Princesses de science/Texte entier

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Calmann-Lévy éditeurs (p. --tdm).

PRINCESSES DE SCIENCE
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR
Format in-18.
comment s’en vont les reines 
 1 vol.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande.

Published, february first, nineteen hundred and seven.

Privilege of copyright in the United States reserved, under the Act approved

March third, nineteen hundred and five, by Calmann-Lévy.

émile colin et Cie — imprimerie de lagny
COLETTE YVER

PRINCESSES
DE
SCIENCE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3


AU

DOCTEUR ANTOINE FLORAND












PRINCESSES DE SCIENCE


PREMIÈRE PARTIE

I

Le docteur Fernand Guéméné, s’étant levé selon son habitude à sept heures, passa sous la douche avec sa ponctualité coutumière, s’habilla, sonna pour le thé qu’on lui monta dans sa chambre, et se mit à déjeuner près de la fenêtre ouverte.

Il habitait, à la pointe de l’île Saint-Louis, un minuscule hôtel où il venait de s’établir comme médecin de quartier. Par les hautes fenêtres du xviiie siècle qui s’étageaient deux par deux dans l’étroite façade, il voyait, presque au pied de la maison, couler la Seine sous le rideau touffu des peupliers d’Italie, frissonnants et somptueux, qui bordaient la rive.

À chaque minute, un sourd clapotis d’eau battue signalait l’arrêt d’un bateau-mouche au ponton, sous ses fenêtres. Le jeune médecin, distrait, n’entendait rien. Sa main qui soutenait le petit pain tremblait un peu. Bientôt il repoussa le plateau avec sa tasse à demi pleine, prit son chapeau et gagna la porte.

Avant de quitter sa chambre à coucher, il se retourna, embrassa des yeux le mobilier rudimentaire et pensa :

« Si elle veut bien, je chercherai tout de suite d’autres meubles. Avec des lits clos j’ai vu faire, en Bretagne, des armoires charmantes : j’en commanderai une à Quimper… elle y rangerait son linge avec plaisir… Une table à ouvrage… oui, mais sait-elle coudre ? »

Puis, ses yeux s’arrêtant au lit :

« Oh ! le lit, des plus simples, en cuivre. »

Et très vite :

« On draperait les fenêtres de mousseline blanche, comme chez mes parents. »

Il était grand et d’aspect froid ; sa tête, très forte et ronde, s’alourdissait d’une épaisse chevelure brune. Sous le lorgnon, ses yeux rêvaient. Il partit, gardant toujours en lui la vision nuageuse d’une chambre blanche, une chambre voilée de mousseline, meublée d’objets imprécis et où glissait, dans une pénombre de crépuscule, une femme mince au chignon noir…

Dehors, il suivit ce quai Bourbon, si étroit, si archaïque, avec son trottoir en terrasse, ses marches, ses rampes, ses niveaux différents. Il prit le pont Saint-Louis. Devant lui la Seine fuyait en deux bras fluides pour enserrer la Cité. Le ciel pur la teintait de bleu. C’était une chaude matinée de juillet : une buée opaque, d’un gris de cendre, écrasait l’horizon. Sur les quais entrecroisés qui ceignent les deux îles sœurs, des camions roulaient avec fracas. Une lumière intense avivait l’azur de l’eau, le vert des frondaisons, le rose des façades en briques, tandis que s’assombrissait le noir des pierres vétustes, dans cette cité gothique de terreur, de mystère et de rêve qu’est Notre-Dame.

Le docteur Guéméné, par la rue du Cloître, gagna le Parvis et enfin l’Hôtel-Dieu. À mesure qu’il approchait du but, ses traits révélaient une inquiétude croissante. Quand il déboucha sur le Parvis, ce vaste espace vide lui donna le vertige. À l’aspect des lourdes bâtisses grises de l’hôpital, hérissées de cheminées et de ventilateurs, ses paupières battirent légèrement. Il entra.

— Mademoiselle Herlinge est-elle arrivée ? demanda-t-il au premier infirmier qu’il aperçut dans le long couloir claustral.

— Elle passait ici à l’instant, monsieur… il n’y a pas cinq minutes.

— Merci.

Une cohue d’infirmiers, de malades, d’externes qui arrivaient, piétinait dans le vestibule d’entrée. Guéméné pressa le pas, avec l’impression que tout ce monde le dévisageait, et il pénétra dans la cour centrale.

Elle s’allongeait princièrement, en terrasses successives, avec ses degrés de pierre, son gravier jaune, ses parterres fleuris, jusqu’au portique de la chapelle lointaine qui en ferme le fond. D’aériennes galeries à larges arcades, superposées d’étage en étage, l’enclosaient. Le docteur Guéméné leva la tête ; son visage s’illumina : il avait aperçu, à la balustrade de la troisième galerie, là-haut, une femme accoudée.

Guéméné aimait cette femme. Il le lui avait écrit la veille, sollicitant un entretien, la priant de l’attendre à cette terrasse si elle ne le repoussait pas.

C’était Thérèse Herlinge, l’interne du grand Herlinge de l’Institut, son propre père. Elle achevait à l’Hôtel-Dieu, sous la direction paternelle, ses études médicales. On y entourait de respect son mérite personnel et le nom qu’elle portait. D’ici Guéméné pouvait reconnaître sa taille mince et distinguer son chignon noir.

Alors un bien-être d’ivresse l’inonda. L’hôpital, avec ses galeries, ses colonnes, ses arcades, ses balcons, sa passerelle, sa théâtrale architecture, sa noble massivité, lui apparut comme le palais moderne convenant à cette moderne princesse de Science. Elle y régnait. Elle en était la châtelaine et, pareille aux nobles dames d’autrefois, mais serrée dans un fourreau de toile bise, avec son tablier d’interne noué aux reins, accoudée aux balustrades de sa terrasse, elle regardait venir à elle celui qui l’aimait.

Le jeune médecin croyait modérer sa hâte et régler son pas : il courait presque en montant les étages. Il arriva ; elle se retourna, sourit et lui tendit la main. Il prononça, frémissant :

— Alors… c’est oui ?

— Attendez, attendez ! fit-elle en riant très loyalement. Je veux causer avec vous, il me faut vous connaître mieux : vous étiez pour moi jusqu’ici le meilleur des camarades, voici que vous m’apparaissez sous un aspect nouveau. Je suis moi même très troublée, je vous assure, très troublée…

On ne l’aurait pas dit. Sa fière beauté de brune, plus faite de noblesse que de grâce, ses yeux superbes, exprimaient le contentement puissant et serein de la femme qui se sait aimée. D’une main ferme, elle lissait, en un geste habituel, le casque de cheveux noirs qui lui prenait la nuque. Un duvet très fin naissait au coin de ses lèvres ; elle avait, dans l’épanouissement de ses vingt-cinq ans, l’air d’une reine.

Elle continua :

— Nous ne pouvons rester sur cette galerie : les malade y vont et viennent, et, par les portes vitrées, les infirmiers nous épieraient. Pour les choses graves que nous allons dire, mon petit laboratoire conviendra mieux, n’est-ce pas, Guéméné ?

Il y eut une imperceptible nuance affectueuse dans cette façon d’appeler son compagnon d’études, et elle l’entraîna vers l’intérieur des bâtiments, où l’on pénétrait de plain-pied ; son sourire avait une expression nouvelle de recueillement, de satisfaction, de bonté.

Son laboratoire d’interne, contigu à la salle des malades, était encombré de fioles, d’éprouvettes, de pièces anatomiques, de bocaux et de livres. Dans le désordre de la table poussée contre la fenêtre, se voyait un microscope. À droite, une étuve qui ressemblait à un coffre-fort contenait des bouillons de culture. Un bec de gaz à chalumeau dont le ronflement emplissait l’étroit cabinet chauffait l’appareil. La jeune fille débarrassa l’unique chaise d’une sorte d’aquarium où des souris blanches grouillaient dans de l’ouate, et, faisant signe au docteur de s’y asseoir, elle s’installa dans son fauteuil de travail.

— Oui, commença-t-elle, votre lettre d’hier m’a bien étonnée. Car enfin il y a, je crois, quatre ans que nous nous connaissons. Un an d’externat à la Charité, où je vous ai rencontré pour la première fois, deux ans d’internat aux Enfants-Malades, où nous avons été nommés ensemble, et cette année que je termine ici, au cours de laquelle je vous ai vu si souvent à la clinique de mon père, voilà le bail de notre vieille amitié. Or, pendant tout ce temps, vous avez été le plus complaisant des camarades, le meilleur, celui que j’estimais le plus ; mais que vous m’aimiez je ne m’en serais jamais doutée, par exemple !

— Thérèse, reprit Guéméné, s’abandonnant tout à coup à la familiarité du prénom, moi aussi, je l’ignorais ; j’ai longtemps travaillé à vos côtés, comme un bon élève auprès d’un autre bûcheur, sans vous voir. Je n’admettais pas la femme-médecin, pas sa « mentalité », pas son opportunité ; il a fallu ce caractère exquis, cette nature qui vous rend sympathique à tous, pour me montrer en vous, peu à peu, une amie intelligente et droite. J’ai joui de votre présence continuelle, inconsciemment. Vous vous êtes emparée de moi très doucement, par un charme tellement subtil et incessant que je ne l’ai pas senti. L’agrément que je trouvais près de vous, je l’attribuais à votre intelligence et à votre humeur délicieuse. À la salle de garde, j’aimais vous avoir pour voisine, sans songer de quelle incomparable vie à deux ces repas pris côte à côte, dans le vacarme de la gaieté ambiante, pouvaient être le prélude. De jour en jour, vous me pénétriez de vous, de votre esprit joyeux, de votre regard si franc, et, lorsque je quittai les Enfants-Malades pour m’établir, je pus mesurer le vide que laissait dans ma vie votre absence… Le besoin que j’eus alors de vous m’éclaira. J’ai connu ce que vous étiez pour moi, un soir d’indéfinissable ennui, en vous retrouvant dans un groupe photographique d’internes, pris l’an dernier aux Enfants-Malades. Oh ! Thérèse, vous ne saurez jamais ce qui s’est passé en moi quand j’ai revu votre chère image et que mon cœur trop lourd s’est déchargé en sanglots et en larmes, en larmes d’enfant, en larmes passionnées, pour avoir reconnu votre mince blouse blanche et votre chignon noir, dans le fond un peu flou de cette photographie !

Son émotion, sa pâleur, son tremblement, touchèrent la froide fille ; elle dit gravement :

— Mon bon Guéméné, vous m’aimez tant que cela ?… Merci…

Il lui prit les deux mains qu’il broya dans les siennes, puis, secouant la tête, lentement il balbutia :

— Jamais… jamais… je ne pourrai vous dire à quel point je vous chéris, Thérèse.

Et, en même temps, il eut l’orgueil de lire en cette femme, uniquement occupée jusqu’ici de ses études, un trouble nouveau. La vie sentimentale s’éveillait en elle. Il la tenait déjà à demi enchaînée, et, sans révolte, elle laissait river à ses nerveux poignets de vierge « cérébrale » ce premier anneau de servitude qu’étaient les mains amoureuses du jeune homme. Celle dont l’apparence impassible annonçait une créature exempte de rêve et d’émotion se révélait mystérieuse et vibrante. Avec une timidité qui étouffait le son de sa voix, elle murmura :

— Fernand…

Ils eurent quelques minutes de silence et de recueillement, puis mademoiselle Herlinge reprit :

— Certes, je ne pensais guère au mariage. Depuis que je suis étudiante, je vis entourée de garçons ; ils n’ont jamais songé à me faire la cour. C’est de l’ennui que naît souvent cette idée chez les jeunes filles. Dieu merci, je n’ai guère eu le temps de m’ennuyer. Pourtant, j’ai plusieurs fois souhaité d’être aimée. Chose curieuse, sans en faire aucun cas, j’enviais l’amour ; ce ne furent d’ailleurs jamais que de vagues et passagères imaginations, touchant un avenir lointain et vague. En toute sincérité, Fernand, je ne vous aime pas encore, mais peut-être cela viendra-t-il : je vous estime tant, mon ami !

Elle eut un sourire qui ressemblait à une éclosion de tendresse. Le docteur dit, à son tour :

— Vous portez un nom illustre ; une carrière glorieuse vous attend. Je ne suis qu’un médecin de petites gens, sans éclat, sans fortune ; j’ai dû patiemment attendre la formation d’une clientèle avant de vous offrir ma vie. Pourtant, Thérèse, ce pain quotidien une fois assuré, je n’ai pas hésité à vous demander d’être ma femme, avec la certitude que le bonheur dont je vous entourerai fera, dans notre mariage, mon apport digne du vôtre. Vous n’êtes pas une jeune fille que séduisent les vanités. Je suis un honnête homme et je vous aime, tout simplement. Voulez-vous de moi ?

— Oui, prononça-t-elle, très émue et très grave.

Il eut comme un sursaut de bonheur éperdu, et, cachant sa tête dans ses mains :

— Je suis trop heureux ! je suis trop heureux !

Quand il releva les yeux, Thérèse le regardait, étonnée, attendrie et nouvelle ; leurs prunelles se rencontrèrent, un moment, pour échanger d’ineffables pensées qui les lièrent plus que bien des paroles. Le bec de gaz à chalumeau lançait toujours, sous l’étuve, le sifflement de son dard de flamme. La minuscule architecture de cuivre du microscope luisait devant la fenêtre. Un fragment de cervelle humaine flottait dans un bocal, et, dans un autre, une membrane blanchâtre, produits d’une autopsie récente.

Le jeune homme parcourut des yeux ce laboratoire où la singulière fille s’emprisonnait des heures entières, pour s’astreindre à ses masculines études. Une grande fierté le prenait à la pensée que, dans cette femme en apparence toute de cerveau, il suscitait, en cette minute, par les forces de son amour, une vraie jeune fille émue et frissonnante, l’idéale compagne, sa fiancée :

— Vous ne regretterez rien, Thérèse ? demanda-t-il tout à coup.

— Je ne regrette jamais les décisions que j’ai prises, répondit-elle avec une assurance virile. D’ailleurs, je sais que vous ne me décevrez pas, mon bon Guéméné.

— Le bonheur que je vous promets sera de ceux qui durent. Si je le savais transitoire et trompeur, l’aurais-je offert à une femme telle que vous ? Mais je me demande si ce sera assez de tout mon dévouement pour vous faire oublier l’ancienne vie. Vous la désiriez bien avidement, pour l’avoir choisie envers et contre tous, riche, belle et heureuse comme vous l’étiez. Ne regretterez-vous pas vos études, l’avenir auquel vous renoncez et qui s’indiquait si beau, cette médecine à laquelle vous preniez un si ardent intérêt ?…

— Mais, je n’ai pas besoin de renoncer à la médecine pour devenir votre femme !

— C’est pourtant ainsi que je l’entendais, Thérèse.

Mademoiselle Herlinge devint très pâle,

— Vous me demandez… vous me demandez cela ?

Un instant leur trouble les rendit muets l’un et l’autre, et ils se regardèrent avec effroi. Puis l’étudiante eut ce nouveau cri :

— Renoncer à la médecine !

— Oui, Thérèse, reprit sourdement Guéméné, je vous veux tout entière.

Elle secoua la tête avec une légère tristesse.

— Non, non ; ne me demandez pas cela : je sens, je sais, que je ne le pourrai pas. Songez que depuis soixante-dix mois j’ai donné à cette chose-là toutes mes énergies, toutes mes facultés, toute ma volonté. Mon métier est dans moi et, voudrais-je l’abdiquer, il me dominerait encore ; je suis médecin, toute, toute !

Et elle eut un geste convulsif des deux mains, comme pour retenir en soi cette subtile possession de son art, si durement acquise, si passionnément gardée.

— Vous parlez ainsi, Thérèse, parce que la vie affective est neuve en vous, que vous ne la connaissez pas bien ; vous demeurez encore trop étudiante pour être femme, complètement. Peu à peu, l’amour tuera l’étudiante en vous, et, à l’heure où s’épanouira votre âme féminine, vous comprendrez enfin pourquoi je réclame de vous le don absolu, sans réticence, sans arrière-pensée. Bien plus, vous en éprouverez le désir, la soif, comme une vraie femme !

— Une vraie femme ? Mais je le suis, je pense, et intégralement, puisque j’ai conquis toute l’intellectualité possible ! La demi-femme est celle dont le cerveau reste atrophié. Et vous voudriez que je me rapetisse à cet état ? En vérité, je me demande quelle est votre pensée, mon pauvre Guéméné !

— Ma pensée, vous la voulez ? Eh bien ! je suis un homme, je cherche ma compagne, pour faire ma vie avec elle, parce que c’est la loi, parce qu’il me faut un foyer, et une gardienne à ce foyer. Je veux bien trimer tout le jour, courir de maison en maison, ausculter des cœurs, faire cracher de vieux asthmatiques, délivrer des femmes, palper des nouveau-nés, constater des décès, mais à condition que cette partie assommante de la vie, qu’on appelle le métier, une fois accomplie, je trouve ma maison douce et une amie qui m’y attende. Cette amie, — je suis peut-être égoïste, mais je suis un homme et un homme normal, — je la veux pour moi seul. Je ne partagerai pas ma femme avec tout le monde… Ha ! ha ! ha ! le mari de la doctoresse, ce serait charmant !

Brutalement, il s’était levé en repoussant sa chaise, et il tournait comme un malade en fièvre autour du laboratoire exigu. Puis, tout à coup, saisissant Thérèse par les poignets :

— Vous m’échappez, je sens que vous m’échappez ! Restez-moi, Thérèse… je vous aime… pardonnez-moi ma violence. J’ai rêvé d’un tel bonheur auprès de vous, dans la traditionnelle intimité conjugale ! ne me dites pas que c’est bourgeois et démodé : ce bonheur que je souhaite, il est de tous les temps, parce qu’il est sain et naturel. La femme est faite pour la maison. Nous ne serions pas heureux, Thérèse, si vous couriez la clientèle, les cliniques, les hôpitaux, et si, au lieu d’être votre but, la famille vous devenait une entrave. Il ne faut pas manquer notre vie, bâtir notre foyer en aveugles. Je vous parais très encombré de préjugés, n’est-ce pas ? Je ne suis pas un rétrograde cependant ; je veux les femmes libérées, lucides et pensantes. J’ignore de quoi est né mon amour pour vous ; peut-être m’est-il venu de vous avoir beaucoup admirée. En tout cas, l’égalité intellectuelle qui sera entre nous me semble constituer le meilleur élément de notre bonheur. J’aime votre lumineuse pensée, j’en suis orgueilleux, mais je réclame d’en jouir seul.

Les traits un peu durcis, ses belles prunelles limpides et glaciales revenues à leur habituelle expression, mademoiselle Herlinge méditait ardemment sa défense. Elle reprit, en apaisant l’accent de révolte qui faisait trembler sa voix :

— Pourquoi réclamez-vous de moi ce que vous auriez bien garde de me donner : la vie intégrale ? Je m’explique. Vous estimeriez — à bon droit — mes prétentions excessives, si j’exigeais de vous, en gage d’amour, l’abandon de votre carrière ? Pourtant je suis médecin au même titre que vous ; nous avons fait des études semblables ; je possède des diplômes pareils aux vôtres : vous êtes docteur, je le serai d’ici peu… Quelle différence voyez-vous entre nous ?

— J’en vois une grande : cette passion que vous cachez en vain sous votre calme, cette convoitise qu’excite en vous la profession médicale. Vos âmes sereines de cérébrales ne connaissent que cette ardeur, mais vous en êtes dévorées… et c’est nécessaire ! Sans cet appétit violent de science et de diplômes, — parfois de diplômes seulement — vous verrait-on vous transformer en êtres d’exception, vous exténuer à des études qui dépassent vos forces, affronter une vie difficile, abdiquer des traditions délicates, remonter, avec une vigueur plus que masculine, le torrent des conventions et de l’habitude ?… Combien notre zèle est moins grand ! La carrière, vers laquelle il faut qu’un goût si vif vous entraîne, s’offre naturellement aux jeunes hommes et ils y abondent. Ils peuvent ne prendre à leurs cours qu’un intérêt secondaire — une promenade par le Quartier Latin, quelques stations dans ses brasseries, nous ont vite édifiés à cet égard — et devenir, par la force des choses, des médecins très sortables. Bref, l’homme accorde à ce métier, comme à tout autre, le temps et l’intérêt indispensables, par obligation, par devoir, mais il se réserve sa personnalité vraie, que n’accapare pas la profession. La femme, au contraire, s’y noie toute, avec ses qualités, ses aptitudes, ses faiblesses, sa sensibilité, ses affections… Tenez, à ma première autopsie, dès que le bistouri eut crevé le thorax du cadavre, on entendit un bruit mou sur les dalles : c’était votre serviteur qui perdait connaissance et s’affaissait comme une loque. Parmi mes camarades, beaucoup m’ont confessé la même aventure, et il est peu de jeunes étudiants qui, au spectacle de ce dépeçage humain, n’aient éprouvé d’abord de profondes sensations d’horreur. Ça passe, Dieu merci !… Or, je vous ai vue, lors de vos débuts à la Charité, faire de la dissection ; vous aviez la main suffisamment sûre, et à la question que je vous posais vous avez répondu fièrement : « Moi ! je n’ai jamais bronché devant le cadavre !… » Le fait est que, vous autres femmes supportez généralement cette scène macabre avec flegme, et j’ai noté que peu d’étudiantes se montraient incommodées, à l’amphithéâtre. Ainsi, nerveuses, délicates et sensibles, infiniment plus que nous, les hommes, vous demeurez impassibles, vous ignorez la répugnance physique à l’aspect de cette boucherie malodorante, tant le désir de voir, de savoir, de devenir médecin enfin, vous possède… Et vous vous étonnez, Thérèse, si, à l’idée que vous serez ma femme, je m’alarme de vous savoir dans l’âme cette passion souveraine, déformante, aveuglante ?

Mademoiselle Herlinge, pensive et attristée, repartit :

— Elle ne m’empêchera pas de vous aimer bien, Guéméné.

Il répliqua :

— Je voudrais cette tendresse de l’épouse qui s’est donnée toute à son mari, qui le réconforte, le calme, l’égaie ou le console, et reste toujours là, Thérèse, toujours… La tradition des épouses d’autrefois est bonne, elle est vraie, elle est naturelle. Tout ce qui rejette hors du foyer la vie de la femme est mauvais ; ou bien il faudrait remplacer la vieille théorie du mariage par je ne sais quelle formule de compagnonnage mixte…

Elle l’arrêta :

— Cette formule est précisément très belle, à mon sens, Guéméné. Associer deux êtres égaux, en même temps amants et amis, remédier, par un savoir et des fonctions identiques chez l’homme et chez la femme, aux malentendus conjugaux qui dérivaient jusqu’ici d’une disproportion intellectuelle, ne trouvez-vous pas cela louable et utile ?… Vous n’en êtes pas, je pense, à nier l’égalité des époux ?

— L’égalité, non, mais la similitude, Thérèse. Je ne dis pas la femme inférieure, je la trouve différente. Et, bien que tous vos efforts de femmes-médecins tendent à vous métamorphoser en jeunes hommes à jupons, vous demeurez par vos attitudes, vos idées, et avec votre science même, d’une autre essence que nous. Mille penchants secrets vous font dissemblables de ceux que vous copiez.

Mademoiselle Herlinge s’indignait sourdement. Une recherche scrupuleuse dans sa toilette, de laquelle on apercevait seulement, sous sa blouse, le sévère corsage de soie grise, démentait en elle toute tendance ridicule à se masculiniser. Elle niait de bonne foi la supériorité de l’homme, mais elle lui sentait obscurément un esprit plus précis, une volonté plus ferme, des conceptions plus audacieuses. C’était à cela aussi, sans doute, que pensait Guéméné. L’homme et la femme étaient égaux par l’intelligence, la valeur morale ; mais au premier il attribuait les hautes spéculations du cerveau, le génie possible ; à l’autre, il reconnaissait surtout la supériorité affective et sentimentale. Mais, en parlant, de « jeunes hommes à jupons » à propos des étudiantes, il avait du moins été injuste pour celle-ci.

— Nous ne sommes pas de petites pensionnaires, reprit-elle.

— Vous n’en avez pas moins les éternelles fonctions de la femme ; la grande vocation féminine vous entraîne toutes avec la même force, jeunes filles naïves ou savantes raisonneuses. Vous avez dans le sang les mêmes dévouements, les mêmes instincts tendres, Thérèse ; la nature vous a faites femmes avant que vous ayez choisi d’être médecins !

— Ah ! comme vous avez bien pris de votre race bretonne l’insupportable respect de la routine, mon pauvre Guéméné ! Eh bien ! c’est entendu ; laissons les femmes au pot-au-feu ou à leur aiguille, et verrouillons solidement la porte, surtout, pour qu’elles gardent leur place au foyer. Mais, dites-moi, que faites-vous de l’innombrable armée des filles sans dot, bloquées dans ce foyer d’où vous ne leur permettez pas de sortir, et, où vous savez bien, pourtant, que les épouseurs n’iront point réclamer d’elles l’honneur de les entretenir ? Elles mourront de faim, tout bonnement, mon cher, grâce à vos belles théories.

— Ma théorie n’est pas cruelle aux femmes, Thérèse, elle n’est pas non plus entachée de sottise. J’applaudis de tout mon cœur à l’effort de ces vaillantes filles qui, pauvres, chétives, délaissées au milieu de difficultés inouïes, dans un travail incessant, luttent magnifiquement pour se faire, malgré leur faiblesse, une place au soleil, en dédaignant l’homme qui les a négligées. Ah ! nous en avons vu, vous et moi, à l’École, de ces étudiantes au canotier de feutre, à la jupe élimée et aux yeux ascétiques, dont les doigts maigres crayonnaient le cours, fébrilement. Plus près de nous, il y a cette petite externe russe : Dina Skaroff. Est-elle assez admirable avec ses bottines rapiécées, son éternelle robe de pilou et son travail acharné ! Elle nous l’a dit, l’anatomie la rebute, elle n’y peut appliquer son esprit rêveur et léger ; mais elle passe les nuits sur ses livres : elle en est blême, le matin, et c’est ainsi qu’elle a emporté son examen de première année. Vous croyez que je n’apprécie pas à sa juste valeur une femme de cette trempe qui, sans le sou, étrangère, timide, a su se tailler une telle personnalité et mordre à la vie de cette manière ? Seulement, je me tromperais bien, si cette farouche travailleuse ne cachait pas une jeune fille vibrante et passionnée, prête à secouer sa cuirasse d’indifférence et de sauvagerie pour s’épanouir en femme complète, le jour où la nécessité de gagner durement sa vie disparaîtrait, la laissant libre d’être, à sa guise, amoureuse, épouse et mère, comme les autres ! Et voilà, Thérèse, de quelle façon j’admets les femmes-médecins. Certes, je trouverais malséant que les hommes refusent encore à celles dont ils n’ont pas voulu devenir les maris le droit d’exercer des professions où elles peuvent vivre indépendantes au même titre qu’eux ; mais, si d’aventure ils les épousent, que tout rentre dans l’ordre, et que l’homme, se faisant le soutien du ménage, comme il est juste, la femme s’abandonne tout entière à sa fonction souveraine, qui est de vivre pour son mari, pour ses enfants.

Puis, regardant Thérèse, il ajouta :

— Je vous révolte, n’est-ce pas ?

La jeune fille était très pâle.

— Non, reprit-elle avec douceur ; vous m’aimez égoïstement, comme font les hommes. Vous me demandez très simplement de me sacrifier à vous, d’immoler à votre amour tout ce que j’aime et tout ce que je suis.

Étendant la main, elle ferma le robinet du gaz. Le bec du chalumeau s’éteignit, ce qui fit un grand silence. Le soleil frappait les pièces anatomiques : un embryon, de la grosseur d’une fève, s’illumina dans l’alcool où il flottait. Thérèse reprit d’une voix attristée, et qui se faisait plus douce :

— Je ne le pourrai jamais…

Guéméné, sans répondre, eut un geste désespéré. Elle dit encore :

— Il faudra prendre avec moi mon métier… ou m’oublier.

— Je tâcherai de vous oublier, alors ! dit-il en se redressant péniblement, comme sous le poids d’un découragement infini.

Cette réponse étonna l’étudiante et l’offensa secrètement. La fille du grand Herlinge, qui ne connaissait guère encore de la vie qu’une longue suite de succès, n’entendait pas être aimée à demi. Cette belle passion poétique et romanesque, dont elle était l’objet, l’avait grisée d’abord comme un triomphe inattendu et nouveau. Il était d’ailleurs logique que cette fille jeune, vigoureuse et fière, goûtât un amour où son orgueil n’avait rien à perdre. Mais quand elle vit le don de sa personne, dont elle savait le prix en le promettant, accepté sous condition, marchandé et, au demeurant, refusé, un trouble lui vint, où la déception et le dépit avaient leur part.

— M’oublier, mon cher ? dit-elle d’une voix mal assurée. Voulez-vous parier que ce ne sera pas long ?

Il parut ne pas l’entendre. Sa poitrine se souleva d’un soupir puissant de tristesse, et, regardant la jeune fille avec les yeux éteints et sans vie de l’homme qui souffre :

— Alors… c’est fini ?…

En voyant ainsi torturé ce garçon, dont de communes études lui avaient donné une habitude ancienne et familière, qu’elle avait connu tant de mois égal, ponctuel, sensé, avec son intelligence droite, solide et un peu mystique de Breton, Thérèse eut l’instinctif regret de ce qu’elle perdait à laisser fuir un tel amour. Une minute, elle envisagea la possibilité de l’abnégation suprême. Des multiples satisfactions que la médecine donnait à son âme étrange elle eut une vision rapide. Puis il lui sembla que, privée tout d’un coup de ces satisfactions, elle demeurerait amoindrie, humiliée, une femme sans éclat, noyée dans le commun, mais prête à toutes les soumissions, libre d’appartenir sans réserve à un homme, à cet homme qui frémissait d’amour, là, devant elle.

À son tour, elle tardait à répondre. Guéméné se leva, murmurant :

— Adieu, Thérèse.

Ainsi, c’était définitif, il s’en allait. L’amour, auquel hier encore elle songeait si peu, lui était apparu, vital, profond, souverain ; il l’avait surprise ébranlée, charmée, attendrie, puis, il s’évanouissait, et l’existence d’autrefois recommencerait sévère et uniforme. C’était comme un réveil banal après un rêve délicieux. Cependant Guéméné était encore là. Qu’elle dit un seul mot, et devant elle s’ouvrirait cette vie amoureuse aux émotions progressives et intenses qu’elle avait observée chez d’autres et qui, malgré ses lucidités de femme savante, lui demeurait aussi nuageuse et obscure qu’à la plus simple et plus pure jeune fille. Elle pensa :

« Ce serait bon… »

Puis elle entendit le jeune homme ajouter d’une voix tremblante :

— Pourtant vous aviez dit oui, Thérèse ; j’aurais pu vous avoir, je pourrais partir d’ici en possédant le bonheur. Une femme telle que vous s’est promise à moi ! et je pourrais, si je le voulais, emporter dans ma maison la certitude de vous y amener un jour. Et je vous aime en insensé, et mes bras pourraient vous prendre comme une fiancée, oui, j’aurais le droit, j’aurais le droit…

— Taisez-vous ! interrompit-elle, effrayée devant l’exaltation du jeune homme ; cette porte vitrée clôt à peine, la religieuse est là qui peut vous entendre.

Il poursuivit sans plus de précautions :

— Depuis huit mois j’ai ressassé mon amour dans ma solitude, et je m’enfermais chez moi pour m’en nourrir secrètement, comme une bête qui se terre pour se repaître d’une proie précieuse. Endormi, je vous ai vue en rêve ; éveillé, je vous voyais mieux encore ; vous m’halluciniez sans cesse ; je n’ai pensé qu’à vous, je n’ai travaillé que pour vous, j’ai peuplé ma maison de votre vision mille fois répétée ; j’ai souffert, j’ai pleuré, j’ai tendu les bras vers vous, jour et nuit, passionnément. Et voici qu’aujourd’hui je vous vois, je vous adore, j’ai le droit de vous étreindre… et non, non, non ! ce sera non !

Pâle, frémissant, les poings serrés, il affirmait en coups nerveux de son talon sur le plancher, son infrangible volonté, l’indomptabilité morne de sa race, pendant que, debout devant lui, Thérèse, blême et accablée, réagissait aussi contre l’élan de pitié féminine qui, dans ce trouble, l’eût jetée avec des mots de douceur, irrévocablement, à cet homme. Tous deux formaient un couple harmonieux et beau ; la nature, leur jeunesse, insidieusement, les sollicitaient de s’unir ; mais entre eux l’orgueil s’insinuait en invincibles obstacles.

Thérèse tendit la main :

— Adieu, Guéméné… mais c’est vous qui l’aurez voulu…

Il s’écria :

— Ah ! remerciez-moi d’avoir la force de m’en aller ! Je sais quelles misères nous attendaient dans cette union équivoque où vous n’auriez été qu’une demi-épouse, où ma jalousie vous eût déchirée, où, détournée ailleurs, vous auriez laissé mes tendresses inassouvies. Je souffre bien, mais j’aime mieux pleurer mon amour intact qu’empoisonné.

— Vous ne pouvez pas comprendre, Guéméné ; moi-même je n’avais pas compris, avant ce jour, ce que ce métier a pris de moi. Ne m’en veuillez pas, je ne puis pas y renoncer, je ne puis pas ! Qu’est-ce que la banalité de l’existence à laquelle vous me conviez, auprès de ces luttes silencieuses, lentes et passionnées contre la maladie, ces plongées incessantes dans le mystère de la vie, ces spectacles de l’inépuisable physiologie ! Nul ne saura jamais ce que j’éprouve, les jours d’entrée à l’hôpital, quand je trouve dans ma salle une malade nouvelle et que je palpe le problème vivant qu’est ce corps, avec son mal ignoré qu’il faut déchiffrer, déterminer, maîtriser… Oh ! Guéméné, Guéméné, vous ne les connaissez donc pas, vous, les transes grisantes du diagnostic, et la volupté de l’auscultation et le triomphe des prévisions confirmées ?… Et quelle puissance nous détenons ! Lire ainsi dans l’invisible, dans l’obscurité des organes, lire moralement, par déductions, et voir dans le corps vivant aussi bien qu’à l’autopsie… Et l’autopsie ! quelle merveille, avec ses révélations qui viennent sanctionner tout l’échafaudage des hypothèses émises sur un cas mystérieux ! Souvent voyez-vous, j’ai frémi, pendant des auscultations difficiles, en présence de secrets que le corps vivant ne voulait pas lâcher, alors que je songeais à l’autopsie qui mettrait à nu les viscères, illuminerait nos obscurités, nos incertitudes ; oui, l’autopsie je l’ai quelquefois désirée fiévreusement, quand je savais à quelques pouces de chair, sous ma main, la réalité insaisissable de la maladie ; je l’ai désirée avec révolte, avec curiosité, comme une petite fille à qui vient l’envie de découdre sa poupée. Parfois, déroutant toutes les prévisions, le malade guérissait, remportait son corps sans qu’on eût rien connu, et l’incertitude subsistait. Mais souvent aussi la dissection se faisait. Ah ! il y a eu de belles heures dans ma vie, Guéméné !…

Il l’écoutait chanter, ardente et secouée d’enthousiasme, cet hymne à la physiologie presque indécent d’inhumanité. Il l’aurait aimée féminine et sensible dans son art, soignant pour guérir, par compassion, par bonté. Il lui aurait voulu des rêves de dévouement et de charité qu’il n’avait pas été sans connaître lui-même, au début de ses études. Une tendre pitié, quelque chose de plus raffiné, de plus délicat que la philanthropie des grands docteurs, eût été pour Guéméné la raison d’être et comme la justification des femmes-médecins. Mais il voyait, au contraire, en celle-ci, plus d’indifférence devant la personnalité du malade que n’en montrent, d’ordinaire, les étudiants.

Elle acheva :

— J’ai là une passion inguérissable. En vous promettant de m’en défaire, je commettrais une mauvaise action : elle me reprendrait.

À ce moment, un brouhaha monta de l’escalier : des voix d’hommes, un piétinement, des murmures. Thérèse releva le rideau de la porte vitrée et dit :

— Voici mon père.

Le docteur Herlinge arrivait, coiffé de sa toque noire, avec sa blouse et son tablier blanc. Derrière lui se pressait une masse d’étudiants, de médecins, de savants, hommes jeunes et vieux, parisiens ou provinciaux, élégants ou négligés, parmi lesquels on apercevait aussi des femmes. Ils formaient au célèbre médecin, dont ils venaient suivre la clinique du mercredi, une cour glorieuse. Le maître, d’un air las et détaché, traînait à sa suite cette foule de gens avides de l’entendre. Il était petit et fluet. Dans son frêle visage parcheminé brûlaient, d’une ardeur voilée, ses yeux bleus étranges. Ses cheveux grisonnants s’échappaient en touffes de la toque. La religieuse de service, venant au-devant de lui, ouvrit la porte de la salle.

Ayant jeté à Guéméné un nouvel et furtif adieu de la main, Thérèse sortit de son laboratoire et se glissa parmi le groupe d’hommes qui s’engouffrait silencieusement dans la salle. Elle avait à présenter à son père des observations sur trois entrantes ; elle le rejoignit avec peine, bien qu’on s’écartât pour la laisser passer. Elle était plus pâle que de coutume, avec un cerne noir sous la paupière.

Alors Guéméné s’esquiva. Comme il descendait l’escalier, il croisa une jeune fille pauvrement mise qui s’appuyait à la rampe pour monter. Elle portait un chapeau de paille sans garniture, sous lequel brillaient des yeux d’une extraordinaire vitalité. De sombres bandeaux cachaient plus qu’à demi son front mat.

— Bonjour, mademoiselle Skaroff ! — dit le jeune homme.

Elle tendit sa main nue, impassiblement.

— Bonjour… Vous ne venez pas écouter Herlinge aujourd’hui ?

Il répondit sans s’arrêter :

— Non, je suis pris en ville.

Et elle continua de se hâter vers le second étage, vers cette science copieuse et brillante que représentait le célèbre médecin, vers la fascinante clinique dont, fille pauvre et ambitieuse, obstinée dans son désir d’arriver, elle ne voulait pas perdre un mot.

II

Il y eut d’abord, dans le chagrin du jeune homme, une rancune et de l’amertume capiteuse qui l’aidèrent à vivre. D’ailleurs il était fort occupé. Ses matinées se passaient en visites dans cette rue Saint-Louis-en-l’Île, si populeuse et malsaine, regorgeant d’angines, de laryngites, de catarrhes et de rhumatismes. Parfois il était appelé aussi par des gens riches, dans ces hôtels silencieux et discrets, aux façades vétustés, aux balcons Louis XV, le long de ces quads ombragés qui font à l’île Saint-Louis une ceinture si archaïque et si noble. Ce jeune docteur à l’air intelligent et réfléchi avait vite plu. L’après-midi, ses consultations, dont la plaque de cuivre apposée à sa porte indiquait la clôture pour trois heures, se poursuivaient jusqu’à quatre ou cinq heures du soir. Il recevait des femmes du peuple, ou des commerçantes du quartier qui, la consultation donnée, allongeaient trois pièces de vingt sous sur la bordure de son bureau d’acajou. Lorsque le salon d’attente était vide, il lui fallait sortir de nouveau, après avoir relevé sur son carnet la liste de ses malades. On le demandait souvent sur la rive droite, quai des Célestins, et jusque dans le quartier de la Bastille.

Il rentrait tard, en fiacre, exténué, dînant quelquefois à une heure avancée de la nuit. C’était alors que l’image de Thérèse Herlinge reprenait possession de lui : il avait trop longtemps imaginé sa présence dans cette maison, avec une exaltation de célibataire amoureux et rêveur ; il ne concevait plus ce logis sans elle. Un soir, à la lueur douteuse du gaz de l’escalier dont le domestique avait baissé la flamme, il crut apercevoir sa forme mince et son chignon noir sur le palier du premier étage. Aussitôt un éblouissement le saisit, et il gagna sa chambre avec des frissons et un tremblement nerveux qui lui firent croire à un accès de fièvre. La nuit, il se réveillait brusquement, s’imaginant avoir entendu la voix de mademoiselle Herlinge ; et une sueur froide le couvrait. Quand il s’endormait, il chassait la pensée de la jeune fille, mais il y était ramené par la sensation d’une main de femme qui se serait posée sur sa nuque ; et il croyait reconnaître jusqu’au froid d’une bague d’or qu’elle portait à l’annulaire droit.

Bientôt il ne fut plus capable de s’absorber dans son métier, et il devint la proie d’une illusion ardente et troublante pendant ses consultations : la porte du salon d’attente, contigu à son cabinet, ne s’ouvrait pas pour quelque nouvelle arrivante sans qu’il crût reconnaître le pas de mademoiselle Herlinge. L’idée que celle-ci, revenant sur sa décision et se laissant convaincre, abdiquerait sa profession pour se donner à lui, le hantait souvent. Alors il imaginait aisément qu’avec sa liberté d’étudiante elle aurait osé cette démarche délicate et digne, de venir se promettre ici même, pour le surprendre mieux et jouir de son bonheur éperdu. Il l’attendait perpétuellement, sans lassitude, sans réflexion. Mais quand il allait chercher les clients au salon d’attente pour les introduire, l’un après l’autre, dans son cabinet, et que d’un regard circulaire il parcourait toute la pièce, il endurait chaque fois la même déception à ne voir pas Thérèse.


Un jour, passant sur le quai aux Fleurs, il l’aperçut de loin. C’était jour de marché. Le trottoir, encombré de géraniums, de bégonias et de reines-marguerites, ces fleurs de l’été, n’était plus qu’un long parterre multicolore déroulé le long du parapet. Et la silhouette mince et noire de Thérèse se découpait là-bas, arrêtée dans sa marche, infléchie légèrement vers un carré de lumière rouge, crue et vibrante que dessinait à terre une masse de géraniums en pots.

Guéméné, sans réflexion, hâta le pas vers elle. Une fois encore, sous la forme de cette femme, le bonheur apparaissait devant lui. Son mouvement fut le geste impulsif d’un homme vers le bonheur. L’idée d’une transaction avec la fière étudiante lui était déjà venue et se précisait dans son cerveau avec la rapidité des résolutions désespérées.

Il approchait, elle se retourna, le vit :

— Tiens ! Guéméné !

Le sourire qu’elle eut rassura le jeune homme. Il était cependant très ému, et balbutia des mots incohérents en lui serrant la main.

— Quoi ! reprit-elle, vous voudriez causer sérieusement avec moi, ici ?… Le pouvons-nous, Guéméné ?

Et ses lèvres possédaient toujours ce beau sourire, paisible, doux, légèrement affectueux, qui indiquait, dès ces seuls mots, le ton de l’entretien.

Il reprit :

— Oui, nous le pouvons. Ce sera très bref. J’ai tant souffert depuis l’autre jour, que j’ai cherché une issue au dilemme qui nous enferme. Je crois l’avoir trouvée. Il me faut vous la dire tout de suite, ici même, entendre enfin les mots qui vont peut-être vous faire mienne, Thérèse…

Tant d’amour contenu vibrait dans ces paroles, dans tout l’être du jeune homme, que l’étudiante, malgré son calme, dut détourner les yeux. Elle vit l’asphalte du quai désert, silencieux, blanc de soleil. Nul passant, à cette heure avancée de la matinée, nulle voiture, ne venaient y mettre un bruit ou une ombre. L’odeur violente des géraniums surchauffés saturait l’air. Les bâtiments extrêmes de l’Hôtel-Dieu finissaient ici en mornes murailles de prison.

— Je vous écoute, fit-elle froidement.

Au fond, elle souhaitait la possibilité d’un accord entre eux qui concilierait l’attachement à sa profession et son obscur désir d’aimer. Cette démarche de Guéméné, aujourd’hui, lui semblait une concession première. Ses yeux s’allumaient de curiosité.

— J’ai pensé, reprit très simplement le jeune homme, que j’étais fou de réclamer de vous ce sacrifice, l’autre jour. Une femme comme vous n’abandonne pas sa carrière. La supériorité de votre intelligence vous défend la vie frivole que mènent généralement les femmes. Mais il me semble que parallèlement à l’existence agitée, tumultueuse et anormale de la doctoresse, il en est une autre, également digne de vous dans sa tranquillité lumineuse. C’est celle d’une femme de science qui, sans quitter la maison ni le rôle qui l’y retient, travaille cependant, donne libre cours à l’activité de son cerveau, poursuit, dans son cabinet avec ses livres, dans son laboratoire avec ses expériences, son rêve d’études incessantes. Ah ! Thérèse, je vous vois ainsi dans l’intérieur que nous nous ferions. Comme vous seriez bien la femme nouvelle et idéale ! Gardienne du foyer, vous vous partageriez entre ses soins et vos profondes, vos discrètes études. Vous êtes l’amie de madame Lancelevée, la doctoresse de la Présidence : voyez-la dans son laboratoire. Vous aussi…

Elle l’interrompit, indignée :

— Un laboratoire ! Voilà ce que vous m’offrez ? J’ai rêvé l’incomparable activité du médecin, le contact avec toute une humanité : ce petit monde complet qu’est la clientèle et dont on se fait à la fois l’ami, le maître moral et le sauveur. Comme champ d’expérience, j’ai voulu le corps humain vivant, vibrant et souffrant. J’ai ambitionné le rôle du guérisseur. Je me crois destinée à cette mission de combattre la souffrance humaine. Véritablement je me sens des énergies suffisantes pour cette vie intense et féconde qui vaut dix autres vies de femmes. Et j’aboutirais à la réclusion dans le laboratoire ou le cabinet de travail, avec quelques fioles où se nourriraient des bacilles, des réactions micrographiques de cellules, un peu de vie chimique, et la pathologie sous forme d’in-octavo ornés de figures coloriées hors-texte, n’est-ce pas ?… Non !… Guéméné, vous me connaissez bien mal pour me proposer cela. Il me faut l’exercice de ma science, la pratique médicale, et non pas de stériles études. L’hôpital me magnétise, le malade m’attire. Je veux le vrai succès, le triomphe propre du médecin : la victoire sur la mort.

Ils s’étaient avancés, en marchant, vers le pont Notre-Dame. À cet instant, tous deux s’arrêtèrent. Thérèse toute pâle frémissait encore de l’excitation de sa théorie. Guéméné ne répondit rien tout d’abord. Une marchande de fleurs s’avança, leur proposa des héliotropes en pots dont les houppes violettes jetaient dans l’air un parfum d’encens qui rappelait l’église. À la fin, Guéméné prononça :

— Eh bien… cela suffit… je n’insisterai plus. Adieu.

— Mon pauvre Guéméné ! murmura Thérèse, en lui serrant la main dans un mouvement de pitié qui offensa le jeune homme.

— Laissez ! fît-il en se redressant avec effort, moi, je tâcherai d’avoir les énergies qu’il faut pour vaincre l’amour.

Elle eut comme un geste pour le retenir encore, mais il la salua et, faisant volte-face, reprit le quai dans la direction de l’Île Saint-Louis.

Une diversion pénible l’attendait à la maison et vint l’arracher à ce marasme où son cerveau courait un danger insidieux et certain. Son domestique lui remit le « petit bleu » suivant où les mots couraient illisibles et fous :

Mon cher Fernand,
Ma pauvre amie n’est plus ; viens me voir.
Eugène Guéméné

Dans l’état de sensibilité fiévreuse et exaspérée où l’avait mis sa rude résistance à son amour, le jeune homme éprouva, en recevant ce message, comme le coup d’un chagrin personnel qui l’anéantit un instant et lui étreignit le cœur cruellement. Le Guéméné qui lui écrivait ce télégramme était un de ses oncles, médecin comme lui, et qui avait exercé à Châteaulin, en Bretagne, jusqu’au jour où l’état désespéré de sa femme, dont il était, après douze ans de mariage, inconcevablement amoureux, l’avait amené à Paris, près des grands spécialistes.

Fernand se rappelait encore leur arrivée à la gare d’Orsay, huit mois auparavant, et l’aspect de cet homme jeune encore, amaigri par la douleur, dévorant des yeux sa malheureuse compagne qui, exténuée par le voyage, affectait encore une gaieté factice et une vaillance invraisemblable pour illusionner son mari.

Elle avait quarante ans, et c’était une femme étrangement captivante qu’on ne pouvait oublier quand on l’avait une fois vue. Elle souffrait d’un mal interne qui altérait lamentablement son beau visage ; ses cheveux grisonnaient prématurément, mais le feu secret de la fièvre, et peut-être aussi l’amour qu’elle rendait en échange du culte passionné dont l’entourait son mari, allumaient d’une véritable splendeur ses grands yeux bruns et doux. Cependant ses prunelles magnétiques, son front superbement intelligent, cette menace de la mort qui semblait rôder autour d’elle, son aspect de personne d’élite, contribuaient moins à son prestige que cette inlassable passion qu’elle excitait chaque jour plus forte, en dépit de la maladie, de la décomposition lente de son beau corps.

Ils s’étaient installés boulevard Saint-Michel, en face du Luxembourg. Fernand allait souvent y prendre des nouvelles de la malade. Il avait assisté à la sanglante opération qu’avait tentée Artout, le grand gynécologue, et après laquelle le mal s’était aggravé. Madame Guéméné le recevait toujours, s’émaciant de plus en plus, affaiblie, presque aphone, mais demeurant gaie, spirituelle et sereine, par compassion pour le compagnon qui, debout au pied du lit, ne détachait pas d’elle ses yeux navrés. Elle ne parlait jamais de la mort qu’elle savait prochaine, mais uniquement de littérature et d’art. Son mari s’efforçait à soutenir le ton allègre de la causerie. C’était pitié de les voir jouer l’un et l’autre cette comédie de la quiétude alors que leurs âmes défaillaient à l’idée de se séparer bientôt.

Le jeune homme repassait dans son esprit ces visites. Elles n’avaient pas été sans influence sur sa vie sentimentale. Cette passion noble et douloureuse, d’un parent à peine plus âgé que lui de dix-huit ans, lui avait inspiré, d’une passion semblable, un désir philosophique et ambitieux. Il avait envié cette héroïque tendresse. Elle ne contribua pas peu à mêler d’un mysticisme exalté son amour pour mademoiselle Herlinge.

Et c’était maintenant de cette admirable créature, si adorée, qu’on lui disait : « Ma pauvre amie n’est plus ! » Comment un si puissant amour n’avait-il pas su la retenir ? Elle lui avait toujours paru supérieure aux lois communes ; il semblait qu’elle ne pût pas mourir ainsi qu’une autre femme. Mais on lui écrivait qu’elle n’était plus, pt le malheureux amant avait lui-même tracé les mots de sa misère.

Alors Guéméné la revit, avec ses beaux yeux passionnés dans sa face terreuse encadrée des blanches broderies de l’oreiller, et ses cheveux grisonnants et touffus, strictement ondulés sur les tempes. Un flot de rubans bleu pâle se mêlait, sur sa poitrine, aux valenciennes de la chemise de nuit ; sa main délicate et frêle s’y jouait dans un geste familier… Et le jeune homme fondit en larmes en songeant qu’il eût aimé mademoiselle Herlinge de cette même passion tendre et sans bornes que la morte avait inspirée.

Surmontant l’épouvante qu’il avait de la douleur du veuf, il se rendit boulevard Saint-Michel. Comme l’ascenseur, les deux portes ouvertes, le jetait sur le palier du quatrième étage, qu’habitaient les Guéméné, il se trouva vis-à-vis d’une femme qui sortait de l’appartement mortuaire. C’était une assez jolie blonde, vêtue de noir, d’un embonpoint très notable ; elle leva les bras au ciel.

— Je suis bouleversée ! bouleversée !

Puis serrant la main du jeune homme :

— Ah ! mon pauvre docteur ! vous allez avoir le cœur crevé. Je n’avais jamais connu pareille malade. Cette femme-là était renversante, positivement !

— Attendiez-vous la fin si prompte ? demanda-t-il.

— Oui. Depuis cinq jours il y avait des complications péritonéales ; vous savez… on ne s’y trompe pas. Puis la septicémie s’en est mise. Artout est venu, hier, pour confirmer ce que je pensais : c’était fatal. Ah ! nous avions là un sacré cas, je peux le dire.

Puis, secouant vigoureusement la main de Guéméné :

— Pardon, je me sauve. J’assiste Artout ce matin, dans une opération : je dois être dans trois quarts d’heure avenue Kléber… Ah ! il est gentil pour moi !…

Guéméné se détourna pour la suivre des yeux, ronde, vive et brutale, descendant à la hâte l’escalier dont elle battait le tapis de ses bottines larges et neuves qui criaient… Et il avait peine à voir un confrère dans cette doctoresse-accoucheuse aux allures de sage-femme endimanchée, affairée, besogneuse, acceptant, pour nourrir ses quatre enfants, plus de clients que n’en comportaient les heures du jour et celles de la nuit, — sachant d’ailleurs par cœur tous ses livres de pathologie, et capable de les réciter d’un bout à l’autre sans erreur. — Elle exerçait, rue de Buci, dans un entresol où les malades ne pouvaient se faire entendre d’elle à cause du fracas des omnibus et des camions ; elle y donnait des consultations à vingt sous. Mais Artout, son ancien maître, qui la protégeait, la recommandait à certaines clientes riches. Il appréciait la précision de sa mémoire, sa docilité à l’enseignement qu’elle tenait de lui, l’application qu’elle en faisait scrupuleusement, presque mécaniquement. Il l’avait coulée dans un moule dont elle ne s’évaderait pas, et, pour cette raison, il reversait sur elle un peu de la confiance qu’il avait en lui-même, — ce qui ne l’empêchait pas de dire, entre confrères : « Jeanne Adeline, ah ! oui, elle m’assiste quelquefois dans mes opérations… C’est mon bras gauche ! »

Et Guéméné, qui entendait encore le bruit de sa bottine se perdre vers les étages inférieurs, pensa dans une grande tristesse :

« L’idéal de Thérèse !… »

Puis il sonna. L’appartement, lorsqu’on lui ouvrit, s’offrait obscur comme un sépulcre. La chambra de madame Guéméné se trouvait au fond du vestibule. Sur la pointe du pied, il entra.

Deux candélabres d’argent, garnis de bougies, brasillaient sur une table voisine du lit. La morte, avec ses fins doigts de cire croisés sur un crucifix, en était illuminée. Des vapeurs de phénol flottaient dans l’air. Au chevet, immobile dans un fauteuil, le dos tourné à la porte, un homme veillait. Il ne bougea point pour voir qui entrait, mais Fernand reconnut le veuf et eut, pour la première fois, la perception nette de ce qu’endurait son malheureux parent.

Les yeux secs, le corps droit, comme insensible, les deux mains à l’appui du siège, il regardait sa femme morte. Il devait être là depuis longtemps, depuis la veille sans doute, depuis l’heure du dernier soupir, et il n’avait pas détaché les yeux du cadavre. Son souffle paraissait seulement un peu plus fort que de coutume.

Le jeune homme lui posa doucement la main sur le bras. Alors Eugène Guéméné tressaillit et reconnut son neveu ; sans desserrer les lèvres, il fit de la tête un signe affectueux et reprit sa contemplation.

— Mon pauvre oncle ! mon pauvre oncle ! balbutia Fernand.

Et, fasciné par la morte, lui aussi ne vit bientôt plus qu’elle. Ses longs cheveux blanchissants, que le mari sans doute avait maladroitement nattés, retombaient d’un côté, en masse, sur la tempe froide et polie comme un marbre. Dans la face ensommeillée, un crayon noir semblait avoir dessiné les traits, d’un tracé large et brutal. Les narines étaient béantes. La beauté de ce visage mourait à son tour, lentement, comme un portrait qui s’efface.

« Qu’êtes-vous devenue, belle tantine ? pensait le jeune homme angoissé, où êtes-vous allée ?… Qu’y a-t-il de commun entre votre personne charmante, aux séductions incomparables, et cette triste forme que je vois ? ».

Et il ne se lassait pas de regarder cette rigide statue qu’avaient animée tant de passion, tant de gaieté, tant d’esprit, qui emporterait dans le cercueil tant de caresses et de baisers, et le secret de l’ineffable extase dont, douze années durant, elle avait enivré un homme. Mais Fernand, comme ceux que le deuil n’atteint pas dans leurs forces vives, acceptait déjà la mort, et ne voyait plus dans ce lit qu’une dépouille. Le pauvre amant, lui, s’obstinait à y retrouver sa compagne et il demeurait là, pour se repaître de cette vue jusqu’au bout.

Hypnotisé, ardent, mystérieux, il dévorait encore du regard ce qui bientôt lui serait ôté pour toujours. C’était un homme élégant et fin ; des cheveux gris, taillés en brosse, découvraient son front large ; ses moustaches brunes s’argentaient vers les pointes. Il semblait que le souverain amour qui avait rempli sa vie lui eût laissé un air de douceur grave et rêveuse, la marque d’une intense vie intérieure.

Son silence, pourtant, inquiéta son neveu ; les larmes eussent été moins impressionnantes que ce coma. Fernand voulut les provoquer.

— Vous souffrez, fit-il, avec la timidité délicate des jeunes hommes qui ne savent point par quels mots exprimer ce que la moins expérimentée des femmes saurait dire aisément, votre chagrin n’a pas de nom et vous ne pouvez pleurer.

— Je crois que je ne souffre pas, murmura le veuf, sans détacher les yeux du visage endormi qu’il aimait ; tant que je l’ai là, devant moi, je ne me sens pas souffrir. Il ne m’est pas possible de concevoir ce qui va se passer… après.

— Ah ! pauvre, pauvre tantine ! pourquoi vous en être allée ! s’écria tout à coup le jeune homme dont les nerfs exaspérés ne surent plus maîtriser l’émotion.

Et, tressaillant tout à coup, à une intuition plus nette de la mort, il s’écarta du lit, le poing au front, tout crispé, secoué de spasmes, pendant que le mari, morne et comme inconscient, reprenait, dans son amoureux orgueil :

— La pauvre amie n’était pas seulement belle ; elle était devant moi pareille à une lumière, elle était mon soleil. Comment une simple femme peut-elle détenir de tels rayons de vie pour qui l’approche ?… Mais n’était-elle qu’une femme ? Combien en ai-je vu qui n’avaient, de ma pauvre amie, que l’apparence ! Jamais une autre, tu entends, jamais une autre ne méritera d’être comparée à celle-là !

Et il ne pleurait pas, mais il contemplait amoureusement la morte ; et celle qui jadis s’émouvait avec délices aux tendres propos de son mari demeurait sourde et insensible.

Il continua :

— Elle était plus douce encore qu’on ne l’a su, car le mal la torturait, et moi qui connaissais de son âme les plus subtils secrets, j’ignorais toujours si elle souffrait. Oh ! oui, douce et vaillante, jusqu’à la fin, jusqu’à la dernière minute où elle m’a souri…

Calme et serein, il semblait ne parler que pour elle. Il poursuivit :

— Mais tant que je la vois ici, je n’ai pas le sens de mon malheur…

Ce flot de paroles passionnées disait l’état de crise passagère où sa douleur s’anesthésiait elle-même à force d’intensité ; mais bientôt il se tut. L’effrayant silence reprit dans le crépuscule de la chambre ; les bougies s’usaient lentement ; leurs flammes s’allongeaient en de courtes vibrations ; des fleurs exhalaient leur parfum ; dans l’air une mouche invisible et sinistre bourdonnait. Les deux hommes respiraient et souffraient, tandis que la morte inexorable refusait de communier à la vie ambiante. On entendait aussi le frêle battement de la pendule qui mesurait, seconde par seconde, rigoureusement, les heures de la présence funèbre.

Fernand Guéméné tout à coup éprouva une gêne de s’attarder en tiers dans ce tête-à-tête suprême des deux amants. Quoi ! il eût été importun et indiscret de se mêler à l’intimité sacrée du premier jour d’union, alors que devant les époux s’amoncelaient, radieuses, les joies promises, et, le dernier jour venu, la part des joies épuisées, il pourrait sans indélicatesse violer les brefs instants de l’intimité mortuaire ?…

À pas de loup, il s’écarta du lit, gagna la porte, presque honteux d’être là. Sans bruit, il sortit.

Dans le vestibule, où régnait une pénombre, la vieille femme de chambre, qui l’avait connu enfant, l’arrêta au passage :

— Ah ! monsieur Fernand ! quelle perte ! quelle perte !

Les larmes coulaient dans les rides de son visage fripé. Elle portait la coiffe de Quimper, semblable à un hennin tronqué, avec deux brides de batiste flottant sur le dos. Les mille fronces de sa jupe faisaient un bourrelet autour de son corps plat, aux hanches maigres. Elle tenait à la main, les goulots passés entre les cinq doigts, une série de fioles pharmaceutiques.

— C’est le malheureux monsieur qui me fait peur maintenant ! Aussi je jette aux ordures toutes ces drogues qui sont peut-être poison. Bien sûr que, lorsqu’on enlèvera madame, il va devenir fou. Sainte Vierge ! il est capable de se détruire, monsieur Fernand ! Le bon Dieu aurait dû avoir la pitié de les prendre tous les deux, plutôt que de séparer des personnes qui s’aimaient tant. Des ménages pareils, on n’en voit pas tous les jours. Une servante sait bien des choses, comme de juste… Le lendemain des noces, c’est moi qui ai porté à Monsieur et à Madame le chocolat dans leur lit. Ah ! qu’ils étaient beaux, tous les deux ! Moi, je n’osais pas regarder ma jeune dame : je pose le plateau du déjeuner sur la table et je veux me sauver, mais elle me rappelle pour relever les rideaux, et la voilà qui fait avec moi un brin de causette. Je vous le jure, monsieur Fernand, elle était rose et tranquille comme une demoiselle qui aurait fait la veille sa première communion, si ce n’est que, quand elle regardait Monsieur, il lui venait une douceur dans les yeux, et elle souriait, et elle était plus belle… Ah ! Sainte Vierge ! dix ans après, quand on me sonnait le matin pour l’eau chaude, ou le feu à faire, c’était tout comme, sauf que les cheveux de Madame devenaient gris, et que Monsieur ne se gênait plus devant moi pour embrasser ses jolis bras nus. Ils étaient toujours comme des mariés d’hier… Puis, le malheur de cette maladie est arrivé, ils ont fait deux lits. Ah ! ça n’a pas rompu leur amitié, comme on le dit quelquefois, monsieur Fernand. Je l’ai souvent trouvé à genoux, vous entendez, à genoux devant elle, comme si c’était la sainte Vierge ; et, du matin au soir, il ne la quittait pas des yeux. Dire que maintenant, c’est fini, fini… qu’il ne la verra plus !…

Ses larmes redoublaient. Elle les essuya, disant d’une voix entrecoupée :

— Et qu’est-ce que je ferai, une pauvre bourrique comme moi, si Monsieur veut se détruire ?… Est-ce que je suis assez savante pour lui trouver des consolations ?… Je lui parlerais bien du bon Dieu, mais… on n’ose pas…

— Rassurez-vous, Marianne, dit le jeune homme, il est bien courageux, il a plus de force que vous ne croyez.

À ce moment, ils tressaillirent l’un et l’autre. De la chambre venait un gémissement rauque, une plainte longue, angoissante, qui finit dans un cri.

— Allez-y, monsieur Fernand, allez-y ! murmura la vieille femme alarmée ; si c’était un nouveau malheur !…

Et, ingénument, elle le poussait de la main. Le jeune homme hésitait. Pourtant on ne pouvait laisser sans secours le malheureux dont la plainte avait peut-être été un appel. Mais un respect, une épouvante sacrée défendait le seuil de la chambre mortuaire. Est-ce que l’homme qui s’y était enfermé avec sa femme morte n’avait pas le droit d’y hurler sa douleur, seul, sans la honte d’être épié et entendu ?

— Il s’est tué ! murmura la vieille servante, il a crié comme pour mourir…

Cette expression donna au jeune homme un frisson ; elle vainquit sa pudeur. Il fit quelques pas, toucha du doigt le bouton de la porte, puis s’arrêta de nouveau pour écouter. Dans la pièce, le silence semblait absolu. Il frappa sans obtenir de réponse.

— Mon maître ! mon maître ! fit la vieille Marianne affolée.

Et, résolument, elle ouvrit la porte.

Sur le lit de parade aux draps sans plis, la morte déplacée, attirée de côté, sèche et légère dans son attitude rigide, avec ses doigts comme sculptés, qui ne s’étaient point désenlacés, laissait pendre sa tête de cire aux cheveux gris. Et lui, qui une dernière fois avait voulu l’étreindre, était retombé en pleurant au pied du lit, les mains nouées encore à ce beau bras inerte, au froid contact duquel il comprenait enfin la mort !

Fernand Guéméné, frémissant, referma la porte. La servante ramassait les fioles qu’elle avait laissées glisser à terre. Il s’enfuit, sans prononcer un mot.

Dehors, la cohue du boulevard joyeux et bruyant tourbillonna autour de lui, avec ses hauts tramways noirs filant au loin sous les frondaisons vertes, ses brasseries, ses restaurants où des hommes et des femmes mangeaient en plein air, le déambulement des étudiants aux grands gestes, l’affairement de tout le monde aux approches d’un repas. Il pensait à Thérèse Herlinge, triomphante de force et de santé, à ses bras souples, à ses yeux tranquilles et gais, à sa parole harmonieuse et troublante. Peut-être était-elle occupée de lui et désirait-elle qu’il revînt… Ah ! ce que la mort peut vous prendre un jour, faut-il négliger d’en jouir, quand la vie, bonne et bienfaisante, vous l’offre ?

Car Thérèse pouvait être sa fiancée, demain, ce soir, à l’heure même, s’il renonçait à la condition trop dure qu’il lui avait posée. Et il l’enlacerait dans ses bras, comme l’autre avait enlacé son amante, mais, au lieu d’un corps glacé, d’une statue rigide, ce serait la forme gracile, noble et palpitante de l’admirable fille…

« Il a crié comme pour mourir », avait dit de son maître la vieille servante. Oui, on mourait de douleur et d’amour. Est-ce que depuis un mois il était autre chose qu’un malheureux automate, agissant mécaniquement ? Ah ! si elle devait durer ainsi jusqu’au bout, l’existence ne valait pas tant de peines…

Comme il passait le pont de l’Archevêché, l’île Saint-Louis lui apparut, charmante et fraîche, pareille à une longue nef chargée de verdure, et, à la pointe, l’étroite façade de sa maison, à demi cachée derrière les arbres. Des pigeons blancs et des pigeons gris, au vol oblique, de qui les nids dormaient entre les branches, s’ébattaient au-dessus de l’eau, jouaient à passer sous les arches du pont. Un bateau-mouche glissait, long, vif, et sans poids, sur les eaux vertes. Et Notre-Dame, magnifique dans la fraîcheur de son square, noyée par le torride soleil d’août, élevait jusqu’au velours bleu du ciel son abside altière, semblable à une fontaine aérienne, avec ses arcs-boutants qui jaillissaient entre les ogives et retombaient énormes, élargis, comme les jets impétueux d’une eau mystérieuse, durcis en pierre par un miracle ancien.

III

Thérèse Herlinge résolut de se rendre à l’enterrement de madame Guéméné pour donner à Fernand une preuve de sa persistante amitié. Il lui paraissait qu’une personne de sa sorte devait mettre ses amitiés au-dessus de banales histoires de passion, et qu’elle ne pouvait point rompre avec un camarade pour le seul fait de lui avoir refusé sa main. — À son insu, ce camarade lui devenait, il est vrai, singulièrement sympathique, et il lui arrivait aujourd’hui de songer à lui plus souvent qu’autrefois.

Pourtant cette idylle ébauchée lui avait apporté si peu de bonheur qu’elle eût préféré ne l’avoir pas connue. Pour la première fois, elle éprouvait un trouble en ses pensées. C’était une inquiétude qui la prenait parfois d’avoir imprudemment joué son destin sur un mot, et comme la terreur d’une spéculation décisive et fausse. Bien loin de s’irriter contre l’exigence de Guéméné, elle en était flattée, car elle y sentait l’exclusivisme qu’aiment les femmes. Mais elle regrettait de ne point éprouver la passion souveraine qui eût d’elle-même requis le sacrifice demandé.

Il lui arriva plusieurs fois d’imaginer qu’elle parvenait à le faire : et toujours elle se revoyait diminuée, humiliée, mais libre, l’âme légère, prête à toutes les soumissions. Qu’elle pût donner ainsi plus de joies à l’époux-maître, elle ne le concevait que trop. Madame Herlinge, sa mère, femme sensée, d’un esprit agréable, n’avait jamais, de toute sa vie, tenu un autre rôle auprès du docteur. Mondaine, instruite, elle combinait, pendant sept ou huit jours, de grands dîners où trônait le célèbre médecin, tandis qu’elle y gardait le silence. Née dans le faubourg Saint-Germain, elle avait, pour complaire au docteur, insensiblement négligé les relations qu’y possédait sa famille, et, par leur salle à manger ou leur salon de l’avenue Victor-Hugo, Thérèse n’avait guère vu défiler que les « plus distingués confrères » d’Herlinge. Sa mère aimait aussi le théâtre, où on ne la voyait jamais, le docteur s’y ennuyant. Elle était au surplus souriante et affable, son mari souvent maussade et acariâtre. Il parlait beaucoup ; elle peu. Elle s’était éteinte lentement auprès de lui, comme la flamme d’une faible lampe s’abolit auprès d’un puissant foyer. Mais Thérèse qui, dans ce long effacement d’une vie de femme, n’avait vu qu’un amoindrissement, et qui, par ailleurs, s’estimait fort au-dessus de madame Herlinge, se souciait peu d’imiter son abnégation.

Elle avait senti de bonne heure son intelligence. Vers quinze ans, elle s’intéressait si fort aux discussions de science ou de philosophie qui, chez ses parents, se livraient à table, qu’elle en oubliait parfois de goûter aux mets servis. L’ascendant et le prestige qu’exerçaient sur elle les convives, par leur âge ou leur valeur, l’empêchaient seuls d’y prendre la parole ou d’y glisser son mot. Elle se tenait à sa place, sage, jolie et silencieuse, et ces messieurs s’apercevaient à peine de sa présence, ce dont elle souffrait secrètement. Peu s’en fallut que la fille alors, comme la mère, ne fût noyée dans la personnalité débordante du grand homme. Mais un moi vigoureux s’affirmait dans Thérèse, et lutta pour ne se point laisser submerger. Son jeune esprit méconnu souffrit longtemps, et ce fut de son amour-propre blessé que naquit sa vocation : elle rêva de devenir une autre femme que madame Herlinge. Elle l’était déjà, elle le savait, mais elle envia le titre ou le diplôme qui devait en convaincre les autres. Quand elle avoua son désir de préparer le baccalauréat, son père, trouvant charmant que sa fille fût bachelière, l’encouragea. Dès lors elle commença d’exciter, dans le cénacle paternel, un peu de cette attention et de cette curiosité que provoquent encore de nos jours les femmes savantes.

Le premier diplôme conquis, elle confessa son goût pour la médecine. Cette fois, les parents se récrièrent, et le père plus que la mère encore. On aurait cru que son auréole de savant se trouvait diminuée, de ce que cette petite fille de dix-huit ans osât y prétendre. Il vit la chose sous un aspect ridicule. Ainsi que beaucoup d’hommes dont le ménage fut heureux, il concevait la femme, en général, à l’image de la sienne. Cette discrète épouse était le type le plus éloigné qui soit de la doctoresse. Le docteur n’admettait guère celle-ci, « à moins qu’elle ne fût russe », disait-il. Thérèse le désobligea fort par de telles idées.

Dix-huit mois durant, elle combattit pour sa cause, s’acharnant, entre temps, sur les gros livres de pathologie qu’elle pouvait dérober dans la bibliothèque paternelle. Elle acquérait ainsi des notions générales, mais vagues et incomplètes, qui loin de satisfaire sa curiosité ne faisaient que l’aviver. L’hôpital l’appelait, irrésistiblement. Lorsque son père revenait de l’Hôtel-Dieu, les mains et les vêtements fleurant l’iodoforme, elle humait l’air, les yeux clos, les narines palpitantes. Elle se faisait expliquer les cas du service ; elle alla même jusqu’à connaître à distance, sans l’avoir jamais vue, la salle d’Herlinge, son agencement, sa religieuse, son interne, ses externes, les lits, le numéro des malades, les entrées, les sorties, les décès. Elle ne passait plus dans la rue, devant un hôpital, sans que toute sa personne frémît de désir. La vue même d’une croix de Genève, emblème des infirmières, aperçue d’aventure, l’impressionnait.

Ses parents objectaient :

— Si encore tu avais besoin de cela pour vivre !…

Et, comme ils ne cédaient pas, cette médecine défendue se faisait plus désirable.

Sa vie de riche héritière parisienne s’écoulait monotone. La futilité l’en désespérait. Les courses aux côtés de sa mère chez la modiste, la couturière, dans les grands magasins, lui étaient intolérables. Madame Herlinge recevait le mardi : Thérèse, ce jour-là, devait offrir, avec mille sourires, le thé et les gâteaux à ces femmes du monde dont elle prisait si peu les propos. Ah ! comme elle aurait choisi d’être quelque pauvre étudiante dont le mérite personnel éclate, plutôt que l’élégante jeune fille prisonnière de ce salon ! D’ailleurs, la société des femmes lui déplaisait. Elle aimait les dîners d’hommes que donnait le docteur, l’odeur des cigares, des liqueurs, et, par-dessus tout, les causeries abstraites où elle brûlait qu’on l’admît. Mais on ne l’y mêlait pas, et la courtoisie de ces savants, qui dédaignaient son intelligence, l’exaspérait.

Cette vie lui devint à ce point insupportable qu’elle en dépérit. Son père l’ausculta, la mit aux vins fortifiants. On fit venir Artout. Elle s’ouvrit à lui de son désir d’être médecin. Les parents épiaient la mine du grand confrère. Ils attendaient une opinion défavorable à cette extravagance de leur fille. Artout réfléchit, un moment, puis déclara :

— Qu’elle fasse toujours son P. C. N. On verra bien après !

Elle le fit. Les âpretés de semblables études ne la rebutèrent point. On la vit opiniâtre à souhait, acharnée sur ses cahiers, souffrant parfois de migraines qu’elle domptait pour se rendre au laboratoire. Elle fut dès lors absente des mardis de madame Herlinge, dont la dispensèrent ses travaux. En revanche, aux dîners de médecins, bien que, gardant son tact et sa mesure de jeune fille, elle ne prît pas encore la parole, elle se sentait, avec ces messieurs, une solidarité, un commun esprit de corps. Ils étaient les aînés ; elle, le confrère ingénu et ignoré dont l’étoile se lève. Peut-être cette étoile serait-elle glorieuse. Alors on dirait, à Paris : « Madame Herlinge », comme on disait : « Artout », ou bien : « Boussard ». Elle se spécialiserait. Et ces médecins réputés, qui la considéraient aujourd’hui comme une simple jeune fille au visage agréable, discuteraient alors avec elle, lui reconnaissant le droit d’exister cérébralement.

Bientôt, ce fut le stage à l’Hôtel-Dieu, dans cette même salle où elle était maintenant la docte et fameuse interne ; puis l’externat à la Charité, où Guéméné l’avait connue. Après le concours d’internat, où ses notes avaient été bonnes, elle entrait aux Enfants-Malades, et Guéméné l’y suivait encore, dans un service voisin. Puis, après deux ans, ils quittaient ensemble l’hôpital de la rue de Sèvres, lui pour la clientèle de l’île Saint-Louis, elle pour le service de son père à l’Hôtel-Dieu.

Parmi tant de succès d’études, malgré la grisante notoriété qu’elle commençait de prendre dans le savant cénacle de l’avenue Victor-Hugo, elle était demeurée simple et bonne. Elle avait été la joie du foyer, elle en devenait l’orgueil. Herlinge, amolli par l’exemple de Thérèse, reconnaissait maintenant aux femmes le droit à la science ; il admettait que l’on comptât avec madame Lancelevée, la doctoresse de la Présidence, et même avec Jeanne Adeline, si touchante entre sa clientèle et sa nichée. Thérèse adorait son père, en l’admirant, mais elle chérissait plus tendrement sa mère. Ces deux femmes étaient certes fort distantes l’une de l’autre malgré leur ressemblance physique. Thérèse entourait sa mère d’une sorte de culte protecteur et indulgent. Madame Herlinge s’effaçait de plus en plus, à la maison, devant cette double illustration de l’époux et de la fille. Elle faisait désormais ses courses seule, ses achats, ses visites. Il lui fallait encore s’occuper des toilettes de Thérèse, diriger la femme de chambre de la jeune fille, s’assurer que rien ne manquait à sa vie élégante. Les réceptions suivaient leur train. Les dîners du professeur étaient réputés dans le monde médical. Madame Herlinge n’avait que trois domestiques, et elle surveillait jusqu’à la cuisine. Le bonheur, chez elle, était paisible, uniforme, fait de bien-être. Thérèse, avec le sens inconscient de sa propre valeur, l’appelait toujours : « la pauvre maman ». Pourtant, lorsque Guéméné en lui avouant son amour vint troubler la paix de la jeune fille, à sa mère seule elle confia ce roman, le taisant à son père dont elle craignait le blâme.

Madame Herlinge avait approuvé le refus de sa fille en cette circonstance, mais pour des raisons qui n’eussent point inspiré Thérèse : il existait à ses yeux trop de différence entre un Herlinge et cet obscur Guéméné, simple médecin de quartier, pour que la fille de l’un épousât l’autre. D’ailleurs, la célèbre madame Lancelevée, jeune encore, avait repoussé tous les partis pour se consacrer à son art ; il ne paraissait pas illogique à madame Herlinge que Thérèse imitât la grande doctoresse.

Tout concourait ainsi à l’apaisement moral de la jeune fille, car, outre l’assentiment maternel, les circonstances lui offraient un réconfort jusque dans son métier. Quatre nouveaux cas venaient d’être introduits dans sa salle, qui intéressaient plus particulièrement ses études sur les maladies cardiaques : une double lésion aortique et mitrale, qu’elle avait diagnostiquée du premier coup, au seul aspect de la malade, — une jeune femme au faciès terreux et angoissé, — deux endocardites infectieuses, et enfin, en quatrième lieu, des troubles cardiaques si complexes, chez une vieille femme, qu’Herlinge lui-même demeurait perplexe, tant est délicate et infirme l’investigation du médecin dans les altérations organiques du cœur !

Le premier cas et le dernier surtout passionnaient Thérèse. Le matin, après la visite, elle revenait au lit de la malade, son stéthoscope à la main. Silencieuse, elle la découvrait d’un geste, échancrait la chemise, mettait à nu la poitrine où les seins déformés ne faisaient plus que deux plis de chair molle ; elle repoussait le gauche du doigt, et appliquait sur le thorax blanc le disque noir de son appareil. Des minutes entières, l’oreille appliquée à l’orifice du stéthoscope, elle auscultait minutieusement. Sur la table centrale, les externes, qui analysaient des urines, plaisantaient entre eux. La religieuse gourmandait l’infirmière. L’élève pharmacien parcourait la salle, de lit en lit, pour la vérification de ses fiches. La novice arrivait à son tour, poussant devant elle la table roulante qui portait les assiettes et la soupière de bouillon, avec un monceau de viande de cheval écrasée… Et Thérèse s’obstinait à percevoir les souffles contradictoires de ce cœur mystérieux, ravagé, déformé, affolant la circulation par ses incohérences d’organe à demi détruit qui vit encore. L’après-midi, à la contre-visite, elle revenait au lit de la vieille, s’acharnant à palper, à ausculter, à percuter. La pauvre femme laissait parfois échapper un soupir d’humeur et de lassitude. Thérèse posait le stéthoscope sur la cinquième côte gauche, y collait son oreille, puis, se redressant, elle recouvrait la malade et s’éloignait ; ni l’une ni l’autre n’avait échangé une parole.

Mais, dès que l’interne pénétrait dans son laboratoire, le souvenir de Fernand Guéméné la hantait de nouveau. Elle le revoyait dans cette étroite pièce, haletant de passion et de tendresse, lui disant avec douceur des choses troublantes. Elle le revoyait sur le quai aux Fleurs, tentant pour la conquérir une concession dernière. Et elle méditait le programme de cette vie en partie double qu’il lui avait proposée : continuer ses études, n’abandonner qu’à demi ses projets, — poursuivre, en un mot, sa carrière aux côtés de cet homme si bon, se donner par amour, être aimée, demeurer une femme de science tout de même…

Ce matin-là, Herlinge, à la visite, diagnostiqua définitivement « une myocardite sans lésions valvulaires ». Thérèse triomphait : la veille, précisément, elle avait relevé des observations qui correspondaient à ce diagnostic, et elle le dit à son père.

Il y avait là vingt-cinq ou trente médecins venus pour assister à la leçon du maître, et parmi eux, très pâle sous ses bandeaux d’un noir bleu, avec ses longs sourcils sombres, sa robe de deuil irréprochablement coupée, la doctoresse Lancelevée qui demanda la permission d’ausculter la malade ; Thérèse lui tendit le stéthoscope. Les externes, en blouse blanche, entouraient le lit ; vers le pied se pressaient les médecins en redingotes noires, tenant tous leur haut de forme du même geste ; la sœur du service était reléguée par cette foule au lit voisin ; et le docteur Herlinge, la main gauche passée dans la ceinture de son tablier blanc, la toque noire un peu en arrière sur son épaisse chevelure grise, l’œil acéré sous le lorgnon, décrivait, en phrases brèves, la déformation anatomique du cœur lésé.

Dans le silence religieux de la salle, où vibrait seule la parole du clinicien, un bruit de bottines retentit : les têtes se retournèrent vers la porte, et l’on vit arriver, de son pas indolent et balancé, achevant de boutonner sa blouse, la petite externe russe Dina Skaroff, toujours en retard. Herlinge cessa de parler, fixa sur elle son regard aigu et sévère. Il n’aimait point que tous les externes ne l’eussent pas précédé à la visite. Elle rougit.

Le maître reprit son explication ; puis à brûle-pourpoint :

— Mademoiselle Skaroff, dites-moi quels bruits vous entendez là.

À se voir interrogée devant tout le monde, Dina rougit encore davantage. Madame Lancelevée lui passa le stéthoscope. La jeune fille écouta une seconde, plus palpitante que la malade, puis, timidement, hasarda :

— J’entends un souffle extra-cardiaque.

— Eh bien, Vous y êtes en plein ! s’écria Herlinge, éclatant de rire. Un souffle extra-cardiaque ? Je vous conseille, mademoiselle, de potasser un peu votre auscultation.

Il avait voulu la prendre en défaut pour lui faire expier son retard. Elle s’écarta du lit, décontenancée, pâlissante, les yeux plus brillants encore que de coutume ; elle était frêle et touchante dans sa honte, étrangère, isolée parmi tous ces hommes, le cœur gros d’envie de pleurer, comme une petite fille.

— Mon cher maître, interrompit un tout jeune médecin, délibérément, le souffle extra-cardiaque, je l’ai perçu hier, d’une façon très distincte.

C’était un grand blond, à la moustache fine, aux yeux vacillants derrière le lorgnon. On s’étonna de sa hardiesse, car il tenait tête au grand Herlinge, ce que personne n’eût osé faire. Nerveux et fringant dans sa petite taille, Herlinge se redressa.

— Sacrebleu, mon ami, je voudrais bien savoir si c’est le bruit de galop que vous appelez ici extra-cardiaque !

La discussion s’engagea, aride et subtile, entre le savant et le jeune médecin qui, bravement, ne se dérobait pas. Dina Skaroff le regardait avec amitié, se sentant défendue par lui. Elle le connaissait un peu depuis qu’elle le voyait au cours d’Herlinge : il venait de fonder, rue Saint-Séverin, une clinique gratuite pour les maladies de cœur ; il s’appelait Pautel ; de lui, elle ne savait pas autre chose. Penché maintenant près du maître, il promenait sa main sèche et longue sur la chair enflée de la vieille femme ; et celle-ci, la tête en arrière sur l’oreiller, la bouche béante, subissait l’examen, passive : on eût dit un simulacre d’autopsie.

La visite se prolongeait. Madame Lancelevée, belle et fatale, suivait avidement la discussion, dont se désintéressaient peu à peu les hommes. Thérèse Herlinge donnait des signes d’impatience. Ses yeux ne quittaient pas l’horloge, une sorte de coucou dont le cadre noir tranchait sur l’intense blancheur de la muraille, près de la porte. La pensée de cet enterrement auquel, la veille, elle avait résolu d’assister, ne la quittait pas.

« Mais l’heure passe ! se disait-elle, en suivant la marche de l’aiguille, l’enterrement est à dix heures, à Saint-Séverin. Mon père n’a jamais tant fait traîner sa visite… »

Et l’on voyait ses doigts nerveux et impatients se jouer dans les cordons de son tablier d’interne, pendant que ses yeux, incessamment, se levaient sur l’horloge. Quand l’aiguille eut atteint dix heures cinq, n’y tenant plus, elle posa la main sur l’épaule de mademoiselle Skaroff.

— Dina, lui dit-elle à voix basse, prenez ma place, voulez-vous ? Je ne puis rester ici davantage. On enterre, ce matin, la tante de Guéméné. Il m’est impossible d’éviter cette cérémonie. Si mon père me demande, vous lui direz la cause de mon brusque départ.

— C’est bien, fit Dina résignée. Mais, vous savez, il est dur, votre père !…

Alors, sans bruit, toute à sa hâte passionnée, avec la crainte d’être rappelée, Thérèse Herlinge, dans le blanc de sa blouse, fila comme une ombre vers la porte, le long de la rangée des lits, et disparut.

Dans une petite garde-robe étroite, contiguë à la salle, elle se dévêtit de sa blouse et de son tablier, apparut toute noire dans sa robe traînante, mit son chapeau et sortit.

Mais l’horloge de sa salle retardait. Quand la jeune fille entra dans la vieille église ténébreuse, le service touchait à sa fin. Le catafalque brasillait dans l’obscurité du lieu, et le prêtre, en chasuble noire chamarrée d’argent, tournait lentement autour pour l’absoute, pendant qu’un grand silence s’était fait dans les chants liturgiques. À droite, la masse sombre des hommes se tenait debout, compacte et solennelle. Sur des crânes luisants et lisses, de vieux médecins, les cierges mettaient des reflets. Moins nombreuses, à gauche, les femmes étaient agenouillées. Thérèse aperçut tout de suite la grosse tête aux frisons blonds de madame Adeline tournée vers elle : la doctoresse lui faisait signe qu’une place se trouvait libre à ses côtés. La pauvre femme, qui avait dû s’acquitter de ses visites de quartier avant l’enterrement, venait également d’arriver, à pied, haletante. Elle s’épongeait le front et disait à Thérèse, avec son ordinaire vulgarité :

— Ah ! ma chère, je sue !…

Thérèse, qui de la piété enseignée par sa mère n’avait gardé qu’un déisme imprécis et respectueux, s’agenouilla, mais elle ne savait pas prier. Elle pensait peu à la morte ; elle cherchait des yeux Guéméné, sans le découvrir, de l’autre côté du catafalque.

Presque aussitôt, d’ailleurs, commença la débandade de l’assistance. Et ce fut à la sortie, auprès du veuf, que Thérèse vit soudain Fernand Guéméné. Ils se regardèrent tous deux avec une sorte d’angoisse ; elle lui tendit la main, qu’il serra sans chaleur, cérémonieusement. Jusque sous le portail dentelé, jusque dans l’étroite rue des Prêtres-Saint-Sévérin, Thérèse gardait, par tous ses membres, un petit tremblement.

— Venez, venez, ma chère, voici une voiture vide.

Et madame Adeline, officieuse, la fit entrer, presque de force, dans un de ces carrosses de deuil dont la file s’avançait lentement devant le portail. Elles y étaient à peine installées, y arrangeant encore leurs jupes, qu’un visage hâve, presque funèbre dans l’encadrement d’une barbe souple peu cultivée, apparut à la portière.

— Y a-t-il une place pour moi ?

Et il pénétrait en même temps dans la voiture, qu’il emplissait d’une odeur d’absinthe, tandis que Jeanne Adeline s’écriait sans façon :

— Tiens ! ce grand fou de Morner ! y a-t-il longtemps qu’on ne l’avait vu !… Vous connaissiez les Guéméné ?

Les yeux vagues et ternes dans sa face ravagée, le nouveau venu murmura d’un air indifférent :

— Moi ? non ; mais, en passant je trouve ce convoi… Alors plutôt que de prendre un fiacre pour aller à Ménilmontant, où j’exerce à présent, je me paye une berline, et voilà !… Ça me fait quarante sous de plus dans ma poche… D’ailleurs, je suis flapi.

Thérèse Herlinge connaissait Morner, que ses parents invitaient quelquefois au nom d’une ancienne et lointaine amitié familiale ; ce qui n’empêcha pas madame Adeline de faire les présentations :

— Le docteur Morner… Mademoiselle Herlinge, la fille du maître, interne à l’Hôtel-Dieu.

À ce moment, un quatrième personnage, apercevant Morner, dont il était l’ami, escalada le marchepied et prit la dernière place de la voiture, en saluant ces dames avec une cérémonie marquée. Celui-ci était assez connu dans le monde médical, sous le nom de docteur Gilbertus, pseudonyme dont il signait des articles vaguement scientifiques dans les journaux parisiens. C’était un beau brun au teint mat, à la longue barbe noire, et qui affectait un air de gravité triste. Il s’était soustrait aux difficultés de la clientèle en se consacrant, dans la presse, aux puissantes réclames pharmaceutiques, sous couleur de vulgarisation scientifique.

— Eh bien ! s’écria l’amusante Jeanne Adeline, qui retrouvait partout des amis, et que son heureux sans-gêne mettait partout à l’aise, ça marche, docteur, les Granules hépatiques ?

Et elle éclatait de rire, malicieusement, toute secouée par les cahots de la voiture qui s’était mise en marche, lentement.

Ces Granules hépatiques, dont elle parlait, avaient fait récemment le sujet de trois chroniques successives, signées Gilbertus. Il y passait en revue les divers traitements des maladies du foie, et terminait par un discret conseil favorable aux granules du professeur Philindor.

Gilbertus parut très contrarié de cette allusion. Il avait fini par se prendre au sérieux, encouragé d’ailleurs par ses succès. Le public le lisait en effet comme un oracle, enchanté d’apprendre à si bon compte la pathologie de ses reins, de son foie, de ses poumons ou de son cœur, selon que Gilbertus préconisait une spécialité diurétique, purgative, pectorale ou stimulante. Grâce à ses articles, les gens du monde parlaient aujourd’hui couramment de cirrhose, d’emphysème, d’adhérences, de dégénérescences, d’érythème… Lui-même soignait sa prose jalousement, la rendait, en même temps, élégante et accessible à tous.

— De nos jours, dit-il fort sérieux, caressant de ses doigts gantés sa belle barbe fine, de nos jours, qui n’a pas le foie atteint ? Il n’y aura jamais assez d’hygiène dans le public ; nous ne cessons de le répéter.

On vit Morner hausser les épaules. Les joues creuses, les pommettes saillantes hors du cadre des favoris châtains, l’air acariâtre, il regardait la Seine, qu’on passait à ce moment. Le corbillard, avec ses cinq panaches, oscillait déjà là-bas, sur le quai de la rive droite. Le cortège s’acheminait vers le Père-Lachaise, où la morte, Parisienne de naissance, devait être inhumée dans un caveau de famille.

Morner, impatient, tira sa montre :

— Ils vont comme des tortues… Enfin, j’ai le temps !…

— Alors vous exercez là-haut, à Ménilmontant ? demanda curieusement la doctoresse.

— Oui, j’ai loué deux pièces près du Père-Lachaise : un cabinet et un salon. Et j’y donne, tous les jours, de midi à trois heures, des consultations à ces idiots d’alcooliques… Oh ! ce n’est pas que ce soit malin : ils gobent tout… Et puis, nous sommes loin de la clientèle bourgeoise qui exigerait presque votre état civil, la production de votre livret de mariage, et pour le moins trois enfants, afin de constater votre respectabilité. Non, ils ne font pas tant les difficiles. Mais ce métier ! quarante sous la consultation ! Et ces sales ouvriers, ces femmes en cheveux qui défilent dans mon cabinet en réclamant de moi, avec une niaiserie béate, la guérison de leurs stupides maladies !… Comme si la médecine, ça existait !…

De nouveau, avec humeur, il haussa les épaules. Thérèse Herlinge, ardente néophyte de son art, dévorée d’un zèle passionné pour la science, s’indignait silencieusement.

Elle éprouvait aussi un malaise dans ce milieu étrange, entre la vulgaire Jeanne Adeline, cette doctoresse demeurée sage-femme, débitant par tranches son savoir, dans ses visites à deux francs, et ces deux hommes, médecins de pacotille, l’un faisant commerce de son titre dans la réclame, l’autre, effréné noceur, prolongeant jusqu’après quarante ans, dans les brasseries, sa vie d’étudiant, forcé par la faim à l’exercice de cette médecine qu’il détestait et niait, triste comme un prêtre qui continuerait de célébrer, ayant perdu la foi.

Ce dernier poursuivit :

— Oh ! j’ai un truc. Il faut vivre. Ce n’est pas avec leurs quarante sous de raccroc qu’ils me feraient manger. Ma foi, c’est de bonne guerre : quand on tient un client, il faut en sortir ce qu’on peut ! Alors, j’ai mes plaques.

— Vos plaques ? interrogea l’aristocratique Thérèse, avec un léger frémissement de dédain.

— Mais oui, les plaques électriques, vous savez bien : ça prend beaucoup dans Ménilmontant. Je traite à forfait. À tous ces dégénérés alcooliques, qui font, sans exception, de la cirrhose ou de la dilatation d’estomac, je dis : « Voulez-vous être guéri dans un an, ou dans six mois, même dans trois ? » Trois mois c’est dur, car c’est le traitement quotidien, à trois francs la séance, pour la pose des plaques ; mais il y en a toujours qui marchent.

Très digne, méprisant, la tête haute, Gilbertus déclara :

— Ça, mon cher, c’est dégoûtant !

Morner eut un rire amer ; une grimace nerveuse crispa sa face tiraillée de rides.

— Et tes granules ? et tes élixirs ? et la caféine que monsieur Herlinge, le père de Mademoiselle, administre à ses sujets, et toute la thérapeutique imbécile que la clientèle aveugle, malgré la faillite évidente de la médecine, s’acharne à réclamer de nous, est-ce que ce n’est pas la même fumisterie ? Alors, qu’est-ce que je fais de plus ou de moins que mes confrères ?

Dans un geste d’assentiment, madame Adeline leva ses deux petites mains courtes que l’embonpoint avait envahies les premières. Mais Gilbertus se récria :

— Ah ! pardon, il y a thérapeutique et thérapeutique. Je sais des remèdes logiques, fruits de longues et intelligentes recherches, et d’autres qui, connus depuis une haute antiquité, subissent des transformations, des perfectionnements de leurs propriétés curatives.

— Niez-vous aussi la physiologie, docteur ? demanda Thérèse, dont la voix s’altérait d’indignation hautaine.

— Oh ! la physiologie, elle commence d’exister ; mais à quoi nous avance-t-elle ? Savons-nous refaire du sang dans le cas d’une anémie pernicieuse ? Et devant une septicémie, que fait le médecin qui voit le sang circuler dans l’organisme, pareil à un poison, sinon d’attendre que ce sang, par ses propres énergies, se soit renouvelé ? Et quand une plaie se cicatrise, pouvez-vous y faire naître le demi-quart d’une cellule ? Si un malade a un bacille dans la peau, vous savez bien qu’il le garde : tant pis si sa machine n’en triomphe pas, car ce n’est pas le médecin qui l’en débarrassera !…

— Ah ! dit Jeanne Adeline, en proie à une pensée profonde, ça serait trop facile, si ça s’écrasait comme un pou…

Incommodée par la chaleur, elle glissait son mouchoir roulé, imbibé d’antiseptiques, sous les plis gras de son menton. Tous, dans la voiture, forçaient la voix pour dominer le fracas des vitres agitées. La doctoresse reprit, de son contralto masculin :

— Morner n’a pas tout à fait tort ; plus on va dans le métier, plus on voit qu’on ne peut pas grand’chose. Et puis, qui croire parmi les maîtres ? Boussard dit blanc, Artout dit noir. Tous deux ont l’air d’avoir raison, et, en attendant, le malade nous glisse entre les mains, comme cette pauvre femme que nous conduisons au cimetière… Et vrai ! voir mourir des créatures de cette sorte, se dire qu’on est médecin, et n’être pas capable de les prolonger seulement huit jours ! Ah ! ce n’est pas gai !… La tumeur était là, nous la sentions sous nos doigts, et nous étions autour du lit, le mari, Artout et moi, comme trois imbéciles, à regarder le mal empirer… Ah ! elle est jolie, la médecine ! Tenez, je suis comme Morner, je n’y crois plus. Il n’y a qu’une science vraie : l’anatomie… Là, pas d’erreur. Un nez n’est pas une fesse. Un point, c’est tout.

Elle s’arrêta, heureuse d’avoir, dans sa trivialité loquace, déchargé son cœur des amertumes, des dégoûts entassés par le métier excédant qu’elle faisait. Et comme Morner, de son air de viveur méditatif, l’observait, intéressé par le type de cette bonne camarade joviale, elle recommença :

— Et figurez-vous que Lucie, ma fille aînée, qui n’a pas douze ans, donne aussi dans ces idées médicales. Mais, j’y mets bon ordre ! Pauvre chou ! la lancer dans cette vie de chien que mène sa mère, non, non ! Je la caserai dans les Postes, comme dame employée, ou dans les modes… Si l’on pouvait trouver pour les femmes une profession qui les laisserait travailler chez elles, ça serait le rêve. Regardez-moi : est-ce que j’ai une maison, un intérieur, ce que toutes les femmes aiment, enfin, un petit coin gentil où rester tranquille quand l’envie vous en vient ? Toujours dehors, mangeant à la diable, volée par mes bonnes, à peine si je vois mes enfants, qui s’élèvent comme ils peuvent… Et un mari au milieu de tout cela, vous croyez peut-être que c’est facile à retenir, quand sept nuits sur dix je suis dehors, appelée pour des accouchements, des faux croups, que sais-je encore ? Adeline est de bonne composition, mais tout le jour il trime sur ses registres, là-bas, à l’économat de la Pitié, et tout de même il aimerait bien une maison qui ne soit pas un restaurant, pas un hôtel meublé… Ah ! mes amis, ça manque de poésie, voyez-vous, le foyer de la doctoresse. Des médecins, certes il en faut, puisque le malade en réclame, qu’il y en a toujours eu ; mais on aura beau dire, c’est l’affaire des hommes.

Thérèse demeurait impassible dans l’ombre de la voiture. Elle entendit Gilbertus, galant, se récrier :

— Comment, madame, vous parlez ainsi devant mademoiselle Herlinge, quand nous présageons tous pour elle un si brillant avenir ?

— Oh ! pour mademoiselle Herlinge, c’est différent, dit Jeanne Adeline.

Elle voulait distinguer par là entre leurs conditions, sachant bien que la jeune fille trouvait dans la science un luxe de plus et se le pouvait offrir, toujours libre de le rejeter si cet agrément devenait une contrainte ; tandis que, pour elle, la science était le gagne-pain. Sage-femme diplômée quand elle avait épousé Adeline, elle avait décidé, pour améliorer la situation du ménage, de passer le doctorat. Son courage et sa mémoire merveilleuse le lui avaient obtenu, et c’était au milieu de ce surmenage, entre sa course aux étages dans les sombres immeubles de la rue Dauphine, et ses consultations dans le petit entresol de la rue de Buci, qu’elle avait encore trouvé le temps de mettre au monde ses quatre enfants, réalisant, par un tour de force, ce prodige d’être à la fois, dans la société, une femme et un homme.

— Me voici arrivé, s’écria Morner, je file.

Les voitures montaient au pas l’avenue de la République ; il dit adieu, ouvrit la portière, sauta sur la chaussée et disparut. Gilbertus, alors, le jugea d’un mot :

— Un brave garçon, mais pas sérieux.

Lui l’était suprêmement. Il cherchait aussi à se rapprocher de ses grands confrères, et, dans ce dessein, manifestait près de la fille d’Herlinge un empressement admiratif ; mais, comme les voitures franchissaient la porte du Père-Lachaise, Thérèse déclara que, dans le cimetière, elle désirait suivre l’enterrement à pied.

— C’est un principe chez moi, déclara-t-elle.

Et elle s’en fut, heureuse d’échapper à une compagnie dont les propos la choquaient.

Hâtant le pas, elle vint rejoindre le petit groupe des personnes qui montaient, silencieuses et fatiguées, l’avenue principale. Il ne se composait guère que d’hommes. En avant, près du veuf, Fernand menait le deuil. C’était un de ces matins d’août où l’on sent une menace d’automne ; un peu de brume s’attardait dans l’air ; déjà quelques arbres avaient jauni. L’avenue s’élevait, de terrasse en terrasse, jusqu’à la chapelle dont le fronton grec se profilait sur le bleu léger du ciel. À droite et à gauche, mornes façades d’une rue ensommeillée, s’étageaient, blancs et divers, les monuments des morts illustres. Et, parmi cette froide bordure de marbres et de statues, un arbuste frêle balançait doucement sa ramure pleureuse aux feuilles pâles : c’était le saule de Musset, — toute la poésie d’une époque, le romantisme même, une élégie, une gloire se survivant…

Thérèse avait le cœur serré de mélancolie ; la conversation qu’elle venait d’entendre sans vouloir en faire cas agitait maintenant en elle des doutes, des incertitudes. D’irréfutables vérités y avaient été dites sur l’impuissance médicale, et Jeanne Adeline l’avait plus troublée encore par la sincérité de ses doléances… Ah ! comme celle-là soupirait douloureusement vers le foyer tranquille et paisible de la mère de famille, de l’épouse !

Et voici que, tout autour de Thérèse, conspiraient des évocations d’amour intime, puissant et absolu. D’abord, ce veuf dont l’attitude hypnotisait tous les regards par son expression de douleur, attirait ses yeux aussi, et sa pensée se fixait sur lui tandis que, d’un pas lent, comme en un cauchemar, il suivait le funèbre véhicule scintillant d’argent qui lui emportait sa compagne. Là-bas, entre deux niveaux des terrasses, apparaissait, dans son architecture terrible et simple, le Monument aux Morts, de Bartholomé. Une porte y était figurée sur les ténèbres de l’au-delà, et un couple nu, déjà sorti de la vie, la franchissait enlacé dans une noble et amoureuse union. Les deux beaux corps de pierre polie se détachaient sur l’ombre où ils entraient. De loin, du bas de l’avenue, de la grille même, on les apercevait déjà, précis et purs, glorifiant superbement, dans un geste unique, l’Amour et la Mort.

Et Thérèse voyait encore Guéméné, s’en allant près du veuf, veuf lui aussi d’un rêve qu’elle n’avait pas voulu réaliser, pleurant peut-être la compagne qu’elle n’avait pas voulu devenir. Alors, sa tristesse se fit étrangement tendre et douce.

On inhuma madame Guéméné, selon ses volontés dernières, dans un vieux caveau situé dans le plus ancien quartier du cimetière et où dormaient tous ses parents. C’était un coin plein d’ombre et de mystère. Des cyprès gigantesques y avaient poussé sans ordre, comme au hasard, et un lierre épais, somptueux, envahissant, s’y déroulait magnifique, nivelant les pierres tumulaires, grimpant aux troncs, aux colonnes grecques des tombeaux en ruine, s’accrochant en draperies funéraires aux urnes verdies de mousse. Puis les hêtres énormes, plantés au grand siècle dans ce parc des Jésuites, formaient un dais de feuillage, sous lequel régnait une lumière verte. Et l’on n’entendait rien, que le piétinement de la foule, et le pas alourdi des hommes lugubres, apportant pesamment leur incommode fardeau.

L’assistance, avec cette curiosité avide de la douleur d’autrui, si étrange et si humaine, dardait les yeux sur le veuf. Il fut admirable de retenue et de dignité : il regardait toujours le cercueil, rien que cela ; et quand le cercueil eut disparu, il regarda l’affreux abîme où s’engloutissait sa compagne, — mais il déçut la foule en lui dérobant ses larmes.

Thérèse s’était approchée de la tombe ; elle se tenait maintenant auprès de Guéméné. Il ne l’avait pas vue. Subitement il la devina, et de nouveau leurs regards se croisèrent. Le jeune homme était livide, le visage défait. Elle attendait un mot de lui ; un subtil instinct l’avertissait qu’il allait lui parler, mais il demeura impénétrable.

À peine risquait-il un coup d’œil furtif vers Thérèse, dont le profil princier se détachait sur le fond de sombre verdure. Elle avait la grâce et la noblesse d’une fine statue, mais une émotion soulevait d’un souffle fort sa poitrine, et, sous son chapeau noir aux ailes légères, elle était indiciblement triste et troublante.

Fernand Guéméné la retrouva encore, un moment après : quand elle lui serra la main, dans le monotone défilé des condoléances, il sentit la première pression de vraie pitié.

Comme il s’apprêtait à prendre place près du veuf, dans la voiture de deuil, celui-ci le repoussa doucement :

— Merci, mon petit, laisse-moi seul maintenant.

Et la voiture fila devant lui, le laissant là si désemparé qu’il demeura, quelques secondes, immobile. Puis, dans la crise morale qu’il traversait, l’idée d’une marche au grand air le séduisit tout à coup. Le trajet, pour revenir chez lui à travers le quartier du Temple, n’était pas considérable : il résolut de rentrer à pied.

Déjà il s’était engagé dans l’avenue de la République, où la pente douce et longue, la descente sans fatigue, donnaient à son pas un mouvement berceur qui endormait son mal. Les tramways de la banlieue parisienne glissaient avec fracas sous le fil électrique, et les étincelles bleues crépitant sur les rails amusaient la douleur du jeune homme. Soudain il vit une femme cheminant près de lui : c’était Thérèse. Elle aussi descendait à pied, seule. Leur trajet était le même. Il hésita. Il y eut, dans l’allure de la jeune fille, un ralentissement ; ce fut, chez tous les deux, la même indécision.

Brusquement, Fernand salua, quitta le trottoir, et sauta dans un tramway en marche.

Quand il arriva chez lui, une heure sonnait à Notre-Dame. Son domestique l’avertit que le déjeuner était servi, et que trois clientes l’attendaient.

— Merci, dit-il, j’ai pris mon repas en route.

Et il passa tout de suite dans son cabinet.

Sur la table de travail, parmi d’autres photographies, se trouvait un groupe d’internes dans le fond duquel on reconnaissait, revêtue de sa blouse, Thérèse Herlinge.

— Pourquoi conserver ce souvenir excitant ? prononça-t-il à mi-voix, dans une apparence de grand calme.

Et, tranquillement, saisissant le carton, il le mit en morceaux. Un à un, les fragments tombèrent. Il les poussa du pied jusque dans la cheminée. Puis, tirant méthodiquement une allumette de sa boîte, il la coula tout enflammée sous les débris de l’image. Alors, se raidissant, il ouvrit la porte de la salle d’attente pour introduire la première malade. C’était une bouchère rhumatisante, qui lui montra sa main sèche, déformée par les douleurs. Il voulut prendre et palper ces phalanges enflées et tordues, mais un tel tremblement agitait ses doigts qu’il ne put étudier la déformation articulaire. Il fit un violent effort pour réprimer sa nervosité : ce fut en vain. Et, au moment de rédiger en ordonnance le régime alimentaire qu’il prescrivait à l’arthritique, voici que sa plume impuissante se refusait à former les mots. Il lui fallut une réaction de toute sa volonté pour achever d’écrire.

La cliente partie, il se précipita vers le foyer, fouilla les cendres. Qu’avait-il fait ! Pourquoi donc avoir détruit ce cher visage qui, depuis des mois, dans un tête-à-tête mystique, rompait sa solitude, qui lui souriait finement, comme une autre Thérèse plus pitoyable, consentant à demeurer sa silencieuse compagne de travail ? Quelle stupidité que sa prétendue force, et quel orgueil y dominait ! Brûler cet unique souvenir !…

Parmi les fragments de la photographie noircis et racornis par le feu, apparaissaient des coins blancs de tabliers d’internes, un morceau d’arbre intact, et aussi la figure de Pautel, le médecin blond aux yeux vacillants sous le lorgnon. Parfois le papier calciné s’effritait quand Fernand le déroulait. Tout à coup, minuscule et un peu jauni par la flamme, le visage de Thérèse, tranché au col, se trouva sous ses doigts. Il la possédait enfin, la précieuse relique ! Avec des soins délicats, il la coucha dans le creux de sa main, et, pendant de longues minutes, immobile et frémissant, il la contempla…

Il ne reprit ses consultations que beaucoup plus tard. Les clients s’étaient accumulés dans la salle d’attente ; six heures allaient sonner quand il expédia le dernier. Il parcourut alors le registre où son domestique écrivait les visites à faire, et, n’y voyant aucun cas urgent, il se dit souffrant et se mit au lit. On ferma les volets, sur son ordre, dans la grande chambre carrée qu’il occupait au troisième étage.

La nuit vint ; il ne dormait pas encore, bien qu’il se fût tourné vers la muraille. Quand, d’un mouvement fiévreux, il changea de côté, distinctement, sur le fauteuil voisin de la fenêtre, il vit Thérèse assise, vêtue de la robe noire qu’elle portait le matin, coiffée du chapeau de paille aux ailes légères. L’hallucination était si nette qu’il reconnaissait parfaitement, dépassant le col de broderie noire, le mince liséré blanc d’un petit faux col masculin qu’elle portait d’habitude. Seul, le visage restait empli d’ombre, et les yeux, agrandis, obscurs, cernés d’un halo, s’attachaient à lui, fixement.

— Thérèse ! ne put-il s’empêcher de prononcer à mi-voix, est-ce vous ?

Sa voix lui fit peur, à résonner ainsi, sans écho, dans la chambre. Il se tut. Mais, devant ce fantôme, sa passion lui gonflait le cœur : il craignait que l’hallucination ne disparût ; il la retenait comme on retient un rêve très doux, par un grand effort de l’imagination, et il se mit à lui dire des choses caressantes, follement, se figurant que Thérèse était sa femme, et qu’elle se trouvait ici, chez eux.

Tout à coup il sonna fébrilement, demanda de la lumière, sa glace à main, de l’eau à boire ; il se mirait avec inquiétude, examinant ses prunelles, cherchant du strabisme.

— Léon ; demanda-t-il au domestique, ne me trouvez-vous rien d’extraordinaire dans le visage ?

— Non, monsieur.

— J’ai bien, dans les yeux, l’expression ordinaire ?

— Oui, monsieur.

— Lorsque je vous regarde, est-ce que je ne louche pas ?

— Non, monsieur.

— Merci, Léon… Ah ! encore un mot ; dites-moi, n’ai-je pas laissé un vêtement sur le fauteuil, là, près de la fenêtre ?

— Il n’y a rien sur le fauteuil, monsieur.

— C’est bien ; vous pouvez me laisser maintenant.

— Monsieur est-il souffrant ? monsieur n’a-t-il pas besoin que je veille un peu ?…

Guéméné eut une douceur à sentir la nuance d’affection servile qui était dans cette phrase. Mais il congédia le valet de chambre, gardant seulement deux fortes lampes allumées dans la pièce.

Le lendemain, en se levant, très pâle, les membres endoloris, il nota, comme chaque matin, sur son carnet, les indications du registre. Il but un peu de thé, et, avant de sortir, se pencha un moment à la fenêtre.

Deux pigeons gris, soyeux, plumeux et gras, avaient posé leur nid entre deux branches, dans l’arbre le plus voisin. La femelle couvait pour la seconde fois. Le mâle, qui chassait sur l’eau, revint au gîte, d’un vol lourd et tournant. À son approche, elle se souleva, légère, tout en plumes : il lui donna sa pâture, d’un seul jet dans le gosier ; puis, de son joli bec rose, pareil à un bijou de corail, il lui fourragea le cou, tendrement, et elle dodelinait la tête, avec une grâce exquise. Un amour ingénu était entre ces deux petites bêtes ailées, posées comme par miracle au-dessus du fleuve mouvant. Les grands peupliers d’Italie, aux feuilles tremblantes, frissonnaient. Guéméné descendit, l’air étrange.

Sur le seuil de la porte en cintre située un peu de travers dans la bâtisse du xviiie siècle, il hésita un instant. Puis un geste violent lui échappa :

— À quoi bon, dit-il, puisque je ne puis plus !…

Dix minutes plus tard, dans l’Hôtel-Dieu, il montait au service d’Herlinge. Au laboratoire de Thérèse, il frappa. Une infirmière passait :

— Mademoiselle Herlinge est en bas, monsieur.

— C’est bon. Voulez-vous lui dire que quelqu’un l’attend ici ?

Lorsque Thérèse ouvrit la porte, elle vit Fernand abattu, la tête entre ses mains, à sa propre place, les coudes sur sa table de travail.

— Vous voulez me parler, Guéméné ? fît-elle d’une voix très altérée.

Elle fut émue bien davantage quand il laissa voir ses traits défaits. Et, tout de suite, par loyauté, pour couper court à toute équivoque :

— Vous savez, tout ce que nous avions dit ensemble l’autre jour, je l’ai ressassé dans mon esprit… et dans mon cœur… et j’ai bien compris, définitivement, mon pauvre Guéméné, l’impossibilité de vous sacrifier mon art.

— Je ne vous demande plus rien ! prononça-t-il, brisé. Le bonheur même, je ne m’en soucie plus, pourvu que vous veniez dans ma vie… mais venez-y Thérèse !

Il tendit les bras. Une tristesse l’accablait, qui endeuillait ces fiançailles. Mademoiselle Herlinge, elle, triomphait. C’était son rêve complet se réalisant : des larmes de tendresse lui montèrent aux yeux.

Il ajouta :

— Je ne peux plus vivre sans vous avoir… au moins un peu !

Le dard du chalumeau ronflait toujours sous l’étuve où fermentaient des bouillons de culture. Sur la table, près du microscope, des fragments d’une matière blanchâtre étaient préparés, pièces anatomiques extraites d’un endocarde à la dernière autopsie. Une violente odeur d’iodoforme emplissait l’étroit laboratoire. Thérèse Herlinge tremblait et pâlissait ; l’amour passa dans ses yeux troubles ; Fernand s’avança vers elle. Ils s’étreignirent.

DEUXIÈME PARTIE

I

Noir et discret, avec un ronflement doux de machine aristocratique, l’automobile d’Artout descendait l’avenue Kléber, emportant dans cette nuit de janvier, silencieuse et bleuâtre, le maître et madame Lancelevée, qu’il reconduisait chez elle, à Passy, après une consultation.

— On ne vous a pas vue ce matin, ma chère, au mariage de la petite Herlinge…

Madame Lancelevée eut un demi-sourire. Tout, chez elle, était involontairement apprêté. Elle n’avait que trente-quatre ans, mais son peu d’abandon accusait davantage. Une longue redingote de drap retombait sur sa robe noire ; elle portait la rosette violette.

— Cher maître, dit-elle après un instant de réflexion, mademoiselle Herlinge ne m’a pas demandé conseil lorsqu’elle a décidé de se marier. Elle a bien fait. Elle ne se serait pas rangée à mon avis.

— Oui, oui, je sais, fit Artout très amusé, le célibat des doctoresses, c’est votre religion, à vous !

— Non, pas ma religion, mais un principe extrêmement simple et rationnel, que je professe ouvertement devant toutes les jeunes étudiantes. Ouvertement aussi serais-je allée à l’encontre de mon principe, si j’avais assisté au mariage de l’une d’elles : c’est pourquoi je me suis abstenue. Je lui souhaite néanmoins tout le bonheur possible, sachant bien, hélas ! qu’elle ne le trouvera pas.

— Allons donc ! Ce sera une petite femme délicieuse.

Artout était un homme de soixante ans, puissant et rasé, au profil bourbonien, d’une majesté épiscopale.

Sa main de chirurgien, épaisse et large, mentait à toute la tradition professionnelle qui veut les doigts déliés et maigres ; mais elle avait une réputation établie de force et de maîtrise ; une sorte de légende l’entourait, et l’on songeait, en la voyant, aux opérations merveilleuses du grand homme, à ses coups de bistouri fameux dans l’Europe entière, à sa sûreté tranquille pour manier le scalpel au plein des organes vitaux, comme un artiste un crayon ferme. Toute sa valeur illustre était dans sa main, dans la vigueur calme de cette main de rustre, qui avait sauvé tant de vies humaines, et, d’un geste habituel, dans le noir du coupé, il la posait en parlant sur la pomme d’or de sa canne, comme un outil sacré qu’on respecte et qu’on soigne. D’ailleurs, il connaissait sa propre puissance, et cela était apparent dans ses attitudes, dans son port de tête. La supériorité dont il était conscient faisait que, parmi ses confrères moins fameux, il distinguait peu entre les hommes et les femmes. Il ne dédaignait pas de patronner Jeanne Adeline, comme il eût aidé un médecin chargé de famille ; il prisait le talent de madame Lancelevée ; pour Thérèse Herlinge, il l’avait poussée sans hésitation dans la carrière, persuadé qu’elle y tiendrait l’emploi avec autant d’honneur qu’un homme. Puis, Artout, célibataire, avait conservé pour les femmes, en général, cette sympathie légèrement sentimentale du vieux garçon, qui les recherche, les estime, s’illusionne même à leur égard, tourmenté d’un besoin inassouvi d’affections familiales.

— Mais oui, poursuivit-il devant le sourire persistant et froid de la doctoresse, je l’ai connue toute gosse, cette petite Herlinge : elle est débordante de vie, elle aimera son mari passionnément.

— Si elle l’avait aimé passionnément, mon cher maître, elle aurait, selon le désir qu’il en avait, quitté sa profession pour lui complaire. Elle ne l’a pas fait ; elle s’est réservée en se mariant : donc elle ne s’est donnée qu’à demi, donc Guéméné ne lui suffisait pas… Je ne suis qu’une vieille fille rebelle à l’amour ; mais j’ai pensé et j’ai vu ; et je vous le dis : ce sont de vilains atouts que ces prémisses dans le jeu conjugal.

— Ta ra ta ta ! Vous parlez comme une salutiste, comme une vestale de marbre que vous êtes. La petite Herlinge ne se fût pas contentée de ce rôle, et, laissez-la faire, elle se tirera de celui qu’elle assume ce soir, tout en faisant un jeune médecin dont j’augure beaucoup, car elle a de l’étoffe.

— Avant cinq ans, déclara la sibylline personne, ce sera le divorce.

Elle dissimulait une sorte de joie intérieure à prononcer, en ce soir de noces, le mot sinistre. On eût dit qu’à s’imaginer la nuit d’amour s’apprêtant à cette heure dans la petite maison de l’île Saint-Louis, derrière les sèches ramures des peupliers d’Italie, avec le fleuve d’argent et de nacre noire coulant sous les fenêtres nuptiales, une inquiétude la troublait, elle qui s’était volontairement sevrée de tout mystère semblable.

— Alors, ma chère, il ne vous suffit pas de vous montrer impitoyable pour vos amoureux : vos belles confrères sont aussi frappées d’avance ?…

— Je fus, pour mes amoureux, plus pitoyable qu’il n’y parut, mon cher maître. La plupart sont consolés ; ils ne le seraient point de s’être enchaînés à une épouse de hasard, qui n’eût guère été pour eux qu’une maîtresse défendue et fugitive.

— Vous dites : « La plupart sont consolés… » J’en connais un qui vous pleure toujours. C’est le petit Bernard de Bunod. Sa mère vous exècre depuis le jour où il s’est écrié devant elle : « Je me tuerai !… »

Un rire d’incrédulité tranquille passa entre les lèvres mi-closes de madame Lancelevée ; et ce fut toute sa réponse. Artout regardait à la dérobée cette étrange femme qui, parlant des hommes épris d’elle, pouvait dire : « la plupart ». Elle avait été, en effet, fort aimée et de façon singulière : son beau corps et le feu tragique de ses prunelles sourdement passionnées avaient appelé le grand amour, en même temps que sa volonté infrangible d’être heureuse autrement s’y était refusée. On sentait aujourd’hui, dans son visage un peu fané, comme la fatigue secrète de luttes profondes et une certaine dureté victorieuse. Elle vieillissait. Depuis quatorze années, elle avait laissé derrière elle, échelonnées dans sa jeunesse, des passions mortes ; un jeune homme, de cinq ans moins âgé qu’elle, ce Bernard de Bunod qu’elle avait soigné dans une angine diphtéritique, s’acharnait à l’aimer sans espoir. Mais la vie de la doctoresse, que favorisait et dédommageait magnifiquement la gloire, était maintenant faite, agréable, complète et apaisée. Elle en avait oublié bien d’autres ; ce pâle enfant gâté, habitant chez sa mère, en « fin de race », ne comptait plus.

Artout reprit :

— Celui-là est sincère ; sa faiblesse recherche votre force.

L’automobile eut une palpitation de forge, étouffée, réprimée, puis ralentit doucement jusqu’à ce que sa vitesse s’éteignit et mourût dans un arrêt à peine perceptible. Madame Lancelevée était chez elle.

— Je suis libre, fit-elle, je suis heureuse.

Déjà la porte de son petit hôtel s’ouvrait : la femme de chambre, une jolie Anglaise au tablier brodé, se tenait sur le seuil, souriante ; une clarté tiède régnait dans le vestibule ; au rez-de-chaussée, derrière les flots de guipure des rideaux transparents, on voyait, baigné d’une lumière rose, le confort de la salle à manger où l’attendait son repas. Elle le prendrait solitaire et silencieuse, mais dans une paix parfaite. Sa sagesse avait été d’éliminer de ses ambitions la multiplicité des bonheurs et d’en convoiter un seul : celui d’être une femme d’exception, docte et célèbre. Aujourd’hui, célèbre et docte, très appelée pour la médecine d’enfants dans le monde politique, avec son diagnostic lent, mais sûr, qui la faisait traiter en égale par ses grands confrères masculins, elle avait réalisé son rêve unique, et elle vivait égoïste, satisfaite et sans regrets.

Et, comme l’auto rebroussait chemin pour le ramener chez lui, Artout pensait :

« Pourquoi pas des femmes comme celle-là ? Elles ont le droit, après tout, de choisir ce célibat commode où s’épanouit sans contrainte leur cerveau. Ce n’est pas, il est vrai, absolument naturel, mais leur nombre demeurera toujours restreint, et il en restera encore assez pour le mariage et la maternité… Cette Lancelevée a-t-elle raison ? la femme-médecin doit-elle être une vierge-penseuse ? »

Et il comparait cette doctoresse chercheuse, toujours en études, à l’infatigable Jeanne Adeline, trimant jour et nuit pour gagner à ses quatre enfants quelques pièces de quarante sous. Les journaux illustrés donnaient de la première une photographie bien typique, prise dans son laboratoire de bactériologie ; et c’était sous cette figure que le public se la représentait. Artout imaginait l’autre courant à ses visites qu’elle bâclait afin d’en faire davantage en une heure, s’en référant pour tous les cas à son infaillible mémoire, à ses livres de pathologie admirablement sus mais qui dataient de quinze ans. Madame Lancelevée poursuivait noblement sa carrière scientifique ; Jeanne Adeline s’exténuait, s’étant donnée, malgré sa personnalité petite, à des fonctions multiples et complexes.

« Alors, pensait Artout secrètement ébranlé dans ses convictions, dans son amour de la santé et de la vie, alors la formule définissant le cas social de ces créatures nouvelles serait donc : « Ni mari ni enfants ?… »

À cette même heure, Fernand Guéméné ouvrait à sa femme la porte de sa maison.

Leur amoureuse émotion était douce et silencieuse. Thérèse, avec un tremblement léger, dit en entrant :

— Oh ! c’est joli ici !

Le porche avait été orné de fleurs, de plantes vertes ; les domestiques s’avançaient pour une muette bienvenue ; l’escalier de la vieille maison aux petits carreaux rouges ouatés de tapis, se développait à angles droits jusqu’au premier étage où se trouvait la salle à manger avec la table servie. Lorsque Thérèse entra, devant cette lumière, cette table aux deux couverts, l’éclat des cristaux, des verreries, de l’argenterie et des fleurs rares, elle eut un nouveau cri de joie :

— Et c’est chez moi, cela !

Elle admirait le service, complimenta l’intelligente femme de chambre, et, se tournant vers son mari :

— Fernand, vous me ferez tout voir tout de suite votre fumoir, votre cabinet, le mien… le mien surtout : pensez que j’en suis encore à me demander quel effet y font mes meubles Empire !

Ç’avait été son désir de jeune fille un peu singulière, très détachée des choses pratiques, de tout ce qui ne concernait pas ses études : laisser à Fernand le soin d’aménager à son gré le logis de leur amour. À peine avait-elle donné, de-ci de-là, quelques indications sur ses goûts, choisi ses meubles de travail, se réservant la surprise de les revoir dans l’élégance raffinée de l’installation.

Et elle le précédait, dans sa robe sombre et soyeuse, dont les frou-frous faisaient, par la maison de Guéméné, une musique féminine et gaie.

Au premier, c’était, avec la salle à manger, le fumoir minuscule et un petit salon de repos pour Thérèse, tendu de perse mauve. Au second, — car, dans l’étroite maison, pour passer d’une pièce à l’autre, il fallait souvent gravir un étage, — étaient situés les deux cabinets de travail de ce ménage moderne. Guéméné s’était contenté du plus sombre, celui dont l’unique fenêtre ouvrait sur une cour, tandis qu’il abandonnait à sa femme la pièce de la façade, d’où l’on voyait les arbres, la Seine, et, sur la rive opposée, la perspective oblique du quai aux Fleurs. Ainsi, dans ce ménage spécial, à l’encontre de nos plus constantes mœurs familiales, la profession du mari déjà se trouvait amoindrie et sacrifiée au bénéfice d’un autre intérêt, plus souverain…

Les yeux de Thérèse devinrent humides ; elle saisit la main de son mari.

— Mon ami, vous m’avez laissé cette pièce : je suis très émue… Vous l’occupiez jusqu’ici cependant… vous me disiez comme on y était bien…

— C’était votre place, Thérèse : l’autre n’était pas digne de vous.

Ses yeux rêveurs posaient sur elle un regard de passion tranquillisée. Elle y était enfin dans cette maison qu’elle hantait autrefois de son ombre inquiétante, elle y entrait pour toujours, et la propriété du jeune homme sur elle commençait rien que de la voir ici.

— Comme le travail me sera bon près de vous ! dit Thérèse.

Elle jouissait d’attendre cette vie heureuse et complète dont cet appartement, si bien fait pour l’étude, symbolisait la belle ordonnance, avec sa bibliothèque, son large bureau d’acajou aux chimères dorées, son fauteuil de travail, puis le lit d’examen pour les malades, le microscope tout monté devant la fenêtre, et la porte complice, la porte favorable, s’ouvrant sur le cabinet voisin, qui permettait à l’étudiante l’appel murmuré vers son jeune mari… Tous ses rêves se réalisaient, et, par surcroît, celui qu’elle n’avait pas voulu faire. Elle serait la femme savante et célèbre, selon ses vœux, et, de plus, à ses heures, elle se délecterait dans cet amour qu’elle n’avait pas souhaité.

Et déjà elle se voyait docteur, recevant ici ses malades. Il existe, dans ces sortes d’audiences, une royauté morale qu’elle ambitionnait depuis sa prime jeunesse. Elle serait à son fauteuil de bureau, et de grandes dames lui amèneraient leurs enfants délicats, avec une humilité, une supplication inexprimées, tout ce qui passe dans les yeux de ceux qui souffrent, devant le mystérieux pouvoir du médecin.

— Thérèse, rappela discrètement Guéméné, notre petit souper nous attend depuis bien longtemps…

Elle le regarda ; elle lui revenait de très loin, de si loin que, retrouvant, avec la vue de ce jeune époux, la solennité délicieuse de l’heure, elle lui sourit…

— Et là-haut ? demanda-t-elle.

— Là-haut, reprit le jeune homme avec une piété, une religion, là-haut, c’est notre chambre… mais je vous assure, Thérèse, qu’il faut descendre souper.

Ils s’attablèrent avec un ravissement naïf qui les faisait se sourire sans cesse, les yeux pleins de toutes les tendresses qu’ils ne se disaient pas. Cette entrée dans la vie commune était impressionnante et calme. Ces deux beaux êtres de raison ne s’étaient pas unis sans de profondes et inquiètes réflexions sur l’avenir. Et, les serments échangés délibérément, ils semblaient palpiter encore du tourment de l’incertitude. Seraient-ils heureux ?… Et ils se pénétraient l’un l’autre, gardant cette question muette, impitoyable, au fond de leurs prunelles passionnées.

Les domestiques les épiaient furtivement, Fernand demanda :

— Quel jour décidez-vous de partir pour Genève ?

Ils mangeaient à peine et, instinctivement, affectaient une paix qu’ils ne possédaient pas. Thérèse répondit :

— Partir… mais si je vous disais, cher ami, que je n’y tiens guère… Cette Suisse, cette Italie, ces hôtels… j’ai vu ça tant de fois aux vacances, avec mes parents ! J’abhorre le chemin de fer, et je déteste n’être pas chez moi… Partir, quand j’aurai goûté la douceur tranquille de cette petite maison, à quoi bon ? Pour suivre un usage ?…

— Je désirais beaucoup, dit Guéméné fermement, faire ce voyage avec vous ; maintenant, vous déciderez.

On servit des fruits glacés ; Thérèse, en les coupant du bout de sa fourchette, reprenait :

— Faut-il vous avouer mon rêve ?… Eh bien, ce serait de rester gentiment ici, de commencer tout de suite notre vraie vie. Vous me pardonnez d’être un peu méthodique, n’est-ce pas ? J’aime la règle définitive, qui fixe les habitudes une fois pour toutes : c’est pourquoi, sans doute, je déteste les voyages. Et tenez, dès demain je voudrais inaugurer le programme de notre nouvelle existence, reprendre mon service à l’Hôtel-Dieu…

— Votre résolution d’achever vos deux ans d’internat est irrévocable ?

— Absolument irrévocable, cher Fernand, je vous l’ai dit vingt fois déjà. Je ne suis pas mûre pour la consultation, et puis rien ne remplace l’hôpital ; ce sont mes années les plus intéressantes que j’y passe. Ah ! l’internat ! je le regretterai trop pour n’en point profiter avidement, autant qu’il m’est loisible. Depuis mes quinze jours de congé, je m’ennuie de ma salle.

Fernand eut un tressaillement léger et ne desserra pas les lèvres. Ce fut un peu timidement que Thérèse ajouta :

— Si vous le vouliez, j’y retournerais lundi.

— Mais, Thérèse, reprit-il, vous êtes maîtresse de vos actes. Vous savez bien que je ne ferai jamais un geste pour entraver la liberté d’une femme telle que vous.

Il avait frémi en parlant. Tout le dévouement de son amour était dans cette phrase, où il faisait céder son besoin viril de domination et ses volontés tenaces. Thérèse le contemplait avec douceur. Cet homme, qui savait plus qu’elle, en qui elle devinait une supériorité réelle, un instinct médical plus puissant, lui sacrifiait ses préférences, amoureusement, simplement. Elle eut un mouvement de tendresse, la rançon de ses exigences, et, l’entraînant dans le petit salon meublé pour elle, seule devant lui, avec un abandon d’enfant :

— Cher Fernand, vous ne vous renoncerez pas toujours pour moi, je veux que ce soit mon tour quelquefois. Je suis une femme comme une autre, j’aspire à vous rendre heureux… je vous aime…

Il tremblait de bonheur ; sur son épaule s’appuyait ce beau front lumineux de l’étudiante, réceptacle sacré d’une si pure intelligence. Le don d’une telle femme était grand. Guéméné s’enorgueillissait dans son amour. Mais Thérèse, qu’une émotion plus profonde envahissait, se confessait, se dévoilait toute :

— Oui, une femme comme une autre, capable d’aimer puérilement. Ma vie spéciale m’a mis un masque : il fallait que je fusse ainsi, vous savez bien, rigide et impénétrable. Mais croyez-vous que j’aie toujours ignoré les faiblesses, les découragements, les lassitudes ? Parfois — je ne l’ai jamais avoué — le travail m’exténuait ; mon corps même fléchissait après les dures matinées, les trois heures que je passais debout, dans la salle, et, l’après-midi, je devais me raidir à l’amphithéâtre, pour la dissection. Alors j’étais triste, et je ne savais pourquoi. Aujourd’hui la solitude d’autrefois s’éclaire, je la comprends : ma vie était rude et sans amour. Je ne me suis jamais confiée à personne. Je m’enfermais dans mon orgueil. Fernand, je ne suis qu’une simple étudiante qui vous chérit. J’aime ma vie laborieuse, malgré ses rudesses ; vous m’aiderez à la supporter plus vaillamment.

Une ivresse le prenait à découvrir enfin, sous la froide figure de vierge cérébrale, la tendre jeune fille qu’il pressentait. C’était l’union éperdue de leurs deux âmes, précédant l’autre union.

— Oh ! Thérèse, murmurait-il à son tour, pardonnez-moi d’avoir voulu vous soustraire à votre magnifique destinée. J’étais fou. Mais c’est pour vous que j’existe, pour le double développement de votre cœur et de votre cerveau. Je m’y consacrerai. À votre cœur je donnerai la chaude atmosphère d’un culte ; à votre cerveau superbe, la liberté de s’épanouir complètement dans votre art. Non, vous n’êtes pas une simple étudiante, mais une femme rare et précieuse, une lumière. Vous aurez les livres, les congrès, les cours, les cliniques, les laboratoires et la liberté souveraine, et, par-dessus tout, l’amour absolu de votre mari.

Leurs mains fiévreuses se cherchèrent et s’enlacèrent, et ils se turent, n’ayant pas besoin de mots pour se comprendre. Une larme tomba des yeux de Thérèse, qui s’écarta pour soulever la perse des rideaux.

Le fleuve, dans la nuit, n’apparaissait plus que comme un mouvement noir aux reflets nacrés, vacillants. Féeriques et scintillants, les bateaux-mouches y glissaient en silence, minces nefs chargées de lumière qui coupaient l’onde obscure en y versant un fourmillement de feux. Devant les fenêtres, les arbres du quai, sombres et énormes, ajoutaient encore au mystère des choses.

Longtemps les deux amants regardèrent ensemble, sans le voir, ce coin du vieux Paris, archaïque et muet. Leurs pensées paresseuses s’éteignaient dans un grand trouble ; ils attendaient un subtil signal… Quand le cartel d’or, pendu à la muraille, sonna dix heures, Thérèse murmura, simple et tendre :

— Montons, veux-tu ?

II

Le matin arriva où Guéméné, partant à l’heure accoutumée pour ses visites, conduisit sa femme à l’Hôtel-Dieu. Ils se séparèrent à l’entrée. Thérèse gagna son service, se dévêtit dans l’antichambre, passa la blouse et le tablier.

Elle apparut comme naguère dans le cadre de la porte vitrée, parcourant tous les lits d’un regard circulaire. La sœur de la salle, une religieuse jeune encore, aux yeux ardents sous la cornette, vint à elle en souriant, car une étrange sympathie liait ces deux femmes si dissemblables, que leurs conceptions divergentes avaient cependant amenées à suivre le même sillon, côte à côte. Elles se serrèrent les mains. La religieuse, à peine plus âgée que la jeune femme, professe depuis cinq ans seulement, apportait à ses fonctions une charité brûlante. On la voyait encore s’émouvoir et pleurer devant les agonies. Elle avait en même temps des gestes d’amante et de mère, pour mille petits soins superflus qu’elle donnait à ses malades. Fille simple et ignorante, elle s’appliquait à une grande perfection pour l’amour de Jésus, s’attachait à ne pas ressentir les ingratitudes, réprimait ses impatiences, ses antipathies envers certains malades, — choses subtiles que les femmes connaissent si bien, — et s’efforçait principalement, sans y réussir toujours, à la vertu suprême qui est l’amour de tous, sans distinction.

— Ah ! mademoiselle Herlinge !… je veux dire madame, venez voir mon pauvre dix-sept ! je la croyais sauvée, et puis mademoiselle Skaroff m’a dit hier qu’elle lui trouvait de la broncho-pneumonie… j’ai mis déjà vingt-cinq ventouses ce matin.

C’était une typhique, une servante de dix-huit ans, qu’avant son congé Thérèse avait eue en mains, au début de la fièvre. Cette pneumonie, l’écueil des convalescences en pareil cas, piqua la curiosité de la jeune femme : elle vint en hâte au lit 17, suivie de la religieuse qui l’épiait anxieusement. Thérèse échancra la chemise et, l’oreille collée sur cette poitrine brûlante, aux battements désordonnés, ausculta longuement ; puis, de ses doigts légers promenés sur tout le thorax, elle percutait de la base des poumons au sommet. La malade, une belle fille forte et épaisse, secouée par la souffrance, luttait visiblement de toute sa nature vigoureuse contre l’insidieuse infection : une infime lésion, localisée en un point de ses poumons larges et puissants de paysanne. Le drame était obscur et terrible. Dans ce beau corps jeune, toutes les forces de la vie s’étaient levées et combattaient, mais Thérèse comprit que c’était en vain. Elle se redressa et dit :

— Il y a un foyer…

La religieuse, au regard de la jeune femme, devina tout espoir perdu ; elle murmura :

— Pauvre petite, si heureuse de guérir, de reprendre son travail, de vivre !…

Et toutes deux, la sœur de charité et la femme-médecin, — un type qui disparaît et l’autre qui commence, — poussées au même chevet par des vocations différentes, se penchaient vers la typhique. Muettes, également anxieuses et graves, elles semblaient, devant ce cas, pareillement impressionnées. Entre elles cependant il y avait un monde : dans cette même jeune fille que leur disputait la mort, celle-ci n’avait vu que la maladie, celle-là que la malade.

De nouveau la porte s’ouvrit. Dina Skaroff parut. Elle remplaçait Thérèse depuis quatre semaines, et s’imposait un effort pour être chaque matin, à huit heures et demie, présente dans sa salle.

Maigriote et fatiguée, dans sa blouse blanche qui laissait voir sa pauvre robe à rayures rouges et ses souliers portant deux pièces cousues sur les orteils, elle sourit à son amie, et, dans ce français qui lui tendait tant de pièges :

— Déjà revenue ! oh ! vous n’êtes pas demeurée longtemps dans le rêve…

— Il n’y a pas de rêve, Dina, fit Thérèse, il n’y a que de la vie.

— Il y a les deux, reprit Dina, et l’un meilleur que l’autre.

Et ses yeux de jais, se creusant, parurent sans fond dans son mince visage.

— Avez-vous au moins un peu travaillé en mon absence ? demanda la jeune femme, à qui son bonheur, sa fortune et sa cérébralité plus vigoureuse donnaient une supériorité sur la Russe.

— Beaucoup travaillé. J’ai revu en un mois tout mon premier tome de pathologie. Maintenant, je sais que je serai reçue au concours d’internat.

— Tiens, mais pourquoi pas ! fit Thérèse, incrédule.

Une agitation se propageait dans la salle, à l’approche de la visite. Par les grandes baies cintrées, pareilles à des fenêtres de chapelle, la lumière entrait largement. On parlait bas. Il y avait partout comme les apprêts d’un rite. Les malades avaient sur l’oreiller des dodelinements nerveux de la tête. Certaines procédaient à leur toilette. Les unes, assises, chuchotaient entre elles ; d’autres se plaignaient, comme impatientes d’une délivrance certaine. Et cette salle était, en effet, presque un temple dont on attendait le prêtre.

Un à un, les externes arrivaient. Puis, parmi eux, l’on vit entrer la redingote noire d’un médecin. C’était Pautel, le jeune docteur de la rue Saint-Séverin, qui suivait assidûment la clinique d’Herlinge, voulant se spécialiser dans les maladies cardiaques. Toujours il était là un des premiers, et ses yeux, vacillants sous le lorgnon, cherchaient tout de suite dans la salle Dina Skaroff. Ils n’échangeaient pas un mot de toute la visite, mais Dina se sentait indéfiniment suivie par ces yeux indécis et illisibles dans cette figure maigre d’homme blond. Elle lui avait plu ; elle le savait. Mais, pauvre, seule, étrangère, perdue dans cet immense Paris dont elle ne connaissait rien, hormis cette salle d’hôpital et son restaurant de la rue Berthollet, — par contre, très instruite du tempérament français, qui effrayait sa nature un peu prude, — elle se dérobait et tremblait comme une chétive bête traquée.

Herlinge, ponctuel, entra, comme neuf heures sonnaient au coucou noir de la muraille blanche. Son visage parcheminé, aux yeux bleus, s’éclaira d’un sourire en retrouvant ici la présence de sa fille. Il lui lança un :

— Ton mari va bien, mignonne.

Et, tout de suite, traînant après lui sa cohorte de médecins et d’étudiants, il vint au premier lit. Mais il y eut vers Thérèse un mouvement de curiosité : on regardait beaucoup cette jeune épousée qui, en pleine lune de miel, à cette heure où, dans le grand bouleversement de leur vie intérieure, incertaines et désorientées, les plus fières perdent toute quiétude et toute paix, venait tranquillement, laborieusement, reprendre sa tâche. Madame Lancelevée, au premier rang, la dévisageait. Il y avait aussi là Gilbertus qui, ne faisant ni consultation ni clientèle, suivait assez volontiers les cours d’hôpitaux « pour se conserver la main ». Irréprochablement vêtu, le faux col à la mode faisant valoir sa barbe de bel Assyrien, il cueillait sur les lèvres d’Herlinge les concises phrases scientifiques, ces mots pittoresques qui font fortune en médecine, ces mots qu’on imprime dans les traités de pathologie, et qu’il allait servir à ses lecteurs béats, dans son prochain article. Hâve et flétri, Morner l’accompagnait, venu sans raison, sans but, dans un moment d’ennui, à l’heure où les estaminets sont vides. Il écoutait d’une oreille distraite les subtiles dissertations du maître sur un cas d’insuffisance aortique : l’érudition n’avait rien à faire avec ses plaques électrisées. Puis, autour de ceux-ci, s’amassaient les redingotes d’autres médecins, jeunes ou vieux, médecins de province même, ayant fait le voyage de Paris pour entendre, une fois dans leur vie, le grand Herlinge. Et c’était encore les vestons des étudiants qui, venus des plus lointains hôpitaux de la ville, passaient tous, à tour de rôle, par cette clinique, avant leurs examens, dans l’espoir de saisir, par hasard, une « colle » d’Herlinge. Plus timidement, derrière, se tenait un groupe d’étudiantes russes misérablement vêtues, qui se penchaient, avides, craignant d’être frustrées d’un mot de la leçon. Et pesamment, derrière le frêle petit homme blanc à la toque noire, de lit en lit, la masse se déplaçait, accomplissant par toute la salle — groupe de graves et pieux fidèles — les stations d’un étrange chemin de croix.

À la fin, Thérèse appela à mi-voix :

— Mademoiselle Skaroff !… Où est donc mademoiselle Skaroff ?

La religieuse, à son tour, cherchant des yeux la jeune fille dans la foule qui se disloquait, répéta :

— Mademoiselle Skaroff ! c’est madame Guéméné qui veut vous parler.

Mais Pautel, flegmatique, souriant à demi, répondit d’une voix lente et douce :

— Mademoiselle Skaroff est partie.

Furtive, prudente comme un pauvre animal poursuivi, invisiblement elle s’était dérobée. On la cherchait encore que, sans bruit, avec l’angoisse d’être rappelée, elle se hâtait aux dernières marches de l’étage. Puis elle fuyait par le corridor des entrées, traversait le parvis Notre-Dame, et s’acheminait, sans oser détourner la tête, vers sa chambre meublée de la rue Cujas.

Et c’était presque toujours ainsi qu’elle quittait l’hôpital, depuis que dans la rue, de loin, Pautel, un jour, l’avait suivie. Elle avait peu d’estime pour les jeunes hommes français, pour ces étudiants si différents de ses compatriotes, qui ne pouvaient guère voir une femme isolée et faible sans la convoiter. Sentimentale mais raisonneuse, comme ceux de sa race, elle n’entendait pas perdre, dans une mesquine aventure d’amour où se fut laissé entraîner une midinette, la paix qui jusqu’ici lui avait tenu lieu de bonheur. C’est pourquoi, bien que Pautel lui plût et la troublât, elle en avait peur et le méprisait comme un séducteur de jeunes filles pures.

Elle fut à onze heures dans sa petite mansarde du sixième, meublée pour étudiants, rue Cujas. Le plafond était incliné et se courbait vers la muraille tapissée d’un papier bleu. Le portrait de Tolstoï, découpé dans un journal, y était épingle à côté d’un crucifix et d’une chromo représentant la tsarine. Devant la lucarne, assez spacieuse, qu’elle avait encadrée — sans nulle intention macabre — de quelques humérus, tibias, maxillaires, temporaux et autres fragments de squelettes pendus à des clous par des ficelles rouges, s’étalait le désordre de sa table chargée de livres. Sans ôter son chapeau, elle s’assit à une table et crayonna tout de suite son résumé de la leçon d’Herlinge. Puis, dans le tiroir, elle prit un minuscule coffret de fer, dont la clef tintait toujours au fond de sa poche. Elle l’ouvrit. Il y restait deux pièces d’or, l’une de dix francs, l’autre de vingt. On était au 15. Ces deux pièces étaient toute sa fortune jusqu’à la fin du mois. Elle prit la plus grosse et s’achemina vers la rue Berthollet.

Dina Skaroff était la fille d’un petit mercier de Pétersbourg, dont le commerce avait sans cesse périclité. Elle avait deux jeunes frères, et trois grandes sœurs employées dans les beaux magasins de la capitale. Dina ne voulait pas végéter toute son existence. Élevée tant bien que mal dans une petite pension de faubourg, elle s’instruisit elle-même jusqu’à passer avec succès cet examen de fin d’études qui est, en Russie, le baccalauréat des jeunes filles. Puis elle partit un jour pour Paris, avec un vol de ces « oiseaux de passage », pour la plupart jeunes Israélites farouches que rejettent les universités, que la France recueille et instruit, et qu’une migration reporte à la neige natale, avec un titre de doctoresse qu’elles échangent contre un diplôme national pour exercer la médecine là-bas.

Son père, à demi ruiné, lui faisait une pension de quatre-vingts francs par mois, sur lesquels il lui fallait payer son restaurant, sa chambre, ses inscriptions et ses toilettes. Elle ne se jugeait pas mal partagée : elle connaissait des compatriotes qui, touchant cinq francs de moins par mois, se tiraient d’affaire. Bravement, elle avait pris son parti des feutres à vingt-neuf sous, achetés dans les bazars. Mais ses petits pieds maigres, à force de courses incessantes à l’École, à l’hôpital, au restaurant, usaient en quelques semaines le mauvais cuir de ses bottines, et c’était de ces horribles chaussures qu’elle avait été parfois un peu honteuse, jusqu’à les dissimuler d’instinct sous ses robes qui ne valaient pas beaucoup plus cher. Et elle avait d’abord travaillé au delà de ses forces, amèrement, âprement, pour vaincre un jour cette misère et conquérir sa place à la vie, comme tout le monde. Après les premières années d’études et l’assimilation de la technique sèche, elle commençait de prendre à son métier un intérêt captivant et souverain. Ce goût nouveau la consolait comme si la science seule avait eu pitié jusqu’ici de cette jeune vie effroyablement austère. La médecine l’amusait, maintenant, comme elle disait. — Elle vivait de bœuf bouilli, portait des jupes de coton, exhibait crânement sa misère, mais sans ostentation d’ascétisme, et vraiment désintéressée de ces choses, en enfant très simple qui venait de découvrir dans son travail des joies profondes.

Ce jour-là, il était un peu plus de midi quand, arrivée rue Berthollet où régnait un absolu silence le long des hautes façades tristes, elle ouvrit la porte vitrée du petit restaurant russe, et franchit les deux marches en contre-bas.

Une bouffée de chaleur humaine lui vint de cette salle grouillante, taverne blanche et lumineuse où, pêle-mêle entassés, les hommes et les femmes mangeaient voracement, avec un cliquetis de fourchettes. Un aspect farouche attristait tous ces visages affamés. Au contraire de ce qu’on voit d’habitude dans le moindre restaurant parisien, l’apparition de cette femme jolie et gracieuse ne fit bouger aucune tête ; pourtant il y avait là, mêlés à quelques robes misérables, une trentaine de jeunes hommes à la chevelure épaisse, aux pommettes dures, aux yeux ardents. Mais c’était dans l’inconnu que, tout en se gorgeant de pain, ils semblaient voir.

Au milieu des tables, un étroit passage était ménagé. Dina s’y glissa. À peine sa mince personne y trouvait-elle place ; et elle se hâtait, poussée par l’appétit de ses vingt-deux ans mal nourris. Çà et là, des mains s’offraient, qu’elle serrait sans rien dire : mains musclées et chaudes d’adolescents, mains fiévreuses de rêveurs nihilistes, mains de jeunes filles, négligées, aux ongles coupés trop ras. Et ainsi elle gagna la cuisine, où deux femmes s’affairaient, près des fourneaux, à remplir des assiettes tendues.

Sur une table, Dina choisit un verre, un couteau, une fourchette d’étain et une grosse assiette de faïence qu’elle se fit garnir de macaroni pour quatre sous ; on y ajouta, pour six sous, une portion de bœuf bouilli, et, pour deux sous, un morceau de pain. Elle paya de sa pièce d’or, et, ayant ramassé la monnaie avec un soin minutieux, elle se mit en quête d’un coin de table où poser son couvert. À ce moment, deux très jeunes gens, en qui l’on devinait des étudiants, s’étant levés, on lui fit un signe et elle prit leur place.

Un beau garçon pâle, aux habits de velours, à la tignasse frisée, était assis près d’elle. Il lisait, en mangeant, une brochure de Tolstoï, dont le portrait, semblable à celui qu’on voyait chez Dina, était accroché à la muraille au-dessus de lui. Le texte de la brochure était en français ; avec un crayon, le jeune homme écrivait dans les marges des annotations en russe, et les faisait lire à son voisin de droite ; et tous deux, à mi-voix, échangeaient leurs impressions. Un froissement de papier leur fît tourner la tête : c’était, derrière eux, une femme aux cheveux coupés courts, aux yeux fous, coiffée d’une sorte de chapeau d’homme, qui faisait circuler des libelles ; et, de table en table, des regards s’allumaient, et un souffle de conspiration passa sur toute la salle où de tranquilles étudiantes, aux prunelles douces de Slaves, continuaient de mâcher, en rêvant, leur bouilli coriace.

La porte s’ouvrit : Dina, machinalement, leva la tête. Pautel était debout sur le seuil. Il hésita une seconde, cherchant quelqu’un des yeux ; puis il descendit les deux marches.

Dina tressaillit et pâlit. Il venait donc la poursuivre jusqu’ici ? Elle pensait juste, car, apercevant la place demeurée libre à côté d’elle, Pautel vint s’y asseoir. Une colère fit blêmir la jeune fille Comment ! alors qu’elle se réfugiait d’instinct parmi ses frères, dans ce cénacle chaste où toute femme arrivant était regardée comme une sœur, ce Français en quête d’aventure osait l’y rejoindre !… Oh ! il avait envie d’elle : cela ne se voyait que trop. Et si elle cédait, cela durerait un an, dix-huit mois au plus, dans quelque chambre meublée, témoin de tant d’amours semblables, au fond d’un hôtel suspect ! Puis quand il l’aurait arrachée à ses études, dissipée, troublée, chavirée, le moment viendrait pour lui de songer au mariage riche, gage du bel avenir, et il la laisserait derrière lui, son goût au travail perdu, ses livres oubliés, sans courage pour reprendre la lutte…

— Mademoiselle Skaroff… fit doucement le jeune homme.

Et elle avait beau se raidir, il y avait dans cette voix une caresse, quelque chose d’indéfinissable qui lui était délicieux.

— Vous m’avez bien reconnu, mademoiselle Skaroff ! répéta Pautel, plus tremblant qu’elle-même.

— Oui.

— C’est bien ici le fameux restaurant russe, n’est-ce pas ?

— Oui.

— J’en étais très curieux, figurez-vous !… alors, comme j’avais un malade, pas très loin, je suis entré en passant. Vos compatriotes ne m’en voudront pas ?

— Non.

Et comme elle le voyait attendre le service, elle se décida — car enfin il était un peu chez elle ici — à l’avertir charitablement :

— On ne viendra pas : il faut que vous alliez là-bas, au fond. Vous prendrez une assiette et vous demanderez les choses qu’on mange aujourd’hui.

Il la remercia et suivit ses instructions. Dina sentait augmenter son trouble. Elle se disait qu’il y avait tout de même de la noblesse et de la bonté dans ce jeune médecin débutant, qui fondait une clinique gratuite pour ces gens du demi-peuple que l’hôpital refuse, pour ces petits employés à qui le médecin coûte trop cher. Et une grande douceur, en dépit d’elle-même, lui venait aussi, à cette pensée que, dans l’immense et cruel Paris qui l’écrasait sous son indifférence, quelqu’un l’aimait, pensait à elle, désirait son amour comme une grande faveur.

Il revint s’asseoir à côté d’elle, une tranche de bifteck saignant dans son assiette, et avec son bel appétit d’homme sain et actif, il commença de couper la viande dure. Alors, Dina trouva très bon de ne pas manger toute seule, de sentir vibrer près d’elle une âme qui ne s’exprimait pas, de respirer comme un parfum de tendresse. Elle lui savait gré de ne rien dire ; elle avait redouté une scène d’aveux, et voilà qu’il gardait un silence inexplicable.

— Vous n’aimez pas le vin ? demanda-t-il seulement, lorsqu’il la vit saisir la carafe et remplir son verre.

— Non, répondit-elle fièrement, je n’aime pas le vin.

Le contenu de son assiette s’achevait. Elle avait faim encore : son voisin de gauche, le beau garçon pâle aux habits de velours, était parti, laissant du pain sur la table ; elle prit ce reste, le dévora, tout en faisant de son macaroni de minuscules bouchées.

— Vous ne prenez pas autre chose ? demanda encore Pautel d’une voix qu’elle ne lui connaissait pas.

— Je n’ai plus faim, répondit-elle.

Son macaroni achevé, elle garda dans la main ce gros croûton qu’elle cachait et dont elle portait à ses lèvres de petits morceaux, furtivement, pour que Pautel ne vît point qu’elle mangeait son pain sec. Derrière la mousseline des rideaux, les ombres des passants glissaient plus fréquentes sur le trottoir. Tout à coup, nerveusement, Pautel ôta son lorgnon et se mit à l’essuyer du coin de sa serviette, puis, repoussant son assiette brutalement :

— C’est immangeable ! gronda-t-il, comment pouvez-vous…

Il s’arrêta. Autour d’eux, les jeunes filles, les étudiants aux longs cheveux, les conspirateurs aux libelles, les mystérieux rêveurs que la Sibérie hante, étaient allés avec de petites soucoupes acheter leur dessert, et ils savouraient maintenant — les plus riches avec du thé, les plus pauvres avec du pain — les pruneaux cuits ou les abricots tapés qui leur tenaient lieu de confitures. Lorsque les soucoupes pleines circulèrent, Dina les suivit des yeux involontairement.

— Vous n’aimez pas cela ? demanda sourdement Pautel.

— Non, je n’aime pas cela.

Et, les poings crispés, il observait son profil, sa jolie joue creusée sous la pommette, sa tempe délicate et anémiée que voilait à demi la touffe noire du bandeau. C’était avec cette nourriture qu’elle préparait — fournissant onze heures de travail quotidien — le concours d’internat ! Puis il examina sa jaquette sans doublure, sa pauvre robe de pilou, sous lesquelles son frêle corps devait rester transi, l’hiver, malgré sa marche allègre par les rues.

Dina, comme si elle avait senti un bien-être nouveau, s’attardait ici après le repas. Partir lui coûtait. Elle s’alanguissait, ne pensait à rien. Pautel ne l’inquiétait plus ; au contraire, ce muet voisinage lui était agréable. Et vaguement elle le revoyait, six mois auparavant, prenant fièrement sa défense, à la clinique, contre Herlinge lui-même… Une horloge, exactement semblable à celle de l’Hôtel-Dieu, sonna une heure : elle tressaillit ; que faisait-elle ici ? Et elle eut peur, non plus de Pautel, mais d’elle-même, de son propre cœur, du grand vide de sa vie, et du vertige qu’elle éprouvait soudain devant l’abîme de sa solitude.

On eût dit que pour se lever de table elle ramassait toutes ses forces ; il y eut dans sa personne une lassitude et un effort pitoyables, dans ses yeux sombres, une immense mélancolie. Mais elle se vainquit, secoua sa jupe d’où tombèrent les miettes, salua Pautel froidement, et il la vit partir de son allure dansante, dans son étroite jaquette noire et sa jupe à raies rouges… Et il aurait voulu un coin obscur, un jardin retiré, un désert, pour dégonfler son cœur, pour laisser aller les larmes dont il étouffait, larmes de tristesse, de pitié et d’amour, car il était sûr maintenant de l’aimer toujours, et il répétait entre ses dents :

— Oh ! la brave petite fille !… la brave petite !…

III

Comme pour lui laisser voir, par les larges baies vitrées du salon, les feuillages, les statues, les oiseaux de ce Luxembourg qu’elle adorait, l’oncle Guéméné avait placé au fond de la pièce le portrait de sa femme. Un mystère régnait ici, éternisant la présence de la morte. Le métier à broder demeurait encore près de la cheminée, avec les soies pendantes et une aiguille fixée par la rouille dans le cœur d’un œillet. Et sur le tapis, à cet endroit, la laine un peu décolorée gardait encore l’empreinte de deux pantoufles fines qui s’y étaient posées, lors des longues heures de travail. Les choses semblaient attendre son retour, inlassablement. Souvent, avec une discrétion pieuse, on ouvrait la porte. Le veuf entrait d’un pas assourdi. Il demeurait oisif, les mains jointes, à contempler le métier, le piano, la glace.

On aurait dit qu’il la voyait penchée sur son aiguille, qu’il entendait le piano vibrer encore de ses mélodies, qu’il la retrouvait dans l’eau fidèle du miroir. Et, pendant ce temps, le portrait semblait le regarder de ses belles prunelles, passionnées et tendres. Elle y était peinte assise, souriante, toute jeune femme, avec une coiffure légèrement démodée.

Un après-midi de mars, on introduisit Fernand et Thérèse. Eux aussi entraient sans bruit, sur la pointe du pied, parlant bas comme dans une église. Le veuf, dans la pénombre, lisait d’anciennes lettres couvertes d’une écriture longue et penchée. La lumière vive des baies ensoleillées n’atteignait que de biais son visage osseux, ses cheveux en brosse devenus blancs. Il releva la tête, reconnut le jeune ménage :

— Mes enfants !

Thérèse s’était prise d’affection pour ce parent, si émouvant dans sa douleur, et qui gardait du roman fini comme un rayonnement glorieux. Ce prestigieux amour conjugal, qui l’avait tenu douze années aux genoux d’une femme, étonnait l’étudiante ; elle éprouvait une pitié infinie devant son chagrin. Elle lui offrit son front à baiser. Il demeurait étrange et lointain, comme à mi-chemin entre les vivants et la compagne disparue. Là-haut, entre les moulures d’or mat du cadre, celle-ci présidait, s’imposait silencieusement. Fernand, qui craignait d’entamer une conversation intime toujours prête à devenir douloureuse, se mit à louer l’agrément de cette maison, en admira la disposition, la comparant à la sienne. Il parla de l’île Saint-Louis, si voisine, et que son air de noblesse surannée recule en plein xviiie siècle. Il voulait échapper à l’obsession de la morte, mais c’étaient d’inutiles efforts. Elle demeurait ici, elle s’y survivait. Les choses évoquaient la discrète et tendre femme qui les avait touchées de ses beaux doigts amaigris. Les yeux des jeunes gens erraient, sans le vouloir, du métier à broder au piano muet, du piano à ce portrait si émouvant où elle souriait, énigmatique. Mais c’était surtout dans le cœur du malheureux amant qu’elle était demeurée vivante. Il n’était occupé que d’elle. Il avait soif d’en parler.

— Oui, dit-il, on est bien ici ; ma pauvre amie aimait cet appartement, et je me suis souvenu de son goût en m’y fixant pour toujours. On a fait l’impossible là-bas, en Bretagne, pour m’y retenir ; mais je ne pourrais pas quitter la ville où elle a voulu dormir, où je retrouve les souvenirs des dernières semaines passées ensemble. Sa place fut longtemps ici, dans ce fauteuil qu’on traînait auprès de la fenêtre. Quand elle dut cesser de marcher, elle suivait encore avec joie, de son lit, les aspects changeants du jardin… Alors, vous comprenez ce qu’il est devenu pour moi, ce jardin…

Il était résigné, vaincu, parlait avec douceur, sans une larme. Sept mois de douleur avaient triomphé en lui des premières forces du désespoir.

Seulement on voyait ses paupières fripées, ses yeux dont l’éclat était mort. Il reprit :

— D’ailleurs, ma pauvre amie avait désiré que je demeure ici pour exercer. Ç’a été sa suprême prière. Elle voulait que je vécusse encore, après elle, et elle a tracé lucidement le programme de mon existence. Je m’y suis soumis… Ma chère Thérèse, voyez-vous, c’était une de ces femmes par qui un homme se laisse guider sans honte, aimantes et dévouées jusqu’à l’immolation absolue, et dont la conscience lumineuse et pure s’élève comme une flamme, à mesure qu’elles semblent s’anéantir dans le dévouement et dans l’amour. Je ne fus devant elle qu’un disciple. Ah ! notre vie était belle !…

Thérèse, la gorge contractée, sentait venir des larmes. Elle leva les yeux sur le portrait, curieuse de cette créature extraordinaire qui se survivait superbement dans l’impérissable passion de cet homme vieillissant. Et elle vit soudain en cette image comme la figure allégorique d’un amour supérieur. Mais qu’était donc au juste cette femme, pour avoir fait de son mari un être d’exception, rien qu’en l’aimant ?

Fernand Guéméné, la voix altérée par l’émotion, prononça, un peu surpris :

— Vous exercez ?…

Il savait le veuf dans l’aisance, et combien modeste était son train de vie. De plus, son chagrin aurait expliqué une retraite prématurée.

— Oh ! je ne fais pas de consultation… un peu de clientèle dans le quartier…

Il avait rougi, à dire cette chose qu’il cachait. On le devina : il soignait les pauvres. Puis, voyant son secret surpris, il se hâta de prévenir toute louange :

— C’était son dernier désir… Elle m’a fait sentir là un devoir… D’ailleurs, le travail est bon ; la pauvre amie le savait bien.

Fernand regardait sa femme amoureusement ; Thérèse lui sourit : ils s’entendirent tous deux dans la belle réalité de leur amour vivant et joyeux. Eux aussi connaissaient une tendresse singulière et passionnée, et, devant cette admirable Thérèse, sa beauté, son intelligence dont la hauteur avait fléchi dans l’amour, le jeune mari sentit une fierté. Son roman aussi était précieux et rare ; lui aussi s’était uni à une femme d’exception. Mais Thérèse demeurait envieuse de la morte, de son pouvoir qui, après la mort, ne mourait pas. Avec sa subtilité d’homme en dehors de la vie, qui voit les êtres de recul, le veuf eut le sens de cette complicité des heureux amants, grisés de vivre, en face de ce règne des Ombres où lui se complaisait. Il s’efforça pour dire :

— Mais parlons de vous, mes enfants, votre bonheur m’est cher. Je vois votre pudeur charitable à me le taire : n’ayez pas peur, je ne crois pas être devenu méchant ; j’aime votre amour…

Fernand répliqua, tout palpitant :

— Oui, nous sommes heureux…

Il était religieux et touchant ; la proximité de Thérèse le faisait vibrer ; il l’avait regardée en parlant ; sa phrase eut l’ampleur d’un cantique.

Pour être plus aimable, l’oncle, s’essayant à sourire, dit encore :

— Et je pense que la médecine ne compte plus beaucoup pour ma nièce ?…

Mais Thérèse, qui avait l’orgueil de son fort équilibre et se flattait de mener de front si bellement sa vie amoureuse et son existence cérébrale, se récria :

— Je n’ai jamais tant travaillé, au contraire ! À huit heures, le matin, je suis à l’hôpital ; je reste dans mon service jusqu’à onze heures et demie. Alors mon mari et moi, nous nous retrouvons pour déjeuner. L’après-midi, je travaille chez moi ou je vais à l’amphithéâtre ; à quatre heures, j’ai ma contre-visite… Et encore, je ne parle pas de mes travaux pratiques, qui me retiennent parfois des heures dans mon petit laboratoire !… Mes soirées mêmes ne sont pas libres : déjà je pense à ma thèse. J’étudie, en ce moment, le développement des altérations cardiaques dans les maladies infectieuses. Fernand est tout proche de moi, il lit les revues scientifiques, en fumant, dans son cabinet qui est voisin du mien ; la porte reste ouverte, nous pouvons causer, au besoin, à distance.

Le veuf ne souriait plus ; il la regardait avec une pénétration étrange, et son visage, empreint de résignation, s’était attristé. Sans doute, il imaginait les soirées laborieuses de ce ménage médical, l’existence double, les deux personnalités puissantes bien distinctes, avec cette cloison séparant leurs deux foyers de vie. « À distance », avait dit Thérèse. Et il songeait à son propre bonheur, à la douceur des veillées intimes passées naguère près de sa femme, qui brodait auprès de lui, sous la même lampe.

— Ainsi, ne put-il retenir, vous vous voyez fort peu…

— Avec quel plaisir aussi l’on se retrouve ! dit la jeune femme gaiement. Nous sommes des sages, voyez-vous, nous ne gaspillons pas le plaisir d’être ensemble ; nous le savourons à petites gouttes, comme une liqueur précieuse et mesurée.

Mais Fernand, plus fin, à qui n’avait pas échappé le sentiment de ce grand expert des choses du cœur, défendit sa femme :

— Thérèse est une nature si complète qu’elle peut donner toute son activité cérébrale à des études pénibles, et n’en garder que plus fraîche et plus vive l’activité de son cœur. Elle trouve encore, ce qu’elle ne vous dit pas, le temps de me faire une maison agréable.

Le veuf se tut. Il étudiait curieusement les jeunes époux ; mais Thérèse surtout lui semblait inquiétante. Il ne la comprenait pas encore. Il aurait voulu la retenir, l’observer davantage, cette compagne d’un homme qu’il aimait paternellement ; mais on aurait dit que la jeune femme, sentant cet examen, se dérobait.

— Cher oncle, dit-elle affectueusement, il me faut vous quitter. Rappelez-vous que je suis encore étudiante : le travail m’appelle à la salle, là-bas. Voici déjà l’heure de la contre-visite. Je vais partir. Mais si Fernand vous restait ?… Tu serais heureux, n’est-ce pas, cher ami, de demeurer un peu ici ?

— Mes enfants, dit Guéméné (et il regardait Thérèse avec une fixité singulière), ne vous séparez pas, ne vous séparez jamais par votre faute. Lorsqu’on est marié, autant qu’on le peut, il faut lier ses vies. Souvenez-vous de ce mot-là…

Sur le boulevard, Thérèse et Fernand se serrèrent l’un contre l’autre, d’instinct, sans rien dire. Cette visite les avait troublés. Ils ressemblaient aux fidèles qui sortent d’une église où de grands exemples de foi les ont avertis de leur tiédeur. La dernière phrase du veuf surtout : « Il faut lier ses vies », tourmentait la jeune femme. Lier ses vies, c’était donc la formule du grand amour, puisqu’elle était tombée des lèvres, passionnées encore, de cet héroïque amant. Lier ses vies… mais était-ce abdiquer son « moi », s’abîmer dans l’autre être, ne plus exister ?… Et tout à coup, elle se souvenait de ce qu’elle était : Thérèse Herlinge, l’interne des hôpitaux de Paris. Un ressaut de vanité la redressa au bras de son mari. À ce simple médecin de quartier, dépourvu de célébrité, elle avait immolé son nom glorieux, donné sa personne, son amour ; elle se sentait généreuse. Et puis, comme elle le chérissait tout en gardant sa personnalité entière ! Et avec plus d’abandon, elle s’appuya sur son bras en marchant,

— Cher Fernand ! murmura-t-elle avec délices.

— Comment trouves-tu mon oncle ? interrogea le jeune homme.

— Singulier et mystérieux, répondit-elle, c’est l’homme qui vit avec une morte.

Ils frôlaient la grille du musée de Cluny ; on apercevait son grand pan de maçonnerie gallo-romaine, puis l’abside gracieuse de la chapelle. Une verdure naissante commençait à garnir certains arbres, au milieu desquels des fragments gothiques, — arceaux, ogives éparses, frêles colonnettes aux astragales légères, — servaient de perchoirs à des moineaux bruyants.

— Bonjour, Guéméné !

Coiffé du haut de forme, svelte dans sa redingote longue étroitement boutonnée, Pautel était devant eux. Il sortait de sa clinique de la rue Saint-Séverin.

— J’ai à vous parler, dit-il quand il eut salué Thérèse ; c’est mon destin qui me jette sur votre passage. Peut-être madame Guéméné, en me rendant un grand service, va-t-elle prêter à ce destin une forme charmante. Ni plus ni moins, il s’agit de cela.

— Qu’as-tu, Pautel ? demanda Guéméné, égayé par le trouble où il voyait soudain ce garçon flegmatique, je ne te connaissais pas tant de mythologie !

— Je n’ai rien ; je suis très calme ; je n’ai jamais si bien su ce que je voulais : il en résulte une grande tranquillité d’esprit. J’ai résolu d’épouser une femme que j’aime. Quand on a pris un tel parti et qu’on voit nettement sa vie s’étendre devant soi, droite, bien tracée, tout atermoiement fini, toute incertitude disparue, eh bien, mon cher, on a l’état d’âme plutôt agréable.

— Surtout quand la femme est jolie ! dit Guéméné.

— Et qu’elle a les vertus de Dina ! ajouta Thérèse en éclatant de rire.

Pautel s’effara :

— Comment savez-vous ?

— Comment je sais, mon pauvre ami ! Mais ce n’est que trop clair : depuis que vous fréquentez le service, vous tournez sans cesse autour d’elle, vous n’avez d’yeux que pour ses bandeaux noirs, et on vous voit, quand elle s’écarte, rajuster, comme par un tic, votre binocle, pour suivre plus longtemps sa petite blouse blanche dans la salle.

L’air était tiède ; Guéméné proposa d’aller s’asseoir dans le square :

— Pautel va nous raconter ses amours.

— J’adore ces histoires-là, fit Thérèse, mais à quelle heure serai-je à l’hôpital ?

Ils prirent trois chaises sous le portique isolé qui dresse au centre du jardin le triple feston de ses grands arceaux. Quelques vieux messieurs lisaient leur journal sur les bancs voisins. Parmi les troncs rugueux et puissants des hêtres, s’élevaient les fûts lisses et légers des blanches colonnes éparses. Une longue et mince vierge du xiiie siècle ressemblait à un étroit pilier, strié de plis.

— J’épouserai mademoiselle Skaroff, si elle y consent, dit Pautel, affectant plus d’assurance qu’il n’en possédait réellement. J’ai longuement observé cette jeune fille ; son caractère m’a séduit ; je crois que nous serons heureux ensemble : elle est douce et sérieuse. C’est la femme en qui on ne se lasse pas de trouver une amie.

— Dina ! mon cher, surenchérit Thérèse, vous en êtes fou, cela se devine sous votre calme ; mais, si vous la connaissiez comme je la connais, vous l’aimeriez dix fois plus encore.

Pautel fit tomber son lorgnon, qu’il essuya rêveusement ; ses yeux de myope, indécis, errèrent dans le vague ; puis il demanda :

— Puis-je vous prier d’être mon intermédiaire près d’elle, madame ?

Thérèse s’empressa :

— Mais très volontiers, Pautel, très volontiers ! Je la verrai demain, après la visite : voulez-vous déjeuner chez nous pour fêter le résultat ?

— Oh ! le résultat !… dit Pautel, sans joie.

— Voyons, vieux, ne te tourmente pas, reprit Guéméné en lui frappant sur l’épaule ; si elle refusait, ce ne serait plus la bonne et sympathique fille que l’on sait… Elle, ne pas t’aimer, cette petite antilope farouche, avec ses beaux yeux quêteurs d’amour, ses yeux méfiants et tendres qui disent toute la misère de son isolement, allons donc !… N’est-ce pas, Thérèse ?

À vrai dire, sa femme et lui prenaient un peu à la légère cette histoire d’amour. Un seul amour les préoccupait, leur semblait grand, complet, éblouissant : le leur. Mais par amitié ils feignaient de s’intéresser vivement à celui du jeune homme, et Thérèse allait gentiment répondre, quand Pautel, assez embarrassé de ce qui lui restait à demander, se libéra de tout d’un seul mot, — un mot dont il ne prévoyait pas la portée sur les deux époux :

— Crois-tu qu’elle lâchera sa médecine ?

Au fond du jardin romantique, par ce crépuscule de mars, ces trois discrets personnages parlaient de l’amour à voix basse, sans que nul passant prît garde à eux. Sur les pelouses se dressaient — fragments précieux et informes — des ruines de sculptures grignotées par le temps ; le lierre en avait revêtu quelques-unes, et c’étaient alors de vivantes architectures somptueuses et délicates, des monuments géométriques de verdure à la secrète ossature de pierre. Au loin, défendant la grille close, les deux grands lions ailés, tout bronzés de mousse, veillaient.

Thérèse et Fernand se regardèrent. Comment ! encore une fois le pénible problème surgissait devant eux ! Ce cas de conscience les avait déjà fait assez souffrir cependant, et, à ce seul souvenir, un doute se réveillait dans leurs âmes. Les yeux de Thérèse disaient à son mari : « Êtes-vous donc tous complices, pour conspirer ainsi contre notre liberté et notre gloire ? N’est-ce donc point assez de vous abandonner notre cœur, de vous donner nos caresses, et vous faut-il posséder jusqu’à notre cerveau, que vous forcez jusqu’à ce dernier retranchement notre individualité plus qu’à demi conquise ? » Et les yeux de Fernand, avec mélancolie, disaient à sa femme : « Tu vois, tu vois ! lui aussi la veut toute. Je n’étais donc pas un monstre !… » Mais ce furent en eux d’obscures sensations que les moindres paroles eussent déformées.

Thérèse dit en riant :

— Pourquoi voulez-vous l’arracher à sa médecine, la pauvre petite ?

— Oh ! balbutia Pautel, un peu gêné par le propre cas de madame Guéméné, c’est une conception à moi : je ne me vois pas le mari d’une femme-médecin. Vous êtes trop fortes pour nous, vous nous écrasez de votre sapience ; je serais horriblement humilié d’en savoir moins que ma femme… Et puis, j’ai des idées bourgeoises sur le mariage.

— Mon cher ami, déclara Guéméné avec une chaleur naïve, nous n’avons pas le droit de demander à nos femmes une pareille abdication. Elles sont et restent, après tout, maîtresses de leur vie. Nous leur proposons de s’associer à nous, mais nous ne devons pas exiger d’elles l’immolation. Ce sont des compagnes, et non des esclaves, que nous souhaitons. Il faut respecter leur vie intellectuelle, la protéger, la défendre, au besoin ; mais l’étouffer ! ah ! par exemple, ce serait odieux !

Et Thérèse à son tour :

— Jamais, jamais une véritable étudiante ne voudra renoncer à sa carrière, même pour l’amour. Dina, aujourd’hui, se passionne pour son métier. Il y a toujours dans nos études une époque d’enchantement où, les premières difficultés surmontées, on fait d’enthousiasme la grande plongée dans la science. Elle l’a faite. Je la suis de très près. Depuis quelques semaines, elle travaille avec une ferveur qui la transfigure. Littéralement, elle boit ses livres.

— D’ailleurs, reprit Guéméné gaiement, j’ai bien acquis, ce me semble, le droit de parler de ces choses : vois l’exemple vivant que nous sommes. J’ai assez admiré ma femme, en l’épousant, pour lui reconnaître le droit d’exister dans la société, au même titre que moi. Nous savons nous aimer malgré la similitude de nos fonctions. Nous sommes les époux nouveaux ; nous inaugurons une ère, mais dans la douceur et la béatitude.

— Et l’ennui, dit Thérèse, ce perfide serpent des bons ménages, est d’avance vaincu. Croyez-moi, dans le mariage, il est bon que le travail occupe la femme.

— C’est vrai, dit Pautel, qui les avait écoutés avec une docilité parfaite et d’un air converti ; mais, madame Guéméné, demandez donc tout de même à votre amie si, pour m’épouser, elle veut bien redevenir une femme d’autrefois.

Pautel était un homme du Nord, froid, réfléchi et insondable. Thérèse eut une pointe d’humeur devant cette obstination tranquille.

— Vous êtes buté, je le vois. Ne comptez pas sur moi pour plaider votre cause, mon pauvre ami ; ce n’est pas moi qui conseillerai à Dina une mauvaise action : or, ce que vous demandez est une mauvaise action.

Et, se levant, elle boutonna sa jaquette, rajusta ses gants pour partir ; et elle scandait fièrement, nerveuse et offensée :

— Une mauvaise action, vous entendez !

Guéméné sourit amoureusement en la regardant. Elle lui semblait une Minerve orgueilleuse et charmante, et si femme, toujours, dans ces colères puériles et irraisonnées ! Par un mouvement d’humeur, elle s’était écartée des deux hommes. Ceux-ci se levèrent, à leur tour. Guéméné, se retournant alors vers Pautel, le vit blêmir. Il en eut pitié et dit :

— Allons, vieux, du calme ! Qu’importent ces discussions ? Si elle t’aime, tout est gagné.

— Oui, mais si elle ne m’aime pas, je suis fichu.

— Écoutez, Pautel, dit Thérèse qui revint vers lui, un peu apaisée, je veux bien me résigner à la démarche que vous attendez de moi, mais j’hésite à en prendre seule la responsabilité. Demain je ne dirai rien à Dina lors de la visite, je l’amènerai déjeuner chez nous, et c’est dans notre nid, dans l’atmosphère de notre foyer, de notre heureuse intimité conjugale, qu’elle apprendra votre amour, et quel sacrifice vous exigez d’elle.

Et, après une poignée de main de bonne camarade, elle le laissa rêver dans ce square où le pépiement des oiseaux devenait assourdissant. Elle s’en allait triomphante au bras de son jeune mari. Guéméné l’entendit murmurer tendrement, à la cadence de leur marche à deux :

— Oh ! Fernand ! Fernand ! merci des choses que tu as dites. Je vois enfin que tu m’as comprise. Ah ! je sais, moi, ce qu’est le bonheur !

Il la sentait frémir d’émotion à son bras, et elle marchait ainsi, ardente, vibrante et passionnée, vers l’hôpital sombre dont ils apercevaient maintenant le portique, de l’autre côté de l’eau. Elle réalisait bien l’idéal de la femme nouvelle. Le labeur cérébral n’était rien à son cœur ni à sa jeunesse. Cette étudiante, âpre au travail, demeurait la plus caressante des épouses, la plus câline. Quand ils eurent passé le Petit Pont, traversé le Parvis, ils se dirent adieu sur le seuil de l’hôpital. De la scène précédente, ils avaient gardé un peu de fièvre. Thérèse débordait de reconnaissance pour la chaude profession de foi de son mari. Tout à coup, dans un geste de passion mi-impulsif, mi-délibéré, elle le prit à l’épaule, et là, sur ce seuil de la porte béante, en plein Paris et en plein jour, la fille du célèbre Herlinge, avançant les lèvres, baisa au front, devant tous les passants, le modeste docteur Fernand Guéméné.

IV

Dina Skaroff, depuis quatre ou cinq semaines, travaillait éperdument. L’époque du concours d’internat approchait. Elle redoutait surtout l’épreuve écrite de pathologie, et relisait ses livres ; mais c’était maintenant avec un entrain plein d’agrément qu’elle étudiait. Elle se sentait savoir. Quand, feuilletant ses traités, elle voyait se dérouler, à la volée des pages, comme en un panorama, le lamentable ensemble de toutes les misères humaines dont les planches en couleur étalaient crûment les figures, l’orgueil la prenait de posséder en sa mémoire déjà toutes ces images. Les souvenirs sanglants d’autopsie, l’âcre odeur des amphithéâtres, les aspects répugnants du mal, le dégoût, la pitié même, tout se transformait : la médecine devenait un grand poème ; les maladies, des manœuvres mystérieuses de la cellule organique ; la thérapeutique, une réaction contre l’ennemi dans cette microscopique épopée. La noblesse des mots de science, incolores, tout ce vocabulaire impassible et froid, achevait l’idéalisation des horreurs pathologiques, dans ce cerveau délicat de jeune fille. Elle connaissait les processus de tous ses microbes, comme un bon rhétoricien la marche des armées dans chacun des combats de l’Iliade. Et l’espoir de conquérir peu à peu cette autorité médicale, devant laquelle, un jour, toute une clientèle s’inclinerait, mettait quelquefois une étincelle de plaisir dans les yeux de cette pauvre fille ignorée.

Sa matinée se passait à l’hôpital. À midi, elle avalait un déjeuner hâtif chez quelque marchand de vin, au fond d’une de ces ruelles qui éternisent le vieux Paris, autour de Saint-Séverin : au restaurant russe de la rue Berthollet, on ne l’avait plus revue. À deux heures, elle était au travail. À six heures, elle allumait le réchaud à alcool et dînait de deux œufs et d’une tasse de thé. Puis, le travail l’absorbait de nouveau. Les yeux ardents, les pommettes en feu, elle veillait tard dans la nuit.

Ainsi qu’il arrive toujours, elle trouvait le bonheur là où délibérément elle avait voulu le prendre. Elle en venait à oublier l’émotion vive qu’elle avait eue à déjeuner près de Pautel, dans ce lieu où, par prudence, elle n’était plus retournée. Même aujourd’hui, à se rappeler par hasard ces minutes orageuses, uniques dans sa vie, elle avait le vertige ; bien vite elle en chassait alors le souvenir. Que serait-il advenu d’elle si Pautel, ce jour-là, lui avait demandé son amour !…

Mais aussi comme elle s’était ressaisie ! Quelle vigueur le travail infuse à ceux qui s’y consacrent ! Elle se glorifiait d’une telle domination sur elle-même. Cette science, qui l’avait sauvée, lui inspirait une étrange tendresse ; elle alla, dans son imagination exaltée de Slave, jusqu’à prêter une figure à cette tutélaire et maternelle médecine, son refuge. Un soir, elle saisit un livre de thérapeutique et se mit à le baiser avec une sorte de passion.

Cependant, autour d’elle, dans ce Quartier Latin tout frémissant de vie, de jeunesse et de plaisir, l’amour ruisselait par les rues, pareil à un grand fleuve dont elle remontait le cours, fièrement. Aux portes des brasseries, quand se nouaient les couples pour les promenades crépusculaires, Dina plaignait les femmes et méprisait ces jeunes Français qui s’en jouaient. Elle ne concevait que l’amour éternel, avec la fidélité intransigeante à un seul être.

Or, un soir, en revenant de la Faculté, au coin du boulevard et de la rue Cujas, elle vit deux amants s’embrasser. Le jeune homme, un grand étudiant blond en béret, lui tournait le dos, mais sa sentimentale et jolie maîtresse apparut à Dina, le temps d’un éclair, avec un visage voluptueux, comme en extase. Et Dina, s’enfermant dans sa petite chambre du sixième qu’elle avait regagnée en hâte, s’accouda devant ses livres et sans goût au travail pleura longtemps. La vie était si triste !…

La vie était bien triste, mais ce matin de mars bien joyeux, le lendemain, quand, à huit heures et demie, la jeune fille descendait le boulevard Saint-Michel pour se rendre à l’Hôtel-Dieu. Sa lourde serviette sous le bras, sa jaquette usée serrant sa taille frêle, elle allait vite, sans rêves, sévèrement. Pourtant, les arbres du boulevard avaient de gros bourgeons gonflés de sève ; les cris de Paris montaient gaiement ; les arroseurs municipaux inondaient la chaussée d’où s’élevait, sous les gouttelettes, une buée printanière, et là-bas, sur le ciel bleu, la Sainte-Chapelle, aérienne et dorée, se découpait avec sa flèche fuselée qu’allumait le soleil. Dina prit à droite le quai Saint-Michel. Notre-Dame lui apparut, gigantesque, offrant au couchant son portail géométrique hérissé de gargouilles.

Dina passa le seuil de l’Hôtel-Dieu et gravit l’escalier.

Thérèse Guéméné l’avait devancée et l’attendait dans le laboratoire. Il n’y avait encore dans la salle qu’un seul interne, procédant à l’examen des malades qui lui étaient dévolus. Au passage, Thérèse arrêta Dina qu’elle guettait depuis longtemps. Elles se serrèrent la main.

— Ça va ?

— Ça va, merci.

Une minute, Thérèse regarda l’étrangère avec attendrissement. L’effort contre son cœur, contre sa débilité naturelle, avait creusé, à la longue, un masque douloureux sur son joli visage. À la savoir si fort aimée, secrètement, par ce bon garçon de Pautel, Thérèse se réjouissait comme d’une équité miraculeuse de la vie. Elle méritait tant d’avoir sa part de bonheur, elle aussi, la pauvre petite Dina, si solitaire, si misérable, si courageuse !

— Vous faites des choses intéressantes ? demanda la jeune fille à l’interne.

— Oh ! rien d’extraordinaire ; c’est toujours ma thèse que je travaille.

Dina se préparait à passer au vestiaire pour endosser sa blouse. Thérèse la retint :

— Dites-moi, mon mari voudrait vous parler… oui, vous parler d’une colle de Boussard… C’est au sujet de votre concours… Voulez-vous déjeuner avec nous ?

— Avec vous ? répéta Dina.

— Oui… chez nous, on causera mieux.

Dina réfléchit, un instant. Jusqu’ici, les études communes, les mêmes séances à l’hôpital, la camaraderie, avaient nivelé les inégalités entre l’élégante fille du maître Herlinge et la petite étudiante russe aux jupes de pilou. À cette invitation, elle se ressaisit, se remémora sa misère, gaiement :

— Déjeuner en ville, ma chère ! y pensez-vous ? Regardez comment je suis mise. Je vais être le scandale de votre valet de chambre.

Et secouant les plis de sa robe amincie par l’usage, elle découvrit bravement ses bottines rapiécées :

— On n’exhibe pas ça, reprit-elle. À l’hôpital, j’ai ma blouse ; mais dans votre salon…

Thérèse, plus attendrie encore, l’embrassa en disant :

— Vous êtes charmante. Vous êtes la petite déesse Hygie, fille d’Asclêpios, notre dieu à tous. Vous ne tenez dans votre main ni la coupe ni le serpent, mais de belles connaissances qui feraient de vous une grande guérisseuse, si vous deviez continuer jusqu’au bout votre carrière… normalement… Croyez-vous donc que je ne serai pas honorée de recevoir chez moi un confrère de votre valeur ? Il faudrait en France beaucoup de travailleuses comme vous, Dina, pour imposer enfin la femme-médecin.

Toutes deux poursuivaient leur pensée chère. La Russe dit gravement :

— Le jour où je pourrai gagner ma vie…, l’élégance, je m’en ficherai ! mais j’aurai des robes confortables.

Elles prolongèrent toutes deux leur rêve, quelques secondes ; Thérèse souhaitait l’émancipation glorieuse de l’« intellectuelle » ; Dina, des visites à deux roubles pour s’acheter un manteau de drap comme madame Lancelevée.

— Au lit 7, il y a une entrante pour vous, Dina, dit enfin la jeune femme ; écoutez donc son cœur avant que mon père arrive. Vous serez interrogée.

Dina Skaroff pénétra dans la salle, ausculta sa malade. Quand Herlinge entra, suivi de ses auditeurs, elle leva les yeux pour s’assurer que Pautel ne suivait pas la clinique. Il n’y venait plus que rarement. Chaque mercredi, Dina redoutait de le voir. Pourtant, toutes les fois que s’ouvrait la porte vitrée, elle y jetait un regard furtif, croyant le voir apparaître, et elle palpitait.

Tant que dura la visite, elle fut très gaie. Herlinge l’interrogea sur le cas de l’entrante. Hardiment elle prononça le mot de myocardite ; il concordait avec le diagnostic du maître.

— Expliquez vos raisons, mademoiselle Skaroff, dit l’homme célèbre qui faisait trembler jusqu’aux vieux docteurs.

Elle fit crânement sa démonstration. L’invitation des Guéméné lui donnait de l’assurance. Elle s’en faisait fête comme une enfant. Et puis, si, à l’épreuve orale du concours d’internat, elle tombait sous la griffe de Boussard, ce serait très utile de connaître l’un de ces traquenards favoris que les étudiants attribuent à leurs examinateurs, sous le nom de « colles ». Souvent les professeurs s’inspirent en l’occurrence de cas singuliers fournis par leur clientèle ; on parlait, ces temps-ci, dans le monde médical, d’une cure retentissante opérée par Boussard, dans la famille d’un souverain étranger : un enfant royal guéri d’une maladie d’oreilles. Sans doute la confidence de Guéméné porterait sur cette question devenue chère au maître.

Après le départ d’Herlinge, Thérèse et Dina s’habillèrent ensemble. L’une, prenant pour glace la vitre du laboratoire, fixa par cinq épingles son petit chapeau foncé aux plumes touffues et légères ; l’autre, insouciante, assujettit d’un coup, sur ses deux touffes de cheveux crêpés, le grand feutre décoloré, sans un ruban, qui écrasait sa petite taille.

Elles gagnèrent l’île Saint-Louis, causant d’une autopsie qu’on avait faite l’avant-veille dans un autre service, et à laquelle Thérèse avait assisté. Elle disait :

— Des poumons microscopiques, ma chère, gros comme cela, et un petit rein de poupée, des organes en miniature, quoi !… et il avait trente ans !

— Avez-vous déjà rencontré ces organes infantiles ? demanda Dina, subitement intéressée.

Car, à l’opposé des jeunes hommes qui, aux heures de loisir, s’évadent joyeusement des questions médicales, les femmes s’y enferment, acharnées à s’instruire.

Mais elles furent interrompues. Devant elles, venait un homme chétif, au pardessus râpé, menant une bande de quatre enfants turbulents : deux garçons et deux filles.

— Tiens ! c’est monsieur Adeline ! s’écria Thérèse, qui avait connu, à l’économat de la Pitié, le mari de la doctoresse.

Il leva le bras pour saluer cérémonieusement, et l’on vit dépasser, sous sa manche élimée, sa manchette de huit jours. Thérèse aimait ce ménage laborieux, où la femme donnait un bel exemple à ceux qui prêchent l’incompatibilité entre la profession médicale et les devoirs d’épouse. Elle s’arrêta pour serrer la main au « bon monsieur Adeline ». C’était dans cette poétique rue du Cloître qui file sous les contreforts noircis de Notre-Dame. Là-haut s’alignaient une profusion de cathédrales minuscules, chaque contrefort supportant la sienne. Les deux Adeline aînés grimpèrent aux grilles ; leurs sœurs, mal élevées, en firent autant malgré leurs robes. Le père raconta :

— Nous sortons de la Morgue, tels que vous nous voyez. C’est déjà les vacances de Pâques ; il faut bien distraire un peu les enfants ! Ils avaient envie d’aller là. On ne sait vraiment que faire d’eux. Ce n’est pas ma pauvre Jeanne qui peut s’en charger : voilà trois accouchements qu’elle fait en trois jours, — je devrais dire en trois nuits, — et hier soir le docteur Artout lui a encore télégraphié. À cette heure, elle donne le chloroforme dans une opération d’appendicite… Artout favorise plutôt madame Lancelevée, c’est clair ; mais il demande tout de même Jeanne de temps en temps : eh bien, madame Guéméné, c’est comme un fait exprès, son petit bleu arrive toujours quand ma femme doit faire un accouchement dans la nuit ! Alors elle repart le matin sans avoir pris le moindre repos.

— Le chloroforme est plus avantageux dans le quartier de l’Étoile qu’un accouchement rue Dauphine, dit Thérèse ; madame Adeline devrait, dans ce cas-là, sacrifier le second au premier.

L’employé de l’économat prit un air confidentiel :

— Entre nous, madame Guéméné, si l’on était sûr du docteur Artout, Jeanne laisserait bien un peu sa clientèle, qui est si mauvaise !… mais quand le docteur Artout vient chercher ma femme, c’est que l’autre, la doctoresse Lancelevée, lui manque. Dans ces conditions-là, il importe de ne pas négliger la clientèle, qui est sûre, au moins, elle.

Il s’interrompit pour distribuer quelques taloches qui détachèrent des grilles, comme par miracle, les quatre enfants : les petites filles s’étouffèrent de rire, les garçons recommencèrent à grimper.

— Allons, allons ! il faut rentrer, dit le père ; la rue de Buci est loin, et moi, je dois être à deux heures à mon bureau… Ah ! madame, ces vacances ! ces vacances !…

Le pauvre homme faisait peine. Il redevint mystérieux et, se penchant vers Thérèse, le bord de son chapeau contre sa bouche pour étouffer ses paroles, il murmura :

— Le pire est que la bonne les bat, quand ils sont seuls à la maison.

Il rassembla sa bande, lui fit saluer ces dames. Thérèse, en le quittant, dit en guise de consolation :

— Bah ! ils se portent bien et ils sont gentils…

Adeline était un homme de quarante-quatre ans, modeste, tranquille, résigné. Son linge fripé, la poussière que retenaient les bords de son chapeau, le mauvais état de ses vêtements, tout trahissait le désordre. Il subissait avec douceur son abandon, et, dans leur ménage désorganisé, c’était sa femme qu’il plaignait. Dina Skaroff restait rêveuse ; Thérèse prononça :

— Je ne m’explique pas la gêne dans laquelle ces Adeline semblent vivre, car enfin le mari et la femme possèdent chacun une situation…

Elles passaient le pont Saint-Louis. L’étroite façade du petit hôtel apparaissait derrière les arbres, avec la porte en cintre posée légèrement de biais dans l’alignement.

— Je suis contente, Dina, de vous montrer ma maison, dit Thérèse.

Dina songeait qu’un jour, à Pétersbourg, elle aussi aurait la sienne, des domestiques auxquels, comme Thérèse, elle confierait le soin de sa vie matérielle, et un cabinet de consultation où les dames de l’aristocratie entreraient avec déférence. Et même, comme madame Guéméné l’introduisait dans le petit salon du premier, aux claires tentures de perse, elle demanda :

— Faites-moi voir votre cabinet, voulez-vous ?

Car elle se proposait de meubler le sien, là-bas, à la mode parisienne.

— Excusez-moi un instant, répondit Thérèse, il faut maintenant que je surveille mon déjeuner…

Elle affectait un grand souci de son ménage, comme en ont parfois les toutes jeunes mariées. Sa maison, de même que celle des Herlinge, se composait de trois domestiques : cuisinière, valet et femme de chambre. L’homme était Léon, qui servait déjà le docteur avant son mariage. Thérèse avait amené chez elle la cuisinière de ses parents, Rose, qui restait maîtresse absolue de l’organisation intérieure. La nécessité pour la jeune femme d’être avant neuf heures à l’hôpital lui ôtait tout loisir de donner des ordres le matin. Néanmoins, pour appuyer sa thèse de la compatibilité entre ses devoirs domestiques et ceux de sa profession, à peine revenue de l’Hôtel-Dieu, elle se rendait à la cuisine et se faisait dire les menus de la journée, à l’extrême contrariété de la vieille servante.

Ce jour-là, il y eut même un léger orage. Dina, qui attendait dans le petit salon mauve, en perçut les échos. Une minute plus tard, Thérèse revenait et, sans pouvoir dissimuler son mécontentement :

— Cette Rose est insupportable ; voici un déjeuner auquel mon mari ne goûtera pas ! On dirait qu’elle a choisi tout exprès les plats qu’il déteste le plus : des côtelettes à la purée d’oignons, — ce qui le ferait fuir, — de la langouste, — pour laquelle il n’a jamais pu vaincre sa répugnance, — et du poulet chaud : or, dix fois je l’ai dit à Rose, Fernand ne mange le poulet que froid.

Puis se reprenant :

— Pardon, Dina, je dois vous sembler ridicule, mais, quand on est marié, voyez-vous, ces choses-là prennent une grande importance ; une femme qui aime son mari doit s’inquiéter de son bien-être matériel, n’est-ce pas ?

— Je ne vous trouve pas ridicule ; je pense seulement que, pour des femmes comme nous, c’est difficile d’être mariées.

— Comment, difficile ? pas du tout, ma chère ! Tout ce contretemps est imputable à ma vieille servante qui a oublié mes recommandations tant de fois répétées… Je me flatte d’être une bonne épouse, au contraire, et une bonne interne par-dessus le marché !

Quelqu’un montait l’escalier : Thérèse sourit de joie. Le docteur rentrait. Il ouvrit la porte, serra très fort la main de Dina, et, câlinement, étreignit sa femme. Les visites de la matinée l’avaient exténué ;

— Je meurs de faim !

Et l’on devinait son plaisir à retrouver sa maison jolie, le déjeuner prêt et sa femme si tendre. Mais Thérèse, désolée, s’écria :

— Ah ! mon pauvre chéri ! mon pauvre chéri !

— Qu’y a-t-il ?

Et, comme on passait à la salle à manger, elle lui expliqua les erreurs de Rose ; elle récita tout le menu malencontreux : la purée d’oignons, la langouste, le poulet chaud…

Un vrai désappointement, une expression de colère, puis une résignation maussade se reflétèrent tour à tour sur la physionomie de Guéméné. Dina l’entendit murmurer ce mot qu’il n’avait pu retenir :

— Ah zut !

Puis il rit de sa propre déconvenue, et, voyant le chagrin de Thérèse :

— Allons, allons, ce n’est rien ; je mangerai des hors-d’œuvre. Qu’on me mette des œufs.

Une fois à table, Dina, qui se tenait cérémonieusement, demanda :

— Vous vouliez me dire une colle de Boussard ?

Fernand ouvrit les yeux, répéta :

— Une colle de Boussard ?

— Oui, dit Thérèse, tu sais… pourquoi nous avons fait venir Dina !…

Alors ils se regardèrent ; ils regardèrent Dina, et rirent tous les deux comme des enfants. Puis ils se rejetèrent l’un à l’autre le devoir de parler :

— Dis-lui tout, Fernand.

— Mais non, c’est ton affaire, c’est ton affaire.

Et l’étrangère les interrogeait, de ses belles prunelles défiantes et tendres, agrandies par l’étonnement.

Thérèse ayant éloigné le valet de chambre sous un prétexte futile, son mari dit enfin :

— Mademoiselle Skaroff… vous êtes très aimée par un de mes amis…

À ce moment, Thérèse l’interrompit :

— Oui, ma petite Dina, la voilà, cette fameuse colle de Boussard !… Il n’est nullement question de lui, mais d’un autre qui est fou de vous, absolument fou, ma chérie, et c’est pour vous faire subir une demande en mariage que nous vous avons invitée… Dites-moi, Dina, voulez-vous vous marier ?

Sur la nappe, les deux mains de Dina étaient retombées un peu tremblantes, mais elle demeurait impassible. Thérèse eût voulu la deviner : elle était impénétrable. La jeune femme alors se rappela une comparaison de son mari : « les beaux yeux d’antilope de mademoiselle Skaroff ». Souvent, petite fille, au Jardin d’Acclimatation, elle avait caressé les jolies bêtes familières, qui, hautaines et mélancoliques, lui prenaient délicatement, au bout des doigts, de menues bouchées de pain. Les antilopes avaient, pour la regarder, des yeux mystérieux et doux où l’enfant ne savait trop que lire : — l’amitié, le dédain ou l’indifférence ? — L’âme des étrangères est parfois aussi énigmatique pour nous que celle de nos frères inférieurs.

— Comment s’appelle votre ami ? demanda tout d’abord la jeune fille.

— C’est Pautel, ma chère… vous savez bien, Pautel qui venait si souvent à la clinique…

— Ah ! fit Dina.

Et ce fut tout. On vit un sourire sur ses lèvres, ses paupières s’abaissèrent, un peu de pâleur marqua ses joues. Elle ne répondait pas. Évidemment, elle avait reçu là un grand coup, et toute son âme en était remuée. Elle regrettait, sans doute, à ce moment, la solitude de sa mansarde où elle eût pu savourer sans contrainte le mal délicieux de son émotion. Ici, elle se faisait illisible.

— Il vous aime bien, dit Guéméné.

Elle reprit :

— Alors il veut que je sois sa femme ?

— Il mérite vraiment que vous lui donniez un peu de bonheur, mademoiselle Skaroff. J’estime beaucoup Pautel ; c’est l’homme le plus dévoué que je connaisse ; il est bon, très bon.

Le buste de Dina se souleva lentement ; malgré son effort pour les maîtriser, deux larmes perlèrent à ses cils, et un éclair de tendresse héroïque, presque sauvage, jaillit de ses prunelles profondes.

— Oui, il est bon !… murmura-t-elle ardemment.

L’amour, si longtemps repousse, entrait en elle victorieusement, l’envahissait, la transfigurait en une minute. La faible antilope traquée, qui redoutait le chasseur, reconnaissait enfin le pasteur bienfaisant ; elle trouvait le gîte sûr, la protection et les caresses.

— Oh ! je suis heureuse ! fit-elle, sans plus de phrases. J’étais si lasse d’être seule !

Elle ne gouvernait plus son émotion et s’en excusa près de ses hôtes. Fernand et Thérèse, attendris, gardaient le silence. La simplicité de cette pauvre fille les touchait religieusement ; c’était une joie de lui voir ce naïf bonheur d’être aimée, succédant à la détresse cachée de toute sa jeunesse.

Thérèse se pencha vers elle :

— Nous vous aimons bien, ma petite amie, votre bonheur nous rend heureux. (Et elle lui prit la main.) Vous serez donc la femme de Pautel… Mais cet excellent camarade, qui a des idées toutes particulières sur le mariage, vous demande un sacrifice que vous ne ferez certainement pas.

— Ma religion, peut-être ? demanda Dina.

Car elle était orthodoxe pratiquante, et il y avait là une singularité que plusieurs de ses camarades avaient remarquée.

— Non, déclara Thérèse, votre médecine.

— Ah ! fit encore Dina, sans plus manifester son sentiment.

Tous les trois se turent. Dina méditait. L’action de l’amour opérait en cette âme, encore enfantine en dépit d’une certaine maturité. Thérèse observait son amie ; mais Guéméné surtout, se rappelant ses propres angoisses, attendait avec inquiétude la réponse de la jeune fille. Le valet de chambre, revenu, passait un plat ; sa présence mettait une gêne entre les convives. Dina coupait un blanc de poulet dans son assiette. Le domestique parti, elle se redressa. Guéméné tressaillit. Qu’allait-elle dire ? La passion professionnelle l’emporterait-elle sur son féminin désir de complaire à celui qui l’avait choisie ?

— Sa demande ne m’étonne pas, dit-elle enfin.

— Mais, Dina, repartit vivement la jeune femme, je pense que vous allez réfléchir…

— C’est tout réfléchi. S’il n’avait pas demandé cela, c’est moi qui le lui aurais proposé.

— Comment ! s’écria Thérèse indignée, votre science, votre art, tout ce que vous avez acquis, la femme que vous êtes enfin, tout s’évanouit, tout s’efface devant le vœu égoïste d’un homme !…

— C’est bien le moins, commença la jeune fille, oui, c’est bien le moins. Je suis pauvre et je ne suis pas belle, j’ai des robes de mendiante, je passe dans les rues sans que nul se retourne, personne ne m’a jamais remarquée. Pautel est riche, il est apprécié, et l’on dit qu’il a un brillant avenir ; il est libre, heureux, dans son pays ; il pouvait faire un beau mariage, et c’est moi qu’il prend. Il ne sera plus libre, il sera moins riche, parce qu’il aura une femme ; le brillant avenir lui deviendra difficile, car je ne lui apporterai pas les hautes relations qui le facilitent. Et quand il me demande d’être toute à lui, je refuserais… Non, non, c’est trop naturel, ce qu’il veut là.

— Naturel ? reprit Thérèse qui s’exaltait, dites injuste plutôt ! Une femme, dans le mariage, n’a-t-elle pas le droit d’exister encore individuellement, de parachever son développement, de suivre ses goûts, d’affirmer sa personnalité, enfin ? Doit-elle renoncer, mariée, à la vie que, jeune fille, elle avait conçue ?

— Cela fait bien des droits, répliqua la douce Dina, mais n’a-t-elle pas aussi des devoirs, la femme ? Moi, je lui en vois beaucoup, et, en me mariant, je les accepte tous et je les aime. Je crois que nous ne sommes point pareilles à l’homme ; nous ne sommes près de lui que des « assistantes », comme on dit en Russie ; toute notre raison d’être est là : l’aider à vivre, à être heureux…

— Des esclaves, alors ? fit Thérèse, boudeuse.

— Oh ! je n’emploie pas de si grands mots : je dis « épouse », tout simplement ; cela signifie que la femme qui porte ce titre s’est vouée à un homme. Dit-on : « vouée » ou « dévouée », en français, dans ce cas-là ?

Le docteur était fort agité :

— Mais, mademoiselle Skaroff, une femme-médecin peut être toute dévouée à son mari ! Je suis heureux pour Pautel de votre générosité ; il vous saura gré d’avoir déféré à son désir ; mais laissez-moi croire cependant que l’exercice de la médecine n’est pas pour empêcher la femme de remplir avec dévouement ses devoirs d’épouse.

Il n’avait pas achevé de parler que la porte se rouvrait pour le service ; mais ce ne fut point Léon qui entra. Rose, la vieille cuisinière, le bonnet en arrière découvrant ses bandeaux gris, grande, épaisse sous son caraco flottant que serrait le tablier bleu, apportait elle-même la langouste. Son embonpoint lui faisait tenir le plat en avant, presque à bras tendus ; elle le déposa sur la table, d’un air digne et offensé, en déclarant :

— J’ai voulu venir m’excuser près de Monsieur. Il paraîtrait que j’ai fait un déjeuner contraire aux goûts de Monsieur : Monsieur peut croire que j’en ai bien du regret, d’autant que Madame, dans sa contrariété, a été dure pour moi. Je ne puis pourtant pas deviner les goûts de Monsieur. Selon Madame, on m’aurait dit autrefois de ne jamais faire de langouste ni de poulet chaud, mais un ordre vous est vite parti de la tête. Monsieur Herlinge, lui, pourrait le dire : quand je servais chez les parents de Madame, jamais monsieur Herlinge n’a eu un mot à me dire sur la cuisine, si ce n’est pour un petit compliment, un jour ou l’autre. Mais aussi, là, c’était bien différent : madame Herlinge donnait tous les ordres, elle était toujours là, on savait ce qu’on avait à faire…

Guéméné l’arrêta net :

— C’est bien, Rose, la cause est entendue, n’y revenons plus.

Mais Thérèse avait rougi, comme si son honneur même eût été attaqué.

— Ces vieux domestiques sont intolérables ! dit-elle en haussant les épaules. Celle-ci, pour avoir servi dix ans chez ma mère, se croit tout permis. Il me sera impossible de la conserver.

Puis, voyant l’assiette vide de son mari :

— Ah ! mon pauvre chéri ! mon pauvre chéri ! comme je suis ennuyée de te voir si mal déjeuner !

Et, comme un silence pénible pesait dans la salle à manger, Dina, qui suivait le cours de ses pensées, crut faire une diversion heureuse en racontant :

— Nous avons rencontré tout à l’heure ce bon monsieur Adeline qui promenait ses enfants. Savez-vous dans quel endroit il les avait conduits ? À la Morgue, docteur, à la Morgue !

Elle riait encore en songeant à l’air embarrassé de « ce bon monsieur Adeline » traînant avec lui sa bande indisciplinée. Il avait pris sur son déjeuner le temps de cette excursion macabre, faite à la diable, entre deux expéditions à l’économat de la Pitié. Affolé par les espiègleries des quatre écoliers en vacances, il ressemblait à ces veufs maladroits et pitoyables qu’on voit parfois chargés d’enfants. Contraints, misérables, ignorants des gestes de la mère, ils s’efforcent de la remplacer, mais sans atteindre à sa subtile adresse féminine ; ils y perdent même le rôle de leur paternité normale et deviennent un parent neutre, tour à tour violent et faible, dépourvu d’autorité.

— Oui, reprit mademoiselle Skaroff, on dirait un veuf. Sa femme est là pourtant, et si excellente, la pauvre doctoresse ! Mais voilà, son métier la surmène. Appelée au dehors à toute heure, le jour, la nuit, comment pourrait-elle encore s’occuper régulièrement du bien-être des siens.

— Une femme-médecin n’a pas quatre enfants, aussi ! s’écria Thérèse, que ce tour de la conversation irritait sourdement.

Une crispation passa sur le visage de Guéméné, qui tordit silencieusement sa moustache. Il avait pâli. L’éventualité d’une maternité pour Thérèse — souhaitée par le mari, redoutée par la femme — était une question épineuse dans le jeune ménage. D’un commun accord ils évitaient d’en parler, et les circonstances faisaient jusqu’ici que l’enfant, cette cause latente de désaccord, demeurait pour la jeune femme un péril menaçant mais lointain ; elle s’habituait à le moins craindre à mesure que le temps s’écoulait sans lui donner ce qu’on nomme « des espérances ».

— Moi, déclara Dina, j’adore les enfants.

— Nous sommes des êtres de famille, dit Guéméné rêveusement. C’est un instinct puissant que notre désir d’une descendance. On veut se continuer dans la vie, malgré la mort, créer des sujets d’affections nouvelles. Le cœur a, comme la chair, ses besoins inéluctables.

— Avec quatre diables comme ceux des Adeline, fit en riant la jeune Russe, une femme doit avoir ses désirs de tendresse largement comblés, et cette bonne doctoresse, j’en suis sûre, se passerait volontiers d’exercer la médecine.

— C’est extraordinaire, Dina, comme vous en parlez légèrement de cette médecine pour laquelle je vous croyais tant de ferveur ! dit Thérèse. Je vous ai vue, ce matin, en pleine passion de travail ; une heure passe, et vous en voici détachée.

Dina réfléchissait tout haut :

— J’aimais mon métier ; c’était bien juste : je ne pouvais avoir foi qu’en lui. Il était ma sauvegarde. Il devait me nourrir. Je m’étais donnée à lui. C’était mon mari, à moi : comprenez-vous ? Mais, quand je trouve ce qu’une femme désire toujours le plus, l’amour, ah ! je serais folle de me montrer récalcitrante. Ne trouvez-vous pas ?…

On sonna en bas, à la porte d’entrée. Guéméné regarda sa montre.

— Une heure, dit-il ; la consultation ! Tant pis, les clients attendront. Aujourd’hui, je déjeune au dessert.

Mais, au bout d’un instant, Léon entra :

— C’est monsieur le docteur Pautel qui voudrait parler à Monsieur.

Thérèse et son mari sourirent. Le docteur dit :

— Pautel vient me demander une consultation ; il est très malade… Si vous montiez la lui donner, mademoiselle Skaroff ?… Pour le cas dont il s’agit, vous serez la plus habile.

— Ma première consultation, alors ! fit Dina en se levant de table.

Elle était pâle et radieuse ; sous les deux touffes de ses cheveux crêpés, ses beaux yeux passionnés et doux s’allumèrent superbement lorsqu’elle reprit :

— Et la dernière…

C’était l’ivresse de son sacrifice amoureux qui, de cette fille pauvre, dans sa robe misérable et usée, faisait à ce moment une incomparable femme. Tranquille et sereine, elle secoua, de son geste ordinaire, les miettes de sa jupe, et s’en fut vers la porte, de son allure dansante. Avant de disparaître, elle sourit à ses amis qui expliquèrent :

— Au second étage, la porte à droite… vous le trouverez là… Nous vous laissons aller seule.

— Dans cinq minutes, vous viendrez me rejoindre, fit-elle.

Le docteur et sa femme achevèrent le repas en silence. Un trouble les avait saisis. Tous deux songeaient au mystère de ces belles fiançailles qui s’accomplissaient en ce moment sous leur toit. Elles étaient joyeuses, calmes et sans nuage ; et ils pensaient aux leurs qui avaient été mélancoliques. Cette étrange Dina s’en était allée à l’oblation de sa gloire, de sa science, de sa personnalité, de tout son « moi », enfin, avec une simplicité de petite fille. Des comparaisons pénibles s’imposaient à l’esprit de Thérèse et de Fernand.

— Montons-nous ? demanda le mari.

— Laissons-les encore un peu, dit Thérèse.

Une demi-heure plus tard, ils ouvrirent la porte du cabinet de Fernand. Pautel avait les yeux rougis sous le cristal du lorgnon. Dina portait encore sur ses joues délicates la flamme et l’orgueil du premier baiser, et tous deux se tenaient par la main, naïvement, comme les fiancés du peuple. Guéméné et sa femme se répandirent en félicitations. Le tableau était singulièrement banal de ce garçon flegmatique et de cette fiancée en robe de pilou, qui s’étaient joint les mains comme dans une photographie campagnarde. Dina Skaroff n’était plus qu’une insignifiante jeune fille destinée à vivre dans le sillage de son compagnon. La petite Princesse de Science qui, tant de mois, avait promené par les hôpitaux parisiens l’austérité de sa blanche livrée d’externe, les promesses de son talent, s’effaçait dans l’ombre d’un homme. Les médecins ne la verraient plus ; elle glisserait lentement dans un abîme d’oubli. Thérèse trouvait cela triste comme un enterrement, mais elle s’efforça à des propos d’élémentaire courtoisie.

— Vous avez de la chance, Pautel ; oui, vous avez de la chance !… Et vous, Dina, vous ne tirez pas non plus le mauvais numéro… Allons, vous ferez un gentil ménage… n’est-ce pas, Fernand ?

Elle se retourna pour chercher des yeux son mari : Guéméné avait disparu. Elle allongea la tête vers la pièce contiguë, son cabinet de travail ; il était vide.

— Où donc est Fernand ? répéta-t-elle.

Puis, prenant ce prétexte pour offrir aux amoureux un nouveau tête-à-tête, elle redescendit à la salle à manger en appelant son mari. Les domestiques desservaient la table : ils croyaient Monsieur là-haut. Sans savoir pourquoi, Thérèse eut au cœur une légère angoisse. Elle remonta deux étages si vite qu’elle s’essouffla un peu.

Fernand était dans leur chambre, debout devant la fenêtre. Il haletait, les poings fermés, tout frémissant.

— Qu’as-tu ? mon Dieu ! qu’as-tu ? s’écria-t-elle, effrayée.

Il ne répondit pas. Elle vit ses traits convulsés. Il la prit dans son bras, la faisant ployer sous son étreinte et, les yeux terriblement tristes, il dit, étouffant presque :

— Moi aussi, je t’aurais voulue toute !

TROISIÈME PARTIE

I

En juin, l’événement dont parla tout le monde médical fut l’élection de Boussard à l’Académie des sciences. Il avait à peine quarante-six ans. Ses livres de thérapeutique, et surtout son dernier ouvrage, la Thérapeutique des Maladies du Rein, lui avaient ouvert l’Institut. On ne savait au juste pourquoi il était le dieu des jeunes. L’Association des Étudiants lui vota un bronze d’art. À l’École de Médecine, l’après-midi, quand les jeunes gens, sortant de la dissection, se formaient en groupes dans la petite cour intérieure, son nom volait sur toutes les bouches, et l’on entendait ces exclamations admiratives, propres à l’adolescence :

— Un type épatant, mon cher !

— Sacré Boussard !

Ils n’en disaient généralement pas davantage, mais ils étaient béants d’enthousiasme, et l’admiration se propageait.

Boussard trouvait chez ses grands collègues une sympathie plus raisonnée. Tous lui firent fête, et les Herlinge donnèrent en son honneur un dîner de dix-huit couverts, dans leur appartement de l’avenue Victor-Hugo.

Thérèse et son mari, ce soir-là, furent en retard. La robe que la jeune femme s’était commandée pour la circonstance n’arrivait pas. En rentrant de l’hôpital, à cinq heures, après la contre-visite, Thérèse dut envoyer sa femme de chambre chez la couturière. Celle-ci s’affairait à finir les manches ; elle s’excusa : « Madame Guéméné, aussi, n’était pas une cliente ordinaire ; elle avait manqué trois essayages : il avait fallu s’en tirer tant bien que mal !… » Un fiacre attendait à la porte. On y fit monter deux ouvrières avec la robe inachevée qu’elles faufilèrent sur Thérèse, posant des épingles de droite et de gauche pour assujettir les plis. C’était une simple tunique de soie vert bronze, à reflets. Le beau corps de Thérèse s’y moulait superbement. La jeune femme riait, disant qu’elle travaillait dix heures par jour et qu’essayer des robes n’était point son fait. Et le mari, en habit, tout ganté, la regardant, riait aussi, amoureusement.

Quand ils entrèrent dans le salon des Herlinge aux trois fenêtres ouvrant sur l’avenue, quatorze personnes déjà présentes y mettaient un bourdonnement indistinct et une chaleur parfumée de bal. Aussitôt il y eut un arrêt dans les conversations. On se levait, les mains se tendaient ; Thérèse était dévisagée, pour la singularité de son cas d’interne mariée, pour sa jeune gloire, car sa réputation de travailleuse était établie. Tant de figures bougeant, papillotant devant elle, lui causèrent tout d’abord un éblouissement ; mais la fine et sombre silhouette de madame Lancelevée, qui se remarquait toujours dans n’importe quelle assemblée, attira son attention. Puis ce fut Artout, dont la forte carrure, les soixante ans dominateurs et le verbe haut affirmaient tout de suite aussi la personnalité. Il lui frappa doucement sur l’épaule, comme à un jeune camarade, disant d’une voix qui retentit dans tout le salon :

— Eh bien ! pas encore de bébé ?

Et, en vieil accoucheur, il lui scrutait la taille d’un air grave. Au même moment, le visage mat et la belle barbe assyrienne du docteur Gilbertus se profilèrent derrière lui. Le vulgarisateur de la science moderne, à force d’intrigues, réussissait à se faire inviter maintenant aux dîners des Herlinge. Il prenait des poses solennelles d’acteur. Son habit n’avait pas pli. Tout le laborieux effort médical de l’époque semblait enfermé sous son front blême. Thérèse s’amusa de voir ce génial charlatan faire si bonne figure dans ce milieu scientifique. Comme il la saluait en silence, pour plus de dignité, une toilette rouge se dressa près d’elle : élégante et bien coiffée, Dina Pautel était là, qui riait de n’avoir pas été reconnue tout de suite. Et, comme Thérèse se disait troublée par la multiplicité de ces figures, la jeune mariée protesta :

— Non, non, vous ne m’aviez pas reconnue ; j’ai quelque chose de changé : c’est ma robe.

Elle prononçait : « quelqué chose » ; elle était délicieuse et exotique dans cette soie rouge, avec le flamboiement de ses yeux tendres sous ses touffes de cheveux crêpés. L’étudiante russe était loin maintenant. Avec le feutre dépourvu de garnitures et la jupe de pilou, s’en était allé son mystère de jeune « cérébrale ». Mais, dans l’amoureux marché qu’avait été son mariage, elle oubliait son sacrifice pour évaluer seulement l’apport de son mari.

— Il est là-bas, à l’autre bout du salon, dit-elle à Thérèse ; le voyez-vous, avec monsieur Guéméné et Janivot, à gauche de la cheminée ?

La jeune femme aperçut en effet la tête blonde et le lorgnon de Pautel dans un groupe de médecins où s’agitait le docteur Herlinge, très animé par une discussion avec Janivot, l’aliéniste. Artout se tenait à l’écart ; il avait entraîné dans l’embrasure d’une fenêtre le jeune Bernard de Bunod, grand garçon pâle, aux membres maigres, aux yeux fous ; et, pour détourner son attention de la doctoresse Lancelevée, que son regard ne quittait pas, il cherchait l’un après l’autre tous les potins médicaux à lui conter : « Ce Janivot n’était qu’un bluffeur. Sa maison de santé de Passy ne se maintenait que grâce à des prix fabuleux : soixante francs par jour, sans compter les suppléments. L’audace de cet homme avait fait sa célébrité. Au demeurant, ce n’était qu’un médicastre… »

Madame Herlinge, à ce moment, s’écriait :

— Huit heures un quart ! et Boussard n’arrive pas !

Elle s’inquiétait d’un certain risotto, enrichi d’écrevisses et de truffes, qu’elle avait elle-même surveillé et qui serait manqué si l’on ne dînait pas à l’heure. C’était une grande femme de cinquante ans, froide et distinguée, à qui ses bandeaux d’un blond fané donnaient un âge ambigu. Elle avait les yeux ternes, parlait généralement à voix basse, avec de subtils coups d’œil sur tout son salon pour s’assurer du bien-être de ses moindres invités. Elle occupait une bergère auprès de la belle madame de Bunod, femme altière, aux cheveux blancs, à la rigueur protestante. Une jeune femme en toilette sombre était assise un peu plus loin et se tenait silencieuse auprès de son mari, un cachectique d’une effrayante pâleur. Personne ne leur avait adressé la parole. Leur qualité de « clients » les isolait dans cette réunion médicale qui ne comptait que des initiés. Madame Herlinge s’aperçut de leur délaissement et fit un signe à sa fille, dont s’étaient emparées Dina et madame Lancelevée.

— Viens donc, Thérèse, que je te présente à madame Jourdeaux.

Et elle eut un intraduisible accent d’orgueil maternel pour prononcer :

— Ma fille, madame Guéméné, interne à l’Hôtel-Dieu.

Les deux jeunes femmes se pénétrèrent d’un regard. Elles étaient également belles, de même âge, de même taille ; mais l’une s’épanouissait dans le bonheur ; l’autre, physionomie douce et résignée, traînait jusqu’ici son malheureux mari que dévorait, vivant, la plus horrible des infections internes : le cancer.

On entendit madame Lancelevée qui prononçait près du piano :

— Boussard ? Je le connais à peine. Je ne l’ai vu que rarement.

Dans l’embrasure de la fenêtre, Artout avait saisi par le poignet le jeune Bernard de Bunod et s’entêtait à l’occuper de ses bavardages :

— Ce Morner que vous apercevez là-bas, droit comme un terme, à côté de Guéméné senior, avait une autre étoffe que Janivot. Ses vices l’ont gêné. Il exploite petitement les plaques électriques dans je ne sais quel quartier populeux des faubourgs, tandis que Janivot pressure les riches neurasthéniques dans son établissement morticole de Passy. Mais Morner, sans l’alcool et sans la flemme, serait devenu quelqu’un. Il a été mon élève. Il promettait.

Très absent, à mi-chemin toujours entre la réalité qui l’entourait et la vie du souvenir où il retrouvait sa compagne, l’oncle Guéméné, à l’extrémité du salon, voyait impassiblement se nouer et se dénouer les groupes. Il était venu par tendresse pour Thérèse qui l’en avait prié, espérant le distraire. Rien de commun n’existait plus entre lui et le monde. Ses traits las, ses épaules affaissées, exprimaient un souverain détachement. Mais, lorsque son regard se fut posé sur le malade, il alla vers lui, comme attiré par une passion de pitié. Alors le silencieux Jourdeaux devint loquace : il savait son interlocuteur médecin, et se hâta d’accuser un cancer du foie ; se flattant d’intéresser un professionnel, il s’offrit comme un « cas », raconta ses misères avec prolixité et, tout en parlant, le malheureux, de sa main blême et décharnée, se caressait l’hypocondre machinalement.

Les yeux du veuf, indifférents et froids, prirent une douceur extraordinaire, et, tandis qu’ils se fixaient sur ceux du malade :

— Un cancer, monsieur ?… Et qui vous l’a dit ?… Quel médecin peut diagnostiquer sûrement un cancer du foie ?

— J’ai lu des livres de médecine, j’ai fait des rapprochements faciles ! soupira le pauvre homme.

— Et si dans un an vous étiez guéri ? demanda gravement l’oncle Guéméné, avec des réticences et une autorité où il y avait un infini de compassion.

Un éblouissement, quelque chose d’indicible passa sur le visage cadavérique de Jourdeaux. Debout devant lui, Eugène Guéméné le dominait. Avec ce fol espoir de vie, il avait répandu un fluide étrange de bonheur chez ce condamné ; il lui paraissait grand et puissant comme un dieu. Il dit encore :

— J’ai rencontré un cas semblable au vôtre, monsieur ; en dépit de tous les pronostics, le malade est aujourd’hui guéri. Les médecins…

Guéméné n’acheva pas. Tout le monde s’était tu ; il y eut par tout le salon comme une solennité soudaine. Le veuf, se retournant, vit entrer un homme chauve, grand et frêle, qui vint lentement saluer la maîtresse de maison. C’était Boussard.

Herlinge, Artout, Janivot, s’avancèrent pour lui serrer la main : ce fut une débandade générale. Avec une déférence très marquée, les jeunes, Pautel et Guéméné, le saluèrent. Puis il y eut des présentations. Madame Lancelevée, devant qui le grand homme s’était incliné, rejeta de côté sa traîne molle de velours noir, et se recula au fond du salon pour rejoindre la timide Dina qui était demeurée dans l’ombre ; elles reprirent leur causerie interrompue :

— Et vous ne regrettez rien, chère madame, vous êtes heureuse ?

— Oh ! oui, bien heureuse… Il me remercie chaque jour, et je lui dis que cela n’en vaut pas la peine.

Boussard ajusta son monocle, enveloppa la doctoresse d’un rapide coup d’œil, et, se penchant vers Artout :

— N’était-elle pas en 98 externe à Beaujon, dans votre service, et n’est-ce pas elle que, pour son insensibilité, son calme léthargique, vos élèves appelaient « Morphine » ?

— Justement ! reprit Artout en réprimant un sourire. C’est une femme de valeur. Je la tiens en grande estime. Il ne faut plus blaguer les doctoresses, mon cher…

On avait annoncé le dîner ; madame Herlinge dit :

— La doctoresse Adeline n’est pas encore arrivée ; mais elle m’a priée de ne pas l’attendre.

Alors elle prit le bras d’Artout, Boussard offrit le sien a Thérèse qui, dans le trajet du salon à la salle à manger contiguë, trouva le moyen d’entamer avec l’illustre confrère une conversation médicale. Le maître de maison conduisit madame de Bunod. S’approchant de son gendre, madame Herlinge lui glissa un nom à l’oreille

— Madame Jourdeaux… là-bas…

Fernand Guéméné chercha des yeux et joignit la triste jeune femme. Elle avait à peine posé la main sur la manche de son habit qu’elle lui demandait :

— Vous êtes le gendre de madame Herlinge, vous êtes docteur, n’est-ce pas, monsieur ?

Et, sur la réponse de Guéméné, elle se sentit en confiance tout de suite. Ces malheureux Jourdeaux, avec une même âpreté de désespérés, se raccrochaient à tout ce qui portait un titre médical. Les Herlinge les avaient connus, l’an dernier, à Vichy, où madame Herlinge s’était vite intéressée à la sympathique jeune femme, qui eût fait des platitudes pour gagner son amitié. Madame Jourdeaux semblait absorbée par un sentiment unique : la pitié pour son mari. Le ruissellement des lumières dans la salle à manger, l’éclat des fleurs rares, la blancheur de cette longue table neigeuse, la fine dorure des porcelaines, l’argenterie, les cristaux, les fruits monstrueux, toute cette gaieté de fête répandue dans l’atmosphère de la salle ne parut pas l’atteindre. Dans le tournoiement des convives en quête de leurs places, elle chercha son malade et le découvrit à l’extrémité opposée, entre Janivot et madame Lancelevée. Aussitôt, avant même qu’on fût assis, dans le bruissement des robes que les femmes foulaient entre les chaises, elle le désigna d’un geste à Guéméné :

— Voilà mon pauvre mari, là-bas, docteur.

Madame Herlinge s’était assise ; elle avait Artout à sa gauche et Boussard à sa droite ; le maître de maison se trouvait entre madame de Bunod et la doctoresse Lancelevée. Les hommes étant plus nombreux que les femmes, un bloc de quatre médecins occupait un des bouts de la table. C’étaient Janivot, Pautel, Gilbertus et Morner, — qu’on invitait de temps en temps, ses parents, de vieux amis de province, l’ayant jadis recommandé aux Herlinge.

On servit le potage. Peu à peu, couvrant le choc amorti des cuillers, le bruit des propos s’enfla. On entendait la grosse voix d’Artout qui, ayant perçu quelques mots scientifiques échangés entre madame Jourdeaux et Fernand Guéméné, s’écria :

— Ces gens du monde sont étonnants ! Avec tout ce qu’ils apprennent maintenant, nous sommes fichus. Ma parole, ils nous collent sans cesse ; ils connaissent avant nous leurs maladies, ils se permettent de les discuter et nous donnent au besoin des consultations sur leur état. On devrait interdire aux revues la publication de ces articles de physiologie ou de thérapeutique où se délecte la clientèle… Alors, quoi ? qu’est-ce qui nous reste, si nos malades en savent autant que nous ?

Un peu effrayée, la douce madame Jourdeaux leva sur lui ses sombres yeux de brune ; mais le brave homme riait, malgré son air terrible : aussitôt, rassurée, elle reprit avec Guéméné l’histoire du mal dont souffrait son mari. Fernand se penchait vers elle, l’écoutait complaisamment, la questionnait même. Herlinge et madame de Bunod, répondant à la sortie d’Artout, défendaient au contraire l’utilité de la clairvoyance et du savoir chez le malade.

— En étiez-vous plus avancés, docteur, demanda la froide femme aux cheveux blancs, quand le client, interrogé par vous, déclarait que « ses nerfs se nouaient sur son estomac » ou bien « qu’il sentait là une barre de fer » ?

Sous ses bandeaux blancs, les diamants de ses oreilles étincelaient. Sa manche courte laissait voir au coude, dans un flot de valenciennes, la rondeur de son bras nu, encore beau. Des opales, un gros rubis serti de brillants, une émeraude à facettes, des gemmes de toutes couleurs scintillaient à ses doigts déformés de rhumatisante. Et elle surveillait sans cesse, à la dérobée, son fils, le pâle jeune homme qui, un peu plus loin, rêvait silencieusement.

Boussard, le héros du jour, parlait peu. Thérèse avait en vain tenté d’entamer avec lui, sur les altérations du cœur, un entretien précieux pour elle. Il ne s’y prêtait guère. Elle alla même jusqu’à lui confier le secret de sa thèse. Il dit seulement :

— Ah ! ah ! très curieux… Je vous félicite, madame.

Et il se renferma dans sa méditation. Il venait d’être frappé cruellement dans sa vie conjugale. Son divorce était pendant. On le disait très affecté. Il possédait d’ailleurs une de ces intelligences sans éclat, mais insondable, comparable à l’un de ces puits dont la surface est étroite, terne, obscure, mais l’eau pure et la profondeur ignorée.

Entre lui et madame Lancelevée assise en face, un étroit vase de verre portait de minces tiges d’héliotrope. Il étendit la main et le déplaça. Une seconde, librement, ils se contemplèrent. La doctoresse était très belle, ce soir. Sous l’arc magnifique de ses sourcils, elle avait les yeux bougeants, changeants, inquiets et tragiques. Janivot, s’adressant à Pautel, lui demanda :

— Quel âge peut-elle avoir ?

On passait le poisson, quand le rire de Jeanne Adeline éclata derrière la portière. Elle entra en ôtant ses gants, grasse, blonde et frisée, se moquant de toute cérémonie ; et, comme les hommes se levaient, elle agita ses mains potelées qui sentaient encore le savon antiseptique :

— Non ! non ! tout le monde assis ou je m’en vais !

Elle prit la place que lui avait ménagée à côté d’Artout madame Herlinge, qui ne redoutait point, pour l’aimable bonhomme, les gauloiseries de la dame. Le valet de chambre lui apporta son potage. Elle conta ses douze visites de l’après-midi, sa course rue de Buci, chez elle, pour « se nettoyer ».

— Et me voilà ! finit-elle. Encore ai-je pris un sapin pour être moins en retard.

Et tout le monde eut la même idée : celle des trente-cinq sous de son fiacre annulant une visite parmi les douze de l’après-midi.

Alors la conversation, devenant générale, tomba sur les femmes-médecins. Certes le métier dépassait presque les forces d’une femme ; ces guérisseuses nouvelles faisaient preuve d’une énergie, d’une volonté totalement inconnues des générations précédentes. Le bout de la table, où cinq hommes se trouvaient côte à côte, fit grand tapage. Gilbertus, galant, déclarait que nulle autre mission ne convenait mieux à la femme ; la doctoresse était pour lui l’incarnation moderne de la sœur de charité. Le pauvre Jourdeaux, placé près de madame Lancelevée, fit effort pour dire « combien ce devait être encourageant d’être soigné par les dames ». Mais Janivot, au contraire, impudemment, devant ces jeunes femmes, ses « confrères », criait à l’abomination. À cause de leur lobe frontal moins volumineux, les femmes ne pouvaient rivaliser avec l’homme dans les carrières scientifiques. Ces êtres nerveux, frémissants et vibrants, feraient tort à la science, la compromettraient. Puis la femme, dogmatique par nature, capable d’enregistrer en son cerveau un enseignement, s’y enferme étroitement, incapable de l’élargir, de l’adapter à un cas nouveau, rationnellement, par déductions logiques.

— Elles s’assimilent des livres, clamait-il dans la rumeur de toute la table, en dépit des protestations indignées de Thérèse, elles n’inventent jamais rien. Or le vrai médecin doit être un inventeur inlassable, toujours en éveil.

— Il a raison ! cria comiquement la doctoresse Adeline, en applaudissant de ses deux mains grasses levées au-dessus de son assiette ; il a raison : regardez-moi un peu, vous tous qui protestez, et dites-moi donc quelle figure je fais près de monsieur Artout !

— Des sœurs de charité ! Gilbertus, vous me la baillez belle ! continua Janivot, excité par l’animation de tous les convives. Mais demandez donc à ces dames si la curiosité, chez elles, n’a pas toujours été plus forte que la sensibilité. Demandez-leur si elles s’émeuvent, demandez-leur si elles pleurent, demandez-leur surtout pourquoi elles soignent et si la seule pitié humaine les a conduites là où elles sont.

— Bravo ! fit très haut madame de Bunod qui haïssait la doctoresse Lancelevée pour la passion qu’elle avait inspirée à son fils.

Artout riait à pleine gorge, en donnant des coups de poing sur la table. Cette hardie mercuriale, jetée sans vergogne à la face des doctoresses présentes, lui semblait très crâne, très amusante, l’enchantait. Et il ne réfutait rien, laissait la verve de Janivot s’écouler, jouissait de l’ébahissement général. Le maître Herlinge paraissait beaucoup moins satisfait. Son œil bleu s’allumait d’un reflet dur dans son visage parcheminé. Il était fier de sa fille, et ces propos, loin de l’égayer, l’irritaient secrètement.

— À la Présidence, on ne partage pas votre opinion, mon cher ! dit-il enfin : on y accorde la plus absolue confiance à madame Lancelevée.

Des parfums de viandes grillées, de gibier épicé, aromatisé aux baumes violents, s’épandaient dans l’air. La chaleur des lumières développait l’odeur capiteuse des corolles épanouies ; les gâteaux et les crèmes fleuraient la vanille sucrée. Et, pendant que le brouhaha des voix s’élevait plus confusément, le valet de chambre des Herlinge, important et gourmé, tournait autour de la table, promenant deux bouteilles poussiéreuses dont il glissait les goulots, discrètement, entre les convives, en laissant tomber ces mots à intervalles réguliers :

— Château-Laffite… Pomard…

Alors Artout, avançant la tête pour rencontrer le regard de Janivot, s’écria sur un ton qui dérida tout le monde :

— Pour ce qui est du lobe frontal, mon bon, je mets celui de ces dames diablement au-dessus de certains lobes masculins, vous savez…

Et Boussard, qui n’avait rien dit encore, ajouta de sa voix lente et sympathique aux femmes :

— Près de l’enfant elles sont parfaites, avant la naissance, pendant et après… Nous découvrons parfois en elles d’admirables auxiliaires. Moi, je leur rends hommage.

Et, comme s’il eût été intimidé, l’homme célèbre, ayant parlé, but une gorgée d’eau.

— Oh ! reprit l’aliéniste, craignant d’avoir été trop loin, à toute règle il est des exceptions ; témoin ces dames, ici présentes : ce n’est pas seulement par leur beauté qu’elles m’intéressent.

Boussard redressa son crâne nu, ses tempes chauves qui semblaient polies dans la substance des divines statues ; ses yeux gris, penseurs et doux, firent le tour des convives. On sentait qu’il allait parler ; un silence presque religieux s’était fait, que ponctuait l’appel monotone :

— Château-Laffite… Pomard…

— Il y a ici, dit-il enfin, une jeune femme dont je sais l’histoire. C’était une confrère, travailleuse et vaillante, qui touchait à l’internat, une étrangère, si je m’en souviens… On me l’avait signalée. Elle n’est plus étudiante. Elle a épousé l’un des nôtres et lui a donné cette marque d’amour de renoncer à toute ambition, à toute vanité. Cette jeune femme a été très grande ; ce qu’elle a fait devait être très difficile.

Madame Herlinge, se penchant vers Boussard, lui désigna là-bas, entre Bernard de Bunod et l’oncle Guéméné, Dina qui souriait, rouge de plaisir. Ses yeux tendres d’antilope se fixèrent sur Pautel, et elle répétait comme le premier jour :

— Eh ! c’était bien le moins ; oui, c’était bien le moins…

Alors chacun renchérit sur Boussard, et toute l’attention se porta sur Pautel qui eut véritablement là une minute de triomphe. Énigmatique, avec son regard de myope sous le chatoiement du lorgnon, il était celui à qui tout un glorieux avenir de femme avait été sacrifié. Sa clinique de la rue Saint-Séverin, où il soignait les cardiaques, avait déjà fait quelque peu parler de lui ; mais combien plus cette amoureuse histoire, cette poétique et sensationnelle conquête de la femme savante redescendue pour lui des sommets de la science dans la vie obscure des bonnes épouses ! Il avait comme hérité toute sa gloire. En s’éteignant, la petite étoile qui se levait dans ce monde de science avait laissé à l’astre ami une splendeur.

Il dit, avec cet aplomb joyeux que donne le grand bonheur :

— J’espère aimer assez ma femme pour qu’elle ne regrette rien.

Alors Boussard, se tournant vers Thérèse, lui dit, presque à voix basse :

— Ne voyez pas un blâme, chère madame, dans mon admiration pour le sacrifice de cette jeune étudiante. Vous y viendrez.

— Y venir, moi ! jamais, docteur ! s’écria Thérèse avec un entêtement passionné, jamais !

Fernand souffrait. L’apothéose dont Pautel, en plein dîner d’apparat, venait d’être le héros lui suggérait un retour sur lui-même. Son bonheur conjugal lui semblait diminué de tout celui de son camarade. Il n’avait rien obtenu, lui, pas une concession, pas le moindre renoncement. Et la gêne qu’il éprouvait soudain d’être présent à cette ovation, prouvait bien le défaut initial de son union. Maintenant il percevait, par lambeaux de phrases, ce que Thérèse disait à Boussard sur la condition de la doctoresse mariée, sur les droits de l’épouse et les droits professionnels de la femme. Il sentait son ardeur à défendre ses théories, sa révolte à l’idée qu’on pût la croire capable, elle aussi, d’accepter le joug sous lequel se nivellent toutes les amantes. Une colère étreignait le mari. Ce fut à ce moment qu’il apprécia mieux sa douloureuse voisine. Il ne l’avait pas trouvée fort intelligente jusqu’ici. Il jugeait même de mauvais goût cette consultation indiscrète que, depuis le commencement du repas, elle lui arrachait bribe à bribe, comme s’il avait pu, avec des mots, lui guérir son mari. Mais la douce jeune femme, devinant peut-être, par une délicate intuition, ce qu’il endurait, commença :

— Le docteur Boussard ne dit pas tout. Une femme doit se trouver bien heureuse d’être assez aimée pour qu’on l’épouse malgré tous ses devoirs professionnels, qui font si peur aux maris, d’ordinaire !

Puis elle conta que, deux ans auparavant, elle avait aperçu à Vichy mademoiselle Herlinge. Combien elle l’avait admirée ! Ah ! un homme devait être fier d’une telle épouse. Quelle belle association conjugale !… Elle aurait tant aimé être médecin, elle, pour soigner son pauvre mari !… Et ses yeux cherchaient, à l’autre bout de la table, Jourdeaux qui, de tout le dîner, n’avait pris que quelques gouttes de lait.

Madame Herlinge ne se mêlait guère aux conversations ; elle écoutait d’une oreille distraite, mangeait à peine. Ses yeux gris, furtivement, surveillaient ses dix-sept convives ; elle scrutait leur assiette, leur verre, leur pain, jusqu’à leur physionomie ; et l’expression de sensualité qu’ils laissaient voir, quand passait un met plus exquis, flattait secrètement son orgueil. Le valet et la femme de chambre avaient à leur tour les yeux fixés sur les siens ; de ses prunelles, secrètement, elle leur donnait des ordres : c’était entre la maîtresse et les domestiques une télégraphie mystérieuse. Un bien-être s’ensuivait pour les invités. Le service se faisait comme par enchantement. Herlinge était ravi. Il tirait vanité de ses dîners autant que de ses diagnostics célèbres. On en causait en ville ; c’était sa supériorité sur Boussard qui, le surpassant en talent, en hardiesse, en initiatives scientifiques, n’aurait pu, dans son intérieur disloqué d’homme sans foyer, tenir une table comparable à celle-ci. Lorsqu’on s’exclama sur la succulence du risotto, il rayonna. Ce fut le dédommagement des soucis, des peines, des courses, des préoccupations et des fatigues que, depuis huit jours au moins, madame Herlinge s’était infligés.

On s’excitait : la table devenait bruyante. Il y eut un désaccord entre Artout, Herlinge et Janivot d’une part, Boussard, de l’autre, sur la sérothérapie de la tuberculose. Les trois premiers niaient la valeur du vaccin de singe appliqué à l’homme ; Boussard, au contraire, citait des faits probants. Audacieusement, Thérèse se mit de son côté. Jeune et ardente, elle poussait la foi dans les sérums à un plus haut degré que ses aînés. Elle éleva la voix ; on se tut pour l’écouter ; les yeux allumés, belle de foi, de sincérité, d’enthousiasme, elle tint tête à Janivot, à son père, au vieil Artout lui-même. D’ailleurs, elle pouvait bien le dire : du sérum de singe, elle s’en était procuré, grâce à un camarade de l’Hôtel-Dieu, préparateur à la Faculté ; elle en avait injecté à un joli lapin blanc ; elle s’en serait injecté à elle-même et, après cela, elle aurait pris la maladie, par inoculation, comme on se fait une piqûre d’éther, sans sourciller…

Boussard l’appuyait ; il émettait des arguments moins tapageurs, plus logiques, fondés sur les analyses sanguines ; il affirmait, avec certaines réserves, l’identité du terrain chez l’homme et le chimpanzé… Ses dires étayaient ceux de la jeune femme, donnaient à ce plaidoyer féminin des apparences de force. C’était le rêve de toute son adolescence que Thérèse réalisait : discuter avec les savants, les égaler dans le raisonnement, leur faire reconnaître et accepter sa personnalité.

Alors, encouragée, elle parla de sa thèse. Elle y avait sacrifié une jeune chatte dont elle se servait pour ses expériences de laboratoire. C’était, croyait-elle, un fait unique. Elle montra sa main griffée en plus d’un endroit ; elle avait de ces vanités de charmeuse de panthères ; on la félicita de sa bravoure. Et, comme elle voyait tous ces médecins captivés, elle raconta ses inoculations de scarlatine à des cobayes, à des rats, à des lapins : tous mouraient à intervalles différents, selon l’espèce ; la chatte avait survécu. Par un traumatisme habile, elle avait provoqué chez cette bête une lésion du cœur, une endocardite consécutive à la scarlatine. Depuis, elle essayait une thérapeutique nouvelle. Cela, c’était son secret.

Victorieusement, elle regardait Janivot. Oserait-il maintenant affirmer l’insuffisance de son lobe frontal ? Madame Lancelevée restait silencieuse. Il y avait en elle quelque chose d’étrange, ce soir. Certains la pensèrent jalouse du succès qu’on faisait à Thérèse. Artout, en effet, clamait à pleine voix que « cette petite Guéméné l’épatait carrément ». Gilbertus, hyperbolique, ne se gênait pas pour déclarer que « ce cerveau de femme détenait peut-être les grands mystères scientifiques de demain ». Morner trouvait amusant qu’une femme travaillât à ce point. Madame de Bunod complimenta le père. L’excellente Jeanne Adeline, très animée, disait à Fernand Guéméné, son voisin de gauche :

— Ah ! c’est beau ! c’est beau ! votre femme est une gaillarde, mon cher !

Et Boussard la complimenta :

— Vous donnez un bel exemple aux jeunes hommes, madame.

La doctoresse Lancelevée possédait aussi son laboratoire. Elle pratiquait la bactériologie. Le public ne la connaissait guère que d’après ce portrait où on la voyait en blouse blanche, devant une table chargée de fioles, et tenant dans ses mains un cobaye apeuré. Elle aurait eu fort à dire en l’occurrence. Elle se tut. On la crut vexée. Seul Bernard de Bunod, blême et les dents serrées, qui n’avait pas cessé de considérer Boussard, devina pourquoi, ce soir, l’impénétrable femme semblait étrange.

Le dessert venait de s’achever ; on passait au salon pour le café. Le cas de Thérèse occupait toujours les convives. Les femmes secouaient avec des bruits de soie leurs jupes froissées. Les hommes s’empressaient, déplaçaient les sièges, offraient leur bras. Madame Jourdeaux abandonna celui de Guéméné pour courir à son malheureux mari, prendre de ses nouvelles. Fernand, demeuré seul, observait sa femme : elle discutait avec Boussard, rayonnante de fierté, satisfaite, épanouie. Artout, penché près de madame Herlinge, lui parlait évidemment de sa fille ; et il avait ce geste de se tapoter le front, qui disait tout ce que Thérèse avait « là ». Sous sa froideur, la mère exultait. Guéméné la vit sonner la femme de chambre, lui donner un ordre. La domestique revint apportant une élégante cassette. Alors madame Herlinge, l’ouvrant, exhiba des cahiers de Thérèse, enfant. Son orgueil maternel l’entraînant, elle alla jusqu’à lire à haute voix, pour un petit cercle qui comprenait Artout, madame de Bunod, les Jourdeaux, Pautel et l’oncle Guéméné, un devoir de style qu’avait écrit Thérèse, à huit ans, sur cette maxime : « Tout ce qui brille n’est pas or. » On s’émerveilla.

Après le café, les hommes s’en allèrent fumer dans le cabinet d’Herlinge. La question de la sérothérapie fut de nouveau agitée. L’éternel écueil, dans cette science, était l’impossibilité de tâtonner, d’expérimenter sur le véritable terrain : l’homme. La nécessité de recourir à des vaccinations d’à côté retardait indéfiniment le succès. On cita des médecins qui s’étaient inoculé à eux-mêmes les toxines. Pautel émit l’idée que les criminels pourraient être condamnés à servir de champ d’expérience, ce qui fut chaudement controversé. Les uns trouvaient à cette conception une horreur « moyen-âgeuse », les autres auraient aimé que ces rebuts de la société fussent, en périssant, utiles au bien commun. Puis de nouveaux points de casuistique médicale furent passés en revue. La fumée des cigares obscurcissait la pièce. Les livres de la bibliothèque, les dos de chagrin rouge, la toile bise des brochures scientifiques, le vert bronze des infolio, n’apparaissaient plus qu’à travers une gaze bleuâtre. Le bruit des voitures, sur l’avenue, entrait par la fenêtre ouverte. Dans un pan de l’espace on apercevait, dessiné par quatre points d’or scintillants, le gigantesque alpha qu’inscrit au ciel Cassiopée. Boussard, d’une mentalité subtile, parlait des piqûres de morphine qui précipitent le dénouement des agonies douloureuses. Avait-on le droit d’y consentir ? Lui connaissait, à ce sujet, de grands troubles. Quand la morale et l’humanité entrent en conflit, que peut décider l’incertaine conscience ?

— … Et je cède à l’humanité, continuait-il de sa voix sourde d’homme modeste. Délibérément je donne la mort, offensant l’impitoyable morale, mais choisissant de commettre l’acte dont je souffre seul, plutôt que de tolérer les douleurs du moribond.

Janivot jugeait la question beaucoup plus simple :

— Il suffit de n’être pas une brute, disait-il ; lorsqu’on peut abréger des souffrances, on n’y va pas par quatre chemins.

À son tour, Artout parla des avortements. En sa qualité d’accoucheur, il professait ce qu’on pourrait appeler la religion de l’enfantement. Pour lui, l’enfant représentait une puissance inviolable, l’humanité de demain. Ce vieux célibataire, à l’austérité proverbiale, apparaissait comme un créateur de vies, comme le prêtre de la fécondité, avec son geste coutumier de présenter, d’offrir à l’existence les nouveau-nés. Il voulait la pullulation de la race, l’humanité toujours plus grouillante, submergeant la terre. Et quand on lui demandait pourquoi, il répondait superbement :

— Il y a des lois secrètes qui dépassent notre raison.

Mais Pautel prétendait qu’à la mère il ne faut pas hésiter, le cas échéant, à sacrifier l’enfant, car la mère est aussi l’épouse, la créature accomplie, parachevée… Et il finit par discuter avec passion, ayant inconsciemment devant les yeux sa chère Dina qu’il savait enceinte.

Ensuite les médecins se racontèrent leurs souvenirs de jeunesse. L’oncle Guéméné, qui avait fait ses études à la Pitié, rappela des anecdotes. Alors chacun apporta la sienne. L’un après l’autre, les hôpitaux de Paris furent évoqués : Lariboisière, qui ressemble à une usine suburbaine ; Beaujon, triste et resserré dans le faubourg Saint-Honoré ; Saint-Antoine, mi-moderne et mi-antique, avec son air de couvent restauré ; la Salpêtrière aux allées somptueuses, palais royal de l’hystérie ; puis Tenon, l’hôpital nouveau, avec ses cloîtres où l’on voit cheminer, pareils à des moines blancs, les escouades d’étudiants suivant leur chef. Et ce furent encore Laënnec, pittoresque et archaïque, avec le clocher léger de sa chapelle ; la Charité, célèbre par les fresques de sa salle de garde gothique ; l’Hôtel-Dieu, solennel et imposant, avec les galeries superposées qui enclosent sa cour intérieure… Morner lui-même devint loquace. Gilbertus, fourrageant sa barbe noire, daigna s’égayer.

Dans cette animation d’hommes qu’excitait le tabac, Fernand Guéméné se taisait. Comme s’il eût étouffé dans la pièce, il était allé s’asseoir sur le rebord d’une fenêtre. L’esprit loin des causeurs, il mâchonnait un cigare, préoccupé d’une idée qui lui était venue tout à l’heure, tandis que sa femme discourait. Une rougeur lui montait au front ; une émotion lui serrait la gorge. Il ne percevait rien des propos qui s’échangeaient autour de lui ; mais toujours il entendait Thérèse, hardie et assurée, prouver sa valeur, raconter ses recherches, étaler ses succès, se placer, malgré ses vingt-cinq ans, parmi les illustres. Et il se disait : « Que peut-elle bien penser de moi ? en quelle estime me tient-elle ?… »

En effet, qu’était-il, lui ? Un modeste et insignifiant médecin de quartier, pas davantage. Comme elle figurait bien, tout à l’heure, près de Boussard, ce prince de science que les journalistes allemands venaient interviewer des plus lointaines villes de la Pologne prussienne ! Elle avait osé contredire Artout. Elle avait réduit au silence Janivot, l’aliéniste opulent. Mais lui, quel pauvre personnage jouait-il ici ?

Son sang affluant au cerveau lui martelait les tempes. Il se sentait la tête pesante. Il prenait soudain conscience de son intellectualité saine, active, mais que nulle ambition n’avait jusqu’alors exaltée. Le coup de fouet de l’humiliation avait provoqué au fond de son être un sursaut d’orgueil offensé. Serait-il donc toujours un petit garçon près de Boussard, et, pour Herlinge, pour tous, « le mari de la doctoresse » ?…

Et il aspirait longuement l’air plus frais qui venait de l’avenue.

Il pensait ne jouir ici que d’une médiocre considération, ce dont il ne s’était jamais soucié avant ce soir, dans sa belle imprévoyance de modeste. Un désir ardent de notoriété s’éveillait en lui. Il contempla Boussard, qui fumait sous le lustre, et l’envia. Il envia jusqu’aux soixante ans majestueux d’Artout, contre lesquels il eut troqué sa jeunesse pour s’imposer à Thérèse, en maître. Mais que faire ?… Il s’imaginait que, le jour où il serait célèbre, elle s’inclinerait ! L’aimait-elle seulement ? Savait-on !… Et il eut des larmes qu’il cacha en regardant au dehors.

Lorsqu’on rentra au salon, les Jourdeaux se retiraient. La belle et malheureuse jeune femme se précipita vers Guéméné. Il lui avait décidément inspiré une confiance extraordinaire. Elle le supplia :

— Oh ! docteur, je vous en prie, faites-moi l’honneur de soigner mon mari, venez l’examiner demain. Vous m’avez dit ce soir des choses qui m’ont frappée. Je suis convaincue que vous verrez dans son cas ce que d’autres n’y ont pas vu.

Guéméné sourit, hésitant. Le mari, à son tour, s’approcha :

— Je sais bien que mon compte est réglé, dit-il avec un essoufflement ; cependant, si l’on essayait un nouveau traitement… Oh ! ce que vous voudrez, docteur, je m’en remets à vous.

Guéméné le regarda ; un éclair luit dans ses yeux. Puis il dit, en notant sur son carnet l’adresse des Jourdeaux, boulevard Saint-Martin :

— Je suis très flatté, monsieur, croyez-le…

Dans le coupé qui les ramenait, sa femme et lui, il dit à Thérèse :

— Tu ne sais pas ? Les Jourdeaux m’ont demandé. Ils ont la certitude que je vais guérir ce malheureux. Que penserais-tu de moi si je réussissais pareille cure ?

Thérèse, se rejetant au fond de la voiture, éclata de rire :

— Guérir un cancéreux, mon pauvre chéri ! es-tu fou ?

II

L’été s’annonçait très chaud. Pareille à une gigantesque corbeille de verdure posée sur les eaux, l’île Saint-Louis apparaissait de loin, dans la fournaise des quais, comme une oasis de fraîcheur. Mais les peupliers d’Italie l’entouraient d’une épaisseur de feuillage qui l’étouffait. La Seine, baignée de soleil, reflétait sur les façades son fourmillement de feu ; elle semblait rouler un métal en fusion. La maison des Guéméné, tournée de biais vers le couchant, se trouvait une des plus éprouvées par l’ardeur de la saison. Le soleil la dévorait implacablement. Dès le matin, il la caressait de rayons obliques. À midi, il l’embrasait au point de craqueler la peinture des murailles. À quatre heures, il se présentait de face au-dessus des tours Notre-Dame, entrant à pleines fenêtres, dardant jusqu’au fond des chambres. Et il continuait alors de descendre lentement dans le ciel parisien, sans faire grâce à l’étroite façade d’un rayon. À sept heures, à huit heures du soir, il était encore là-bas, très lointain, toujours en vue, filtrant au travers des peupliers touffus ; et de petites lunes dansaient sur la tapisserie des murailles. Sans trêve aussi, passaient les bateaux-mouches dont l’hélice battant l’eau faisait un bruit de moulin. Les pigeons voletaient autour des arbres ; on les entendait, au crépuscule, roucouler dans les branches.

Fernand Guéméné parcourait l’île en tous sens. Tantôt à pied, tantôt en fiacre, il passait le pont Louis-Philippe, le pont Marie, ou bien le pont de la Tournelle pour gagner la rive gauche. Et, dans les escaliers obscurs de ces maisons du vieux Paris, il grattait des allumettes pour ne point trébucher. La clientèle, en cette saison, l’exténuait. Il était surmené, à bout d’endurance. Des images de Bretagne le hantaient. Il voyait sans cesse des landes fleuries de jaune, ou bien un clocher cornouaillais, posé sur une tour carrée à galerie. C’étaient encore des bois de chênes, frais et druidiques ; ou une grotte bleue, béante sur l’Océan. Partir ! il en rêvait la nuit ; et il se réveillait, le matin, au bruit des camions roulant sur le quai aux Fleurs, en face.

Il avait confié à Thérèse ce désir maladif, cette obsession des vacances. Mais elle, acharnée à ses études, l’avait conjuré, avec les plus tendres caresses, de lui accorder encore un délai : cette thèse la passionnait trop ; elle n’aurait jamais le courage d’en interrompre la préparation. Encore six semaines, et les expériences seraient terminées. À ce moment, elle achèverait ses observations cliniques. On pourrait alors songer à se reposer un peu.

Elle était si peu impérieuse, réclamait avec tant de douceur son droit au travail, qu’un scrupule prenait Guéméné. Il craignait d’être injuste envers Thérèse. Le respect dû à l’œuvre de cette femme d’exception dominait son viril appétit de commandement. D’ailleurs, il s’était déterminé à céder, tant que de graves raisons lui manqueraient pour revendiquer son autorité.

Juillet passa. Thérèse ne quittait plus guère maintenant son laboratoire de l’Hôtel-Dieu. Sa salle contenait quatre vieilles femmes qui servaient abondamment son étude sur les cœurs. L’une d’elles mourut. L’autopsie allait être merveilleuse. Thérèse la fit seule, avec un véritable enthousiasme. L’examen du cœur lésé fut très long. Elle dut envoyer un garçon de l’hôpital prévenir chez elle qu’elle déjeunerait à la salle de garde. L’état indescriptible où elle se trouvait alors, souillée de sang, des ongles jusqu’aux coudes, ne lui permit même pas d’écrire un mot à son mari.

Son laboratoire grouillait maintenant de bêtes de toutes sortes. Les souris blanches, sur une étagère s’agitaient dans cinq bocaux remplis d’une ouate blanche comme elles-mêmes. Des rats au museau rose grattaient nerveusement les parois de verre d’un aquarium. Entre les quatre pieds d’une table, on avait logé la boîte des cobayes. La plupart, inoculés et malades, se roulaient en boules de fourrure fauve. D’autres, sains et vifs, s’asseyaient dans la paille et, de leurs minuscules pattes de devant, avec un petit air têtu et sérieux, faisaient leur toilette. Cinq beaux lapins gras grignotaient des carottes dans une cage, sous l’étuve, et la jolie chatte cardiaque dormait en rond, au fond d’une corbeille.

Thérèse cultivait des bacilles dans du bouillon, dans du lait, dans du suc de pommes de terre. Des liquides troubles, équivoques, dans des fioles de toutes formes, peuplaient ses étagères. Ses doigts déliés et souples de jeune patricienne, faits pour diriger les fils emmêlés des dentelles, les soies, les fuseaux, les aiguilles des féminines adresses, se jouaient dans ces flacons terribles, lourds de toxines et de fléaux humains. Elle maniait ainsi, jouissant de sa formidable puissance, la fièvre typhoïde, la pneumonie, la scarlatine, la diphtérie, jusqu’aux monstres invisibles de la tuberculose. Elle se sentait posséder la mort.

Son travail lui offrait de tels plaisirs qu’elle ne pouvait s’en arracher. Sous la direction de son père, elle soigna une cardiaque par la glace et obtint des résultats inespérés. Elle ne quittait plus cette femme, ne voulait céder à aucun autre le soin de poser la glace et le stéthoscope, tour à tour, sur ce thorax haletant. Elle notait aussitôt les observations en vue de sa thèse, dont l’élaboration, du coup, fit un grand pas. À cette époque, l’Hôtel-Dieu l’absorbait à un tel point qu’elle prit l’habitude de déjeuner, presque chaque jour, à la salle de garde. Chez elle, ce repas lui causait une perte de temps : Fernand ne rentrait parfois de ses visites qu’à une heure de l’après-midi ; elle l’attendait, oisive, rongeant son frein à l’idée de ses travaux suspendus. La causerie qui prolongeait le dessert, ensuite, ne lui permettait pas de rentrer à l’hôpital avant deux heures et demie. À déjeuner sur place, elle gagnait, calcula-t-elle, deux heures chaque jour. Elle redoutait pourtant que ce nouvel arrangement ne peinât son mari. Mais Guéméné ne fit aucune objection, ne montra nul mécontentement. Il acquiesçait volontiers à toutes ses exigences depuis le dîner des Herlinge. Elle s’en apercevait et crut que l’attitude des grands confrères envers elle l’avait influencé. Elle s’en glorifia, s’imaginant avoir désormais plus d’importance aux yeux de Fernand.

Lui se résignait, avait une arrière-pensée et s’adonnait, sans qu’elle le questionnât, à un travail excessif. Sans négliger sa clientèle, en effet, il avait entrepris des recherches au laboratoire de thérapeutique expérimentale de l’École. Août survint, plus torride encore que juillet. Les Herlinge exploraient l’Écosse, Artout était en Suisse, Boussard en Norvège. Des affiches illustrées, sur tous les murs, évoquaient les voyages. On voyait des bateaux fumants, des trains en partance, des sites riants, des montagnes roses parmi les nuages, des paysannes bretonnes, la mer. Des mots, en gros caractères, devenaient obsédants : « Billets… Billets d’aller et retour… Billets d’excursions… Billets de bains de mer… » L’impossibilité de s’en aller lui faisait l’atmosphère plus suffocante, la fatigue plus lourde, le désir de fuir Paris plus tenace. Et il allait de client en client, les épaules voûtées, l’air las ; puis, trois fois par semaine, passant le Petit Pont, il gagnait la rive gauche, et, par le boulevard Saint-Michel, l’École de Médecine. Là, il s’enfermait dans les grands laboratoires sonores, où le soleil s’engouffrait par les baies immenses.

Le soir, il retrouvait sa femme au dîner. L’un et l’autre, fatigués, se plaignaient de la chaleur. Au crépuscule, ils s’accoudaient à la fenêtre, cherchant un peu de fraîcheur. Mais la muraille frissonnante des peupliers d’Italie faisait un grand rideau tendu devant l’air libre : on suffoquait. Ni elle ni lui n’osaient parler de voyages : tous deux y songeaient, cependant ; ils se serraient l’un contre l’autre, sans rien dire, passionnés et muets comme des amants aux rencontres hâtives.

Les lampes allumées, ils reprenaient le labeur, chacun à son bureau, dans des pièces différentes Le sommeil les unissait encore, harassés tous les deux, vaincus. Dès le matin, leurs vies divergeaient de nouveau.

Un soir, Guéméné rentra souffrant. Il ne se plaignit pas. Il connaissait trop les soucis professionnels de Thérèse, si différents des menues et tendres inquiétudes domestiques qui préoccupent une simple épouse. Il se mit seulement au lit plus tôt que de coutume, se tâtant le pouls, les yeux sur son chronomètre.

Le lendemain, trois cas intéressants l’attendaient du côté de la Bastille et, de plus, il devait voir Jourdeaux qu’il soignait assidûment. Il sortit à l’heure ordinaire, mais une telle faiblesse le prit, en fiacre, qu’il dut donner l’ordre au cocher de rebrousser chemin. À dix heures, il rentrait chez lui, les jambes chancelantes, sentant des vertiges, des nausées, des frissons. L’idée lui vint de la fièvre typhoïde : il chercha les prodromes des jours précédents. Pour monter l’escalier il lui fallut se tenir à la rampe. Le valet de chambre venait à lui ; Guéméné ne put dire que deux mots :

— Mon lit…

Alors il pensa que Thérèse n’était pas là, qu’elle ne serait pas là de tout le jour ; et il eut une impression poignante d’abandon. Quand il fut couché, la vieille Rose entra dans sa chambre. En le voyant si mal, elle voulut aller avertir Madame à l’Hôtel-Dieu, mais il s’y opposa par une pudeur d’amant insuffisamment aimé, qui met sa fierté dans une discrétion douloureuse. Puis l’amer plaisir de mettre en faute celle qui n’avait rien voulu lui sacrifier le tentait. D’ailleurs, l’importance des travaux de sa femme rendait très difficile ce dérangement soudain : les études de laboratoire ne se prennent ni ne se quittent à l’improviste. Si elle revenait à contre-cœur, sans pouvoir cacher une pointe d’humeur, quel supplice pour lui !…

Et il déclara aux domestiques n’avoir là qu’un abattement causé par la fatigue.

C’était le premier malaise qu’éprouvait sa vigoureuse santé depuis son mariage. Il souffrit de sa solitude, avec des excès, des outrances de sa sensibilité déchaînée. Il rêvait d’une maladie légère, subie près d’une Thérèse toute à lui. Elle glisserait dans la chambre à pas assourdis, lui offrirait des tisanes et des sirops avec les gestes amoureux qui exaltent. Elle le calmerait par sa seule présence, ses sourires apaisants, sa vision aperçue dans la glace, son silence. Par instants, même, il se figurait la voir à son chevet, — et rien : elle était loin, l’oubliant à distiller des virus dans des fioles.

Il l’appela, lui suggéra de revenir, croyant à une télépathie merveilleuse. Des afflux de sang lui battaient aux oreilles ; le tic tac de la pendule en accompagnait le rythme en mesure. Un affreux ennui le saisit : il essaya de dormir. S’étant réveillé après un bref assoupissement, il se crut à la fin de l’après-midi : la pendule marquait une heure vingt. Dès lors, de cinq minutes en cinq minutes, il regardait l’heure. Dans l’intervalle, il dénombra les fleurs de la tapisserie et y découvrit des figures fantastiques. Il prit sa température, fit de mémoire des opérations arithmétiques, s’assujettit à nommer mentalement tous les muscles de l’homme : les douleurs de tête le terrassèrent.

Il fut près de faiblir, d’envoyer chercher Thérèse, puis se gourmanda. En consentant à l’épouser étudiante, n’avait-il pas pris l’engagement de respecter son métier ?… Pouvait-il attendre d’elle cette dévotion intégrale, apanage de la femme uniquement consacrée à son foyer ? Non ! C’était une associée dont il ne devait pas gêner l’œuvre. Il fallait bien s’habituer à cette conception un peu spéciale du mariage. Mais que serait-ce, le jour où elle deviendrait médecin ? Le mari compte-t-il près de la clientèle d’une doctoresse ?

Son esprit, malgré ses efforts, revenait toujours à Thérèse. Il l’imaginait à ses côtés : les beaux cheveux noirs s’étalaient sur l’oreiller, encadrant le visage aux minces narines ; sous les cils mi-clos, la nacre de la sclérotique glissait doucement. Et il rappelait ses traits avec désespoir, comme s’il l’avait perdue… Ensuite une rancune l’irrita contre elle. Quel amour parcimonieux était le sien ! Comme elle se réservait, ne donnant d’elle que le strict nécessaire, marchandant le reste, vivant ailleurs, se refusant à la fusion complète !… Et il récapitula toutes les menues peines, les chagrins minimes, cruels et innombrables, qu’elle lui avait causés depuis sept mois… Alors il tomba dans une tristesse mortelle : jamais il ne serait heureux, sa vie était manquée…

À six heures, la porte s’ouvrit brusquement ; Thérèse entra essoufflée, affolée, toute blanche :

— Mon chéri ! mon chéri ! qu’as-tu ?

Il se souleva sur l’oreiller, la serra contre lui. Dans sa joie de la retrouver, il oubliait les phrases qu’il voulait lui dire.

Quand ils furent las de baisers, elle lui demanda, se désolant :

— Pourquoi ne m’avoir pas fait prévenir ? l’hôpital est à deux pas…

Il répondit :

— Je voulais m’aguerrir, apprendre à me passer de toi. Mais je ne peux pas, Thérèse, je ne peux pas…

La jeune femme frémissait : la plainte de son mari pénétrait en elle. Il ne réclamait rien pourtant, ne formulait pas un désir, ne précisait pas une volonté. Mais elle se raidissait comme s’il avait cherché à lui prendre de force sa liberté, et qu’elle dût se défendre. Il était jaloux de sa médecine, elle le voyait chaque jour ; et cette susceptibilité d’un amour exclusif l’offensait moins qu’elle ne la flattait. Quelle force il faut à une femme pour lutter sans cesse contre le vœu inexprimé, la prière latente du mari qu’elle adore !… Elle possédait deux vies, également surabondantes, passionnées, intenses : la vie amoureuse, épanouie au foyer, et l’autre, la vie intellectuelle, qu’elle menait magnifiquement dans l’atmosphère de l’hôpital. Lui retrancher une de ces existences, c’eût été faire d’elle la plus misérable des créatures. Fernand y travaillait cependant : il voulait tuer l’autre vie, celle de là-bas, avec ses jouissances, ses exercices d’énergie, ses ambitions. C’était une guerre cruelle, mais il ne se passait pas de jour qu’il ne la poursuivit par un mot, une attitude, ou une plainte comme celle qui venait de lui échapper. Et Thérèse frissonnait de peur, car, chaque fois, à ces désirs muets correspondait en elle un élan de générosité, un autre désir de sacrifice qu’une réflexion refrénait. Ne faiblirait-elle pas un jour, cependant ? Résisterait-elle jusqu’au bout malgré les pièges, les trahisons de son propre cœur ?…

Fernand fut guéri, le lendemain, de ce qui n’était qu’un accès de fièvre. Thérèse dut encore le quitter, à l’heure de la visite ; mais, deux heures plus tard, elle était de retour. Elle le retint au lit. Elle lui dit tendrement :

— Allons en Bretagne, veux-tu ? Partons tout de suite.

Il la regarda, surpris :

— Et ta thèse ?… et ta malade en observation ?… et tes massages du cœur ?…

— Mon chéri, s’écria-t-elle, comme emportée par une indignation secrète, toutes ces choses m’importent-elles à un moment où je vois ta santé compromise ? Ma thèse m’inquiète peu, va, lorsque tu souffres. Quant à ma malade, c’était, il est vrai, un cas bien intéressant, mais je me passerai d’elle… et personne ne s’apercevra de ce trou dans mes observations.

Guéméné buvait ces paroles d’affectueux renoncement : il fut ivre de joie. Il trouvait magnifique le dévouement de Thérèse ; à peine osait-il l’accepter.

— Ô mon amie, mon amie ! disait-il en lui baisant les mains, suis-je digne de toi ?

Elle exultait. Enfin l’on verrait si elle était une mauvaise épouse ! Elle aussi savait se sacrifier. Pour elle aussi, son mari tenait la première place ; et l’on cesserait peut-être maintenant de lui jeter, à toute occasion, par des allusions discrètes, voilées ou perfides, l’exemple de Dina…

Ils passèrent à la mer le mois de septembre. Sur cette plage à la fois chaotique et paisible de Morgat, qu’ils choisirent, Guéméné connut un bonheur de rêve. Ses inquiétudes, ses tourments, cessèrent. Pourquoi s’être méchamment irrité contre Thérèse ? N’était-elle pas l’idéale compagne, prête à s’oublier pour lui, à se dévouer, à négliger à son profit les plus attrayantes études ? Ils ne se quittaient pas, se chérissaient d’un amour joyeux d’adolescents, qui allait des baisers au sourire. Devant eux, la baie de Douarnenez se creusait en un cirque énorme. Ils se promenaient enlacés sur le sable fin de la grève, s’embrassaient au fond des grottes, dans les chemins creux, sur les routes même ; et les Crozonnaises, dont la coiffe est un réseau fin serrant les cheveux, s’arrêtaient au bord des fossés pour voir cheminer ce beau couple amoureux.

Mais, vers la fin, Thérèse fut prise d’une nostalgie de l’hôpital. L’idée de sa thèse l’obsédait comme une obligation qu’on n’a pas remplie. Elle se préoccupait de ses cultures, de ses études, de ses animaux. Qu’étaient devenus la chatte grise, le lapin blanc, les cobayes ?… Le premier octobre au matin, elle était à l’Hôtel-Dieu.

Alors commença pour elle une période de travail fiévreux, incessant. Au cours de sa dernière année d’internat, elle voulait acquérir toutes les connaissances que la pratique, dans les hôpitaux, peut donner à des étudiants sérieux ; et elle se résolut à changer de service. Elle alla chez Boussard, à la Charité. La distance qui sépare l’île Saint-Louis de la rue Jacob lui causa un surcroît de fatigue : le déjeuner à la maison dut être supprimé définitivement. Elle partait le matin, ne rentrait plus jamais que le soir. De plus, comme ses études bactériologiques nécessitaient des expériences sur les chiens, et que le laboratoire exigu du service de Boussard ne permettait pas d’y garder de si gros animaux, elle dut aller travailler à l’École. Le second jour, elle y rencontra son mari, dans l’escalier. Elle eut un cri de surprise :

— Que fais-tu ici ?

Et ce fut là, sur une marche du large escalier de l’École, que, badinement, dans la joie de cette apparition imprévue de sa femme, il lui révéla en quelques mots son secret. Le cas de Jourdeaux le préoccupait fort ; il voyait, lui, dans le cancer une infection. Il cherchait…

— Quoi ? demanda Thérèse, incrédule.

— N’importe, dit-il, si je trouve !

De ce jour, le hasard renouvela quelquefois leurs rencontres. Elles étaient brèves. Ils s’embrassaient entre deux fenêtres, furtivement, échangeaient quelques propos rapides, se séparaient, puis, à quelques mètres l’un de l’autre, se retournaient encore pour se sourire ; et leurs pas résonnaient sur le plancher des immenses vestibules nus. Elle se rendait aux salles de pathologie ; lui, à celles de thérapeutique.

La clinique de Boussard passionnait Thérèse. Cet homme insondable, marmoréen, acquérait, au lit des malades, une suave éloquence. La jeune femme ne croyait pas ignorer tant de choses qu’elle apprenait de lui sur l’art des diagnostics, choses non écrites dans les livres, toute une science inédite, personnelle, résultat de ses observations, de son propre génie médical, et qui, passant dans un élève bien préparé, faisait encore de celui-là un maître. Boussard reforgeait Thérèse, la préparait magistralement à la carrière. Elle se rendait chaque jour à son service avec la légèreté de cœur d’une femme qui court au plaisir.

Un matin, au lever, une syncope la cloua au pied du lit. Fernand s’effraya, la soutint, appela les bonnes. On s’empressa ; mais elle congédia les deux femmes et, revenue à elle, demeurait livide, avec une intraduisible expression de chagrin au fond de ses yeux humides.

— Tu souffres ? demanda Fernand, affolé.

Elle dit non, d’un signe.

— Mais tu es malade, Thérèse ! Que peux-tu bien avoir ?

— Je sais ce que c’est, dit-elle ; cette syncope m’a renseignée.

Elle s’abattit dans le fauteuil, les mains pendantes sur son peignoir, avec un découragement indicible ; puis, de ses yeux, des larmes jaillirent, coulèrent lentement, plus abondantes à mesure qu’une pensée plus intense, plus nette, aiguisait son regard.

— Thérèse ! cria Fernand.

Éperdument elle se leva, lui jeta les bras au cou, pleurant, sanglotant, disant sa peine avec une douceur où se cachait un passionné reproche.

— Tu l’as voulu, mon pauvre chéri, tu l’as voulu ! Nous étions si bien sans cet enfant ! Nous nous suffisions, étant tout l’un pour l’autre. Maintenant que de troubles, quel bouleversement !

Guéméné, se raidissant, lui prit les poignets, et, impérieusement :

— Ne pleure pas, Thérèse ! Je suis heureux, moi !

Il tremblait, la contemplait avec religion, répétait :

— Un enfant ! un enfant de toi ! notre enfant !… il est créé, il vit… Tu ne comprends donc pas ? Mais nous sommes immortels, désormais, nous nous perpétuons ; il sera toi, il sera nous, il prolongera notre vie… Un enfant de toi… quel mystère ! oh ! Thérèse, il me semble que je te chéris plus fort à savoir que tu es mère… Tu es mère, Thérèse, mère !

Il s’exaltait à considérer sa femme, comme si elle était la première à porter dans ses flancs une descendance ; il disait des mots sans suite et ressemblait à un homme ivre. Mais elle s’offensa de cette joie impétueuse :

— Tu n’as pas une pensée pour moi, dans ton orgueil naïf de procréateur. Tu ne sens donc pas l’envolement de tous mes rêves, et ce que cet événement fait de moi qui portais tant d’idées, de projets, de désirs !… Est-ce que je ne suis pas plus intéressante que cet être à peine formé qui te donne des tressaillements d’instinct paternel ?… Suis-je l’individu libre qui a le droit de choisir sa vie, de l’accomplir, ou un instrument passif soumis au génie de l’espèce, simple anneau dans la chaîne humaine ?… Certes je l’aimerai, cet enfant qui va naître, je ne suis pas un monstre, je l’aimerai forcément, comme une bête aime son petit. Mais il n’était pas, il y a quelques jours, je ne le désirais pas, j’avais arrangé mon avenir. Mon année de travail devait être magnifique. Ma thèse s’élaborait ; elle aurait fait quelque bruit, m’eût lancée. J’achevais ainsi mes quatre ans d’internat ; ce stage fait, qui m’empêchait, plus tard, d’être chef de service dans un hôpital d’enfants ? L’obstacle est venu, il est créé, comme tu le dis si fièrement ! Il me faut donner ma démission d’interne : de quoi vais-je être capable pendant cette maladie de neuf mois ?… Et après, ce sera commode, l’établissement, la clientèle, avec cet enfant, la nourrice…

— La nourrice ! dit Guéméné vivement ; tu ne le nourriras même pas ?

— Ah ! non, pas ça ! reprit-elle avec force. Neuf mois, passe encore, mais pas trente-six !

Guéméné se redressa, et, la défiant :

— Quand je consens à accoucher une femme de ma clientèle, c’est à condition qu’elle s’engage à nourrir, si elle le peut.

— Eh bien ! dit Thérèse, la voix altérée, je prendrai Artout.

Elle ne pleurait plus, était retombée dans le fauteuil, frémissante, incapable de résister à cet écroulement de ses espérances. Lui marchait à grands pas dans la chambre. Un silence, le silence de leur premier désaccord grave, pesait entre eux, les séparait comme une épaisse muraille.

— Dire que tu n’as pas eu un mot de pitié ! fit enfin Thérèse, amèrement.

Il s’arrêta. La colère faisait trembler, sous sa moustache, les coins de sa bouche.

— De la pitié, parce qu’heureuse, aimée, jeune et saine, tu t’épanouis normalement dans la maternité ?… Est-ce que tu t’aviliras du fait d’enfanter ? Est-ce une déchéance ?… Tu te refuses à être un instrument au service des forces de la vie, mais discute-t-on les lois de la nature ? « Il y a des lois secrètes qui dépassent notre raison, dit Artout, on ne regimbe pas contre elles à moins d’être amoral… » En vérité, je me demande quels êtres vous devenez, vous les cérébrales, les amazones nouvelles, si vous ne voulez plus être des femmes !

Elle dit lentement :

— J’étais indépendante, tranquille et joyeuse, ma volonté seule était mon guide ; je ne relevais que de moi-même ; mais j’ai consenti au servage… Ah ! je comprends maintenant madame Lancelevée !…

Puis, levant les yeux sur son mari et sentant combien elle le faisait souffrir, elle fondit en larmes de nouveau.

— Pardonne-moi, mon ami, pardonne-moi ! supplia-t-elle en lui tendant les bras. (Et il lut en elle une telle détresse qu’il s’apaisa et la plaignit enfin.) Oublie ces mots que j’ai dits : je ne regrette rien, je t’aime. Seulement, comprends-le, je souffre beaucoup de renoncer à des projets qui m’étaient si chers.

Il pardonna, repris d’une tendresse passionnée pour cette femme d’exception en laquelle se représentaient désormais pour lui deux amours. Mais il demeurait irrémédiablement triste. Traditionaliste, ayant au plus haut degré le sentiment de la famille, il pensait au ménage anormal qu’était le sien, si différent de celui qu’il avait rêvé. Quelle erreur avait été son mariage !

— Ma pauvre Thérèse ! soupira-t-il seulement, ma pauvre Thérèse !…

Et il ne disait pas l’immense mélancolie qui l’accablait. Résigné, avec l’endurance de ceux de sa race, il se contenterait de son demi-bonheur ; il travaillerait.

D’ailleurs, les précautions que sa femme devait prendre à présent et qui la retiendraient à la maison alliaient momentanément la lui rendre. Cette idée, jointe à l’orgueil de sa paternité, le rassérénait. Il alla lui-même à la Charité pour voir Boussard et l’avertir de ce qui, du jour au lendemain, forçait la jeune interne au repos. Guéméné rencontra l’homme célèbre comme celui-ci descendait, avec ses élèves, de la salle des femmes dans celle des hommes ; et, sans attendre, en plein corridor, il lui dit à l’oreille la grande nouvelle. Boussard, qui avait été son maître ici même, sourit, lui serra la main, le félicita.

— Et surtout, dit-il, pas d’études pendant la grossesse !… D’ailleurs, mon cher, vous avez une femme délicieuse : c’est une prodigieuse intelligence, elle faisait mon admiration depuis que je l’avais dans mon service. Voilà que, grâce à cet enfant, vous en jouirez davantage. La médecine se passera plus aisément d’elle que le bébé. Parions qu’une fois ses couches faites, elle n’ouvrira plus un livre.

Guéméné, très fermement, répliqua :

— Ma femme n’abandonnera jamais sa médecine, je le sais. D’ailleurs j’estime n’avoir pas à le lui demander.

Il ne remarqua pas le léger mouvement de Boussard. Il le vit seulement plus pâle encore que de coutume, d’une gravité triste, avec sa blouse d’hôpital, le tablier, le faux col trop haut qui dressait sa tête chauve, où de rares cheveux blonds grisonnaient en couronne.

Son divorce avait été prononcé deux semaines auparavant. À quarante-six ans, il se retrouvait seul, libre, sans foyer, avec le désir d’une vie sentimentale à refaire, le besoin d’une compagne, tout ce qui trouble enfin vingt ans plus tôt les jeunes hommes ; mais, par surcroît, il endurait aujourd’hui la fatigue de l’expérience, la perte des illusions, la mort de tout enthousiasme.

Depuis cinq mois une femme s’était imposée à son esprit. Elle suivait assidûment ses cours, ses conférences, sa clinique de l’hôpital même, et, absente, l’obsédait encore de son image. C’était la doctoresse Lancelevée qui, au dîner des médecins, chez les Herlinge, avait produit sur lui une si forte impression. À cette impression persistante, il cédait ou résistait, selon les jours. L’étrange était qu’elle et lui semblaient avoir reçu de cette même rencontre la même commotion. La mystérieuse femme paraissait le rechercher. Ils n’avaient point échangé une parole. Ils continuaient à se troubler l’un l’autre, à distance, pareils à ces fiers animaux entre qui un duel va s’engager, qui de loin se provoquent, se défient, avancent, reculent, se mesurent, s’observent, se fuient, se bravent, pendant qu’une passion sourde et l’impatience de l’assaut enflent leurs flancs.

Boussard se défendait de songer au mariage. Instinctivement, il tenait à garder, si près encore du divorce, la décence et comme le deuil d’un passé défunt. Cet homme grave aurait menti à tout son tempérament en se précipitant dans une nouvelle union au lendemain d’une rupture douloureuse. Imperturbable, il continuait sa vie scientifique. Nul ne connut l’orage qui gronda en lui pendant ces mois de lutte. D’ailleurs il n’entendait point épouser une doctoresse. Il comprenait Pautel, mais non pas Guéméné ; c’est pourquoi, devant ce mari si respectueux des droits de sa femme, il n’avait pu réprimer tout à l’heure un tressaillement léger de révolte.

Ce jour-là, on attendait Guéméné chez les Jourdeaux : il ne s’attarda pas à la Charité, sauta dans un fiacre, se fit conduire boulevard Saint-Martin. Madame Jourdeaux, on peignoir de laine, brodait auprès du lit de son mari. Leur enfant, le petit André, trop sage pour ses cinq ans, alignait des dominos sur le tapis de la chambre ; et le médecin, qui regardait cet homme guetté par la mort, dévoré par la cachexie, endolori, désespéré, entre cette belle jeune femme dévouée et ce bambin maladivement tranquille, l’envia…

III

— Eh bien ! ma chère, ça y est. Un garçon… énorme… huit livres… le papa en crève d’orgueil… Elle est solide, la petite Guéméné : elle a rondement mené la chose… Comme c’est le 24 juin, on l’appellera Jean.

Artout entrait familièrement dans le cabinet de madame Lancelevée, où il venait à son heure, à sa fantaisie, toujours bien reçu. En même temps fier et las de sa besogne qui le tenait, raconta-t-il, depuis quatre heures du matin, il choisit un fauteuil et s’y laissa tomber lourdement, le haut de forme sur son genou, rejetant en arrière sa forte tête bourbonienne. Près de lui, la mince forme noire de la doctoresse restée debout, prenait une sveltesse de jeune fille. Il y avait en elle comme une ironie juvénile et glorieuse tandis qu’elle regardait son maître.

— Le soleil ne vous gêne pas ? demanda-t-elle, je puis baisser les stores.

— Non, non, la lumière, c’est la santé. Et puis je me sens content, j’ai besoin de gaieté… et sacrebleu ! je ne sais comment vous faites, mais c’est gai dans cette grande pièce à maladies.

Le cabinet de consultation de madame Lancelevée dominait par trois fenêtres le boulevard de Montmorency. La table de gynécologie s’étendait au milieu. Une toile cirée peinte en clair, qu’un coup d’éponge rafraîchissait quotidiennement, tendait les murailles. Des fauteuils cannés meublaient les angles. Une bibliothèque occupait le fond. Le bureau, avec le téléphone, se dressait entre deux portes, l’une ouvrant sur l’escalier, l’autre donnant accès au salon d’attente. Une simple mousseline voilait les fenêtres. La lumière entrant à profusion éclairait ce cabinet à la manière d’une clinique antiseptique et confortable. Il n’était guère qu’une heure et demie ; la consultation ne commençait qu’à deux heures : ce délai avait tenté le bonhomme pressé de venir, après un déjeuner hâtif, lancer à la doctoresse, comme un défi, l’annonce de cette heureuse naissance.

— Vous souvenez-vous, ma chère, de m’avoir, dès le premier soir, si bien prédit leur divorce ? En attendant, voici toujours un enfant de fait… et rond, dodu, bien membré, je vous prie de le croire ! La petite Guéméné avait des yeux grands comme cela pour le regarder. On le lui a mis, tout nu, près des lèvres : elle lui a planté, en pleine poitrine, un de ces baisers comme son mari n’en a jamais reçu, je parie !… Et vous direz ce que vous voudrez, j’ai vu des femmes à toutes les phases de leur vie ; celle-là, je l’ai suivie depuis l’enfance ; je l’ai connue petite fille, adolescente, au début de sa vocation médicale, puis rêveuse, fiancée, amoureuse, jeune mariée… ma chère, il n’y a qu’une minute où la femme devienne vraiment, complètement, intégralement femme ; c’est celle où on lui met sous les yeux le petit qu’elle a fait. Ah ! ce que signifie alors son regard, et le rayonnement de ce visage, et l’intensité de ce premier baiser, tout ce qu’elles y mettent, tout ce qu’elles y font passer, et cette transformation subite qui les fait mères, d’un coup… moi à chaque accouchement d’une primipare, je guette cela, j’en jouis, que ce soit à l’hôpital, au lit d’une faubourienne étique, ou près d’une cérébrale comme cette petite Guéméné.

La doctoresse s’assit en riant devant Artout.

— Mais, cher maître, à qui le dites-vous ! C’est aussi ma fonction de présenter les petits tout nus à leur maman. Il y a là un joli tableau, je vous l’accorde, mais je l’ai déjà noté. Où voulez-vous en venir ?

— À vous dire vos vérités : rien ne me donne tant d’humeur que de voir une femme de votre sorte, bâtie comme vous l’êtes, taillée pour dix maternités, vigoureuse, belle, supérieure, une favorisée de l’espèce enfin, se refuser au mariage et au devoir de la famille à fonder.

— Mais, mon cher maître, vous m’accorderez bien le droit de posséder mes raisons !

— Elles ne valent rien… Êtes-vous heureuse, d’abord ?

Ce coup, porté tout droit, la surprit.

— Mais… mais oui, balbutia-elle, très heureuse !

— Non, ce n’est pas vrai.

Une inquiétude passa sur le froid visage de la doctoresse ; ses prunelles oscillèrent.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Parce que je connais les femmes. Vous en particulier, ma chère, avec votre nature, votre santé, votre équilibre, vous devez être pleine de besoins inassouvis… Dire qu’on ne voit ici pas un chat, pas une perruche à flatter, rien de ce qui trompe la sentimentalité des femmes seules, classiquement !…

— J’ai mon métier, je vous l’ai dit cent fois.

— Allons donc ! votre métier ! Quand vous m’opposez cet argument, je songe à ce prince affamé qu’on voit, dans une légende, attablé devant des mets d’or massif. Vous aussi vous avez faim, comme les autres, d’une tendresse substantielle, du bonheur dans l’amour. Et vous vous êtes offert, pour vous rassasier… des tomes de pathologie !… Je suis sûr qu’il y avait des trésors dans votre cœur !

— Il y a dans mon cœur ce que j’y ai mis, dit-elle fièrement.

— Moi, ma chère, je ne vais pas chercher midi à quatorze heures ; je vois les choses tout bêtement. Vous êtes, en dépit de votre puissant cerveau, une fille saine et normale. Je viens de pénétrer dans le ménage d’une femme de votre sorte qui a donné à son mari le plus beau garçon du monde, malgré son métier, malgré sa cérébralité. Hier, j’ai rencontré Bernard de Bunod toujours aussi épris de vous. Ma foi, c’est bien simple, je fais un rapprochement et je me dis qu’après tout, puisque ce jeune homme vous offre son nom, sa grosse fortune, son romantique amour, vous feriez peut-être, en même temps qu’une bonne action, une pas mauvaise affaire, en imitant l’exemple de Thérèse Herlinge… Ce Bunod est intelligent, d’esprit fin, et un peu de bonheur vous aurait vite campé un gaillard là où on ne voit aujourd’hui qu’un pâle neurasthénique… Franchement, est-ce qu’un tel amour ne finit point par vous émouvoir un peu ? Vous n’êtes cependant pas une statue de marbre !

Elle répondit lentement, scandant ses phrases :

— Une femme-médecin n’a pas de cœur, une femme-médecin n’a pas de sens, une femme-médecin n’est pas une femme. Les mères de famille le savent si bien que madame de Bunod m’a remis entre les mains ce grand garçon, avec la confiance religieuse des autres quand elles conduisent à de jeunes confesseurs leurs filles adolescentes. Entre la clientèle et nous est une convention tacite, vénérable, intangible : nous ne sommes plus que des médecins, il n’y a plus devant nous que des malades. Nous possédons un honneur plus délicat, plus subtil que les autres femmes. Sans avoir prononcé de vœux, nous devons passer dans la vie, rigides, impassibles, comme des nonnes sévères. Un noviciat brutal nous a fait violence, a tué en nous toute imagination féminine. La famille, par mille artifices tendres, nous avait formé une âme ignorante et enfantine, et, d’un coup, brutalement, avec la précision scientifique, on nous a montré la vie dans tout son réalisme. Il n’y a plus en nous ni mystère, ni rêve, ni poésie. On nous a comme desséchées ; et nous avons tout vu, tout entendu, tout connu. Nous ne sommes plus ni nerveuses, ni sensibles, ni pudiques, ni même impressionnables ; et notre force est faite de tout ce qui nous manque. Nous avons acquis le droit de pénétrer partout ; près d’un malade nous sommes toujours à notre place ; nous pouvons sonder toutes les misères, entendre toutes les confessions ; et, quand je soigne par hasard un garçon de cet âge, l’homme, c’est moi. Vous voudriez maintenant que, dans l’exercice de ma profession, j’aille m’éprendre du premier client qui devient amoureux de moi, comme une doctoresse de vaudeville ? Ce serait vraiment trop vite justifier la critique amère que les vieilles convenances profèrent contre nous. Non, non ! nous devons ignorer, au chevet d’un homme, que d’aventure nous pourrions l’émouvoir. Autrement, que deviendrait la confiance des mères qui nous appellent près de leurs fils, des femmes qui, devant nous, découvrent la poitrine de leurs maris pour l’auscultation ?

Elle se redressait, voulant paraître imperturbable et glacée. Elle n’en était que plus belle. Ses pommettes enflammées, ses yeux passionnés, les palpitations de son corsage, tout démentait cette théorie de l’être neutre qu’elle se disait. Artout répétait :

— Vous êtes étonnante, vous êtes étonnante. C’est curieux.

Puis au bout d’un instant, avec la simplicité des gens de science pour qui la vérité ne s’enveloppe jamais d’équivoques hypocrites :

— Voyons, vous, femme d’une absolue franchise, vous n’avez jamais souhaité l’amour ? Vous ne regrettez jamais rien ? Tous vos besoins affectifs sont morts ?

— Non, dit-elle lentement, ils ne sont pas morts.

Puis, les bras croisés, les yeux à terre, indiciblement forte :

— Ils se réveillent quelquefois.

— Et alors ?

— Je les rendors en travaillant.

Il l’écoutait surpris ; jamais elle ne lui avait livré autant d’elle-même au cours de cette sempiternelle discussion qu’ils avaient tant de fois recommencée. Sollicitée par cet appel à sa franchise qu’avait fait son vieux maître, elle se crut même obligée à s’expliquer davantage.

— Vous pensez bien, reprit-elle, que cette personnalité dont je fais montre est factice, et que les satisfactions dont je me contente sont très relatives. J’ai choisi cette vie de science, je la voulais parfaite ; j’en ai d’avance écarté les obstacles, et les plus dangereux de tous : le mariage et la famille. Mais quand je dis : « Une femme-médecin n’a pas de cœur, une femme-médecin n’a pas de sens », je parle seulement des apparences qui doivent assurer la dignité professionnelle, car derrière cette froide façade qu’il nous faut exhiber, il y a une vraie femme qui pâtit, qui aurait su aimer…

— Alors, dit Artout un peu ému, il y a eu des drames dans votre passé ?

— Non, mais des tristesses quelquefois. Parmi les hommes qui m’ont aimée, presque tous voulaient faire de moi leur femme. À cela je n’aurais jamais consenti. Les autres ne m’inspiraient ni l’attrait ni l’estime nécessaires pour que je pusse faire, honnêtement et noblement, le don de ma personne.

— Vous ne vous êtes jamais demandé quelle conduite vous auriez tenue si le dominateur, votre idéal, l’homme qu’on aime, enfin, s’était présenté ?…

— Si ! répondit-elle, avec sa loyauté presque téméraire. Et je sais que je l’aurais aimé.

— À la bonne heure ! voilà où la belle énigme que vous êtes, s’explique, se comprend. Ah ! ma petite, je vous aime mieux ainsi, capable de sacrifier, pour une tendresse, toutes vos fières théories…

— Pardon, mon cher maître, je ne me serais jamais amoindrie, abaissée jusqu’à devenir une inutile, une oisive, en quittant la carrière qui m’a faite moi, et je n’aurais pas non plus oublié mon principe de l’incompatibilité du mariage avec notre profession. Demeurant ce que je suis, la doctoresse Lancelevée, j’aurais aimé cet homme librement, sans chaîne, sans contrat.

— Oh ! oh ! dit le vieux chirurgien, comme vous y allez !…

— Je pousse mon principe jusqu’à ses dernières conséquences, tout simplement. Je vous scandalise ? Quel mal ferais-je pourtant en devenant, par amour, la maîtresse d’un honnête homme ? Je ne relève que de moi-même, je ne reconnais pas d’autres règles que celles de ma conscience ; je ne m’occupe pas des conventions. Est-ce au monde à créer une loi morale ? Ma logique et ma raison sont de taille à me guider : en qui aurais-je confiance plus qu’en moi-même ? Aux gens qui s’effaroucheraient je ne reconnais pas d’autorité pour me dicter ma conduite.

— Mais, mais, ma petite, interrompit Artout, si tous pensaient comme vous, savez-vous que nous aurions une étrange société ? chacun s’en rapportant à soi, celle-ci se permettant un amant, celle-là deux ou trois, selon la forme de sa conscience ; pas de principe universellement reconnu ; autant de morales que d’individus, celui-ci l’ayant étroite, celui-là très large ; tous infiniment respectables d’ailleurs, des êtres nobles, s’étant fait des règles de vie… Diable ! diable ! nos mœurs et notre civilisation inclineraient dangereusement vers celles de nos amis les bons toutous. Tenez, je suis peut-être un vieillard poncif, mais je me suis toujours défié du moi, de son exagération ; certes, j’ai raisonné, mais sans jamais faire fi du sens commun, des traditions, et toujours en corrigeant mes conceptions personnelles — il est si humain de se tromper ! — par les conceptions générales de ma race et de mon époque. Or il y a une organisation, le mariage, état conforme à l’hérédité, à notre tempérament, à l’ordre public. Je ne cesse de le prôner. Pourquoi je me permets d’en parler, moi, vieux garçon ? Oh ! c’est bien simple, je l’ai toujours désiré. Mais jusqu’à trente-cinq ans j’ai travaillé en forcené ; à cet âge-là, ma situation était faite, j’ai cherché ma compagne : on m’a offert mariage sur mariage. Mais je voulais toujours plus beau ! je rêvais du grand amour, j’attendais la femme unique, celle qui vous prend pour la vie. Vous comprenez : un brin de romantisme ayant persisté en moi, malgré toutes mes dissections, je repoussais le mariage d’argent, je repoussais le mariage de raison, j’attendais la compagne idéale, et j’ai vieilli ainsi sottement, l’attendant toujours, et ne l’ayant jamais trouvée, dévoré d’ailleurs par la clientèle. Et maintenant j’ai des regrets. Mieux vaut un amour médiocre qu’une vie solitaire ; je serais grand-père à présent, je connaîtrais bien des joies.

Le brave homme avait un petit tremblement dans la voix, ses puissantes épaules se soulevèrent. Il continua :

— Je me console en mettant au monde les petits des autres. Ça me fait comme une immense paternité.

Et, s’étant redressé, il étendait ses gros bras, ses mains célèbres, d’un geste si large qu’il semblait couvrir ainsi, majestueusement, une génération tout entière.

Celle qu’à l’École on appelait autrefois « Morphine » demeurait pensive, puis articula doucement, pour revenir à son propre cas :

— Quelle différence morale voyez-vous entre le mariage et la liaison ?

— La liaison est d’ordre privé, presque toujours secrète, comme infamante. Le mariage s’affirme publiquement, fièrement. C’est l’union reconnue de tous, ratifiée par la société.

— Cette ratification n’a aucune portée morale.

— La liaison est éphémère, le mariage durable.

— Et le divorce, qu’en faites-vous ?

— Le divorce, le divorce, mon Dieu, ce n’est qu’une exception.

— Mais, mon cher maître, tout le monde divorce aujourd’hui, plutôt deux fois qu’une ! Alors, quoi ! Quand une femme, dans une réunion, peut se rencontrer avec trois hommes et se dire qu’à tous les trois elle a appartenu, en légitime mariage d’ailleurs, et selon l’exigence de la société, je me demande quelle est la valeur morale de cette légalisation, et je ne trouve pas odieux du tout de m’en affranchir… Tenez, il faut être de bonne foi et l’avouer, il n’y avait qu’un mariage qui eût une signification : le mariage religieux, indissoluble, sacré, qui unissait les époux par un acte mystique, irrévocable, tandis que l’acte légal les enchaîne, tout simplement. J’ai été religieuse autrefois ; j’ai connu cette conception, j’ai admis l’inviolabilité des alliances humaines, scellées par Dieu, le mystère des chairs unifiées, le sacrilège du divorce. Maintenant que j’ai repoussé les dogmes, rejeté la loi divine, il me faudrait accepter son simulacre dans une morale humaine qui ne résiste pas au raisonnement ? Non, non ! la loi religieuse s’expliquait au moins par Dieu ; je ne crois plus qu’en moi, en ma conscience : en toute loyauté, je ne vois rien de répréhensible dans le fait d’être l’amante d’un homme élu. Et je vous certifie que, si je rencontre jamais un homme qui sache se faire aimer de moi, comme je ne voudrais ni l’épouser, ni m’embarrasser d’une famille, je n’aurais aucune honte à lui appartenir en dehors de toute convention.

Artout riait, trouvait cette déclaration très crâne, admirait la bravoure et la sincérité de cette jeune femme si hardie, si inquiétante aussi. Mais il finit par lui dire qu’en se refusant à fonder un foyer, en se donnant hors des lois sociales, elle commettait, à tout le moins, ce qu’il nomma plaisamment un « péché laïc »…

Plusieurs fois la sonnette avait retenti. Les clients s’amassaient dans le salon d’attente. Cette proximité de sa clientèle communiquait à la doctoresse plus d’assurance et plus de domination : le sens de sa valeur. Et comme Artout lui citait une fois de plus l’exemple de Thérèse Guéméné devenue mère, alliant sa vie sentimentale, ses devoirs sociaux de femme et sa médecine, elle s’écria :

— Et le bébé, que va-t-il devenir ? Va-t-elle maintenant s’établir, exercer ? Le choix s’impose : ou ses malades, ou son enfant. Je ne comprends guère une jeune mère qui trotterait par les rues, du matin au soir. Impossible d’allaiter le petit, en tout cas. Voyez-vous un enfant chez moi, mon cher maître ? Cinq personnes attendent actuellement ma consultation ; je soigne en ville sept jeunes femmes, trois enfants ; je puis être demandée sans délai à l’autre bout de Paris ; demain je donne le chloroforme avec vous, rue Montaigne ; j’attends d’ici huit jours trois accouchements ; j’ai en cours des études bactériologiques très sérieuses, mon laboratoire me prend trois heures, chaque matinée ; je déjeune demain avenue Marigny ; après-demain j’ai un concert chez une jeune malade…

Et, ne pouvant retenir un rire de triomphe qui la faisait cependant moins orgueilleuse, plus femme :

— Vous voudriez que, par-dessus le marché, j’eusse des enfants !

Il se leva pour céder la place aux consultants, et, tendant la main à la jeune femme :

— Adieu, Phénomène !

Puis, à la porte, paternellement :

— Je vous souhaite le grand amour… qui vous vaincra !

Restée seule, la doctoresse demeura debout, au milieu de la grande pièce blanche ; ses yeux fixes s’adoucirent, elle murmura en elle-même :

« Le grand amour… Pourquoi pas ? »

Et, songeant qu’un jour peut-être Boussard serait ici, devant elle, disant pour elle seule des mots qui révéleraient son âme inconnue, elle s’étonna de sentir en elle-même tant de trouble et de douceur.

Mais aussitôt, reprenant son masque glacial, elle ouvrit la porte du salon d’attente et commença de recevoir ses clientes.

IV

Thérèse, qui avait passé son doctorat au début de l’année, s’ennuyait de sa longue oisiveté, brûlait de réaliser enfin la vie rêvée, de s’établir. Sa belle et robuste constitution regimba plusieurs jours contre les artifices médicaux et s’obstinait à produire ce lait maternel dont on ne voulait pas. Sa santé en souffrit. Cependant Fernand avait choisi une nourrice. Quand il l’eut amenée, qu’il présenta cette mamelle épaisse de plébéienne à la petite bouche du bébé, Thérèse, qui l’observait de son lit, le vit blêmir. Elle aussi en avait bien quelque chagrin.

— Que veux-tu, mon pauvre chéri ! murmura-t-elle, il le fallait.

Il la regarda, les yeux si mornes, si froids, qu’elle se tut ; et elle retomba dans le creux de l’oreiller avec une peur légère d’être moins aimée pour n’avoir pas cédé, cette fois, enfin.

Pendant longtemps cette nourrice, en tiers entre elle et lui, fut une cause de crispations douloureuses. Lui ne pouvait voir téter son fils sans souffrir. Thérèse évitait son regard. Puis l’habitude consolatrice vint peu à peu, pacifia tout. D’ailleurs le bébé prospérait. Chaque jour, le papa le pesait, fier de ses reins potelés qui s’élargissaient, de sa poitrine rose, saillante. Riant de bonheur, il l’asseyait tout nu sur sa paume ; une béatitude semblait envahir le petit être : Guéméné s’épanouissait, s’imaginant donner à son fils, déjà, un grand plaisir. Thérèse, pour serrer l’enfant contre sa poitrine, avait des transports muets de tendresse. Elle le baisait des minutes entières, sans se lasser. Il y avait de la pitié dans son amour ; elle le jugeait malheureux d’être si petit, si faible, si impuissant. Elle imaginait des souffrances qu’il n’endurait pas, pour la joie de les apaiser. Quand elle se leva, qu’elle descendit à son cabinet, elle l’y promenait sans cesse dans ses bras, craignant toujours qu’il ne s’ennuyât. S’il arrêtait sur elle ces prunelles de nouveau-né où il y a tant de mystère, elle devenait haletante, croyant deviner une entente intraduisible dans leurs deux regards croisés. À peine Fernand revenu de courses, aux repas, pendant toutes les soirées, les conversations roulaient sur lui :

— Quand bébé sera grand…

Elle aurait voulu qu’il eût un an, qu’il prononçât quelques mots. Guéméné jouissait déjà de ses vagues lueurs d’intelligence. Il ne désirait pas brusquer les choses ; ce lent éveil de son fils à la vie l’intéressait, le passionnait, le satisfaisait ; il l’aimait dans le présent plus encore que dans l’avenir.

En août, Thérèse étant complètement rétablie, les Guéméné reprirent le chemin de Morgat, où ils avaient laissé de si délicieux souvenirs l’an passé. Ils les y retrouvèrent. Fernand revivait toutes les phases de son roman. Deux années déjà s’étaient écoulées depuis leurs fiançailles, et au bout de ce temps la persistance de leur tendresse avait quelque chose de glorieux, de vainqueur. La beauté de sa femme l’émouvait toujours autant ; il avait toujours la même soif de ses caresses. Certes son amour avait subi une crise : Thérèse lui avait paru indomptable, presque dure, en refusant de nourrir l’enfant. Il ne le lui aurait pas avoué, il se le cachait à lui-même, mais, à ce moment-là, de grandes ténèbres avaient envahi son cœur : une tristesse glacée, ce qui doit enfin succéder à un immense bonheur évanoui. Puis sa passion, vigoureusement, l’avait repris. Il ne penserait plus à ce lait tari de force, à son désir inutile, à son principe de l’allaitement par la mère prêché partout, méconnu dans sa propre maison. Thérèse était ainsi, volontaire, exceptionnelle, — si supérieure ! — et il savait bien qu’il pourrait subir d’elle les pires chagrins et l’aimer encore. D’ailleurs, il était heureux. Quand il la voyait bercer l’enfant, leur substance à tous deux, il se sentait communier avec elle : c’était la cohésion définitive de leurs chairs, le contentement absolu de tous ses besoins, la paix dans l’ordre familial.

Souvent, sur la grève, il renvoyait la nourrice ; et tous trois demeuraient devant la mer. Thérèse avait son petit sur les genoux. Guéméné ne disait rien ; un bien-être le remplissait ; le sentiment d’une propriété plus complète le leurrait quand il contemplait sa femme. C’était elle qui l’arrachait par un mot à son engourdissement béat :

— Dès mon retour à Paris, j’irai voir Boussard…

Ou bien :

— J’écrirai demain pour commander une table de gynécologie à mettre dans mon cabinet…

Ce retour à Paris devait clore la période de cette paix provisoire. Ils n’y étaient pas revenus depuis huit jours qu’une jeune femme, envoyée par Artout, vint consulter madame Guéméné. Elle souffrait d’un mal interne. De cinq ans plus âgée que la doctoresse, mère de trois enfants, élégante, riche, instruite, elle fut, devant Thérèse, confiante, soumise, déférente. En l’examinant, celle-ci tremblait un peu, perdit visiblement de son assurance, fut prise de doutes, de scrupules, pensa la renvoyer chez Artout sans avoir rien découvert. Puis elle se ressaisit, recommença l’examen, jugea le mal bénin.

— Eh bien, docteur ? demanda la malade, angoissée.

Une griserie saisit Thérèse. Ce titre de « docteur », qu’on lui donnait pour la première fois, lui causait un vertige. Voilà donc qu’elle tenait enfin ce prestige convoité depuis dix ans, le pouvoir de dire les mots qui navrent ou qui vivifient, l’autorité devant laquelle les plus fiers s’inclinent !

Les premières paroles qui marquèrent ses débuts furent un verdict apaisant qui tranquillisa la jeune femme. C’était d’un excellent augure. Elle était bonne, il lui fut doux de dissiper toute inquiétude chez sa cliente, de pouvoir dire :

— Ce n’est rien.

Mais il fallait commencer dès maintenant un traitement : elle écrivit une ordonnance. Elle se sentait l’égale d’Artout, de Boussard. Ayant recommandé le lit, elle promit d’aller voir sa nouvelle cliente tous les huit jours.

De ce moment, s’ouvrit sa brillante carrière de doctoresse. Une dame du voisinage lui amenait, deux jours plus tard, son enfant malade. Elle fut demandée dans les hôtels du quai d’Anjou. Boussard, qui était surmené, commença de lui passer quelques accouchements. Au bout de six semaines, sa première cliente, absolument rétablie, vint en compagnie de son mari la remercier ; les deux jeunes gens paraissaient pleins de joie. Thérèse jouissait de leur enthousiasme, de leur admiration pour sa science. On ne voulait plus qu’elle pour soigner les trois enfants.

Elle choisit trois jours par semaine pour sa consultation, les lundi, mercredi et vendredi. Elle éprouvait une anxiété légère quand en approchait l’heure, craignait qu’il ne vînt personne, tremblait de ne pas réussir. L’affluence de malades qu’elle constatait chez son mari lui causait de l’envie. Quand les clients arrivaient, le valet de chambre posait la question :

— Le docteur ou la doctoresse ?

Quelquefois les malades, des femmes, venues pour Guéméné, se déterminaient soudain à la consulter, et passaient dans le cabinet de gauche au lieu d’entrer dans celui de droite.

Thérèse, radieuse alors, pensait :

« Une fatigue de moins pour mon pauvre Fernand !… »

Au fond, le fait d’enlever un cas à son mari la rendait glorieuse. D’ailleurs on se prit vite pour elle d’un certain engouement. Les femmes du monde trouvent assez « à la mode » d’avoir pour médecin une doctoresse. Celle-ci demeurera longtemps encore un être d’exception, un objet de curiosité. La réputation de madame Guéméné gagna la rive gauche ; elle eut des clientes rue de Varennes, rue de Bourgogne, et c’était un anachronisme vivant que cette jeune et moderne Princesse de Science franchissant le porche des vieux hôtels du faubourg, traversant la cour d’honneur des pompeuses maisons historiques de l’île Saint-Louis, pénétrant dans ces hautes chambres à trumeaux, là où vécurent, aimèrent et moururent jadis tant de princesses ignares et indolentes, ses sœurs aînées.

On l’entourait d’égards, d’attentions, de respect. On lui montrait une sympathie extraordinaire ; on la pressait d’invitations de toutes sortes.

— Et mon bébé ! disait-elle toujours pour motiver ses refus.

Il avait maintenant cinq mois, de grands yeux noirs pareils à ceux de Thérèse, savait accomplir, sur la prière de sa nourrice, quatre ou cinq mignardises avec ses mains déjà fortes et fermes de beau petit gars vigoureux. Il reconnaissait bien sa mère, quoique la voyant fort peu — il dormait chaque soir quand elle rentrait ; — mais il préférait son père et donnait à la seule vue de sa barbe des marques d’une joie excessive.

Madame Herlinge, la grand-mère, le déclarait fort avancé pour son âge. À la vérité, il dénotait déjà un excellent caractère, vif et gai ; le moindre objet brillant provoquait dans ses bons yeux de tout petit, des admirations, des extases.

Guéméné, quelquefois, suffoquait de bonheur en le regardant ; mais, bientôt après, un déchirement le martyrisait lorsque, Thérèse partie, il devait s’en aller aussi et laisser l’enfant à la garde de la nourrice. Durant les premiers mois, le bébé avait au moins dormi dans leur chambre ; il advenait maintenant qu’un coup de téléphone dérangeât Thérèse au milieu de la nuit, quand le docteur lui-même était dehors. On dut alors remettre, chaque soir, l’enfant à la « remplaçante ». La jeune doctoresse, passionnée pour son œuvre, s’y absorbait tout entière : son mari lui en voulait de ne concevoir aucune inquiétude. Verrait-il se réaliser ses craintes d’autrefois : sa femme, que le métier prenait de plus en plus, allait-elle en faire l’exclusive préoccupation de sa vie ? Il la blâmait silencieusement. Il aurait souffert davantage si, à cette époque, la profession elle-même ne lui avait offert tout à coup un puissant dérivatif.

D’un tempérament modeste, un peu taciturne, il poursuivait dans le secret ses études au laboratoire de thérapeutique expérimentale, à l’École de Médecine. Nul ne savait, dans son entourage, qu’il cherchait le sérum du cancer. Pendant des mois de patience, il l’avait cependant cultivé sur du bouillon de mamelle de vache, ce micrococcus mystérieux que son génie scientifique avait depuis longtemps pressenti. Puis, ç’avait été le travail d’inoculation : les cancers, les tumeurs de types variés reproduites chez des cobayes, des lapins, des rats blancs. Simultanément, il poursuivait le traitement palliatif chez le malheureux Jourdeaux, combattant la cachexie, s’acharnant à le conserver vivant pour le jour où triompherait sa thérapeutique de laboratoire… Et ce jour était venu. En atténuant la virulence des toxines, par un dosage lentement tâtonné de sels chimiques, il avait constitué un sérum. Sur sept lapins inoculés, quatre avaient pris le cancer ; chez trois d’entre eux, l’injection du sérum avait déterminé la résorption de la masse cancéreuse ; le quatrième seul avait péri. Sur treize cobayes cancéreux, il avait obtenu trois cicatrisations complètes, cinq disparitions de l’intoxication générale ; cinq avaient succombé.

Ce fut alors qu’il inaugura sur Jourdeaux la méthode des piqûres.

Un soir, il revint triomphant ; il s’était attardé boulevard Saint-Martin, où il allait tous les jours, et, à peine arrivé, saisissant Thérèse aux épaules :

— Tu sais, je guéris Jourdeaux !

La jeune femme le regarda, puis sourit :

— Mon pauvre ami, quelle plaisanterie !

— Je ne plaisante pas ; j’ai trouvé le sérum anti-néoplasique.

Elle pâlit un peu, interloquée par l’énormité de cette déclaration qui l’atteignait brutalement, elle médecin, sceptique et avertie, défiante des victoires trop tôt proclamées. Alors Guéméné, froidement, en homme qui se possède, énuméra les changements survenus chez son malade depuis les trois semaines du traitement sérothérapique. La cachexie semblait disparaître ; il y avait augmentation de poids ; la digestion se faisait ou commençait de se faire et les douleurs hépatiques diminuaient, ce qui attestait l’arrêt du processus cancéreux. La jeune femme connaissait trop la sincérité de son mari pour douter de semblables affirmations.

— Mais dit elle, chagrine, tu ne m’avais jamais parlé sérieusement de ces travaux !

— Nous pouvons si rarement causer ! reprit le jeune mari, exhalant, cette fois, tout un arrière-fond de rancune ; tu as déjà tant de soucis personnels !… Puis je n’étais pas sûr de réussir. La chance donne de l’importance à mes études ; un insuccès les eût rendues risibles. Moi-même, je ne savais pas leur vraie valeur. Tu les aurais critiquées sévèrement. Tu ne peux pas être une petite compagne naïve, s’extasiant devant les moindres idées de son mari… Tu as d’ailleurs ta vie en dehors de moi, et je ne pouvais te faire subir mes états d’âme, mes découragements, mes transes, mes obsessions, tout ce qui m’a secoué depuis quinze mois sans que je te le dise.

Elle se mit à pleurer :

— On dirait vraiment que je ne t’aime pas ! Qu’as-tu à me reprocher ? Tu m’as dissimulé ton œuvre, et me donnes tort, maintenant ?

Mais il la quitta et demanda son fils. Les pères savent qu’un jour leurs enfants les jugent. Guéméné songeait déjà au temps où son fils, devenu jeune homme, l’admirerait. Et il l’embrassait follement, heureux de lui avoir préparé, en l’appelant à la vie, cette atmosphère de grandeur, de gloire, où l’enfant cheminerait désormais dans son sillage.

Thérèse éprouva des sentiments singuliers. Son mari fit un rapport sur le cas de Jourdeaux. Artout, Boussard, Herlinge, les grands chirurgiens, discutèrent chaudement sa découverte. On parla de lui dans toutes les académies européennes. Ce n’était pas encore l’éclatant succès, établi par la multiplicité des expériences concluantes, mais comme une étincelle de célébrité jaillie dans l’obscurité du jeune médecin. Et Thérèse eut des tristesses, des abattements. Sa carrière lui semblait petite. Et elle pensait au retentissement qu’aurait pu avoir aussi sa thèse, si son bébé n’était pas venu interrompre les études qu’elle commençait si brillamment. Tout s’était réduit à une humble contribution aux recherches sur l’État du cœur dans les maladies infectieuses, sujet banal auquel tant d’autres s’étaient attaqués avant elle. L’importance soudaine de Fernand l’amoindrissait. À peine se différenciait-elle, dans la pratique médicale, d’une madame Adeline : pénétrant seulement dans des intérieurs plus luxueux, elle soignait comme elle, comme une sage-femme diplômée et intelligente, les organes féminins. Parfois elle songeait au laboratoire de la doctoresse Lancelevée…

Elle interrogea son mari sur les Jourdeaux : alors il devint loquace. Ce ménage où il passait, chaque jour, au moins quelques minutes, lui était devenu familier ; il ne trouvait pas de mots pour peindre le dévouement de l’incomparable jeune femme. Elle avait été pour lui le plus puissant auxiliaire. C’était elle qui l’avait soutenu dans ses longues expériences. Un jour, las, découragé, il souhaitait de tout abandonner ; elle l’avait supplié de lutter encore, de chercher toujours.

— Tu l’avais donc mise au courant de tes travaux ? demanda Thérèse.

Il le fallait bien. Détestant le charlatanisme, il n’avait pas cru devoir cacher ses tâtonnements. Et quand il avait vu madame Jourdeaux se cloîtrer définitivement pour ne plus quitter le pauvre malade, renoncer à tout plaisir, à toute distraction, à toute sortie, cette immolation d’épouse, cette lutte suprême contre la mort l’avaient stimulé comme ne l’eussent fait aucun désir de gloire, aucun intérêt scientifique. Véritablement, c’était pour le cas personnel de Jourdeaux qu’il avait accompli jusqu’au bout son laborieux effort.

En janvier, l’enfant tomba malade. La nourrice déclara :

— Ce sont les dents.

Il ne cessait de crier faiblement, sur un ton angoissant, pénétrant et si plaintif qu’on avait envie de s’enfuir à l’entendre. Et le père et la mère passèrent la soirée, la nuit jusqu’à l’aube, penchés sur lui, blêmes, crispés, échangeant d’une voix sourde des mots techniques, nommant l’une après l’autre les affections infantiles. Les domestiques coururent chez le pharmacien. On fit vomir l’enfant, on le baigna. La nourrice dit :

— Oh ! voici cinq ou six jours qu’il ne tétait plus beaucoup.

— Malheureuse ! s’écria Thérèse, vous ne m’aviez pas prévenue !

— Déranger Madame pour si peu, je n’ai pas osé… surtout que Madame n’a pas grand temps à elle !

Il était raidi, allongé sur les genoux de sa mère qui soutenait la petite tête dans le creux de sa main. Il avait les paupières béantes ; ses yeux roulaient doucement comme des globes de nacre ; il se plaignait toujours. Thérèse, toute contractée, défigurée par la douleur, le regardait. Guéméné debout, haletait ; des larmes coulaient le long de ses joues, se perdaient dans sa barbe. À cinq heures du matin, il murmura :

— Je ne sais plus rien ; je ne suis plus capable d’avoir une idée.

Sa femme conseilla :

— Téléphone à madame Lancelevée : elle fait de la médecine d’enfants.

Une heure après, la doctoresse arrivait sans bruit, sans paroles, discrète comme une ombre. Elle se dévêtit d’une pelisse de fourrure qui l’enveloppait, prit le bébé qu’elle mit tout nu et dont elle examina la peau sous la lampe.

Thérèse avait les yeux rivés à son masque impassible ; elle espérait lire dans ces traits calmes un diagnostic rassurant. Peut-être une clairvoyance dont la mère n’était plus capable avait-elle démêlé un simple malaise dans la crise de l’enfant.

Mais la doctoresse sortit avec la nourrice, qu’elle alla interroger dans la chambre voisine. Guéméné, après quelques minutes, les rejoignit ; quand il entra, la nourrice, en corset, se tenait debout près de madame Lancelevée qui l’auscultait.

— Que trouvez-vous ? interrogea-t-il.

— Rien, dit impérieusement la doctoresse.

Elle revint près de l’enfant. Alors Guéméné et Thérèse essayèrent de discuter scientifiquement avec elle. Mais elle coupa court à ces propos, comme une femme qui ne veut point parler. Puis elle décida qu’il fallait demander Boussard au téléphone. Tout à coup un sanglot affreux ébranla Thérèse : sans retenue, sans décence, elle s’abandonnait à son désespoir, couvrait son fils de baisers, pleurant, criant qu’on devait l’empêcher de mourir, et elle l’appelait d’une façon si déchirante : « Mon Nono ! mon Nono !… » que des larmes vinrent aux yeux de la doctoresse.

— C’est la nourrice qui l’a tué : elle l’a empoisonné, n’est-ce pas, elle l’a empoisonné ?

— Non, déclara fermement madame Lancelevée, ne dites pas cela, madame.

À sept heures, la porte s’ouvrit. Boussard apparut : il était accouru dans le minimum de temps nécessaire. Avec cette allure nonchalante, presque ondulante, que lui donnait sa haute taille, il traversa la chambre, voyant à peine madame Lancelevée, et vint à Thérèse. Il s’agenouilla, examina l’enfant, et il penchait sur lui ses tempes aux méplats de marbre, aux rares cheveux grisonnants.

— Je voudrais vous parler en particulier, vint lui dire tout bas madame Lancelevée.

Et, comme Guéméné se préparait à les suivre, elle le repoussa doucement.

Alors, dans la pièce contiguë où le jour commençait à blanchir les guipures des rideaux, ils se trouvèrent en tête à tête. Ils se considérèrent un instant, les paupières palpitantes, et cette minute de silence fut si étrange, si tragique, qu’ils eurent conscience aussitôt de se troubler mutuellement, de s’attirer l’un l’autre, et de résister encore, comme si l’heure n’était pas venue… Et il en allait toujours ainsi. Ils s’étaient vus à la clinique de la Charité, — où elle venait parfois, sans fausse pudeur, chercher sa présence ; — à son cours, — où avec l’orgueil de sa franchise, elle se plaçait au premier rang de l’amphithéâtre. — Ils s’étaient rencontrés dans la clientèle, où elle l’avait appelé en consultation. Jamais un mot, une attitude n’avait démenti leur froideur. Mais, à chaque fois, en dépit de tout, l’emprise réciproque se renforçait. Il l’éblouissait par son génie ; elle le dominait par son mystère. Rigides l’un devant l’autre, pareils à des statues, ils se regardaient en face, se défiant presque.

— Mon cher maître, dit-elle, il y a dans ce ménage un point délicat dont je voulais vous avertir. Mon confrère madame Guéméné, pour se livrer plus aisément à sa profession, a pris une nourrice ; j’ai su, par des indiscrétions, que ce fut contre le gré de son mari… Or il se pourrait aujourd’hui que cette nourrice ne fût pas tout à fait étrangère à la maladie de l’enfant. Je l’ai confessée. Elle m’a avoué qu’étant très fatiguée, certains jours, elle calmait l’appétit vigoureux du bébé par du lait coupé d’eau. J’ai demandé si cette eau était bouillie : « Presque toujours », m’a-t-elle répondu. Ce « presque » en dit long… D’autre part, elle a nourri en province, il y a trois ans, un enfant qui est mort à treize mois d’une méningite tuberculeuse.

— Ah ! fit Boussard, comme plus attentif encore.

— Je le sais, mon cher maître, vous avez noté de ces cas inexpliqués d’infection due au lait de femme. Bref, le pauvre bébé — vous le pensez comme moi — ne peut guérir ; les malheureux parents ont perdu pour le moment toute faculté de diagnostic, ils ignoreront peut-être la vérité ; je crois un devoir d’humanité de la leur taire. Songez, en effet, au sujet de désaccord que deviendrait entre eux la mort de leur enfant, s’ils pouvaient l’imputer à cette nourrice ! Quel remords pour ma jeune confrère, quel reproche dans la douleur de son mari !… Évitons, voulez-vous ? qu’ils soupçonnent cette femme.

— Ils ne la soupçonneront pas, madame, et je vous remercie de la précaution que vous avez prise en m’en avertissant.

Et ce fut tout. Cérémonieux et impénétrables, ils retournèrent près de l’enfant malade. Le père et la mère souffraient en silence. Le bébé ne se plaignait plus. De temps à autre, un sanglot de Thérèse éclatait. Guéméné restait morne, les bras noués. Le docteur Boussard et madame Lancelevée, témoins de cette convulsion soudaine de douleur qui agitait ce ménage amoureux, songeaient tous deux au secret qui les unissait, et chacun d’eux savait qu’ils y songeaient ensemble. La théorie du célibat des doctoresses triomphait. Celle-ci avait imprudemment voulu allier sa maternité et sa profession masculine : le pauvre bébé mourait victime de cette présomption. Madame Lancelevée avait dit : « Entre son enfant et son métier il lui faudra choisir. » Aujourd’hui, elle regardait Boussard avec ce calme d’une femme qui déjà, en pensée, appartient à un homme ; et voici que devant eux se plaçait, comme un avertissement, comme une menace, le douloureux tableau de ces époux désespérés, qui justifiait d’avance son principe de l’amour sans contrat, sans famille…

Bientôt Herlinge, le grand-père, accourut. L’oncle Guéméné vint aussi. Et ils étaient là six médecins renommés, chercheurs, penseurs et savants, qui entouraient, impuissants, l’agonie du petit être.

Elle dura jusqu’au soir. Après quelques légers spasmes, il expira sur les genoux de sa mère, très doucement, comme une flamme qu’on souffle. La grand-mère, pour les soins funèbres, prit le petit cadavre. Fernand étouffa un gémissement. Thérèse, éperdue, lui tendit ses bras vides : il hésita une seconde avant de s’y jeter. La femme et le mari restèrent longtemps enlacés, sans une caresse, sans une parole, sans une larme…

Il ne proféra jamais un reproche ; jamais il ne rappela l’allaitement mercenaire de leur enfant ni son tragique échec ; ils ne s’expliquèrent jamais sur ce sujet, mais un doute pénible continua de planer entre eux. Elle et lui regrettaient ensemble ce lait maternel qu’on avait tari, ces soins qu’elle avait refusés au pauvre bébé. Ces pensées se glissaient dans toutes leurs paroles, dans tous leurs regards. Guéméné ne cessait de dire, à propos de tout :

— Si notre pauvre Nono était là !…

Lui qui se confinait dans le présent, quand il possédait encore son bébé, lui qui faisait fi des rêves d’avenir, jouissant de cette âme nébuleuse du troisième, du cinquième mois, imaginait aujourd’hui son enfant à sept ans, à dix, à quinze, à dix-huit… Et il le pleurait comme si, d’un coup, il avait perdu des fils de tous ces âges. Il l’avouait maintenant, c’était pour cet enfant surtout qu’une ambition l’avait mordu. Et il refusait de retourner au laboratoire :

— Ah ! si mon pauvre Nono était encore là !…

Sa rancune contre Thérèse croissait. Par dignité, par pitié aussi, il lui cachait ses méditations continuelles. Comme il l’avait suppliée pourtant de nourrir leur enfant ! Le jour où, devant ses seins gonflés, il avait présenté le pauvre petit avec une dernière prière, elle avait eu un geste si cruel ! « Je t’en prie, mon ami, n’insiste pas… » Il la trouvait très coupable.

Peu à peu, ils évitèrent de causer de leur chagrin. Ils n’avaient plus ni effusion ni échanges. Thérèse souffrait atrocement de cette froideur : il le constata et s’en réjouit. Il aurait voulu se détacher d’elle complètement. Mais quand il rentrait, le soir, harassé, las d’avoir tout le jour ruminé son amertume, et qu’il retrouvait cette belle et triste épouse que la douleur faisait plus vibrante, plus sensible, ses griefs s’évanouissaient, et il sentait sa passion l’enchaîner encore à elle, comme autrefois.

Cependant l’amélioration dans l’état de Jourdeaux n’avait pas continué. Fernand retournait, chaque jour, boulevard Saint-Martin. La bonne et tendre jeune femme comprenait sa peine. Il lui parlait de son bébé mort. Parfois elle pleurait en l’écoutant.

QUATRIÈME PARTIE

I

Un Paris ténébreux, muet et vide, s’endormait aux abords du fleuve par cette chaude nuit de mai. Guéméné, rentrant à pied chez lui, cheminait tristement le long du quai aux Fleurs. Toute la gaieté, toute la vitalité de la ville avaient reflué vers les quartiers du plaisir. La Seine silencieuse coulait dans le réseau des rives multiples que lui font les deux îles. Les vagues se chevauchaient, lourdes et noires. Les lumières des rives, des ponts, des bateaux, s’y reflétaient en longues chenilles de feu qui se tortillaient à fleur d’onde. À gauche, sur le velours sombre du ciel, s’enlevait la silhouette de l’Hôtel de Ville, avec les découpures géométriques de son faîte ouvragé. Par ses innombrables vitres éclairées, le monument rappelait ces cartes postales illustrées, nacrées et transparentes, qui figurent les édifices d’Allemagne, la nuit. En face, la pointe de l’île Saint-Louis, avec ses hauts soutènements de maçonnerie, coupait l’eau, pareille à l’avancée d’une forteresse. Le feuillage touffu des peupliers d’Italie qu’elle porte voilait la façade des maisons. C’était une masse obscure, immobile dans la nuit sans brise.

Guéméné pensait au malheureux Jourdeaux dont il revenait de constater le décès. Il le revoyait sur son lit funèbre, réduit, desséché, ayant épuisé avant de mourir jusqu’aux moindres ressources vitales de son organisme. Alors le souvenir de ses recherches remontait à l’esprit du jeune homme. Voilà donc à quoi tant d’études, tant d’espoirs, tant d’orgueil aboutissaient ! Il s’était fait fort de guérir le malade, pourtant ; il en avait exprimé l’assurance devant Boussard, devant Thérèse, devant la pauvre jeune femme elle-même. Et tout à l’heure, dans la chambre mortuaire, appelé par elle, il avait comparu aussi impuissant que les autres médecins, humilié par la faillite de son remède, diminué, vaincu. Toute l’amertume de l’échec, il l’avait goûtée, quand les belles et douces prunelles de madame Jourdeaux s’étaient levées sur lui si tristement. Il s’était trompé ; le sérum antinéoplasique n’existait pas. Il avait eu beau l’annoncer vaniteusement, son traitement du cancer avortait comme les méthodes de ses devanciers. Ses guérisons de laboratoire devaient être attribuées à une erreur préalable de diagnostic. Il n’avait jamais rien découvert.

— À quoi bon tant de fatigues ! murmura-t-il, découragé.

Et il se rappela ses longues séances dans les laboratoires de l’École, ses cultures, l’interminable travail du microscope, les inoculations, les observations, les atermoiements, les attentes, les angoisses, puis les pressentiments du succès, les violentes secousses de bonheur qu’il avait connues à la résorption du cancer chez ses animaux, cette lente approche du triomphe dont il aspirait déjà l’atmosphère, jusqu’à l’effondrement de tout dans cette mort de Jourdeaux. Paris lui-même, dont il avait rêvé la conquête, se retirait de lui ; l’âme de la ville désertait ce quartier paisible et silencieux comme un coin de province, où le bruit de ses pas éveillait des échos. Paris se reculait là-bas, sa vie courait le long des boulevards lumineux, ronflait les orchestres, étincelait avec les femmes de plaisir, palpitait dans les théâtres, s’affinait dans les salons, et une nuée rousse se tendait dans le ciel, comme un velum glorieux, au-dessus de cette fête immense dont un bruit sourd arrivait jusqu’ici.

Et Guéméné suivait humblement le trottoir du quai désert. Un dégoût infini l’abreuvait. Il se sentait inutile, incapable. Dans sa lutte de médecin contre le mal, une algue infime avait eu raison de lui ; il n’avait pas su la vaincre ; elle demeurait victorieuse, invulnérable, prête encore à faire des milliers de victimes. Il se dit :

« Je ne tenterai plus rien. »

La vision de Jourdeaux l’obsédait, celle aussi de la jeune veuve en larmes : il se jugeait un pauvre homme. L’obscurité de ce quartier convenait à sa mortification. Et il marchait plus vite vers la grande masse noire des arbres qui le cacherait : il aurait voulu se terrer, se dérober lui-même à la honte torturante de l’insuccès.

Soudain, derrière les touffes énormes de frondaisons, une lumière lui apparut : ce devait être sa maison, les carreaux éclairés du cabinet de Thérèse. Une douceur l’inonda. Thérèse ! Est-ce qu’il n’avait pas toujours, pour le dédommager de ses peines, cette chère et belle compagne ?

Il oublia tout, se hâta, franchit le pont Saint-Louis, lien des deux îles. Déjà il voyait ces bras enlaçants, cette épaule amie où il poserait sa tête douloureuse, ces lèvres qui l’exhorteraient tendrement. Et, songeant aux mois derniers qui ne lui rappelaient aucun souvenir d’intimité, aucun échange de cette amitié passionnée dont il avait connu le délice autrefois, il s’analysa. L’aimait-il encore ? Il lui sembla l’avoir trop délaissée depuis la mort de leur enfant. Sous l’habitude amoureuse qui l’enchaînait toujours aussi voluptueusement à Thérèse, qu’était devenue la noble union intellectuelle de la première année ? Vaguement il se crut coupable : la crise qu’il endurait le portait à s’accuser, à confesser tous les torts.

Enfin il fut au quai Bourbon. La seule vue de leur porte gonfla son cœur d’une émotion suave. Il pressa le pas, joyeux comme un homme qui va vers sa fiancée. Ce fut avec fièvre qu’il fit retomber le marteau de la porte, comme si elle devait résister, refuser de s’ouvrir, lui dérober les consolations de Thérèse, lui défendre cette amitié, cette compassion d’épouse dont il avait un tel besoin.

— Madame est là-haut ? demanda-t-il à Léon.

— Non, monsieur : Madame est partie à cinq heures pour un accouchement. Madame pense que ce sera très long et fait dire à Monsieur de ne pas l’attendre avant minuit.

Guéméné se raidit, blêmit, refoula sa colère, et vint s’attabler seul pour le repas froid qui demeurait servi dans la salle à manger. La vieille Rose les avait quittés depuis longtemps en déclarant que le service n’était pas possible chez de semblables « patrons ». Depuis son départ, plusieurs cuisinières s’étaient succédé, traitant Madame et Monsieur comme des clients qu’on nourrit tant bien que mal, constituant avec les femmes de chambre une association occulte pour l’exploitation de la maison où l’on était maîtresses. Thérèse se savait volée, et, comme elle s’acharnait toujours, pour le principe, à une apparente surveillance de son intérieur, elle emportait la clef de telle ou telle armoire, au hasard, condamnant son mari à se priver, en son absence, tantôt de linge de table, tantôt de fruits, tantôt de liqueurs.

Fernand qui, d’ordinaire, par une passivité naturelle, une force secrète de caractère, supportait stoïquement ces petits contretemps domestiques, en souffrit ce soir étrangement. Il les additionnait, cherchait en sa mémoire, supputant ces ennuis minimes qu’il avait subis depuis deux ans. La femme de chambre eut un air d’ironie malicieuse pour dire que le dessert était sous clef. Cruellement il sentait son triste ménage jugé par les domestiques. Sa mélancolie s’en accrut. Il monta s’enfermer dans son cabinet. Le ridicule le poursuivait jusque dans sa propre maison.

Il se remit à méditer sur sa découverte manquée. Il s’assit à sa table de travail, tout seul, comme ces tristes célibataires qui rêvent d’une femme près de qui épancher leur cœur. Malheureux et solitaire, il ne l’était pas moins qu’eux ; mais il y avait dans sa peine, à lui, le surcroît d’un abandon. Là où il avait espéré faire, dans les bras de sa femme, la confidence bienfaisante, l’aveu de son découragement, l’appel à la tendre énergie de cette amie si forte, il s’anéantit silencieusement, la tête entre ses mains, et pleura seul.

Alors il regretta d’avoir épousé cette fière et dure camarade qui lui refusait le dévouement. Il se rappela leur enfant qui vivrait encore peut-être si elle l’eût allaité, et sa faim inassouvie de paternité ranima toutes ses rancunes. Il souhaita mourir. À minuit, Thérèse n’était pas encore revenue, et il désirait son retour tout en la maudissant. Une simple jeune fille lui aurait donné le bonheur ; et il se remémorait celles qu’il avait connues ; mais la volupté de certains souvenirs attachés à l’amour de Thérèse rendait impossible l’attrait des autres femmes. Et il s’en alla chercher des vestiges d’elle en franchissant la porte qui séparait leurs deux cabinets.

Il considéra son fauteuil de travail, sa table, sa plume, ses journaux, cet aspect scientifique du mobilier, la physionomie spéciale de cette pièce qui donnait l’idée d’une puissante existence cérébrale. Et il aurait voulu tout détruire, briser le bureau, la table de gynécologie, le microscope, brûler les journaux et les livres, en jeter au fleuve les débris et les cendres, anéantir tout ce qui lui enlevait sa femme, et l’emporter, elle, dans un désert, dépouillée de tout prestige et de tout diplôme, misérable, domptée, humiliée, pour la dominer, la posséder, se rassasier d’elle.

Il l’attendait avec une fièvre, une colère croissantes. Vers trois heures du matin, au jour naissant, il s’assoupit là, dans un fauteuil. À six heures, le bruit d’une porte qu’on ouvrait le fit sursauter. Thérèse était devant lui, toute fraîche sous sa voilette, fleurant l’humidité matinale, frissonnant un peu dans sa jaquette de drap ; et ce retour de l’épouse, au petit matin, le soin qu’elle prenait d’assourdir le bruit de ses bottines, tout avait un air clandestin, malséant, qui rappelait les romans d’adultère.

— Tu ne t’es pas couché ! s’écria-t-elle.

Il la regardait froidement. Elle lui paraissait comme une étrangère. Il lui répondit :

— Je t’attendais.

Elle ne remarqua pas tout d’abord l’étrangeté de son attitude. Elle semblait en proie à une grande agitation ; une gloire l’environnait, et, avec une loquacité extraordinaire, elle raconta l’accouchement dont elle venait d’obtenir le succès. C’était dans la Cité, à dix minutes d’ici. Le médecin, un tout jeune débutant, parlait de sacrifier l’enfant pour sauver la mère, quand, Dieu merci, le père avait pensé à envoyer chercher la doctoresse…

— Et l’enfant vit ! s’écriait-elle victorieuse, un beau petit de neuf livres, et la mère se porte à merveille. Je crois que le mari m’aurait embrassée !

Exaltée par la reconnaissance de ses clients de hasard, par la fatigue nerveuse de cette nuit sans sommeil, elle rayonnait, et son orgueil éclatait enfin devant son mari. Il comprit d’un coup comme eût été mal choisi ce moment pour avouer le triste résultat de ses travaux, quand elle exultait encore de sa réussite. Elle n’était pas de ces compagnes de toutes les heures, capables de se modeler un état d’âme sur l’état d’âme de l’époux, se faisant pour lui et à son gré joyeuses ou chagrines, selon son humeur. Le moi de Thérèse, trop vigoureux, ignorait ces souplesses, ces subtils renoncements. Elle avait sa vie indépendante, et se montrait heureuse ou préoccupée, sans s’inquiéter des confidences à recevoir.

Guéméné eut un mauvais rire :

— Ah ! oui, tu sauves les enfants des autres !

Les yeux gais de la jeune femme, pleins de plaisir, passèrent au sombre subitement.

— Que veux-tu dire ?

Et ils se contemplaient cruellement, sans que l’un ou l’autre eût le courage de préciser l’affreuse allusion. Mais Thérèse n’avait jamais reçu pareille offense. Elle demeurait toute pâle, les yeux humides, résistant aux larmes. Alors Fernand, qui la devinait, eut un grand frisson, et l’appela d’une voix lointaine, profonde, douloureuse :

— Thérèse ! Thérèse !

Elle lui demanda, toute raidie :

— Que me veux-tu ?

— Ah ! ce que je te veux ! fit-il avec un geste de découragement.

Il y eut entre eux un nouveau silence. Ils croisaient des regards soupçonneux. Le malentendu établi traîtreusement dans leur ménage depuis la mort de leur bébé allait dégénérer en crise, avec l’éclat d’un feu qui couva trop longtemps. Thérèse tremblait ; elle ne savait pourquoi. Elle souleva le rideau, regarda les chalands qui glissaient sous ses fenêtres, à fleur d’eau, sans bruit. Fernand s’approcha d’elle, et, tout bas :

— Aie pitié de notre bonheur. Notre bonheur sombre, Thérèse, je le sens ; nous sommes en danger. Notre bonheur était beau, rare, précieux. Veux-tu le sauver ? Y tenais-tu ? L’as-tu connu quand nous le possédions, le pleurerais-tu si tu le perdais ? M’aimes-tu assez pour être généreuse ? Je ne veux rien te cacher, ma pauvre amie : mon cœur, sans que je le veuille, s’irrite contre toi. Je souffre depuis que nous nous aimons ; j’ai souffert par toi, en plein bonheur, toujours davantage. Et tant de douleurs se sont accumulées en moi qu’aujourd’hui elles m’étouffent ; je ne peux plus continuer cette existence, et ma terreur, c’est que je vois des liens se briser entre nous… Thérèse, un jour, déjà, j’ai réclamé le sacrifice que tu n’as pas consenti. À ce moment, nous n’étions pas encore mariés. L’heure était moins tragique. Aujourd’hui nous avons derrière nous deux années de vie commune, il y a entre nous des choses que rien ne peut effacer : nous nous sommes aimés, Thérèse. Une faillite de notre amour serait atroce. Tu comprends ce que je demande de toi ?…

— Oui, dit-elle, je comprends.

Il était haletant. Elle se roulait dans les plis du rideau comme dans un voile. Enfin elle déclara :

— J’estime que, sur un coup de tête de ta part, je n’ai pas à me sacrifier. Oh ! je pressens la vérité : tu te lasses de m’aimer. Que serait-ce si ma présence te devenait fastidieuse, et que me resterait-il alors, sans ton amour et sans mon métier ?

— Et si je voulais, moi, que tu ne fusses plus médecin ?… Ne suis-je pas le maître ?

Elle répéta plusieurs fois, suffoquée :

— Le maître ?… le maître ?…

À ce mot imprévu, elle s’était redressée. Elle s’affolait comme une lionne à qui l’on mettrait un mors. Tous ses nerfs crispés, ardente, révoltée, elle bravait son mari sans répondre.

— Ne t’offense pas, Thérèse, dit Guéméné avec plus de douceur ; par « maître », j’ai entendu tout simplement celui de nous deux chez qui la volonté a le plus de droits. Car enfin, quand deux volontés unies entrent en conflit, ne faut-il pas qu’une d’elles cède ? La nature, qui a fait l’homme le plus fort, qui met partout l’esprit de direction dans le cerveau du mâle, semble indiquer que ce n’est pas au mari à faiblir. Tu étais une femme d’exception : j’ai souvent imposé silence à ma volonté pour respecter la tienne. Je ne l’ai point fait par lâcheté, mais à force de me posséder, au contraire, et dans la mesure où j’ai cru le devoir. Aujourd’hui notre amour est en péril : je veux le préserver. Je veux que tu te soumettes. Je veux que tu restes ici, à garder ce foyer qui menace ruine ; j’ai le droit de l’ordonner ; j’en ai l’obligation même.

— Mais enfin, que se passe-t-il donc ? s’écria-t-elle, pourquoi guetter mon retour, m’assaillir ainsi qu’une proie, profiter de ma fatigue, de mon épuisement, pour mieux me vaincre ?

— Thérèse, confessa-t-il à voix très basse, avec une espèce de honte, nous nous détachons l’un de l’autre…

— Ah ! dit-elle en se tordant les mains, tu ne m’aimes plus, mon pauvre Fernand !

Les sanglots la prirent ; elle tomba sur un siège proche, en se cachant le visage. Il s’émut à la voir, il s’attendrissait sur elle maintenant, sur la douleur qu’il lui causait. L’envie lui vint de rétracter ses paroles, de s’agenouiller devant elle. Puis il devina que ces larmes étaient encore une manifestation de son inflexibilité, qu’elle s’obstinerait, que demain elle recommencerait de s’écarter du foyer, lui de souffrir.

— Écoute, Thérèse, lui dit-il avec une fermeté passionnée, car il concevait en même temps de la rancune et de l’amour pour cette belle et fuyante compagne, écoute : Jourdeaux est mort ; le rêve qui me soutenait s’est évanoui. Certes la mort d’un de mes malades me consterne toujours et me déprime, et dix fois, vingt fois, je suis rentré ici le cœur serré sous cette espèce d’anathème que nous lancent les veuves, les mères ou les filles désolées quand nous n’avons pas fait le miracle de rendre à la santé un moribond. Tous les médecins connaissent cette heure pénible qui leur fait désirer plus fort leur maison, la vie intime, le contraste d’une joie succédant aux scènes d’horreur. Ainsi revenais-je vers toi, ces jours-là, affamé de ta présence, de ta gaieté sereine, de la douceur que tu pouvais me verser dans l’âme. Le plus souvent tu faisais toi-même tes visites, ou bien tes préoccupations professionnelles te reculaient très loin de moi. Je ne me plaignais pas et je tâchais de supporter tout seul cet accablement qu’il est si doux aux hommes de partager avec leur femme. Mais hier soir, Thérèse, j’ai senti tout s’écrouler autour de moi. Mes travaux de toute une année ont été vains, mes ambitions s’anéantissent comme crèvent des bulles d’air, ma prétendue découverte tombe dans le ridicule ; je suis un homme fini. Rien ne me reste que toi. Alors j’arrive ici comme on gagne un refuge ; instinctivement je tends les bras vers toi, qui m’apparais la seule raison de vivre ; je viens mendier tes caresses, tes baisers, et je ne te trouve pas ! Et ma nuit se passe à t’attendre. Ah ! comment n’as-tu pas entendu, où que tu fusses, si lointaine et si étrangère même, comment n’as-tu pas entendu l’appel de tout mon être à ton amour ! Vois-tu, trop souvent tu m’as manqué aux heures où je défaillais d’un besoin de tendresse ; trop souvent j’ai compris que tu n’existais pas pour moi, mais seulement pour ta médecine. Jamais tu n’as eu à mon égard ces petits soins qui font que, dans sa femme, un homme trouve un peu de sa mère ; ma maison fut une sorte de restaurant, et je n’ai pas senti, comme ton père, par exemple, l’amour de ma compagne jusque dans les plats qu’on me servait… Une compagne ? Mais as-tu donc été la mienne ? Qu’avons-nous de commun ? Les repas ? N’est-ce pas un hasard quand nos deux clientèles nous permettent de les prendre ensemble ? Nos soirées ? Le plus souvent tu t’enfermes chez toi avec tes journaux de médecine, tes brochures, et je travaille seul, en songeant à ces ménages qui n’ont qu’une lampe, où le même abat-jour abrite le front de l’homme qui lit et celui de la femme qui brode. Avons-nous des causeries, des promenades ? À peine si nous dormons l’un près de l’autre, car combien de fois la sonnerie du téléphone vient-elle m’enlever la seule joie que tu me laisses : la présence de ton corps endormi !… Et je suis dans la vie effroyablement seul, déçu par un mirage de bonheur qui me fuit sans cesse. Nous sommes entrés dans le mariage avec un idéal différent, car je rêvais de me lier, et toi de te délier ; j’y apportais un amour fou, toi un don parcimonieux. M’as-tu assez reproché la naissance de notre pauvre petit ! Ai-je alors suffisamment souffert ! et par toi, Thérèse, toujours par toi ! Si tu l’avais voulu, peut-être qu’aujourd’hui…

Il n’acheva pas ; une crispation l’arrêta. Il gémit sa phrase éternelle :

— Si du moins j’avais encore notre pauvre Nono !…

— Oh ! que tu es cruel !… dit Thérèse sourdement.

— Je t’aime encore, pourtant, reprit Guéméné, je t’aime si fort que je voudrais t’emporter au bout du monde, et je me contenterais d’un toit de paille, avec des racines comme nourriture, pourvu que je te possède entièrement. En vérité, je te chéris aussi passionnément que le premier jour, mais du fond de mon âme monte contre toi un reproche si violent que je ne puis le taire. Ah ! ce n’est pas ainsi qu’une épouse se donne, et tiens, en ce moment, quand je te vois impassible, sans un mot, sans un émoi devant ce que j’endure, sans une concession, implacable enfin, ma colère se mêle à mon amour, je ne lis plus en moi, je voudrais te briser ; je ne sais plus… je ne sais plus !…

Elle s’effraya de le voir à ce point ravagé ; tout son amour se réveilla ; elle l’entoura de ses bras, sans raisonner, sans réfléchir ; elle murmura :

— Fernand !… comme tu me méconnais !

Alors ils s’enlacèrent, frémissants. Tout semblait illusion hormis la puissante passion qui les unissait. Cependant, ce qui les jetait ainsi l’un à l’autre, éperdus, c’était l’épouvante, le sentiment d’une ruine imminente, la prescience du danger. Elle répéta :

— Mon ami, tu méconnais ma tendresse. Pour ne pas s’exprimer toujours en cajoleries petites ou niaises, est-elle moins forte, moins grande ? Je t’aime lucidement, avec toute mon intelligence, tout mon cœur. Ma condition de femme cérébrale, en développant mon âme virilement, l’a faite capable d’un amour supérieur. Je le dis sans orgueil, peu d’hommes sont aimés plus noblement, plus absolument que toi. Qu’importe si je n’ai pas de mes mains, comme ma pauvre maman le fait chez elle, tourné les sauces, si j’ai omis de surveiller le pot-au-feu ? Que sont, pour des gens de notre sorte, ces petits détails matériels ? L’immense affection que je te porte, en doutes-tu ? Elle est d’une essence précieuse, elle nous élève plus haut que les autres époux, elle nous met au-dessus des extases banales et sottes. Avoue que bien souvent mon énergie au travail, à ton insu, t’a toi-même entraîné mieux que les étreintes amollissantes. Mon pauvre chéri, défais-toi donc des vieux préjugés, apprends à comprendre l’épouse nouvelle.

Mais lui grondait :

— Il n’y a pas d’épouse nouvelle ; il y a l’amante éternelle dont les hommes rêvent, pour qui le moindre geste d’amour est saint, pour qui la tendresse devient une religion exclusive qui communique à tous les actes le caractère d’un rite ! C’est la plébéienne faisant avec respect la soupe de son homme. C’était la belle « tantine », cette admirable amie de mon pauvre oncle, qui, des journées entières, feuilletait un livre pour trouver à lui lire, le soir, un joli sonnet. Les hommes, Thérèse, ont besoin de leur femme, comme les enfants de leur mère. Ton métier fait de toi une subtile adultère : il te prend les douceurs, les abandons, les intimités que tu me dois, et j’en suis jaloux comme d’un amant que tu aurais. Tu vas m’accuser d’égoïsme, mais j’ai de ta présence, de tes soins, de ton dévouement, une voracité animale ; et je suis ainsi parce que je t’aime. Donne-toi toute, je t’en supplie, je le veux !

Elle se raidit dans ses bras.

— Tu me tues, Fernand !… murmura-t-elle épuisée.

Il répétait :

— Je le veux ; ferme ta porte aux gens qui viennent te consulter, renonce à ta clientèle, demeure dans notre maison, que je t’y trouve toujours ; sois mon amie, ma confidente, mon soutien, mon bonheur, et non pas mon martyre.

— Mais je ne peux pas, pleurait-elle, je ne peux pas ! Ce que tu me demandes là est insensé. Que ferais-je de mon temps, comment supporterais-je mon désœuvrement ? Pense à l’ennui terrible, à l’ennui dévorant qui me prendrait. Ma vie était si pleine, si heureuse !…

Il lui saisit le bras, disant rudement :

— Et si j’en venais à te haïr ?…

— Oh ! Fernand !

Elle voulait se dégager, mais il la tenait par les poignets en lui répétant ardemment, les yeux fous :

— Choisis, choisis !…

Elle était blême, défigurée, elle supplia :

— Laisse-moi, laisse-moi ; je te promets… de réfléchir. Donne-moi quinze jours, je te promets… d’essayer… Je n’en peux plus.

Elle était en vérité à bout de forces ; il en eut pitié ; il dut l’aider à regagner leur chambre, la mit au lit avec des soins muets, sans desserrer les lèvres. Quand elle fut endormie, il resta longtemps debout à la contempler.

Lorsqu’ils se retrouvèrent face à face, après les tristes aveux qu’ils s’étaient faits, un trouble les saisit, mais ils ne parlèrent pas de l’acte nécessaire. Thérèse avait demandé quinze jours de méditation avant de se résoudre : il lui accorda ce délai sans rien laisser paraître de son inquiétude. D’ailleurs, la clientèle le reprit. Il s’essayait à mieux goûter son métier, à y chercher un apaisement. Il lui vint un souci d’être meilleur, d’apporter à ses malades de la bonté, de la compassion. Mais une lassitude immense brisait tous ses élans. Il pensait :

« Jamais je ne me relèverai de mon échec ! »

Ses journées lui semblaient interminables. Il s’aperçut enfin que le pauvre Jourdeaux lui manquait. L’habitude contractée depuis dix-huit mois de passer quotidiennement boulevard Saint-Martin laissait dans ses occupations, maintenant qu’il n’y retournait plus, un vide étrange. Quand arrivaient cinq heures, il lui semblait que la douce jeune femme en peignoir de laine l’attendait toujours au chevet du malade ; et c’était comme si, désormais, cette heure eût été de trop dans son après-midi.

Ses travaux en cours, au laboratoire de l’École, demeurèrent en l’état ; on ne l’y revit plus ; la paraffine fondait dans les étuves ; les cobayes néoplasiques moururent ; le mystérieux microbe sommeillait dans des flacons, au sein d’un bouillon jaune. Guéméné chassait le souvenir de tant d’espoirs déçus. Sa réputation néanmoins s’était étendue. On lui amena plusieurs cancéreux, en le priant d’appliquer le traitement de son sérum. Il voulut refuser, déclara ne posséder encore aucune certitude. Mais ce jeune médecin inspirait une extraordinaire sympathie. On le supplia davantage. Pour contenter les malades, il tourna la difficulté en leur injectant en trois fois quelques gouttes d’Aqua fontis, se réservant de refuser plus tard les honoraires. Le plus étonnant fut qu’il y eut amélioration dans leur état. Guéméné soupira :

— Voilà bien la science !

Il observait sa femme, cherchait à deviner ses pensées : elle demeurait illisible. Un chagrin noir l’envahit. Si elle l’avait assez aimé pour lui sacrifier sa profession, sa générosité ne se serait-elle pas déterminée dès le premier jour ? Une grande froideur régnait entre eux ; ils évitaient le tête-à-tête. La nuit, elle s’endormait à ses côtés en soupirant. Quand il donnait sa consultation en même temps qu’elle, il se redressait parfois pour écouter les échos de sa voix qui lui arrivaient, assourdis, de la pièce voisine : alors elle semblait animée, brillante, dominatrice ; on la sentait s’épanouir dans son atmosphère véritable. Il devint de nouveau scrupuleux, craignit d’avoir outrepassé, peut-être, ses droits de mari, d’en avoir au moins abusé en exigeant un pareil renoncement. Un dérivatif efficace l’eût aidé à se résigner ; mais la médecine ne l’intéressait plus ; les recherches sérothérapiques lui paraissaient vaines. Il pensait à son bébé qui aurait eu un an à cette époque. Il soupirait :

— Ah ! si mon pauvre Nono était là !…

Un soir, à cinq heures, machinalement, avec l’idée qu’il devait une visite à la veuve, il se rendit boulevard Saint-Martin. Comme Madame n’avait pas encore recommencé à recevoir, on l’introduisit dans la chambre du défunt où elle brodait, près de la fenêtre, tandis que son petit garçon jouait par la chambre. Ses beaux traits empreints de douceur s’étaient reposés depuis qu’elle avait cessé d’être garde-malade ; elle sourit à Guéméné ; André courut se jeter dans les bras de son grand ami le docteur qui le serra convulsivement, ayant envie de pleurer en embrassant cet autre petit, joli et bon comme eût été le sien.

— Le pauvre enfant ! dit simplement la mère avec tristesse.

Puis elle ajouta :

— Il s’ennuyait de vous, docteur : tous les jours, il vous demandait à l’heure où vous aviez coutume de venir autrefois.

Guéméné, à la dérobée, regarda le lit où naguère gisait l’agonisant, et qu’il voyait pour la première fois recouvert d’une étoffe assortie aux tentures. Madame Jourdeaux devina ses pensées, et comme, dans les circonstances les plus poignantes, son simple esprit ne savait exprimer qu’en lieux communs ce qu’elle éprouvait, elle murmura :

— Que d’amertume dans la vie !

Son sort apparaissait plus sombre, plus dur, par contraste avec la lumineuse sérénité de sa physionomie aimante. Isolée, sans appui, veuve à vingt-huit ans, elle avait l’air d’une recluse dans le béguinage silencieux de cette chambre, où elle brodait éternellement près de la fenêtre donnant sur une vaste cour. L’amour dont elle entourait Jourdeaux n’avait jamais été fait que de pitié et de dévouement ; elle avait conservé intacte une virginité d’âme qui laissait à son visage un aspect de candeur. Elle aurait ressemblé à une religieuse si le sentiment maternel ne s’était trahi en elle, à chaque instant, par une expression passionnée à la seule vue de son enfant.

Elle ne voulait pas imiter ces clients qui se croient, quand leur malade a succombé, dégagés de toute gratitude envers le médecin. Sans chercher de phrase :

— Jamais je n’oublierai les soins dont vous avez comblé mon pauvre mari, docteur. Je sais comme vous avez travaillé pour le sauver. Il fallait que son mal fût vraiment incurable pour n’avoir pas cédé. Oh ! non, je n’oublierai jamais… vivrais-je cent ans…

— Mais je n’ai rien fait, dit Guéméné, qui éprouvait une consolation à faire montre de son découragement devant cette douce jeune femme, témoin de tous ses efforts inutiles ; voyez, je ne vous ai pas rendu votre malade. J’ai entrevu le remède, je vous en ai follement fait luire l’espoir. Ah ! j’y croyais bien moi-même, à ce succès que je vous promettais. Un autre que moi le recueillera.

— Non, non, pas un autre, répliqua-t-elle, vous chercherez encore, pour de nouveaux malades, vous trouverez.

Il avoua qu’il avait complètement abandonné ses travaux. Alors elle s’écria :

— Comment ! ce n’est pas possible ! Mais vous n’avez pas le droit de faire cela ! Vous possédez vraiment le génie du savant. Dieu a mis en vous ces belles facultés pour le bien des malades : c’est un grand devoir pour vous de les exercer ! Je sens que vous réussirez : j’en suis sûre. Je vois déjà ces milliers de misérables qui attendent leur salut de médecins pareils à vous, et à qui vous pouvez rendre le bonheur. Vous étiez peut-être à la porte de la vérité. Peut-être ne manquait-il à votre sérum qu’un rien pour agir contre cet affreux cancer. Oh ! docteur, il ne faut pas vous arrêter en route !

Il la laissait aller, trouvant très doux d’être réconforté de la sorte par cette simple femme dépourvue de toute science, qui ne comprenait même rien à ses travaux, et ne parlait avec tant de chaleur qu’à force de confiance en lui. Elle ne le convainquait pas, elle le berçait. Il jouissait de cette admiration, de cette foi, sans juger naïfs des propos dont il ne sentait que la ferveur.

— Et puis, finit-elle, ne nous abandonnez pas ! Depuis mon malheur, l’idée de l’hérédité de ce mal m’obsède… Dites-moi, est-ce que le petit n’est pas menacé ?

— Mais non, dit Guéméné, mais non, aucunement !

— Oh ! je sais, vous vous refusez à m’alarmer si vite… Mais j’ai peur cependant… Est-ce qu’on ne peut pas prémunir un pauvre petit enfant contre cette chose horrible ? est-ce qu’il n’y a rien à faire ?… Oh ! il me semble, à moi, que si j’étais médecin, je trouverais !… On me l’a bien vacciné contre la petite vérole. Ça devrait être de même pour toutes les affections.

Et elle appela :

— André !

L’enfant quitta ses jeux et, câlin, vint se frotter contre les genoux de sa mère, dont il avait le visage blanc, grave et délicieusement doux. Il était si sage, si docile, si peu gênant, que tout le monde l’aimait. Guéméné s’attendrissait à le contempler ; il s’amusait à manier dans les siennes les petites mains molles et fraîches, se retenant parfois pour ne pas les baiser, se rappelant l’autre qui aurait eu cet âge, un jour…

— Est-ce qu’il n’y a rien à faire ? supplia la mère, éperdument, cette fois.

Guéméné ne répondait pas, regardait l’enfant qui se mit à dire :

— Tu reviendras encore, est-ce pas ?

— Oui, mon petit, répondit Fernand, je reviendrai certainement.

Et madame Jourdeaux vit ses yeux humides. La charmante femme, si pénétrante dans son ignorance, comprit qu’il pensait à son bébé mort, et renvoya le petit André par délicatesse. Puis elle parla de son mari, comme pour voiler sous son crêpe de veuve l’éclat de son bonheur maternel.

Guéméné sortit comme renouvelé de cette maison familière. Il lui sembla que des portes fermées devant lui s’ouvraient tout à coup, lui offrant un large espace où cheminer désormais. Le vaccin du cancer ! quel but ! Serait-ce trop de toute une vie pour y atteindre ? Et, dût-il échouer, qu’importait, s’il avait labouré pour l’autre génération le champ du travail !… Pendant le trajet du retour, son cerveau excité fit mille combinaisons. Il pensait à de nouveaux sels de quinine pour traiter et modifier ses toxines. Une envie le saisit de revoir son laboratoire. Des idées lui venaient en foule.

Il rentra : Thérèse était à la maison ; il la trouva dans la lingerie du troisième, entourant de lacets roses des piles branlantes de serviettes fraîches. Elle était pâle et défaite. Il n’y prit point garde, demanda même étourdiment :

— Tiens ! tu ne fais pas de visites aujourd’hui ?

— Non, dit-elle, je me repose.

Elle avait le ton saccadé, fiévreux. Sans réfléchir, il eut d’instinct un regard satisfait sur l’armoire énorme où s’alignaient, comme en une bibliothèque de linge, les blancs in-folio des draps, les in-octavo des taies d’oreiller, les in-dix-huit des serviettes. Cet aspect neigeux, harmonieux, bien ordonné, qui s’établissait sous les gestes de sa femme, l’emplissait d’aise ; mais, sans plus s’attarder, il passa dans son cabinet et rouvrit le tiroir où dormaient depuis deux mois ses notes de laboratoire.

Le jour suivant, à l’heure du déjeuner, il vit Thérèse en peignoir, qui révisait dans la salle à manger le livre graisseux de sa cuisinière. Alors il s’étonna, se troubla. Mais ce fut bien autre chose quand il l’entendit donner cet ordre à la femme de chambre :

— Vous ne recevrez personne pour moi aujourd’hui. Vous direz que je suis souffrante, que l’on s’adresse à Monsieur.

Il tressaillit. Entendait-il bien ? L’acte nécessaire était-il accompli déjà ? Cédait-elle ?

Dès qu’ils furent seuls, tout tremblant, il s’approcha, lui dit à l’oreille, très bas :

— Explique-moi…

Il était radieux, triomphait presque, s’attendait à une explosion de tendresse. Mais la jeune femme se défendit contre tout abandon :

— Attends trois jours ; ne me demande rien ; laisse-moi, veux-tu ?

Puis, comme il s’écartait avec une indicible expression de tristesse, elle ajouta :

— Ah ! mon pauvre chéri ! que tu me tortures !

Ce fut une plainte poignante dans la bouche de cette orgueilleuse Thérèse qui s’efforçait au déchirement décisif, avec une loyauté, une sincérité absolues. La lutte durait depuis deux semaines. Ses nuits en étaient obsédées ; elle voyait en rêve des femmes couchées, agonisantes, qui la suppliaient de les guérir ; mais une force secrète la liait : elle ne pouvait faire un pas vers les malheureuses.

Fernand lui paraissait agir avec dureté en exigeant d’elle cette abdication. Mais elle le chérissait si profondément qu’elle envisagea de bonne foi le renoncement, dans la crainte de perdre son amour. Plus le temps avançait, moins elle savait que résoudre. Jamais son métier ne lui avait semblé plus beau. Elle soignait une jeune fille atteinte d’une scarlatine infectieuse, et voici que la malade arrivait à la convalescence après qu’on avait perdu tout espoir. Thérèse goûtait, comme une ivresse, le triomphe de cette guérison, la reconnaissance des parents, cette autorité qui la faisait comme une reine au chevet de cette autre femme, plus jeune, sauvée par elle de la mort. Partout on l’adulait, on l’aimait, on la glorifiait. Elle travaillait prodigieusement, parcourait toute la presse médicale, se refaisait une thérapeutique dans les livres nouveaux que Boussard venait de publier. La science s’élargissait toujours devant elle. Toujours curieuse, avide d’en savoir davantage, elle continuait de fréquenter les hôpitaux, passait sa matinée tantôt à la maternité de Beaujon, dans le service d’Artout, tantôt aux Enfants-Malades, tantôt chez Boussard, à la Charité. Elle apportait à l’exercice de sa profession la passion la plus noble, la plus intelligente. Elle menait une vie effrénée de pensée, de recherches. Ses maîtres, quelle que fût leur opinion sur la femme-médecin en général, l’admiraient ; elle sentait partout leur sympathie, leur aide. Un jour que madame Herlinge lui demandait : « N’as-tu pas un grand chagrin, comme ton père, lorsque tu perds un malade ? » elle avait pu répondre : « Mais, maman, je n’ai jamais perdu un malade !… » Cette activité, ce tourbillon intellectuel la faisaient pleinement heureuse. Le souvenir douloureux de la mort de son bébé, qu’elle pleurait souvent, disparaissait dans le cercle affolant de ses préoccupations grisantes. Et c’était à tout cela qu’il fallait s’arracher. Son mari l’aimait moins, il l’avouait, et cette confession épouvantait la jeune femme ; mais sauverait-elle leur amour menacé en lui sacrifiant son art avec toutes les satisfactions qu’elle en tirait ? Et elle avait voulu tenter une concluante expérience, se plonger dans une retraite de trois jours, anticiper sur l’acte nécessaire, s’essayer à la vie calme, monotone et effacée de celles qui gardent le foyer. C’est alors que, sous un prétexte de santé, elle avait décidé d’écarter la clientèle trois jours durant, pour se cloîtrer chez elle.

D’abord, elle crut être en prison. Elle avait beau s’astreindre à toutes sortes de travaux et révisions domestiques, surveiller un grand branle-bas auquel furent conviées les deux servantes, sa maison qu’elle n’avait point appris à aimer lui fut maussade, étroite et ennuyeuse. Les meubles n’y avaient point cette figure amie que les femmes très sédentaires prêtent aux leurs. Elle était un peu chez elle comme en « garni » : les choses n’avaient point commerce avec elle, lui demeuraient étrangères. Elle se réfugia dans sa chambre. Elle y regarda le lit, la très belle armoire bretonne de Guéméné, les sièges, le tapis dont l’usure imperceptible disait les glissements matinaux du jeune ménage, mais elle ne vit point le mystère muet, immense et troublant que certaines femmes découvrent dans l’incomparable solitude de la chambre. L’eau dormante de la glace, la mousseline des rideaux, le repos, l’immobilité des choses dans l’attente des époux que la nuit réunira, la poésie de ce silence, rien ne la remua, rien ne la toucha. Une seule pièce était vraiment sienne ici, son cabinet. Le second jour, elle s’y enferma.

Mais elle y revenait comme une âme errante reviendrait dans la vie, avec défense d’en jouir. Et ce fut si triste de retrouver étalés devant elle ces journaux, ces livres prohibés, la table de gynécologie, où peut-être jamais plus elle n’exercerait sa puissance, le microscope, le fauteuil, tout ce qui deviendrait inutile bientôt, qu’elle faiblit. Un long soupir de souffrance l’ébranla, elle se jeta contre son bureau, le front dans les mains, sanglotant comme la plus simple femme.

« Jamais je ne pourrai, jamais ! » pensait-elle, terrifiée.

Le lendemain, qui était le jour décisif, le cruel dilemme qu’avait posé Fernand la serrait de plus près, l’oppressait davantage. L’oisiveté à laquelle on voulait la condamner lui causait un mortel effroi. Elle comprenait de plus en plus l’impossibilité du sacrifice demandé. Alors elle se souvint de Dina Skaroff, cette petite amie étrange, si lointaine et inconcevable, qui avait accompli dans un tendre sourire ce même acte devant lequel aujourd’hui toutes ses forces à elle défaillaient.

Pautel, en dehors de sa clinique des maladies du cœur, rue Saint-Séverin, exerçait boulevard Arago, où il avait installé son poétique ménage. Thérèse et Dina ne se voyaient plus guère, sauf aux dîners des Herlinge. Chacune suivait le cours de sa vie. Celle de madame Pautel ne lui permettait pas de nombreuses visites.

Thérèse trouva la maison, pareille à un petit ermitage, nichée au fond d’un jardin aux odorantes bordures d’œillets blancs. Un rideau fut soulevé à l’une des fenêtres, et, derrière la vitre, les lourds bandeaux de Dina, son gracieux visage, apparurent. Puis elle arriva sur le perron, en secouant gaiement sa simple robe de chambre rouge.

— Je n’ai pas besoin de m’habiller pour vous, n’est-ce pas, ma chère ?

C’était une Dina bourgeoise, un peu épaissie, la farouche antilope apprivoisée. Épanouie dans le bonheur, elle était devenue rieuse, satisfaite, nonchalante. Elle aimait le bien-être du peignoir, portait des pantoufles, et, tout en recevant son amie, surveillait d’un regard furtif l’étroite buanderie du jardin, où la bonne d’enfant, près d’une lessiveuse automatique, savonnait le linge de la petite Sonia. Elle introduisit la doctoresse dans la salle à manger, disant que le salon n’était pas « fait ». Une savoureuse odeur de bouillon gras y venait de la cuisine : des paperasses, des registres, encombraient la table : Dina expliqua qu’elle tenait la comptabilité de Pautel. La pièce était spacieuse, tendue de jolies tapisseries modernes, confortablement meublée. Les bois fleuraient l’encaustique. Deux pipes du docteur salissaient la cheminée. Des journaux en désordre s’accumulaient sur le buffet, et le fauteuil à bascule, tourné de biais, semblait réservé pour quelqu’un, attendre son maître, se refuser aux visiteurs. Une glycine fleurie de lourdes grappes mauves enguirlandait la fenêtre ouverte.

— Vous rappelez-vous le temps de l’Hôtel-Dieu ? s’écria joyeusement Dina, comme c’est loin, n’est-ce pas ?

Thérèse, assise, rêveuse, les yeux mi-clos, étudiait curieusement la singulière métamorphose accomplie chez l’étrangère.

— Oui, je vous revois dans la salle, sous votre blouse, le stéthoscope à la main, parlant de bruits extra-cardiaques ou d’insuffisance mitrale… Ma petite Dina, vous avez changé !…

— Dieu merci !… Ça n’était pas drôle, ce temps-là, vous savez.

Thérèse demanda :

— Alors, vous ne regrettez rien ? Vous n’éprouvez pas un immense désœuvrement, la sensation d’un vide ?…

— Comment, ma chère ! mais c’était naguère que le vide existait dans ma vie. Maintenant tout est comblé. Je suis heureuse, pleinement satisfaite, et pas désœuvrée du tout, je vous assure : tenez, depuis ce matin je n’ai pas eu le temps de m’habiller !

— Oui, dit Thérèse, mais quelle différence aussi entre vos occupations actuelles et celles d’autrefois ! Il me semble que l’existence a dû perdre pour vous une partie de son charme, de son intérêt.

— Et mon mari ? s’écria la jeune femme, et mon enfant ? n’ai-je pas là des intérêts assez puissants pour me faire aimer l’existence ? Certes, je mordais bien à mon métier ; il m’amusait, à la fin, et je m’y donnais toute. C’était guérir surtout qui me paraissait beau ; guérir les pauvres vieillards, leur accorder quelques années de délai ; guérir les enfants, les rendre sains, forts, aptes au bonheur. Et aussi déchiffrer les maladies comme des rébus, pénétrer la physiologie, la chimie humaine ; et ces abominables ennemis de notre race, les infiniment petits qui nous dévastent, les étudier pour savoir les déjouer un jour, apporter enfin sa modeste contribution au grand labeur médical : tout cela c’était très bon. Mais aimer son mari, se consacrer à son bonheur, lui faire une maison et une famille, c’est meilleur. Le métier, voyez-vous, c’est un moyen, mais pas une raison d’être. Il vous suffit tant qu’on est jeune fille, parce qu’alors on n’a rien de mieux à faire ; mais, après, on est pris par des sentiments si forts !… Ah ! ma chère, je serais bien étonnée que, plus d’une fois, vous-même n’ayez pas eu envie de jeter au feu vos parchemins de doctoresse.

— Je crois que je ne le pourrais jamais, fit Thérèse troublée. J’aurais trop peur de l’ennui.

— L’ennui !

Et Dina éclata de rire. Pour détromper Thérèse, elle conta l’emploi de ses journées. Les soins de sa petite l’occupaient fort longtemps, chaque matinée : car, ajoutait-elle, il serait inadmissible qu’une doctoresse manquée n’appliquât pas, au moins, les règles de l’hygiène dans l’éducation de ses enfants. C’étaient tour à tour les bains, les douches, les massages, la gymnastique élémentaire ; elle voulait que sa Sonia fût une belle et saine fille. Ensuite elle mettait la main à la pâte, aidait les servantes dans leur travail, savait au besoin frotter un meuble :

— Mon mari aime à se mirer dans les bois cirés ! disait-elle naïvement.

Il adorait la cuisine russe : quand il était fatigué, rien ne lui excitait l’appétit comme un plat de chez elle. Ah ! qu’il fallait se dépêcher, les jours qu’elle voulait descendre à l’office ! Mais ce qui compliquait sa vie, c’est que le docteur l’employait souvent à sa clinique de la rue Saint-Séverin. Oh ! certes, elle n’y jouait pas un bien grand rôle, mais enfin Pautel pouvait utiliser ses connaissances ; elle y faisait un peu de pharmacie, des massages, des frictions ; elle se retrempait dans l’atmosphère d’autrefois, c’était pour elle un vrai plaisir. Enfin, il fallait s’astreindre aux visites que le docteur jugeait utiles, celles aux femmes des grands confrères, celles aux gens du monde. Pour tout cela, son mari désirait qu’elle fût bien habillée, et, comme on était économe, elle marchandait ses chapeaux de-ci, de-là, souvent chez quatre ou cinq modistes, avant de déterminer son choix. Malgré tout, à six heures, chaque soir, elle rentrait à la maison. Pautel le voulait ainsi, tenant à la joie d’apercevoir son sourire dès qu’il ouvrait la porte. Alors elle ne s’appartenait plus ; on riait un peu ensemble, on causait ; puis, c’était le repas, la vérification des comptes. Parfois le pauvre ami se trouvait si fatigué qu’il restait là, sur son fauteuil, béat, somnolent, et elle lisait à haute voix les journaux de médecine : il fallait bien qu’il fût au courant…

Et la tendre femme, qui croyait ainsi conter son histoire, ne disait pas autre chose que l’existence de celui auquel éperdument elle s’était vouée. Elle s’épanouissait à son ombre, s’y développait, y trouvait le bien-être, pareille à ces plantes fragiles qui ne peuvent prospérer qu’à l’abri d’un arbre vigoureux.

Chose étrange, cette sorte de bonheur indigna Thérèse, au lieu de la tenter. Elle s’exagéra la vulgarité d’une telle vie, n’en voulut point comprendre l’harmonie tranquille, unie et douce. La belle abnégation qui mettait toute cette charmante Dina, si spirituelle et instruite, au service d’un homme, la révoltait.

« C’est l’abandon de toute dignité intellectuelle, un véritable suicide ! » pensa-t-elle.

Et elle quitta son amie avec une nervosité légère qui la crispa, la fit paraître froide. Retenue par une excellente intention, elle avait négligé de parler de ses succès, de sa carrière noblement remplie, de même qu’un riche, par délicatesse, tait sa fortune devant un indigent. Elle ne se doutait pas que, restée sur le perron enguirlandé de glycine, Dina la suivait des yeux avec ce regard attristé qu’on a pour les gens dont on a percé la secrète misère. Et pendant que la doctoresse, rêveuse, s’éloignait sur le boulevard Arago, en murmurant : « Pauvre Dina ! » l’heureuse jeune femme, rentrant dans sa maison pour retrouver sa fille endormie, savourait sa propre félicité en songeant tout haut : « Pauvre Thérèse ! »

Le soir, quand Guéméné rentra, sa femme ne savait comment lui annoncer sa détermination. La visite de l’après-midi l’avait définitivement éclairée. S’embourgeoiser comme Dina ? elle s’y refusait ; elle était lucide maintenant, comprenait par quelles fibres la tenait son métier, et quelle déchéance subirait sa personnalité si elle cessait d’être médecin. Il lui semblait cependant que les silences de Fernand l’interrogeaient ; l’anxiété qu’elle voulait voir en lui la torturait. Le faire souffrir, quel supplice ! Dès qu’ils furent seuls, après le repas, elle tomba dans ses bras, brisée par la lutte.

— Mon ami chéri, murmurait-elle avec passion, pardonne-moi, pardonne-moi, je t’en conjure !

— Te pardonner ?

— L’acte que tu m’as demandé aurait requis de l’héroïsme, Fernand. Je t’assure que je me suis essayée au renoncement : je n’en suis pas capable. Ah ! je t’aime bien pourtant…

— Ma pauvre Thérèse, reprit Guéméné avec une grande douceur, je n’ai jamais entendu te martyriser. J’ai peut-être même été trop loin, l’autre jour, avec mes exigences. Essaye seulement, je t’en prie, de donner moins à ta médecine et plus à ton mari… Veux-tu ?

La condescendance si affectueuse qu’il y avait dans ces paroles inonda Thérèse de reconnaissance. Ainsi, non seulement il ne la haïssait pas pour sa résistance, mais il en venait à la comprendre, presque à l’approuver. Elle n’avait pas de mots pour le remercier ; il la sentit trembler de bonheur sur sa poitrine. Elle jura de le chérir plus que tout, de ne plus voir dans son métier qu’un passe-temps secondaire, de soigner sa maison, de rétrécir sa clientèle, de consacrer ses soirées à la vie commune. Ainsi se trouverait rassasiée, une fois de plus, sa double avidité de tendresse et de gloire ; sans sacrifice, sans rançon, elle serait heureuse totalement… Mais, comme elle faisait à son mari les promesses les plus raisonnables, les plus rassurantes pour l’avenir, il se dégagea peu à peu de son étreinte.

— Où vas-tu ? demanda-t-elle toute déçue, nous ne passons pas la soirée ensemble ?

Elle avait imaginé comme un soir de fiançailles, de longues rêveries à la fenêtre, pendant qu’à travers les petites feuilles noires, frissonnantes, ils regarderaient couler le fleuve… Mais, avec un dernier baiser, Guéméné prononça :

— Je vais chez madame Jourdeaux… Elle m’a fait dire, cet après-midi, que son petit n’était pas très bien.

II

Le petit André Jourdeaux fit une de ces fièvres lentes, insidieuses, inquiétantes, propres à l’enfance. On craignit une méningite. Le docteur venait matin et soir. Quand tout danger fut écarté, l’enfant demeura languissant. Guéméné continuait ses visites. C’était la seule distraction de madame Jourdeaux. Elle passait les longues heures de l’après-midi dans sa chambre, à broder auprès d’une fenêtre qui dominait une cour intérieure. Le sage petit homme, installé dans le grand lit de sa mère, découpait des images. Madame Jourdeaux tirait son aiguille ; vers cinq heures, le docteur arrivait. André rougissait de plaisir ; le beau visage placide et blanc de la jeune femme avait un sourire. On s’approchait du lit : on causait de l’enfant, de sa température, de son alimentation. Il y avait, près du fauteuil de la brodeuse, une chaise dont Guéméné avait pris l’habitude. C’était le mois de juillet ; la chaleur était accablante : le médecin s’asseyait, exténué.

— Comme vous semblez las ! lui dit un jour la douce femme, en le considérant avec pitié.

— Je suis un peu fatigué, dit Fernand.

Elle disparut, revint au bout d’une minute, suivie de sa femme de chambre qui portait un plateau garni d’une collation : bouillon froid, vin sucré, petits fours. Avec timidité elle lui proposa de se rafraîchir. Mais il accepta presque vivement, avoua qu’il souffrait précisément de la faim, ayant, ce jour-là, fort mal déjeuné en l’absence de sa femme. Complaisamment elle le regardait manger ; puis, comme il achevait ce goûter, elle lui dit en baissant la voix d’un air secret :

— Madame Guéméné doit être fort occupée, n’est-ce pas ?

— Oui, fort occupée…

Il n’en dit pas davantage, et ce fut très poignant par la tristesse qui était en lui et que la subtile femme devina. Il détourna les yeux : elle l’observait en le plaignant. Elle se l’imaginait manquant de soins, d’attentions, de prévenances, de tendresse, près de la doctoresse imposante qu’elle n’aimait pas. Elle se souvenait aussi du dévouement qu’il avait montré près de Jourdeaux, près du petit André, et, par reconnaissance, elle aurait voulu le voir très heureux, inondé de joies, adoré.

Une fois réconforté, Guéméné s’attarda. Ils tinrent tous deux des propos coupés, indifférents, interrompus par des silences. Le petit garçon jouait sans bruit dans ses oreillers. Le soleil couchant frappait la vitre. Des bruits divers annonçant les apprêts du dîner venaient ici des appartements voisins, dont les cuisines ouvraient sur la même cour intérieure ; des odeurs de potages et de sauces se répandaient dans l’air. La chambre de madame Jourdeaux était ornée de tentures orange, dont les reflets avaient pour les yeux une singulière douceur. Une pendulette dorée, de style Empire, battait son tic tac d’insecte sur la commode. Des tiges de lis garnissaient un vase blanc. Il régnait dans la pièce une paix voluptueuse.

Lorsque Guéméné revint, le lendemain, le goûter tout servi l’attendait près de sa place familière. Il sourit, s’excusa, déclara ne pas vouloir de telles habitudes. Il s’attabla cependant, saisi d’un bien-être soudain, savourant ces friandises sensuellement, avec son bel appétit d’homme jeune, aux côtés de cette femme si sympathique qui demeurait debout en surveillant son petit repas.

Cette collation, préparée maintenant chaque après-midi pour le docteur, prit bientôt dans l’esprit inoccupé de madame Jourdeaux une importance extraordinaire. D’abord elle voulut varier les vins, les gâteaux, remplacer le bouillon par du thé, puis par du chocolat, inaugurer des crèmes froides, des gelées, des confitures. Tous ses besoins de dévouement, développés, nourris, excités si longtemps par la misère de son mari, inassouvis désormais et sans objet, se portèrent vers cette jouissance légère qu’elle offrait, comme un minimum de prévenance, à celui qu’elle aurait voulu combler. Souvent elle sortait le matin, flânait dans les grandes épiceries, cherchait des fruits de choix, éprouvait une satisfaction à les payer très cher. Parfois elle confectionnait elle-même des pâtisseries dont elle trouvait les recettes dans son journal de modes. La nuit, quand elle se réveillait, elle se demandait souvent : « Que servirai-je demain au docteur ? »

Lui cependant ne soupçonnait guère les attentions, les soucis délicats, les rêves mêmes, flottant autour de ce guéridon léger qui lui apparaissait chaque jour, tout dressé, tel que si la charmante femme n’avait eu pour le créer qu’à donner un coup de la baguette des fées. Peu accoutumé chez lui à de telles gâteries, il mangeait en gourmand, sans trop songer même, le plus souvent, à complimenter madame Jourdeaux qui attendait un mot flatteur et devait se contenter du plaisir qu’elle lui voyait. Mais, au bout d’une dizaine de jours, le petit André fut rétabli, se leva, sortit, reprit sa bonne mine.

— Je n’ai plus besoin de revenir, dit Guéméné, voilà l’enfant tiré d’affaire.

— Alors, demanda-t-elle un peu troublée, où goûterez-vous désormais ?

Il ne put s’empêcher de sourire, touché de cette sollicitude naïve qui lui causait un secret contentement ; et il serra la jolie main douce de la veuve en disant :

— Vous êtes une amie exquise ; vous m’avez choyé depuis quelque temps avec des raffinements qui m’ont rappelé mon enfance, ma maison, les douceurs maternelles, mes lointaines vacances. Mais c’est fini maintenant ; il me faut être brave, oublier les gâteaux fins, les fruits confits, les choses délicieuses que vous m’offriez, et courir la clientèle.

Il riait, mais elle demeurait triste.

— Ah ! dit-elle, j’aurais voulu…

Elle n’acheva pas, mais elle le regardait avec une compassion tendre. Elle pensait qu’il n’était pas heureux, que Thérèse ne le gâtait pas comme elle l’aurait dû… Elle ajouta seulement :

— Vous reviendrez nous voir quelquefois ?

Le petit André s’approcha :

— Oui, oui, tu reviendras, n’est-ce pas ?

Alors Guéméné s’attendrit. Son cœur se gonflait aux moindres mots de cet enfant. Positivement, il lui semblait qu’un jour son petit eût ressemblé à celui-ci, qui était si sage et si bon ! Et il l’enleva dans ses bras, le serra passionnément, et, brusquement, l’ayant posé à terre, partit, les yeux pleins de larmes.

Madame Jourdeaux reprit sa place de brodeuse, près de la fenêtre. Désormais les journées lui furent longues ; chaque après-midi, elle sortait deux heures, pour promener son fils, mais les fins de jour lui paraissaient insipides. Elle aurait aimé travailler pour le docteur, ouvrer de ses mains quelque objet qui lui servît, mais que faire ? Elle ne connaissait même pas la maison de l’île Saint-Louis, elle ignorait ce qui pouvait y être utile.

Thérèse ne poursuivit pas ses études chez Boussard, à la Charité, ni chez Artout, à Beaujon. Ainsi pouvait-elle achever ses visites dans la matinée, et demeurer souvent à la maison après sa consultation. Ce sacrifice lui parut énorme. Elle le fit sentir à son mari plus d’une fois. Mais, comme des accouchements la réclamaient toujours, à n’importe quelle heure, et qu’elle continuait, malgré sa bonne volonté, d’être absente, tantôt le matin, tantôt le soir, tantôt la nuit, il ne s’estimait pas plus heureux. Elle en conçut une certaine amertume.

— À quoi bon me priver de tout ? disait-elle aigrement.

— Je ne sais pas de quoi tu te prives, ripostait Fernand. Mais je ne jouis guère de toi.

La vérité, c’est qu’il aurait fallu restreindre sa clientèle et qu’elle ne s’y pouvait résoudre. Rien ne lui était plus agréable que de s’implanter dans une famille, au lieu et place d’un confrère masculin. Alors elle triomphait. Son charme, sa beauté, sa grande application séduisaient les malades. Appelée près de Bébé, ou près de Madame, elle soignait bientôt Monsieur lui-même, et l’on ne voulait plus qu’elle, au détriment de l’ancien docteur. C’est ainsi que, rue de Grenelle, on lui confia le grand frère de sa jeune cliente, atteint de scarlatine à son tour ; boulevard Saint-Germain, elle soignait un tuberculeux de vingt-cinq ans ; dans un des hôtels de l’île, où elle avait pénétré comme accoucheuse simplement, on l’appela bientôt pour le jeune mari, un cardiaque, tant son mérite inspirait de confiance. Son air d’autorité était une des causes de son succès. Elle possédait l’inexplicable ascendant qui donne aux médecins leur puissance. Son sexe ne comptait plus. Les hommes eux-mêmes subissaient son prestige moral et croyaient en elle.

Mais Guéméné souffrait de voir se transformer ainsi la clientèle de Thérèse. Il ne l’eût voulu savoir occupée que de femmes et d’enfants. La foi en elle des malades masculins la flattait, au contraire : elle se vantait à son mari de chaque client nouveau. Sourdement et malgré lui, il frémissait alors d’un sentiment trouble. Quand elle lui revenait, le soir, un peu lasse, câline, réclamant les douceurs de la tendresse après celles de la domination, il pensait malgré lui à ces lits d’hommes sur lesquels, au hasard des visites, elle s’était penchée ; il voyait les auscultations, les percussions, les examens. C’était une sensation indéfinissable, mais il lui semblait que sa femme rapportait en elle un souvenir de ces intimités médicales, dans ses yeux, une vision persistante des nudités entrevues. Il avait l’obsession de ces contacts scientifiques et en était torturé. Il l’avoua un jour à Thérèse, découragé de se plaindre toujours sans résultat et ne pouvant cependant taire ce qu’il endurait. Ces scrupules de mari égayèrent la jeune femme :

— Allons, mon pauvre chéri, il ne te manquait plus que cela ! Est-ce que je te fais des scènes de jalousie à propos de tes clientes ? Tu me verrais sans ombrage, si j’étais mondaine, passer des soirées et des nuits de bal aux bras d’une vingtaine d’hommes qui m’enlaceraient tour à tour, et tu t’alarmes à l’idée que je peux m’arrêter au chevet d’un malade ? Mais là je ne suis plus une femme, et il n’y a devant moi qu’une maladie !

Ce qu’elle arguait était irréfutable : il n’objecta rien. Mais il la caressait maintenant avec moins de délices à cause des souvenirs qui s’interposaient entre eux. Elle n’avait plus à ses yeux le même mystère ; elle lui fut moins sacrée, comme si elle eût cessé d’être, pour lui, cette figure sainte que certains hommes voient dans l’épouse.

Cet été-là, ils voyagèrent en Suisse. Madame Jourdeaux, à qui Guéméné avait recommandé l’air des montagnes pour le petit André, les y rejoignit ; ils se trouvèrent au même hôtel, qu’elle avait choisi sur les indications du docteur. Mais la doctoresse intimidait la veuve, qui ne se livra point. Thérèse la trouva simple d’esprit, et le déclara net à son mari. Il la défendit chaleureusement :

— Non, non, tu te trompes : ce n’est pas une femme brillante, mais elle possède une intelligence droite, clairvoyante, un grand bon sens.

Silencieuse, triste malgré son admirable sérénité de visage, madame Jourdeaux, dans son costume de voyageuse, s’était débarrassée de son voile de crêpe ; elle portait, pour les excursions, un pare-poussière semblable à celui de Thérèse ; elle était de même grandeur, avec la taille à peine un peu plus forte que madame Guéméné ; Fernand la prenait parfois de loin pour sa femme, et, quand il s’apercevait de sa méprise, éprouvait, plutôt qu’une gêne, un agrément, comme si ces deux jeunes créatures semblablement belles, dont l’une lui était tout et l’autre rien, avaient été intimement parentes, presque sœurs.

On remarquait beaucoup madame Jourdeaux. Quand elle s’asseyait sur la terrasse de l’hôtel, les hommes s’arrêtaient un peu à l’écart pour la regarder. Avec la suavité de sa physionomie, elle possédait l’attrait des femmes qui ont souffert ; puis, par-dessus tout, cette candeur conventuelle qui en faisait un type si particulier. Cet intérêt qu’elle éveillait n’échappa point à Guéméné : il en fut flatté, sachant quelle charmante et fidèle amie il avait en elle. Pour lui faire plaisir, il conduisit le petit garçon sur les routes de la montagne. L’enfant était joli, curieux, babillait sans cesse, et, quand ils cheminaient côte à côte, on entendait sa petite voix flûtée à un kilomètre de distance dans l’air pur et calme ; Guéméné, patiemment, répondait à ses questions. Les passants prenaient le petit pour le fils du docteur, et le pauvre homme se redressait inconsciemment, dans l’illusion de cette paternité d’emprunt.

Thérèse trouva là un groupe de riches étudiantes russes qu’elle ne quittait guère, aimant son métier jusqu’en cette villégiature, le recherchant, le poursuivant lorsqu’il lui échappait, le ressaisissant en ses moindres représentants. Et ces dames faisaient bande à part, causaient de science, dévoraient la presse médicale, discutaient Boussard, admiraient Artout, dissertaient sur les cas de leurs hôpitaux, imaginaient des thèses. La doctoresse Guéméné, leur devancière à toutes, trônait parmi elles, donnait son avis, se faisait écouter, exultait dans la société de ses jeunes confrères. Pendant ce temps, Fernand promenait le petit Jourdeaux, errait au bord des lacs, lisait le journal sur la terrasse. Et madame Jourdeaux, qui brodait sans trêve sur un banc isolé, rejetant en l’air, d’un mouvement incessant, son aiguille avec son petit doigt levé, l’observait pourtant, attendrie et mélancolique ; elle le trouvait bien délaissé : quelquefois un soupir la redressait au-dessus de son ouvrage.

Un matin, les Guéméné reconnurent Boussard à la table d’hôte. Derrière une corbeille fleurie apparaissaient son buste maigre, sa tête marmoréenne aux méplats polis, au regard profond et rêveur.

— Tiens ! lança Thérèse dans son langage d’étudiante, le patron !

Légèrement myope, il ne les reconnut pas tout d’abord. Mais quand, à la fin du déjeuner, Thérèse et son mari vinrent en riant le surprendre, il demeura froid et comme ennuyé de cette rencontre. Avec cette déférence que, dans le monde savant, les plus modestes ou les plus jeunes conçoivent toujours pour les anciens et pour les maîtres, le médical ménage resta dans les limites d’une civilité discrète. Après avoir pris congé, Thérèse, s’approchant de ses jeunes amies les étudiantes russes, leur désigna le grand homme :

— Tenez, c’est lui, Boussard !

Avidement, elles le dévisagèrent, comme un dieu qui leur eût été dévoilé soudain. Et Thérèse s’en fut chercher dans sa malle le dernier tome de thérapeutique qu’il venait de publier. Penchées les unes sur les autres, dans le salon de lecture, elles passèrent l’après-midi à feuilleter le volume que Thérèse commentait doctement.

Le soir, au dîner, des places se trouvèrent libres près de Boussard. Les Guéméné en auraient volontiers profité ; mais, ne s’y sentant pas invités par le désir du maître, ils s’attablèrent à l’écart. C’était déjà l’automne, la nuit venait hâtivement : on dînait à la lueur des lustres. L’or des lambris se reflétait dans les glaces. Les fruits de septembre cantaloups, concombres, tomates, parfumaient et égayaient les tables. Une allée et venue de touristes animait le repas ; les uns partaient, d’autres arrivaient. À quelque distance de ses amis, madame Jourdeaux lissait rêveusement sa serviette. Il se faisait tard, et la salle était presque vide, quand une voyageuse entra, gracile et lente, en longue redingote noire, le visage à demi caché sous une épaisse voilette de chemin de fer. Thérèse tressaillit, reconnaissant bien cette sibylline apparence, et, se penchant vers son mari, prononça tout bas :

— Madame Lancelevée !

Depuis quelques mois, une légende incertaine régnait dans le milieu médical à propos de Boussard et de la célèbre doctoresse. Les uns les croyaient fiancés ; d’autres voyaient entre eux une sévère amitié amoureuse ; le plus grand nombre les disait amants. Cette bravoure de la jeune femme à se montrer partout où il professait, son engouement visible pour l’enseignement du maître, autorisaient mille commentaires. Cependant nul ne pouvait se vanter de les avoir surpris ensemble. À l’amphithéâtre, on ne les avait jamais vus échanger un mot après la leçon. Thérèse avait toujours défendu sa grande camarade :

— Ce qu’on dit est absurde. Jamais madame Lancelevée ne commettra ce qu’on appelle une faute. Il n’est pas de femme plus fière ni possédant plus de dignité, de force morale. Elle ignorera toujours les entraînements. Je répondrais d’elle plus que de moi !… Quant à son mariage, il ne peut être de bruit plus faux.

Mais, ce soir-là, interdite, saisie d’étonnement, la doctoresse Guéméné vit l’autre doctoresse traverser avec sa majesté coutumière la salle à manger de l’hôtel, et venir prendre, près de Boussard, une place demeurée vide.

L’homme glacial eut un tressaillement de joie et de surprise. Ils se serrèrent la main ; puis, à mi-voix, madame Lancelevée, retroussant sa voilette, entama, son indicateur grand ouvert, une longue explication. Sans doute elle n’était pas si tôt attendue, elle avait brusqué son voyage…

Boussard chercha des yeux les Guéméné qu’il avait tout à l’heure salués de loin. Mais, discrètement, — témoins involontaires d’une rencontre que les intéressés avaient peut-être voulue secrète, — ils s’étaient esquivés. Une fois dehors, Fernand dit :

— Ce qu’on raconte était donc vrai !

— Jamais ! répondit Thérèse, en généreuse amie ; madame Lancelevée est la plus honnête des femmes. Il y a là un simple hasard. Ils se sont trouvés ici, et voilà tout.

Mais, sans qu’elle l’avouât, le rayonnement de bonheur qui avait éclairé le froid visage de Boussard à la vue de la voyageuse lui en apprenait plus que tout le reste sur ce que ces deux êtres mystérieux étaient venus dérober jusqu’en ce pays. Elle avait beau dire : « Que nous importe ! ces choses ne nous regardent pas », — l’idée d’une faiblesse possible chez sa célèbre confrère l’atterrait et la tourmentait. Elle s’efforçait en vain d’imaginer les plus extraordinaires hypothèses pour interpréter ce qu’elle ne voulait pas admettre.

Le lendemain matin, comme elle lisait son courrier à la balustrade de la terrasse, le couple apparut derrière une des portes vitrées qui commandait un escalier menant aux chambres. Boussard sembla hésiter en apercevant Thérèse ; mais madame Lancelevée, avec son sourire victorieux et adouci de femme qui aime enfin, lui dit un mot et, hardiment, s’avança seule vers son amie.

Thérèse rougit. La doctoresse, que Paris n’avait jamais connue qu’en noir, portait une robe de foulard gris perle, ornée d’un flot de dentelle princière ; et ce simple changement de mise en faisait une femme nouvelle. Sous l’arc superbe de ses sourcils, ses yeux brillaient de bonheur ; elle serra la main de Thérèse, cordialement, et, avec sa franchise délibérée :

— Vous êtes étonnée de me voir ici. C’est bien réciproque. J’y suis venue retrouver le docteur Boussard, pour passer quelques jours avec lui dans les montagnes.

Et comme Thérèse demeurait incertaine, intimement choquée, et pourtant largement indulgente, plus déroutée que disposée à traiter en pécheresse cette noble princesse de science, madame Lancelevée, qui devina son trouble, sourit. Et, lui reprenant la main, affectueusement :

— Ma petite, est-ce que vous me jugez mal, dites ?

Elles se regardèrent toutes deux, loyalement.

— Je ne vous juge pas, répondit Thérèse.

— Cela me suffit, continua la doctoresse. Je vous dis ce qui est. Je ne me cache pas, ayant toujours agi sans honte. Le docteur et moi, nous nous aimons depuis deux mois. Le monde l’ignore. D’ailleurs chacun de nous garde son indépendance et pourtant n’est plus seul dans la vie. Le docteur Boussard aurait voulu m’épouser. Vous savez, ma chère, ce que je pense du mariage des femmes-médecins. Nous sommes d’impossibles épouses. Vous n’êtes qu’une délicieuse exception qui confirmez la règle. Il me fallait garder ma liberté entière, sans entraves, sans l’arrière-pensée de celui qui vous attend au foyer. Notre vraie devise, c’est : « Ni mari ni enfants », je l’ai cent fois répété. Mais lorsqu’on rencontre par hasard un amour pareil à celui de ce grand et cher amant, on ne le repousse pas. J’étais maîtresse absolue de mon cœur et de ma personne : délibérément, avec la pleine conscience de mon acte, je lui en ai fait le don. Je ne croyais plus au mariage religieux qui a été l’idéal moral de ma jeunesse, mais je crois moins encore au mariage légal, si révocable, et qui, n’étant qu’une imitation de l’autre, n’en a pas pu garder la force. Je vous déconcerte, je le sens ; mais, que voulez-vous ? je suis allée jusqu’au bout de ma logique.

Thérèse se reprenait peu à peu. Cette union libre répugnait d’autant plus à sa délicatesse qu’une personnalité plus haute la pratiquait, en donnait un troublant exemple, l’érigeait en principe, lui prêtait sa propre noblesse. Cependant contre ce raisonnement imprévu pas un argument ne lui venait.

— Si vous m’étonnez, vous savez pourtant, chère amie, que j’admets toutes les idées. La vôtre me semble un peu subversive ; mais vous êtes, vous aussi, une telle exception !

La douceur de cette jeune confrère, lui faisant si libéralement le crédit de son estime, en dépit de tout, attendrit la superbe doctoresse. Elle eut, dans sa transformation amoureuse, le premier abandon que Thérèse lui eût connu :

— Je suis heureuse ! prononça-t-elle ardemment.

Et ses yeux se mouillèrent de larmes…

Ils s’isolèrent dans l’hôtel. Boussard, illisible, enfermait dans le secret de son cœur cette passion tardive, orageuse et tendre, dont il chérissait son étrange maîtresse. Elle ne le quittait pas, noyée dans l’extase de cette révélation de l’amour. On les voyait toujours ensemble, mais tous deux, sous le même masque impénétrable, dissimulaient au public tout indice de cette fièvre intérieure qui les ravageait l’un devant l’autre. Plusieurs Parisiens, parmi les pensionnaires, les avaient reconnus et les observaient. Madame Lancelevée demeurait l’austère femme de science dont on se rappelait le portrait, pris au milieu des fioles de son laboratoire. Et le Boussard passionné qui ne rêvait plus que d’enlacer sa fière et délicate amie, paraissait toujours l’homme de marbre au physique indolent et froid.

Cette idylle, que l’âge des amants faisait grave, s’assombrissait encore, pour Boussard, d’une pensée douloureuse. Il savait que celle qu’il aimait ne lui appartenait qu’à demi. Demain son métier la reprendrait. Leurs réunions brèves dépendraient de ses devoirs professionnels. Il la visiterait comme une amante d’occasion. Elle se prêtait à lui, mais ne se donnerait jamais entièrement, avec toute la grandeur généreuse des épouses. Il resterait l’isolé, sans foyer, sans famille, privé, dans cette union précaire, de tout ce que le cœur des hommes souhaite en ses secrètes ardeurs affectives. Quand il la contemplait auprès de lui, pensive, savante, médecin comme lui, n’ignorant rien de ce que lui-même connaissait du corps humain, il souffrait dans son âme puissante, et, sous son masque de pierre, une colère bouillonnait. Il l’eût voulue timide, simple et soumise, ne sachant rien qu’aimer. Jamais, au plein du scandale de son divorce, il n’avait été si intimement triste. Ses yeux gris, sans fond, se creusaient sous l’arcade sourcilière. Parfois, quand il cheminait sur les routes de la montagne, près de cette indomptable maîtresse qui ne serait jamais sa compagne, ils croisaient Guéméné promenant l’enfant de madame Jourdeaux. Les deux hommes se regardaient et se saluaient avec mélancolie. Tous deux souffraient du même mal, celui qui sera de toute éternité l’irréductible ennemi de l’homme : l’orgueil de la femme. Puis, avec une résignation pareille d’êtres aimants, ils continuaient leur route, l’un près de cette parcimonieuse amante, l’autre tenant par la main cet enfant d’emprunt.

— Vois donc, mon chéri, dit un jour Thérèse à Fernand, comme tu étais injuste envers moi ! Je t’ai bien livré ma vie tout entière, sans réserve, sans marchandage, moi. Tu n’auras pas le sort de ce pauvre Boussard, qui n’a point l’air trop gai pour un amoureux en pleine lune de miel. La doctoresse l’a formellement déclaré : ils se verront quand ils le pourront… Oh ! c’est une maîtresse femme… Et toi qui te plaignais !

Guéméné la regarda longuement. Cette belle inconscience l’irrita. Jamais cette Thérèse ne soupçonnerait les subtiles douleurs dont elle était la cause. Avec son idéal naïf de la femme intellectuelle mariée, elle était entrée crânement dans la vie conjugale ; et, persuadée de l’excellence de ses vues, elle continuait de concilier, à travers tous les orages, ses rêves de gloire et son amour, se croyant très sage pour donner quelquefois, par habileté, plus à celui-ci qu’à ceux-là.

— Madame Lancelevée, finit-il par dire avec humeur, eut plus de loyauté que toi, voilà tout.

Thérèse, un peu suffoquée, demanda une explication : une fois de plus, il dégonfla son cœur, redit ses peines passées, montra quelle duperie avait été son rôle d’époux. Elle n’avait jamais cherché dans le mariage qu’une diversion aux fatigues d’un métier qui, seul, était son but, sa raison d’être. Et il avait beau, par réserve naturelle, par décence, retenir sa violence, ménager ses termes, il la blessa cruellement.

Alors elle prit l’offensive à son tour :

— J’ai sacrifié, pour une maternité que tu désirais, une thèse qui m’eût classée au même rang que madame Lancelevée. J’ai renoncé, pour être plus souvent chez nous, à suivre les cliniques de Boussard, les opérations d’Artout. J’aurais désiré faire de la médecine aliéniste dans l’établissement de Janicot : je ne t’en ai pas même parlé, car Passy, c’était trop loin et tu m’aurais blâmée. Est-ce que je n’aurais pas dû, cependant, m’adonner aussi à la bactériologie ? À défaut d’un laboratoire chez moi, — que j’aurais eu cependant, sans mon mariage, — n’aurais-je pu travailler à l’École, devenir quelqu’un, faire quelque chose ?… Si je suis demeurée une doctoresse modeste et ignorée, réduite à me contenter de la clientèle, ce fut la rançon de mon amour pour toi, car seule, sans ma maison à tenir, sans le souci de ton bien-être, sans cette grossesse, sans tes exigences enfin, je compterais un peu aujourd’hui dans le monde médical.

— Je suis de trop dans ta vie, Thérèse ; notre mariage pèse à tes épaules ; je fus l’obstacle à ta gloire : veux-tu redevenir libre ?

Elle eut un sourire amer.

— C’est trop tard. Nous sommes mariés pour toujours.

Ils se défièrent, une minute, sans amour, sans plus rien de commun entre eux qu’une âpre rancune ; et, comme le tête-à-tête devenait intolérable, il la laissa dans cette chambre d’hôtel et s’en fut errer dans un verger qui s’étendait en pente derrière les cuisines. C’est là que le petit André Jourdeaux s’amusait. Il élevait des monticules de gravier, y plantait un brin de buis arraché aux bordures : et cela était un jardin. Ou bien il se promenait, déjà rêveur, le long des allées, sans jamais regarder plus haut que les poiriers en espalier qui plaquaient, contre la muraille décrépie, leur dessin régulier d’arbres généalogiques.

Quand Guéméné parut, le gamin se promenait ainsi à petits pas, sans secousse, comme les somnambules ou ceux qui font des songes tout éveillés.

— À quoi penses-tu donc ? interrogea le docteur adoucissant sa voix et s’efforçant de sourire.

L’enfant, intimidé, mordit le bout de son ongle et avoua :

— J’étais, semblant, un explorateur ; j’arrivais chez les sauvages, dans le désert, et peut-être qu’ils allaient me tuer.

Guéméné, dont les nerfs étaient immodérément tendus, le voyait homme déjà, impérieux, avide, aimant les chimères et le danger, soucieux de la suprême forme que revête aujourd’hui l’héroïsme, et redoutant en même temps la douleur et la mort.

— Cours plutôt, lui dit-il avec un peu de pitié, fais le cheval ; tu penseras plus tard aux choses qui font peur.

Par une singulière transposition sentimentale, il lui semblait chérir ce petit garçon comme il avait aimé le sien.

— Ça te fait-il plaisir que je coure ? demanda l’enfant de sa voix flûtée et perçante. Alors, tiens !

Et, prenant son élan, il se rua par les allées, ses petits coudes en l’air, buttant aux bordures, aux cailloux, se jetant au hasard dans le labyrinthe géométrique que dessinaient les plates-bandes chargées de fruits. Puis il revint, rouge, à bout de souffle, son bon visage levé sur son grand ami qu’il pensait avoir ainsi satisfait. Et Guéméné se sentit touché d’une émotion intense, pour avoir compris tout ce qu’il y avait eu, dans ce mouvement, de charmante servilité enfantine.

— Tu es un bon petit, un bon petit ! répétait-il. Le sens de sa tragique situation conjugale, le souvenir des mots affreux que Thérèse avait proférés, le regret de son enfant mort et sa tendresse pour ce fils d’une amie, se mêlaient, se réduisaient en une seule impression poignante ; il avait des sanglots plein la poitrine. Cependant la délicieuse et chantante voix murmura :

— Alors tu es content, dis, que j’aie couru ?

Un soupir rauque, qu’il ne put retenir, l’ébranla. L’enfant surpris leva les yeux, le vit pleurer, et une sorte de frayeur s’empara de lui. Il reprit sa course, mais cette fois vers l’hôtel, gagna la chambre de sa mère et lui conta que son grand ami avait du chagrin et restait tout seul à pleurer dans le verger.

Les vacances des Guéméné touchaient à leur terme ; le jour suivant, ils quittaient la station pour regagner Paris. Inconsciente de ce qui se passait en elle, mais troublée, palpitante, madame Jourdeaux cherchait le docteur. Elle devinait un drame dans l’âme de Guéméné, voulait le trouver seul avant son départ, brûlait de lui offrir son amitié consolatrice.

Elle ne le vit même pas à la table d’hôte, le ménage ayant pris à la chambre son dernier repas. Et elle questionnait son fils : « Qu’avait dit monsieur Guéméné ? L’avait-il embrassé ? Pourquoi ses larmes avaient-elles coulé ? » Mais l’enfant répétait :

— Oh ! je ne sais pas… J’étais très sage ; il m’a dit de courir : j’ai couru pour lui faire plaisir… Alors il a pleuré…

Boussard et madame Lancelevée partaient pour une excursion dans la montagne quand Thérèse et son mari montèrent dans l’omnibus de la gare. Les Guéméné virent les amants disparaître et reparaître plusieurs fois, de plus en plus lointains, au caprice des lacets de la route. Ce couple d’exception, qu’une passion souveraine avait été impuissante à unir absolument, les hanta. Enfin le train partit, et ils se retrouvèrent face à face, seuls dans le compartiment.

Thérèse, harcelée de remords, souffrait humblement, en silence. Ce qu’elle avait osé dire dans une minute d’emportement lui causait aujourd’hui un regret atroce. Elle se serait avec délice jetée aux genoux de Fernand ; des mots de supplication, de contrition passionnée, les appels les plus tendres lui venaient aux lèvres, mais elle sentait trop en son mari un engourdissement, un sommeil de cet amour qu’elle avait commis le crime de maudire.

« Il me repousserait, pensa-t-elle. J’attendrai. »

Et ce fut dans cette hostilité sourde qu’ils reprirent leur amoureux logis, niché dans la verdure, à la pointe de l’île archaïque.

III

Fernand aurait voulu pardonner, il ne le put pas ; il aurait voulu oublier, il n’y parvint pas. Et Thérèse fut absoute avec des baisers si froids qu’ils la meurtrirent.

Elle gémissait devant lui, en se tordant les mains :

— Je n’ai jamais regretté notre amour, je le bénis, je l’aime : des paroles involontaires m’ont échappé, et c’est tout…

Mais lui la revoyait toujours dans la chambre de l’hôtel, debout, magnifique et insolente, disant que leur amour avait gâté sa vie. La colère, il est vrai, avait seule déterminé l’expression d’une telle pensée, mais la colère, brutalement véridique, n’avait fait que déchirer un voile et mettre à nu l’idée dissimulée, entretenue peut-être depuis longtemps. Combien de fois, en secret, Thérèse avait-elle déploré la perte de sa liberté, l’arrêt de son essor, les entraves mises à ses ambitions ! Et il ne pouvait se défaire de ce soupçon, que souvent, sous ses caresses, elle avait maudit cette passion gênante et ce mariage dont elle était la prisonnière.

Alors il redevint aussi morne que pendant les mois de célibat où il vivait seul, dans cette maison de leur amour. Octobre vint. Ce fut, dans le carrefour fluide de la rivière, l’animation du marché aux pommes : les trains qui les amenaient d’Auvergne, de Normandie, de Bretagne, les déversaient à Charenton ; la Seine les prenait là pour les charrier jusqu’à Paris.

Chaque matin, sous les fenêtres de l’île, des convois de bateaux passaient, conduits par un remorqueur sifflant et alerte dont la cheminée noire, automatiquement, saluait les ponts, un à un. Les pommes d’api joufflues et luisantes, les reinettes ridées et terreuses, les pâles canada, au teint de citron, s’entassaient au fond des chalands creux qui glissaient au ras de l’eau, pareils à de longues courges évidées. Puis, sous le quai de l’Hôtel-de-Ville, ils allaient s’aligner pour l’hiver. Il en montait, avec les buées de la saison pluvieuse, une odeur de pulpe mouillée, de paille et de pressoir qui parfumait ce coin pittoresque.

C’était la quatrième fois que Guéméné voyait reparaître ces choses immuables et menues des vieilles traditions parisiennes. Mais, chaque année, des émotions changeantes l’occupaient, tandis que, de sa fenêtre, il contemplait le passage des pommes. D’abord, ç’avait été en pleine poésie de fiançailles que, surpris et curieux, il avait noté la vieille coutume. L’année suivante, il savait son enfant vivant en Thérèse, mais son bonheur s’attristait déjà des reproches de la jeune femme. Puis, avec un automne nouveau, les chalands parfumés de fruits étaient revenus, et ç’avait été une époque radieuse : dans sa profession, ses succès de laboratoire, le sérum antinéoplasique entrevu, possédé ; à la maison, les sourires de ce petit être avec lequel il se croyait déjà de muettes, de délicates ententes. Et, depuis, les pommes encore une fois avaient mûri aux branches des arbres lointains ; elles voyageaient maintenant le long du fleuve, arrivaient ponctuellement avec le retour de la saison, pour s’offrir au trafic annuel. Mais l’enfant n’était plus dans la maison refroidie. L’expérience lente et cruelle avait dépouillé l’épouse imprudente de son pouvoir. Guéméné sentait sa compagne lui devenir étrangère. Les choses, pour lui, n’eurent plus de poésie.

Alors il se retourna vers les laboratoires de l’École. Une frénésie de travail s’empara de lui. Il passa des heures penché sur les tables de chimie qui s’allongeaient dans les salles, devant les immenses baies vitrées que salissaient les pluies de l’hiver. Boussard lui communiqua des pièces anatomiques ; il isola de nouveau le microbe du cancer.

Et, dans sa blouse blanche, l’œil rivé au microscope, il avait des sursauts, des tressaillements d’impuissance, devant l’algue entrevue, l’invincible ennemi.

Puis il préparait des réactions, combinait des sels, produisait, dans des éprouvettes, des effervescences, procédait au hasard, par tâtonnements. Parfois Boussard qui passait s’arrêtait un moment, le regardait faire ; sous le monocle, son œil gris avait un éclair ; il allait parler… Puis il continuait sa route, travaillant lui-même dans la salle voisine.

Un après-midi que Thérèse descendait à pied le boulevard Saint-Germain, assez préoccupée d’un enfant diphtérique dont elle venait de juger le cas fort alarmant, au coin de la rue de l’Ancienne-Comédie, madame Adeline qui sortait de chez elle, pressée, haletante, la reconnut et l’interpella :

— Que devenez-vous, grand Dieu, ma chère amie ! On ne vous voit plus nulle part.

— Je travaille, fit Thérèse, qui lui sembla grave et comme mûrie, dépourvue de cette juvénilité patricienne qu’elle avait, après le mariage, conservée si longtemps.

Madame Adeline ajouta, toujours brutale :

— Dites-moi, est-ce vrai, le bruit qui court, que vous nous lâchez ?

— Qui est-ce que je lâche ? interrogea Thérèse avec une reprise de sa fierté nerveuse.

— Mais nous, le corps médical, la médecine enfin !… Ça se dit partout. Si c’était vrai, ma chère, je vous en ferais un fameux compliment. Vous en avez les moyens, n’est-ce pas ? Votre mari est coté, le papa vous a mis dans la main une dot qui vous préserve de la visite à quarante sous, qui vous permet de rester tranquille chez vous, à regarder flamber vos bûches. Ah ! ma petite, j’ai quinze ans de plus que vous et le droit de parler : eh bien, si j’avais un conseil à vous donner, ça serait de le justifier, ce potin !

— Je n’ai aucune intention d’abandonner la médecine, dit Thérèse, un peu froide.

— Alors, c’est tant pis… Ah ! je voudrais être dans votre peau, ma chère. Par moments, ma pauvre tête éclate. C’est trop, c’est trop !… Je suis à bout de forces !…

Sur son large visage, une telle expression de lassitude apparut que Thérèse s’en émut :

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle affectueusement.

— Ah ! des embêtements chez moi… Je me tue… l’argent ne rentre pas… et puis, c’est le coulage… et des tracas qu’on ne peut pas dire. Ma fille Lucie, qui a quinze ans, a lu toute ma bibliothèque médicale. Les garçons font les paresseux : l’aîné a échoué au concours des bourses ; que vais-je en faire ? Est-ce que je peux m’en occuper ?

— Mais monsieur Adeline ? hasarda Thérèse.

La pauvre femme eut un grand geste de découragement, avec un ricanement cruel :

— Ah ! monsieur Adeline !… oui, monsieur Adeline !…

Elle eut une réticence douloureuse ; elle ne voulait pas en dire davantage et baissa la tête en retenant ses larmes. Puis, relevant les yeux sur la jeune femme, avec un effort visible pour se ressaisir :

— Allons, assez causé de moi !… Soyez toujours gentille pour votre mari, ma petite, gâtez-le… Pautel m’a dit qu’il changeait depuis la mort de votre enfant. J’espère bien que vous allez vous en faire faire un autre, hein ?

Thérèse, habituée à ses grosses indiscrétions maladroites, sourit sans répondre : la doctoresse continua :

— Il faut des trucs pour retenir les hommes chez eux. Ils réclament un intérieur gai. Ils ont besoin que nous soyons là… Votre mari est pareil aux autres, allez ! Il serait diablement fier si vous faisiez ce qu’on a dit de vous. C’est Artout qui ne vous voyant plus le matin à Beaujon a lancé la nouvelle de votre retraite. Ah ! ma chère ! j’en étais contente pour Guéméné… et pour vous aussi.

Puis, lui serrant la main et lui désignant une haute maison de la vieille rue :

— J’ai un client qui m’attend là, un pauvre alcoolique qui ne me paiera jamais.

Et elle s’en alla, énergique et consciencieuse, faisant son métier sous le double aiguillon du besoin matériel et du devoir professionnel qui la stimulaient également, ponctuelle dans ses visites, en vrai médecin, distribuant, à qui le demandait, son routinier savoir, sans jamais se soucier des honoraires.

Le lendemain matin, Thérèse était à Beaujon. Le faux bruit de sa retraite l’offensait ; son honneur lui en semblait touché. Elle voulait se faire voir dans le service d’Artout, très fréquenté des jeunes médecins : la légende serait ainsi détruite à sa source. Elle rencontra le chef à l’entrée de la salle, la toque noire sur sa tête énorme et noble qu’eût si bien coiffée la mitre, le tablier blanc noué à ses reins puissants, les manches de la blouse relevées sur ses bras velus, et la main droite gantée de caoutchouc.

— Ah ! voilà donc enfin la doctoresse Guéméné ! s’écria-t-il, le visage épanoui soudain.

Et tout le monde se retourna vers l’élégante et mince jeune femme qui entrait en jaquette de fourrure, embrassant de son regard, longuement posé sur chaque lit, toute la salle. Il y avait là trois jeunes chirurgiens, une dizaine d’élèves, dont trois étudiantes étrangères, plus deux petites « bénévoles » françaises, accomplissant leur première année de médecine : — des enfants sorties du lycée depuis quatorze mois, et qui ressemblaient à deux grandes pensionnaires en sarraus blancs.

Alors Artout, que son gros bon sens de vieux garçon sans clairvoyance bien aguisée illusionnait parfois, présenta originalement à ces jeunes hommes et à ces futures doctoresses la femme-médecin idéale qu’il voyait en Thérèse :

— Madame Guéméné est un de mes jeunes confrères de talent, et je serais heureux qu’elle vînt reprendre de temps en temps sa place dans mon service. Elle serait d’un bel exemple pour ces jeunes filles qui seront des médecins demain… ou après-demain… car elle représente un type de femme qui commence. C’est toujours difficile de créer un rôle dans notre société ; madame Guéméné a trouvé la bonne formule, car elle tient le sien avec une mesure que je vous propose à toutes, mesdemoiselles, si vous voulez exercer votre profession d’homme sans cesser d’être de vraies femmes. Voici une doctoresse qui pourra vous apprendre comment on peut devenir un excellent médecin, tout en faisant à son mari le foyer le plus charmant, en le rendant l’homme le plus heureux du monde.

Thérèse, dans son contentement, souriait à son vieux maître qui la comprenait si bien. Pourquoi Fernand ne pouvait-il entendre Artout la justifier de la sorte ! Et son cœur se gonfla de rancune contre celui qui la meurtrissait en l’aimant d’une façon trop exclusive.

— Madame, reprit Artout qui enfilait le second gant pour l’examen des malades, je vous convie à une opération très intéressante qui aura lieu ici demain même. Il s’agit de la femme que vous voyez là bas, au lit 15. Mais venez donc l’examiner : il y a un beau diagnostic à faire.

Insidieusement, l’hôpital reprenait Thérèse par toutes les séductions ensorcelantes qu’ont les milieux d’études pour certains cerveaux avides. Comme une âme religieuse qui aurait quitté l’église et y reviendrait, — sensuellement attirée par les griseries de l’encens, des cierges, de la mystique atmosphère, — l’iodoforme, la sérénité des murs blancs, l’inconnu de la maladie couchée dans tous ces lits, lui rappelaient ses ardeurs d’interne, ses plaisirs d’autrefois. D’ailleurs Artout la tentait : il lui reprochait sa longue absence ; on devait, à son avis, se défier de la routine où vous entraîne le courant journalier de la clientèle, travailler sans cesse, se tenir toujours en éveil, et pour cela pratiquer les cliniques. Il lui montra une tumeur étrange. Thérèse avait reconnu une maladie semblable chez une de ses clientes. La similitude des deux cas en confirmait le diagnostic. Ils formaient un sujet précieux. Artout déclara :

— Vous devriez faire un rapport.

Le brave homme voulait que tout son monde travaillât ferme.

Thérèse était reprise. Un élan nouveau l’emportait vers les pures joies de l’esprit qui ne déçoivent pas. Elle retourna à Beaujon le lendemain, elle y multiplia ses visites…

Un soir, Guéméné revint dîner plus tard que de coutume ; elle était à table déjà, ayant à travailler dans la soirée et n’ayant pu attendre, dit-elle pour s’excuser. Son mari ne l’entendit guère.

— J’ai vu Boussard aujourd’hui, à son laboratoire, s’écria-t-il à peine entré, je lui ai montré trois cobayes vaccinés, il y a un mois, avec ce liquide antinéoplasique que j’appelle « toxiline degré 3 ». Huit jours après la vaccination, j’avais inoculé le cancer à ces animaux, au plein d’une plaie des mamelles. Cet après-midi, Boussard a examiné la plaie cicatrisée chez tous les trois, il a constaté que leur poids, leur circulation, leur état général ne présentaient aucune des altérations prémonitoires de la tumeur maligne ; il m’a dit : « Mon cher, je crois que c’est le succès ».

— Mon pauvre ami, répondit la doctoresse incrédule, le cancer n’est justiciable que du bistouri. Tout cela est prématuré. Ton micro-organisme est un trop nouveau venu. Sa spécificité n’est nullement prouvée. Prends garde que tes procédés n’égarent les médecins tout simplement, et que les malades ne perdent, à des tentatives vaines, le temps où le salut serait encore possible par l’ablation précoce.

Et elle pensait à son principe, infiniment plus captivant par la sécurité qu’il offrait : elle parla des tumeurs utérines qu’elle soignait, du bistouri d’Artout, qu’elle mandait toujours au bon moment, et qui, tranchant savamment, faisait dans des entrailles palpitantes la « part du mal ».

Mais Guéméné se tut. Son bel enthousiasme de chercheur s’était éteint à l’accueil glacial de cette épouse que d’autres préoccupations hantaient. Véritablement, ce soir-là, il avait eu, en revenant à Thérèse avec cet instinct si fort qui presse l’homme de tout confier à sa compagne, un regain de confiance affectueuse. D’un mot elle l’avait rendu muet, gâtant tout le charme de son espoir. Il en aurait pleuré. Peut-être, au fond, avait-elle raison, et il se souvint de son premier échec : du malheureux Jourdeaux. Et pourtant Boussard croyait en lui. À cette idée, il se sentait dans l’âme une gloire mystérieuse et naissante : n’aurait-il donc personne à qui la confier ?

Alors il se rappela la discrète et douce amie qui devait être maintenant de retour, et l’allégement qu’il éprouva, en pensant que demain il la reverrait, mesura l’empire bienfaisant que la charmante femme avait pris sur lui, peu à peu.

Ce fut brodant à sa fenêtre, avec le petit garçon à ses pieds et pour le moins cent cuirassiers et fantassins de plomb répandus sur le tapis, autour de ses jupes, qu’il la trouva le lendemain, à l’heure où l’on n’allume pas encore la lampe. Il arrivait joyeusement, ayant toujours dans l’âme un écho de cette voix décisive qui avait dit : « Je crois que c’est le succès ! » Mais, à son aspect, les beaux traits placides de la jeune femme s’altérèrent ; elle pâlit, ses paupières battirent, et, de ses lèvres devenues blanches, elle murmura :

— Eh bien… eh bien… comment allez-vous ?

Et elle le regardait douloureusement, ne l’ayant pas revu depuis ce jour où là-bas, en Suisse, le petit André l’avait laissé pleurant dans le verger de l’hôtel. Pendant ces six dernières semaines, sa tendre pitié s’était alimentée, s’était repue de ce souvenir triste qui avait tenu sa sensibilité dans une émotion constante. Son imagination oisive s’occupait avec une compassion délicieuse de ce chagrin secret, le commentait, le devinait, l’amplifiait, lui inventait des causes. Elle en portait en elle comme un deuil mystique, se refusant aux pensées gaies, à des réminiscences de musique, à toute distraction futile, par sympathie pour ce que souffrait l’ami lointain qu’il ne lui était pas donné de consoler ; mais, aujourd’hui qu’enfin il revenait, elle ne pouvait plus que presser doucement sa main, sans rien lui dire.

Alors, comme si leur intimité eût grandi tout à coup depuis le séjour commun à l’hôtel, inconsciemment à l’aise près de cette amie, Guéméné commença :

— J’ose à peine le dire… j’ai faim… je suis venu chercher un des goûters exquis de cet été…

Il savait la combler de joie en parlant ainsi. Il l’avait comprise, par une intuition d’homme qui a pâti dans sa sensibilité. Il lui connaissait les tendres besoins du dévouement féminin, cette soif de répandre du bien-être autour d’elles qu’ont certaines femmes. Elle se dépensait avec l’affectueuse activité de la Marthe évangélique. Et, en effet, elle se leva vivement, s’affaira, perdit d’abord un peu la tête, fourragea les compotiers, les boîtes à biscuits, envoya une servante à la cave, dressa les gâteaux dans les assiettes, salit ses mains dans l’office à palper elle-même les poires qui mûrissaient sur l’étagère, pensa n’en jamais finir, et revint, au bout de cinq minutes, avec le guéridon qui fleurait les fruits ambrés et la vanille.

Il se délecta. Elle le regardait, attendrie. Un monde de pensées roulait en elle. À la fin, elle soupira, les yeux mouillés :

— Pauvre ami !

Et lui aussi s’amollissait dans le bien-être. L’amitié de cette douce femme faisait comme un manteau enveloppant et chaud autour de son âme que le foyer trop froid avait lentement glacée. Il ne disait rien, se laissait bercer, béatement, songeait aux peines multiples que Thérèse lui avait fait subir, qu’il n’avait jamais confiées à personne, et qui lui paraissaient plus cruelles aujourd’hui sans qu’il sût pourquoi.

Madame Jourdeaux voulut absolument qu’après le vin, il fumât. Il s’y refusait en riant, disant que c’était ici une chambre, qu’il n’avait nul besoin de sa cigarette, que jamais il ne consentirait… Mais elle insista, se fit si pressante, si suppliante même, qu’il obéit. Elle était de ces femmes qui se complaisent dans les satisfactions qu’elles donnent, qui s’ingénient à les créer, à les inventer, et dont la compagnie devient une volupté à force de douceurs.

Il fuma donc, et ce fut dans le nuage de sa cigarette, un peu alangui et grisé, qu’il dit :

— Vous avez toujours cru en moi, vous. Toujours vous m’avez poussé au travail… Aujourd’hui, je suis peut-être à la veille d’un succès. J’ai convaincu le grand Boussard.

— Ah ! fit-elle, non sans tristesse devant la découverte qui venait trop tard, enfin ! enfin !

Elle ne put trouver rien d’autre. Il continua :

— Le vaccin que je cherchais depuis plus de deux ans, je crois l’avoir trouvé… Hélas ! je dis « Je crois. » Est-on sûr jamais ? Peut-être Boussard se trompe-t-il en m’encourageant. Devrait-on même parler de ces choses avant que la confirmation soit formelle, irrécusable ? Ah ! si pourtant cette fois c’était définitif !…

La timide et ignorante femme alors trouva les mots éloquents qui persuadent :

— C’est définitif, cette fois ; je vous le dis. Je ne sais rien, pas même l’a b c de votre science ; mais j’ai quelquefois d’étranges intuitions, et votre succès, entendez-vous, je le sens, je le vois, comme si déjà tout le monde de la science vous avait offert la grande apothéose de son admiration… Et puis quand même… On n’est jamais sûr, dites-vous ? Tant mieux ! c’est pour travailler toujours, c’est pour lutter toujours, c’est pour creuser toujours dans la mine noire des choses ignorées. Rien ne se perd ; aucun effort n’est stérile. À chacune de vos expériences, un peu de lumière jaillit dans ce qui était ténébreux ; à chacune de vos déceptions, le champ des erreurs se rétrécit, une voie fausse se ferme, la vraie route se dégage un peu plus, et tel résultat, même négatif, prend une portée immense… C’est beau, cette œuvre !

Il l’écoutait avec un étonnement délicieux glorifier ce grand labeur accompli depuis des mois, sans joie pour lui, sans réconfort, sans la parole amie dont tout créateur a soif. Elle lui versait en une seule fois tout ce dont il avait manqué depuis les débuts de ses travaux. Et, pour tout ce qu’il avait enduré dans sa solitude intellectuelle, voulant maintenant un dédommagement, il provoquait sa charité en exhibant, comme un mendiant qui montre ses plaies, tout l’arriéré de ses doutes, de ses transes, de ses découragements.

— Non, non ! Trouver, c’est le fait d’un hasard. Il y en a une légion qui cherchent, et un seul qui trouve : pourquoi serais-je celui-là ? J’ai perdu des heures et des heures encore à ce laboratoire de l’École. J’ai inventé des réactions chimiques qui n’ont servi à rien, et déterminé chez tout un peuple de pauvres petites bêtes des souffrances inutiles. Parce qu’aujourd’hui, grâce à trois cobayes, une démonstration semble se faire, à quoi suis-je avancé ? Ce n’est pas trois animaux qui peuvent servir à démontrer irréfutablement ma formule ; il m’en faut cent, il m’en faut mille ; il me faut dix ans, il me faut ma vie, — une vie de tâtonnements, de pénibles efforts, après laquelle on dira peut-être de moi : « Ce fut un fou ! »

Elle répliqua, s’exaltant davantage :

— Les grands hommes ne sont pas des fous ; le hasard ne fait pas les grands hommes ; ils sont fils des œuvres qu’ils ont accomplies et qui les consacrent. Oh ! ne vous découragez pas, ne vous découragez pas, je vous en supplie. C’est vous, et pas un autre, qui trouverez. Vous touchez au succès ; demain vous triompherez ; ce n’est pas monsieur Boussard qui le dit, c’est moi, c’est moi.

Sa douceur se changeait en force. Elle ne savait rien ; c’était une femme simple qui se contentait de mots, sans curiosité, sans réflexions précises. Cependant ces propos, que lui suggérait sa bonté, remontèrent Guéméné plus que ne l’avaient fait la phrase et l’autorité du grand Boussard. Il buvait ses paroles, il en fut ivre. Et, la regardant soudain de ses yeux fiévreux qui plongeaient en elle, avec un soupir profond sorti de tout le douloureux passé qui dormait en lui :

— Oh ! que vous me faites du bien !

Et il ajouta :

— Quand j’aurais de nouvelles déceptions, quand je serai sur le point de tout abandonner, comme cela m’arrive si souvent, je reviendrai alimenter mon courage près de l’incomparable amie que vous êtes.

Alors elle comprit que l’altière doctoresse qu’il avait épousée ne savait pas lui verser la douceur réconfortante des vraies amantes, qu’il souffrait dans son ménage, comme elle s’en doutait depuis longtemps. Et, quand il la quitta, elle lui dit en lui étreignant les mains :

— Vous méritiez d’être si heureux !

Dès lors Guéméné fit de tous les actes de Thérèse, à son insu, presque sans y penser, l’impitoyable critique. Il avait contre elle une irritation nerveuse. Il l’étudiait, l’épiait, comme s’il eût été bien aise de la trouver en faute. Elle rédigea un rapport sur la tumeur insidieuse dont elle avait fait, à Beaujon, l’examen histologique, et elle envoya cette étude au journal le Progrès médical qui l’inséra. Fernand crut voir dans ce geste un instinct de rivalité chez sa femme, comme si Thérèse avait tenu à lutter avec lui de notoriété. Elle s’exténuait à mener de front sa clientèle et ses cliniques : au lieu d’admirer cette superbe énergie, il y chercha d’égoïstes efforts de gloriole. Jamais il n’avait à ce point senti le vide et l’inconfortable de sa maison sans direction. Il gagnait largement sa vie ; les honoraires de Thérèse affluaient. Leurs revenus, ceux de la jeune femme notamment, leur eussent déjà donné l’aisance. Mais un si effroyable coulage régnait dans cet intérieur, que tout s’anéantissait dans le gouffre. Quand vint la fin de l’année et que les relevés des fournisseurs arrivèrent, les Guéméné s’aperçurent qu’ils ne possédaient pas les sommes nécessaires au paiement. Et ils durent, tels des médecins besogneux, réviser ensemble les comptes de leur double clientèle, en notant les mauvais payeurs. Alors, ironique et triomphant, Guéméné fit sentir à Thérèse l’inutilité de ses gains, de son apport personnel, dans l’effréné désordre du foyer. Elle-même, dans son bel équilibre ami de la règle et des organisations fermes, s’effraya de cette constatation. Elle reçut avec soumission les remontrances de Fernand, ne répondit rien, et, quand elle fut seule à sa table de travail, pleura en silence.

Lui ne se résignait plus comme autrefois aux repas de hasard, tantôt soignés et tantôt détestables, qu’il trouvait à la maison, et qu’il prenait presque toujours seul. Thérèse, aiguillonnée par les craintes pécuniaires, n’osait plus refuser les accouchements ainsi qu’elle l’avait fait quelques mois. Comme la plupart des femmes élevées richement, elle avait de l’économie une idée sinistre et erronée. Elle entreprit des visites à pied pour décharger son budget de sa voiture au mois, et conçut en même temps le dérisoire projet d’en faire davantage en une seule journée. Ce surmenage l’épuisait. Incapable de travailler le soir, elle tombait harassée sur son lit. Quand Fernand venait l’y rejoindre, il la regardait, froidement et sans émoi, endormie sur l’oreiller. La lumière électrique, au-dessus du chevet, éclairait crûment ce beau visage où la fatigue commençait à creuser des maigreurs. Elle avait trente ans à peine : il la sentait vieillir ; et, dans ce masque ensommeillé, il lui semblait que quelque chose de viril, de sans charme, naissait.

Alors il imaginait sa vie écoulée auprès d’une épouse pareille à madame Jourdeaux. Que de calme ! que de douceur ! quelle béatitude ! Il plaignait aussi la pauvre jeune femme, sa solitude, le grand vide de son cœur. L’amitié qui était entre eux suppléerait peut-être au bonheur que ni l’un ni l’autre n’aurait jamais. Chacun d’eux avait manqué sa vie. Cette idée le rapprochait encore d’elle ; et il l’allait voir plus souvent.

D’ailleurs il ne pouvait plus se passer de cette confidente dans la fièvre de son labeur. Il avait à tout moment des inquiétudes qui auraient été puériles si, dans le combat épique livré par ce cerveau d’homme à l’horrible mal, le moindre détail n’était devenu respectable. Les trois cobayes en observation continuaient de se bien porter. Chaque jour, on les pesait : pour quelques grammes de moins dans le poids de l’un d’eux, Guéméné perdait courage, doutait de son œuvre, courait boulevard Saint-Martin, comme si l’ignorante et douce femme qu’il y trouvait eût connu les formules savantes qui dirigent les chercheurs. Elle possédait, dans sa simplicité, un génie bienfaisant qui apaisait et vivifiait l’âme du jeune homme.

Ces trois petites bêtes, qu’elle n’avait jamais vues, occupaient aussi sans cesse l’esprit de madame Jourdeaux. D’autres cobayes avaient bien été inoculés après une vaccination ; mais les trois premiers étaient les sujets de l’expérience la plus ancienne et sur laquelle posaient toutes les espérances. Madame Jourdeaux s’attendrissait à leur souvenir, les caressait en pensée de ses beaux doigts fuselés de brodeuse, parlait d’eux longuement avec Guéméné.

Il lui dit un jour :

— Ah ! comme vous savez donner du bonheur, vous !

— Du bonheur ! répéta-t-elle machinalement dans son trouble, du bonheur !

— Sans votre amitié, reprit-il que serais-je devenu !

La pureté de ce mot d’« amitié », qui légitimait leur intimité, donna des hardiesses à la jeune femme.

— Vous êtes triste, dit-elle, et je vous offre ma sympathie en reconnaissance de tout ce que vous avez fait pour mon pauvre mari. Je ne sais pas quelle est votre douleur ; je la respecte, je la devine un peu…

Il se prit la tête dans les mains et se tut.

Elle continua très bas :

— C’est madame Guéméné qui vous fait mal.

De ce jour, ils parlèrent plus librement de cette absente à laquelle ils ne cessaient l’un et l’autre de penser. Guéméné disait à madame Jourdeaux les vertus qu’il aurait aimées en sa compagne, et qui étaient précisément toutes celles de la douce femme. Elle défendait Thérèse, l’excusait. Il n’en était que plus à l’aise pour se plaindre :

— Vous encouragez mon œuvre, vous, lui disait-il ; ma femme, au contraire, semble prendre à tâche de ruiner toute mon énergie.

— Elle-même travaille trop, expliquait madame Jourdeaux. Il est naturel à ceux qui ont de graves soucis de se désintéresser des idées chères aux autres.

— Eh ! c’est bien ce que je lui reproche ! disait en soupirant le pauvre homme.

Il s’était fait à la main droite une piqûre anatomique et s’en alarma pendant quelques jours. Un soir, il pria madame Jourdeaux de renouveler le pansement. Elle pâlit, trembla un peu, se raidit pour entourer le doigt blessé d’une longue bandelette. Elle était lente, mais adroite : elle parut prolonger l’opération à force de soins, de délicatesse. Quand ce fut fini, elle leva sur son cher docteur ses beaux yeux ardents et doux. Ils sentaient leur amitié se faire plus étroite, plus suave.

Parfois Guéméné s’abandonnait à des excès de tristesse. Il parlait de son grand amour que Thérèse avait méconnu. Alors madame Jourdeaux lui prenait la main, le plaignait tendrement. Puis elle cherchait à l’électriser par l’appât de la gloire prochaine. Il lui semblait, disait-elle, abandonner un peu son œuvre, travailler moins, négliger le laboratoire. Il lui expliquait que ces expériences sur de petits animaux ne concluaient à rien, qu’il lui faudrait guérir un cancéreux pour pouvoir proclamer sa méthode à la face du monde. Elle demeurait songeuse.

Presque tous les jours, il venait maintenant, entre deux visites, chercher la collation qu’elle tenait prête. Le mois de mars arriva. Déjà l’on pouvait goûter sans lumière. La demi-obscurité venue de la cour intérieure suffisait à leur causerie, et leur intimité s’y complaisait. Guéméné, depuis peu, était retombé dans l’abattement. Il se montrait morose, irritable, déclarait ne plus croire lui-même à son vaccin, — cette « toxiline » que Boussard avait patronnée.

— Écoutez, lui dit un jour la douce femme, avec un timbre de voix extraordinaire, faites ce que je vous demande. J’y crois, moi, à votre vaccin anticancéreux, j’y crois de toute mon âme, de toutes mes forces, j’y crois comme à la lumière que je vois, comme à votre loyauté que je sens. Vous m’avez dit que le terrain des animaux ne suffit pas à vos expériences : prenez-moi, servez-vous de moi ; immunisez-moi par votre toxiline, puis, après cela, inoculez-moi le cancer ; je n’ai pas peur. Je vous donnerai ainsi la preuve de ma confiance… et aussi de mon amitié.

— Ma pauvre amie ! ma pauvre amie ! que dites-vous ?

Et il la regardait, troublé, mais elle poursuivait avec une exaltation sourde, qui la rendait toute nouvelle :

— Je vous en supplie, ne me refusez pas cela ; sans ce moyen, vous ne parviendrez jamais au succès, car il vous faut un terrain humain. Le voilà, ce terrain humain, tentez-y la grande expérience : oh ! je serais si heureuse, si heureuse !… Je vous assure que je ne tremblerai pas, le jour où vous me communiquerez le terrible mal… que je connais pourtant !… J’ai si grande confiance !

Ce jour-là, il sortit de chez elle éperdu, ravagé, et lucide : elle l’aimait ! La pitié, la douceur, la tendresse, le dévouement, elle lui avait tout donné depuis des semaines. Et voici qu’aujourd’hui, tourmentée par le désir de l’oblation absolue, elle lui offrait son corps, non point dans une vulgaire obéissance passionnelle à la loi du plaisir, mais pour un sacrifice très pur au génie qu’elle croyait voir en lui. Et cette folie dans le don de soi, cette intrépidité dans l’immolation, la hauteur où pouvait atteindre cette abnégation d’une femme aimante, l’éblouissaient. Il frémissait maintenant au seul souvenir de son visage. Au premier baiser que lui donna Thérèse, il comprit où était désormais son amour.

CINQUIÈME PARTIE

I

Un soir que Thérèse rentrait lasse de sa journée, accablée par la précoce chaleur printanière, la femme de chambre frappa à sa porte :

— Que Madame ne défasse pas son chapeau ; il y a là une demoiselle qui voudrait…

La servante n’acheva pas ; derrière elle, dans l’escalier, un galop d’enfant retentissait, et Lucie Adeline, la fille aînée de la doctoresse, brunette de quinze ans à l’air décidé, entra tout droit, criant :

— Monsieur Guéméné est-il là ? Maman lui demande de venir tout de suite : il y a Julien, mon petit frère, qui s’est ébouillanté !

— Votre petit frère ! ah ! mon Dieu ! s’écria Thérèse. Il vit encore, au moins ?…

Sans autre réflexion tout d’abord, elle ne pensait qu’à la malheureuse mère. Mais la fillette reprit :

— Oui, oui. Si monsieur Guéméné est ici, qu’il vienne tout de suite, tout de suite ; je l’emmènerai dans mon sapin.

— Non, répondit Thérèse, un peu stupéfaite de ce que son mari fût appelé préférablement à elle par madame Adeline, cette confrère qui l’estimait ; monsieur Guéméné ne rentrera que ce soir, mais je suis là, je vais vous suivre.

— Ah ! c’est que maman m’avait dit : « Ramène monsieur Guéméné, je veux qu’il voie Julien… » Elle n’avait pas parlé de vous. Sans doute qu’elle n’y avait pas songé, car vous êtes aussi bien médecin que lui… et qu’elle… Et puis, voyez-vous, elle est drôle, maman : elle trouve qu’une doctoresse, c’est assez bon pour ses clients, puisqu’elle les soigne. Mais quand il s’agit de l’un de nous, elle a tout de même plus confiance dans un homme… C’est bête, mais on est tous comme ça… Ma foi, madame, moi, je crois que vous en savez aussi long que votre mari. D’abord, je voudrais aussi être femme médecin…

Pendant ce verbiage, Thérèse, en hâte, devant la glace, avait assujetti son chapeau, repris sa trousse, son thermomètre, ses gants. La profession médicale crée, chez ceux qui l’exercent, une admirable impersonnalité en présence du mal grave. Toute sa pensée bandée vers l’enfant qu’elle allait secourir, elle sentait à peine l’injure discrète et voilée qui lui était faite. Ce fut seulement en fiacre, emportée aux côtés de cette petite fille garçonnière et délibérée, que son amour-propre s’éveilla et s’offensa. Elle courait à ce chevet où l’on avait dédaigné de l’appeler, où sa science n’était nullement requise ; et sa dignité se révoltait. L’idée lui vint de rebrousser chemin pour laisser Jeanne Adeline libre d’appeler quelque autre médecin, puisque cette singulière doctoresse n’accordait sa confiance qu’aux hommes. Mais la fillette bavardait toujours :

— Voilà : Julien avait mal à la gorge, et maman avait dit ce matin : « Je ne veux pas qu’il aille en classe aujourd’hui… » Puis, monsieur Artout lui ayant téléphoné hier pour le chloroforme à donner dans une opération, la voilà partie dès neuf heures boulevard de Courcelles. À midi, je rentre du cours supérieur où je prépare mon brevet : pas de maman, bien entendu ; pas de papa non plus. Pauvre père ! il n’avait pas raté l’apéritif… Alors on déjeune seuls, nous quatre. À une heure et demie, je retourne à l’école avec ma petite sœur Georgette ; Alfred, qui est externe, s’en va au lycée. Julien reste avec la bonne. Elle devait aller au lavoir, mais, pour qu’elle puisse surveiller le petit, maman lui avait recommandé de faire son savonnage à la lessiveuse sur le fourneau de la cuisine, sans bouger. Ah bien, oui ! voilà le savon qui manque, ou « la carbonade », je ne sais quoi ; elle court chez l’épicier, rue de l’Ancienne-Comédie : l’affaire d’une minute, à ce qu’elle dit. N’empêche que Julien a le temps de monter sur une chaise, de soulever le couvercle de la lessiveuse pour voir comment fait l’eau qui sort en bouillonnant par les petits trous de la pompe. La vapeur l’échaude, il bondit en arrière, s’accroche à la lessiveuse qui bascule et lui déverse un grand jet d’eau chaude sur tout le corps… Quand la bonne lui a ôté ses habits, elle dit que la peau est venue avec !… Dieu merci, maman est rentrée à quatre heures. Monsieur Artout l’avait retenue à déjeuner chez lui ; elle n’avait pas osé refuser, crainte de le contrarier, car, comme dit papa, monsieur Artout c’est la « vache à lait » de maman, et elle le ménage comme le bon Dieu… Moi, je l’aime bien aussi monsieur Artout ; je lui ai dit, un jour, que je voulais faire ma médecine. Il s’est écrié : « Pourquoi pas ? »

— Mais, reprit Thérèse, qui déjà ne pensait plus à sa dignité froissée, à quelle partie du corps votre petit frère a-t-il été le plus atteint ? Que lui a-t-on fait ? L’a-t-on baigné ?

— Ah ! non, pour sûr ! Maman a, je crois bien, perdu la tête, et le pauvre gosse crie tant dès qu’on le touche !

— Quel âge a-t-il donc, le pauvre enfant ?

— Neuf ans, madame, et on lui en donnerait plutôt dix, tant il est grand !

Le fiacre, qui avait suivi les quais, s’engageait dans l’étroite rue Dauphine, où un embarras de voitures le retint quelques minutes. Thérèse revivait les heures où elle avait attendu la mort de son enfant ; il lui semblait éprouver ce qu’endurait la malheureuse doctoresse. Impatiente d’arriver, elle préparait mentalement plusieurs ordonnances appropriées aux divers genres de brûlures que pouvait présenter le petit garçon. C’est à l’hôpital, en chirurgie, plus que dans la clientèle, qu’elle avait eu occasion d’exercer la thérapeutique spéciale en pareil cas. Elle se souvint qu’Artout préconisait le sous-nitrate de bismuth, et Boussard l’acide picrique, aussi exclusivement l’un que l’autre. Enfin le fiacre s’arrêta devant la noire maison de la rue de Buci dont Jeanne Adeline occupait l’entresol.

Il y avait, au fond du corridor obscur, un escalier dont le pied tâtonnant de Thérèse trouva enfin la première marche. La fillette, reprise par une anxiété qui l’avait quelque peu quittée au cours de sa promenade, était partie en avant comme une flèche. Familière de l’escalier noir, elle l’eut gravi en quelques bonds. Thérèse, accrochée à la rampe, devait chercher chaque marche du bout de sa bottine. Et l’on sentait, répandue par toute la maison, l’odeur douceâtre, alcaline et savonneuse, de cette lessive meurtrière qui, sa colère monstrueuse et stupide passée sur le pauvre enfant, avait continué de bouillonner doucement sur le fourneau de la cuisine.

N’ayant personne pour l’introduire, car Lucie était déjà au chevet de son frère, Thérèse se dirigea au hasard des portes ouvertes, traversa l’étroite salle à manger au tapis rouge tendu sur la table ronde, puis le salon d’attente minuscule prenant jour sur une cour infecte, un tronçon de couloir où les jupes de madame Adeline pendaient au porte-manteau, et elle arriva enfin dans la chambre où l’enfant geignait, étendu sur son petit lit de fer. La mère, toute contractée, penchée sur lui, le regardait en pleurant. Quand elle aperçut Thérèse :

— Ah ! vous êtes venue !… examinez-le vite. Je n’ai pas une idée à moi.

Et elle restait là immobile, angoissée, le front dans les mains. Vivement, la jeune femme se déganta, rejeta sur le grand lit drapé de cotonnade rouge son ombrelle et sa jaquette, et vint dévêtir de sa chemise le petit garçon, qu’elle soutenait d’un bras sous les omoplates. Le petit corps nu apparut, nerveux et souple, avec des soubresauts qui enflaient le thorax mince et maigre. Le côté droit, depuis l’épaule jusqu’à la cuisse, était marqué de longues traînées rouges, et la peau, soulevée en boursouflures, formait de grosses perles opalines toutes gonflées d’eau : l’une d’elles, énorme, à la hanche, ressemblait à un œuf transparent. Le bras avait été mis à vif lors de l’arrachement des habits.

Toute émotion oubliée, le sourcil froncé, calme, sûre d’elle-même, Thérèse parcourait les brûlures de son regard droit, fort et ardent. Elle recueillait sa science, ses idées, toute sa pensée lucide, rassemblait, d’un effort viril, ses facultés, en vue de la décision prompte qui sauve. Le petit garçon se plaignait et pleurait. Chose étrange, elle n’eut pas vers lui le geste câlin du médecin qui s’attendrit devant l’enfant malade. Son cerveau seul vivait et agissait. La femme qui se hausse aux fonctions de l’homme y dépense trop d’énergie pour gaspiller encore de ses forces en sensibilité. Elle dit, après avoir vu toute la série des brûlures :

— Celles du bras sont douloureuses, mais sans gravité. Il aurait fallu percer les phlytcènes de la hanche. Le pauvre enfant doit souffrir beaucoup. Pourquoi ne pas lui donner un bain avant les pansements ?

— Ah ! je ne sais plus rien ! gémit madame Adeline. Essayez de tout. Calmez-le.

La domestique alla chercher la baignoire d’enfant, qui était devenue trop petite pour ce garçon de neuf ans. Lucie déclara que la lessiveuse était grande et qu’on pourrait y faire tenir son frère accroupi. Le temps pressait. Peu accoutumée à ces intérieurs de la médiocrité, où tout fait défaut, Thérèse, qui ne connaissait guère que les hôtels de l’île Saint-Louis ou la clientèle du faubourg Saint-Germain, ne se déconcerta pas. Elle parcourut l’entresol exigu où logeait toute la famille de la doctoresse. Elle vit le cabinet, dont les fenêtres basses, en cintre, atteignaient au plafond. La table de gynécologie y était représentée par une chaise longue, en reps vert. La table de travail — un vieux bureau d’acajou — s’étalait propre et nette, sans le désordre du journal scientifique qui traîne, du livre nouveau de pathologie que le médecin a laissé entr’ouvert la veille, des brochures repoussées pêle-mêle après une lecture rapide ; madame Adeline ne lisait pas. Exténuée par sa clientèle de quartier, ses visites à quarante sous, les accouchements, la médecine auxiliaire à laquelle Artout rappelait de temps en temps, elle s’en tenait à sa science d’il y a vingt ans, soutenue par son admirable mémoire qui n’avait jamais fléchi. Thérèse vit les deux pièces exiguës où s’entassaient, filles d’un côté, garçons de l’autre, les quatre enfants de la doctoresse, puis elle gagna la cuisine, guidée par l’odeur et le bouillonnement de la lessive. À la servante qui rechignait pour sortir son linge d’un « si beau bouillon » elle fit vider la petite chaudière, en surveilla la purification. Et, sa jupe relevée, elle dictait ses ordres, prévoyait tout, disposait tout, devinait tout, agissait comme si elle avait tout connu dans cette cuisine humide, malodorante, où voltigeait, dans un coin sombre, le papillon jaune d’un bec de gaz, alors que le soleil de mai étincelait encore au plein air. Ensuite, revenant à ce cabinet de sage-femme des quartiers pauvres, elle y chercha un bout de papier où, sûre d’elle-même, de son écriture haute, lisible et nette, elle traça l’ordonnance. Les camions, les fiacres se croisaient dans la rue avec les omnibus ; les voyageurs d’impériale montraient, à leur passage cahoté, une brochette de visages hétéroclites atteignant la hauteur des fenêtres. C’était un fracas, une trépidation ininterrompue qui faisait vibrer les vitres dans leur châssis, l’encrier, la sébile de verre, et la bouteille d’acide phénique sur la table. Soudain, dans l’escalier, une chanson se fit entendre, se rapprocha : c’était une voix d’homme un peu timide et hésitante, qui chantait. Puis la porte s’ouvrit ; la voix pénétra dans l’appartement : Thérèse perçut le dernier vers lyrique de l’Internationale.

« Ah ! pensa-t-elle, voilà monsieur Adeline qui rentre, et si gaiement !… Quand il apprendra le drame, quelle terrible secousse !… »

Elle aimait bien ce « bon monsieur Adeline », si tranquille, si résigné, si excellent mari. C’était, à vrai dire, un homme simple, mais sa vie honnête séduisait Thérèse, et le bel exemple qu’il donnait d’un époux entièrement docile aux exigences du métier de sa femme le lui rendait sympathique. Elle se leva vite pour prévenir la terrible émotion qui attendait le pauvre homme dans sa chambre. Mais, avant elle, la doctoresse était arrivée, et toutes deux, dans le salon d’attente à demi obscur, où l’on sentait l’humidité des arrière-cours parisiennes, se trouvèrent en face d’un homme titubant, le chapeau en arrière, qui s’affaissa sur une chaise sans pouvoir aller plus loin.

— Il fait chaud, dit-il d’une voix traînante, sans voir Thérèse. Que Lucie aille m’acheter une canette bien fraîche.

Madame Adeline saisit la main de Thérèse, et l’entraîna aussitôt jusque dans le cabinet de consultation.

Alors, là, dans cette pièce misérable où elle vendait sa science en tranches de vingt sous, la pauvre femme que Thérèse avait toujours connue joyeuse, vaillante, supportant avec plaisir sa prodigieuse vie de labeur, brave, de bonne humeur, ayant conservé jusque dans la maturité cette gaieté gauloise du petit monde parisien, s’abandonna, dégonfla son cœur, dévoila sa secrète misère.

— Vous l’avez vu, murmura-t-elle très bas et sans quitter la main de cette amie plus heureuse et plus forte, vous l’avez vu. J’avais toujours caché son vice qui me fait honte, j’ai tenté l’impossible pour qu’on l’ignore. Chaque jour, il me revient ainsi, quelquefois moins gris, mais souvent davantage encore. Hier le concierge l’a trouvé couché dans l’escalier, inerte, et me l’a remonté comme un paquet en le cognant partout. C’est ignoble… Un homme qui était si sobre autrefois !… Il me tue, je vous assure, il me tue. D’abord il a bu peu : l’apéritif, avec ces autres messieurs de l’économat, tout simplement. Mais le goût lui en est venu plus vif. Il a pris deux absinthes, puis trois, puis quatre. Et maintenant, c’est le matin, c’est le soir, c’est le jour, c’est la nuit. Vous venez de le voir, un homme fini ! Ainsi vous concevez quel sort est le mien : mon enfant va mourir, et mon mari m’est devenu un objet de répulsion.

Ses yeux étaient secs, mais ses cheveux blonds, que l’âge et le surmenage avaient décolorés, lui retombaient lamentablement défrisés sur les tempes : elle était vieillie, vaincue, écrasée malgré sa bravoure, sa vaillante bonne humeur, sa lutte héroïque d’humble femme contre l’existence. Thérèse s’émut. Les larmes lui vinrent.

— Ma pauvre madame Adeline ! dit-elle seulement.

Et, debout devant la doctoresse, lui serrant la main, elle la considérait avec pitié, avec désolation.

— Le pire, continua celle-ci, c’est que ce désastre de ma maison, j’en suis la seule cause. Oh ! ne vous récriez pas : je sais réfléchir et comprendre aujourd’hui. Ma vie fut une longue et grande erreur. Je ne devais pas être médecin ; mon devoir était ici, chez moi, à tenir ma maison, à faire fructifier par l’économie, par la bonne organisation et le travail ménager, les appointements de petit employé que m’apportait mon mari. On a trois pièces, on fait soi-même son marché, sa popote, on raccommode son linge, on garde ses enfants, on choie son homme… Mais non ! je ne me sentais pas plus sotte qu’une autre, j’aimais l’étude et j’avais l’orgueil du travail cérébral que je pouvais fournir : pourquoi rester dans l’obscurité pauvre d’un tran-tran tout matériel, quand je me sentais capable d’entreprendre un chic métier ? Et j’entrevoyais une existence intéressante et distinguée. Il y a vingt ans, ma chère, les femmes médecins ne couraient pas les rues. C’était une profession originale qui vous mettait en relief ; on parlait de vous dans les journaux comme d’un cas rare. C’était plus alléchant que de s’enfermer dans trois pièces à surveiller le pot-au-feu, le mari et les enfants. J’ai fait un beau rêve, quoi ! Il m’a fallu travailler dur, mais cela ne m’effrayait pas. J’ai passé l’officiat de santé que j’ai converti en doctorat en subissant cinq examens à la suite…

L’oreille tendue, elle s’interrompait à chaque minute, épiait en même temps les gémissements de son fils et les extravagances de l’homme ivre que la bonne menait durement, le forçant à se déchausser, à mettre ses pantoufles, sous peine de lui retirer sa bouteille de bière. Le petit garçon finit par s’assoupir tandis que le mari s’abreuvait tranquillement, somnolent et doux, devant la bouteille, dans la salle à manger.

La doctoresse reprit :

— Il me révolte, il me répugne ; mais je le plains et je lui pardonne. Pendant dix années, il fut un mari modèle. La vie du malheureux n’était pas gaie pourtant. À quelque heure qu’il revint, il trouvait la maison vide ou envahie par le tapage des enfants indisciplinés. Il m’aimait bien, et l’on aurait cru que je le fuyais. Il ne récriminait pas, s’efforçait à me remplacer, peignait les enfants, laçait leurs souliers, trempait la soupe quand la bonne s’était mise en retard. Et l’on espérait que les honoraires rentreraient mieux, qu’Artout me prendrait plus souvent, que la fortune viendrait. Mais Artout s’entichait de madame Lancelevée, ma consultation grouillait de pauvres femmes, de bonnes sans place. J’en ai vu qui m’allongeaient dix sous, une fois l’ordonnance rédigée !… Et quel gâchis dans le ménage ! Une domestique à cinquante francs ne suffisait pas, il fallait lui adjoindre une femme de ménage, et payer en sus les mois de nourrice des enfants… Et les mois d’épicerie, de boucherie, que je ne pouvais vérifier ! C’est aussi la viande qu’on laissait gâter dans le garde-manger, le beurre qu’on gâchait, le café, le sucre, qu’on volait, et je n’avais pas de contrôle, impossible de parer à ces fuites invisibles de l’argent : il fallait s’en tirer en préparant des rentrées toujours plus fortes… Ainsi, pour faire marcher une maison que les domestiques avaient mise sur le pied de quinze mille francs, je vivais en galérienne. Dieu merci, j’avais un rude tempérament ; mais, de plus en plus, je désertais mon intérieur. Adeline, lui, était comme veuf. Même la nuit, il ne m’avait pas… Vous connaissez ça, ma pauvre amie ; quelquefois on est à peine dans ses draps que la sonnette vous réveille… Encore vous, vous pouvez en prendre à votre aise, tandis que moi !… Avais-je le droit de refuser un accouchement, dût-il ne me rapporter que quarante francs chez des pauvres ?… Voyez-vous, mieux eût valu pour Adeline que je fusse morte. Les hommes sont les hommes : il en aurait trouvé une autre… Moi là, il se résignait, attendait, souffrait et s’ennuyait. Un jour, l’alcool l’a surpris. Il s’y est peu à peu accoutumé et dès lors a cherché dans l’ivresse l’oubli de sa solitude et de ses embêtements… Il ne demandait pourtant qu’à être un brave homme. S’il s’est égaré, la faute en est à moi. Maintenant le mal est sans remède. Revenir au foyer, m’y enfermer pour y remettre l’ordre ? c’est trop tard. Déjà, là-bas, à l’économat de la Pitié, les blâmes pleuvent sur Adeline. Indulgemment, le directeur m’a fait avertir que sa conduite était inconvenante, et portait atteinte à la dignité de l’administration. Il est en passe de perdre son emploi. Alors je suis rivée à mon métier, qui sera bientôt le seul gagne-pain de la famille. Quant à lui, le malheureux, je n’ai qu’à le laisser sombrer jusqu’au fond, à me désintéresser de lui, sans pouvoir consacrer seulement une semaine de soins et de sollicitude à un essai de sauvetage… Et si Julien meurt maintenant, n’aura-t-il pas été, lui, la seconde victime de mon métier ? Savez-vous que c’est affreux !

Elle était toute blanche. Un grand frisson la secoua ; ses yeux, si gais naguère, exprimaient un désespoir immense. Thérèse, qui avait écouté cette confession douloureuse avec un intérêt étrange, eut tellement pitié de la pauvre femme qu’elle la prit à l’épaule, l’embrassa.

— Ma bonne madame Adeline, ne perdez pas courage à ce point ! Julien n’est pas en danger de mort. La brûlure de la cuisse intéresse un peu le muscle, je le crains, mais le pouls n’est pas mauvais ; la température a peu monté. Après le bain, je lui ferai une piqûre de morphine, puis les pansements. Je vous en prie, consolez-vous. Vous avez mené la vie la plus digne, la plus méritoire. Il n’est personne qui ne vous admire…

— Il vaudrait mieux, répondit la pauvre doctoresse, qu’on m’admirât moins et que j’eusse gardé mon bonheur conjugal.

À ce moment, il se fit dans la salle à manger un bruit de voix hautes et furieuses. C’était la servante qui gourmandait son maître, et une dispute s’ensuivait entre eux. Madame Adeline rougit. Elle s’excusa près de Thérèse et disparut.

La jeune femme, inquiète et émue, resta seule ; madame Adeline venait de la bouleverser. Pour achever d’écrire l’ordonnance, sa main trembla. Elle pensait à son bébé. Il aurait deux ans maintenant. Elle essayait de l’imaginer tel qu’il eût été, dans une robe à gros plis, formant de mignonnes phrases, trottinant à pas menus par toute la maison. Et sa maternité défunte ressuscitait en désirs imprécis, en tristesses, en besoins vagues. Elle pensait aussi à son mari qui devenait si froid pour elle, si lointain, si étranger ! Et cet abandon subtil, dont elle avait la perception nette, lui causa soudain une angoisse.

Elle signa l’ordonnance :

Docteur Thérèse Guéméné.

Elle se redressait, très lasse, très rêveuse, quand Lucie Adeline entra en coup de vent :

— L’eau est chaude pour le bain de mon petit frère. Après, on lui fera des pansements. Je vous regarderai, n’est-ce pas ? C’est si joli, si doux, l’ouate hydrophile ! Je voudrais vous aider ; me le permettrez-vous ?… Oh ! la médecine, la médecine ! si vous saviez !…

Elle eut un frissonnement de jeune poulain. Puis, se faisant câline, avec ce goût qu’ont les adolescentes pour les femmes supérieures, leurs aînées, qui incarnent à leurs yeux un idéal, elle s’approcha de Thérèse, lui posa sur l’épaule sa tête brune aux cheveux abondants qu’un ruban rouge nouait à la nuque :

— Parlez à maman pour moi, dites, madame, je vous en prie ! Elle ne veut pas que je fasse ma médecine. Alors qu’est-ce que je deviendrai ?… Un jour, monsieur Artout a permis que j’aille dans son service à Beaujon. Oh ! quels bons moments j’ai passés ! Ça me plaisait tant, tous ces lits, tous ces malades, tous ces médecins, ces infirmiers ! C’était blanc, c’était propre, ça sentait les remèdes, la pharmacie. Ah ! j’aurais voulu y rester toujours, toujours…

Thérèse, devant cette petite fille frémissante, se rappelait sa propre adolescence, l’émotion que lui causait l’odeur d’iodoforme rapportée de l’Hôtel-Dieu dans les vêtements de son père, l’aspect extérieur d’un hôpital aperçu au passage, dans une rue, la seule vue d’une croix de Genève, symbole médical. Et elle sentait ces impressions lointaines se reproduire aujourd’hui dans cette fillette ardente, mordue de ce même mal terrible et voluptueux de la vocation.

— Je veux être médecin ; je veux signer, un jour, des ordonnances, comme vous : « Docteur Lucie Adeline… » Je veux guérir des gens, devenir célèbre comme madame Lancelevée. Si l’on m’en empêche, je me tuerai.

Ses yeux lançaient des flammes et se mouillaient de larmes. On devinait combien pouvait être vif et violent chez cette enfant le désir combattu dont elle souffrait déjà comme d’une passion mystérieuse. Thérèse se troubla, s’effraya devant la responsabilité à encourir. Fallait-il, par un acquiescement tacite, orienter cette jeune fille vers cette science fascinante qui prend maintenant les femmes, les absorbe, les asservit, les exige tout entières ? Voici qu’un doute s’emparait d’elle, la rendait craintive, timorée, au moment de hasarder ce conseil qui influencerait peut-être à jamais Lucie. Elle n’était plus si sûre qu’autrefois que le bonheur fût là pour une femme. Une incertitude angoissante fermait ses lèvres…

— Ma petite amie, dit-elle enfin, je vous remercie de votre confiance. Vous êtes gentille de m’avoir si franchement ouvert votre cœur. Mais que peut valoir mon avis auprès de celui que vous donne votre mère ? Elle a une longue pratique de la profession que vous voulez embrasser ; elle vous guidera plus sûrement que moi. Elle a payé sa sagesse par des expériences probantes et cruelles : croyez-la…

— Mais si vous aviez une fille, demanda Lucie, très décontenancée par un discours qu’elle attendait si peu, vous n’agiriez pas comme maman le fait à mon égard ?

— Si j’avais une fille… reprit Thérèse en hésitant.

Et toute l’histoire de son mariage repassait devant ses yeux. Ses difficultés conjugales, dont avec une mauvaise foi incessante, elle n’avait pas voulu convenir, lui apparaissaient évidentes, subitement. Elle revit la mort de son bébé, les peines multiples de Fernand, la lente flétrissure de leur amour. Elle se rappela les baisers de glace, hâtifs, distraits que lui donnait son mari, son regard sans tendresse, ses sourires forcés, leurs conversations sèches, leurs nuits sans enlacements…

Et l’assurance de n’être plus aimée lui devint si précise qu’une contraction physique de son cœur lui donna une douleur insupportable, tout à coup.

— Si vous étiez ma fille, Lucie, dit-elle, très pâle, je serais bien indécise, bien troublée devant une telle vocation. Certes la médecine est une carrière magnifique, mais elle veut des femmes d’exception. Vous êtes trop jeune encore pour savoir… Tâchez d’écouter votre mère. Si vous êtes malheureuse, venez me voir, un jour, ma petite amie…

L’enfant eut un geste de désespoir :

— Personne ne me comprend !

Puis, énergique et sachant déjà se vaincre :

— Maintenant, il faut donner le bain à Julien.

Thérèse quitta cette maison, l’âme dans la pire détresse. L’exercice apaisant de sa profession l’avait un moment calmée. Elle avait baigné le petit garçon ; puis, les ampoules percées, seule avec Lucie, car la mère n’était plus d’aucun secours, elle avait fait, autour du petit corps si affreusement endommagé, les pansements habiles qui le tenaient désormais droit et inflexible dans un blanc maillot d’ouate. Il demeurait certes en danger, mais elle espérait bien le sauver à force de soins. Pourtant le contentement de sa puissance, de son œuvre bienfaisante ne persista pas longtemps. À peine dehors, elle oublia Julien pour ne plus penser qu’aux poignantes confidences de la doctoresse. Aussitôt le retour sur elle-même se faisait tout naturellement :

« Comme il est aisé à une femme de perdre son mari ! » songeait-elle.

Bien qu’il fût tard, elle se sentait si nerveuse qu’elle décida de rentrer à pied. L’heure du dîner mettait une agitation excessive dans ces rues du vieux Paris, où, l’été, la petite vie bourgeoise déborde sur les trottoirs. Une fièvre poussait sur la chaussée les camions, les charrettes, les omnibus, parmi lesquels, frêles et légères, filaient des bicyclettes au grelot grêle. Thérèse se disait :

« Comme c’était bon autrefois d’être si aimée ! »

Quand elle laissa la sombre rue Dauphine et son fracas pour déboucher sur le quai, elle eut la soudaine impression d’un grand silence et d’une grande lumière. La Cité, qui s’effile sur les eaux comme la proue d’un navire, étalait ses façades grises du quai des Orfèvres. Bientôt apparut l’Hôtel-Dieu, et le cœur de Thérèse se serra au souvenir des fiançailles un peu tristes où elle s’était promise à Fernand si amoureux. La façade symétrique de Notre-Dame, rosée par le soleil couchant, striée par ses sculptures, ses colonnades régulières, décorée de sa grande rosace noire, fermait la perspective. Tout alentour, Thérèse remarqua le vol des premières hirondelles. Elles tournoyaient en bandes, fendant l’air de la double faucille de leurs petites ailes. On eût dit des oiseaux d’acier noir ; et le cri métallique qu’elles poussaient en se poursuivant complétait l’illusion. Thérèse songeait :

« Un jour, je traversais le Parvis avec Fernand, et, sur le seuil de l’hôpital, je l’ai embrassé. Nous sortions de chez l’oncle Guéméné ; il avait dit, en nous regardant tous deux : « Mes enfants, lorsqu’on est marié, il faut lier ses vies… »

Sous l’arche minuscule du Petit-Pont, la Seine roulait en ruban mince, encombrée de chalands où les mariniers vivent en tribus, faisant sécher leur linge qui claque au vent parmi les barriques et les madriers. Thérèse répétait rêveusement :

« Lier ses vies… »

La mince nef gothique de la cathédrale s’allongeait au bord de l’eau, soutenue par des contreforts et des arcs-boutants d’une pierre si blanchissante qu’elle ressemblait à du marbre vétuste. La verdure fraîche du square de l’Archevêché s’épanouissait sous l’abside.

Thérèse s’interrogeait :

« Était-ce donc bien sûr que Fernand ne l’aimait plus ?… Était-ce même possible, quand elle le chérissait encore si fortement ! »

Elle se hâtait pour le rejoindre plus vite. Ayant franchi le pont, elle longeait maintenant les bâtiments bas et sinistres de la Morgue, dont le voisinage inquiétait peu son âme de médecin, familière des amphithéâtres, ignorante des sensibilités féminines. Des gens de l’Île, sur le pont Saint-Louis, la reconnurent et se dirent à l’oreille : « C’est la doctoresse du quai Bourbon. » Alors Thérèse, sous l’ombrage des peupliers d’Italie, aperçut sa maison. Et l’idée d’y retrouver Fernand, de le reprendre par des caresses, de le ressaisir en l’aimant mieux, lui gonfla le cœur, délicieusement.

— Monsieur est-il à table ? demanda-t-elle à la femme de chambre, dès l’arrivée.

— Monsieur n’est pas encore rentré, madame.

L’habitude de la visite quotidienne chez madame Jourdeaux était devenue impérieuse pour Guéméné. Il en attendait l’heure, tout le jour, dans une fièvre secrète, vivant avec l’inquiétude de ne pouvoir ménager son temps et ses visites médicales en vue de cette visite amoureuse. Il arrivait, avide de joies nouvelles, anxieux, passionné, ardent. Et il trouvait la douce femme brodant à la fenêtre, immuablement sereine et tranquille en apparence, mais plus pâle toujours, plus triste, dévorée du tourment inconscient qu’elle portait en elle, et que n’apaisait plus ce tendre commerce d’amitié bénigne et décevante. Alors ils causaient sans liberté, sans abandon, les yeux fixés sur la pendulette qui réglait la durée de leurs entrevues hâtives. Ils contenaient leurs propos, leurs attitudes, se défendaient, contrairement à toute logique, d’une naturelle intimité, conséquence d’une plus profonde connaissance mutuelle. Chacun d’eux faisait le même effort pour entretenir, par mille artifices, cette architecture illusoire d’amitié qui recouvrait, en le sauvegardant, le sentiment violent qui les unissait. Que cette fragile tour d’ivoire tombât, et entre eux fût apparue, troublante et nue, la vérité de leur passion. Et l’heure marchait ; Guéméné devait quitter cette inaccessible amie qui le calmait par ses airs de madone, et le ravageait par sa secrète et orageuse mélancolie. Il la quittait en souffrant, plus éloigné d’elle qu’à l’arrivée, affamé d’elle, malheureux, inassouvi.

Ce soir-là, il était venu dans un état de surexcitation inaccoutumé, irrité par des causes vagues, mécontent de tout. Elle s’en aperçut :

— Mon ami, lui dit-elle, qu’avez-vous ?

Et sa main, si douce d’ordinaire, serra celle de Guéméné avec tant de nervosité qu’il frémit. Aussitôt, d’instinct, ils s’écartèrent.

— Eh ! dit-il, je n’ai rien de plus que chaque jour.

— On vous a fait encore quelque peine chez vous ?

La tendre femme n’avait dans le cœur qu’un mauvais sentiment : elle haïssait Thérèse. Elle s’exaspérait à sa seule pensée, voyait en elle une créature détestable, maussade, méchante, lui inventait mille défauts, la jugeait implacablement.

— Non, dit-il, ma femme ne m’a pas fait de peine nouvelle. Thérèse a, je vous le jure, de très belles qualités, que je reconnais. Elle est bonne, très attachée à sa conception personnelle du devoir. Elle a compris le mariage d’une façon égoïste et parcimonieuse, mais ne s’est jamais départie de ce qu’elle croyait être le bien. Et c’est ce qui fait le tragique de ma situation. Ma vie, près d’une telle compagne, fut une longue suite de petites misères. Elle ne m’a jamais causé le grand chagrin qui délie, qui libère ; et je me sens comme une obligation de l’affectionner encore, de ne pas la briser en lui révélant la ruine de notre bonheur.

Madame Jourdeaux se redressa lentement au-dessus de la broderie qu’elle gardait entre ses doigts sans y travailler, et, les paupières palpitantes, elle dit, avec un air détaché :

— Vous l’aimez encore, mon pauvre ami.

Guéméné éprouvait un scrupule qui l’empêchait d’articuler brutalement cette phrase : « Je n’aime plus ma femme ». C’eût été, lui semblait-il, une injure trop grossière à la dignité de Thérèse, et une trahison trop imméritée. Il chercha un détour.

— Après ce qui a été entre nous si longtemps, dit-il en choisissant, en atténuant ses expressions, il demeure entre les êtres comme une parenté indélébile, une atmosphère de souvenirs qui peut être aussi froide, aussi lugubre qu’un tombeau, mais où l’on continue de respirer ensemble. C’est la pire situation. Les simulacres de l’amour d’autrefois restent comme autant de mensonges. On s’embrasse, on se sourit, on échange des pensées, on emploie les anciens termes de tendresse, et l’on se sent brasser des choses flétries, inertes, des ombres de ce qui fut. Et, comme rien n’est cassé en apparence, il faut vivre en se contentant de cela. C’est triste comme la mort…

— On dirait, reprit la douce femme, — et sa voix s’altérait légèrement — que vous lui reprochez de ne vous avoir pas fait subir de plus cruels chagrins.

— Peut-être…

— Comme vous êtes inconséquent !

— Non, je suis logique. Si elle avait été foncièrement coupable, je me serais repris, sans remords ; j’aurais refait mon nid… ailleurs.

Il se tut. Elle reprit son aiguille fébrilement, et piqua la batiste d’un geste saccadé. Ils étaient aussi émus l’un que l’autre, et leurs yeux avaient beau se fuir, leurs âmes fusionnaient dans le même désir étouffé de l’union. Le silence dura quelques minutes, puis Guéméné prononça :

— La journée a été splendide…

Elle dit : « Oui », leva les yeux vers le pan de ciel bleu qu’encadraient les grands murs de la cour intérieure. Il lui vit des larmes.

— Ce que je fais est stupide ! s’écria-t-il. Je viens ici pour tâcher d’apporter un peu de joie dans votre vie si solitaire et triste : je ne réussis qu’à vous navrer par l’étalage de ma misère.

Elle eut de cette phrase un dépit inavoué, s’étant toujours imaginé, dans son besoin de dévouement, qu’il venait quêter du bonheur et non pas en donner.

— Oui, vous êtes bon ; vous me faites des visites de charité, mais toute mon amitié ne peut vous faire oublier celle qui a été si dure pour vous, et que vous avez tant chérie, celle que, peut-être encore, sans le savoir…

Elle n’acheva pas : un sanglot l’étranglait. Jamais la douce et sereine femme n’avait laissé voir à ce point l’agitation secrète dont elle souffrait ; Guéméné, à ce moment, lut véritablement en elle.

— Mon amie, mon amie, pouvez-vous dire cette chose ! reprit-il plus lucide qu’elle et plus conscient. Vous m’avez fait tant de bien, au contraire, vous avez mis tant de douceur dans mon existence d’abandonné !

— Est-ce vrai ?

Et, quand leurs yeux se rencontrèrent, tous deux rougirent. Ils commençaient à se craindre l’un l’autre. La porte s’ouvrit. Le petit André entra. Il venait d’achever ses devoirs et les voulait montrer au docteur. Sa présence n’irrita ni ne dérangea Guéméné. Cet enfant représentait pour lui l’autre amour dont il avait été frustré, et il satisfaisait ses désirs paternels à s’occuper du fils de son amie, à surveiller ses études, à diriger sa vie. Il avait conseillé que l’on prit pour lui une Allemande. À son insu, il aimait faire acte d’autorité dans cette maison qui était pour lui un foyer illusoire, à gouverner l’enfant, à régenter la mère.

Il examina les pages du cahier, fit quelques observations que le petit garçon écouta docilement, puis il dit :

— Quand tu auras très bien travaillé, je te conduirai une fois à mon laboratoire où tu verras toutes sortes de petites bêtes.

L’enfant demanda, de son soprano aigu :

— Y aura-t-il des lézards ?

Guéméné se mit à rire, l’enleva, l’assit sur son genou, l’enlaçant d’un bras, le serrant âprement. La mère poursuivait sa broderie et les regardait d’un œil oblique. Ils demeuraient silencieux tous les trois, dans un bien-être paisible, confiants les uns dans les autres. Et Guéméné se complaisait à ce simulacre d’une famille auquel il se leurrait par instants.

— Votre cuisine sent bon, dit-il tout à coup d’une voix très émue. Invitez-moi donc à dîner.

Madame Jourdeaux tressaillit et se redressa :

— Vous voulez dîner ici ?

C’était la première fois qu’il en manifestait l’envie. Pour elle, qui l’avait toujours reçu si tendrement, elle ne lui avait jamais fait une offre, ne lui disant même pas — tant était sévère sa retenue délicate de femme — : « Revenez… Restez un peu plus… » Mais à cette demande, elle ne dissimula pas sa joie. Elle sonna pour qu’on mît un couvert de plus. Puis le petit André s’étant esquivé :

— Vous ne craignez pas que madame Guéméné ne vous attende longtemps, ce soir ?

— Je l’ai attendue assez souvent, moi ! fit-il avec un accent de rancune.

Puis, plus tristement encore, il ajouta :

— J’inventerai quelque chose, un dîner au restaurant entre deux visites urgentes… Mentir avec des mots, est-ce pire que de mentir avec des baisers !…

— Pauvre ami ! dit-elle avec une tendresse contenue.

Elle reprit son ouvrage, et ils restèrent muets, ne sachant que se dire.

Pendant qu’ils passaient à la salle à manger, le petit André s’approcha furtivement et glissa un papier roulé dans la poche de son grand ami. C’était une surprise qu’il lui préparait depuis trois jours, un beau devoir écrit avec soin, orné d’une dédicace, et noué d’un ruban rose. L’enfant resta tout tremblant de son acte d’audace. Pendant le reste de la soirée, il eut les yeux fixés sur cette poche où sans doute le grand ami porterait la main : alors on verrait bien son étonnement et son plaisir de trouver cela… Mais ce furent de vaines espérances. Le docteur ne s’aperçut de rien.

Le dîner fut paisible et doux comme la maison où régnait cette charmante femme. La présence de la domestique qui servait lui ôta toute intimité. Guéméné parla de ses expériences de laboratoire. Boussard lui faisait rédiger une longue communication pour l’Académie, mais des scrupules l’arrêtaient et sa conscience requérait sans cesse de nouvelles observations. Il opérait maintenant sur des chiens ; il aurait voulu avoir de gros animaux à sa disposition.

— Ah ! disait-il avec lassitude, ce terrain d’expérience, qui échappe toujours à ceux qui cherchent !

Madame Jourdeaux découpait en tranches, adroitement, un gâteau fourré de fruits. Sans s’interrompre, elle riposta :

— Je vous ai proposé un terrain dont vous n’avez pas voulu. Il est toujours à votre disposition. L’expérience serait décisive, cette fois.

Il eut un petit rire qui ressemblait à un sanglot :

— Vous ! vous ! balbutia-t-il. Je commettrais un crime, et vous seriez ma victime !

Le couteau tomba des mains de la jeune femme. Il y avait eu dans le ton de Fernand tant de passion, tant de ferveur, on y sentait si bien cette idolâtrie un peu timide de l’homme dont l’amour ne s’est pas encore exprimé, qu’elle crut entendre un aveu. Et ils se sourirent cette fois avec plus de paix, comme deux nobles êtres très francs qui sont sûrs l’un de l’autre.

Dès le dessert, il la quitta. Et le bonheur qu’ils avaient eu mourut dans le tourment de voir encore diverger leurs vies.

Guéméné redoutait toujours ces retours à la maison, et la présence de Thérèse qu’il retrouvait invariablement souriante, avec son caractère uni, affable et séduisant dans sa force. C’était maintenant un soulagement pour lui s’il apprenait, à son arrivée, l’absence de sa femme. Et il demeurait gêné devant elle, malgré l’honnêteté timorée dont il faisait preuve, comme si cette loyale Thérèse avait pu lire la subtile défection de son cœur.

Ce soir, il espérait qu’elle serait au travail, dans son cabinet, et qu’il s’en tirerait avec un baiser rapide. Mais elle l’attendait dans leur chambre. Il la trouva très étrange, et vit qu’elle avait pleuré. Il allait redescendre au second étage, pour y travailler comme tous les soirs. Elle le retint :

— Fernand, reste un peu, je te prie.

— Que me veux-tu, ma chérie ?

Ce mot la consola. D’ailleurs, il montrait près d’elle, ce soir, une amabilité câline qui lui fit du bien. Ne s’était-elle pas alarmée à tort ? Elle avait rêvé de s’expliquer définitivement avec lui sur l’indifférence qu’elle lui voyait. Et puis, soudain, ce moyen lui parut théâtral et superflu. Elle se contenta de lui dire :

— Tu n’as pas pu rentrer dîner ?

— Mais non, dit-il en s’efforçant à l’assurance, cela m’a été impossible, je t’assure. J’étais sur la rive gauche, il se faisait très tard… J’ai dîné à la brasserie.

— Oh ! je ne te fais pas de reproche, mon pauvre ami, reprit-elle avec une tristesse infinie, je n’en ai pas le droit.

Cette phrase l’étonna tellement sur les lèvres de l’orgueilleuse Thérèse qu’il la regarda fixement, cherchant à deviner l’énigme cachée sous ces mots-là. Elle ajouta :

— Si souvent, moi aussi, je t’ai manqué quand tu avais besoin de ma présence !

Elle ne dit pas l’anxieuse soirée passée ici, dans leur chambre, à l’attendre, à le désirer, à regretter les joies finies. Cependant son accent d’humilité triste frappa de nouveau Guéméné. Ce fut comme un éclair illuminant pour lui, une seconde, le cœur de Thérèse. Il s’accusa d’avoir pris cette femme autrefois, dans son agréable tranquillité de vierge cérébrale, d’avoir éveillé dans son âme, avec le bonheur inconnu de l’amour, des besoins nouveaux, une avidité de tendresse, et de ne les avoir pas rassasiés. La bonté qui était en lui s’émut. Il eut pitié, superficiellement, légèrement, de cette belle épouse que, d’une manière insidieuse et délibérée, il abandonnait. Mais, ce soir, l’idée de vivre près de l’autre était entrée trop au vif de lui-même : il plaignit sa femme comme une étrangère qu’on voit souffrir. Il avait déjà de l’homme adultère les duplicités, les accommodements de conscience.

— Ma pauvre chérie, dit-il en l’embrassant encore, que veux-tu ! nos vies étaient ainsi faites ; le lien en était bien lâche…

Elle eut un geste de passion pour l’étreindre, pour le retenir, et lui un recul qu’elle sentit. Une douleur aiguë la crispa et il la vit se détourner.

« Après tout, se dit-il pour s’exonérer de tout remords, elle a son métier qui la consolera… »

Comme il allait se dévêtir, il vida ses poches de la trousse, du thermomètre, du carnet de visites ; un rouleau de papier, noué d’une faveur rose, tomba par terre.

— Tiens ! qu’est-ce que c’est ? fit-il tout haut.

Machinalement, par un geste de complaisance féminine, Thérèse le ramassa, dénoua la faveur. Le papier se déroula : le devoir du petit André apparut.

— Tu es allé chez madame Jourdeaux ? demanda-t-elle.

— Non, non… J’étais sur la rive gauche.

— Alors que veut dire ceci ?…

Au bas de la page, en caractères d’un demi-centimètre, Guéméné lut à la volée :

Clovis saisit sa francisque, et, frappant le soldat, l’étendit mort à ses pieds, en disant : « Souviens-toi du vase de Soissons. »

Et au-dessous :

À mon grand ami, monsieur Guéméné.
andré jourdeaux.

Guéméné se troubla, reprit le papier.

— Ah ! je me souviens, c’est la semaine passée, on m’avait fait demander pour le petit qui était légèrement indisposé. Il a voulu me donner son devoir ; je l’ai gardé dans ma poche depuis ce jour-là.

— Mais, dit Thérèse dont la voix se faisait étrange, le devoir est daté d’aujourd’hui.

Effectivement, sous le doigt de sa femme qui soulignait les mots, il aperçut :

Mercredi, neuf mai.

Elle le pénétra de son beau regard loyal, droit, insoutenable. Elle ne comprenait rien encore, sinon qu’un mensonge avait été proféré par ce compagnon de sa vie, en qui elle croyait aveuglément.

— Eh bien, oui ! lança-t-il tout à coup, hardiment. Je me suis laissé, ce soir, retenir à dîner par madame Jourdeaux. J’étais très las ; un parfum de cuisine appétissante m’a tenté. Et, pour ne pas te peiner, j’ai menti, je t’ai fait croire que des nécessités m’avaient seules éloigné de toi. Pardonne-moi cette faute, et surtout cette lâcheté, les premières…

Les yeux de Thérèse s’assombrirent. Son visage s’altéra. Elle ne répondit rien, ne sachant encore que penser, étourdie par le choc de cette révélation obscure.

Et ce fut avec une sourde hostilité dans l’âme que, cette nuit-là, ils dormirent l’un près de l’autre.

II

Thérèse connut dès lors la vie méditative, sournoise, inquiète, des épouses trahies. Sans rien savoir encore, elle devinait. D’ailleurs, un fait était certain, Fernand se cachait d’aller chez madame Jourdeaux ; plutôt que de l’avouer, il avait menti. Alors, avec l’âpreté du soupçon, elle rassemblait ses souvenirs. Depuis le jour où ils avaient connu cette jeune femme au dîner du docteur Herlinge, Fernand l’avait citée, admirée, louée même si souvent, qu’aujourd’hui le doute n’était plus possible. L’an passé, il avait ordonné à madame Jourdeaux, pour son enfant, le pays où ils se rendaient eux-mêmes. Le séjour dans le même hôtel n’avait pas été une simple coïncidence : Fernand y avait attiré la veuve, — Thérèse se le rappelait, à cette heure, — en lui fournissant toutes les références sur l’établissement. Ne l’aimait-il pas déjà ? La pensée d’être trompée depuis longtemps peut-être envahit Thérèse et l’atterra. Elle souffrit d’abord dans son estime pour Fernand. Avec la plénitude de sa confiance, elle avait cru lui voir une âme aussi limpide que la sienne ; mais il la décevait en secret. Cette duplicité chez celui qu’elle aimait lui fut la plus cruelle douleur. La jalousie proprement dite ne s’infiltra que plus lentement dans cette âme fière. Mais quand cette orgueilleuse Thérèse eut bien compris qu’on délaissait une femme comme elle pour une madame Jourdeaux, elle endura des tourments moins nobles, plus profonds, plus terribles.

Elle imagina des espionnages indignes : elle irait les surprendre, un jour ; ce serait sa vengeance que leur confusion. Ou bien elle le ferait suivre et le confondrait d’une autre manière… Et elle ne rêvait pas à ces différentes formes de revanche au cours de longues heures d’oisiveté, comme une autre femme, mais pressée, harcelée du matin au soir par sa tâche virile. Elle emportait sa torture avec elle, et sans cesse ressassait son chagrin, en fiacre, dans la rue, en franchissant les portes de ses clientes, en gravissant les étages. Il lui fallait un effort pour s’en libérer au chevet de ses malades. C’étaient, la plupart du temps, de jeunes épouses près de qui veillaient des maris anxieux, dont l’amour se révélait dans les yeux, dans les gestes. Alors l’impassible doctoresse, supérieure et illisible, de qui la malade attendait éperdument son salut, frémissait, se sentait faiblir, les enviait, souffrait, retenait ses larmes.

Elle soignait le petit Adeline avec un zèle acharné, se rendant deux fois chaque jour rue de Buci pour les pansements, les bains, la morphine. La morgue légère qu’elle montrait autrefois envers la pauvre Jeanne Adeline, si triviale avec sa vulgarité de sage-femme populaire, s’évanouissait dans un sentiment d’égalité douloureuse. Ce lui fut une compensation à tout ce qu’elle endurait que de rendre à cette mère son enfant.

Mais, de retour à la maison, elle retrouvait le compagnon déloyal dont le cœur recélait un mystère, et le chagrin de Thérèse prenait une autre forme de rancune, de colère, qui, devant son mari, l’angoissait, l’étouffait.

Pourtant sept jours s’étaient écoulés, et, dans l’obscurité du silence qui pesait entre eux, elle s’acharnait à chercher, soupçonneuse et nouvelle, des indices de la vérité. Sa délicatesse fière répugnait aux reproches, aux injures, aux scènes. L’élévation morale de ces deux êtres faisait leurs ententes muettes plus tragiques, plus poignantes que les explications. Parfois, à table, Fernand devinait sur lui le regard de sa femme qui le sondait. Elle était, dans son chagrin morne, si grande, si offensée, qu’il se sentait lui-même amoindri, humilié. La réserve qu’elle gardait faisait la force de Thérèse. Lui tenait dans le drame le rôle inférieur.

Mécontent de soi, de cette vie fondée sur une équivoque, acculé à l’impossibilité de se justifier, il retournait chez madame Jourdeaux où l’attendait une autre équivoque. À quoi bon cette retenue près de son amie, dont il n’avait pas le bénéfice près de sa femme ? Mais, il le sentait maintenant, s’il avait voilé d’amitié la tendance passionnée qui les vouait l’un à l’autre, c’était moins en lui scrupule de mari qu’habileté d’amoureux : il connaissait trop bien la douce femme qu’eût épouvantée la réalité de l’adultère. Et il lui en voulait de n’être généreuse qu’à demi. Elle aussi lui gardait une rancune inconsciente de leur situation sans issue. Ils manifestaient maintenant, l’un et l’autre, une susceptibilité déraisonnable : elle lui reprochait sa tristesse qu’elle ne savait plus consoler ; il se plaignait du peu de joie qu’elle prenait à le recevoir. Leurs propos demeuraient tendres ; quelque chose d’aigre et d’amer s’y cachait. Elle lui dit, un jour, excédée de ces griefs subtils qu’il ne cessait d’énumérer contre elle :

— On dirait que vous vous plaisez à me faire souffrir.

— Et vous ! murmura-t-il sourdement.

Elle fut effrayée de ce qu’exprimaient alors les traits de son ami. Elle balbutia :

— Quoi ! je vous fais souffrir, moi ! comment ? comment ?

— Ah ! vous ne savez pas… vous ne voyez pas…

Il se prit la tête à deux mains. Une larme tomba, vint s’écraser sur son genou. Cette vue la bouleversa. Le chagrin de cet homme lui était intolérable. Sa tendresse vainquit tout. Elle s’approcha doucement, se pencha, le baisa au front.

C’était la première caresse qu’il reçût d’elle : ses yeux se fermèrent ; il se recueillit.

— Ô mon amie ! mon amie ! dit-il tout bas, pénétré d’une douceur sans nom.

Et il leva les bras vers elle ; mais déjà elle s’était écartée de lui, toute blanche, effrayée de ce qu’elle avait osé, tremblante, frémissante. Cependant, si grand avait été pour lui le prix de ce premier geste d’amour, venant d’une telle femme, qu’il s’apaisa dans un bien-être, un contentement absolu. Il la regarda avec une indicible expression de reconnaissance :

— Ô mon amie ! vous êtes bonne… Merci…

Elle reprit :

— Je voudrais tant mettre un peu de baume dans votre vie !

Mais ensuite leurs entrevues devinrent plus pénibles : madame Jourdeaux s’était ressaisie, redevenait plus froide, plus réservée que jamais. Elle gardait près d’elle le petit André durant les visites du docteur. Guéméné se mit à la juger sévèrement.

Et leurs nerfs tendus continuaient à s’exaspérer chaque jour davantage.

Ce fut à ce moment que Thérèse enfin parla.

Un soir, après le repas, Fernand s’était accoudé à la fenêtre pour fumer ; elle le rejoignit. Plusieurs minutes s’écoulèrent sans qu’elle ouvrît les lèvres. La nuit ne venait pas encore. Dans les arbres, les pigeons roucoulaient ; les bateaux-mouches, silencieux, glissaient à fleur d’onde. On entendait seulement, de temps à autre, le bouillonnement de l’eau sous l’hélice quand l’un d’eux s’arrêtait au ponton de débarquement. Enfin Thérèse, prononça :

— Fernand, il faut nous expliquer.

— Nous expliquer, répéta-t-il nerveusement.

— Tu le sais, Fernand, notre bonheur a toujours reposé sur une entière franchise ; il faut que notre malheur ne soit pas moins entouré de lumière. Soyons courageux, mon ami ; disons-nous tout, honnêtement.

Et sa voix frémissait, car dans sa fierté outragée elle avait décidé, si Fernand lui avouait sa trahison, de ne pas demeurer à ce foyer où elle cessait d’être l’épouse exclusivement choisie et religieusement honorée. Elle avait résolu de partir, de s’effacer, de rendre à ce compagnon infidèle la liberté de son inconstance. Mais, ce qu’elle avait déterminé dans l’indignation, elle ne l’exprimait plus que dans le déchirement, le brisement de son amour.

Elle reprit :

— Je sais que tu ne m’aimes plus.

— Thérèse, ma pauvre amie !…

— Ne proteste pas. Tes yeux, tes attitudes, toute ton âme dans laquelle je sais lire, ont été plus sincères que tes mots. Oh ! rassure-toi, mon ami, ce n’est pas une scène que je viens te faire. Nous sommes de force, l’un et l’autre, à regarder la vérité en face. Je viens raisonner avec toi de notre misère. Je ne t’accable pas, tu vois. Nous pouvons, en dehors de l’amour, demeurer deux êtres de bonne foi, capables de s’entendre encore, sans animosité, sans haine. Nous nous sommes tant aimés ! nous ne pouvons pas nous haïr…

Il s’émut à la voir frémir sous ce calme d’emprunt. Il se sentit aimé autant, plus peut-être qu’autrefois, par cette belle épouse si noble et si malheureuse. Mais rien ne vibrait plus en lui que la pitié pour celle à l’orgueil de qui s’était usé son amour.

— Nous haïr ! ma pauvre Thérèse ! dit-il avec cette douceur particulière qu’on a pour les affligés, y penses-tu ? Mais tu es toujours mon amie, ma femme très chère : je sais ce que tu vaux, je ne l’oublie pas. Ai-je été jamais dur, injuste pour toi ? T’ai-je jamais fait du chagrin ?…

— Fernand, répliqua-t-elle, plus grave, je te supplie de ne plus t’en tenir aux artifices des mots. J’ai le droit de te demander cela : car, si je ne fus pas la compagne que tu rêvais, au moins je n’ai été, moi non plus, ni méchante ni indigne. Mettons nos âmes toutes nues ; parlons dans l’absolue sincérité. J’aurai le courage de tout entendre. Tu aimes une autre femme.

Guéméné sentit le mensonge lui devenir impossible en face de Thérèse désormais. Il se tut. Thérèse crispa ses deux mains sur l’appui de la fenêtre. Ses yeux se fermèrent une seconde. Ce silence ne lui apprenait rien qu’elle ne sût déjà, mais confirmait toutes ses déductions douloureuses, et l’anéantit autant qu’une révélation soudaine. Fernand l’entendit murmurer :

— Merci de n’avoir pas menti…

Alors il eut un élan, comme si, l’habitude ancienne de la possession le dominant, il eût craint maintenant de perdre cette femme dont il se croyait détaché.

— Thérèse, je te jure… tu m’entends, tu me crois… je te jure que, depuis le jour où j’ai commencé de t’aimer, jusqu’à ce jour, je n’ai jamais eu d’autre femme que toi. Tu es ma seule compagne. Je suis à toi comme aux premiers jours de notre union.

Elle plongeait éperdument ses yeux dans les siens :

— Alors… alors… quoi ?… je ne comprends plus… Oh ! je voudrais te croire, et il me semble que tu n’es pas sincère. Je m’efforce d’accepter ce que tu me dis, et je ne le peux pas. Fernand, je te connais trop ; tu as été trop mien pour que je ne te pénètre pas. Je devine en toi une arrière-pensée que tu dérobes encore.

La nuit était venue. Ils ne paraissaient plus aux passants que deux ombres noires à une fenêtre perdue parmi tant d’autres. Mais Fernand pouvait suivre sur le blanc visage de sa femme, presque lumineux dans l’obscurité, toutes les expressions d’espoir et de douleur qui s’y reflétaient tour à tour.

— J’ai dit la vérité, reprit-il, torturé par cet interrogatoire. Libre à toi d’imaginer autre chose.

— Regarde-moi bien en face, Fernand, laisse-moi lire dans tes yeux. Montre-toi comme je me montre moi-même. Je ne te cache rien de mon cœur, moi : j’étais venue à toi, ce soir, dans la colère et dans le trouble, pour une rupture délibérée ; il me semblait qu’une femme comme moi ne devait pas subir de partage, et je voulais te proposer de te quitter… si je t’étais à charge. Mais ma dignité ne compte plus, ni ma fierté, ni le sens de ce que je vaux. À me rapprocher de toi, je n’ai plus éprouvé qu’une chose, c’est que je t’aime, c’est que je te suis attachée plus tendrement, plus puissamment que jamais. Rien ne pourra me séparer de toi. Non ! non ! je ne veux plus partir, te céder, te perdre. Tu es mon mari bien-aimé jusqu’à la mort : tu peux m’offenser, me trahir, m’abreuver de peines, je possède l’éternelle fidélité de l’amour vrai qui ne s’abaisse pas dans la résignation, qui ne s’avilit pas dans l’humilité, qui ne s’amoindrit pas dans le pardon. Sans doute, tu t’étonnes de m’entendre parler ainsi, tout orgueil abjuré, toute colère éteinte, mais en parlant autrement, Fernand, je mentirais, et nous ne pouvons pas être des époux hypocrites.

— Ma Thérèse !…

— Oui, je suis toujours ta Thérèse, mais tu n’es plus mon Fernand. Tu aimes une autre femme, et, je l’ai deviné l’autre jour : c’est madame Jourdeaux.

— Madame Jourdeaux n’est pour moi qu’une amie, au sens le plus pur du mot. Tu réclames la vérité, la voilà ; je te le dis sans serment, sans formule. Me crois-tu ?

— Oui, Fernand, je te crois. Mais je ne suis pas une petite fille qui se contente d’apparences… Je connais l’âme humaine, et je sais penser… Madame Jourdeaux est une femme simple mais loyale, que la consommation d’un amour malhonnête effrayerait… Elle se défend… Ton amie, ton amie… Voudrais-tu que moi j’eusse un ami qui ne fût pas toi ? un ami au sens le plus pur du mot, dis ?

Toute la révolte de l’épouse vibrait en elle. Ardente et fiévreuse, elle haletait, sans larmes, sans soupirs, souffrant plus qu’une autre femme, en raison même de sa supériorité.

Puis, craignant que les reproches ne vinssent aux lèvres de Fernand, qu’il ne rappelât le passé, le peu de zèle qu’elle avait apporté à la garde du foyer, elle se hâta de le prévenir :

— Tu es allé chercher une intimité au dehors ; une femme est entrée dans ta vie, possède ton cœur. Nous autres, nous distinguons moins que les hommes entre l’adultère de cœur et celui de chair. Ce qui est entre toi et madame Jourdeaux, je l’ignore, mais je le pressens ; c’est le leurre de l’amoureuse amitié. Fernand, je ne puis te le cacher, cette pensée suffit à me briser. Tu ne sais pas ce que je souffre ! Jamais je n’ai eu tant de mal…

Elle le vit quitter la fenêtre, elle le suivit ; ils se reculèrent ensemble vers l’ombre plus épaisse du fond de la salle à manger. Ils demeurèrent debout. Ils pleuraient. Thérèse reprit :

— Tu n’as pas seul tous les torts. Moi aussi, je me sens en faute. Tu m’avais annoncé le naufrage de ton amour, je t’entends encore me supplier d’abandonner la médecine. Sans doute, déjà tu te sentais las de moi. J’ai manqué de force… Ta prière m’avait émue pourtant. Tu semblais souffrir ; tu m’as bouleversée ce jour-là. Mais je n’ai pas pu. As-tu voulu te venger, dis, Fernand ?

— Non…

Et il pensait :

« Elle me revient aujourd’hui qu’elle me voit lui échapper. Mais il est trop tard. »

Et, se remémorant toutes les misères de sa vie conjugale, la ruine successive de chacun de ses rêves, ce qu’il avait enduré ici même, lors de ses repas solitaires, dans cette maison que la gardienne désignée semblait fuir, il ajouta tout haut :

— J’ai tant souffert par toi !

— Mon ami, dit-elle tristement, je le comprends aujourd’hui parce que je souffre moi-même. Mais jusqu’ici je n’avais pas expérimenté la souffrance, et j’ai méconnu tes chagrins. Veux-tu me pardonner ?

— Ma pauvre Thérèse, je ne t’en veux pas ! Sache bien que maintenant encore, malgré le trouble, la crise que je traverse, où je ne vois plus clair en moi-même, je me sens l’être qui t’aime le plus au monde.

Elle comprit l’impossibilité de la franchise invoquée tout à l’heure. La vérité ne se livrait à elle que par bribes, en ces aveux involontaires que Fernand corrigeait aussitôt d’une expression affectueuse. Sous peine d’une brisure nette, elle s’en rendait compte, il ne pouvait dire : « Je ne t’aime plus ». C’était seulement dans une sorte d’ombre consentie entre eux, et comme voilés l’un pour l’autre, qu’ils pouvaient mener encore l’existence commune. Les ténèbres où ils demeuraient au fond de cette salle obscure, ne se voyant qu’à peine, redoutant même la lueur de la lampe, étaient l’image de leur avenir désormais. Le doute, l’incertitude, subsisteraient entre eux. Thérèse, oubliant même ses raffinements de sincérité, se rattachait maintenant avec passion à cette équivoque qui lui permettait seule de continuer à vivre près de Fernand.

Ils n’avaient plus rien à se dire, et ils restaient cependant dans ce sombre tête-à-tête, exténués de la lutte, aussi abattus l’un que l’autre. Ce fut Thérèse qui avoua la première :

— Je suis bien lasse, mon ami.

— Il faut te coucher, ma chérie.

Et elle sentit de nouveau cet accent affectueux, presque fraternel, qu’il avait en lui parlant.

Ils montèrent ensemble, lentement, accablés par l’indicible tristesse de leur bonheur fini. Arrivé au seuil de la chambre, Fernand poussa la porte. Thérèse se recula sur le palier.

— Entre, fit-il distraitement.

Écoute, Fernand, lui dit-elle, très pâle, les yeux rougis, tu sais que je te pardonne tout et que je t’aime ; mais, après ce que nous avons dit ce soir, j’ai comme un reste de ma fierté anéantie qui se réveille. Je te suis soumise en tout, mon ami, mais permets, je t’en prie, permets que cette nuit je ne dorme pas près de toi.

Sans répondre, il fit un geste de douleur, de résignation, et la vit pénétrer dans la chambre voisine.

Le lendemain, dès le début de l’après-midi, la vieille servante de l’oncle Guéméné introduisait Thérèse dans le salon de la morte, où le portrait, par les larges baies ouvertes, plongeait ses beaux yeux passionnés dans les verdures du Luxembourg. Cette grande pièce, pareille à un reliquaire, conservait toujours dans un silence religieux le piano muet, le métier à broder, le fauteuil au pied duquel demeurait sur le tapis l’empreinte vague de deux pantoufles. Et Thérèse songeait à ce jour où elle était venue ici avec Fernand, aux premiers temps de leur mariage. Tous deux alors tremblaient de bonheur et d’amour rien qu’à se regarder. Le portrait les dominait superbement, figure d’idéale, d’impérissable passion. Et Thérèse l’avait enviée, cette femme mystérieuse, pour son pouvoir, son indéfinissable charme, le merveilleux roman qu’avait été sa vie amoureuse. Elle s’était dit : « Je veux une passion semblable. Je veux être aimée comme cette femme. Il me faut la douceur d’une pareille souveraineté. » Et vraiment, ce jour-là, caressée par les yeux attendris de Fernand, l’esprit plein de souvenirs voluptueux, quand elle évaluait le don d’elle-même, la hauteur du sentiment qui les liait, la noblesse de leurs échanges affectueux, elle croyait égaler la morte. Mais tandis que le roman mystique et superbe de la belle « tantine » s’était épanoui dix années et se continuait miraculeusement au travers des ténèbres mortuaires, qu’était devenu le sien !

La porte s’ouvrit ; le veuf entra.

— Ma chère Thérèse, vous êtes gentille d’être venue me voir. Comment va Fernand ?

Dans sa détresse, elle avait pensé au refuge que seraient pour elle la bonté, la délicatesse, la magnifique expérience de ce cœur d’homme. L’oncle Guéméné chérissait Fernand. Elle avait pour lui ce penchant particulier, filial et doux, de certaines brus pour le père de celui qu’elles aiment. Puis elle le regardait avec respect, avec piété, comme la relique vivante de grandes choses passées, l’acteur fatigué d’un drame admirable. Et, dans cet instant, elle leva sur lui des yeux si désolés qu’il s’écria :

— Rien de nouveau ne vous amène ?… rien de mauvais, au moins ?

Elle dit tout bas :

— Si, un grand malheur. La fin de toute notre joie, de tout notre rêve.

Elle avait saisi dans ses mains gantées cette main de vieil homme, osseuse et sèche, et s’y cramponnait nerveusement, comme si une toute-puissance y eût tenu qui pouvait la sauver. Et, les yeux clos, détournant son visage, elle disait encore :

— Écoutez-moi, je vais tout vous conter tout.

Jamais tant qu’à cette minute-là il ne s’était intéressé à cette jeune femme, charmante, si nouvelle pour lui, médecin comme lui, menant par son cerveau une vie semblable à la sienne, mais aussi lointaine cependant, aussi impénétrable et mystérieuse, aussi secrètement faible et impressionnable qu’une simple femme. L’imprévu, l’étrangeté de ce cas social l’avaient toujours un peu épouvanté. Et ce n’était pas sans inquiétude qu’il avait vu Fernand s’unir à une jeune fille aussi singulière. Il n’avait pas eu foi dans leur bonheur mal établi à son gré, et il épiait le jeune ménage d’un regard constant et anxieux. Il n’avait cependant pas présagé si prompte la catastrophe que Thérèse lui disait là, en phrases hachées, douloureuses, déchirantes.

Depuis longtemps, elle le sentait bien, Fernand ne trouvait plus de satisfaction auprès d’elle. C’était venu insensiblement, sans heurts, sans scènes. Il demeurait toujours bon comme par le passé, ne lui causait nulle peine, et son cœur s’éloignait d’elle doucement, sans secousse. Jamais elle ne l’aurait soupçonné. Elle était même naturellement si confiante, si peu ombrageuse, qu’elle souffrait sans s’alarmer. Et puis, l’autre soir, un indice tout matériel l’avait rendue clairvoyante soudain : un feuillet de papier tombé de la poche de Fernand, glissé là par le petit garçon d’une cliente, avait témoigné d’une intimité indéniable entre son mari et cette jeune femme. Pour se disculper d’y être allé, il avait menti. Le mensonge, qu’elle avait percé à jour, disait, mieux que tout aveu, des relations clandestines qu’il ne pouvait confesser. L’idée qu’il fût l’amant d’une autre l’avait jetée, toute une semaine, dans un atroce désarroi. Jamais elle n’aurait cru qu’une âme humaine pût endurer de pareilles tempêtes ; jamais elle n’aurait imaginé ce tourment avilissant et mauvais de la jalousie. Et elle s’était tue par prudence, par sagesse, redoutant les entraînements physiques de la colère qui égare les plus fortes consciences. Et peu à peu, dans son esprit, s’était arrêtée l’idée de quitter Fernand, par dignité et aussi, hélas ! elle devait bien l’avouer, par vengeance. Mais hier ils s’étaient expliqués tous deux, et, dans ce rapprochement de leurs cœurs, ses dispositions avaient bien changé. Chose incompréhensible, elle aimait encore celui qui la faisait tant souffrir. La vie sans lui serait intolérable. Elle avait retrouvé, sans savoir encore si c’était dans sa tendresse ou dans sa raison, une indulgence pour la faiblesse de ce pauvre ami. D’ailleurs, ils avaient parlé loyalement, cette femme n’était pas la maîtresse de Fernand. Hélas ! cette délicatesse dans leur sentiment n’était pas rassurante. Elle témoignait d’un attachement spirituel bien puissant, plus inquiétant dans sa noblesse qu’un lien physique. Thérèse le sentait bien ; si tout son être se révoltait moins fort à connaître cette réserve, elle en avait un chagrin plus cruel, plus intime, plus élevé. Ce qui lui était le plus cher dans la belle âme de Fernand, il l’avait donné à cette femme. Mais elle espérait encore qu’à force de le chérir elle pourrait le reprendre, et elle était venue trouver celui que Fernand considérait comme un père. Elle le suppliait de la conseiller, de les sauver. Lui avait eu en partage l’amour le plus élevé, le plus grand, le plus rare, l’amour fait d’ardeur et de tendresse, l’union absolue qui survit à la mort. Il serait là pour la guider, l’aider à reconquérir Fernand. Ah ! qu’elle aurait voulu ressembler à la belle tantine !…

Le veuf secoua la tête tristement :

— Quelle douleur vous me causez, Thérèse ! Ah ! pauvres enfants ! pauvres enfants !

Elle s’assit près de lui et continua :

— Cher oncle, je ne suis plus orgueilleuse comme jadis ; je ne suis plus fière de ma personnalité. Fière, hélas ! de quoi le serais-je ? Je suis une pauvre femme délaissée qui n’a pas su se faire aimer quatre années par le compagnon si bon qu’était Fernand. Je puis posséder quelque savoir, je puis être consciente de mon intelligence : j’ai subi la pire injure qu’une femme puisse connaître. Ah ! je suis bien brisée, allez, bien soumise ; je ne pense plus qu’à mon bonheur perdu : dites-moi ce qu’il faut faire, je suis prête à suivre la première volonté supérieure qui voudra bien me secourir. Je suis devenue docile.

— Chère Thérèse, lui dit-il, très attendri, laissez-moi vous donner d’abord une parole d’espoir. Il n’est pas possible que Fernand ait cessé d’aimer une femme telle que vous.

Elle vainquit les dernières répugnances de son amour-propre et avoua :

— Ah ! il faut que vous sachiez tout ; je ne l’ai pas rendu heureux. En me mariant, j’ai voulu garder ma vie, ma vie indépendante de travailleuse cérébrale. Il m’a suppliée d’être toute à lui : j’ai refusé. J’ai réservé de moi ce dont j’avais la vanité ridicule, mon métier de femme d’exception… Dites, il ne s’est jamais plaint de moi ?

— Jamais, Thérèse ; j’ai appris par lui à vous apprécier. Quand il parlait de vous, ses propos étaient si vibrants, si amoureux, que je vous ai aimée rien qu’à l’entendre !

— Il a souffert beaucoup par moi, cependant. Il me l’a dit. Je n’étais pas l’épouse qu’il avait rêvée. Nous n’avions pas lié nos vies. Avant d’être sa femme, j’étais la doctoresse. Il a cherché ailleurs l’amie qu’il ne trouvait pas en moi, l’amie dévouée que je n’ai pas été. Mais si maintenant, pour l’amour de lui, je redevenais une femme ordinaire en renonçant à la pratique de la médecine, croyez-vous qu’il serait touché et qu’il me reviendrait ?

Il la considéra, un instant, avec surprise, tant elle avait exprimé simplement, en cette phrase banale, l’anéantissement de sa personnalité altière, son abdication. Il était médecin : il savait quel attrait passionné retient à cette profession ceux qui l’exercent. Et surtout il connaissait cette jeune et ardente doctoresse, si impétueusement vouée à la science.

— Je crois, dit-il d’une voix qui s’altérait un peu, que s’il ne revenait pas à l’admirable épouse que vous êtes, il cesserait de mériter toute estime toute amitié.

— Oh ! je ne suis pas admirable, dit-elle ; j’imite ces aéronautes qui, près d’être engloutis, jettent à la mer leur trésor pour que leur ballon allégé les relève d’un bond vers le bleu… Personne ne songerait à admirer leur sacrifice. Si avant le danger ils avaient généreusement abandonné leur trésor à ceux qui le réclamaient, voilà où eût été le sublime. Ce que je fais n’a rien de sublime aujourd’hui. C’est il y a quatre ans que j’aurais dû agir ainsi. Peut-être sera-t-il trop tard.

Et elle ajouta ces mots, dépourvus de solennité, qui mettaient fin pour jamais à sa carrière :

— En vous quittant, je vais passer chez l’imprimeur et je commanderai des circulaires pour prévenir ma clientèle.

Le veuf se leva, vint à elle, lui étreignit les mains :

— Ma chère Thérèse, merci pour Fernand ; il ne vous sera jamais assez reconnaissant !…

Sa voix s’étranglait ; il ne put en dire davantage. Il pénétrait d’un coup jusqu’au fond de cette âme, un peu méconnue par lui jusqu’ici, et qu’il n’avait pas osé juger de peur d’être trop sévère. Il comprenait pour la première fois cette femme d’aujourd’hui, en qui le développement intellectuel n’a pas aboli les ressources infinies du vrai cœur féminin. Celle-ci était si simple dans son renoncement, s’y déterminant sans phrases, comme à un acte minime, qu’il ne put s’empêcher de dire :

— Votre carrière s’annonçait si belle ! Ne la regretterez-vous jamais ?

— Ah ! répliqua Thérèse, que m’importe cette carrière auprès de l’amour de Fernand !

Dans son cadre d’or pâle, avec ses jolies mains jointes, son attitude si paisible, ses yeux ardents sous la coiffure légèrement démodée, la morte semblait la regarder et lui sourire. Entre ces deux femmes, la belle et douce tantine et la fière doctoresse, entre l’ombre et la vivante, une complicité intime se faisait ; toutes deux s’unissaient dans la même docilité amoureuse, dans la noble servilité du dévouement absolu. Le veuf vit le regard de la jeune femme levé sur le portrait, et, reprenant son mot de tout à l’heure, il lui dit cette phrase, qui fut pour elle la première gloire de son sacrifice :

— Ma chère Thérèse, vous ressemblez à votre belle tantine.

III

Il y eut cependant chez Thérèse un grand désarroi moral. L’énergie dont elle était si riche et que son acte inutilisait soudain ne pouvait tarir tout d’un coup. Ce jour-là, le lendemain et le jour suivant, elle fit encore quelques visites indispensables dans sa clientèle. Certaines malades ne pouvaient être quittées inopinément ; certains traitements ne pouvaient être interrompus. À d’autres clientes elle écrivit sa détermination. Ses domestiques eurent l’ordre de renvoyer les personnes venues pour la consultation. Elle allégua pour prétexte l’état de sa santé. Seul Fernand ne sut rien, ne s’aperçut de rien. Elle guettait un moment favorable pour lui apprendre ce qu’elle accomplissait par amour. Mais Fernand lui semblait distrait, étrange, lointain ; il vivait dans une sorte de songe. Elle l’observait sans cesse ; tous ses efforts se concentraient pour le deviner. À qui pensait-il dans ces interminables silences ? Quel nom était derrière ce front illisible, quelle image au fond de ces yeux qui la fuyaient ?… D’où revenait-il, quand il rentrait le soir, rêveur et triste, très absent, l’embrassant avec une sorte de commisération offensante ?… Et elle se taisait toujours, occupait ses journées un peu désœuvrées à préparer les adresses de ses circulaires.

Quand elles lui arrivèrent de l’imprimerie, sentant l’encre fraîche, et qu’elle vit par centaines ces petites feuilles volantes, leur rédaction concise qui rendait publique et irrévocable sa décision, Thérèse eut un sursaut qui la réveilla douloureusement, comme d’un long sommeil :

Le Docteur Thérèse Guéméné a l’honneur d’informer M… que, pour des raisons de santé, elle cesse d’exercer la médecine.

Elle prie M… d’agréer, avec ses regrets, etc…

— Comment ai-je pu ? murmura-t-elle. Est-ce bien vrai ?

Puis l’idée que Fernand s’attendrirait, comprendrait enfin son amour, pleurerait la trahison dont il était coupable, lui reviendrait dans un grand élan de passion, lui donna du courage.

Le même jour, Thérèse alla voir sa dernière malade. C’était une jeune femme atteinte d’une salpingite, et si affaiblie que peu d’espoir restait de la sauver. Elle s’était prise pour celle qui la soignait d’une affection capricieuse, ardente, exclusive. Elle lui confiait ses tristesses intimes, la passion brutale d’un mari qui ne croyait pas à son mal ; elle lui confessait tout, sentant chez la femme-médecin moins une amitié qu’un ministère sacré fait pour autoriser tous les aveux. Quand elle apprit la défection de Thérèse, une scène déchirante se passa au chevet de ce lit. La malade se tordait les mains, pleurait, s’agitait en dépit de toute prudence, s’écriait :

— Mais vous ne pouvez pas m’abandonner, j’ai besoin de vous ! Je ne veux pas d’un homme pour me soigner. Vous étiez la seule à qui je pusse tout dire.

Thérèse promit de revenir quelquefois, en amie. Mais elle sortit bouleversée de cette maison. Insidieusement, et comme par une ruse suprême pour la retenir, son métier revêtait maintenant le caractère d’une mission. Elle eut des remords de s’y dérober. N’était-elle pas infidèle à un grand devoir ? La femme-médecin, près de la femme malade, peut tenir un rôle spécial et précieux. Elle se rappela toutes les confidences d’épouses qu’elle avait reçues, tous les conseils qu’elle avait donnés. Avait-elle le droit de déserter ?…

Puis quand, le soir, elle retrouva Fernand plus sombre, plus froid, plus détaché d’elle que jamais, son désespoir fut si vif qu’elle ne tergiversa plus sur la mission, les devoirs, le rôle spécial d’une femme qui se sent perdre son mari.

Cependant une timidité l’empêchait toujours de révéler son projet à Fernand. D’ailleurs elle le voyait peu. Son laboratoire, disait-il, l’absorbait de plus en plus. Dès le repas, il partait. Leurs nuits se continuaient solitaires. Thérèse laissa traîner sur sa table la liasse des circulaires qui n’étaient pas encore envoyées. Fernand jamais plus n’entrait dans le cabinet de sa femme et ne les vit pas. Thérèse se dit enfin :

« Demain je ferai l’expédition. »

Auparavant elle voulut prévenir son père. Et comme elle redoutait, avenue Victor-Hugo, l’explication en famille, avec les questions, les commentaires, les déductions, les suppositions qu’un tel aveu comportait, elle décida de se rendre, le lendemain matin, à l’Hôtel-Dieu, pour rencontrer le docteur Herlinge dans son service.

Alors, comme au temps déjà lointain de son internat, elle s’achemina dès huit heures et demie vers l’hôpital, par la rue du Cloître, tout le long de laquelle chacun des contreforts multiples de Notre-Dame élève vers le ciel une petite cathédrale en miniature, aérienne et fuselée. Quand elle aperçut le Parvis et, derrière les arbres du trottoir, le portique de l’Hôtel-Dieu, elle frissonna comme le patient au moment d’une opération chirurgicale effrayante. C’était un grand coup de sa belle hardiesse de revoir une dernière fois cet hôpital où elle avait caressé tant de rêves, remporté ses premiers succès, et d’en faire le théâtre de son abdication. Mais elle se sentait forte, de la force morne que donne le chagrin.

L’Hôtel-Dieu était immuable. Dans le corridor d’accès, les étudiants au pas lourd arrivaient en bandes ; des infirmiers vêtus de bleu s’affairaient ; le portier vérifiait les entrées. Thérèse passa, aperçut les deux cours intérieures superposées en terrasses, avec leurs galeries, leurs arcades. Aux malades anciens avaient succédé d’autres malades couchés dans les mêmes lits, avec des maladies pareilles, des plaintes pareilles, comme identiques éternellement. Et rien n’excitait chez Thérèse l’appétit violent de son métier comme ce musée de la pathologie qu’est l’hôpital. Elle aurait voulu s’arrêter à chaque salle, à chaque cas, s’instruire encore, pénétrer tant de mystères qui déroutent toujours la science. Quand elle arriva dans le service de son père, à la salle des femmes, au second étage, l’interne, un grand garçon blond, lui demanda ce qu’elle désirait.

Mais elle, songeuse, sans répondre, regardait derrière lui, par la porte entr’ouverte, le petit laboratoire où, tant de mois, elle avait préparé sa thèse. Elle reconnaissait la forme des flacons, des bocaux, le microscope, jusqu’à un porte-plume bizarre laissé là par un interne maniaque, et dont elle se servait toujours. Elle finit par dire :

— Le docteur Herlinge n’est-il pas arrivé ?

— Ah ! mademoiselle, fit le jeune homme, je ne sais pas à quelle heure le patron montera chez nous aujourd’hui. Il doit y avoir ce matin, dans un service du premier étage, un concours pour l’admission d’un chef. Herlinge est examinateur avec Artout, Durand-Blondet et Boussard… Trois concurrents sont en présence, dont une dame qui va sans doute passer. Ce sera la première femme-médecin chef de service. Ça va être rigolo !

Thérèse vivait si retirée dans son douloureux secret que la candidature de cette femme, qui faisait quelque bruit à ce moment dans le monde médical, lui était demeurée inconnue.

— Ah ! qui est cette personne ? demanda-t-elle, prise d’un intérêt soudain !

— Oh ! dit le jeune homme, riant très irrévérencieusement, un vieux sabot de la médecine : madame Marie Boisselière, une méridionale.

— Madame Boisselière ! fit Thérèse, j’ai entendu parler d’elle, en effet.

Et, comme elle redescendait en remerciant l’interne, celui-ci ajouta :

— Vous ne pourrez pas voir monsieur Herlinge aujourd’hui, mademoiselle ; il est trop affairé par ce concours.

Cependant des voix venaient d’en bas, et Thérèse crut distinguer l’organe sonore et imposant d’Artout. En effet, un groupe très animé montait l’étage inférieur, et, sur le vaste palier au plancher noîrâtre du premier, elle se trouva face à face avec son père, qui gesticulait nerveusement près de Boussard. Artout le suivait avec Durand-Blondet et un autre chirurgien de l’hôpital ; cinq ou six jeunes médecins, venus pour assister à la visite d’Herlinge, se tenaient silencieux auprès de leurs grands confrères ; puis c’étaient, dans leurs blouses blanches, les externes du service, parmi lesquels Thérèse retrouva les deux petites « bénévoles » aperçues à Beaujon, l’automne dernier, et qui venaient de passer à l’Hôtel-Dieu.

Tout ce monde s’inquiétait de la nomination d’une femme à la fonction de médecin d’hôpital, fait sans précédent. Les uns récriminaient fort. Artout était d’avis de chercher à la « coller » par tous les moyens possibles. Boussard demeurait flegmatique : personne ne pouvait deviner sa pensée. Herlinge soutenait qu’on devait se conformer à l’usage, et examiner cette femme en toute impartialité, comme on eût fait pour un homme. C’était ce qu’il affirmait quand, ses yeux rencontrant sa fille, son visage s’éclaira et il sourit.

— Te voilà ici, mignonne ! tu as voulu assister à l’examen de madame Boisselière… Ah ! si elle tient jusqu’au bout, comme on y compte, ce sera un beau succès pour votre cause.

— Je ne suis pas venue pour cela, père ; j’ai à vous dire un mot : le temps m’a manqué pour aller avenue Victor-Hugo, j’ai pensé qu’ici…

— C’est bon, c’est bon. Je suis à toi. Une minute…

Frêle, vif, nerveux plus que jamais, il cherchait maintenant l’interne de ce service pour une visite sommaire des cas à étudier avec les candidats. Il pénétra dans la salle. Par la porte vitrée on vit sa petite et maigre silhouette blanche, coiffée de la toque noire, suivre l’alignement des lits. Sur le palier où étaient demeurés tous les autres, la discussion reprit, et soudain s’arrêta net, interrompue par l’arrivée de deux femmes vêtues de noir qui gravissaient l’escalier. C’était la doctoresse Lancelevée accompagnant son amie mademoiselle Boisselière.

Celle-ci, une grande femme d’au moins quarante-cinq ans, portait sur ses cheveux coupés court un chapeau de voyage rappelant les modes masculines. Un faux col blanc l’étranglait. Une cravate d’homme, dite régate, tombait sur sa large poitrine. C’était une vieille fille plus déterminée qu’on ne l’eût aimé, avec de forts traits virils et une lèvre ombrée qui complétait merveilleusement sa physionomie.

Les « célèbres confrères » vinrent au-devant d’elle avec une courtoisie très marquée. Boussard, apercevant sa maîtresse, lui sourit de ce sourire triste et aimant que Thérèse lui avait vu en Suisse. Ils se rapprochèrent, se serrèrent la main ; elle murmura furtivement :

— Aujourd’hui je n’ai pas une minute à moi. Voulez-vous déjeuner demain ? Je n’ai pas de consultation.

Thérèse, très avertie, entendit seule cette phrase dont elle mesura toute la portée sur le malheureux amant qui l’écoutait, mélancolique. Elle aimait bien son maître, dont elle disait toujours, dans son admiration très simple d’élève : « Mon grand Boussard ». Elle fut révoltée de le voir souffrir, sans foyer, sans famille, aux ordres de cette femme qui ne répondait à sa passionnée tendresse qu’en lui distillant, capricieusement, quelques gouttes de bonheur. Alors une idée lui vint. Fière de son sacrifice dont elle sentait tout à coup l’impérieuse nécessité, elle décida de le publier ici même, en pleine réunion médicale, non pas comme une désertion qu’on avoue, mais comme une victoire dont on se glorifie. Il lui plut de proclamer le triomphe de son cœur sur son cerveau, à la face de cette Lancelevée qui, entre l’impossible vie conjugale et ce même sacrifice, avait choisi le moyen terme de l’union libre : le plaisir dans l’amour dépourvu de devoirs.

À cette minute, le docteur Herlinge sortait de la salle suivi de l’interne. Il était en blouse et en tablier. Artout portait une redingote, Boussard un veston ; Durand-Blondet, en manches de chemise, tenait sa blouse sur son bras. Les jeunes médecins, à voix basse, causaient à l’écart de Marie Boisselière, cette ancienne institutrice sans le sou, venue de Bordeaux à vingt ans, peinant à donner ses leçons, et s’avisant, un jour, de faire sa médecine pour sortir de sa médiocrité misérable. Elle portait dans son crâne, solide comme celui d’un homme, un cerveau masculin. Ses études avaient rondement marché. C’avait été l’une des premières internes des hôpitaux de Paris. Établie, elle avait vite forcé le succès. Thérèse l’observait à la dérobée. À sa structure virile, à sa franche laideur, à son évident désir de se masculiniser, on devinait que l’amour n’avait guère embarrassé sa carrière de cérébrale. Elle était de celles qui doivent vivre seules, ne compter que sur soi, sans espoir de rencontrer jamais le mari qui assure l’existence. Et Thérèse pensait, dans une douceur secrète de bonté, de solidarité, à la compensation magnifique que la carrière médicale, largement ouverte aux femmes, serait désormais pour ces sœurs isolées, délaissées et malheureuses.

Des étudiantes russes, plus pauvres que ne l’était autrefois Dina, montaient raides et pudiques à l’étage supérieur : du fond de son cœur, presque tendrement, Thérèse leur souhaita la réussite, la chance, la fortune. Mais, en reportant les yeux sur les deux petites bénévoles françaises qui ressemblaient dans leurs blouses à de grandes pensionnaires en sarraus blancs, et les voyant si blondes, si roses, si saines, si bien faites pour l’amour, la maternité, la famille, — toutes ces vieilles choses éternelles de la bourgeoisie française à laquelle visiblement ces deux jeunes filles appartenaient, — elle eut envie de les sermonner gravement :

« Petites intellectuelles, jolies et vibrantes, travaillez, occupez à vos belles études la fougue de votre adolescence ; en vue des aléas de la vie, munissez-vous de ce métier, le plus noble de tous, gagne-pain magnifique, et consolation suffisante à toutes les solitudes. Mais, si rien ne s’y oppose, au jour venu, abandonnez-vous aux lois suprêmes qui font les femmes non point pour elles, mais pour l’époux dont elles doivent être l’auxiliaire et le bonheur. Ce jour-là, renoncez-vous, arrachez de vous tout désir de gloire, offrez à celui que vous aimerez votre lumineuse intelligence qui fera pour lui du foyer le lieu le plus cher, le plus intéressant, le plus attirant. Donnez-vous toutes… »

— Tu voulais me parler, Thérèse ? lui dit Herlinge à cet instant ; veux-tu monter dans mon service ?

— Oh ! ce que j’ai à vous dire n’est pas un secret, reprit la jeune femme avec son sourire un peu mystérieux.

Elle regarda les deux petites bénévoles au sarrau de lycéennes, et madame Lancelevée si fièrement épanouie dans le succès, dans l’amour et dans l’égoïsme, et Marie Boisselière, la robuste féministe dont elle bravait les foudres, et Artout, qui allait s’indigner, et « son grand Boussard », qui lui avait dit, un jour : « Chère madame, vous y viendrez », et tous ces jeunes médecins moins chanceux qu’elle qui boudaient un peu son succès, et ces étudiants dont le nombre grossissait sur ce palier d’hôpital, et qui arrivaient en chuchotant, se nouant aux reins le tablier médical. Et comme tous avaient les yeux sur elle :

— Père, je suis venue vous dire que j’abandonne la profession.

— Tu abandonnes la médecine !…

— Oui, je ne suis plus médecin, je n’exerce plus.

Herlinge se redressait, interdit, pensant mal comprendre.

— Cher père, reprit-elle, cela vous étonne. C’est très vrai, pourtant. Mon mari le désirait depuis longtemps, et je ne m’y décidais pas. Puis j’ai fini par admettre que vraiment la maison n’était pas bien gaie pour lui. D’ailleurs, je me suis beaucoup fatiguée, ces derniers mois : je sens que le repos me fera du bien. Voilà comment j’en suis venue à l’acte de madame Pautel qui m’avait fort scandalisée dans le temps…

— Ah ! cela, ma petite, ne put retenir madame Lancelevée, c’est indigne de vous !… Je n’aurais pas cru, non, non, je n’aurais pas cru…

L’étrange femme, comme si elle eût été intéressée personnellement dans la défection de Thérèse, avait blêmi de colère. Mais Artout, le regard fixé curieusement sur son élève, très intrigué par ce qu’il venait d’entendre, un peu interloqué tout d’abord, conclut en disant :

— Si madame Guéméné en décide ainsi, c’est qu’elle a raison. J’ai trop de confiance en elle pour blâmer jamais ses déterminations !… Pénètre-t-on jamais les secrets d’un jeune ménage ? Comme médecin, je déplore la perte de ma jeune confrère ; mais, comme ami, j’applaudis au parti qu’elle a jugé le meilleur.

— Ah ! Madame est le docteur Guéméné ? dit farouchement Marie Boisselière.

Elle s’avança, le lorgnon sur ses yeux de myope et toisant Thérèse, avec son air indélébile de vieille maîtresse d’école, elle ajouta :

— Je regrette de faire connaissance avec Madame dans une telle circonstance…

Elle en aurait dit plus ; mais Boussard, qui n’avait pas encore parlé, vint à la jeune femme, lui serra la main.

— Moi, je vous félicite, dit-il seulement, de sa voix lente et sans timbre, mais avec une inflexion si pénétrante que Thérèse en fut toute remuée.

À ce moment, madame Lancelevée, tournant le dos d’une façon presque impertinente, prit à part son amie Boisselière, avec laquelle, ostensiblement, elle se mit à parler médecine.

— Je vais porter la nouvelle à ta mère, disait Herlinge un peu tristement. Elle sera très surprise, très surprise…

Lui éprouvait un gros chagrin. Il était fier de Thérèse comme certains hommes le sont de leur fils. Toutes ses ambitions personnelles satisfaites, il s’en recréait qui concernaient l’avenir de sa fille, et, s’il était si coulant pour l’admission de Marie Boisselière à l’Hôtel-Dieu, on disait tout bas que son orgueil paternel voyait là, pour la doctoresse Guéméné, un précédent de bon augure.

Les petites bénévoles ouvraient de grands yeux à ce coup de théâtre ; les médecins se prenaient de sympathie pour cette belle doctoresse métamorphosée à leurs regards en simple femme ; les étudiants murmuraient, dans leur « rosserie » amusante :

— Le médecin s’évanouit, la clientèle demeure…

Thérèse jugeait suffisant l’effet qu’elle avait voulu, par une coquetterie dernière, produire en plein hôpital : elle se retira, non sans souhaiter bonne chance à la vieille princesse de science, redevenue « candidate » une fois de plus. Tout le monde demeurait un peu troublé de la scène. On entendit le pas de la doctoresse se perdre dans le corridor d’en bas.

Thérèse avait puisé à l’Hôtel-Dieu une persuasion plus forte, plus joyeuse de son devoir. Elle eut vite fait de rentrer chez elle. Elle tremblait d’une allégresse intérieure en songeant à ce qui se passerait bientôt entre elle et Fernand, quand il saurait tout. À peine arrivée, elle s’assit à sa table de travail, pressée de donner une forme extérieure à son sacrifice en écrivant les adresses de ses circulaires. À dénombrer ainsi toute sa clientèle, le sens lui venait plus puissant de ce qu’elle immolait à son amour. Ce travail lui fut doux.

Fernand rentra vers onze heures du laboratoire et demanda sa femme. Les domestiques répondirent que Madame travaillait dans son cabinet. Il ouvrit la porte. Thérèse éprouva l’une des plus vives émotions de sa vie. Elle se retourna vers son mari. Celui-ci disait :

— Thérèse, j’ai voulu te prévenir que je ne déjeunerai pas ici. On m’appelle en consultation à Saint-Cloud. Je pars.

Il paraissait nerveux, préoccupé, agité. Thérèse défaillait presque. Elle lui fit un signe, et, d’une voix tout altérée :

— Viens, viens voir ce que je fais.

Elle eut, à ce moment, l’intuition nette qu’il était possédé par l’image de « l’autre », qu’il lui échappait définitivement, qu’elle devait tenter l’assaut suprême.

Son mot de mauvaise humeur la blessa cruellement :

— Quoi ? Je suis pressé, tu sais…

Il s’approcha cependant, se pencha sur la table de travail, vit ces centaines de papiers épars, ne comprit pas tout d’abord. Alors, prenant une circulaire, elle la lui mit sous les yeux et il lut :

Le Docteur Thérèse Guéméné a l’honneur d’informer M… que, pour des raisons de santé, elle cesse d’exercer la médecine…

Il ne dit rien, resta là immobile, debout, comme hypnotisé par la feuille volante qui tremblait légèrement dans sa main. Thérèse haletait. Elle affermit sa voix pour demander :

— Eh bien ! mon ami, es-tu content ? dis-le-moi. Ce que tu désirais est fait…

Elle le vit pâlir, et il demeurait silencieux, les traits contractés, avec cette feuille de papier entre les doigts. Il n’exprimait nulle joie, nulle satisfaction. Il était seulement atterré et se raidissait contre une crispation de tout son être.

— Mais parle-moi ! s’écria Thérèse. Tu sais maintenant à quel point je t’aime : c’est comme si j’arrachais un peu de moi-même pour te le donner ; je ne suis plus rien dans la vie, rien que ta femme, je suis à toi toute, enfin.

— Ma pauvre Thérèse ! dit-il péniblement, ma pauvre Thérèse ! je suis effrayé de ce que je t’ai fait faire… Il ne fallait pas… non, non, il ne fallait pas ! c’est un crime !… Tu aimais tant ton métier, tu y trouvais tant de plaisir ! Cette profession te donnait ta personnalité supérieure, intangible, dont on devait respecter l’intégrité. Ah ! pourquoi as-tu fait cela !

Thérèse se redressa, frémissante :

— Pourquoi ? s’écria-t-elle, tu me demandes pourquoi !… Tu ne comprends pas !

— Si, ma bonne Thérèse, je te comprends, je te remercie ; mais… vois-tu… j’ai une vraie épouvante à penser que tu brises ta vie pour moi. Il aurait mieux valu, je crois… Enfin, je crains que tu ne regrettes… je ne voudrais pas faire ton malheur…

— Ainsi, dit-elle en le regardant, pleine d’une indicible tristesse, c’est tout ce que tu trouves à me dire ! Tu ne m’aimes plus, tu donnes ton cœur à une autre femme, tu m’offenses mortellement, et moi, je ne cesse pas de te chérir, je me repens des petites peines que je t’ai causées, et, par amour, je me dépouille de ce qui m’était le plus cher, je me voue à toi exclusivement, je te jure de renoncer à tout pour n’exister plus désormais qu’en vue de ton bonheur, et, quand tu me vois toute saignante encore du sacrifice, tu dis : « Ce n’était pas la peine !… » Oh ! Fernand !

Les sanglots la prirent ; elle retomba, le visage dans ses mains, sur sa table de travail. Voilà donc quelle était sa récompense ! Que lui demeurait-il maintenant ?

Fernand se penchait sur elle, avec cette commisération affectueuse qui était une telle injure à l’amour passionné de la jeune femme. Il l’appelait doucement :

— Thérèse, ma bonne Thérèse, je suis très touché, je t’assure, très touché… console-toi…

Elle pleurait comme il n’aurait pas cru que cette fière créature fût capable de pleurer. Tout son corps secoué de sanglots disait sa détresse. Elle n’était plus qu’une figure de désespoir, de douleur. Fernand la contemplait, le cœur serré, plein de pitié et aussi de rancune pour ce sacrifice trop tard accompli qui ne servait plus à rien, sinon à lui donner un rôle méprisable. Et, pendant qu’il considérait ce lamentable spectacle de l’épouse humiliée, brisée, convulsée, l’image rayonnante de madame Jourdeaux, son sourire, son mystère, régnaient en lui, l’emplissaient de fièvre, d’une sorte d’extase triomphante. Et il avait hâte de quitter cette compagne affligeante à voir, cette pièce triste, cette maison, car tout à l’heure il avait menti ; ce n’était pas à Saint-Cloud qu’il allait, mais boulevard Saint-Martin, où la veuve avait permis qu’il vînt déjeuner.

— Thérèse, répétait-il, impatient de mettre fin à cette scène, ne me laisse pas emporter cette impression navrante. Mon confrère m’attend à la gare, j’ai rendez-vous, je dois partir ; mais, je t’en prie, que ton adieu soit un mot raisonnable. Nous reparlerons de cette carrière trop aisément quittée… Je ne veux pas que tu sois malheureuse, ma Thérèse, ma bonne Thérèse !

Il n’obtenait point de réponse et s’irritait en secret sous l’air de mansuétude auquel il s’efforçait pour ne pas être odieux. À la fin, la jeune femme, comme après une lutte, se redressa :

— Va, mon ami ; tu me retrouveras toujours ici, désormais.

Elle disait cela sans amertume. Cette douceur, où il retrouvait la suavité de madame Jourdeaux avec ce surcroît de force et de grandeur qui était en Thérèse, le bouleversa. Elle reçut, sans le repousser, le baiser qu’il lui donna. Il sortit. À cette minute, Thérèse désespéra de le reconquérir jamais.

Madame Jourdeaux attendait son ami au salon. C’était la première fois qu’elle le recevait là. Dans la pièce peu éclairée, elle parut à Fernand transformée, très belle, très ardente, malgré sa pâleur, son deuil de veuve qu’elle ne quittait pas et ses lenteurs de religieuse. Lui-même arrivait, en proie à une surexcitation effrayante. Il lui étreignit les mains en soupirant :

— Oh ! mon amie, mon amie, que j’ai soif de vous !

Une lueur rapide, phosphorescente, passa dans les yeux de la jeune femme ; puis elle demanda :

— Qu’y a-t-il ?

— Il y a que je suis dans une situation atroce, je me sens perdu, je ne vois pas d’issue, je ne sais que devenir. Je voudrais ne plus être, ne plus penser, me faire un petit enfant comme André, et me mettre sous votre garde. Chose étrange, vous si douce, mon amie, vous me semblez détenir une puissance. Vous devez pouvoir me protéger.

Elle dit, en hésitant un peu :

— De toutes mes forces aimantes, en effet, je vous entoure, je vous enveloppe. Mais qu’est-ce que je puis !

— M’encourager, m’assurer que vous ne m’abandonnerez jamais.

— Oh ! vous abandonner, le pourrais-je ? C’est comme si l’on me parlait d’abandonner André. Notre destin nous a rapprochés ; je vous ai trouvé si triste, si malheureux, que moi, votre cadette, plus triste, plus seule encore que vous, je vous ai adopté dans mon cœur. Votre malheur mettait en vous comme une faiblesse. Je me suis sentie soudain l’aînée, la plus forte.

Et, riant puérilement, elle se mit à dire :

— Parfois je me figure avoir deux fils : l’un tout petit, l’autre très grand, très grand. Et ils me sont également chers… Mais qu’avez-vous donc aujourd’hui ?

Il brûlait d’avouer le trouble nouveau qu’apportait dans sa vie le renoncement de sa femme ; mais la crainte que sa scrupuleuse amie ne vît désormais dans le retour de Thérèse un obstacle à leur amitié le retenait. La femme de chambre, en annonçant le déjeuner, lui épargna de plus longues incertitudes.

Il ne fit guère honneur à ce repas auquel la tendre femme avait apporté tant de soins pour lui plaire. Les propos qu’ils venaient d’échanger, la métamorphose qu’il voyait s’opérer en elle, et, par-dessus tout, l’affligeant souvenir de Thérèse en larmes, la torture qu’il avait endurée là-bas, le travaillaient sourdement. Certes madame Jourdeaux devenait plus belle. Il la regardait sans cesse. Le besoin de l’union absolue grandissait en lui, et, plus conscient qu’elle, il s’apercevait bien que la même passion, insidieusement, grandissait en son amie. D’ailleurs quelle existence menait-il entre une femme qu’il n’aimait plus et une autre qui se dérobait encore ? Et là, soudain, à table, il fit ce rêve d’être ici chez lui, et que c’était sa vraie femme qu’il contemplait amoureusement, si gracieuse, si bonne, si aimante !

Après le repas, elle lui proposa de retourner au salon.

— Je n’aime pas ce salon cérémonieux, dit-il, et, puisqu’il me reste, avant mes visites de l’après-midi, un court moment à passer avec vous, permettez que ce soit dans votre chambre, que je connais, que j’aime pour son intimité.

La gouvernante étant venue chercher le petit André pour sa leçon, ils demeurèrent seuls près de la table à ouvrage. À travers la mousseline des rideaux, on voyait les murailles de la cour intérieure régulièrement percées par les fenêtres des cuisines. Une traînée oblique de soleil en avivait la blancheur crayeuse. Sur la commode, la pendulette marquait deux heures. Son tic tac résonnait seul par la chambre. Madame Jourdeaux avait orné la pièce de roses mousse et de roses thé, devinant que son ami, sans doute, choisirait de demeurer ici. Elle voulut prendre sa broderie. Mais Guéméné dit impérieusement :

— Non, non, ne travaillez pas !

Elle trouva exquis de se soumettre, et laissa retomber son ouvrage.

— Donnez-moi votre main, dit-il encore.

Cette main était grasse et jolie ; quelques pierreries étincelaient à l’annulaire. Guéméné la baisa, la caressa longuement. Puis il l’appuya sur ses tempes, sur ses cheveux, et il disait âprement :

— Je suis tellement sevré de ces douceurs !

Elle demanda, dans sa délicieuse pitié qui lui semblait sanctifier tout :

— Pauvre ami ! votre femme est donc si indifférente pour vous ?

— Ah ! reprit-il avec cette cynique injustice que donne la passion, ma femme a séparé ma vie de la sienne. J’ai trente-cinq ans, et le cœur muré dans un tombeau…

Elle frémit, dégagea sa main et garda le silence. Elle choisit un fil de soie, chercha son aiguille. Elle tremblait. Ses yeux troublés n’y voyaient plus.

Alors il implora tout bas :

— Dites-moi : « Je vous aime ».

Elle se raidit.

— Non, non, je n’ai pas le droit.

— Quoi ! vous n’avez pas le droit ! Vous êtes seule, maîtresse de vous-même, de votre cœur, de votre personne ; je vous ai donné toute mon âme, toutes mes pensées, et je vous porte vivante en moi jour et nuit ; je suis le seul être qui vous chérisse avec cette force, cette tendresse, et vous n’auriez pas le droit de me donner cette joie : entendre vos lèvres m’offrir ces deux mots que j’attends, qu’il me faut, que je veux !

— Oh ! mon ami ! mon ami ! murmura-t-elle épouvantée, calmez-vous, je vous en supplie. Vous non plus, vous n’avez pas le droit, vous appartenez à une autre.

— Mais cette autre m’a détaché d’elle par son égoïsme, par sa dureté, par son orgueil : elle s’est retirée de moi ; elle a élevé, de son chef, une barrière entre nos âmes… Alors je suis condamné à traîner jusqu’au bout cette existence sans amour, lié à une femme que je n’aime pas ! Car c’est vous que j’aime, mon amie, et depuis si longtemps que l’aveu m’en étouffe ! Je me demande quelle timidité m’a toujours retenu de vous le dire, quand nous le savions si bien tous les deux.

— Ah ! fit-elle, les yeux clos, dans une béatitude profonde, je le savais oui, je le savais ; mais c’est si doux de l’entendre !

— Alors, continua-t-il en se rapprochant d’elle, que je sente encore votre chère main sur mon front, et vos lèvres ; que j’entende les mots de tendresse qu’on ne me donne plus…

— Fernand ! Fernand ! supplia-t-elle, je crains de faire mal…

— L’amour est beau, lui dit-il en la prenant entre ses bras, l’amour est saint. Soyez cette mère jeune et adorable qui guérit tous les chagrins, soyez l’amie absolue, sans aucune arrière-pensée, sans réticence. Voyez comme je vous aime entièrement !

Et, cédant enfin, elle lui donna les premiers baisers de passion qu’elle eût jamais connus. D’ailleurs, ce ne fut qu’une étreinte brève. Elle se ressaisit et sa conscience timorée s’alarma :

— Partez, maintenant ! Vous reviendrez demain ; je saurai mieux, je me posséderai mieux moi-même… Partez, dites, partez ! J’ai peur d’André. S’il était venu !… Vous voyez bien que je fais mal…

Alors il lui demanda de la voir le lendemain, loin d’ici, dans quelque coin tranquille : le désir lui était venu d’une partie de campagne, comme s’ils étaient deux tout jeunes gens du petit monde parisien. Elle rougit d’abord à l’idée de ce rendez-vous. Il l’enlaça, la traita de petite fille naïve, lui montra combien leur amour était noble. Et ils commencèrent à discuter l’endroit de leur rencontre. Elle ne se défendait plus que faiblement, à bout de forces, remettant au lendemain de lutter avec plus de lucidité, peut-être avec plus de courage, quand le bruit d’un pas derrière la porte les sépara, les dressa tous les deux, une légère flamme aux joues.

La domestique entrait, présentant une carte :

— Cette dame voudrait parler à Madame.

Les traits de la jeune femme se contractèrent ; mais elle se raidit, et, avec son beau sang-froid inaltérable, elle dit simplement :

— C’est bon, priez cette dame d’attendre une seconde, j’y vais.

Elle allait parler, hésita, entrouvrit deux ou trois fois les lèvres, et finit par dire à Fernand :

— Vous m’excusez, il faut que je voie cette personne. Partez, mon ami, tenez… par cette porte… Il s’agit d’une affaire urgente… Je ne puis faire attendre.

Et, un peu plus nerveuse que de coutume cependant, conservant entre ses doigts la carte roulée, elle poussait doucement Guéméné vers une porte qui s’ouvrait directement sur le vestibule d’entrée. Lui la tourmentait encore au sujet de ce rendez-vous du lendemain.

— Mais où vous retrouverai-je ?…

— Je vous écrirai, je vous le promets, avant ce soir…

— Vous promettez ?…

Enfin il disparut et, dans le creux de sa main, tremblante, le cœur si étreint qu’elle respirait à peine, elle relut :

docteur thérèse guéméné

Une animosité plus violente que jamais lui vint soudain contre la mauvaise femme qui avait dévasté la vie de Fernand. Et ce sentiment la domina jusqu’à lui faire affronter bravement, presque insolemment, cette visite. Elle se disait :

« Voici qu’elle l’espionne maintenant !… »

Ayant rajusté devant une glace les ondulations de ses cheveux, elle s’en alla au salon, intrépide, prête à tout subir pour celui qu’elle savait sien à jamais.

Thérèse l’attendait, debout, près du piano. Elle était vêtue de noir. Mais, de la hautaine image qu’avait gardée madame Jourdeaux, rien ne subsistait plus qu’une mince jeune femme aux yeux très tristes, sans arrogance, sans dédain, sans reproches, sans haine.

Un peu timidement, elles s’abordèrent, se pénétrant l’une l’autre avant d’échanger une parole. Et l’attitude de Thérèse apaisa la tendre femme.

— Vous avez voulu me voir, madame ?

— J’ai eu besoin de vous voir, rectifia Thérèse avec un accent de telle loyauté, un désir si évident de sincérité, que madame Jourdeaux pressentit dès lors le ton que prendrait l’entretien.

Mais, encore une fois, elles se regardèrent avec défiance, en femmes ennemies dont la mesure et la réserve ne tiennent qu’à la courtoisie.

Leur commune élévation de cœur, sinon de cerveau, les faisait égales, dignes l’une de l’autre. Bien plus, elles se ressemblaient : de même stature, de même taille, avec des robes que la mode de la saison faisait identiques.

Thérèse enfin parla :

— On a dû vous dire, madame, que j’étais une femme orgueilleuse et fière, une femme froide, égoïste et dure. Puisque je vous estime assez pour être venue vous trouver aujourd’hui, je veux que vous m’estimiez aussi, que vous me connaissiez et me jugiez. Je ne suis pas une femme orgueilleuse, mais une femme qui souffre. Je vous sais bonne ; et je suis venue vous demander votre aide dans un grand malheur qui me frappe.

— Si je puis vous être utile en quoi que ce soit, madame, mon aide vous est acquise.

Thérèse, après une pause, reprit avec effort :

— J’ai, madame, une mère excellente à qui je ne dirais pas ce que je vais vous avouer. Je ne l’ai dit à personne, et c’est pour la première fois que ces mots, qui me coûtent beaucoup, vont sortir de mes lèvres. Je veux que vous sachiez cela, tout d’abord, pour comprendre quelle marque de confiance absolue je vous donne là. Je vous demande la vôtre en échange.

Madame Jourdeaux perdait son assurance agressive. Elle croyait sentir encore à son cou les bras de celui qui était le mari de cette femme, elle croyait entendre ses phrases passionnées, elle se rappelait ses baisers, son étreinte : elle devenait livide. Elle dit :

— Madame, vous avez toute ma confiance, encore une fois, si je puis vous rendre service, je suis à vous.

— Il y a quatre ans, continua Thérèse, j’épousais le docteur Guéméné. J’en avais vingt-cinq ; et, si ce n’est plus pour une femme la prime jeunesse, pour une étudiante qui s’est absorbée dans un travail ardu, c’est au moins encore une jeunesse sentimentale très neuve, très inexpérimentée, avec des idées fausses, quelquefois très larges, souvent très limitées. Je n’avais pas terminé mes études médicales ; le docteur me demanda d’y renoncer : je ne pus consentir. Nous nous sommes mariés et nous avons connu un grand bonheur dans l’amour le plus tendre.

Sa voix s’altérait ; elle reprit son assurance, d’un effort, et poursuivit :

— Le docteur est la nature d’homme la plus belle, la plus délicate. Dans notre ménage, il était le meilleur. Je l’aimais. J’aimais aussi ma médecine. Il faut aimer son mari uniquement. Je le savais mal ; j’aurais dû me contenter de mon grand bonheur d’épouse, j’ai voulu y joindre celui que je puisais dans mon métier… Vous voyez, madame, quelle confession je vous fais… Pendant que je me trouvais heureuse, mon mari ne l’était pas. Le partage de ma vie a été longtemps sa peine constante. La punition vint vite. J’avais un beau petit bébé que j’ai perdu, peut-être — je n’ai jamais eu le courage d’en convenir — par ma faute. Et le mari que j’aimais… je l’ai perdu aussi.

Elle ferma les yeux, un moment, se recueillit comme pour reprendre la force de continuer. Et, plus bas, péniblement :

— Voilà l’orgueilleuse et hautaine femme que vous avez devant vous, madame ; elle vous dira toute sa peine et toute son humiliation comme elle la dirait à l’amie la plus fidèle. Vous pouvez me comprendre, je le sais, et c’est pourquoi je vous ai choisie. Mon mari, qui a souffert à son foyer, qui a vu périr son rêve, m’a retiré son cœur et l’a donné à une autre femme. Cette femme, je la connais, je l’estime, mais je la juge. Elle m’a pris mon bonheur, elle le tient dans ses mains ; peut-être s’y croyait-elle autorisée par mon peu de soin à le conserver. Mais, que feriez-vous, madame, si une femme en avait usé pareillement à l’égard de votre cœur, de votre amour, du mari que vous aimeriez passionnément ?

Elles étaient aussi blanches l’une que l’autre, et baissaient la tête toutes deux.

Madame Jourdeaux dit timidement :

— Peut-être serais-je allée trouver cette autre femme en toute loyauté ; et, si elle n’était pas coupable, si elle n’avait à se reprocher qu’un sentiment très pur, sans faute, sans tache, elle m’aurait reçue comme une amie. D’aimer le même homme, nous aurions pu beaucoup souffrir ; mais, moi, je ne l’aurais pas méprisée…

— Oui, dit Thérèse rêveusement, vous auriez eu raison…

Elles se regardèrent. Des larmes jaillirent de leurs yeux.

Thérèse ajouta :

— Je ne suis plus médecin. J’ai voulu donner à celui qui me délaissait cette preuve suprême d’amour de lui sacrifier la moitié de ma vie. Mais si petite est maintenant la place que je tiens dans ses pensées qu’à peine a-t-il pris garde à mon acte. Ainsi le déchirement que j’ai subi, et que vous ne pouvez comprendre, madame, — car il m’a semblé commencer de mourir en cessant d’être ce que je fus jusqu’ici, — ce déchirement est devenu inutile : je n’ai pas reconquis ce cœur qui appartient désormais à une autre. Pourtant le bonheur n’est pas seulement pour moi au foyer, il y attend aussi ce compagnon inconstant qui vivra misérable tant qu’il errera loin de la paix, de l’ordre, de la famille. Si celle qui croit l’aimer l’aimait véritablement, elle souhaiterait qu’il revînt là.

— Madame, reprit la douce femme en essuyant ses larmes, celle qui aime votre mari ne vous vaut pas : vous êtes la plus grande, la plus généreuse, vous êtes celle à qui fatalement il reviendra, car vous détenez les liens les plus anciens, les plus réels, la souveraineté de l’épouse. Cette femme regrettera cruellement de vous avoir mal jugée. Vous verrez, vous verrez, elle disparaîtra, elle s’effacera de la mémoire même de celui que vous aimez. Vous le posséderez de nouveau tout entier…

— Est-ce possible ? demanda Thérèse.

— Soyez-en certaine, répondit madame Jourdeaux.

Quand elles se dirent adieu, les mains longuement serrées, à la porte, la veuve demanda :

— Voulez-vous m’embrasser, madame ?

Elles s’embrassèrent comme deux sœurs qui ne se reverront jamais.

Le lendemain, Guéméné, tremblant de bonheur, décachetait, à sa table de travail, la lettre de madame Jourdeaux si fiévreusement attendue depuis la veille.

Elle disait :


Mon ami,

Pardonnez-moi la peine que je vais vous faire. Je me réveille enfin d’un long et coupable sommeil. Dieu a permis que ce fut avant d’avoir sombré dans le mal.

Vous êtes uni à une noble femme dont vous avez le devoir de faire le bonheur. Si elle a eu quelques torts, ne les avez-vous pas exagérés ? Examinez-la mieux ; examinez-vous : voyez s’il ne reste pas au fond de vous-même des racines vivaces de l’amour d’autrefois.

J’ai un fils qui aura vingt ans quelque jour. Je suis son éducatrice, et dois rester pour lui l’idéal du bien. Quelle autorité trouverais-je en moi-même si je me laissais aller à une faiblesse inavouable, et que lui répondrais-je le jour où il découvrirait dans le passé de sa mère le secret qu’il faut traîner jusqu’à la fin, en le cachant avec des ruses, des mensonges, une incessante duplicité ?

Entre nous, qu’y a-t-il ? Certes un grand amour, l’amitié la plus douce, mais aussi un bonheur sans base, établi en dehors de tout ordre, de toute loi. Nos destinées, d’elles-mêmes, divergent. Vous avez votre femme et j’ai mon fils. Voilà pour chacun de nous les assises de l’existence véritable, de la vie morale, du bonheur. Nous donner l’un à l’autre, mon pauvre cher ami, aurait été renoncer à toute paix, à toute dignité. Notre amour irrégulier aurait fini dans l’amertume et dans la honte.

Il finit aujourd’hui dans des larmes très pures. Vous ne me retrouverez pas boulevard Saint-Martin, mon ami : je vais en Lorraine, mon pays. J’y rejoindrai mon père, qui habite là-bas très seul. Entre ce cher vieillard, mon petit chéri et le souvenir de notre amitié, ma vie s’écoulera dans le calme. Pour vous, retournez-vous, de toutes les forces de votre volonté, vers la compagne à qui vous avez juré, un jour, de l’aimer éternellement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Deux heures plus tard, alarmée de ne pas le voir sortir, Thérèse entra dans le cabinet de son mari.

Elle le trouva prostré devant sa table, les tempes dans les paumes, les yeux rougis, une lettre étalée sur son buvard. Elle devina tout de suite la vérité : la rupture promise hier, qu’elle n’attendait cependant pas si prompte, si radicale.

Elle s’approcha, un peu craintive. Certes, elle le comprenait, ce ne pouvait être encore l’effusion, l’élan passionné qui lui ramènerait son mari, mais un immense espoir en l’avenir lui venait. Et elle se mit à murmurer lentement, près de lui :

— Tu as un grand chagrin, Fernand, mais tu n’es pas seul. Une amie est là qui te consolera. Je suis toute à toi maintenant ; tu me trouveras toujours. La maison te sera douce, va… Que fera-t-on de mon cabinet de consultation ? Peut-être un laboratoire de sérothérapie pour t’épargner la course quotidienne à l’École. Tu as une œuvre à accomplir, Fernand ; je t’aiderai : tu triompheras. Moi, je serai ta compagne, tout simplement, ton obscur préparateur, et, comme nous l’avait dit un jour, délicieusement, Dina Skaroff, « ton assistante ».

Guéméné brisé, l’âme malade, se retourna vers Thérèse : il souffrait encore beaucoup, et s’abandonna à elle comme un blessé.

C’était la saison des nids. Dans les peupliers d’Italie, qui frissonnaient au-dessus du fleuve, un pigeon gris, à la collerette verte et soyeuse, becquetait sa femelle de son bec ciselé comme un bijou de corail rose.

FIN

ÉMILE COLIN ET Cie — IMPRIMERIE DE LAGNY — 15773-10-07.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Première partie
Deuxième partie
 115
 132
Troisième partie
 159
 187
 208
 222
Quatrième partie
 241
 277
 300
Cinquième partie
 323
 355
 375