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L’honneur de souffrir/Texte entier

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Librairie Grasset (p. Couverture--).
LES CAHIERS VERTS
PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE
DANIEL HALÉVY
69

L’HONNEUR
DE SOUFFRIR
PAR
la Comtesse de NOAILLES
LIBRAIRIE GRASSET


L’HONNEUR DE SOUFFRIR














DU MÊME AUTEUR



POÉSIES

Le cœur innombrable (Ouvrage couronné par l’Académie Française) 
 1 vol.
L’ombre des jours 
 1 vol.
Les éblouissements 
 1 vol.
Les vivants et les morts 
 1 vol.
Les forces éternelles 
 1 vol.
Poème de l’amour 
 1 vol.

ROMANS

La nouvelle espérance 
 1 vol.
Le visage émerveillé 
 1 vol.
La domination(épuisé) 
 1 vol.
Les innocents ou la sagesse des femmes 
 2 vol.
« LES CAHIERS VERTS »
PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE DANIEL HALÉVY
69
L’HONNEUR
DE SOUFFRIR
PAR
la Comtesse de NOAILLES
PARIS
BERNARD GRASSET
61, rue des saints-pères
1927

CE SOIXANTE-NEUVIÈME CAHIER, LE PREMIER DE L’ANNÉE MIL NEUF CENT VINGT-SEPT, A ÉTÉ TIRÉ À SIX MILLE SEPT CENT QUARANTE EXEMPLAIRES, DONT QUARANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERT LUMIÈRE, NUMÉROTÉS DE I à XL, PLUS SEPT EXEMPLAIRES HORS COMMERCE ; CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS DE XLI à CXL, PLUS DIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE ; DIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE SUR PAPIER VELIN PUR FIL CRÈME LAFUMA, NUMÉROTÉS H. C. I à H. C. X ; ET SIX MILLE SIX CENTS EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERGÉ APPRÊTÉ NUMÉROTÉS DE 141 à 6740 ; PLUS CINQ CENTS EXEMPLAIRES DE PRESSE, NUMÉROTÉS EXEMPLAIRES DE PRESSE 1 à 500.



EXCEPTIONNELLEMENT, IL A ÉTÉ TIRÉ VINGT-TROIS EXEMPLAIRES SUR PAPIER CHINE, NUMÉROTÉS CHINE 1 à 18 ET I à V ; QUARANTE-SIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON, NUMÉROTÉS JAPON 1 à 40 ET I à VI ; VINGT-QUATRE EXEMPLAIRES SUR PAPIER MADAGASCAR LAFUMA, NUMÉROTÉS MADAGASCAR 1 à 20 ET I à IV ; CENT DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN D’ARCHES, NUMÉROTÉS ARCHES 1 à 100 ET I à X ; TREIZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER RONSARD CRÈME DES MANUFACTURES Louis Muller, numérotés Ronsard crème 1 à 10 et I à III ; TREIZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER RONSARD GRIS DES MANUFACTURES Louis Muller, numérotés Ronsard gris 1 à 10 et I à III ; vingt-huit EXEMPLAIRES SUR PAPIER CHIFFON HÉLIOTROPE TIRÉS SPÉCIALEMENT POUR M. GALLIANO LIBRAIRE À NICE ET RÉSERVÉS À LA SOCIÉTÉ DES BIBLIOPHILES DE NICE, NUMÉROTÉS HÉLIOTROPE 1 à 25 ET I à III ; ET SEPT EXEMPLAIRES SUR PAPIER PUR FIL ROMA DES MANUFACTURES LOUIS MULLER, tirés spécialement pour la librairie des CHAMPS-ÉLYSÉES, NUMÉROTÉS ROMA 1 à 5 ET I ET II.

TOUS LES EXEMPLAIRES CI-DESSUS, EXCEPTIONNELLEMENT TIRÉS, SONT RÉIMPOSÉS IN-4° TELLIÈRE.

4,557

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

Copyright by Bernard Grasset 1927

À mes Amis
qui m’ont quittée,
que je ne quitte point.
A.N.

J’aurai plus longtemps à plaire à ceux qui sont sous terre qu’à ceux qui sont ici.
Sophocle.Antigone.

I


— Dans l’âpre solitude où tu vis désormais,
Faut-il que jamais plus nul désir ne pénètre ?

— Je suis seule, en effet, et suis digne de l’être.
J’habite la ténèbre où sont ceux que j’aimais.

— Que fais-tu des vivants ?
Que fais-tu des vivants ? — Plutôt que de descendre
À des choix moins parfaits, je préfère les cendres.

— Ne veux-tu plus goûter d’exaltantes saisons ?

— L’instinct est un bonheur que n’est pas la raison.
Pour l’esprit renseigné, comblé, triste et lucide,
Tout est douleur. La mort a des sucs moins acides.

— Pour supporter le jour, ou ne le point haïr,
N’est-il pas de plaisir dont tu veuilles jouir ?


— La volupté contient les choses infinies :
La musique, les cieux, la gloire, l’agonie.
Mais, ne recherchant pas d’éphémères essais,
Je veux gémir encor des plaisirs que je sais.

— Rien ne fléchira donc ta plaintive exigence,
Ô corps plein de savoir, esprit plein de refus ?
Ne te reste-t-il rien du trésor que tu fus,
Et que tu répandais, même par négligence !
Rien ne te reste-t-il ?
Rien ne te reste-t-il ?— Non, rien. L’intelligence.

II


Ainsi la vie ample et savante,
L’exaltante splendeur des cieux,
Nos regards qui jouaient entre eux,
Notre loyauté, ma constante
Tendresse, mon cœur soucieux
De toi, dont j’étais dépendante,
— Puisque tu me laisses vivante
Alors que se sont clos tes yeux, —

Ce n’était donc pas sérieux !

III


Chaque jour j’entends qu’en silence
Se détache insensiblement
De mon être quelque élément
Dont se composait ma puissance.

Chaque heure dérobe à mon sort
Un peu du radieux mystère
Que mon orgueil n’a pas su taire,
Et qui fit mon nombreux essor !


Je sens, à toutes les minutes,
S’élancer de mon cœur secret
L’agile joueuse de flûte
Dont le mouvement t’enivrait,

Et, tandis que sur l’humble rive
Je semble retenue encor,
Je cours, frustrant les cœurs qui vivent,
Vers l’allégresse de la mort !

IV


Puisque mes yeux ont vu les lieux où tu reposes,
Puisque jamais le jour, l’étoile ni la rose
Ne visitent un noir caveau,
Puisque jamais l’été nouveau
Ne fait de ton sommeil naître ses fraîches tiges,
Puisque l’immensité sans âme te néglige,
Que nul échange aérien
Ne vient desserrer tes liens,
Puisque, malgré les chants enivrés de Lucrèce,
L’azur ne s’emplit pas des funèbres paresses,
Mon cœur avec le tien dans l’abîme perdu,
Je ne remonte pas d’où l’on t’a descendu !

V


Morts qui me fûtes chers, ne soyez pas jaloux,
Votre cendreuse voix me séduit et m’appelle,
Je suis encore avec les anges sur l’échelle,
Je n’ai pas pu venir si vite auprès de vous,
Mais je chancelle.

Comme la lune joue avec les flots des mers
Et mène l’océan de l’une à l’autre rive,
Mon souffle est retenu parmi les choses vives,
Je n’ai pas encor pu me dérober à l’air,
Pourtant j’arrive…

VI


Ils ont inventé l’âme afin que l’on abaisse
Le corps, unique lieu de rêve et de raison,
Asile du désir, de l’image et des sons,
Et par qui tout est mort dès le moment qu’il cesse.

Ils nous imposent l’âme, afin que lâchement
On détourne les yeux du sol, et qu’on oublie,
Après l’injurieux ensevelissement,
Que sous le vin vivant tout est funèbre lie.
— Je ne commettrai pas envers votre bonté,
Envers votre grandeur, secrète mais charnelle,
Ô corps désagrégés, ô confuses prunelles,
La trahison de croire à votre éternité.
Je refuse l’espoir, l’altitude, les ailes,

Mais étrangère au monde et souhaitant le froid
De vos affreux tombeaux, trop bas et trop étroits,
J'affirme, en recherchant vos nuits vastes et vaines,
Qu'il n'est rien qui survive à la chaleur des veines !

VII


Ébloui, pur, minutieux,
Le regard fixé sur ma vie,
Vous avez déroulé les cieux
Sur la route que j’ai suivie.

L’esprit sagace, prompt, actif,
Quand je défaillais de moi-même,
Votre voix rendait mon cœur vif.
Vous m’apprîtes jusqu’où l’on aime !


Par votre amour tout était franc
Et moins lourd dans ma destinée…
— C’est un soir d’automne, en mourant,
Que vous m’avez assassinée.

VIII


Chaque matin m’accable et la couleur de l’air
Me fait mieux découvrir l’indifférent désert
Où, depuis que leur cœur jamais plus ne respire,
Je n’ai rien à savoir et je n’ai rien à dire.

Je songe au jour parfait où, le souffle arrêté,
Entraînant avec moi mon ineffable été,
Je serai parmi vous dans ce pays de pierre
Que mon œil offensé contient sous sa paupière.


— L’aube se lèvera sur ce sol indécent
Où sont les corps privés de chaleur et de sang.
Je ne connaîtrai plus la tristesse coupable
De ne partager pas vos lits inhabitables.
Ma vie aux bonds puissants, dont j’eus l’étonnement,
Enfin vous oubliera dès cet humble moment.

— Et je commencerai ma muette journée
Comme au temps infini où je n’étais pas née…

IX


La nuit, lorsque je dors et qu’un ciel inutile
Arrondit sur le monde une vaine beauté,
Quand les hautes maisons obscures de la ville
Ont la paix des tombeaux d’où le souffle est ôté,

Il n’est plus, morts dissous, d’inique différence
Entre mon front sans âme et vos corps abolis,
Et la même suprême et morne tolérance
Apparente au néant le silence des lits !

X


Nul lit, nulle chambre, nul toit
N’affaibliront mon épouvante
Que tu sois mort et moi vivante.

— Dans le sol noir, étroit et froid,
J’ai un rendez-vous avec toi !

XI


J’ai su la vérité, j’ai vu tout ce qui passe,
Le jour où ton corps mort ne t’a plus contenu ;
Mes yeux avec dégoût ont mesuré l’espace,
Rien ne m’était formel, je n’ai rien reconnu.

J’ai méprisé le sang, l’honneur, l’amour, la gloire,
Les passions brillant du diamant des mots ;
Mon esprit a rampé dans ta demeure noire.
Plus qu’un lépreux son corps, j’ai contemplé mes maux.


Me détournant de tout, j’ai choisi pour sentence,
Pour confrontation, pour loi, pour fixité,
Le peu de sol couvrant ta froide inexistence,
Dans l’innommable lieu où tout est arrêté.

Pour n’être pas mêlée à ton funèbre somme,
À jamais ma raison se dédaigne et se hait.
J’ai quitté, pour te suivre en ton séjour muet,
Les liens par lesquels l’homme est frère de l’homme.

Je vis, mais mon mépris d’être vivante est tel
Que partout je ne vois que mascarade amère ;
Aucune pauvreté, aucun débris d’autel
Ne peut se comparer au sens de l’éphémère
Qui remplace en mon cœur le goût de l’éternel…

XII


Habitante éthérée et fixe des tombeaux,
Dont l’âme a soulevé les portes funéraires,
Je répands, dans ma juste et songeuse misère,
L’encens du noir séjour sur les clartés d’en haut.

Un livide univers m’enveloppe et m’étonne.
Dans un effort ardu, débile et monotone,
Mon trébuchant esprit s’efforce et se démet :
Je sens que tu es mort, et ne le sais jamais !

XIII


Vous êtes mort un soir à l’heure où le jour cesse.
Ce fut soudain. La douce et terrible paresse
En vous envahissant ne vous a pas vaincu.
Rien ne vous a prédit la torpeur et la tombe.
Vous eûtes le sommeil. Moi, je peine et je tombe,

Et la plus morte mort est d’avoir survécu…

XIV


Vivre, permanente surprise !
L’amour de soi, quoi que l’on dise !
L’effort d’être, toujours plus haut,
Le premier parmi les égaux.
La vanité pour le visage,
Pour la main, le sein, le genou,
Tout le tendre humain paysage !
L’orgueil que nous avons de nous,
Secrètement. L’honneur physique,
Cette intérieure musique
Par quoi nous nous guidons, et puis

Le sol creux, les cordes, le puits
Où lourdement va disparaître
Le corps ivre d’éternité.

— Et l’injure de cesser d’être,
Pire que n’avoir pas été !

XV


En tremblant mon regard descend
Jusqu’en mon cœur où vit ton sang.
Je ne veux plus penser qu’à peine,
Tant je me blesse à mon tourment.
— Hélas ! t’ai-je fait de la peine,
À toi qui fus si simplement
Ma loi et mon contentement ?
Tu semblais plus que moi durable :
Un vivant n’est pas vénérable.
La tendresse a ses jours d’ennuis.
Parfois un autre œil nous séduit.
Nous étions mélangés, instables,

Humainement, sans rien qui nuit.
— Mais sur ton incessante nuit
Ma vie a replié ses ailes.

C’est ta mort qui me rend fidèle.

XVI


L’ennui, l’affreuse peine admise, et que l’on tait.
L’effort à tout instant, et nulle récompense.
Ne pas se souvenir qu’on est, mais qu’on était.
Éviter ce qu’on sent, craindre ce que l’on pense.
Savoir ! À tout chagrin pouvoir dire : « Je sais ».
Contempler les humains et leur besogne honnête
En méprisant leur âpre ou fructueux essai,
Qu’on juge vain. Hair la terrestre planète
Qui, sous la morte lune, exemplaire décor,
Poursuit son cours distrait, cruel et misérable,

Qui soutient, bouleverse et résorbe les corps.
N’ayant plus de souhaits, être toujours instable.
Avec aucun humain ne rechercher d’accord.
— Ô toi dont je n’ai pas suivi la sombre pente,
Voilà ce que ta mort accorde à ta vivante !

XVII


Chaque être souffrant seul croit qu’il a l’apanage
D’un mal plus singulier, plus sombre et plus cuisant.
Il connaît les combats mystérieux du sang
Contre l’esprit armé de son amer courage.

Mais, ayant plus vécu, je me meurs davantage…

XVIII


Rien ne me touche plus, je me sens morte aussi.
Mon aride tristesse ignore les soucis.
Tu m’aimais, toute chose est avec toi finie.
Mon plaisir fut ton but. Que t’importent mes pleurs !
Tu ne connaîtras pas ma penchante agonie !
— Sachant que tout est vain, et surtout la douleur,
Je n’ai pas même mis sur ta tombe une fleur…

XIX


Vivre n’est pas un bien. Les clairs instants sont rares.
D’un jour plus dur encore un jour dur est suivi.
Parfois l’azur, l’espoir et le désir égarent
Dans un bref paradis le pauvre être ébahi.
Mais toujours menacé et toujours troublé, l’homme
Recherche, même heureux, l’abri prudent du somme.
Au réveil il lui faut ressusciter encor
La fierté de l’esprit, le courage du corps.
Chaque jour sa lucide et savante prunelle
S’attache à quelque loi qui n’est pas éternelle
Son labeur est cerné par l’angoisse et l’ennui.

Il s’endort moins vaillant, et vieillit chaque nuit.
Il ne peut avouer sa lente déchéance
De peur d’éveiller moins d’ardeur et de créance.
Par sa perfection il se sent isolé.
L’instinct l’enorgueillit, mais jamais il n’est maître
Du désir qu’il ressent, du désir qu’il fait naître.
Le goût de l’infini souffre en son rêve ailé.

Et c’est l’amer amour qui le doit consoler !

XX


Cela fut, et puis disparaît,
Et jamais rien ne se remplace.
Je le sais tant, que je suis lasse
D’être un univers de regret !

Je cherche en vain l’oubli, l’espoir, l’inconscience,
Pour être délivrée enfin de ton absence !

XXI


Je chante. Un chant répond. Mais ce n’est pas l’écho.
Jamais un cri si fort ne revient vers moi-même.
Je suscitais autrui. Tout m’aime lorsque j’aime.
Tout est détresse aussi quand de moi rien n’essaime

— Mon cœur a des miroirs, mais il n’a pas d’égaux.

XXII


Sages de tous les temps, de toutes les patries,
Fronts calmes et corps résignés,
Esprits qui ne pouvez, loin de tout ce qui prie,
Que concevoir et que nier,

Honneur de la raison, justes intelligences,
Qui de la terre aux cieux connus
N'élevez pas des cris d'espoir ni d'exigence,
Ô contempteurs des ingénus,

Quand l’horizon n’est plus qu’une haute muraille
Sans nulle rose et nul ramier,
Quand par de vains plaisirs il semble que l’on raille
La gravité que vous aimiez,

Quand des morts sont nos morts, car toute différence
Est entre les miens et les tiens !
Quand il faut porter seul une entière souffrance,
Quelle illusion vous soutient ?

Certes il est altier d’opposer le courage
À ce que l’on voit défleurir,
Et d’aborder en paix les défaites de l’âge.

Mais il est plus pur de mourir.

XXIII


Quand vous êtes partis, muets,
Vous sur qui, l’esprit triomphant,
Je reposais comme une enfant,
Indolente de ce qui est,

J’ai quitté les vivants. Mes pas
Vous accompagnaient sous le sol.
Désireuse de n’être pas,
J’ai ai sur vous replié mon vol.

Je vous ai veillés, médités,
Je vous ai nourris de mon cœur.
Sans vous que suis-je ? Les vainqueurs
Ne vivent que de charité !

— Je n’ai pas su quand le jour point,
Quand le soir se glisse au dehors,
Et nul n’a jamais à ce point
Tenu compagnie à des morts…

XXIV


Les mots ne sont rien, mais les preuves,
Les témoignages forcenés,
Les bûchers d'Orient, les veuves,
Les serviteurs passionnés,

Le désert où vit reléguée
Celle dont languissent les pas !
Je meurs de vous.
Je meurs de vous.Si j'étais gaie,
Ô morts, vous ne le sauriez pas !

XXV


À présent la vie est pour moi
Dans le sol funèbre étendue ;
Sans comprendre les jours, les mois,
J’erre parmi des lois perdues.

Le printemps n’était pas dehors
Pour mes yeux pleins d’humaine envie !
Pour moi, vivre, c’était d’abord
Que chacun de vous fût en vie.

C’est par vous, esprits pétulants,
Que la terre fut ma compagne ;
Les camélias de l’Espagne,
La cour d’un palais de Milan,

Le goût hardi des aventures,
L’amour, le séduisant danger,
Le divin spectacle étranger
Des nuits aux stellaires sutures,

Tout ce qui surprend et conduit
Le cœur vers les zones sublimes,
Je le contemplais dans l’abîme
D’un regard qui songe ou déduit !

— Ô compréhension humaine,
Astres tombés au fond des cœurs,
Courage actif qui se surmène
Comme une nef aux cent rameurs ;

Beaux fronts que je voyais dans l’ombre
Lutter contre les jours blessants ;
Raison qui combinait les nombres,
Tendresse qu’animait le sang,


Esprits saturés de musique,
Parois où s’était incrusté,
Malgré la tristesse physique,
Un sens secret d’éternité,

Corps graves, mais gardant la gloire
D’un orgueil net et précieux,
Échos bourdonnants des mémoires,
Soleils dissous dans l’or des yeux,

Puisque les grandes connaissances
Que vous eûtes de ce qui est
Par vous ont perdu leur essence,
Et que par vous le son se tait,

Ô morts, je suis la blanche dalle
Qui sur vous songe chaque jour,
Et j’ai dénoué ma sandale
En signe d’immobile amour !

XXVI


Si l’on songe à tout ce qu’on fit
Avec élan, souci, courage ;
À ce perpétuel défi
Tendu vers les humains orages ;

Aux peines mesquines aussi,
Dont la finesse déconcerte,
Et qui font le sort imprécis ;
— Si l’on songe à ce cœur d’ascète

Qu’on eut, à ce cœur charpenté
Pour traverser l’éternité,

Et que de cela rien ne reste,
Nul signe, nulle ombre, nul geste,
Et que le corps cesse d’aimer,

— Ô noblesse des yeux fermés
Dans le fond des tombes agrestes !

XXVII


Des cœurs furent heureux le jour où tu es né.
Et pourtant le présent, plaintif ou fortuné,
Est un flot bref, rompu par le temps qui s’écoule.
— Une foule animée est une morte foule
Pour le regard précis vers le futur tourné.

— Le vif et l’actuel sont de puissants mensonges,
Puisque tout ce qui germe, éclôt et se prolonge,
Dans l’infini cruel est déjà terminé !

XXVIII


J’étais morte avec toi, retiens-moi dans ta tombe,
Ne laisse le souffle enfler encore mon cœur,
Je crains ce tremblement enivré de colombe
Qui surprendrait ma lasse et secrète vigueur.

Reste devant mes yeux comme une exacte cendre,
Exige que ton froid vienne à jamais saisir
Ce cœur puissant, hélas ! et qui pourrait descendre
Dans l’abîme oscillant et tentant du plaisir.

Tant que l’on vit, la vie amoureuse est possible,
La musique, la voix, le sinueux espoir
Peuvent encor forcer un cœur d’être sensible
Sous le rideau céleste et perfide du soir.

Lentement, dans un rêve animal et suave,
Si quelque ardent regard vient s’attacher sur nous,
On sent se relâcher la rigoureuse entrave
Qui tenait réunis les pudiques genoux.

— Amour ! par qui le corps le plus joint se sépare
Comme pour accueillir l’annonciation,
Aie pitié du malheur ! qu’il reste étroit, avare,
Qu’il n’ait pas de répit, pas de tentation ;
N’accorde pas à ceux que la détresse pare
Cette humble guérison qui vient des passions !

XXIX


Tu n’es plus ; je méprise, en le voyant survivre,
Ce corps dont ton désir anxieux fut hanté.
Combien me semblent vains les bras dont tu fus ivre !
Que fais-je de mes yeux par mes yeux détestés ?

Honorerai-je encor ces membres et cette âme
Dont tes vœux de tyran composaient leur repas ?
Mon susceptible orgueil a replié sa flamme ;
Puisque tu n’aimes plus, je ne m’aimerai pas !

Je ne peux plus jamais pécher contre ton rêve,
Aucun humain désir ne m’est grave ou sacré,
Je puis ne pas maudire une main qui se lève
Pour enlacer le sein dont tu t’es emparé.

À présent que la mort a roulé sous la pierre
Ton redoutable amour dont j’ai connu l’honneur,
Je n’ai plus ni dédain, ni pudeur, ni paupière,
Pour veiller sur mon corps et veiller sur mon cœur !

XXX


Le printemps naît subitement.
Le tiède éther est plus aimant.
Il semble qu’un heureux mystère,
Émergeant de l’œuf de la terre,
Comble l’espace aérien.
Il tente la nature et l’homme.
Écartant ces nouveaux liens,
Je songe à ce soupir dans Rome :
« J’ai été tout, et tout n’est rien ! »

XXXI


Vanité, crainte, amour de soi,
Fureur contre ce qui déçoit,
Tourments vils, et de tant de sorte !
Il faut bien pourtant que l’on sorte
De cet abîme, immense, étroit.

C’est ta mort, ta muette voix
Qui m’a montré la noble porte…

XXXII


La pensée alanguie et les membres à l’aise.
Le sommeil vers l’esprit coule comme un serpent.
La chambre obscure émet une fraîcheur de glaise.
Plus rien en nous ne lutte et de nous ne dépend.

Dormir ! Ne savoir rien ! Volontaire Antigone,
Descendre dans l’étroit et profond souterrain
Du repos, où plus rien n’est vif ni monotone,
Où le corps respirant est comme un corps d’airain.


Et c’est par ce chemin aussi sourd que la terre,
Par cette brève paix, sans la soif, sans la faim,
Que je puis retrouver ton funèbre mystère,
Que le tombeau m’approche, et que j’y suis enfin !

XXXIII


Quand je vois les esprits sans hauteur, sans colère,
Sans passion, sans rien qui les oblige à plaire ;
Quand parmi les humains distraits ou soucieux
Nul ne vient se placer sous le signe du feu ;
Quand j’observe les fronts engourdis, l’âme nue,
La promesse d’amour si faiblement tenue,
L’absence d’univers dans la voix et les yeux,
Vous à qui j’ai donné le monde jusqu’aux nues,
Certes, c’est un bonheur que vous m’ayez connue !

XXXIV


Il convient que l’on appelle âme
Cet excès de feu, de couleurs,
Dont la jeunesse se réclame.
— Mais quand l’arbre perdra ses fleurs,
Il faudra bien qu’un jour tu rames
Sur la galère du malheur.

C’est le corps qui verse les pleurs !

XXXV


Le jour, hymne silencieux,
Dans sa pure et limpide essence
Entr’ouvre à toute connaissance
Le vide consolant des cieux.

Nul voile, en ce feu bleu d’été,
Ne peut tromper la créature,
Ni masquer la simplicité
De l’inconsciente nature.


— Mais je ne fais aucun accueil
À la volupté du ciel calme.
Je ne vois ni roses ni palmes.

La beauté du monde est dans l’œil.

XXXVI


Ce n’est pas toujours vous qui me portez secours
Dans les combats mortels où le sort me situe,
Archanges enroulés de sublimes atours,
Poètes, moins pareils aux hommes qu’aux statues !

Le malheur est penché, vos chants ambitieux
Délaissent le chagrin songeur et solitaire,
Vous méprisez le sol, vous affirmez les cieux.
— Montaigne exact et dru, compatissant Voltaire,


Gaieté toujours courant sous le savoir amer,
Torrents de la raison, lieux de la connaissance,
Cœurs empêchés d’erreurs, docte et suave aisance,
C’est votre vérité qui plaît à mon désert !

Je ne veux plus goûter le musical mensonge
De ces grands enchanteurs que leur démon distrait,
Le malheur se dissout lorsque le chant l’allonge.
Mais vous, clairs promeneurs dans la forêt du vrai,

Vous me parlez le soir, à cette heure sincère
Où l’esprit peut trouver une paix sans bonheur,
Et notre amitié triste et sûre se resserre
Jusqu’à ce que mon front pose sur votre cœur…

XXXVII


Ils parlent ; ils ont tous le visage inquiet.
Ils vantent ce qui fut, et craignent ce qui est.
Ils errent, ignorants, parmi d’ardus problèmes.
Sans cesse mécontents, on ne sait pas s’ils aiment.
Leur esprit est confus et leur cœur plein d’oubli.
Ils respirent l’azur sans en être ennoblis.
Ils poursuivent en paix la fonction de vivre.
Ils pèsent au destin !
Ils pèsent au destin !Mais quand on était ivre
De partage, d’amour, de réciprocité ;
Quand le ciel exultant du frénétique été

Pour la soif de nos yeux ne semblait pas trop vaste ;
Quand on vivait toujours d’espérance, ce faste !
Quand le désir roulait, avec son sourd fracas,
Subitement, dans l’âme et le corps délicat ;
Quand, aimant la raison, on savait qu’il est juste
De rechercher l’ardeur, plus sûre et plus auguste ;
Quand, discernant en tout les apprêts de la mort,
On laissait le délire évincer le remords,
Quand un doux feu brûlait dans la monotonie,
Les jours étincelaient.
Les jours étincelaient.Ces choses sont finies.

XXXVIII


Naïvement, innocemment,
Non par fierté mais par faiblesse,
Révérant votre assentiment,
J’ai connu l’orgueil des déesses.

Puis soudain vos yeux, votre voix,
Pour la mort m’ont abandonnée.
J’ai délaissé ma destinée
Et je succombe autour de moi.


— Pureté, opulence, emblème,
Tant de rêve compose un lis !
Je n’aurais jamais cru, jadis,
Que l’on était si peu soi-même…

XXXIX


Tu sais si je suis seule, ô toi qui m’as aimée !
Si je le fus toujours ! Vous le sauriez, mon Dieu,
Si, dans le vain éther d’azur ou de fumée,
Vous n’étiez pas qu’un nom obscur et radieux !

Pour solitude j’eus l’amour envers les choses,
La logique sans peur, l’ennui des vanités,
L’effort contre le temps et ce qu’il décompose,
Le plaisir du néant, unique éternité ;


Et ce cœur excessif que fait rêver l’espace,
Ce sinueux désir glissant vers les humains,
Cet esprit débordant, et cependant rapace,
Et mon songe distrait quand je tenais tes mains…

XL


Ô toi qui n’es pas né, vous qui tous êtes morts,
Vague et pure assemblée, ô bénéficiaire !
Évasion subtile en deçà, en dehors,
Rien, ni les chauds plaisirs, ni la noble lumière,
Ne vaut l’inanité qui vous défend du sort !

XLI


J’ai connu la fiévreuse et mordante détresse ;
La stupeur ; le lointain des couleurs et des bruits
Qui n’enveloppent plus un corps plein de paresse.

— À présent, enfoncée en quelque étrange nuit,
J’oppose pesamment au destin qui me nuit
Le pur désert d’un cœur où la révolte cesse,
Et la sérénité, plus lasse que l’ennui !…

XLII


En expirant j’entraînerai
L’univers dans ma tombe ouverte :
Ce corps où l’infini souffrait,
Où florissait la terre verte,
Aura le poids du monde inerte.

Et les astres verront d’en haut,
— Quelque étroit que soit chez les hommes
Le lieu où rêveront mes os
Dans le sol du funèbre somme, —
L’immensité de mon tombeau !

XLIII


Si l’esprit survivait à la chair, je saurais
Quel infini d’amour avec moi disparaît.
Si mon âme flottante environnait ma tombe
Je saurais quel gosier de pensante colombe
Est muet sous la terre et les cieux qu’il chanta.
Je saurais révérer en son sinistre état
Ce corps où la raison fut égale au délire.
J’écouterais le sol où se tait cette lyre,
Et je verrais venir tous les parfums du soir
Sur le cœur le plus doux qu’on ait pu concevoir…

XLIV


Volupté : pleurs, sanglots, abîme, bonne mort !
Puis le digne retour à la calme surface
De l’univers sans but, où tout nuit et nous lasse,
Sauf l’étrange plaisir dont l’humanité sort !

— Encor n’avez-vous pas, ivresse somptueuse,
Un charme si formel, si sûr et si constant,
Que l’esprit ne préfère à vos jeux haletants
La tombe, plus fidèle, et sa nuit onctueuse…

XLV


J’aurais pu ne jamais connaître
Le dur besoin de ne plus être.
Mais puisque à jamais tu te tais,
Puisque se sont défaits tes yeux,
Je songe d’un cœur radieux
Au néant qui m’épouvantait.
— Car ma peur de mourir, c’était
L’angoisse de te dire adieu…

XLVI


Le temps est bref, les jours sont lents,
La morose monotonie
Rétablit son calme dolent
Sur les désirs qui l’ont bannie.

Les vivants nous donnent parfois
Ces grands moments dignes de foi
Qui forcent la porte infinie ;

Mais rien d’humain n’est excellent,
Le cœur s’acharne et s’ingénie,
Toujours plus las, moins pétulant…

Et les morts seuls sont consolants.

XLVII


Je n’étais pas déraisonnable…
— Par les chemins ardus, étroits
Mon pas fut toujours vif, adroit,
Défiant les rocs et les sables.
Pourquoi, lorsque je vous connus,
Ai-je cessé de bien comprendre
Le destin sourd, distrait et nu,
Qui n’est ni complaisant ni tendre ?
Car, préférant la vérité
À ma vie, — à ma seule vie —
Dans mon aveugle et chaude envie
J’ai cru en votre éternité !

XLVIII


Mon histoire aux nombreux visages
Est dans ces calmes noms inscrits
Sur le plat et blanc paysage
Que forment les tombeaux taris.

Il serait suffisant qu’on lise.
Ces lettres aux pierreux contours
Pour que mon image s’enlise
Entre la jeunesse et l’amour !

XLIX


Lorsque la mort, succédant à l’ennui,
M’accordera sa secourable nuit
Douce au souhait que j’eus de cesser d’être,
Je veux qu’en paix l’on ouvre la fenêtre
Sur ce morceau de ciel où mon regard
A tant prié l’injurieux hasard
De m’épargner dans la joie ou les peines
Dont j’ai connu la suffocante haleine.
— Qu’à mes côtés se reposent mes mains,
Calmes ainsi que les sages étoiles,
Et sur mon front que l’on abaisse un voile,
Pour l’honneur dû aux visages humains…

L


Un univers inique abolit nos justices.
L’on ne peut plus savoir, lorsque l’on songe aux morts,
D’où souffla l’ouragan, d’où vint ce désaccord
Qui soudain arracha l’âme fidèle au corps.
— Peut-être pouvions-nous, au moment qu’ils agissent,
Détourner les destins par un suprême effort !

Tout infini malheur est hanté d’un remords.

LI


Les morts qui m’ont aimée ont vaincu ta beauté,
Passant, subit ami révélé, frère étrange,
Beau regard rudoyant et pur, tristesse d’ange,
Azur humain pesant sur mon cœur tourmenté !

Quoi ! quand la créature est chaque jour flétrie,
Quand le corps, même net, brillant et vigoureux,
N’est, dans le jeu voilé des tissus ténébreux,
Qu’une secrète, enclose et vague boucherie,


Tu m’apparus soudain suave et ravissant,
Composé par le miel, l’astre, la tubéreuse.
Plus que le suc des fleurs j’ai révéré ton sang,
Ta grâce m’accablait et me rendait peureuse.

— Et quelquefois encor, si lasse que je sois,
Si livrée au pouvoir des funèbres tempêtes,
Ta rêveuse clarté me fait baisser la tête,
Et mon désir m’enivre autant qu’il me déçoit !

LII


Le monde épars s’agrège, et d’un doux mouvement
Met sa force et sa joie au profit des amants ;
Leur ivresse, soudain, sent se détourner d’elle
La persécution de la mort éternelle.
Un mystère ingénu, et qui semble fidèle,
Protège puissamment le rivage des lits.
— Mais si l’on songe au net et magnifique oubli
Qui sur la volupté lentement s’établit ;
Si l’on songe à la paix dolente qui recouvre
Cet abîme d’azur que le désir entr’ouvre,
Est-il vraiment suprême, auguste et suffisant
Le misérable amour dont s’enivre le sang ?

LIII


Sans t’aimer encor, j’aime encor ta voix.
Sans me déchirer, ton regard me touche.
Mon cœur est plus vif dès que je te vois,
Je rêve aux défauts de ta belle bouche.

Tout de toi me plaît, mais séparément.
Tu n’es plus pour moi le plaisir suprême,
Car seul mon désir plein d’entêtement
Faisait de ton être un divin toi-même !

LIV


Silence, mouvement, arpège,
Toute douceur est dans tes os !
Sous mon regard qui te protège
De son poétique réseau,
Tu te poses comme la neige
Et t'élèves comme l'oiseau !

LV


Tout de toi me trompe : tu danses
Si tu marches ! Ton corps de miel
N’a nulle humaine ressemblance.
Tu sembles immatériel
À mon regard. Et ta présence
S’enveloppe de ce silence
Qui rêve, altier et sensuel,
Dans la solennité du ciel…

LVI


Je crois voir, entendre, — mais rien
De terrestre, d’aérien,
Ne me touche, ne m’intéresse,
N’éveille ma morne paresse,
Qu’en montrant à mon triste esprit,
— Et fût-ce une cloche qui sonne,
Un passant, une odeur, un cri, —
L’arabesque de ta personne…

LVII


Dans cette infinité, dans cette plénitude
Qui composent le corps courageux et maudit,
Malgré les maux mortels, malgré la servitude,
On sent toujours latent un secret paradis…

LVIII


— Passant, je te sais gré de l’extrême torture
Que m’infligeait par toi la subtile nature
Qui souhaitait en vain qu’un autre être fût né
Du rêve de sa noble et fière créature.

À présent que mes yeux demeurent étonnés
D’avoir par toi connu la plus vive blessure,
Je ne te reprends pas ce que je t’ai donné :
Ni le chancellement de l’âme la plus sûre,
Ni ces puissants aveux, ni ce désir qui fut

Digne par son ardeur de ton humble refus.
La mort et le néant ne sont point haïssables
À qui se débattit parmi l’instinct confus.

— Garde, ô toi où j’errais, sans sources, dans les sables,
La part qui te revient d’un cœur inconnaissable…

LIX


Ô printemps, jeune passion
Fraîcheur des vents, de la lumière,
Souterraine exaltation,
J'entends ta païenne prière !

Les oiseaux, dont le chant renaît,
Et transperce le clair espace,
Jettent des cris brefs et vivaces
Comme des quatrains japonais.


L’on sent que se débat sous terre,
Dans un nombreux fourmillement,
L’émulation printanière
Au suave envahissement.

Cette prestesse frénétique,
Pleine de soins minutieux,
Fait sous l’argile léthargique
Un bruit d’étoiles dans les cieux !

— Mais, dans mon funèbre malaise,
Je songe à ce potier persan
Qui percevait parmi la glaise
Les soupirs des os et du sang !

LX


Chacun de vous, un jour, a refermé la porte
De ma chambre, et sans rien de grave ou de hardi,
Ignorants, vous alliez vers le sort refroidi.
— Je ne vous aurais pas délaissés de la sorte !

J'aurais crié, gémi pour ne vous point quitter.
Pour vous revoir encor j'eusse été forte et lâche.
J'aurais fait reculer la mort, ses poings, sa hache.
J'aurais repris mon souffle, ensuite, à vos côtés.

M’aimiez-vous donc si peu ? N’eûtes-vous pas l’image
(Si rude qu’elle sait intimider le sort)
De mon esprit hagard, de l’incessant carnage
Que dans mon cœur uni causerait votre mort ?

Pendant des mois, des ans, je vous fis le reproche
D’avoir sur moi roulé l’impitoyable roche.
— À présent, n’ayant plus rien à voir, à saisir,
Je vous dois le plaisir que j’aurai à mourir.

LXI


Ma jeunesse n’est pas dans mes chants intrépides
Qui s’en vont vers les étrangers,
Elle est dans la seconde insensée et rapide
Du jour où ton cœur s’est figé.

Ce n’est pas dans les yeux d’un vivant que repose
Mon fier visage intransigeant,
Il garde son orgueil et sa rondeur de rose
Sous ton front, qui n’est plus changeant.


Mon rêve éblouissant, incrédule et docile,
Qui ne croyait pas au trépas,
Sait désormais que seule est certaine et facile
Ta mort, que tu ne connais pas !

LXII


Puisque jamais plus je n’écoute
L’univers, cet inconscient ;
Puisque nul pas sur nulle route
N’intrigue mon cœur patient ;

Puisque, sous un masque tranquille
Qui me vient d’avoir trop souffert,
J’attends que sorte de la ville
Pour entrer dans le sol ouvert


Ce corps qui vraiment eut des ailes
Et fut plus brillant que l’été,
Je bénis l’inutilité
De la tombe, seule éternelle !

LXIII


La femme, durée infinie,
Rêveuse d’éternels matins,
Dans la puissance de l’instinct
Veut créer. Mais cette agonie

Plus tard, un jour, de son enfant,
Cette peur, ces sueurs, ces transes,
Ce mourant que rien ne défend,
En garde-t-elle l’ignorance ?


Et toute mère, sans remords,
Triomphante et pourtant funèbre,
Voue une âme aux longues ténèbres,
Et met au monde un homme mort…

LXIV


Dans la douleur rien ne console,
Ni la raison, ni les paroles.
Plus rien de vif n’est convaincant.
La mort vers laquelle on se hâte
Fait languir le cœur qui l’attend,
Il faudrait l’ombre immédiate,
Et l’espoir même est fatigant !

On sait bien que l’on meurt, — mais quand ?

LXV


Tout posséder, pour mon esprit
C’était souhaiter davantage !
Je vivais dans un clair ravage
Dont s’enivrait mon œil surpris.

Et puis, par une brusque entaille
J’appris d’un coup ce que je sais.

— Ta mort seule était à la taille
D’un cœur que rien n’assouvissait.

LXVI


Je n’aurais pas été moi-même
Sans chacun de vous ! — Clairs esprits
À qui j’ai tout offert, tout pris,
Immortellement je vous aime !

Les jours, longuement assemblés,
Me conduisent vers vos espaces ;
Je songe tendrement qu’on passe
Et que je vais vous ressembler !


Déjà un sombre amour pudique
M’unit à ces âmes sans corps.
— J’étais une vivante unique,
Je suis à présent tant de morts !

LXVII


Ne te résigne pas à la douleur. Écarte
Le courage mortel qu’exerce contre soi
Mon inflexible cœur qui fut formé dans Sparte,
Et que tout, sauf le goût du pur tombeau, déçoit.

Renais, réjouis-toi, tu n’as pas dès l’enfance
Subi le joug secret infligé par les dieux.
Tu peux continuer, sans ressentir d’offense,
Ta route où rien ne fut vaste et victorieux.


Vis, intrus éphémère, en qui la paix abonde !
Les grands proscrits sont ceux que le destin comblait,
Qui, debout sur la proue orageuse du monde,
Trouvaient leur parenté quand l’éther s’étoilait.

Ceux-là peuvent quitter l’univers où leur être
Par sa force ajoutait à la création.
Leur poussière, pareille au vent puissant, pénètre
Ce qui se meut, du sol aux constellations.

Ceux-là possédaient bien, dans leur subtile sève,
— Loi de l’exactitude et de la pâmoison —
L’âme, qui n’est jamais que des instincts qui rêvent,
Et qui ne peut tromper la divine raison.

Qu’ils meurent, ces beaux fronts où tout mit son empreinte,
Ces yeux où tout pays somptueux fut planté,
Ces cœurs qu’éblouissait Sophocle dans Corinthe,
Ce souffle où se jouait l’universel été !

Qu’il dorme, parfumé, digne toujours de plaire,
Ce corps qui n’osait plus croire à la fin du mal ;
Que son renom soit pur, frénétique et stellaire,
Ô corps mystérieux, saintement animal !

LXVIII


Univers, je t’ai regardé
D’un œil qui loue et qui défie.
J’ai perdu, car tes coups de dés
Ont frappé et vaincu ma vie.
— Mais ce qui fut reste existant :
J’ai fait lutter d’un cœur constant
Ma force avec l’onde et ses voiles,
Mes désirs avec tes printemps,
Et mes yeux avec tes étoiles !

LXIX


Si ta voix m’avait dit : Demeure
Parmi les choses d’ici-bas,
Peut-être ne croirais-je pas
Qu’il faut qu’on meure !

Mais tu t’en fus à pas de loup,
Et muet, sous la morne terre.
Peut-être es-tu, dans ce mystère,
Encor jaloux ?


Pourtant, tu désapprends l’envie
Dans le néant sans nul souhait.
Mais ta mort habite ma vie,
Et c’est ma détresse et ma paix
De croire qu’en ton cœur de cire
Tu me désires.

LXX


J’ai, ce soir, entendu les appels du hautbois.
C’est un chant fier, aigu, amer et provocant,
Il surgit du Destin, assuré, triste et droit,
II ne dit pas pour quoi, il ne dit pas pour quand,

Mais ses ordres plaintifs et toujours obéis,
Inscrits dans la forêt, dans la nue et les mers,
Vont toucher à travers l’espace et les pays
Le cœur, fût-il cerclé d’innocence et de fer.


— Voix de la tragédie, accent du drame, amour,
Vous pareille au guerrier et vous pareille au mort,
C’étaient donc vos décrets fermés à tout recours
Qui guidaient mes désirs soumis et sans remords !

LXXI


Je suis où tu es, nulle part.
Ni toi ni moi ne sommes plus !
Je vis vaguement, au hasard,
Sachant que tout est révolu,

Et ce que j’observe et ressens
Ne fait que fixer dans mes yeux
Le livide arrêt de ton sang
Sous l’indifférence des cieux !

LXXII


Un arbre est sous mes yeux, épais, brutal, splendide,
Sa colonne puissante a pour achèvement
Le feuillage d’un vert accumulé, liquide,
Sur qui de blanches fleurs s’élèvent mollement.
Et je vois rayonner cette insensible force.
La Nature a repris dans son distrait amour
La racine assoupie et la rugueuse écorce,
Cependant que tes yeux où palpitait le jour
Sont à jamais défaits dans le terrestre somme,
Et n’ont plus que mon vain et pantelant secours !

— La Nature s’épargne, et n’offense que l’homme…

LXXIII


J’ai quelquefois rêvé, travaillé, sans vous voir.
L’espérance m’avait dans l’azur enfermée.
— Mais sentant à présent quel fut votre pouvoir
Sur mon être, sans vous sombre et faible fumée,
Vous fûtes avisés, cœurs jaloux, de m’avoir
Autant aimée !

LXXIV


L’immobilité sous mon front
Fait que jamais rien ne me tente.
Aucun désir, aucune attente
Ne m’offre ce brillant citron
Qui suggère la vive essence
De son suc fait d’acide et d’or.

— Irritante par la constance,
Je ne me lasse pas des morts…

LXXV


Il m’apparaît soudain que vous aimiez la vie,
Ses jeux, ses gais matins, ses siestes, son labeur.
Chaque jour provoquait en vous l’heureuse envie.
Cette âpre vision fait éclater mon cœur !

Moi je n’ai jamais eu pour la dure existence
(Si fort que fût pourtant mon amour de l’azur)
Ce goût continuel, cette simple appétence,
Ces successifs désirs de l’instinct calme et sûr.


J’ai trop souffert depuis l’enfance, immense, amère,
D’avoir compris le mal du corps, vase des pleurs,
Et cette âme qu’il faut nommer âme éphémère,
Et qui se sent mortelle en sachant sa valeur !

LXXVI


J’ai regardé d’un œil content,
Et confiant, et toujours sage,
Jadis, les mouvants paysages
Que fait, dans ses jeux hésitants,
Le vol emmêlé des nuages.
— Et je songe qu’en résistant
Au malheur dont le poids m’oppresse,
J’aurais encor la calme ivresse
Que me refuse un mal constant.

— Pouvoir reculer dans le temps !

LXXVII


Hier, j’ai traversé, comme je fais souvent,
Le chemin hérissé de la douleur physique,
Et tandis qu’en mon front, où tournoyait le vent,
S’élevait la stupeur que l’univers inique
Ait pu créer le corps de l’homme à cet effet,
Je songeais que mon mal était sage et parfait,
Puisque, par cette route et sa mortelle porte,
Laissant tomber enfin l’insupportable faix,
Je sentirai faiblir le cœur que je vous porte…

LXXVIII


J’ai tant souffert, je souffre tant
Que plus rien ne semble important
À mes yeux, qui fixent le vide
Où se défont les morts livides.

Je sais bien qu’il existe encor
Cet animal plaisir du corps
Que le désir prise et dédaigne ;


Mais jamais plus un noble accord
N’emplit, ne pénètre, n’imprègne
Cette âme où le désespoir règne !

Car, ayant la nette stupeur
D’un monde où tout est inutile,
J’éprouve, au centre du malheur,
Qu’il est également futile
De sentir qu’on vit ou qu’on meurt…

LXXIX


Les tombeaux. Tout l’oubli du monde épars. Des ifs,
Des cyprès. La pierre est emphatique ou modeste
Sur le sol méprisé qui ne contient nul geste.
Ces lieux m’ont fait le cœur sombre et vindicatif.

Qui donc peuple ces durs logis, serrés et blêmes ?
C’est l’être tout entier, vaincu par le repos !
Rien d’eux, là, ne subsiste, et pourtant tout eux-mêmes !
L’esprit n’est que la chair, l’âme n’est que les os.


Et je vois ce désastre, et j’accepte ce somme,
Je ne meurs pas d’horreur dans ce champ fixe et fou,
Moi, dont l’esprit toujours anxieux pour ces hommes,
Quand l’un d’eux s’endormait, s’écriait : Qu’avez-vous ?

LXXX


Jadis je m’aimais,
Tu sais quel orgueil
Parfois animait
Ma voix et mon œil.

— L’esprit sombre et froid,
Je hais moi sans toi.

LXXXI


L’homme s’attache à l’espérance
Quand le sort lui fut trop cruel.
Entre les tombes et le ciel
Il fait ondoyer sa souffrance.

— Ô morts, je ne recherche pas
La trace pâle de vos pas ;
Je meurs, mais sans vaines tempêtes,
Que d’autres aient de sourds débats
Et lèvent vers les cieux leurs têtes.
Moi, je sais : je vais où vous êtes !

LXXXII


Chère ombre à qui je parle bas,
Visage à jamais imprécis
Par qui je ne suis plus d’ici,
Tu sais les excessifs combats
Que ma jeunesse violente
Livrait à la mort insolente
Qui fut mon obsédant souci,
Que je craignis à chaque pas.

C’est qu’alors je ne savais pas
Que tu pouvais mourir aussi…

LXXXIII


Ils sont morts, et mon cœur, secret de ma raison,
Supportait la journée en la jugeant trop dure.
J’accusais de subite et longue trahison
Ceux qu’avait terrassés l’indolente nature.

Et j’ai dit : À présent les temps sont écoulés,
J’ai souffert ce qu’il faut qu’on souffre, et davantage.
J’attends. Il ne faut pas irriter mon courage.
Quand vont-ils revenir ? Où s’en sont-ils allés ?


Dans cette catastrophe inacceptable, il entre
Je ne sais quel affreux ricanement du sort.
J’attends. L’espoir stupide est au cœur, est au ventre.
— J’ignore que ce soit pour toujours qu’ils sont morts !

LXXXIV


L’enfance est une route ardue.
Nul être n’est assez savant
Pour capter l’esprit de l’enfant.
Malgré la profonde étendue
Qui devant son rêve s’étend,
Il n’a pas de sûre espérance
Tant son cœur timide est prudent !

— J’ai retrouvé, en te perdant,
Le dénûment de mon enfance.

LXXXV


Tout est, et pourtant tout n’est rien.
Le connu, l’inconnu, les astres,
Le grand mystère aérien
Sombrent devant l’humain désastre.

L’ample univers n’est qu’un décor
Vain et léger comme au théâtre,
Puisque mon cœur opiniâtre
N’a pas pu réveiller ton corps !

LXXXVI


Quand on s’est emparé par amour, par puissance,
De l’espace imprégné de couleurs et d’essences ;
Quand on a tout compris et deviné, si bien
Que, sauf un mal nouveau, l’on n’apprendra plus rien ;
Quand le rêve exigeant et le regard sans voiles
Semblent avoir pressé jusqu’au suc des étoiles ;
Quand on fut cet humain surprenant, dont le sort
Forçait la chance avare et repoussait la mort,
Il est bon que l’esprit qui parfuma le monde
Et qui vanta les jours aux bondissants ressorts
S’indigne du destin déloyal et retors,
Et frappe l’infini des pierres de sa fronde…

LXXXVII


Puisque tu veux laisser survivre
À son extravagant plaisir
Ce sein que ta chaleur enivre,
Je songe à l’horreur des loisirs,

À l’ennui qui se substitue
Aux instants pleins d’éternité.
Faut-il qu’aucun destin ne tue
Le corps par l’autre corps quitté !


Que m’importes que tu pénètres
Ce cœur enflammé de gémir
Et de s’attribuer ton être,
Si je ne peux pas en mourir ?

LXXXVIII


Je songe à ta main longuement,
Ta chère main musicienne
Qui me livre le firmament
Des musiques magiciennes
Et roule mon cœur triste et lourd
Dans leur vertigineux velours.

Mais combien plus encor m’attache
Ton instinctive et tendre main
Quand sa grâce à mon cœur arrache
Un ineffable arpège humain…

LXXXIX


Que fait l’esprit dont l’homme a l’orgueil ? Nul ne sait.
Les morts ne peuvent pas nous donner confiance.
Tout est clos et sans fin, rien ne livre l’accès
Du site éblouissant où cesserait l’absence.
Parfois un faible amour, que la douleur lassait,
A trouvé chez les dieux une calme science.

— Sans jamais aborder la vaine expérience,
Je vous consacre un cœur ennobli par l’excès…

XC


Je n’avais jamais rien à dire
Qu’à toi. Aux autres je parlais
Comme l’on se meut ou respire,
Mais jamais mon cœur ne mêlait
Son trésor à leur existence.
Nous seuls n’avions pas de distance.
Sûrs d’un familier infini,
Nous étions pressés, réunis
Dans l’étroitesse ou dans l’espace.
En toi seul j’étais à ma place.

Que veux-tu que la gloire soit,
Si ce n’est l’image de soi
Dans l’âme que l’on a choisie ?
L’offrande de la poésie,
Je la faisais à ton regard.
Ce n’était que dans ta prunelle
Que j’étais juste et naturelle.
Désormais sans vœux, sans égards,
Je suis cette errante hirondelle
Dont on voit sur l’azur hagard
Se déchirer les noirs coups d’ailes…

XCI


J’ai bien servi le dieu sacré de la parole,
Ma voix a réuni la raison et le chant
Comme on voit la senteur mêlée à la corolle.
D’autres cris sont plus beaux, mais non pas plus touchants !

Et cependant c’est vous, Musique, âme excessive,
Dont le pouvoir s’affirme au-dessus, au-dessous
De ce que l’homme exhale en syllabes pensives,
Et seul votre mystère impérieux absout
L’univers haïssable et sa faute native…

XCII


Votre mort n’a pas été prompte
Dans mon cœur qu’elle a transpercé
— Désordonné, sombre, amassé,
Le malheur se compte et recompte.

Après tant de mois révolus
Je songe à ma juste épouvante
Quand j’affirmais, vous que je hante !
Que vous mourriez de plus en plus…

XCIII


Des arènes de fleurs brillant auprès des portes.
Les puissants coloris dédiés au trépas.
Le silence baignant ces bouquets qu’on apporte
Languissamment à ceux qui ne le sauront pas.
— Renouvelant en moi les tristesses subies,
Tenant les yeux baissés, j’ai gravi pas à pas
Le roc doré montant vers la chaude Arabie,
Où, sous l’infinité jubilante des cieux,
Les palmiers et les pins filtrent le vent soyeux.
Dans la gracilité des arbres funéraires
L’aigle abattu des morts a suspendu son aire.

En ces lieux où le songe est par la paix surpris,
Tout est plaintif, penché, insistant et contrit.
Sol hanté ! Sous la blanche et la basse nuée
Des calmes monuments, l’on sent diminuée
La forme sans contour qui contenait l’esprit.
Quel que soit notre effort, les morts sont les proscrits.
Je le sens en mon cœur qui connaît tant d’usure !
Mon rêve, malgré moi, lucidement mesure
La place resserrée où l’on vous fit ce tort
Inexpiable, et que jamais rien ne répare,
De déposer la grâce exigeante du corps
Dans le lit dédaigneux que le froid accapare.
Quel humain peut ici se sentir sans remords ?
Le peuple retiré et réduit est farouche.
Inanité des yeux, des gestes, de la bouche…
Le muet entretien est sombre et décevant.
Mais si fort est en moi le souvenir vivant,
― Même devant la pierre offensante où tu couches,
Que quelque chose encor de ton parfum me touche !

XCIV


Quand j’aurai tout nié, l’azur encor m’émeut.
Dans le large carré de la fenêtre ouverte,
Ailé, dominant l’arbre orné de plumes vertes,
Posant sur la cité son scintillement bleu,
Prodiguant la chaleur où la brise est enclose,
L’indolent infini longuement se repose…
— Aucun précis aspect de la terre ne vaut
L’éther calme, constant, où cependant délire
Un diamant mouvant, chantant comme une lyre,
Qui fait bondir d’amour le cœur noble et dévot !
— Azur ! que rien ne tache et que rien ne limite,

Sombre pendant les nuits, et tout le jour riant,
Vous me rendez le pur, l’ancestral Orient,
Mon cœur qui vous ressemble, et non qui vous imite,
Comme vous obscurci, mais comme vous brillant,
Est, parmi ses désirs et parmi les désastres,
Pénétré de soleil ou gravé par les astres !

XCV


Un subit désarroi court à travers mon sang,
J’ai cessé de penser, mon malheur m’abandonne.
Le secret de ma vie est de moi-même absent.
Une étrangère en moi me déçoit et m’étonne.
Je regarde d’un œil moins farouche l’été.
L’azur ne me hait point ! Absents ! vous seuls que j’aime,
Votre mort prolongée a l’aspect d’un blasphème,
Tout vif discernement est de mon cœur ôté,
Jamais je ne comprends votre départ suprême,

Et je meurs de cela, qui n’est plus cela même…

XCVI


La mémoire loyale et triste
Est l’affront que n’accepte pas
L’univers jaloux d’un combat
Où l’être contre lui persiste.

Il tâche à séduire, à tenter
L’âme qui se refuse et souffre.
— Tu vas certes mécontenter

Tant d’esprits inquiets du gouffre
Et qu’afflige l’austérité.

— Porteuse de flamme et de soufre,
Conserve ton cœur irrité !…

XCVII


C’est le jour tiède et mol où naissent les lilas.
Le gai cri d’un oiseau est dans l’éther buté.
Malgré les cieux gonflés d’un pâle et sûr éclat,
L’espace est de grisaille encore empaqueté.
Le ciel est hésitant. Les nuages houleux
Languissent. — Que de fois je vous ai vu renaître,
Printemps dolent, gisant, dont s’enivrait mon être !
Mais aujourd’hui, devant vos efforts indécis,
Je songe qu’il viendra, imprévu mais précis,
Au terme des instants dont nul ne sait la somme,
Quand les siècles seront glacés et révolus,
Le jour où sur le sol déserté par les hommes
Votre verte tiédeur ne se lèvera plus…

XCVIII


Il faut que je dorme ou que j’aille
(Car le vivre m’est interdit)
Par la terreuse et noire entaille,
Rejoindre vos cœurs assourdis.
Mais vais-je jamais vous rejoindre ?
Dans mon esprit lucide et fou
Je sens la certitude poindre
Que la mort, c’est la mort sans vous…

XCIX


La chambre, volets clos, yeux clos, chères ténèbres !
Le jour, qui sur mon cœur pesait ainsi qu’un mont,
Est vaincu. Sans l’air lent emplissant les poumons,
Je connaîtrais déjà l’éternité funèbre.

Plus rien du triste effort, de l’éternel débours
Par quoi le corps pensif, l’esprit sans allégresse,
Font encore aux humains un don frustré d’amour
Qui coûte à l’obligeante et passive paresse.


— Ô bonté du sommeil prévu, bourdonnement,
Confiance, abandon, candeur de la fatigue !
Sentir l’onde nocturne envahir nos tourments
Comme une eau généreuse abolissant les digues.

— Et c’est vers ce moment de la cessation,
Vers ce lit souterrain où tout s’enfonce et cesse,
Qu’ignorants, nous courrions dès la sainte jeunesse,
Au temps où l’infini fait notre obsession,
Où l’espace est étroit, où l’azur même oppresse !…

C


Le renom, les conseils sages et bons, l’amour
De quelques-uns encor, rien n’apaise mes jours.
— J’aime ce noir flacon où dort un suc de plantes
Qui confère à mon cœur une action plus lente,
Un sommeil plat, diffus, bien tendu comme un drap,
Où s’allonge, le soir, la fatigue des bras.
— Herbes, racines, fleurs, déesses indolentes,
Compagnes du héros et du magicien,
Vous par qui le malheur est soudain plus ancien
Et fait accroire au cœur blessé qu’il s’habitue
Au chagrin familier mais trop vif qui le tue,


Breuvage diligent, commerce humble et décent,
Bonté qui vous glissez dans le fleuve du sang
Et comblez de sommeil la tristesse béante,
Que j'aime votre nom sacré : les Consolantes !

CI


Être pâle, muet, immobile, absent, mort…
Et le bleu de la nuit a son étoile heureuse,
Le murmurant silence anime l’ombre creuse,
L’amant rêve et gémit sur la lèvre qu’il mord.

Le matin, étourdi, mais dispos et gracile,
Emplit l’immensité de secrets carillons.
Les jardins sont couchés sous leurs roses faciles,
Midi cligne des yeux dans l’or de ses rayons.


Le hasard, les désirs construisent l’aventure ;
Un jeu plaisant ou dur emmêle les humains ;
Au souffle insouciant de la forte Nature
L’actif vaisseau du temps navigue vers demain.

— Mais loin de cette agile et fine dentelière
Qu’est la criante vie aux tournoyants fuseaux,
Je sais la place étrange, et pourtant familière,
Où mon regard buté vient contempler tes os !

CII


Qui se plaint du sommeil ? Qui gémirait : « Je dors,
Interrompez ma paix limpide et sans mémoire !
Qu’on me rende l’éther agité du dehors,
Les amours menacés, l’insuffisante gloire ! »

— Et c’est pourtant ainsi que parle l’insensé,
Lorsque, n’ayant jamais de noble lassitude,
Il ne peut concevoir que son être ait cessé,
Guéri de tout espoir et de toute habitude.

— Quoi ! l’âme sans répit, le corps ressuscité ?
Revoir le ciel changeant, retrouver la cité ?
Jouer sur le risible ou tragique théâtre
Du sort, lutteur sournois autant qu’opiniâtre ?
Sentir se mélanger, pour de lascifs débats,
La fierté du désir et les esprits d’en bas ?
Ne jamais oublier la cime inaccessible !
— Pour qu’ils craignent ainsi la bonté de la mort,
L’arrivage assoupi, la fixité du port,
Le désirable don d’être enfin insensible,
Douleur, suis-je donc seule à vous servir de cible ?

CIII


Parfois un cri faiblit, nul ne le jette assez.
Il se peut qu'un instant sur le monde ait cessé
L'emphase d'une voix qui fut l'honneur de l'homme.
Le verbe a quelquefois un éphémère somme,
Et la douleur, frustrée, est alors sans moyens
Pour élever sa plainte au milieu des liens,
Et propager son chant, qui soulage et repose.
— Poète, qui connus l'inanité des choses,
Affirmateur sacré du mal universel,

Je reprends dans tes mains, je reprends dans ton âme
Ces mots aussi puissants que le pain et le sel,
Et que la mort autant que le plaisir réclame :
Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ?

CIV


J’ai vu, soudain étrange, ingrate et sans mémoire,
Ta chambre, où reposait ton être ténébreux.
Les objets familiers, qui paraissaient peureux,
Semblaient se détourner de ta finale histoire.

Quoi ! plus jamais la voix, le mouvement, les yeux,
Dans la pièce aux murs nets qui fut ton paysage ?
Jamais dans le climat pensif de ton visage
Le passage de l’aube ou du soir studieux ?


Quels sont les sombres gens, asservis et sans âme,
Qui t’ont impudemment soulevé de ton lit ?
— Départ de la maison, suprême offense, oubli
Qui commence au chevet et pour toujours se trame !

— Je sais que le tombeau n’est plus rien. Je le sais.
Et cependant je meurs, pendant les nuits de neige,
De ce froid souterrain et rampant qui t’assiège,
Et qui détruit sans fin le cœur que j’embrasais…

CV


J’ai dormi, j’ai pendant quelques instants rejoint
La vide immensité où ne se trouvent point
Ni ton sort, arrêté, ni le mien, continu.
— J’ai reposé sous l’arc interminable et nu
Où tout être s’ignore avant, après la vie.
En quittant ce néant, je porte au cœur l’envie
De retourner sans fin vers ce suave site
Dont j’eus en m’éveillant le contact et le goût.

— Les ténèbres ! l’oubli ! Plus rien, ni moi, ni vous !
Lieu d’avant la naissance, unique réussite !

CVI


Vivre, est-ce de subir un jour, et puis un autre ?
Qui peut se contenter de l'ennui, du repos?
Qui veut avoir les yeux ternis des vieux apôtres
Privés du jeune dieu qui marchait sur les eaux ?

Rien ne vaut que l'espoir et les rêves qui mentent,
Que l'agile tendresse au cœur précipité,
Que l'orgueil frémissant, ou bien la volupté
Pareille à la musique en promesses démentes !

CVII


La neige, d’une chute égale,
Cette nuit se succède et fond.
Dans ces ténèbres glaciales
Je songe à ton gel plus profond !

Je songe, ô ma chaleur perdue !
À ton froid amaigri, dissous.
Tout rêve, sur ma route ardue,
Ne me vient plus que d’en-dessous !


Et je semble alerte et légère
Aux humains parmi qui je vis,
Moi qui, ne t’ayant pas suivi,
Suis à jamais une étrangère !

CVIII


J’ai composé dans la souffrance,
Dans la funèbre passion,
Des poèmes sans espérance.
Ils sont ma consolation.

L’amère vérité console.
L’excès de la douleur permet
Que l’esprit, loin de toute idole,
S’attache à ce néant : jamais !


Jamais, quotidiens visages,
Ce rire profond du regard
Qui scintille après le voyage
De la nuit, ponctuel départ !

Jamais plus le charme tacite
D’imaginer pareillement.
Nul but et nulle réussite,
Jamais nul émerveillement !

Jamais, ô murailles funèbres !
Ce tiède et respirant confort
Que la démence espère encor
Du vain au-delà des ténèbres !

CIX


L’esprit net et le cœur hagard.
Une âpre et secrète hébétude.
Les routes ne vont nulle part.
Mépris du rêve et de l’étude.

L’on se délecte intimement
De l’usure fine et suave
Qui défait à chaque moment
Le corps trop tenace et trop brave.


Bonheur de regarder s’ouvrir
Le tombeau du temps sur l’aurore !
C’est parce qu’on se sent mourir
Qu’on supporte de vivre encore !…

CX


Lorsque déjà leur vie est affligeante et vaine,
Si bien que notre esprit ne peut que par bonté
Se réjouir du sang qui glisse dans leurs veines,
Ils veulent l’impudente et nette éternité !

— Et je lutte avec eux, et je maintiens mon droit
D’être un corps oublieux que presse un sol étroit,
Et qui plonge, dissous, dans la paix éternelle.
— Ah ! ne devrais-je pas, dédaignant leur querelle,


Entendre sans ennui leur espoir bienséant
De ressurgir, vivants, hors des langes funèbres,
Puisqu’ils ne peuvent pas me prendre mes ténèbres,
Puisqu’ils ne peuvent pas me voler mon néant !

CXI


De quoi t’ai-je, en ce jour, frustré, cœur endormi ?
Du vivre, du souffrir, des regrets, de l’espoir ?
Du sourd discernement d’être enclos à demi
Dans la brume insoluble et croissante du soir ?

J’ai trop vanté, jadis, l’honneur d’être vivant,
Mon esprit débordait d’un combatif azur.
Mais crois en le soupir dont tu n’étais pas sûr :
Tout n’est que vanités et pâture de vent


Dans le mal que m'inflige un séjour partagé,
Où le sol te recouvre alors que j'erre encor,
L'inacceptable peine est pour le triste corps
À qui pèse sans fin tout moment passager!

— Heureux celui qui peut, en s'arrêtant soudain,
Pour tomber dans la paix sans rêve et sans ennui,
N'avoir pas à compter les heures de la nuit,
Près d'une coupe vide et des flambeaux éteints !

CXII


La rue a ce matin les teintes délicates
De l’humble primevère et du cou des colombes.
Un printanier plaisir dans l’azur se dilate.
— Mais sous tous les chemins gît l’éternelle tombe !

La miroitante rue est renflée, et pareille,
Avec les bleus reflets que la nue y projette,
À ces étranges lieux funèbres où sommeille
L’humanité réduite, oublieuse et muette.


Je vois l’immense espace et mon vœu ne s’abîme
Qu’en l’exigu séjour où dort ton front timide,
Tant mon pensif esprit, inverse pyramide,
Va de l’ample univers à ta retraite infime !

CXIII


De qui pourrais-je dire : Ils sont moi, je suis eux !
Quelle est la douce entrée, en ma chambre, aujourd’hui,
Qui ne m’apporterait nul effort, nul ennui,
Et que je percevrais, sans même ouvrir les yeux ?

J’appartenais à vous, ombres ensevelies !
Nous avions nos secrets, nos mœurs, notre langage,
La divine franchise émanant du visage,
La véhémente paix parmi nous établie.


Nous étions scrupuleux et pourtant sans remords.
Ma vie, à tout instant, de vos yeux renaissait.
Vous étiez ma candeur, mon pouvoir, mes essais,
Et nul ne me connaît puisque vous êtes morts…


Novembre 1923-Février 1927.

TABLE



 127

ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 15 MARS 1927
PAR F. PAILLART, À
ABBEVILLE (SOMME)