en se déchirant avec emportement sur les rochers qui semaient son lit. La falaise dont nous venons de parler était la première roche schisteuse que nous eussions rencontrée ; elle était accompagnée du calcaire carbonifère qui indiquait la proximité de la région aurifère. Le schiste est la roche à laquelle l’or est invariablement associé dans les mines du Caribou. Son premier gisement, quand on va de l’est à l’ouest, vaut la peine d’être remarqué. À ce propos, il est curieux de constater qu’à l’est des Montagnes Rocheuses on ne trouve l’or en quelque abondance, à notre avis, que dans les cours d’eau dont la source est au côté occidental de la chaîne principale, comme la Rivière de la Paix qui commence loin à l’ouest de cette chaîne[85], ou dans ceux qui viennent du cœur même des montagnes, comme la Saskatchaouane septentrionale.

Dans la matinée du 14, quelques heures de marche nous conduisirent à la Grande Fourche du Fraser[86]. ; c’est là qu’une branche considérable, venant du nord ou du nord-est, se réunit par cinq bouches différentes au courant principal du Fraser que nous avions jusqu’alors suivi. Il fallut faire une halte pour examiner les gués où nous pourrions en sécurité traverser ces eaux enflées. Cette Grande Fourche du Fraser est ce qu’on appelait d’abord La Cache de la Tête Jaune[87], parce que c’est là qu’un trappeur iroquois, surnommé la Tête Jaune, avait établi la cache où il serrait les fourrures qu’il avait conquises sur le versant occidental des montagnes. Le site est magnifique et d’une grandeur qui défie toute description. Au fond d’une gorge étroite et rocheuse, dont les flancs étaient revêtus de sombres sapins et, plus haut, d’arbustes au feuillage d’un vert clair, filait comme une flèche le Fraser impétueux. De toutes parts les sommets neigeux des puissantes montagnes couronnaient le ravin, et immédiatement derrière nous, géant parmi les géants, s’élevait dans sa domination incommensurable, le Pic de Robson. Ce mont est magnifique, hérissé de rochers couverts de glaciers et a une forme conique. La première fois que nous l’aperçûmes, sa cime était en partie dérobée au milieu des vapeurs ; celles-ci s’écartèrent, ne laissant plus après elles qu’une espèce de collier de nuées, légères comme la plume, au-dessus duquel il projetait sa tête de glace, étincelante aux rayons du soleil levant et noyée dans le ciel bleu, où elle pénétrait à la hauteur d’environ quinze mille pieds. C’était superbe ! Les Chouchouaps de La Cache nous ont assuré que rarement les mortels ont joui de ce spectacle ; car le Robson plonge ordinairement sa tête dans les nuages. Nous eûmes de nouvelles difficultés après avoir dépassé la vieille Cache : torrents profonds à franchir, abatis à sauter à chaque dizaine de mètres et la vallée couverte par l’inondation ! Celui de nos chevaux qui portait la farine s’en alla promener à la nage dans l’eau profonde, et celui qui était chargé de pemmican erra dans le Fraser et fut emporté assez loin par le courant. Il finit par prendre pied sous le rivage et nous réussîmes à le hisser avec des cordes jusqu’à nous.


Halte des voyageurs dans la montagne.

Le lendemain 15 juillet, nous continuâmes notre lutte contre les inondations, les abatis d’arbres et les débris de toute sorte ; mais nous eûmes une perte irréparable. Nous avions pris en main les chevaux qui portaient la farine et le pemmican afin d’empêcher qu’en se jetant, comme la veille, dans l’eau profonde ils n’endommageassent, et même ne nous fissent perdre, nos approvisionnements. Deux des autres qui n’étaient pas tenus, Bucéphale et celui que nous avions trop justement surnommé Giscouékarn ou le fou, perdirent la rive, tombèrent dans le courant et furent emportés en un instant. Bientôt ils étaient hors de vue. L’Iroquois et le jeune Assiniboine s’élancèrent à leur poursuite, tandis que nous marchions avec le reste des chevaux. Environ un demi-mille plus bas, nous revîmes nos animaux qui avaient pris pied sur un haut fond, au milieu du torrent. Comme nous arrivions alors dans un de ces rares jardins que la nature a pris soin d’embellir de fleurs et d’enrichir de fraises au cœur des montagnes, nous y fîmes notre bivac. Nous étions en pleine vue des deux bêtes qui se tenaient dans le fleuve, et nous espérions qu’elles seraient tentées de rejoindre leurs compagnons sur le rivage. Bucéphale en effet, après avoir henni, se mit à nager vers nous ; mais Giscouékarn le fou, au lieu de prendre la bonne direction, s’étant lancé au milieu du torrent, Bucéphale, après un moment d’hésitation, se détourna et le suivit dans le courant dont la force était irrésistible. Tous deux s’en allaient à la dérive, bien plus rapidement que nous ne pouvions marcher ; nous ne voyions plus au loin que leur bagage, sautant comme des bouchons dans le bouillonnement des eaux.

L’Assiniboine courait en avant ; il nous laissa bientôt tous loin derrière lui, car il avait une merveilleuse adresse pour surmonter les obstacles. Nous ne comprenions rien à l’étonnante agilité avec laquelle il se glissait au milieu des troncs les plus rapprochés ou dépassait les barricades d’arbres renversés. Aucun obstacle ne semblait arrêter sa course. Quant à nous, empêchés de toute façon, nous ne parvenions que, de loin en loin, à revoir nos chevaux comme des taches sur la surface du torrent. Environ deux milles plus bas, un autre haut fond leur permit encore de prendre pied et donna le temps à L’Assiniboine de les rejoindre. Cependant le courant avait une telle force qu’il ne tarda pas à les entraîner de nouveau. Mais Bucéphale qui avait vu L’Assiniboine tourna de son côté. L’endroit formait un épouvantable rapide où les eaux se précipitaient en faisant d’énormes bouillons sur les grosses pierres qui obstruaient leur course. À l’instant où Bucéphale passait non loin du rivage, L’Assiniboine, sautant dans l’eau, jeta ses bras au col de l’animal qui hennit de plaisir en voyant son libérateur venir à son aide ; et tous deux, l’un supportant l’autre, finirent par gagner le bord. Le succès de L’Assiniboine nous sembla miraculeux et nous eûmes soin de récompenser amplement l’intrépidité qu’il avait déployée en cette circonstance. Il y a bien peu d’hommes qui auraient osé se précipiter dans un pareil torrent, et lorsqu’après l’événement nous considérions les énormes vagues qui roulaient à cet endroit, nous nous demandions comment L’Assiniboine avait pu si bien réussir.


Bucéphale secouru par l’Assiniboine.

Après avoir déchargé Bucéphale et déballé tout son bagage trempé pour le sécher au soleil, nous poussâmes en avant dans l’intention d’apprendre quel avait été le destin de l’autre cheval, Giscouékarn ; il s’était obstiné à se tenir dans un milieu qui, en cette circonstance, se trouvait le plus dangereux parti qu’il eût à suivre. Nous courûmes un autre mille et nous l’aperçûmes sous la rive opposée, à un endroit trop escarpé pour qu’il y pût monter ; la tête ensevelie dans les buissons qui bordaient la berge, il manquait à peu près de forces pour résister à la violence du torrent. Ç’aurait été de la folie que d’essayer de passer sur un radeau des flots si dangereux, et, malgré nous certainement, nous nous vîmes obligés d’abandonner la pauvre bête à son malheureux sort. L’Iroquois se mit à courir vers La Cache de la Tête Jaune, située d’après lui à sept ou huit milles de distance au plus ; il voulait y réclamer l’assistance des Chouchouaps, qui avaient des canots, avec lesquels il pourrait gagner l’autre bord. Quant à nous, nous retournâmes au camp pour y examiner l’étendue de nos pertes. Le lendemain, de grand matin, l’Iroquois était de retour avec deux jeunes Chouchouaps. Ils passèrent l’eau, et atteignirent l’endroit où nous avions vu notre cheval pour la dernière fois. Les marques que portaient la rive indiquaient que l’animal avait fait des efforts désespérés pour l’escalader, mais qu’il avait fini par rouler en arrière et par être emporté. Nous n’entendîmes jamais plus parler de lui.

En somme nous supportions un véritable désastre. Il ne nous restait plus ni thé, ni sel, ni tabac, car notre provision entière de ces délicatesses avait été emportée par le cheval qui s’était perdu. De même, nous n’avions plus, en fait de munitions, d’allumettes et de vêtements, que ce que nous portions sur nous. Papiers, lettres de crédit, objets de valeur, instruments et montres, l’herbier de Cheadle, la robe de buffle et la couverture de Milton : tout cela de conserve s’était mis à descendre vers l’océan Pacifique. Et pourtant, dans notre infortune, nous trouvions encore quelques motifs de consolation, car nous n’avions rien perdu des objets absolument nécessaires à notre existence : notre farine et notre pemmican nous restaient ; grâce à Bucéphale et à L’Assiniboine, nous avions sauvé le journal sans lequel le présent ouvrage, qui a bien sa valeur, n’aurait jamais pu être publié.

M. O’B. avait aussi perdu ses lettres de recommandation, sa bouilloire d’étain et une paire de lunettes ; mais il lui restait son cher Paley qu’il portait prudemment dans la poche de côté de son habit. Néanmoins l’absence de ses lunettes le gêna beaucoup dans ses études, car il fut réduit à les poursuivre d’un seul œil, l’unique paire qu’il possédait encore n’ayant plus qu’un verre. Le soir, comme nous étions assis auprès de notre feu, causant de nos pertes et dégustant le reste de notre thé et la dernière pipe dont il nous serait permis de jouir durant plusieurs semaines, M. O’B. embellit notre conférence par les maximes de sa philosophie caractéristique. Il nous fit remarquer combien nous aurions plus lieu de nous lamenter si lui ou l’un de nous avait monté l’animal qui avait disparu. Quant à la perte de sa bouilloire, elle était insignifiante puisqu’il ne nous restait plus de thé à y préparer. « Ce qui me chagrine le plus, ajoutait-il, c’est la perte de votre tabac ; pour moi comme pour vous, elle est irréparable ; car, vous le savez, le mien venait d’être fini et j’étais sur le point de vous en demander un peu pour mon usage. Milton comprit l’insinuation. Seul de la compagnie, il en avait encore de quoi bourrer trois ou quatre pipes ; il partagea en souriant, avec les autres, ce qui lui restait de cette précieuse denrée.

Le lendemain, nous nous dirigeâmes sur La Cache avec l’Iroquois et les Chouchouaps, tandis que L’Assiniboine et son fils fouillaient soigneusement la rivière pour tâcher de trouver quelques traces du cheval ou du bagage perdu. Comme nous suivions le chemin avec notre convoi de chevaux marchant à la file, Cheadle, qui conduisait quelques-unes des dernières bêtes de somme, entendit derrière lui de grands cris : « Docteur ! docteur ! arrêtez ! » M. O’B. accourait hors d’haleine : « Docteur, docteur, vous feriez bien, dit-il, de retourner sur vos pas. Bien sûr, quelque malheur est arrivé. N’entendez-vous pas des cris de détresse ! C’est sans doute Mme Assiniboine qui, avec un des chevaux, est empêtrée dans un marais. » Cheadle, reprochant rudement à M. O’B. de n’être pas allé lui-même au secours de cette femme, reçut pour réponse que son assistance était supérieure à celle que M. O’B. aurait pu offrir. Il courut donc à la hâte pendant quelques centaines de mètres, et enfin trouva Mme Assiniboine qui s’efforçait, avec autant de persévérance que d’insuccès, de tirer un cheval déjà presque enseveli dans un marécage. Elle le battait vigoureusement puis essayait de le soulever en le tirant par la queue. Rien n’y faisait. Il fallut ôter le bagage et hisser le cheval à la fois par la tête et par la queue, pour le sortir de ce mauvais pas. Alors Mme Assiniboine soulagea sa colère en adressant à M. O’B. les épithètes les plus insultantes du langage crie. Il était près d’elle quand l’accident était arrivé ; mais, au lieu de s’arrêter pour lui offrir quelque assistance, il s’était mis à se sauver à toutes jambes, par peur d’être laissé en arrière sous la seule protection d’une femme. Dans son indignation, celle-ci déclara que, jamais à l’avenir, elle ne lèverait un doigt pour aider un pareil homme en quoi que ce fût. Le fait est que, depuis lors, rien ne put décider L’Assiniboine, sa femme ni son fils, à rendre au Vieux le plus petit service. Ils se sont toujours refusés à comprendre les considérations d’humanité qui nous faisaient emmener avec nous un homme si timide et si inutile, au lieu de suivre les règles d’une prudence qui ordonnait de l’abandonner immédiatement à son sort[88].

Le soir, nous arrivions à La Cache ; des appentis d’écorces avaient été dressés par les Chouchouaps sur l’autre rive du fleuve ; mais nous remîmes au lendemain la tâche de la traversée.


CHAPITRE XIV.


La Cache de la Tête Jaune. — Nature du pays. — Vue admirable. — Versant occidental des Montagnes Rocheuses. — Encore ces montagnes. — La poire ou la sorbe. — Les Chouchouaps de La Cache. — Les trois mineurs. — Nous ne pouvons obtenir que peu de renseignements sur notre route. — L’Iroquois retourne à Jasper-House. — Le cheval de M. O’B. est perdu. — Départ de La Cache. — Les Versants. — Rivière du Canot. — Périlleuse aventure avec un radeau. — Milton et Mme Assiniboine. — Conduite extraordinaire de M. O’B. — La délivrance. — Ceinture du bassin de la Thompson. — Changements opérés par le castor. — Mont Milton. — Futaie énorme. — Passage de la rivière. — Fourche de la Thompson septentrionale. — Embarras. — On ne trouve pas de route. — Passage de la branche nord-ouest. — Mauvais pressentiments de M. O’B. — Nous perdons encore la voie. — De quel côté nous dirigerons-nous ? — Résolution d’aller à Kamloups. — Pont naturel. — Nous devenons des bêtes de somme. — Objections de M. O’B. résolues par L’Assiniboine. — Mauvaise route. — Quelle misère de conduire des chevaux ! — Découverte inquiétante. — Fin de la voie. — Nous sommes perdus dans la forêt. — Condition désolante. — Conseil de guerre. — L’Assiniboine fait une reconnaissance. — Festin avec de la viande d’ours. — Comment L’Assiniboine nous procura de quoi fumer et nous rendit courage.


Nous étions arrivés à La Cache de la Tête Jaune le 17 juillet ; dans la matinée du 18, les Indiens nous aidèrent à traverser le Fraser. L’eau roulait avec rapidité sur son lit de gros cailloux et s’enflait en énormes vagues qui faisaient sauter comme une coquille de noix le léger canot que les Chouchouaps avaient creusé dans un arbre. Nous avions conseillé à M. O’B. de se coucher tout de son long sur le dos au fond du canot, car nous redoutions réellement qu’il ne fît chavirer une si frêle embarcation. Comme nous étions parvenus au milieu du courant, nous vîmes tout à coup sa tête se soulever et ses mains faire des efforts convulsifs pour dénouer sa cravate et le col de sa chemise. Dès qu’il fut arrivé à bord nous le questionnâmes à ce sujet, et nous apprîmes qu’ayant grand’peur de se sentir ballotté sur les flots et s’attendant à y être englouti, il s’était imaginé qu’il pourrait plus aisément gagner la rive à la nage s’il n’avait rien autour du cou.

À quelques milles au-dessous de La Cache de la Tête Jaune, le Fraser, qui, depuis le lac de l’Élan, a presque toujours coulé droit vers l’ouest, reçoit un tributaire qui vient du sud-est et fait un coude subit vers le nord. Si l’on en croit les Indiens, il reçoit un peu plus bas une rivière importante venant du nord-est. La Cache est située dans une vallée de forme triangulaire, ayant son sommet au sud et circonscrite par des montagnes élevées. Cette vallée a environ quinze milles de long, sur cinq au plus dans son extrême largeur. La base en est formée par le cours du Fraser qui va de l’est à l’ouest, puis tourne au nord à la rencontre de la chaîne de hauteurs qui forme le côté occidental. Le commencement d’une grosse chaîne de montagnes, allant à peu près du nord au sud et divisant les bassins de la Columbia et de la Thompson[89], ferme la pointe de la vallée. Quant à la limite orientale, elle est formée par la chaîne principale des Montagnes Rocheuses[90]. Cette vallée de La Cache paraît en partie fertile ; mais, immédiatement au sud, s’étend une bande de terrains sablonneux et onduleux où poussent de petits sapins et que termine cette rangée de hauteurs qui divisent les bassins. Au delà, commencent les épaisses forêts qu’arrose la Thompson septentrionale.

En regardant vers l’ouest, la perspective qu’on a de La Cachee est, à notre avis, une des plus merveilleuses qui existe au monde. Aussi loin que l’œil peut atteindre, au nord, au sud, à l’ouest, les montagnes s’élèvent par-dessus les montagnes ; la plupart, couvertes de neige, ne sont séparées que par des vallons très-étroits, et elles ont l’air de s’étendre jusqu’au Pacifique.

Nous venions de traverser la chaîne principale des Montagnes Rocheuses ; nous étions certainement dans la Colombie Britannique, et pourtant, à notre grande surprise, nous nous trouvions encore au beau milieu des Montagnes Rocheuses. En réalité, les montagnes, qui, des prairies du côté oriental, paraissent s’élever comme une muraille, se prolongent jusqu’à l’océan occidental. Le contraire exact de cette vue n’est aperçu que des Monts Chauves[91], en Caribou. M. Fraser, de Victoria, qui avait visité les Andes et les Himalayas, nous a assuré qu’il n’a rien vu de comparable à ces centaines de milles de montagnes qui existent dans la Colombie Britannique[92].

Le pâturage était en cet endroit bon pour les chevaux, et nous résolûmes d’y rester une journée que nous emploierions à faire sécher nos approvisionnements et à recueillir tous les renseignements que les Chouchouaps pourraient nous donner, concernant la suite de notre voyage. Les Indiens nous apportèrent en grande quantité ce qu’ils appelaient des poires : ce sont des espèces de poires sauvages, sorbes ou cormes, que nous échangeâmes contre quelques aiguilles et du fil. Ce fruit vient sur un arbuste qui a deux ou trois pieds de haut et dont les feuilles ressemblent à celles du poirier. Les gens de la Baie de Hudson assurent que, partout où pousse cet arbuste, le blé peut être avantageusement cultivé. Les fruits qu’il porte ont à peu près la grosseur du cassis et la forme de la poire ; leur goût est exquis. Ils sont fort recherchés des deux côtés des montagnes par les Indiens, qui les font sécher pour l’hiver. Milton remplaça la robe de bison qu’il avait perdue dans notre récente mésaventure, par une paire de robes de marmotte pour se couvrir la nuit. Il acheta encore aux Indiens quelques gros cubes de pyrite jaune dont ils se servaient comme de pierres à briquet[93], et deux singulières pipes en pierre qu’ils lui cédèrent d’autant plus volontiers que le tabac leur manquait tout comme à nous. Ils nous dirent qu’il n’y avait plus là que deux familles de Chouchouaps, et que les plus âgés de leur société étaient, depuis trois jours, partis pour descendre en canots le Fraser jusqu’au fort George, en compagnie des mineurs que nous avons mentionnés comme ayant franchi les montagnes juste avant nous. Ces hommes étaient arrivés dans un dénûment complet neuf jours auparavant, n’étant vêtus que de leurs chemises et n’ayant depuis longtemps pour nourriture que des perdrix et des écureuils. Les Chouchouaps ne purent nous donner aucune nouvelle de la troupe d’émigrants qui, l’été précédent, avait tourné vers la vallée de la Thompson. Il nous fut impossible d’apprendre d’eux si elle avait voulu se diriger tout droit sur le Caribou ou descendre la rivière jusqu’à Kamloups. Les Indiens n’estimaient qu’à quatre-vingts ou cent milles, ou à six journées de marche à pied, la distance qui séparait La Cache de la région de l’or, nom par lequel ils désignaient sans doute le Caribou ; mais, ajoutaient-ils, le chemin est des plus difficiles. Une vieille femme, née à Kamloups, d’où elle était partie jeune fille pour épouser un Chouchouap des Montagnes Rocheuses, nous assura qu’il ne nous fallait guère que huit jours pour arriver à ce fort. La suite de ce récit permettra d’apprécier la valeur et l’exactitude des informations qu’elle nous donnait.

Le 19, nous étions prêts à partir lorsqu’une grande pluie vint à tomber ; elle nous retint jusqu’au lendemain. Nous n’avions eu, depuis six semaines que nous avions quitté Edmonton, que deux tempêtes accompagnées de tonnerre qui eussent troublé une saison d’ailleurs toujours chaude et belle. Le lendemain matin, le temps se remit, et l’Iroquois partit pour retourner à Jasper-House. Peu après, nous voulûmes rassembler nos chevaux pour commencer notre voyage vers le Caribou ; mais on ne retrouva pas celui de M. O’B., malgré plusieurs heures passées à le chercher. L’Assiniboine, tout en déclarant que quand il s’agirait de sa vie il ne pourrait dire ce qu’était devenu le cheval, était trop évidemment ravi de l’accident. M. O’B. s’indigna, s’emporta contre l’Iroquois et contre L’Assiniboine ; mais, en même temps, il dédaigna de se mêler de notre recherche. Enfin nous l’abandonnâmes, parfaitement convaincus que le cheval avait été volé par l’Iroquois et que nous n’avions aucune chance de le rattraper.

Un des jeunes Chouchouaps consentit à nous accompagner durant une journée, pour nous montrer le chemin pris par les émigrants ; nous avions dessein de le suivre aussi loin que possible avec l’espoir de finir par arriver au Caribou. D’abord il traversait un pays facile, sablonneux, onduleux et légèrement garni de jeunes sapins. Nous passâmes un petit affluent du Fraser, longeâmes les rives d’un petit lac et, vers le soir, nous avions, sans nous en apercevoir, franchi la ceinture qui sépare les bassins du Fraser et de la Columbia. Le Choucbouap passa la nuit avec nous, nous mit le lendemain sur la trace des émigrants, et retourna chez lui. Nous lui dîmes adieu, ne nous doutant guère des fatigues que nous aurions à vaincre et du temps qui s’écoulerait avant que nous pussions voir la face d’un autre homme.

Ici la trace prenait à droite, pour entrer dans la plus occidentale des deux étroites vallées entre lesquelles est divisée celle de La Cache par la ligne de hauteurs qui se dirige au sud et qui porte sur la carte le nom de Chaîne Malton. Au bout d’un mille environ, nous étions arrivés à la Rivière du Canot, affluent de la Columbia et qui coule vers le sud-est. Il s’est creusé, dans ce sol sablonneux, un canal profond, et nous descendîmes une falaise escarpée pour atteindre la vallée de la rivière que nous coupions presque à angles droits. Les eaux enflées rendaient le courant très-fort. Les bords étaient embarrassés de bois flotté et d’arbres surplombants. Il fallut remonter un peu la rivière pour trouver une place où nous pourrions la passer en radeau. Nous arrivâmes enfin à un petit endroit découvert près duquel il y avait quelques sapins morts et où la rive opposée offrait un espace moins encombré que les autres par les troncs tombés, les roches et les broussailles. Après avoir fait traverser les chevaux, nous commençâmes à abattre du bois pour le radeau. La perte antérieure de deux haches nous réduisait à nous servir d’une hachette, et il fallut nous relayer dans ce pénible travail qui dura jusqu’à l’après-midi, avant que nous eussions coupé assez d’arbres à notre avis. Puis il fallut transporter ces troncs au bord de l’eau. Alors on réclama l’assistance de M. O’B. comme celle des autres. On convint qu’en cette occasion il aurait vraiment sa part de fatigue et on le destina à servir de partenaire à Cheadle. C’était curieux à voir. M. O’B. allait en chancelant sous le poids du bout d’une lourde pièce, criant à pleine voix, gémissant pitoyablement, essayant de s’arrêter, mais toujours entraîné par ce Cheadle au cœur dur, qui pouvait à peine porter son fardeau à cause des éclats de rire que lui arrachaient les exclamations et les contorsions de son compagnon. Une fois délivré de sa charge, M. O’B. s’assit et jura qu’il lui était complétement impossible de continuer de pareils efforts. Cheadle réussit à l’engager à faire une nouvelle tentative et à trouver un astre arbre aussi lourd que le précédent. M. O’B. supplia, grogna, demanda merci en implorant Cheadle pour qu’il s’arrêtât un instant, un seul instant ; peine perdue : il fut obligé d’accomplir sa tâche ; alors il s’assit, déclarant qu’il était littéralement brisé. Son épuisement ne lui ôtait pas la force de proférer ses plaintes très-vigoureusement. Cependant, trouvant que nous perdions trop de temps à l’employer à ces travaux forcés, nous le chargeâmes de porter uniquement les perches légères destinées à être mises en travers des poutres du radeau. Quand tout le bois fut réuni, on en forma soigneusement notre embarcation et l’on se prépara au passage ; mais le courant était si violent que nous eûmes de la peine à monter à temps tous à bord et qu’avant que nous eussions pu nous servir convenablement des perches que nous tenions pour diriger sa marche, le radeau était emporté. Nous dérivions avec une effrayante rapidité. D’abord nous eûmes lieu de craindre d’être inévitablement entraînés à nous briser contre des roches et contre un arbre qui pendaient du côté d’où nous étions partis. Pourtant électrisés par les jurons et par les cris forcenés de L’Assiniboine, nous fîmes de si vigoureux efforts que nous échappâmes de quelques lignes aux brisants. Mais, en évitant Scylla, nous tombions dans Charybde. Le courant qui frappait en cet endroit se précipitait ensuite vers la rive opposée. Avant donc que nous nous en fussions aperçus, ou du moins avant que nous eussions pu y remédier, nous étions enlevés dans un rapide furieux. Nous le passâmes comme une flèche et nous nous vîmes irrémédiablement emportés à une perte assurée, contre un gros sapin, à travers les branches inférieures duquel l’eau entrait en bouillonnant, comme celle qui vient de passer sous la roue d’un moulin. « À terre ! à terre avec la ligne ! » s’écria L’Assiniboine, et, au moment que nous passions près du bord, faisant dans l’eau un saut désespéré, il saisit les arbustes, escalada la rive et enroula sa corde autour d’un arbre. Au même instant, Cheadle sautait de son côté, et avec sa corde en faisait autant. Malheureusement ces cordages, pourris par l’humidité constante où ils étaient laissés, se brisèrent comme du fil, et le radeau, entraîné sous le sapin, disparut dans l’eau. Milton et la femme en furent enlevés par les branches comme des mouches. Quant à M. O’B. par un hasard inexplicable, il réussit à s’accrocher au radeau et nous le vîmes plus bas reparaître avec lui à la surface de l’eau. Il se tenait assis, en silence et sans bouger, semblant tout résigné à la mort vers laquelle il était rapidement poussé. L’Assiniboine et son fils, qui avait en même temps que son père sauté à bord, s’élancèrent à la poursuite du radeau. Cheadle allait les suivre, avec la notion confuse que tout le monde excepté lui était noyé, lorsqu’il entendit un cri partant du sapin couché sur l’eau. Il jeta les yeux dans cette direction et aperçut Milton, qui se tenait accroché aux branches. Son corps était passé sous le tronc ; suivant les variations du torrent, sa tête était couverte par l’eau ou reparaissait au-dessus. La femme se trouvait dans une position semblable mais un peu plus loin et du côté le moins élevé. Tous les deux étaient dans un imminent danger d’être entraînés à chaque minute. Cheadle leur cria de tenir ferme, au nom de Dieu, et, se glissant le long de l’arbre, il parvint à saisir Milton qui était le plus près de lui. Milton voulut qu’il sauvât d’abord la femme ; mais Cheadle, pensant que la femme était moins facile à atteindre et que Milton courait le plus de danger, commença par le mettre en sûreté.

Ensuite nous nous avançâmes tous deux avec précaution au secours de la femme ; malheureusement elle était si loin et si bas que nous ne pouvions pas la tirer du péril ; nous nous bornâmes donc à la tenir de notre mieux et à crier à L’Assiniboine d’accourir avec une corde.


Naufrage de notre radeau sur la rivière du Canot.

Pendant ce temps, il avait rattrapé le radeau dans son rapide élan et s’était mis à crier de toutes ses forces à M. O’B., qui se tenait immobile à l’arrière, de lui jeter le bout de la corde rompue. M. O’B. ne répondait qu’en branlant doucement la tête et en disant : « Non, non ; je vous remercie. » Il tenait ses yeux solennellement fixés devant lui. Cependant le radeau vint pour un instant à donner contre un autre arbre penché sur la rivière. L’Assiniboine put l’arrêter. M. O’B. saisit l’occasion d’échapper au danger, s’élança sur la rive et s’enfonça dans les bois, sans même tenir compte de la demande que lui faisait son sauveteur de l’aider à fixer solidement le radeau.

Nous jetions des cris déjà depuis quelque temps, quand L’Assiniboine, ayant enfin l’air de nous entendre, se hâta de dénouer une corde ; mais cela prenait du temps et nous commencions à craindre de ne pas pouvoir soutenir sa femme jusqu’à ce qu’il arrivât. En ce moment, M. O’B. parut sur le rivage et nous regarda d’un air effaré. Nous lui criâmes de courir vers L’Assiniboine et de lui dire d’apporter une corde vivement ; mais il ne sembla pas nous comprendre et se contenta de détacher sa cravate et de nous la tendre. Le jeune Assiniboine accourait alors. Il saisit la cravate, nous la remit, et, en la joignant à la ceinture de Milton, il la passa autour du corps de sa mère, que nous pûmes alors tenir au-dessus de l’eau jusqu’à ce que son père nous eût lancé une corde. Mme Assiniboine était sauvée. Le froid l’avait saisie, il est vrai, et rendue presque insensible ; mais elle reprit ses sens peu à peu et une gorgée de rhum, que Cheadle avait eu la précaution de garder pour de pareilles circonstances, acheva de la rétablir. Ce ne fut pas sans peine que nous pûmes ensuite nous procurer du feu ; car nous avions précédemment perdu nos allumettes dans le Fraser et notre amadou venait de se mouiller ; pourtant nous finîmes par y réussir ; puis nous nous occupâmes à sécher nos effets et à constater nos nouvelles pertes. Les paquets qui contenaient tout ce que possédait L’Assiniboine et sa famille étaient disparus ; mais la fortune nous avait conservé nos fusils, nos poires à poudre et ce qui nous restait de nos provisions.

Quand nous en vînmes à causer de cette aventure, M. O’B. nous assura qu’il n’avait pas le plus léger souvenir de tout ce qui avait eu lieu depuis l’instant où le radeau avait passé sous l’arbre jusqu’à celui où il s’était trouvé à terre. Nous commencions à prendre quelque repos, lorsque M. O’B., tirant Cheadle à l’écart, lui demanda, comme un service d’une importance toute particulière, de décider Milton à s’en aller quelques milles plus loin : « Vous le savez, docteur, disait-il ; je suis assez nerveux. Aujourd’hui, j’ai supporté un terrible choc ; un bien terrible choc, mihi frigidus horror membra quatit ![94] Le seul souvenir m’en fait mourir de peur. Ah ! docteur, docteur, vous ne savez pas ce que j’ai souffert. Le son de cette eau terrible qui retentit dans mes oreilles m’est insupportable. Dites-moi : y aura-t-il encore des rivières à passer ? Je vous en supplie, éloignons-nous de quelques milles. Milord est un bon garçon. Il consentira à me mettre hors de la portée de cet horrible bruit. Heu me miserum ! iterum iterumque strepitum fluminum audio ![95]. Nous y consentîmes. À un ou deux milles de là, nous procurâmes à nos chevaux un meilleur pâturage et nous y campâmes pour la nuit. Le lendemain, faisant un long détour sur la droite pour tourner la chaîne qui se dirige au sud, nous entrâmes dans la vallée qui en est située à l’ouest. La trace n’était pas fort distincte et passait parmi des rochers et de la futaie incendiée. Lorsqu’il s’agit de dîner, nous nous aperçûmes que nous avions perdu notre poêle à frire et une partie de notre vaisselle d’étain, ce qui nous réduisait dès lors à faire cuire dans la marmite notre pemmican et à y boulanger notre pain. Au fond du ravin coulait un petit ruisseau se dirigeant au nord pour tomber probablement soit dans le Fraser ou dans la Rivière du Canot. Le lendemain nous franchissions la ligne de faîte du bassin de la Thompson, où nous entrions. Il y avait là un petit lac marécageux appelé sur la carte le lac Albreda et qui occupait le fond du ravin. Il paraissait avoir eu jadis pour écoulements des cours d’eau s’échappant de chacune des extrémités, comme le lac du Sommet entre les lacs Lilloet et Anderson, dans la Colombie Britannique ; mais, à présent, l’extrémité septentrionale était bouchée par une vieille digue qu’avaient élevée les castors, couverte de gazon, et l’écoulement n’existait plus que vers le midi. Nous longeâmes ce dernier cours d’eau que venaient augmenter plusieurs ruisseaux arrivant de l’ouest. Devant nous, s’élevait une montagne magnifique, remplie de glaciers et qui semblait bloquer la vallée que nous suivions. Cheadle appela cette montagne le Mont Milton. La trace pénétrait ensuite dans l’épaisseur de la forêt de sapins, où la futaie prenait des dimensions énormes. Deux troncs de thuyas gigantesques, espèce de cyprès ou de cèdre comme on le nomme ordinairement, qui s’élevaient à côté l’un de l’autre, avaient l’un plus de six brasses et demie ou de trente-neuf pieds anglais ; l’autre, cinq brasses ou trente pieds de circonférence, ce qui donnait des diamètres de treize et de dix pieds. Des sapins presque aussi élevés montaient à plus de trois cents pieds de haut. On n’apercevait aucune éclaircie et nos animaux ne trouvaient à manger que des petits rameaux et des queues de cheval[96]. La route était coupée par des collines et des marais.


Vallée du Tompson, et mont Milton, revers occidental des Montagnes Rocheuses.

Le cinquième jour après notre départ de La Cache, nous nous transportions sur la rive droite ou occidentale de la rivière que nous reconnûmes pour être un affluent de la Thompson. Elle atteignait alors une trentaine de mètres en largeur, et une telle profondeur que, pour empêcher nos effets d’être trempés, nous étions forcés en la passant de mettre sur nos têtes les paquets dont les chevaux étaient chargés. Après avoir traversé deux moindres cours d’eau qui venaient de l’ouest, nous arrivâmes à une rivière profonde ayant des bords de boue molle. Elle nous arrêta assez longtemps ; enfin nous la franchîmes en menant les chevaux par une ancienne digue à castor. Nous nous trouvions encore entourés de montagnes neigeuses ; des hauteurs escarpées couvertes de sapins fermaient de toutes parts la vallée. Le 25 juillet, le sixième jour depuis que nous avions quitté La Cache, en laissant le Mont Milton à droite, nous fûmes arrêtés par une grande rivière descendant du nord-ouest et joignant ici celle que nous avions suivie et qui venait du nord. Cette rivière avait une soixantaine de mètres en largeur et coulait à bords remplis d’eau fondue des glaciers. À l’angle que formait le confluent, nous campâmes afin de reconnaître par où se dirigeait la trace des émigrants. Ici nous trouvâmes un de leurs bivouacs avec plus de bois coupé qu’il n’en fallait pour les feux, d’où nous conclûmes qu’ils avaient fait un radeau et passé, à ce confluent, sur l’un ou l’autre bord de la rivière principale. Jusqu’alors nous avions supposé qu’ils avaient, sans la franchir, remonté le courant venu du nord-ouest dans la direction du Caribou ; mais, de ce côté, il nous fut impossible de découvrir aucune trace et L’Assiniboine n’en trouva pas davantage sur le bord oriental de la grande rivière où il se transporta à l’aide d’un petit radeau. Il nous parut donc évident que les émigrants étaient allés sur la rive occidentale, et nous nous préparâmes à nous y rendre aussi.

Un arbre portait une inscription annonçant que c’était le point où le guide André Cardinal avait quitté les émigrants pour retourner à Edmonton. C’était donc de là que, d’après sa relation, il avait montré aux émigrants les hauteurs du Caribou dans le lointain. Cette circonstance, jointe à l’affirmation de la vieille femme de La Cache que, dirigé vers le Caribou ou vers Kamloups, le voyage nous prendrait une huitaine de jours, nous mit fort à notre aise, bien que nous n’eussions plus que très-peu de provisions. La privation du thé nous était plus pénible que celle du sel, des conserves de végétaux et même que de toute autre friandise. Il y avait déjà plus d’une année que nous nous abstenions, sans la moindre difficulté, de tout stimulant alcoolique, mais nous ne pûmes jamais cesser de regretter le thé et le tabac. Jusqu’alors nous avions allongé la petite quantité de tabac qui nous restait en la mêlant avec ce que les Indiens appellent kinnikinnick, qui est l’écorce intérieure du cornouiller. Mais à présent nous n’en avions plus à nous tous que trois ou quatre pipes, et nous résolûmes de garder ce tabac pour un cas de nécessité.

Tout à fait convaincus que nous arriverions en quelques jours au but de notre voyage et pleins de confiance, nous nous mîmes à construire notre radeau. Nous y employâmes toute la journée du 26, car, pour plus de sécurité, nous avions pris le parti de nous servir de très-grands arbres. Nous nous relayions au travail et nous occupions nos loisirs à laver pour chercher de l’or ; mais nous n’en trouvâmes pas une parcelle. Cependant le sable sur les berges et dans le lit de la rivière était rempli de poussière de talc qui jetait beaucoup d’éclat aux rayons du soleil. L’Assiniboine qui la prenait pour de l’or nous la faisait remarquer comme un indice que nous approchions du terme de notre voyage. Les eaux montèrent encore durant cette journée, et, le soir, elles avaient bien gagné la hauteur d’un pied ; mais durant la nuit elles descendirent au point où nous les avions d’abord vues. C’est l’effet alternatif du soleil et de la gelée nocturne sur les neiges des montagnes. Il faisait très-beau et très-chaud ; mais les moustiques et les cousins abondaient au point de rendre notre sommeil presque impossible. Nous avions achevé avant la nuit de couper nos arbres et de les porter au bord de l’eau pour les assembler.

Le matin du 27, M. O’B., qui comptait parmi ses bonnes qualités celle de se lever de bonne heure, se surpassa. Était-ce la conséquence du trouble que lui avaient infligé les moustiques ou de l’intérêt qu’il prenait au bien général ? C’est ce que nous ne savions pas. Il était debout au point du jour. Il éveilla Cheadle en le priant de se lever tout de suite parce qu’il avait une communication importante à lui faire, et le prenant à part il lui dit : « En premier lieu, docteur, j’espère que vous et L’Assiniboine serez très-prudents dans le passage de cette rivière, car vous savez que, la dernière fois, vous y avez si mal réussi que c’en était une honte. Nous n’avons alors échappé à la mort que par une faveur spéciale de la divinité. Rappelez-vous le péril que j’y ai couru. Maintenant, si vous voulez suivre mon conseil, vous conserverez tout votre sang-froid ; animosus et fortis appare, mais aequo animo, vous savez ; ne criez pas comme l’autre jour ; L’Assiniboine m’avait fait perdre mon bon sens avec son rude langage. Maintenant il me reste une grâce à vous demander ; c’est que vous et lord Milton vous consentiez à retarder jusqu’à demain la traversée de cette rivière, car un fatal pressentiment m’oppresse ; je crains que, si nous tentons ce passage aujourd’hui, nous ne soyons tous perdus, tous noyés, docteur. Pensez à la responsabilité qui vous incombe, avant qu’il soit trop tard ; vous et sa seigneurie vous répondez de notre vie. »

Cheadle lui fit observer que nos provisions baissaient tellement que nous ne pouvions pas perdre un seul jour et que ses pressentiments de malheur ne provenaient que du souvenir d’un accident qui fort probablement ne se représenterait pas. M. O’B. ne laissa pas que de branler la tête avec solennité ; il cita Cassandre et s’embarqua avec les plus épouvantables frayeurs. Cependant la traversée se fit sans accident, excepté qu’au moment où nous approchions du rivage, M. O’B., dans la hâte de se trouver à terre en sûreté, sauta dans un bas-fond ; mais L’Assiniboine, le saisissant au collet, le retira de l’eau et le força d’attendre que le radeau eût été garanti de tout événement. Le pressentiment de M. O’B. ne fut donc pas réalisé. Heureusement !

En nous mettant à chercher la trace, nous reconnûmes avec chagrin que nous avions abordé sur une petite île et non sur le bord occidental de la rivière comme nous le voulions. Le cours d’eau du nord-ouest se joignait au principal par deux bouches et nous nous trouvions sur le petit delta situé entre les deux bras. Il portait des marques nombreuses de la visite des émigrants ; mais, malgré des recherches qui durèrent jusqu’à la nuit, rien ne put nous indiquer la direction qu’ils avaient choisie. Le lendemain matin, L’Assiniboine était debout de grand matin. Il passa le bras occidental au moyen d’un pont naturel que formait l’accumulation, sur un banc de sable, des troncs emportés par les inondations ; bientôt il reconnut une trace qui remontait le bras du nord-ouest dans la direction du Caribou ; mais elle finissait brusquement après un mille environ, comme il s’en assura. Le ravin était étroit, les rives escarpées et boisées très-dru ; enfin des montagnes calcaires surgissaient en face.

Évidemment les émigrants avaient reculé devant les difficultés qu’ils rencontraient à se tailler une route qui les conduisît au Caribou, et ils avaient pris le parti de tourner vers Kamloups. En effet, L’Assiniboine trouva une autre trace, d’accord avec cette supposition, et qui descendait la rivière dans la direction du sud. Le moment était donc venu pour nous de nous décider à essayer de pénétrer dans le Caribou ou à suivre la piste dirigée sur Kamloups.

Nous tînmes conseil et, après une longue discussion, nous convînmes qu’avec nos forces diminuées, nos chevaux fatigués, nos provisions tirant à leur fin et la seule hachette dont nous disposions, il ne nous serait pas possible de nous couper une route à travers la région presque impénétrable de l’ouest. Ce ne fut pas sans un sentiment de profonde amertume que nous renonçâmes à notre projet si longuement médité de trouver un chemin qui conduisît droit aux champs de l’or ; mais la tentative nous en paraissait désespérée et nous fîmes tristement nos paquets pour nous transporter sur la rive de l’ouest. Le pont de bois flotté nous épargnait la peine de faire un nouveau radeau ; mais ce fut une rude besogne que de passer notre bagage à dos. Les troncs empilés irrégulièrement rendaient notre marche glissante et difficile, et le courant pénétrait ce barrage avec tant de violence que le mouvement et le fracas étourdissant des eaux nous faisaient tourner la tête. Quand nous eûmes franchi ce pont, qui avait au moins quarante mètres de long, il nous fallut escalader aussi bien que possible avec nos fardeaux une rive perpendiculaire, ou peu s’en faut, à travers des tas d’arbres tombés, avant d’atteindre la trace que nous cherchions. M. O’B. passa tranquillement, sans prendre la peine de porter même ce qui lui appartenait, puis il s’assit et se mit à lire son Paley. Quant à sa pipe, elle était, hélas ! inutile à présent. Il daigna nous exprimer son regret de n’avoir pas porté ses effets, ajoutant que, pour rien au monde, il ne repasserait par un endroit aussi périlleux ; sa tête n’y résisterait point ; elle lui tournerait : il tomberait dans le tourbillon ; le mieux était donc de le laisser en paix. Nous l’abandonnâmes là, et retournâmes chercher d’autres paquets, mais en les apportant nous fûmes bien surpris de voir M. O’B. qui escaladait les troncs avec la plus juvénile activité. Découvert paresseusement assis par L’Assiniboine, il avait trouvé à celui qui s’avançait vers lui un air si menaçant qu’il s’était élancé sur le pont de toute sa vitesse, et qu’il arrivait pour prendre, sans s’en plaindre, part au travail. M. O’B. était tout à fait convaincu que L’Assiniboine était décidé à le tuer à la première bonne occasion, et toute démonstration offensive de cette part lui causait une terreur inexprimable. Quand le bagage eut été transporté, nous nous occupâmes de conduire les chevaux dans la rivière au-dessous de la digue. Ils nagèrent jusqu’à un haut-fond situé vers le centre et là s’arrêtèrent. La chaleur était accablante, ils prenaient grand plaisir à rester dans l’eau fraîche et à se trouver à peu près débarrassés des taons et des moustiques. Plus d’une heure s’écoula avant que nous pussions les en faire sortir. Nous leur lancions des volées de bâtons et de pierres. Nous nous adressions tantôt à Bucéphale, à Grand Rouge, à Petit Rouge, tantôt à la Grise, au Sauvage, au Petit Noir[97] ; nos attaques et nos cris restaient sans effet. Nos bêtes, d’un commun accord, trouvaient la place fraîche et agréable ; elles n’y avaient pas de fardeaux, pas de roches, ni d’arbres pernicieux ; les coups n’y pouvaient guère les atteindre ; les gros mots les inquiétaient peu, et elles restaient là. Enfin, le jeune Assiniboine, à force de projectiles adroitement lancés du haut du barrage, réussit à faire perdre à leur repos une partie de ses agréments ; elles finirent par abandonner leur station et par se diriger à la nage comme nous le désirions.

Le reste de la journée eut bien d’autres mécomptes et d’autres difficultés. Les Canadiens avaient ouvert leur chemin quand la rivière était basse, et maintenant une eau profonde le recouvrait trop souvent. Il nous fallait alors nous couper une autre route à travers les arbres qui s’élevaient sur des coteaux fort roides. La forêt avait autant d’épaisseur que jamais, et les sapins y étaient des plus élevés. Les enfoncements que nous rencontrions entre ces hauteurs boisées, étaient occupés par des muskegs et souvent les collines n’avaient pour pied que l’escarpement qui bordait la rivière. Les chevaux s’enfonçaient dans la boue, on les en retirait ; ils entraient dans l’eau, on les en faisait sortir ; ils s’embarrassaient dans les arbres tombés à terre, on les dégageait ; ils s’enfonçaient dans l’épaisseur du bois, on était forcé de les y aller chercher. À la nuit, L’Assiniboine était harassé et nous n’en pouvions plus.

Ce fut le même genre de pays et d’obstacles jusqu’à l’après-midi du second jour depuis notre départ de l’île. Alors nous arrivâmes à deux bivouacs qui étaient tout semés de bâts, de selles et de harnais. De toutes parts, on voyait de grands cèdres coupés ; à côté, des monceaux de fragments et d’éclats, prouvant qu’on y avait fait des radeaux et des canots. Sur un arbre était inscrit que ce camp des émigrants s’appelait le Camp de la Tuerie. Nous fouillâmes toutes les directions, mais sans y pouvoir trouver aucune trace de chemin.

Nous ne pouvions pas nous y tromper ; la vérité se révélait d’une façon trop grave : la bande des émigrants avait ici désespéré de couper son chemin à travers des forêts si épaisses et ai encombrées ; elle avait abandonné les chevaux, tué les bœufs pour s’en faire des provisions, et construit de grands radeaux pour descendre la rivière jusqu’à Kamloups.

Notre position n’était pas encourageante. Il y avait une quinzaine qu’avant de passer le Fraser, nous avions perdu en grande partie tout ce que nous possédions. Nos seules provisions consistaient à peu près en dix livres de pemmican et autant de farine, c’est-à-dire moins qu’il n’en fallait pour nourrir six personnes durant trois jours. Le gibier, quel qu’il fût, ne se montrait guère, comme il arrive toujours dans les vastes forêts. S’il eût été abondant, nous n’en aurions pas pu tuer beaucoup avec le peu de charges de poudre qu’il nous restait. Nos vêtements étaient déjà réduits en haillons et nous ne faisions tenir nos moccasins qu’à grand renfort de toile d’emballage. Les chevaux affaiblis étaient en mauvais état, car ils n’avaient guère pu, depuis deux mois que nous avions quitté Edmonton, trouver une nourriture suffisante ; et, dans les quinze derniers jours, ils avaient été obligés de se contenter de feuilles et de jeunes pousses, en y joignant parfois quelques bouchées d’herbe des marais.

Nous n’avions à notre disposition qu’une hachette indienne pour tailler notre route à travers la forêt embarrassée qui nous environnait, et nous ignorions quelles seraient la longueur et la difficulté du chemin qui nous restait à faire. Les Canadiens, une bande de cinquante à soixante hommes, tous solides, pourvus de bonnes haches, habiles à s’en servir, n’avaient, après un essai de quelques jours, fait que si peu de progrès à travers les obstacles dont ils étaient entourés, qu’ils avaient renoncé à continuer leur route, et qu’ils avaient préféré s’exposer aux dangers d’une rivière inconnue et pleine de rochers et de rapides. Quant à nous, déjà peu nombreux, nous avions un guide manchot. Même en suivant la trace en partie ouverte jusqu’ici, nous avions trouvé fort rude la besogne d’y voyager, et nous n’y avions marché qu’avec lenteur et fatigue. Chaque jour, nous avions été arrêtés et épuisés par les peines que nous avaient données nos chevaux enfoncés dans les marais, embarrassés parmi les arbres abattus, roulés en bas des escarpements ou perdus dans la forêt. Essayer de nous couper de force un chemin à travers les bois nous semblait donc une tentative à peu près désespérée. D’autre part, construire avec nos faibles ressources un radeau convenable, ce serait un labeur qui exigerait bien des jours, et qui nous forcerait d’abandonner les chevaux dont la chair pouvait être notre dernière ressource. Notre troupe, faible et mal composée, ne réussirait même pas à conduire, sur une rivière ordinairement tranquille, un grand radeau, l’embarcation la moins facile à diriger qui existe. C’était courir à une perte certaine que de l’essayer sur une rivière débordée, rocheuse et rapide comme l’était la Thompson. Les Chouchouaps de La Cache nous avaient fait à cet égard les recommandations les plus solennelles et les plus instantes. La rivière, nous avaient-ils dit, était impraticable à un radeau, et fort périlleuse pour des canots. Cheadle s’en alla explorer le pays à quelque distance en avant et revint nous dire qu’il lui semblait fort impraticable que des chevaux pussent se tirer d’affaire dans un pareil enchevêtrement d’arbres tombés et dans de semblables escarpements. Ce rapport nous rendit tous fort sérieux, et M. O’B. ne manqua point de nous avertir que nous devions tous nous préparer à la mort. Le soir, nous nous réunîmes autour du feu de notre bivouac et nous délibérâmes gravement en essayant d’augmenter notre philosophie en fumant du kinnikinnik. Après une délibération approfondie, il fut convenu que, le lendemain, L’Assiniboine irait reconnaître le paya, et qu’ensuite nous essayerions, s’il le croyait possible, de nous ouvrir un chemin à travers la forêt. D’ailleurs nous étions persuadés que Kamloups n’était pas à plus de cent vingt ou de cent trente milles de distance, et que dans peu nous rencontrerions une région plus éclaircie. La pluie tomba à seaux toute cette nuit et, jusqu’à midi du lendemain, heure à laquelle L’Assiniboine partit pour son voyage de découverte. Peu de temps après, nous entendîmes un coup de fusil et les aboiements du chien Papillon ; nous en conclûmes que L’Assiniboine avait rencontré du gibier, et, comme nous avions vu des pistes de cerfs caribous, nous espérâmes que l’un d’eux avait été abattu. Le soir donc nous eûmes grand plaisir à voir revenir notre guide chargé d’un petit ours noir, et nous rapportant qu’il croyait possible d’aller en avant, quoique notre marche dût être lente et fatigante. Du haut de la colline au pied de laquelle nous étions campés, il avait vu, loin vers le sud, des montagnes s’élever sur des montagnes, et la perpétuelle forêt de sapins s’étendre dans toutes les directions, sans indice de pays découvert ; l’unique circonstance favorable qu’il eût remarquée était que les hauteurs semblaient s’abaisser, et que le nombre de celles qui étaient couronnées de neige paraissait diminuer. Nous nous mîmes tous à dépouiller et à tailler notre ours, et nous fîmes un grand festin cette nuit-là. C’était la première viande fraîche que nous mangions depuis le mouton gris tué à Jasper-House, et bien que nous n’eussions ni pain ni sel pour l’assaisonner, ni thé à boire, ni tabac à fumer, elle nous parut délicieuse. En cette circonstance, nous avions remplacé le tabac en mêlant au kinnikinnik que nous fumions, l’huile retirée de nos pipes ; mais cette ressource fut bientôt absorbée, et nous en fûmes réduits au misérable expédient de fumer simplement de l’écorce de saule. Cependant, ce festin nous rendit des forces, et L’Assiniboine nous releva le courage en nous faisant remarquer qu’avec de l’économie nous avions à manger pour huit jours, et que nous arriverions bientôt.


CHAPITRE XV.


Nous commençons à nous couper une route dans la forêt vierge. — L’ordre de la marche. — Fatigues que nous donnent nos chevaux. — Leur perversité. — Désastres sans fin. — Notre nourriture quotidienne. — Le mont Cheadle. — Le pays a l’air de s’améliorer. — Tentative inutile pour sortir de la vallée. — Une lueur de soleil. — Fruits sauvages. — M. O’B. franchit une rivière d’une façon triomphante. — L’Assiniboine ne peut plus travailler. — Nouveaux arrangements. — Espoirs de rencontrer une prairie. — Désappointement. — Forêts et montagnes partout. — Nouvelles déceptions. — Plus de provisions. — Conseil de guerre. — L’Assiniboine chasse sans succès. — L’Indien sans tête. — Le Petit Noir est condamné et tué. — Nous vivons de viande de cheval. — Départ du camp du Petit Noir. — Toujours la forêt. — L’Assiniboine perd courage. — Les Grands Rapides. — C’est un vrai cachot. — Les chevaux se meurent de faim. La barrière. — Passera-t-on ? — M. O’B. et Bucéphale. — Ce dernier échappe à la mort. — Nouveaux accidents. — La Porte d’Enfer. — Pas à pas. — L’Assiniboine est abattu et hors de service. — Sa femme le remplace. — Nous nous trouvons encore sans provisions. — Un affreux marécage de castors. — L’Assiniboine s’abandonne au désespoir. — M. O’B. devient sceptique, il désavoue Paley et s’approche de la folie. — Nous tuons un autre cheval. — Oiseau de bon augure. — Il a dit vrai. — Bon signe. — Une trace. — Une route qui s’améliore. — Nous sortons de la forêt !


Le 31 juillet, nous quittions le camp de la Tuerie au milieu d’une terrible pluie, et nous nous plongions dans la forêt sans route. Immédiatement nous rencontrions le pied d’un escarpement qui ne s’arrêtait qu’au bord de l’eau. Mais la roideur ne faisait pas la difficulté principale de ce chemin. Il faut avoir vu une forêt vierge, où des arbres gigantesques ont grandi et sont tombés sans être touchés durant des siècles, pour se faire une idée de ces amas de futaies, et du caractère impénétrable d’un tel pays. Les sapins elles thuyas atteignent toutes les dimensions : les patriarches de trois cents pieds de haut s’élèvent dans une solitude majestueuse ; les jeunes se réunissent en groupes épais, luttant pour prendre la place de quelque géant abattu. Les arbres tombés gisent empilés ça et là, formant des barrières qui souvent sont hautes de six à huit pieds en tous les sens. Des troncs de cèdres énormes, tombant en pourriture, et changés en tas de mousse, sont à demi enterrés dans le sol, sur lequel d’autres arbres aussi puissants se sont récemment couchés ; des arbres encore verts et vivants, qu’ont renversés de récents ouragans, bloquent la vue par la muraille de terre que retiennent leurs racines entrelacées ; troncs vivants, troncs morts, troncs pourris, troncs desséchés et sans écorce, troncs humides et verts de mousse, troncs ébranchés et troncs branchus ; renversés, couchés, horizontaux, penchés dans tous les angles ; futaie de toute croissance, dans tous les âges de la vie et de la décomposition, dans toutes les situations possibles, emmêlés suivant toutes les combinaisons imaginables. Si le terrain est marécageux, il est plein de cornouillers. Ailleurs ce sont des fourrés d’aralies, des lianes traçantes et grimpantes, entortillées, aux feuilles larges comme celles de la rhubarbe, montant trop souvent aussi haut que les épaules. La tige et les feuilles en sont couvertes de fortes épines qui percent les vêtements quand on essaye de se frayer un chemin à travers leurs masses entremêlées, et rendent écarlates les jambes et les mains des pionniers par l’inflammation que produisent les myriades de leurs piqûres.

L’Assiniboine marchait en tête la hache à la main, sa femme le suivait, conduisant un cheval, puis venait le reste de la bande, à la file, chacun menant deux ou trois chevaux. M. O’B. avait alors été dressé à se charger d’une bête de somme qu’il dirigeait très-bien quand les circonstances étaient favorables. Mais, s’il avait été malaisé de maintenir en ordre notre caravane quand nous suivions un chemin tracé, il l’était dix fois plus maintenant que nous n’en avions plus. Tant qu’un cheval pouvait voir un autre cheval devant lui, il le suivait assez fidèlement ; mais, lorsqu’il y avait un retard qui fît disparaître au milieu des arbres et des taillis les chevaux de la tête, les autres tournaient dans des directions opposées. Alors c’étaient des courses et des cris ; nos efforts pour les rattraper n’aboutissaient souvent qu’à les pousser à se plonger dans un marais ou à s’embarrasser parmi les tas de bois. Une fois pris de cette façon, les misérables animaux se tenaient stupidement passifs ; car ils avaient tellement perdu leur feu et leur activité, leurs jambes étaient si endolories par leurs chutes dans les troncs et les pierres, qu’ils ne voulaient plus essayer de se tirer d’affaires eux-mêmes, excepté sous le stimulant de coups réitérés. Ces accidents se renouvelaient une douzaine de fois par jour, et rendaient notre tâche extrêmement laborieuse. En effet, nous étions si peu nombreux que chacun de nous ne pouvait guère attendre des autres quelque assistance. Il fallait se tirer d’embarras de son mieux, sans être aidé. Quand on y avait réussi, en ayant été souvent obligé de décharger la bête, on se trouvait séparé du reste de la bande qui était allée on ne savait où, et les autres chevaux dont on était chargé, avaient disparu. Il les fallait rattraper, puis retrouver péniblement la trace presque effacée qu’avaient laissée ceux qui avaient continué de marcher. Si une semblable aventure, ce qui avait lieu souvent, arrivait avant qu’on eût rejoint ses compagnons, on était obligé de recommencer le même exercice. C’était un labeur des plus ennuyeux et des plus fatigants, et qui mettait à une trop rude épreuve notre philosophie.

Afin d’économiser nos provisions et d’avancer plus rapidement, nous nous réglâmes à deux repas, le déjeuner et le souper ; nous ne nous accordâmes qu’un bref repos vers midi pour laisser nos chevaux manger, mais sans les décharger. Notre nourriture consistait en ce que les métis appellent roubébou. Nous la préparions en faisant bouillir, dans une large quantité d’eau épaissie d’une poignée de farine, un morceau de pemmican de la grosseur du poing d’un homme. La farine n’était plus employée par nous que de cette manière, car elle était alors de trop grande valeur, puisque nous n’en possédions plus que trois ou quatre livres. Parfois nous avions la bonne fortune de tuer une perdrix ou un foutereau qui formait une agréable addition à notre roubébou. Ce plat était divisé en parts égales ; deux assiettées ordinaires par personne. Dans ces circonstances critiques, les avis de M. O’B. ne nous faisaient pas défaut ; car il nous en donnait chaque fois que l’occasion s’en présentait. Quand nous nous arrêtions pour passer notre nuit, et que nous avions achevé la tâche de décharger les chevaux et de préparer le bivouac, M. O’B. sortait de quelque retraite tranquille, rafraîchi par la consolation qu’il avait puisée dans son Paley, et nous exposait ce qu’il pensait de l’objet de notre entreprise et des moyens qui pouvaient nous mener au but. « Eh bien ! et vous, docteur, nous disait-il, je ne crois pas que nous nous en soyons tirés aujourd’hui aussi bien que nous l’aurions pu. Notre route ne m’a point paru bien choisie. Il est possible que nous ayons fait quinze à vingt milles (vraisemblablement nous n’en avions parcouru que trois ou quatre) ; mais cela ne me satisfait pas. Le grand poète lyrique a dit : Festina lente[98] ; mais jamais il n’a été perdu dans une forêt, savez-vous ? Or, voici ce que je pense qu’on devrait faire : le docteur et L’Assiniboine sont des hommes solides et vigoureux ; qu’ils nous devancent de cinq ou six milles en étudiant le pays, et demain nous voyagerons bien plus à notre aise, » Les deux hommes vigoureux se trouvaient toujours trop harassés par le rude labeur de la journée pour se ranger à l’avis de M. O’B. et pour accepter sa proposition.

La vallée continuait à se diriger à peu près droit vers le sud mais des chaînes de montagnes, séparées uniquement par de fort étroits ravins, y pénétraient du nord-est et du nord-ouest par des angles de quarante-cinq degrés et comme elles venaient baigner leurs pieds dans l’eau presque perpendiculairement, elles s’opposaient très-désagréablement à notre marche.

Le 1er août, nous nous trouvions en face d’une belle montagne couverte de neige et qui avait l’air de nous fermer la route de la vallée. L’idée nous vint que c’était sans doute la seconde des deux que la vieille femme de La Cache nous avait décrites comme points de repère, en nous assurant qu’elles n’étaient pas éloignées du fort Kamloups. Milton, pour rendre à son compagnon la politesse qu’il en avait reçue précédemment, donna à cette montagne le nom de Mont Cheadle. La rivière en cet endroit devenait plus large et moins rapide, et même se divisait en plusieurs bras qui entouraient des flots bas et boisés. Sur notre droite, on ne voyait plus qu’une montagne neigeuse : nous l’appelâmes le mont Sainte-Anne ; mais, en espérant voir notre route se débarrasser, nous nous étions trompés.

Après l’avoir frayée encore deux jours, L’Assiniboine était forcé d’y renoncer à cause de l’état où se trouvaient ses jambes et ses mains déchirées par les ronces, et pourtant nous n’avions pas fait plus de deux ou trois milles par jour ; nous pensâmes donc à sortir de l’étroite vallée qui nous enfermait, car nous espérions trouver plus haut un terrain moins couvert. Mais les flancs de la montagne étaient trop escarpés. Les chevaux roulaient au bas l’un après l’autre, en se heurtant contre les troncs abattus ; et nous dûmes renoncer à monter. Le 3, nous trouvâmes un marais d’environ trois cents mètres de long et où les arbres étaient assez rares. C’était la première éclaircie que nous eussions rencontrée depuis dix jours. Le changement des ténèbres de la forêt à l’éclatante lumière du soleil, nous fit mal aux yeux ; mais releva nos courages. Le pâturage, sans être de bonne qualité, y abondait. C’était un vrai bienfait pour nos chevaux qui, depuis tant de jours, devaient se contenter de jeunes branchages. En somme la journée fut meilleure que les autres ; car nous trouvâmes aussi des bouquets de framboisiers dont les fruits égalaient ceux que nous récoltons en Angleterre et deux espèces d’airelles ayant des baies grosses comme des prunelles et formant de petits buissons de deux pieds de haut. Les bois étaient garnis de grandes fougères semblables à la fougère mâle d’Angleterre, de grandes et maigres fougères impériales, et de plusieurs autres. Nous eûmes aussi la chance de tuer quatre perdrix pour le souper et, bien qu’il finit par pleuvoir et que nous nous fussions trempés en nous glissant sous les taillis, nous nous trouvâmes cette nuit plus gais que nous ne l’avions été depuis que nous avions vu finir le chemin ouvert.

Avant le soir nous découvrîmes un torrent qui venait du nord-ouest. Nous montâmes à cheval pour le franchir, excepté M. O’B., qui n’avait jamais pu se réconcilier avec l’équitation depuis ses accidents dans le Fraser. Que fallait-il faire ? M. O’B. s’obstinait à ne pas se hasarder sur le dos d’un cheval, et le courant avait trop de rapidité et de profondeur pour qu’on pût avec sécurité le passer à gué. Quand nous eûmes discuté quelque temps fort inutilement avec lui, nous poussâmes nos chevaux dans l’eau, que L’Assiniboine et sa famille avaient déjà traversée ; mais le cheval de Cheadle n’était pas à un mètre du rivage, que M. O’B. s’élançait comme un fou après lui et saisissait à deux mains la queue flottante de Bucéphale. C’est ainsi qu’il fut triomphalement remorqué jusqu’à l’autre rive. Ce gros succès lui ôta pour l’avenir beaucoup des inquiétudes que lui inspirait le passage des cours d’eau.


Grâce à la queue de Bucéphale, M. O’B… traverse triomphalement la rivière.

Après avoir quitté le petit marécage dont nous avons parlé plus haut, nous nous retrouvâmes enfoncés dans l’épaisseur des forêts, sans aucune clairière durant plusieurs jours, et nous reprîmes notre vieille routine de couper notre chemin à travers la futaie, de conduire des chevaux indociles, de les retirer de leurs embarras et de nous nourrir pauvrement avec le roubébou. Nous voyions bien des pistes d’ours assez nombreuses, des marques de castors sur tous les cours d’eau, mais nous faisions trop de bruit forcément en marchant pour espérer d’avoir la plus petite chance de trouver du gibier, et nous ne pouvions pas songer à nous arrêter un jour ou deux pour chasser.

Le 5, la seule main dont se servît L’Assiniboine était si enflée et si malade, par suite des blessures que lui avaient faites les épines des aralies, qu’il ne put plus manier la hache et que la tâche de frayer la route échut à Cheadle. C’était un vrai malheur, qui nous retarda encore, car Cheadle était loin d’avoir comme pionnier l’habileté de L’Assiniboine, et il faisait faute pour la direction des chevaux, à laquelle devaient suffire désormais Milton et le jeune garçon. Il faut pourtant reconnaître que M. O’B. donnait une assistance plus active qu’il ne l’avait encore fait. Ce jour-là, nous crûmes que la vallée allait beaucoup s’élargir à quelques milles en avant de nous et nous atteignîmes une colline arrondie d’où nous vîmes à quelque distance vers le sud. Ces espérances devaient être amèrement désappointées. Des bois sans fin continuaient à se profiler devant nous et l’horizon était fermé par des montagnes d’une façon effrayante. Au pied de notre colline, nous passâmes un torrent qui tombait dans la rivière principale par deux bras d’une vingtaine de mètres en largeur. Grâce à la méthode qu’il avait inventée, M. O’B. les franchit avec un grand succès.

Le lendemain, nous eûmes à lutter du matin au soir, sans trêve, contre des obstacles plus grands que jamais. Le 7 août, qui était le huitième jour depuis que nous étions perdus dans la forêt, nous eûmes à traverser une autre rivière qui, symptôme favorable, large d’une trentaine de mètres, peu profonde et claire, n’était certainement pas grossie par la fonte des neiges des montagnes. Nous l’appelâmes rivière Elsecar. Peu après, nos espérances furent encore augmentées, parce que nous arrivions sur un espace assez uni, ayant près d’un mille carré en étendue, et au point de jonction de cinq vallées étroites. Une portion de ce terrain était couverte de bois en partie brûlé ; le reste formait une prairie marécageuse ayant çà et là des arbres rabougris. Dans la portion incendiée, se trouvaient beaucoup d’airelles qui n’étaient pas encore mûres ; nous en fîmes notre dîner et puis nous nous ouvrîmes un chemin jusqu’au marais, où nous campâmes.

L’espoir que nous avions eu de sortir de la forêt, en observant d’abord que les collines s’éloignaient vers l’ouest, fut promptement dissipé. La petite plaine n’était qu’une oasis entourée de montagnes et de hauteurs escarpées, couvertes de sapins ; on n’en pouvait sortir que par des gorges resserrées entre les différentes chaînes. Ce soir-là notre dernier morceau de pemmican fut consommé et il ne nous resta plus d’autre nourriture qu’environ un quart de livre de farine. Si l’on s’en rapportait à la carte que nous avions, la distance entre La Cache de la Téte Jaune et Kamloups devait être estimée à deux cents milles ; mais cette estimation pouvait être erronée de beaucoup, parce que vraisemblablement la latitude des deux points était inconnue quand la carte avait été dressée. Cependant, en l’admettant, si nous avions fait une dizaine de milles par jour ou soixante-dix environ avant que la trace des émigrants se terminât, et trois par jour depuis que nous étions obligés de nous frayer nous-mêmes un chemin, nous avions encore cent milles à parcourir ayant d’arriver au fort. Presque la totalité de cette distance pouvait se composer d’une région pareille à celle que nous venions de traverser. En tout cas, rien n’indiquait dans le pays qui nous environnait qu’il fût près de s’améliorer. Notre marche était si lente, au plus cinq à six milles par jour ! et quelquefois pas un, qu’il nous faudrait bien du temps pour sortir de là. D’ailleurs il n’y avait pas d’apparence que nous trouverions aucune assistance, puisque, depuis que nous avions quitté le Camp de la Tuerie, nous n’avions rencontré aucune marque positive que jamais un homme eût visité cette épouvantable contrée. Ni un arbre portant l’entaille d’une hache, ni une branche rompue, ni les restes du feu d’un ancien bivouac n’étaient venus réjouir nos yeux. La vie animale était rare ; le silence solennel n’était rompu par le chant d’aucun oiseau, par le bruit d’aucune créature vivante ; et les ténèbres des forêts,


Nulli penetrabilis astro
Lucus inera[99]


citation fréquemment faite par M. O’B., augmentaient le sentiment de notre solitude. Notre maigreur et notre fatigue, dues au rude labeur et à la nourriture insuffisante des dix derniers jours, prouvaient évidemment que nous ne pourrions guère aller plus loin. Après notre dernier repas, nous tînmes un conseil de guerre. M. O’B., mettant de côté sa paire de lunettes à un seul verre et son Paley, y exposa la nécessité immédiate de tuer le petit cheval noir qu’il était ordinairement chargé de conduire. L’Assiniboine et Cheadle représentèrent que, dans la prévision d’une amélioration, il valait mieux se serrer le ventre encore quelques jours. M. O’B. protesta solennellement contre cette observation, et enfin l’on adopta la proposition de Milton. Il voulait que L’Assiniboine employât le lendemain à chasser ; s’il réussissait, nous étions sauvés ; si non, le Petit Noir mourrait. Ce projet laissait au cheval quelque chance pour vivre, car notre guide avait aperçu un ours dans la journée et le chien en avait dépisté un autre. Les traces d’ours étaient d’ailleurs assez nombreuses, et nous savions que L’Assiniboine était le chasseur le plus habile de la Saskatchaouane.

Notre guide se mit donc en chasse le lendemain de bonne heure ; Cheadle et le jeune garçon se dirigèrent vers un petit lac pour essayer d’y tirer quelques-unes des oies qu’ils avaient la veille vues voler par-dessus ; Milton se mit à cueillir des baies d’airelle ; M. O’B., à étudier, et la femme, à raccommoder les morceaux de nos moccasins. La société n’était pas gaie, car nous n’avions pas eu à déjeuner ce matin. M. O’B., fatigué de sa lecture, annonça qu’il commençait à sentir des doutes pénibles sur la foi de Paley et qu’il ne l’étudierait plus. Cependant il n’y put pas tenir et, le soir même, reprenant sa lecture, il recommença à nous apporter son livre à chacun de nos repos avec toute sa régularité précédente. Dans l’après-midi, Cheadle et le garçon retournèrent les mains vides. L’Assiniboine ne tarda pas à rentrer aussi, et, jetant à terre une martre qu’il avait apportée, il nous dit tristement : « J’ai trouvé rien que cela et un homme — un mort. » Il nous indiqua où nous verrions ce cadavre qui n’était qu’à quelques centaines de mètres du camp, et nous partîmes avec son fils pour contempler ce spectacle de sinistre augure. Après ravoir longtemps cherché, nous le découvrîmes au pied d’un grand sapin. Le cadavre était assis, les jambes croisées, les bras autour des genoux et les mains dirigées vers les cendres d’un misérable foyer composé de petits bâtons. Il n’avait pas de tête. Les vertèbres cervicales se projetaient dénudées et sèches ; la peau, brune et ratatinée, s’étendait comme du parchemin collé sur un squelette osseux, au point que les côtes étaient distinctement proéminentes ; la cavité de la poitrine et de l’abdomen était remplie des dépouilles de chrysalides ; et les bras et les jambes ressemblaient à ceux d’une momie. Les vêtements, composés d’une chemise et de jambières de laine accompagnées d’une couverture usée, pendaient encore sur ce cadavre desséché. Auprès du corps étaient une hachette, un sac à feu, une grande marmite d’étain et deux paniers d’écorce de bouleau. Le sac contenait une pierre à feu, un briquet d’acier, de l’amadou, un vieux couteau, et une seule charge de plomb soigneusement enveloppée dans un chiffon. Une ligne à pêcher tordue avec l’écorce du cèdre, inachevée encore, et deux curieux hameçons, faits d’un petit morceau de bois et d’un fil de métal rendu pointu, étaient serrés dans un des paniers ; l’autre contenait quelques oignons sauvages encore verts et poussant des rejetons. À côte du squelette, un amas d’os brisés, qui étaient les fragments d’une tête de cheval, racontaient clairement ce qui s’était passé. Ils étaient cassés en tout petits morceaux. Le malheureux homme, mourant de faim, avait donc prolongé sa vie, autant qu’il l’avait pu, en suçant toutes les parcelles de nourriture qui se trouvaient dans les fragments brisés. Selon les apparences, c’était un Chouchouap des Montagnes Rocheuses, qui, comme nous, avait essayé d’aller à Kamloups, peut-être pour y chercher une femme. Il avait évidemment voulu essayer de prolonger sa vie en pêchant ; mais, avant d’avoir terminé son appareil, la faiblesse ou la maladie l’avait dompté ; il s’était allumé un petit feu, s’était accroupi auprès, et était mort là. Mais qu’était devenue sa tête ? Nous la cherchâmes avec soin en tous sens, inutilement. Si elle était tombée d’elle-même, nous aurions dû la trouver à ses côtés ; et, si un animal avait osé l’enlever, il serait revenu attaquer le corps. Mais elle n’avait pas pu être enlevée de force, comme en témoignait la position du tronc, qui n’avait pas été touché. C’était pour nous un problème insoluble, et nous laissâmes le cadavre comme nous l’avions trouvé, emportant seulement sa hachette dont nous avions besoin, ainsi que son briquet d’acier, sa ligne et ses hameçons, en souvenir de cet étrange événement. Nous rentrâmes au camp, silencieux et pleins de sombres pensées. Notre courage, déjà suffisamment abaissé par la faiblesse de nos corps et par les inquiétudes que nous donnait notre situation, était encore déprimé par cette découverte peu rassurante. Il y avait une similitude frappante entre nous et cet Indien, qui, après avoir tenté de traverser la forêt sans chemin, s’était senti affamé et avait tué son cheval pour s’en nourrir. Le spectacle que nous venions d’avoir sous les yeux nous avait retracé son histoire avec une exactitude incontestable : la faiblesse croissante, la disette sans remède, l’effort pour soutenir la vie qui s’éteignait en suçant des morceaux d’os, enfin la mort par la faim. Nous aussi, nous touchions déjà à cette extrémité d’être obligés à tuer un de nos chevaux. Lors de son départ, cet Indien avait eu sur nous un avantage : celui d’être dans son propre pays ; nous, nous étions des voyageurs sur une terre étrangère. Nous arrivions au dernier acte du drame. Le dénouement en serait-il le même ?


Le squelette d’un Indien.

Chacun de nous ne vit l’avenir que sous son plus terrible aspect, lors de notre conférence ce soir-là, et il fut à l’unanimité convenu qu’on tuerait le Petit Noir au point du jour. Nous fîmes notre roubébou avec la martre et des baies d’airelle ; mais ce souper avait une odeur si puante, si nauséabonde, qu’il était désagréable même à des appétits comme les nôtres, et que ce pauvre M. O’B. n’eut pas la satisfaction de garder ce qui lui avait coûté tant d’efforts à avaler.

De bonne heure, le 9 août, le Petit Noir fut conduit au lieu d’exécution ; mais, bien que tous nous fussions d’accord sur la nécessité de sa mort, nous avions tous des remords sur le sacrifice d’un animal qui nous avait accompagnés à travers tant de fatigues. Cependant L’Assiniboine finit par saisir son fusil et par envoyer à la pauvre bête, derrière l’oreille, une balle qui rabattit. Quelques minutes après, des tranches de chair grillaient sur le feu, et chacun était occupé à tailler de minces bandes de viande pour les conserver. Toute la journée, nous nous gorgeâmes de ce que nous ne pouvions pas emporter, tandis que le reste se séchait sur un large feu. D’abord et d’avance, on avait, il est vrai, douté qu’on pût manger de ce cheval : Milton avait même trouvé que cette chair sentait l’écurie ; mais, au fait, chacun s’en reput avec appétit. Les instants que nous n’employions pas à dévorer, nous les utilisions pour raccommoder nos haillons et nos moccasins qui commençaient à tomber en morceaux. Avant de nous rouler dans nos couvertures, nous couronnâmes les jouissances de cette journée en fumant. Depuis des semaines déjà, nous n’avions plus de tabac, mais nous nous en procurâmes le goût en pilant une ou deux pipes de terre noires et bien culottées, dont nous mêlâmes la poussière au kinnikinnick. Sans doute c’était tuer la poule aux œufs d’or. Aussi, comme le kinnikinnick pur ne pouvait pas contenter nos goûts, nous résolûmes de mettre de côté nos pipes pour des jours plus heureux. Nous nous fîmes même du thé. Il est vrai que ce n’était pas la brune décoction de ce thé noir des Chinois que dégustent les jeunes gens dépensiers, ni ce pâle breuvage dont se contentent les jeunes filles ménagères et bonnes à marier ; nous n’avions que le thé des muskegs à l’usage des Indiens. On le fait avec les feuilles et les fleurs d’une petite azalée blanche qui poussait en quantités considérables dans un sol marécageux, tout près du camp. En somme, cette décoction remplace assez bien le thé et nous en devînmes très-friands. Elle a le goût du thé noir ordinaire, où on aurait mis un peu de séné.

Vers midi, le lendemain, notre provision de viande était desséchée. Il n’y en avait guère ; à peine une quarantaine de livres. Ce cheval était si petit et si maigre ! Il fut donc convenu que nous continuerions à ne prendre qu’un mince roubébou deux fois par jour. Mais nous avions deux haches à présent. L’Assiniboine, dont la main était presque guérie, et Cheadle partirent donc en avant pour ouvrir le passage, et nous rentrâmes dans la forêt, suivant toujours la vallée de la Thompson. Nous retrouvâmes les mêmes difficultés et les mêmes contre-temps qu’auparavant ; les chevaux se montraient aussi vicieux et aussi obstinés que jamais. Heureusement, le temps restait beau et extrêmement chaud. Le second soir après avoir quitté le Camp du Cheval Noir, comme nous appelions le lieu où le Petit Noir avait trouvé la mort, L’Assiniboine, épuisé par un labeur continuel, perdit tout à fait courage. Il déclara qu’il était impossible de se tirer d’un pareil pays et inutile de l’essayer. Comme tous les soirs, nous discutâmes avec anxiété la question du nombre de milles que nous avions faits ce jour-là, et nous nous demandâmes s’il ne se pouvait point que la rivière que nous suivions ne fût pas du tout la Thompson, mais que ce fit un courant inconnu qui nous mènerait dans des difficultés inextricables. Nous exhibâmes notre carte imparfaite ; nous montrâmes à L’Assiniboine que, d’après elle, la Thompson coulait droit vers le sud dans une étroite vallée que les montagnes traçaient jusqu’au fort Kamloups, et que c’était jusqu’ici exactement le cas du cours d’eau sur les rives duquel nous nous ouvrions notre route. Cela lui rendit quelque confiance et, le jour suivant, il travailla avec sa persévérance infatigable. Notre viande séchée, que nous ne prenions qu’en petites quantités, parce que nous continuions à nous tenir à la demi-ration, ne nous donnait qu’une nourriture fort insuffisante. Tout le jour, nous restions horriblement faibles et affamés. Ordinairement nous ne tuions guère que deux perdrix par jour et quelquefois, mais rarement, un foutereau ou une martre. C’était bien peu pour six personnes. Cheadle retrouva alors, dans les débris de nos effets, trois hameçons ; il en fit des lignes, qu’il amorça avec de la viande de cheval, et qu’il tendit le soir. La première nuit, elles nous produisirent trois truites blanches, dont l’une pesait au moins deux livres ; malheureusement, par la suite, bien que nous les tendissions tous les soirs, nous ne rencontrâmes plus une pareille aubaine. De temps à autre, nous prenions un poisson, mais cela n’alla pas à une douzaine dans tout le reste du voyage. Ces poissons avaient les marques des truites saumonnées, mais la tête plus grosse. Ils étaient indolents, couchés au fond des trous les plus grands, ne se souciant ni de mouches ni de vermisseaux, et préférant, comme les autres poissons barbares de ce pays, un appât de viande à un plus délicat. Ils avaient à peu près le goût de la truite ordinaire, mais la viande plus blanche et moins ferme.


Piste perdue en pleine forêt.

Cependant l’aspect de la contrée changeait. Le 12 août, nous entrions dans une région stérile et rocheuse. Les arbres y étaient moins grands, mais poussaient plus dru ; et la surface du sol n’y était plus guère couverte que de mousse et de petits lis peu nombreux. Le ravin se resserrait tout à coup ; ses flancs devenaient escarpés ; et la rivière lançait ses flots puissants et torrentueux par-dessus un lit de gros cailloux. Les arbres tombés gisaient, épais et emmêlés, comme les honchets d’un jeu préparé pour les enfants, Nous ne frayions notre route que pouce à pouce. Cependant nous eûmes la chance, en fait de provisions, de tuer un porc-épic qu’avait découvert le chien Papillon. Nous le trouvâmes délicieux, quoiqu’un peu fors en goût : une épaisse couche de graisse sous la peau égalait presque celle de la tortue, Malheureusement la route était rendue si impraticable, par les escarpements et les rapprochements des montagnes qui descendaient jusqu’au bord de l’eau, que nous étions fréquemment obligés de nous arrêter et d’attendre des heures entières que L’Assiniboine eût découvert un chemin par lequel nous pussions passer. Chaque jour, nous nous attendions à trouver notre marche complétement barrée par quelque obstacle infranchissable. Que ferions-nous alors ! Construirions-nous un radeau ? ou abandonnant nos chevaux, gravirions-nous à pied les hauteurs ? Nous redoutions cette alternative, mais nous ne voulions pas reconnaître que nous finirions par y être réduits. Maintenant nous étions trop avancés pour reculer, même quand nous l’aurions voulu.

Nous fûmes trois jours à longer ces rapides sans jamais être hors de la portée de leurs mugissements perpétuels, qui faisaient mal aux oreilles de M. O’B. Nous leurs donnâmes le nom de Rapides Murchison. Cependant la vallée se rétrécissait toujours ; enfin elle se termina brusquement par un précipice. Nous étions emprisonnés : d’un côté, la rivière ; de l’autre, des hauteurs si escarpées et si embrouillées qu’il nous semblait impossible de les escalader, car cette entreprise avait échoué déjà toutes les fois que nous l’avions tentée ; nous ne pouvions plus avancer ; nous ne pouvions pas reculer. Il ne nous restait qu’à camper et à chercher un moyen de franchir l’obstacle. Les quatre jours précédents, depuis que nous avions quitté le marais, nos chevaux n’avaient pas vu d’herbe ; ces trois dernières journées, ils s’étaient soutenus en mangeant la mousse et les lis qui poussaient entre les rochers. Toute la nuit, ils errèrent çà et là ; ils entraient et sortaient en passant entre nous, ou, si nous étions couchés, en passant par-dessus. Leur agitation eut pour conséquence naturelle que M. O’B. ne put pas non plus dormir et qu’il nous éveilla à chaque instant en sautant sur ses pieds et en chassant les chevaux avec son gros bâton. Les pauvres animaux arrachaient la mousse des rochers ; avant le jour, ils avaient fait disparaître toute la verdure qui était à leur portée. Dès que le soleil se leva, l’infatigable Assiniboine partit à la recherche d’un sentier, tandis que nous chargions les chevaux en attendant son retour. Il arriva une heure ou deux plus tard et nous dit que les difficultés du pays devenaient toujours plus inextricable, mais qu’avec de la prudence nous pouvions faire franchir aux chevaux l’escarpement opposé. Cette nouvelle nous enleva la peur d’être forcés d’abandonner ici nos bêtes et de faire à pied le reste de notre voyage. Il nous fallut conduire les chevaux un par un, pour leur faire grimper en zigzag le flanc de la hauteur, sur des roches moussues et glissantes. Des accidents nous arrivèrent, qui, sans être aussi nombreux que dans quelque autre occasion, peuvent donner l’idée de ceux que nous éprouvions journellement. Tous les chevaux avaient réussi à franchir le dangereux précipice, à l’exception de celui que conduisait Cheadle et de Bucéphale, qui fermait la marche sous la direction de M. O’B. Le zigzag que nous parcourions avait à peu près un quart de mille. Quand Cheadle fut presque arrivé au bout, il se retourna pour voir ceux qui devaient le suivre. Il n’aperçut rien. Laissant là son cheval, Cheadle revint sur ses pas pour découvrir ce qui était arrivé. Il rencontra M. O’B. qui se hâtait de grimper la montagne, sans Bucéphale. « Où est le cheval ? » lui cria Cheadle. — « Oh ! » dit M. O’B., « c’est fini : il est tombé dans le précipice et tué. Facilis descensus, vous le voyez. Il a glissé et est tombé par-dessus. Ἔπειτα πέδονδε κυλίνδετο ἵππος ἀναιδής[100], vous savez. Je ne l’ai plus revu, docteur. Retourner en arrière est parfaitement inutile, je vous l’assure. Ne le cherchez pas. Il est réduit en atomes, brisé en mille pièces ! C’est une chose effroyable, n’est-ce pas ? » Cheadle insista sans se fâcher pour que M. O’B. le ramenât sur le théâtre de l’accident ; ce que celui-ci fit, mais bien malgré lui.

L’endroit où le cheval avait glissé et essayé de se retenir ne fut pas difficile à reconnaître. L’écorce arrachée aux troncs des arbres couchés marquait clairement le lieu de sa chute précipitée. De l’endroit où il était tombé, à la rivière, il y avait bien cent vingt ou cent trente pieds, dont les derniers trente ou quarante formaient une surface perpendiculaire de rocher. Cheadle se glissant doucement regarda par-dessus le bord et aperçut, sur un petit plateau inférieur, Bucéphale tout de son long, à califourchon sur un gros arbre. Celui-ci était soutenu par d’autres arbres, couchés horizontalement assez haut pour que les jambes de l’animal pendissent de chaque côté sans toucher le sol. Cheadle et M. O’B. descendirent vers lui, très-certains qu’ils l’allaient trouver mortellement blessé ; mais, à leur grande surprise, Bucéphale paraissait tout à fait à son aise dans sa nouvelle position. Ils lui enlevèrent son fardeau et, comme M. O’B. refusait de le tirer par la queue sous prétexte que cette tâche était trop périlleuse, Cheadle donna au cheval un vigoureux coup d’épaule qui le fit rouler de son perchoir. Il n’avait aucunement souffert. M. O’B. lui fit franchir les passages les plus difficiles tandis que Cheadle suait sang et eau par derrière à porter, en lieu plus sûr, la charge du cheval. Quand toute chose eut été remise en place, on chemina de conserve ; mais, quelques pas plus loin, l’autre cheval roulait à son tour dans le précipice. Heureusement il vint, avant de tomber au fond, donner contre quelques arbres ; mais il fallut encore décharger celui-ci, porter son faix, le rehisser sur ses jambes et grimper ainsi l’escarpement. Quand on eut rejoint les autres, un de ceux-ci, refusant de sauter par-dessus un tronc qui barrait le passage, recula et tomba dans un vrai puits, formé d’arbres et de rochers. Tous les efforts pour l’en retirer échouèrent longtemps. Nous n’étions là que Milton et Cheadle ; le reste ayant filé en avant. Enfin, au bout d’une heure de travail, Milton courut après les autres, les rattrapa et rapporta une hache. Une autre heure fut nécessaire pour ouvrir une issue au cheval et le recharger. Cependant nous eûmes bientôt retrouvé nos compagnons. Effectivement il n’y avait pas de danger qu’on se séparât de nous par une trop grande distance.

La rivière formait encore une succession de grands rapides. À u bout d’une courte marche, nous nous trouvâmes à un endroit où le ravin, se rétrécissant tout à coup, n’avait plus qu’une cinquantaine de pieds. De grands rochers droits comme des murs s’élevaient de tous côtés. Au milieu d’eux, pendant une centaine de mètres, presqu’à angle droit et, sur une descente brusque, les eaux se précipitaient comme un effroyable torrent et tourbillonnaient autour de grandes roches qui surmontaient l’écume. L’Assiniboine nomma immédiatement ce passage, la Porte d’Enfer. Aucun canot et, à plus forte raison, aucun radeau ne l’aurait traversé ; nous nous félicitâmes donc avec reconnaissance de nous être décidés à faire notre voyage par terre.

Cette nuit, nous campâmes assez près de l’endroit d’où nous étions partis le matin. L’Assiniboine, en marchant sur la pointe des rochers, s’était coupé un pied presque jusqu’à l’os ; car désormais nous marchions à peu près nu-pieds. Il était hors d’état de faire un pas. Profondément découragé, il déclarait que nous ne suivions pas du tout la Thompson et que nous devions nous préparer à une mort misérable ; M. O’B. ne manquait pas d’abonder dans son sentiment ; aussi eûmes-nous besoin d’employer la persuasion, et d’exhiber de nouveau notre carte, pour leur rendre quelque espérance.

Une autre journée pareille à la précédente nous conduisit à l’extrémité des rapides. Mme Assiniboine avait bravement pris la place de son mari et, la hache à la main, elle allait en avant travaillant comme un homme. Nous mangeâmes à souper notre dernier morceau de viande séchée de cheval, bouillie avec les raclures du sac à farine. Il ne nous restait que trois charges de poudre que nous conservions pour un cas d’urgence. Heureusement, L’Assiniboine et son fils, qui se servaient fort adroitement de courts bâtons comme d’armes de jet, pour faire tomber les jeunes oiseaux des branches d’arbres, avaient réussi à nous attraper une paire de perdrix. Pour la première fois depuis deux semaines, si l’on excepte le cadavre de l’Indien, nous avions en ce jour-là le plaisir de contempler des traces humaines. C’étaient de vieux tronçons d’arbres qui avaient reçu des coups de hache ; il est vrai qu’elle étaient déjà presque effacées et recouvertes de mousse. Le lendemain, il plut et il fit froid ; nous nous trouvions assez à plaindre en pataugeant, durant des heures entières, pour traverser un marais à castors où la fougère poussait plus haut que nos têtes, et où des osiers fort grands et emmêlés s’opposaient partout à notre marche. Des mares d’eau stagnante et vaseuse, profondes et perfides, nous obligeaient continuellement à faire des détours. Enfin une rivière, dont les bords étaient couverts d’épaisses broussailles nous barra le passage. Nos recherches ne nous y firent trouver aucun gué. Trempé jusqu’aux os, grelottants, souffreteux, n’ayant rien mangé depuis la veille au soir, nous nous sentîmes près de renoncer à toute espérance, car les peines que nous prenions ne paraissaient aboutir à rien. Nous ne leur apercevions aucun terme.

Notre voyage durait depuis près de trois mois. Il y avait cinq semaines que nous n’avions pas vu un être humain ; et trois, que cette sauvage forêt, qui nous servait pour ainsi dire de tombeau, ne nous avait pas laissé constater qu’elle eût jamais été visitée par l’homme.

Après plusieurs tentatives inutiles pour passer la rivière, L’Assiniboine, sa femme et son fils s’assirent, refusant d’aller plus loin. Il était inutile de discuter avec eux. Nous leur dîmes seulement que nous ne voulions point nous abandonner ainsi au désespoir, sans faire un nouvel effort, et, prenant les haches, nous allâmes recommencer la recherche d’un gué. Enfin nous découvrîmes un bas-fond ; nous nous y frayâmes un passage, et nous conduisîmes les chevaux ; mais la vase était si molle et si profonde, et les rives si encombrées de troncs glissants que nos bêtes n’y pouvaient pas prendre pied et retombaient en roulant dans l’eau. À ce moment, L’Assiniboine, honteux de son inaction, revint nous aider. Les chevaux furent déchargés et nous pûmes les hisser au bord. Mais notre long séjour dans l’eau glaciale, qui nous avait enveloppés jusqu’à la poitrine, nous avait tout engourdis ; la pluie continuait à tomber et, quand nous eûmes fait passer les chevaux, nous campâmes sur un monticule au milieu de cet horrible marais. Il n’y avait alors aucune chance de nous procurer quelque provision. Nous condamnâmes donc un autre cheval et le tuâmes sur l’heure. Comme l’autre fois, nous passâmes deux jours à sécher la viande et à raccommoder nos loques. M. O’B., qui cependant, il faut le reconnaître, s’était considérablement amélioré sous l’influence de ces dures épreuves, était plongé dans le plus profond désespoir. Il nous avoua qu’il prenait Paley en grippe, le regardant comme un disputeur ; sa foi était sapée jusque dans ses fondements ; et, curis ingentibus aeger[101], il se sentait rapidement emporté vers la folie, de laquelle son livre seul l’avait garanti depuis longtemps ; mais maintenant que cette source de force et de consolation lui faisait défaut, il ne voyait aucun moyen de garder sa raison. De fait, nous avions remarqué en lui un véritable changement pendant la dernière semaine. Du plus bavard des hommes, il en était devenu le plus taciturne, et, quoiqu’il observât en compagnie un silence solennel, il se parlait constamment à lui-même, lorsqu’il marchait seul. Cependant, quand un repas abondant de viande fraîche lui eut rendu des forces, il retrouva quelque gaieté ; les Preuves de Paley furent considérées d’une façon plus orthodoxe, la paire de lunettes à un verre reprit sa place accoutumée, Paley fut retiré de la poche de l’habit clérical, et M. O’B. se replongea dans l’étude de la théologie.

Quant à nous, nous discutions ce que nous avions à faire et nous proposions chacun nos projets. Évidemment nos chevaux, déjà presque réduits à l’état de squelette, ne vivraient plus longtemps s’ils ne trouvaient pas à se repaître convenablement. Il y avait plusieurs jours que nous nous attendions à en voir quelqu’un se coucher et succomber à la fatigue. Leurs corps n’étaient plus que des charpentes osseuses recouvertes de peaux ; leurs flancs étaient creux, leurs dos déchirés, leurs jambes ruinées, enflées, saignantes. C’était une bande bonne pour l’équarrisseur. Ils faisaient peine à voir.

On remit en avant l’idée de construire un radeau, car la rivière, qui maintenant coulait paisiblement, était pleine de tentations ; mais nous nous souvenions des Grands Rapides et de la Porte d’Enfer, et nous rejetâmes ce dessein. Ce fut sans doute notre salut, car plus bas nous rencontrâmes encore des rapides fort périlleux. On convint de conserver les chevaux aussi longtemps qu’ils pourraient marcher ; quand ils refuseraient, on les tuerait pour les manger et nous gagnerions le fort Kamloups à pied. L’Assiniboine était à bout de force. Sombre et morose, il laissait parfois échapper des menaces de désertion et nous reprochait amèrement de l’avoir entraîné avec nous dans de pareilles extrémités. Il s’alla camper à part, avec sa femme et son fils, tenant ensemble des consultations fréquentes et significatives ; nous dûmes employer tout ce que nous avions de sang-froid et de patience pour éviter de rompre ouvertement avec cet homme et sa famille.

Mais nous eûmes le bonheur, avant de partir, le matin du 18, d’entendre le croassement d’un corbeau, oiseau qu’on regarde comme de mauvais augure, mais qui, pour nous, était l’indicateur d’une excellente nouvelle, car il proclamait certainement le voisinage d’une région découverte. Enfin, durant cette journée, nos courages furent encore relevés parce que nous pûmes constater des traces laissées par l’homme et qui ne devaient remonter qu’au printemps précédent. C’étaient quelques branches qu’on avait coupées au couteau, comme si on eût voulu s’ouvrir un chemin à travers les buissons.

Il éclata une tempête accompagnée de tonnerre qui nous obligea à camper de bonne heure ; mais, le lendemain, nous découvrions un sentier qui s’améliorait à mesure que nous avancions et, vers le soir, nous trouvions des marques de chevaux. Pendant les deux journées suivantes, le sentier reparut et disparut tour à tour. Il était encore si effacé et si incertain que nous avions peur de nous y tromper après tout ; mais, dans la soirée du 21, nous arrivions à un marais où les empreintes des pieds de cheval étaient très-nombreuses et, sur l’autre bord, où nous campâmes, il y avait un grand cèdre abattu, dont on avait fait un canot. Un arbre portait une inscription, dont les mots bien qu’illisibles paraissaient être anglais. Enfin, à notre immense joie, le lendemain matin, nous tombions sur une voie dont les arbres avaient été publiés ou marqués à la hache depuis longtemps, et de vieilles trappes à martre, rencontrées de distance en distance, nous prouvèrent que nous étions enfin arrivés au bout d’un ancien chemin de trappeurs qui venait de Kamloups. La vallée commençait à s’élargir rapidement, les hauteurs diminuaient, la voie devenait de plus en plus battue et, le 22 à midi, nous poussâmes des cris joyeux au sortir des ténèbres de la forêt où nous avions été si longtemps au cachot, et en entrant dans une belle petite prairie. Devant nous s’étendait un pays libre, ouvert, varié, avec des collines arrondies et des bandes de sol boisé. D’un commun accord, nous nous arrêtâmes. Nous couchant sur le vert gazon, nous nous chauffions au soleil, et nos bêtes en liberté paissaient l’herbe de la prairie dont la fertilité dépassait ce que nous avions vu depuis Edmonton.

Le jour avait un éclat et une beauté admirables. On comprendra le bonheur que nous avions à contempler ce ravissant paysage, si l’on veut réfléchir que, depuis onze semaines au moins, nous avions marché sans relâche et que, depuis un mois, nous avions été perdus dans la forêt, affamés, épuisés de fatigue, presque sans espoir d’en sortir. M. O’B. lui-même, qui s’était remis avec une nouvelle ardeur à l’étude de Paley, leva les yeux de dessus son livre par intervalles et s’aventura à exprimer l’espérance qu’après tout nous pourrions bien échapper aux dangers. Il daigna nous donner des conseils sur la conduite que nous avions à suivre dans les circonstances qui s’annonçaient plus favorables.


CHAPITRE XVI.


Nous avons retrouvé un chemin. — Quel en est l’effet sur nous et sur nos chevaux. — Aspect modifié du pays. — Fruits sauvages. — Les marques de l’homme deviennent plus fréquentes. — Notre enthousiasme à la rencontre de nos semblables. — Nouvelle disette. — M. O’B. découvre Caliban. — Sa conduite affectueuse envers lui. — Camp des Indiens. — Information relative à Kamloups. — Trafic pour vivre. — Rivière Eau-Claire. — Passage de la Thompson. — Baies de lis. — M. O’B. et L’Assiniboine en viennent aux mains. — M. O’B. s’enfuit dans les bois. — Il accuse L’Assiniboine d’une tentative d’assassinat. — Troc pour des pommes de terre. — Encore des Chouchouaps. — Du café et des pipes ! — Coutume curieuse de la tribu. — Kamloups est en vue. — En avant ! au fort ! — M. O’B. prend ses jambes à son cou. — Le capitaine Saint-Paul. — Quel souper ! — Comment nous recevra-t-on ? — Notre apparence ne parle pas en notre faveur. — Fin de nos tourments. — Repos.


Enfin, le chemin était bien tracé, bien battu. Quand nous eûmes passé la petite prairie, nous pûmes avancer rapidement. Nos chevaux aussi enchantés que nous par ce changement agréable, s’emportaient même quelquefois jusqu’au trot, bien que leur apparence décharnée nous donnât lieu de redouter qu’en se secouant ils ne s’en allassent en morceaux. Cependant la rivière ne tarda pas à recommencer ses rapides, et une sombre montagne, courant à l’est et à l’ouest, s’éleva devant nous comme si elle fermait la vallée. Mais les alentours avaient pris l’aspect californien. C’était comme une lithographie imprimée en couleurs : des boursouflures arrondies, brunies par des touffes d’herbes[102], et garnies de pins jaunes, espacés. Les collines, plus sablonneuses, étaient couvertes de petits sapins, et il y poussait en quantité des baies d’airelle aussi grosses que les grains de raisin en Angleterre, et d’un goût délicieux. Çà et là, des cerisiers sauvages et des ronces, garnies de grosses senelles noires, nous fournissaient une nourriture agréable quoique insuffisante. Le 23, dans notre impatience de gagner Kamloups, nous étions debout avant le jour. Nous traversions un pays charmant, sur un chemin facile comme celui de la veille, et nous nous ébattions en plein soleil. Vers midi, les indications de la présence de l’homme devenaient plus fréquentes. Nous découvrîmes l’empreinte d’un moccasin dans le sable de la rive et nous aperçûmes du côté opposé un vieux canot. Tout à coup un frôlement se fit entendre dans les buissons, sur la route que nous suivions, et aussitôt nous vîmes sortir un Indien, après lequel marchait sa squau, portant un enfant à dos. C’étaient les premiers êtres humains que nous avions rencontrés depuis notre départ de La Cache de la Tête-Jaune. Dieu sait quel accueil nous leurs fîmes. Quelles véhémentes poignées de main, quels éclats de rire, que de questions incompréhensibles ! L’homme en était stupéfait. Évidemment il connaissait le mot Kamloups. Nous donnâmes à ses signes l’interprétation que nous ne tarderions pas à rencontrer d’autres Indiens et que nous pourrions atteindre Kamloups cette nuit même. Nous pressâmes donc notre marche pendant dix à douze milles encore, mais sans trouver aucun indice du fort et sans rencontrer aucun autre Indien. Ce soir-là, nous mangions notre dernier morceau de cheval séché ; mais nous avions pris la résolution d’essayer d’obtenir quelque nourriture des autres Indiens que nous espérions rencontrer bientôt. Le 24, à midi, nous entrions dans une autre belle petite prairie, où des sentiers aboutissaient de toutes les directions, et se joignaient à notre chemin. Nous venions de traverser une rivière basse et claire, à laquelle nous avions donné le nom de Wentworth, quand nous entendtmes derrière nous M. O’B. crier et appeler à lui Cheadle. Nous nous arrêtâmes et le vîmes venir, tenant par la main, d’un air affectueux, l’Indien le plus hideux, le plus repoussant que j’eusse jamais vu. Il n’avait pour vêtement qu’une paire de culottes en guenilles ; sa peau était sale et sa figure tout à fait diabolique : du milieu de son vaste visage, s’élevait un nez enflé et raboteux, sa bouche était béante comme les portes de la Gehenne et ses yeux avaient un regard louche et malfaisant. Ce monstre, ce Caliban, comme nous l’appelâmes du premier abord, était suivi d’un individu plus jeune, dont l’apparence était plus favorable ; mais M. O’B. ne lui prêtait aucune attention, et toujours présentant Caliban, il s’écriait : « Voyez, milord ! voyez, docteur ! si, après tout, je n’ai pas été l’instrument de votre salut. » Il jacassait incessamment avec son nouvel ami, lui frappait familièrement sur l’épaule et le regardait dans les yeux avec un sourire enchanteur. Les deux Indiens nous ayant fait signe de les suivre, nous entrâmes avec eux dans une petite clairière. Il y avait là deux femmes et quelques enfants assis autour d’un feu où l’on faisait cuire quelques baies dans un pot de fer. Dès que nous eûmes nommé Kamloups, ils s’écrièrent : « Aiyou beaucoup, beaucoup ; aiyou thé, aiyou tabac, aiyou saumon, aiyou whisky, Kamloups ! » D’où nous conclûmes que nous trouverions là une abondance de bonnes choses. L’Assiniboine demanda par signes combien de temps il nous faudrait pour atteindre Kamloups ; le plus jeune des Indiens répondit en marchant vite et en se couchant successivement quatre fois ; ce qui voulait dire qu’à bien marcher nous mettrions quatre jours pour y arriver. Ensuite ces Indiens nous offrirent une portion de leurs baies, que nous mangeâmes très-volontiers et nous apportèrent deux lapins, pour l’un desquels M. O’B. donna une chemise en lambeaux, et dont nous achetâmes l’autre pour quelques aiguilles et un peu de petit plomb. Nous revîmes aussi le vieux Chouchouap que nous avions rencontré la veille ; il était tout en sueur et tout épuisé de la peine qu’il s’était donnée pour nous rattraper. Il repartit en nous reconnaissant, mais il revint bientôt nous offrir des pommes de terre. C’était pour nous les vendre qu’il s’était tant hâté. Mme Assiniboine nous surprit en présentant une bonne et propre chemise de toile qu’elle avait réussi à conserver pour son mari au milieu de notre ruine et elle l’échangea contre les pommes de terre du vieil Indien, qui passèrent ainsi en notre possession. Nous étions si affamés, que nous en mangeâmes plusieurs toutes crues. Quand le reste fut cuit avec les lapins, nous fîmes un fameux repas. Les Indiens consentirent ensuite à lever leur bivouac et à nous accompagner ; le plus jeune marchait avec nous, Caliban conduisait dans deux canots la femme et les enfants. Il nous attendit avec eux sur un grand affluent qui venait de l’ouest se rendre à la Thompson ; c’était la rivière Eau-claire ; nous passâmes sur la rive méridionale dans les canots et nous y campâmes pour la nuit.

Le lendemain matin nous rencontrâmes sur notre route les cadavres de deux Indiens, un homme et une femme, qui se corrompaient au soleil. Ils étaient étendus côte à côte, sous une couverture et ayant autour d’eux tous leurs effets auxquels personne n’avait touché. Nous eûmes par la suite plusieurs de ces horribles spectacles, résultats, suivant ce que nous apprirent nos amis Chouchouaps, d’une grande mortalité qui était tombée sur les Indiens. Plus tard on nous dit que cette mortalité était causée par les ravages de la petite vérole. À midi, nous trouvâmes Caliban qui nous attendait, en compagnie de ses dames, pour nous transporter sur la rive orientale de la Thompson que la route suivait désormais. Avant d’effectuer notre passage, nous dînâmes avec eux. Le repas se composait du fruit d’une espèce de lis, qui rappelait beaucoup le goût de la baie que l’if produit. Nous le trouvâmes délicieux ; mais, comme nous en avions mangé sans modération, tant cru que cuit, il nous donna des coliques abominables.

Une fois la rivière traversée, Milton et Mme Assiniboine acceptèrent l’invitation que les Indiens leur faisaient de venir avec eux dans leurs canots, tandis que le reste de la troupe conduisaitles chevaux le long de la rivière. Cheadle ne tarda pas à être pris de crampes très-douloureuses à l’estomac, accompagnées de nausées et de vomissements. Il fut contraint de s’arrêter et de rester en arrière. Deux heures durant, il se tint assis sur un tronc et dans un pitoyable état ; après quoi, il se traîna avec difficulté à la suite des autres. Il les rejoignit au pied d’une motte escarpée et rocheuse, à laquelle nous donnâmes le nom de la Motte Assiniboine[103], à cause d’un accident qui nous y arriva.

Le chemin gravissait cet escarpement par un tortueux zigzag. On y menait les chevaux un à un ; car on n’avait pour marcher qu’une étroite corniche, montant le long de la face perpendiculaire du rocher presque jusqu’au sommet et descendant aussi rapidement de l’autre côté. Cheadle venait le dernier faisant faire à son cheval cette périlleuse ascension. Arrivé au sommet, il entendit de grands cris et s’aperçut qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire parmi ceux qui le précédaient. Cependant tout rentra promptement dans le silence et, quand il fut parvenu au but, il vit que personne ne l’y avait attendu. Comme la nuit tombait rapidement et que le chemin traversait un bois épais, Cheadle hâta le pas et rencontra bientôt L’Assiniboine et son fils au repos, car ils ne pouvaient plus distinguer le sentier. Ils étaient sans provision ; cependant ils n’avaient qu’un parti à prendre : celui de camper sur place en abandonnant le projet convenu de rejoindre la compagnie qui était dans les canots. Mais, peu après, il passa par la tête de Cheadle que M. O’B. était absent. Interrogé sur ce qu’était devenu M. O’B., L’Assiniboine parut déconcerté par la question et répondit assez confusément : « Il est bête ! il m’avait querellé et puis s’est sauvé. » Cheadle le pressa davantage et apprit enfin que le vieux avait fait perdre patience à L’Assiniboine par la façon dont il conduisait les chevaux ; qu’il avait reçu de lui un coup de poing et que, plein de terreur, il avait pris la fuite et avait disparu sous les arbres.

La nuit était des plus sombres, le bois fort épais et le sentier indistinct. Or, M. O’B. avait l’habitude de perdre même en plein jour un chemin bien ouvert. Cheadle se trouva donc fort inquiet sur son compte. Cependant, comme il était parfaitement inutile de se mettre à sa recherche avant le lendemain matin, on se borna à se coucher sans souper ; ce que firent aussi les chevaux. Sur ces entrefaites, le canot avait transporté Milton dans une petite prairie où se trouvaient plusieurs champs de pommes de terre appartenant aux Indiens. Caliban et ses compagnons y trouvèrent de quoi préparer un souper copieux, auprès duquel ils attendirent longtemps L’Assiniboine et Cheadle. Pourtant, comme ceux-ci ne paraissaient pas, on soupa sans eux et on se roula dans les couvertures. Un peu avant l’aube, Milton, qui dormait d’un profond sommeil, fut réveillé par quelqu’un qui le secouait en lui disant : « Milord ! milord ! levez-vous immédiatement : il est arrivé un événement très-grave. » Milton, reconnaissant cette voix chevrotante et ne pouvant pas comprendre comment M. O’B. se trouvait seul, là, à cette heure de la nuit, s’assit et prêta l’oreille.

« Milord, dit M. O’B., j’accuse L’Assiniboine de tentative de meurtre contre ma personne. Nous avions quelque embarras au sujet des chevaux, et, ne sachant quel remède y apporter, je me tenais à l’écart comme spectateur. Alors L’Assiniboine, avec l’expression la plus diabolique, est venu à moi et m’a, de propos délibéré, déchargé sur la tête, avec le dos de sa hache, un terrible coup. Quoique étourdi, j’ai réussi à me sauver dans le bois et je ne me rappelle pas grand’chose, si ce n’est d’avoir erré çà et là dans mon égarement. Hic mihi nescio quod trepido male numen amicum confusam eripuit mentem[104]. J’ai aperçu un feu et je vous ai trouvé auprès : Vous le savez, milord : je vous avais averti ainsi que le docteur, à Edmonton, du dangereux caractère de l’homme auquel vous vouliez vous confier. C’est un scélérat. J’irai, dès qu’il fera jour, à Kamleups me procurer un ordre d’arrestation contre L’Assiniboine, lors de son arrivée.

Milton ne put pas s’empêcher de rire de sa précipitation et de son effroi ; il lui dit qu’il faisait nécessairement erreur sur les intentions meurtrières de L’Assiniboine, qui, s’il l’avait frappé comme il le disait, l’aurait certainement empêché de s’enfuir. Une heure ou deux plus tard, Cheadle étant arrivé avec ses compagnons, nous interrogeâmes L’Assiniboine et sa prétendue victime. L’occiput de M. O’B. ne présentait qu’une petite bosse pour toute trace du méfait, et nous en conclûmes qu’au fond le récit de la querelle, tel que le faisait L’Assiniboine, était exact. Nous grondâmes notre homme sévèrement en l’avertissant du danger que pourrait lui faire courir une pareille conduite dans le pays où nous arrivions ; quant à M. O’B., nous lui représentâmes l’absurdité de son accusation, mais sans pouvoir l’en convaincre. M. O’B. n’osa plus nous quitter d’un pas et se rendit extrêmement ridicule par l’attention avec laquelle, redoutant le renouvellement des hostilités, il surveillait tous les mouvements de L’Assiniboine. Ce matin, Caliban nous apporta un boisseau de pommes de terre pour lequel nous lui donnâmes la selle brodée à l’indienne de Milton et un gilet qui était le seul effet que M. O’B. pût encore troquer. Ici Caliban et sa famille nous firent leurs adieux ; mais le jeune Indien et sa femme consentaient à nous guider jusqu’en vue de Kamloups.

Le lendemain nous rencontrâmes plusieurs Indiens. À première vue, nous les primes pour des Mexicains, tant ils nous rappelaient peu les Peaux-Rouges de la Prairie orientale. Ils avaient les caractères d’une race asiatique plutôt que ceux de la race européenne qu’on retrouve dans les traits beaux et hardis du véritable Indien de l’Amérique du Nord. Leur taille était plus forte et plus ronde, leur nez plus petit et moins saillant, leur teint plus foncé et moins transparent. Leurs chevaux avaient des selles et des harnais de travail mexicain ; leurs brides étaient garnies d’une innombrable quantité de clochettes. Ils nous régalèrent de café et de tabac. Quelle jouissance après six semaines de privation ! Dans l’après-midi du 28, notre guide nous quitta, après nous avoir montré dans le lointain une chaîne de hauteurs qui marquait la place de Kamloups, et nous avoir donné à comprendre que nous pouvions y être rendus avant la nuit. Cet homme s’était fort bien comporté envers nous, et nous lui fîmes cadeau du fusil de L’Assiniboine. Plus tard, on nous apprit qu’il n’osait pas se retrouver avec le reste de sa tribu, près du fort, parce qu’il avait encouru un grave châtiment en manquant ouvertement aux coutumes des Chouchouaps. Chez ceux-ci, à ce qu’il paraît, comme chez les Juifs, la loi veut que, si un homme meurt sans enfants, son frère épouse la veuve. Or notre ami avait enlevé et épousé une veuve aux dépens de son beau-frère, qui avait juré de s’en venger. L’offenseur redoutait la rencontre de l’offensé.

Nous marchions en plein soleil, malgré nos fatigues, notre faiblesse et les blessures de nos pieds ; néanmoins, la nuit arrivait sans que nous eussions vu le terme de notre voyage. Nous étions encore sous l’influence de ces malheureuses baies qui nous avaient rendus malades. Enfin nous nous trouvâmes si harassés que, nous rendant à l’avis de L’Assiniboine, nous résolûmes de courir en avant sur nos chevaux, le laissant nous suivre plus lentement. Par bonheur, le bon pâturage que nous avions rencontré ces derniers jours avait rendu aux chevaux assez de vigueur pour que deux d’entre eux pussent porter des cavaliers. Nous partîmes donc, obtenant, de nos squelettes de coursiers assez difficilement, un temps de galop. M. O’B., dans son désir de se mettre sous la protection de la loi, avait pris les devants. Lorsqu’il nous vit passer, il courut après nous en criant : « Milord ! ne m’abandonnez pas ! Docteur ! attendez-moi ! Laissez-moi aller avec vous ! » Mais, sans pitié pour lui, nous galopions. Chaque fois que nous regardions en arrière, nous voyions M. O’B. courir encore de toutes ses forces, par crainte que le sanguinaire Assiniboine ne le rattrapât. Nous entrâmes dans une plaine sablonneuse que semblait terminer une chaîne de hauteurs courant de l’est à l’ouest. C’est là que devait être Kamloups. Nous allions talonnant les flancs de nos bêtes, criant pour les exciter. Cependant, chaque fois que nous nous retournions, nous apercevions encore M. O’B. dans la pénombre du crépuscule, cherchant à nous suivre avec une vigueur qui ne se lassait point. Enfin, malgré la nuit tout à fait tombée, nous entrevoyons une maison. Nous y galopons ; nous sautons hors de selle et, livrant nos chevaux à eux-mêmes, nous entrons dans une espèce de cour où plusieurs Indiens et métis venaient de terminer un souper dont les restes chargeaient encore une nappe étendue à terre et autour de laquelle ils étaient assis tout à l’heure. Un vieil Indien s’avance et, dans un jargon mélangé de français, d’anglais et de chinouk[105], se présente à nous sous le nom du capitaine Saint-Paul et nous demande qui nous sommes. Nous lui répondons que nous venons de passer par les montagnes, que nous mourons de faim et que nous le prions de nous donner à manger aussi vite que possible. « Vous en aurez abondamment et tout de suite, dit-il, mais vous devez payer une piastre chaque. — Même si ce repas devait coûter cent dollars par tête, servez-nous-le, » fîmes-nous d’un air insouciant. Peu après, nous étions à dévorer un plat graisseux de lard et de choux, avec de délicieux gâteaux, et à boire copieusement ce thé, objet de nos longs désirs. Nous venions de commencer quand arriva M. O’B. hors d’haleine mais plein de force encore ; il se jeta sur ces friandises avec la même voracité que nous. C’était sans doute le seul de notre troupe qui fût capable d’accomplir, comme il venait de le faire, trois ou quatre milles en courant. Une heure après, L’Assiniboine nous amenait nos chevaux et prenait sa part des jouissances d’un repas illimité. Nous absorbâmes une quantité de gâteaux qui étonna même les Indiens, quoique leurs vues à cet égard ne manquent pas de largeur. Dans la soirée, arrivèrent, du fort Kamloups, M. Martin et plusieurs autres personnes, qui venaient assister à un bal que des métis devaient donner ce jour même à Saint-Paul. M. Martin nous reçut avec beaucoup de politesse et nous invita à nous loger chez lui le lendemain. Cette hospitalité si confiante nous étonna ; car en vérité nous formions une compagnie aussi déguenillée et aussi peu présentable que possible. Nous n’avions pour vêtements que des haillons ; les jambes du pantalon de Milton étaient arrachées jusqu’aux genoux ; celles du pantalon de Cheadle étaient déchirées en lambeaux ; nos pieds n’avaient pour chaussures que des restes de mocassins ; nos figures étaient hâves et farouches ; nous n’avions pas été rasés depuis plusieurs mois ; notre chevelure longue était emmêlée ; nous ne possédions aucune preuve de notre identité, dans un pays où notre apparence était fort peu propre à inspirer la confiance ou l’amitié. Cependant on accorda une foi immédiate à nos récits, et nos souffrances se trouvèrent terminées. — Enfin !



CHAPITRE XVII.


Kamloops. — En quoi consiste le vrai bonheur ? — Le fort et ses environs. — Ce qu’étaient devenus les émigrants qui nous avaient précédés. — Catastrophe aux Grands Rapides. — Fin horrible de trois Canadiens. — Cannibalisme. — La route est facile par le défilé de La Cache de la Tête-Jaune. — Routes diverses à partir de là. — Le chemin, par ce défilé, a des avantages sur ceux qui sont plus au sud. — Grande route de l’avenir à l’Océan Pacifique. — Retour de M. Mac Kay. — M. O’B. se sépare de nous. — Les meurtriers. — Les Chouchouaps de Kamloups. — Leurs différences avec les Indiens qui sont à l’est des Montagnes Rocheuses. — Mortalité. — Les morts ne sont pas enterrés. — Départ de Kamloups. — Nous arrivons à la route carrossable qui conduit aux Mines. — Étonnement de la famille Assiniboine. — Terrasses remarquables de la Thompson et du Fraser. — Leur grande étendue. — Elles contiennent de l’or. — Leurs rapports avec le bunch-grass. — La route le long de la Thompson. — Bac de Cook. — Le meurtrier noyé. — Rareté des crimes dans la Colombie Britannique. — La route la plus extraordinaire au monde. — L’ancien sentier. — Les Indiens porteurs. — Façon indienne de prendre le saumon. — Tombes ornées. — Grand paysage des Cagnons. — Explication probable de la formation des terrasses. — Yale. — Hope et Langley. — New-Westminster. — Nous retrouvons M. O’B. — Mont Baker. — Les îles du golfe de Georgie. — Victoria dans l’île Vancouver.


À notre lever, le 19 août, le soleil était déjà assez haut. Nous fîmes un bon déjeuner et nous nous rendîmes à Kamloups, qui est situé sur la rive opposée. M. Martin et M. Burgess, qui administraient en l’absence du négociant en chef, M. Mac Kay, nous reçurent avec la plus douce hospitalité. La première chose que nous fîmes après notre arrivée ce fut de nous procurer au magasin des vêtements complets pour chacun de nous ; puis, nous rendant à la rivière, nous y prîmes un bain délicieux. Nous jetâmes nos guenilles dans la Thompson et revêtîmes nos nouveaux habits. Alors nous pûmes, tout à notre aise, jouir de l’otium cum dignitate[106], et, en fumant nos bienheureuses pipes, nous enquérir des nouvelles, non pas du jour, mais de l’année écoulée. Depuis que nous étions hors du monde, il s’y était passé de grands événements. C’est alors que nous eûmes les premières nouvelles du mariage du prince de Galles, de l’insurrection polonaise, des probabilités de guerre entre le Danemark et la Prusse, et des progrès qu’avait faits la guerre civile d’Amérique. Ce plaisir que nous éprouvions à connaître ce qui s’était passé ne venait pourtant qu’au second rang. Quel est le comble du bonheur ? Nous le dirons après mûre réflexion, tout en sachant bien quel mépris cet aveu nous vaudra. Excellent philosophe, c’est la vérité ; chère madame, malgré vos lunettes et votre esprit fort, malgré vos bas d’azur, c’est la vérité : le comble du bonheur sur la terre, c’est de boire et de manger ! Allons ! soyez calmes, dévots aigris, ecclésiastiques sans charité, vous tous qui méprisez la chair et le corps ; soyez doux, vertueux magistrats, qui avez à juger des misérables dont la faim a fait le crime. Croyez à des gens qui en ont l’expérience. Dans notre grande ville de Londres, des milliers d’individus qui ont faim chaque jour seront de notre avis. Même quelques aldermen, un ou deux évêques bien nourris, nous soutiendront par principe. Ne nous parlez pas des plaisirs de l’esprit : la bouche et l’estomac, voilà les passages par lesquels s’introduit en nous le vrai bonheur. Côtelettes de mouton, pommes de terre, pain, beurre, lait, pudding au riz, thé et sucre ! qu’on mette ces délicatesses en comparaison avec la viande de cheval séchée, l’eau, les bêtes puantes ou l’absence complète de nourriture ! Cependant l’abondance des repas ordinaires du fort ne suffisait pas à nos ventres affamés. Nous avions l’art d’y intercaller trois repas de plus. Nous nous levions avant tous les braves gens de Kamloups et allions déjeuner avec M. et Mme Assiniboine qui demeuraient tout à côté dans une tente, et nous les retrouvions secrètement entre le déjeuner et le dîner, entre le dîner et le souper. Si nous cessions de manger, ce n’était pas faute d’appétit ; mais faute de place. Cet actif traitement ne tarda pas à grossir nos corps amaigris et, trois semaines après notre arrivée, Cheadle découvrait avec étonnement qu’il pesait quarante et une livres de plus !

Le fort que la Compagnie de la Baie de Hudson possède à Kamloups est situé sur la rive méridionale de la Thompson, à quelques centaines de mètres en aval du confluent de ses bras du nord et du sud. En face du fort, les deux courants coulent encore distincts, bien que dans un lit commun. La rivière du nord, nourrie par la fonte des glaciers, a des eaux troubles qui contrastent avec les eaux limpides de l’autre, comme celles du Missouri après leur jonction avec celles du Mississipi. La branche chouchouape de la Thompson, celle qui vient du sud, tourne à l’ouest, entre dans le lac Chouchouap et suit la m_me direction jusqu’à Kamloups, en amont duquel ses eaux sont troublées par leur mélange avec celles de la Thompson du nord. Sept milles plus bas, la rivière tombe dans le lac Kamloups, d’où elle sort épurée, éclaircie, pour aller se perdre à Lytton dans le cours torrentueux et bourbeux du Fraser.

Les environs de Kamloups ont ce caractère californien que nous avons déjà décrit. Des collines rondes, couvertes de bunchgrass et de sapins clair-semés, s’élèvent de toutes parts Les pâturages y sont très-étendus et très-fertiles ; de grandes bandes de chevaux, des troupeaux considérables de bêtes à cornes et à laine y sont entretenus par la Compagnie de la Baie de Hudson. Durant notre séjour à Kamloups et dans les courses que nous fîmes ensuite dans la Colombie Britannique, nous avons rencontré plusieurs des émigrants qui avaient traversé les montagnes l’année précédente et nous avons appris l’histoire de leurs aventures. On se rappelle que le corps principal, arrivé le premier, La Cache de la Tête-Jaune, s’y divisa : les uns y firent de grands radeaux pour descendre le Fraser, les autres allèrent chercher les sources de la Thompson septentrionale. Ceux qui descendaient le Fraser, après beaucoup de mécomptes et de souffrances, finirent par atteindre l’endroit où tombe la Quesnelle. Ils avaient perdu un des leurs qui fut emporté par une maladie qu’avaient causée les intempéries, les fatigues et les privations. Quant à ceux qui suivaient la Thompson, au nombre d’une soixantaine, après avoir vainement essayé de se frayer un chemin vers le Caribou, ils avaient tourné au sud pour s’efforcer de gagner Kamloups.

En peu de jours, leurs provisions avaient été épuisées, et leur marche avait été si lente et si difficile qu’ils avaient abandonné de désespoir le projet de suivre la route de terre. Au Camp de la Tuerie, ils tuèrent leurs bœufs, en firent sécher la viande, construisirent de grands radeaux et s’embarquèrent en abandonnant tous leurs chevaux dont ils avaient quarante ou cinquante.

L’Assiniboine avait bien interprété leurs traces. Tout alla bien pour les voyageurs jusqu’aux Grands Rapides. Ceux qui montaient les radeaux de tête n’aperçurent le danger que lorsqu’il n’était plus temps de l’éviter. En dépit de tous If un efforts, les radeaux furent engloutis dans les rapides et beaucoup de ces malheureux y trouvèrent la mort. Ceux qui suivaient, avertis à temps par le sort de leurs compagnons, réussirent à gagner le bord en sûreté. Il leur fallut ensuite s’ouvrir un passage le long de cette rive remplie de précipices où nous avions rencontré de si grands obstacles ; mais, comme ils avaient débarqué sur la gauche et que nous étions sur la droite, nous ne trouvâmes plus leurs traces. Lorsqu’ils furent arrivés à l’extrémité de ces grands rapides, que nous avons nommés les Rapides Murchison, ils construisirent de nouveaux radeaux, et réussissant à franchir sans encombre les chutes moins considérables, ils arrivèrent à Kamloups dans un déplorable état.

La troisième bande se composait de cinq Canadiens, trois frères du nom de Rennie et deux autres qui s’appelaient Helstone et Wright. Elle avait passé plus tard dans l’automne au col de La Cache et y avait obtenu des canots pour descendre le Fraser. Les Chouchouaps de La Cache avaient retrouvé les canots sens dessus dessous et tous les effets de ces aventuriers dispersés sur le rivage au-dessous de quelques rapides ; ils en avaient conclu que toute la bande avait été noyée. Il n’en était rien. Trois de ces malheureux étaient réservés à un sort plus horrible. Nous apprîmes que, croyant traverser avec plus de sécurité les rapides, ils avaient attaché les deux canots l’un à l’autre, et que, malgré cette précaution, les canots avaient été engloutis. Deux des Rennie réussirent à gagner le bord ; les trois autres hommes, à s’accrocher à un rocher qui était au milieu du torrent. Ceux-ci, pendant deux jours et deux nuits, restèrent exposés au froid du commencement de l’hiver, sans une parcelle de nourriture, avant que leurs compagnons eussent pu les délivrer. Enfin une corde fut lancée sur le rocher et les hommes attirés à la rive, à demi morts de faim et de froid. Ils étaient dans un tel état qu’ils ne pouvaient pas aller plus loin. Les deux Rennie leur coupèrent une provision de bois pour faire du feu, et, leur laissant le misérable reste de leurs denrées, partirent à pied pour aller chercher des secours au fort George, dont ils ne se croyaient pas à plus de six jours de distance ; mais ils s’étaient trompés. Ils eurent à traverser du forêts épaisses et encombrées, et la neige était devenue considérablement profonde avant qu’ils fussent arrivés au fort George, à moitié gelés et se mourant de faim et de fatigue, après vingt-huit jours de route. On envoya immédiatement des Indiens au secours des malheureux laissés en arrière ; mais ils rentrèrent au fort quelques jours après, déclarant que la profondeur de la neige les avait empêchés d’avancer. Cependant d’autres Indiens retrouvèrent plus tard les abandonnés. Helstone et Wright vivaient encore ; mais la faim leur avait enlevé la raison et ils avaient tué Rennie. Quand on les découvrit, ils l’avaient mangé, à l’exception de ses jambes, dont chacun tenait une à la main, et la déchirait à belles dents et toute crue. Ils étaient couverts de sang. Les Indiens voulurent leur allumer du feu ; mais les deux cannibales, tirant leurs revolvers, eurent l’air si féroce et si enragé que les Indiens prirent la fuite, les abandonnant à leur sort et n’osant jamais retourner près d’eux. Le printemps suivant, un parti de mineurs, qui se rendait à la Rivière de la Paix, fut guidé par les Indiens vers l’endroit où l’on avait vu la dernière fois ces misérables. Des ossements furent trouvés empilés. Un des crânes avait été brisé d’un coup de hache et beaucoup des os portaient les marques des dents. Le troisième squelette manquait encore. On le retrouva à quelques centaines de mètres plus loin. Il avait aussi le crâne fracassé d’un coup de hache ; les vêtements avaient été enlevés au cadavre, qui était peu décomposé. On pouvait, sans se tromper, interpréter de semblables signes. Le dernier survivant avait tué son compagnon de crime et l’avait mangé, comme le prouvaient ces os rongés, soigneusement empilés en tas. À son tour, il avait été tué probablement par des Indiens, en possession desquels on retrouva la plupart de ses effets.

La quatrième bande d’émigrants, celle des trois hommes qui ne nous avaient précédés que de quelques jours dans la traversée des montagnes et qui avaient descendu le Fraser en canots sous la direction des deux vieux Chouchouaps de La Cache, était parvenue au fort George sans trop de mauvaises aventures.

Tandis que nous prenons nos aises à Kamloups, nous pouvons à loisir examiner la question de la possibilité de faire une route qui passe les montagnes par le col Leather ou de La Cache de la Tête-Jaune. Quand on connaîtra mieux les ressources et les besoins de la Colombie Britannique, personne, à notre avis, n’hésitera à croire à la nécessité d’ouvrir une communication entre les deux versants, l’oriental et l’occidental, des Montagnes Rocheuses, ni aux avantages que procurera la construction, sur le territoire anglais, de cette route allant d’un océan à l’autre. Aujourd’hui nous nous bornons à vouloir montrer qu’une route peut être facilement construite par le col de la Tête-Jaune, et qu’elle serait, à beaucoup d’égards, supérieure à d’autres plus connues jusqu’à ce jour. D’abord nous pouvons, sans crainte d’être démentis, regarder les deux endroits où se trouvent des rochers et des précipices comme des obstacles sans importance en comparaison de ceux que la science de l’ingénieur a si heureusement surmontés dans la construction de la route qui suit le Fraser, et conséquemment nous affirmons qu’elle ne nécessitera aucun travail d’art bien considérable. Entre la colonie de la Rivière Rouge et Edmonton, sur un parcours de huit cents milles, il existe déjà une excellente voie carrossable et le chemin traverse un pays fertile qui ressemble à un parc. Entre Edmonton et Jasper-House, pendant quatre cents milles environ, le sol est légèrement onduleux, partout couvert d’épaisses forêt et a ses vallons continuellement marécageux. On peut supposer, presque avec certitude, qu’une meilleure voie que celle qu’on suit aujourd’hui doit être trouvée sur les terrains plus élevés : les premiers pionniers de la Compagnie de la Baie de Hudson ont pris d’abord par les marais, attendu que leur marche y était moins embarrassée, les arbres s’y trouvant plus clair-semés. De Jasper-House à La Cache de la Tête-Jaune, le col, qui, durant cent ou cent vingt milles de longueur, traverse la chaîne principale des Montagnes Rocheuses, consiste en une vaste brèche, allant presque de l’est à l’ouest, et offrant une route toute naturelle, où il n’y a d’autre obstacle que celui que forment les arbres. Excepté l’Athabasca et le Fraser, toutes les rivières sur ce parcours, même pendant les grandes eaux, sont petites et guéables. La montée à la ligne de faîte est si graduelle qu’elle en est presque insensible ; elle ne s’élève qu’à trois mille sept cent soixante pieds anglais au-dessus du niveau de la mer[107] ; et la descente du côté du versant occidental, bien que plus rapide, est aisée et sans escarpement. De La Cache, la route pourrait être dirigée presque en droite ligne dans le Caribou à Richfield, qui est à l’ouest : l’extrémité occidentale du col de La Cache de la Tête-Jaune est à 52° 58′ de latitude septentrionale[108]. et Richfield est situé environ à 53° 3′ 9″ de la même latitude[109]. Il est vrai que le pays qu’on doit traverser est montagneux et couvert de forêts épaisses ; mais la distance n’est que de quatre-vingt-dix milles, suivant l’évaluation récente qu’en a faite le docteur Rae, ce qui s’accorde avec les six journées de marche dont avaient parlé les Chouchouaps de La Cache. D’ailleurs on a déjà fait, dans un pays absolument semblable, une route qui va, du confluent de la Quesnelle et du Fraser, à Richfield. On comblerait ainsi une lacune qui compléterait le chemin qui, de Victoria dans l’île Vancouver, conduit à travers le Caribou. Peut-être trouverait-on une voie plus facile en remontant, jusqu’à sa source dans le Caribou, la Rivière du Canot, qui passe à environ vingt milles au sud de La Cache ; mais, à l’exception de la perspective générale qu’on a, soit de La Cache soit de Richfield, sur les montagnes et les forêts qui les séparent, on ne connaît absolument rien du pays qui s’étend entre La Cache de la Tête-Jaune et le Caribou. Une troisième ligne s’offre en descendant la Thompson septentrionale jusqu’au confluent de la rivière Wentworth, à environ quatre-vingts milles au nord de Kamloups. La Wentworth, si l’on en croit les Chouchouaps, vient du lac Caribou[110] et arrose un pays passablement ouvert. Enfin rien ne s’oppose à la construction d’une route suivant la vallée de la Thompson septentrionale jusqu’à Kamloups. De cet endroit, on peut aisément atteindre des régions fort riches en or, comme les vallées de la Chouchouap ou Thompson méridionale et de deux affluents de la Columbia, l’Okanagan et la Koutanie ; enfin, la route qui longe le Fraser. De La Cache au confluent de la Wentworth, le chemin consiste en une succession de gorges étroites, closes de tous côtés par des montagnes élevées et inaccessibles. Sans doute l’ensemble en est obstrué par des futaies vivantes ou mortes d’une dimension gigantesque ; mais, puisque nous, qui n’avions à suivre aucune voie tracée, nous avons pu passer par là et y conduire nos chevaux, ce fait seul prouve victorieusement qu’un ingénieur n’y trouverait en effet aucune difficulté vraiment considérable. Il n’y a là ni montées ni descentes trop rapides ; on n’y trouve de digue de roches solides que dans les derniers quarante milles, où le pays d’ailleurs est ouvert et sans obstacle. Quant au débordement de la rivière par suite de la fonte des neiges, il n’y a pas à en tenir compte, puisque nous avons suivi toute cette vallée à l’époque de l’année où les eaux ont le plus de hauteur. L’adoption d’une route passant par Jasper-House ne nous paraît donc rencontrer qu’une difficulté sérieuse et très-sérieuse : c’est l’absence du pâturage pour le bétail. Il n’y a guère de clairières sur le côté gauche ou oriental ; il y en a un peu plus sur la rive opposée, dans les montagnes ; mais en somme c’est la forêt qui couvre le pays sans interruption pendant plus de cent milles.

Parmi les cols situés plus au sud, tous, à l’exception du col du Vermillon[111], descendent brusquement à l’ouest par un pays fort malaisé et très-accidenté. Le col du Vermillon, moins élevé que les autres, à quatre mille neuf cent quarante-quatre pieds anglais d’altitude, c’est-à-dire dépasse, de plus de mille pieds, le col Leather ou de La Cache. D’ailleurs, en admettant avec le docteur Hector[112] qu’on peut, sans grande difficulté matérielle, y tracer une route, on doit bien reconnaître qu’il présente les mêmes inconvénients que ceux qui sont encore plus vers le midi, c’est-à-dire qu’il ne mène qu’aux vallées de la Koutanie et de la Columbia, fort au sud des régions aurifères du Caribou : qu’il passe à travers le territoire où se combattent les Cries et les Pieds-Noirs, enfin que le voisinage de la frontière des États-Unis le rend peu sûr,

Il Y a cependant des avantages qui militent en faveur des cols méridionaux ; par exemple, ils communiquent sur les deux versants avec des pays mieux ouverts, la route est au milieu d’abondants pâturages et leur latitude les rend moins exposés que celui que nous proposons à être longtemps bloqués par les neiges. Par contre, les titres de la route qui passerait à Jasper-House peuvent se résumer ainsi : premièrement, elle est la ligne la plus droite du Canada au Caribou et communique par la voie la plus courte avec la route du Fraser, puisque La Cache de la Tête-Jaune est par 52° 58′ de latitude septentrionale, et Richfield en Caribou, par 53° 3′ 9″[113], Secondement, elle seule peut mettre en communication facile tous les pays qui produisent l’or dans la Colombie Britannique, Troisièmement, elle traverse des contrées habitées entièrement par des Indiens paisibles, Quatrièmement, elle est la plus aisée, puisqu’elle ne s’élève qu’à trois mille sept cent soixante pieds anglais au-dessus du niveau de la mer[114] avec une pente graduelle des deux côtés ; et, cinquièmement, elle est située à quatre degrés ou cent lieues au nord de la frontière des États-Unis. Ce sont là les raisons qui, à notre avis, finiront par la faire choisir pour la grande route anglaise menant de l’Atlantique au Pacifique. Nous avons donc un grand plaisir à constater ici que le docteur Rae, envoyé durant le printemps de 1864 pour étudier la direction la plus convenable à la ligne télégraphique que la Compagnie de la Baie de Hudson se propose d’établir à travers le continent américain, s’est prononcé pour celle du col de La Cache de la Tête-Jaune, qu’il a examinée jusqu’à La Cache. Nous avons aussi le droit de faire remarquer que ses observations établissent, en fait, qu’il n’existe par là aucun obstacle sérieux à la construction d’une route menant, de la fertile vallée de la Saskatchaouane du nord, à la Colombie Britannique, dans toute la partie qu’il a parcourue, c’est-à-dire de la Rivière Rouge à La Cache.

Un jour ou deux après notre arrivée, M. Mac Kay rentrait à Kamloups. Il eut la bonté de s’engager à nous trouver des chevaux et à nous accompagner jusqu’à Yale, où le Fraser devient navigable, pourvu que nous voulussions rester au fort quelques jours encore. M. O’B., qui ne pouvait plus résister à son désir de jouir des plaisirs d’une civilisation plus raffinée, résolut de partir immédiatement pour Victoria. Ici nous devons avouer que cette première rupture de l’étrange compagnie qui avait supporté les mêmes épreuves et les mêmes travaux, nous causa du chagrin.

M. O’B. voulut bien nous assurer qu’il ne nous en voulait pas, et qu’il pardonnait et oubliait toutes ses souffrances durant ce voyage. Depuis Kamloups, on trouvait sur la route des maisons tous les six ou sept milles, et M. O’B. partit, le sac sur le dos, sans redouter quelque imminent danger. Et cependant, qu’il aurait été mal à son aise, s’il avait su qu’on avait signalé dans les environs la présence de deux vagabonds, qui avaient assassiné un homme revenu des mines ! L’un de ces meurtriers fut pris quelques jours plus tard dans la vallée de la Bonaparte[115] ; l’autre avait sans doute réussi à passer la Thompson et à se cacher près de Kamloups.

La faiblesse de nos chevaux était telle, que nous les avions laissés chez le vieux Saint-Paul reprendre des forces pendant quelques jours avant de leur faire franchir la rivière ; encore s’en fallut-il peu que ce trajet ne fût fatal au pauvre Bucéphale. Trop épuisé pour pouvoir nager bien, il fut près de s’y noyer. Cependant nos animaux se remirent promptement au milieu de ces terrains fertiles. Alors nous en fîmes cadeau à L’Assiniboine pour qu’ils lui servissent à repasser par le col de la Koutanie au printemps suivant.

Les Chouchouaps fréquentaient Kamloups en assez grand nombre. Leur amour de la toilette les faisait fort remarquer parmi les mineurs grossièrement attifés. Les hommes portaient des jambières écarlates, des peintures rouges et des rubans de couleurs voyantes à leur coiffure ; les femmes n’étaient heureuses que si elles avaient les chemises les plus éclatantes et, sur leurs têtes, les mouchoirs aux couleurs les plus vives. Ces Indiens commencent à apprécier les avantages de l’agriculture : ils réussissent bien à faire venir des pommes de terre ; ils font le commerce avec âpreté, savent la valeur de l’argent, et ce sont eux qui, pendant longtemps, avant l’ouverture d’un chemin pour les mules, ont servi de bêtes de somme aux mineurs et leur ont fourni les denrées nécessaires. Ils sont donc plus industrieux que les Indiens ne le sont à l’est des Montagnes Rocheuses ; cependant ils leur sont inférieurs au physique et au moral. Même bien des différences essentielles les distinguent de ceux de leurs frères que nous avons vus à La Cache. Ils sont moins grands et moins forts que les premiers ; leurs figures sont plus larges et plus rondes ; les pommettes plus élevées, le nez plus petit, moins saillant, avec les narines plus dilatées. Leur teint est plus foncé, d’une couleur plus terne et plus cuivrée que celle des vrais Indiens rouges. Leur apparence générale est si étrange que la première fois que nous en rencontrâmes une bande en descendant la vallée de la Thompson septentrionale, nous les prîmes, non pas pour des Indiens, mais pour des Mexicains ou pour des émigrants venus de l’est[116]. Ils sont aussi moins posés et plus bavards, et manquent de la dignité et de la puissance sur soi-même qui caractérisent les Peaux Rouges des plaines.

Quant à l’origine de leurs tribus, il existe, parmi plusieurs des Indiens de la Colombie Britannique, une tradition qui paraît être une bizarre confusion des récits bibliques que leur ont transmis les prêtre catholiques établis chez eux depuis plus d’un siècle. En voici la version telle que nous la tenons de M. Greville Mathew, greffier-archiviste de la Colonie : Une race d’hommes existait sur la terre, quand arriva une grande inondation. Il plut jour et nuit, semaine après semaine. Les eaux s’élevèrent rapidement, en sorte que tous les hommes, excepté un, furent noyés. Le survivant se hâta de gagner les terres élevées et monta sur un pic escarpé. Cependant il pleuvait toujours ; les eaux couvraient la face de la terre et poursuivaient ce dernier Indien à mesure qu’il s’élevait de plus en plus sur le flanc de la montagne. Enfin il parvint au sommet, s’y assit et remarqua que les eaux, devant lesquelles il avait fui, continuaient à monter. Dans son désespoir, il invoqua le Grand Esprit, qui répondit à sa prière en changeant en pierre la partie inférieure de son corps, en sorte que, malgré le progrès des flots qui la couvrirent, il pût tenir en place. Les eaux, peu à peu, atteignirent sa poitrine ; mais alors les pluies cessèrent, l’inondation commença à baisser. Au milieu de la joie que lui causait sa délivrance inespérée, l’Indien solitaire fut saisi d’horreur en réfléchissant qu’il restait seul sur la terre, et, dans sa détresse, il s’adressa de nouveau au Grand Esprit en le priant de lui donner une kloutcheman, c’est-à-dire une femme. Alors il s’endormit et, lorsqu’il se réveilla peu après, il trouva que ses membres inférieurs étaient redevenus des os et de la chair, et qu’il y avait à son côté une belle kloutcheman. C’est de ce couple que sont descendues les tribus indiennes de la Colombie Britannique. N’est-ce pas un exemple frappant du mélange des récits relatifs à la création et au déluge ! Ces récits, communiqués sans doute par les premiers missionnaires catholiques, sont par la suite des temps devenus la tradition des tribus. On peut ainsi s’expliquer une des sources d’erreur de la philologie.

Depuis l’arrivée des blancs, une effrayante mortalité a sévi parmi ces Indiens. L’année dernière, trois cents d’entre eux sont morts seulement dans le voisinage de Kamloups par suite de la petite vérole. Ils ont pour coutume caractéristique de laisser leurs morts sans sépulture, étendus en plein air et entourés de tous les objets qui leur ont appartenu. Le lecteur peut se rappeler que plusieurs victimes de la contagion que nous rencontrâmes en allant à Kamloups nous fournirent des exemples frappants de cet usage. Les Indiens ont gagné au contact des blancs d’autres maladies également fatales, et il est permis de présumer que les Chouchouaps, jadis nombreux dans ce pays, seront, d’ici à un certain nombre d’années et malgré leur aptitude incontestable pour se civiliser, réduits à une très-petite quantité.

Le 8 septembre, nous quittâmes Kamloups sous la direction de M. Maclay, et en compagnie de M. et de Mme Assiniboine, de leur fils et d’un autre Indien. Nous nous étions décidés à conduire nos amis à Victoria ; car, si L’Assiniboine avait jadis visité l’établissement de la Rivière Rouge, sa femme ni son fils n’avaient jamais rien vu en fait de cités que les postes de la Compagnie de la Baie de Hudson. Nous passâmes la Thompson à la fin du lac de Kamloups. Ce lac a une douzaine de milles en longueur sur environ six milles de large, et est entouré de belles collines rocheuses. En quittant la Thompson nous entrâmes dans la vallée de la Bonaparte ; là nous rencontrâmes la route du Caribou à Yale. Elle n’est pas encore achevée. L’Assiniboine et sa femme furent saisis d’étonnement à la vue de la route royale ; mais leur fils était hors de lui, et poussait des exclamations chaque fois qu’il apercevait quelqu’un : « Aiouarkéken ! miné couéteuck ! » (Par Dieu ! en voici encore un !). La rencontre de quelque fashionable du voisinage, monté dans son buggy que traînaient deux chevaux, le jeta dans un inexprimable ravissement. Nous suivions alors la vallée de la Bonaparte jusqu’à son confluent dans la Thompson, et nous observions avec admiration les curieuses terrasses qui offrent à l’œil de l’étranger un spectacle fort extraordinaire, et donnent un caractère si particulier au pays où coulent la Thompson et le Fraser. Nous avions commencé à en voir près de la Thompson septentrionale, à trente ou quarante milles en amont de Kamloups ; et nous les avons retrouvées tout le long de la rivière principale jusqu’à ce qu’elle tombe dans le Fraser à Lytton. Sur le Fraser, on les voit s’élever au nord d’Alexandrie et s’étendre sur un espace de plus de trois cents milles jusqu’aux Cagnons au-dessus d’Yale. Ces terrasses ou banquettes, comme on les appelle ici, sont parfaitement nivelées, et atteignent exactement la même hauteur sur les deux rives du fleuve. Elles diffèrent de ce qu’on nomme les routes parallèles de Glenroy par leur énorme développement. Ce sont de vastes plaines en comparaison des petites corniches que forment les terrasses écossaises, et elles n’ont pas les blocs erratiques qui caractérisent ces dernières. En beaucoup d’endroits, elles constituent trois étages, dont chacun correspond à un étage semblable sur le côté opposé de la vallée. Le plus bas des trois, où la vallée prend son développement, présente une surface parfaitement plate qui a souvent plusieurs milles d’étendue, et s’élève de quarante à cinquante pieds au-dessus du niveau de la rive du fleuve, par un escarpement qui rappelle la face du terrassement d’un chemin de fer. Plus haut, le second étage est ordinairement taillé à même le côté de la montagne, il s’élève de soixante à soixante-dix pieds au-dessus de l’inférieur, et a rarement plus de quelques acres[117] en étendue. Le troisième ou le plus élevé, qui peut être à quatre ou cinq cents pieds de distance de l’eau, est marqué à une hauteur inaccessible sur le flanc des montagnes qui descend vers le fleuve. Ces banquettes sont tout à fait uniformes, de surface nivelée, sans présenter aucun de ces énormes cailloux qui sont si nombreux dans le lit actuel de la Thompson et du Fraser. Elles se composent d’argile schisteuse, de sable et de gravier enlevés à la montagne où elles sont taillées. Elles ne produisent que le bunch-grass et la sauge sauvage, ainsi que quelques sapins disséminés çà et là pour relever cette monotonie stérile et jaunâtre qui forme le caractère du paysage. Le docteur Hector a signalé l’existence de terrasses de ce genre dans les vallées de l’Athabasca, de la Koutanie et de la Columbia ; on en a observé aussi près de quelques rivières de la Californie et du Mexique ; mais nulle part elles ne paraissent avoir une étendue et une régularité comparables à celles qui caractérisent ces terrasses dans les vallées de la Thompson et du Fraser. Il est aussi fort remarquable que, quel que soit le pays où on les a examinées, ces banquettes se sont présentées sous la forme de trois étages successifs, comme dans la Colombie Britannique. Cette succession générale doit indiquer autant d’époques distinctes où a eu lieu une révolution géologique.


Les terrasses du bassin du Fraser.

L’or qu’on trouve sur toutes ces terrasses le long du Fraser est de la plus belle espèce, qu’on appelle l’or en farine ; mais il n’y est pas en quantité suffisante pour satisfaire les mineurs, tant que la richesse des gisements du Caribou empêchera toute concurrence. On dirait qu’il existe quelque rapport inexpliqué entre ces banquettes et le célèbre bunch-grass[118] ; car le gazon par touffe n’apparaît vers le nord qu’avec le commencement de ces terrasses, et il disparaît avec elles au-dessus d’Yale. Toute la région onduleuse qui va d’une rivière à l’autre en est couverte, mais il ne dépasse point la limite septentrionale des banquettes. Dans la vallée de la Columbia, vers le sud-ouest, il pousse fort abondamment ; et là aussi se rencontrent nos singulières terrasses. Cette circonstance s’explique sans doute parce qu’on ne trouve que dans ces cantons le sol nécessaire à la production d’un pareil gazon ; ce sol est formé par la décomposition de la pierre calcaire ou des roches volcaniques et friables qu’on y rencontre.

Peu après être revenus au bord de la Thompson, nous sommes arrivés à une place où une portion de la route n’était pas encore faite, et nous avons été contraints de conduire nos chevaux par-dessus des hauteurs escarpées et rocailleuses qui, au premier abord, avaient l’air de nous barrer le passage. Le sentier n’y consistait plus qu’en un rebord de rocher ayant quelques pouces de large, et nous dûmes gravir cette montée abrupte par une succession de détours et de zigzags. Il était si étroit que les chevaux n’y pouvaient passer autrement que l’un après l’autre. Or, la rivière formant un torrent à quelques centaines de pieds plus bas et un faux pas devant par lui-même avoir une conséquence fatale en ce passage, il ne faut s’engager au-dessus de ces dangereux précipices qu’après s’être bien assuré qu’il est tout à fait libre.

Sur cette portion du chemin, nous trouvâmes un assez grand nombre de Chinois occupés à niveler la route. Leurs figures étranges, leurs chapeaux aux larges bords, et leurs longues et minces queues amusèrent beaucoup nos Assiniboines. Un peu plus loin, une compagnie d’ingénieurs travaillait à faire sauter les rochers à l’endroit où devait passer la route en contournant la face d’un monticule. Enfin, huit à dix milles de marche nous amenèrent au point où la route se transporte sur la rive gauche ou orientale de la Thompson. Cet endroit s’appelle le Bac de Cook. Nous y passâmes la nuit. Le lendemain, avant notre départ, des Indiens nous informèrent qu’on avait trouvé un cadavre sur le sable, dans les bas-fonds des environs. Nous allâmes le reconnaître, en compagnie de M. Mac Kay, et, d’après certains tatouages qu’il avait au bras et la complète conformité avec une description rendue publique, on s’assura que c’était là le corps du meurtrier qui s’était si longtemps dérobé aux poursuites. Probablement cet homme avait voulu traverser pendant la nuit la rivière à la nage et s’était engouffré dans les rapides. Ainsi les deux seuls hommes qui, autant que nous pouvions le savoir, avaient jamais essayé, dans cette colonie, le vol à main armée n’en étaient pas sortis sains et saufs. La rareté extraordinaire des crimes de violence commis dans la Colombie Britannique est due sans doute en grande partie à l’administration vigoureuse du dernier gouverneur, sir James Douglas, et à l’énergie de la justice qu’y rend M. Begbie ; mais aussi, jusqu’à un certain point, à la nature du pays. Cette région, close de toutes parts par des montagnes qui forment des barrières infranchissables, n’a que peu d’issues faciles à surveiller, et par lesquelles un criminel n’a guère de chances d’échapper à sa punition.

Après le Bac de Cook, la route continue à suivre la rive gauche de la Thompson jusqu’au lieu où elle tombe dans le Fraser à Lytton ; c’est une longueur de vingt-trois milles ; elle continue ensuite sur le même côté du Fraser pendant trente-huit milles, ou jusqu’à treize milles avant Yale où elle repasse le fleuve sur un heau pont suspendu. La route du Bac de Cook à Yale, et surtout la portion qui est en aval de Lytton, est bien la plus extraordinaire qui existe au monde. Taillée dans les flancs de la gorge, elle suit les hauteurs, soit qu’elles reculent au fond des vallons, soit qu’elles avancent comme des espèces de promontoires sourcilleux. Ses détours perpétuels la font ressembler à une chaîne d’S. Les courbes des montées et des descentes décrivent autant de sinuosités que celles qui sont latérales. C’est par une série de tournants rapides que, tour à tour, la route, ou descend jusqu’au plus profond de la vallée, ou escalade vivement quelques-unes de ces hauteurs qui ont l’air de lui barrer complétement le passage, mais qu’elle surmonte, en ressemblant d’en bas à une ligne tortueuse égratignée sur un rocher arrondi, dont la hauteur est de cinq à six cents pieds au-dessus du fleuve. Dans ces endroits, la mine a joué pour ouvrir la route à travers les blocs de granit ; des poutres de sapin projetées sur le précipice augmentent la largeur du chemin qui, pourtant, reste trop étroit, excepté de loin en loin, pour que deux voitures puissent y passer de front. Elle n’a d’ailleurs aucune espèce de parapet ; la route surplombe ; rien dans le précipice ne supporte la plate-forme où elle passe ; en somme, comme nous le vîmes plus tard, il y a le plus grand danger à la suivre en voiture. C’est de cette façon hardie et pénible que la route a été construite, depuis le lieu où elle commence sur la Thompson jusqu’à Yale, pendant une centaine de milles[119].

Jadis la voie était à quelques centaines de pieds plus haut. On passait les barricades de rochers à l’aide de plates-formes suspendues par les Indiens, du haut de ces étranges falaises, au moyen de cordes faites d’écorce et de peaux de daim. Ces plates-formes se composaient d’une longue perche, supportée à chaque extrémité par une perche mise en croix et dont le bout s’appuyait sur la face du précipice. On ne pouvait s’y tenir à rien. Le voyaeur y marchait, sur cette espèce de rail, en embrassant le rocher. Glisser, se trop hâter, avoir peur, faisait rouler la perche dans le vide et précipitait le malheureux aventurier au fond des abîmes.

Dans ses Mémoires, l’évêque de la Colombie donne, de son voyage sur l’ancienne voie, une description aussi saisissante qu’exacte, où il compare sa position à celle d’une mouche sur une muraille perpendiculaire qui aurait de deux à trois mille pieds d’élévation. Bien des mineurs ont laissé leur vie à Jackass Mountain et à Nicaragua Slide, deux endroits de cette espèce. Il n’y avait alors que ce chemin pour aller aux mines, excepté un sentier à mulets qui n’était guère plus aisé, franchissant par-dessus le sommet des montagnes et ne pouvant servir à cause des neiges que durant une partie de l’été. Le transport des vivres aux mines se faisait sur let épaules des mineurs eux-mêmes ou sur celles des Indiens, qui prenaient avec eux jusqu’à cent ou cent cinquante livres par cette voie périlleuse.

En chemin, nous rencontrâmes encore beaucoup d’Indiens qui faisaient la concurrence aux trains de mulets. Plusieurs des hommes avaient un fardeau pesant cent cinquante livres qu’ils portaient à l’aide d’une courroie passée sur le front[120] : les femmes prenaient des charges de cinquante à cent livres. Nous vîmes une squau qui avait à dos un sac de farine de cinquante livres ; sur le sac, une caisse remplie de chandelles ; et sur la caisse, un enfant. Ils avaient l’air très-enjoués et fort heureux sous leur lourd fardeau, et ne manquaient jamais de nous envoyer un sourire amical, accompagné d’un salut et de questions sur notre santé. La mélodie de leurs voix et la douceur de leur intonation étaient d’autant plus agréables qu’elles venaient après la rudesse et la grossièreté du jargon chinouk[121].

C’est entre Lytton et Yale que se trouvent la plupart des barres ou bancs de sable qui ont donné, lors de leur découverte, une si étonnante quantité d’or. Les Chinois sont les seuls aujourd’hui à les exploiter ; ils s’y font d’un à dix dollars par jour. À mesure que nous descendions le Fraser, la végétation se modifiait. Les terrasses disparaissaient. Les espaces plats, couverts seulement de bunch-grass et de sapins jaunâtres disséminés, faisaient place à des terrains plus tourmentés et à une production plus drue de sapins blancs ; çà et là il y avait quelques petits bouleaux et en général un taillis abondant d’arbrisseaux annuels.

Nous vîmes encore en route beaucoup d’Indiens occupés à pêcher le saumon. Ils font cette pêche d’une façon curieuse. Ils choisissent dans les violents rapides quelque point où un remous existe, sous la protection d’un roc surplombant. Du haut de ce roc, ils suspendent une petite plate-forme de perches, à une distance convenable au-dessus de l’eau, et, de là, ils fouillent sans relâche le remous, à l’aide d’une espèce de trouble. Les saumons, fatigués des efforts qu’ils ont faits pour remonter le torrent, se reposent un instant dans le petit remous, avant de renouveler leurs tentatives. C’est alors que les habiles pêcheurs les prennent par centaines. Nous avons vu aussi, çà et là, des tombes indiennes, ornées de nombreux drapeaux et souvent de figures sculptées, ayant presque la grandeur naturelle, et peintes avec soin[122]. Ordinairement le fusil du défunt et ses couvertures, avec la plupart de ses autres effets, étaient suspendus à des perches auprès de la tombe. De temps à autre, nous sommes passés près de la provision de poissons qu’un Indien avait préparée pour son hiver et qui était contenue dans une caisse grossière, mise hors d’atteinte sur un arbre élevé. Il y a aussi des tribus qui ensevelissent leurs morts de cette manière-là.

Environ à quinze milles au-dessus d’Yale, la gorge à travers laquelle se précipite le Fraser devient fort étroite ; c’est ce qu’on nomme la Chaîne aux Cascades ; et la distance jusqu’à la ville n’est plus pour le fleuve qu’une succession de rapides appelés les Cagnons ou canyons[123] suivant la prononciation des habitants. De chaque côté, les montagnes ont trois ou quatre mille pieds de haut, et, leurs pics s’élevant au-dessus des pics dans une proximité très-drue, elles ont presque l’air de se rejoindre par-dessus vos têtes. Le Fraser, qui jusqu’alors n’a été guère qu’un torrent plein de roches, devient ici réellement furieux : il écume, il fait rage dans ce canal resserré, où il s’élance avec une vitesse de vingt milles à l’heure. On comprendra plus exactement quel volume d’eau passe par cette ouverture, qui n’a guère ici plus de quarante mètres de large, en se rappelant que le Fraser a déjà réuni les eaux d’un espace de plus de huit cents milles, et qu’entre autres rivières, il a reçu la Thompson, presque aussi considérable que lui. À quelques centaines de milles en amont, chacun de ces cours d’eau est déjà profond et large de plus d’un quart de mille ; néanmoins, aux Cagnons, cette énorme quantité d’eau est contenue dans un canal qui n’a pas cinquante mètres d’ouverture. En outre, il y a plusieurs endroits où des roches gigantesques, surgissant du milieu du torrent, resserrent encore les passages où les eaux s’écoulent avec fureur.

La Chaîne aux Cascades est composée surtout de granit gris. Les flancs du défilé montrent de belles sections de cette roche, coupées par des veines de quartz blanc qui font saillie. La roche la plus dure a été usée par l’action des eaux à laquelle paraît avoir résisté le quartz, qui est plus friable. En beaucoup de cas, les flancs opposés ont une correspondance des plus remarquables ; si on les rapprochait, les strates de l’un s’accorderaient exactement avec celles de l’autre ; il est difficile de n’en pas conclure que ce sont les portions d’une même masse solide qui a été violemment coupée en deux. Comme nous regardions avec étonnement ce spectacle, il nous a suggéré une hypothèse pour expliquer la formation des terrasses dont nous avons parlé. Il y a eu un temps où les vallées de la Thompson et du Fraser se composaient d’une succession de lacs ; la Chaîne aux Cascades formait alors un barrage qui arrêtait l’énorme masse des eaux et l’étage le plus élevé des terrasses marque le niveau auquel celle-ci s’est élevée. La surface des eaux n’était dépassée que par les sommets des montagnes qui surgissaient en forme d’îles rondes. Il arriva, peut-être par suite de quelque grande convulsion de la nature, que le remblai de cet immense réservoir se brisa ; les eaux s’en échappèrent de façon à faire descendre le niveau des lacs jusqu’au moyen étage des banquettes. Deux fois encore, une pareille catastrophe a dû se répéter avant que les eaux se soient renfermées dans cet étroit et rocheux canal, par lequel elles s’écoulent aujourd’hui. Enfin, chacun de ces événements doit avoir été séparé du précédent par un laps de temps considérable, durant lequel s’est déposée l’énorme quantité de détritus, dont l’accumulation forme l’étendue des plateaux que nous avons décrits[124].

Arrivés à Yale vers quatre heures de l’après-midi, nous avons commencé par y commander le meilleur dîner que l’Hôtel Colonial pût nous offrir. Cette maison était tenue par un Français qui, en cette occasion, se surpassa. Il nous servit un festin que nous trouvâmes parfait, nous qui, depuis plus de dix-huit mois, n’avions rien eu qui méritât ce nom. Cependant il faut avouer que le champagne et quelques liqueurs, que nous bûmes fraternellement avec des mineurs, nous donnèrent de terribles maux de tête et nous empêchèrent de dormir jusqu’au lendemain matin. Plusieurs de ceux qui vinrent boire au comptoir nous amusèrent beaucoup ; entre autres un grand Yankee, tout à fait ivre, qui se figurait qu’il était lord Nelson et qui, on ne sait comment, associant cette imagination avec des concombres, mangeait sans repos plusieurs de ces cucurbitacées afin de prouver son identité.

La petite ville d’Yale n’est, après tout, qu’une rangée de maisons faisant face à la rivière au moment où, venant de s’échapper des Cagnons, elle forme un large et noble fleuve. Yale est bâtie sur un petit terrain plat, que terminent au nord des hauteurs élevées et où commence la vallée qui va en s’élargissant vers le sud, bornée par les montagnes, dont l’aspect conserve toute leur grandeur. Cette situation est des plus pittoresques. Les maisons de bois, blanchies et propres, ornées de drapeaux, ont toute la gaieté que peut désirer un Yankee. On trouve de l’or dans la rue d’Yale et, pendant notre dîner, deux Indiens cherchaient l’or, avec une bascule ou rocker[125], en face de l’hôtel. Le lendemain nous fîmes nos adieux à notre bon ami, M. Mac Kay, et nous prîmes place sur le bateau à vapeur qui descendait jusqu’à New-Westminster, à l’embouchure du Fraser. Après Yale, le fleuve s’élargit avec rapidité et coule entre des rives basses et fertiles en bois. Sur notre route, nous passâmes devant Hope et Langley, anciens établissements de la Compagnie de la Baie de Hudson. Le premier occupe le plus beau site qui existe dans la Colombie Britannique, une plaine boisée entourée par un amphithéâtre de hautes montagnes. C’est en grand la même position qu’Yale. Avant la découverte des mines du Caribou, Hope avait une importance considérable ; aujourd’hui elle est enfoncée et se dépeuple. Nous aperçûmes devant nous les lumières de New-Westminster au commencement de la nuit et, une demi-heure plus tard, nous étions confortablement installés à l’Hôtel Colonial.

La cité de New-Westminster, capitale de la Colombie Britannique, occupe une position dominante, sur un terrain qui s’élève par degrés, du bord du fleuve, large en cet endroit de trois quarts de mille. Le plan de la ville a été heureusement tracé par le colonel du génie Moody, qui vient d’être nommé Commissaire des terres et des travaux (Commissioner of Lands and Works). On a déjà élevé plusieurs rues de bonnes maisons de bois.

Le désavantage de la situation est l’épaisseur de la futaie colossale qui l’enveloppe. Le peu d’éclaircie qu’on y a déjà fait est dû à un grand travail, effectué sous la direction d’ingénieurs qui y sont établis depuis plusieurs années, et, quoique la terre y soit assez fertile, les frais d’abattre les arbres sont si onéreux que l’agriculture y est encore fort peu avancée. Le pays reste désagréable à la vue, à cause des souches d’arbres qui surgissent de toutes parts. Le fleuve est navigable jusqu’à la ville pour des navires calant dix-huit à vingt pieds d’eau, et, si l’on y établissait une communication directe avec l’Angleterre, New-Westminster pourrait rivaliser avec Victoria de Vancouver ; mais, dans les circonstances actuelles, elle est tout à fait éclipsée par cette ville plus favorisée.

Après une nuit passée à New-Westminster, nous nous sommes embarqués, le 19 septembre, sur l’Enterprise qui allait à Victoria, dans l’île Vancouver. À notre grande surprise, nous nous rencontrions avec M. O’B., qui était arrivé par la route de Lilloet et de Douglas. Il était singulièrement changé depuis que nous l’avions quitté une semaine auparavant. Comme nous-mêmes, il avait pris du corps et avait recouvré son énergie et cet amour de la parole qui l’avait si remarquablement abandonné pendant notre voyage dans la forêt.

Quand on entre dans le golfe de Georgie, on aperçoit à l’est le mont Baker, magnifique sommet couvert de neige et qui atteint environ 10 700 pieds. Les mille îles du golfe, rocheuses et bien boisées, offrent une succession de points de vue qui font, de ce voyage de Victoria, un des plus charmants qu’on puisse entreprendre. Nous arrivâmes à notre destination vers la nuit, et nous allâmes à l’Hôtel de France. Mais l’hôtelier, peu rassuré par la vue de nos chemises de cuir et par notre dénûment de bagage, nous déclara qu’il n’avait pas de place. Nous nous retirions donc fort peu satisfaits, lorsqu’un garçon, courant après nous, vint nous dire qu’il y avait méprise et nous pria de retourner sur nos pas. On avait sans doute découvert que, malgré notre apparence peu avantageuse, nous étions des gens respectables. Nous refusâmes ces offres de service et continuâmes notre chemin jusqu’au Saint-George, où nous trouvâmes une excellente installation. Après nous être rafraîchis, nous profitâmes de la grossière leçon que nous avions reçue, en nous rendant chez le tailleur le plus voisin, pour nous y habiller d’une façon plus convenable et plus civilisée.




CHAPITRE XVIII.


Victoria. — Le flot des mineurs y est venu de la Californie. — Contrastes offerts par San Francisco dans des circonstances pareilles. — Les Assiniboines admirent les merveilles de Victoria. — Départ pour le Caribou. — Réconciliation de M. O’B. et de L’Assiniboine. — Le premier est raffermi dans sa foi. — Adieux de la famille Assiniboine. — Les saumons de l’Harrison. — Les lacs. — Triomphe de M. O’B. — Lilloet. — L’argot des mineurs. — La diligence pour Soda Creek. — Le conducteur Johnny. — La Montagne Pavillon. — Les Degrés du Serpent. — L’abîme. — Les auberges sur la route qui conduit aux mines. — Rencontre d’un heureux mineur. — L’agriculture dans la colonie. — Le bateau à vapeur. — Nombreux cocktails. — Confluent de la Quesnelle. — Chemin de William’s Creek. — Rude voyage. — Chevaux morts. — Cameron Town près William’s Creek.


Victoria[126] est admirablement située, sur les bords d’une baie rocheuse, espèce de conche creusée dans le promontoire que forme la mer pour pénétrer dans le havre Esquimalt et s’enfoncer profondément dans les terres. L’emplacement en a d’abord été choisi par M., depuis sir James, Douglas[127], gouverneur des territoires qu’avait la Compagnie de la Baie de Hudson à l’ouest des Montagnes Rocheuses. Il y voulait établir, quand l’Oregon passa en la puissance des États-Unis, son quartier-général pour remplacer le fort Vancouver. C’était en 1844. Quatorze ans plus tard, lorsque la nouvelle de l’existence de l’or dans le pays qu’arrose le Fraser causa tant d’émotion en Californie, Victoria ne se composait encore que du fort et d’une ou deux maisons habitées par les employés de la Compagnie. Dans l’espace de quelques semaines, trente mille personnes s’y trouvèrent réunies en attendant que le Fraser débordé fût rentré dans son lit et leur permît de se rendre aux fouilles. Au milieu de cet immense assemblage de gens, dont la plupart étaient de vrais rowdies, les vagabonds les plus désespérés et les plus hostiles à la loi qu’il y eût en Californie, le gouverneur Douglas, sans avoir à sa disposition ni soldat ni police régulière, sut conserver un ordre et une sécurité qui contrastèrent bien singulièrement avec ce qui s’était passé, dans de pareilles circonstances, à San Francisco et à Sacramento. Quand nous l’avons visitée, Victoria avait un grand air de prospérité et se pouvait déjà vanter de plusieurs rues. Tout le trafic de la Colombie Britannique passant, à l’entrée et à la sortie, par cette ville, ses marchands se sont rapidement enrichis, et de beaux magasins en briques remplacent avec promptitude les anciens bâtiments en bois.

Nous étions loin d’avoir renoncé à l’idée de visiter le Caribou, bien que nous n’eussions pas réussi à y pénétrer par la route directe, comme nous l’avions d’abord projeté. Nous nous en trouvions à Victoria à plus de cinq cents milles ; d’autre part, l’hiver s’approchait rapidement : il n’y avait donc pas un instant à perdre si nous voulions y aller. Nous sacrifiâmes cependant un jour ou deux pour faire connaître les merveilles de la civilisation, telles que Victoria peut les représenter, à des amis auxquels nous étions ravis de faire honneur, à M. Assiniboine, à sa femme et à son fils. Nous les habillâmes donc splendidement, les mîmes dans une demi-fortune attelée d’une paire de bons trotteurs, et, nous plaçant sur le siége, nous les conduisîmes en cérémonie à Esquimalt. Ils gardaient dans leur place l’air le plus grave, se contentant de temps à autre de faire quelques observations sur la différence qu’il y avait entre rouler grand train sur une excellente route et faire deux ou trois milles par jour, avec le travail le plus laborieux, dans le sein de la forêt. Nous leur fîmes voir un amiral vivant et un canon armstrong de cent livres, à bord du vapeur de guerre le Sutlej ; nous les menâmes dans les principaux magasins et aux théâtres ; puis nous laissâmes L’Assiniboine écrire dans son journal, avec des hiéroglyphes qu’il s’était composés à cet effet, les souvenirs des choses étonnantes qu’il avait vues à Victoria.

Le 29 septembre, nous mîmes chacun une paire de chaussettes, une chemise de flanelle et une brosse à dents dans nos couvertures que nous roulâmes en un paquet, à la façon des mineurs ; nous enfonçâmes nos jambes dans de grandes bottes à genouillères, recommandées pour les mines, et nous montâmes à bord du bateau à vapeur Otter, en route pour New-Westminster. La famille Assiniboine nous accompagnait. Elle retournait à Kamloups pour y passer l’hiver, avec l’intention de franchir au printemps suivant les montagnes par le col de la Koutanie. C’était avec beaucoup de regrets qu’ils abandonnaient leurs récents plaisirs. La vue du ballet et les friandises de la pâtisserie les avaient surtout fascinés. M. O’B. restait à Victoria. Il y reconstituait, dans la compagnie de dignes ecclésiastiques, cette foi qu’il avait un peu ébranlée, en prenant du Paley à trop fortes doses. Son retour au christianisme avait été signalé par une poignée de mains qu’il avait offerte à son ancien ennemi L’Assiniboine. Tous deux avaient enterré leurs vieilles animosités pour jamais, car il n’y avait guère d’apparence qu’ils se rencontrassent par la suite.

C’est à New-Westminster que nous fîmes nos adieux à la famille Assiniboine. Elle se rendait à Yale et nous prenions le bateau à vapeur pour Douglas sur l’Harrison, afin de voir l’autre route qui conduit au Caribou par les lacs et par Lilloet. Bien que L’Assiniboine nous eût froidement avoué que son intention, tout en nous ayant solennellement promis de nous suivre jusqu’au bout, avait d’abord été de nous abandonner à Jasper-House ; nous avions eu en lui un serviteur si dévoué, un guide si habile, dans des temps de crise et de privation, que nous fûmes sincèrement affligés de nous séparer de lui et de sa famille. Nous les suivîmes des yeux comme ils remontaient le Fraser jusqu’à ce qu’ils eussent disparu, et nous nous demandions si quelque chance imprévue de notre vie les remettrait jamais sur notre chemin. Avant de quitter définitivement Victoria, nous avons appris qu’à son arrivée à Kamloups, L’Assiniboine était entré comme berger au service de M. Mac Kay, et qu’il se proposait de rejoindre le fort Pitt [128] l’année suivante avec une bonne troupe de chevaux.

Les bas fonds de l’Harrison nous permirent de voir des milliers de saumons épuisés, frétillants, sautillants, à moitié à sec et poursuivis par une foule d’Indiens qui les perçaient à coups de javelot. En passant par Douglas et Pemberton, par la voie des lacs et des portages[129], nous rencontrâmes de nouveau le Fraser à Lilloet, à deux cent soixante-cinq milles environ de New-Westminster et à trois cents de Victoria. Sur cette route, particulièrement sur les lacs Anderson et Seton, le paysage a vraiment une sauvage grandeur. De toutes parts, les montagnes s’élèvent brusquement du sein de l’eau, escarpées, rocheuses et stériles. À l’époque où nous les voyions, elles étaient parées des teintes les plus brillantes qu’un automne d’Amérique donne à la nature. Nous entendîmes parler à plusieurs reprises sur le chemin de notre ami M. O’B. qui avait suivi cette route, au lieu de celle d’Yale, à son départ de Kamloups. Il avait plu à tout le monde, car il connaissait l’histoire, la famille, les amis, les biens et les espérances de chacun, et savait les nouvelles les plus récentes du canton d’où on était parti. À une ville de la route, un certain nombre de ses nouveaux amis et admirateurs, qui passaient la soirée avec lui, remarquant l’extraordinaire facilité avec laquelle il absorbait le whisky national, résolurent de le mettre sous la table et le servirent copieusement. Mais, si leurs têtes étaient bonnes, celle de M. O’B. était meilleure ; et bien que, depuis deux ans, il n’eût pas goûté de liqueurs, il but verre pour verre avec ses amphitryons, sans tricherie et sans qu’on pût le vaincre. Ceux qui avaient conspiré contre lui, l’un après l’autre, tombèrent insensibles sur le plancher, tandis que M. O’B. restait assis, souriant et triomphant ; il continuait à fumer sa pipe avec sang-froid, dans sa victoire et dans sa solitude !

La ville de Lilloet est située sur un grand plateau qui est une des terrasses du Fraser, ayant une étendue plus marquée et plus vaste qu’à l’ordinaire. L’endroit était plein de mineurs qui descendaient à Victoria pour passer l’hiver. On buvait, on jouait tout le long du chemin, jusqu’après minuit, au milieu d’un déluge incessant de jurons et d’argot de mineurs. Nos oreilles se familiarisèrent avec leurs expressions bizarres[130]. Une nuit, nous avions dormi dans une chambre à deux lits. Vers le matin, un grand bruit retentit, et Milton entendit un furieux grognement qui partait du côté de Cheadle, dont la couche s’était tout à coup abattue. Au point du jour, nous fûmes réveillés par un certain nombre de gens réunis à notre porte ; ils riaient et criaient : « Quel, diable ! est ce personnage qui met des jabots ! ». C’était la faute à Cheadle qui, par pure étourderie, avait placé ses bottes hors de la chambre, comme s’il se fût attendu à ce qu’on les lui nettoyât ; cela excitait à juste titre les moqueries des mineurs.

Nous renonçâmes alors au projet de continuer notre route à cheval, car plusieurs individus qui arrivaient du Caribou nous assurèrent qu’il serait impossible de conduire des chevaux à William’s Creek, à cause de la neige qui avait commencé à tomber avant leur départ des mines. Nous prîmes donc des places dans la diligence qui allait de Lilloet à Soda Creek, sur le Fraser, à 175 milles de distance. Un bateau à vapeur navigue de Soda Creek à la bouche de la Quesnelle, pendant une soixantaine de milles, et, de là, un chemin de mulet conduit à Richfield, dans William’s Creek, au centre des mines du Caribou. La diligence consistait en un léger wagon ouvert et portait, outre nous et un autre voyageur, environ une tonne de chargement. Elle était attelée de cinq chevaux, deux au timon et trois en tête. Le premier jour, nous allâmes rondement. Le conducteur Johnny était un fameux cocher, un véritable personnage. C’était un Yankee pur sang. Son chapeau californien de feutre dur, avec sa forme basse et ses immenses bords, lui donnait à nos yeux une apparence ridicule. Comme tous ceux de sa race, il était ennemi du repos ; toujours occupé, il parlait à nous ou à ses chevaux, chiquait, crachait, fumait ou buvait ; toujours prêt à faire des largesses, il buvait, dans chaque maison, deux ou trois coups avec tous les assistants. En somme, Johnny était un brave garçon, malgré tout. Nous devons constater que, d’après son témoignage, il suivait ordinairement le système d’abstinence complète et qu’il ne buvait que de temps à autre, pour changer ; mais alors il buvait à cœur joie[131]. Il se trouvait dans une de ces rares périodes à l’époque où nous l’avons connu.

Ici, la route, unie et bien faite, a souvent dix huit pieds de large. Elle passe le Fraser au moyen d’un bac, à quelque distance de Lilloet ; puis elle remonte la vallée du Fraser pendant une vingtaine de milles, en tournoyant par-dessus les flancs escarpés des hauteurs. À la vallée Pavillon, elle prend vers le AU PACIFl’QUE.


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nord-est, jusqu’au pied du mont Pavinon, otJ elle franchit une élévation de quinze cents pieds par de rapides zigzags. Notre attelage, réduit alors à quatre chevaux, n’était plus à la hauteur de sa tAche, et nous dames gravir à pied la montée. Du &OIDmet,

nous eOmes, Ters le sud-est, une vue étendue et nous pOmes eD.miner la curieuse façon dont était formé le cOté de la de_nte.

Près de nous, se trouvait un creux dans lequel la surface présentait une succession de gonflements onduleux qui devenaient plus considérables à mesure qu’ils approchaient du fond. Ce creux nous eut l’air d’_tre un cratère éteint, d’où la lave se serait jadis échappée en courants houleux qui se seraient figés peu à peu, refroidis et convertis, par degrés, en la pente inégale et rev_tue de gazon que nous apercevions. Le temps nous manquait pour justifier nos soupçons par un examen suffisant, et nous poursuivtmes notre chemin sur le plateau herbeux, qui commence Ii la cime du mont Pavillon et qui dure six à huit milles. La route s’éleva ensuite avec rapidité et nous conduisit en haut des Degrés du Serpent. Devant nous, la descente se précipitait pendant deux mille pieds ; nous avions, en pleine vue, au-dessous de nous, le chemin qut suit la configuration des hauteurs, en décrivant cette quantité de tournants et de zigzags d’oil il a tiré son Dom. Il est coupé sur le flanc de la montagne,

souvent, il ne complète sa largeur qu’au moyen de poutres étendues au-dessus du precipice ; excepté aux tournants, deux voitures n’y peuvent point passer de ftont sans danger ; enfin il manque tout à fait de parapet qui protége les voyageurs.

À cette vue, chacun otrrit spontanément de mettre pied à terre afin d’alléger les chevaux ; mais Johnny s’y refusa et noOl

desCendit à fond de train, tandis que le wagon, lourdement chargé, faisait, à chaque tournant, les plus désagreables balancements. Oue le break et)t cassé, ou une roue, ou un timon, Dom étions perdus. Tout tint bon, comme Johnny s’y aU’ :’Ddait, et DOUS amvAmes en bas sans accident. su


DE L’ATLANTIQUE


Après avoir pas9é Clinton, où aboutit une route qui va par Yale, le chemin recommence à monter. Sur notre droite, nous v !mes un abtme extraordinaire. Il commence à l’extrémité

septentrionale par une dépression graduelle, devient une profonde fissure qui sépare les rochers sur une longueur cfenviron un quart de mille, et finit brusquement dans la vallée, au sud. Cette espèce de faille a quatre ou cinq cents pieds de large sur autant de profondeur. Les flancs en sont unis et perpendiculaires comme si les rochers en avaient été coupés en deUL

La route cependant montait toujours, et, au bout de quelques milles, elle nous mena sur le plateau, composé d’un sol sablon_eux et stérile, où poussent de petits sapins en grand nombre, et qu’entre-coupent une quantité de lacs. Tout le long du chemin,

Jes logements avaient été assez misérables ; mais il, devinrent abominables après Clinton. La seule couche qu’on trouvât ëtait le plancher des auberges ou maisons au bord de Ja route, qu’on rencontrait presque à chaque dizaine de milles et qui n’ont pas d’autre nom qu’un certain numérotage en rapport avec la borne de poste la plus voisine, comme la maison du cinquantième ou du centième mille, Nos uniques couvertures rembouraient usez peu les jnégalités des planches mal taillées et nous protégeaient médiocrement contre les froids vents-coulis, qui siffiaient entre les ais mal joints de la porte, Une auberge, sur la. route des mines, ne se compose que d’une hutte de troncs mal équarris, formant une seule chambre. À une extrémité,

s’ouvre une large cheminée, et, sur un cOté, s’élève un comptoir derrière lequel sont posées des planches qui supportent des rangées de bouteUles pleines de boissons alcooliques les plus communes, Suivant la saison, en allant aux mines ou en revenant,les mineurs, hommes de toutes nations, Anglais, Irlandai_ écossais, Français, Italiens et Allemands, Yankees et nàgres, Mexicains ou hommes nés dans Jes tIes de l’océan Pacifique. arrivent lers le soir par bandes de deux ou trois, se débar


.. AU pACIilQUE.


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rassent du rouleau de couvertures qu’ils ont sur le dos, le posent à terre et s’en serve_t comme de siéges, car la hutte n’en a que peu ou point du tout. La première chose qu’ils demandent ensuite, c’est à boire. Celui de la bande qui est le mieux en fonds fait la proposition, et le reste des assistants est ordinairement invité à y prendre part.

On _oupe, on fume, on reboit ; puis on déroule les couvertures et l’onchoisitla place de.son lit pour la nuit. Les uns se couchent sur le comptoir, l_s autres sur des sacs à farine empilés dans un coin de la chambre, d.’autres encore s’étendent sur le plancher en mettant leurs pieds du côté du feu. Enfin il y en a qui jouent ; dans ce cas, le jeu accompagné de jurons et de rasades dure pendant la plus grande partie de la nuit..

En descendant du plateau, nous arrivâmes à la maison du

centième mille qui est près de Bridge Creek. C’est là que commence un territoire plus fertile qu’aucun de ceux que nous avons vus dans la Colombie, à l’exception de celui du delta du Fraser : malheureusement ce territoire est de peu d’étendue. Ici ou là est un vallon plantureux, un marais desséché, la terre basse sur les rives d’un cours d’eau ; on a converti ces morceaux’

de terre en fermes productives ; les collines peu élevées donnent des pâturages en abondance i mais, partout où le terrain s’élève, il se compose de sable et de caillous et ne produit plus qpe le bunch-grass. Chemin faisant, nous avons rencontré un petit wagon tratné par des bœufs et escorté par une vingtaine de mineurs marchant à pied. n contenait six cent trente livres pesant d’or appartenant à M. Cameron, le principal actionnaire du célèbre gisement Cameron. Cet or, qui valait environ trente mille livres sterling ou sept cent cinquante mille trancs, avait été recueilli dans le court espace de trois mois, et ne représentait probablement pas la moitié du produit réel de la mine durant ce temps.

À Soda Creek, nous avons pris le bateau à vapeur pour Oues 31.16


DE L’ :ATLAln’IOtJE


Delle. Le ’capitaine Done, qui le commandait, était un eompapua fort sociable, guilleret, Ii la face rubiconde, au maintien maj8tueux. Il nous fit entrer dans sa cabine, qui était la seule chambre meublée’ son bord, et, tirant une boite de cigares, il ordonna. de préparer immédiatement un carafon de &r1llUlr

cocktail et nous engagea Ii nous mettre à notre aise. Tous les quarts d’heure, nous étions invités, par le nègre qui tenait le comptoir, Ii venir boire avec le capitaine et avec la ff1lJJe, comme on appelle la compagnie des passagers. Un refus aurait pusé pour une insulte, et il nous fallut recourir à toute notre hat !*" pour échapper à ces inTitations continuelles. Il n’y avait qu’uM eJ :cuse qui pOt ètre admise : celle qu’on venait de faire un repas, car un Yankee ne boit jamais que quand il est à jeun, et, anx mines, les coommes et les mœurs des Américains règnent en souveraines. Le bateau’ vapeur co_tait soiJ :aMe-quiDJe mille dollars, c’est-à-dire quinze mille livres sterling ou trois cent soixante et quinze mille francs, parce que les chaudières et Yensemble de la machine avaient ét6apportés à dos de mulets de deux cents milles de distance.

Au confluent de la Ouesnelle, nous jetâmes sur DOS épIuJes notre rouleau de couvertures et nous parttmes à pied PO1D’ Wi11iam’s Creek. Le chemin, qui venait d’étre ouvert. traYe" les bois pour le transport des paquets, était fort rabotem. Les souches des arbres abattus tenaient encore au sol et Je piftiM. ment incessant des mules avait converti en un épais lit de boue les espaces qui s’étendaient d’une souche à l’autre. J. temtin gelé s’était couvert de plusieurs pouces de neige ; müs cette neige en partie fondue rendait le chemin gras et glinanL Nous choppions au milieu des trous de boue durcie et DGI grandes bottes à genouillère eurent bientôt meurtri DOS pielk au point que, dès le second jour, DOUS étions à pen prie ben d’état d’avancer. Nous eOmes la chance de faire ]a tPo8’niJle d’une paire de bottes élastiques, c’est-à->dire faite. en eaO8’&ehout

.AU PAClFJf)OE.


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à J"usage des mineurs qui travaillent dans l’eau. On les avait abandonnées ’au bord du chemin, Eiles remplac_rent nos DoUes à l’éeuyère si ghBntes, et DOUS p\1mes lutter, grâce à eUes,

moins péniblement contre les difficultés de la route. Cette voie montait peu à peu, passant le long des flancs des haut_urs garnies de sapins et qui se suivaient de fort près, n’ayant dans leurs intervalles que les ravins les plus étroits. En fait, nous venions de rentrer dans cette région de montagnes et de foréts que nous avions d’abord rencontrée dans la vallée supérieure de la Thompson septentrionale. Les cOtés du chemin étaient peuplés de cadavres de chevaux et de mulets. Il y en avait qui restaient debout comme ils étaient morts, retenus droit par une boue profonde et gelée. Chaque jour, nous passions auprès d’une vingtaine de ces cadavres, et il y en avait des cenlaines d’autres, d’animaux qui s’étaient détournés pour mourir et que l’épaisseur de la forét dérobait à nos yeux. Les martres et les perdrix des bois étaient abondantes. Un grand Yankee, venu de l’État du Maine et qui s’était joint à nous, se distingua fort, en abattant à coups de revolver, avec une adresse prodigieuse, les oiseaux qui perchaient au sommet des plus hauts sapiOll. À mesure que nous approchions de William’s Creek, la montée devenait plus rapide et la neige plus profonde ; car, à cette hauteur, la gelée avait été continuelle.

Le soir du troisième jour de marche, nous arrivâmes à Richfield qui est à soixante-cinq milles du confluent de la Quesnelle. Suivant le conseil de notre nouvel ami, nous poussâmes par Barkeryille jusqu’à Cameron Town, plus bas sur le méme cours d’eau. C’est là qu’on exploitait les plus riches mines que l’on conn\1t alors. Il faisait déjà nuit. Nous suivions le fond de l"étroit ravin dans lequel coule William’s Crêek, escaladant les conduites d’eaux (flumes) t, les troncs d’arbres, les amas de


1. Ces (Iv"’" sont d6crlts et representés dans le cbapitre suivant. (Trad.) débris. Nous nous éreintâmes ainsi pendant deux milles avant de déposer nos bagages à l’hôtel Cusheon. Nous avions suivi un chemin plus détourné que nous ne nous le proposions d’abord ; mais enfin nous avions pénétré dans le Caribou.


CHAPITRE XIX.


William’s Creek dans le Caribou. — Les découvreurs. — Position et nature de la région de l’or. — Caractères géologiques. — Le district Caribou. — Hypothèses sur la situation des veines du quartz aurifère. — Diverses espèces d’or. — Inconvénients du minage dans le Caribou. — Cause de son incertitude. — Richesse extraordinaire des fouilles. — Comment l’argent s’en va. — Excentricité des mineurs. — Notre séjour à l’hôtel Cusheon. — Prix des provisions. — Comment on paye. — Descente dans les mines. — Profits et dépenses. — Le Juge. — Notre dîner d’adieu. — La compagnie. — Le docteur B—l devient éloquent. — Nobles sentiments du docteur B—k. — Plaisirs de la soirée. — Le docteur B—l se retire, mais fait encore parler de lui. — Confusion générale. — La Compagnie s’en va. — Nous partons du Caribou. — Descente en bateau sur le Fraser. — Campement. — Lac William. — Catastrophe sur le fleuve. — Le wagon express. — Difficultés de la route. — Le conducteur de l’Express prophétise son sort. — La route par delà Lytton. — Le wagon se brise. — Grand galop jusqu’à Yale. — Nous rentrons à Victoria.


William’s Creek tire son nom d’un de ceux qui l’ont découvert, de William Dielz, Prussien, qui, avec son compagnon appelé Rose, Écossais, a compté parmi les pionniers les plus hardis du Caribou. Ni l’un ni l’autre n’a tiré aucun profit de la découverte de ce ruisseau, le plus riche peut-être qui existe au monde. Lorsqu’une foule de mineurs s’est abattue sur ce trésor, ceux qui l’avaient trouvé s’en sont allés chercher d’autres gisements. L’Écossais, après avoir disparu quelques mois, a laissé son corps au fond des déserts, où ont fini par le retrouver quelques mineurs qui faisaient un voyage de découverte. Auprès de lui, sa tasse d’étain était suspendue à une branche d’arbre ; elle portait écrits avec la pointe d’un couteau le nom de l’aventurier et ces mots : « Je meurs de faim. » Quant à William Dietz, il rentra pauvre à Victoria et, abattu par une fièvre rhumatismale, il vivait de charité à l’époque où nous y étions.

Le versant occidental, brisé, irrégulier, des Montagnes Rocheuses, paraît être le vrai pays qui produit de l’or dans la Colombie Britannique. En fait, on a trouvé de l’or à peu près dans tous les lieux. de cette colonie où on l’a cherché ; mais ce n’a jamais été en grande quantité, excepté le long des cours d’eau qui sortent de ce district, comme le Fraser, la Columbia et leurs affluents. On en a aussi trouvé sur le versant oriental, le long de la Saskatchaouane septentrionale et de la Rivière de la Paix ; mais la vallée de la Saskatchaouane n’en a jamais donné que des quantités peu considérables, tandis que la Rivière de la Paix possède de riches gisements. Or il est remarquable que la première a sa source juste à l’est de la ligne médiane de la chaîne principale, tandis que l’autre a la sienne assez loin sur le versant occidental[132], coule longtemps dans la région vraiment aurifère avant de tourner à l’est pour s’échapper dans la direction des mers polaires à travers une large fissure des Montagnes Rocheuses, En traversant le col de La Cache de la Tête Jaune, nous avons rencontré le calcaire carbonifère, puis le terrain dévonien ou vieux grès rouge ; c’est près du pic Robson, sur le versant occidental, que nous avons commencé à voir les noires ardoises et les autres roches schisteuses veinées de quartz qui appartiennent au moins au terrain silurien supérieur et indiquent ]a région aurifère. À l’ouest de ces schistes, commence une contrée étendue qui paraît formée de trappite éruptive[133] et qui atteint, vers l’ouest, sinon la chalne du littoral au moins celle des Cascades[134] ; vers le sud-est, elle pénètre à travers les vallées du Fraser et de la Thompson jusqu’à celle de la Columbia. La Chalne des Cascades est composée de roches granitiques et plutoniques, mélangées par places de schistes argileux et de calcaires semi-cristallins.

Le Caribou est le district le plus riche de la région aurifère dans la Colombie Britannique, et c’est là que se sont surtout fait sentir les révolutions géologiques. Figurez-vous une mer de montagnes et de collines recouvertes de sapins. Les premières vont jusqu’à sept ou huit mille pieds, entourées par un confus amas des autres. Partout le sol a été agité, au point qu’excepté le fond des étroits ravins cavés entre les collines, on y trouve à peine un pied de terrain uni. Les diverses couches y sont redressées de champ, et les lits des cours d’eau sont portés sur les cimes des hauteurs. Autour de ce centre des richesses rejetées des entrailles de la terre, la branche principale du Fraser s’enroule en un cours semi-circulaire ; elle en reçoit par de nombreux tributaires l’or que contiennent ses sables.

C’est en effet sur les bancs de sable du Fraser inférieur que le premier or a été découvert sous la forme d’une poussière trèsfine. Les anciens mineurs de la Californie ont remonté le Fraser en y lavant l’or durant quatre cents milles, voyant le grain toujours grossir ; puis ils remontèrent les petits affluents qui descendent du Caribou. Ici on trouva des pépites d’or et des blocs de quartz aurifère. La chasse à ce métal priéieux a été portée à l'extrême ; mais elle n’est pas terminée. Il s'en faut que toutes les veines de qoartz aient été découvertes ; on n'en est encore qu’aux conjectures sur leur situation probable. Les torrents ou creeks Lightning, Antler, Keighley, William et autres, en assez grand nombre, prennent tous leur source dans une chaîne appelée les Monts Chauves et, pour la plupart, rayonnent autour de la base d’un de ces monts appelé la Montagne de la Baquette (Snowshoe Mountain). On suppose que la matrice, ou plutôt la gangue de l’or, est en cet endroit. Il se peut que la 3551


DE L’ATLANTIQUE


plus grande partie de ses richesses ait ét6 entralnée par le coun des torrents, mais évidemment des sommes énormes sont encore enfouies Qans les entrailles du rocher. Aussi, dès qu’on aura découvert les veines quartzeuses, la Colombie Britannique pourra rivaliser avec la Californie en richesse et en stabilité. Dans ce pays-ci, le travail des moulins, qui par centaines écrasent chaque jour des milliers de tonnes de quartz aurifère et argentifère, a prouvé combien ce genre d’exploitation des mines est plus productif et plus assuré que celui des fouilles à la surface" qui, jadis, comme là. présent dans le Caribou, ont fourni là tout l’or qu’on en tirait. Le Caribou produit plllsieurs espèces différentes d’or. William’s Creek en a deux filons distincts : dans l’un, l’or est m_lé en proportion considérable avec l’argent ; dans l’autre, qui est bien plus coloré, l’or est plus pur. Tout celui qu’on y trouve a été arraché et emporté par l’eau à quelque distance sans nul doute de son gisement originaire. À Lowhee, trois milles seulement plus loin, on le trouve en pépites plus grosses, moins altérées par l’action de l’eau et presque à l’état pur. À Lightning CreekJ l’or est plus petit, plus usé par l’eau, mais de la première qualité.

Les grands désavantages qu’offre au Caribou le travail des mines consistent dans la nature du pays ; dans ces montagnes et ces épaisses forMs, qui forment les plus grands obstacles 1 des recherches suffisantes, et r4mdent extr_mement co’OteU’l le transport des provisions et des autres nécessités de la vie ; dans ce long et rigoureux hiver, qui emp_che de travailler aux fouilles depuis octobre jusqu’à juin i enfin dans le bouleversement géologique lui-m_me, qui, tout en étant la cause incontestable de la richesse de cette région, rend fort incertaine ou au moins très-difficile l’exploitation des filons. Les deux premiers seront atténués promptement, c’est-à-dire dès que le pays aura éte éclairci, dès qu’on y aura fait des roules, et dès qu’on aura employé la vapeur au dess6chement des puits d’extraction. Il n’y a ’.


AU PACIFIQUE.


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donc de fort"sérieuses que les difficultés présentées par le tracé des filons ; encore la recherche en sera-t-elle plus facile à mesure qu’on connattra mieux la constitution géologique du pays. Jusqu’à présent, les changements qui ont eu lieu sur la face de la contrée ont toujours renversé les calculs les mieux fondés. Il

faut compter sur la chance. L’or dérivé, qu’emportaient les courants d’eau, se déposait sur la roche solide ou dans l’argile bleue qui s’est immédiatement étendue sur elle ; plus tard, il a été couvert à son tour par les dépOts de graviers qui se sont lentement

accumulés. Si donc les cours d’eau coulaientaujoutd’hui exactement dans les m_mes lits qu’à l’époque où ils charriaient leur or, l’exploitation serait des plus simples ; mais il est loin d’en _tre ainsi. Tantôt un énorme éboulement a comblé le lit de l’eau, qui a dO s’en creuser un autre ailleurs ; tantOt quelque convulsion géologique a soulevé et mis à sec l’anëien lit. Dans le premier cas, le filon court entre les flancs de la montagne ; dans le second, il les escalao : !e. Or ces divergences ne peuvent.Ure connues que par le fait qu’on les découvre en travaillant. Souvent un mineur mettra des semaines à creuser son puits à trente ou quarante pieds de profondeur, sans rien trouver au fond pour l’indemniser de ses peines ; c’est que le torrent qui, dans les Ages primitifs, a détaché et roulé les débril aurifères, ne passait pas au travers de l’endroit qu’il a réclamé, de son daim ; et cependant son voisin, au-dessus ou au-dessous de lui, se fera peut_tre mille livres sterling, soit vingt-cinq mille francs par jour. Ceux qui ont de la chance, qui sont dans une bonne veine, comme disent les mineurs, font souvent de larges fortunes au Caribou dans un espace de temps incroyablement court 1.

Le produit extraordinaire des mines du Caribou peut.Ure


1. JI sera curieux de comparer ces récits avec les d6tail. que M. 1.. Simoain Ii insérés sur l’exploitation des mint’S de la Californie, dans 1., Tour du ItIfUû. 1862, J. (frad.)


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DE L’ATLAN’l’IQUE


évalué par ce fait, qu’t>I1 1861, l’ensemble des colonies de la Colombie Britannique et de l’Ue Vancouver a été presque entièrement défrayé par l’or recueilli seulement à AntJer Creek ; et que, depuis lors jusqu’à la présente année, ou pendant quatre ans sans interruption, Ja production de William’s Cl"ef’k a suffi à plus de seize mille personnes, dont quelques-unes ont :quit.té le pays avec de grandes fortunes. Et cependant William’s :Cretk n’est qu’un :étroit ravin, :eIploité seulement sur ; deux mmes à peine de sa longueur, et cela de la manière la plus primitive. Les mineurs manquent du secours de la vapeur et de Ja plupart des outils nécessaires à leur profession : vraiment ils se sont contentés jusqu’ici d’égratigner le sol au hasard.

Parmi les nombreux exemples des richesses Cabuleuses que pro_urent ces fouilles, on peut dire que le cJaim Cunningham a, l’un dans l’autre, fourni à peu près 2000 dollars,,soit /too Jivres sterling ou 10 000 francs par jour, durant toute la saison j et qu’un autre, le c1aim Dillon, a donné la somme énorme de cent deux livres pesant d’or en unj our, soit 1,000 livres sterling ou 100 000 fhmcs. L’espace de cent pieds du daim Cameron, qui appartenait à un autre prcpriétaire, a produit 120000 dollar :f ou 600 000 francs.

L’opulence ainsi rapidement acquise est généralement dissipée aussi aisément. Le mineur, qui a eu tÜ ltJ chance, se hâte d’aller à Victoria ou à San-Francisco semer son or dans l’état où il l’a obtenu. Rien n’y est trop cher pour lui j aucune extravagance ne dépasse l’ampleur de ses fantaisies. Son amour de l’étalage l’entralne à mille folies, et ses excentricités innombrables pr0clament le peu de cas qu’il fait de l’argent. Un jour, un mineur qui, au bout de la saison, s’était trouvé possesseur de trente 1 quarante mille dollars, rempJit ses poches de pikes d’ordevill !t dollars, descendit à Victoria, se rendit à un comptoir et régala de champagne la roule présente. Comme la compagnie ne pouvait pas venir à bout de consommer la provision entière du mattre . AU PACIFIQUB.


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du comptoir, on fit venir du renfort en obligeant les passants à entrer. Cependant la provision ne finissait pas et personne ne pouvait plus boire davantage. Dans cet embarras, l’ingénieuI méc_ne commanda d’apporter et de remplir tou81es ve rres que possédait l’établissement. Puis, levant son bâton, il jeta à terre les rangées de verre que supportait le comptoir. Restait encore un panierdechampagnej il fut ouvert, mis sur le plancher, et notre homme se prit à sauter dessus en écrasant les bouteilles sous les talons de ses fortes bottes, non sans se blesser gravement à ce qu’on : assure. Donc le champagne était écoulé ; mais le mineur avait encore une poignée de pièces d’or à sa disposition. Il mar. cha droit à une grande glace, valant plusieurs centaines de dollars, et qui ornait une des extrémités de la chambre. IllanÇ8 contre elle une pluie de lourde monnaie et la brisa en morceauI. Le héros de cette histoire retourna aux mines le printemps suivant, n.ayant plus un sou vaillant et, lors de notre arrivée, il y travaillait en qualité de simple ouvrier. Un tour d’un des Californiens qui avaient le plus de succès peut servir de pendant àcelui que nous venons de raconter. À l’époque de sa gloire, il avait l’habitude de remplacer les quilles en bois du jeu de boule par des bouteilles de champagne pleines, et s’a}Dusait fort à les briser l’une après l’autre à la grande satisfaction de ses compagnons et surtout du marchand.

Nous étions fort mal logés à l’hôtel Cusheon. Pour coucher,

nous avions une couverture étendue sur le plancher d’un grenier ; mais les essaims de poux qui infestaient l’endroit y rendaient le sommeil presque impossible et nous faisaient vivement regretter le doux gazon de la prairie ou ]a mousse des bois. La nourriture, qui se bornait à des biftecks, du pain et des pommes séchées, était mal assaisonnée et coâtait horriblement cher. Pour cinquante sous, on n’avait qu’une livre de bœuf ou de farine ou un verre rempli d’autre breuvage que l’eau ; rien, pas même une botte d’allumettRs, ne valait moins de vingt-cinq sous ou d’un


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DE L’ATLANTIQUE


quartde dollar. Avant d’arriver à WiIliam’sCreek, nous payâmes un dollar et quart ou six francs vingt-cinq centim_s pour une bouteille de bière forte.

On ne voit guère ici de monnaie ; la poudre d’or la remplace. En conséquence chacun en porte un petit sac d’où il tire la quantité requise et qui est pesée à chaque payement.

Dans les mines que nous visitâmes à Cameron-Town, la boue payante (pay-dirt), comme on appelle la couche d’argile et de gravier qui repose sur le lit rocheux et qui contient l’or, était 1 trente ou cinquante pieds au-dessous de la surface du sol. On

creuse un puits à la profondeur nécessaire et la boue est montée dans un seau qu’enlève un treuil, On la verse dans une longue botte, appelée la boîte à surprise ou le long tomt ; cette boite a un faux fond, composé de barres parallèles laissant entre elles d’étroits espaces ; il est élevé de quelques pouces au-dessus du vrai fond, qui a plusieurs traverses de bois. Un courant d’eau est ap’ porté, quelquefois de très-loin, par une série d’auges, nommées fl/tmts’ ; il tombe dans la boîte à surprise d’un côté et s’en échappe de l’autre par un second système d’auges. À mesure que la bout est versée, un homme, armé d’une grande fourche à plusieurs dents, l’agite san,s s’arréter, et en retire les plus grosses pierres, Le sable fin et la terre sont emportés par le courant ; mais l’or, qui est plus pesant, tombe au travers des vides laissés entre les barres parallèles du faux fond et est : ar_té, dans le vrai fond, par les barres transversales qu’ils appellent rif/le’, La boue payante n’a ordinairement pas plus de trois ou cinq pieds d’épaisseur. Conséquemment les galeries des mines sont fort basses ; le toit en est soutenu par des troncs mis debout, qui supportent des poutres de traverse ; l’eau en est épuisëe au mo}’en de roues à seaux qui font la chalne. L’hiver, ces engins


1. Voir la grnure, et comparer celle du Toof’dvIlOfld" 1862, J, p, 3"1. (Trod,) 2. Voir la gra\’ul’c, et comparer celle du Tour du lIondt,I862, J, p. 42. lr,..d.) 3. Voir ce mot pris dans une autre acc_ption, un peu plus loin. (Trad.) AU PACIFIQUE.


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deviennent parfaitement inutiles et se recouvrent d’énormes

glaçons. Nous en vtmes encore deux qui fonctionnaient et qu’on tenait en état en les garantissant par un toit et en allumant des feul. Nous eCtmes aussi la chance de trouver en pleine activité les claims Cameron, Raby et Caledonian, qui sont trois des plus riches de William’s Creek. Nous y descendîmes avec quelques-uns des heureu"x propriétaires ; nous rampâmes dans ces galeries fort semblables à des égouts, lavant pour avoir de l’or ou dépouillant les riches poches qui se sont formées sous quelque caillou. Parfois nous pouvions,distinguer le jaune scintillement de l’or ; mais, en général, il n’est pas perceptible, m_me dans la boue la ’plus précieuse. M. Steele, du daim Cameron, eut l’obligeance de nous montrer les livres de la compagnie ; il en résultait que le produit journalier d’un puits variait de 40 à 112 onces, et, comme il y en avait trois, le rendement total de la semaine montait de deux à cinq mille livres sterling, c’est-à-dire de cinquante à cent vingt-cinq mille francs. Mais les dépenses fort lourdes exigeaient sept mille dollars ou trente-cinq mille francs par semaine. La principale était la solde de quatre-vingts ouvriers qui gagnaient de cinquante à quatre-vingts francs par journée.

À midi, chaque jour, on vide les boUes et on retire l’or, qui J reste toujours mélangé d’une certaine quantité de sable noir. Au lavage d’un seul puits du claim Raby, auquel nous assistâmes, l’or remplissait une des bottes d’étain dont on se sert pour les conserves et qui contenait environ un quart de livre, c’est-àdire la vaJeur de vingt-cinq mille Crancs pour quinze heures de travail. Dans cet or, se trouvaient des shillings et des quarts de dollars, tombés des poches des ouvriers et qui étaient retournés dans la botte.

Quand nous etùnes visité les mines de William’s Creek, nous nous"rendtmes par la hauteur à Lowhee, un moindre ruisseau, dans un ravin plus étroit encore, et qui se trouve à trois milles 358


DE L’ATLANTIQUE


de distance à peu près, Les travaux étaient presque les mâmelt

mais l’or était plus riche et plus brillant, les pépites plus ébréchées et plus anguleuses, comme si"elles n’avaient pas été lransportées loin de la roche du quartz originaire, L’or de Lowbee "

est très-pur, il vaul ’920 et celui de William’s Creek ’S30’.

Avant de prendrè congé du Caribou, il ne faut pas oublier de mentionner le glorieux Juge Cox, magistrat et commissaire pour l’or : il est le favori de tous les mineurs et l’ami de tout le monde. Monsieur le Juge, comme on l’appelle toujours, à la mode des Yankees, décide suivant le bon sens toutes les causes portées devaut lui ; et, tout étrange que cela est, il fascine les plaideurs au point de renvoyer les gagnants et les perdants également salisfaits de ses jugements, Il nous fit beaucoup de politesses et nous passâmes bien des heures agréables dans son aimable société. Il ne serait pas juste non plus de laisser sous silence le somptueux dlner qu’on nous donna la veille de notre départ. Notre amphilryon, le docteur B-k, avait choisi comme salle’ manger convenable la salle de l’hôpital. Il n’y aqil alors qu’un seul malade, qu’on déroba aui regards par un rideau de drap vert suspendu au mur, Le dlner se composait de soupe, de roast-bif, de mouton bouilli et de plum-pudding, avec du champagne en abondance. La compagnie était assez mêlée, mais tous fraternisaient avec une cordiale aisance. Parmi les convives, se trounit M, 0-, directeur de la maison que la banque – a’"Rit établie cians le Caribou. C’était un monsieur fi l’air solennel, aYec ODe

grosse téte chauve, portant lunettes, ayant un habit noir, inspirant la considération, et parlant sur toutes choses avec autorité. M, B-, ancien agent de la Compagnie de la Baie de Hucboo : excellent convive et n’aimant que le bon accord, Le docteur 8-1, affligé de la maladie du boire el de celle du par," ; un petit


1. Ces solllme. sont des num6raleurs de rraclion_ où. le dénommaleur _181118. Il ya donc, dans l’or de Lowhee, SUf 1000 parties, seulement 80 qlli De soient pti de l’Of ; dans celui de William’. Creait, il y en a no. (Tr8d.) AU PACIFIQUE.


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homme maigre, avec une large bouche ; il arriva en grande toilette avec un habit à queue de morue ; toujours souriant, il n’en regardait pas moins en réalité les choses de leur sombre côté. M. C-, jeune avocat, Irlandais, impressionnable. Billy Ferren, mineur enric_i, surnommé Billy la-Blague, à cause de sa loquacité ; fans lenue, tapageur, éclatant en cris de gaieté et en gros rir ;e. L’aide du docleur B-k, homme tranquille et se rendant utile à tous. Enfin la dame de la société, une madame Morris, plus connue généralement sous le nom de Jeannette : quarante printemps, blonde et grasse ; propriétaire d’un cabaret ou restaurant voisin. Elle avait eu la bonté de venir faire le dlner, et, quand il fut servi dans les règles, cédant à la clameur populaire, elle daigna se mettre à table avec nous.

Avant qu’on etit enlevé la nappe, cela est une métaphore qui signifie quand nous en étions encore au pllim-pudding, le Dr. B-l, qui, depuis quelque temps, s’agitait sur son siége ne put pas plus longtemps contenir la marée montante de son éloquence et, ayant réussi à obtenir l’attention du président qui lui adressa un signe de permission, il se leva et s’assura prudem

ment sur ses jambes. Après avoir fait faire silence par plusieurs coups sonores, le Dr. B -l, se retenant d’une main tremblante à la table et gesticulant gracieusement de l’auLre verll notre cOté, avec le sourire éternel qui iUuminait sa figure, proposa dans les termes les plus flaLteurs la santé de Milton et termina en demandant qu’on la Mt avec trois fois trois hourras et qu’on chantAt He’s ajolly good {ellow. Ces honneurs fureQt célébrts avec vacarme, sous la direction de l’agent de la Co npagnie de la Baie de Hudson, et avec l’accompaguemen.t dll soprano Je Jeannette, qui y faisait bon efft :t.

L’tloquent Dr, B-l se releva ensuite et proposa, dans des termes également éloquents, la sJ.nté de Cbeadle ; on la b Jt avec tout le cérémonial qui lui était dti. Quand les hôtes ainsi hoDor_s eurent adressé à l’assist Ill ;e les remerdmeo.ts coa.yena 360


DE L’ATLANTIQUE


bles, l’infatigable Dr. B-l se leva une troisième fois et, l’air plein de gravité, reprocha à l’amphitryon la blâmable négligence qu’il avait commise en omettant de porter la santé de Sa Très.Gracieu_e Majesté la Reine. Le Dr. B-k, profondément humilié, présenta pour excuse la pré_ipitation qu’avait mise son ami à proposer les autres toasts, mais reconnut la grossière faule de loyauté dont il s’était rendu coupable, bien malgré lui.

n espérait que jamais cette circonstance ne serait connue de Sa Majesté, et il pouvait garantir à la société q_’aucun cœur n’était, plus que le sien, un vivant foyer de fidélité envers la Reine. Depuis sa naissance, il avait eu le désir de mourir pour sa Reine et pour fa patrie. Sous l’influence de ce désir, il avait accompagné l’armée anglaise en Crimée, et, maintenant, marchant à la tete de la civilisation dans le Caribou, il était prét à mourir pour cette cause.

Quand on eul, avec des applaudissements partis du cœur, bu à la santé de Sa l\lajesté, nous nous retirâmes dans la cuisine, On y recommença à boire des santés. Jeannette fit un joli petit discours et offrit à l\li1ton une belle pépite d’or ; Billy Ferren imita cet exemple. Puis l’un et J’autre répétèrent la m_me cérëmonie à l’égard de Cheadle. Quant au Dr B-I, que rien ne pouvait contenir, il se levait toutes les cinq minutes pour porter de nouveau la santé de l’un ou ’de l’autre des deux c illustres voyageurs ; » mais, chaque fois, l’agent de la Baie de Hudson, aussi infatigable que le docteur, entonnait « Annie Laurie,. chanson qu’on tenait en réserve pour la circonstance, et, toute la société se joignant à lui en chœur, le toast de l’ennuyeux orateur était victorieusement étouff_ sous le tumulte. Enfin ses yeux devinrent vitreux, son sourire disparut, et il s’assit dans un sombre silence. Il filât par se lever tout à coup, et, traversant la chambre en courant, il fit des efforts inutiles pour en SOI tir par la cheminée, contre laquelle il rebondissait absolument comme un oiseau qui cherche à s’échapper en,’oletaot contre la AU PACIFIQUE.


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vitre qu’il frappe. L’aide du Dr B-k s’emparant alors du Dr B-l le mena dans une chambre à coucher. On fit ensuite apporter des cartes et on nous initia aux mystères du High, low. Jack and the Game et du Pilch seven ’utp ; mais, peu après, nous entendlmes

un effroyable fracas dans la chambre à coucher. L’aide du Or B-k y courut et trouva le Dr B-l étendu sur le plancher au milieu d’.une collection de pots, de po_les. de brosses, etc.. qu’on y avait déposée.

Après cette interruption, les convives reprirent leurs amusements. Nous jouâmes à Pitch seven up jusqu’à ce que le sommeil nous empêchât de distinguer nos cartes ; l’homme de la Baie de Hudson entonnait toute espèce de chants ; Jeannette chanta cinq ou six fois Auld Robin Gray ; Billy-la-mague eut une furieuse discussion avec le directeur de la banque sur la politique coloniale ; tout le monde parlait à la fois, fumait et buvait du whisky ; enfin, vers l’aube, nous sorttmes maIgre le froid de la nuit, que le thermomètre indiquait à cinq degres, et nous regagnâmes l"hôtel Cusheon.

Le 30 octobre, ayant passé dix jours à William’s Creek, nous reprlmes nos paquets et, faisant nos adieux à l’hôtel Cusheûn, Cameron Town, et au juge Cox. nous parUmes pour le conOuent de la Quesnelle. Il était tombé six ou sept pouces de neige ; mais.les voyageurs qui nous avaient précedes avaient bien battu le chemin. Notre retour au Fraser nous prit trois jours et se fit avec bien plus de facilité que la première fois. Mais là. nous ellmes le chagrin d.apprendre que le bateau pour Soda Creek avait cessé ses voyages à cause de l’hiver. Heureusement, on nous avertit que, le lendemain, un bateau ouvert partait pour cet endroit ; nous y primes notre passage. Le proprietaire de l’embarcation s’appelait M. Mac Bride. Il avait fait partie d’une troupe de mineuts qui, après avoir remonté le Fraser durant l’été, s’était rendue à la Rivière de la Paix par les lacs Stuart et Mac Leod. JIs avaient suivi la Rivière de la Paix droit à 362


DE L’ATLANTIQUE


travers les Montagnes Rocheuses jusqu’au fort DwlYegaD 1 sur le versant orienta.l. D’après lui, cette région, à l’ouest des montagnes, était semblable" la contrée qu’arrosait ordinairemen t.Je Fraser ; mais, à l’est, le pays, mélaD8’é de beaux bois et de prai-.

ries fertiles, abondait en gibier. Sur les bords de la Rivière Fumeuse, un des affiuents de la Rivière de la Paix, on anit observéde nombreux cratères, vomissant d’épai3 nuages de fumée et de gaz sulfureux qui sortaient par plus de trente ouvertures en forme d’entonnoir et de la dimension de tuyaux de po6les ordinaires. En beaucoup d’endroits, les rives étaient couvertes de dépÔts de soufre pur. ru autre affiuent, la Rivière de la Tribu ou de la Nation, leur avait permis de voir des veines d’ardoise t"t de quartz et quelques bancs de sable où les fouilles étaient fort productives.

Le _teau où nous nous trouvions était grand et fortement établi. On l’avait construit exprès pour le voyage lIa Rivière de la Paix. Il contenait quarante passagers, entassés, il est vrai, comme les nègres sur un négrier. La journée était slaciale, et la neige qui tombait à gros flocons nous eut bient6t mouillés jusqu’aux os ; nos pieds souffrirent beaucoup du froid résaltaDt des mares que "a fonte des neiges faisait au fond du bateau. Gn peu en aval de l’embouchure de la Ouesnelle est un "f/le 011 rapide assez dangereux : les eaux tourmentées du Fraser y fOl’1lleat.

un tourbillon qu’on accuse d’avoir englouti plusieurs canots. Nous le traversimes sans accident, excepté que nous embarquâmes un peu d’eau, et nous continuames de descendre grand train le fleuve jusqu’ :’ ce que, venant.. dépas !el’ Alexandrie, nous f1\mes l’nsablés sur un rapide presque à sec. Il fut im_ sible de dEarrer de U, et If. Mac Bride finit par prie !’ les hommes de bonne folOllU de sauter dans l’eau pour all_ le


1. C’est la route que suit, l’été, la brigade que la Compagnie de la Baie de HIlÙOIl eDyde du lors Dl8IYepil au fort lIac Leod. Voir p. 193. (1NIi.) AU PACIFI9UE.


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bateau. Cinq ou six personnes le firent immédiatement ; mais le bateau demeurait immobile. Alors chaque homme en prit un autre sur les épaules et se dirigea vers le bord. Un petit homme,

qui portait un énorme Yankee de six pieds de haut, fit un faux pas et tomba avec son cavalier. Tous deux avaient de l’eau pardessus la téte et, comme le courant était très-fort, ils furent àplusieurs reprises rejetés sur le sable en essayant de se mettre debout. Les spectateurs s’en tenaient les cOtes de rire, et pourtant il n’était pas gai pour les victimes de l’accident d’_tre plusieurs fois plongés dans les eaux glaciales du Fraser. Enfin le bateau fut dégagé ; on se rembarqua, et nous reprtmes notre course tant qu’il fit jour. Vers la tombée de la nuit, Mac Bride conseilla de descendre à terre et d’y camper pour la nuit, car il ne manquait pas de rapides périlleux devant nous et nous étions encore assez loin de Soda Creek. Quelques endiablés voulaient aller en avant ; mais la majorité s’y opposa. Nous débarquâmes

donc à un endroit où il y avait plusieul’ ! grosses piles de bois préparées pour l’usage du bateau à vapeur. Chacun se mit alors à essayer de se procurer du feu. Milton y réussit le prp,mier et bientôt nous fûmes environnés d’un cercle de grands feux allumés aux dépens des propriétaires du bateau de Quesnelle. Mac Bride tira du sien quelques pains et une flèche de lard, qui dis-’

parurent promptement sous les attaques voraces de la bande affamée. Après quoi, nous nous étendtmes sur nos couches de branches de sapins. Il neigea fort toute cette nuit ; en sorte que, le matin, nous nous réveillâmes sous une épaisse couverture blanche. Nous n’avions rien pour déjeuner. On se hâta donc, dès que les brouillards du matin furent dissi_s, de remonler dans le bateau, qui, deux heures plus tard environ, nous déposait sains et saufs à Soda Creek. Nous avions l"cltenu nos places dans le wagon elpress qui porte, de ce"e plaee à Yale, l’or et la correspondance ; mais le courrier Il’était pas encore revenu du Caribou. NoU8&1l profitâmes pour aller chez Davidson, près du r36iA


DE L’ATLANTIQUB


lac William, à quinze milles de là. Cette ferme est peut_tre la plus belle de la Colombie Britannique. Ene comprend, sur les bords du lac, plusieurs centaines d’acres de basse terre qui occupent une espèce de delta formé par un petit cours d’eau qui

se jette dans le lac. L’orge, l’avoine, les pommes de terre et d’autres végétaux y viennent admirablement bien. On y anit cette année semé du blé : pour la première Cois ; il sortait déjt de terre, mais il avait l’air jaune et mal nourri. Le paysage au lac William est fort beau ; des hauteurs hardies et rocailleuses s’élèvent majestueusement du côté de l’ouest.

Le lendemain de notre arrivée chez Davidson, un grand nombre de mineurs vinren_ avec la nouvelle qu’un bateau, parti un jour après nous de la bouche de la OuesneHe, avait été englouti par les rapides. Sept ou huit personnes s’étaient noyées. Un de ceux qui avaient eu la chance d’échapper au danger, portait dans sa ceinture plusieurs livres pesant d’or. La force du courant l’avait littéralement jeté à terre. et il avait eu la présence d’esprit d’escalader la rive.

Deux ou trois jours plus tard, arriva l’express, et nous repartlmes pour Yale. En atteignant le bas de la montée qui conduit au plateau, nous trouvâmes qu’une épaisse couche de glace avait recouvert la route. Il nous fallut tous descendre et pousser à la roue. Souvent les chevaux tombaient. On les dételait pour les remettre debout. EnOn, après maint délai, nous gagnâmes le sommet. La neige y avait plus de profondeur. et les chevaux y couraient mieux.

Le wagon-express emportait avec nous cent soixante-dix livres pesant d’or. Le fait que cette somme, montant à environ 200 000 francs, pouvait ainsi voyager sans escorte, était la preuve la plus forte qu’on pOt donner de la sécurité des routes dans la colonie. Avec nous, il n’y avait qu’un voyageur, outre le conducteur, qui seul était armé. Celui-ci nous conta que souvent il voyageait seul, tout seul, conduisant le trésor, et qu’il avait pris son parti d’être un jour attaqué. La tentation était vraiment trop forte. Les occasions étaient continuelles sur cette route isolée de quatre cents milles de longueur, où il n’y avait de maisons que tous les dix ou vingt milles, et où les passants, si ce n’est à de certaines saisons, étaient toujours rares. L’endroit le plus favorable à une attaque de ce genre était, suivant lui, l’abtme que nous avons décrit [135]. Ce gouffre béant, caché par des buissons du cÔté de la route avec un fond couvert de cUbris et de broussailles, offrait toutes les commodités désirables pour faire disparattre son cadavre. Une telle perspective. ne rendait aucunement ni plus inquiet ni moins heureux notre conducteur, qui riait et paI ;lait du destin qu’il se croyait réservé comme s’il n’y avait eu aucun intérêt.

Quatre journées de voiture nous amenèrent à la terrible route qui va de Lytton à Yale [136]. Alors, assis dans le wagon, à quelques pouces du bord d’un précipice de sept à huit cents pieds, sans garde-fou, descendant ou montant les pentes Ii fond de train, et, dans les portions étroites, rasant la face des rochers, nous nous trouvions peu à notre aise, et nous pensions que le plus léger accident suffisait pour nous lancer, de notre siége élevé, dans les profondeurs de l’ablme. Ce qui augmentait

le péril, c’est que notre voiture s’en allait par degrés en morceaux. D’abord un ressort se brisa, puis un autre ; nous rebondissions dès lors sur les essieux. Plus loin, la volée du timon se détacha ; il fallut la raccommoder avec de la corde. Si la route n’avait pas été ce qu’elle était, ces accidents n’auraient certainement pas eu de gravité. Mais, pour couronner le tout, le timon lui-même cassa dans son embolture, et le wagon se précipita parmi les chevau. Heureusement nous étions alors sur un terrain plat, juste au delà du pont suspendu. Il est clair que 366


DE L’ATLANTIQUE AU PACIFIQUE.


si cela ftU arrivé quelques minutes plus tôt, nous aurions étA précipités la r.\te en bas dans les tourbillons des Cagnons 1. Le timon ne pouvait plus se raceommoder. Le courrier détela donc les chevaux et les reconduisit à une maison qui était à un demimille de distance, tandis qu’à la lueur d’un grand et bon Ceu, car il faisait déjà nuit close, nous demeurions à la garde de son riche chargement. Au bout d’une heure, le conducteur était de retour, accompagné d’un ami qui amenait un grand wagon couvert, attelé de deux beaux chevaux de Californie. Ces animaux frais furent mis en téta, et nous parttmes avec nos deux pains

de chevaux qui nous entratnaient à bride abattue. Nous avions alors deux conducteurs : l’un tenant les renes,. l’autre distribuant libéralement les coups de fouet. Le courrier avait rapport6 une bouteille de whisky, et, dans les instants de loisir relatif que leur laissait leur double occupation, lui et son ami se mirent à la boire à longs traits. Bientôt ils découvrirent que les rênes des chevaux de _te ne se croisaient pas, et qu’elles De servaient en rien pour conduire ; mais qu’importait ? Nos deux Californiens guidaient dmirablement et décrivaient toutes les courbes avec une étonnante précision. Auame route peut-_re n’est plus dangereuse que celle-là ; mais nos deux hommes hurlaient et fouettaient, les Mies galopaient avec fureur, le wlIOn

bondissait en contournant les hauteurs tSCaJ’J*s et emportait des morceaux du 801 dans sa course eflNnée. Avant minuit, llO8S entrions à Yale. Les quinze derniers milles de cette eJfroyab1e route ne nous avaient pris qu’De heure.

Le lendemain matin, pour la seconde et dernière fois, nous quittions cette petite ville pittoresque ; nous redellœodiODi le Fraser en bateau à vapeur et, le 25 novembre, noUl dfbarquioDi

une Cois encore à Victoria.


1. Voir p. 332 et lUiv. (Trad.)


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CHAPITRE XX.


Nanaimo et San Juan. — Ressources de la Colombie Britannique et de l’île Vancouver. — Minéraux. — Bois de construction. — Abondance de poissons. — Différentes espèces de saumons. — Les houlicans. — Comment ils sont pêchés par les Indiens. — Pâturage. — Le bunch-grass. — Ses qualités et ses défauts. — Rareté de la terre arable. — Localités différentes. — La terre dans l’île Vancouver. — Contraste de la Californie et de la Colombie Britannique. — Mensonges au sujet de la seconde. — Le district de la Saskatchaouane lui est indispensable pour lui fournir les produits agricoles. — Avantages d’une route qui traverse le continent. — Les États-Unis nous ont devancés. — Les difficultés sont moindres par la route anglaise. — Elle communique avec la Chine et le Japon. — La distance est plus courte. — L’époque de la chute du dernier grand monopole est arrivée. — Passages au nord-ouest par mer et par terre. — Dernières nouvelles de M. O’B. — Conclusion.


Après notre retour à Victoria, nous reçûmes du capitaine Lascelles une aimable invitation à l’accompagner dans une croisière qu’il allait faire sur la canonnière de Sa Majesté le Forward vers San Juan et Nanaimo. La croisière fut des plus agréables. Nous visitâmes les mines de charbon de terre du Newcastle de l’avenir sur l’Océan Pacifique, et nous mîmes amplement à profit l’hospitalité du capitaine Bazalgette et de ses officiers, dans l’île fameuse de San Juan.

Nous avions donc vu en grande partie la Colombie Britannique et l’île Vancouver. La première, nous l’avions parcourue depuis La Cache de la Tête-Jaune, en descendant la Thompson jusqu’à l’embouchure du Fraser, puis nous avions de nouveau pénétré au cœur du pays jusqu’au Caribou. La richesse minérale nous y avait paru abondante. L’étendue et la production des champs d’or, qu’augmentent chaque mois de nouvelles découvertes, suffiraient seules pour faire de cette colonie une de nos possessions les plus importantes. Mais, en outre, des symptômes incontestables prouvent qu’on trouvera encore dans la Colombie Britannique, comme dans l’État voisin de la Californie, les minéraux qui ont le plus d’utilité. Il est vrai qu’aujourd’hui on ne s’y livre qu’à la recherche de l’or, et qu’on méconnaît la vraie richesse minérale de cette région. Cependant le charbon de terre affleure à Alexandrie, le long de la Similkameen et à l’entrée Burrard. La colonie de Vancouver possède les magnifiques gisements de charbon qu’on a déjà exploités avec beaucoup de succès depuis quatre ou cinq années près de Nanaimo.

Le bois de construction dans la Colombie Britannique est en son genre sans égal. Le sapin douglas, avec son tronc droit et uniforme, souple et flexible à l’excès, fournit les espars et les mâts les plus beaux pour les plus grands navires. Souvent ces arbres ont plus de trois cents pieds de haut sur dix de diamètre. Le sapin blanc et le cyprès gigantesque, ce dernier dépassant même en hauteur le sapin douglas, croissent avec lui dans de vastes forêts qui assurent une fourniture presque inépuisable. Cependant le trait le plus caractéristique des ressources qu’offrent la Colombie Britannique et l’île Vancouver, est peut-être le nombre extraordinaire, la variété des poissons qui fréquentent le littoral et qui envoient leurs essaims dans tous les cours d’eau. Au printemps, deux espèces de saumons remontent le Fraser, des millions de houlicans se pressent à son embouchure, et des bancs de harengs pénètrent dans toutes les baies. Le houlican ressemble à l’éperlan, mais est un peu plus gros et a un goût délicieux. Il est très-huileux. Son arrivée est annoncée par les volées de goëlands qu’on aperçoit au-dessus des bas-fonds ; la façon dont les Indiens le prennent suffit à donner une idée du nombre extraordinaire qui compose les bancs de ces poissons. Le fleuve en est alors littéralement encombré. Le pêcheur descend dans son canot, portant une longue perche armée aux deux bouts de pointes fort affinées et formant des espèces de râteaux. Tout assis, il la plonge dans l’eau de chaque côté alternativement, comme si c’était une pagaie ; et, à chaque coup, il rapporte une rangée de houlicans empalés sur les dents de son outil. Trois nouvelles espèces de saumons remontent l’une après l’autre le Fraser, en été et en automne ; l’hiver en amène une sixième variété dans les havres et les baies du littoral. Nous avons vu des saumons de quinze à vingt livres pris dans le havre de San Juan au mois de décembre. Chaque saison de l’année a donc son espèce de saumon. La truite est abondante dans les rivières des montagnes et dans les lacs. L’esturgeon hante les profondeurs du Fraser. L’entrée Burrard a des bancs d’huîtres très-productifs. En un mot, tous les bons aliments que la pêche peut procurer à l’homme se rencontrent dans cette région déjà si favorisée.

La richesse et l’étendue de ses pâturages, la sécheresse de son sol et de son climat, permettent à la Colombie Britannique d’assurer de grands profits à l’éleveur de bétail. Cependant il y a des inconvénients ; entre autres, l’immense étendue de terre qui serait nécessaire à chaque herbager. Le pays n’a pas d’autre herbe que le bunch-grass. Ce gazon couvre les terrasses du Fraser, ainsi que les ondulations et les flancs des montagnes dans la région centrale. Poussant en touffes distinctes, particularité d’où il a tiré son nom[137], il tient trop peu par ses racines grêles au sol léger et poudreux qui le produit. Les chevaux et les bêtes à cornes en arrachent beaucoup en paissant ; les bêtes à laine tondent de si près cette plante délicate, que souvent elle ne repousse pas. C’est ainsi que les plateaux de Lilloet, qui jadis ont été célèbres pour la richesse de leurs pâturages, sont devenus des plaines poussiéreuses et stériles, où il ne reste plus éparpillés çà et là que quelques plants de sauge sauvage et d’absinthe ; le bunch-grass y a été détruit. En outre, il faut au bunch-grass trois ans pour parvenir à sa pleine venue, et trois pour repousser quand il a été brouté. Comme il pousse en touffes distinctes, il ne recouvre en somme le pâturage que d’une façon insuffisante. Tous ces inconvénients prouvent, comme nous l’avons dit, qu’un éleveur a besoin ici d’une très-grande étendue d’herbage. Il est vrai qu’aujourd’hui la place ne lui manquerait pas. Quiconque, à présent, voudra donc donner ses soins à élever des moutons et des bœufs, sera certain de faire en Colombie de très-grands profits. Et néanmoins, c’est étrange à dire, mais par quelque cause que ce soit, par manque de capital ou par la perspective d’un plus rapide enrichissement ailleurs, on ne s’en est encore occupé que fort peu, et le champ reste ouvert à tous les nouveaux venus.

L’étendue de la terre arable est vraiment très-limitée dans la Colombie Britannique. Si l’on excepte un petit district qui va de l’extrémité méridionale du lac Okanagan à la Grande-Prairie, sur la route qui conduit à la Thompson ; quelques morceaux de bonne terre à l’intérieur ; et le delta du Fraser, couvert presque en entier d’épaisses forêts et exposé aux inondations l’été, tout le pays offre une nappe de roches, de graviers et de cailloux roulés. La surface de la région qui se trouve à l’est de la chaîne des montagnes côtières se compose principalement d’un plateau élevé que surmontent les collines et les montagnes, et où se sont creusées les vallées de la Thompson et du Fraser avec leurs innombrables affluents. Ces vallées étroites et profondes ont généralement des flancs escarpés. Sur le plateau, les gelées nocturnes, qui prévalent même durant l’été, s’opposent à la culture de presque toute espèce de végétaux. Dans les vallées, la terre est ordinairement fort sèche, sablonneuse et pierreuse ; et, si on n’y adopte pas un système très-perfectionné d’irrigation et de fumage, on n’y récoltera pas grand’cbose.

Sur les terrasses de la Thompson et du Fraser ou même dans la région du gravier et des cailloux roulés, partout où nous avons vu qu’on avait essayé de faire pousser des céréales, on avait échoué. Les choux et les végétaux de ce genre, fort arrosés, semblaient y prospérer très-bien ; mais l’avoine et l’orge avaient des épis courts, une paille faible, rabougrie et misérable. Ce n’est pas que l’eau manque ; mais les terres qu’elle arrose ont un sol extrêmement léger et superposé ordinairement à un tel lit de gravier ou de cailloux, que l’eau y filtre comme à travers un crible, et que les courants disparaissent au lieu de demeurer à la surface. Les détritus de ce bunch-grass qui pousse par touffes isolées ne peuvent pas avoir enrichi le sol en lui donnant une terre végétale. On trouve, il est vrai, de loin en loin, plusieurs places fertiles, de quelques acres de contenance, sur le bord des rivières, par exemple le long des Tbompsons du nord et du sud, en amont de Kamloups. Il y a encore des morceaux de bonne terre qui ont donné d’excellents produits au voisinage d’Alexandrie et des lacs William et du Castor. Mais ces fonds fertiles, ces basses terres dues à l’alluvion forment un contraste frappant avec le caractère général de la contrée. En conséquence, la Colombie Britannique, riche au delà de toute expression à beaucoup de points de vue, n’est pas une région agricole. Il en est de même de l’île Vancouver. Celle-ci est un immense rocher dans les creux duquel s’est amassée de la terre végétale ; mais cette terre a ordinairement trop peu de fond pour la charrue, et les fertiles oasis peu développées y conviennent mieux au travail du jardinier qu’à celui du fermier.

Un tel défaut, dans les productions agricoles des deux colonies jumelles, oblige les populations à tirer leurs denrées de la Californie ; ainsi leur or passe dans les poches des Américains.

La Californie est peut-être le pays le plus riche du monde. Possédant tous les minéraux utiles ou précieux en une quantité presque inépuisable, excepté le charbon de terre qu’on n’y a pas encore trouvé, elle a en outre un sol d’une fertilité extraordinaire. Les montagnes y sont d’or et d’argent ; les vallées y rappellent la terre de Gessen. Le blé y vient avec une abondance sans pareille. Le grain tombé de l’épi, lors des récoltes, y produit une ou deux autres moissons qu’on appelle les levées volontaires, venues sans le travail de l’homme. Des fruits de toute espèce, depuis les pommes, les poires et les raisins des climats tempérés, jusqu’aux pommes de pin et aux bananes des tropiques, y mûrissent en perfection. L’avoine y pousse d’elle-même sur les penchants de la Sierra Nevada ; et, dans les plaines alluviales, outre les céréales ordinaires, on récolte le maïs, le tabac et le colon.

Il en est bien différemment de la Colombie Britannique. Nous admettons qu’elle égale la Californie en richesse minérale ; mais comme elle n’est pour ainsi dire que l’extension des Montagnes Rocheuses jusqu’au Pacifique, qu’une mer de hauteurs, qu’une terre de montagnes et de forêts avec des gonflements caillouteux et des terrasses couvertes de bunch-grass, l’agriculteur y cherchera en vain de riches vallées alluviales. Aucune colonie n’a été plus mal décrite qu’elle.

Jadis, lorsqu’elle n’était qu’une réserve pour les animaux à fourrure qu’exploitait la Compagnie de la Baie de Hudson, ce pays était représenté comme ne valant guère mieux qu’un désert ravagé par les bêtes fauves, dont les hurlements retentissaient partout ; où des animaux vorace et à moitié affamé faisaient une guerre éternelle à une population de sauvages éparpillés et mourants de faim ; où le froid dépassait celui des pôles et la sécheresse celle du Sahara. » Enfin, pour employer les expressions du Chancelier de l’Échiquier dans la Chambre des Communes, il y a quelques années, « ces territoires étaient entourés de glaces et de brumes perpétuelles ; l’infortuné qui aurait l’imprudence d’essayer de s’y établir ne pourrait y trouver que ruine et désespoir[138].

Combien différèrent de ces vieux récits les premiers rapports qu’on envoya en Angleterre quand le flot des immigrants se fut répandu sur ce pays de l’or ! L’intérêt des spéculateurs et des propriétaires était alors d’y attirer les aventuriers par des louanges exagérées, comme ç’avait été celui de la Compagnie de la Baie de Hudson de les en éloigner pour conserver sa possession intacte en la représentant comme un désert inhabitable. Alors les relations les plus éblouissantes furent adressées aux principaux journaux, qui les insérèrent. Cette nouvelle colonie devint un véritable paradis pour le fermier, et bien des hommes laborieux, alléchés par ces promesses, arrivèrent pour être cruellement désappointés par la réalité. Ni l’un ni l’autre de ces comptes rendus n’est exact. Comme il arrive ordinairement dans des cas pareils, la vérité se trouve entre les extrêmes, et nous avons cru devoir exposer nettement ce qu’elle est, afin de dissiper les injustes préventions qui se sont formées à ce sujet.

Maintenant, s’il est vrai que la Colombie Britannique n’enferme dans ses limites qu’une quantité peu considérable de terres bonnes pour les travaux de l’agriculteur, il l’est aussi qu’elle n’est séparée que par la barrière des Montagnes Rocheuses du bassin fertile de la Saskatchaouane. Nous avons déjà parlé dans cet ouvrage des beautés et des ressources de cet agréable pays. Les riches prairies y ont un sol alluvial de trois à cinq pieds de profondeur et n’attendent que la charrue. Elles offrent leurs herbages sans fin, qui, dans les temps antérieurs, ont engraissé d’innombrables bandes de bisons, à nos troupeaux domestiques. Les forets, les lacs et les cours d’eau varient le paysage et promettent leurs bois de construction, leurs poissons et leurs millions de volailles sauvages. Eh bien ! ce superbe pays, estimé à soixante-cinq mille milles carrés et à quarante millions d’acres du sol le plus fertile, capable de subvenir aux besoins de vingt millions d’habitants, est, un peu à cause de son isolement, mais surtout à cause des obstacles que la Compagnie maîtresse oppose à la colonisation, complétement négligé, inutile. Il ne sert qu’à entretenir un petit nombre d’Indiens et d’employés de la Compagnie de la Baie de Hudson. Cependant ce riche pays agricole n’est pour ainsi dire qu’un pas de nos champs d’or. C’est lui qui doit être le grenier de la Colombie Britannique. La communication entre les deux est facile à établir. Nous l’avons démontré. À quoi tient-il donc que les mineurs ne tirent pas leurs denrées d’un territoire anglais, au lieu de les prendre en Californie ! Pourquoi donc l’or de la Colombie Britannique n’enrichirait-il pas plutôt des sujets de l’Angleterre que des citoyens des États-Unis ?

Nous voulons examiner ce sujet de plus près. Les avantages d’une route qui traverse le continent américain sans sortir du territoire anglais ne semblent pas être discutables. Les États-Unis nous devancent toujours dans de semblables entreprises, non sans doute à cause de quelque supériorité morale de leurs habitants, mais parce que leur gouvernement est plus libéral et moins léthargique. Ils ont donc construit une route, ils ont tendu un fil électrique à travers le continent jusqu’en Californie ; enfin ils ont commencé un chemin de fer du Pacifique. Ils avaient, plus que nous, à vaincre des obstacles en traçant une route au cœur de prairies moins fertiles, où le bois et l’eau sont rares et qu’infestent des Indiens belliqueux. La traversée des montagnes sur leur territoire est abrupte, escarpée, ne ressemblant guère aux montées graduelles que présentent les cols de La Cache et du Vermillon. Or tous ces obstacles ont été surmontés. Aujourd’hui, San Francisco est en communication quotidienne, à la fois par le télégraphe électrique et par la poste, avec les bords de l’Atlantique. Les revenus d’une seule année ont suffi pour payer les frais de la création de cette ligne de télégraphe. Quant à la construction de la route qui passerait tout entière sur le territoire anglais, nous ne connaissons qu’une partie très-difficile, celle qu’il faudrait faire entre le lac Supérieur et le fort Garry. Le pays y est occupé par une suite de lacs, de marécages et de forets ; il exigerait, pour devenir passable, beaucoup de travail et d’argent. Cependant le professeur Hind[139] a prouvé jusqu’à l’évidence que les difficultés sont faciles à surmonter, et qu’elles ne méritent pas qu’on s’y arrête en présence des magnifiques résultats auxquels aboutirait la réussite d’une pareille entreprise. On rirait peut-être d’objections de ce genre dans la Californie et dans la Colombie Britannique, où l’on s’est accoutumé à triompher d’obstacles bien différents.

Voilà bientôt deux cents ans que le chevalier de La Salle[140] avait conçu le projet d’établir, au moyen d’une route à travers le continent, une communication de l’Atlantique au Pacifique. C’est en en poursuivant la réalisation que les Canadiens français, dès 1731, sont arrivés les premiers aux Montagnes Rocheuses. Depuis lors, ce sujet a été souvent rappelé à la considération du public et du gouvernement.

Ce que ces enthousiastes des temps passés rêvaient, la communication par cette route avec la Chine et le Japon, est sur le point de se réaliser ; mais ce seront des Américains et non des Français ni des Anglais qui en viendront à bout. Non-seulement les premiers ont achevé leur route de l’Atlantique au Pacifique à travers le continent, mais même, au moment où nous écrivons, nous apprenons que le Congrès des États-Unis a adopté un projet de loi qui accorde une subvention pour l’établissement d’une ligne de bateaux à vapeur entre San Francisco et Hongkong.

Victoria, avec le magnifique havre d’Esquimalt, a des avantages considérables sur San Francisco, car les mines de charbon de l’île Vancouver[141] sont les seules qu’on connaisse sur le littoral du Pacifique dans l’Amérique du Nord. En outre, Victoria n’est qu’à six mille cinquante-trois milles de Hongkong, c’est-à-dire à environ vingt et une journées de bateau à vapeur ; et, si un chemin de fer était construit d’Halifax jusqu’à quelque endroit dans la Colombie Britannique, le voyage entier de Southampton à Hongkong ne prendrait que trente-six jours, c’est-à-dire quinze ou vingt journées de moins qu’il n’en faut en passant par Suez[142].

Dans le temps où nous vivons, lorsqu’il est question de former des colonies anglaises de l’Amérique du Nord, une confédération, et que nos rapports avec les États-Unis nous donnent quelque inquiétude, ce sujet acquiert un intérêt plus pressant et plus vif.

L’heure semble être venue où la Compagnie de la Baie de Hudson doit être abolie. Elle a rendu service par le bon gouvernement qu’elle a maintenu dans les territoires qu’on lui avait concédés ; c’est là sa gloire, si on la met en comparaison avec les compagnies américaines ; mais elle doit partager le sort de tous les grands monopoles auxquels elle a survécu. Déjà lord Wharncliffe a porté cette question devant la Chambre des Lords, en proposant la formation du territoire nord-ouest en colonie séparée et en demandant si l’on avait pris à cet effet quelque mesure. Il va sans dire que le gouvernement n’avait rien fait et qu’il n’a pas semblé être disposé à faire davantage.

Pour trouver vers le nord-ouest un passage par mer, on a sacrifié des millions de francs et des centaines d’existences. Une fois découvert[143], ce passage n’a pas pu être utilisé. La vraie grande route de l’Océan Pacifique est le passage qu’on trouve dans le nord-ouest au travers des Montagnes Rocheuses. Espérons donc que nos compatriotes, qui ont eu la gloire de faire la découverte du passage par mer, découverte brillante mais inutile au commerce, sauront aussi être les premiers à établir un chemin de fer à travers le continent américain et à recueillir les bénéfices que ne peut pas manquer de donner la réalisation de ce vieux rêve des Français.

Nous sommes atteints de la maladie d’écrire et nous couvririons encore un grand nombre de pages en racontant notre séjour dans la belle terre de Californie, si fertile en scènes étranges et en curieuses aventures. Mais le lecteur, que peuvent avoir fatigué les détails arides et prosaïques donnés dans ce dernier chapitre, pensera sans doute avec nous que notre livre est assez long et que nous n’avons pas tort de réfréner notre manie d’écrivains. Peut-être désirerait-il cependant savoir ce qu’est devenu notre ami M. O’B. Ce monsieur voyageur, semblable au Juif-Errant ou à l’âme du célèbre John Brown, est sans doute « marchant encore. Lors de notre retour à Victoria, après la pointe que nous avions faite dans le Caribou, M. O’B. en était parti ; c’est pour cette raison que son portrait manque à notre frontispice. Il s’était mis en route pour San Francisco. À notre arrivée dans cette ville, il avait mis à la voile pour Melbourne en Australie. De là, il a pu se rendre à la Nouvelle-Zélande ou retourner aux Indes, pour achever son tour du monde en revenant en Angleterre ; heureux sans doute, partout : où il n’aura rencontré ni loups, ni ours gris, ni Assiniboines.

Si nous ne pouvons pas consigner ici tous les bons offices que nous avons reçus de sir James Douglas et de nos nombreux amis à Victoria, pourtant nous ne les oublierons jamais.

Le 20 décembre, nous nous embarquions pour San Francisco sur le bateau à vapeur le Pacific ; à la hauteur de Neah Bay, nous sommes tombés dans une rafale blanche ; notre chaudière a éclaté et la Noël s’est passée avant que nous eussions atteint notre destination.

Les gloires de la Cité d’Or, les charmes qu’a eus pour nous la société de M. Booker et des autres excellents membres du Club de l’Union à San Francisco ; les merveilles du Bosquet des Grands Arbres dans la vallée Mariposa, où il croit des wellingtonias (on dit, aux États-Unis, des washingtonias) qui dépassent quatre cents pieds, c’est-à-dire sont plus hauts que Saint-Paul de Londres, dont les troncs supportent des salles de bal et dont les corps abattus servent de jeux de boules ; les belles dames de Frisco, comme les Californiens appellent familièrement leur grande ville ; les fraternisations des gredins de Copperopolis et de Columbia City : tout cela, nous le tairons. Ces détails restent consignés dans nos journaux, avec l’envie que nous avons eue de traverser le doux Pacifique, comme si nous avions mangé de ces lotus qui enlevaient aux étrangers les souvenirs de la patrie et de la famille ; nous nou ! rappelons aussi la façon dont nous avons échappé aux artifices de la grass-widow[144] et notre querelle à bord du bateau Golden City, contre des partisans trop enthousiastes du Nord.

Nous rentrâmes à Liverpool, par Panama et New-York. Le 5 mars 1864, en débarquant du China, nous nous trouvions entourés de vieux amis, qui nous souhaitaient la bienvenue et nous réintégraient immédiatement dans les plaisirs du foyer domestique.


FIN.
  1. Voyez page 48. (Trad.)
  2. Dans le Tour du Monde, 1861, 1er semestre, on trouvera la vue de Québec, p. 249 ; celle des Mille Îles, p. 257, et celle des chutes du Niagara, p. 261. (Trad.)
  3. Pippin Lake, lac Pépin ; voir le Tour du Monde, 1861, 1er semestre, p. 271. (Trad.)
  4. À l’ouest du Minnesota, il n’y a plus que des territoires. (Trad.)
  5. La grande carte de T. Ettling, publiée en juin 1861, par l’Illustrated London News, marque ce projet de chemin de fer, mais allant de Saint-Paul à Vancouver par la vallée de la Colombia, et conséquemment sans sortir du Territoire de Washington. Le parcours en est évalué à 1864 milles. Il y a trois autres projets de chemins qui doivent conduire en Californie, mais ils ne partent point de Saint-Paul. (Trad.)
  6. Cette Rivière Rouge du nord, affluent du lac Ouinnipeg, ne doit pas être confondue avec la Rivière Rouge du midi, affluent de droite du Mississipi. (Trad.)
  7. Probablement situé sur le lac ou sur la rivière Sauk, affluent de droite du Mississipi. (trad.)
  8. Le tenitoire des Sioux ou Dacotas est au nord de celui des Ponkas, à l’ouest du Missouri. On trouve des Sioux aussi le long de la Saskatchaouane du sud. (Trad.)
  9. Ces forts ne sont pas marqués sur nos cartes. Le second, comme on va le voir, est situé sur la Rivière Rouge du nord, en amont de Georgetown. (Trad.)
  10. Ces récits établissent que le dos de pays, qui sépare le bassin des grands lacs se déversant dans le golfe du Saint-Laurent, le bassin du Mississipi coulant vers le golfe du Mexique, et le bassin du lac Ouinnipeg et de la baie de Hudson, n’offre, du moins entre les sources du Mississipi et de la Rivière Rouge du nord, aucune élévation notable. (Trad.)
  11. Les Chipeouays sont entre le haut Missouri et le lac des Bois, conséquemment dans la vallée de la Rivière Rouge du nord. Plus haut, à l’ouest de cette rivière, entre la rivière Souris et le lac Manitoba, on trouve des Assiniboines ; mais le gros de ces tribus, qui sont une division des sioux, est dans l’angle que forment aux États-Unis le Missouri et la rivière de la Pierre Jaune, entre les Gros Ventres et les Pieds Noirs. (Trad.)
  12. Les faibles restes de cette nation généreuse habitent à l’ouest de Montréal la vallée de la Gatineau. (Trad.)
  13. Voir comment les femmes des métis font le pemmican, p. 60 et 61. (Trad.)
  14. L’Isis passe près de Cirencester et se réunit en amont d’Oxford à la Thame, pour former la Tamise. La Cam arrose l’île d’Ely, de célèbre mémoire, et passe à Cambridge. (Trad.)
  15. Le dictionnaire scientifique de Bouillet nie l’existence du loriot en Amérique. (Trad.)
  16. M. Ross, l’auteur des Chasseurs de fourrure dans l’Occident, décrit dans son Histoire de l’Établissement de la Rivière Rouge, une tempête fort semblable à celle dont on vient de lire le récit. Dans cette occasion, l’on campait au milieu des plaines. Le tonnerre abattit trois tentes et tua deux hommes, une femme et deux enfants. Plusieurs chevaux et plusieurs chiens y périrent aussi. La pluie était si furieuse, qu’en quelques minutes, elle forma un torrent où deux petits enfants manquèrent de se noyer. Il y a peu d’étés, dans la vallée de la Rivière Rouge, où le tonnerre ne tue pas plusieurs personnes. (trad.)
  17. Voyez p. 26. (Trad.)
  18. Les Cries ou Cristinaux et Knistineaux, s’étendent des Montagnes Rocheuses à la baie de Hudson, au nord des Pieds-Noirs, des Assiniboines, des Chipeouay et des Algonquins ; leur centre est au lac Rouge. Au sud-est de ce lac sont les restes des Sauteux ou Sauteurs, tribus des Chipeouays qui occupaient la source du Mississipi. (Trad.)
  19. Vers 1835, la colonie a passé en la possession de la Compagnie de la baie de Hudson qui l’avait acquise aux exécuteurs testamentaires de lord Selkirk. Mais, comme, depuis sa fondation, cette colonie avait été gouvernée, au nom de lordd Selkirk et de ses exécuteurs, par la Compagnie, la vente n’a effectué aucun changement dans sa situation. (Ed.)
  20. La souveraineté de cette Compagnie s’étend encore aujourd’hui dans la Nouvelle Bretagne, au Nord des États-Unis, depuis la Colombie Britannique jusqu’au Canada et au Labrador. (Trad.)
  21. Comparer cette description de la colonie de la Rivière Rouge et l’appréciation de ses habitants avec celles qu’on trouve dans le Tour du Monde, 1er semestre de 1860, p. 282 et suiv. (Trad.)
  22. Voir, sur le capitaine Palliser et son exploration des Montagnes Rocheuses, le Tour du Monde, 1er semestre de 1860, p. 274 à 294. (Trad.)
  23. Suivant Malte-Brum, t. VI (éd. de 1845), ce sont des menuets et des gigues qu’on danse encore au Canada. (Trad.)
  24. Les Pieds-Noirs sont au sud des Cries et de la Saskatchaouane méridionale, et à l’ouest des Assiniboines. (Trad.)
  25. Le pemmican dont on s’est servi dans les expéditions vers le pôle arctique avait été fabriqué en Angleterre avec du bœuf de première qualité, des raisins de Corinthe, des raisins ordinaires et du sucre. Il différait donc beaucoup du pemmican grossier qui sert de nourriture principal dans les territoires de la baie de Hudson. (Ed.)
  26. Nous mettons sans scrupule mètre au lieu d’yard dans toutes ces évaluations approximatives et bien que l’yard ne soit que de 0m914. (Trad.)
  27. Voir, Tour du Monde, 1860, 2e semestre, p. 249, un combat contre un ours gris. (Trad.)
  28. Il y a dans le texte marrow-bones ; mais on s’étonne de ne pas voir apparaître ici la bosse du bison, à laquelle Cooper a donné tant de célébrité. (Trad.)
  29. On peut comparer avec cette entrevue, celle que M. Hind eut avec les Sauteux. (Tour du Monde, 1860, 1er semestre, p. 279) « Nous n’avons pas besoin de l’homme blanc, disaient les Peau-Rouges ; quand l’homme blanc vient, il apporte la misère et la maladie, et notre peuple périt. » (Trad.)
  30. Petit affluent de droite de la Saskatchaouane du nord. (Trad.)
  31. Le sac à feu est certainement une espèce de gibecière dans laquelle on tient le briquet, l’amadou et les allumettes à couvert de cette humidité qui jette les voyageurs dans des embarras dont le lecteur a déjà vu des exemples. (Trad.)
  32. Affluent de gauche de la Saskatchaouane septentrionale, en aval de Carlton. (Trad.)
  33. Snow-shoes and dog-sleighs. Les premiers sont des espèces de grands patins en forme de raquette, comme en portent les hommes figurés sur la gravure de la page 83. On leur donne le nom de raquette, au Canada, d’après une lettre que le docteur Cheadle m’a fait l’honneur de m’écrire. Ils servent à marcher sur la neige sans y enfoncer. (Trad.)
  34. Dans un voyage en Laponie (Tour du Monde, 1862, II, page 129 et suiv.), on trouvera la description de patins fort semblables aux raquettes canadiennes, et celle d’un berceau plus simple encore que celui dont il est question ici, mais qui est d’un usage tout aussi peu embarrassant (p. 138 et 139). Un autre berceau des Peaux Rouges est figuré dans le Tour du Monde, 1860, I, p. 372, (Trad.)
  35. Avons-nous eu tort de respecter l’orthographe des éditeurs anglais ? (Trad.)
  36. Le pékan est la plus belle martre du Canada et vit au bord de l’eau. En France, le putois n’est qu’une espèce du grand genre des martres ou des mustéliens. (Trad.)
  37. C’est une espèce de blaireau. (Trad.)
  38. C’est l’orthographe de l’Académie ; les Anglais disent coude du pied ; les Allemands disent l’un et l’autre. (Trad.)
  39. Cet établissement n’est pas celui du même nom qui est dans le Wisconsin (p. 9). Il se trouve au nord de Carlton, près du lac La Crosse, d’où sort le Churchill. (Trad.)
  40. La graisse semble, à tous les points de vue, être le souverain bien pour les Indiens et les métis. Ils s’écrient : « Le beau cheval ! il est aussi gras que possible ! » « Quelle belle femme ! comme elle est grasse ! » et de même pour les hommes, les chiens ou tout autre animal. Effectivement, la graisse a beaucoup d’importance en cette région. C’est la meilleure nourriture en hiver, et les chevaux ni les chiens ne peuvent travailler au froid, s’ils ne sont pas gras. (Ed.)
  41. Les formes σάκχαρ et σάκχαρον en grec, saccharum dans le latin de Pline, nous permettent de croire que, shùgow vient de sugar, et a été transmis aux Peaux Rouges par les Européens. (Trad.)
  42. Ces Indiens croient en un Grand Esprit ou plutôt en un Parfait Esprit, le Manitou proprement dit, et en un grand nombre d’Esprits ou de Manitous inférieurs. C’est à ces derniers qu’ils paraissent surtout adresser leurs invocations. (Ed.)
  43. Edmonton, décrit plus loin, est sur le haut de la Saskatchaouane du nord. Norway-House est à l’extrémité septentrionale du grand lac Ouinnipeg. Il sert d’entrepôt aux fourrures qui de là arrivent ; par le Nelson, à York, où vient le vaisseau annuel de la Compagnie. (Trad.)
  44. Le fort La Corne est au confluent des deux Saskatchaouanes. (Trad.)
  45. La peau d’une moufette que nous avions rejetée hors et près de notre hutte ne sentait rien par un froid intense ; mais, dès qu’il diminuait, elle puait assez fort. Suivant les variations de l’odeur qu’elle répandait, nous jugions de l’état de l’atmosphère. Cette odeur n’est pas aussi désagréable qu’on le dit, et ne devient intolérable que quand elle est très-forte. La glande qui la secrète est employée par les Indiens comme un remède pour la migraine et pour d’autres maladies. (Ed.) — Il s’agit ici de la moufette chinche ou d’Amérique. (Trad.)
  46. Nous ne sommes sûr ni de l’orthographe, ni du genre, ni de la signification exacte de ce substantif à cause d’une phrase du Tour du Monde, 1860, I, p. 275. où il est dit : « M. Palliser partit seul avec son fidèle Ismah, un grand chien loup de race indienne, attelé à un travail ou traîneau léger qui portait toute la fortune du voyageur. » (Trad.)
  47. Le nom de Petit Fort nous semble bien être dû à une interprétation erronée de celui de fort Pitt… Quelle que soit la réputation des deux Pitt, il est permis de croire qu’elle n’est pas clairement comprise par les Peaux-Rouges ni per les métis. (Trad.)
  48. Voir pour ces vêtements des Peaux-Rouge, la gravure de la p. 285, Tour du Monde, 1860, I. (Trad.)
  49. Il faut prendre ici la seconde carte pour suivre la route des voyageurs. (Trad.)
  50. On trouve dans le Tour du Monde (1860, I, p. 288) une vue du fort Edmonton qui est prise de beaucoup plus près que celle-ci et qui est très-bonne pour faire comprendre les descriptions qu’on a rencontrées précédemment de constructions élevées par la Compagnie de la Baie de Hudson. (Trad.)
  51. Voir p. 47. (Trad.)
  52. Le lac Saint-Alban et la rivière de l’Esturgeon, entre lesquels est située la mission catholique. Cette rivière est un affluent de gauche de la Saskatchaouane septentrionale. (Trad.)
  53. Le lac La Biche est au nord-nord-est d’Edmonton ; il en sort un ruisseau qui va tomber dans l’Athabasca. (Trad.)
  54. Voir p. 136. (Trad.)
  55. Sur la gauche de l’Athabasca supérieure. Ce fort et l’Athabasca donnent leurs noms, l’un au col de La Cache de la Tête Jaune, qui conduit au Fraser (p. 194) ; l’autre, à un col qui mène à la Columbia (p. 196). (Trad.)
  56. N’est-ce pas dans les environs du vieux fort de la Terre Blanche ? (Trad.)
  57. C’est aussi le col de La Cache de la Tête Jaune ; v. p. 194. (Trad.)
  58. Voir p. 19. (Trad.)
  59. Voir la description du col de La Cache de la Tête-Jaune dans le chap. xiii. (Trad.)
  60. On appelle portage, l’endroit où, d’un golfe à l’autre, d’une rivière à l’autre, on porte les embarcations et les bagages, comme !’ont fait sur la terre gallo-française, probablement les Phéniciens et certainement les Normands. Voir le Tour du Monde, 1862, II, p. 137 ; mais surtout 1860, I, p. 278 et 281, où sont décrits ceux qu’il faut franchir pour passer du bassin de l’Océan Atlantique dans celui des mers Polaires, entre le lac Supérieur et le lac de la Pluie. (Trad.)
  61. Au confluent des deux Thompsons, près du lac Kamloups ; est appelé fort Thompson dans la carte de la page 276 du Tour du Monde, 1860, I. (Trad.)
  62. Au confluent de la rivière Stuart et du Fraser. (Trad.)
  63. Le fort Dunvegan n’est pas marqué sur le Grand lac de l’Esclave, mais sur la Rivière de la Paix qui communique avec ce lac ; quant au fort Mac Leod, je ne le connais pas. (Trad.)
  64. Tous les cols nommés ci-dessus, sauf celui de la Rivière de la Paix, sont indiqués sur la seconde carte. Il en sera question plus loin, surtout au chapitre xvii. Plusieurs sont décrits à la page 287 du Tour du monde (1860, I), où l’on verra aussi que les instructions du capitaine Palliser ne lui permettaient pas alors d’entrer dans le versant de l’Océan Pacifique. (Trad.)
  65. Partis d’Edmonton le 3 juin, les voyageurs sont arrivés en vue de Kamloups le 18 août, après quatre-vingt-six jours de marche. (Trad.)
  66. Nous avons appris par le docteur Rae, qui, l’été suivant, a passé par le même col que nous, que le bruit courait à Edmonton, qu’après nous avoir tous massacrés, L’Assiniboine était en train de revenir enrichi par la possession de nos chevaux et de nos dépouilles. (Ed.)
  67. Le lac Isle. (Trad.)
  68. Le Mackenzie est un fleuve qui sort du Grand lac de l’Esclave et tombe dans l’Océan Glacial du nord. La Fumeuse est un affluent de droite de la Rivière de la Pais. L’Athabasca tombe dans le lac du même nom et reçoit à droite le Mac Leod. La Rivière de la Bataille tombe à droite dans la Saskatcbaouane du nord, et celle du Cerf, à gauche, dans la Saskatchaouane du sud. (Trad.)
  69. C’est aussi l’explication que Hugh Miller donne de la formation des dépôts tourbeux de l’Écosse. Les arbres qu’ont abattus les Romains pour ouvrir leurs routes à travers la forêt ont arrêtés les courants d’eau ; des marais se sont ainsi formés, qui, peu à peu, ont été convertis en tourbières par les détritus des plantes aquatiques. (Éd.)
  70. Ce sont les Grecs qui souffrent des folies des rois. (Trad.)
  71. Il y a bien, dans les gravures qui accompagnent en voyage, quelques pins, comme dans la vue qui a été prise en face de Jasper House ; mais, en général, ce sont des sapins qui y sont représentés. (Trad.)
  72. Sponge-cake, n’a pas exactement d’analogue en français ; mais, ce qui est la seule chose importante ici, le gâteau désigné a ordinairement la forme conique. Ce renseignement est dû à M. Cheadle. (Trad.)
  73. Est-ce le lac Burnt ? (Trad.)
  74. Le bighorn est un animal qui ressemble au mouton ordinaire, mais avec une tête fort grosse et des cornes énormes en forme de boucle. Le mouton blanc rappelle le bouc commun, mais a le poil doux, blanc et plus pareil à la laine. Les Indiens de la Colombie Britannique tissent de belles couvertures avec ce poil. Le mouton blanc et le mouton gris fréquentent les rochers les plus élevés et ont la légèreté du chamois. (Éd.)
  75. Mauvais bois, tu vas tomber ! (Trad.)
  76. Pour éviter les dangers, suis un juste milieu. (Trad.)
  77. Voir la note, p. 226.
  78. Les Iroquois, sont ces Indiens du Canada qui se sont acquis une telle réputation dans la guerre entre les colons anglais et les colons français. Ce sont peut-être les plus habiles canotiers qui existent dans le monde. Comme les voyages du Canada à travers les territoires de la Baie de Hudson sont faits généralement par eau, ces Indiens ont été fort employés par sir George Simpson et par les autres gouverneurs de la Compagnie de la Baie de Hudson. Beaucoup ont été laissés dans les différents forts, et aujourd’hui l’on trouve des métis iroquois dans la plupart des forts de la Compagnie, jusque dans la Colombie Britannique. (Éd.)
  79. C’est du côté de l’est, le commencement du col de La Cache de la Tête-Jaune. (Trad.)
  80. La femme a toujours été un être ondoyant et divers. (Trad.)
  81. Il en est de même aux cols du Vermillon et Kananaski (Tour du Monde 1860, I, p. 287). (Trad.)
  82. Ce lac est sur la carte appelé Bouse de Vache, Cowdung, et fait parfois donner au col le nom de Cowdung Pass. (Trad.)
  83. Il faut passer une fois par le chemin de la mort (Trad.)
  84. Probablement le sapin argenté. (Trad.)
  85. Cette opinion n’est admissible que si les Montagnes Rocheuses ne sont pas celles dont est formée, dans le nord-ouest de l’Amérique, la ceinture du versant de l’océan Pacifique, et dont l’extrémité aboutit au cap du Prince de Galles. En supposant ce point contestable, nous ne pouvons pas le discuter ici. (Trad.)
  86. Le nom de Grande Fourche est donné à la rencontre de deux rivières du même nom, comme la Grande Fourche de la Thompson et celle dont il est question ici. (Trad.)
  87. Ce qu’on appelle aujourd’hui La Cache est à une douzaine de milles environ plus bas que le confluent des deux Fraser. Voy. p. 254 et le chapitre xiv. (Trad.)
  88. Il faut se rappeler qu’il n’y a pas que les Lapons qui abandonnent leurs vieux parents quand ils leur sont à charge. (Trad.)
  89. Il serait plus juste de dire : séparant le bassin du Fraser des eaux de la Columbia et de la Thompson. (Trad.)
  90. Au moins par une ramification de cette chaîne. (Trad.)
  91. Voir au chapitre xix. (Trad.)
  92. Peut-être cent vingt-cinq lieues en ligne droite à partir des montagnes qui sont à l’est de l’Athabasca jusqu’à celles qui sont à l’ouest du Fraser. (Trad.)
  93. C’est l’usage qu’en faisaient les Romains. (Trad.)
  94. Une froide horreur fait trembler mes membres. (Trad.)
  95. Que je suis malheureux d’entendre toujours le bruit des flots. (Trad.)
  96. Prèle, en latin equisetum. (Trad.)
  97. Tous ces noms sont en français. (Trad.)
  98. « Hâte-toi lentement. » (Trad.)
  99. « Bois stérile dont les rayons d’aucun astre ne dissipaient l’obscurité… (Trad.)
  100. Ensuite le cheval entêté a roulé à terre. (Trad.)
  101. Souffrant de grandes inquiétudes (Trad.).
  102. Bunch grass, littéralement, herbe en touffes. Plus loin (ch. xx), on lira, « poussant en touffes séparées comme son nom l’indique. » M. Cheadle ne connaît pas de nom français à cette espèce d’herbe ; nous rappellerons donc souvent bunch-grass, mot qui aura pour analogue le china-grass, dont l’usage devient assez populaire en France. (Trad.)
  103. 1. Assiniboine Bluff. (Trad.)
  104. J’ignore quelle divinité ennemie m’a, dans ma frayeur, fait perdre l’esprit. (Trad.)
  105. Jargon inventé par la Compagnie de la baie de Hudson. Voir page 330. (Trad.)
  106. Repos plein de dignité. (Trad.)
  107. Suivant les observations faites par le docteur Rae avec un petit baromètre anéroïde. (Éd.)
  108. Docteur Rae. (Éd.)
  109. Lieut. Palmer, R. E. (Éd.)
  110. Cette déposition des Chouchouaps paraît impossible en examinant la carte annexée à ce livre. Peut-être y a-t-il confusion avec la rivière Eau-claire. (Trad.)
  111. Voir les Rapports de l’expédition du capitaine Palliser, publiés dans le Journal of the Royal Geographical Society, 1860.(Éd.)
  112. Rapport du docteur Hector. Journal of the Royal Geographical Society, 1860. (Éd.)
  113. Observations du docteur Rae. (Éd.)
  114. Observations du docteur Rae. (Éd.)
  115. Affluent de droite de la Thompson. (Trad.)
  116. Il y a cependant une différence très-frappante entre le physique et entre les traits des deux sexes parmi les vrais Indiens rouges. Les hommes sont grands et ont les traits prononcés, avec un nez généralement aquilin. Les femmes sont ordinairement petites avec la figure plus ronde et le nez écrasé. Cette différence était bien marquée chez L’Assiniboine et sa femme, dont notre frontispice donne d’excellents portraits (Éd.)
  117. L’acre anglais vaut 40 ares 47 centiares. (Trad.)
  118. Voir au commencement du chapitre xvi. (Trad.)
  119. Un peu plus de cent soixante kilomètres. (Trad.)
  120. Comme au Mexique et même encore comme en Espagne. (Trad.)
  121. On appelle chinook un jargon qu’a inventé la Compagnie de la Baie de Hudson pour servir à ses relations avec les différentes tribus indiennes, dont le nombre était si grand et les langages si variés, que les troqueurs ne pouvaient pas s’entendre avec elles. La Compagnie fit donc un vocabulaire fort limité et composé de mots empruntés à l’anglais, au français, au russe et aux langages indiens. En y joignant les signes, le chinouk est compris par tous les Indiens et sert de langue générale dans le nord de l’Amérique. (Éd.)
  122. D’après ce qui a été dit plus haut, ces sépultures ne semblent pas appartenir à des Chouchouaps. (Trad.)
  123. Cañon, en espagnol, signifie tuyau et indique des formations en prismes basaltiques comme on en voit figurer au cagnon de l’Écho dans les Montagnes Rocheuses (Tour du Monde, 1862, ii, p. 360) ; les Anglais emploient ce mot, dans l’Amérique du Nord, pour signifier col ou défilé. (Trad.)
  124. Voir pag. 325 et suiv. (Trad.)
  125. Rocker ou cradle, berceau ; machine décrite dans le Tour du Monde, 1862, i, p. 14. (Trad.)
  126. Victoria, capitale de l’île de Vancouver, a été représentée comme elle était en 1858, dans le Tour du Monde, 1860, I, p. 292. (Trad.)
  127. Cela signifie que, dans l’intervalle, M. Douglas a été nommé chevalier ou baronnet. (Trad.)
  128. Voir p. 173. (Trad.)
  129. Voir la note p. 194. (Trad.)
  130. Voici ces expressions dont les équivalents sont souvent difficiles à trouver : « bully for you, caved in, played out, you bet, you bet your live, your bottom dollar, your gumboots on it, on the make, on the sell, a big strike, can’t pt a show, hit a streak, etc.(Trad.)
  131. C’est le même caractère que celui du métis français, la Ronde, et de la plupart de ses semblables. Voyez au chapitre iii.(Trad.)
  132. Voir p. 250, note. (Trad.)
  133. Roche mélangée de pyroxène et d’aurite, qui doit son nom à ce que les massifs étagés ont l’apparence d’un escalier, en suédois trapp. (Trad.)
  134. Au nord d’Yale. Voir p. 332 et suiv. (Trad.)
  135. Voir p. 344. (Trad.)
  136. Voir p. 329 et suiv. (Trad.)
  137. Bunch-grass, signifie littéralement gazon à touffe. (Trad.)
  138. Voyez Prize Essay on British Columbia, by the Rev. R. C. L. Brown, K. A., minister of Saint-Mary’s, Lilloet. (Ed.)
  139. Voyez Overland to British Columbia, by Henry Youle Hind, M. A., F. R. G. S., et Narrative of Canadian Exploring Expedition, par le même ; aussi, le Rapport du capitaine Palliser dans le Journal of the Royal Geographical Society, 1860. (Ed.)
  140. Robert de La Salle, né à Rouen vers 1640, alla au Canada vers 1670, reconnut le cours entier du Mississipi, prit possession de la Louisiane au nom de Louis XIV, et mourut assassiné dans le Texas en 1687. (Trad.)
  141. Pourquoi omettre celles de l’Entrée Burrard, en face de Nanaimo ? (Trad.).
  142. Voyez le docteur Rathray, Vancovrer Island British Columbia. (Ed.)
  143. Ce passage a été franchi, du détroit de Behring à la mer de Baffin, en 1853, par Inglefield. (Trad.)
  144. En Amérique, on appelle grass-widow une femme séparée ou divorcée de son mari. (Éd.)