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Le Moqueur amoureux/Texte entier

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. --tdm).
COLLECTION MICHEL LÉVY



LE


MOQUEUR AMOUREUX


OUVRAGES


DE SOPHIE GAY


Publiés dans la collection Michel Lévy




Anatole 
 1 vol.
Le Comte de Guiche 
 1 —
La Comtesse d’Egmont 
 1 —
La Duchesse de Châteauroux 
 1 —
Ellénore 
 2 —
Le Faux Frère 
 1 —
Laure d’Estell 
 1 —
Léonie de Montbreuse 
 1 —
Les Malheurs d’un Amant heureux 
 1 —
Un Mariage sous l’Empire 
 1 —
Le Mari confident 
 1 —
Marie de Mancini 
 1 —
Marie-Louise d’Orléans 
 1 —
Le Moqueur amoureux 
 1 —
Physiologie du ridicule 
 1 —
Salons célèbres 
 1 —
Souvenirs d’une vieille femme 
 1 —

F. Aureau. — Imprimerie de Lagny.
LE
MOQUEUR
AMOUREUX


PAR


SOPHIE GAY


NOUVELLE ÉDITION



PARIS


MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS


rue auber, 3, place de l’opéra




LIBRAIRIE NOUVELLE


boulevard des italiens, 15, au coin de la rue de grammont



1871


Droits de reproduction et de traduction réservés



LE
MOQUEUR AMOUREUX



I


— Mademoiselle Victorine a-t-elle envoyé ma robe ?

— Pas encore, elle vient de faire dire que madame la duchesse ne pourrait l’avoir avant neuf heures.

— C’est beaucoup trop tard, j’ai promis d’être à huit heures précises chez madame d’Herbas, et je ne veux pas qu’on m’attende pour la signature du contrat de mariage de sa fille… Eh bien, qu’est-ce qui vous fait sourire ?

— Oh ! rien, madame, ces choses-là ne nous regardent pas.

— Elles vous amusent du moins, puisque vous en riez ; mais je veux savoir…

— Madame la duchesse l’apprendra bientôt plus positivement ; je n’en ai entendu parler que par le chasseur de M. le marquis d’Herbas qui sort d’ici.

— Et que vous a-t-il dit ?

— Que le mariage de mademoiselle Léontine était rompu, et qu’on ne recevrait personne ce soir chez eux.

— C’est un conte qu’il vous a fait, j’étais là hier lorsqu’on a reçu la corbeille.

— S’il faut en croire Étienne, elle a été reportée ce matin chez M. de Marigny, après une grande scène qui s’est passée entre M. le marquis d’Herbas et sa fille. Je n’en sais pas davantage ; mais j’ai pensé que cela changerait quelque chose aux ordres que madame m’avait donnés pour sa toilette.

— Certainement, cela changerait complétement mes projets… Mais je ne puis me persuader qu’après des démarches, des paroles si positives, on en vienne à un éclat pareil. Non, il y a quelque méprise, et je veux l’éclaircir. J’avais fait défendre ma porte ce matin à M. de Sétival, dites qu’on le laisse entrer ; grâce aux trente visites qu’il fait par jour, il sait tout ce qui se passe à Paris, et cet avantage, qui lui tient lieu de tous les autres, me sera enfin une fois utile.

À ces mots, mademoiselle Rosalie sortit en laissant sa maîtresse livrée à toutes les suppositions que sa nouvelle avait fait naître.

— Ce mariage serait rompu répétait sans cesse la duchesse de Lisieux ; rompu au moment de la célébration ! Il faut un motif bien grave. M. de Marigny avait-il des dettes cachées ? Se serait-il brouillé à propos du contrat avec son futur beau-père ? Quelqu’une de ces lettres infâmes dont les auteurs semblent se multiplier aurait-elle porté le trouble dans cette famille !

Ainsi l’imagination de la duchesse se perdait en conjectures, quand on lui annonça le maréchal de Lovano.

À peine se fut-elle informée de la santé du pauvre goutteux, qu’elle lui parla de ce qu’elle venait d’apprendre. Le maréchal, que ses souffrances retenaient depuis plusieurs jours chez lui, n’avait vu personne qui pût détruire ou confirmer le bruit de cette rupture, mais il n’en parut pas étonné.

— Comment ! dit la duchesse de Lizieux, vous qui vous connaissez si bien en intérêts qui touchent à l’honneur, vous trouvez tout simple qu’un homme se joue de celui d’une famille entière en rompant sans motif l’engagement le plus sacré ?

— Non vraiment, ce n’est pas cela que je trouve tout simple, et si chacun pensait comme moi sur ces gentillesses-là, elles ne se recommenceraient pas si souvent. Mais j’en crois M. de Marigny incapable, et je soupçonne à ce grand événement une cause fort légère.

— Laquelle ? ne puis-je le savoir ?

— Mais… j’hésite à vous le dire ; d’abord ce serait dénoncer un de vos admirateurs ; et puis, vous ne me croiriez pas.

— Vous me supposez donc une prévention bien aveugle ?

— Non, je ne pense même point que cet homme-là puisse l’inspirer ; mais vous vous refusez à convenir de l’influence qu’il exerce sur toute votre société, même sur les gens qui le détestent, et cependant les preuves abondent. Je gage que cette rupture est encore son ouvrage.

— Ah ! monsieur le maréchal, quel affreux soupçon ! il faut une amitié comme la mienne pour vous le pardonner, car je ne feindrai point de ne vous avoir pas compris ; je sais de qui vous voulez parler, mais croyez bien que votre malveillance habituelle pour M. de Varèze me l’a seule fait deviner.

— Je ne l’accuse pas de vouloir tout le mal qu’il fait, reprit le maréchal, Dieu m’en garde ; je suis certain même qu’il se battrait à outrance contre tous ceux qui oseraient le lui reprocher ; et pourtant il n’en est pas moins vrai que ses mauvaises ou bonnes plaisanteries sont la terreur des maris, des amants et des mères. Vous-même, qui le défendez, convenez qu’il vous fait peur, et que malgré vos vingt-cinq ans, votre titre de veuve, de duchesse, votre rang à la cour, vos succès dans le monde, vous lui témoignez plus d’estime que vous n’en avez dans le fond pour son caractère ; tant vous redoutez avec raison la gaieté de ses épigrammes.

— C’est faire trop d’honneur à ma prudence, reprit la duchesse en cherchant à réprimer un léger mouvement de dépit ; et loin de me laisser intimider par la gaieté maligne de M. de Varèze, je tombe souvent dans le tort contraire ; je ne le rencontre jamais sans prendre la défense des gens dont il rit ; et comme font tous les avocats, j’entremêle toujours quelques personnalités dans mon plaidoyer. M. de Varèze s’en amuse ou s’en pique à son gré, peu m’importe ; je n’ai pour lui aucun sentiment qu’il puisse blesser ; il vient chez moi les jours où je reçois tout ce que je connais à Paris ; il n’est point admis dans mon intimité, malgré l’extrême désir qu’en aurait ma tante, car vous saurez qu’elle le trouve charmant. Elle disait l’autre soir que, si elle avait seulement quarante ans de moins, elle en serait folle ; moi, qui n’en ai pas soixante, j’ai une admiration beaucoup plus modérée pour lui ; mais tout en blâmant les travers de son esprit, je crois son cœur trop noble pour mériter le soupçon de procédés si infâmes.

— Et moi aussi, vraiment ; le cœur ne se mêle jamais de ces choses-là ; mais je ne demande pas mieux que de me tromper dans cette circonstance, car je serais désolé de me brouiller avec vous à propos d’un homme que je trouve au fond très-amusant.

Cette réponse, accompagnée d’un sourire à la fois bienveillant et malin, excita chez madame de Lisieux l’impatience qu’on éprouve à voir le manque d’effet d’une affirmation que l’on croit sincère.

L’arrivée de M. de Sétival et de plusieurs autres visites l’empêcha de se donner le tort si commun de persister à vouloir convaincre de la franchise de notre opinion, une personne qui ne juge que nos sentiments. M. de Sétival confirma la nouvelle de la rupture ; il en avait appris tous les détails chez la sœur de M. de Marigny ; il était allé de là chez un parent de la marquise d’Herbas pour savoir comment l’autre famille racontait l’aventure, et de ces deux récits il en composait un troisième qui justifiait tout le monde, excepté le génie infernal d’un homme qu’il fallait bannir de tous les salons. C’était la conclusion du rapporteur.

En l’écoutant, le maréchal baissait les yeux d’un air modeste, comme pour se soustraire au triomphe qu’il remportait.

— Enfin, demanda la duchesse, sait-on quelque chose de positif sur la cause du changement de Léontine ?

— Elle n’est pas douteuse pour les amis de sa mère, répondit M. de Sétival ; mais on prétend qu’elle et sa fille n’en veulent point convenir. Hier soir mademoiselle d’Herbas est venue supplier son père de retarder la célébration du mariage de quinze jours, en donnant pour raison qu’elle ne pouvait s’habituer à l’idée de quitter sa famille pour suivre M. de Marigny dans sa terre. On lui a fait observer qu’il n’y passait que six mois de l’année, qu’elle vivrait le reste du temps à Paris, et d’ailleurs, qu’ayant eu le loisir de faire toutes ses réflexions à ce sujet, on ne pouvait mettre en avant un semblable prétexte. Le marquis s’est fâché, sa femme s’est rangée du côté de sa fille en la voyant pleurer, et toutes deux ont écrit à M. de Marigny pour obtenir le délai que M. d’Herbas se refusait à demander. La lettre était froide, contrainte ; le futur s’en est offensé, il a répondu de manière à prouver qu’il n’était pas homme à supporter un caprice humiliant. Enfin, de dépit en dépit, tout était rompu ce matin.

— Je ne vois de coupable dans tout cela, dit la duchesse, qu’une petite fille capricieuse.

— Sans doute, mais cette petite fille n’aurait jamais pensé à refuser un galant homme, qui pouvait la rendre parfaitement heureuse, si on n’avait pas tourné en ridicule cet honnête homme.

— Ah ! ceci est trop fort ! comment, vous supposez qu’une fille comme il faut se détermine à un éclat qui peut lui faire un tort irréparable ! et cela, parce qu’un étourdi se sera moqué de l’habit ou de la coiffure de l’homme qu’elle doit épouser ?

— Cela ne paraît guère croyable, j’en conviens, et pourtant cela est.

— Pour ma part, je ne suis pas éloignée de le croire, dit alors une amie de madame de Lisieux ; il me souvient d’avoir été toute prête à congédier M. de Méran pour avoir entendu dire, en le voyant passer à cheval, qu’il avait l’air d’une paire de pincettes.

— Quelle folie ! dit la duchesse.

— Non, je ne plaisante pas, reprit madame de Méran, et sans la sévérité de mon père, je ne sais trop ce qu’il en serait arrivé.

— Eh bien, c’est un motif tout aussi raisonnable qui a déterminé mademoiselle d’Herbas.

— Je ne veux pas le savoir, dit la duchesse, car j’ai de l’amitié pour elle, et je désire la lui conserver.

— Soit, répliqua madame de Méran, gardez votre prestige ; mais moi qui la connais à peine, je n’ai rien à risquer, et je prie M. de Sétival de me confier tout bas ce grand secret.

Alors il vint s’asseoir derrière le canapé où se trouvait madame de Méran, qui se mit à éclater de rire en écoutant la confidence.

— C’est absurde, s’écria-t-elle, mais j’aurais fait comme la fiancée.

— L’arrêt de M. de Varèze est tout entier dans ce mot, dit M. de Sétival.

— Vous êtes aussi par trop sévère pour lui. Quoi ! parce qu’il a ajouté à l’éloge le plus flatteur de M. de Marigny : « C’est le plus loyal des hommes, je ne lui connais de faux que son toupet et ses mollets ; » parce que cette mauvaise plaisanterie, faite sans conséquence, a été répétée à mademoiselle d’Herbas par une petite pensionnaire, et qu’il en est résulté que Léontine ne veut pas d’un mari ridicule, il faut traiter M. de Varèze de monstre, d’incendiaire qui porte le flambeau de la discorde dans toutes les familles ? Ah ! c’est pousser la morale un peu trop loin ; qu’en pensez-vous, Mathilde ?

— Je ne suis pas si indulgente que vous, répondit madame de Lisieux en regardant le maréchal ; chacun ayant sa part de ridicules, je trouve que celui qui fait métier de dénoncer ceux de tout le monde est un être dangereux ; sans l’illusion qui nous cache ces ridicules, dites-moi, je vous prie, qui l’on aimerait ? Oui, je soutiens que le délateur qui vient apprendre à un amant qu’on le trahit, lui fait moins de mal en lui montrant sa maîtresse infidèle, qu’en détruisant, par la puissance de l’ironie, le prestige qui l’attachait à elle.

Chacun se rangea de l’avis de la duchesse ; M. de Varèze fut impitoyablement sacrifié ; le maréchal seul ne dit pas un mot : on lui reprocha son silence.

— Ah ! je suis certain que vous me le pardonnez, dit-il en saluant madame de Lisieux.

Il était près de six heures, on se sépara, en se donnant rendez-vous à l’Opéra italien le soir même, et en se promettant bien d’accueillir M. de Varèze de manière à ne lui laisser aucun doute sur ce qu’on pensait de sa légèreté.



II

On jouait Othello ; les dilettanti étaient déjà à leur poste, et les loges commençaient à se remplir. Chaque femme qui entrait avait soin de faire du bruit en proportion de son élégance : était-elle parée, la porte de sa loge s’ouvrait longtemps avant qu’elle arrivât ; les hommes qui l’avaient précédée se levaient en hâte pour lui céder la place, et le mieux favorisé lui offrait la main pour l’aider à franchir le degré qu’il faut descendre pour parvenir à son siége. Alors son nom se répétait dans toute la salle, et le plaisir de vanter ou de critiquer sa toilette l’emportait pendant quelques moments sur celui d’écouter le chef-d’œuvre de Rossini. Sa loge devenait, pour ainsi dire, un second spectacle : un intérêt de curiosité s’attachait à chaque nouveau personnage qui s’y présentait ; on lui assignait un rôle, on lui prêtait une intrigue pour se donner la satisfaction de la démêler ; un bouquet, un éventail ramassé, quelques mots dits à l’oreille formaient le nœud dramatique ; l’air boudeur d’un jaloux, l’air confiant du mari étaient le comique de la pièce, et la médisance des spectateurs arrangeait à son gré le dénoûment.

Il est à remarquer que le besoin de produire un effet aussi vulgaire appartient ordinairement aux femmes qui n’ont pas les moyens de se faire distinguer par de réels avantages. Le bon goût de la duchesse de Lisieux aurait peut-être suffi pour la garantir de ce travers, mais elle en était particulièrement à l’abri par son esprit, sa beauté et la réunion des talents qui la faisaient si justement remarquer. On citait sa politesse affectueuse, qui lui attirait jusqu’au suffrage des bourgeois humoristes, pour qui le titre de duchesse est comme le synonyme d’impertinente ; ses manières nobles, simples, inspiraient à la fois la confiance et la retenue ; mais on jugera encore mieux de ses qualités par les défauts que ses ennemis lui reprochaient : « Elle était trop exaltée, disaient-ils ; elle se prosternait devant le mérite et les talents, sans égard pour les gens qui en manquaient ; elle se faisait le chevalier de tous les persécutés, sans respect pour l’opinion de sa famille ; un tableau, un ouvrage faisaient-ils du bruit, elle en voulait connaître l’auteur ; enthousiaste déclarée des vers de M. de Lamartine, de la prose de M. de Châteaubriand, on ne pouvait les attaquer devant elle sans exciter son indignation ; elle imposait ses admirations à ses amis, et le seul moyen d’échapper à son despotisme était d’éviter de la rencontrer, car une fois sous son influence, on ne pensait plus que par elle. » Que de femmes voudraient mériter une telle satire !

Madame de Méran n’avait aucun rapport de caractère avec sa cousine ; cependant elle était agréable, surtout piquante ; plus élégante que jolie, elle donnait la mode par l’indépendance de sa mise, qui se soumettait rarement à l’usage adopté ; on la citait sans l’admirer, on l’imitait en la blâmant ; chacun s’exposait courageusement aux vérités peu flatteuses dont elle était prodigue, qu’elle disait sans amertume, et comme par pure déférence pour le vrai ; l’horreur des choses convenues, des manières apprêtées, la faisait souvent tomber dans le bizarre. Enfin, on peut dire qu’elle n’avait d’autre affectation que celle du naturel, mais elle la poussait quelquefois jusqu’à l’inconvenance ; alors la société se révoltait, on portait plainte devant les grands parents : la coupable était longuement chapitrée, et se vengeait bientôt de l’ennui du sermon par le plaisir d’en mériter d’autres.

Élevée avec Mathilde, madame de Méran avait conservé sur elle cette espèce d’autorité que donnent, dans l’enfance, quelques années de plus. Cependant elle reconnaissait dans madame de Lisieux une raison plus solide, un esprit plus cultivé, supérieur en tout au sien ; mais un fond de timidité, dont le grand monde n’avait pu triompher, neutralisait parfois tous les avantages de la duchesse de Lisieux ; la malveillance d’une seule personne lui ôtait tout moyen de briller : injuste envers elle-même, sa modestie se rangeait aussitôt de l’avis des envieux qui niaient ses grâces, ses talents ; il lui fallait l’assurance d’être aimée, pour être parfaitement aimable.

Madame de Méran, moins craintive, opposait la malice à la méchanceté ; rien ne la déconcertait ; en repos avec sa conscience sur ce qui fait le fond d’une conduite honnête, peu lui importaient les apparences ; s’amuser était pour elle le but de la vie. Son mari, homme d’un esprit sec et froid, avait d’abord essayé de modérer cette légèreté, mais son expérience lui avait appris que vouloir corriger c’était déplaire ; que les défauts se cachaient devant la sévérité pour se montrer plus à loisir quand ils n’avaient plus rien à craindre de leur persécuteur, et qu’il valait mieux tolérer une inconséquence que de provoquer l’hypocrisie. Le monde qui juge souvent ce qu’il ne comprend pas, blâmait sa philosophie ; plusieurs personnes même allaient jusqu’à lui donner le nom de complaisance. Mais la considération du vicomte de Méran n’en souffrait point : il y avait dans son caractère une fermeté, une exigeance des devoirs essentiels, une exactitude à les remplir qui ne permettaient point de le traiter avec le dédain qu’on a d’ordinaire pour les maris trop indulgents.

Il accompagnait souvent la duchesse de Lisieux ; sa gravité, son âge, qui n’était déjà plus celui de la galanterie, et son titre de parent, lui avaient acquis l’emploi de tuteur auprès d’elle. C’était un observateur muet, qui, sans l’approuver ni la contrarier, ne la perdait jamais de vue, et semblait se dire le plus froidement possible :

— Je suis curieux de voir quelle sera la destinée de cette femme.

Il n’en était pas ainsi du jeune comte d’Erneville, neveu du duc de Lisieux ; il n’avait que deux ans de moins que sa tante, et se croyait par cela même autorisé à la traiter avec une sorte de familiarité fraternelle qui déplaisait parfois à la duchesse. D’abord il avait déclaré qu’elle était trop jolie pour qu’il l’appelât sa tante, et il ajoutait à cela beaucoup de propos ridicules. Mais son père avait une place éminente à la cour, sa mère était d’une des premières familles de France, et l’on supportait les travers du fils comme une conséquence de l’éducation qu’il avait reçue de ses parents, dont la vanité excédait toutes celles qu’on tolère dans le monde.

Il était ce soir-là dans la loge de sa tante, à qui l’ambassadeur d’Angleterre venait de présenter lord Elborough, et il s’occupait à nommer au jeune dandy toutes les femmes qui attiraient son attention, et il poussait l’obligeance jusqu’à joindre à ces noms des notices historiques. Lord Elborough l’écoutait en regardant la duchesse de Lisieux ; tout à coup il la voit témoigner quelque impatience ; cherchant à en deviner la cause, il laisse M. d’Erneville au milieu de l’histoire qu’il contait en montrant la loge vide de madame d’Herbas, et il se rapproche de la duchesse en affectant de lui prouver qu’il préfère à tout le plaisir de causer avec elle. Pendant ce temps madame de Méran s’aperçoit qu’on rit aux éclats dans la loge de mesdames de Cérolle, où se trouvait le comte de Varèze, elle prie M. d’Erneville de lui donner la main pour faire une visite, et on la voit bientôt paraître entre madame de Cérolle et sa sœur.

— Je viens beaucoup moins pour m’informer de vos nouvelles que pour savoir ce qui vous fait rire de si bon cœur, leur dit-elle.

— Faut-il le demander ? Nous rions des folies de M. de Varèze, qui est ce soir plus extravagant que jamais.

— Ah ! je serai charmée d’en juger, reprit madame de Méran, et je lui promets d’avance le rire le plus indulgent.

— J’en suis désolé, madame, reprit M. de Varèze, mais je ne joue jamais quand on m’annonce ; d’ailleurs je veux profiter du moment où l’on peut entrer dans la loge de madame de Lisieux pour avoir l’honneur de lui faire ma cour.

— Gardez-vous en bien, reprit vivement la vicomtesse, vous seriez fort mal reçu.

— Ah ! si j’en étais certain, je n’hésiterais pas à l’aborder ; mais l’élégant lord Elborough est auprès d’elle, il lui traduit sans doute ce qu’il a dit de plus passionné en sa vie, et je crains plutôt qu’elle ne prenne pas garde à moi.

— Vous êtes en pleine disgrâce, vous dis-je.

— Eh bien, il n’en veut rien croire, interrompit madame de Cérolle ; nous avons beau lui affirmer qu’il court un bruit fort peu honorable sur son compte, qu’il a commis un vrai crime, loin de se justifier, il ne pense qu’à deviner ce qui lui attire la colère générale ; et comme Scapin, il nous fait l’aveu de toutes ses fourberies avant d’arriver au délit pour lequel on veut la pendre.

— Je ne me consolerai jamais de l’avoir interrompu dans une semblable confession, dit madame de Méran, mais j’espère qu’il va la continuer ; en était-il bien avancé ? à l’infortunée baronne, peut-être ?

— Fi donc ! il ne parlait point de ses succès, répondit madame de Cérolle, il s’accusait de torts moins graves et plus gais.

— Mais ces torts-là n’ont rien d’offensant pour madame de Lisieux, dit M. de Varèze, et je ne vois pas comment j’ai pu mériter son attention.

— Ne voulez-vous pas nous faire croire que vous l’épargnez plus qu’un autre ? répliqua madame de Cérolle ; vous disiez que vous trouviez d’autant plus de plaisir à vanter sa beauté, qu’elle vous laissait dans un repos, parfait : pensez-vous que cet éloge fût de son goût ?

— Je n’ai pas la fatuité de penser le contraire, répondit-il en souriant, et ce n’est sûrement pas là le prétexte dont madame de Lisieux s’arme contre moi.

— Je ne serais pas étonnée, reprit madame de Méran, qu’elle ne sut quelque chose de votre manière de l’admirer, car je l’ai entendue vous blâmer ce matin avec une animosité qui ne lui est pas habituelle.

— Ah ! vous me flattez, dit Albéric.

— Non, je veux éclaircir ce doute.

— Comment ferez-vous pour vous éclaircir là-dessus sans le dénoncer ? demanda madame de Cérolle en montrant M. de Varèze.

— Je n’en sais rien ; mais ce qui est certain, c’est que je le trahirai plutôt que de ne pas savoir si c’était pour son propre compte ou pour celui du prochain que ma cousine s’animait ainsi. Oui, je vous en préviens, je dénoncerai votre calme insultant.

— Et vous m’obligerez, répondit M. de Varèze en se levant.

Puis il ajouta que toutes ces niaiseries ne valant pas la musique qu’elles leur faisaient perdre, il livrait ces dames au plaisir d’entendre madame Malibran, et allait se placer au balcon pour l’écouter et l’applaudir de plus près.

Son départ ayant ramené le silence dans la loge de madame de Cérolle, madame de Méran retourna auprès de sa cousine ; mais elle ne put lui dire un mot avant l’entr’acte, tant madame de Lisieux était captivée par les accents de Desdemona, au moment où elle implore son père. À cette prière déchirante : S’il padre m’abbandonna, da chi sperar pieta ? l’émotion de Mathilde devint si forte, qu’elle sentit le besoin de s’en distraire en portant ses regards hors de la scène. Ils s’arrêtèrent alors sur M. de Varèze qui, placé en face d’elle, semblait ému au même point, de la voix, et du jeu sublime de l’actrice inimitable, et elle s’étonna qu’un homme aussi léger fût dominé comme elle par des intérêts de ce genre.

Malgré son projet d’affronter ou de vaincre la malveillance de la duchesse, M. de Varèze suivit le conseil de madame de Méran, et il se contenta de saluer respectueusement madame de Lisieux lorsqu’il la vit à la sortie du spectacle ; après toutefois l’avoir convaincue que les gens les plus distingués ne partageaient point sa rigueur envers lui, car il prenait les cajoleries de la crainte pour des preuves de bienveillance, et répondait à chacun avec grâce, en parcourant lentement le vestibule avant d’arriver à la femme chez laquelle il devait finir la soirée. Mais ce plaisir ne l’amusa que jusqu’au moment où l’on vint avertir la duchesse de Lisieux que sa voiture l’attendait, et il se retira mécontent d’avoir fait tant de frais pour déplaire à la seule personne dont il ambitionnât l’estime.



III


Cependant M. de Marigny, se doutant bien que l’humiliation qu’il venait de recevoir était l’objet de la risée de tout Paris, formait le dessein d’en tirer une éclatante vengeance ; mais la difficulté était de trouver quelqu’un sur qui la faire tomber. Mademoiselle d’Herbas n’avait point de frère, et son père n’était plus dans l’âge où l’on se mesure avec égalité dans une affaire semblable. Pour sortir d’embarras il eut l’idée de s’en prendre au jeune d’Ernevillle, qui, par suite de l’ancienne amitié de sa mère pour celle de Léontine, se trouvait depuis son enfance dans l’intimité de la famille d’Herbas.

M. de Marigny se reprocha de n’avoir pas pensé plus tôt que les assiduités de l’élégant Isidore auprès de Léontine étaient la conséquence du sentiment qu’il lui avait inspiré, et qu’elle avait espéré vaincre jusqu’au moment du sacrifice. L’espoir d’amener cet Isidore à l’épouser, malgré son goût déterminé pour les héritières, avait décidé Léontine à l’éclat d’une rupture qui, flattant l’amour-propre de M. d’Erneville, le contraindrait peut-être à quelque brillant témoignage de sa reconnaissance. Dans cette supposition rien n’était vrai, mais M. de Marigny, convaincu que M. d’Erneville était l’unique cause de son malheur, n’hésita pas à lui en demander raison par un billet qui jeta tout à coup la terreur dans la famille d’Isidore. Certain de n’avoir jamais eu que de bons procédés pour M. de Marigny, il crut d’abord que ce billet était l’effet d’une méprise, et il consulta son père sur ce qu’il en devait penser. Celui-ci, reconnaissant à quelques phrases la fureur d’un jaloux, prit aussitôt parti pour M. de Marigny contre son fils.

— Vous voilà bien tous, dit-il avec humeur, cherchant à vous faire adorer de toutes les femmes, mariées ou non, sans vous embarrasser des ménages que vous troublez, des mariages que vous faites manquer, et des affaires que toutes ces gentillesses vous attirent.

— Mais, mon père, je vous jure que je n’ai jamais parlé d’amour à Léontine, disait Isidore.

Mais son père s’obstinait dans sa pensée.

— J’avais bien prévu, continua-t-il, que cette familiarité contractée dans l’enfance finirait comme cela. J’en ai cent fois parlé à votre mère, afin qu’elle y prît garde ; mais sa faiblesse pour vous ne lui permettait pas de vous contrarier. Ce n’était que de la fraternité, disait-elle. Jamais deux enfants élevés ensemble ne prenaient d’amour l’un pour l’autre. D’ailleurs vous étiez trop bien né pour faire un choix sans consulter vos parents ; et vingt fadaises de cette espèce qui devaient avoir ce beau résultat.

— Encore une fois, mon père, s’écriait Isidore, je vous atteste sur l’honneur que Léontine n’a point d’amour pour moi, que je n’ai jamais tenté de lui en inspirer, et que mon attachement pour elle est celui d’un frère pour sa sœur.

— Si cela est vrai, d’où vient la colère de M. de Marigny ? demanda le marquis en se radoucissant.

— Probablement de quelque faux rapport, reprit Isidore ; mais fondée ou non, sa colère me provoque, et j’y répondrai comme je le dois, sauf à nous expliquer ensuite.

— Voilà un bel expédient ! Si vous êtes certain de prouver à M. de Marigny que vous êtes innocent de l’injure qu’on lui a faite, il n’est pas nécessaire de vous couper la gorge avec lui.

— Les explications qui dispensent de se battre ne sont pas de mon goût ; et puis j’ai toujours entendu dire que pour entrer dans le monde d’une manière brillante, il fallait qu’un jeune homme eût une affaire d’honneur, et je ne saurais trouver une plus favorable occasion de me faire connaître. M. de Marigny est un bon gentilhomme, il a servi autrefois, il est répandu dans la meilleure compagnie, toutes les convenances s’y trouvent.

— Mais vous ne pensez pas au tort que cela peut faire à la réputation de mademoiselle d’Herbas.

— Vous conviendrez, mon père, que je serais bien dupe de m’en inquiéter plus qu’elle ne le fait elle-même en rompant ainsi son mariage.

— Mais si vous n’êtes pour rien dans ce ridicule procédé, vous en savez du moins la cause ; elle ne l’aura point cachée à son cher frère, dit M. d’Erneville en appuyant avec affectation sur le titre de frère.

— Sans doute, je la sais, reprit Isidore, ce n’est plus un mystère que pour M. de Marigny : mais ce n’est certes pas de moi qu’il l’apprendra.

Alors il instruisit son père du misérable sujet qui avait amené la rétractation de Léontine. M. d’Erneville se répandit en injures contre l’exécrable manie de M. de Varèze, et finit par conclure que c’était à lui à en porter la peine.

Mais, sans se laisser persuader par tout ce que son père dit pour le déterminer à s’expliquer avant d’accepter la proposition de M. de Marigny, Isidore s’empressa de lui répondre qu’il se trouverait le lendemain à l’endroit désigné.

M. d’Erneville avait vu la résolution de son fils, il en était au désespoir. Laisser compromettre ainsi les jours d’un fils unique pour une cause aussi injuste, c’était à son avis une action coupable et qu’il fallait empêcher à tout prix. Mais comment y parvenir ? comment éclairer M. de Marigny ? La duchesse de Lisieux lui parut la seule personne dont l’esprit et la bonté pussent à la fois le guider et le servir dans cette circonstance ; il se rendit chez elle, au moment où elle montait en voiture pour aller voir une galerie de tableaux. Le fils du général Andermont lui donnait la main. Tous deux furent frappés de l’altération qui se peignait sur le visage du marquis d’Erneville, et lorsqu’il pria sa belle-sœur de rentrer un instant pour l’écouter, M. Andermont voulut discrètement se retirer ; mais M. d’Erneville le retint, comme pouvant mieux qu’un autre donner un conseil sur l’affaire qu’il venait communiquer, et peut-être aussi pensait-il que le plus sûr moyen de s’opposer à ce duel était de l’ébruiter.

Après leur avoir parlé du billet que son fils venait de recevoir, il demanda à la duchesse si ses relations d’amitié avec M. de Marigny ne lui permettaient pas de le désabuser.

— Ces relations, répondit-elle, datent de l’époque où M. de Marigny a demandé mademoiselle d’Herbas en mariage. Je ne le connaissais point avant, et j’ai tout lieu de présumer qu’il me croit dans la confidence de l’injure qu’on lui préparait. Cependant j’offre de lui écrire à l’instant même tout ce qui peut justifier Isidore dans son esprit, excepté pourtant ce qui dénoncerait M. de Varèze ; car je ne vois pas la nécessité de livrer une autre victime à la fureur de M. de Marigny, ajouta Mathilde en baissant la voix.

Victime ! répéta le jeune Andermont, ah ! madame, c’est aussi trop préjuger de M. de Marigny que de le croire invincible. Je n’ai pas si grande idée de lui ; malgré mon amitié pour M. de Varèze, je le verrais sans frémir aux prises avec ce fier champion, et vous pouvez, sans scrupule, le livrer à son ressentiment. Croyez même qu’Alberic ne vous pardonnerait pas de lui en ravir sa part, et qu’il serait inconsolable d’apprendre que M. d’Erneville le remplace dans cette occasion.

— Je pense comme monsieur, dit vivement M. d’Erneville, saisissant avec joie ce moyen de soustraire son fils à un danger inutile. Si les suppositions de M. de Marigny avaient quelque fondement, je serais le premier à engager mon fils à le satisfaire, car dans ma famille on sait comment se terminent, entre gens comme il faut les débats de ce genre ; mais ma belle-sœur peut mieux que personne attester que son cousin n’a jamais été amoureux de mademoiselle d’Herbas, que leur intimité est toute fraternelle. N’est-ce pas, Mathilde ? ajouta M. d’Erneville, comme pour se persuader à lui-même ce qu’il affirmait.

Madame de Lisieux convint en effet que Léontine connaissait trop bien Isidore, pour s’être jamais flattée de le captiver et de le faire renoncer à l’espoir d’un brillant mariage. En disant ces mots elle s’approcha d’une table et se disposait à écrire, lorsque M. Audermont se leva et dit :

— Si vous le permettez, madame, je vous éviterai cette peine, je suis assez connu de M. de Marigny pour qu’il ne mette pas en doute ce que je lui affirmerai. Vous pouvez compter qu’il saura avant une heure combien son défi adressé à M. d’Erneville est ridicule, et je suis garant de l’empressement qu’il mettra à lui rendre justice.

Alors, voyant que M. Andermont se disposait à sortir, le marquis vint à lui d’un air pénétré, et lui serra la main en signe de reconnaissance. Dès qu’il fut seul avec sa belle-sœur, il lui demanda quel était ce jeune homme, dont les manières nobles et gracieuses répondaient si bien à ses procédés obligeants.

— Mais vous le rencontrez sans cesse, répondit la duchesse, c’est le premier aide de camp du maréchal de Lovano.

— En effet, reprit le marquis, son visage m’est connu ; il n’est point de ceux qu’on voit sans les remarquer, et je ne sais pas comment je suis resté si long-temps sans demander son nom : à en juger par son ton, son air distingué, cela ne peut être qu’un homme fort bien né.

— Il est vrai, c’est le fils d’un pair de France.

— Je m’en étais douté : il a cette distinction dont on hérite, mais qu’on n’imite jamais.

— J’étais certaine que vous seriez frappé de l’élégance de ses manières ; convenez que nous en voudrions de pareilles à tous nos amis.

— Assurément, et elles me donnent bonne idée du père qui l’a élevé.

— Eh bien, son père c’est le général Andermont.

— Quoi ! ce fermier soldat, qui, de bataille en bataille, s’est réveillé un beau matin lieutenant-général ?

— Oui, ce fermier soldat, qui a conquis tous ses grades à la pointe de son épée, ce général dont la bravoure et le noble caractère ont été récompensés par la première dignité de l’État, est père de cet aimable Maurice, qui vous rend peut-être à cette heure un service important.

— Vous m’étonnez, dit le marquis ; je connais le général pour un brave militaire, mais à qui la révolution n’a pas nui, convenez-en ; la différence de nos opinions, celle de notre naissance, m’ont toujours tenu assez éloigné de lui pour n’avoir pas à souffrir de ses manières, que je suppose fort communes ; et je ne comprends pas comment un homme de cette classe s’amuse à donner à son fils une éducation dont le premier bienfait est de lui montrer tous les ridicules de son père, en lui apprenant à les éviter. Mais c’est la manie de tous les parvenus.

— Vous oubliez, mon frère que cette manière de parvenir par les armes est celle de toute la noblesse française, depuis les Montmorency jusqu’aux…

— Je n’en disconviens pas, interrompit M. d’Erneville ; mais il faut que le temps ait mûri tous ces titres, et vous n’empêcherez pas qu’on n’en fasse encore une très-grande différence avec ceux… Enfin ne parlons pas de cela, vous avez été nourrie dans des principes différents des nôtres, et nous avons chacun nos raisons pour les défendre. N’importe, puisque le hasard veut que je me trouve en ce moment l’obligé du jeune Andermont, je me conduirai en conséquence ; et lorsque je rencontrerai son père à la chambre, il n’aura pas à se plaindre de moi. S’il y avait même quelque occasion de le servir à la cour, je m’y emploierais de tout cœur, vous pouvez l’en prévenir : cela suffit, j’espère, pour m’acquitter ?

— C’est plus qu’il n’en exigera, soyez tranquille, reprit la duchesse avec une dignité qui repoussait toute protection humiliante pour le général et son fils.

— Mais, ajouta le marquis, croyez-vous à ce jeune homme assez de crédit sur M. de Marigny pour lui faire entendre raison ? J’ai peur qu’il ne le traite comme un de ces étourdis qui se mêlent des affaires qui ne les regardent pas, et qu’il ne tienne aucun compte de tout ce qu’il pourra lui dire.

— Je vous affirme que personne n’oserait traiter aussi légèrement M. Andermont ; vous en pouvez juger vous-même par l’opinion que vous avez prise de lui à la première vue, et que l’obscurité de sa naissance ne peut vous avoir fait perdre entièrement : il jouit d’une considération très-méritée ; vous n’en douteriez pas, si vous aviez entendu ce que m’a dit de lui le maréchal de Lovano, le jour qu’il me l’a présenté.

— Mais n’est-il pas l’ami de M. de Varèze ?

— Oui, et c’est le seul tort qu’on lui connaisse.

— Enfin, dit le marquis en se levant, vous pensez que je dois être tranquille sur cette affaire, et je m’en fie à vous : s’il en résultait quelque malheur pour mon fils, vous savez dans quel désespoir serait sa malheureuse mère, et je suis certain que nulle démarche ne vous coûtera pour la mettre à l’abri d’un affreux événement.

Alors M. d’Erneville prit congé de sa belle-sœur, en la laissant, pour ainsi dire, responsable de tout ce qui arriverait.

Les préventions de madame de Lisieux contre M. de Varèze redoublèrent en apprenant le trouble qu’il jetait en ce moment dans sa famille. Elle se promit d’éviter tous rapports avec un homme si dangereux, et se félicita en secret de pouvoir cacher sous un ressentiment légitime une crainte trop flatteuse pour lui.



IV


Il était déjà plus de six heures, et la duchesse de Lisieux n’avait aucune nouvelle de M. Andermont. Il n’aura point trouvé M. de Marigny, pensa-t-elle, et s’il ne peut le voir avant demain matin, une fois au rendez-vous, l’explication deviendra plus difficile : Isidore, enchanté de faire parler de lui, ne voudra entendre à rien, et l’on m’accusera de n’avoir pas mis assez de zèle à prévenir ce malheur. Tourmentée par ces réflexions, madame de Lisieux avait non-seulement renoncé à accepter le dîner de madame de Méran chez qui elle était attendue, mais elle avait fait desservir le sien, ne pouvant se décider à se mettre à table avant d’être rassurée sur ce qui l’inquiétait.

Enfin, on lui annonce le colonel Andermont ; il lit dans les yeux de Mathilde l’impatience qu’elle éprouve, et sans attendre ses questions :

— Tout est arrangé selon vos vœux, madame, dit-il, M. de Marigny sera satisfait sans que M. d’Erneville soit obligé de se battre. Je les quitte à l’instant tous deux. Ma parole a suffi pour convaincre M. de Marigny de la vérité ; mais il ne pouvait pas rester longtemps dans l’erreur, Albéric venait d’apprendre les droits qu’il avait à sa colère, et il ne pouvait tarder à les revendiquer.

— Quoi ! M. de Varèze est convenu… que ses mauvaises plaisanteries…

— Passaient dans le monde pour être la cause ou le prétexte de la disgrâce de M. de Marigny. Oui, madame, et cette histoire singulière lui a fourni le sujet d’une lettre fort plaisante qu’il vient d’adresser à M. de Marigny.

— Et cette lettre est sans doute un chef-d’œuvre d’ironie.

— Non pas précisément ; mais il est difficile de s’accuser plus gaiement d’un tort incorrigible, et d’en réclamer la punition avec meilleure grâce.

— Et que résultera-t-il de toutes ces choses si spirituelles ? dit la duchesse avec dédain.

— Qu’il remplacera demain M. d’Erneville.

— Comment, M. de Varèze se battra !…

— Que voulez-vous, madame, il fallait bien contenter M. de Marigny, et ce soin lui appartenait plus qu’à tout autre. Par grâce, oubliez que vous êtes instruite de cette affaire, car Albéric m’en voudrait avec raison d’en avoir parlé ; mais j’ai pensé qu’ayant à solliciter une faveur pour lui, je l’obtiendrais plus facilement en vous faisant connaître ce qui l’attend.

— En quoi puis-je obliger M. de Varèze, je vous prie ? Ses intérêts me sont étrangers, et j’ai trop peu de crédit…

— Il ne m’a point dit ce qu’il espérait de votre extrême bonté, madame ; voici ses propres paroles :

» Puisque tu es assez heureux pour voir tout à l’heure madame la duchesse de Lisieux, tu devrais bien m’obtenir d’elle la permission de lui faire ma cour un instant ce soir. On ne sait pas ce qui peut arriver, et je voudrais lui dire quelques mots avant… »

» Alors, sans le laisser continuer, ajouta Maurice, je lui ai promis de vous adresser sa prière et d’y joindre la mienne.

— C’était m’ôter tout moyen de refus. Comment vous désobliger après avoir tant accepté de votre aimable zèle ? Cependant que pensera-t-on si l’on voit M. de Varèze chez moi après le trouble qu’il vient de jeter chez mes amis, et même dans ma famille, car sans vous mon neveu allait en être victime ?

— On devinera ce qui est, madame ; n’étiez-vous pas décidée à employer tous les moyens d’empêcher cette affaire ? Eh bien, le plus sûr était d’instruire Albéric de la méprise dont il était la cause. Cela suffit pour expliquer sa présence chez vous.

— Je n’examinerai pas si cette raison est bonne, j’aurais trop peur de découvrir le contraire, dit Mathilde ; car, je vous l’avouerai, ma faiblesse est telle que vous la supposiez, je ne refuserai jamais d’entendre une personne qui voudra me parler avant de risquer sa vie, fût-ce mon plus grand ennemi.

— Que cette faiblesse vous sied bien ! dit le colonel en regardant Mathilde avec attendrissement ; mais en parlant d’ennemi, vous ne voulez pas sans doute désigner Albéric, lui dont la juste admiration pour vous, madame, me fait pardonner tant de malice envers les autres !

— Moi, je n’ai aucun droit à son indulgence, et je pense bien qu’il ne m’épargne pas plus que…

— Ah ! madame, interrompit Maurice, s’il en était ainsi, nous serions brouillés depuis longtemps.

— En vérité, reprit la duchesse en souriant, vous avez une manière de le défendre qui donnerait envie de l’attaquer.

— Par grâce, soyez moins sévère pour lui dans ce moment où tout le monde l’accable. Je sais bien qu’il fait souvent un mauvais emploi de son esprit, et nous nous querellons parfois à ce sujet ; mais la générosité de son cœur, la noblesse de son caractère rachètent bien ce petit travers. Et puis il est brave sans faste, et nous autres soldats nous pardonnons bien des torts à ce mérite-là.

— Eh bien, dit Mathilde, je n’irai point ce soir chez ma belle-sœur, je vais le lui faire dire.

— Et moi, je cours chez Albéric le féliciter de la bonté que vous avez de le recevoir. Cette faveur-là lui portera bonheur.

— J’en serais désolée vraiment ! Et ce pauvre M. de Marigny ?

— Ah ! madame, ne lui suffit-il pas d’emporter vos regrets ?

À ces mots le colonel sortit, en se promettant bien d’accompagner M. de Varèze dans sa visite.

À peine la duchesse fut-elle livrée à elle-même qu’elle se reprocha d’avoir consenti cette visite, donc elle cherchait vainement à deviner le motif. Mais elle ne pouvait plus se rétracter, et elle s’efforça de penser à autre chose. Cependant l’idée lui en revint plusieurs fois en faisant sa toilette ; cette affaire qui devait avoir lieu le lendemain lui inspirait une tristesse qu’elle avait peine à surmonter, et pourtant M. de Marigny et M. de Varèze n’étaient point de ses amis ; elle reprochait à Maurice de ne lui avoir pas fait mystère de ce duel, sans penser qu’il n’avait guère d’autre moyen de la tranquilliser sur ce qui regardait le jeune d’Erneville ; enfin elle était dans une agitation dont elle ne se rendait pas compte, et que mademoiselle Rosalie ne tarda pas à remarquer.

— Si madame la duchesse est trop souffrante pour sortir, dit-elle, je vais lui apprêter une robe négligée ?

— Non, reprit Mathilde, je mettrai celle que vous aviez préparée.

— Ah ! je ne savais pas que madame attendît du monde.

— Du monde ! répéta la duchesse avec impatience, qui vous dit cela ? tout au plus quelques visites.

Et mademoiselle Rosalie se promit tout bas de chercher à savoir pour quelle visite sa maîtresse se parait ainsi.

Le moindre événement qui dérange l’ordre établi dans une maison excite la curiosité des domestiques, et il est rare qu’ils n’en devinent pas la cause. Madame de Lisieux, n’ayant point dîné ce jour-là, venait d’ordonner qu’on lui servît à souper à minuit. Cela seul démontrait quelque chose d’extraordinaire, et les moins curieux étaient en observation.

La première personne qui se fit annoncer causa quelque trouble à Mathilde. C’était sa vieille tante la baronne d’Ostange. Le bruit du défi de M. de Marigny au jeune d’Erneville venait de lui parvenir. Ce dernier, sous prétexte de chercher deux témoins, avait confié l’affaire à tous ses amis, et déjà l’on en parlait dans Paris comme d’une chose certaine. Madame d’Ostange avait vu naître Isidore, et tout en blâmant sa suffisance elle lui portait l’attachement qu’on a pour l’ami d’enfance d’un fils qu’on a perdu ; c’en était assez pour s’intéresser vivement à la nouvelle qui se répandait, et elle vint demander à sa nièce ce qu’il en fallait croire.

Madame de Lisieux lui raconta comment, M. de Marigny ayant reconnu son erreur, l’affaire était arrangée à la satisfaction de tout le monde, excepté d’Isidore, qui était inconsolable de ne pas se battre ; mais elle se garda bien de dire la part que M. Andermont et

M. de Varèze avaient dans cet arrangement ; et la crainte d’en laisser soupçonner quelque chose donnait à ses paroles une tournure embarrassée qui frappa la baronne.

— Vous ne me dites pas tout, Mathilde, loin de me rassurer, ces ménagements me font supposer ce qu’il y a de pire ; d’ailleurs, cela ne s’accorde point avec ce que monsieur vient de s’affirmer.

En disant ces mots, madame d’Ostange montrait M. de Lormier, dont l’air grave et les longues phrases lourdement rédigées donnaient tant de poids à ce qu’il disait, qu’on n’osait en douter. C’était un homme de quarante ans, né dans la magistrature, et décidé à y mourir, quelque fût le gouvernement qui voulût l’y laisser. Un nom honorable, une fortune indépendante, et l’absence d’aucun défaut marquant, lui donnaient un certain aplomb dans le monde que beaucoup de gens prenaient pour de la supériorité ; le fait est que parlant toujours par sentence, et n’avançant jamais que de ces gros principes consacrés par le temps, il avait toujours raison, ce qui le rendait fort ennuyeux et suffisait pour justifier ce titre de roi des lieux communs que lui avait donné M. de Varèze. Mais M. de Lormier n’en jouissait pas moins d’une grande considération ; car il est à remarquer que chez notre nation, que l’on accuse de frivolité, la réputation d’ennuyeux est fort souvent un titre au respect, et plus souvent encore un moyen d’avancement.

M. de Lormier, regrettant d’avoir plongé madame d’Ostange dans une si vive inquiétude, s’était offert pour la conduire chez la duchesse de Lisieux. Peu lui importait que la soirée destinée à la tante fût consacrée à la nièce ; l’essentiel était qu’elle se passât, comme il l’avait projeté, à apprendre quelques nouvelles, et à les commenter.

Mathilde désespérait de calmer les craintes de la baronne, qui s’obstinait à interpréter le trouble de sa nièce d’une manière sinistre. Mais Isidore arriva, et les reproches qu’il adressa à la duchesse prouvèrent assez la conciliation qui le désespérait. C’était, l’humilier, disait-il, que de rendre à M. de Marigny une confiance dont il ne se sentait pas digne ; car, si Léontine ne lui avait pas paru fort séduisante jusqu’alors, l’idée de se battre pour elle venait de la parer tout à coup de tant de charmes, qu’il était décidé à l’adorer. Il s’étendait sur ce sujet avec une complaisance ridicule, lorsqu’on annonça le comte de Varèze et le colonel Andermont. Heureusement pour Mathilde, madame d’Ostange se récria sur le plaisir inattendu de voir sa dernière passion : c’était ainsi qu’elle appelait Albéric ; et elle fit tant de frais pour lui, qu’on ne s’aperçut pas que la duchesse s’était contentée de le saluer sans lui adresser une seule parole ; lui-même n’avait dit que quelques mots de politesse, qui, articulés faiblement, avaient semblé à peine être écoutés ; et il avait été se placer auprès de la baronne.

— Vraiment, je ne comptais guère vous rencontrer ici, dit-elle en riant. Ne donne-t-on pas ce soir le ballet nouveau, et n’est-ce plus ma rivale qui joue les premiers rôles ? Perfide, vous n’osez répondre ; mais ne m’épargnez point, je suis accoutumée à vous pardonner ces sortes d’outrages.

En écoutant ces plaisanteries, M. de Varèze éprouvait un embarras visible, qui excitait la baronne à les redoubler. Isidore, dont la prétention était de savoir toutes les intrigues de coulisse, vint se mêler de cette conversation ; alors la patience d’Albéric se révolta, et il fit entendre le plus poliment possible à M. d’Erneville que sa résignation à supporter les plaisanteries de madame d’Ostange ne s’étendait pas jusqu’à souffrir celles d’un autre. La conversation prit alors une tournure plus sérieuse ; Mathilde s’efforça de la soutenir par des questions dont il était facile de voir qu’elle n’écoutait pas les réponses. Maurice s’en aperçut, et bientôt après le mouvement qu’elle fit en voyant entrer le maréchal de Lovano le livra à d’étranges conjectures.



V


Maurice savait positivement que, malgré ses cinquante-cinq ans, le maréchal avait pour madame de Lisieux une amitié passionnée que beaucoup de gens prenaient pour de l’amour. Trop spirituel, trop modeste pour espérer de lui plaire, il se contentait de la voir aussi souvent que ses accès de goutte pouvaient le lui permettre. Il aspirait, lui disait-il, à la place de confident, sachant bien qu’il n’en méritait plus d’autre ; mais tout en paraissant résigné au plus petit rôle, il avait grand soin d’observer si personne ne s’emparait du premier, et il ne savait pas lui-même ce qu’il éprouverait s’il venait un jour à faire cette découverte.

Mathilde, née d’une de ces grandes familles de France qui ont accepté du service à la cour de Napoléon, avait été élevée dans l’idée d’épouser le jeune Alfred de Lisieux, qui dès l’âge de seize ans avait conçu pour elle l’amour le plus dévoué. Le duc de Lisieux, son père, opposé d’opinion à la mère de Mathilde, ne désirait point ce mariage ; et lorsque son fils arriva à sa majorité, la crainte de le voir prendre un parti violent avait engagé le duc à faire faire un voyage à Alfred : il espérait que les beautés de l’Italie, et la rencontre de tant de personnes distinguées qui la visitent, le distrairaient de sa passion pour Mathilde.

Alfred avait cédé à la volonté de son père, mais à la condition de voir ses désirs comblés, s’il revenait de son exil dans les mêmes sentiments pour Mathilde.

Il était parti plein d’espérance, certain d’être aimé d’elle, et ne doutant pas d’obtenir à son retour ce qu’il désirait de la tendresse de son père. Mais arrivé à Naples, il se proposait de passer en Sicile, lorsqu’une imprudence lui coûta la vie. Il dessinait parfaitement, et la mère de Mathilde, en interdisant toute correspondance entre lui et sa fille, n’avait pas poussé la rigueur jusqu’à l’empêcher de lui envoyer les dessins qu’il faisait des sites les plus intéressants ; et l’impatience d’achever celui qu’il avait commencé près du golfe de Baïa lui avait fait oublier le danger de rester trop tard dans cet élysée célébré par Virgile, où l’on respire la mort dans un air embaumé : le tremblement qui suit la fièvre l’avertit cependant de la nécessité de revenir à Naples, où il espérait que le changement d’air le guérirait. Mais il n’était plus temps ; et la fièvre étant devenue inflammatoire, Alfred avait succombé le troisième jour de cette terrible maladie, malgré tous les secours de l’art.

Ainsi Mathilde débuta dans la vie par la perte de ce qu’elle aimait le plus au monde. Sa douleur était légitime ; elle ne la cacha point. Le désespoir du duc de Lisieux pouvait seul lui être comparé ; il s’y joignait de plus les reproches qu’il se faisait d’avoir contraint son fils à la quitter pour aller trouver la mort en Italie. Dans l’excès de sa peine, il écrivit à Mathilde qu’il ne pouvait espérer de consolation qu’en pleurant avec elle sur leur commun malheur ; elle obtint de sa mère de le recevoir, et pendant la longue maladie qui la mit aux portes du tombeau, le duc de Lisieux lui prodigua de si tendres soins, qu’elle s’efforça de vivre pour les reconnaître ; sa présence lui était devenue nécessaire, sa conversation seule la captivait, car il parlait sans cesse d’Alfred ; et convaincue que son cœur, voué à d’éternels regrets, serait inaccessible à un autre amour, elle résolut de se consacrer tout entière au père de celui qui devait être son époux. Les représentations de sa famille, les plaisanteries des gens du monde, qui regardaient un mariage entre un vieillard et une jeune personne comme un prétexte choisi d’avance pour se livrer plus commodément à tous les plaisirs de la coquetterie ; les avis de sa mère elle-même ne parvinrent point à la détourner de la résolution d’épouser le duc de Lisieux.

Sa conduite avec lui, pendant les trois années qu’il survécut à son fils, loin de confirmer les conjectures de la malveillance, avaient suffi pour mériter à Mathilde l’estime générale, et personne ne douta de la sincérité des pleurs qu’elle donna à sa mort.

Cependant son âge faisait présumer qu’elle ferait un autre choix, et depuis un an qu’elle était revenue à la cour, après avoir passé dans la retraite le temps consacré au deuil de son mari et à celui de sa mère, on voyait près d’elle une foule de prétendants dont aucun n’avait obtenu jusqu’alors la moindre préférence.

Le maréchal de Lovano, que tant de raisons semblaient exclure de ce nombre, était le seul qui reçût des preuves d’une bienveillance marquée, et M. de Varèze, en plaisantant sur le goût de la duchesse de Lisieux pour les sentiments graves, avait prédit à Maurice qu’elle épouserait le maréchal par suite de son système sur la manière de rester fidèle à un premier amour.

Maurice ne croyait point à cette prédiction, et pourtant le trouble que l’arrivée du maréchal venait de causer à Mathilde lui parut cacher quelque mystère ; il l’aurait facilement éclairci en écoutant ce que ce dernier dit de la présence d’Albéric, et les observations malignes qu’il fit à la duchesse sur sa complaisance à recevoir les gens dont elle blâmait si hautement les défauts ; mais s’étant vu forcé de lui céder sa place auprès de madame de Lisieux, Maurice venait de se rapprocher d’Albéric, et tous deux, les yeux fixés sur elle, cherchaient vainement à deviner ce qui la faisait rougir et sourire à la fois.

Si Mathilde avait prévu la visite du maréchal, elle ne se serait point exposée aux remarques embarrassantes que lui fournissait la présence de M. de Varèze ; mais ce fut bien pis lorsque madame de Méran vint y joindre les siennes.

— Ah ! voilà donc pourquoi, dit-elle en entrant, nous ne vous avons point vue ? Vraiment, j’étais bien bonne de m’inquiéter de cette migraine qui nous a privés du plaisir de vous avoir à dîner ! Je la croyais si douloureuse que, pour en savoir plus tôt des nouvelles, j’ai quitté le ballet à moitié ; ces messieurs peuvent l’attester, ajouta-t-elle en montrant son mari et M. de Sétival.

Mathilde s’excusa en répondant qu’une affaire importante l’avait obligée à rester chez elle.

— J’en suis témoin, dit le colonel.

— Et peut-être complice, reprit madame de Méran ; mais je vous pardonne d’avoir préféré ce qui vous amusait davantage : moi, je n’en fais pas autrement ; au reste, je suis charmée de vous voir tous rassemblés, ajouta-t-elle en se tournant vers M. de Varèze ; vous allez m’expliquer les caquets dont j’ai été étourdie pendant tout l’opéra. Vous me paraissez les meilleurs amis du monde, et l’on vient de m’affirmer qu’Isidore et M. de Varèze se battaient demain matin ; que M. de Marigny avait provoqué l’affaire, et que tout cela remontait à cette petite sotte de Léontine : qu’en faut-il croire ?

— Rien, madame, répondit négligemment le comte de Varèze.

— Rien ! c’est trop peu, reprit la vicomtesse, il y a toujours quelque chose de vrai dans le faux qu’on débite.

— Le vrai, dit Isidore, c’est que M. de Marigny m’a flatté un moment de l’honneur de lui disputer Léontine en champ clos, et qu’il a changé d’avis en faveur d’un rival probablement plus heureux que moi.

— Et ce rival, quel est-il ?

— Je l’ignore ; on m’en a fait un secret, sans cela j’aurais été lui demander raison de la faveur qu’il m’enlève.

— Eh bien, je parie l’avoir deviné, reprit madame de Méran, mais je ne veux le nommer qu’à Mathilde.

— Je ne pense pas que cela soit d’aucun intérêt pour madame, dit en se levant M. de Varèze, et vous feriez mieux de nous apprendre le sort du ballet nouveau.

— Cela ne pouvait manquer de se terminer ainsi, ajouta la vicomtesse après avoir dit quelques mots à l’oreille de sa cousine.

— J’espère que vous vous trompez, répondit Mathilde ; et ce vœu fut accompagné d’un triste regard qui vint pénétrer le cœur d’Albéric d’une joie inconnue. Dès lors son esprit retrouvant sa vivacité ordinaire, il soutint et changea la conversation à son gré, et prouva qu’il pouvait amuser sans médire. Mais madame de Méran qui ne l’avait jamais vu si charitable s’en étonna tout haut ; puis, s’interrompant tout à coup :

— Ah ! je comprends, dit-elle, c’est une suite du plan formé chez madame de Cérolle ; fort bien !

Puis se tournant vers Albéric, elle ajouta :

— Vraiment, avec un talent semblable, je ne conçois pas comment vous avez préféré la guerre à la diplomatie ; vous auriez fait merveille. Mais avant de vous applaudir, il faut voir comment vous soutiendrez l’entreprise ; je pourrais doubler votre gloire, en vous créant quelques obstacles de plus à vaincre ; mais tant que votre manége m’amusera, je le laisserai durer, et vous pouvez compter sur ma discrétion.

Une question politique, qui s’éleva en ce moment entre le maréchal et M. de Sétival, empêcha Mathilde d’entendre la réponse que fit Albéric à la vicomtesse ; il s’agissait d’un projet de loi qui intéressait particulièrement toutes les personnes présentes, et chacune donna son avis. Il s’ensuivit une discussion dans laquelle M. de Lormier prouva, en termes excellents, que les lois propres à maintenir l’ordre dans de petits États n’étaient point applicables à une grande nation ; qu’on ne pouvait arrêter la marche des idées ; qu’il fallait attendre qu’un peuple fût mûr pour la liberté, avant de lui donner des lois républicaines ; que la religion était le soutien des gouvernements, et le fanatisme leur perte ; et une foule de vérités de ce genre, qui étaient comme un point de réunion où chacun venait se reposer dans la fatigue des débats. Madame de Méran était celle qui s’amusait le plus du soin que prenait Albéric d’encourager les sentences de M. de Lormier par ses approbations réitérées.

— C’est fort juste, disait-il à chaque phrase de l’orateur ; bien observé, incontestable.

Et M. de Lormier, ravi d’être aussi bien écouté, redoublait de zèle à répéter ce qu’il avait lu, entendu et dit depuis qu’il était au monde.

Cette espèce de proverbe se serait prolongé à la satisfaction générale, si la bonté de madame de Lisieux n’avait cru devoir y mettre un terme, en faisant préparer le whist de madame d’Ostange.

— Ah ! mon Dieu ! dit alors à voix basse M. de Varèze à la duchesse, j’ai bien peur que cet ordre, donné pour nous faire taire, ne soit aussi un signal de départ ; le temps reçu pour une visite est déjà dépassé, et je ne sais plus comment faire pour rester sans vous paraître indiscret.

— Mais vous avez à me parler, m’a-t-on dit ; et comme je suis obligée de faire la partie de ma tante, je vous engage à attendre qu’elle soit finie, si cela ne contrarie pas vos projets.

— Avouez, madame, que je puis me dispenser de répondre ?

L’accent d’Albéric, en prononçant ces mots, jeta Mathilde dans un embarras qu’elle espéra dissimuler en appelant auprès d’elle Maurice, pour lui faire part de l’invitation qu’elle adressait à M. de Varèze, et lui demander s’il voulait lui tenir compagnie à souper.

— Je crains, dit-elle, que le même motif qui m’a fait oublier mon dîner n’ait aussi dérangé le vôtre, et je pense vous devoir cette réparation. Nous retiendrons aussi ma cousine ; sa gaieté nous sera d’un grand secours, car vous aussi, ajouta-t-elle en regardant Maurice, vous avez un fonds de tristesse qui se voit à travers votre sourire.

En effet, le colonel paraissait accablé sous le poids de réflexions pénibles, mais l’observation qu’en fit la duchesse lui rendit le courage de les surmonter : il céda de bonne grâce à la prière de madame de Méran, qui l’engageait à chanter avec elle ; plusieurs personnes passèrent alors dans le salon de musique, tandis que madame d’Ostange, le maréchal, la duchesse et M. de Lormier s’établirent à la table de whist. Alors M. de Varèze, sacrifiant le plaisir d’entendre la jolie voix de madame de Méran, vint s’asseoir auprès de Mathilde sous prétexte de prendre une leçon de ce jeu qu’il jouait beaucoup mieux qu’elle.



VI


Le whist terminé, on vint avertir que le souper était servi ; c’était une manière de prolonger la soirée, qui fut adoptée même par madame d’Ostange, car elle déplorait chaque jour la perte de cet ancien usage ; on ne riait, on n’avait d’esprit qu’à souper, prétendait-elle ; la coquetterie, la tendresse, les vieilles amitiés, tout y gagnait. Aucune affaire ennuyeuse ne venait déranger l’impression du regard, du mot qu’on avait obtenus. Enfin, c’était, à l’avis de la baronne, le plus amusant souvenir de sa jeunesse.

M. de Lormier fut le seul qui se retira ; il ne savait point résister à la séduction d’une table bien servie, et sa précieuse santé ne lui permettait de rien prendre après le dîner succulent qu’il faisait chaque jour ; il fuyait prudemment la tentation, et se faisait approuver en cela comme en tout. Cependant il avait offert à la baronne d’être son chevalier jusqu’à la fin de la journée, mais madame d’Ostange avait comblé ses vœux en le refusant : elle savait si bien éviter de gêner ou de déplaire !

Les femmes que la vieillesse effraie se seraient rassurées en voyant madame d’Ostange. C’était une de ces vieilles charmantes, dont les modèles se trouvent plutôt à Paris qu’ailleurs. Là, où la conversation est une sorte de plaisir national qui l’emporte sur tous les autres, une femme d’esprit vieillit sans perdre l’avantage le plus apprécié. Aussi la baronne affirmait-elle que le bonheur des femmes commençait à cinquante ans.

— À quarante, elles luttent encore, disait-elle en riant, et le combat n’est pas à leur avantage ; mais dès qu’elles ont mis de côté toutes prétentions romanesques, elles deviennent de véritables autorités qui décident du mérite des autres. Leurs jugements, exempts des préventions de la rivalité ou de l’envie, sont des arrêts, et comme toutes les puissances, on les ménage, on les flatte, et leur cour n’est jamais déserte ; si, à ce plaisir d’amour-propre elles veulent en joindre de plus doux, qu’elles s’entourent de jeunes et jolies personnes, qu’elles protégent leur bonheur, et elles retrouveront encore des émotions d’amour en les voyant aimer.

Avec un semblable caractère, madame d’Ostange, loin de gêner la gaieté des convives, sembla l’autoriser par sa présence. Le maréchal raconta de ces histoires, de ces bons mots de soldat, qui sont, pour ainsi dire, le comique de la guerre. On en rit, on en pleure à la fois, car c’est presque toujours quelques sentiments généreux exprimés de la manière la plus burlesque. Madame de Méran accabla M. de Varèze de malices flatteuses ou piquantes, auxquelles il répondit avec toutes les grâces de son esprit. Il s’appliqua surtout à plaire au maréchal, c’était une conquête difficile, et qui lui paraissait indispensable pour arriver à une autre plus glorieuse ; il y sacrifia, ce soir-là, jusqu’au plaisir de s’occuper uniquement de madame de Lisieux ; mais elle ne parut point lui savoir mauvais gré de sa négligence.

Madame de Méran, moins indulgente pour un tort dont M. de Varèze aurait eu plus de peine à se justifier près d’elle, s’en vengeait en parlant de lui au colonel Andermont, et en faisant admirer sa facilité à s’emparer de l’attention des gens qui l’aimaient le moins.

Car il ne faut pas qu’il se fasse illusion ; ajoutait-elle d’un air mystérieux quoique sans baisser la voix, on le déteste ici.

— Et pour quelle raison ? demanda Maurice.

— Des propos légers, de mauvaises plaisanteries, enfin des motifs qui n’ont pas le sens commun. Je n’en connais qu’un de raisonnable, et ma cousine ne le sait même pas.

— Eh bien, tâchez qu’elle l’ignore toujours, dit le colonel.

— Cela m’est impossible. Je crois de mon devoir de l’en instruire ; ce sont de ces injures qui demandent vengeance, et si j’étais à la place de Mathilde, je lui en ferais subir une des plus éclatantes.

Tout en paraissant écouter le maréchal, Albéric ne perdit pas un mot de ce dialogue ; il prévit ce qu’il en devait attendre, et s’approchant de madame de Lisieux lorsqu’on se leva de table, il dit : — On va me dénoncer à vous, madame, on va vous exciter à la vengeance, et vous pourrez répondre qu’elle est accomplie ! ajouta-t-il d’un air triste et profondément ému.

Puis il s’éloigna de Mathilde en rendant grâce à la malice de la vicomtesse, qui l’aidait si bien à faire comprendre ce qu’il n’aurait osé dire ; et il se plaça de manière à observer le sourire gracieux que fit naître la dénonciation sur le beau visage de Mathilde.

— Comment ! vous n’êtes pas plus indignée de cette injure ? s’écria madame de Méran.

— Non, répondit la duchesse, je ne vois là rien d’injurieux.

— Je conviens d’autant mieux de sa beauté qu’elle me laisse parfaitement tranquille ! Si quelqu’un en avait dit autant de moi, je voudrais le punir en lui tournant la tête. Je lui ferais souffrir tous les supplices du dédain, de la jalousie, et puis je lui demanderais ensuite des nouvelles de sa tranquillité.

— Je remercie le ciel de n’avoir pas les moyens d’être aussi méchante, reprit Mathilde, car je m’en servirais peut-être, et je m’en repentirais bientôt ; les succès de ce genre se paient toujours trop cher.

— Et vous pouvez vous contenter des vôtres, dit le colonel.

Et il se rapprocha de M. de Varèze, qui venait de se lever. Mathilde s’aperçut qu’ils se disposaient tous deux à partir ; alors faisant quelques pas vers Albéric, elle dit d’une voix émue :

— Vous oubliez ce que vous aviez à me dire ?

— Non, répondit-il, mais à quoi bon vous en parler ? vous le savez, cela me suffit. Je sens combien je dois vous paraître ridicule aujourd’hui ; attendez à demain pour me juger, et vous m’excuserez peut-être.

Il y avait dans cet adieu un sentiment de tristesse qui fut trop compris de Mathilde ; elle aurait voulu y répondre par quelques paroles rassurantes, la crainte de trahir ce qu’elle éprouvait l’en empêcha. Mais elle leva les yeux sur Albéric, et ce regard si doux et si triste lui répondit au moins de son indulgence.

La soirée finie, Mathilde voulut se rendre compte de l’agitation qu’elle en conservait ; elle en fut d’abord effrayée, car elle ne pouvait se dissimuler que M. de Varèze y avait une grande part, et la seule idée qu’un homme de son caractère pouvait prendre le moindre empire sur elle lui inspirait une véritable terreur ; mais, elle finit par se persuader que toute autre personne exposée au même danger lui causerait la même préoccupation.

Cependant une vague défiance de sa raison la détermina à se mettre sous la surveillance d’une amie, qui l’avertirait au premier signe de faiblesse. Madame d’Ostange avait promis de venir habiter l’hôtel de Lisieux dès qu’un vieux parent, qui était depuis trois mois chez elle, retournerait dans sa province ; c’était à cette condition que Mathilde avait consenti à quitter sa retraite, et elle se félicitait de voir approcher le moment où madame d’Ostange remplacerait sa mère auprès d’elle.

Cette indépendance tant désirée par les jeunes femmes livrait Mathilde à de continuelles inquiétudes. À son âge les moindres démarches ont une grande influence sur la réputation, et la crainte de se compromettre empoisonne quelquefois les plaisirs les plus innocents. Le monde, qui condamne les femmes à une éternelle soumission, leur a rendu la liberté pénible et dangereuse, et l’on a vu souvent celles qui se révoltaient contre l’autorité bienveillante d’une mère ou d’un mari, fléchir devant la sévérité des indifférents, et chercher un abri contre les soupçons malins dans la présence d’un argus respectable.

Mathilde dormait à peine, et dans son impatience d’apprendre le résultat du duel d’Albéric, elle envoya de très-bonne heure chez le colonel Andermont ; il n’était point encore rentré. En écoutant cette réponse, les yeux de la duchesse se portèrent sur sa pendule, elle rougit en voyant combien elle avait devancé l’heure où elle sonnait chaque matin sa femme de chambre, et prétexta une indisposition pour motiver cet empressement extraordinaire.

Mademoiselle Rosalie, la trouvant en effet pâle et très-oppressée, lui proposa d’envoyer chercher le docteur V…

— Gardez-vous-en bien, je ne suis point malade, répliqua vivement sa maîtresse en oubliant qu’elle venait de dire le contraire.

Puis elle demanda un livre, congédia mademoiselle Rosalie, et se mit à rêver. La scène qui se passait au bois de Boulogne lui apparut alors, ou, pour mieux dire, elle la créa de vingt manières : tantôt c’était M. de Marigny qui succombait, et Albéric, chargé du meurtre d’un homme qu’il avait bafoué, devenait l’objet de l’indignation générale : il fallait le proscrire de la société, ne plus le revoir ; tantôt c’était lui qui recevait le coup mortel, et cette supposition glaçait le sang de Mathilde. En vain elle essayait de la chasser, en se représentant le colonel Andermont prêt à arranger l’affaire, en obtenant de chacun des adversaires d’honorables concessions ; son imagination frappée la ramenait toujours à ce qu’elle redoutait le plus.

Enfin, dix heures sonnèrent, on entra chez la duchesse de Lisieux pour lui remettre un billet ; elle tremblait en le prenant, ses yeux troublés ne reconnaissaient plus l’écriture. C’était celle de sa tante : elle lui disait qu’ayant à lui demander un service, elle l’attendait chez elle aussitôt qu’elle pourrait s’y rendre. Il n’y avait pas moyen de s’en dispenser, et Mathilde ordonna qu’on mît ses chevaux. Mais, en obéissant à un devoir impérieux, elle eut soin de dire à ses gens que, s’il arrivait un message de la part du colonel Andermont, il lui fut envoyé aussitôt chez madame d’Ostange.

C’était la première fois que Mathilde éprouvait quelque peine à céder au désir de sa tante. Elle exigeait si peu, les occasions de l’obliger étaient si rares, que sa nièce les saisissait avec autant de joie que d’empressement ; et madame d’Ostange, sachant que l’idée de faire une chose qui lui fût agréable avait toujours eu la puissance de distraire Mathilde, s’était souvent servi de ce moyen de consolation : mais ce qui réussit contre le chagrin est parfois sans effet contre l’inquiétude ; et celle de Mathilde était de nature à résister à toutes distractions, car on n’est jamais plus dominé que par les sentiments que l’on craint de s’avouer.



VII


— J’étais sûre de votre empressement, dit la baronne en voyant entrer sa nièce, j’avais parlé d’un service à me rendre ; eh bien, ce n’est pas tout à fait moi qui le réclame, mais je m’emploierai toujours de bon cœur pour les gens qui croient que je puis tout obtenir de votre amitié.

Mathilde ne répondit à cela qu’en embrassant sa tante, et celle-ci continua :

— Voilà ce dont il s’agit : le marquis d’Erneville avait un frère que vous n’avez point connu, pauvre comme un cadet de Normandie et prodigue comme un grand seigneur. Avec ces manières-là on laisse beaucoup de dettes, et ce fut l’unique héritage du jeune Rodolphe d’Erneville. Orphelin à douze ans, son oncle a pourvu à son éducation, et l’a placé depuis dans un régiment où son nom lui sert de fortune. Mais on voudrait lui en procurer une plus réelle, et l’on a formé le projet de lui faire faire un de ces mariages à la mode, où le titre d’un gentilhomme ruiné s’achète par la dot d’une riche bourgeoise. On a pensé à la fille de ce banquier qui donne de si beaux bals. Votre belle-sœur prétend que M. de Varèze a sur ce financier un empire absolu, tant il est heureux d’appeler mon ami un aide de camp du roi ; et comme le marquis fait profession de haïr Albéric, et de mépriser souverainement la classe où se trouve M. Ribet, il s’est adressé à moi pour vous engager à le servir dans cette négociation, ne voulant pas vous en parler avant de savoir s’il vous conviendrait de flatter la vanité de la famille Ribet par une visite de votre part… Mais vous ne m’écoutez pas, mon enfant, à quoi donc pensez-vous ?

— Pardon, ma tante, vous me disiez, je crois…

Et madame d’Ostange, sans quereller Mathilde sur sa distraction, lui répéta ce qu’elle n’avait entendu que par intervalle, en ajoutant :

— Le marquis a craint l’observation que vous lui feriez sans doute, sur ce que sa fierté aurait à souffrir d’une semblable alliance ; il s’est rappelé la chaleur qu’il met ordinairement à soutenir contre vous des principes tout opposés à ce qu’il réclame de vous aujourd’hui, et il a mieux aimé supporter ma pitié que la vôtre ; car de pareilles inconséquences ne méritent pas d’autre sentiment. Rien de si simple que de rechercher la fortune, mais du moins faut-il honorer ceux de qui on l’accepte.

— Je ferai ce que vous jugerez convenable, répondit Mathilde, heureuse de remettre à sa tante le soin de réfléchir sur une affaire d’un si faible intérêt pour toutes deux.

— Vraiment vous m’embarrassez, ma chère amie, je ne voudrais pas vous attirer l’ennui d’une vaine démarche auprès de gens que vous connaissez fort peu ; car, si je m’en souviens bien, vous ne les avez vus que le jour où le maréchal de Lovano vous a conduite à leur grande fête ?

— J’ai été depuis leur faire une visite, j’ai reçu la leur, et je leur ai poliment adressé la parole toutes les fois que je les ai rencontrés. Notre liaison se borne là.

— Cela ne me paraît pas assez intime pour vous autoriser à aller tout d’un coup demander la main de leur fille, et je pense qu’il faut avant de s’engager à rien consulter M. de Varèze : la confidence lui est acquise de droit, puisqu’il est l’arbitre de cette grande affaire ; et j’ai envie de le prier de venir me voir pour en causer avec lui.

— Oui envoyez chez lui, dit vivement Mathilde.

Et elle se leva pour apporter à sa tante tout ce qu’il fallait pour écrire.

— Je regrette, reprit la baronne en cachetant son billet, de ne vous avoir pas parlé de ce projet hier, mais le duel d’Isidore m’occupait tout entière, et j’ai oublié ce que son père m’avait dit la veille. Eh bien, sait-on qui M. de Marigny extermine à sa place ?

— Vous allez bientôt l’apprendre, répondit Mathilde en remettant le billet au valet de chambre de la baronne.

— Quoi ! serait-ce Albéric ?

— On le dit, prononça tout bas la duchesse.

— Je n’en serais pas étonnée, car je ne l’ai jamais vu plus aimable qu’hier, et je reconnais là sa coquetterie et son adresse à cacher les intérêts les plus sérieux sous la gaieté la plus naturelle. Il sait combien les femmes savent gré de cette charmante insouciance, et ce que l’on gagne à leur laisser croire que leur présence distrait d’un péril imminent. Ah ! ce n’est pas la première affaire de ce genre que lui attirent ses folies ? J’espère qu’il ne s’en tirera pas plus malheureusement que des autres. Cependant, à force de jouer sa vie à cet horrible jeu… Mais chassons ces tristes idées, continua la baronne en remarquant l’impression qu’elles faisaient sur sa nièce, j’ai le préjugé que la prédiction amène le malheur. Parlons de choses plus riantes. Mon brave commandant est parfaitement guéri de son rhumatisme, et il part demain pour retourner à Dijon. Me voilà libre.

— Et je puis enfin m’emparer de vous, dit Mathilde en se jetant dans les bras de sa tante. Ah ! si vous saviez combien j’ai désiré ce moment ! Jamais je n’ai eu plus besoin de votre amitié, de vos conseils ; jamais je n’ai senti plus douloureusement la perte de ma mère ! Venez me la rendre, venez me guider dans ce monde qui m’effraie ; je ne me sens pas la force d’y vivre sans votre appui, et je prévois qu’il serait sans pitié pour ma faiblesse.

En disant ces mots, Mathilde laisse un libre cours aux larmes qui l’oppressaient depuis longtemps. Elle veut les croire toutes consacrées au souvenir de sa mère, mais les efforts qu’elle fait pour conserver cette illusion ne la soutiennent pas au delà du moment où l’on vient dire à la baronne « que M. le comte de Varèze ne peut avoir l’honneur de lui faire réponse, parce qu’il est malade. »

— Blessé ! vous voulez dire ? N’avez-vous pas remarqué l’inquiétude de ses gens ? n’en avez-vous questionné aucun ?

— J’ai su par son cocher, répondit Ambroise, qu’on l’avait ramené ce matin du bois de Boulogne avec un chirurgien, qui ne l’a pas quitté depuis. M. Andermont est aussi chez M. le comte. Mais sa porte est défendue, et l’on ne m’a pas même laissé monter pour remettre le billet de madame.

— Retournez-y de nouveau, dit vivement la baronne, demandez de ma part des nouvelles du comte, dites que vous avez quelque chose à remettre au colonel Andermont ; et ne revenez pas sans savoir positivement l’état où se trouve M. de Varèze. Le chirurgien doit l’avoir fait connaître.

Dans l’inquiétude qui l’agitait, Mathilde n’avait rien de mieux à faire que d’attendre le retour du domestique de la baronne ; mais il est des situations où l’on sent le besoin d’agir même contre son intérêt, tant l’impatience l’emporte sur le raisonnement ; et la duchesse voulut retourner chez elle, dans l’espérance d’y trouver un mot du colonel, que ses gens auraient négligé de lui apporter. Elle pensait qu’Isidore, toujours si empressé de répandre les nouvelles qui lui parvenaient, viendrait peut-être chez elle dans la matinée, qu’elle pourrait savoir par lui tous les détails de l’événement ; et puis elle voulait faire préparer l’appartement destiné à sa tante, et ce fut la seule raison qu’elle donna de son départ précipité.

Son attente ne fut point trompée, Maurice s’élançait de son tilbury à l’instant même où la voiture de la duchesse entrait dans la cour. Il lui offre la main, tandis que Mathilde lui demande avec anxiété si la blessure de son ami est dangereuse.

— Quoi ! vous savez déjà ?…

— Oui, interrompit-elle en cherchant à lire sur le visage de Maurice ce qu’il faut penser de l’état d’Albéric ; mais il n’est point en danger, puisque vous êtes ici, ajouta-t-elle en s’appuyant sur le bras du colonel pour monter les marches du perron.

— Nous avons craint un moment qu’il n’eût le bras cassé, mais il en sera quitte pour quelques accès de fièvre, qui ne le retiendront pas longtemps chez lui surtout quand il saura l’intérêt que vous prenez à sa blessure, madame.

— Comment en refuser à de semblables événements ? reprit Mathilde ; je ne cache pas ce que ma tante et moi en avons souffert. Mais j’oublie M. de Marigny ; est-il aussi blessé ?

— Il n’a pas même risqué de l’être. Albéric, après l’avoir fait convenir que rien n’était plus ridicule que de se battre pour de faux mollets, a exigé qu’il tirât le premier. Le coup n’ayant atteint que le bras gauche d’Albéric, il a ajusté de l’autre M. de Marigny ; puis, relevant son arme, il a tiré en l’air en disant :

» — Croyez, monsieur, que si je ris à tort de beaucoup de choses, je sais respecter la vie d’un galant homme.

J’avais vu la balle traverser le bras d’Albéric. J’étais certain que sa blessure était grave, quoiqu’il en parlât fort légèrement. J’ai fait approcher le chirurgien ; bientôt après, nous avons transporté Albéric dans sa voiture, car la douleur et la perte de son sang l’empêchaient de se soutenir. Mais c’est bien mal à moi de vous donner tous ces détails dont je vous vois pâlir. Madame, nous sommes tellement familiarisés avec ces sortes d’accidents, que nous oublions souvent qu’ils sont très-pénibles à entendre raconter. Enfin, tout s’est fort bien passé ; M. de Marigny est content, et sans l’obligation de rester prisonnier chez lui quelques jours, Albéric ne se plaindrait pas. Mais il brave moins courageusement l’ennui que les coups de feu : c’est pour cela qu’il vous supplie de lui prêter quelques livres pour charmer sa détention. Choisis par vous, madame, il est certain de les trouver intéressants.

Il était facile de deviner qu’en s’acquitant de cette commission, Maurice remplissait un devoir pénible. Albéric avait senti le besoin de se confier à lui avant de s’exposer à la mort.

— Si je ne dois plus la revoir, avait-il dit, promets-moi de lui apprendre qu’elle a perdu l’homme qui l’appréciait le mieux et qui l’aurait le plus aimée ; elle me croit frivole, inconséquent, inaccessible à tout sentiment profond. Et moi aussi je me croyais tous ces défauts avant de la connaître ; mais je sens que le désir de lui plaire changeait déjà ma nature, et que je pourrais devenir ce que sa raison ou son caprice ordonnerait.

Cet aveu avait fait une vive impression sur Maurice. Jusqu’alors de faciles succès auprès de femmes peu sévères, des intrigues pour soustraire au pouvoir d’un jaloux financier quelques jolies danseuses, un commerce galant dont la coquetterie faisait tous les frais, avaient seuls occupé l’esprit d’Albéric ; son cœur n’y prenait aucune part, et Maurice supposait qu’un sentiment tendre ou malheureux ne viendrait jamais se mêler à des intérêts si frivoles. Mais il crut reconnaître l’accent de la vérité dans la manière dont Albéric parlait de son amour ; et puis il lui paraissait si naturel qu’on adorât Mathilde ! Ne devait-elle pas triompher de tout ! Si le comte de Varèze était digne de l’apprécier, rien ne l’empêchait de prétendre à sa main. Son rang, sa naissance lui donnaient le droit de chercher à lui plaire, et cette dernière réflexion décida Maurice à encourager son ami dans un amour qui devait le rendre meilleur et plus heureux. Cependant il fallait savoir comment cet amour serait accueilli, pour s’y livrer avec confiance : c’était la seule raison que Maurice opposât aux projets d’Albéric ; il ne se dissimulait pas que Mathilde serait l’arbitre de sa générosité comme elle était déjà le premier intérêt de son âme. Et l’inquiétude, la pâleur qu’il avait vues sur les traits de la duchesse au récit du danger d’Albéric, venaient de fixer sa résolution et sa destinée.

Accablé sous le poids de ses tristes réflexions, il prend d’une main tremblante les livres que Mathilde choisit parmi ceux qui se trouvaient sur sa table. C’étaient deux Nouvelles publiées par une femme de beaucoup d’esprit ; le dernier ouvrage de l’auteur qui honore le plus notre siècle, et un recueil de poésies, où la religion, la gloire et l’amour étaient chantés en vers pleins d’harmonie.

— Albéric ne tardera pas, dit Maurice, à venir vous remercier, madame, du plaisir que la lecture de ces livres lui causera.

— Je serai charmée de rapporter son suffrage aux auteurs, répondit la duchesse. On sait que M. de Varèze ne prodigue pas l’éloge, mais j’espère que ces ouvrages-là trouveront grâce devant lui.

— Comment exigez-vous qu’il les juge en les tenant de vous ?

Et le colonel partit sans entendre l’invitation que lui faisait Mathilde pour le lendemain.


VIII


L’appartement destiné à madame d’Ostange était prêt à la recevoir, et plusieurs de ses amis avaient été engagés par la duchesse de Lisieux à fêter l’installation de la baronne chez sa nièce. Thérésia était du nombre, et sa joie d’être sortie ce jour-là pour venir embrasser sa grand’mère ajoutait encore à sa grâce naïve : c’était l’unique enfant du fils qu’avait perdu la baronne à la bataille de la Moskowa, et madame d’Ostange la faisait élever au couvent selon le vœu de sa mère mourante ; car la pauvre enfant était orpheline, et la baronne aurait craint de ne pas vivre assez pour assurer son bonheur, si la tendresse de Mathilde pour Thérésia ne lui avait ôté toute inquiétude sur son avenir.

Trop jeune pour entrer dans le monde, Thérésia se résignait à vivre au couvent, sans regretter les plaisirs bruyants qu’elle voyait enviés de ses compagnes. Mais elle ne pouvait s’accoutumer à ces petites menées, ces saintes flatteries employées pour parvenir à capter plutôt qu’à mériter la bienveillance de la supérieure. Elle voulait qu’on l’aimât pour elle-même et non pour ses efforts à paraître aimable ; elle voulait être protégée, non asservie ; enfin, elle rêvait l’indulgente autorité d’une mère. Mathilde pensa qu’elle pourrait lui en donner l’idée, et elle pria sa tante de lui confier désormais Thérésia.

— Elle logera près de vous, dit-elle à la baronne, pour être plus à portée de vous donner ses soins. Guidée par vous, je dirigerai son esprit, ses talents, et lorsque vous en serez bien contente, je la mènerai au bal.

Pendant que Mathilde parlait ainsi, Thérésia, lisant dans les yeux de la baronne l’attendrissement que cette prière y faisait naître, sauta au cou de sa grand’mère pour la remercier, bien avant qu’elle eût consenti. Puis allant à chacune des personnes qui se trouvaient là, elle leur apprit la grande nouvelle qui comblait tous ses vœux, les seuls que ses quatorze ans aient encore osé faire.

Ainsi Mathilde se forgeait une chaîne de plus et de nouveaux devoirs pour l’arrêter, si le sentiment qu’elle tremblait de s’avouer menaçait de l’entraîner.

Le duel de M. de Varèze n’était déjà plus le sujet des conversations. On ne s’occupait que de l’évanouissement subit de miss Eveland chez l’ambassadrice d’Angleterre ; la cause n’en était point douteuse, puisqu’elle avait perdu connaissance en apprenant que M. de Varèze s’était battu.

— Elle en est folle, disait le jeune d’Erneville. Il y a longtemps que je m’en suis aperçu, et je ne pense pas qu’il dédaigne son amour ; elle est fort jolie, et c’est un des plus grands partis de l’Angleterre.

— Non-seulement il ne la dédaigne point, dit M. de Sétival, mais on affirme qu’il brûle de l’épouser ; sans le vieux lord Eveland, ce serait déjà fait. Sa femme aime trop les Français pour y mettre la moindre opposition.

— Elle a bien raison de préférer celui-là à tout autre, dit madame de Méran en riant, car si demain le vieux lord mourait, la mère et la fille pourraient se faire illusion sur sa perte, tant M. de Varèze le contrefait bien.

— Voilà un beau titre pour entrer dans la famille, et je l’engage à le faire valoir, dit la duchesse avec ironie.

— Moi, j’ai peine à croire à ce mariage, reprit la vicomtesse, il s’accorde mal avec ce que m’a raconté madame de Cérolle.

— À propos, dit Mathilde, apprenez-moi donc quel est ce plan formé chez elle ?

— Non vraiment, vous le déconcerteriez tout de suite, et j’en serais désolée.

— Ah ! je suis plus discrète que vous ne le supposez ; et d’ailleurs je n’ai pas l’habitude de confier tout ce que je sais à M. de Varèze, ajouta Mathilde en s’efforçant de rire.

— Pas encore, mais, s’il est vrai, comme il s’en flatte, que la confiance d’une jolie femme appartient toujours à celui qui consacre le plus de soins à l’obtenir, vous n’échapperez pas à la séduction, ma chère Mathilde, ajouta la vicomtesse à voix basse ; et s’il se maintient tel que je l’ai vu l’autre soir, respectueux et presque tendre, j’ai peur qu’il ne gagne son pari contre madame de Cérolle.

— Quoi ! vous pensez que je serais l’objet d’un pareil manége ? répliqua la duchesse en conduisant sa cousine hors du cercle où l’on aurait pu les entendre.

— Ne vous animez pas ainsi, chère Mathilde, pour une chose qui n’est peut-être au fond qu’une plaisanterie ; vous savez qu’Albéric dit souvent des folies, qu’on se plaît à interpréter sérieusement. Je n’étais point chez madame de Cérolle quand on a parlé de vous, de votre obstination à rester veuve, et de l’inutilité de prétendre vous faire changer de résolution. Il paraît que M. de Varèze a souri de pitié en écoutant les oracles que chacun se croyait en droit de prononcer sur vos destins, et qu’il a laissé clairement entendre que s’il voulait s’en donner la peine…

À ce mot, la vicomtesse, voyant l’indignation qui se peignait dans les yeux de Mathilde, s’empressa d’ajouter :

— Au reste, madame de Cérolle s’est peut-être divertie à me faire un conte pour vous tourmenter un peu. Je la soupçonne d’avoir une grande prévention en faveur d’Albéric, et j’ai cru d’abord qu’elle voulait lui susciter une tracasserie pour en être la confidente ; mais j’avoue qu’en voyant l’autre soir M. de Varèze confirmer par son attitude ici tout ce que m’avait dit madame de Cérolle, j’ai senti le besoin de vous mettre en garde contre lui.

— C’est un soin inutile, répliqua la duchesse d’une voix oppressée ; quand on peut joindre tant de présomption à tant d’impertinence, on n’est dangereux pour personne.

En ce moment, plusieurs visites forcèrent Mathilde à quitter sa cousine ; elle n’eut pas le temps de savoir d’elle ce qu’Albéric avait répondu lorsqu’elle lui avait parlé de ce plan, qu’un fat pouvait seul concevoir. Mais peu lui importait les raisons dont il se servait pour le rendre excusable aux yeux des gens qui rient de tous les piéges tendus à l’amour-propre des femmes. L’idée qu’elle avait pu se laisser abuser un instant par l’apparence d’un sentiment qui n’était qu’un jeu, révoltait assez sa fierté pour n’avoir plus rien à craindre de sa faiblesse.

Le colonel Andermont avait été engagé à dîner le matin par un billet de la duchesse, et s’étant excusé de ne pouvoir accepter son invitation, il venait seulement d’arriver ; chacun s’empressa de lui demander des nouvelles de son ami, excepté Mathilde, qui se mit à lui parler du maréchal de Lovano, pour détourner l’attention que l’on portait à ce que disait Maurice, sur la santé de M. de Varèze.

— Il est presque guéri, répondait-il, mais encore faible et pâle à faire peur. Quand il a su, madame, ajouta Maurice, qu’il aurait pu avoir l’honneur de dîner ici avec les amis de madame votre tante, nous avons eu toutes les peines du monde à le retenir chez lui ; mais le docteur Dup… a défendu à son valet de chambre de l’habiller, à son cocher de le conduire, sous peine de le voir revenir mourant : et il a cédé à l’impossibilité.

— Quoi ! nous ne verrons pas le maréchal ? interrompit encore une fois la duchesse.

— Il vient de me charger de vous témoigner tous ses regrets, madame ; mais, en revenant du château, il a été pris d’une douleur au pied, qui le menace d’un accès, et il espère l’éviter en prenant quelques jours de repos.

— C’est le froid qui cause ses souffrances, et il ne se soigne point assez, dit madame de Lisieux. Nous avons formé le projet de l’emmener avec nous à la campagne le printemps prochain, dès que son service sera fini. Vous l’accompagnerez, et nous espérons que ce devoir ne vous paraîtra pas trop pénible.

Il y avait dans le ton de Mathilde, dans le son de sa voix, quelque chose qui trahissait son irritation, et Maurice fut un instant à chercher le motif caché d’une invitation si imprévue. Ne le devinant pas, il l’attribua à la seule politesse, et répondit qu’il serait trop heureux de se rendre aux ordres de la duchesse. Mais il pensa que bientôt d’autres projets renverseraient celui-là, et l’obligeraient à s’éloigner d’un lieu où il aurait voulu passer sa vie.

Madame de Méran ne se doutait pas du trouble qu’elle venait de jeter dans l’âme de sa cousine ; habituée à ne dissimuler aucune impression, elle ne pénétrait jamais au delà de celles qu’on lui laissait voir ; d’ailleurs elle avait entendu Mathilde si souvent parler d’Albéric comme d’un homme dont les défauts étaient intolérables, quelle n’aurait jamais soupçonné qu’il eût le moindre attrait pour elle. Aussi ne se fit-elle aucun reproche d’avoir simplement piqué l’amour-propre de sa cousine, assez pour l’engager dans une petite vengeance qui lui paraissait fort amusante à regarder.

Madame de Méran ne disait jamais que la vérité : c’était parfois chez elle une vertu barbare, mais qui donnait un grand crédit à ses moindres paroles ; et Mathilde ne pouvait trouver quelques moyens de justifier Albéric que dans la mauvaise foi de madame de Cérolle. Mais trop de circonstances parlaient contre M. de Varèze, et son caractère léger, cette habitude de tout sacrifier à une plaisanterie piquante, étaient ses premiers accusateurs.

Cependant le salon de la duchesse se remplissait de monde. La marquise d’Erneville, attirée par l’intérêt de savoir si Mathilde se chargeait de sa demande auprès de la famille Ribet, causait avec la baronne, tandis que Mathilde recevait mesdames de Cérolle d’une manière plus polie qu’affectueuse. En les entendant annoncer, elle avait prié sa cousine de ne leur point faire connaître qu’elle était instruite de ce que M. de Varèze avait dit chez elles ; quelques moments après, la vicomtesse vint lui demander ce qu’elle comptait faire de l’avis qu’elle lui avait donné.

— Mais presque rien, répondit-elle ; je recevais M. de Varèze une fois ou deux par mois, je ne le recevrai plus du tout.

À l’instant même, la porte s’ouvrit, et le nom du comte de Varèze vint retentir jusqu’au cœur de Mathilde.

C’était bien lui, pâle, mais souriant ; ses yeux, brillants d’espoir, animaient ses traits, que l’altération de la souffrance rendaient encore plus nobles et plus gracieux. Il semblait si heureux d’avoir trouvé la force d’arriver jusqu’à elle, que Mathilde éprouva, pour ainsi dire, le contre-coup de la vive émotion d’Albéric : c’est la puissance ordinaire des sentiments vrais. Ils agissent quand les autres persuadent à peine.

La reconnaissance et l’inquiétude triomphèrent un instant du ressentiment de madame de Lisieux ; elle força M. de Varèze à s’asseoir, avant de répondre aux personnes qui s’empressaient de l’entourer. La baronne, en l’apercevant, quitte sa place pour venir s’établir à côté de lui. Il est l’objet de la curiosité et de la bienveillance de tout le monde ; mais au milieu de tant de soins, il ne voit que Mathilde. Attentif à ses moindres mouvements, il répond au hasard aux marques d’intérêt que chacun lui donne, et n’écoute pas même les reproches que son ami lui adresse sur son imprudence. Impatienté de lui parler en vain, Maurice s’adresse à madame de Lisieux :

— Si vous avez quelque pitié de lui, madame, par grâce renvoyez-le au plus vite, sinon…

— Il déraisonne ; ne l’écoutez pas, madame, je vous en conjure. Je me porte à merveille, et je n’aurais aucun souvenir de cette légère souffrance, si je pouvais oublier jamais ce que je lui dois.

En disant ces mots, Albéric ne les croyait entendus que de Mathilde ; mais madame de Cérolle les releva en ajoutant :

— Il paraît qu’il y a toujours de grands profits attachés à un malheur de ce genre ; c’est au moins prouvé dans tous les romans : dès que le héros a le bras en écharpe, il devient irrésistible. Dites-nous-le franchement, en est-il ainsi dans le monde ?

— Ah ! si j’avais pensé à cela, reprit Albéric en plaisantant, je me serais bien gardé d’ôter la mienne.

— Vous n’avez pas besoin de recourir à ces petits moyens ; quand on a tant d’autres chances de succès…

Madame de Cérolle accompagna ces mots d’un regard malin ; puis, se tournant du côté de sa sœur, elle se mit à rire avec elle d’un air d’intelligence qui rappela Mathilde à toute son indignation. Elle vit dans l’audace de madame de Cérolle à plaisanter ainsi Albéric, la preuve de leur complicité et du défi dont elle était l’objet.

— Il est donc vrai, pensa-t-elle en regardant Albéric, la fausseté peut s’allier à tant de qualités charmantes ! et cette distinction qui semble devoir être le garant de nobles sentiments, ne sert qu’à dérober les défauts les plus vulgaires ! Le désir de satisfaire une misérable vanité, de se faire applaudir par une coquette, d’amuser sa malice, peut engager à feindre une telle préoccupation, et donner aux moindres paroles l’accent du plus sincère amour ! Et la tendresse d’une âme pure serait le prix d’une semblable supercherie ! Non, l’instinct de mon cœur devinait cette trahison ; je me suis trompée sur la terreur que j’éprouvais ; je le sens maintenant au mépris qui lui succède.

Pendant que ces réflexions captivent l’esprit de Mathilde, elle ne s’aperçoit point qu’Albéric observe l’une après l’autre les différentes impressions qu’elles font naître sur son visage. L’indignation, le regret, le mépris, il en reconnaît tour à tour l’expression dans ces beaux yeux qui regardent sans voir ; mais il cherche en vain le sujet d’une si pénible rêverie. Un sentiment secret l’avertit qu’il ne peut que gagner à la faire cesser. Il se lève et reste debout au coin de la cheminée, à côté de la place où la duchesse est assise. Ce mouvement a réveillé Mathilde ; elle dit quelques mots pour faire accroire qu’elle n’a pas cessé d’être à la conversation ; mais Albéric ne peut être abusé, et le besoin d’apprendre la cause de la tristesse qui s’empare de Mathilde lui fait oublier qu’il n’a aucun droit de la questionner : il ose lui parler de sa préoccupation. Un regard dédaigneux est tout ce qu’obtient sa demande indiscrète. Il insiste en tremblant, et Mathilde, sentant qu’il est de sa dignité de ne montrer aucun dépit, s’efforce de répondre d’un air indifférent :

— Puisque vous tenez à connaître les idées qui passent par la tête d’une femme que le soin de recevoir une foule de visites ne captive pas toujours assez, je vous dirai que je me reprochais de ne pas savoir m’amuser aussi bien que vous des travers de ce monde où j’étais condamnée à vivre.

— Cette manière de penser à moi ne m’oblige pas à la reconnaissance, vous en conviendrez, madame ? répondit Albéric d’un air piqué.

Sans paraître entendre la question, Mathilde continua :

— Vrai, je me blâmais franchement de ne pas rire assez des calculs de l’amour-propre, des propos de la fatuité, des projets de la malice, et de toutes ces petites perfidies dont le succès ou le revers divertissent également la bonne compagnie. C’est une mine intarissable pour la gaieté d’un esprit piquant, et je vous enviais aujourd’hui le talent dont j’ai fait trop souvent la satire.

— Je ne vous comprends pas, madame, dit Albéric d’une voix qui trahissait sa surprise et sa peine.

— Bon, reprit la duchesse, n’allez-vous pas prendre cela au sérieux ? ce serait jouer de malheur de ma part. Mais j’oublie que c’est encore une manière de s’amuser de la crédulité des gens simples. Ah ! je finirai par connaître toutes les ressources de l’art, à force d’observer les grands modèles.

Un regard dédaigneux ajoute encore à l’amertume de ces paroles. M. de Varèze reste confondu ; il voit Mathilde se lever pour passer dans le salon où Thérésia danse, au son du piano ; avec quelques jeunes personnes ; il n’a point la force de la suivre : l’espoir d’un doux accueil lui a fait braver sa souffrance, les preuves de mépris qu’il croit reconnaître à travers ce persiflage accablent son courage ; et se sentant prêt à succomber aux différentes douleurs qu’il éprouve, il fait un signe à Maurice, qui l’aide aussitôt à sortir du salon, et monte avec lui dans sa voiture.

Pendant ce temps, la marquise d’Erneville suppliait sa belle-sœur de parler à M. de Varèze du projet de mariage qu’elle méditait pour son neveu. Mais Mathilde, qui désirait fuir toutes les occasions de se rapprocher d’Albéric, fit comprendre à la marquise qu’il valait mieux qu’elle s’entendît elle-même avec lui sur ce grand intérêt, et elle ajouta :

— Je vais lui dire ce que vous attendez de son obligeance, et sans doute il s’empressera de vous promettre tout ce que vous désirez.

Alors madame de Lisieux rentra dans le salon où elle avait laissé Albéric ; et s’il avait pu voir l’expression qui se peignit dans ses yeux lorsque, après l’avoir cherché vainement, elle apprit qu’il était parti se soutenant à peine, Albéric eût été moins malheureux !



IX


L’orgueil, cet ennemi de toute conciliation, ce tyran qui condamne au supplice de paraître haïr le coupable qu’on aime, et punit l’offense quand le cœur a déjà pardonné ; l’orgueil se révolte dans l’âme d’Albéric : et bientôt étouffant tous les sentiments tendres qui le combattaient, il demande vengeance des humiliations qu’il endure.

— C’est assez livrer mon amour au mépris, dit alors M. de Varèze au colonel Andermont : on peut se résigner à l’indifférence par l’espoir de la vaincre un jour, on peut succomber sans honte à la douleur de se voir préférer un autre ; mais souffrir lâchement les dédains, l’ironie la plus méprisante, ce serait les mériter, et l’on ne peut accepter un rôle semblable sans s’avilir. Je ne saurais m’abuser, madame de Lisieux ne m’a montré quelque bienveillance que pour mieux s’assurer mon amour et l’immoler avec plus d’éclat aux yeux de ses admirateurs ; mais je ne leur donnerai pas longtemps le plaisir de s’apitoyer sur la victime. Un cœur indépendant, une gaieté maligne, m’ont attiré un moment l’attention de la duchesse : eh bien, conservons ces faibles avantages, pour être encore digne de son estime.

L’esprit généreux de Maurice tenta vainement de calmer le ressentiment d’Albéric, en cherchant à lui prouver que les dédains affectés de madame de Lisieux étaient plutôt un signe de faiblesse que de mépris.

— Non, reprit M. de Varèze, je suis le jouet de sa pitié chevaleresque ; elle croit de son honneur de venger sur moi l’outrage fait aux ridicules de ses amis, et c’est en punition de quelques méchantes plaisanteries que sa noble bonté médite charitablement le malheur de toute ma vie. Mais elle s’est trop pressée de montrer son triomphe ; si dans l’espoir d’un seul regard, d’un mot affectueux, je me suis traîné chez elle presque mourant, je n’aurai pas moins de courage pour la fuir à jamais.

En finissant ces mots, Albéric, dont la plaie venait de se rouvrir, se trouva mal ; il fallut le transporter dans son appartement : en le voyant revenir en cet état, ses gens le crurent en danger, et répandirent le bruit qu’il était à la mort par suite d’une imprudence.

Cependant le chirurgien, qui avait prédit cet accident sans pouvoir l’empêcher, rassura Maurice sur le danger de son ami, et lui répondit de la complète et prochaine guérison, si le colonel s’engageait à ne pas le quitter avant que sa blessure ne fût fermée.

— Autrement, ajouta-t-il, quelques nouvelles folies le rendront sérieusement malade.

Maurice s’engagea sans hésiter à soigner, à surveiller son ami, tout le temps qu’il serait nécessaire ; il écrivit au maréchal de Lovano pour lui demander la permission de remplir ce devoir, et certain de l’obtenir il s’établit auprès du lit d’Albéric. Le repos, les soins de Maurice, et plus encore sa présence, calmèrent l’agitation qui redoublait la fièvre ; et M. de Varèze s’abandonna à l’espérance de se voir incessamment délivré de ce qu’il appelait la tyrannie de son Pylade. En revenant à lui, la première pensée d’Albéric avait été d’ordonner à ses gens de répondre aux personnes qui feraient demander de ses nouvelles, qu’il se portait fort bien. Maurice comprit facilement que ce mensonge avait pour but d’échapper à la pitié de madame de Lisieux. En effet, ayant entendu dire dès le lendemain de la visite d’Albéric que sa blessure s’était rouverte, elle avait aussitôt envoyé chez lui les plus intelligent de ses domestiques, en lui recommandant de parler, s’il était possible, au valet de chambre de M. de Varèze, pour mieux savoir l’état de son maître. Elle attendait son retour dans une inquiétude impossible à décrire, lorsqu’il vint lui dire que M. le comte de Varèze était parfaitement guéri de sa blessure.

Ne sachant comment accorder cette réponse avec ce que le docteur Dup…, qui soignait Albéric, avait dit le matin même chez la baronne d’Ostange, Mathilde se décida à ne point sortir de la journée, dans l’espérance que le colonel Andermont viendrait le soir, et qu’elle apprendrait de lui la vérité sur l’état de son ami. Mais elle l’attendit vainement ; deux jours se passèrent à chercher les raisons qui pouvaient le retenir, et la véritable se présentait souvent à l’esprit de Mathilde : il est si naturel de supposer ce qu’on redoute ! Mais elle ne pouvait concevoir le motif qui engageait M. de Varèze ou ses amis à lui cacher qu’il s’était trouvé mal après avoir eu l’imprudence de sortir. Elle s’offensa d’un ménagement qui semblait annoncer l’intérêt particulier qu’on lui supposait pour lui ; et tandis qu’Albéric l’accusait d’insensibilité, elle se faisait le reproche d’avoir trop mal dissimulé sa faiblesse. Dans l’incertitude qui la tourmente, elle propose à sa tante d’aller voir le maréchal de Lovano ; elle lui prouve que c’est un véritable devoir que de tenir compagnie à un ami goutteux, et puis il leur saura tant de gré de cette preuve d’amitié ! La baronne approuve ce projet charitable, sans deviner le motif qui l’a fait naître ; mais comment l’arranger avec le concert de madame de Méran ? rien de plus facile. Mathilde prétend que les premiers morceaux d’un concert étant presque toujours sacrifiés au bruit que font les gens qui arrivent, on ne perd rien à ne les pas entendre, et elle décide que la soirée se partagera entre un ami souffrant et une réunion brillante.

Avec quelle joie le maréchal accueillit la baronne et sa nièce ! que de fois il bénit la souffrance qui lui valait une si douce preuve d’amitié ! Mathilde se sentait rougir malgré elle, en recevant les témoignages d’une reconnaissance si peu méritée dans sa conscience. Elle n’aurait jamais eu le courage de parler de Maurice, tant elle avait peur de désabuser le maréchal : la bonté de son cœur lui faisait deviner tout ce qu’il y a de cruel à découvrir que la démarche dont on est sensiblement touché n’est due qu’à l’intérêt qu’un autre inspire.

Heureusement pour elle, madame d’Ostange, qui n’avait aucune raison de partager ses scrupules, dit au maréchal :

— Il fallait bien savoir comment vous vous trouviez, puisque M. Andermont ne vient plus nous donner de vos nouvelles.

— Excusez-le, répondit le maréchal ; je l’ai moi-même à peine aperçu depuis trois jours. Après avoir passé la nuit auprès de son ami, il vient me demander comment je me porte, et il retourne aussitôt chez M. de Varèze.

— M. de Varèze !… répéta Mathilde avec un effroi visible. Serait-il encore souffrant de sa blessure ?…

— Vraiment, il a manqué mourir l’autre soir en revenant de chez vous. Dup… lui avait bien recommandé de ne pas sortir avant que sa plaie ne fût fermée : il n’a tenu aucun compte de l’ordonnance, et on l’a ramené dans un état déplorable. Ce bon colonel, le croyant en danger, ne l’a pas quitté ; mais comme il est bien maintenant, je pense que Maurice reviendra ici demain, et qu’il s’empressera d’aller se justifier en vous apprenant son dévouement pour M. de Varèze.

— Vous m’étonnez, dit la baronne. Inquiètes de l’air souffrant qu’il avait chez ma nièce, nous avons envoyé chez lui, et l’on a fait répondre qu’il n’était point malade. À quoi bon ce mensonge ?

— Peut-être a-t-on cru devoir cacher son état pour n’en pas ébruiter la cause. Mais croyez que ce que je vous dis est positif.

Hélas ! Mathilde n’en doutait pas ; l’abattement qui se peignit sur son visage le disait assez. Sans doute le maréchal le remarquait, lorsqu’il ajouta :

— C’est peut-être aussi pour ménager la sensibilité de nos jolies femmes qu’on a imaginé ce mystère, et je me serais gardé de le dévoiler, s’il restait la moindre inquiétude sur la vie d’une personne si généralement chérie. Cependant j’en demande pardon à toutes nos grandes dames, mais je ne serais pas surpris que le secret eût été accordé à la seule prière du directeur de l’Opéra. On prétend que mademoiselle N…, qui n’a pas moins de droit qu’une autre à se désespérer de la mort de M. de Varèze, aurait indubitablement refusé de danser, si elle l’avait su en danger. Et l’intérêt du ballet nouveau l’a emporté sur celui de la vérité : on ne la sacrifie pas toujours si à propos, convenez-en.

La baronne se chargea de répondre, et soutint à elle seule l’entretien tant que dura la visite. Mathilde, absorbée dans ses réflexions, se contentait de paraître approuver ce que chacun disait, sans pouvoir s’astreindre à l’écouter. Enfin elle quitta le maréchal pour se rendre chez madame de Méran. Le concert était commencé ; craignant de l’interrompre, Mathilde s’assit dans le salon qui précédait celui où l’on chantait. Elle espérait pouvoir y rester toute la soirée, et se soustraire ainsi aux regards curieux. Mais M. de Méran, ayant appris qu’elle était arrivée, s’empressa de venir lui donner la main pour l’aider à franchir la foule d’amateurs qui remplissait la salle, et la conduire à la place qui lui était réservée entre deux vieilles duchesses.

Elle l’aurait bien dispensé de cet honneur qui l’exposait à entendre, en passant, ce que l’on disait d’elle, de sa toilette et de sa pâleur, dont chacun prétendait expliquer la cause. Enfin la musique recommença, sans qu’on s’en aperçut autrement qu’au soin que prenaient les bavards de chuchoter au lieu de parler à voix haute, et qu’à l’analyse profonde que les femmes faisaient de leur parure, tout en applaudissant froidement aux roulades de la cantatrice ; cependant quelques personnes, réellement émues par les accents de la voix de madame M…, par son talent à la fois si gracieux et si dramatique, donnèrent des signes d’un enthousiasme qui devint bientôt général. Mathilde seule resta silencieuse au milieu des cris d’admiration qui se firent entendre à la fin de l’air qui venait de ravir tous les amateurs. Tant d’indifférence de la part d’une personne connue pour être la plus digne d’apprécier un si beau talent, fut remarquée de tout le monde ; on vint lui dire que madame M… s’était surpassée dans l’espoir d’acquérir son suffrage, et qu’elle s’affligeait de ne l’avoir point obtenu ; ce reproche sortit Mathilde de sa rêverie. Elle s’empressa de se justifier en disant qu’elle était souffrante, et en adressant à madame M… les mots les plus obligeants. Mais si tant de soins prouvèrent sa politesse, et cette crainte de désobliger qui donne aux moindres actions une grâce affectueuse, ils ne détruisirent pas les idées qu’avait fait naître sa préoccupation dans l’esprit de madame de Voldec et de plusieurs autres femmes, intéressées à lui découvrir un secret. Celles qui n’avaient jamais vu M. de Varèze s’appliquer à lui plaire s’imaginèrent que le prince Albert de S… était l’objet de sa rêverie ; en effet, ce jeune prince, doué de tous les avantages qu’on prodigue pour l’ordinaire aux héros de romans, était de plus paré d’un regret amoureux qui ajoutait un grand charme à ses qualités naturelles. Le respect qu’inspirent les nobles douleurs empêchait d’abord qu’on essayât de le distraire ; mais bientôt, encouragé par son sourire à la fois triste et gracieux, on se livrait malgré soi au désir de vaincre sa mélancolie. Cette sympathie du malheur, qui réunit si vite, attirait souvent le prince vers Mathilde ; il lui faisait part avec confiance des sentiments que rappelaient en lui un tableau, un air touchant ou quelque scène dramatique ; et sûr d’obtenir d’elle une réponse affectueuse ou spirituelle, il lui adressait souvent la parole. En fallait-il davantage pour établir qu’il lui rendait les soins les plus assidus, et qu’elle les accueillait avec reconnaissance ?

À dater de ce moment, les femmes qui avaient échoué dans l’entreprise de cette illustre consolation ne pardonnèrent point à Mathilde d’oser y prétendre ; elles l’accusèrent de prendre un air triste pour mieux le séduire ; et, traduisant en aveux ses moindres démarches, ses mots les plus insignifiants, elles finirent par légitimer à leurs propres yeux tout ce que leur ressentiment jaloux allait tenter contre elle.



X


La comtesse de Voldec n’était plus jeune, mais son rang, sa fortune, son esprit, et plus encore sa passion de plaire, lui attiraient assez d’hommages pour qu’elle se fît illusion sur les ravages du temps. Quoique maigre et boiteuse, un joli visage, une taille élégante, des yeux charmants, servaient de prétexte à ses agaceries. Elle avait pour principe que s’il fallait inquiéter pour attacher, il fallait rassurer pour séduire. Aussi commençait-elle par établir qu’à son âge toute prétention devenait un ridicule, et qu’on ne pouvait encore faire valoir ses avantages qu’en les tournant au profit de l’amitié. Appuyée sur ce modeste soutien, elle s’élançait hardiment dans l’arène de la coquetterie, et s’y maintenait en attaquant avec autant de ruse que d’adresse.

Chaque célébrité avait des droits à sa préférence, mais une fois sa curiosité ou sa vanité satisfaite, cette préférence dégénérait en protection ; les gens distingués s’en offensaient, leur dépit en faisait de la haine, et le résultat de ces liaisons passagères était une réciprocité d’épigrammes qui divertissait également les amis et les ennemis de madame de Voldec.

Exercer une influence quelconque était un besoin impérieux pour elle ; publiait-on un ouvrage sur la politique, sur la morale, un recueil de vers ou un roman nouveau, la confidence qu’on lui en faisait était regardée comme une mesure de sûreté contre sa malveillance et les bons mots de sa coterie. Une jeune femme était-elle présentée à la cour, il fallait qu’elle demandât à l’être aussitôt chez madame de Voldec, sous peine d’encourir sa disgrâce et tous les graves inconvénients qui y étaient attachés. Enfin, soit l’empire de sa malice, ou le charme de ses flatteries, on lui rendait une sorte de culte superstitieux qui, tenant moins de l’amour que de la crainte, n’en était que plus fidèle.

Cependant quelques sages, revenus des idées qui soumettent trop souvent les intérêts les plus chers à des vanités despotiques, avaient bravé l’autorité de madame Voldec en restant les seuls guides de leurs femmes ou de leurs enfants. Le duc de Lisieux avait été de ce nombre, persuadé qu’une femme bien élevée, et dirigée par un mari qui connaît le monde, n’a pas besoin d’autre patronage ; il s’était réservé le droit de protéger la sienne, et l’expérience avait justifié cet excès d’audace ; mais si son rang et son âge l’avaient fait pardonner, sa mort livrait sa jeune veuve à toute la rigueur d’un usage que les courtisans de madame de Voldec érigeaient en sévère loi.

Plusieurs de ces officieux, toujours prêts à rendre des services inutiles, parlèrent à la baronne d’Ostange, de la nécessité d’acquérir à sa nièce la bienveillance de madame de Voldec par quelques avances, qui prouveraient le désir de se lier avec elle. La baronne, effrayée de tout ce qui menaçait Mathilde si elle paraissait dédaigner ou redouter l’amitié de madame de Voldec, l’engagea à une démarche d’où pouvait déprendre sa tranquillité. Mais Mathilde répondit à toutes ses instances à ce sujet :

— Mon mari n’aimait point madame de Voldec, et comme la raison réglait tous ses sentiments, je les ai adoptés. C’est ainsi qu’il me guide encore.

Madame de Voldec sut bientôt la résistance que Mathilde opposait à la volonté de ses amis, dès-lors son amour-propre irrité se promit tous les plaisirs d’une vengeance éclatante. Après avoir essayé sa puissance sur M. de Varèze et s’être convaincue qu’elle n’en exercerait jamais que sur son esprit, elle s’était résignée au rôle de confidente, pour laisser croire qu’elle en jouait un meilleur. Les soins qu’elle prenait d’entretenir Albéric des sentiments qu’il n’osait avouer, des espérances qu’il n’osait concevoir, rendaient leurs conversations si animées et si longues qu’elle passait dans le monde pour la femme qui savait le mieux captiver son esprit. Elle ne le vit pas deux fois dans le même salon que madame de Lisieux, sans deviner le sentiment qu’il lui portait. Cette découverte assurait sa vengeance ; mais il fallait qu’Albéric fût aimé, il fallait que l’amour lui donnât cette puissance du mal contre laquelle il n’est point de secours ; la conduite de Mathilde, les plaintes d’Albéric ne l’auraient pas suffisamment éclairée sur ce point. Son génie malin lui inspira l’idée de fixer son observation sur le colonel Andermont, et le découragement peint dans ses yeux, l’effort qu’il se faisait pour sourire à son ami lorsqu’il le voyait auprès de Mathilde, apprirent à madame de Voldec qu’Albéric était préféré. On n’est aussi malheureux que du bonheur d’un autre, pensa-t-elle ; et de nouvelles observations faites sur le trouble de madame de Lisieux en présence de M. de Varèze, sur l’accablement profond où la plongeait son absence, rendirent bientôt madame de Volvec maîtresse du secret de Mathilde. Une méchanceté ordinaire se serait contentée de le trahir. Celle de madame de Voldec, plus ingénieuse, le garda soigneusement ; car elle avait peur qu’un indiscret n’en vînt réjouir Albéric, et lui donner dans la certitude d’être aimé, le courage de tout braver pour arriver jusqu’à Mathilde.

Pendant qu’Albéric avait été retenu chez lui par suite de sa blessure, madame de Voldec lui avait fait de fréquentes visites, en se félicitant très-haut de n’être plus assez jeune pour se refuser le plaisir de soigner un ami.

— Que je rends grâce au ciel de n’être plus jolie ! disait-elle en rajustant ses boucles de cheveux devant un miroir, on n’aurait pas manqué de calomnier mes soins, ou bien vous les auriez refusés par délicatesse. En vérité les femmes ne savent pas assez tout ce qu’il y a de profits à n’être plus jeune.

— Sans vieillir, ajouta M. de Varèze.

Et cette flatterie lui valut le plus gracieux sourire.

C’était le lendemain du concert où madame de Voldec avait rencontré Mathilde. Elle raconta avec les plus grands détails tout ce qui l’avait frappée dans cette soirée, en affectant de ne point parler de la seule personne qui l’avait occupée. Albéric prit vainement cent détours pour l’amener à prononcer le nom qui faisait toujours battre son cœur. Enfin, lorsqu’elle vit son impatience au comble, elle dit en riant :

— Pourquoi vous donner tant de peine pour ne tromper ni vous ni moi ; vous me faites, depuis une heure, des questions sans nombre dont vous n’écoutez pas les réponses. Ne vaudrait-il pas mieux me déclarer franchement que, pour captiver votre attention, il faut que je vous parle de madame de Lisieux ?

— Quelle folie ! répondit Albéric avec embarras.

— Eh bien, vous auriez dû deviner à mon silence, continua-t-elle, que je n’avais rien de bon à dire.

— Tant mieux, j’ai besoin d’avoir mille raisons de la détester.

— Une seule vous serait d’un plus grand secours ; mais vous n’êtes pas encore en état de profiter d’aucun avis sur elle.

— Si, je l’affirme ; vous exagérez la maladie, elle ne lui a pas laissé le temps de faire assez de progrès ; il n’a fallu qu’un mot pour me guérir.

— Il lui en faudrait encore moins pour achever de vous tourner la tête, reprit madame de Voldec ; mais, fort heureusement pour vous, elle pense à autre chose.

— Et à quoi, s’il vous plaît ?

— Que vous importe, puisque vous n’y prenez plus aucun intérêt ?

— On est toujours curieux de savoir à qui l’on vous immole.

— Il est certain qu’une victime telle que vous fait honneur, et que dédaigner votre hommage était un sûr moyen d’en obtenir de plus difficiles. Cela m’explique le charmant caprice dont vous avez été un moment ravi ; on ne parvient à rien d’éclatant sans paraître faire un sacrifice, et vous vous êtes trouvé là fort à propos pour ajouter au prix destiné au vainqueur.

— Si je vous comprends bien, tout cela veut dire que madame de Lisieux s’est moquée de moi. Eh bien, je lui pardonne. Au fait, il était impossible qu’il en fût autrement en voyant à quelle hauteur mon adoration l’avait placée. Il y a un degré de duperie où l’admirateur devient trop ridicule, je m’en aperçois maintenant ; madame de Lisieux l’a vu plus tôt : voilà tout.

— Oh ! ce ridicule-là n’a jamais dérangé l’amour d’aucune femme ; mais vous prenez pour du dédain ce qui n’est dans le fond qu’une ambition fort à la mode ; chacun ne pense aujourd’hui qu’à monter en grade, depuis la fille du négociant qui veut épouser un gentilhomme, jusqu’à la duchesse qui veut épouser un prince.

— Ah ! c’est un prince qu’on me donne pour rival ? vraiment c’est fort honorable, reprit Albéric en affectant d’un air d’indifférence, mais il faut qu’il ait encore d’autres titres à plaire ; c’est assez d’un mariage de vanité dans la vie d’une jolie femme, le second ressemblerait à une manie.

— Celui-là pourrait passer pour un mariage d’inclination.

— Le prince est donc bien aimable ?

— Mais on le trouve intéressant, et je ne crois pas qu’il ait jamais excité votre joyeuse ironie.

— Tant pis pour son altesse, on n’est si bon que pour ceux qu’on ne redoute pas. Mais je devine qui vous voulez dire, et j’ai peine à croire que madame de Lisieux… En êtes-vous bien sûre ? Vous n’aimez pas la duchesse, et j’ai peur que vos préventions…

— Moi, des préventions contre elle ? répliqua madame de Voldec en affectant un ton de bonhomie. Je la trouve charmante, et c’est par égard pour votre ressentiment que je ne vous ai point dit à quel point elle m’a paru belle, jamais je ne l’avais vu si animée par le désir de plaire ; elle avait autrefois un petit air prude et compassé très-disgracieux, mais très-convenable à la jeune femme d’un vieux mari ; son veuvage en a fait justice, et je ne vois plus en elle aujourd’hui qu’une femme destinée à faire les plus brillantes conquêtes. On dit son cœur un peu froid, tant mieux ; elle en aura l’esprit plus libre et sera d’autant plus aimée qu’elle aimera moins. Enfin, je lui prédis de nombreux succès si elle continue comme elle vient de débuter avec vous, et je l’aimerais, rien que pour cette espiéglerie ; je suis toujours du parti des femmes qui nous vengent, ajouta madame de Voldec en prenant un air fin qui semblait dire : remarquez bien que ceci est un reproche.

Soit qu’Albéric ne voulût pas s’en apercevoir, soit qu’il fût trop occupé de Mathilde pour penser à madame de Voldec, il se contenta de l’engager poliment à choisir un autre vengeur, si elle croyait en avoir besoin.

— Car si beaucoup de gens me ressemblent, dit-il, les rigueurs de madame de Lisieux n’obtiendront pas l’honneur d’un beau désespoir.

— Quelle présomption ! ne venez-vous pas de risquer votre vie pour elle.

— Il est vrai ; j’avais la fièvre. Dans mon délire j’ai rêvé que j’étais amoureux ; il fallait bien agir en conséquence. Mais l’accès est passé, et je me sens à l’abri de toute rechute.

En ce moment, Maurice entra. Après avoir salué madame de Voldec avec l’air du plus froid respect, il rendit compte à son ami de plusieurs affaires dont il l’avait chargé auprès du ministre de la guerre, et finit par dire :

— Je voulais aussi aller voir madame de Lisieux pour lui donner un avis qui intéresse son beau-frère, mais j’ai reconnu la voiture du prince de S… dans la cour, et je ne suis pas entré, car il m’aurait fallu attendre la fin de la visite pour parler du motif de la mienne, et cela m’aurait peut-être conduit trop tard.

En écoutant ces mots, madame de Voldec regardait Albéric, qui s’efforçait de lui sourire, tandis que la colère brillait dans ses yeux. Charmée de voir ainsi confirmés par hasard les soupçons qu’elle avait fait naître, elle se retira en faisant promettre à M. de Varèze qu’elle aurait sa première sortie, et en lui garantissant que cette démarche n’aurait pas le même résultat que sa dernière imprudence ;



XI


À peine les deux amis furent-ils seuls, qu’Albéric s’empressa de demander si la réponse du ministre était favorable à son projet.

— Je l’ai trouvé très-disposé à vous servir, dit Maurice, mais il vous blâme, ainsi que moi, de solliciter un commandement en province, lorsque vous êtes placé si avantageusement à la cour.

— J’ai Paris en horreur, reprit le comte vivement, et j’accepterai tout ce qui me permettra de le fuir, fût-ce une sous-préfecture. Vous riez, eh bien, cela est pourtant exact.

— Ah ! je ris du trouble qui naîtrait bientôt de votre présence dans la petite ville où vous placeriez le siége de votre empire : que d’infidélités, de susceptilités, de vanités ; que d’agitations diverses, de caquets surtout !

— En vérité, sous ce rapport, notre grande ville commence à ressembler aux petites, et l’on y trouve de moins l’occasion de former de ces longs attachements qu’on ne voit plus qu’en province.

— Je ne puis croire, mon ami, à votre antipathie pour un lieu où vous obtenez tant de succès.

— Savez-vous bien qu’il ne tiendrait qu’à moi de prendre cela pour un épigramme, dans un moment ?…

— Bon, interrompit Maurice, regardez-vous un mouvement de dépit, un caprice raisonnable peut-être, comme un revers ?

— Sans donner de nom à ce que je ne comprends pas, je sais seulement, dit Albéric, que je suis revenu à jamais du ridicule de traiter sérieusement de semblables affections. Il faut suivre la marche de son siècle, sous celui de Louis XIV, l’amour était le mobile de tout ; il n’entre plus pour rien dans aucune des actions qui illustrent le nôtre, et c’est presque compromettre sa dignité que de rendre des soins assidus à une jolie femme ; aussi voyez-les dans nos salons réunies par cotterie, et réduites à médire entre elles, se disputer le galant suranné qu’une habitude attache encore au devoir de flatter et de plaire. La gloire qu’elles mettent à s’emparer de ce noble débris prouve assez leur détresse. Enfin, soit leur faute ou celle de nos institutions, tout servage est passé de mode ; l’intérêt, le plaisir commencent des liaisons, que l’habitude maintient en dépit de l’indifférence. Ces sortes d’arrangement sont tolérés dans le monde en raison du peu de bonheur qu’il en paraît résulter ; et quand le moment de se quitter arrive, les tendres amants sont tellement excédés l’un de l’autre, que la rupture se passe sans le moindre scandale. C’est ainsi qu’il faut être, sous peine de passer pour un sot, et c’est ainsi que je veux être désormais.

— Sans nier la vérité du tableau, je croyais qu’il était possible de rencontrer des femmes dignes d’un attachement vif et durable.

— Et moi aussi je le croyais ! reprit Albéric en soupirant ; mais j’étais dans l’erreur.

— Non, c’est maintenant que le courroux vous égare, cher Albéric ; ne vous livrez pas plus longtemps au sentiment qui remplit votre cœur d’amertume ; craignez que cette amertume ne se répande dans vos discours et ne vous prépare de cruels regrets. Je lis mieux que vous dans votre âme ; à force de parler le langage de la haine, vous espérez la voir succéder au sentiment qui vous agite ; votre esprit lance des arrêts contre les intérêts les plus chers à votre cœur, comme un souverain fait bombarder une ville rebelle sans penser aux regrets qu’il ressentira en voyant les ravages causés par sa victoire. Épargnez-vous les chagrins attachés à ce genre de triomphe, croyez-en mon amitié.

Ces derniers mots, prononcés du ton le plus affectueux, émurent sensiblement Albéric.

— Votre amitié ! répéta-t-il, ah ! je ne crois plus qu’à elle ; mais si vous voulez qu’elle me soit utile, employez-là à seconder le vœu de ma raison, et ne me parlez plus de cet instant de faiblesse, dont j’espère détruire le souvenir jusque dans l’âme de celle qui a cru pouvoir s’en amuser impunément. Je pourrais me venger par quelque méchant trait. C’est un plaisir à la portée de tout le monde ; je le trouve trop vulgaire. J’effacerai seulement quinze jours de ma vie, et je la reprendrai où nous en étions restés avant ma première visite à madame de Lisieux. Mais j’exige de votre amitié le même oubli, et qu’il ne soit plus question entre nous de ce mauvais rêve : m’en faites-vous la promesse ?

Maurice pensa qu’il pouvait accéder sans regret à la condition qu’exigeait son ami, certain qu’Albéric serait le premier à l’enfreindre.

En effet, peu d’instants après il le questionna sur l’affaire qui regardait le marquis d’Erneville et sur l’avis qu’il en voulait donner à sa belle-sœur. Maurice lui apprit alors que madame de Lisieux ayant refusé au marquis de s’adresser à M. de Varèze pour demander la main de mademoiselle Ribet, il lui avait écrit un billet par lequel il l’engageait à réclamer l’obligeance de son ami dans cette importante négociation.

— Votre santé ne vous permettant pas de faire en ce moment aucune démarche je voulais que la duchesse vous excusât auprès de son beau-frère, et je désirais la prévenir aussi que plusieurs partis avantageux se présentant pour mademoiselle Ribet, il était urgent de parler au plus tôt au comte Rodolphe d’Erneville.

— Quoi ! le vieux marquis a eu recours à vous pour arriver jusqu’à moi ? dit Albéric en riant. Il faut qu’il ait vivement ce mariage en tête ! Voilà de ces sacrifices que l’argent seul peut obtenir de ces âmes fières, et madame de Lisieux aurait cru s’abaisser en sollicitant mon faible crédit en cette circonstance. Eh bien, qui nous empêche de servir les projets de sa famille, sans lui donner la peine de nous en prier ! Ribet vient tous les jours s’informer de mes nouvelles, je vais dire qu’on le laisse entrer, et je lui ferai ce soir même agréer la proposition du marquis d’Erneville.

— Comment, sans plus de réflexions ! dit Maurice avec étonnement.

— Sans hésiter, vous dis-je, et il n’y a pas la moindre présomption de ma part à prédire le succès. Si l’amour ou l’intérêt même devait influer sur cette décision, vous ne m’en verriez pas si convaincu ; mais lorsqu’on traite avec la vanité, on ne craint jamais de se tromper ; je sais tout ce que ce mariage offre d’avantages illusoires à la gloriole du brave Ribet ; je sais qu’il est impossible d’acheter plus cher le plaisir de se rendre ridicule, et je sais encore mieux qu’il va m’embrasser de reconnaissance pour lui fournir cette nouvelle occasion de se faire bafouer par la cour et la ville.

— Si c’est là le sort que vous lui préparez, il n’est pas très-charitable à vous de lui tendre ce piége, et vous feriez mieux d’employer votre crédit sur son esprit à lui persuader d’être heureux de sa fortune en en jouissant avec ses amis et ses égaux, plutôt que de s’exposer…

— Eh ! mon cher, interrompit Albéric, pensez-vous qu’il soit au pouvoir de personne de faire entendre raison à un homme en délire ! Eh bien, de toutes les démences, la vanité est la plus incurable. Si quelque chose au monde en devait triompher, c’est le tableau si comique et si vrai qu’en a tracé Molière ; mais on a ri de ses portraits, on les a reconnus, et la race des Georges Dandin et des bourgeois-gentilshommes ne s’en est pas moins perpétuée. Je la crois même fort augmentée depuis que l’argent a changé de classe, et je n’ai pas la prétention de faire plus que Molière. C’est par suite de sa manie que M. Ribet me porte un attachement si vif. Il ne peut être heureux que par elle, et je me garderai bien de lui donner des avis qui lui en montreraient les inconvénients sans pouvoir l’en guérir. D’ailleurs mademoiselle Aspasie Ribet est fort agréable, et je serais charmé de la voir entrer dans une bonne famille.

— Ajoutez aussi que vous vous amusez d’avance de tout ce que les fêtes de cette noce promettent à votre observation.

— Il est vrai que je connais une certaine cousine Ribet qui sera fort divertissante à voir à côté de madame la duchesse de Lisieux.

Albéric s’efforça de rire en prononçant ce nom proscrit ; mais un sentiment pénible se lisait encore dans ses yeux à travers son sourire moqueur, lorsqu’on annonça M. Ribet ; le colonel se leva au même instant et sortit, pour ne point gêner l’entretien qui allait décider du sort de la charmante Aspasie.



XII


Tout se passa ainsi que l’avait prévu Albéric, et le financier Ribet lui remit ses pouvoirs pour conclure cette noble alliance ; se réservant de la faire approuver par sa femme et subir par sa fille, dans la supposition où mademoiselle Aspasie aurait formé à leur insu quelque autre projet. Mais ce malheur n’était pas à craindre dans ce temps où l’ambition pénètre jusque dans les cœurs les plus innocents. À force d’entendre répéter à ses jeunes compagnes qu’un mariage ne pouvait être heureux qu’autant que la corbeille de la mariée était remplie d’habits de cour, mademoiselle Aspasie avait borné ses idées de bonheur à la condition d’être présentée, à la gloire de charger d’armoiries les panneaux de sa voiture, et au plaisir de passer sa vie dans les salons où ses meilleurs amis n’étaient point reçus.

M. de Varèze s’empressa de faire savoir au marquis d’Erneville le succès de sa demande, et M. le marquis, accompagné de son neveu et de son fils, vint aussitôt le remercier de son intervention, dans cette affaire, et lui demander conseil sur la manière dont l’entrevue devait avoir lieu. Pendant que le marquis parlait, Albéric examinait le comte Rodolphe, comme pour chercher un moyen de le montrer le moins possible à son désavantage ; et Isidore, à qui cette préoccupation n’échappait point, en souriait tout bas.

Rodolphe, accoutumé à être traité comme le plus pauvre de la famille, avait un air embarrassé et des manières humbles qui contrastaient avec sa tenue militaire ; du reste, ni grand ni petit, ni beau ni laid, le plus habile physionomiste aurait eu bien de la peine à démêler son caractère à travers le calmé plat qui régnait sur son visage. Albéric essaya vainement de le faire causer : un sourire, un salut était la seule réponse qu’il en pût tirer. Cette épreuve lui inspira l’idée de mettre les futurs en présence à l’Opéra, où ils pourraient se voir toute la soirée, sans être obligés de se parler. L’empressement du marquis à adopter ce moyen confirma M. de Varèze dans l’opinion qu’il se faisait de l’esprit de Rodolphe ; il fut convenu qu’Albéric accepterait à dîner le lendemain chez madame d’Erneville, et qu’il mènerait ensuite le comte Rodolphe à l’Opéra, où mademoiselle Ribet et sa mère se trouveraient, par hasard, dans une loge à quelque distance de celle du comte de Varèze.

À peine rétabli de ses souffrances, Albéric ne se serait point résigné à la fatigue d’un dîner ennuyeux, s’il n’avait trouvé piquant d’être admis dans l’intimité d’une famille qui faisait profession de le haïr plus que personne, et de s’attacher les parents de madame de Lisieux par un service important, au moment même où il avait résolu de s’interdire tous rapports avec elle. Maurice connaissait trop son ami, pour s’abuser sur le sentiment qui lui donnait tant de zèle à conclure ce mariage. Madame de Lisieux semblait le désapprouver ; elle s’était refusée positivement à lui en parler, sans doute dans la crainte de contracter vis-à-vis de lui la moindre obligation ; et Maurice voyant qu’Albéric agissait plus contre Mathilde que pour M. Ribet, crut devoir confier à la duchesse la part qu’il avait dans cette affaire, et la marche qu’elle prenait.

— Voilà bien le monde, dit-elle avec tristesse ; ma belle-sœur et son mari ont failli se brouiller avec moi lorsqu’ils ont appris que M. de Varèze venait souvent ici, et les voilà qui s’irritent de ce que je ne l’ai pas traité comme un ami intime, en réclamant de lui le service qu’ils en désiraient ! Ils pensent me punir, en me faisant mystère de ce qu’ils obtiennent de sa complaisance ou de sa malice, car il ne sert peut-être leurs projets à tous que pour s’en divertir avec tant de gens toujours prêts à rire du ridicule de semblables alliances. Mais je leur pardonne facilement ces petites inconséquences, ajouta Mathilde, ces cachotteries qui semblent mettre en dehors des intérêts de famille les personnes qui auraient le plus de droits à s’en mêler ; ces sortes d’injures sont ordinairement l’ouvrage de quelque influence étrangère, dont la puissance n’est jamais de longue durée, et l’on ne saurait s’en alarmer ni s’en blesser, continua-t-elle d’un air où le mépris se mêlait à l’indifférence. Mais prenant tout à coup un ton affectueux : — Vous ne me trouveriez pas si indulgente, dit-elle, si j’avais soupçonné un moment votre amitié de seconder ce manége ; mais je sais distinguer les sentiments vrais de ceux que l’amour-propre fait naître et mourir à son gré.

En parlant ainsi, Mathilde tombait dans le tort commun aux personnes qu’une seule idée préoccupe. Elle avait commencé par vouloir dire ce que la conduite de ses parents lui inspirait, et sans la moindre transition, elle était arrivée à ne parler que des mauvais procédés dont elle croyait Albéric coupable. Cette faiblesse d’un cœur blessé ne pouvait échapper à Maurice, et malgré ce qu’il souffrait en reconnaissant dans Mathilde les symptômes du même mal dont il était victime, il chercha à justifier son ami en mettant le même soin que Mathilde à ne le pas nommer. Il serait peut-être parvenu à détruire les préventions qui combattaient si vivement contre Albéric dans l’esprit de madame de Lisieux, si la visite de madame de Méran n’avait interrompu l’entretien.

Elle venait engager sa cousine à l’accompagner à l’Opéra.

— Vous n’y pouvez manquer, dit-elle, c’est un vrai devoir de famille ; M. de Lormier vous l’affirmera. Ne faut-il pas que vous sachiez si le cousin de votre neveu sera millionnaire ou non, et cela de la façon de M. de Varèze ?

— Il me semble que ce grand événement peut se passer sans que j’en sois témoin, répondit Mathilde en s’efforçant de sourire ; et vous feriez mieux, je crois, d’en parler moins haut, car il faut traiter ces sortes d’affaires avec discrétion, sinon elles échouent.

— Oui, quand on en demande le secret, mais Isidore vient d’en parler à M. de Lormier comme d’une chose arrêtée, qui ne dépend plus que du consentement de la petite. Allons voir comment elle accueillera le futur. Isidore a modestement décidé qu’il n’accompagnerait point son cousin ce soir, dans la crainte d’une méprise de la part de mademoiselle Aspasie Ribet ; car si elle se flattait un moment qu’Isidore fût l’heureux mortel, elle aurait peut-être beaucoup de peine à se résigner au cousin Rodolphe. M. de Varèze et votre beau-frère serviront seuls de patrons à l’intéressant jeune homme. N’êtes-vous pas surprise de la tendresse subite de votre famille pour Albéric ? Mais je vous raconterai tout ce qu’on en dit pendant l’opéra.

Et Mathilde se laissa entraîner, moins par complaisance que par le désir de savoir quelle impression lui causerait la vue d’Albéric, et comment il agirait envers elle, car sa conduite pouvait seule détruire ou confirmer les bruits répandus par madame de Cérolle.

L’opéra était commencé depuis longtemps lorsque la duchesse de Lisieux et sa cousine entrèrent dans la loge destinée aux personnes de service à la cour. L’arrivée de deux femmes élégantes ne manque jamais d’attirer les regards, et M. de Varèze, voyant tous ceux des spectateurs se porter du même côté, s’avança pour savoir ce qui causait une telle sensation ; au même instant ses yeux rencontrèrent ceux de Mathilde, et son cœur battit avec tant de violence, qu’il fut obligé de s’asseoir dans le fond de la loge, pouvant à peine se soutenir. On ne saurait exprimer l’indignation qu’il ressentit contre lui-même, en se voyant ainsi abattu sous le poids d’une émotion dont il se croyait à l’abri. Combien son mépris redoublerait, pensait-il, si elle pouvait deviner le trouble où me jette sa vue !

Et, dans sa colère orgueilleuse, Albéric jurait de cacher tous les bons sentiments de son âme sous les dehors d’un cœur sec et d’un esprit frivole.

Dès l’entr’acte, M. Ribet sortit de sa loge pour venir à la rencontre de M. de Varèze et de son jeune protégé. La présentation se fit à la satisfaction de chacun, et l’empressement de mademoiselle Aspasie à montrer son esprit à propos de l’opéra, et ses relations dans le monde, en nommant toutes les personnes qui occupaient les premières loges, apprit assez qu’elle était dans le secret. Jamais on n’avait fait tant de frais pour plaire au capitaine Rodolphe. Aussi en fût-il enivré au point d’y répondre par quelques grosses flatteries ; ce qui fit dire tout bas à mademoiselle Aspasie :

— Il n’y a vraiment que les gens d’un certain monde pour savoir dire d’aussi jolies choses.

Cependant le ballet commence, et M. de Varèze veut emmener Rodolphe qui occupe la place d’un gros parent de M. Ribet ; mais celui-ci, qui désire prolonger l’entrevue, fait signe au cousin de rester dans le corridor ; le parent ne veut pas comprendre un signe qui doit le priver du plaisir de voir danser mademoiselle Taglioni, il s’obstine à rentrer dans la loge, au risque d’étouffer tous ceux qui s’y trouvent, et M. de Varèze, que cette petite scène fait sourire en dépit de son humeur, la termine en sortant lui-même sous prétexte que la chaleur l’incommode. Mais on ne le laisse aller qu’après avoir fait promettre de venir le lendemain à la soirée dansante qu’Aspasie donne à ses jeunes amies. Le comte d’Erneville est prié de l’accompagner ; on les prévient que c’est une réunion intime, et on réclame leur indulgence pour ce modeste plaisir.

Pendant que Rodolphe s’évertuait à soutenir la conversation avec madame Ribet et sa fille, cette dernière adressa un salut à la duchesse de Lisieux, et l’accompagna d’un petit sourire d’amitié qui semblait annoncer une intimité future et inévitable. Mathilde y avait répondu avec politesse. Albéric profita de cette occasion pour la saluer à son tour, et comme il sortit peu de temps après de sa loge, elle espéra qu’il viendrait dans la sienne, car il lui devait au moins des remerciments pour le soin qu’elle avait pris de s’informer des nouvelles de sa santé ; mais il ne vint point ; il s’était contenté de se faire écrire chez elle. Mathilde reçut sa carte au retour de l’Opéra, et il lui fallut entendre tout ce que cette manière de rendre ses devoirs aux gens qu’on ne veut pas rencontrer, fournit de réflexions critiques à madame de Méran ?

— Vous êtes donc décidément brouillés, dit-elle, puisqu’il en agit ainsi ?

— Il me semble que pour se brouiller il faudrait au moins se connaître, et je vois si rarement M. de Varèze…

— Qu’importe, reprit la vicomtesse, on se connaît toujours assez pour avoir le droit de se détester.

— Il fait donc profession de me haïr ? demanda Mathilde, affectant moins de curiosité que de dédain.

— Vous haïr ? ce serait admirable, et c’est alors qu’on vous pardonnerait de l’aimer ; mais il est incapable d’un sentiment si vif et qui nuirait autant à sa gaieté ; c’est en faisant rire aux dépens de ses ennemis qu’il s’en venge : aussi lorsqu’on est insensible au ridicule on n’a rien à craindre d’Albéric. Vous avez eu tort de prendre au sérieux ce petit complot entre lui et madame de Cérolle ; il fallait le laisser entamer la séduction, et la déjouer plus tard. Nous nous serions amusées de leur manége ; n’étiez-vous pas charmée de ses airs distraits, de sa profonde mélancolie, du soin qu’il mettait à se refuser la moindre épigramme, enfin du supplice qu’il s’imposait pour arriver à vous plaire ? Ah ! vous êtes une ingrate de payer si mal de si nobles efforts ; et quoi qu’en dise madame de Voldec, vous auriez pu lui faire tourner la tête ; mais je ne sais quel scrupule vous a tout à coup arrêtée, car cela commençait assez bien. Convenez-en, vous preniez son amour en patience.

— Ses flatteries, vous voulez dire ; comment prendre pour de l’amour des combinaisons d’esprit, de vanité, qui ne sont amusantes qu’un instant, et dont le cœur ne peut être dupe ? Madame de Voldec a raison, je n’ai aucun moyen d’empire sur M. de Varèze ; on peut en donner pour preuve celui qu’elle exerce sur son esprit.

— Eh bien, cet empire diabolique, vous seule pouviez l’anéantir, et le monde entier vous en aurait témoigné sa reconnaissance, car il nous aurait valu quelques moments de repos.

— Vous vous trompez, répliqua Mathilde, à défaut de ce complice, madame de Voldec en aurait trouvé un plus méchant et moins aimable.

— Et c’est ce que nous voulions ; deux méchants bien connus pour tels, dont chaque médisance porte avec elle une amertume qui se fait sentir à toute minute, sont très-près de paraître ennuyeux ; mais un esprit dont la bonté se fait jour à travers la malice a plus de charme, et ses remarques, ses discours, sa moquerie plaisante, ont bien plus de crédit ; enfin j’aimerais mieux encourir toute la vie la malveillance de madame de Voldec que d’alimenter un seul jour l’impitoyable gaieté d’Albéric.

— On n’a jamais fait plus cruellement sa satire, dit la duchesse en soupirant.

— Mais en vous parlant de ces deux grandes puissances, reprit la vicomtesse, j’oublie qu’elles m’attendent : madame de Voldec m’a écrit un billet charmant, qui ne dirait rien du tout, s’il n’y avait en marge un simple mot pour m’apprendre que M. de Varèze vient prendre le thé chez elle ce soir. Comme il a manqué de mourir dernièrement, il faut assister à sa rentrée dans le monde ; Que voulez-vous que je lui dise de votre part ?

— Mais… rien, répondit Mathilde d’un air embarrassé, si ce n’est que je suis fort aise de le savoir parfaitement guéri.

— Je n’y manquerai pas, dit madame de Méran en embrassant sa cousine.

Et elle se rendit chez madame de Voldec.

Lorsqu’elle entra, M. de Varèze était assis à côté de la maîtresse de la maison et causait d’un ton fort animé ; l’arrivée de la vicomtesse les dérangea, mais après quelques politesses obligées, madame de Voldec reprit sa conversation avec Albéric, de manière à laisser croire qu’elle était d’un intérêt extrême. Toutes les prétentions inspirent ordinairement le désir de les déconcerter, et cet entretien que madame de Voldec voulait prolonger pour mieux prouver combien il captivait M. de Varèze, madame de Méran s’amusa à le faire rompre par lui-même, en disant simplement :

— On vient de me charger de quelques mots pour vous, mais je vous les dirai plus tard.

Puis elle se lève et va se mêler aux autres personnes, qui par discrétion se tenaient à quelque distance de l’endroit où causait madame de Voldec ; mais en paraissant tout occupée de répondre à plusieurs questions, elle regarde Albéric, et jouit de l’impatience où elle le voit de terminer une conversation qu’il n’est plus en état d’écouter. Cependant madame de Voldec parle encore, il n’ose s’éloigner d’elle. Enfin sa préoccupation l’emporte, il se lève, et dit pour s’excuser qu’il se fait trop d’ennemis en privant tant de gens aimables du bonheur de causer avec madame de Voldec. Le prétexte n’est point accueilli ; il ne s’en inquiète pas et se rapproche autant qu’il lui est possible de madame de Méran, dont la vengeance à moitié satisfaite veut encore s’exercer sur lui. Il lui adresse en vain la parole ; au milieu du cercle qui l’entoure, elle a peine à l’entendre. Mais il ne se laisse point décourager, à force de persévérance il parvient à se placer auprès d’elle, et à lui demander ce qu’elle a promis de lui dire.

— Plus tard, répond-elle.

— Mais il est déjà plus de minuit, je devrais être retiré depuis deux heures, et sans pitié pour mon impatience vous voulez que j’attende encore.

— J’ai beaucoup de plaisir à vous voir, répond madame de Méran ; votre curiosité vous donne un petit air ému qui me fait honneur. À votre obstination à ne me point quitter, on croit que ma conversation vous plaît plus qu’aucune autre ici ; pourquoi voulez-vous que je renonce si vite à cet avantage. Je n’aurai pas plus tôt rempli la commission dont on m’a chargée, que vous ne prendrez plus le moindre plaisir à m’entendre.

— Je ne crois pas que rien au monde pût me produire cet effet-là, madame, et vous me donnez une grande idée de l’importance de votre mission.

— L’importance d’une chose est souvent tout entière dans la manière dont on l’interprète, reprit madame de Méran, et je ne sais trop celle que l’on pourrait attacher à ces mots insignifiants : « Dites-lui que je suis charmée de le savoir parfaitement guéri. »

— Oui, parfaitement guéri, répéta M. de Varèze avec un dépit visible.

En ce moment plusieurs personnes se rapprochèrent d’eux. La conversation devint générale ; elle tomba sur la duchesse de Lisieux, et sans qu’il fût venu à qui que ce soit l’idée de l’attaquer, madame de Voldec se mit à la défendre, comme si elle voyait clairement, dans l’inquiétude que la tristesse de Mathilde inspirait à ses amis, un désir de lui prêter quelque aventure secrète. Ensuite elle vanta sa vertu, sa beauté, d’une façon si exclusive, que ses éloges outrés devenaient autant de satires des autres femmes, et les animaient tout naturellement contre l’objet d’une admiration si offensante. Plusieurs d’entre elles, contenues par la présence de madame de Méran, essayèrent pourtant de compenser les éloges accordés à madame de Lisieux par quelques mots qui décelaient leur haine pour l’exagération et la flatterie. Pendant ce temps Albéric gardait le silence.

— Et vous, dit à voix basse madame de Méran en se tournant vers lui, que pensez-vous de ma cousine ?

— Moi, madame, je n’ai plus d’avis sur elle, répondit froidement M. de Varèze.

Et il sortit, en laissant madame de Méran convaincue qu’il n’avait plus que de l’indifférence pour Mathilde.

À peine Albéric eut-il quitté le salon de madame de Voldec, que la conversation y devint languissante ; il semblait que chacun de ceux qui s’y trouvaient n’avait été animé que par le désir de lui plaire ou la prétention de le braver, et que son absence mettait fin à leur rôle. Madame de Voldec affectait un air ennuyé qui voulait dire : Personne ne peut m’amuser après lui. Cependant M. de Varèze avait été fort peu aimable toute la soirée. Mais tel est l’empire mystérieux d’un homme à la mode, qu’il ne produit pas moins d’effet par sa maussaderie que par les qualités brillantes qui ont fondé sa fragile puissance.



XIII


Madame de Méran s’empressa de redire à sa cousine l’entretien qu’elle avait eu avec Albéric chez madame de Voldec, sans lui épargner les conjectures qu’elle faisait à cet égard. Ces mots : Je n’ai plus d’avis sur elle, lui paraissaient si dédaigneux, qu’elle cherchait comment Mathilde y pourrait répondre, pour la contraindre à changer cette belle insouciance contre une haine bien motivée. Mais la dignité de Mathilde se refusa obstinément à tous les moyens que proposa madame de Méran, et elle la conjura de ne plus lui parler d’un homme dont chaque mot était une épigramme ou une injure.

Cependant cet homme si outrageant, et qu’on voulait oublier à tout prix, s’appliquait à faire parler de lui sans cesse. Chaque jour amenait un événement nouveau, où, sans jouer le rôle principal, il était toujours cité, soit par la part qu’il y avait prise, soit par la manière dont il s’en était moqué ; s’il n’avait employé que ce dernier moyen pour se rappeler au souvenir de Mathilde, il n’aurait pas si souvent régné dans sa pensée. Mais pendant que chacun admirait son audace, riait de ses folies, et le croyait entièrement distrait du sentiment qu’il avait affiché quelques jours pour la duchesse de Lisieux, il saisissait avec empressement les occasions de lui prouver que ce sentiment l’occupait toujours, et de lui persuader que si elle ne lui avait pas ôté si cruellement toute espérance de lui plaire, il lui serait plus dévoué que jamais.

Cette situation, qui donne à la personne aimée l’attitude d’une femme persévérant dans une passion malheureuse, est une innovation de l’amour-propre dont notre siècle peut se vanter. Avant que la vanité eût acquis ce haut degré de civilisation qui lui donne aujourd’hui les apparences de la prudence et de la fierté, on se faisait honneur de son dévouement pour une femme, lors même qu’il était faiblement récompensé. On trouvait de bonne grâce de paraître enchaîné, et l’homme le moins susceptible d’un sentiment tendre affectait d’en être dominé. C’est aujourd’hui l’hypocrisie contraire qui est à la mode. On veut paraître libre sur tous les points, et cette fatuité-là coûte encore plus cher que l’autre aux femmes. Leur chagrin en voyant la peine qu’on se donne, ou le plaisir qu’en prend à nier l’amour qu’on a pour elles, les compromet bien plus que ne le ferait l’indiscrétion de celui qu’elles préfèrent.

Madame de Lisieux, sans s’expliquer ce qui rendait sa situation insupportable, résolut de s’y soustraire momentanément en allant passer quelques jours avec Thérésia dans une de ses terres à dix lieues de Paris. Elle donna pour prétexte à ce petit voyage la nécessité de faire arranger le château, de manière à ce qu’elle pût y passer l’été avec sa tante ; et bien qu’il n’y eut point encore de feuilles aux arbres, elle témoigna un si vif désir d’aller respirer le grand air, que la baronne d’Ostange consentit à cette absence ; mais il fut convenu qu’elle ne dépasserait point une semaine, sinon madame d’Ostange irait les chercher.

Thérésia était ravie de cesser pendant quelque temps les leçons de dessin, de langues étrangères et de tant d’autres arts et sciences dont on accable une jeune fille, pour parcourir les prés et les bois qui entouraient le parc du château de R…, situé près d’Ermenonville. Mathilde avait promis de la conduire dans ce lieu si justement célèbre par son site pittoresque, la beauté de ses jardins, et plus encore par l’hospitalité qu’y reçut le génie. Mathilde venait souvent dans cette belle retraite méditer sur les sujets qui avaient inspiré tant de pages éloquentes à celui qui reposait sous les ombrages de l’île des Peupliers. Le jour choisi pour cette promenade, Mathilde, ayant confié Thérésia aux personnes qui les accompagnaient, vint s’asseoir près de la tombe de Rousseau ; et là, se livrant à sa triste rêverie, elle se rappela combien de fois l’ironie cruelle, cette arme favorite des Français, avait blessé le cœur le plus sensible ; comment il l’avait accusée d’avoir découragé son esprit, aigri son caractère ; et se retraçant tout ce qu’il disait à son Émile pour le mettre en garde contre cette fatale puissance, Mathilde s’écriait avec le philosophe : Oui, le triomphe des moqueurs est de courte durée[1] ; et désirant se convaincre de la vérité de cette sentence, elle l’inscrivit au crayon sur le tombeau de celui qui l’avait dictée. Puis elle s’éloigna de l’île des Peupliers, en se promettant d’y revenir bientôt rendre grâce à l’oracle.

Mais lorsqu’elle voulut accomplir ce projet, elle trouva le parc d’Ermenonville envahi par une compagnie d’étrangers qui visitait ce beau lieu, en laissant éclater une gaieté si bruyante, qu’on pouvait savoir à leurs éclats de rire à quel endroit ils s’arrêtaient. Mathilde s’étonna que l’aspect mélancolique de ces vieux ombrages, de ces tristes lacs, qui semblent consacrés au silence, au dernier repos, n’inspirât pas à tout le monde, comme à elle, le saint recueillement qu’elle éprouvait ; et dans l’espoir que l’île des Peupliers serait du moins à l’abri de cette profanation, elle se dirigea de ce côté : mais la vue d’un homme assis, occupé à dessiner près du tombeau, empêcha Mathilde d’aborder dans l’île. Elle demanda au batelier s’il connaissait ce jeune dessinateur ?

— C’est, répondit-il, le compagnon d’un autre monsieur qui est descendu hier soir à l’auberge, et qui était déjà venu la veille dans sa calèche. Je ne sais pas son nom, mais si madame la duchesse le désire, j’irai de ce pas m’en informer, et je reviendrai…

— Il n’est pas nécessaire, dit Mathilde en paraissant chasser une idée déraisonnable ; et elle alla retrouver sa voiture.



XIV


Si l’absence aide parfois à surmonter un sentiment trop vif, c’est dans le mouvement d’un voyage et l’agitation du monde qu’on en ressent l’effet. La solitude est toujours complice des faiblesses de l’âme ; on s’y livre d’autant plus au charme de penser à ce qu’on aime, qu’on se sent à l’abri de sa présence. L’impossibilité enhardit la rêverie, et lorsqu’on revient dans le monde dont on s’était éloigné par dépit ou par prudence, il se trouve qu’on a passé tout le temps de l’exil avec l’image qu’on voulait fuir. C’est ce qui arriva à Mathilde : loin d’avoir acquis plus de calme, plus d’assurance, pendant son séjour à la campagne, elle se troubla en revoyant Albéric, comme si tous les aveux, les reproches qu’elle lui avait adressés dans la solitude étaient parvenus jusqu’à lui.

Madame de Méran, importunée de tous les motifs ridicules qu’elle entendait donner à l’absence de sa cousine dans un moment où personne n’était à la campagne, prit le parti de lui écrire les sottes conjectures auxquelles sa retraite donnait lieu, et elle la conjura de les faire cesser par un prompt retour. C’était, disait-on, un désespoir amoureux, un désir d’éprouver la constance de ses adorateurs, une affectation de pruderie, ou le dernier effort d’une vertu mourante. Tous ces caquets n’auraient pas déterminé Mathilde à revenir à Paris, mais madame de Méran ajoutait, qu’après avoir combattu avec indignation toutes ces suppositions malignes, madame de Voldec avait tout à coup rompu l’entretien pour lui demander si elle avait entendu parler depuis quelque temps de M. de Varèze.

— Je ne sais ce qu’il devient, avait-elle dit ; ne l’ayant pas vu depuis plusieurs jours, j’ai envoyé chez lui : on m’a fait dire qu’il était à la campagne.

Cette simple phrase, sans être accompagnée d’aucune réflexion, produisit tout l’effet qu’en attendait la vicomtesse, et dès le lendemain du jour où la lettre fut écrite, elle vit arriver sa cousine.

C’était le soir, plusieurs personnes étaient réunies chez madame de Méran ; la baronne d’Ostange y faisait son whist, et le marquis d’Erneville y causait gravement dans un coin du salon avec M. de Varèze. Mathilde ne les aperçut point d’abord, car sa tante et sa cousine se levèrent pour venir l’embrasser, et plusieurs personnes l’entourèrent ; on se récria sur son éternelle absence de quinze jours, on l’accabla de questions sur ce qu’elle avait pu faire pendant ce siècle d’ennui ; les uns la trouvèrent pâle, d’autres plus fraîche que jamais ; et chacun, sans attendre ses réponses, lui apprenait une nouvelle, une mort, un mariage, une présentation, un projet de ministère : c’était à qui l’étourdirait pour s’en faire écouter. Albéric seul n’avait pas dit un mot, et paraissait absorbé par la conversation du marquis. Mais celui-ci fut obligé de s’interrompre un moment pour venir saluer sa belle-sœur ; alors Albéric se rapprocha de madame de Méran, et la joie qui brilla subitement dans ses yeux aurait suffi pour dénoncer le trouble qui venait de saisir Mathilde.

— C’est de la colère, pensa-t-il, mais n’importe, ma vue lui fait mal ; cela me venge un peu.

Non, ce n’était pas seulement de la colère ; Albéric le savait bien ; mais son amour-propre, engagé envers lui-même, ne voulait pas convenir qu’il succombait à la moindre espérance. Cependant il aurait joui délicieusement de l’émotion de Mathilde, et l’aurait sans doute augmentée par quelques mots affectueux, si la vicomtesse, frappée de la préoccupation d’Albéric, ne s’était penchée vers son oreille pour lui dire :

— Ah ! vous appelez cela être guéri ?

Le bruit de la trompette qui sonne l’heure des combats ne réveille pas plus vite le guerrier qui sommeille. À peine ce mot est-il entendu d’Albéric, que, s’armant du courroux qu’un regard lui faisait oublier, il s’apprête à combattre de toutes les forces de son esprit contre ce qu’il nomme la lâcheté de son cœur.

Madame de Méran cita en plaisantant tous ceux que désespérait l’absence de Mathilde.

— Ces messieurs croyaient m’abuser, dit-elle, en me comblant des soins qu’ils ne pouvaient plus vous donner ; j’étais certaine de les voir arriver aux heures où vous les recevez habituellement ; mais toute leur politesse ne suffisait pas pour me cacher mon état de pis-aller. Les commencements de la visite étaient assez animés. Les nouvelles du jour, un peu de coquetterie même, en faisaient les frais ; mais cette coquetterie, qui vit bien sans fond, ne peut se soutenir contre les attaques d’une arrière-pensée, et je voyais la conversation s’éteindre par degrés, en dépit de leurs efforts. Savez-vous ce que je faisais alors pour la ranimer, chère Mathilde ? Je médisais de vous, de ce goût champêtre qui vous était venu tout à coup au moment où les bals de la cour allaient commencer ; je demandais si quelqu’un pouvait m’expliquer cette singulière idée : et j’avais le plaisir d’entendre aussitôt chacun me répondre à la fois, soit pour vous blâmer ou pour vous défendre ; c’était à qui me prouverait qu’il attendait votre retour pour ressusciter.

— Rien de si probable que de tels regrets, dit M. de Varèze d’un air indolent, et pourtant la personne qui a le plus souffert de l’absence de madame n’est pas venue s’en plaindre à vous. J’en ai l’assurance.

En ce-moment les yeux de Mathilde se portèrent sur Albéric ; ils semblaient animés de l’espoir le plus doux.

— Ah ! j’entends, reprit la vicomtesse, vous voulez parler de…

— De madame de Rennecourt, interrompit Albéric.

— Madame de Rennecourt, dit Mathilde en riant de dépit ; elle me connaît à peine.

— Pourquoi a-t-elle été si malheureuse du départ de ma cousine ? dites-nous-le, je vous prie, ajouta madame de Méran.

— C’est qu’à dater de ce jour, madame, le prince de S… ne l’a pas quittée.

— Ah ! la bonne folie ! s’écria-t-on.

Et chacun se mit à rire, sans s’apercevoir de l’air indigné de Mathilde.

Encouragé par la gaieté qu’il provoquait, M. de Varèze répéta une partie de la conversation qu’il avait entendue la veille entre le prince de S… et madame de Rennecourt. Et il fit valoir à sa manière les efforts de cette dernière pour soumettre le classique de son esprit guindé au romantisme d’un enthousiaste de Goëthe et de Schiller.

— Si vous l’aviez vue, ajouta Albéric, s’élancer dans les nuages d’un monde idéal avec son attirail classique, et poursuivre de citations pédantes la mélancolie poétique de son rêveur du Nord, vous auriez eu pitié du mal qu’elle se donnait. Mettant à contribution les auteurs étrangers, les revues de tous les pays, estropiant les langues mortes et vivantes pour donner au prince une idée de son érudition ; et passant de là aux profondeurs de la métaphysique, elle lui demandait sérieusement son avis sur la force, la forme, la tendance, la spontanéité, l’objectibilité, la simultanéité, et une foule d’autres choses de ce genre. À quoi il se gardait bien de répondre ; car elle lui semblait être dans un de ces moments où il ne faut pas adresser aux fous la moindre parole, dans la crainte de redoubler l’accès. Et madame de Rennecourt, prenant ce soin charitable pour le pieux silence de l’admiration, redoublait d’analyse comparée et d’agaceries métaphysiques. Je crois, en vérité, que tous deux seraient morts à la peine, si je n’étais venu à leur secours en jetant tout au travers du cours de philosophie moderne ces simples mots :

» — Ne trouvez-vous pas qu’il fait ici une chaleur insupportable ?

» Cette saillie eut tout l’effet que j’en désirais. Il faut être resté longtemps dans l’obscurité pour savoir le prix de la moindre lueur. Le galimatias fait la fortune des idées communes exprimées clairement. C’est probablement à cela que j’ai dû l’honneur d’être écouté si favorablement du prince, et de le voir me suivre au même instant dans un autre salon. J’avoue que ce triomphe de mon éloquence sur celle de madame de Rennecourt aurait exalté mon amour-propre, si l’on pouvait se flatter du moindre succès aujourd’hui, lorsqu’on ne fait pas de la galanterie à la manière de Shakespeare ou de la rêverie allemande.

— Je croyais le prince Albert de vos amis, dit Mathilde à sa cousine.

— Certainement je l’aime infiniment.

— Et vous le laissez traiter ainsi ?

— Quel mal y a-t-il à parler de sa manière de rêver l’amour ? Je trouve son visage fort beau, son caractère fort noble, personne ne nie ces avantages. Mais je ne peux pas l’empêcher d’être allemand.

— Vraiment, c’est fort heureux, reprit Albéric en regardant la duchesse, car si vous aviez cette puissance il deviendrait trop dangereux, à en juger par les passions qu’il inspire en dépit de son germanisme.

— C’est assez, dit madame de Méran ; ma cousine a raison, il ne faut pas rire des gens qui aiment ; cela devient un ridicule si rare !…

— Et si mal payé, interrompit Albéric, que le temps en fait justice ; mais je vous demande mille fois pardon de tant d’innocentes niaiseries sur le noble adorateur de madame de Rennecourt. Si j’avais deviné qu’on ne pouvait en rire sans déplaire à madame, ajouta-t-il en s’adressant à la duchesse de Lisieux, je n’aurais pas eu l’inconvenance d’en parler.

À ces mots, le comte de Varèze sortit en laissant Mathilde plus vivement blessée de son excuse que de sa malice.



XV


Dans les mariages d’intérêt, la discussion des articles du contrat est la partie dramatique de cette grande affaire. C’est le moment des craintes, des agitations, des aveux difficiles, des prétentions exagérées ; presque toutes les passions, excepté l’amour, sont en jeu dans cet instant décisif. Aussi le jour fixé pour l’arrêté de compte, la signature du marché, est-il devenu la véritable solennité des mariages à la mode. On invite avec ses parents, ses habitués, une foule de gens que l’on ne connaît pas, à venir contempler les émotions de la fiancée et l’air gauchement heureux du futur. On veut surtout faire admirer les parures éclatantes qu’il offre à sa bien-aimée, et qu’elle s’efforce à recevoir d’un air reconnaissant pour cacher aux admirateurs de ces diamants qu’une partie de sa dot vient de les payer.

Les bans étant déjà publiés et le jour solennel fixé par les deux familles, M. d’Erneville pensa qu’il était temps d’aller faire part de ce mariage à sa belle-sœur. M. Ribet voulut accompagner le marquis et Rodolphe dans cette visite ; il avait préparé un certain nombre de phrases sur l’honneur d’une alliance dont il sentait tout le prix, l’avantage qui résulterait pour sa fille d’être présentée à la cour par la charmante duchesse qui en faisait l’ornement, et plusieurs flatteries aussi délicates qui firent sourire Mathilde malgré elle en pensant au parti qu’en pourrait tirer la gaieté d’Albéric. Enfin, la communication faite, le marquis pria sa belle-sœur de vouloir bien se charger du soin de la corbeille. Son bon goût reconnu, ajouta-t-il, en doublerait le prix.

Mathilde aurait pu se dispenser de prendre cette peine en témoignant quelque humeur sur la manière dont on avait agi envers elle dans cette circonstance ; mais elle dédaignait avec raison ces petits ressentiments pour les petites offenses, qui n’ont d’autre effet que de satisfaire la malignité de ceux qui aiment à contrarier ; et sa générosité naturelle ne lui permit pas de se refuser à ce que l’on réclamait de sa complaisance.

Mathilde consacra plusieurs matinées à l’emplette des châles, des bijoux et des chiffons élégants qui devaient composer cette riche corbeille. Le soin de veiller à ce que les diamants fussent montés avec goût la ramenait souvent chez notre plus fameux joaillier ; elle avait déjà acheté tous les bijoux de fantaisie, lorsque M. F… lui montra une chaîne émaillée qu’il venait de finir, et qui parut à Mathilde plus jolie que celle qu’elle avait choisie quelques jours auparavant ; après l’avoir passée autour de son cou, elle pensa à la garder ; mais par réflexion elle se crut obligée à ne l’acheter pour elle qu’autant que le Comte Rodolphe ne la préférerait pas à celles dont Mathilde avait déjà fait l’emplette, et elle dit au bijoutier de joindre la chaîne, qu’elle détachait lentement, aux divers objets qu’il devait lui envoyer le lendemain à choisir.

Mais lorsque ces différents bijoux lui furent apportés, elle chercha vainement la chaîne qu’elle désirait.

— Comment se peut-il que vous l’ayez oubliée, dit-elle au bijoutier avec impatience ?

Il répondit que la chaîne s’était rompue lorsqu’on avait voulu y suspendre la montre qui lui était destinée, et qu’il faudrait plusieurs jours pour la raccommoder.

L’embarras, le sourire qui accompagnèrent cette réponse, lui donnaient tellement l’air d’un mensonge, que Mathilde demanda à M. F… de lui dire tout simplement la vérité.

— Si vous l’exigez, je vous avouerai, madame, que cette chaîne m’a été pour ainsi dire volée par une personne à qui j’ai eu la sottise de dire que madame la duchesse de Lisieux venait de l’essayer, et qu’elle la trouvait fort jolie.

— Quelle extravagance ! reprit Mathilde en rougissant, cette personne a voulu plaisanter, elle va sans doute vous renvoyer la chaîne.

— Oh ! non, madame, je n’y compte pas, elle en a déjà envoyé le prix ; et si madame savait le nom de cette personne, elle verrait bien que je n’ai aucun moyen de la lui faire rendre ; mais j’ai commandé une semblable chaîne, et dans peu madame la duchesse…

— Je n’en veux pas d’autre, interrompit vivement Mathilde, tâchez seulement qu’il n’en soit pas de même pour les bijoux qui vous restent à me fournir.

Et M. F… se retira en faisant un profond salut.

Peu de jours après, les gendarmes, les lampions placés à la porte de M. Ribet, apprirent à tous les passants le motif qui réunissait tant de gens d’opinions, de goûts, et de quartiers opposés.

Déjà les badauds malins s’amusaient à voir défiler à pas lents le brillant carrosse de l’ambassadeur à la suite de l’humble fiacre du parent ; les bons mots, les quolibets se renouvelaient à chaque fois que la file s’arrêtait ; et les invités se voyaient, malgré leur contenance fière, contraints de subir patiemment les arrêts sévères que l’on rendait sur eux du milieu de la foule.

Avec la fortune de M. Ribet, il était facile d’imiter, de surpasser même le luxe de la plupart de nos grands seigneurs ; et s’il avait obtenu de sa famille de garder le silence sur les choses qu’elle ignorait, on aurait pu se croire chez des personnes habituées à l’élégance et à toute la recherche des gens distingués. M. de Varèze étant l’oracle de la famille, on le consultait toujours sur la manière la plus convenable de dépenser un revenu considérable, et grâce à ses conseils, M. Ribet était parvenu à avoir ce qu’on appelle à Paris une bonne maison ; l’esprit d’ordre du maître s’y faisait reconnaître à travers la magnificence qui d’abord frappait les regards. Ses appartements étaient décorés avec autant de bon goût que de richesse, ses tableaux bien choisis, ses gens bien tenus, sa table servie avec toute la recherche possible ; enfin, l’on peut dire que dans cet ensemble parfait lui et les siens faisaient seuls disparate.

C’était surtout lorsqu’on parlait des ouvrages de nos grands maîtres, des antiquités ou des livres précieux qu’on admirait chez lui, que le bon M. Ribet se montrait dans toute la naïveté de son ignorance. Ravi de l’effet d’un tableau, lui demandait-on de quel peintre il était :

— Ma foi, je ne m’en souviens plus, répondait-il avec le ton d’un homme qui n’est point fait pour entrer dans ces détails-là. Cependant, ajoutait-il, celui-ci doit être de Girodet… ou de Ténières ; car j’en ai payé deux l’hiver passé qui se nommaient ainsi ; au reste, Varèze vous le dira plus certainement, c’est lui qui les a commandés. Quant à ces babioles, disait-il en montrant les modèles en porphyre des temples de Pestum, je les ai achetées à la vente de Denon. C’est lui-même qui les avait rapportées d’Égypte ; et cela donne assez bien l’idée des monuments de ce pays-là. Quant à ces livres, je vous les recommande comme ce que Thouvenin a relié de mieux.

— Dites donc, mon père, comme ce que Voltaire a fait de plus beau, car c’est son théâtre, interrompait alors mademoiselle Aspasie, toujours empressée de relever les bévues paternelles avec une exactitude qui prouvait plus sa science que son respect filial. Et ces petites scènes burlesques amusaient tellement M. de Varèze, que ses ennemis l’accusaient de ne rassembler chez M. Ribet tant d’objets précieux que pour se donner le plaisir de lui en entendre parler.



XVI


Les salons éclatants de lumière commencent à se remplir ; madame Ribet, placée près de la principale entrée, salue humblement les personnes qu’on annonce et les conduit près des premiers siéges vacants, sans s’inquiéter du voisinage qu’elle leur destine. M. de Varèze, debout devant la cheminée, fait à ce sujet des remarques dont la malice de madame de Cérolle paraît s’amuser beaucoup ; la marquise d’Erneville est seule sur un canapé, entourée de fauteuils gardés par M. Ribet, avec un zèle parfois désobligeant pour les personnes qui tentent de s’y asseoir ; il n’en permet l’approche qu’à mademoiselle Aspasie, dont la parure éclatante, les manières enfantines, l’air pudique et les jupons trop courts offrent un bizarre assemblage d’audace et de modestie. Tous ses soins sont pour sa future tante ; on dirait qu’en devenant sa belle-fille, car madame d’Erneville représentait alors la mère de Rodolphe, mademoiselle Aspasie a cessé d’appartenir à la famille Ribet. En compensation de cette injure, le bon Rodolphe semble oublier sa naissance en se mêlant sans fierté aux parents de sa fiancée ; madame Ribet les lui présente l’un après l’autre, et décline leurs noms sans parler de leur état, à moins qu’ils ne soient employés dans l’armée : alors ne manquant pas d’appuyer sur tous les grades au-dessus de celui de capitaine, elle s’enorgueillit de montrer à son gendre des parents en état de lui commander.

La partie militaire de la famille avait fort bonne tournure et se mêlait avec avantage, dans cette présentation solennelle, aux élégants dont la cour se pare ; la partie franchement bourgeoise se faisait remarquer par une tenue convenable ; des parures simples, mais cossues ; des manières naturelles, mais calmes ; une gaieté qu’on voyait sans l’entendre ; une cordialité non familière ; enfin par tout ce qu’une bonne éducation ajoute au bien-être d’une fortune honorable. Mais on n’en saurait dire autant de la partie prétentieuse et brillante de cette nombreuse famille ; tous les ridicules passés et présents s’y trouvaient réunis, et l’on pourra s’en faire une idée en écoutant ce qu’en disait M. de Varèze à madame de Cérolle.

— Remarquez cet important personnage, et il lui désignait alors un homme d’une tournure assez commune et auquel on rendait des honneurs particuliers ; vous devinez sans peine à son air d’insouciance, aux politesses dont on l’accable, qu’il est possesseur d’une fortune colossale dont chacun espère tirer quelque profit, soit pour ses affaires ou ses plaisirs ; c’est un de ces mondors républicains, qui ont une cour comme toutes les puissances. Celui-ci a ses flatteurs, ses journalistes, ses chansonniers, ses complaisants et sa police ; tout cela

       Vit aux dépens de celui qui l’écoute.

et tonne contre la vanité des grands, en buvant le vin du parvenu dans des coupes dorées ; comme tous les courtisans, il leur faut souvent dévorer bien des humiliations ; le maître les salue rarement, quelquefois pas du tout, ne leur répond pas davantage. Mais les jours de fêtes, il leur permet de seconder ses gens dans l’arrangement de son palais, de maintenir l’ordre au milieu de la foule qui encombre ses salons, et de veiller à ce qu’il se vole le moins possible de châles, de fourrures ou même de couverts.

» Ce jeune homme qui le suit, et porte la tête haute et les cheveux bouclés, doit bientôt, à ce qu’on dit, épouser la nièce du millionnaire ; c’est un proche parent de la fière Aspasie ; elle l’a présenté hier à madame d’Erneville, qui soit par crainte ou par caprice, a été fort polie envers lui ; mais elle a beau lui faire des airs gracieux, elle est marquise c’est en vain qu’elle espère l’attirer. Voyez comme il passe devant elle sans la saluer !… il appelle cela de l’indépendance.

— Et cet autre qui affecte l’air indolent le sourire dédaigneux, le connaissez-vous ? demanda madame de Cérolle.

— Si je le connais ! certainement, madame : c’est, dit-on, la sotte copie d’un pauvre original.

— En effet, sa contenance est empruntée, on voit que ses ridicules ne lui appartiennent pas. Comment le nomme-t-on ?

— Mon paillasse, dit Albéric en s’inclinant d’un air modeste.

— Quoi ! c’est vous qu’il prétend imiter en prenant cette attitude nonchalante et cet air goguenard ?

— On l’affirme, madame, et vous conviendrez qu’il n’y a pas d’amour-propre à vous l’apprendre.

— S’il est vrai, reprit madame de Cérolle, que vous soyez pour quelque chose dans les grimaces qui gâtent son beau visage, dans ses manières abandonnées et son regard insolent, il est certain qu’il n’y a pas de quoi se vanter.

— Encore si j’avais ma part dans les succès qu’il obtient ici ?

— Comment ! il plaît, arrangé comme cela ?

— À la fureur, vous dis-je, c’est à qui obtiendra une impertinence de sa part ; ces dames en sont folles malgré tout ce qu’elles ont à souffrir de sa grosse ironie. Il critique impitoyablement leur mise, plaisante sur leurs maris, nomme tout haut leurs amants, sans exciter un instant leur colère. Elles sont convenues de rire de tous ses épais bons mots, de ses histoires scandaleuses, lors même qu’elles s’y reconnaissent ; et, quand il a été méchant jusqu’à l’atrocité, et gai jusqu’à l’indécence, elles s’écrient : En vérité c’est tout l’esprit de M. de Varèze !

— Quelle étrange flatterie !

— Mais voici l’adorable baronne du Renel, continua Albéric, et il faut tout l’attrait qui m’enchaîne près de vous, pour m’empêcher de voler sur ses traces.

— Elle est donc bien séduisante, pour vous inspirer de tels transports ? Je lui trouve une assez belle taille, elle est bien mise, mais elle ne me semble ni jeune ni jolie.

— Et qu’importe ? reprit Albéric, on peut se passer de bien d’autres agréments, quand on possède le charme d’une conversation semblable à la sienne.

— Ah ! elle a de l’esprit ?

— Comme personne, vous dis-je, c’est bien moins l’abondance de ses idées que la nouveauté de ses expressions qui rend sa conversation si piquante ; elle ne dit rien comme une autre et si j’étais assez heureux pour l’attirer près de nous, vous verriez s’il entre le moindre aveuglement dans ma passion pour elle.

— Mais, répliqua madame de Cérolle, ce cercle devient si imposant qu’elle n’osera pas le traverser.

— Ah ! vous la connaissez bien, vraiment ! madame du Renel n’a pas cette retenue bourgeoise qui cloue une pauvre femme sur le siége où on l’a placée. Elle a remarqué que les dames du haut parage se levaient à loisir pour parcourir les salons, en interpellant tous les gens qu’elles y connaissent et en leur parlant très-haut de ce qui les concerne, certaines que les plus petits détails qui regardent une femme de la cour sont toujours d’un grand intérêt pour celles de la ville ; et madame du Renel imite cette noble confiance d’une manière toute particulière.

Comme Albéric finissait ces mots, il vit l’élégante baronne s’avancer bravement vers une personne assise à quelque distance de mesdames de Cérolle, en disant :

— « Eh ! bonjour, chère comtesse, comment va la santé et celle des petits mioches ? pourquoi n’avez-vous pas amené la belle Céline ? Ah ! je comprends elle n’aurait pas été ici dans ses atomes. Elle aime mieux lire un volume de Vater Cott ou un chapitre de Virgile que de rester stagnante dans un fauteuil, à regarder les uns, les autres ; et puis les arrias de la toilette ! j’en sais quelque chose moi ; Herbault m’a fait attendre cette toque jusqu’à neuf heures, jugez de mon impatience, en vérité je buvais mon sang.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria madame de Cérolle, que dit-elle ?

— Ne vous effrayez pas, répondit en riant Albéric, la baronne n’est pas si sanguinaire qu’elle veut bien le dire ; elle aura entendu quelqu’un de ses adorateurs prétendre qu’il se mangeait les sens d’impatience, et c’est ainsi qu’elle met les proverbes les plus communs à la hauteur du langage fleuri. Sa sœur que vous voyez debout derrière elle, désespérant d’atteindre à l’élégance des manières dégagées de la baronne, et pensant d’ailleurs qu’elles seraient moins convenables à une vierge de trente ans, a pris le parti de la langueur et de la sensibilité ; tout l’émeut également ; elle voit dans les actions les plus indifférentes un aveu des plus vifs sentiments, et dans la plus folle gaieté une arrière-pensée du cœur. C’est un charme que de provoquer son attendrissement général ; et Dieu sait les élégies qu’elle va me faire sur le sort qui attend sa cousine ; le mariage lui inspire tant d’effroi… pour les autres !… Ah ! c’est une excellente personne, je vous jure ; chez elle l’envie tourne en pitié.

— Et quel plaisir trouvez-vous à entendre roucouler cette vieille colombe ?

— Un plaisir que l’on ne trouvera jamais près de vous, insensible. Nous déplorons ensemble les dangers attachés à la beauté, à l’esprit, au talent, à l’éclat en tout genre ; je lui dis qu’une femme supérieur est un être qui rompt l’harmonie dans la société ; elle me vante les charmes de l’obscurité, et me dit, en laissant échapper un soupir, qu’on n’aime bien que dans l’ombre. Je lui demande d’un ton doux si elle a connu l’amour ; et comme je lui fais cette question toutes les fois que je la rencontre, elle a sa réponse toute prête, et je vois alors ses petits yeux s’humecter d’une larme qui tombe avec ces mots : « Je n’en ai connu que les peines ! »

— Ce qui est une manière honnête d’en quêter les plaisirs, interrompit madame de Cérolle ; et vous êtes ravi de cet aveu furtif. Je gagerais qu’avec votre patience à subir ses langueurs, elle est parfois tentée de croire que vous l’aimez.

— Parfois ! ah ! vous pouvez dire toujours.

— Eh bien, que ferez-vous de cette certitude ?

— Son bonheur et le mien ; je lui donnerai la douceur de me plaindre, en me réservant le plaisir de la fuir. Ah ! je ne suis point de cette classe de futurs éternels qui vont s’offrir de famille en famille sans jamais épouser, et qui se font mettre à la porte le jour où l’illusion cesse. Je hais ce qui trompe, et la sensible Évélina sait que je suis enchaîné par des serments qui ne me permettent pas de lui consacrer ma vie.

— Regardez, dit madame de Cérolle avec l’accent du dépit, je crois que voici la beauté qui pourrait vous demander compte de ces tendres serments. Ah ! mon Dieu ! comme elle est pâle ! Savez-vous bien que si elle n’y prend garde, elle ne sera plus fraîche dans six mois.

Albéric ne répondit rien ; il venait d’entendre annoncer la duchesse de Lisieux, et jamais Mathilde ne lui avait paru plus belle ; il la contemplait avec une sorte de recueillement religieux. Le contraste de sa mise élégante avec l’abattement de ses traits, de son charmant sourire avec la profonde mélancolie peinte en ses regards, répandait sur toute sa personne un charme inconnu. Elle était parée avec goût, gracieuse comme lorsqu’on veut plaire ; et pour comble d’attraits, on voyait qu’elle avait pleuré.

Mathilde était à peine assise à côté de madame d’Erneville, qu’Albéric avait déjà quitté la place qu’il occupait auprès de madame de Cérolle. Les médisances qui l’avaient amusé jusqu’à ce moment lui auraient paru insupportables en présence de celle qui faisait battre son cœur. Ce n’est pas une des moindres prérogatives de l’amour que de rendre la malice ennuyeuse.



XVII


L’arrivée de la duchesse de Lisieux est le signal de la solennité. M. Ribet vient lui offrir son bras pour la conduire dans le salon, où un jeune et fringant notaire l’attendait la plume à la main pour lui faire signer le contrat, dont la lecture avait eu lieu le matin en comité secret. Madame du Renel s’avance aussitôt pour signer après la duchesse, mais sa qualité de parente qu’elle fait valoir très-haut, n’est pas entendue ; et les ambassadeurs, leurs femmes, un ministre, deux maréchaux de France et tous ceux qui portent quelques marques distinctives passent avant la baronne ; elle s’en venge en causant avec un général-député dont on vante l’esprit, et lui demande son avis sur le discours de M…

— Quant à moi, ajoute-t-elle, il m’a paru si long, si préliminaire, que j’ai levé le pied avant la fin.

Chacun se met à rire, et madame du Renel, charmée de son succès, redouble d’assurance ; elle aperçoit Albéric, et lui fait compliment, à travers le groupe qui les sépare, sur le talent qu’il a mis à mener cette grande affaire. En vain il lui fait signe d’épargner sa modestie, de ne pas le mettre en scène devant tant de monde ; elle s’obstine à montrer de quel ton familier elle lui parle, l’appelle Albéric tout court, ou bien le charmant malin, et plusieurs gentillesses semblables qui mettent M. de Varèze au supplice ; car il est préoccupé d’une tout autre idée que de celle de rire des expressions comiques de madame du Renel.

On passe dans la chambre où les plus riches parures entourent et remplissent une immense corbeille. On se récrie sur le bon goût, la magnificence de chacun des objets qui la composent, en tournant un regard flatteur vers la duchesse de Lisieux ; car le comte Rodolphe n’a pas laissé ignorer qu’elle les avait choisis. Un seul bijou est critiqué par madame de Méran ; c’est la chaîne d’une petite montre de Bréguet, qui lui semble d’un travail surchargé et trop lourde polir le léger bijou qu’elle porte.

— Vous avez raison, dit Mathilde, elle est plus riche que jolie ; j’en avais choisi une autre, et je ne sais pourquoi on y a substitué celle-ci.

En ce moment, Albéric s’avance pour admirer de plus près la montre imperceptible ; il veut savoir si elle diffère de beaucoup de la sienne, et les approchant l’une de l’autre, il laisse voir la chaîne qui suspend sa montre à son cou. Mathilde ne peut retenir une exclamation, en reconnaissant cette chaîne pour celle qu’elle avait choisie. Mais détournant aussitôt les yeux, le soin qu’elle prend de ne pas paraître l’avoir vue, de n’en point être frappée, instruit Albéric de l’effet que sa chaîne a produit ; il la remet sur lui, sans avoir l’air d’avoir voulu la montrer.

Alors on entoure la duchesse de Lisieux. Les femmes veulent savoir où elle a fait faire les garnitures des manteaux de cour de la mariée ; d’où viennent les fleurs, les dentelles qui composent ces différentes parures. Les hommes font de mauvaises plaisanteries sur les chemisettes brodées et les objets intimes du trousseau ; ce qui fournit à Mathilde la réflexion simple qu’on pourrait bien se dispenser d’exposer aux regards de tout le monde les chemises, les bas, enfin le mystérieux de la toilette d’une femme. Il semble que cet usage a quelque chose d’impudique qui devrait choquer le bon goût des Français.

Pendant ce temps, le troupeau de jeunes amies que mademoiselle Aspasie a rassemblées pour les humilier de sa magnificence, font leurs remarques sur les robes destinées à leur riche compagne, et tout en les trouvant admirables, l’une dit avec l’accent du plus tendre intérêt :

— Comment a-t-on eu l’idée de lui choisir une couleur ponceau ; avec sa figure longue et blême elle aura l’air d’une morte dans cette robe-là.

— Je crois qu’elle lui siéra beaucoup mieux que celle-ci, disait une autre en montrant une robe de moire bleue ; car elle a beau se serrer, elle ne paraîtra jamais mince de taille avec cette couleur-là. Et comment trouvez-vous cette guirlande d’épis de diamants mêlés à des roses blanches et montée à l’antique ? Pour elle qui a la figure la moins grecque qu’on puisse rencontrer, elle sera écrasée sous ce riche fardeau.

— Et puis quand on regarde son mari, dit une troisième à demi-voix, on est forcé de convenir que tout cela est payé bien cher. Je n’ai pas sa fortune, mais, certes, rien n’aurait pu me décider à épouser un magot pareil.

— Ah ! c’est pour un nom, dit une des plus jolies de la troupe ; mais la pauvre enfant ne sait pas ce qu’il lui en coûtera pour être comtesse. La belle Aglaure, avec qui nous avons été élevées, n’a-t-elle pas eu la même fantaisie ? Eh bien, demandez-lui ce qu’elle a souffert chaque fois qu’elle entendait dire derrière elle : « Comment se peut-il que la fille de monsieur…, la nièce d’un monsieur…, se trouve ici à côté de nous ? Vraiment c’est une honte, » et cent propos aussi gracieux. Enfin, ces dames de la cour l’ont si mal reçue quand elle a voulu se placer près d’elles comme son rang lui en donnait le droit, qu’elle a fini par ne plus aller au cercle, et qu’elle a été s’enterrer dans un vieux château, pour s’y mettre à l’abri de toutes les humiliations dont on l’abreuvait à la cour. Ah ! ce n’est pas moi qui ferai jamais un semblable mariage. Il faudrait que je rencontrasse un jeune homme bien séduisant, et qu’il me fît tourner la tête, pour me décider à payer son nom par tant de sacrifices.

En disant ces mots, mademoiselle Félicie B… lançait un doux regard au jeune comte d’Erneville, qui affectait de ne pas s’en apercevoir ; car le premier principe d’un homme qui veut devenir à la mode est de paraître blasé sur les agaceries qu’on lui fait : les plus savants vont même jusqu’à dédaigner visiblement ce qu’ils convoitent en secret. Ainsi que de fameux agricoles, ils sacrifient les premiers fruits pour doubler plus tard la récolte.

Mais deux portes s’ouvrent, on se précipite vers une salle où un petit théâtre, décoré par nos plus habiles artistes, promet des proverbes ou peut-être un vaudeville. À l’empressement que les femmes mettent à envahir les meilleures places, aux coups de coude qu’elles se distribuent pour y arriver plus tôt, on pourrait se croire à l’entrée d’un véritable spectacle. Mais M. Ribet, qui a été à la comédie de société de la duchesse de L…, sait qu’en cette occasion la bonne compagnie ressemble beaucoup à l’autre ; et il a placé un piquet d’amis courageux pour s’opposer à l’envahissement des premiers rangs. Albéric offre son bras à la marquise d’Erneville, certain que Mathilde sera placée près d’elle, et qu’il se trouvera plus à portée de la voir. Dans cette intention, il refuse modestement toutes les places qui lui sont offertes, et va s’asseoir dans un coin de l’avant-scène, de façon à voir très-mal le théâtre et fort bien la salle. Lorsque toutes les femmes sont assises, mademoiselle Aspasie se lève, et faisant signe à la jeune personne qui tient une corbeille remplie d’éventails et de bourses, elle s’apprête à en faire la distribution en commençant par les plus beaux.

En cet instant, M. de Varèze causait avec M. de Lormier. Il cesse tout à coup de parler, l’autre en profite pour lui débiter son chapitre de vérités incontestables, sans s’apercevoir qu’Albéric ne l’écoute plus, et que, tout entier à ce qui se passe sur le visage de Mathilde, il épie le moment où elle ouvrira l’éventail qui lui est destiné. Elle le tient ; ses yeux semblent attachés sur le paysage qui s’y trouve peint, elle n’ose les relever ; sa respiration est plus hâtée ; elle porte la main sur son front, comme pour dissimuler l’émotion qu’on y pourrait lire. Mais cette émotion l’emporte, elle sent des larmes prêtes à couler, et cet éventail, cause d’un si vif attendrissement, va servir à le cacher.

Que de charmes sont renfermés dans cette puissance de faire naître par un mot, un souvenir, un tendre soin, la pâleur ou le sourire sur un charmant visage ; et pourquoi faut-il que ce pouvoir divin soit plus souvent accordé aux grâces de l’esprit qu’aux qualités de l’âme ? On accuse les femmes de se laisser trop facilement séduire par les délicatesses d’un amour ingénieux, et de les préférer souvent aux preuves authentiques d’un sentiment irrécusable. Mais ces grandes preuves, ces dévouements héroïques, ressemblent à la partie de ces brillants palais dont on ne se sert qu’aux jours de solennités. Ils ne sont d’aucune utilité dans l’habitude de la vie ; et le petit salon où l’on cause, ce boudoir où l’on rêve, cette bibliothèque qui fournit chaque jour à nos pensées, nous paraissent bien plus agréables à habiter. D’ailleurs les petits soins demandent beaucoup de temps, d’adresse et de bon goût ; il n’appartient pas à tout le monde d’en avoir. Ceux d’un fat sont offensants, ceux d’un sot sont ridicules, et ceux qui plaisent ont beau être dangereux, comme ils ne peuvent venir que d’un homme aimable ils auront toujours du succès.

Cependant madame d’Erneville qui a des droits au plus bel éventail veut voir celui de sa belle-sœur ; mais elle le demande en vain, Mathilde ne peut s’en séparer ; et madame de Méran prend le parti de le lui enlever des mains, pour savoir s’il mérite l’attention qui paraît absorber sa cousine.

— Ah ! ah ! dit-elle en regardant le dessin. C’est bien l’île des Peupliers. Voici le lac, le tombeau ; et cette femme, avec sa taille élancée, son châle bleu et son voile, est tout aussi facile à reconnaître ; mais quels sont les mots tracés sur la pierre, ces mots qu’elle semble vouloir lire ?

— Si vous voulez me le confier un moment, dit Isidore qui se trouvait près de madame de Méran, je suis sûr de les déchiffrer. Et l’éventail passa dans les mains du jeune comte qui lut à haute voix ce passage d’une lettre de Rousseau à madame D…

« Il ne m’a manqué pour être meilleur que d’être aimé. »

En écoutant ces paroles qui ont été substituées à celles qu’elle avait inscrites elle-même sur la tombe de Rousseau, Mathilde ne doute plus de la main qui les a tracées, ni du nom de cet inconnu qui était venu s’établir pendant deux jours dans l’auberge d’Ermenonville. Il lui semble impossible qu’on prenne tant de peine pour se rappeler au souvenir d’une femme, pour chercher à émouvoir son cœur par tant de preuves d’une secrète et constante préoccupation, sans l’aimer vivement : l’amour-propre, le dépit, pense-t-elle, peut se servir des mêmes moyens, mais l’amour seul sait les approprier à son langage ; et l’on peut juger du sentiment qui inspire tant de soins délicats, par l’effet qu’ils produisent.

Non, ajoutait-elle, je suis trop émue pour qu’il me trompe ; et l’âme remplie de cette douce croyance elle n’osait lever les yeux : car elle se sentait, pour ainsi dire, sous le poids du regard d’Albéric, et elle redoutait de le laisser lire dans les siens.

— « Il ne m’a manqué pour être meilleur que d’être aimé, » répéta madame de Méran. Voilà une citation fort encourageante.

— Et bien placée sur un éventail, dit en riant madame de Cérolle, car autant en emporte le vent.

La voix de cette femme qui rappelait à Mathilde tous les torts d’Albéric ; lui produisit une sensation si douloureuse que, s’en étant sans doute aperçu, M. de Varèze imposa silence à madame de Cérolle en lui faisant signe qu’on levait la toile ; mais les acteurs n’étaient pas encore en scène, et madame de Cérolle aurait eu le temps de dire bien d’autres choses, si Albéric n’avait deviné tout ce qu’il y a de pénible à sentir gâter une émotion douce par une inflexion désagréable. En effet le son de cette voix ennemie avait surpris Mathilde dans ses rêves d’espoir, et lui avait fait éprouver la même sensation que produirait un accord faux au milieu d’une harmonie céleste.



XVIII


On donnait un des plus jolis ouvrages de M. Scribe, et malgré le plaisir qu’on avait eu à le voir représenter plusieurs fois, on riait toujours de la mystification d’un oncle plus spirituel qu’on ne les fait d’ordinaire au théâtre, et l’on s’intéressait encore au dépit amoureux de l’aimable héritière. Mathilde surtout retrouvait sa faiblesse dans l’amour de cette jeune veuve pour un homme amusant, moqueur et léger, et elle soupçonnait Albéric d’avoir eu autant de part dans le choix de cette pièce que dans celui des éventails. Chaque mot de ce rôle d’amant, d’abord si froid, si moqueur, ensuite si franchement passionné, semblait une application directe à la manière d’être de M. de Varèze envers Mathilde ; et si elle avait pu s’y méprendre, ces aveux, ces mots d’amour prononcés par l’acteur, et signés d’un regard d’Albéric, l’auraient assez convaincue du soin qu’il avait pris de l’obliger à écouter par ce moyen tout ce qu’elle ne lui aurait pas permis de dire.

Dans l’entr’acte qui séparait le vaudeville d’une farce des Variétés, les hommes quittèrent leurs places pour circuler dans la salle, et M. Ribet vint recevoir les compliments des spectatrices sur le jeu des acteurs et sur les plaisirs d’une réunion si belle.

— Ce n’est pas à moi qu’en appartient le mérite, répétait-il à tout le monde, et sans Varèze rien n’aurait été aussi bien ; c’est lui qui a commandé le spectacle. Oh ! rien n’est tel qu’un ami qui s’y entend ; et vos éventails, ajouta-t-il en s’adressant à madame d’Erneville et à la duchesse de Lisieux, comment les trouvez-vous ?

— Charmants, répondirent-elles.

— Eh bien, c’est encore lui qui les a choisis. Il sait ce qui convient à toutes les jolies femmes ; n’ayez pas peur qu’il donne à la brune ce qui ne va qu’à la blonde, à la vieille ce qu’il faut à la jeune ; il a un tact, un goût qui ne se démentent jamais. Aussi je ne connais pas de femme mieux mise que la petite Rosine ; c’est de toutes les danseuses de l’Opéra la plus élégante.

Ce rapprochement peu flatteur fut médiocrement goûté par ces dames, ce qui n’empêcha pas M. Ribet de continuer le singulier éloge qu’il faisait de son ami, et de vanter à satiété l’adresse de M. de Varèze à découvrir les moindres désirs des femmes, et à satisfaire jusqu’à leurs caprices.

— C’est bien le moins qu’il leur doive pour tout le mal qu’il en dit, prononça une voix que Mathilde crut reconnaître. En effet c’était celle de madame d’Al… qui disait à sa fille :

— Avez-vous entendu ce que l’oracle de M. Ribet débitait sur tout ce qui est ici, à commencer par la famille du maître de la maison ? Vous étiez à côté de madame de Cérolle, et vous savez si, pour lui plaire, il a épargné les plaisanteries et les épigrammes ; il les fait à merveille, je n’en disconviens pas, mais un talent si soutenu en ce genre n’appartient qu’à un méchant homme ; et si vous m’en croyez, ma chère, vous ne l’engagerez pas à votre prochain bal. On danse mal en face d’une batterie de canon qui tire sur les danseurs, et le feu de sa moquerie n’est pas moins meurtrier.

— Mais si je ne l’invite pas, répondit la jolie madame T… à sa mère, je m’en ferai un ennemi.

— Cela vaut mieux que le contraire ; le seul moyen de déconcerter la méchanceté de ces sortes de personnes, mon enfant, est de rompre tout rapport avec elle : vous discréditez leur médisance, dès qu’on en sait le motif ; ils diraient sur vous les vérités les plus dures, révéleraient vos secrets les plus intimes, qu’on mettrait tous leurs propos sur le compte d’un sentiment de vengeance ; au lieu qu’en tolérant leur défaut dans l’espoir d’en être épargné, vous donnez à leur malice toute l’autorité de l’amitié. Comment ne le croirait-on pas, cet aimable médisant ? vous êtes ses amis, il passe sa vie chez vous, vos intérêts, vos ridicules lui sont connus ; le fond de l’histoire qu’il brode a son gré est véritable ; vous êtes forcée d’en convenir, et le vrai qu’il dit vous ôte tout recours contre le faux qu’il débite. Croyez-moi, ma chère, il y a moins d’inconvénient à braver l’inimitié qu’à seconder la perfidie. Ne recevez plus M. de Varèze.

Les airs du vaudeville qui commençait mirent fin à cette conversation dont Mathilde ne perdit pas un mot, car madame d’Al… et sa fille étaient assises derrière elle ; et la croyant captivée par ce que lui disaient tant de gens empressés de la saluer, elles avaient parlé en toute confiance.

Cet avis maternel, dicté par une raison si éclairée, inspira de tristes réflexions à la duchesse de Lisieux et vint empoisonner le charme d’une rêverie pleine d’espérance. Il est si doux de croire à la conversion que l’amour seul peut faire ! Mathilde pensait que la crainte de l’affliger triompherait du naturel malin d’Albéric, et que s’il ne fallait que l’aimer pour le rendre meilleur, elle ferait peut-être bien de lui montrer plus d’intérêt ; mais lorsque sa faiblesse l’entraînait à penser ainsi, le souvenir du complot d’Albéric avec madame de Cérolle, l’opinion que chacun avait sur cet homme qui semblait si dangereux, et plus encore la crainte du sentiment qu’il lui inspirait, la faisaient renoncer au projet de le convertir, et l’affermissaient dans la résolution de lui cacher tout ce qu’elle éprouvait pour lui. Mais cette résolution si fidèlement gardée n’abusait que sa prudence ; Albéric lisait dans ce cœur à la fois tendre et courageux, et c’était bien moins l’incertitude d’être aimé qui le tourmentait, que l’impossibilité de convaincre Mathilde de tout l’amour qu’il ressentait pour elle. En effet, comment faire croire au sérieux des sentiments dont on s’est moqué sans cesse !



XIX


La pièce était déjà à moitié jouée lorsque M. C… P… et le maréchal de Lovano arrivèrent ; on les assiégea de questions, et dès ce moment il fut impossible à leurs voisins de rien entendre de la comédie.

— Qu’avez-vous fait à votre chambre aujourd’hui ? demandai-t-on à M. C… P…

— Eh bien, à quand la mascarade ? demandait un autre au maréchal.

— De pompeux discours, et de pauvres lois.

— Les princesses n’ont pas encore fixé le jour, mesdames ; mais l’on disait ce soir, à la partie du roi, que ce serait plutôt le dimanche que le mardi gras.

— Croyez-vous que l’amendement de B… C… passera ?

— Oui, si D… M… ne le soutient pas.

— Et serons-nous en odalisques, ou en Gauloises ?

— Vous verrez que le ministère sera obligé de fléchir. Il a la rage de vouloir tout concilier, et il sera renversé par les deux partis.

— Il est certain que s’il n’a pour lui que les gens raisonnables, il sera bientôt accablé par le nombre.

— Vous ne serez ni en odalisques ni en Gauloises, mesdames, et pour vous déguiser le moins possible, on a décidé de vous habiller en femmes de la cour de Louis XIV. Vous savez si elles étaient belles, spirituelles…

— Et galantes, ajouta une femme qui n’était pas appelée à être témoin de la mascarade.

— On prétend que D… a parlé à ravir ; qu’a-t-il dit ?

— Rien ; au lieu de réfuter la loi, il a contrarié le rapporteur, et laissant bien loin la question, il s’est promené çà et là en semant partout des fleurs de rhétorique.

— Et que faisaient les ministres pendant ce temps-là ?

— Leur correspondance.

— Je crois qu’ils faisaient bien d’écrire à leurs parents, dit un plaisant de la bourse en riant aux éclats.

— Ah ! mon Dieu ! répliqua M. C… P…, vous ne les aurez pas plus tôt perdus que vous les regretterez ! Nous sommes comme cela en France, nous n’avons nul égard à la bonne volonté du bien. C’est la perfection qu’il nous faut, et qu’il nous faut tout de suite ; car nous ne tenons aucun compte des difficultés qu’y apportent les circonstances et la force des choses, et nous préférons le pire au mieux qu’il faut attendre.

— Que disait-on des Russes ce soir, M. le maréchal ?

— Qu’ils seraient avant six mois à Constantinople.

— Ah ! j’en serais désolé, s’écria M. Ribet.

— Et pourquoi ce grand intérêt en faveur des Turcs ? reprit le maréchal.

— Voulez-vous le savoir ? C’est que les Turcs ne sont jamais venus piller mon château, boire mon vin et faire un harem de mon village. Voilà une raison qui vaut toutes celles de la politique, convenez-en. Et vous, mon cher comte, ajouta M. Ribet en prenant le bras de M. de Varèze, pour qui êtes-vous, pour les Russes ou pour les Turcs ?

— Je suis pour le premier qui battra l’autre.

— Vous voilà bien, vous autres militaires, vous ne connaissez que le vainqueur. Mais si l’une des deux puissances devient trop forte ?…

— Nous la combattrons, interrompit Albéric, et cela nous amusera.

— Beau plaisir ! Vous voulez donc la guerre ?

— Toujours. En France, il n’y a que ce moyen-là de vivre en paix.

— Quelle tête insensée ! Et le commerce ?

— Vous êtes déjà trop riche.

— Que ferez-vous de nos ouvriers ?

— Des conscrits.

— Et de nos manufactures ?

— Des casernes.

— Et qui habillera vos troupes ?

— Les vaincus.

— Ah ! nous ne sommes plus dans le temps où les soldats marchaient nu-pieds à la victoire !

— Qu’en savez-vous, mon cher Ribet ? ces soldats-là ont fait des petits, et je vous affirme qu’ils ne manqueront pas d’officiers pour les commander. Il y aura toujours parmi nous des gens heureux de se faire tuer glorieusement, ne fût-ce que dans l’espoir d’un regret, ajouta M. de Varèze en regardant Mathilde.

Ces diverses conversations furent interrompues par des chut ! partant de tous les points de la salle. La pièce était finie, mais un ingénieux vaudeviliste l’avait prolongée de quelques lazzi pour amener des couplets analogues à la circonstance, où la beauté de la fiancée, les vertus de sa famille, la valeur du futur et la noblesse de ses aïeux étaient rimés tant bien que mal, sur l’air : Il faut des époux assortis.

Enfin l’auteur avait si habilement distribué ses éloges, que, bien que personne n’en fût la dupe, tous les amours-propres étaient contents.


XX


Après avoir prodigué leurs flatteurs applaudissements au poëte et à son sujet, les invités se rendirent dans de nouveaux salons, où les attendaient plusieurs tables magnifiquement servies. Dans ces sortes de solennités, les rôles sont à peu près distribués, comme au théâtre, à chacun selon la nature de son emploi ; le père noble doit donner la main à la mère, l’amant à l’amante, ainsi de suite ; et celui qui a conduit l’intrigue n’est pas, d’ordinaire, le moins bien partagé : c’est sans doute en raison des obligations qu’il croyait lui devoir, que M. Ribet avait réservé au comte de Varèze l’honneur d’offrir son bras à la duchesse de Lisieux pour la conduire à travers une longue galerie jusqu’à la place qu’elle devait occuper à la table de vermeille. C’est ainsi que madame Ribet désignait celle destinée à l’élite de ses invités.

Cette espèce de tête-à-tête au milieu de la foule, cette occasion fortuite de dire ou d’entendre ce qui plaît, si vivement enviée par ceux que tant d’obstacles séparent, on croit qu’Albéric en profitera pour se justifier, pour s’attirer adroitement un de ces mots, de ces reproches qui valent un aveu ; on s’attend à ce que son esprit, si ingénieux à trouver les moyens de faire parvenir sa pensée, ne laissera pas échapper ce moment, précieux. Eh bien, cette assurance, cette présence d’esprit, cette facilité de s’exprimer qui le distinguent, l’abandonnent en cet instant au point de s’en étonner lui-même. Il sent le bras de Mathilde s’appuyer doucement sur le sien, car elle a peine à se soutenir ; et le trouble qu’elle éprouve se communique au cœur d’Albéric, il en redouble les battements ; une émotion inconnue s’empare de lui ; ses idées se confondent, il n’en peut exprimer aucune, et Mathilde le croirait devenu tout à coup insensible si le tremblement qu’il éprouve ne se faisait sentir au bras posé sur celui d’Albéric. Ah ! combien elle lui sait gré de se taire ! qu’un mot spirituel gâterait cette douce émotion. Ils sont arrivés à la place gardée pour la duchesse de Lisieux, et tous deux restent debout derrière cette place, sans penser qu’elle doit s’y asseoir. Enfin, madame Ribet la prie de s’y mettre ; Mathilde quitte le bras de M. de Varèze ; et remarquant la profonde tristesse qui se peint sur ses traits, au moment où elle se sépare de lui, elle lui remet son éventail en disant :

— Gardez-le moi pendant le souper ; mais ne le perdez pas.

Un regard plein de reconnaissance répondit seul à cette recommandation gracieuse.

— Et moi, que me donnera-t-on à garder ? dit le maréchal de Lovano, que Mathilde n’avait pas aperçu près d’elle.

— Vous aurez mon bouquet, répondit-elle avec ce ton léger qui sert si bien à cacher l’embarras des femmes.

— J’accepte, reprit le maréchal, et si M. de Varèze m’en croit, nous ne rendrons rien de tout cela.

— Je m’en garderais bien, répondit Albéric, que la voix du maréchal rendait pour ainsi dire au monde.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que madame me le pardonnerait, répliqua le comte d’un air triste.

— Ah ! cela n’est pas certain, dit Mathilde ; je tiens à tous les souvenirs de cette journée.

Puis, cherchant à dissimuler sa préoccupation en parlant d’autre chose, elle demanda au maréchal ce qu’il avait fait de son aide de camp, du colonel Andermont, et lui reprocha de lui avoir sans doute donné quelques ordres qui l’empêchaient de venir à cette fête.

— Puisque son absence est si vivement remarquée de vous, madame, je serais charmé de l’avoir provoquée ; mais je dois vous avouer que non-seulement je n’en suis pas la cause, mais que j’ai fait mille instances inutiles pour qu’il m’accompagnât ici. Il a prétendu que le bonheur du comte Rodolphe n’avait pas besoin de lui pour témoin, et qu’en général il avait pour les mariages d’apparat une antipathie invincible. Je l’ai blâmé dans son refus, maintenant je l’approuve. Il n’aurait pas su à quel point on peut désirer sa présence, à côté même des gens les plus aimables. Ce n’est pas ce qui l’intéressera le moins du récit que je lui ai promis.

— Ah ! je voudrais savoir comment vous lui raconterez cette soirée, dit Mathilde, et les observations qu’elle vous fournira.

— Mon récit lui paraîtra bien fade après celui de son ami, ajouta à voix basse le maréchal ; mais je lui dirai beaucoup de choses qu’il n’apprendrait pas de sa confiance ou de son indiscrétion.

Un sourire malin expliqua suffisamment à Mathilde le sens de ces paroles. Elle se félicita de n’avoir pas à y répondre ; car M. Ribet, qui faisait sa ronde, s’arrêta près d’elle pour s’informer de ce qu’elle pouvait désirer, en provoquant son admiration sur le coup d’œil qu’offrait une table resplendissante d’or, de lumières, de fleurs, et entourée de dames charmantes. C’est ainsi que M. Ribet appelait une réunion composée d’un petit nombre de jolis visages et d’une quantité de femmes parées, les unes avec la simplicité qui convient à celles dont le luxe est réservé pour la cour, les autres avec toute l’élégance des femmes à la mode, et les dernières avec tous les diamants que, faute de meilleures occasions, elles sont réduites à montrer au spectacle ou en famille. Plusieurs de celles-ci étaient d’un ridicule frappant, et le maréchal s’étonnait de voir Albéric les regarder d’un air indifférent, et sans penser à en rire.

— Qu’a-t-il donc ? demanda-t-il à la duchesse en lui montrant M. de Varèze ; et d’où vient ce respect pour tant de caricatures ? Les trouverait-il indignes de sa moquerie ? ou bien la réserve-t-il pour nous ?

— Mais ce sont, je pense, des amis de la maison, dit Mathilde avec embarras, et il doit des égards…

— Excellente raison, ma foi, et qui aurait grand empire sur son esprit ! Non, dites plutôt qu’il n’épargne tant de victimes que pour en sacrifier une plus noble. Je le suis dans sa marche, ajouta le maréchal d’un ton plus sérieux, et je vois tous les détours qu’il prend pour arriver à son but, les obstacles qu’il crée pour se donner la gloire de les braver, les intérêts qu’il met en jeu, ceux qu’il décourage, les vanités qu’il rend complices de ses desseins ; enfin j’observe ses progrès ; j’en suis parfois effrayé… Et vous ?

Cette question mit le comble au supplice qu’éprouvait Mathilde en écoutant le maréchal. Elle s’efforça vainement d’y répondre par quelque plaisanterie, il y avait des larmes au fond de sa gaieté ; et lorsqu’en se levant de table elle prit le bras du maréchal, elle ne se sentit pas le courage de réclamer d’Albéric le dépôt qu’elle lui avait confié. Il la vit rentrer dans les salons sans même regarder s’il la suivait, et prendre ensuite le chemin du vestibule. Un moment après, il entend appeler les gens de la duchesse de Lisieux ; il veut la rejoindre, lui parler ; mais plusieurs personnes l’entourent, et le maréchal ne la quitte pas. C’est lui va la conduire jusqu’à sa voiture, Albéric n’a plus aucun moyen de lui apprendre ce qu’il éprouve, l’ivresse où l’a plongé le peu de mots qu’elle lui a dits, l’impression qu’il conservera éternellement du regard qui les accompagnait ; enfin, dans cet instant cruel, il donnerait jusqu’à son espérance pour retrouver le peu de moments qu’il vient de laisser échapper sans lui parler de son amour. Il sait trop que loin de lui tout conspire contre le triomphe de cet amour, dont il voulait douter lui-même ; il prévoit tout ce que la perfide prudence des gens qui l’accusent de méchanceté va tenter pour détruire sa faible puissance sur le cœur de Mathilde ; et son esprit, si adroit à se préserver des piéges qu’on lui tend, ne sait comment la prévenir du mal qu’on veut leur faire à tous deux. Il a donné tant d’armes contre lui quand il n’aimait qu’à combattre, que le jour où il se sent vaincu, il doit être accablé.

Tout entier à ces réflexions pénibles, il était parvenu presque involontairement dans le vestibule, et se disposait à quitter une fête que le départ de madame de Lisieux allait rendre déserte pour lui, lorsque mesdames de Cérolle, suivies de M. Ribet, vinrent le réclamer pour entendre chanter les nouvelles romances de M. B…

— Elles sont ravissantes, disaient ces dames, et vous ne pouvez vous refuser à les entendre. D’ailleurs, madame la baronne du Renel a cent choses à vous dire.

— C’est trop de séductions à la fois, répondit Albéric, et j’ai un mal de tête qui ne permet pas d’en profiter.

— Vain prétexte, la musique vous fera du bien.

— Et puis cher comte, il faut que nous convenions de l’heure pour après demain, dit M. Ribet en cherchant à faire rentrer Albéric.

— D’ici là je viendrai prendre les ordres de madame Ribet, répondit-il.

— Quoi ! ajouta madame de Cérolle, vous nous laisserez traverser toutes seules notre éternel faubourg, quand vous aviez promis de nous servir d’escorte ? J’ai dit à mes gens de ranger ma voiture près de la vôtre, afin que nous pussions partir au même moment, et vous risquez de l’attendre une heure, je vous en préviens.

— Si c’est ainsi, je profiterai de celle de M. de Lormier.

À ces mots, la duchesse de Lisieux, qui parlait à M. Ribet, éleva la voix pour le prier de lui faire savoir l’heure où il faudrait se rendre le surlendemain chez lui pour aller de là conduire les mariés à l’église.

— Ce sera, je pense, vers midi ; au reste, j’aurai l’honneur d’en instruire moi-même madame la duchesse, dit en s’inclinant profondément M. Ribet.

— Eh bien donc, après-demain à midi, répéta Mathilde en regardant Albéric ; je ne vous dis pas adieu.

Et elle sortit pour monter dans sa voiture : Albéric la suivit en dépit de M. de Lormier, qui le retenait par son habit, en lui criant de toutes ses forces :

— Mais restez donc, ce n’est pas encore la nôtre ; vous allez vous enrhumer, il fait un froid de loup.

Albéric ne s’embarrassait guère de ces prudentes recommandations. Il était déjà sur le perron, exposé, sans manteau, à la pluie glacée qui tombait ; et il regardait fermer la portière du landau de madame de Lisieux, avec une attention singulière ; car il espérait qu’il pouvait encore être aperçu d’elle, et qu’elle devinerait, en le voyant là, combien il était reconnaissant de cette phrase si commune pour tout le monde, et pour lui si pleine d’avenir :

Je ne vous dis pas adieu.



XXI


— Eh bien, comment s’est passée cette grande soirée ? dit Maurice en voyant le lendemain arriver son ami.

— Comme toutes celles de ce genre, répondit Albéric ; mais je viens savoir ce qui t’a empêché d’y venir.

— D’ennuyeuses affaires ; des lettres à écrire…

— J’entends, on appelle ordinairement ainsi les raisons qu’on ne se soucie pas de donner, et je n’insiste plus.

— Il est certain, reprit le colonel, que j’aurais pu, à la rigueur, remettre à un autre jour le soin de ces bagatelles ; mais qu’aurais-je fait de mieux chez ton ami Ribet ? J’aurais vu, recouverts d’un luxe éclatant, des gens et des choses assez ridicules. J’aime mieux les voir par toi, ils ne m’auront pas attristé, et j’en rirai de même.

— En vérité, je ne me souviens plus d’une foule d’observations que j’avais faites à ton intention, mais le maréchal doit t’avoir dit que la duchesse de Lisieux était hier d’une beauté…

— Ah ! je suis charmé de t’en voir convenir ; car l’opinion d’un ennemi vaut mieux en pareille circonstance que celle d’un adorateur, et j’avais soupçonné le maréchal d’un peu d’exagération. Quand il m’a affirmé qu’elle effaçait par son éclat et sa grâce toutes les femmes qui se trouvaient là, j’avais envie de lui demander comment tu t’étais comporté envers elle pendant tout le temps que vous vous êtes trouvés en présence. Mais, s’il faut te l’avouer, j’ai tremblé qu’il ne me racontât quelque mouvement d’humeur, quelque mot trop piquant de ta part ; et la crainte d’avoir à te blâmer l’a emporté sur ma curiosité.

— Mais qui peut t’avoir donné une semblable idée de ma politesse ?

— Oh ! ta politesse ne m’inquiétait point ; je sais bien que tu peux être malin, blessant, cruel même, et tout cela le plus poliment du monde ; mais d’après ce que tu m’as dit l’autre soir de ta haine pour madame de Lisieux, et des projets de vengeance dont j’ai eu tant de peine à te détourner, il m’était bien permis de craindre un peu pour elle.

— Il est vrai, reprit Albéric, confus du changement subit qu’un moment d’espoir, une illusion peut-être venait d’opérer en lui, j’ai abjuré ma colère ; et ce qui te paraîtra misérable, c’est que je n’ai pas un motif réel pour cela.

— Ils sont tous bons, lorsqu’ils empêchent de se venger des gens qu’on aime.

— Tu sais donc que je l’aime ? dit Albéric en serrant la main de son ami.

— Si je le sais ! reprit Maurice en levant les yeux au ciel.

— Eh bien, tu devrais m’aider à la convaincre de mon amour, ou à l’oublier.

— Ce soin te regarde seul. J’ai souvent combattu son opinion sur ton compte ; elle m’écoutait avec plaisir, mais sans me croire : ce n’est pas étonnant, mon amitié pour toi m’ôte tout crédit sur son esprit ; elle sait que je mourrais plutôt que de nuire par le moindre avis au sentiment que…

L’oppression que ressentit Maurice en prononçant ces mots ne lui permit pas d’achever. Et pour la première fois, Albéric fut frappé de la pâleur qui couvrait tout à coup le front de son ami lorsqu’il lui parlait de son amour pour Mathilde. Au même instant, une terreur secrète s’empara de son cœur, et tous les chagrins attachés à une rivalité semblable lui apparurent. Le silence, la générosité de cet ami si dévoué, le bonheur que ses nobles qualités promettaient à la femme qui posséderait son amour, et plus encore l’idée de la supériorité de l’homme qui dévorait ses peines pour le servir sur l’homme qui s’efforçait d’enlever à son ami la femme qu’il adore, décidèrent au même instant Albéric à se contraindre, et à triompher s’il était possible d’un sentiment qui devait lui coûter le repos de l’être qu’il estimait le plus.

Pénétré de ces pensées et décidé à imiter l’héroïsme de son ami, Albéric mit la conversation sur les nouvelles politiques, et s’efforça d’en parler avec tout l’intérêt d’une personne qui n’en a pas d’autre.

Maurice aurait pu lui témoigner quelque surprise de la manière brusque dont il avait cessé toute explication sur madame de Lisieux, et cela au moment où il semblait le plus disposé a lui en parler avec toute confiance ; mais il avait toujours tant de peur de se trahir, qu’il saisissait avec empressement l’occasion de s’occuper d’autres intérêts ; et puis l’excès de sa souffrance l’avait empêché d’en voir l’effet. On croit si difficilement à la pitié qu’on ne réclame pas !

Cet instant priva M. de Varèze d’un bien qu’il n’était pas en son pouvoir de recouvrer. Son talent de moqueur lui attirait assez de flatteurs ou de complices, mais il n’avait rencontré dans sa vie qu’un seul homme dont le noble caractère eût dédaigné son ironie, et dont le cœur délicat eût compris toutes les qualités du sien. Maurice avait seul le pouvoir de le blâmer en face, il ne montrait qu’à lui son âme tout entière ; et la certitude de posséder son estime le rendait invulnérable aux atteintes de l’envie et de la malveillance que sa gaîté railleuse lui attirait. Sa confiance en lui n’était limitée par aucune considération. Il l’aimait au point d’avoir tort à ses yeux sans en être humilié. C’était à la fois sa conscience et sa consolation ; et ce trésor d’amitié dont il jouissait depuis tant d’années sans que jamais la crainte de le perdre en ait altéré le charme, il lui était ravi sans qu’il osât s’en plaindre. Un secret s’élevait entre lui et Maurice, et ce tiers importun les séparait plus que n’eût fait le ressentiment ou l’absence.

Cependant Albéric espéra triompher des inconvénients attachés à cette situation, en laissant Mathilde l’arbitre de leur amour. — Sans doute, pensait-il, elle sait que Maurice l’aime, et son choix est déjà fait ; mais si l’amitié m’ordonne de ne rien tenter pour l’emporter sur mon ami, elle ne va pas jusqu’à me prescrire le refus d’un bien qui ne lui est pas destiné : c’est déjà tant sacrifier que de renoncer au désir de lui plaire, et de s’interdire tous les soins qui lui prouvaient ma constance. Vraiment c’est dommage, je me sentais déjà si honteux des défauts qu’elle blâme, si ambitieux d’acquérir les qualités qu’elle préfère ! Ah ! le ciel ne veut pas ma conversion puisqu’au moment de l’entreprendre, il me fait un devoir de ne plus chercher à paraître aimable.

Par suite de ces réflexions, Albéric se décida à brûler le billet qu’il venait de joindre à l’éventail de madame de Lisieux, dans l’intention de le lui renvoyer. Car ce billet, quoique fort court portait l’empreinte d’un sentiment trop vif, trop tendrement respectueux pour ne pas toucher un peu celle qui l’avait inspiré ; et Albéric commença par cette épreuve la série des sacrifices que sa générosité devait lui imposer.

Mathilde attendait à chaque instant le renvoi de cet éventail qu’elle n’avait pas laissé par inadvertance entre les mains de M. de Varèze ; quelquefois même, en se rappelant la manière dont elle lui avait dit adieu chez madame Ribet, elle se flattait qu’enhardi par l’émotion qu’elle se reprochait d’avoir si mal cachée, il oserait peut-être lui rapporter lui-même cet éventail. Aussi, devoirs, plaisirs, rien n’avait pu la décider à sortir de chez elle pendant la longue journée qui s’écoula entre le contrat et la cérémonie nuptiale.

Il arrive parfois qu’à force d’espérer une chose, on se persuade qu’elle nous a été promise. Mathilde commença par s’avouer qu’elle n’avait pas accueilli M. de Varèze de façon à lui ôter toute idée de rancune de sa part ; ensuite elle pensa qu’il l’avait devinée, et qu’il s’exposerait sans crainte au hasard d’être bien ou mal reçu ; puis elle se mit à l’attendre ; et quand l’heure des visites fut passée, elle se trouva au même degré d’humeur et de dépit que lorsque l’on est resté seul une soirée consacrée à un rendez-vous.

Le lendemain, son visage offrait encore les traces de ce qu’elle avait souffert la veille. Mais ce n’était plus cette ineffable langueur qui charmait Albéric : une agitation pénible se lisait dans ses regards ; un sourire contraint, une voix plus éclatante, une démarche plus vive, trahissaient les sentiments amers qui altéraient sa douceur accoutumée ; et celui qui causait un si flatteur dépit pouvait seul lui pardonner d’enlaidir tant de charmes.

Tous les parents, soigneusement triés par M. Ribet dans les rangs inégaux de sa famille, étaient déjà rassemblés, et se mêlaient timidement aux vieux et jeunes seigneurs qui arrivaient à la suite de la marquise d’Erneville, lorsque la duchesse de Lisieux se rendit chez madame Ribet. La mariée l’attendait avec impatience pour avoir son avis sur la manière dont il fallait placer la palme virginale, et laisser flotter son voile de manière à ne rien cacher de sa parure, sans pourtant nuire à la modestie d’étiquette dans un pareil costume. En voyant mademoiselle Aspasie pâle et l’air abattu, Mathilde sentit pour elle cette sorte d’intérêt qu’inspire une jeune personne au moment de se sacrifier à l’ambition de sa famille ; mais elle s’aperçut bientôt que l’altération qui excitait sa pitié n’avait pour cause que deux heures passées dans les tortures d’une toilette extraordinaire, et dans la crainte de ne pas produire tout l’effet qu’on devait attendre de tant de soins et de luxe. Pendant que la mariée passait de l’impatience au ravissement de se trouver si belle, sa mère, debout à côté de la glace où se mirait sa fille, la regardait en silence en essuyant une larme qui s’échappait de ses yeux ; car sa vanité maternelle cédait en ce moment aux regrets, aux tristes pressentiments qui font trop souvent dans ce jour solennel le supplice d’une mère. Sans avoir assez d’esprit pour analyser le bonheur des gens du monde, madame Ribet savait que le sien n’avait rien gagné à l’immense fortune qui la plaçait parmi eux, et malgré l’extrême modestie qui lui laissait présumer que l’éducation brillante, les agréments de sa fille la mettraient à portée de profiter mieux qu’elle des avantages de sa position, son bon sens lui disait qu’elle aurait été plus heureuse de l’amour d’un mari aimable que des titres vains qui allaient la livrer au dédain de sa nouvelle famille et à l’implacable envie de ses pareils.

Enfin l’on vint avertir la mariée qu’on n’attendait plus qu’elle ; il fallut mettre à la hâte le bouquet présenté par Rodolphe, dont l’air ébahi semblait dire : « Quoi ! cette femme si richement parée est à moi ! » Cependant le comte d’Erneville voyait journellement des personnes élégantes, mais il en était dédaigné au point de lui ôter toute idée de chercher à leur plaire, et dans son humilité une semblable possession lui paraissait un rêve. D’ailleurs il était franchement amoureux ; les petites minauderies de son Aspasie, les préférences visibles qu’elle lui accordait devant tout le monde, lui faisaient l’illusion du plus tendre retour ; et, quand elle l’appelait familièrement : « Cher comte Rodolphe d’Erneville », il était le plus heureux des hommes. Avec un peu plus de finesse, il aurait pu s’apercevoir qu’on ne le traitait jamais mieux qu’en présence de sa famille, et que lorsqu’il se hasardait à venir seul faire sa cour à mademoiselle Ribet on le recevait plus légèrement ; mais il mettait cette négligence sur le compte de l’intimité, et puis il pensait avec raison que, lorsqu’on veut faire fortune, il ne faut pas être susceptible.

Un concert d’éloges, de félicitations, retentit dans le salon lorsque la mariée et sa suite y entrèrent ; le marquis d’Erneville s’empara de sa main ; M. Ribet offrit la sienne à la marquise, et Mathilde se vit contrainte d’accepter celle du vieux duc de G… qu’elle connaissait à peine. Elle en avait espéré une autre, et ne concevait pas comment Albéric n’était pas à la tête des amis de M. Ribet. Ses regards le cherchaient vainement, et pourtant elle était sûre de l’avoir aperçu dans le salon au moment où l’on était venu la demander de la part d’Aspasie. Le colonel Andermont, touché de l’inquiétude qu’elle ne pouvait dissimuler, s’approcha d’elle et trouva le moyen de lui dire sans affectation, qu’ayant appris que le duc de M… venait d’arriver de R…, M. Ribet s’était empressé de l’inviter à la cérémonie du mariage, et que pour être plus sûr de l’avoir pour témoin, il avait conjuré M. de Varèze de passer chez le duc pour le déterminer à venir inscrire son beau nom et son titre d’ambassadeur parmi ceux des témoins qui devaient honorer l’acte de mariage de sa fille.

— Albéric n’était pas fort tenté de rendre ce service à M. Ribet. Mais il s’est déterminé, ensuite en disant : « Nous obtenons trop de sa vanité aujourd’hui, pour lui refuser quelque chose. »

Comme Maurice achevait ces mots qui venaient de rendre une douce sécurité à Mathilde, on vit partir le carrosse des mariés, et tous se disposèrent à les suivre ; la duchesse de Lisieux et madame de Méran proposèrent à Maurice de monter dans le leur, certaines de son empressement à accepter. Lorsqu’ils arrivèrent à l’église, ils trouvèrent Albéric au milieu des mendiants, des curieux qui encombraient la porte ; il venait offrir la main à madame de Lisieux, mais dans sa surprise de voir Maurice descendre de sa voiture, il se retira pour les laisser passer tous deux, et ne pensa pas même à défendre la vicomtesse de la foule qui l’entourait.

Parvenus dans la sacristie où l’on recommençait à écrire fort inutilement tout ce qui avait été constaté la veille à la mairie, un desservant vint demander auxquelles de ces dames il devait remettre les bourses des quêteuses. M. Ribet lui désigna madame de Lisieux et la baronne du Renel. À peine les eut-il nommées, qu’Isidore s’écria :

— Le bizarre assemblage !

— En vérité, ma chère, dit madame de Méran, à votre place, je refuserais de me commettre avec cette femme.

— Mais, n’est-elle pas la proche parente de la mariée ? reprit Mathilde.

— Sans doute, répondit la marquise d’Erneville qui les écoutait, mais on n’est pas obligé d’épouser la famille, c’est déjà bien assez…

— Ah ! je serais fâchée de la désobliger le moins du monde, interrompit Mathilde ; et quand il s’agit d’une œuvre de charité, je crois qu’il faut n’en manquer pour personne.

En disant ces mots, madame de Lisieux prit les deux bourses, et alla en présenter une à madame du Renel. Fort heureusement pour cette dernière, la solennité du lieu ne lui permit pas de répondre à cette politesse autrement que par un salut ; sans cela, elle n’eût pas manquée de légitimer les dédains de la marquise par quelques phrases bien ridicules.

Les écritures terminées, on se rendit à la chapelle du chœur, où des fauteuils dorés, des coussins de damas, des cierges échelonnés de pièces d’or étaient disposés pour la cérémonie. Les grands parents placés, les autres se partagèrent les siéges qui restaient, et dans ce partage la famille de M. Ribet n’obtint qu’une faible part ; car les porteurs des sacs de velours avaient eu si grand soin de garder des chaises pour leurs nobles maîtresses, qu’il n’en restait presque plus pour la famille de la mariée. Il résulta de cet inconvénient plusieurs réclamations faites avec humeur, et reçues avec insolence. Et comme personne ne prenait beaucoup d’intérêt à ce mariage, le respect qu’inspire ordinairement un acte si solennel ne réprima aucun des sentiments de malveillance excités par ces petits procédés humiliants.

Dans ce débat, il était facile de voir que, parvenu à son but, chacun rentrait dans son caractère. Tant d’amours-propres différents s’agitaient autour de Mathilde, qu’il lui était impossible de se recueillir assez pour prier. Il lui semblait que c’était profaner la prière que de la mêler à des intérêts si mondains, bien qu’elle y fut étrangère.

Cependant la cérémonie était commencée, et le prêtre se mit à prononcer le sermon matrimonial, dont il n’avait pas prévu toutes les difficultés. Confiant dans les informations qu’il avait prises, il savait qu’un noble épousait la fille d’un industriel, et partant de là pour adresser à chacun des deux quelque chose de flatteur, il commença par établir que la seule noblesse était dans les vertus qui mènent à la fortune, puisque la fortune était mère de la charité ; que tout autre avantage n’était que vanité, qu’un piége du démon pour tenter l’orgueil des pêcheurs et les mener droit en enfer. Puis se tournant vers le marié, il avait vanté la haute naissance des comtes d’Erneville, qui exerçaient de père en fils les premiers emplois à la cour de nos rois ; et remontant jusqu’aux croisades, il s’étendit sur le zèle pieux de ses ancêtres, en finissant par conclure que le ciel réservait ses dons à ces nobles familles, dont les aïeux avaient combattu pour lui. Tout cela, parsemé de mauvais latin, et plutôt chanté que dit, fut écouté avec plus de sérieux qu’on ne devait s’y attendre ; car, à travers la faible éloquence de l’ecclésiastique, on avait deviné ses bonnes intentions, et l’on se borna à regretter que le talent et l’instruction fussent maintenant si rares parmi les successeurs des Fléchier et des Massillon.

Un peu avant la fin de la messe, le bedeau vint chercher la duchesse de Lisieux pour la conduire à la principale entrée de l’église, tandis que madame du Renel suivait le suisse de la paroisse vers la porte latérale, où elle devait, pour ainsi dire, surprendre les fidèles qui cherchaient à esquiver la quête.

Mathilde, à demi-voilée, était vêtue d’une robe de satin blanc, sur laquelle retombait une écharpe d’un bleu transparent. Ses beaux cheveux blonds, l’éclat de son teint, sa parure élégante et modeste, et plus encore son embarras en sollicitant la générosité des gens qui passaient, la rendaient plus que belle. Lorsqu’elle disait, en levant ses yeux si doux : « Pour les pauvres, s’il vous plaît », sa voix émue semblait celle d’un ange, et les moins charitables se sentaient entraînés à lui accorder l’aumône qu’elle demandait.

Albéric, parvenu près d’elle, s’est arrêté pour la contempler dans cette attitude à la fois si humble et si noble. Il croit voir réalisé le rêve de sa vie : une femme envoyée du ciel pour commander aux hommes la plus douce des vertus. Alors, s’avançant vers Mathilde avec un respect religieux, il vint déposer son offrande dans la bourse qu’elle lui présentait d’une main tremblante ; mais aucun son ne retentit à l’oreille du bedeau, et ce silence ne lui fut expliqué que lorsqu’en remettant la quête au curé, il y trouva un billet de mille francs.

M. Ribet avait entendu dire à M. de Varèze que les noces n’étaient plus de mode chez les gens distingués, et il décida que les mariés partiraient pour leur terre au sortir de l’église, accompagnés seulement des parents indispensables. La duchesse de Lisieux était désignée parmi eux ; mais elle s’excusa de ne pouvoir profiter de cet honneur, en donnant pour raison l’obligation où elle était de se rendre le soir même au cercle de la cour ; et M. de Varèze s’écria au même moment :

— Eh ! mon Dieu ! j’oubliais, nous sommes de corvée ce soir, et je ne peux vous suivre, mon cher Ribet ; mais les heureux se passent facilement de leurs amis, et vous me pardonnerez mon absence.

À ces mots, Albéric disparut dans la foule pour se soustraire aux instances de M. Ribet, et peut-être aussi pour ne pas voir plus longtemps Maurice auprès de Mathilde.



XXII


Peu de jours après, Albéric reçut une invitation de madame de Voldec, qui lui ordonnait de se rendre à neuf heures précises chez elle, pour tenir la plume et assister aux graves délibérations qui devaient avoir lieu à propos de la grande mascarade. Avant de rien décider, les princesses avaient chargé la duchesse de G… et plusieurs autres dames attachées à leur maison, de leur présenter un projet avec les personnages, et les déguisements adaptés aux femmes et aux hommes auxquels ils conviendraient le mieux. Madame de Voldec étant indisposée, avait supplié la duchesse de G… de consentir à ce que ce travail important se fit chez elle ; car il devait être l’occasion de remarques malignes, de débats amusants, et madame de Voldec n’en voulait rien perdre. Ayant obtenu cette faveur, elle n’hésita point à proposer à l’assemblée délibérante d’avoir recours aux lumières de M. de Varèze sur un point si délicat, et ces dames le nommèrent tout d’une voix leur président.

Le comité se composait des intimes de madame de Voldec, et madame de Méran n’y avait été admise que pour mieux faire apercevoir que la duchesse de Lisieux n’en était pas. Albéric se fit attendre ; peut-être même aurait-il cédé à l’envie qu’il avait de se dispenser de ce travail périlleux, si la crainte qu’inspirait madame de Voldec aux plus braves ne l’avait déterminé à ne pas l’aigrir contre lui par un refus.

— Vous êtes bien aimable, dit madame de Voldec avec le ton du reproche en le voyant entrer ; vous savez que ces dames vous attendent, que l’on me défend de veiller, et vous venez après l’Opéra, comme si nous ne méritions pas le sacrifice d’une pirouette.

— Ah ! je vous les sacrifierai toutes de bon cœur, répondit Albéric, car je les déteste ; mademoiselle Taglioni elle-même ne peut me les faire tolérer.

— Il ne s’agit point de cela, mais bien de savoir comment seront distribués nos rôles ; les principaux le sont déjà. La princesse fait la jeune reine ; le duc de… fera le roi.

— Louis XIV ? demanda M. de Varèze d’un air étonné.

— Oui, reprit madame de Voldec, et trève de réflexions.

— Je n’en fais aucune, madame ; mais je puis demander à quelle époque la scène se passe ?

— C’est à l’époque de la fête qui eut lieu à Fontainebleau, pendant le règne de madame de La Vallière.

— Et qui chargera-t-on de représenter cette charmante personne ?

— Madame de Lisieux, dit la duchesse de D…, la princesse prétend qu’elle est la seule qui puisse donner l’idée de tout ce que madame de La Vallière avait de fraîcheur et de grâce.

— Cela est médiocrement flatteur pour les autres, dit madame de Voldec, et j’en connais plus d’une qui aurait le droit de s’en offenser, si l’on pouvait réclamer contre les arrêts de la cour ; mais puisqu’ils sont irrévocables, occupons-nous des nôtres. Qui condamnerons-nous au rôle de madame de Sévigné ? car il n’est pas facile, vous en conviendrez : on a beau se réduire à ne vouloir imiter que son visage, encore faut-il en trouver un qui s’y prête.

— Offrez ce rôle à la marquise de Norville, elle est belle, et je ne connais qu’elle d’assez bête pour l’accepter, dit Albéric.

— La duchesse de G… fera à merveille Henriette d’Angleterre, avec son teint, ses beaux cheveux et sa tournure élégante.

— Nous laisserons son mari recommencer son aïeul ; il est assez beau pour cela.

— Qui fera le chevalier de Grammont ?

— Vous.

— Moi ? répondit Albéric ; je m’en garderai bien. Vraiment, je serais également offensé des rapports et des différences que vous me trouveriez avec lui.

— On ne vous demande pas votre avis là-dessus, dit madame de S…, et vous serez ce qu’on voudra ; mais je crois vos destins fixés ; il me semble avoir entendu dire au château que vous seriez déguisé en duc de Lauzun.

— Soit ; j’aime mieux être ridicule par ordre que de mon chef. D’ailleurs, si on me destine une grande Mademoiselle, belle, spirituelle et passionnée, je braverai ma disgrâce.

— Et puis vous aurez toujours la ressource de rendre le roi jaloux ; n’est-ce pas ? dit en riant madame de Voldec, c’est un des priviléges du costume ; et s’il faut en croire certaines chroniques, madame de La Vallière ne fut pas insensible aux soins de cet aimable…

— Pure calomnie, madame, interrompit Albéric ; laissez-nous croire au moins à la constance d’une femme qui a tant sacrifié à un seul amour. Que faudrait-il donc penser des autres ?

Ces mots furent dits d’un ton sérieux et d’un air qui prouvaient assez que M. de Varèze ne supporterait aucune plaisanterie sur le compte de madame de Lisieux. Et l’on passa à la distribution des autres personnages. Madame de Méran en tenait la liste ; elle se mit à en lire les noms à haute voix :

— Madame de La Fayette.

— Hélas ! dit le maréchal de Lovano, nous n’aurions pas été embarrassés de la trouver il y a deux ans. Mais aujourd’hui je ne vois que la comtesse de Ch… qui puisse remplir ce rôle. Elle fait, dit-on, des nouvelles charmantes, qu’elle a seulement le tort de ne pas publier.

— Le duc de La Rochefoucault.

— C’est cela, un auteur, un penseur. Vous avez le duc de L…, dit M. de Varèze.

— Mesdames de Grancey.

— Celles qu’on appelait les Anges. La marquise Victor de C… et sa jeune sœur donneront une idée parfaite.

— Hortense de Mancini.

— Cela conviendrait assez à la duchesse de C…

— Est-ce que vous lui trouvez un air abandonné ? demanda Albéric.

— Non ; mais elle est belle, et de ces beautés que l’on quitte toujours, répondit madame de Voldec.

— Le grand Condé.

— Soyez tranquilles, nous ne manquerons pas de généraux braves et de mauvaise humeur pour bien faire ce rôle.

— Madame de Coulanges.

— Celle dont l’esprit était une dignité à la cour ? Ce rôle va de droit à madame de Cast…

— Le marquis de Sévigné.

— De l’esprit, un charmant visage, des cheveux blonds et des dettes ! j’ai ce qu’il vous faut ; le comte Ch. de M…

— Madame de Grignan.

— Je vous propose la duchesse de R….

— Y pensez-vous ? dit madame de Voldec ; sa taille est admirable, et elle danse à merveille ; mais elle a les cheveux noirs.

— Qu’importe ? elle a une tournure si noble, elle saura si bien se mettre, et puis elle aimait tant sa mère, et sa mère avait tant d’esprit !

— Allons, elle aura l’emploi, dit Albéric, par droit de succession.

— Et Molière, car c’est une entrée de ballet de sa façon qu’on veut représenter, et il faut absolument qu’il y préside.

— Eh bien, cela vous embarrasse ? N’avez-vous pas l’auteur de Valérie ?

— Scribe ?

— Sans doute ; proportion gardée, il ne sera pas plus mal que chacun de nous, ajouta Albéric ; et puis en le mettant à portée de voir nos ridicules de près, il les peindra mieux. Je suis jaloux de la préférence que, dans ses tableaux si vrais, il accorde aux avoués, aux agents de change et à tous les travers de la bonne bourgeoisie. Il me semble que nous pourrions bien lui fournir d’aussi piquants modèles ; voyez, Molière n’était pas si dédaigneux à notre égard.

— C’est parce qu’il a exploité tous les ridicules de cour, qu’il n’y a plus rien à en dire, répondit le maréchal.

— Je ne saurais être de cet avis, reprit M. de Varèze. La mine est inépuisable ; et l’on ne peut nier que si les Dorantes et les Philintes ont changé de costume, ils sont remplacés par des gens qui les valent bien. Croyez-vous que nos vieux entêtés et nos jeunes politiques, nos Vadius classiques et nos Trissotins romantiques ne soient pas tout aussi risibles ? Ah ! qu’on nous donne un Molière, et je m’engage à lui fournir plus de ridicules qu’il n’en a déjà immortalisés.

— J’espère qu’il commencerait par…

— Moi, n’est-ce pas ? interrompit Albéric. Comment donc ! je voudrais bien être assez divertissant pour cela. Mais je me rends justice ; il ne faut pas être dans le secret de ses défauts pour en amuser les autres. Je n’ai pas l’aveuglement convenable ; et puis je rirais de si bon cœur de ses leçons, que je cesserais bientôt de les mériter.

Alors on se mit à passer en revue les gens qui pourraient inspirer un second Molière. Les Célimènes de la nouvelle école, au ton brusque, au regard audacieux ; les Arsinoés, à l’air dédaigneux et pédant ; et cette foule d’ingénues de trente ans, que dix années de mariage et deux ou trois enfants n’ont pas encore déterminées à abandonner les chuchotements, la ricanerie, enfin toutes les manières des petites pensionnaires. Les galants de l’ancien régime, au parler doux, au sourire fin ; les élégants de l’empire, à l’air fier, aux attitudes belliqueuses, à cette galanterie impérieuse qui n’avait pas de temps à perdre ; les magistrats coquets, au regard mélancolique, aux soupirs ambitieux ; aucun genre de comique ne fut oublié, et dans ce tableau général, dont la médisance fournissait les couleurs, chaque coup de pinceau de M. de Varèze emportait les suffrages.

Mais ce triomphe insultait à trop d’amours-propres pour ne pas animer la vengeance. Chacune des personnes qui avaient secondé de toute leur malice la gaieté moqueuse d’Albéric, retint et répéta ses mots piquants, les sobriquets dont il avait affublé plusieurs grands personnages ; et pour son malheur, dès le lendemain la plupart de ses portraits critiques parvinrent jusqu’à ceux qui en étaient les modèles.



XXIII


Pendant que l’on conspirait activement contre M. de Varèze, il se formait, chez madame d’Ostange, un autre complot, qui, bien que d’un genre différent, devait atteindre plus cruellement encore Albéric. La baronne, S’affligeant de la tristesse qui semblait dominer Mathilde, en avait parlé à plusieurs de ses amis ; et tous étaient tombés d’accord sur le remède qu’il fallait apporter à cet état de langueur.

— Si vous avez la faiblesse, disaient-ils à la baronne, de la laisser subir l’arrêt qu’elle a rendu contre elle-même dans la ferveur d’une première année de veuvage, vous la verrez mourir d’ennui. Cet état n’est tolérable que pour les femmes qui savent en tirer parti, et madame de Lisieux est trop sage pour s’en amuser. Soyez donc son protecteur contre une résolution insensée, et contraignez-la à être heureuse.

À travers le sincère intérêt qui dictait ces avis, il s’en mêlait un moins noble ; celui d’être pour quelque chose, par soi-même ou par ses amis, dans le choix qu’on ferait faire à la duchesse de Lisieux. Aussi chaque discours à ce sujet se terminait-il toujours par la proposition d’un parti plus ou moins avantageux pour elle.

Madame d’Ostange, persuadée de la prudence de conseils qui s’accordaient si bien avec ses désirs, se décida sans peine à les suivre. Mais avant de faire une nouvelle tentative auprès de sa nièce, elle voulait pouvoir lui offrir toutes les conditions de bonheur qui devaient l’engager à un second mariage. Cette fois, elle crut les avoir trouvées dans la jeunesse, les agréments et la brillante position du duc de L… M. de Lormier, l’homme le moins inconsidéré de France, lui avait affirmé que la famille du duc de L… trouvait cette alliance convenable ; et il prétendait savoir pertinemment que le jeune duc était fort épris de madame de Lisieux, et que la crainte d’être mal accueilli l’empêchait seule de déclarer son amour.

Dans la joie d’apprendre un sentiment qui devait assurer à sa nièce la plus belle existence, madame d’Ostange ne douta pas que tant de séductions réunies ne l’emportassent bientôt sur une résolution qui n’avait jamais été vivement combattue ; et elle chargea M. de Lormier de conduire cette affaire de façon à en assurer le succès, lui promettant d’agir de son côté avec toute l’adresse nécessaire pour amener sa nièce à consentir.

Mais la baronne se rendait justice en comptant plus sur le crédit de sa franche amitié que sur ses moyens de ruse. Chaque fois qu’elle essayait de mettre la conversation sur le duc de L…, elle en faisait un éloge vrai, mais si mal amené, qu’il produisait un effet contraire à celui qu’elle en attendait, surtout lorsqu’elle y ajoutait que la femme qu’il choisirait serait la plus heureuse du monde. Désespérée du peu de progrès qu’elle faisait avec ses adroites insinuations, elle eut recours à madame de Méran pour la seconder dans une entreprise qui devait flatter au moins son orgueil de famille.

La vicomtesse, charmée de cette confidence, et prévoyant déjà tout ce qu’une alliance semblable offrirait d’avantage aux parents de Mathilde, se rendit garant de la docilité de sa cousine à accepter sans nulle résistance un parti qui était un objet d’ambition pour toutes les premières famille de la cour. Dans l’espoir d’arriver plus promptement à son but, madame de Méran employa deux moyens bien usés, mais qui réussissent ordinairement mieux que tous les autres. Elle dit à Mathilde que le duc de L… était amoureux d’elle à en perdre la raison. Elle fit accroire à celui-ci que Mathilde était fort coquette pour lui ; ensuite, elle répandit dans le monde le bruit de leur prochain mariage ; et il résulta de tout ce manége que le duc se crut obligé de rendre des soins à madame de Lisieux, et qu’elle les reçut avec une sorte d’embarras que madame d’Ostange et ses amis prirent pour de l’amour. On les observa, on trouva qu’une union si bien assortie devait être probable, et en moins d’une semaine on parla de ce mariage comme d’une chose décidée.

— Eh bien, tu sais la nouvelle ! dit Albéric à Maurice. Cette veuve inconsolable…, cette femme que…

Et le tremblement de ses lèvres l’empêchait d’articuler toutes les injures que la colère lui inspirait.

— Oui, répondit Maurice, on dit qu’elle épouse le duc de L…

— Par qui le sais-tu ? demanda Albéric.

— Par le maréchal, à qui madame de Méran en a parlé ce matin même.

— Madame de Méran ! répéta Albéric ; ainsi l’on n’en saurait douter.

— Ah ! l’on pouvait s’attendre à la voir céder d’un moment à l’autre aux instances de sa famille, reprit Maurice d’un air accablé. Je suis certain que nul sentiment tendre n’a déterminé ce choix.

— Un sentiment tendre !… Oh ! j’affirme bien qu’elle en est incapable, dit Albéric la rage dans le cœur. Il lui importe si peu qu’on l’aime ! c’est le premier rang, le plus beau nom qu’il lui faut. Enfin elle ressemble à toutes les autres. Ah ! si son cœur avait su apprécier un amour véritable, tu serais plus heureux ; et ton bonheur me consolerait du moins.

— Moi ! reprit Maurice pâle d’étonnement.

— Oui, toi, le plus noble des amis ; toi, dont j’ai si souvent déchiré le cœur par mes folles confidences ; toi, qui espérais me cacher ton amour en protégeant le mien. Ah ! je méritais peut-être qu’elle se moquât de mes sentiments, de ma sottise à interpréter ses airs émus, ses mots contraints dont mon espérance faisait autant d’aveux. Mais toi, qui l’aimais sans oser te plaindre, toi, qui n’as pas un seul tort à te reprocher, devait-elle te préférer un homme qu’elle connaît à peine ?

— Je n’ai pas le droit de m’en offenser, dit Maurice cherchant à revenir de la surprise que lui causait le discours d’Albéric.

Et se flattant de pouvoir dissimuler encore avec lui, il ajouta :

— Madame de Lisieux n’a jamais pu supposer que j’eusse pour elle d’autre sentiment qu’une amitié respectueuse. Son rang, son extrême beauté, ses qualités brillantes la plaçaient si haut à mes yeux, que je ne pouvais m’abuser sur l’espoir de l’atteindre, et jamais je n’ai pensé…

— Ne t’efforce pas de me tromper plus longtemps, interrompit Albéric en prenant affectueusement la main de Maurice, je lis dans ton cœur ; j’y vois le même tourment que j’éprouve, sauf le mépris, la rage et toutes les affreuses pensées qui m’étouffent. Je crois qu’elle t’a joué comme moi, qu’elle a pris avec toi cette même attitude d’une femme qui s’efforce en vain de cacher le retour qu’elle accorde à l’amour qu’elle inspire ; enfin, je lui suppose autant de défauts abominables que je lui voyais de perfections.

— La colère t’égare ; ah ! garde-toi de la juger ainsi, elle est incapable d’un aussi vil manége. Je ne sais si je suis parvenu à lui dissimuler mieux qu’à toi ce qui se passait dans mon âme ; mais je te jure sur l’honneur qu’elle n’a jamais tenté d’arracher mon secret. Sa confiante affection, loin de flatter mon espérance, élevait entre nous une barrière insurmontable ; elle me faisait trop bien connaître son cœur pour qu’il me fût possible d’ignorer la modeste place que j’y occupais ; et ce qui me confond dans le parti qu’elle prend aujourd’hui, ce n’est ni son indifférence envers moi, ni le mystère qu’elle m’a fait de ce mariage, c’est qu’elle se soit déterminée aussi vite à renoncer à tes soins ; car, je l’avoue à ma honte, j’ai souffert bien souvent de l’idée qu’elle les recevait avec plus que de la reconnaissance.

— Tu le croyais aussi ! dit Albéric d’un ton où se peignaient la colère et la joie ; je n’étais donc pas si présomptueux quand je m’imaginais la voir partager mon trouble. Ah ! voilà son véritable crime : faire servir sa candeur, tous les charmes de son âme à exciter un amour délirant, et sacrifier sans pitié cet amour aux calculs de l’orgueil. Voilà ce que je n’aurais jamais soupçonné. Je la croyais trop distinguée pour tomber dans un tort si vulgaire. Mais puisqu’elle rentre dans l’ordre commun, traitons-là en conséquence. Je veux imiter ta raison, ton indulgence ; et puis, se venger d’une femme, ce serait égaler sa faiblesse… Quelle soit heureuse ! pourquoi la regretterais-je ? elle n’est celle que je rêvais… Mais pour ce prince Charmant, ce duc de L…, qui s’en empare avec tant d’autorité, je ne vois pas ce qui m’empêcherait de la lui faire acheter par quelques coups d’épée.

— Te battre contre celui qu’elle te préfère ! y penses-tu ? ce serait faire croire qu’elle t’appartient ; ce serait la perdre de réputation. Non, tu ne te rendras jamais coupable d’une action si infâme, j’en suis garant.

— Eh bien, je le mets, ce beau vainqueur, sous ta sauvegarde, reprit Albéric en s’efforçant de modérer le ressentiment qui le dominait ; car je sens que toi seul peux m’empêcher de leur faire justice à tous deux. Qu’ils rendent grâce à ta raison, à ta générosité.

— Hélas ! je n’ai tant de raison, dit Maurice, que par désespoir. Mais je ne me crois pas le droit d’insulter au bonheur que je ne puis obtenir. Au reste, dans la peine que j’éprouve aujourd’hui, il n’entre d’autre regret que celui de voir redescendre sur terre un être que j’avais divinisé ; je savais bien que cet ange ne s’abaisserait jamais jusqu’à moi, je me jugeais indigne de tant de perfections réunies ; mais je ne les croyais réservées qu’à un homme doué de toutes les qualités et les défauts les plus séduisants. Je voulais une meilleure excuse à sa faiblesse, qu’une telle condescendance à la vanité de sa famille ; et je sens qu’en voyant fuir le prestige qui me la faisait adorer, je perds la consolation de ma vie.

— Dis plutôt une illusion fatale qui fascinait tes yeux au point de ne jamais te laisser apercevoir la femme qui méritera un jour d’être aimée par toi, et rends grâce à l’événement qui t’éclaire ; car tu aurais passé ta vie dans la contemplation d’une idole insensible, et ce n’est pas là la destinée d’un homme tel que toi ; j’en connais une plus digne de mon ami, et si le ciel me seconde, j’espère avant peu…

— Cher Albéric, interrompit Maurice, ne t’occupe pas de mon bonheur. Il est devenu impossible… mais ton amitié me console ; garde-la-moi, ajouta-t-il en serrant la main d’Albéric ; laisse-moi tempérer, par ma triste raison, la fougue de ton caractère. C’est surtout dans cette circonstance où ton cœur et ton amour-propre sont également blessés que je voudrais exercer assez d’empire sur toi pour imposer silence à ton esprit. Tu reverras bientôt madame de Lisieux…

— La revoir ! jamais… Non… Pour qu’elle ignore tout le mépris qu’elle m’inspire, il faut que je ne la revoie de ma vie.

— Si : tu dois la revoir, et ce soir même. Oublies-tu que le bal de la princesse a lieu aujourd’hui, et que tu ne peux te dispenser d’y paraître sous le costume qu’on t’a imposé.

— Quoi ! tu veux que j’aille dans cette disposition d’esprit me mêler à leur mascarade ! Non, vraiment… Je vais écrire qu’un accident… une maladie… que sais-je ?… Enfin je n’irai pas…

— Tu ne peux t’en dispenser ; d’abord par égard pour la princesse, qui ne trouverait pas facilement à te faire remplacer : ensuite, parce que l’on ne manquerait pas de deviner le véritable motif qui t’éloignerait de la fête, et qu’il est fort inutile de donner cette petite joie à tes ennemis.

— Eh ! que m’importent leurs jugements et leurs méchancetés, maintenant que leur médisance ne peut plus me nuire auprès d’elle ?

— Mais la princesse t’accusera, et le duc de L… s’imaginera peut-être…

— Ah ! je voudrais bien qu’il s’imaginât m’inspirer quelque crainte, interrompit Albéric les yeux brillants de colère ; j’aurais grand plaisir à lui en faire perdre l’idée, et cette seule considération me détermine. Oui, j’irai à ce bal ; je m’amuserai de l’embarras que ma présence lui causera, car, j’en suis certain, elle sait le ressentiment que j’éprouve ; elle l’a voulu ; mais elle en redoute les effets, et je veux au moins jouir de sa terreur.

— Promets-moi de surmonter ce ressentiment, dit Maurice d’un ton où l’autorité se faisait sentir à travers une inflexion suppliante ; laisse-moi te guider dans cette circonstance où mon amitié peut te servir mieux que ne ferait ta colère. Je t’accompagnerai ce soir si tu consens à m’obéir.

— Eh bien, soit, tu dirigeras ma conduite, tu m’empêcheras de rien faire, de rien dire qui puisse trahir la rage qui me dévore ; je serai docile à tout ce que tu exigeras : c’est le moins que je doive à une amitié comme la tienne.

En finissant ces mots, Albéric laissa voir une émotion si vive que Maurice l’embrassa comme un frère ; et tous deux s’avouèrent au même instant qu’il n’était point de dépit, point de chagrin qui résistât à la douceur d’en parler avec son ami.



XXIV


Le lendemain du bal de la princesse, madame d’Ostange étonnée de ne pas voir Mathilde à l’heure où elle venait chaque jour demander de ses nouvelles, et craignant qu’elle ne fut pas encore remise des fatigues du bal, descendit chez elle. Mathilde était seule avec madame de Méran, et paraissait si douloureusement affectée de ce que lui disait sa cousine, qu’à peine eut-elle la force de se lever pour aller embrasser la baronne.

— Ah ! mon Dieu ! seriez-vous malade, mon enfant ? s’écria madame d’Ostange en remarquant l’altération des traits de Mathilde.

— Malade !… non, répondit-elle en s’efforçant de paraître calme, mais je suis un peu fatiguée, et encore étourdie.

— Ces sortes de fêtes ont toujours un résultat fâcheux ; on y arrive excédée de l’ennui d’une parure interminable, et l’on en revient accablée par la chaleur, le bruit et la foule ; encore bien heureuse si l’on n’en rapporte pas quelque chagrin profond, ou une grande maladie, ajouta la baronne en regardant tristement sa nièce.

— Celle d’hier était fort belle, dit madame de Méran, s’apercevant de la préoccupation qui empêchait Mathilde de répondre à sa tante ; les costumes étaient aussi exacts que magnifiques, et sauf quelques illusions par trop difficiles, on aurait pu se croire dans les beaux jours du siècle de Louis XIV.

— Mathilde a du produire une vive sensation, car je ne l’ai jamais vue plus à son avantage. Cette coiffure bouclée, ces rangs de perles natés avec ses beaux cheveux, cette robe rose lui allaient à ravir. Aussi je ne demande pas si elle s’est amusée ; une femme s’amuse toujours quand elle se sent jolie.

— Il est certain que si l’admiration suffit au bonheur, Mathilde a dû se trouver hier la plus heureuse femme du monde, dit la vicomtesse ; son entrée a été le signal d’un concert d’éloges. Chacun disait qu’elle justifiait bien la faiblesse de Louis XIV, et que tous les rois de la terre auraient été infidèles en la voyant.

— Et le duc de L… qu’en pensait-il ?

— Il en raffolait comme tous les autres. Cependant il faut convenir que notre nouvelle présentée l’a emporté quelques moments sur elle ; non pas précisément par sa beauté, bien qu’elle fut éclatante, mais par l’étrangeté de ses manières. Jamais on n’a vu tant d’assurance dans une jeune mariée, des airs plus dégagés, une familiarité plus soutenue, même avec les princesses. C’était à qui s’approcherait d’elle pour entendre ses bons mots, et prendre sa part de l’abandon de sa conversation ; on l’accablait de flatteries, de prévenances, et l’on ne demandait pour prix de tant de soins qu’une de ces phrases à la Ribet, dont on faisait l’amusement du reste de la cour. Enfin je vous atteste qu’elle a le droit de se croire adorable, car aucune de nous n’a produit autant d’effet.

— Et que faisait madame d’Erneville pendant le singulier succès de sa nièce, demanda la baronne.

— Elle faisait une grimace risible, et répondait à chaque personne qui venait lui en faire compliment : « Convenez qu’elle a les plus beaux diamants qui soient ici après ceux des princesses. » Il est vrai qu’elle avait sur elle le prix de deux ou trois châteaux, ce qui n’empêchait pas le bon Rodolphe, d’avoir un air très-pauvre.

— Et M. de Varèze, a-t-il soutenu dignement le personnage du duc de Lauzun ?

À ce nom, Mathilde fit un mouvement qui fut remarqué par sa tante.

— Vraiment il ne l’a que trop bien imité, répondit madame de Méran d’un ton triste.

— Comment cela, reprit la baronne, aurait-il voulu épouser Mademoiselle ?

— Plût au ciel, qu’il n’ait pas eu d’autre pensée !

— Eh ! mon Dieu ! quel crime a-t-il donc commis ?

— Je n’en sais rien, reprit la vicomtesse, je ne suis restée que fort peu de moments près de lui ; il paraissait d’assez mauvaise humeur, car lorsque j’ai vanté l’exactitude, la richesse de son costume, il m’a à peine répondu, et s’est perdu dans la foule comme pour échapper à mon observation. Mais des gens qui l’ont suivi de près prétendent qu’il s’est livré avec si peu de ménagement à son ironie habituelle, qu’il a reçu ce matin l’avis de ne plus se présenter à la cour.

— Est-il vrai ? s’écria la baronne. Quoi ! vous pensez qu’il se serait attiré cette disgrâce par quelques mots sur de grands personnages ? cela me semble impossible ; car, malgré son penchant pour la moquerie, personne mieux que lui n’a le sentiment des convenances, et il n’aurait osé…

— Je le crois comme vous, mais je connais des gens qu’il n’a point ménagés dans leurs ridicules, et qui sont bien capables d’avoir mis les noms les plus respectés à la place des leurs en faisant circuler ses épigrammes. On peut lui prêter bien des torts en ce genre sans craindre l’incrédulité ; et je suis certaine qu’il est puni fort injustement aujourd’hui, pour toutes les fois qu’il aurait dû l’être.

— Mais ne peut-il réclamer contre un arrêt si sévère ? Nos princes sont trop bons pour ne pas lui rendre justice, et même pour ne pas le gronder avec indulgence.

— C’est ce qu’il a espéré, et son premier mouvement, après avoir reçu la lettre du duc de…, a été de voler au château pour demander l’explication d’une telle rigueur ; mais on lui a dit qu’il était inutile de réclamer une audience qu’il n’obtiendrait pas ; et dans la colère où ce refus le plongeait, on affirme qu’il a fort aggravé ses torts. Je tiens ces détails du maréchal de Lovano, qui sort de chez moi.

— Et ne vous a-t-il rien dit de la véritable cause d’une si cruelle disgrâce, et qui n’a presque point d’exemple de la part de nos princesses ?

— Non, il a fait le mystérieux, en disant seulement que l’on sévissait contre les gens pour des mots, il ne fallait pas les répéter, car c’était leur donner une sorte d’autorité délatrice ; puis il a ajouté quelques phrases sans suite, où se trouvaient mêlé le nom du duc de L… de manière à me laisser supposer qu’il s’était passé quelque scène entre lui et M. de Varèze.

— Ah ! ce serait un peu violent, s’écria la baronne en changeant tout à coup son indulgence en ressentiment ; de quel droit M. de Varèze attaquerait-il le duc de L… ? Les qualités, les agréments qui le distinguent ne sont-ils pas au-dessus de l’éternelle raillerie de M. de Varèze, et prétendrait-il l’empêcher de faire valoir ses avantages auprès des femmes qui doivent les apprécier ? Vraiment ce serait une prétention plus sotte que celles qu’il ridiculise tous les jours, et je ne lui conseille pas de diriger son arsenal de méchantes plaisanteries contre un homme dont le caractère et le nom sont garants de la conduite qu’il tiendrait envers un mauvais plaisant.

— Par grâce, ma tante, ne répétez ceci à personne ; si ces mots parvenaient à M. de Varèze…

Et Mathilde, à qui l’effroi pouvait seul faire rompre le silence qu’elle avait gardé pendant cet entretien, n’osa pas achever sa phrase.

— Et vous, ma chère Mathilde, reprit la baronne d’un ton sévère, gardez-vous bien plus de prendre le parti d’un homme dont la fatuité veut se faire un titre de notre indulgence envers lui pour vous compromettre indignement. Quoi ! l’on ne pourra s’occuper de vous sans déplaire à M. de Varèze ! on ne pourra vous offrir son cœur, sa fortune et sa main sans risquer d’être insulté par un fat dont vous ne voulez pas !

— Ah ! ma tante, interrompit Mathilde ne pouvant supporter plus longtemps les injures dont on accablait Albéric, je ne saurais laisser accuser M. de Varèze de fatuité envers moi ; et malgré la malveillance qui s’attache à lui, en ce moment où la disgrâce le frappe, on ne peut, sans le calomnier, citer un fait qui prouve sa présomption à cet égard. La froideur de ses manières, l’air mécontent qu’il avait en ma présence, et son éloignement de chez moi, le justifient assez de vouloir me plaire.

— Alors, pourquoi s’en prendre dans son humeur au duc de L… ? répliqua la baronne.

— Je l’ignore, dit Mathilde en rougissant.

— Il sait bien quelles sont les prétentions du duc de L… auprès de vous, et que vous ne pouvez tarder à les justifier.

— Pourquoi le saurait-il ? reprit Mathilde d’un ton à détruire toutes les espérances de madame d’Ostange. Pourquoi serait-il plus instruit que moi de ce qui me regarde ? Ai-je, par le moindre mot, encouragé le duc de L… à me rendre des soins ? J’en suis fort honorée sans doute, et je sens bien que je n’aurais aucun motif raisonnable de les refuser si je n’étais déterminée à rester libre ; mais M. de L… n’ignore pas ma résolution ; et s’il faut le dire, ajouta Mathilde en regardant sa cousine, je trouve que l’on a agi bien légèrement en répandant si vite le bruit d’un projet qui ne devait pas se réaliser.

— Ah ! Mathilde, s’écria la baronne, en parlant ainsi vous me frappez les yeux d’une triste lumière. Ce qu’on m’a dit est donc vrai ? À force de ruses, de moyens connus de lui seul, ce méchant homme est parvenu à vous plaire. Vous redoutez son esprit, vous n’estimez pas son caractère, et vous l’aimez !…

— Moi ! grand Dieu ! s’écria Mathilde comme frappée d’une terreur subite.

— Oui, vous l’aimez ; ou du moins sa malice infernale a porté tant de trouble dans votre cœur et dans votre amour-propre, que ce sentiment suffit pour vous faire sacrifier le plus beau sort au caprice d’un extravagant à la mode. Ah ! sans l’espoir que vous avez de le captiver, de l’enlever à toutes les folles qui se l’arrachent, auriez-vous la duperie, je dis plus, l’ingratitude de refuser la main du duc de L… ? Non, ce beau refus est l’ouvrage de M. de Varèze, et je lui permets de s’en réjouir comme de la plus mauvaise action de sa vie, car il ne pouvait me causer plus de chagrin.

— Je vous jure, dit Mathilde les yeux remplis de larmes, je vous jure que jamais je n’ai dit à M. de Varèze…

— Vraiment, je le crois bien, interrompit la baronne ; les gens de sa sorte n’ont pas besoin d’aveu pour se croire adorés. Ils prennent le moindre signe de crainte ou d’embarras pour une déclaration, et ils partent de là pour traiter la femme qu’ils feignent d’adorer comme une propriété ; ils défendent, sous peine de mort, à tout autre de chercher à lui plaire ; et celles qui sont assez faibles pour tolérer ce despotisme, passent, avec raison, pour l’autoriser aux dépens de leur honneur.

— Ah ! s’il faut qu’une conduite sans reproche soit ainsi interprétée, s’écria Mathilde, si rien ne doit mettre à l’abri de soupçons flétrissants dans ce monde méchant où vous m’avez forcée de vivre, laissez-moi m’en éloigner pour jamais.

— C’est trop vous affliger toutes deux, dit alors madame de Méran qui voyait sa cousine prête à succomber à la douleur qui l’oppressait ; rien de ce que vous redoutez n’existe peut-être : on se plaît à inventer tant de fables ! Je vais de ce pas chez madame de Voldec, j’apprendrai là tout ce qui s’est passé ; vous, ma chère tante, écrivez un mot au maréchal de Lovano, ou plutôt à M. de Lormier. Celui-ci devait déjeuner ce matin avec le duc de L…, et vous saurez tout par lui exactement ; il n’est pas homme à retrancher ou à ajouter au moindre fait.

Alors madame de Méran entraîna la baronne, qui ne cessait de répéter ses imprécations contre Albéric, en oubliant qu’elle le trouvait le plus aimable des hommes avant qu’elle pensât à voir sa nièce devenir la plus grande dame de la cour.



XXV


Mathilde passa le reste de la journée dans l’agitation ou l’accablement, écoutant avec avidité tout ce qu’on venait lui raconter sur M. de Varèze, s’étudiant à paraître indifférente au récit qu’on lui faisait de sa querelle avec le duc de L…, et aux traits piquants qui avaient révolté tant de monde contre lui ; puis retombant ensuite dans la douleur de s’avouer qu’elle aimait un homme si coupable.

À tant de sentiments pénibles se mêlait une crainte nouvelle. Sa tante venait de lui révéler son impuissance à cacher sa faiblesse ; on la connaissait, elle allait devenir le sujet de toutes les conversations. Comment se soustraire aux soupçons, aux conjectures que la conduite d’Albéric faisait naître ? Comment rester neutre dans une affaire qui l’intéressait particulièrement ? Blâmer M. de Varèze lui paraissait une lâcheté quand il était si vivement atteint par une disgrâce éclatante ; le défendre lui semblait une imprudence qui confirmerait tous les soupçons. Dans cet embarras, Mathilde préféra éviter les regards curieux, que de s’appliquer à les tromper. Elle s’enferma chez elle, en prétextant une indisposition légère.

La nuit vint ajouter encore à tout ce qu’elle souffrait. Les tristes visions qui accompagnent l’inquiétude, un vague pressentiment, l’avertissaient des malheurs attachés à un amour qui était blâmé, même avant d’être connu. Elle sentait que cette faiblesse allait lui coûter ses amis, sa considération peut-être, sans lui assurer le bonheur d’être aimée, tant la légèreté d’Albéric lui inspirait de défiance. Elle était accablée sous le poids de tant de craintes diverses, lorsque mademoiselle Rosalie entra chez elle et lui remit une lettre, Mathilde l’ouvrit en tremblant, car l’empreinte du cachet portait les armes du comte de Varèze. Dans l’excès de son émotion, et craignant de la laisser voir, elle attendit que mademoiselle Rosalie sortît de sa chambre pour lire ce qui suit :

« Je ne vous apprends rien, madame, en vous disant que ma vie était à vous ; qu’il vous appartenait d’en faire un enchantement ou un supplice. Vous le savez, et pourtant nul aveu, nul serment n’est sorti de ma bouche. Mais un tel empire ne peut être ignoré de celle qui l’exerce ; vous l’auriez reconnu à tous mes efforts pour dompter le caractère qui vous déplaît, si l’espoir de vous intéresser un jour, ou la crainte de n’y jamais parvenir, n’avaient trahi mille fois ma pensée. Cet amour que vous dédaignez, madame, je l’avoue à ma honte, je me suis flatté un instant qu’il avait touché votre cœur ; et croyez-moi, aucun sentiment de vanité n’entrait dans cette espérance. Elle m’enivrait sans m’aveugler. Je sentais mon infériorité ; tout ce qui vous entourait me semblait plus digne que moi de cette préférence ; mais je sentais aussi qu’elle pouvait m’élever au niveau des hommes les plus distingués de notre siècle, car il n’est point de vertus, point d’actions héroïques dont votre amour ne m’eût rendu capable.

« Ne vous offensez point, madame, de cette illusion présomptueuse qui me coûte tant de regrets ; j’en suis assez puni par la profonde humiliation qu’elle vient de m’attirer. L’idée de renoncer à vous pour toujours, de vous voir appartenir à un autre, enfin la rage de mourir sans pouvoir me venger du malheur qui me tue, ont égaré ma raison au point de me porter à insulter l’homme que vous devez épouser. Une démence si coupable méritait un châtiment sévère ; je l’ai subi. Il n’est pas en mon pouvoir, madame, de vous peindre ce qu’un semblable sacrifice peut coûter à un homme d’honneur. Mais le soin de votre réputation l’exigeait, et je n’ai pas hésité à me soumettre à l’intérêt de la personne que j’honore le plus au monde. Maurice vous dira que ce dévouement mérite au moins votre pitié. Ne me la refusez point, madame ; accordez-moi, pour prix de tant d’amour, de ne pas croire aux calomnies que nos braves courtisans répandent déjà sur mon compte. J’aurais dû m’indigner de leur bassesse ; j’en ai ri, voilà mon seul tort envers eux. Ils s’en vengent en me noircissant aux yeux des princes, et en m’éloignant de la cour ; je leur pardonne ; mais s’ils parvenaient à m’enlever votre estime, ah ! Mathilde, je mourrais au désespoir.

« Je n’ose réclamer un mot de cette pitié que j’implore ; et pourtant il serait l’unique consolation d’un exil éternel. »

Comment retracer les sensations de douleur et de joie qu’éprouva madame de Lisieux après avoir lu et relu cette lettre ? Enfin l’amour d’Albéric lui était dévoilé, il pouvait y faire les plus grands sacrifices ; car en était-il un plus cruel pour un homme de son caractère que de convenir de ses torts envers le rival dont il brûlait de se venger ? et Mathilde devenait l’arbitre de ce bonheur qu’il voulait immoler pour elle. Que de ravissements dans cette pensée : « Il est malheureux, et je puis d’un mot changer sa destinée ! » Mais cette douce réflexion était empoisonnée par l’idée des nombreux obstacles qu’il fallait vaincre avant d’arriver à consoler Albéric de tous les maux qui le frappaient en ce moment.

Il fallait avant tout l’empêcher de partir, et obtenir de sa docilité le temps convenable pour amener madame d’Ostange à voir sa nièce braver l’opinion, en se consacrant à un homme dont chacun se croyait en droit de blâmer la conduite. Quant au mécontentement du reste de sa famille, Mathilde pensait qu’elle pourrait facilement en éviter les effets en vivant loin de Paris, et cette considération l’arrêtait bien moins que la crainte d’affliger sa tante.

Cependant elle est aimée, la joie qu’elle en ressent lui prouve à quel point cet amour lui est cher, et elle n’hésite plus à laisser lire Albéric dans son âme. Elle va lui écrire tout ce que son cœur lui cachait avec tant de peine ; elle va lui ordonner de rester, pour se voir bientôt justifié des torts dont on l’accuse, par le bonheur qui les attend tous deux. Mais lorsqu’elle se livre avec délices au plaisir de rassurer celui qu’elle aime, on vient lui demander si elle consent à recevoir le colonel Andermont. Surprise de le voir venir de si bonne heure, elle pense qu’il a quelque chose d’important à lui apprendre, et elle dit de le laisser entrer.



XXVI


À peine a-t-elle jeté les yeux sur Maurice, que la plus vive inquiétude s’empare de son esprit.

— Que lui est-il arrivé ? s’écria-t-elle. Oh ! ciel !… je devine… il est parti !…

Et Mathilde retomba sur son siége, ne pouvant plus se soutenir.

— Oui, madame il est parti.

Maurice prononça ces mots d’un ton qui semblait accuser Mathilde.

— Il est parti au désespoir, et je n’ai pu l’accompagner… J’ai vainement supplié le maréchal de me le permettre ; je ne lui demandais que peu de jours, le temps de me rendre a Marseille ; il a été inflexible, et le devoir…

— À Marseille ! répéta Mathilde ; qu’y va-t-il faire ?

— S’embarquer.

— Ah ! malheureuse ! s’écria Mathilde ; et elle se cacha le visage sous le mouchoir qui essuyait ses pleurs.

— Il sait qu’un bâtiment va mettre à la voile pour rejoindre notre armée en Morée, il va offrir ses services au général qui le commande, dans l’espoir de se faire tuer honorablement.

En disant ces mots, la voix de Maurice semblait étouffée sous le poids de regrets déchirants.

— Et vous, dit Mathilde, vous son unique ami, vous ne l’avez pas détourné de cette funeste résolution ?

— Je l’ai tenté en vain… mon crédit sur lui était épuisé par l’effort que j’avais obtenu de sa raison, ou plutôt de son amour, en l’obligeant à ne point se battre avec le duc de L… Ah ! madame, si comme moi vous l’aviez vu, pâle de fureur, comprimer tous les sentiments les plus vifs de son âme, faire taire la voix de ce courage dont il à déjà donné tant de preuves, demander enfin à son rival l’oubli des propos offensants qu’il lui avait adressés, vous sauriez que je ne pouvais plus rien réclamer de son amitié.

— Quoi ! lui, consentir à une semblable démarche !…

— Le soin de votre réputation l’ordonnait, madame, et peut-être de votre bonheur ; car on sait tout ce qu’on doit redouter de l’adresse et de la bravoure d’Albéric. Je connais son âme, le plaisir d’une juste vengeance ne l’aurait point Console de vous avoir livrée à d’éternels regrets ; et quand je lui ai fait sentir tout ce que le duc de L… était pour vous…

— Et vous aussi, vous m’accablez ! interrompit Mathilde en versant un torrent de larmes ; vous me croyez capable d’épouser le duc de L… quand mon cœur est tout entier à un autre ? Et pourtant vous seul aviez pénétré mon secret ; j’en ai eu cent fois la preuve dans votre empressement à me rassurer sur lui, à détruire les préventions dont ses ennemis m’entouraient. Oui, vous saviez avant moi à quel point je l’aime.

Ici, Maurice sentit son sang se glacer, comme si ce mot je l’aime avait été son arrêt suprême. Cependant ce mot cruel ne lui apprenait rien ; mais la cloche qui sonne le moment du convoi, bien qu’elle n’apprenne pas la mort, n’en est pas moins funèbre.

— Vous l’aimez ! répéta Maurice en levant les yeux au ciel ; vous l’aimez ! et vous permettez qu’il se livre à toutes les folies que le désespoir inspire ; vous excitez sa jalousie par le bruit de votre prochain mariage. C’est de votre famille même qu’il apprend l’union qui le sépare à jamais de vous. Lorsqu’un seul mot pouvait calmer sa raison, le rendre à la vie, vous cédez au pouvoir de ses ennemis, vous semblez partager leur animosité en l’éloignant de vous, en lui ôtant les moyens de se justifier ; et pour achever de le perdre, vous le laissez s’exiler pour toujours…

— Non, dit Mathilde avec toute l’exaltation d’un cœur dévoué, il ne s’exilera point. Je le rendrai à son ami, à sa patrie ; dites-moi la route qu’il a prise, en combien de temps on peut le rejoindre ; et s’il m’aime encore, nous le reverrons bientôt.

— Ah ! madame, s’écria Maurice en s’emparant de la main de Mathilde, que je vous remercie de me rendre au culte de ce que j’adorais en vous. Oui, une âme si noble ne pouvait être insensible à l’amour. Vous deviez ressentir une partie de ce feu dont vous animez tout ce qui vous approche. Vous deviez comprendre ce charme invincible, ce courage de se dévouer au bonheur de l’être qu’on aime, et d’accomplir ce bonheur au prix de ce qu’on a de plus cher au monde. Pourquoi Albéric n’est-il pas là pour recueillir ces précieuses larmes ? Pourquoi n’a-t-il pas cédé à ma prière ? Comment n’a-t-il pas deviné à tout ce que j’éprouvais, qu’il était aimé ?

Pendant que Maurice parlait ainsi, Mathilde retirait doucement sa main pour ajouter quelques mots à la lettre qu’elle avait commencée avant qu’il n’arrivât ; tous deux convinrent d’expédier sur l’heure un courrier qui porterait cette lettre à M. de Varèze ; mais le colonel ignorait laquelle il avait suivie des deux routes qui mènent à Lyon ; et malgré l’intelligence de celui de ses gens que choisit madame de Lisieux pour remplir le message, on lui recommanda d’aller droit à Marseille pour être plus certain de ne pas manquer M. de Varèze.

Les partis décisifs, de quelque nature qu’ils soient, ont ordinairement l’avantage de remettre du calme dans l’esprit, et d’enhardir le cœur à supporter les peines qui en doivent résulter. Après le départ du courrier qui portait à Albéric l’assurance d’un amour qui triomphait de tant de considérations impérieuses, Mathilde sentit qu’elle ne s’appartenait plus ; et sans se demander si la démarche qu’elle venait de faire servirait à son bonheur, ou la livrerait au blâme et à d’éternelles inquiétudes, elle ne pensa plus qu’aux devoirs prescrits par cette démarche. Le plus difficile à remplir était bien certainement d’imposer silence à tous les gens qui se permettraient de médire devant elle de la conduite de M. de Varèze ; mais elle espérait échapper à cette difficulté en n’allant point dans le monde, et en ne recevant chez elle que le colonel Andermont. Lorsqu’elle lui fit part de ce projet, il le condamna, comme devant animer encore plus la malveillance des parents de Mathilde contre Albéric.

— Il serait si malheureux, ajouta Maurice, s’il était la cause d’une rupture avec votre famille, qu’il faut tout tenter pour éviter de sacrifier le bonheur de votre tante à celui d’Albéric.

En conséquence de ces sages conseils, madame de Lisieux cessa de défendre sa porte, et s’engagea même avec Maurice à dissimuler assez bien pour que personne ne pût deviner ce qui se passait entre Maurice et elle.

— Si vous les avertissez, disait-il, que vous aurez le courage d’être heureuse en dépit de leur volonté, ils s’armeront de toute leur ruse pour s’opposer à l’accomplissement de votre projet. Ayez la force de cacher votre inquiétude, et l’héroïsme bien plus difficile de ne pas laisser voir votre bonheur en pensant à celui qui attend Albéric. C’est le plus sûr moyen de vous le faire pardonner.

Mathilde répondit par tous les témoignages d’une amitié reconnaissante à ces avis dictés par un désintéressement sans exemple. Elle fit promettre à Maurice de la soutenir de sa présence et de sa raison contre les assauts que la curiosité malveillante allait lui livrer pendant le temps qui s’écoulerait avant le retour d’Albéric, car elle ne doutait pas que sa lettre ne le ramenât plus promptement encore qu’il n’était parti ; et elle sentait qu’alors elle trouverait, dans la joie de le revoir, la force de dédaigner l’opposition maligne qu’elle n’osait braver en ce moment.

Maurice était convenu d’apposter quelqu’un chez Albéric qui viendrait l’avertir de son retour, pour qu’il en instruisît aussitôt madame de Lisieux. Un billet contenant ce peu de mots. Il est arrivé, devait être remis à Mathilde, n’importe où elle se trouverait ; et l’on peut se figurer l’émotion qui l’agitait chaque fois qu’on lui apportait les lettres les plus indifférentes.

Une préoccupation si vive ne pouvait échapper à l’observation des amis de madame de Lisieux. Ils croyaient bien deviner la cause de la tristesse qui se peignait souvent sur son front ; mais ils ne comprenaient rien aux éclairs de joie qui brillaient tout à coup dans ses yeux, et à ce charmant sourire qu’aucun mot plaisant ne faisait naître, et qui semblait trahir une douce espérance. La seule chose qui leur fût clairement démontrée, c’est que le nom de M. de Varèze faisait rougir ou pâlir Mathilde : aussi s’amusaient-ils à en faire une continuelle épreuve.



XXVII


De tous ceux qui s’appliquaient à lire dans le cœur de madame de Lisieux, le maréchal de Lovano était le plus redoutable, par son esprit et par l’intérêt qu’il prenait à elle ; et certaine d’en être fort désapprouvée, elle mettait tous ses soins à éviter sa conversation. C’était lui prouver qu’elle redoutait sa pénétration, et l’exciter davantage.

— Avouez-moi franchement que je vous ennuie, lui disait-il un soir chez madame d’Ostange, dites-moi que vous êtes occupée de quelqu’un ou de quelque chose dont vous ne voulez pas qu’on vous parle ; mais ne m’évitez pas comme un importun ordinaire, je mérite que vous me traitiez plus durement.

— Eh bien, soit, répondit Mathilde en lui faisant signe de s’asseoir auprès d’elle. Convenons que je penserai à part, que vous ne me questionnerez point, que vous causerez toujours…

— Et que vous m’écouterez quelquefois, interrompit le maréchal ; j’y consens : aussi bien, je puis tout supporter de vous, excepté votre contrainte. Je parie qu’elle vous fatigue moins que moi ; et c’est une peine très-inutile à prendre avec un ami qui vous connaît si bien, convenez-en ?

— Il est certain que j’aimerais à vous confier ce qui m’occupe, dit Mathilde ; mais je ne sais quelle crainte m’en empêche.

— C’est peut-être que vous méditez quelque chose contre votre bonheur. Ah ! si cela est, vous avez raison de me craindre ; c’est le seul tort que je ne puisse tolérer.

Alors le maréchal s’étendit sur la fatalité qui portait la plupart des femmes placées au premier rang, et douées de tous les avantages qui devraient assurer une belle destinée, à renverser elles-mêmes l’édifice de leur bonheur. Il joignit les exemples aux préceptes, et s’apprêtait à en tirer des conséquences, lorsqu’il s’aperçut que Mathilde ne l’écoutait plus. Cherchant un moyen de ramener son attention, il mêla le nom de M. de Varèze à une phrase qui n’avait aucun rapport à lui ; et Mathilde, se laissant prendre au piége, s’écria presque malgré elle :

— Que savez-vous de lui ?

— Rien, répondit le maréchal en regardant Mathilde avec une sorte de pitié, rien, si ce n’est qu’il a écrit au roi pour le prier d’accepter la démission des charges qu’il exerce à la cour.

— Il est donc bien décidé à ne pas revenir en France de longtemps ? demanda madame d’Ostange, que le nom de M. de Varèze avait rendue attentive à écouter ce que disait le maréchal.

— Sans doute, il part pour la Grèce, dit le jeune d’Erneville, et je lui envie bien ce plaisir : il n’y a plus que là qu’on puisse se battre, courir au moins quelque danger. Vous verrez qu’il trouvera à s’y faire distinguer ; il est heureux, il aime la gloire, et je ne serais pas étonné qu’on recommençât une autre bataille de Navarin tout exprès pour lui en donner la fête.

— S’il ne trouve pas de gloire dans cette expédition, dit madame de Méran, du moins est-il sûr d’y trouver du plaisir, car vous savez le beau dévouement qu’il inspire.

En ce moment le cœur de Mathilde battit avec violence.

— Quoi ! lady Elleboroug lui donne sa fortune et sa main ?

— On devait s’y attendre, reprit la vicomtesse, mais on dit qu’il l’a refusée. Au reste, il sera récompensé de ce refus généreux, car dès le lendemain de son départ madame de Cérolle est montée en voiture pour le rejoindre à Marseille, et pour le suivre au bout du monde s’il lui plaît d’y aller.

— Et M. de Cérolle, dit madame d’Ostange, que pense-t-il de cette fuite précipitée ?

— Oh ! il est accoutumé à ne point se mêler des affaires de sa femme ; ce n’est pas la première fois que madame de Cérolle court après ou avec l’homme qu’elle préfère ; et vraiment c’est un plaisir qu’elle aurait grand tort de se refuser, car il ne lui coûte aucune des prérogatives dont jouissent les femmes comme il faut. On la reçoit, au retour de ces Voyages romanesques, tout aussi bien à la cour, à la ville, que si elle sortait d’une austère retraite.

— Ah ! si c’est ainsi, répliqua la baronne, je ne plains que M. de Varèze, car madame de Cérolle ne me semble plus assez jolie pour lui plaire longtemps ; et le plaisir du scandale une fois passé, je crois qu’il sera fort embarrassé de son succès. Sans compter qu’il en avait rêvé d’autres, et les grands capitaines ne tiennent qu’aux conquêtes difficiles.

— Eh bien, on assure, dit Isidore, que madame de Cérolle a plus d’empire sur lui que n’en a jamais eu aucune des femmes qui l’ont aimé, ce qui ne l’empêche pas de lui être infidèle ; mais il prétend que C’est pour mieux constater sa préférence, et que la femme à laquelle on revient toujours est la seule vraiment aimée. Après ses excursions galantes, il se plaît à lui raconter son triomphe ou sa mésaventure ; elle en rit également, et le bonheur de se moquer ensemble des autres et d’eux-mêmes les console de tout. C’est un lien, une sorte de conjugalité infernale qui les enchaînera tant qu’il y aura des sots risibles et des femmes crédules. Enfin, la sœur de madame de Cérolle m’affirmait encore tout à l’heure, qu’en quittant tout pour suivre M. de Varèze, elle n’avait fait que répondre à son dévouement pour elle. Et l’on peut l’en croire, car sa sœur lui montre toutes les lettres d’Albéric.

— Donnez-moi votre bras, dit alors à voix basse le maréchal à Mathilde, et descendons chez vous ; vous êtes trop souffrante pour rester plus longtemps ici.

Et sans attendre sa réponse, il donnait à Mathilde sa fourrure, et l’entraînait dehors du salon en lui laissant à peine le temps de saluer la baronne.

En descendant l’escalier, le maréchal soutint Mathilde qu’un tremblement violent empêchait presque de marcher. Arrivée dans sa chambre à coucher elle veut le remercier de ses bons soins, mais sa voix expire sur ses lèvres décolorées, et le maréchal s’aperçoit qu’elle se trouve mal ; il appelle du secours ; on s’empresse autour d’elle : quelques gouttes d’éther la raniment.

Quand il la voit respirer plus librement, il prend sa main encore glacée, la porte à ses lèvres, la sent mouillée d’une l’arme qu’il ne peut retenir, et il sort sans pouvoir proférer une parole.



XXVIII


La douceur de madame de Lisieux, sa générosité, la faisaient chérir des gens qui la servaient ; et lorsqu’ils apprirent qu’elle était rentrée chez elle aussi souffrante, plusieurs d’entre eux passèrent la nuit dans son antichambre, craignant qu’on n’eût besoin d’eux pour aller chercher le docteur V… Et le lendemain, malgré qu’elle n’eût sonné personne, il régnait tant d’inquiétude sur elle dans la maison, que déjà madame d’Ostange et madame de Méran avaient envoyé plusieurs fois demander de ses nouvelles.

Ces marques d’intérêt lui firent éprouver une sorte d’humiliation, qu’elle résolut d’éviter désormais en faisant répondre qu’elle était parfaitement remise de son indisposition. Cependant la fièvre l’agitait ; mais elle espérait avoir la force de la braver pour recevoir sa famille et le maréchal de Lovano ; autrement elle se serait privée de la consolation de voir Maurice, car il n’y avait pas moyen de n’être visible que pour lui.

Heureusement il arriva le premier, et Mathilde eut le temps de lui confier ce qu’elle avait souffert en apprenant le départ de madame de Cérolle. Maurice affirma qu’Albéric n’était point complice de cette dernière extravagance de madame de Cérolle, et qu’il en serait très-mécontent ; mais Mathilde ne vit dans ces assurances que le désir de calmer sa peine.

— Je vous fais pitié, disait-elle ; vous me plaignez d’avoir livré mon cœur à un sentiment si mal récompensé, et vous cherchez à tromper ma faiblesse en feignant plus de confiance en lui que vous n’en avez réellement. Eh bien, je veux vous croire : attendons le retour du courrier.

En cet instant, un valet de chambre de la duchesse vint avertir le colonel que quelqu’un désirait lui parler. Maurice sortit aussitôt, et il laissa Mathilde dans toute l’anxiété de la crainte et de l’espérance. Elle écoutait attentivement le moindre bruit ; enfin, elle distingue, dans le salon qui précède le cabinet où elle se tient, les pas de deux personnes et la voix du colonel : on ouvre, et elle aperçoit une lettre à la main du courrier qui accompagne Maurice. Elle se lève précipitamment pour la prendre ; mais elle s’arrête, comme frappée de la foudre, en reconnaissant son écriture et la lettre qui devait être remise à Albéric.

— Vous voyez, dit Maurice en montrant le bras que le courrier porte en écharpe, ce pauvre garçon est tombé de cheval en courant la nuit, il a failli se tuer ; et, malgré son courage à poursuivre sa route dès qu’il a pu remonter à cheval, il est arrivé trop tard.

— Trop tard !… reprit Mathilde.

Et se laissant retomber sur son siége, elle resta les yeux fixés sur le courrier pendant qu’il répondait aux questions que Maurice lui adressait.

— J’ai eu bien du malheur, disait ce pauvre Germain, car on ne faisait que de mettre à la voile lorsque je suis arrivé. M. le comte de Varèze était descendu la veille à l’hôtel *** avec une dame dont la femme de chambre est restée à Marseille, ne voulant pas s’embarquer, parce que la mer lui fait peur ; et c’est elle qui m’a dit que deux heures plus tôt…

— Elle t’a fait un conte, dit vivement Maurice.

— C’est la pure vérité, monsieur, reprit Germain, et vous pourrez vous en convaincre vous-même dans quelques jours, car cette femme de chambre revient à Paris pour y chercher une place, et je la verrai certainement.

— Sur quel bâtiment s’est-il embarqué ?

— Sur un bâtiment qui va rejoindre à Livourne celui qui doit porter des armes et des vivres en Morée.

— Et tu n’as pas eu l’idée d’aller jusqu’à Livourne ? Je suis certain que tu serais arrivé à temps pour remettre la lettre au comte de Varèze.

— Vous pensez bien, monsieur, que si cela avait été possible, je l’aurais tenté. Mais l’inspecteur du port m’a bien assuré que l’expédition était déjà fort en retard ; que l’on avait prévenu les passagers qu’ils n’auraient pas le temps de se reposer à Livourne, car l’autre bâtiment attendait celui-là pour partir ; et comme le vent était bon, ils auraient eu deux jours d’avance sur moi.

— On ne t’a pas indiqué un moyen prompt de faire parvenir la lettre dont tu étais porteur ?

— Je n’ai pas osé la confier aux personnes qui s’offraient pour la donner à des voyageurs, parce qu’on m’a dit que rien n’était plus incertain que ces sortes d’occasions, et que j’ai pensé que madame la duchesse en aurait de plus sûres. D’ailleurs la femme de chambre de madame de…

— De Cérolle ? dit Mathilde d’une voix altérée.

— C’est cela, reprit Germain ; oui, c’est bien madame de Cérolle que l’appelait mademoiselle Adèle ; en bien, madame de Cérolle lui a recommandé de lui faire adresser ses lettres chez un banquier de Livourne, et par la poste, en lui défendant bien de les lui faire parvenir par une occasion.

— C’est bien, dit la duchesse en s’efforçant de paraître calme, allez vous reposer, Germain ; faites venir le chirurgien pour qu’il panse votre bras ; et ne parlez à personne ici du motif de votre voyage.

En disant ces mois, Mathilde posa la lettre qu’elle tenait, sur sa table. Puis se retournant vers Maurice

— Il vaut mieux qu’elle ne soit pas parvenue, dit elle. Je rends grâce au ciel de m’avoir épargné la honte d’en amuser madame de Cérolle.

— Ah ! pouvez-vous le penser ? s’écria Maurice.

— Oui, je peux tout attendre d’un homme dévoué à une semblable femme.

— Croyez qu’il ne l’estime ni ne l’aime, et qu’en se laissant entraîner par elle…

— Quoi ! vous voulez lui ôter toute excuse ? interrompit Mathilde. Quel serait donc le misérable sentiment qui le ferait partager le déshonneur dont elle se couvre, s’il ne l’aimait pas ? Qui le porterait à m’insulter ainsi, à vous tromper, vous dont l’estime lui est si nécessaire ; si l’empire que cette femme exerce sur son cœur n’était plus fort que toutes ses affections ? Sans doute, je crois qu’il a tenté de s’affranchir de ce joug qu’il méprise ; je crois qu’il a espéré un moment que son frivole attachement pour moi en triompherait ; mais il devait prévoir la lâcheté de son cœur, et ne pas se faire un jeu de troubler à jamais le mien. Qu’avait-il besoin de m’écrire, de me jurer tant d’amour, lorsqu’il donnait à une autre le droit de le suivre ; lorsqu’il acceptait une preuve de dévouement qui devait me faire rougir de lui en offrir une plus noble. Ah ! j’étais avertie du malheur que j’éprouve ! c’est contre, l’avis de tout ce qui s’intéresse à moi, c’est contre ma propre volonté que je me suis laissé conduire à cet excès de faiblesse ; les larmes m’oppressent, et je ne puis les montrer sans m’exposer au blâme, à l’insultante pitié qu’on accorde aux dupes d’un fat. La fièvre me dévore, et il faut que je me pare, que je m’offre avec un air riant devant les amis que mon chagrin mettrait au désespoir ! Oui, il faut que je meure plutôt que de passer dans le monde pour la rivale malheureuse de madame de Cérolle… Moi ! outragée pour une telle femme !… compromise comme elle !… Oh ! mon Dieu ! qu’ai-je fait pour m’attirer tant de honte !…

— Vous, de la honte ! s’écria Maurice ; et qui oserait flétrir ce qu’il y a de plus pur au monde ? Pensez-vous qu’il soit au pouvoir de ceux qui vous envient de détruire une réputation fondée sur tant de vertus et sur une conduite irréprochable ? Non, l’honneur est indépendant des propos de la calomnie ; autrement, quel être supérieur ne succomberait pas sous le poids des arrêts les plus iniques ? quelle bonne action ne serait interprétée comme un crime ? qu’il faudrait de courage pour être vertueux ! Mais, grâce au ciel, la méchanceté, qui invente le mal, n’a pas la puissance de l’accréditer longtemps ; le vrai en fait bientôt justice, et la réparation qu’on obtient ajoute encore à l’estime générale. Vous en verrez dans peu la preuve. Albéric est en ce moment victime d’une méchante intrigue. Ne pouvant se moquer de lui comme ils le font de tant d’autres, envieux de tous les avantages qui le mettent à l’abri d’une semblable ironie, ses ennemis ont eu recours à la calomnie pour en tirer vengeance. Ils ont affirmé avoir entendu sortir de sa bouche de ces mots pour lesquels on allait autrefois coucher à la Bastille ; ils lui ont prêté tous les torts qu’on pardonne le moins, et malheureusement son défaut habituel a donné une grande autorité à ces infâmes accusations. Eh bien, madame, comme elles sont fausses, vous les verrez bientôt reconnues comme telles, et vous pouvez m’en croire, si Albéric n’avait pas eu la folie d’abandonner sa cause, il aurait déjà gagnée ; mais ce misérable départ lui enlève tout moyen de se justifier… Il l’assassine. Ah ! pourquoi l’ai-je quitté assez de temps pour qu’il pût l’accomplir ! Je me le reprocherai toute ma vie…

— Ne le regrettez pas, répondit Mathilde en essuyant ses larmes ; puisque cette femme devait le suivre, il vaut mieux que je ne le revoie plus.

Et l’effort que se faisait Mathilde, en prenant cette résolution, semblait épuiser son courage.

— Ah ! par grâce, attendez encore pour le condamner au désespoir, dit Maurice d’un ton suppliant. Je sens que tout l’accuse aujourd’hui ; moi-même je le trouve coupable ; mais s’il méritait le mépris qu’il vous inspire, croyez que je perdrais en même temps le zéle qui m’anime pour lui. Je ne saurais expliquer les faits qui parlent contre Albéric, et pourtant je répondrais qu’il est encore digne de votre confiance. Comment l’homme assez heureux pour vous causer tant de peine aurait-il la démence de sacrifier un tel bonheur à…

En cet instant on annonça le maréchal de Lovano et la baronne d’Ostange. Mathilde prit la lettre que lui avait rendue le courrier, et la jeta au feu avant que Maurice pût s’y opposer.

— Ah ! pourquoi ? lui dit-il avec l’accent du regret.

— Pour qu’il ne reste aucune preuve d’un sentiment dont je rougis et que je dois anéantir.

À ces mots, si cruels pour son ami, le colonel sortit pour cacher le sentiment douloureux qu’il en éprouvait. Que d’autres à sa place ne se seraient éloignés que pour cacher leur joie !



XXIX


Quand la baronne entra, son premier mouvement fut de se récrier sur l’altération du visage de sa nièce ; elle la gronda de ne lui avoir point fait dire qu’elle était aussi souffrante, et, sans la consulter, elle ordonna à ses gens d’aller chercher le docteur V… Dans l’état d’abattement où se trouvait Mathilde, il fallait s’avouer malheureuse ou malade, et pour plaire à sa tante elle consentit à recevoir les soins du docteur V…, espérant que tous deux, seulement occupés de l’effet de sa douleur, n’en devineraient pas la cause. Mais madame d’Ostange avait remarqué la pâleur de Mathilde en écoutant ce qu’Isidore avait dit de madame de Cérolle ; et, dans l’inquiétude qu’elle témoignait sur la fièvre qui oppressait Mathilde, elle mêlait tant de malédictions, voilées par des sentences générales, sur les cœurs pervers dont l’unique plaisir était de se jouer de la crédulité des âmes nobles, qu’il était impossible de n’en pas faire la cruelle application.

Le maréchal s’aperçut du supplice que cette conversation faisait endurer à madame de Lisieux, et pour la détourner, sans pourtant cesser de s’occuper de Mathilde, il prétendit que le changement d’air, la distraction d’un voyage, lui feraient plus de bien que tous les secours de la médecine ; et il finit par lui proposer de venir avec lui aux eaux d’Aix en Savoie.

— Les médecins cherchent à me persuader qu’une saison de ces eaux suffira pour calmer mes douleurs et me rendre moins malade, ajouta-t-il : il ne tient qu’à vous que j’en sois certain.

— Ah ! oui, répondit vivement Mathilde, un voyage ! Je crois que je serai mieux loin de Paris.

— Malgré le chagrin que j’aurai de ne pouvoir vous accompagner, je pense qu’en effet le régime, les plaisirs des eaux vous seraient fort salutaires, mon enfant, dit la baronne ; et si le docteur est de cet avis, il faudra profiter des premiers beaux jours pour vous mettre en route. Les voyages ! je ne connais que cela pour guérir l’imagination et le corps ! Et puis vous serez sous la garde de notre bon maréchal, qui ne vous laissera point commettre d’imprudence. Si même vous voulez emmener Thérésia, je vous la confierai avec plaisir. Elle sera si contente de voir des lacs, des montagnes de glaces !

Mathilde serra la main de sa tante en signe de remercîment, et parut se ranimer un peu à l’idée de procurer un vif plaisir à sa chère Thérésia et à son vieil ami.

Le maréchal se mit à détailler toutes les dispositions qu’il fallait faire pour que ce voyage fût aussi commode qu’agréable. Il nota les endroits pittoresques où l’on devait s’arrêter, les villes qu’il faudrait traverser au plus vite pour éviter les grands dîners de la préfecture et les visites de corps. Enfin, après avoir tracé un itinéraire complet, il sortit, en disant qu’il allait solliciter le congé nécessaire pour exécuter ce charmant projet. Maurice le suivit. Peu de moments après, le docteur V… vint confirmer l’ordonnance du maréchal, et la baronne ne pensa plus qu’au prochain départ de Mathilde.

Quelle que soit la sensibilité d’une femme, il est rare qu’elle l’emporte sur sa fierté, et lui ôte le courage de dissimuler ses chagrins d’amour-propre.

On répandit le bruit que la duchesse de Lisieux se mourait de désespoir en l’honneur de M. de Varèze et de madame de Cérolle ; et Mathilde se prêta à toutes les démarches que sa tante exigea d’elle pour démentir ces conjectures. Elle retourna à la cour, se montra aux spectacles ; et les gens qui s’imaginent que les plaisirs du monde triomphent de toutes les peines, la regardaient comme parfaitement consolée. Il est vrai que le mouvement d’une fête, l’air joyeux des gens qu’on y rencontre, provoquent une sorte d’étourdissement qui suspend un moment la souffrance ; mais combien elle redouble au retour de ces réunions bruyantes, lorsqu’on se retrouve seule avec sa pensée ! Que de femmes enviées seraient l’objet d’une juste pitié si on pouvait les suivre jusque dans la solitude, où elles déplorent le malheur qui les réduit à des plaisirs d’amour-propre ! À quoi bon être belle, pour être admirée de la foule indifférente ? Ah ! quand on s’est parée une fois pour quelqu’un, on ne se soucie plus d’être jolie pour personne.

Ce genre de succès devenant chaque jour plus insupportable à Mathilde, elle pensa qu’une plus longue contrainte était inutile, et qu’elle pouvait partir sans que sa tante eût le droit de s’en plaindre.

La réflexion, qui suit pour ainsi dire les crises du cœur, lui avait prouvé qu’elle ne retrouverait quelque repos que loin de ce monde où tout la blessait, et où elle s’était laissé entraîner à un sentiment dont l’amertume empoisonnerait sa vie entière. En vain elle cherchait à se persuader qu’elle pourrait avec le temps répondre à une autre affection : l’image d’Albéric était toujours entre elle et sa raison, et le souvenir de l’amour qu’elle lui avait inspiré un moment l’emportait sur celui de sa perfidie…

Un philosophe a dit que, pour en moins souffrir, il fallait s’établir dans son malheur. Madame de Lisieux suivit ce précepte ; et désespérant de se guérir d’une passion qui résistait à des torts aussi graves, elle cessa de la combattre. Le souvenir continuel des tourments qu’elle lui avait dus parut à Mathilde le meilleur préservatif contre toute la faiblesse de son âme, et elle ne pensa plus qu’à se choisir une retraite agréable où elle pourrait se livrer au regret d’un bonheur que le monde ne devait plus lui offrir.

Ce projet était trop en opposition avec ceux que la baronne formait sur la destinée de sa nièce, pour que Mathilde lui en fit part ; mais elle espérait que, lassée par une persévérance invincible, madame d’Ostange abandonnerait l’idée de vouloir remarier sa nièce, et qu’elle finirait par venir habiter avec elle la maison qu’elle comptait acheter sur les bord du lac de Genève.

Malgré cette horreur du monde et le vif désir de s’en éloigner pour toujours, Mathilde se sentit oppressée par un sentiment douloureux, lorsque sa voiture l’entraîna hors des murs de Paris. L’idée de n’y plus rentrer l’affligeait, et pourtant elle eût été plus malheureuse de l’obligation d’y rester. Qui n’a pas connu ces inconséquences d’un cœur malade, ces regrets de ce que l’on ne veut plus, ces terreurs de ce qu’on désire, et cette cruelle faculté de s’attrister des consolations autant que de la peine.

Le maréchal de Lovano avait proposé au colonel Andermont de l’accompagner, et Mathilde lui avait témoigné combien il lui serait doux de recevoir les soins d’un ami tel que lui, le seul qui connût et plaignît ses chagrins ; mais il s’était excusé près du maréchal en prétextant le devoir impérieux qui l’obligeait à profiter de ce congé pour aller dans une terre que son père habitait en Normandie.

— Est-il bien vrai, dit Mathilde, que vous ne puissiez remettre à un autre temps cette visite à votre père ? Je suis certaine que le maréchal vous accorderait sans peine un mois de plus pour satisfaire à ce devoir.

— Je le crois aussi, répondit-il avec un embarras visible ; mais il vaut mieux que je ne vous suive pas, ajouta Maurice de manière à n’être entendu que de madame de Lisieux.

— Dis-lui donc que c’est très-mal à lui de nous abandonner sans aucun motif raisonnable, reprit Mathilde en s’adressant à Thérésia qui dessinait près d’une fenêtre du salon.

— Vraiment, ce n’est pas moi qui obtiendrai ce que monsieur vous refuse, répondit-elle d’un ton piqué. Il a déjà fait tant de voyages intéressants, que celui-là ne le tente pas beaucoup.

— Ah ! jamais je n’en aurais fait de plus agréable, s’écria Maurice, et le ciel m’est témoin que c’est là le seul inconvénient que j’y trouve, ajouta-t-il en regardant Mathilde ; mais il faut avoir le courage…

— De vous priver de nous, interrompit Thérésia. C’est fort méritoire, et je ne doute pas que le ciel ne vous récompense d’un si beau sacrifice ; mais, en attendant, vous n’aurez pas la bourse que je faisais pour vous : elle sera pour votre maréchal.

— Non ; gardez-la-moi, dit Maurice en souriant au gracieux dépit de Thérésia, j’irai la chercher dès que je serai libre.

— Eh bien, nous verrons alors si vous la méritez, répliqua Thérésia.

Et elle sortit pour aller prendre sa leçon de harpe.



XXX


Dès que Mathilde se trouva seule avec Maurice, elle lui dit, d’un ton qui avait quelque chose de solennel :

— Nous serons peut-être plus longtemps absentes que vous ne le supposez ; promettez-moi de venir bientôt nous rejoindre. Je vous ai causé beaucoup d’ennuis, ajouta-t-elle avec une profonde émotion ; laissez-moi l’espérance de vous en dédommager un jour ; je sens que l’idée de m’acquitter envers votre amitié…

— Ah ! la moindre preuve de votre affection suffit pour payer le dévouement de toute ma vie ! s’écria Maurice d’un ton qui révélait assez le secret de son âme ; mais j’ai besoin de vous savoir heureuse pour supporter le poids d’une existence sans désirs et sans but, et c’est par pitié pour moi que vous devez me laisser tenter de ramener celui qui peut seul accomplir votre bonheur.

— Croyez que je n’hésiterais pas à accepter cette nouvelle preuve d’une générosité dont je sens tout le prix, répondit Mathilde, si elle devait me rendre seulement un peu de l’espoir que j’ai perdu, et cette folle idée de prétendre captiver le cœur le plus léger ; mais cette illusion, lui-même ne parviendrait pas à la ranimer ; il a rendu mon bonheur impossible ; et comme vous, mon ami, ajouta Mathilde avec un sourire doux et triste, j’ai besoin de m’occuper d’une autre destinée pour m’aider à subir la mienne : je vous conjure de me laisser le soin de votre avenir.

— Il n’en est plus pour moi.

— Vous serez aimé : vous méritez si bien de l’être !

— Que m’importe ?

— Je n’en doute pas ; le sentiment… qui vous afflige aujourd’hui…, répliqua Mathilde avec un embarras plein de grâce, cédera bientôt à la douceur d’une affection mieux récompensée. Le plaisir de régner sur une jeune âme que le malheur n’a pas encore flétrie, l’espoir de l’en préserver, le soin de guider la femme qui vous aime à travers un monde où la protection d’un mari brave et spirituel est si nécessaire ; enfin, l’idée d’être sa providence vous rattachera à la vie : on est si vite heureux du bonheur qu’on donne !…

— Mais, pour se consacrer à de semblables soins, il ne faut pas vivre d’une seule pensée, il ne faut pas être enchaîné par sa volonté, par son désespoir même au culte d’un être qu’on a divinisé. Vous connaissez mon cœur ; s’il n’a pas su feindre avec vous, qui ne pouviez lui répondre, garderait-il son secret avec celle qui aurait le droit de s’en plaindre ? Non, je me priverais par là du seul bien qui me reste, de la liberté de mes regrets.

— Combien vous m’affligez ! dit Mathilde en baissant ses yeux mouillés de larmes… N’était-ce donc pas assez de mes chagrins, sans avoir à me reprocher…

— Ah ! ne vous reprochez pas un tourment qui soutient ma vie ! Sans vous, sans le douloureux plaisir de tout immoler à votre repos, au moindre vœu de votre cœur, je ne saurais que devenir. Depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois, vous avez dirigé toutes mes actions, vous en serez malgré vous l’éternel arbitre ; et ne pensez pas qu’il entre dans cet aveu une lueur d’espérance ; car, je vous le jure, si vous pouviez sacrifier le sentiment qui remplit votre âme au faible intérêt que je vous inspire, tant de légèreté m’indignerait ; vous ne seriez plus à mes yeux qu’une femme ordinaire, et je cesserais de vous…

Ici Maurice s’arrêta subitement, comme retenu par la crainte de proférer un blasphème ; et Mathilde, encouragée par ce qu’il n’osait dire, acheva sa phrase.

— Oui, dit-elle, vous cesseriez d’aimer celle que vous ne devriez qu’à son inconstance, et je veux que vous me chérissiez toujours ; mais, pour que cet attachement soit une source de consolation pour tous deux, il faut m’obéir, et ne point repousser ma plus chère espérance : ne la devinez-vous pas ?

— Si, je la devine, et j’en suis pénétré de reconnaissance ; mais plus votre bonté veut faire pour moi, plus je dois mettre d’honneur à ne pas me charger d’un devoir impossible.

— Est-il donc impossible de former à l’amour une créature charmante, qui vous aime déjà sans le savoir, qui sourit à votre aspect, ne s’amuse de rien en votre absence, et qui nous disait hier si naïvement qu’elle n’épouserait jamais qu’un colonel ?

— Qu’est-ce que cela prouve ? l’empire que vous exercez sur tout ce qui vous entoure ! Il y a tant de charme à faire ce que vous désirez, qu’on se croit les sentiments qui vous plaisent. Moi-même, n’ai-je pas eu quelquefois l’espoir de réduire les miens à l’amitié qui vous convient ?

— Eh bien, s’il est vrai que j’aie tant de puissance, laissez-moi l’éprouver ; ne me découragez pas dans le soin de parer Thérésia des qualités, des talents que vous préférez. Elle a dans l’âme tout ce qu’il faut pour comprendre le cœur le plus tendre, l’esprit le plus distingué : je me trompe fort, ou le désir de vous plaire en fera une femme charmante. Et puis, elle est destinée à vivre près de moi, à me consoler de mes ennuis ; c’est mon enfant, ma sœur : cela ne vous donne-t-il pas envie de partager son sort ?

— Ah ! pour m’accabler d’un si grand bienfait, attendez au moins que j’en sois digne !

— Oui, j’attendrai ; je ne vous reparlerai de ce projet qu’à l’époque où vous serez aussi heureux que nous de le voir se réaliser. D’ici là, j’en ferai mon plus doux intérêt, l’occupation de ma journée, et je vous devrai par là de ne pas succomber à ma tristesse.

— Vous pouvez tout exiger de moi, tout, excepté ce que le désespoir n’a pu faire : ainsi, disposez de ma vie, mais pour ce cœur, ajouta Maurice en portant la main sur son sein, sachez bien qu’il ne battra jamais pour une autre.

À ces mots, le colonel, sortit précipitamment dans la crainte d’ajouter à l’aveu qu’il se reprochait, la faiblesse de montrer l’excès de ses regrets.

Le souvenir que Mathilde conserva de cet entretien fut, pendant son voyage, le sujet d’une douce rêverie ; car la pensée du bien qu’on peut faire est une consolation assurée à toutes les âmes nobles.


XXXI


L’arrivée de la duchesse de Lisieux à Aix fut une grande nouvelle parmi les baigneurs ; on s’attendait à la voir donner le ton par son élégance, et les plus distingués pensaient déjà à se faire inviter aux fêtes qu’elle donnerait, aux déjeuners champêtres, aux promenades à cheval qu’elle ferait dans les montagnes ; enfin, on la proclamait d’avance la reine des eaux, chacun s’apprêtait à lui faire sa cour.

Mais quand on la vit s’établir en malade dans une maison éloignée de celles où l’on se réunissait chaque soir,’et que l’on se fut assuré de sa résolution de vivre fort retirée, la malveillance succéda tout à coup à l’enthousiasme qu’on se promettait d’avoir pour elle ; et ses moindres démarches furent dès-lors soumises à une inspection générale. Un ami vieux et goutteux, une jeune fille de quatorze ans, composaient la société de Mathilde ; on les voyait partir chaque matin, après l’heure des bains, à cheval ou en calèche, pour aller chercher les endroits les plus solitaires de cette charmante vallée ; le soir ils prenaient le thé avec une famille génevoise qui habitait la même maison qu’eux. Cette manière de vivre aurait découragé la médisance, si quelque chose pouvait y parvenir ; mais on décida qu’il y avait une cause romanesque à ce dégoût du monde, et chacun l’imagina en raison du plus ou moins de dépit que lui inspirait l’éloignement dédaigneux de Mathilde. Heureusement pour elle, il n’y avait aux eaux personne de sa famille, et aucun de ces amis officieux qui se font un plaisir de vous raconter, en les déplorant, tous les propos qui se tiennent contre vous ; et rien ne vint troubler le calme de sa tristesse.

Une seule fois, madame de Varignan, cette aimable Génevoise qui demeurait au-dessus de l’appartement de madame de Lisieux, lui dit qu’elle venait de recevoir des nouvelles d’Italie ; qu’on s’y amusait beaucoup, qu’il y avait deux théâtres de société à Florence, un chez lady N…, où l’on jouait jusqu’au mélodrame à grand spectacle ; l’autre chez l’ambassadrice d’Autriche, dont la voix enchanteresse rivalisait avec celle des meilleures cantatrices de l’Italie. On citait plusieurs des Françaises qui assistaient à cette représentation, entre autres la jolie vicomtesse de M…, la belle duchesse de V…, noble débris des beautés de l’empire, et enfin la piquante marquise de Cérolle.

À ce nom, Mathilde croit qu’elle se trompe, et elle le fait répéter.

— Cela vous étonne, dit madame de Varignan, vous ne savez donc pas la dernière histoire de madame de Cérolle ?

Mathilde ne répondit point.

— Elle est partie un beau matin de Paris avec un officier français qui l’a laissée en route, et elle parcourt maintenant l’Italie avec un autre.

— Êtes-vous certaine qu’elle soit à Florence ? dit Mathilde en tremblant d’espoir.

— Je n’en puis douter, c’est ma sœur qui me l’écrit, et elle la connaît fort bien. C’est à elle que madame de Cérolle s’est adressée le printemps dernier pour savoir s’il était facile de passer en Grèce sur un bâtiment du commerce ; mais avant que ma sœur ait eu le temps de lui répondre, nous avons appris que madame de Cérolle était partie pour Rome, et nous en avons conclu qu’elle avait changé de projet, ou d’amant. Il paraît que nous ne nous sommes point trompées, puisque la voilà de nouveau établie à Florence.

Cette conversation, dont madame de Varignan ne soupçonnait pas l’intérêt pour Mathilde, devint la première cause de l’intimité qui s’établit entre elles deux. Le bien qu’on fait sans le savoir est souvent celui qui inspire le plus de reconnaissance. À dater de ce jour, madame de Varignan reçut des preuves réitérées de l’affection de Mathilde pour elle et sa famille. M. de Varignan, quoique d’un caractère un peu froid, n’eut pas moins de part à sa bienveillance. C’était pour hâter la guérison d’un de leurs enfants qu’ils étaient à Aix ; ils devaient retourner, après la saison des eaux, dans une habitation charmante qu’ils avaient sur les bords du lac Léman, et ils firent promettre à madame de Lisieux d’y venir passer quelque temps avec eux. Elle y consentit d’autant plus volontiers, qu’il y avait, disaient-ils, un joli petit château à vendre très-près du leur ; et Mathilde, en l’achetant, se flattait d’y pouvoir bientôt réaliser son projet de retraite.

Mathilde s’était tout à coup ranimée, elle avait repris ses crayons, et elle paraissait s’amuser du talent qui lui permettait de retracer les sites enchanteurs qui l’environnaient ; elle écoutait avec une attention qui ne lui était plus habituelle les descriptions qu’on lui faisait des endroits les plus pittoresques de la Suisse, et parlait d’y faire incessamment un voyage. Le maréchal s’aperçut le premier de cette espèce de résurrection ; mais il attribua au charme d’une douce intimité, au bon air des montagnes et au temps, qui triomphe de tout, un changement produit par la seule pensée d’avoir un tort de moins à reprocher à M. de Varèze.

Au bout de six semaines, le service du maréchal le rappela à Paris, et ce ne fut pas sans un vif regret qu’il se sépara de Mathilde. Il avait espéré la ramener à madame d’Ostange ; mais M. et madame de Varignan ayant proposé de l’accompagner dans les petits cantons, et de la diriger dans les courses de montagnes dont la jeune Thérésia se réjouissait tant d’avance, il fut impossible de la faire renoncer à ce voyage.

Le même jour où le maréchal se mit en route pour retourner à Paris, Mathilde suivit madame de Varignan à Genève. Au moment de dire adieu à son ami, une tristesse profonde s’empara d’elle, et ses larmes trahirent la pensée de la longue absence qu’elle méditait.

— Ne vous reverrai-je pas bientôt ? dit le maréchal ; et la reconnaissance des soins et du repos que vous trouvez dans ces montagnes vous rendront-ils ingrate pour vos amis de Paris ?

— Ah ! jamais pour vous, s’écria Mathilde ; mais si ma santé m’obligeait à fuir le monde, à vivre dans ces montagnes, vous viendriez m’y voir, n’est-ce pas ?

— Toutes les fois que vous le voudrez bien, reprit le maréchal en baisant la main de Mathilde ; jeune, j’aurais été trop heureux de vous consacrer ma vie ; jugez si vous pouvez disposer de ce qui m’en reste !

En disant ces mots, le maréchal s’était éloigné brusquement de madame de Lisieux pour surmonter l’émotion qui le dominait à la seule pensée de ne vivre que pour elle.

— Partons aussi, dit Mathilde en voyant s’éloigner la calèche du maréchal ; allons chercher l’oubli de tout ce que j’aime dans ces lieux dont l’aspect convient seul à une âme flétrie. Peut-être, au milieu de ces monts glacés, où la piété bienfaisante habite, trouverai-je la résignation dont mon cœur a besoin pour supporter une vie sans espérance.


XXXII


Mathilde commença son voyage dans les montagnes par celles qui entourent la vallée de Chamouni ; puis elle gravit le grand Saint-Bernard, et fut accueillie par les pères de l’hospice avec cette sainte cordialité qu’on peut appeler la grâce de la vertu. Après avoir traversé les torrents, les rochers, les neiges qui semblent servir de remparts à cette pieuse solitude contre l’invasion des hommes, Mathilde fut bien surprise d’entendre les sons d’un piano accompagner une romance nouvelle. C’était un des frères de l’hospice que Thérésia avait trouvé accordant le piano de la grande salle où se réunissent les voyageurs, et qui l’avait priée de chanter. Il faut avoir visité cet affreux désert, où le plus beau mois de l’année n’a jamais vu poindre un brin d’herbe, pour se faire une idée de ce que doit y produire l’air qu’on chante dans les salons de Paris, et la vue d’un journal français qu’on aperçoit sur une table.

C’était vers la fin du mois d’août ; il avait fallu braver une chaleur insupportable pour arriver jusqu’aux neiges éternelles qui entourent le Saint-Bernard ; et, le même soir, les voyageurs se pressaient autour d’un grand feu, comme au milieu de l’hiver. Une extrême activité régnait ce jour-là dans l’hospice ; c’était l’époque des pélerinages ; l’église était remplie de pauvres habitants de la vallée d’Aoste et des chalets suspendus dans les montagnes voisines. Ces fidèles, armés de leurs bâtons ferrés, avaient gravi le mont glacé dans l’espoir que ce fatigant pélerinage leur attirerait quelques faveurs du ciel et les secours généreux des pères de l’hospice. On voyait parmi eux de jeunes fiancés qui venaient faire bénir leur union dans ce lieu sauvage, comme pour se prouver leur mutuel courage à suivre ensemble les chemins les plus durs et les plus périlleux.

Un vieux soldat priait au pied d’un tombeau dont l’inscription frappa les regards de Mathilde ; et, par un de ces mouvements où l’on confond, pour ainsi dire, l’amour du ciel avec la piété nationale, Mathilde s’agenouilla sur la marche du tombeau, à quelque distance du soldat, et l’on peut affirmer que le mot patrie se trouvait dans leurs communes prières.

Thérésia suivit l’exemple de Mathilde sans savoir à quel sentiment pieux elle cédait en ce moment. Mais lorsqu’elle vit le soldat et Mathilde se relever, elle fit plusieurs questions à sa cousine sur l’époque où ce tombeau avait été érigé, et sur la gloire du héros qu’il renfermait.

— Demandez à ce brave homme, dit madame de Lisieux en montrant le vieux soldat, je suis certaine qu’il vous répondra là-dessus mieux que personne. N’est-ce pas, ajouta Mathilde, je vois à vos regrets que vous l’avez connu ?

— Si je l’ai connu ! répondit le soldat : c’est moi qui l’ai ramené d’Égypte ; c’est moi qui l’ai suivi à Marengo ; c’est moi qui l’ai porté là…, ajouta-t-il d’une voix étouffée en montrant la tombe…

— Et c’est là que vous venez prier pour votre pays ? dit Mathilde.

— Mon pays ! répéta-t-il ; il y a quinze ans que je ne me mêle plus de ses affaires. Je prie pour que le ciel prenne en pitié le reste de notre vieille armée ; nous ne sommes plus beaucoup d’anciennes moustaches, et puisque l’on ne se sert plus de nous, on devrait au moins nous conserver pour apprendre aux nouveaux le métier. Au reste, je ne dis cela que pour les camarades ; car, du jour où j’ai vu une pique de cosaque à la barrière du Trône, j’ai demandé mon congé ; et comme j’avais dix blessures encore saignantes, on ne m’a pas refusé d’aller me faire panser par ma pauvre mère, dans notre village de…, contre Grenoble. C’est de là que je viens ici tous les ans quand le temps et mes blessures le permettent ; car la côte est rude, et on ne la monte pas facilement avec une jambe mitraillée ; mais c’est égal, je me dis : Si elle arrive malade, les bons pères la guériront ?

— Puisque vous venez chaque année dans ces montagnes, vous devez être un excellent guide, surtout pour ceux qu’intéressent les moindres détails du passage de nos troupes dans ces contrées de glace ?

— Il est certain que je pourrais vous y conduire les yeux fermés, et que je sais par cœur les endroits où l’autre s’est arrêté ; pourtant je n’étais pas avec lui lorsqu’il a pensé se précipiter, avec son cheval, à cent toises au-dessous du chemin, dans le torrent de la Drance ; c’est un guide de Liddes qui l’a retenu au moment où son cheval l’entraînait. Cet homme vit encore de la pension qu’il a si bien gagnée ; mais, ce que vous aurez peine à croire, madame, c’est que, malgré tout ce que lui a dit le petit caporal pour l’engager à venir à Paris lui demander la récompense du service qu’il lui avait rendu, jamais l’entêté montagnard n’a voulu quitter ce village de planches de sapin, qui est inondé tous les hivers, et qu’il appelle sa patrie.

— Sans doute il y était aimé, pensa Mathilde.

Et elle s’avança vers la porte de l’église en faisant signe au soldat de la suivre. Avant de rentrer dans la salle, elle lui demanda s’il consentirait à les accompagner jusqu’à Martigny.

— Très-volontiers, madame, répondit-il ; vous m’avez l’air d’une bonne Française, et je vous raconterai en chemin autant de batailles que vous en voudrez entendre. Dame ! c’était le bon temps alors ! on ne risquait pas de mourir de maladie !

En finissant ces mots, le soldat salua Mathilde, et promit d’être prêt le lendemain à l’heure du départ de ces dames.

— Vous étiez avec le brave Philippe, dit le prieur à madame de Lisieux, celui que nous appelons le pélerin de la grande armée. Depuis que son général repose parmi nous, il est venu bien des fois le bénir, et raconter sa mort aux hôtes de l’hospice. Ses récifs amusent nos jeunes frères, car vous pouvez remarquer, ajouta-t-il, qu’excepté moi, qui ai trente-cinq ans, et qui ai résisté la moitié de ma vie à la rigueur de ce climat, personne ici n’a passé l’âge de l’extrême jeunesse. La plupart de ceux que la religion nous amène sont bientôt forcés, sous peine de mourir de la poitrine, de redescendre dans les vallées, où l’air est moins meurtrier. Les plus zélés sont les plus vivement atteints, et il est rare que les frères qui me suivent dans nos campagnes d’hiver en soient à leur troisième. Quand il faut, au milieu de la nuit, courir les neiges sur la trace de nos chiens, nous battre avec les ours et les avalanches pour secourir un voyageur imprudent, les forces ont besoin d’être au niveau du courage ; et presque toujours le chagrin, qui fait tant de vocations, a déjà affaibli la santé des frères qui se dévouent à suivre les statuts de notre ordre.

Pendant que Mathilde admirait ce mélange d’héroïsme et de simplicité qui distinguait le supérieur de l’hospice, et qu’elle s’humiliait devant ces héros de la charité chrétienne, le père ajouta :

— L’été ; c’est un plaisir ; nous réchauffons chaque soir ici les voyageurs de tous les pays, et ces registres vous prouverons qu’il n’est guère de personnages illustres qui ne nous aient rendu visite.

En disant ces mots, il présenta à Mathilde deux livres où se trouvaient inscrits les noms de tous ceux qui étaient venus à l’hospice depuis deux ans. Thérésia prit celui qui était ouvert à la date du jour, et Mathilde ouvrit celui de l’année précédente.

Après avoir trouvé plusieurs noms de sa connaissance et lu les réflexions de chacun sur les montagnes ou l’hospitalité, elle s’arrêta sur cette citation :

« Ce n’était donc pas assez d’avoir mille fois exposé sa vie pour sauver des hommes, et de s’être établi pour jamais au fond des plus affreuses solitudes. Il fallait encore que les animaux mêmes apprissent à devenir l’instrument de ces œuvres sublimes, qu’ils s’embrasassent, pour ainsi dire, de l’ardente charité de leurs maîtres, et que leurs cris sur le sommet des Alpes proclamassent aux échos les miracles de notre religion[2]. »

Après ces lignes, tracées par une main bien connue de Mathilde, on lisait en peu de mots : a Que dirais-je de mieux ? » et plus bas le nom du comte de Varèze.

— Il est venu ici ! s’écria madame de Lisieux, oubliant qu’elle n’était point seule.

— Pardon, répondit le religieux, je n’ai pas entendu de qui madame parlait.

— Du comte de Varèze, répliqua Mathilde en rougissant ; mais vous recevez tant de voyageurs, que vous ne devez pas vous les rappeler.

— Oh ! les voyageurs comme celui-ci ne s’oublient jamais, madame ; et si nous pouvions avoir tant d’ingratitude, voilà un présent de lui qui nous en ferait ressouvenir.

En disant ces mots, le religieux montrait un tableau de l’un de nos grands maîtres, où l’on voyait représentée la délivrance d’une mère et de son enfant par les frères de l’hospice.

— M. de Varèze se trouvait ici, continua le religieux, vers le commencement du printemps de l’année dernière, au moment de la fonte des neiges. Les jeunes voyageurs ont souvent l’imprudence de choisir cette époque pour nous visiter ; mais ce qu’on appelle sur la terre les beaux jours de l’année, sont encore pour nous des jours d’hiver, et quelquefois les plus malheureux ; car c’est alors que les avalanches sont à craindre ; le comte de Varèze en sait quelque chose. Il nous a suivis dans une de nos expéditions nocturnes, et ce n’est pas sans danger qu’il nous a aidés à sauver cette pauvre femme que nos chiens avaient découverte ensevelie sous la neige : aussi lui ai-je bien défendu de s’aventurer dans nos montagnes avant le mois de juin. Mais il nous a promis de venir cet automne : pensez-vous qu’il nous tienne parole ?

— Je ne le crois pas, dit en soupirant Mathilde, il est bien loin d’ici !

Alors elle fut obligée de répondra aux différentes questions que le religieux lui adressa sur M. de Varèze ; et, malgré l’espèce d’embarras qu’elle éprouvait chaque fois que ce nom revenait, elle se complut à entendre parler d’Albéric si différemment qu’on n’en parlait d’ordinaire. En effet, le religieux ne se doutait pas que cet homme dont les manières avec lui avaient été si franches, si cordiales, dont le courageux dévouement s’était montré au niveau du sien, était la terreur des salons de Paris, et que sa générosité envers une pauvre femme ne suffisait pas pour expier ses fautes envers toutes celles qui brillaient dans un monde élégant.

En écoutant les éloges donnés aux nobles qualités d’Albéric, Mathilde se sentit pénétrée d’une douce joie. Cet hommage rendu par la vertu au caractère de celui qu’elle aimait lui sembla comme la sanction divine accordée à la passion qui soumettait son cœur ; et ce moment la rendit au sentiment le plus consolant, celui de s’honorer dans ce qu’on souffre.


XXXIII


C’était sur la cime d’un mont glacé, entourée d’une nature morte, dans un lieu inhabitable pour ceux que la religion et pour ainsi dire le fanatisme de la charité n’animent pas d’un zèle héroïque ; c’était dans le séjour le plus étranger aux intérêts du monde où vivait Mathilde, qu’elle venait de trouver les secours les plus efficaces contre les atteintes de ce monde méchant.

Dans son désir de s’acquitter d’un si grand bienfait, elle s’engagea à envoyer bientôt à l’hospice un souvenir qui rivaliserait avec le tableau donné par M. de Varèze ; et, ne pouvant l’imiter dans son courageux dévouement, elle voulut au moins lui ressembler dans sa pitié généreuse : elle déposa une bourse pleine d’or entre les mains du religieux, en le priant d’en faire don à la plus pauvre famille de la vallée de Lidde.

Les bénédictions des bons pères, les remercîments des gens de l’hospice, et jusqu’aux caresses des chiens libérateurs, signalèrent le départ de Mathilde et de Thérésia. Le brave soldat, voyant les guides qui les avaient amenées se disposer à les accompagner, se tenait à l’écart, se jugeant inutile ; mais dès que la duchesse l’aperçut, elle alla prendre son bras pour qu’il la soutînt dans le sentier de neige qui conduit au rocher où l’on reprend les mulets. Le vieux militaire, touché de cette preuve de bonté, passa d’un air fier devant tous ceux qui se trouvaient là, en leur disant :

— Soyez tranquilles, il ne lui arrivera aucun accident.

Ces mots flattèrent sensiblement Mathilde, car ils prouvaient la sollicitude qu’elle inspirait. Pendant la route, son guide lui raconta tout ce qu’il savait d’intéressant sur le passage de nos troupes dans ces sentiers presque impraticables, en ayant soin de s’arrêter à chaque endroit où l’on avait fait la moindre halte. Et ce récit, animé par les soupirs ou les réflexions glorieuses du soldat, fit autant d’impression sur l’esprit de Mathilde, qu’en pourrait produire cette belle page de notre histoire écrite par le Tacite de nos jours.

Dans l’absence, un des besoins les plus impérieux de l’amour est d’associer ce qu’on aime à toutes les impressions qu’on reçoit ; on se demande ce qu’il penserait des événements ou des objets qui frappent notre esprit, et l’on ne se pardonne d’en jouir qu’en y mêlant le souvenir de celui qu’on regrette.

En écoutant Philippe, Mathilde s’était tant de fois questionnée sur l’intérêt qu’aurait pris Albéric aux paroles du vieux soldat, qu’elle finit par se persuader qu’il avait dû entendre ces mêmes récits lorsqu’il était venu visiter l’hospice.

En effet, interrogé sur ce point, Philippe répondit qu’il se rappelait fort bien le jeune colonel qui avait aidé les religieux à sauver une femme et son enfant, et qu’ayant eu l’honneur de lui servir de guide et de causer avec lui comme avec madame la duchesse, il en avait reçu un présent qui ne l’avait jamais quitté depuis ce jour.

— Tenez, ajouta Philippe en tirant de sa poche un gobelet de vermeil, vous reconnaîtrez peut-être, madame, les armes qui sont gravées là-dessus.

C’étaient bien celles du comte de Varèze, et Mathilde s’étonna d’un présent de ce genre.

— Voilà comme cela est arrivé, dit Philippe : j’étais à l’hospice en même temps que ce bel officier dont je ne sais pas bien le nom, et je vous avoue qu’en apprenant qu’il y avait là ce que nous autres vieux nous appelons des blancs-becs à moustaches, m’étais tenu à la réserve, parce que j’avais eu plus d’une fois l’occasion de redresser les jugements de ces conscrits de cour sur nos anciens, et je ne me souciais pas de m’exposer de nouveau à brosser des épaulettes qui n’ont pas vu le feu. Cependant j’appris des religieux et de la femme qu’ils venaient de sauver ce qu’avait fait le voyageur ; je me dis : C’est un brave ! au fait, ce n’est pas sa faute s’il est venu au monde vingt ans trop tard ; et je priai le père Anselme de me présenter à lui, car les bénédictions d’un vieux soldat portent toujours bonheur à un colonel. Il faut croire que ma démarche lui fit plaisir, car il m’embrassa comme un frère.

Ce n’est pas tout, il voulut comme vous, madame, savoir à combien de batailles j’avais assisté, et Dieu sait s’il en a entendu de bonnes, car les coups de sabre, les assauts, les fredaines, je lui ai tout conté. Quand nous sommes arrivés à Martigny, il m’a retenu à déjeuner avec lui ; alors ses domestiques, qu’il avait laissés à l’auberge, sortirent de sa voiture un grand nécessaire qui contenait cette tasse et un service comme nos maréchaux en portaient dans nos dernières campagnes. Quand tout cela fut étalé sur la table, on nous servit de bon vin de Champagne, mais dans de si petits verres que le colonel les jeta par la fenêtre, et versa le reste de la bouteille dans mon verre à bière et dans ce gobelet ; puis en trinquant, car nous buvions chaque coup à la gloire de la France, il me dit comme cela :

» — Changeons de verre, mon vieux camarade, cela vous obligera à penser à moi toutes les fois que vous boirez à la gloire de notre pays.

Le ciel sait que je lui tiens parole, et que je mourrais de faim à côté de cette tasse d’or plutôt que de m’en séparer.

— C’est dommage, dit Mathilde en souriant avec une sorte de coquetterie, car j’aurais bien désiré que vous puissiez me la céder.

— Moi, céder un souvenir si précieux ! Ah ! madame sent bien que cela m’est impossible.

— Certainement je n’aurais pas l’idée de vous en priver, si ce souvenir ne devait point passer dans les mains d’une amie de M. de Varèze, et s’il ne devait être encore plus précieux pour elle que pour vous.

— Quoi ! c’est, dites-vous, pour une femme qui l’aime ? demande Philippe en fixant ses regards sur le visage de Mathilde.

— Oui, répondit-elle à voix basse, et le front couvert d’une rougeur subite.

— Ah ! si j’étais sûr de faire de la peine à ce brave jeune homme… en refusant d’obéir à la volonté de sa…

— Je vous promets qu’il sera reconnaissant de ce sacrifice s’il vient à le savoir, interrompit vivement Mathilde, craignant d’entendre le mot que Philippe allait sans doute articuler.

— Vous me l’affirmez ? répliqua-t-il d’un air fin.

Oui, je vous l’affirme, sur ce que j’ai de plus cher au monde.

— Eh bien, s’il doit en être content et vous aussi, dit Philippe en poussant un soupir, interprète de son vif regret, prenez-la, madame, mais dites bien à celui qui me l’a donnée que je ne pouvais m’en dessaisir que pour la personne qui fera son bonheur.

— Ah ! ne craignez point ses reproches, dit Mathilde en détachant la montre qu’elle portait, et si vous le revoyez avant moi, montrez-lui ce chiffre, il suffira pour vous justifier.

Le soldat, ému de reconnaissance, baisa la main qui lui présentait un souvenir non moins cher que celui dont il se privait, car il était la preuve que madame de Lisieux avait compris l’âme du vieux soldat, et qu’en substituant à un noble don un présent du même genre, elle lui avait offert le seul prix qu’il en eût accepté. Combien sa pauvreté fière lui sut gré d’une si généreuse délicatesse !…

Tout cela se passait à quelque distance de Thérésia, qui marchait en avant, accompagnée des deux guides. De retour à Martigny, le soldat continua la route qui devait le ramener dans son village ; et comme il faisait peu de chemin par jour, il arriva chez sa mère presque en même temps que le brevet de la pension que le maréchal de Lovano venait de lui expédier au nom du roi de France.



XXXIV


Après avoir parcouru les riantes vallées du midi de la Suisse, Mathilde se rendit sur les bords du lac de Constance. Le désir d’admirer un des sites les plus agréables de ce pays, si riche en vues pittoresques, n’était pas le seul qui l’attirât de ce côté : elle savait qu’une personne douée de toutes les distinctions que la nature, la fortune et le malheur peuvent réunir dans une femme, avait fixé sa résidence sur les bords de ce beau lac, et madame de Lisieux espérait que le souvenir des anciens services de son père lui vaudrait un accueil bienveillant de l’auguste exilée.

Elle ne se trompait point ; la duchesse de Saint-L… la reçut avec cette grâce héréditaire qui avait acquis à sa mère tant de cœurs ennemis, avec cette politesse affectueuse qui fait pardonner la puissance, et semble la continuer au delà de son terme. Malgré tout ce qu’on devait attendre d’une personne que l’éclat d’une couronne n’avait point éblouie, et qui, trop noble par elle-même pour s’enorgueillir de son élévation, était restée modeste sur le trône, Mathilde ne put voir sans étonnement à quel point l’esprit et la bonté peuvent triompher de tout sentiment amer dans les grands revers de fortune.

En entendant la duchesse de Saint-L… s’exprimer sur les événements, les personnes qui avaient décidé ou profité de sa chute, avec tant de modération, de justice et d’impartialité, on oubliait comme elle la part qu’elle avait eue dans ces grandes révolutions. Ses regrets étaient réservés aux êtres que la mort lui a ravis ; il n’en restait plus pour ses grandeurs passées, et les larmes qui remplissaient ses yeux chaque fois qu’on prononçait le nom de France étaient le seul signe qui trahît sa peine. Entourée de ses fils, de ses charmantes nièces, appelées à régner aux deux bouts du monde, soignée par ses amis, visitée par les talents les plus distingués de l’Europe, elle offrait l’exemple bien rare d’une disgrâce honorée, et d’un malheur sans rancune.

Une lettre de madame de Méran, datée d’Interlachen, rappela Mathilde vers ce point de la Suisse. Sa cousine lui mandait qu’elle passerait par Berne pour revenir en France, et qu’elle espérait l’y rencontrer ; elle ajoutait même que la saison étant déjà fort avancée, elle pensait que Mathilde céderait aux vœux de leur tante, et se laisserait ramener à Paris ; car madame d’Ostange ne pouvait être privée plus longtemps des soins de sa nièce et de sa petite-fille.

Mathilde sentit tout ce que cette dernière réflexion renfermait de reproches, et elle se décida à ne plus les mériter, du moins pour ce qui regardait l’absence de Thérésia. Les plaisirs du voyage étaient à leur fin ; et Mathilde, loin de vouloir permettre qu’elle la suivît dans la retraite où elle allait passer l’hiver, se détermina à la confier à madame de Méran pour la ramener à sa grand’mère.

Ce ne fut pas sans être vivement blâmée par sa cousine que Mathilde la laissa partir sans elle. Les déclamations, les prières, les railleries, tout fut employé par M. de Méran et par sa femme pour détourner Mathilde de son projet de retraite, auquel ils donnaient tous les noms qu’on prodigue ordinairement aux extravagances des gens du monde. Mais la certitude de ce qu’elle aurait à souffrir de l’observation maligne de ses ennemis, et des persécutions charitables de ses meilleurs amis, la rendirent inébranlable dans sa résolution ; il fallait toute la force du sentiment amer qui flétrissait son cœur pour lui donner le courage de résister aux pleurs de Thérésia, de cette charmante enfant dont le bonheur à venir était l’unique espoir de Mathilde. Mais ce bonheur, comme tous les autres, avait besoin d’illusion ; il fallait laisser ignorer à ce jeune cœur que la légèreté, la trahison paient trop souvent l’amour le plus dévoué, et Mathilde se consolait du départ de Thérésia en pensant qu’elle n’aurait plus la crainte de lui voir deviner la cause de ses larmes.

À cette époque, on ne pouvait faire un pas en Suisse sans entendre parler du généreux dévouement d’un riche Genevois à la cause des Grecs ; ce fanatisme pour une vieille gloire, cet enthousiasme pour de nobles opprimés, cette infatigable charité dont chaque revers amenait une nouvelle preuve, attiraient au protecteur millionnaire l’estime et l’admiration de tous les gens de bien ; dans leur reconnaissance des secours qu’ils en recevaient, les chefs de la Grèce le tenaient au courant des moindre événements qui s’y passaient ; et c’est à lui qu’on s’adressait de tous les points de l’Europe, pour faire parvenir ses dons aux victimes d’une si longue tyrannie.

Mathilde espéra savoir par lui quelques détails sur Albéric, et elle pressa madame de Varignan de retourner à Genève, sans lui faire l’aveu du véritable motif qui la déterminait à ne pas séjourner à Berne ; enfin, elle témoigna un si vif désir d’acheter la maison qui était auprès de celle de M. de Varignan, que ce dernier partit d’avance pour en faire l’acquisition au nom de madame de Lisieux.

On ne cache bien ses peines qu’aux yeux indifférents, et l’affection que Mathilde inspirait à madame de Varignan éclaira bientôt celle-ci sur la nature du chagrin qu’on lui dissimulait. Avec un caractère exempt de tous les défauts qui causent de secrets tourments, Mathilde ne pouvait souffrir que d’un amour désespéré ; madame de Varignan n’en doutait pas, et cent fois elle s’était vue prête à lui dire : « Je sais votre secret, ne vous refusez pas le plaisir d’en parler avec moi », mais la crainte de paraître indiscrète l’avait retenue, et son ingénieuse bonté s’en dédommageait en cherchant tout ce qui pouvait apporter quelque soulagement à la tristesse de Mathilde : semblable à ces sœurs charitables qui soignent les maladies sans en demander le nom, elle les imitait encore dans le récit qu’elles font ordinairement des douleurs analogues à celles qui accablent le malade, seule distraction qui ne manque jamais son effet sur les êtres souffrants.


XXXV


C’est en causant ainsi pendant la route qu’elles arrivèrent à Lausanne ; madame de Lisieux y devait trouver des lettres de sa famille, et madame de Varignan profita du moment où elle lisait son courrier, pour aller voir une de ses parentes qui demeurait près de la ville.

De retour de cette visite, madame de Varignan, ayant aperçu mademoiselle Rosalie à la porte de l’auberge, lui demanda si elle pouvait monter dans la chambre de sa maîtresse.

— Il y a déjà quelque temps qu’on lui a porté ses lettres, répondit mademoiselle Rosalie, je pense qu’elle a fini de les lire, et qu’elle peut vous recevoir, madame.

Alors madame de Varignan se rendit chez Mathilde dans l’intention de lui proposer une promenade sur le lac en attendant le souper.

Mais quelle fut sa surprise en entrant, lorsqu’elle vit madame de Lisieux baignée de larmes, respirant à peine, et tellement absorbée dans son désespoir qu’elle ne s’était pas même aperçue de l’arrivée de son amie.

— Oh ! ciel ! s’écria madame de Varignan, auriez-vous reçu quelque triste nouvelle ?

Et Mathilde, ne pouvant proférer une parole, lui donna les deux lettres dont la lecture venait de la plonger dans une douleur impossible à décrire.

L’une de ces lettres était du colonel Andermont, et contenait l’autre.

« Lisez, madame, et s’il se peut rendez-moi l’ami que je frémis de perdre. Je pars à l’instant dans l’espoir de le sauver ou de l’embrasser une dernière fois ; mais un mot de vous, voilà ce qui peut seul le rendre à la vie. Ah ! je vous le demande, au nom de tout ce que je souffre pour vous et pour lui !

» MAURICE ANDERMONT. »

Cette lettre, adressée d’abord à Genève, avait couru toutes les villes de la Suisse où s’était arrêtée madame de Lisieux, et l’attendait depuis huit jours à Lausanne. On se peindra facilement ce qu’elle dut éprouver d’un retard qui pouvait être si funeste, en lisant la lettre qui suit :

ALBÉRIC À MAURICE
Du lazaret de Marseille, ce…

« Pauvre ami ! si j’en crois l’air sinistre de ceux qui m’entourent, nous ne nous reverrons plus, et tu vas me pleurer sans avoir eu la consolation de recevoir mon dernier embrassement. Pourtant j’ai revu les côtes de France, je ne suis plus qu’à deux cents lieues de toi ; mais la fièvre, qui a déjà enlevé tant des nôtres, va plus vite que le courrier qui te portera cette lettre, et j’ai peur qu’il n’arrive trop tard… Il me reste peu de forces et je veux les employer à me justifier des accusations qui remplissent la seule lettre que j’aie reçue de toi pendant cette longue absence,

» Je me suis fait suivre par madame de Cérolle, dis-tu ? Ah ! mon ami, quelle infâme supposition ! Désolé de l’avoir rencontrée à quelque distance de Marseille, où sa voiture venait de se briser, je n’ai pu lui refuser de la conduire jusqu’à son auberge. Là, elle m’a fait une scène de roman, entremêlée des plus folles menaces, si je m’opposais à ce qu’elle s’embarquât le lendemain sur le bâtiment qui devait me mener à Livourne. Comme elle parlait d’aller trouver le duc de L… et de faire un bruit scandaleux à Paris, je pensai à l’en éloigner, me promettant bien de la laisser à Livourne. En effet j’en suis parti sans qu’elle le sût, et depuis je n’ai plus entendu parler d’elle.

» Débarqué à Modon, je me suis rendu chez notre général en chef ; il m’a confié plusieurs missions que j’ai remplies de mon mieux. Dans l’une d’elles, j’ai eu l’occasion de sauver de la brutalité d’une horde d’Albanais un jeune Grec et sa famille ; je n’avais pour les défendre qu’un petit nombre d’hommes avec moi ; ils firent tous des prodiges de courage, et grâce à eux, je parvins à délivrer nos protégés ; mais ce ne fut pas sans recevoir une blessure assez grave qui me força à rester quelques jours dans un malheureux village où régnait une sorte de fièvre pernicieuse qui faisait de grands ravages. J’en fus atteint, et rapporté mourant au quartier-général ; on m’embarqua avec ceux de notre armée qu’on renvoyait en France pour hâter leur guérison. Je n’ai aucun souvenir de ce qui s’est passé pendant notre traversée : ma dernière idée en me sentant mourir avait été le regret d’expirer loin de mon pays, et je crus me sentir renaître en entendant nos matelots s’écrier : Voici les côtes de France.

» L’espoir de t’embrasser encore, de pouvoir te parler de celle pour qui j’ai abandonné mes amis, ma patrie ; de cette femme qui m’accuse peut-être quand je meurs en ne regrettant qu’elle ; enfin, je ne sais quelle espérance plus douce encore m’a ranimé un moment ; j’ai cru que le ciel me faisait grâce, qu’il m’accordait quelques jours de plus pour toi. Il me semblait que mon amitié devait les obtenir. Mais la fièvre a redoublé, je me sens plus oppressé qu’hier, et lorsque j’ai prié tout à l’heure le médecin qui me soigne de ne pas me tromper sur mon état, il m’a fait donner tout ce qu’il faut pour écrire, c’était me répondre. Je l’ai compris.

» Tu trouveras ci-joint la note des services que j’exige de ton amitié. Je ne crains pas de l’éprouver ; et c’est toi qui viendras me réclamer ici, pour me transporter dans le tombeau de ma famille : je désire être placé à côté de ma mère. Et, j’ai honte de te l’avouer, dans ce moment où de plus solennelles pensées devraient seules occuper mon cœur, il est rempli d’une image dont la mort même ne peut me distraire. Cette image, qui m’a toujours suivi, j’ai cent fois essayé de la retracer ; enfin j’y suis parvenu, à l’aide d’un jeune peintre attaché à notre expédition : ce portrait ne m’a point quitté, je veux qu’il repose sur mon cœur longtemps après qu’il aura cessé de battre ; mais la crainte de ce que l’on pourrait conjecturer si l’on trouvait sur moi ce pieux souvenir me fait un devoir de m’en séparer dans ce triste moment. C’est le plus douloureux sacrifice que je puisse faire pour elle ; et si j’ai le courage de m’y soumettre, c’est dans la confiance que tu rendras ce précieux dépôt à ma tombe. Oui, tu le déposeras toi-même sur mon cœur avant que je sois enseveli pour jamais, et puis tu reviendras quelquefois verser des pleurs sur ton meilleur ami. Adieu… Je m’affaiblis… peut-être… Maurice, dis-lui combien je l’aimais… regrette-moi près d’elle… et ma mort sera douce.

» ALBÉRIC. »


XXXVI


Albéric avait-il succombé ? Maurice était-il arrivé assez à temps pour le revoir, pour lui apprendre tout ce que l’amour de Mathilde allait faire pour son bonheur, quand elle s’était vu abandonnée par lui ? La connaissance des regrets déchirants qu’il lui inspirait avait-elle adouci la douleur de ses derniers moments ? Pouvait-on le sauver encore ? Voilà les questions que ne cessait de s’adresser Mathilde, et auxquelles son désespoir seul répondait. Cependant, résolue à sortir d’une anxiété pire que le malheur, elle rassembla ses forces pour être en état d’exécuter la résolution qu’elle prit de se rendre sur-le-champ à Marseille.

Certaine que madame de Varignan, dont l’intérêt pour elle s’était augmenté par la confidence du malheur qu’elle redoutait le plus, et s’opposerait à la laisser partir ainsi seule, et à la voir s’exposer nuit et jour à tous les dangers d’un si fatiguant voyage, madame de Lisieux se détermina à lui cacher son départ précipité ; et lorsque madame de Varignan lui proposa d’envoyer un courrier à Marseille, ou d’attendre que son mari pût l’y accompagner elle-même, Mathilde la remercia affectueusement, en remettant au lendemain à prendre un parti à ce sujet. L’état de souffrance et d’accablement où elle se trouvait ne permettait pas de croire qu’elle pût se mettre en route la nuit même, et feignant d’avoir besoin de repos après une crise si douloureuse, Mathilde engagea son amie à la quitter plus tôt que de coutume.

À peine fut-elle seule, qu’elle ordonna à ses gens de se cacher de ceux de madame de Varignan, pour faire atteler des chevaux à sa voiture. Mademoiselle Rosalie se hâta de tout préparer pour que sa maîtresse pût partir à minuit ; pendant ce temps, Mathilde écrivit un mot d’adieu, à madame de Varignan, et s’excusa du mystère qu’elle lui faisait de son départ par la crainte de tenter sa généreuse amitié, et d’en recevoir une preuve qui aurait pu causer de l’inquiétude à son mari ; puis elle ajouta : « Ne redoutez rien pour moi, il n’arrive jamais d’accidents fâcheux aux gens que l’excès de leur malheur y rendrait indifférents. »

Dans l’intention de faire le moindre bruit possible pour ne pas réveiller sa compagne, madame de Lisieux dit à mademoiselle Rosalie d’aller l’attendre dans sa voiture à la porte de la ville, se proposant de la rejoindre à pied avec son domestique.

Comme elle descendait l’escalier de l’auberge, elle rencontra la femme de chambre de madame de Varignan et lui remit le billet qu’elle destinait à sa maîtresse ; en le recevant la femme de chambre sourit d’un air fin, que ne remarqua point Mathilde ; elle était préoccupée de si tristes pensées que rien ne la frappait. Parvenue à l’endroit où ses gens l’attendaient, elle ne remarqua pas davantage l’immobilité et le silence de mademoiselle Rosalie, qui, enveloppée dans son manteau et cachée sous son voile vert, restait comme blottie dans un coin de la voiture. « Elle dort », pensa Mathilde ; et dès-lors, se croyant à l’abri d’une observation gênante, elle donna un libre cours à ses larmes.

Elles étaient déjà loin de Lausanne, lorsque Mathilde s’aperçut que Rosalie pleurait aussi.

— Qu’avez-vous ? lui dit-elle avec cette touchante bonté que les plus vifs chagrins ne rendent pas moins soigneuse.

Mais pour toute réponse, elle se sentit presser la main affectueusement.

— Vous souffrez, ajouta-t-elle, voulez-vous que je fasse arrêter ?

— Non, dit une voix que Mathilde reconnut aussitôt, je ne souffre que de vous voir si affligée.

— Quoi, c’est vous ! s’écria Mathilde en se jetant dans les bras de madame de Varignan.

— Pardonnez-moi, répondit celle-ci, d’avoir bravé votre volonté, et déconcerté votre ruse généreuse, en prenant la place et le manteau de cette pauvre Rosalie, qui est là sur le siége avec votre valet de chambre. Il fallait vous forcer à supporter mes soins. Ne craignez pas que ce voyage ait aucun inconvénient pour moi ; j’en ai prévenu M. de Varignan par une lettre que mes gens lui remettront en ramenant ma voiture. Il est auprès de mes enfants, dont la santé ne me cause plus d’inquiétude ; je lui ai dit qu’une affaire importante vous obligeant de vous rendre sans délai à Marseille, je prenais quinze jours pour vous accompagner dans ce voyage et je suis sûre qu’il ne me blâmera pas.

— Excellente amie ! dit Mathilde, à quel triste devoir vous consacrez-vous ? Savez-vous ce qui m’attend, et si les secours mêmes d’une telle amitié suffiront pour soutenir mon courage ?

— Je saurai ce qui vous arrive, et je serai là pour pleurer avec vous. Cela est bien préférable au tourment de vous croire seule livrée à tous les genres de dangers et de supplices. Et puis, si tout à coup un événement heureux venaient payer les affreux moments qui nous restent encore à passer, n’est-il pas juste que j’aie ma part dans votre bonheur ?

À de si douces consolations, Mathilde répondait par des larmes, mais celles-là coulaient moins amères sur le sein d’une amie ; et le soin que prenait madame de Varignan de forcer Mathilde à exhaler sa peine l’empêchait d’y succomber.

Ne s’arrêtant que pour changer de chevaux, la fatigue, autant que le chagrin, accablait Mathilde ; et l’oppression continuelle qui l’empêchait de prendre aucune nourriture la réduisait à un état de faiblesse alarmant. En vain on lui représentait qu’en prenant si peu de soin de sa santé, elle arriverait mourante à Marseille ; l’idée de perdre quelques moments à se reposer la faisait résister aux instances de l’amitié. Cependant un accident la força de s’arrêter ; un des essieux de sa voiture se rompit, après deux jours de route, entre Chambéry et Grenoble, au milieu de cette belle vallée arrosée par l’Isère. Il fallut descendre dans une auberge auprès du fort Barraud, et y rester le temps nécessaire pour faire raccommoder la voiture.



XXXVII


Cet accident, qui retardait leur marche de quelques heures ; abattit le courage de madame de Lisieux. Elle le regarda comme un avertissement du ciel, qui l’instruisait ainsi de l’inutilité de son voyage.

— Nous arriverons trop tard ! disait-elle sans cesse ; Maurice ne l’a point revu, il me l’aurait écrit ; il sait ce que je souffre, et sa pitié m’aurait déjà rassurée, si tout n’était pas fini pour moi… Ah ! son silence est la mort…

Et des sanglots interrompaient Mathilde.

En vain madame de Varignan lui rappelait toutes les chances qu’il y avait pour qu’une lettre s’égarât à la poursuite de voyageurs qui changent chaque jour de villes et d’auberges ; elle appuyait par dessus tout sur l’habileté des médecins attachés au lazaret de Marseille ; elle en citait plusieurs cures admirables, et prétendait que les mêmes fièvres qui ravageaient les plus belles contrées du Levant se guérissaient comme par miracle dès qu’on pouvait respirer l’air pur de notre France. Elle nommait plusieurs habitants de Genève qui avaient ainsi résisté à cette cruelle épidémie ; mais, après l’avoir écoutée attentivement, Mathilde s’écriait :

— Ah ! je n’ai pas de droit à un semblable bonheur. Il fallait suivre les mouvements de mon âme, et ne pas le désoler par une fierté dédaigneuse. Ai-je pu croire tout ce que la calomnie inventait contre lui ? N’avais-je pas deviné tout ce que sa légèreté apparente cachait de nobles sentiments ? et devais-je m’unir aux méchants qui l’envient, pour assurer sa perte ?… De misérables considérations, la peur d’une observation maligne, cette lâcheté d’esprit qui ne permet pas de se révolter contre des arrêts injustes, cette fausseté ordonnée qui défend aux femmes de laisser voir le sentiment qui les honore le plus ; voilà les misérables causes qui ont amené son désespoir et le mien. En me voyant si soumise aux caprices d’un monde qui n’avait encouragé ses torts que pour l’en punir plus cruellement, il a dû me croire telle que ce monde exige que l’on soit vaine, insensible, égoïste, et il faut toute la générosité de son cœur pour ne pas me haïr en mourant ; mais si sa bonté m’épargne, mes regrets le vengent assez. J’avais son amour… je l’aime, le bonheur était là. Je l’ai perdu par ma faute, ah ! j’ai mérité tout ce que je souffre !…

Et Mathilde, s’abandonnant ainsi à l’excès d’une douleur qui dépassait ses forces, fut saisie d’un spasme violent que tous les soins de madame de Varignan eurent bien de la peine à calmer.

Enfin, trouvant dans son inquiétude l’autorité nécessaire pour se faire obéir, madame de Varignan exige de Mathilde de prendre un instant de repos. Mademoiselle Rosalie est chargée de faire préparer une chambre à côté de la salle commune aux étrangers, et dans laquelle le couvert de madame de Varignan est mis. On apporte à madame de Lisieux, dans son gobelet de vermeil, un peu de lait mêlé de fleur d’orange ; son amie la conjure de le boire, au nom de celui de qui vient ce souvenir ; elle obtient à ce nom tout ce qu’elle désire, et Mathilde promet de se mettre au lit jusqu’au moment où l’on viendra l’avertir que l’essieu est raccommodé.

En cet instant un grand bruit se fait entendre dans l’auberge, le claquement des fouets des postillons annonce une voiture : ce sont des voyageurs qui arrivent. Leur courrier demande des chevaux à grands cris ; l’aubergiste, qui est en même temps le maître de poste, répond qu’il n’y en a pas, mais que plusieurs de ceux qui ont conduit des voyageurs à Chambéry seront avant peu de retour, et qu’après une heure de repos on pourra les atteler.

— Vous n’avez pas de chevaux ! répète le courrier d’un ton guoguenard, et qu’est-ce donc que je vois là dans l’écurie ?

— Ce sont les chevaux d’une voiture qui s’est rompue près d’ici, répond le maître de poste, et comme ils sont retenus depuis longtemps, je n’en puis pas disposer.

— Ah ! cela n’est pas certain, reprit l’autre, il y a peut-être moyen de s’arranger avec les voyageurs qui les ont retenus, s’ils ne sont pas aussi pressés que nous. Tâchez de faire en sorte que je puisse leur parler.

— Cela n’est pas possible, en ce moment ces dames sont à table.

— Ah ! ce sont des femmes, reprit le courrier. Eh bien ! tant mieux ! elles ne peuvent avoir d’affaires importantes, et quand je leur aurai parlé, elles permettront, j’en suis sûr, d’employer les chevaux dont elles ne peuvent se servir en ce moment, puisque leur voiture est encore chez le charron.

Tout en faisant ces conjectures le courrier pensait à mettre les postillons de son parti, en leur promettant triples guides s’ils parvenaient à convaincre leur maître du peu de tort qu’il ferait aux voyageuses en cédant leurs chevaux. Mais l’honnête maître de poste resta inébranlable dans son refus, et le courrier se vit contraint d’avoir recours à la ruse pour obtenir ce qu’il voulait. D’abord il demande à parler au courrier qui accompagne ces dames. Mais il était occupé à presser les ouvriers qui travaillaient à la voiture. Il fallut renoncer au projet de le corrompre à prix d’argent, et se contenter d’en donner l’espérance aux voyageurs qui attendaient impatiemment dans leur calèche le résultat de ce colloque. Enfin le courrier les engage à entrer dans l’auberge pour avoir l’air de céder à la nécessité, tandis qu’il tentera de s’approprier les chevaux par un moyen quelconque.

C’est alors qu’en entendant la voix de l’aubergiste qui précédait les étrangers et les accablait d’excuses sur le malheur de ne pouvoir les servir plus promptement, Mathilde et son amie, empressées d’éviter toute rencontre, quittèrent précipitamment la salle et entrèrent dans la chambre préparée pour madame de Lisieux.



XXXVIII


Peu de moments après, l’aubergiste fit demander s’il pourrait avoir l’honneur de parler à ces dames.

— Que nous veut-il ? dit madame de Varignan.

— Mais, répondit la servante, je crois qu’il s’agit des chevaux de ces dames.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Mathilde, il les aura laissé prendre. Comment allons-nous faire ?

— Oh ! non, madame, les chevaux sont là, mais si vous voulez écouter notre maître, il vous expliquera

— Je vais lui parler moi-même, interrompit madame de Varignan.

Et elle suivit la servante dans la salle à côté, où le maître de poste attendait sa réponse.

En voyant entrer madame de Varignan, les deux étrangers se levèrent pour la saluer ; mais ils se retirèrent dans un coin de la salle, par discrétion, pour ne pas entendre ce que lui disait l’aubergiste, dont l’éloquence s’épuisait en belles phrases pour lui persuader de céder ses chevaux aux voyageurs qui venaient d’arriver.

— Vous n’éprouverez aucun retard de cette complaisance, ajouta-t-il, car je viens d’envoyer à la forge, et l’essieu ne sera pas prêt d’une heure ; pendant ce temps nous aurons dix chevaux de retour, et ces dames n’attendront pas une minute.

— Cela est possible, répondit madame de Varignan ; mais comme j’espère que les ouvriers auront fini le raccommodage plus tôt que vous ne le dites, je ne veux pas m’exposer à perdre un seul instant. Vos chevaux seront payés de leur repos comme s’ils étaient employés. Mettez-y le prix que vous voudrez, mais tenez-les toujours là prêts à nous conduire.

Malgré cette réponse positive, le maître de poste insista de nouveau, comme pour prouver son zèle aux étrangers, dont il était l’ambassadeur en cette circonstance. Ceux-ci jetaient de temps à autre un regard du côté de madame de Varignan, pour voir si les prières de l’aubergiste obtenaient quelque succès près d’elle ; mais ils le virent bientôt revenir vers eux d’un air à leur ôter toute espérance.

— Quelle opiniâtreté ! s’écria l’un d’eux, pendant que l’autre donnait les signes de la plus vive impatience. Quoi ! rien ne peut la déterminer à un acte de complaisance qui ne saurait lui nuire, puisqu’elles ne peuvent se mettre en route sans leur voiture. Il y a dans ce procédé quelque chose de révoltant, et je voudrais savoir ce qui rend ces dames si inflexibles. Les connaissez-vous ?

— Pas précisément, répondit l’aubergiste. Je sais qu’elles sont de Genève, toutes deux sœurs d’un riche négociant ; elles ont un bel équipage, et sont pressées d’arriver à Grenoble, car elles paient les postillons en conséquence ; je crois qu’elles vont recueillir une succession, l’une d’elles est en deuil et pleure toujours.

— Si vous leur disiez que je suis porteur de dépêches du gouvernement, et que l’ordre du service vous oblige à me fournir des chevaux avant tous les autres voyageurs ?

— Laisse arranger cette affaire à Comtois, dit l’ami, qui n’avait pas encore pris la parole. Il mènera tout ceci mieux que nous.

— Au fait, répliqua l’aubergiste en ayant l’air de capituler avec sa conscience, si vous avez des ordres… mon devoir est… Je vais consulter là-dessus nos ordonnances, et nous verrons ce que je dois faire.

En disant ces mots, l’aubergiste sortit, et laissa les voyageurs convaincus du gain de leur cause.

C’était bien connaître le génie de Comtois ; il ne s’aperçut pas plus tôt que le maître de poste cherchait une raison pour se laisser forcer la main, qu’il lui dit sous le secret que ses maîtres étaient chargés d’une mission importante, et que s’il retardait leur marche l’administration lui en ferait sans doute de graves reproches. Enfin il fit si bien, que le maître de poste, se voyant destitué s’il résistait plus longtemps, donna l’ordre d’atteler les chevaux à la calèche de ces messieurs. Seulement, comme il se flattait que les voyageuses pourraient ignorer sa fraude, il recommanda aux postillons de ne pas faire de bruit.

Pendant ce temps, madame de Varignan se vantait à Mathilde de sa fermeté à résister aux prières de l’aubergiste, et même aux instances silencieuses des deux voyageurs, dont les regards n’étaient pas moins suppliants. Mais ce triomphe devait être inutile ; les heures s’écoulaient, et l’on n’avertissait point que la voiture fût prête. Mathilde succombait à son impatience ; enfin, soupçonnant quelque chose de la vérité, madame de Varignan fait appeler une servante de l’auberge, et lui demande si les étrangers arrivés après elles sont encore là.

— Ah ! vraiment, il y a plus d’une heure qu’ils sont partis, répond-elle.

— Comment partis ! mais il est donc arrivé des chevaux ?

— Je ne vous le dirai pas, madame ; tout ce que je sais, c’est que c’est moi qui leur ai servi des fruits pendant qu’on attelait, et qu’ils m’avaient chargée d’une commission près de ces dames. Mais on m’avait dit que madame reposait, ajouta-t-elle en montrant madame de Lisieux, et je n’ai pas osé entrer.

— Qu’avaient-ils à nous demander ? reprit madame de Varignan ; il me semble que j’avais parlé à votre maître de manière à ne leur laisser aucun doute sur l’impossibilité de leur céder nos chevaux ; était-ce encore une prière à ce sujet ?

— Non, madame, ils voulaient savoir d’où venait ce gobelet d’or, que ces dames avaient laissé sur la table.

En cet instant, Mathilde se releva brusquement du canapé sur lequel elle était étendue.

— Que dites-vous ? demanda madame de Varignan ; que voulaient-ils ?

— Je dis, madame, qu’en apercevant ce gobelet sur la table, il y en a un qui s’est écrié :

» — Ah ! ah ! Philippe est ici ; c’est un vieux soldat que tu seras charmé de connaître. Ma chère enfant, me dit-il alors, obligez-moi de faire savoir au brave homme à qui ce gobelet appartient qu’il y a ici un de ses amis qui voudrait bien le voir.

» — Un vieux soldat ? ai-je répondu, il en passe souvent par ici ; ce matin encore nous en avions deux qui ressemblaient assez à celui que vous demandez, et je crois bien que le plus jeune appelait l’autre Philippe. Mais les soldats n’ont pas de timballes comme celle-là dans notre pays ; d’ailleurs, on voit bien qu’une chose si belle ne peut appartenir qu’à quelqu’un de riche ; aussi est-elle à cette dame que vous avez vue tout à l’heure, et qui loge dans la chambre à côté. Alors il me dit d’un air étonné :

» — Vous êtes certaine que ce gobelet appartient à cette dame ? Eh bien, demandez-lui comment elle se l’est procuré ; si vous parvenez à le savoir, je vous récompenserai de ce service.

» À cela j’ai répondu que je n’oserais jamais déranger ces dames pour venir leur faire une semblable question.

— Ce sont sans doute des gens qui ont rencontré Philippe dans ses fréquents voyages à l’hospice, dit madame de Varignan en cherchant à calmer l’agitation qui se peignait dans les traits de Mathilde.

— Quelle figure avait celui qui parlait ainsi ? demanda madame de Lisieux d’une voix tremblante.

— Il m’a paru assez grande et il serait un bel homme s’il n’était point si pâle. Mais c’est l’autre qui a bonne mine !…

— Celui qui vous a paru souffrant n’a-t-il pas les yeux bleus ?

— Oui, madame, et les cheveux blonds. Mais c’est l’autre qui a de belles moustaches !… et un air résolu ! Aussi a-t-il fait entendre raison à son ami, car il s’obstinait comme un diable à savoir si vraiment ce gobelet était à ces dames. Ce pauvre Philippe ! répétait-il d’un ton à fendre le cœur, il est peut-être mort ! Car, j’en suis certain, il ne l’a point vendu. Et en disant cela, il avait les larmes aux yeux.

— C’est lui ! s’écria Mathilde éperdue, c’est lui !…

Et s’élançant tout à coup hors de la chambre, elle descend à la hâte l’escalier, traverse la cour, arrive sur la grande route, en répétant comme une insensée :

— C’est lui ! courez après sa voiture… ramenez-le…

Mais en courant ainsi, ses forces l’abandonnent, elle tombe, et des cris se font entendre ; ils arrêtent une calèche prête à passer sur le corps de Mathilde : un homme se précipite en bas de sa voiture. Il prend Mathilde dans ses bras, et la porte vers la maison, d’où plusieurs personnes accouraient pour donner des soins à madame de Lisieux. On l’entoure, madame de Varignan, qui n’a pu la suivre que de loin, la croit grièvement blessée.

— Rassurez-vous, madame, dit un vieux soldat qui contemple Mathilde d’un air attendri, pendant qu’on lui prodigue tous les soins d’une vive inquiétude, et qu’une voix chérie l’appelle des plus doux noms ; j’étais devant les chevaux avant qu’ils aient pu l’atteindre. Cela ne sera rien. La frayeur l’a saisie ; mais la voilà qui revient à elle, ses yeux se raniment, elle pleure, elle sourit…

— Albéric ! s’écrie alors Mathilde.

Et elle retombe dans les bras de celui qui la soutient.

Madame de Varignan redoute pour son amie l’effet d’une trop vive émotionnelle veut qu’on la livre à ses soins, que tous s’éloignent.

— Moi la quitter !… jamais, dit cette voix qui répond au cœur de Mathilde.

Le plus tendre regard répond à ce serment. Car les premiers mots de Mathilde sont pour l’ami qui n’ose l’approcher, et qu’elle entend s’accuser de l’état douloureux où il la revoit.

— Que je lui ai fait du mal, disait-il, en lui envoyant cette malheureuse lettre !

— Ah ! ne vous accusez pas, cher Maurice ; sans vous, je n’aurais pas su qu’il m’aime, dit Mathilde en montrant Albéric.

— Et moi donc ! madame la duchesse, dit Philippe, vous ne m’en voulez pas, je pense, d’avoir raconté tout à l’heure au colonel comme quoi j’avais échangé son gobelet pour cette montre. Par ma foi, quand il a appris notre rencontre au mont Saint-Bernard, et qu’il a vu ce chiffre, j’ai cru qu’il devenait fou.

» — Retournez au galop à l’auberge d’où nous venons, a-t-il crié aux postillons, dix louis si nous y arrivons avant son départ. Toi monte avec nous.

» Et me voila roulant dans cette calèche comme si le diable, m’emportait.

Ces mots expliquaient assez le retour d’Albéric et de Maurice ; et comment, ayant reconnu Philippe sur la route, Albéric avait fait arrêter sa voiture pour lui parler, et bientôt après avait deviné à son récit, que le gobelet de vermeil appartenait à madame de Lisieux. Mais après les premiers moments d’une joie qui la rendait à la vie, Mathilde voulut aussi savoir comment Albéric avait échappé à l’horrible fièvre qui l’avait mis en si grand danger.

— Ah ! j’en serais mort, dit M. de Varèze en montrant Maurice, que son arrivée m’aurait ressuscité. Mais je n’étais qu’à l’agonie lorsqu’il est venu ; j’avais juste assez de force pour entendre ce qu’il me dit de vous : je devais revivre. Pourtant, il faut l’avouer, si je lui dois ce bonheur, il me l’a fait cruellement acheter par la tyrannie de ces soins, et la défense qu’il m’avait imposée de ne point parler de vous, et de ne point vous écrire.

— Vraiment, il était bien en état de supporter la moindre émotion, la moindre fatigue, dit Maurice. Si vous l’aviez vu, la mort sur les traits et la joie dans les yeux, il vous aurait produit l’effet de l’apparition d’un spectre en démence. Il m’a fallu le gronder, l’enchaîner comme un enfant, pour l’empêcher de courir à Lausanne, où le maréchal m’avait écrit que vous deviez être. Et malgré tous mes efforts, dès qu’il a pu se lever, il m’a déclaré qu’il aimait mieux mourir de fatigue que d’impatience, et que si je refusais à l’accompagner il partirait seul.

— N’ai-je pas bien fait ? dit Albéric ; le voyage et l’espoir m’ont rétabli, et je défie en ce moment nulle souffrance de m’atteindre.

— J’avais le pressentiment de cette résurrection, dit madame de Varignan ; mais elle repoussait toute espérance, et je la voyais succomber à la douleur sans pouvoir y apporter la moindre consolation.

— Vraiment ? dit Albéric à Mathilde avec cette joie barbare qu’inspire à l’amour la souffrance qu’il cause.

— Non, je ne me pardonnerai jamais, s’écria Maurice, de vous avoir donné une inquiétude que je pouvais vous éviter ; quand je vois cette pâleur, cette altération…

— Que dis-tu ? interrompit Albéric, elle n’a jamais été plus belle.

— Vous m’aimez donc dit Mathilde en levant sur Albéric des yeux que la joie remplissait de larmes. Ceux qui prétendent que votre cœur est incapable d’un sentiment…

— Ne nous connaissent ni l’un ni l’autre, interrompit Albéric de l’accent le plus pénétrant. Ah ! croyez-moi, je vous aime plus que je ne mérite.

— J’ai besoin de le croire, dit Mathilde, pour oublier tout ce que j’ai souffert.

— C’est votre faute aussi, reprit-il en souriant, pourquoi vous amuser à tourner la tête d’un homme déjà fort peu raisonnable, et qui a autant de défauts que vous avez de qualités : vous devez porter la peine de cette inconséquence.

— C’est juste, répliqua Mathilde ; mais je me flattais de le corriger du seul défaut que je lui connaisse ; je pensais qu’en lui confiant le soin du bonheur de ma vie, j’obtiendrais de lui ce léger sacrifice.

— Vous pouvez y compter, dit Albéric en baisant la main de Mathilde. Je ne me moquerai plus, que de vous, qui avez la bonté de sacrifier votre liberté, un titre brillant, et la réputation d’une raison parfaite, au faible avantage d’être tout simplement adorée par l’homme le plus heureux du monde.

FIN DU MOQUEUR AMOUREUX
Clichy. — Imp. Paul Dupont et Cie, rue du Bac-d’Asnières. 12.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


  1. Émile, liv. IV.
  2. Chateaubriand, Génie du Christianisme.