Cours d’agriculture (Rozier)/FROMENT

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Hôtel Serpente (Tome cinquièmep. 101-187).


FROMENT. Plante graminée, la plus productive, & dont le grain est le meilleur pour faire le pain par excellence ; en un mot, la plante la plus précieuse, la plus utile à l’homme, & le plus beau présent que lui ait fait la Divinité. Un auteur célèbre a dit : « Un grain de blé est le germe des sceptres & des couronnes, le soc fonde les empires, soudoie les potentats, & le froment que je sème doit germer en munitions de guerre, en artillerie, en vaisseaux, &c. » En effet, c’est la première richesse du citoyen, & par conséquent de l’état ; celle qui met & fixe le prix de toutes les autres denrées & des objets de commerce, qui vivifie tout, qui met tout en mouvement & fait circuler tout. On dira peut-être que l’on ne cultive pas le froment sur toute la surface du globe, & que les empires, les monarchies où on ne le cultive pas, &c. n’en subsistent pas moins. Cela est vrai, mais le froment y est représenté par un autre végétal qui fournit la nourriture à des individus, & c’est sur ce besoin de première & de la plus urgente nécessité, que sont établis la richesse de la masse & le bien-être des individus.

Il est inutile d’insister plus longtemps sur les avantages que la nation peut retirer de les récoltes de blés ; de prouver qu’elle ne peut être riche, puissante, qu’autant qu’elle aura beaucoup de superflu à échanger ; ces vérités sont trop généralement reconnues & ont été démontrées par un très-grand nombre d’auteurs d’une façon si victorieuse, qu’il ne reste pas aujourd’hui le plus léger doute à ce sujet ; d’ailleurs, une semblable discussion nous écarteroit du but où nous devons aller. Il s’agit de la pratique, de bien labourer nos champs, de semer à propos, de récolter, de conserver nos grains, & de les vendre ensuite à un bon prix.

Si on désire cultiver ses champs, semer ses blés d’après une saine théorie, il faut absolument relire l’article Blé, afin de connoître à fond la belle anatomie que M. l’Abbé Poncelet en a publiée ; d’après quelles loix il végète, & comment il végète. Sans ces préliminaires, sans cette introduction à sa culture, on agira, comme le commun des hommes, d’après une routine aveugle, & on sèmera pendant toute sa vie sans en être plus instruit. Il convient encore de relire le mot Culture, pour avoir l’idée des méthodes proposées jusqu’à ce jour, afin que je ne sois pas obligé de faire des répétitions dans l’article que je traite actuellement.

Plan du travail sur le Froment.
PREMIÈRE PARTIE.
Du Froment considéré depuis le moment qu’on se propose de le semer, jusqu’après l’avoir battu & rendu assez net pour être transporté dans le grenier,
CHAPITRE PREMIER. Description du genre,
pag. 103
CHAP. II. Description des espèces,
104
Section Première. Caractère des espèces,
ibid.
Sect. II. Observations sur les espèces cultivées,
105
CHAP. III. Des semences,
108
Section première. De la nécessité de changer les semences,
ibid.
Sect. II. D’où il faut tirer les semences,
109
Sect. III. Du choix des semences,
110
Sect. IV. De la préparation des semences,
112
CHAP. IV. De la préparation des terres,
114
CHAP. V. Du temps & de la manière de semer,
ibid.
Section Première. Du temps de semer,
ibid.
Sect. II. Des semailles,
119
§. I. De la manière de semer,
ibid.
§. II. De la quantité de semence à répandre,
120
§. III. De la manière de la recouvrir,
123
CHAP. VI. Des soins après que le Blé est recouvert, & pendant qu’il est en herbe,
128
Section Première. De l’écoulement des eaux, ou des sangsues ou saignées,
ibid.
Sect. II. Du sarclage des Blés,
129
CHAP. VII. Des fléaux qui affligent le Froment pendant sa végétation,[1]
132
Section Première. Des accidens qu’éprouve le Froment,
ibid.
Sect. II. De la rouille,
133
Sect. III. Des moyens de diminuer les accidens,
134
CHAP. VIII. Des maladies proprement dites du Froment en herbe,
136
Section Première. Du rachitis,
137
Sect. II. Du charbon,
ibid.
Sect. III. De la carie,
138
CHAP. IX. Méthode préservative des maladies du Froment, & réflexions sur cette méthode,
139
CHAP. X. De la récolte du Froment,
141
Section Première. Du temps & de la manière de récolter,
ibid.
Sect. II. De la manière de former les gerbiers,
147
§. I. Des gerbiers momentanés,
ibid.
§. II. Des gerbiers à demeure jusqu’au temps du battage,
150
CHAP. XI. Du nettoiement des Grains,
154
Section Première. Du battage,
ibid.
Sect. II. Du vannage & ventage,
156
CHAP. XII. Des pailles,
159
DEUXIÈME PARTIE.
De la conservation du Froment dans les greniers.
160
CHAPITRE PREMIER. Des causes extérieures de son dépérissement,
ibid.
Section Première. Des insectes,
161
§. I. Des charançons,
ibid.
§. II. Des fausses teignes,
162
§. III. De la cadelle,
167
Sect. II. De l’échauffement du Blé, occasionné par les insectes,
169
CHAP. II. Des causes intérieures du dépérissement du Blé dans le grenier, & du Blé germé,
170
CHAP. III. Des moyens de prévenir le dépérissement du Blé,
172
Section Première. De la position & des dispositions des greniers,
ibid.
Sect. II. De la conservation du Grain par l’intermède de l’air,
174
Sect. III. De la conservation du Grain par l’intermède du feu,
177
§. I. Méthode de M. Duhamel,
ibid.
§. II. Méthode de M. Parmentier,
180
§. III. Méthode de M. César Bucquet,
183
Sect. IV. De la conservation des Grains par la soustraction de l’air extérieur,
186


PREMIÈRE PARTIE.

Du froment Considéré depuis le moment qu’on se propose de le semer, jusqu’après l’avoir battu et rendu assez net pour le conserver dans le grenier.

CHAPITRE PREMIER.

Description du Genre.

M. Tournefort appelle le froment triticum, & le place dans la troisième section de la quinzième classe, qui comprend les herbes à fleurs à étamines, qu’on nomme blés ou plantes graminées, parmi lesquelles plusieurs sont propres à faire du pain. M. von-Linné le nomme également triticum, & le classe dans la triandrie dyginie.

Les véritables caractères qui distinguent les fromens des autres plantes voisines de ce genre, sont d’avoir un calice ou balle composé de deux valvules, & qui contient souvent trois fleurs ; les valvules sont ovales & obtuses.

Deux valvules presqu’égales, & de la grandeur du calice, tiennent lieu de pétales ; l’intérieure est plane, & l’extérieure est bombée, terminée par une petite pointe.

Les étamines sont au nombre de trois, en forme de fils ; les pistils, au nombre de deux, réfléchis, terminés par un stigmate plumeux.

Le grain ou semence est unique, oblong, ovale, obtus des deux côtés, convexe sur le dos, sillonné sur le côté opposé.

Les fleurs & les semences sont portées sur l’épi général, & cet épi est lui-même composé par de petits épis de deux à cinq fleurs ou grains, suivant les espèces.

CHAPITRE II.

Des Espèces.

Le langage des botanistes est bien différent de celui des cultivateurs ; aussi j’ai été obligé d’établir, au mot Espèce, ce qui constituoit l’espèce botanique & l’espèce jardinière ou cultivée. Consultez ce mot, afin d’éviter ici les répétitions.

Section première.

Caractère des Espèces.

M. von-Linné en compte six espèces dont la plante périt chaque année, & cinq qui sont vivaces.

Espèces annuelles.

I. Le Froment d’été, Triticum æstivum. Lin. Son calice renferme quatre fleurs à balles très-ventrues, lisses, disposées les unes sur les autres en manière de tuiles, & dont l’extrémité est garnie d’une longue barbe.

II. Le Froment d’hiver, Triticum hybernum. Son calice renferme également quatre fleurs à balles, disposées en écailles, & qui tombent à la maturité du grain ; elles sont communément sans barbes. Dans quelques endroits on désigne cette espèce sous le nom de touzelle.

III. Le Froment renflé, Triticum turgidum. Lin. À balles ventrues, velues, contenant quatre fleurs ; l’épi est fort gros, composé, rameux, & chargé de barbes fort longues.

IV. Le Froment de Pologne, Triticum polonicum. Lin. Les balles contiennent deux fleurs ; chaque petit épi a des barbes très-longues, & ces barbes sont comme dentées.

V. Le Froment épautre, ou Épeautre, Triticum spelta. Lin. Son épi est un peu comprimé & dépourvu de barbes ; s’il en a, elles sont très-courtes & seulement disposées dans sa partie supérieure. Les petits épis qui composent l’épi général sont composés de quatre fleurs, dont deux ou trois tout au plus sont fertiles.

VI. Le Froment à une seule loge, Triticum monoccocum. Lin. L’épi est court, se divise en deux, garni de chaque côté de barbes fines & fort longues ; les petits épis dont le général est composé, sont de trois fleurs, dont une seule est fertile.

Espèces vivaces.

I. Le Froment à feuilles de jonc, Triticum junceum. Lin. Ses tiges sont hautes d’un à deux pieds, garnies de feuilles étroites, blanchâtres en dessus, un peu roides, aiguës, & roulées en leurs bords. Les petits épis de l’épi général sont composés de cinq à six fleurs, communément dépourvues de barbes ; les balles ont le dos garni de cannelures saillantes.

II. Le Froment maritime, Triticum maritimum. Lin. Tiges hautes de cinq à sept pouces, coudées à leur articulation inférieure, garnies de quelques feuilles lisses, à peine larges d’une ligne ; l’épi est maigre, un peu rameux à sa base ; les petits épis sont comprimés & ont une roideur remarquable. Il croît dans les provinces méridionales, au bord de la mer.

III. Le Froment rampant, Triticum repens. Lin. Ses racines articulées, très-rampantes ; pousse des tiges droites, feuillées ; les feuilles, larges de deux ou trois lignes, molles, vertes, & velues à la surface supérieure ; l’épi général est long de trois à quatre pouces, & les petits épis composés de quatre à cinq fleurs, dont les balles sont aiguës & communément dépourvues de barbes : cette plante croît dans les haies.

IV. Le froment délicat, Triticum tenellum. Lin. Racines fibreuses, tiges menues, basses & feuillées ; les feuilles lisses, vertes, au plus une ligne de largeur ; l’épi est maigre, en forme de fil, presqu’entièrement d’un seul côté ; les petits épis comprimés, composés de trois à quatre fleurs, disposés d’un seul côté, & quelquefois en spirale ; ils sont toujours barbus.

V. Le Froment à fleurs d’un seul côté, Triticum uni-laterale. Lin. M. von-Linné en fait une espèce à part ; cependant on peut à la rigueur le regarder botaniquement comme une variété de l’espèce précédente ; il en diffère par les calices des fleurs, placés alternativement d’un seul côté, & en ce qu’ils ne restent pas sur l’épi.

Ces cinq espèces vivaces intéressent peu le cultivateur ; cependant, quel homme peut répondre qu’à force de culture & de semis multipliés, ainsi qu’il a été dit au mot Espèce, on ne parvînt pas à en retirer un jour des récoltes utiles ? Il est inutile de faire des expériences sur le froment rampant : malheur au champ, au jardin, &c. dans lequel il a établi sa demeure ; il est presque impossible de le détruire ; ses racines tallent à l’infini. Il ne faut pas le confondre avec le chien-dent. (Voyez ce mot).

Section II.

Observations sur les Espèces cultivées.

Il convient d’examiner de nouveau les espèces utiles de froment que l’on cultive, & après avoir parlé le langage des botanistes, de s’entretenir avec les agriculteurs. Ce qui concerne le seigle, le méteil, & autres plantes connues sous le nom de blé en général, sera détaillé au mot propre.

Le climat, le sol & la culture agissent beaucoup sur la qualité des grains, & à un tel point, qu’il n’est pas possible d’établir des caractères fixes & décidés entre ce que nous appelons, par exemple, blés barbus, blés ras ou sans barbes. En effet, ces espèces jardinières, même du second ordre, changent de visage, s’il est permis de s’exprimer ainsi, transportées d’un pays à un autre, cultivées ou sur les hauteurs ou dans la plaine, aux bords de l’océan ou de la méditerranée, ou dans l’intérieur des terres. Cette transformation produite par le climat, l’est également par la culture ; & dans tel ou tel terrain, après un certain nombre d’années, les blés barbus deviennent ras, & les ras deviennent barbus. Il en est ainsi pour la couleur des grains de chaque espèce jardinière de blés.

Parmi les blés barbus on distingue ceux à barbes longues & à barbes courtes, à barbes lisses & à barbes raboteuses, ou comme légèrement épineuses ; à épis plus aplatis ou plus quarrés ; à grains dont l’écorce est couleur paille, à écorce d’un jaune doré, à écorce rouge, à écorce blanche ; enfin, d’autres plus ou moins gros, plus ou moins arrondis ou alongés. On observe les mêmes différences pour la couleur & pour la forme sur les blés ras.

On distingue encore les blés en hivernaux & en printaniers ou marsais. Les hivernaux sont communément semés en septembre ou en octobre, & passent l’hiver en terre, d’où ils ont pris leur dénomination générale ; les autres ont été nommés marsais ou printaniers, parce qu’on les sème dans le mois de mars & à l’entrée du printemps ; dans quelques endroits on les appelle encore de trois mois ou blés trémois, parce qu’ils ne restent guère plus de trois mois en terre.

Toutes ces dénominations tiennent plus aux cantons qu’à la réalité. En Languedoc, par exemple, & dans beaucoup d’autres provinces du royaume, tous les blés sont semés en octobre ou en novembre, & tous les blés y sont barbus, la touzelle exceptée ; si on transporte ces grains dans des provinces éloignées, si on les y sème avant l’hiver, peu à peu ils deviendront ras, & j’ai même observé des touzelles complètement barbues, à demi & au tiers barbues.

La grosseur du grain ne caractérise pas mieux l’espèce. Par exemple, l’auteur de la Maison rustique dit que le grain de la touzelle est plus gros que celui des fromens ordinaires, tandis qu’en Provence, en Languedoc, &c. il est plus petit ; mais ici n’y auroit-il pas confusion de nom ? au moins je le pense. Tout blé ras n’est pas touzelle, & je puis dire que j’ai très-peu vu de vraie touzelle dans nos provinces du nord ; ou bien, en supposant que la véritable eût été transportée du midi au septentrion du royaume, elle y a éprouvé des changemens dans la force de son grain, & même dans la couleur, puisque celle du nord n’est pas aussi blanche que celle du midi.

D’après ces observations, il est donc impossible ou du moins très-difficile d’établir une nomenclature exacte des différentes variétés de blés cultivées dans le royaume, puisque celui qui voudroit l’entreprendre seroit obligé de faire venir de trente endroits au moins de chaque province, les espèces de blé qu’on y cultive ; de semer ces espèces & les faire cultiver sous ses yeux, & enfin d’en faire une description exacte ; mais à quoi servira l’exactitude même la plus scrupuleuse dans ce travail, sinon à conclure que telle & telle espèce s’est montrée de telle & telle forme dans le champ de ce particulier ; & le grain qui sera provenu de cette récolte, ne ressemblera presque plus ou plus du tout, après avoir été semé pendant plusieurs années de suite, au blé de l’endroit d’où on l’aura originairement tiré. Il y a plus, semez avant l’hiver ce qu’on appelle blé printanier, & vous verrez la différence que ces trois mois d’hiver auront produite sur la grosseur de ce grain ; & j’ose dire que les blés de mars ou printaniers semés plusieurs fois de suite avant l’hiver dans de bonnes terres & bien cultivées, reprendroient bientôt la forme & la grosseur des grains de blés hivernaux, puisqu’il est bien démontré qu’une plante qui reste quatre ou cinq mois de plus qu’une autre en terre, y fructifie beaucoup mieux. En effet, quelle différence ne fait-on pas, soit pour la pesanteur, soit pour la grosseur, du grain de l’avoine semée en septembre, ou en janvier, ou en mars, &c. Plus le pays est ou naturellement froid, comme les montagnes, ou chaud, comme nos provinces méridionales, & plus la différence est sensible ; car ces extrêmes se tiennent.

Je ne veux pas dire pour cela qu’il faille également & dans le même temps, semer les blés hivernaux & printaniers ; ces derniers sont des espèces jardinières dégénérées des premières ; on doit donc les traiter suivant leurs besoins actuels, & il est constant que la récolte des blés hivernaux semés au printemps sera mauvaise, parce que l’espèce n’a pas encore pris son caractère fixe de dégénérescence ; mais à la longue elle le prendra, de même que les printaniers redeviendront hivernaux.

M. von-Linné, dans l’énumération des espèces décrites dans la première section, n’a point parlé du blé connu sous les noms de Barbarie ou de Smyrne, ou de miracle, ou d’abondance, & que Bauhin désigne par cette phrase, triticum spicâ multiplici. Il diffère des autres fromens par sa tige plus forte, ses feuilles plus longues, & sur-tout par ses épis rameux, c’est-à-dire, qu’au bas de l’épi général il en sort de nouveaux, au nombre de trois, quatre, & quelquefois jusqu’à six, ce qui forme, pour ainsi dire, une espèce de gerbe. Olivier de Serres, que je cite toujours avec plaisir, dit : « Il produit un grand espi plat, de chacun costé duquel sortent trois ou quatre petits espis avec leur queue courte, faisans ensemble comme un gros bouquet porté par un seul tronc : mais pour sa rareté, le ménasger n’en peut faire état certain, bien que désirable pour son grand rapport. Ce froment a rendu chez moi quarante pour un, semé dans un jardin ; employé en terre commune, douze à quinze. Quant à son service, il fait pain très-bon & fort savoureux, mais non si blanc comme l’autre bled, parce qu’ayant la pelure du grain, qui est assez gros, fort déliée, difficilement peut-il se moudre grossièrement, comme est requis pour faire que le pain soit bien blanc, ains se convertit presque tout en farine, avec peu de son ; tel défaut revenant néanmoins à la commodité du ménage. »

Il est parlé dans les Mémoires de la Société d’Agriculture de Rouen, Tom. I, pag. 123, d’une espèce de blé venu de Silésie. M. Dumenil-Coste, auteur de l’observation, dit : « L’avantage de l’espèce que je propose aujourd’hui n’est point sujet à la nielle, convaincu de ce fait par l’expérience que j’en ai faite en le cultivant. Ce blé est moins sujet à verser, sa paille étant pleine de moelle, elle obéit aux coups de vents, & fléchit comme le jonc. Les Allemands en tirent beaucoup d’utilité ; ils font hacher la paille pendant l’hiver, & ils en nourrissent leurs bestiaux. »

» L’utilité de ce blé est d’autant plus grande, que la récolte en est plus abondante que celle du blé qu’on cultive ordinairement en France ; il contient plus de farine & fait de très-bon pain, quoiqu’à la vérité la farine soit un peu grumeleuse. »

» Il faut avoir la précaution de faire battre ce blé sur le tonneau, parce qu’il est trop tendre pour souffrir le fléau. »

» La méthode de le cultiver est on ne peut pas plus facile ; il faut le semer de bonne heure dans une terre bien grasse & bien préparée, & mettre un peu plus de semences que pour les autres blés. »

Comme je n’ai jamais vu cette espèce de blé, & que l’auteur ne la décrit point, je ne sais si on peut la rapporter à une de celles qui ont été décrites plus haut.

M. Duhamel, dans son ouvrage intitulé Culture des terres, Tome V, page 440, parle d’un blé connu à Genève sous la dénomination d’abondance, & qui cependant n’est pas le blé de miracle ou de Barbarie ; &, page 138 du même volume, d’un blé d’Espagne dont le grain est dur, transparent comme le riz, & a très-peu de son. Je ne connois ni l’un ni l’autre. Ce dernier seroit-il la touzelle dans son état de perfection ?

Je le répète ; chaque royaume, chaque province, chaque climat a ses espèces particulières & propres au pays. Il n’est pas douteux qu’on ait fait des essais en tous genres en échangeant les semences, & on se sera ensuite déterminé à cultiver celle qui aura constamment le mieux réussi, & se sera le mieux acclimatée.

Le blé méteil n’est point une espèce à part ; on le nomme encore mixture à quart, à moitié, aux trois quarts. C’est un mélange plus ou moins considérable de froment & de seigle, & semé en même temps. (Voyez Méteil) Ce blé est ordinairement destiné à la nourriture du métayer & des gens de la ferme ; & suivant la coutume du pays, les conventions, &c. le froment est plus ou moins chargé de seigle.

CHAPITRE III.

Des Semences.

Section Première.

De la nécessité de changer les semences.

La preuve la plus complète que les fromens cultivés en France sont des espèces jardinières ou du second ordre, est fournie par la nécessité de changer les semences. Cependant quelques auteurs tranchent & disent : cultivez bien votre champ, semez à propos, & vous n’aurez pas besoin de chercher dans les villages voisins des grains pour ensemencer. Malgré cette assertion, l’expérience la plus constante démontre combien il est avantageux de renouveler, au moins tous les trois ans, le blé qu’on veut jeter en terre. Je ne tiens à aucun préjugé sur l’agriculture : quoique j’admette comme bonnes toutes les méthodes suivies dans un canton, je me réserve cependant la liberté de les soumettre à de nouvelles expériences, afin de constater décidément leur mérite ou leur défectuosité, toujours relativement au canton, parce que toutes les fois qu’on veut généraliser, on se trompe & on trompe les autres.

J’ose dire que, d’après cette manière de juger, j’ai toujours observé que le même grain semé plusieurs années de suite dans les mêmes champs s’y détériore, même malgré l’avantage des bonnes saisons. Il y a peut-être des exceptions à cette assertion générale, & c’est sans doute ces mêmes exceptions qui ont décidé à regarder comme inutile le changement de semences ; mais en bonne logique, des exceptions ne font pas loi, puisque nulle règle sans exception. Il n’est pas douteux que dans ces cas, que j’admets comme vrais, de nouvelles semences auroient produit du plus beau blé. Il est inutile d’insister plus long-temps sur l’acquisition de nouveaux grains, sur le changement de semences ; puisque c’est un point de fait généralement reçu, non-seulement en agriculture, mais encore dans la pratique constante du jardinage.

Section II.

D’où faut-il tirer les semences ?

Il est constant que telle ou telle espèce de froment se plaît plus dans un terrain que dans un autre ; c’est donc le premier point que le cultivateur doit considérer & connoître. Il est bien difficile qu’un métayer, qu’un propriétaire instruits ne parcourent, pendant que les blés sont sur pié, quelques-unes des paroisses limitrophes à trois ou quatre lieues à la ronde. Dans ces petits voyages il examinera le grain de terre & la nature du blé, & dès qu’il y rencontrera de l’analogie avec son champ & le grain qui y réussit le mieux, il ne doit pas balancer à acheter la quantité de blé qui lui convient, dût-il le payer même un peu plus cher qu’il ne vendra le sien.

Je me garde bien de conseiller de tirer des blés des provinces éloignées : 1°. on ignore la qualité du sol qui les a produits ; 2°. le climat est à coup sûr différent, & par conséquent le grain peut souffrir de cette transition trop subite. (Voyez le mot Espèce) Par exemple, le blé de Barbarie ou de miracle, transporté subitement du midi au nord, y craint l’effet des gelées plus que tous les autres fromens. Afin de ne pas en courir les risques, on a essayé de le semer en même temps que les marsais, & la récolte a manqué ; mais en acclimatant progressivement ce blé, il prospérera tout aussi bien dans nos provinces septentrionales qu’aujourd’hui près de Pézenas, où il est mis en culture réglée. On doit convenir cependant qu’il arrive parfois des transitions heureuses, mais elles sont rares ; & le cultivateur est en général trop pauvre, trop chargé d’impôts, pour s’engager à faire des expériences coûteuses, souvent sans utilité, & plus souvent encore avec perte réelle. C’est aux riches propriétaires des provinces, aux chapitres, aux gens de main-morte, à faire ces essais ; ils deviendront les bienfaiteurs d’un pays dont ils tirent le revenu le plus clair, presque toujours sans avoir semé.

En général, on ne risque jamais rien de prendre des blés dans un pays sur un sol plus maigre que celui où l’on doit semer ; le grain gagne dans ce dernier ; mais si du sol riche on le transporte dans un sol maigre, l’espèce dégénère, parce que c’est une espèce jardinière. On ne sauroit trop insister sur cette distinction d’espèces premières ou botaniques & d’espèces jardinières ou du second ordre ; elle sert de base à toutes les semailles.

Il est plus avantageux de choisir de proche en proche les semences dans un canton naturellement plus froid ; elles gagneront au midi. Les grains des champs situés au bord de la mer ou à quelques lieues de son voisinage, sont ceux qui peuvent être transportés le plus loin, pourvu toutefois qu’on ne les sème pas dans un climat beaucoup plus chaud. Ces blés sont imprégnés d’un sel que n’ont pas les autres blés.

Section III.

Du choix des semences.

Ici les opinions sont encore partagées. M. de la Bretonnerie, dans son ouvrage intitulé Correspondance rurale, & qui mérite d’être souvent cité, dit : « On a observé que les blés retraits germent fort bien ; ils sont moins coûteux ; il y a du profit conséquemment à les acheter pour semer, ainsi que les blés à demi-germés. » Je conviens de l’économie & même, si l’on veut, de la germination ; mais la question se réduit à savoir si ce blé, toutes circonstances égales, produira une paille aussi nourrie, aussi haute, le même nombre de tiges & d’épis aussi fournis & d’un grain aussi beau ? J’ai vu, chez un de mes voisins, à la récolte de 1783, un froment provenu du grain qu’on nomme d’épeluchure ou du reste de l’aire, assez beau, mais qui ne pouvoit supporter la comparaison avec ceux des autres champs limitrophes. Il peut y avoir des exceptions qui confirment l’assertion de M. de la Bretonnerie, ainsi je ne nie pas le fait.

Mon avis, au contraire, est qu’on ne doit rien épargner pour se procurer le plus beau froment de semence, & sur-tout celui qui sera le plus complètement dépouillé de grains étrangers, tels que l’ivraie, la nielle, toute espèce de pois, pesettes, vesces & autres plantes de la famille des légumineuses, &c. ; outre que ces dernières occupent inutilement la place d’un à deux grains de blé, elles abyment les tiges de leur voisinage. La nature a pourvu les plantes légumineuses de filets ou vrilles (voyez ce mot) par lesquelles elles s’attachent à tout ce qui s’élève au-dessus de terre & qu’elles rencontrent. Ces vrilles s’entortillent autour des tiges, les serrent, les compriment, leurs épis ne reçoivent plus la subsistance qui leur convient, & elles s’étendent quelquefois jusqu’à trois ou quatre touffes de blé : ce fait n’est point équivoque. Outre le tort que ces plantes font au blé, elles détériorent beaucoup la qualité, car les vans, les cribles ne sauroient les séparer complètement du grain.

J’insiste fortement, 1°. sur la nécessité de se procurer l’espèce de froment que l’on connoît par expérience le mieux réussir dans tel ou tel champ. 2°. Le grain le plus sain, le mieux nourri & le plus gros, chacun dans son genre. 3°. Le froment le plus complètement dépouillé de tous grains étrangers, en un mot le plus pur. Il est plus que probable, & j’ose dire démontré, qu’un froment bien nourri, bien sain, supportera beaucoup mieux les intempéries des saisons, que sa végétation sera beaucoup plus vigoureuse & plus complète que celle d’un grain qui aura souffert.

Quelques auteurs ajoutent que le froment criblé par les charançons, par les petits papillons, si connus dans l’Angoumois, & dont nous parlerons par la suite, &c., sont encore très-bons à semer, parce que les insectes n’attaquent pas plus le germe du blé que celui des pois, &c. Oui, ces grains germeront ; mais de bonne foi, peut-on croire que la nature ait inutilement environné ce germe d’une substance farineuse & qui devient sucrée & laiteuse lors de la germination ? Ne voit-on pas que cette substance laiteuse est la nourrice du germe jusqu’à ce qu’il se soit enfoncé en terre pour y prendre la vraie nourriture de la plante ? Consultez à ce sujet l’anatomie du froment, par M. l’Abbé Poncelet, rapportée au mot Blé ; l’insecte ne détruit pas absolument toute la substance farineuse, & le peu qu’il en reste fournit une nourriture médiocre au germe, & il s’élance comme il peut, c’est-à-dire, chétivement. Que l’on me montre un seul grain de froment, entièrement dépouillé de sa farine & auquel il ne reste que le germe ; que l’on le mette en terre avec tous les soins possibles, j’ose dire que le germe, s’il pousse, avortera peu de jours après. J’en ai répété plusieurs fois l’expérience ; d’autres peuvent avoir été plus heureux que moi ; mais j’ignore comment ils s’y sont pris.

Admettons pour un instant, que ces blés criblés, vermoulus, &c. germent ; qu’une économie passable leur mérite cette préférence ; peut-on mettre en comparaison des probabilités contre des certitudes, surtout quand on est obligé de vivre sur le revenu du produit de ses terres, & le tout pour une mesquine économie ?

Il est rare de trouver des fromens dont les grains soient tous de la même espèce, c’est-à-dire, tout froment rouge, ou jaune, ou touzelle, &c. La cause de ce mélange de grains tient à ce raisonnement : Si une espèce ne réussit pas cette année, l’autre réussira, & la récolte sera toujours à peu près égale. Ce raisonnement est purement spécieux. Ne vaudroit-il pas mieux avoir un champ semé d’une espèce de froment qu’on sait, par expérience, lui convenir ; le second champ semé d’une autre espèce analogue à son sol, & ainsi de suite ? En mêlant ainsi les grains, les espèces jardinières, on les abâtardit toutes, parce que dans le temps de la fleuraison, les étamines ou poussières fécondantes se portent d’une espèce sur une autre ; & de-là, il résulte que le blé barbu devient presque ras, que le blé ras devient barbu, le jaune, rouge, &c. ; c’est-à-dire, que tous prennent des nuances différentes de celles qu’ils auroient eues. De-là naissent ces espèces hibrides du second genre & qui varient chaque année. Ayez des yeux, observez, & vous vous convaincrez par vous-même de ces vérités.

Un moyen peu dispendieux & assez facile pour se procurer de beau froment de semence, exempt de tous mauvais grains, ou grains étrangers, & de la qualité que l’on désire, consiste à placer une femme entre chaque moissonneur & en avant de chacun. Les femmes & les enfans seront armés d’une très-petite faucille ou d’une serpette ; l’une ne sera chargée que de couper les beaux épis, par exemple, du grain à écorce dorée ; l’autre, du grain à écorce blanche ou rouge, à épi barbu ou à épi ras, &c. ; mais comme de la même touffe de froment il s’élève plusieurs tiges, plusieurs épis, elles choisiront seulement les plus beaux épis, elles en feront de petites ou de fortes gerbes, suivant ce qui leur sera plus commode, & chacune amoncellera séparément les gerbes qu’elle aura moissonnées, toujours sur la même direction du champ, afin d’éviter toute confusion des espèces. Ces gerbes portées sur l’aire & séparément rassemblées en gerbier seront battues quelques jours après les premières, mais non pas battues au fléau, parce qu’il en feroit sortir tout le grain. Il suffit d’embrasser les gerbes avec les deux mains & les pousser avec force contre un banc, sur une pierre, un angle de mur, ou sur un tonneau ; alors le seul gros grain & le plus mûr tombera ; une fois vanné il sera mis à part & conservé pour les semailles de l’année suivante. Le grain qui restera dans ces petites gerbes ne sera pas perdu, parce que lors du battage général elles seront étendues sur l’aire avec les autres. Par ce procédé, on augmente les frais de moissons, de la journée de quelques femmes seulement, & on se procure les fromens les mieux nourris de tout le champ & entièrement séparés de toute espèce de mauvais grains & de grains étrangers.

Il est bien moins dispendieux de suivre ce procédé, lorsqu’il s’agit de se procurer de beaux blés de semence, que de le faire choisir grain à grain sur une table. Le seul avantage qui résulte de cette dernière méthode, est d’occuper les femmes, les valets & les enfans pendant la pluie, ou lorsqu’on ne peut travailler à la terre : mais quelle est la métairie où des hommes ne peuvent pas être occupés plus utilement !

Section IV.

De la préparation des semences.

Je n’aurois pas imaginé être contraint de revenir sur cet article après ce qui a été dit au mot Chaulage des blés ; (article à relire) mais depuis cette époque, j’ai reçu plus de trente recettes différentes à laquelle chaque écrivain attache les plus grandes propriétés. Je les remercie sincèrement de leur intention, ils ont cru être utiles au public & leur motif est bien louable. La plupart de ces recettes ont pour base celles de M. de la Juttais, rapportées T. III, pag. 183, au mot Chaulage. Malheureusement je ne crois point à cette préparation ni aux autres. Par la fusion ou l’ignition du nitre, on l’a rendu alcali. (Voyez ce mot) La semence que l’on y jette pendant l’ignition, y brûle, se calcine & s’y réduit en charbon ; voilà encore de l’alcali & rien de plus, puisque par la combustion la partie huileuse du grain s’est évaporée en grande partie, & en supposant qu’elle s’y fût conservée, elle ne donneroit en dernière analyse qu’un simple alcali ; c’est donc de l’alcali que l’on ajoute à l’alcali. Ne vaut-il donc pas autant se servir de la cendre, de la chaux, qui renferment un bon alcali ? Toute préparation, je le répète, est inutile & plus qu’inutile lorsque le grain est beau, bon, & qu’il n’est point vicié par la carie ou charbon, & dans ce cas, la lessive de cendres aiguisée par la chaux, suffit ainsi que mille & mille expériences l’ont démontré. À mérite égal de procédé, n’est-il pas plus naturel de recourir au plus simple, le plus à la portée du cultivateur & le moins dispendieux ? La chaux & la cendre sont entre les mains de tout le monde, & si on n’a pas facilement de la chaux, il suffit de faire la lessive de cendres plus forte.

J’ose dire qu’aussi-tôt que, dans les papiers publics, on avance un procédé relatif à l’agriculture, qu’il me paroisse bon ou mauvais, je le vérifie. Que de temps j’ai perdu dans ces examens ! On a proposé d’unir l’arsenic avec de la chaux ; que résulte-t-il de ce mélange ? un sel neutre, puisque l’arsenic est acide, (voyez ces mots) & la chaux est alcaline. Mais si l’expérience a prouvé démonstrativement que les alcalis détruisent le charbon ou la carie des blés, les sels neutres ne produiront pas le même effet. Le but qu’on se propose dans cette expérience se reduira donc au simple effet de fortifier la végétation du grain ; mais comme il a été dit au mot Chaulage, que les deux lobes du grain ne subsistent plus dès que la radicule du germe s’est enfoncée en terré, cette préparation est donc inutile pour la prospérité de la plante. Allons plus avant & suivons les raisonnemens faits à ce sujet. De la prompte sortie du germe & de la vigueur avec laquelle il plonge, dépendent les succès postérieurs de la plante. C’étoit ce qu’il falloit démontrer, & comme proposition générale elle est fausse. Supposons un grain bien infusé, bien pénétré des principes salins, & que ce grain soit dans nos provinces méridionales semé en octobre. Il arrive souvent que l’on y sème lorsque les terres sont dans un très-grand état de siccité & que la pluie ne survient qu’un ou deux mois après ; que le grain y germe difficilement, & que sans les vents de mer qui remplissent d’humidité l’atmosphère, il seroit bien plus long-temps encore à sortir de terre. Qu’arrivera-t-il pendant cet espace de temps ? Les sels trop concentrés dans le grain le racorniront & le durciront, & peut-être parviendront-ils à détruire complètement le germe.

On objectera que le sel conserve les viandes ; cela est vrai jusqu’à un certain point, & la conservation dépend & de la qualité & de la quantité du sel ; d’ailleurs, les viandes sont un corps humide & mou dans le principe, & le froment est un corps sec. Or, quoi de plus énergique que beaucoup de sels étendus dans une petite quantité d’eau relativement à leur masse.

Il est donc vrai de dire que la proposition est trop générale, & que ces préparations peuvent avoir lieu tout au plus dans les provinces où les pluies sont fréquentes ; mais encore une fois, qu’y produiront ces sels ? Rien. La vigueur de la plante dépendra uniquement de la qualité du sol, de la culture, & plus particulièrement encore de la manière d’être des saisons. Quant à la qualité terrible de l’arsenic qui a effrayé bien des gens, je ne crois pas qu’elle puisse se retrouver dans le grain que l’on récoltera par la suite, parce que ce sel souffrira tant de modifications & de combinaisons, pendant le temps de la végétation de la plante, qu’il ne lui restera aucun principe caustique. Cependant, il vaut mieux ne pas en faire usage, quand même il n’y auroit que les dangers de la préparation du grain & des fâcheuses conséquences qui résultent de mettre un poison si actif entre les mains de gens grossiers ou mal intentionnés.

On a vanté également la mixtion de la chaux, du vert de gris, du sang dragon, du sel ammoniac, de l’alun de Rome, de couperose, &c. &c. & quel être peut-il résulter de ce monstrueux assemblage de l’union de plusieurs autres substances, dont le principe de l’une neutralise les principes de l’autre ? C’est en vérité travailler en aveugle & être bien crédule ! Je sais tout ce qu’on m’objectera à ce sujet. Chacun vantera ses expériences & ses succès, & le tout tiendra à l’année & à la bonne culture. Du grain passé par une lessive de cendres aiguisées par la chaux auroit tout aussi bien réussi.

Il est prudent, au moins, de laver les blés de semence à grande eau, quand même ils paroissent nets. La nécessité en devient absolue si les grains ont été attaqués dans le grenier par les fausses teignes. (Voyez cet article dans le plan du travail) Le froissement du grain dans l’eau en détache les œufs de ces insectes. Les grains attaqués par leurs larves, viennent sur l’eau, & on les rejette parce que l’expérience a prouvé que s’ils ne sont pas enterrés profondément, la fausse teigne sort de terre dans son état de papillon & prépare une nouvelle génération.

CHAPITRE IV.

De la préparation des terres.

Cet objet, le plus important de l’agriculture, a fait imaginer, dans chaque pays, des méthodes qu’on doit appeler locales ; plusieurs sont fondées sur le besoin & sur une heureuse expérience, & d’autres tiennent uniquement à la routine du canton, dont personne n’ose s’éloigner. La perfection ou les défectuosités de ces pratiques ont été l’objet des méditations de plusieurs bons agriculteurs praticiens & ils ont établi des systêmes ; les agriculteurs de cabinet ont renchéri sur ceux des premiers. Les systèmes qui ont eu le plus de célébrité sont décrits au mot Culture ; & afin d’éviter des répétitions inutiles, au mot Labour je parlerai du temps & de la manière de labourer.

CHAPITRE V.

Du temps et de la manière de semer le froment.

Section Première.

Quand doit-on semer ?

Ce problème a été un grand sujet de discussions entre les écrivains, agriculteurs ; & un seul coup-d’œil sur le grand livre de la nature suffisoit pour en donner la solution. Chaque plante annuelle, indigène au pays, sort de terre, végète fleurit, mûrit, meurt ou se fanne à son époque fixe, à moins que l’ordre des saisons ne soit dérangé, ou avancé, ou retardé. Le premier printemps voit naître & fleurir la jacinthe dans nos jardins, le narcisse dans nos prés, le muguet dans nos bois, &c. &c. ; enfin chaque plante a son époque déterminée en raison de la chaleur ambiante de l’atmosphère. Chaque saison, chaque mois, & l’on pourroit presque dire chaque semaine fait éclore de nouvelles graines ; mais jamais, à moins qu’il ne survienne des cas extraordinaires, leur végétation n’est transportée d’une saison à une autre. De-là naît cette heureuse variété de plantes & de fleurs qui parent nos campagnes, même au milieu de l’hiver ; le taraspic, le laurier-thym, les ellébores, le perce-neige, &c. en sont la preuve. Or, si chaque végétal est soumis à une loi qui lui est propre, le froment ne doit donc obéir qu’à la sienne & ne pas faire une exception à la loi générale de la nature. En effet, que l’on parcoure, dans les mois de juillet, août & septembre, un champ couvert du chaume de la récolte précédente, on ne verra pas germer les grains tombés des épis pendant la moisson. Mais pour peu qu’il survienne de pluie au milieu de septembre ou au commencement d’octobre, chaque grain germera & se hâtera de paroître. On doit bien concevoir que les époques qu’on vient d’indiquer, dépendent beaucoup du canton, & il n’en est pas moins vrai que la germination n’aura lieu qu’autant que le degré de la chaleur ambiante sera celui qui convient à l’espèce de grain. C’est donc cette époque enseignée & fixée par la nature, que l’on doit saisir ; c’est encore elle qui a donné lieu aux semailles des fromens marsais, ou printaniers, parce qu’alors le degré de chaleur de l’atmosphère est égal, ou du moins presqu’égal à celui qu’on éprouve communément en septembre ou au commencement d’octobre.

Ici l’opération de la nature est libre, & elle est forcée quand on sème plus tard ; par exemple, à la fin de novembre ou de décembre, lorsque les circonstances ne permettent pas de semer plutôt ; cependant le froment germe, végète & pousse, & quoique semé beaucoup plus tard que celui du mois d’octobre, il est mûr presqu’aussi-tôt, parce que les plantes, à peu près comme les animaux, ont un certain nombre de jours pour la gestation, c’est-à-dire, avant de parvenir à leur maturité ; mais ce qui détermine cette gestation dans le végétal, est le degré de chaleur de l’atmosphère : par exemple, semez des épinards, des chicorées, &c. pendant l’été & dans les pays chauds, ils monteront en graine presqu’en sortant de terre ; il en est de même de toutes les plantes. Ainsi, en partant du principe indiqué par la nature, chacun suivant son canton, suivant le climat, on ne craint pas de s’égarer. Il vaudroit même mieux devancer l’époque des semailles de quelques jours, que de la retarder. Veut-on une preuve complète de ces assertions, il suffit d’examiner comment on sème dans les pays situés au nord de l’Europe. Il faut que dans cinquante à quatre-vingts jours les champs soient cultivés, le grain jeté en terre, qu’il végète, qu’il mûrisse & qu’il soit coupé. En France on n’obtiendroit pas de semblables récoltes. La raison en est simple : dans ces pays septentrionaux, le soleil pendant l’été est sur l’horizon presque pendant les vingt-quatre heures de la journée, & la clarté est si complète, qu’à minuit même on peut lire sans autre lumière que celle du soleil. Or, cette chaleur, soutenue sans interruption par la nuit, n’en met aucune à la végétation du seigle, & dans ce court espace de temps, il parcourt tous les degrés par où il doit passer ; mais s’il survient à cette époque des pluies froides, des vents froids, la récolte est presque nulle, ou bien on récolte de l’herbe à la place du grain. Revenons aux semailles de France.

Les semailles précoces sont toujours les meilleures, chacune suivant son climat, parce que plus une plante reste en terre, plus elle talle & mieux son grain est nourri. Si on en veut la preuve, il faut jeter les yeux sur ces plantes venues spontanément dans nos champs. Comme ce blé a suivi l’ordre de la nature, les tiges en sont toujours belles & bien fournies. On dira que la plante est isolée, qu’elle n’est point affamée par les plantes voisines, ainsi qu’elle doit prospérer, cela est vrai ; mais il faut observer en même temps qu’elle est supposée végéter dans un sol bon, mais sans culture ; ainsi le défaut de celle-ci équivaut tout au moins à l’avantage de la position de l’autre. Or, il en résulte que la touffe est bien nourrie, parce que la germination du grain & la végétation n’ont pas contrarié les loix de la nature. En considérant, comme une simple généralité, cette assertion sur les grains abandonnés à eux-mêmes, il me paroît qu’il sera facile au lecteur d’en tirer de nombreuses conséquences.

Le second avantage des semailles précoces, c’est qu’il est rare que dans la saison où le froment sort de terre naturellement, les pluies soient abondantes, & on a par conséquent plus de temps pour achever tranquillement l’opération. Pour peu que les pluies deviennent fréquentes sur l’arrière-saison des semailles, on est souvent forcé de recourir aux fromens printaniers, lorsqu’on n’a pu semer des blés hivernaux, & cette ressource précieuse est interdite aux provinces les plus méridionales du royaume. La chaleur y vient trop coup sur coup ; la végétation est précipitée, & souvent à la fin de mai ou au commencement de juin, on seroit forcé de moissonner une paille maigre & fluette, & un grain peu abondant & chétif.

Les propriétaires d’une petite étendue de terrain sont en général toujours les maîtres de choisir le jour de leurs semailles. Il n’en est pas ainsi dans les grandes métairies où tout se fait à la hâte, parce qu’on ne calcule point assez sur les mauvais jours. Une économie mal entendue oblige à n’avoir que le nombre de jougs & de valets, strictement nécessaires à l’exploitation des champs ; la terre, par exemple, se trouve trop mouillée ou trop sèche ; on a attendu un temps plus opportun, la sécheresse ou les pluies continuent, le moment de semer arrive, il n’est plus possible de reculer, les bêtes sont excédées de travail, les champs mal labourés, les grains mal recouverts, enterrés dans la boue ou dans la poussière ; & l’on veut après cela avoir de belles récoltes ! Pour semer de bonne heure & à temps, il faut avoir des valets & des jougs en nombre excédant le strict besoin, alors les travaux préliminaires seront faits sans hâte, sans gêne, dans le moment convenable, & si on parvient à se procurer de l’avance, (cas fort rare) pourquoi ne pas donner de nouveaux labours, ou des labours surnuméraires aux champs qui en auront le plus de besoin ? la récolte dédommagera amplement de ce travail.

Si j’écrivais, non pour une province, mais uniquement pour un canton, je dirois : semez par exemple, en septembre, en octobre, &c. ; mais lorsqu’il s’agit de l’étendue de tout un royaume, indiquer une époque fixe, outre celle désignée par la nature & dont il a été question, c’est induire en erreur les propriétaires. Le moment tient au climat, je le répète, & la germination spontanée des fromens le démontre ; chacun doit étudier & lire dans ses champs pour le découvrir. Quelquefois l’excessive sécheresse de nos provinces méridionales fait exception à la règle, parce que le grain ne trouve pas dans la terre l’humidité nécessaire à sa végétation ; mais en observant plusieurs années de suite, on saura à quoi s’en tenir.

Il est plus essentiel de semer de bonne heure dans les climats méridionaux que dans les tempérés ; des bonnes récoltes (toutes circonstances égales) dépendent de la quantité de racines que les fromens poussent avant & pendant l’hiver. Comme les froids y sont passagers, courts & peu forts, les racines ne cessent pas de travailler & de s’enfoncer. Cependant la feuille de la plante n’y a pas communément cette belle verdure que l’on remarque dans les pays plus tempérés, parce que tout le travail se fait en terre, attendu qu’elle reste échauffée ; & dès que les premières chaleurs renaissent, le froment végète avec force, ne craint pas autant les sécheresses assez communes en mars, avril, &c. Dans les régions froides & montagneuses on sème de très bonne heure, afin que la plante ait une force, une consistance capable de résister aux impressions du froid. Dans les pays tempérés on peut semer plus tard que dans les deux opposés, & dans tous, l’époque des semailles est marquée par la végétation spontanée des grains tombés lors des récoltes. Il est aisé d’en sentir la raison & je l’ai déjà indiquée, parce que cette germination suit le degré qui lui convient de la chaleur de l’atmosphère, & qu’elle est suspendue lorsque la chaleur de l’atmosphère n’est pas au point convenable. Les belles expériences de M. Duhamel, rapportées au mot Amandier, Tom. I. pag. 458, ne laissent rien à désirer à ce sujet, & de la végétation de la vigne il est facile d’en faire l’application à celle du froment.

Je ne puis me refuser au plaisir de rapporter le texte du Théâtre d’Agriculture, d’Olivier de Serres, sans contredit un des meilleurs ouvrages que nous ayons en ce genre. « Si au gouvernement de la messagerie, y a du hazard (comme aucune chose de ce monde n’en est exempte) c’est en ce point des semences ; car, quelque peine qu’on aye prinse durant toute l’année à accouster & à préparer la terre en toutes les façons dont on se sera pu aviser, ç’aura été pour néant, s’il n’y échéoit rencontre de bonne saison en l’ensemencement provenant du tempérament de sécheresse & d’humidité, selon le particulier naturel des grains, plus ou moins les uns que les autres. Moyennant lequel fond se trouvant humecté par les précédentes pluyes & esventé par le beau tems présent, sec & serain, se rend propre à recevoir les semences, pour facilement germer, tost lever & sortir de terre sans estre exposé à la merci des fourmis, vermines & autres bestioles qui les y rongent ; & ce, avec autant plus d’intérest que plus demeurent à naistre & ne seront suffoquées des méchantes herbes, qui par le labeur arrachées de terre, ne s’y pourront reprendre à faute d’humeur. Autre chose ne nous peut faire jouir de ce rencontre que la diligence, pour avec elle prendre par les cheveux le vrai point de la bonne saison des semences, les expédiens avec toute extrémité de labeur ; craignons que les pluies de l’automne, survenant sur l’ouvrage, ne nous renvoyant trop loin dans l’hiver & par tel destruc nous fassent choir en grande perte. » L’antiquité dit là-dessus :

Si tu veut bien moissonner,
Ne crain de trop tost semer.


« Dont sommes poussés à avancer nos semences avec espoir de profit. Les meilleurs messagers, instruits par longues expériences, méprisent les tardives semences, quoique fructueuses, souhaitant leur rapport estre brûlé pour l’exemple, afin que leur fertilité n’anochalisse le laboureur. Car c’est chose autant rare d’en avoir bonne issue, que mauvaise des hastives faites en saison, & favorisées du tems suivant. C’est néanmoins selon la faculté des terroirs & climats, voulants plutost ou plus tard être ensemencés les uns que les autres ; il vaut mieux s’avancer que de reculer à jetter les semences en terre. »

» Les premières feuilles des arbres chéans d’elles-mefmes en l’automne, nous donnent avis de l’arrivée de la saison des semences ; les araignes terrestres, aussi par leurs ouvrages, nous sollicitent à jetter nos bleds en terre ; car jamais elles ne filent en automne que le ciel ne soit bien disposé à faire germer les bleds de nouveau semés ; ce qu’aisément se cognoist à la lueur du soleil qui fait voir les filets & toiles de ces bestioles, traversser les terres en rampant sur guérets. Instructions générales qui peuvent servir & estre communiquées à toutes nations propres à chacun climat chaud, froid, tempéré, provenant directement du bénéfice de nature, qui par ces choses abjectes & contemptibles sollicitent les paresseux à mettre la derniere main à leur ouvrage, sans user d’aucune remise ni longueurs. Six semaines y a-t-il eu de bons tems pour les semences, & non gueres davantage, commençant ez lieux tempérés le 15 septembre & le 10 du commencement d’octobre, lesquels où la plus part se rencontrant au décours de la lune, se rendront du tout propres à cette action : selon la commune opinion des bons laboureurs, qui, par excellence, appellent ce terme-là de l’année, la bonne lune. » C’est l’à propos qui influe & non la bonne lune, soit nouvelle, soit pleine, soit en décours. Cependant les différentes positions où elle se trouve, influent sur l’atmosphère en général. Voyez le mot Almanach où est exposé le système de M. Toaldo, & le mot Lune.

Section II.

De la manière de semer.

Il ne sera pas question ici de semoirs que l’on imagina lorsque l’agriculture étoit un objet de mode en France ; j’en donnerai la description au mot semoir, quoiqu’on les ait relégués sous les hangars, ou du moins que très-peu de personnes en fassent usage. Il s’agit des préparations avant de semer, de la quantité de semences à répandre sur une étendue donnée ; enfin de la manière de la recouvrir.

§. I. Préparations avant de semer.

Si on a labouré dans les temps convenables, si les labours ont été serrés & croisés obliquement, le sol, lors des semailles, doit nécessairement être bien divisé, bien atténué & sans mottes ; en un mot, en état de recevoir le grain qu’on lui confie, à moins que des pluies battantes ou continuées n’ayent durci la superficie du sol, alors c’est le cas de labourer de nouveau, 1°. afin de rendre la terre meuble ; 2°. pour que le germe ne soit pas étouffé par des monceaux de terre ; 3°. afin que la radicule puisse s’enfoncer profondément & la plantule pénétrer avec facilité à travers les molécules terreuses qui la recouvrent ; (voyez ces mots) 4°. enfin, que la terre soit préparée en billons, (voyez ce mot) ou en tables, ou en plein, c’est-à-dire, tout à plat ; ne jamais semer que sur un labour nouvellement fait. Si elle est en billons ou en tables, les rangs à semer sont indiqués ; si elle est à plat, il faut les tracer. À cet effet, le semeur part d’une des extrémités du champ dans le sens qu’il doit semer, fait un certain nombre de pas, y plante un piquet & répète la même opération au tiers, au milieu, aux deux tiers & à l’autre extrémité du champ, suivant sa longueur. Quelquefois il faut plus de piquets & quelquefois il en faut moins. Le semeur, ou un autre homme, traîne après lui une araire légère, destinée uniquement à cette opération, sillonne en travers tout le champ, en suivant les piquets, & sillonne ainsi tout ce qu’il peut semer dans la matinée ou dans la soirée. Ensuite, repartant du dernier piquet planté, il mesure de nouveau ses pas & replante de nouveau ces piquets ; il recommence sans cesse, jusqu’à ce que tout le champ soit tracé.

Dans d’autres endroits, on ne sillonne point les champs & on se contente de placer des bouchons de paille sur un alignement égal, & de les fixer en terre. Je préfère la première méthode, parce que le sillon tracé par la petite araire & en sens contraire de ceux du labourage, fixe beaucoup mieux la vue du semeur sur toute la longueur du champ, & il sème plus également, parce qu’il se trouve, pour ainsi dire dans une espèce d’allée marquée par deux sillons latéraux. Les bouchons de paille tracent l’allée, il est vrai ; mais comme ils sont assez éloignés les uns des autres, il ne se trouve rien entre-deux qui dirige le coup-d’œil.

Cette araire n’est autre chose que deux bras légers, unis par leur base comme ceux d’un brancard de tombereau, mais rapprochés en rond à l’endroit où on insère le petit soc en fer, de huit à dix pouces de longueur, de trois dans sa plus grande largeur, & épais de six à huit lignes. L’homme se place dans le milieu & tient de chaque main un des bras de l’araire, le traîne après lui & l’œil fixé sur les piquets ou sur les bouchons de paille, il trace en marchant un petit sillon, dont la couleur de la terre paroît pendant plusieurs jours de suite différente de celle du champ. Ce travail n’est point pénible pour l’ouvrier & détermine avec la plus grande précision les allées.

Chaque semeur a sa coutume, eu plutôt sa routine, & il est très-difficile de la lui faire abandonner. L’un sème sur une allée d’une toise de largeur, moitié en allant, moitié en revenant ; l’autre sur deux toises, également en allant & en revenant. Cette dernière méthode est préférable, parce qu’on sème moins épais.

Un bon semeur est un homme précieux, & on en trouve fort peu qui sachent semer bien également. Veut-il semer épais, il marche lentement ; clair, il marche plus vite, car il faut qu’il prenne toujours également la même quantité de grains dans sa main, qu’il la répande d’une manière uniforme. S’il change, ce qu’il appelle la valeur de ses poignées, il n’y est plus & le champ est irrégulièrement semé.

§. II. De la quantité de semences à répandre sur un espace donné.

C’est un grand problème d’agriculture, & peut-être le plus difficile à résoudre ; il tient à un si grand nombre de circonstances relatives à l’atmosphère en général, au climat en particulier, à la qualité du sol, bon, médiocre ou mauvais, sur le coteau ou dans la plaine, naturellement sec ou humide, &c. &c. qu’il faut se contenter de généralités.

Je suppose que la manière de semer dans un canton est le résultat des expériences locales, & dans ce canton, quoique formé par des sols différens, on jette en terre la même quantité de froment ; il y a donc nécessairement des terrains trop chargés, d’autres qui le sont en proportion convenable ; enfin, plusieurs qui ne le sont pas assez. On dira : Chaque particulier connoît la nature de son sol, & règle les semences : plût au ciel que cela fût ainsi ! Sur un très-grand nombre deux ou trois feront exception, & le reste, aveugle imitateur, suivra la coutume du canton ; c’est ce que l’on voit chaque jour & en tous lieux.

Prenons pour exemple un champ d’une certaine étendue ; il est presqu’impossible qu’il soit tout du même grain de terre, qu’il n’y ait pas des zones ou très-bonnes ou de qualité inférieure. L’expérience seule, & de plusieurs années consécutives, est capable d’instruire le cultivateur, & le simple coup-d’œil jeté sur la terre trompera les plus habiles.

Supposons un terrain bas où les herbes se multiplient & croissent avec facilité ; si on y sème suivant la coutume locale & comme dans les terrains de bonne qualité, mais naturellement dépourvus de plantes parasites, les herbes domineront insensiblement sur le froment.

Les semailles hâtives ou tardives exigent nécessairement une différence dans la qualité des grains ; les premiers semés tallent beaucoup & les autres fort peu. Que d’exemples pareils il seroit aisé de citer ! & pour peu que le cultivateur se dirige d’après un examen bien réfléchi, il reconnoîtra la nécessité indispensable de varier, suivant les besoins, la quantité de ses semences. Tâchons d’établir quelques généralités.

Commet les mesures des terres varient continuellement d’un lieu à un autre, ainsi que celles des grains, il est nécessaire d’employer des mesures universellement connues. J’estime en général, 1°. que sur une surface de terre de 400 toises quarrées, (la toise de six pieds-de-roi) on peut semer avant l’hiver 40 livres de froment poids de marc, & 50 livres pour les marsais ; 2°. que dans les champs sujets à l’herbe, 50 livres avant l’hiver, & 60 après l’hiver ; 3° que plus le sol est riche & propre au froment, plus on doit diminuer la quantité de semence ; 4°. que plus il est maigre, plus on doit l’augmenter, mais ne pas excéder 50 livres avant l’hiver, & 60 après l’hiver.

Si on sème trop épais dans les bons fonds, & pour peu que les saisons aient favorisé le tellement des blés, s’il survient des pluies lorsque l’épi sera formé & qu’il approchera de sa maturité, si à cette époque il survient de grands coups de vent, les blés seront versés, &, dans le premier cas, ils ne pourront se relever ; alors on récoltera la paille & quelque peu de mauvais grains qui fermenteront dans le grenier ou germeront dans le gerbier, si les jours de la récolte ne sont pas chauds & sereins. Moins les tiges sont serrées, & plus elles sont fortes & capables de soutenir les épis ; si elles sont très-rapprochées, elles fileront, seront grêles, plus élevées que les tiges des premiers blés, & le poids de l’épi, plus éloigné du centre & porté sur une tige fluette, l’oblige de céder au plus léger effort, ou du vent, ou de l’augmentation de ce même poids par la pluie. Les plantes, les arbustes, les arbres tendent sans cesse à s’élever vers le soleil ; mais comme les feuilles forment, dans le total, une espèce de voûte qui couvre l’épi de son ombre, chaque tige fait tous ses efforts pour se mettre au niveau de la tige voisine, & sa hauteur augmente aux dépens de son diamètre. (Voy. Tom. III, page 167 du mot Châtaignier) C’est par cette raison que tous les épis parviennent ordinairement à la même hauteur, & si quelques tiges s’élèvent plus que les autres, cette différence tient à un agent simplement local & du sol, & non inhérent à la semence.

Malgré ce que j’ai dit sur les semailles des terrains maigres, je ne vois pas qu’il soit encore bien décidé qu’il faille y semer plus épais que dans un sol fertile. Dès que nous le supposons mauvais, il l’est parce qu’il n’a pas assez de fond de terre, ou parce que ce sol contient très-peu de terre végétale ou humus. (Voyez, sur sa formation, le dernier chapitre du mot Culture) Dans l’un & dans l’autre cas la plante est peu nourrie ; mais plus les plantes seront rapprochées, plus il faudra de nourriture pour leur subsistance. Supposons l’espace d’un pied en quarré & qu’il contienne douze parties de terre végétale ; s’il y végète quatre plantes, chacune en absorbera trois ; & s’il s’y en trouve douze, chacune n’aura que la sienne : la force de cette douzième plante sera donc comme un est à quatre. Il restera, après cela, à savoir si les douze plantes produiront plus que les quatre ; je ne le crois pas, parce que l’on n’aura dans celles-ci que des tiges maigres & chétives, & des épis proportionnés à leur force, tandis que dans les autres les épis seront bien formés & bien nourris. Si les semoirs ont jamais été de quelque utilité, c’est dans, ce dernier cas, parce que la semence est répandue uniformément & à une distance proportionnée à la force du sol.

Il est aisé de multiplier les objections contre les quatre assertions énoncées ci-dessus, de citer des cas particuliers, des expériences, des pratiques locales, &c. &c. ; mais je prie d’observer que je parle en général, & qu’il est réservé à l’Être suprême de prévoir tous les cas particuliers & encore les modifications dont ils sont susceptibles & qui vont à l’infini.

La plus forte objection se réduit à dire qu’une partie de la semence ne germe pas, qu’une autre est dévorée par les insectes, que le froid, les pluies, &c. en font périr beaucoup ; enfin, que, suivant le proverbe, il vaut mieux avoir semé dru que trop clair, afin de remédies aux avaries.

Avant d’entrer dans aucune discussion, il conviendroit de spécifier ce que les cultivateurs & les auteurs entendent par semer dru ou semer clair. Est-ce du double ou du triple des quantités indiquées ci-dessus ? Je dis que ces quantités sont suffisantes & bien plus que suffisantes, si tous les grains germoient, poussoient, tallaient, épioient, &c.

La pesanteur d’un grain de blé ordinaire, ni trop gros ni trop petit, a servi d’étalon & a déterminé les poids. Le grain est la 576e partie de l’once, & 16 onces poids de marc font une livre. (Je ne parle que de celui-là) Il y a donc 576 grains de blé dans une once, & quelques auteurs avancent qu’elle contient jusqu’à 600 grains de blé ; mais en prenant au plus bas, la livre de froment est donc composée de 9216 grains, & les 40 livres supposées de semences pour un bon champ de 400 toises quarrées, renferment donc 368640 grains de froment.

La toise quarrée de six pieds-de-roi contient 36 pieds quarrés. Or, en multipliant 400 toises quarrées par 36 pieds, on trouve dans cette étendue 14400 pieds quarrés ou de superficie. Voilà donc deux points connus, celui du total de la superficie, exprimé par le nombre 14400, & le total des grains par 368640. Pour savoir combien il y aura de grains de semence par pied quarré, il suffit d’établir cette proportion  : X la valeur ; la valeur de X est en ce cas , ce qui exprime la quantité de grains de semence contenus par chaque superficie de pied quarré. Le pied quarré contient 144 pouces quarrés, & chaque superficie de pied quarré ayant 25 grains , chaque grain aura donc un peu plus de cinq pouces quarrés de superficie.

Actuellement arrachons de terre, dans le mois de mars ou d’avril, une plante de froment semée avant l’hiver, & semée clair, & nous verrons que le diamètre de ses racines chevelues sera au moins de trois à quatre & à six pouces. Ainsi, dans supposition de chaque grain espacé de cinq pouces, il est clair que les racines doivent se confondre, s’entremêler, s’affamer les unes & les autres, d’où il résulte nécessairement la foiblesse de la tige, (la plante ne sauroit taller) la maigreur de l’épi, &c. &c. Que sera-ce donc si, suivant l’usage presque général, on sème un quintal de froment poids de marc, sur une étendue de 400 toises quarrées, ainsi qu’on le pratique presque par-tout ? alors chaque pouce quarré contiendroit une plante & plus.

En semant 40 livres de froment par 400 toises quarrées, la perte de moitié & même de deux tiers des semences, par une cause ou par une autre, ne préjudicie point à la récolte, puisque sur l’étendue d’un pied quarré, s’il reste seulement trois, quatre ou cinq plantes au plus, leurs racines s’étendront à l’aise, seront bien nourries, la plante tallera, produira plusieurs tiges dont les épis seront longs, bien quarrés, & les grains gros & chargés d’embonpoint. Il me paroît que ces raisonnemens vont jusqu’à la démonstration. L’adage général dit qu’on doit semer épais dans la crainte des avaries ; &, à mon tour, j’établis celui-ci, que plus l’on sème clair & plus l’on récolte. Mais j’exige que l’on ne jette en terre que de bonnes semences, sans grains retraits ou détériorés par les insectes, enfin recouverts à propos lors des semailles.

§. III. De la manière de recouvrir le Grain.

Les semailles faites avant l’hiver demandent à être plus recouvertes que celles des blés printaniers ; les premières plus couvertes encore dans nos climats méridionaux que dans les tempérés & dans ceux du nord du royaume. L’intensité & la durée de la chaleur de l’automne, sa continuation à l’entrée de l’hiver, & le peu de froid, ordinairement de cette saison, rendent cette précaution indispensable aux yeux du bon cultivateur. Je le répète, & je ne généralise point ; elle tient à l’intensité habituelle de chaleur du climat. Par exemple, en Provence & dans le bas-Languedoc, le comtat d’Avignon, le bas-Dauphiné, &c. le terme moyen de la chaleur de l’été est en général de 15 degrés, comme, le terme moyen de celle de Paris est de 18, de Lyon, de vingt-deux, &c. &c. du thermomètre de Réaumur. La chaleur de la masse de la terre, à un ou deux pieds de superficie, suit à peu près cette progression, sur-tout si la sécheresse s’est soutenue. Le degré de chaleur de ces provinces méridionales est, pendant le mois d’octobre & dans les premiers jours de novembre, de quinze, douze, dix & huit degrés, le plus communément au plus bas. (Il ne s’agit pas ici d’exceptions accidentelles) Or, avec cette somme de chaleur de l’atmosphère & celle du sol, il est clair que le grain de froment aura la force de percer une couche plus forte de terre, que si la chaleur du sol étoit comme quatre ainsi que celle de l’atmosphère. Il n’est donc pas nécessaire de semer en superficie & de recouvrir légèrement. Je ne veux pas dire que, dans le premier cas, le grain doive être recouvert d’un pied de terre ; tout extrême est dangereux ; mais à six pouces il sera plus long-temps à sortir de terre, & il germera très-bien, sur-tout si la terre qui le recouvre est ameublie au point convenable. J’ai sous les yeux la preuve la plus convaincante de ce que j’avance.

Si la terre est mal labourée, si elle a été travaillée pendant l’humidité, elle doit nécessairement être en mottes, & ces monceaux de terre durcis s’opposeront à la sortie du grain, quand même il seroit seulement enfoui à trois pouces.

À trois pouces ce sera encore trop, tant que dans ces provinces on labourera avec l’araire, (voyez le mot Charrue) qui souleve la terre à quatre pouces de profondeur, & tout au plus à cinq, parce que les racines ne trouveront pas à s’enfoncer, & seront obligées de s’étendre horizontalement & de ne faire, pour ainsi dire, qu’une seule masse avec les racines des plantes voisines.

Il arrive très-souvent la perte complète ou presque complète des récoltes, lorsqu’il ne pleut pas dans le mois d’avril, au moment que les tiges commencent à s’élancer hors du collet de la racine. Si la sécheresse se soutient, tout est perdu, & à peine recueille-t-on la semence.

Si la semaille a été hâtive, si la terre a été auparavant convenablement défoncée à huit, neuf ou dix pouces de profondeur, si le grain est recouvert par quatre à cinq pouces de terre meuble, il craindra moins les funestes effets de la sécheresse, & on aura au moins moitié de la récolte quand les autres n’auront que de la paille & en petite quantité. Cette assertion est fondée sur l’expérience & sur la théorie de la végétation du blé. Le grain germe, ce germe ou radicule première s’enfonce en terre, la plantule se développe, perce le sol, pénètre au jour, & s’élance. La radicule s’enfonce jusqu’à ce que de nouvelles racines sortent du collet ; (voyez ce mot) celles-ci sont seulement fibreuses, s’enfoncent autant qu’elles trouvent une terre meuble. J’en ai vu de plus de huit pouces de longueur, & dans un vase d’un pied de largeur sur un pied de hauteur, celles d’un seul grain de blé tapissoient toute sa surface intérieure. Dans ce second cas, la chaleur ambiante du vase en étoit la cause. Ces deux exemples prouvent au moins que si les racines du blé s’étendent horizontalement & à fleur de terre dans nos champs, il faut l’attribuer à la mauvaise culture & au peu de profondeur de leur recouvrement. Aussi la sécheresse ne les épargne pas.

Les habitans des pays tempérés & de nos provinces du nord, où les pluies sont communes & la chaleur tempérée, se persuaderont difficilement que celles du midi soient quelquefois de cinq à sept mois, & même plus, sans qu’il y tombe une seule goutte de pluie ; le fait n’est pas moins vrai, & s’il y pleuvoit pendant douze heures de suite, une seule fois par mois, ces provinces, naturellement si sèches, seroient les plus fertiles ; car la chaleur du climat, le voisinage de la mer donnent à la végétation une activité surprenante.

Dans les provinces du centre du royaume, tempérées, & dans celles du nord, naturellement plus froides, il seroit dangereux d’ensevelir aussi profondément les semences, puisque la chaleur de la masse de la terre & celle de l’atmosphère ne sont pas aussi fortes pendant l’été & l’automne, & que les froidures d’hiver y sont plus précoces. Recouvrir de trois à quatre pouces les grains semés de bonne heure, est suffisant.

La manière de recouvrir varie suivant les provinces ; dans les unes, le dernier labour est fait à larges & profonds sillons, & dans les autres, les sillons sont moins profonds, parce qu’ils sont plus serrés. Après avoir semé, on passe la herse à une ou à plusieurs reprises. Dans quelques endroits, & sur-tout dans ceux où l’on laboure avec l’araire simple, c’est-à-dire, sans oreille, on recouvre en labourant de nouveau sur le semis avec la même araire ; quelques-autres labourent avec l’araire à oreille & recouvrent de même. Je n’ajouterai plus rien à ce sujet ; j’aime mieux laisser parler Olivier de Serres. Il est bon de remarquer qu’il écrivoit à Pradelles, situé dans les montagnes du Vivarais, sans quoi je paroîtrois être en contradiction avec l’auteur que je cite. Il faut donc seulement s’attacher aux généralités.

« La semence sera esparse le plus esgalement qu’on pourra, & couverte de terre seulement de deux à trois doigts, afin de la faire naistre & accroistre avec profit, plus ou moins de terre lui étant nuisible. Le bled inégalement semé ne peut naistre qu’inégalement ; c’est assavoir, espessement d’un côté & rarement de l’autre. D’où avient qu’en un endroit par trop pressé, ne peut s’avancer qu’en langueur ; en l’autre, les nuisibles herbes s’accroissent parmi, au vuide qu’elles y trouvent, le suffoquent ; & celui trop chargé de terre s’estouffe à cause de la pesanteur d’icelle, n’en pouvant sortir : ainsi voit-on telles inégalités préjudicier beaucoup à ce mesnage. Presque tous les mesnagers se déçoivent en cest endroit ; ceux-là seuls tenant la vraie méthode pour bien semer, qui couvrent leurs bleds à la herce, laquelle esgalement les espard en les fourrant dans terre à la proportion de ses chevilles, selon la longueur que vous leur aurés voulu donner, & trouvée propre à l’expérience. De fait il est raisonnable de confesser que la pluspart des semences se perdent dans la terre, veu qu’elles ne sont communément, mesmes èz bonnes terres, que cinquener ou sixener, au lieu que toutes semences venant à bien faudroient qu’elles rendissent cinquante ou soixante pour un, voire & davantage ; d’autant que d’un grain plusieurs espis viennent & que chaque espi produit plus de vingt grains[2], ainsi que cela se remarque occulairement. Les fourmis, les vermines, les oiseaux & autres bestioles en desgâtent bien une bonne partie, mais non tant qu’il nous en manque à nostre compte, la pluspart de cette perte provenant de la façon de semer & de couvrir, à laquelle adjoutant le non bien choisir la semence, n’est merveilles si nos terres ne répondent pas à nostre intention : prenant la peine d’aller après le laboureur, lorsqu’avec le soc il recouvre la semence, vous le remarquerez facilement. »

» Le semeur, quelque bonne main qu’il ait, jette la pluspart du bled dans le fond des lignes, où en roulant s’emmoncelle, comme dans des Vallons, sans se pouvoir arrester sur la creste des rayes pour leur rebroussement : dont se trouve plus de semences en un endroit qu’en un autre. Là où la pointe du soc passe, un seul grain de bled ne reste, ains aux costés tous s’assemblent par les oreilles ou escus du soc, qui en confusion les y entasse les uns sur les autres, causant que la moindre partie des semences vient à bien, qui est celle qui se rencontre commodément couverte de terre, qu’on voit pousser la première, paroissant à la creste & èz costés du rayon. C’est par bénéfice du remparement du temps & fertilité de la terre, faisant troncher, closser & multiplier à la longue ce peu de grains qui s’y trouvent nais, le reste se dissipant comme si de propos délibéré on le jettoit dans la rivière à nostre intérest & déshonneur de nos terres. »

» Couvrant les semences à la herce, est remède à ce deffaut, en-tant que l’art a du pouvoir, parce qu’également les bleds sont espars sur terre ; laissant les événemens à Dieu, qui donne le naistre & l’accroissement à toutes choses. »

» Par-tout l’on peut se pourvoir de bonnes semences, mais non pas par-tout se servir de la herce pour les diverses qualités & situations des terroirs. Où le fond n’est pas trop pierreux ni trop pendant, la herce jouera avec plaisir : auquel cas servés-vous-en sans mettre en considération les coustumes, d’autant qu’à meilleure occasion ne les sauriez rompre ; mais ne s’y accomodant le lieu, force vous sera de faire vos semences au soc. Et à ce que cela soit à moins de perte, en adoucissant le naturel du soc, que des deux dernières œuvres que baillerés à vostre terre, l’un peu devant & l’autre incontinent après le semer, les lignes soient près à près l’une de l’autre, pour applanir tant qu’on pourra le plan général de la terre, en imitant l’ouvrage de la herce, afin d’espandre là-dessus uniment la semence : ce qui se pourra faire assés bien pource qu’il n’y a beaucoup d’enfoncemens ni retroussemens en la terre ainsi maniée. »

» Quant au couvrir, ce sera au laboureur diligent de limiter cela, donnant à son soc autant de terre qu’il voudra, peu ou prou, & selon la mesure dont il sera résolu charger sa semence : mais de réformer le vice du soc en ce qui est d’emmonceler la semence èz costés, n’y a aucun remède. Pour laquelle cause à cette action demeure la herce, le plus propre de tous les instrumens, faisant naistre & lever la semence esgalement & sortir de terre comme herbes de jardinages & prairies, comme très-belle à l’œil, ainsi qu’avec plaisir cela se remarque en Isle de France, vers St. Denis & ailleurs. C’est pourquoi raisonnablement on se peut esbahir de voir la herce rejettée de beaucoup d’endroits, esquels commodément elle pourroit servir, seulement retenue en peu de contrées ; erreur des plus apparentes en l’agriculture. »

» Encore que le fond ne soit entièrement déchargé de toutes sortes de pierres, la herce ne laissera pas pourtant de jouer, j’entends la coulante, qui facilement passera par-dessus les menues pierres, n’excédant la grosseur d’une noix, ce que la rampante ne pourroit faire par son cours estre en traisnant & arrachant. Et quelque soient des deux herces, outre l’utilité susdite, ce remarquable service s’y trouve, que de mener six fois plus de terre que le soc, objet très-opportun en telle pressée saison des semences, en laquelle les heures & les momens se comptent, pour avec diligence expédier la besogne. Mesmes encore qu’il faille, pour couvrir la semence la herse passe par-dessus deux fois, l’une en long & l’autre en travers, au lieu que le soc fait cela en une seule venue : si ne laisse-t-elle toutes fois d’être d’un plus grand avancement que le soc, ainsi que la pratique le manifeste. »

» Plusieurs, au contraire, tiennent les bleds estre semés ainsi qu’il appartient, quand toutes les rayes laissées ouvertes paroissent évidemment avec grand rehaussement & enfoncement ; à telle cause faisant les lignes de l’ensemmencement fort loin l’une de l’autre, fondés sur ce que les grains ainsi couverts ne craignent tant les eaux de l’hiver qu’autrement logés, lesquelles escoulans au fond du rayon, les bleds demeurent à sauveté èz crestes & costés d’icelui. Mais ce n’est que crépir la muraille qui cheoit de vieillesse, au lieu de la rebastir ; telles sommaires vidanges ne guérissent le mal que les bleds endurent par leurs eaux, pour leur petitesse, incapables de les recevoir ni escouler. C’est seulement par fossés profondément creusés, tenus ouverts ou comblés partie de pierres & recouverts de terre, qu’on épuise les eaux souterraines, & par les rayons faits sur la superficie du champ, celles de la pluye, à l’aide aussi des deux fossés : & toujours demeure cette perte prévenante de l’importun & confus assemblage des grains semés au soc, où tant plus il y a d’intérêt, que plus grande est la distance d’une ligne à l’autre. »

» La crainte des eaux fait qu’en beaucoup d’endroits on dispose le labourage par sillons voûtoyés & rehaussés en rondeur, enfermés entre deux lignes parallèles, larges & profondes, semblables à de petits fossés, selon la pratique de la Beausse & d’ailleurs, aimant mieux se mettre au hazard de mal labourer la terre, que d’exposer leurs bleds à la mercy des extrêmes humidités : sur quoi, sans craindre les priviléges des coustumes, je dirai qu’on se trompe, puisque contre les préceptes de l’art, la terre n’est entrecroissée par la culture, pour la briser ainsi qu’il appartient[3]. La fertilité du terroir de la Beausse (recognue grande par l’abondance des grains qu’il rapporte) suppléant au deffaut du laboureur, aussi tiennent auscuns que despartir la terre en sillons lorsqu’on l’ensemence, est commodité pour le respect de moissonner, où avec moins de frais se fait, ayant les moissonneurs leur besogne esgalement taillée, dont chacun est contraint d’employer sa journée sans fraude, que si à leur discrétion ils se la donnoient, ainsi qu’ils font ayant carte blanche sans limite de leur ouvrage : en quoi véritablement on a raison de brider la déloyauté des mercenaires. »

CHAPITRE VI.

Des soins après que le Grain est recouvert, et pendant qu’il est en herbe.

Section Première.

De l’écoulement des eaux, ou des sangsues, ou des saignées.

Pour peu que le sol du champ soit incliné, & sur-tout s’il est incliné inégalement, il est indispensable de pratiquer des sangsues ou petits fossés d’écoulement de distance en distance : c’est une opération de nécessité première, sans laquelle il faut se résoudre à voir la terre de son champ successivement entraînée dans la plaine, & c’est la raison pour laquelle il ne reste plus que le tuf, que la roche vive sur ces coteaux rapides où on a eu l’imprudence de détruire les bois qui les couvroient & d’en soumettre le sol à la culture du blé, lorsque la fureur des défrichemens (voyez ce mot) régnoit en France. La première attention à avoir est de détourner les eaux pluviales, le plus qu’il est possible, des endroits les plus inclinés ; la seconde, de ne pas craindre de multiplier les sangsues ; plus elles sont longues & en pente roide, plus il s’y rassemble d’eau, plus cette eau a de force & ressemble à un petit torrent qui creuse son lit & entraîne ses bords : la troisième, de tracer les sangsues sur une inclinaison de pente la plus légère, & la quatrième enfin, de varier chaque année le local des sangsues, c’est-à-dire, ne pas les tracer sur les mêmes endroits que les précédentes, parce qu’à la longue elles formeroient autant de ravins. Il est encore essentiel de ne les pas faire aboutir sur un terrain léger, travaillé, ni à pente trop rapide, à moins que ce ne soit sur un roc. Il faut, si on le peut, choisir un terrain chargé d’herbes ; si elles y sont touffues, si elles tapissent bien le sol, l’eau ne peut les entraîner ; elles conserveront le bord du champ, & y retiendront une partie de la terre. Peu de cultivateurs entendent l’art d’ouvrir des sangsues, parce que peu jugent sainement du niveau de pente, & leur donnent trop d’inclinaison. Le grand point est que l’eau s’écoule lentement, qu’elle ne soit pas plus stagnante dans une place que dans une autre. On parviendra à ce but si désiré en multipliant le nombre de sangsues, & plus le sol est incliné, & plus elles doivent être nombreuses attendu qu’il ne reste pas une trop grande superficie de terrain sans écoulement, & que le courant des eaux est toujours en raison du plus ou du moins de la superficie ou de son inclinaison.

J’ai vu des cultivateurs ouvrir une sangsue générale ou maîtresse sangsue, comme ils l’appellent, tout à travers de la longueur du champ, & y faire aboutir toutes les petites sangsues latérales. C’est vouloir de gaieté de cœur établir un torrent au milieu de sa possession. De toutes les manières de saigner les terres, c’est la plus mauvaise. Multipliez les maîtresses sangsues, & multipliez encore plus les latérales.

Toutes les fois qu’il y aura eu une pluie battante ou long-temps continuée, le propriétaire doit envoyer son maître valet, & encore mieux aller lui-même examiner si les saignées ne sont point engorgées, s’il ne s’est point formé de crevasses, & aussitôt faire remédier aux désordres, & sous ses yeux. Si lorsqu’on a fini de donner la première, la seconde façon à un champ, on avoit la sage précaution d’ouvrir des saignées, on conserveroit son terrain, sur-tout dans les provinces méridionales, où les pluies viennent toujours par orage, par averse, où, quand elles commencent sur l’arrière-saison, elles sont toujours de longue durée.

Pour tracer & ouvrir ces sangsues d’une manière convenable, on se sert d’une charrue armée d’une oreille de chaque côté, afin que la terre soit également renversée de part & d’autre, & l’on repasse deux fois dans le même sillon, si on veut lui donner plus de profondeur. Dans l’un & dans l’autre cas, je conseille de placer derrière la charrue un homme avec une pelle, qui égalisera le sol, fortifiera les endroits foibles, & établira plus facilement qu’avec la charrue, un bon niveau de pente.

On objectera que ces saignées multipliées occasionneront la perte de beaucoup de grains ; cela est vrai ; mais le problème se réduit à ceci : Vaut-il mieux, chaque année, perdre un peu de grains, ou successivement toute la terre de son champ ; &, chaque année en particulier, voir entraîner par les eaux la terre végétale ou humus soluble dans l’eau, si difficile à se procurer & qui est la base fondamentale de la végétation ? (Voyez le dernier chapitre du mot Culture) Je laisse au lecteur à donner actuellement la solution du problème.

Section II.

Du sarclage des Blés.

Dans les différentes méthodes de préparer la terre pour semer les blés, imaginées par M. Tull, corrigées, augmentées par plusieurs auteurs, & rapportées au mot Culture, on a vu qu’ils regardoient le sarclage des blés comme indispensable. Les uns, d’après l’opinion de quelques auteurs anciens, ont pensé devoir semer par sillons espacés les uns des autres, afin de pouvoir labourer entre deux, & par une seule opération, produire deux effets à la fois ; l’un de remuer la terre aux pieds des racines, & par conséquent procurer à la plante un labour avantageux, & l’autre, de détruire en même temps les mauvaises herbes. Quelques auteurs recommandent simplement d’arracher les mauvaises herbes avant que les blés commencent à monter en épi ; d’autres enfin regardent cette opération comme très-inutile.

Rien de plus aisé & rien de plus nécessaire que le sarclage des blés, si l’on a adopté la culture de M. Tull ; parce que les herbes les auroient bientôt dévorés, attendu que plus on a semé clair, & plus leurs graines ont de facilité à germer, à végéter, & si on a semé épais, après des labours sagement entendus & par une saison convenable, les blés étoufferont en grande partie les herbes, mais leurs racines se mangeront les unes & les autres. Il y a donc dans toutes les méthodes, même opposées, des inconvéniens ; cependant je préférerai toujours celles aux défauts desquelles il est possible de remédier, & le sarclage est un excellent moyen.

Les herbes sont vivaces, biennes ou annuelles ; on détruit facilement les premières avec peu de soins & des labours faits à propos, sur-tout si on ne leur donne pas le temps de grainer : le chiendent & le froment rampant sont exceptés de cette loi générale ; il en est ainsi de celles dont la durée est de deux ans. Il est plus difficile de détruire les plantes annuelles, parce que la graine des unes germe en février, d’autres en mars, en avril, en été, en automne, &c. ; de manière qu’un labour peut en détruire une espèce, & ne détruit pas celles qui naîtront dans les mois suivans ; souvent même elles ont germé, végété, mûri & séché d’un labour à l’autre. Il sembleroit résulter de ces généralités, qu’on ne devroit pas sarcler les blés : cette conséquence est fausse. Arracher les mauvaises plantes pendant que le blé est en herbe, avant qu’il pousse ses tiges, c’est favoriser l’accroissement du blé ; alors il talera beaucoup, ses feuilles s’étendront, couvriront le sol, & par conséquent étoufferont de leur ombre les plantes étrangères, dont la végétation ne sera pas aussi rapide que celle du blé, & dont le naturel ne leur permet pas de s’élever en même temps que le blé & aussi haut que lui. Les plantes légumineuses, telles que les pois, les vesce sauvages, sont une triste exception à cette loi. Leurs semences enfouies en terre, germent naturellement aux premières chaleurs du printemps, & à peu près à l’époque que le blé commence à monter en épi. Peu de jours après leur germination, elles s’élancent avec le blé, croissent & montent avec les tiges, auxquelles elles s’attachent ; enfin la graine mûrit & tombe avant que le moissonneur abatte le froment ; de manière que les voilà semées de nouveau pour l’année suivante, & peut-être pour deux ans après, si les labours les enterrent trop profondément, & qu’elles ne soient pas ensuite ramenées près de la superficie du sol. Cette inégalité de germination des plantes parasites suppose nécessairement plusieurs sarclages, & chacun a ses avantages & ses défauts. Si on sarcle par un temps sec, on casse la plante près du collet de la racine, on ne l’arrache point, & la plante repousse de nouveau. Si on sarcle par un temps humide, la racine est enlevée, mais la terre est piétinée, pétrie, comprimée, & le blé en souffre. Malgré cela il faut sarcler, parce que le pied des femmes & des enfans ne porte pas sur toute la superficie du champ, & aucun cultivateur n’est assez imprudent pour mettre les sarcleuses lorsque la terre est trop humide. Il convient de choisir les instans, & lorsqu’il s’en présente de favorables, c’est le cas de multiplier les travailleuses. Dépense pour dépense, il vaut tout autant la faire dans une semaine que dans un mois, & la célérité, dans tous les travaux de la campagne, est toujours un grand bien.

Il y a plusieurs manières de sarcler, ou en arrachant les plantes parasites avec la main, & on déchausse moins les racines du blé ; ou en se servant d’une petite pioche large d’un pouce, longue de trois à quatre, & fixée à un manche de deux à trois pieds. La première méthode est préférable, parce qu’elle détruit effectivement l’herbe, pour peu que la terre soit humide. La seconde est plus expéditive, & par conséquent moins dispendieuse ; mais elle ne produit presqu’aucun avantage réel. Si les femmes, les enfans piochetoient, cerfouissoient le champ d’un bout à l’autre, l’opération seroit plus coûteuse, mais excellente ; la plante & la racine seroient détruites ; mais les travailleuses se contentent de couper entre deux terres la tige près de la racine, & ce travail devient nul pour la majeure partie des plantes, parce qu’elles repoussent de nouveau, sur-tout si on commence le sarclage de bonne heure, & on y est forcé lorsque l’on a de grandes possessions & peu de travailleuses dont on puisse disposer à sa volonté. Il est encore un sarclage essentiel, peu de temps avant les moissons, & on ne doit y employer que des garçons, parce que les femmes, avec leurs jupes, coudent, cassent & couchent trop de tiges ; & encore faut-il que les enfans ne marchent pas, mais traînent leurs pieds pour avancer d’un espace à l’autre. Le but de ce sarclage est de se procurer des fromens nets, dépouillés de seigle, d’orge, de vesces, &c. Tous ces grains déprécient beaucoup la qualité du froment au yeux de l’acheteur dans le grenier, & il se sert de cette excuse pour diminuer sur le prix. Si c’est un boulanger, il n’y perdra rien, puisqu’il emploie le grain tel qu’il est, & qu’il ne diminuera pas le prix du pain. Les enfans, les femmes, lorsque les blés sont en herbe au premier printemps, distingueront difficilement le pied du seigle de celui du froment, &c. ; il faut donc, lorsqu’on veut avoir un blé pur, recourir à ce second sarclage.

Les auteurs qui regardent le sarclage comme inutile, ont raison dans un sens ; c’est lorsqu’avec la semence on n’a pas jeté en même temps des graines de plantes parasites, ou lorsqu’après une longue suite de travaux continués pendant plusieurs années, on est parvenu à détruire toutes les mauvaises herbes. Cependant, si on a répandu du fumier sur ces terres, comment se débarrasser des semences importunes que nécessairement il renferme ? Il ne peut, en agriculture, exister des loix générales sans de grandes modifications.

CHAPITRE VII.

Des fléaux qui affligent le froment pendant sa Végétation.

Le froment est souvent exposé à l’action de plusieurs causes qui dérangent ses fonctions d’une manière sensible. Les unes, selon l’époque où elles se présentent, interrompent plus ou moins le cours de sa végétation ; les autres, se manifestant dès le premier développement, vicient & détruisent son organisation ; ainsi, dans le premier cas, le grain conserve sa forme extérieure & sa couleur, il peut encore servir à la nutrition & à la reproduction ; dans le second cas, au contraire, il est défiguré, le germe & la substance farineuse sont entièrement détruits, & par conséquent il est incapable de nourrir & de germer.

Si l’on s’en rapporte aux propos des gens de la campagne & même de quelques écrivains modernes, ce sont toujours les brouillards, les rosées, les pluies & le soleil qui occasionnent les malheurs que leur moisson essuie ; tout vient, suivant eux, de l’atmosphère, & les différens accidens qui arrivent à leur champ & leur verger, sont sans cesse attribués à la nielle ; ce mot est même tellement significatif, qu’on pourroit leur demander chaque année : qu’a fait la nielle cette année-ci ?

Il paroît que les accidens qui arrivent au froment depuis qu’il se développe, pendant qu’il croît, & jusqu’à ce qu’il soit parvenu à une parfaite maturité, ont été regardés comme des maladies dont la dénomination a singulièrement varié ; chaque pays, chaque province, chaque canton leur ont assigné des noms différens ; mais assez communément toutes les maladies du froment sont désignées par le mot charbon & nielle.

Pour éviter cette confusion & présenter, dans un ordre facile à être saisi, les divers accidens qui surviennent au froment pendant sa végétation, nous les diviserons en deux classes : la première comprendra les accidens proprement dits ; il s’agira, dans la seconde, des maladies. Si nous donnons à cet objet autant d’extension, c’est que le seigle, l’orge & l’avoine sont également assujettis à la plupart des accidens & des maladies du froment, & que les mêmes moyens proposés pour diminuer leurs effets ou les prévenir, ayant la même efficacité, nous n’y reviendrons plus, excepté cependant à l’article du seigle, où il sera question de l’ergot, maladie qui affecte plus ce grain que le froment.

Section Première.

Des accidens du Froment.

On est assez généralement d’accord que la température de chaque saison peut concourir au succès de l’agriculture ; mais combien de fois n’a-t-on pas accusé injustement l’atmosphère, en cherchant bien loin ce qui étoit près de soi, pour expliquer les différens phénomènes que présentent si souvent à l’observateur attentif, les semailles & les plantations, la germination, la floraison & la maturité des fruits ?

On sait que, si pendant la floraison il tombe des pluies abondantes, accompagnées de vents & d’orages ; les poussières des étamines sont délayées, dissoutes, entraînées, en sorte que le froment qui n’a pas été fécondé demeure petit & vide.

Quand le froment est encore vert, s’il survient tout à coup de grandes chaleurs, la tige, au lieu de grossir, se dessèche, les grains mûrissent trop promptement, ils n’ont pas le temps par conséquent de se remplir suffisamment de farine.

L’expérience ne prouve encore que trop souvent que la grêle peut occasionner des dommages au froment, en hachant les épis & produisant dans la pièce où elle se répand, un froid glacial qui suspend pendant un temps la végétation, pour laquelle il faut une chaleur douce & continue.

Les vents impétueux occasionnent aussi un tort considérable au froment, en le faisant verser ; la tige, plus ou moins ployée, souffre une espèce d’étranglement ; la sève interrompue dans son cours, ne monte plus jusque dans l’épi, & le grain, s’il n’est pas encore bien avancé, prend peu de nourriture, & est imparfait.

Tous ces grains, ordinairement menus, chétifs & ridés, ont chacun des signes qui décèlent l’espèce d’accident arrivé à leur végétation : ils portent différens noms dans le commerce ; on les appelle blés échaudés, blés retraits, blés maigres, blés coulés, blés stériles, & blés versés.

On sait encore qu’une pluie froide continuelle, pénétrant jusque dans la texture du grain en lait, se combine avec ses parties constituantes, leur fait occuper plus de volume, d’où il résulte que le froment est assez gros, mais léger, à cause de l’abondance de son écorce & de la petite quantité de farine, qui n’est pas de garde.

Enfin, si cette pluie dure plus longtemps, qu’elle se prolonge jusqu’au moment & même après la moisson, le froment, au lieu de se perfectionner dans la gerbe & d’achever sa maturité à la grange, germe & se gâte au milieu des champs.

Il est donc certain que dans le petit nombre d’accidens qui viennent d’être décrits très en abrégé, on reconnoît visiblement l’influence de l’atmosphère ; on voit que la constitution de l’air, la chaleur, le froid, l’humidité, la distribution des pluies en certaines circonstances, la force, la direction & la durée des vents, augmentent, diminuent ou anéantissent le produit de nos récoltes : mais que certains brouillards du printemps occasionnent, comme on le prétend, la rouille, cet accident qui survient en un clin-d’œil au froment, avant & après la formation de l’épi : c’est ce qui paroît bien difficile à concevoir. Entrons dans quelques détails à ce sujet, cet accident étant un des plus redoutables du froment, & affectant également presque tous les graminés ainsi que beaucoup d’autres végétaux.

Section II.

De la Rouille.

C’est un accident, & non une maladie, qui survient presque toujours, aux plus beaux fromens, & à l’instant précisément on ils sont dans une vigoureuse végétation. Les écrivains sacrés & profanes de l’antiquité en ont fait mention sous le nom de rubigo, la rouille ; disons un mot sur la manière dont elle se forme, & sur ses effets.

On l’aperçoit d’abord sur les feuilles & sur les tiges, sous la forme de petits points d’un blanc sale : ces points s’étendent par degrés, & prennent une teinte roussâtre ; bientôt à l’endroit où ils paroissent, il se forme une poussière de couleur jaune oranger ou d’ochre, peu adhérente, inodore & sans saveur ; elle jaunit les doigts, s’attache aux habits des hommes & aux poils des animaux qui courent dans les champs : la paille en est sale, de mauvaise odeur, & déplaît aux bestiaux.

Tant que la rouille ne se montre que sur les feuilles, elle ne fait pas grand tort à la plante ; mais lorsqu’elle se communique au tuyau, & que l’épi est à peine hors du fourreau, si le soleil vient ensuite à paroître, le froment sur lequel il dardera ses rayons, se trouvera presque réduit à rien, & s’il approchoit au contraire de la maturité, il contiendra la farine en proportion : mais, au lieu du soleil, s’il arrive une rosée, de la pluie, ou qu’il fasse du vent, alors les germes de la rouille sont détruits, & le grain est sauvé.

Ne paroîtroit-il pas plus conforme à la saine physique & à l’observation, d’attribuer l’accident de la rouille à l’abondance d’un suc nourricier résultant d’une végétation trop vigoureuse, plutôt qu’aux brouillards, qui n’y ont aucune part directe ?

Dans les mois de mai & de juin, il règne quelquefois une humidité chaude qui dilate & brise le tissu des feuilles & des chalumeaux, donne occasion à l’épanchement d’un suc mucilagineux, qu’on nomme le miellat. (Voyez ce mot) Cette liqueur, par sa consistance & sa ténacité, bouche les pores de la plante, intercepte & arrête sa transpiration, mais la pluie lavant les feuilles & les tuyaux enduits d’un vernis muqueux, & le suc extravasé étant dissous & entraîné par l’eau, le mal n’est pas aussi considérable qu’on l’avoit d’abord appréhendé ; ainsi les dégâts qu’occasionne la rouille font plus ou moins de tort aux propriétaires, selon que les grains sont plus ou moins avancés.

Section III.

Des moyens de diminuer les accident du Froment.

Ce n’est pas toujours l’inconstance des saisons qui trompe l’espoir des cultivateurs ; la nature du grain dont ils se servent pour semence, & les précautions qu’ils y emploient, influent souvent autant que l’atmosphère sur la qualité & le produit de la moisson ; on ne sauroit donc trop recommander d’apporter les plus grands soins au choix des grains que l’on doit ensemencer, & de leur faire subir une préparation préliminaire avant de les confier à la terre. Cette préparation s’appelle le chaulage, parce que la chaux en fait la base. (Voyez le mot Chaulage) On en parlera encore lorsqu’il s’agira d’indiquer la méthode préservative des maladies du froment.

Comme un homme vigoureux, bien constitué & très-sain, n’est pas aussi susceptible des vicissitudes de l’atmosphère que celui qui est né foible & délicat, il en est de même des végétaux : le chaulage met le grain en état de germer aisément & promptement, de produire une plante plus forte, plus féconde, qui résiste davantage à la gelée, aux pluies & aux autres intempéries.

Cependant il y a quelques accidens dont on pourroit trouver dans les circonstances qui les accompagnent, les moyens d’en diminuer les effets, en usant de certaines précautions pour les empêcher d’exercer toute leur activité : par exemple, comme la rouille arrive assez ordinairement par un temps calme, on a imaginé de promener des cordages pour empêcher les brouillards prétendus d’y déposer ce qui forme cet accident ; sans doute que par le moyen de cette agitation on détermine la liqueur extravasée à s’étendre & à couler : il est d’ailleurs démontré que les secousses imprimées aux plantes par l’action des vents, leur sont quelquefois très-nécessaires ; elles facilitent la circulation de la sève, & sont, comme le remarque M. Toaldo, à l’égard des végétaux, ce qu’est l’exercice pour les animaux.

Quoique la pluie enlève très-visiblement les germes de la rouille, il seroit ridicule sans doute de proposer d’arroser les feuilles des grains qui en auroient éprouvé la mauvaise influence, parce que ce conseil ne conviendroit qu’à un particulier qui auroit un petit champ & suffisamment d’eau à sa disposition : mais M. de Chateauvieux prétend qu’en coupant les feuilles rouillées il en repoussera de nouvelles qui prospéreront mieux que si on ne faisoit ce retranchement ; ce moyen, il est vrai, ne peut être employé que dans le cas où la rouille attaqueroit ces blés en automne ou de bonne heure au printemps.

M. l’abbé Tessier, qui vient de publier un Traité des maladies des grains, & qui a adopté notre opinion sur la cause de la rouille, observe, que puisque les terres dans lesquelles on a rendu trop considérable l’engrais du partage, sont plus sujettes à cet accident que d’autres, on devroit laisser les troupeaux moins de temps dans chaque parc, ou lui donner plus d’étendue, ou y renfermer moins de bêtes à laine ; par cette attention, non-seulement on évitera la rouille dans les années où elle a lieu, mais on empêchera encore les grains de verser, inconvénient aussi fâcheux que la rouille. Il faut encore que les cultivateurs aient soin de ne pas faire couper les premiers, les fromens qui ont souffert de la rouille, afin que s’il vient à pleuvoir pendant la moisson, la paille soit lavée & que les grains en deviennent plus ronds.

Ne pourroit-on pas encore trouver dans la manière de recueillir le froment, les moyens de mettre ce grain à couvert de l’humidité, qui lui fait tant de tort, & empêcher que les pluies qui tombent pendant & après la moisson, ne pénètrent dans l’intérieur, n’affoiblissent les propriétés des parties constituantes, & ne leur donnent la disposition prochaine à germer & même à se gâter ? Ce moyen, bien simple, consiste à mettre le froment en petites meules sur le champ même où on l’a récolté, & aussitôt qu’il a été scié ; chaque meule doit avoir six à sept pieds d’élévation, & contenir cinquante à soixante gerbes. Mais quelqu’avantageuse que soit l’immersion du froment dans une eau de fumier & de lessive, employée ordinairement pour la préparation des semences, on est bien éloigné de penser qu’elle puisse jamais garantir le grain une fois développé, des accidens qui lui surviennent pendant qu’il croît & jusqu’à ce qu’il soit récolté : comment en effet empêcher les dégâts de la grêle, de la pluie, de la sécheresse ? heureusement les cultivateurs sont dans une position moins critique à l’égard des maladies du froment ; ils peuvent, moyennant quelques soins, s’en garantir.

CHAPITRE VIII.

Des maladies proprement dites du Froment en herbe.

Les maladies principales qui attaquent le froment, sont de trois espèces, savoir, le rachitisme, le charbon, & la carie. Il ne s’agit pas, comme dans les accidens dont il vient d’être question, d’une simple altération de la paille, de la maigreur des épis, de la petitesse des grains & de leur germination ; c’est une monstruosité particulière qui annonce la perte du froment avant sa formation ; c’est un épi qui n’est composé que d’une poussière noire & sèche, sur laquelle on diroit que le feu a exercé on action ; enfin, c’est un grain qui conserve jusqu’à la moisson la forme extérieure, mais qui, au lieu de se trouver rempli d’une substance blanche & inodore, ne contient plus qu’une matière pulvérulente, grasse, noirâtre & infecte, une vraie peste des semences.

Pour se convaincre que les maladies du froment résidoient dans la semence, & qu’elles n’étoient pas l’ouvrage de l’atmosphère, du terrain ou d’une des parties constituantes détruites, il suffisoit de remarquer que dans le même champ, sous le même ciel, & parmi plusieurs espèces de froment appartenantes à différens particuliers, il y en avoit la moitié infectée, tandis que d’autres en offroient à peine un épi ; il suffisoit de voir que le dérangement des parties organiques de la plante étoit décidé avant qu’il fût possible de savoir ce qui pouvoit l’avoir occasionné.

Outre les maladies communes au froment, & les différens accidens qui lui arrivent pendant sa végétation, il peut y avoir encore beaucoup d’autres circonstances capables de donner lieu à des états particuliers du grain : on a vu des fromens ayant une apparence saine, se trouver gâtés à leurs extrémités seulement ; on en a vu couverts de petites taches noires, & l’intérieur conserver la blancheur de la farine ; enfin, il y en a qui ont exhalé sur pied une mauvaise odeur, quoiqu’ils n’offrissent aucune marque viciée. Il en est de même des animaux, dont les maladies principales sont connues, mais dont les variations sont infinies : cela ne doit pas nous empêcher de chercher les moyens de prévenir celles dont on a découvert la nature & l’origine.

Une particularité bien digne de remarque, c’est de trouver sur une même tige, non-seulement plusieurs épis dont les uns sont sains & les autres malades, mais encore sur un même épi, des grains rachitiques, des grains cariés, des grains charbonnés, & enfin de bons grains. Nous avons, il est vrai, plusieurs exemples de pareils phénomènes ; car en comparant la tige du blé avec l’arbre, on voit qu’elle ne diffère qu’en ce que les grains, qui sont le fruit du froment, se trouvent rassemblés autour d’un axe commun, tandis que le fruit des arbres est épars sur les branches, mais c’est toujours le même suc, les mêmes canaux : or, cependant nous voyons des pommes sans aucunes taches à l’extérieur, pourries néanmoins au dedans, des pêches dont la chair est excellente & le noyau gâté ; des coings, des prunes & des abricots traversés par une larme de gomme.

Mais arrêtons-nous à décrire les maladies du froment, de manière à les faire reconnoître & distinguer par les laboureurs les moins éclairés : ce que nous allons exposer est en partie le fruit de la lecture des ouvrages de M. Tillet, & de nos entretiens particuliers avec cet académicien estimable, qui a passé les années les plus précieuses de sa vie à découvrir la nature & l’origine de ces maladies, ainsi que les remèdes qu’on devoit y apporter pour les prévenir.

Section Première.

Du Rachitisme.

Le rachitisme, ou le froment avorté, se manifeste sensiblement au printemps sur les pieds qui en sont affectés ; le fourreau, les balles, les barbes sont contournés & recoquillés à mesure que l’épi sort de l’enveloppe & que le grain avance vers la maturité. La couleur change sensiblement, parce que de verte qu’elle étoit, elle prend une nuance bleuâtre & passe au brun plus ou moins foncé. La forme de ce grain contrefait n’a presqu’aucune ressemblance avec celle du froment sain ; il est sillonné dans toute sa longueur qui n’est que la moitié de celle du grain ordinaire & se trouve terminée par une, deux & quelquefois trois pointes ; on croiroit à la première inspection que ce sont plusieurs grains réunis en un seul.

La substance que le froment rachitique contient, ne remplit point entièrement la cavité du grain ; elle est blanche étant humectée, elle offre au microscope des filets mouvans qui ne sont autre chose que les fameuses anguilles aperçues par MM. Needham, Roffredy & Fonterna : le second de ces trois célèbres observateurs a fait des expériences pour savoir si cette maladie étoit contagieuse & de quelle espèce étoient les anguilles dont il s’agit.

Il a suivi la nature & la progression de ces anguilles dans tous les états qu’elles prennent depuis le moment de leur naissance jusqu’à celui de leur destruction totale. On peut consulter sur l’origine du rachitisme les deux Mémoires que M. Roffredy a publiés à ce sujet dans le Journal de Physique des mois de janvier 1775 & de mai 1776.

Cette maladie du froment, très-commune en Italie, ne paroît pas l’être autant dans nos contrées ; elle n’est donc pas aussi généralement répandue que les deux autres dont on va lire la description.

Section II.

Du Charbon.

La plante charbonnée ne se distingue pas d’abord de celle qui ne l’est pas ; mais à peine l’épi a-t-il acquis deux pouces de longueur, qu’on y apperçoit déjà une espèce de moisissure, il blanchit insensiblement ; le fourreau, la tige & les barbes ont une apparence saine, ce qui semble prouver qu’il n’y a exactement que le grain qui soit vicié.

Cette maladie se présente sous un aspect étonnant, l’épi tout entier se pourrit & se dessèche ; la partie farineuse du grain, ainsi que son enveloppe sont réduites en une poussière noire, fine, légère & comme brûlée ; il ne reste plus que le noyau, ou le squelette de l’épi qui se brise aisément ; cette poussière charbonnée, examinée au microscope, n’offre qu’un corps pulvérulent de différentes formes.

Une observation qu’il ne faut pas omettre ici, c’est que quand d’un pied de froment il sort une tige charbonnée, & que de cette même tige il en naît une autre qui en est totalement indépendante, cette tige secondaire est toujours affectée de charbon ; ce qui a lieu aussi pour le rachitisme & la carie.

La véritable cause du blé charbonné n’est pas encore bien connue : chacun a hasardé son sentiment : M. Tillet pense que cette maladie est décidée au moment où le grain germe, & il en a apperçu les premiers symptômes dans la racine ; les ravages qu’elle exerce sont bien plus considérables encore dans l’orge & l’avoine que dans le froment. Il n’est pas encore bien décidé que la poudre de charbon soit contagieuse pour le froment, & pour les autres graminées, cette inoculation paroît seulement plus difficile que celle de la carie.

Section III.

De la Carie.

La plus redoutable des maladies du froment, c’est la carie, appelée bosse, en quelques pays, & dans d’autres cloque ou chambucle ; les phénomènes qu’elle présente sont entièrement différens de ceux du rachitisme & du charbon ; ses suites sont aussi plus dangereuses, parce qu’elle paroît plus universellement & plus abondamment répandue.

Quoiqu’on distingue cette maladie avant le mois de février, les progrès de la végétation ne sont cependant point retardés. La tige est droite & élevée, les feuilles sont communément sans défaut ; mais à peine la floraison est-elle établie, que les épis cariés se font reconnoître par une couleur verte, les balles sont plus ou moins tachées de points blancs, les grains acquièrent un volume plus considérable que dans l’état naturel, la couleur est d’un gris-sale, tirant un peu sur le brun ; l’enveloppe est mince & moins forte.

Si on écrase le froment carié, on le trouve rempli d’une poussière noire qui exhale une odeur de poisson pourri ; vue au microscope, elle n’offre aucun mouvement animal ; c’est un amas de globules transparens, assez égaux entr’eux. C’est cette poussière qui étant répandue sur un grain parfaitement sain, le pénètre lorsqu’il commence à s’amollir, imprègne de son poison le germe naissant & perpétue dans la plante le venin subtil dont elle est le principe ; telle est la cause de la carie, que l’on auroit peut-être attribuée long-temps, sans M. Tillet, aux intempéries de l’air, aux brouillards, à la nature & à l’état des fumiers, aux rayons du soleil, aux influences de la lune, & à quelques autres raisons semblables aussi peu fondées.

La carie, si terrible dans son origine, devient moins pernicieuse pour la semence à mesure qu’elle vieillit ; mais il y a toujours lieu de présumer qu’elle ne se forme pas d’elle-même, qu’elle est un mal étranger à nos climats, & qu’elle n’y règne que par contagion.

CHAPITRE IX.

Méthode préservative des maladies du Froment.

Dès que M. Tillet eut reconnu que la carie, la maladie la plus formidable du froment, avoit la faculté de corrompre le grain le plus sain, il ne songea plus qu’à chercher son remède & ce ne fut pas infructueusement. De tous les moyens employés, aucun ne réussit mieux & plus constamment que celui composé de cendres & de chaux vive. Rappelons-en la préparation ici, on ne sauroit la mettre trop souvent sous les yeux du Fermier, puisqu’elle exige peu de soins de sa part, que la matière qui en est la base est toujours sous sa main ; que d’ailleurs l’application en est simple, facile & nullement dispendieuse : mais quand bien même les grains ne seroient pas infectés de carie, de charbon, ou de rachitisme, la lessive dont nous allons parler ne peut que leur être très-avantageuse, elle les fortifie & les met en état de résister davantage aux intempéries de l’air.

On choisit une des cuves destinées à couler la lessive ; on bouche l’ouverture à laquelle on est dans l’usage d’adapter un tuyau pour conduire l’eau dans la chaudière ; on met au fond de la cuve quelques petits morceaux de bois qui s’entrecroisent ; on garnit le surplus d’un drap de toile forte, de manière qu’il déborde par-dessus la cuve & à travers lequel il ne puisse passer que de l’eau ; on y met cent soixante livres de cendres de gros bois neuf, ou deux cents livres de cendres de petit bois & davantage si le bois qu’on a brûlé a été flotté, & trois cents vingt pintes d’eau, mesure de paris ; cette dose est pour huit setiers ou un muid de froment ; on laisse la cendre & l’eau pendant trois jours, ayant soin de remuer de temps en temps avec un bâton, ensuite on débouche le trou qui est à la partie inférieure de la cuve ; on ajuste à sa place le tuyau pour conduire l’eau dans une chaudière sous laquelle on doit faire du feu. Chaque fois que la chaudière est remplie, on en verse l’eau dans la cuve sur la cendre qu’on doit encore remuer plusieurs fois jusqu’à ce que tout soit chaud comme pour une lessive de linge.

Alors, au lieu de verser l’eau de la chaudière dans la cuve où est la cendre, on la verse dans une cuve vide ou dans des tonneaux ; mais lorsque l’eau qui sort de la cuve est sur sa fin, on en réserve une partie qu’on fait bouillir dans la chaudière même, en y jetant vingt livres de chaux vive, pour la faire dissoudre entièrement ; on mêle cette eau de chaux avec toute l’eau retirée auparavant de la cuve : la cendre qui reste dans le drap ne peut plus servir ; il en faut de nouvelle, si on veut faire une autre lessive. Quand on a des vaisseaux assez grands, on peut préparer à la fois une lessive pour plusieurs muids de semence ; il ne s’agit que d’augmenter à proportion les doses de cendres, d’eau & de chaux.

On peut, au lieu de former des lessives exprès, réserver les eaux qui ont servi à couler le linge, & qui tiennent encore en dissolution une partie du sel des cendres dont on s’est servi ; comme les cendres fournissent à peu près dix livres par quintal, on pourroit les remplacer par cette matière, ou même par la soude. C’est à l’économie éclairée de présider à ces substitutions ; pourvu que les ingrédiens qui entrent dans la lessive s’y trouvent avec les proportions indiquées, cela suffit.

Emploi de la Lessive.

On mettra la quantité de froment indiquée dans le tonneau ou la cuve qui contient la préparation de lessive ; on remuera avec un bâton, & on écumera les grains légers & nuisibles qui montent à la surface ; de petites corbeilles à deux anses, de huit à dix pouces de profondeur, seront plongées dans la cuve ; on les y remplira de froment, qu’on remuera encore ou avec une écumoire ou avec un bâton court, au moment où on les enlèvera ; lorsqu’il sera bien égoutté, on l’étendra sur le plancher, afin qu’il sèche ; on le retournera au moins une fois par jour, jusqu’à ce qu’on le sème. Par cette méthode tous les grains de froment se mouillent & s’imprègnent de la lessive ; toute autre méthode ne remplit pas aussi bien l’objet, & c’est absolument la seule que les fermiers devroient adopter.

Lorsque la méthode préservation & le moyen de l’appliquer n’opèrent pas tout l’effet désiré, c’est que la chaux qu’on a employée ne valoit rien, ou qu’on en a diminué la dose, ou bien encore parce qu’on a négligé quelques soins dans la préparation de la lessive, ou de l’immersion de la semence ; car on ne peut plus douter qu’elles ne soient un spécifique infaillible, non-seulement contre les maladies du froment, mais encore contre celles des autres graminées.

Réflexions sur le remède des maladies du Froment.

On sent bien que si la lessive doit être généralement adoptée dans tous les pays à bois, comme la moins dispendieuse & la plus efficace pour l’objet qu’on a en vue, elle deviendroit impraticable à raison de son prix, dans les endroits où les cendres sont fort chères.

Dans tous les cantons où les cultivateurs sont à portée de se procurer de l’eau de la mer, ils s’en servent au lieu de lessive ; ailleurs c’est du sel marin ou du salpêtre qu’on fait dissoudre dans l’eau ; il y a des pays où l’on emploie l’urine & les fientes d’animaux putréfiées, la suie, la saumure, le jus de fumier, l’eau de mare, à la place des cendres ; mais, dans tous ces cas, il ne faut pas oublier d’employer la chaux ; sans elle, les sels, les matières végétales ou animales en putréfaction, n’auroient pas assez de corps & d’activité pour détruire les principes contagieux de la semence infectée, & lui servir ensuite d’engrais. Il paroît même que la chaux à grande dose est en état de tout remplacer.

De quelque manière que la lessive exerce son action sur le froment moucheté, soit qu’elle décompose & détruise le principe contagieux en le combinant ou le volatilisant, soit qu’elle n’agisse que comme un détersif qui emporte la poussière de carie, il est toujours certain qu’elle produit l’effet annoncé, & qu’en adoptant tous les faits que M. Tillet a recueillis, il est démontré que les laboureurs qui apportent une attention scrupuleuse a la préparation de leurs semences, & à n’employer aucun fumier où il entre des pailles infectées, ne voient jamais leur moisson ravagée par les maladies. Il seroit donc à souhaiter qu’on ordonnât des essais authentiques de cette lessive dans chaque canton du royaume, avec l’appareil propre à enflammer les esprits, & qu’à l’approche des semailles, les curés des campagnes en fissent le sujet d’une instruction pastorale, à la portée des gens de la campagne.

Comme le chaulage & les lessives préparées & appliquées de la manière qu’il convient, préserveroient les grains des insectes, des maladies, leur donneroient en même temps plus de vigueur, pourquoi donc a-t-on recours quelquefois à ces prodiges de fécondité, qui nuisent plus à se végétation qu’ils ne la favorisent ? L’agriculture a malheureusement ses charlatans comme toutes les autres sciences, mais heureusement aussi elle a des principes certains ; il importe donc de se prémunir contre ces hommes à secrets, qui profitent de l’enthousiasme des uns & abusent de la crédulité des autres.

Que toutes ces recettes bizarres, que ces prétendus spécifiques vantés par des ignorans, soient bannis à jamais de nos livres élémentaires, puisqu’ils peuvent faire un tort infini aux progrès de l’agriculture & à la fortune des cultivateurs ; n’y admettons que ce qui paroît démontré & confirmé par l’expérience journalière : choisissons les grains de semence, trempons-les toujours dans l’eau de fumier animée par la chaux, & si les circonstances nous forcent d’employer pour les semailles des grains infectés par la carie ou d’autres maladies, n’oublions jamais de leur appliquer la lessive indiquée, si nous voulons avoir des récoltes abondantes & saines ; ces précautions, que la physique a approuvées, vaudront infiniment mieux que tous ces spécifiques qui n’ont jamais eu de succès réel : connoissance parfaite du sol, engrais, labour, préparation des semences, voilà les maximes fondamentales du premier de tous les arts. (Voyez ce qui a été dit au mot Chaulage). M. PARM.

CHAPITRE X.

Du temps, de la manière de moissonner le Froment, et de le monter en gerbier.

Section Première.

De l’époque de la moisson, & de la manière de la lever.

Déjà la paille est dorée, déjà l’épi jaunissant s’incline vers la terre, & rend hommage à Cérès ; déjà les blés sourient à la vue du cultivateur, & il faut être propriétaire pour sentir tout le charme de ces momens délicieux : l’intérêt y est pour quelque chose ; mais je crois qu’un sentiment d’amour propre est plus fort. L’on se dit avec contentement : Voilà les blés que j’ai semés, leur beauté est due à mes travaux, c’est mon ouvrage : heureux délire, qui fait oublier les craintes, les anxiétés dont le cultivateur a été agité depuis le moment que le grain a été confié à la terre, jusqu’à celui de la moisson ! Cette joie si naturelle n’est pas encore parfaitement pure ; les blés sont sur pied, un orage, une grêle vont peut-être au moment de la plus douce jouissance, bouleverser, détruire, anéantir & l’espoir & la précieuse récolte de ce propriétaire : que d’exemples pareils ! Il échappe aux orages ; mais les apsides lunaires se trouvent aux points équinoxiaux ; (Voyez les mots Almanach, Lune) les craintes reviennent, des pluies continuelles vont inonder, coucher, & pourrir ses moissons. Si par de nouvelles combinaisons de ces points lunaires, le ciel redevient serein, le cultivateur voit renaître la douce espérance, & la joie brille sur son front ; peut-être sera-t-elle de courte durée, sur-tout dans nos provinces méridionales. La chaleur du jour est dévorante, le vent nommé siroco en Italie, s’élève, il dessèche les balles dans lesquelles les grains sont renfermés ; elles s’ouvrent, & la terre est presque dans un clin-d’œil ou dans la journée, jonchée des grains, d’une partie & quelquefois plus de la moitié de la récolte. Telles sont les inquiétudes sans cesse renaissantes qui froissent l’ame & ballottent la fortune du cultivateur, jusqu’à ce que ses blés soient sur l’aire ou dans ses greniers. Les habitans des villes, tranquilles au coin de leur foyer, disent froidement : nous payerons le pain un peu plus cher dans le cours de cette année, & ne daignent pas jeter un œil de compassion sur le sort de ce malheureux fermier, de ce pauvre cultivateur qui perd & ses avances premières, & ses travaux, & l’unique ressource qui lui restoit pour vivre. L’homme est injuste lorsque le tableau de l’infortune est éloigné de ses regards.

Ces exemples de calamités, trop souvent répétés, sont des leçons instructives ; aussi le propriétaire intelligent qui a de la prévoyance, n’oublie rien de ce qui peut lui faire éviter ces malheurs en tout ou en partie. Long-temps d’avance il rassemble l’argent & les vivres nécessaires pour la nourriture & le salaire des moissonneurs ; le grain est toujours plus cher dans cette saison que dans le reste de l’année. Dès le mois de mai & même plutôt il arrhe ses ouvriers, fait son marché avec eux, les lie par des conventions écrites ou faites en présence de témoins. S’il attend plus tard, il n’aura plus à choisir parmi les travailleurs ; les bons seront arrêtés, les mauvais lui imposeront la loi, parce qu’il sera forcé de recourir à eux ; & en les payant très-chèrement, sa récolte sera la dernière levée de tout le canton, & la plus mal ramassée. Je suis bien éloigné de conseiller de choisir de bonne heure ses travailleurs afin de les payer au-dessous d’un prix raisonnable. Si l’on envisage les sueurs dont ces malheureux vont être couverts, la peine qu’ils auront dans les mois les plus chauds de l’année, sans cesse le corps courbé, en mouvement de la tête aux pieds, dans une posture fatigante, & le visage tourné contre terre, on conviendra, à moins qu’on ait une ame d’acier, que jamais salaire n’est plus justement mérité & argent mieux gagné.

Avant de commencer la moisson, l’aire (Voyez ce mot) doit être rebattue à neuf, les charrettes, les traits des bestiaux en état, ainsi que tous les outils nécessaires. Les propriétaires négligens paieront chèrement le manque d’attention sur les plus petits détails.

La méthode de lever la récolte, varie suivant les provinces. Dans l’une on travaille à la journée, & tous les ouvriers sont soumis à un chef choisi parmi eux ; dans d’autres on donne à prix fait, & ce prix fait varie encore de plusieurs manières. Ici on paie tant par mesure de blé semé, & les moissonneurs sont obligés d’abattre le froment, de le rassembler en gerbes & de les lier ; cette dernière opération est l’ouvrage des femmes qui suivent les coupeurs. Là, les coupeurs en nombre fixé, font un traité avec le particulier, d’abattre la moisson, de la conduire à l’aire, (le propriétaire fournit les voitures) de la monter en gerbier, de la battre, de la vanner & de porter enfin le blé net dans le grenier. Ces ouvriers ne sont pas communément payés en argent. Ils ont, par exemple, 2, 3 ou 4 mesures de grain sur 20 mesures, c’est-à-dire, que le propriétaire en a seize, & que les moissonneurs se partagent entr’eux les quatre autres. Dans certains cantons ils lèvent 7 sur 10, ce qui dépend du plus ou moins grand nombre de travailleurs qui se présentent, & ils se nourrissent à leurs frais lorsqu’ils se paient par eux-mêmes.

Quand l’on peut choisir, & que l’on n’est pas obligé de plier sous la loi impérieuse de la coutume du canton, la dernière méthode est préférable, parce qu’il est de l’intérêt de l’ouvrier, 1°. de bien moissonner ; 2°. de bien lier les gerbes ; 3°. de les retourner à propos sur le champ ; 4°. de les monter en gerbier de manière que les blés ne soient pas pénétrés par la pluie ; 5°. de les battre & vanner convenablement ; enfin, le maître ne peut pas perdre par leur faute, sans qu’une partie de la perte ne retombe sur eux, & il résulte un bien pour tous de cet intérêt réciproque.

La plus mauvaise de toutes les méthodes est de nourrir & payer à la journée. Les ouvriers ne sont jamais contens de la nourriture, boivent beaucoup, travaillent peu, puisqu’il est de leur intérêt que l’ouvrage soit de longue durée, & pour peu qu’il survienne du mauvais temps, ils ne vont pas à l’ouvrage, la gerbe pourrit sur le champ, & la récolte en souffre.

Si le prix fait du moissonnage est argent, si celui du battage, vannage, &c. l’est aussi, qu’arrive-t-il ? pour moins se courber & hâter le travail, l’ouvrier coupe la paille à plus d’un pied au-dessus de la terre ; en donnant à son bras toute son étendue, & le ramenant en demi-cercle il embrasse avec la main gauche la plus grande quantité possible de paille, serre peu cette main, donne son coup de faucille sans aucune attention, il reste beaucoup de tiges couchées ; un grand nombre d’épis cassés au haut des tiges par le contrecoup, tombent ; la paille coupée est mal étendue sur la terre ; la lieuse la ramasse à la hâte, &c. &c. & l’on perd souvent un cinquième ou sixième de sa récolte.

Quant au battage & au criblage, il importe peu à ces ouvriers que le grain reste dans l’épi, que le blé soit net, il n’en est pas moins payé, & c’est tout ce qu’il demande.

J’insiste sur ces objets, parce que voulant me convaincre de la méthode la plus avantageuse au propriétaire, je les ai toutes éprouvées, & j’ose assurer que la meilleure est de payer en blé ou en argent, en fixant le salaire sur la mesure. Dans ce cas l’ouvrier ni le propriétaire ne sauroient être trompés.

Les outils destinés à couper la moisson varient dans leur forme, suivant les provinces, (voyez leur description aux mots Faucille, Faulx) lorsque j’ai fait l’article Faulx, je ne connoissois pas celle qu’ensuite j’ai trouvée décrite dans le Journal Économique du mois d’août 1752 : en voici la description, & on la verra représentée dans la gravure du mot Instrumens d’agriculture.

» Nos moissonneurs (c’est l’auteur qui parle) ne peuvent embrasser de blé pour le scier, qu’autant que leur main peut en contenir, & leurs faucilles sont si recourbées, que dans l’ardeur du travail il arrive souvent qu’ils se coupent les doigts, &c. Les faucilles dont on se sert auprès de Constantinople, n’ont qu’une courbure médiocre, & telle qu’on la verra représentée. La lame n’est point arrondie, elle forme une espèce d’équerre très-évasée. Les ouvriers ont de plus dans la main gauche un outil de bois, dont le manche est percé de trois trous ; ils passent trois doigts de la main gauche dans ces trous, & embrassant avec la partie courbe, ou bec de cet instrument beaucoup plus d’épis qu’ils ne pourroient faire avec la main seule, il les contiennent avec le pouce, & les scient sans crainte de se couper les doigts qui sont garantis par le manche où ils entrent. Ainsi, travaillant avec sureté ils avancent leur ouvrage quatre fois plus vite qu’on ne fait parmi nous.

Si dans le pays que j’habite actuellement, j’avois le choix des méthodes pour couper les blés, je préférerois celle de la Flandre Françoise, du Hainaut, de l’Artois, &c. qui consiste à se servir de la faulx proprement dite, armée de playons ; c’est l’instrument le plus expéditif, celui qui couche, arrange & étend le mieux les tiges sur le sol qui égraine le moins l’épi, & coupe la paille le plus près de terre qu’il est possible ; mais comment dans ces cantons plus esclaves de la coutume que par-tout ailleurs, & où, malgré les écrits des des meilleurs agronomes, on ne connoît d’autres charrues que l’araire décrite par Virgile, pourrois-je trouver des ouvriers assez dociles pour se plier à mes volontés ? Plus les blés sont fournis, épais & serrés, mieux la faulx travaille. L’œil satisfait voit les tiges rester, pour ainsi dire, perpendiculaires, lorsque le tranchant les a coupées ; & s’incliner doucement sur les playons en raison de la pesanteur de l’épi & du vent qui les pousse : preuve démonstrative que la faulx scie avec célérité, presque sans aucune secousse, & que le contre-coup n’est pas capable d’égrainer l’épi. Quant à l’arrangement des pailles sur le sol, il est admirable, une paille n’excède pas l’autre, & si la lieuse d’un seul coup de main ne les ramasse pas toutes, c’est qu’elle ne fait pas la plus légère attention à son travail. On ne dira pas que les provinces citées ne soient pas des pays à fromens, puisque les fourrages & les blés y sont les deux premières récoltes.

On ne manquera pas d’objecter (car que n’objecte-t-on pas) que les blés semés dans des terres unies, comme la surface d’une prairie, sont susceptibles de recevoir la faulx. La remarque est simplement spécieuse : la surface des terrains est inégale, ou par les cailloux qui l’excèdent, par les pointes de rochers, par les mottes soulevées dans un labourage fait à contre-temps ; les premiers supposent que le champ a été mal hersé après les semailles ; les seconds, que le champ est naturellement mauvais, & les troisièmes accusent la négligence du cultivateur qui n’a pas fait briser les mottes après avoir ensemencé. On veut rendre l’usage de la faulx responsable du peu d’attention du propriétaire, au moins dans le premier & dans le dernier cas. Quant au second, si tout le champ est parsemé de pointes de rochers en nombre presqu’équivalent à celui des épis, ou à-peu-près, je ne vois pas comment on aura pu le cultiver. C’est ici le cas de se servir de la faucille & même de la faulx, dans les deux premiers, si l’ouvrier sait la manier, parce que, en élevant un peu son coup, le tranchant évitera la pierre ou le petit monceau de terre. Qu’est-ce que ce petit nombre d’exceptions de tels champs, en comparaison de la prodigieuse multitude de ceux qui sont naturellement unis à la surface ? il est inutile d’insister plus long-temps sur ces objets.

Le moment de couper le blé est indiqué par la couleur de la paille, de l’épi, & par la consistance du grain ; on ne doit cependant pas attendre qu’il soit durci dans sa balle, sans quoi, si la journée est chaude, on court le risque d’en perdre la moitié. Le propriétaire d’un petit champ qui peut & qui veut ne rien perdre, commencera à moissonner dès la pointe du jour, & finira à neuf heures du matin ; il recommencera à cinq heures du soir, & la nuit arrêtera son travail. La fraîcheur du matin & du soir, & la rosée renflent le grain, resserrent les balles, & les secousses de la coupe ne sont pas capables de les faire tomber ; il ne peut en être ainsi dans les grandes métairies, les journées entières sont trop courtes pour l’étendue & l’urgence du travail.

Si on donne à moissonner par prix fait quelconque, il faut faire attention que le nombre des ouvriers soit proportionné à la récolte, & qu’elle puisse être levée dans le moins de temps possible. Ce n’est pas le compte des ouvriers à prix fait, mais c’est celui du propriétaire. Plus il y aura d’individus ayant part au prix fait, moins il reviendra à chacun, c’est ce qu’ils savent très-bien ; & la perte que le maître souffrira de leur petit nombre, sera peu de chose pour eux, & n’équivaudra pas à celle qu’ils auroient souffert, si leur nombre étoit plus considérable. Il est naturel de combiner les intérêts du maître & des ouvriers ; mais il est en même-temps très-naturel que le maître y trouve son avantage, puisque souvent la perte d’un jour devient très-coûteuse. Écoutons parler Olivier de Serre, ses détails sont intéressans, & ce qu’il a dit dans son expressif & vieux langage vaut mieux que ce que je pourrois dire.

« La maturité des bleds se cognoist aisément à la couleur, qui est jaune ou blonde ; & quand les grains sont affermis, non encore du tout endurcis, c’est lors le vrai poinct de les couper, avec cette commune raison, que les prenans un peu verdelets, & non extrêmement meurs, s’achevent de meurir & préparer en gerbes ; & n’est-on en danger d’en perdre beaucoup en moissonnant & charriant, comme l’on feroit les prenant trop meurs & desséchés, dont grand quantité de grains s’écoulant, sortent de l’espi, allans à terre, sans en pouvoir être recueillis. Par cette raison, vaut beaucoup mieux s’avancer de deux ou trois jours que de retarder aucunement ; joinst que le bled pourtant n’en deschoit nullement de couleur, laquelle il acquiert belle & bonne, se confisant un peu en gerbes. »

» Le bled qu’aurez destiné pour semence, ne sera coupé qu’en parfaite maturité, estant nécessaire pour le bien faire fructifier de le laisser meurir en perfection, sans avoir esgard au déchet qui pourra estre en attendant cela, de choisir le poinct de la lune & les heures du jour pour la couppe des bleds, comme aucuns ont commandé, est chose impossible, bien que cela fust à désirer. La vieille lune[4] & les matinées & vespres pour telle action estans à préférer à tout austre temps : car les bleds ne vous donnent ce loisir-là d’attendre ni de layer aucunement pour s’avancer d’heure à autre, depuis qu’ils ont prins le vol de se meurir, voire se bruflent-ils presque de moment à austre par la véhémente chaleur du soleil. Parquoi à moissonner emploiera-t-on toutes les minutes du jour, montrans par diligence combien nous chérissons cette précieuse manne. Le vulgaire appelle ce temps le temps de besongne, comme voulant dire, toute autre œuvre de la terre n’estre que préparatif pour ceste-ci ou ses accessoires. »

» De peur que du grain n’est chéié par trop en terre en le transportant, comme toujours quelque portion s’en perd pour doucement qu’on le manie, le bled coupé & lié sera laissé sur terre jusqu’au lendemain grand matin, pour lors, avant que le soleil frappe fort les gerbes, estre enlevées & accumulées en petits monceaux, chacun d’une ou deux charretées, ou de sept à huit charges de mulets ; lesquelles gerbes par avoir été quelque peu humectées de rosée & fraîcheur de nuit, pourra-t-on manier sans crainte d’en faire couler ou glisser le bled, raccompagnant telle humeur toute la journée, dont commodément il sera charrié en la grange ou en l’aire suivant l’usage du pays. »

» S’il escheoit que l’on soit contraint de couper partie de bled, non encore meur, (comme cela avient quelquefois de celui qui se trouve ès ombrages, sous les arbres, près des murailles ou bien que la commodité d’ouvriers presse, craignant d’en avoir faute par après) le moyen de ce faire avec utilité, est qu’estant ce bled-là coupé & lié, dès aussitôt dix ou douze gerbes toutes vertes seront entassées l’une sur l’autre, & pour ainsi demeurer tout le jour, & icelui passé, seront escartées & mises debout en éparpillant les espis afin de leur faire recevoir les rosées de la nuit. Le matin revenu, deront réamoncelées comme devant, de peur que le soleil ne les pénétre ; & ainsi continuera-t-on deux ou trois jours de suite, au bout desquels par l’humeur ainsi enserrée, les gerbes s’échaufferont, & cela les fera meurir, pourveu qu’on les expose au soleil pour les y faire sécher en perfection. »

Section II.

De la manière de former les Gerbiers.

Il y a deux sortes de gerbiers, ceux que l’on forme sur le champ même, & les gerbiers à demeure jusqu’au temps du battage.

§. I. Des Gerbiers momentanés.

Lorsque le blé est coupé & réuni en gerbes, on les laisse sur le champ plus ou moins long-temps, afin que la chaleur du jour dissipe l’humidité de l’épi. Cette humidité superflue devient dangereuse, soit que l’on ferme & amoncelle les gerbes dans la grange, ou qu’on les monte en gerbier ; elle fait alors fermenter le grain, elle l’échauffe ; souvent il germe ou moisit si elle est trop abondante.

S’il ne pleut pas, si le temps n’a pas été trop humide, enfin, si toutes les circonstances sont favorables, les gerbes peuvent rester étendues sur le sol du jour au lendemain, & ensuite rassemblées en petits gerbiers, ainsi que l’a dit plus haut Olivier de Serre. L’on peut encore, si l’on veut, les transporter dès le lendemain du champ sur l’aire, & les monter en grands gerbiers. L’opération du transport doit commencer dès la pointe du jour, & finir à neuf ou dix heures, sur-tout lorsque la proximité du champ la facilitera. Si au contraire le temps est humide, pluvieux le jour de la moisson, il vaut mieux laisser les gerbes étendues sur le champ, les retourner soir & matin, encore mieux les dresser, afin que le courant d’air qui les environnera, accélère l’évaporation de l’humidité, & les sèche plus vite.

Si l’éloignement de l’aire ou de la grange ne permet pas un prompt transport, si l’on craint de nouvelles pluies, il faut prendre son parti, & monter de petits gerbiers sur le champ même. On choisit pour leur emplacement, de distance en distance, la portion de terrain qui forme un petit monticule, s’il s’en rencontre ; là on met une gerbe droite, les épis en haut, & elle devient le point central ; on range circulairement, & tout autour d’elle de nouvelles gerbes, (les épis en haut) mais inclinées contre le centre, ce qui forme un cône tronqué, & assez large par le haut. Sur cette portion de cône on étend à plat de nouvelles gerbes, les épis au centre, & on les recouvre avec trois ou quatre nouvelles gerbes, & une ou deux gerbes déliées, de manière que le cône devient presque parfait, & les pailles se trouvent en recouvrement les unes sur les autres ; les transversales du second lit restent encore assez inclinés pour garantir les inférieures de la pluie, & porter ses eaux au-delà de la circonférence du cône. Le nombre de ces petits gerbiers est multiplié suivant l’étendue du champ & l’abondance de la récolte. S’ils sont bien faits, si les gerbes sont bien pressées les unes contre les autres, l’intérieur sera à l’abri des pluies, & le tout n’aura à craindre que les coups de vents les plus violens. Chaque pays a sa construction particulière ; il seroit trop long d’en rapporter d’autres exemples : je me contente de citer celle de M. Ducarne de Blangi, publiée dans son Ouvrage intitulé : Méthode de recueillir les Grains dans les années pluvieuses, & de les empêcher de germer.

Pour bien faire l’opération (c’est l’Auteur qui parle, & je donne l’extrait de son Ouvrage) vous posez à terre la première javelle AB, Figure 1, Planche 8, sur laquelle vous mettez la seconde CD ; mais remarquez, comme on le voit dans la figure, que les épis BD & G, sont mis au centre & au milieu de la moie, (ou gerbier) & que les côtés des épis de toutes les autres javelles, (ou gerbes) qu’on mettra ensuite pour achever la moie, doivent toujours s’y trouver, en sorte que le gros bout de chaque javelle soit toujours en dehors, & l’épi en dedans & dans le milieu.

Sur la seconde javelle CD, vous mettez votre troisième javelle EF G, & c’est ici qu’on a besoin d’un peu d’industrie. Les épis de la troisième javelle posent sur ceux de la seconde, & par-là ils sont préservés de l’humidité de la terre ; mais il n’en est pas de même des épis de la première javelle qui pose à terre, ce qui seroit capable de donner de l’humidité au grain qui s’y trouve ; il faut donc replier la troisième javelle EFG en F, & faire passer le gros bout de cette javelle sous les épis BB de la première javelle AB, comme on le voit dans la Figure 1.

On sent que par cette disposition, l’épi & son grain ne posent pas à terre, & n’y touchent en aucun endroit, & que par ce moyen ils se trouvent en l’air, & soutenus de tous côtés par le gros de la javelle EFG ; cette disposition forme comme une espèce de siége, de point d’appui sur lequel on arrange toutes les autres javelles en forme d’une petite tour ronde.

Quoique pour distinguer les javelles l’une de l’autre, on ait laissé dans la Figure 1, un petit espace vide entre chaque javelle, on doit cependant se le figurer rempli par les javelles, ainsi qu’on le voit (Figure 2) ; il faut même avoir l’attention de ne laisser aucun vide, aucun intervalle par où l’eau puisse pénétrer, ce qui causeroit dans la moie une humidité nuisible, & feroit germer tout le grain qui en seroit imbibé.

Ces trois premières javelles étant arrangées, il ne s’agit plus ensuite que de poser d’autres javelles à côté de ces trois premières, pour remplir totalement les vides qu’elles pourroient laisser entr’elles, en observant de mettre toujours les épis de toutes les javelles sur les épis des trois premières, à mesure qu’on les porte à la moie.

Lorsque tout le vide est rempli, il ne reste plus alors qu’à poser sur cette première couche une nouvelle touche de javelles, fortement pressées les unes contre les autres, & ainsi de suite, jusqu’à ce que la petite moie soit parvenue à la hauteur de 5 à 6 ou 7 pieds.

Comme en plaçant toutes ces javelles sur la première couche, les épis de chacune sont toujours posés & croisés les uns sur les autres, le milieu de la moie se trouve par cette disposition toujours un peu plus élevé que les bords ; ce qui forme déjà une petite pente pour l’écoulement des eaux ; mais cette pente ne suffit pas, quoique tout le dessus de la moie soit toujours couvert par une espèce de petit toit de paille, comme on le dira tout-à-l’heure ; si néanmoins il arrivoit quelque accident à la couverture, & quelque dérangement qui laissât pénétrer un peu d’eau jusque sur la moie, cette pente, n’étant pas assez considérable, l’eau y séjourneroit, & pourroit, à la longue pénétrer dans l’intérieur de la moie, inconvénient très-réel ; afin de faciliter l’écoulement, on a soin, en arrangeant les moies, d’appuyer toujours un peu avec les mains le long des bords, ce qui fait prendre à la moie à peu près la figure d’une espèce de pyramide.

Il reste à parler du toit dont chaque moie doit être couverte, cette couverture n’est autre chose qu’une gerbe ordinaire, assez grosse pour couvrir exactement le dessus de la moie, en sorte qu’elle déborde la moie de quelque pouces tout autour ; la Figure 4 la représente toute ouverte, & prête à mettre sur la moie. Quand elle y est mise, le gros de la javelle se trouve en haut, & les épis en bas, tout autour de la moie ; pour la rendre solide, on la lie avec un fort lien, & le plus près du bout qu’il est possible, afin de lui donner plus de hauteur, & qu’elle recouvre mieux la moie.

On sent que cette gerbe étant ouverte jusqu’auprès du lien, & formant alors une espèce de parapluie, cette couverture doit nécessairement empêcher l’eau de pénétrer dans l’intérieur : en rangeant cette principale gerbe, on la place de façon que son milieu réponde à celui de la moie, en sorte qu’elle la recouvre à peu près également de tous côtés.

Dans la crainte des coups de vents capables d’enlever cette couverture, on l’assujettit sur la moie, au moyen de trois liens placés en triangle ; (Figure 3) ces liens sont de paille pareille à celle des javelles, ou avec quelques plantes traînantes ou sarmenteuses, comme la Clématite, la Vigne sauvage, &c. (Voyez ces mots).

Ces moies mettent dans le cas de ne pas craindre les pluies d’orages & mêmes les autres pluies lorsque l’on moissonne, parce qu’on ne moissonne que lorsque l’épi est sec, & il l’est communément deux ou trois heures après la pluie. On profite de ces intervalles, chacun s’empresse d’abattre du blé, de le rassembler en gerbes, & de le porter aussitôt sur la moie, au lieu qu’en suivant les coutumes ordinaires, on est obligé de laisser les javelles sur le champ, afin de leur donner le temps de se ressuyer & de sécher.

Lorsque la moisson est finie, & que le temps se met au beau, on va dès les huit heures du matin découvrir toutes les moies, on pose à terre la couverture dans une situation renversée, c’est-à-dire, l’épi en l’air, pour la mieux faire sécher : ensuite on prend par brassées le dessus de la moie, on le pose sur des liens étendus à terre pour le recevoir, on démolit toute la moie, on laisse sécher la paille sur les liens pendant plusieurs heures, & jusqu’à ce que tout soit bien sec ; après cela on lie les gerbes, & on les voiture dans les granges.

Une attention essentielle est, en faisant les moies, d’enlever les herbes des champs, mêlées avec la paille des gerbes. Si les lieuses ont eu cette attention, comme cela doit être, il n’en restera pas dans ce moment. Ces herbes fraîches augmentant l’humidité, accéléreraient la putridité.

Il seroit difficile, dans les provinces méridionales où la paille des fromens est courte, d’en trouver qui fût capable de servir à la couverture, (Figure 4) il est aisé d’y suppléer par celle de seigle battue, & conservée de la moisson précédente. Dans beaucoup d’endroits, & presque dans la moitié du royaume, on donne les moissons à prix fait, ou bien on se sert des travailleurs qui descendent de la montagne & on les nourrit. Le paysan sera fâché de voir cette multitude d’ouvriers perdre son temps, & attendre plusieurs heures après la pluie y avant de retourner au travail. Enfin, M. Ducarne de Blangi aura beaucoup de peine à faire entendre raison aux hommes subjugués par la coutume ; malgré cela la méthode de son canton n’en est pas moins excellente & mérite à tous égards d’être suivie.

§. II. Des Gerbiers à demeure jusqu’au temps du battage.

Dans les provinces du nord du royaume, on renferme les grains en gerbes dans des granges ou sous des hangars spacieux, uniquement destinés à cet usage : deux raisons prescrivent cette méthode ; la première tient à la constitution de l’atmosphère des pays, naturellement humide, peu chaude, & très pluvieuse ; une économie bien entendue a déterminé la seconde. Les produits de ces provinces consistent en fourrage & en blé ; il n’est pas possible de labourer les terres détrempées par les pluies, & il faut occuper les valets de la ferme pendant ce long espace de temps ; alors on bat le blé pendant le jour, & une partie de la veillée, à la clarté des flambeaux ; les gerbiers sont donc inutiles pour ces provinces.

Il n’en est pas ainsi dans les autres cantons du Royaume, où le ciel est plus tempéré & moins pluvieux ; la vendange, le travail des vignes, la récolte des amandes, des olives, &c. ne laissent aucun moment de repos, & on passe successivement d’une occupation à une autre. Les habitans d’un lieu plus ou moins méridional, plus ou moins sec ou humide, dirigent leurs travaux en conséquence du climat ; de là vient que les uns battent leur blé dans l’été, aussitôt après la moisson & sans interruption, tandis que les autres en battent une partie dans l’été, & une partie dans l’arrière saison, ou pendant l’hiver. Plus le grain reste dans la gerbe amoncelée & mieux il se nourrit, il sue peu à peu son humidité superflue, & ne diminue pas autant de volume que le blé qu’on se hâte de battre. De cette diversité de positions naît la diversité dans la formation des gerbiers, afin de mettre le grain à l’abri de la pluie & de l’humidité, quoique exposé au grand air. Il y a très-peu de fermes, de métairies, pourvues de granges à blé ou de hangars ; il faut donc que l’industrie y supplée.

Ceux qui tardent le moins à battre, cherchent peu de façon dans la construction de leurs gerbiers, & ils ont le plus grand tort, parce qu’ils ne sont pas les maîtres des saisons : les gerbes, il est vrai, sont amoncelées ou en rond, ou sous une forme quarrée ou alongée, terminée en pointe, & couronnée par des gerbes dont les épis sont en bas, & souvent en haut : qu’il survienne un coup de vent, une pluie d’orage ou long-temps continuée, le chapeau du gerbier est dérangé, la pluie pénètre dans l’intérieur, le grain moisit, germe ; & un peu plus d’attentions, un peu plus de peines auroit prévenu ces fâcheux accidens. On se flatte de jour en jour que le temps se mettra au beau, la pluie continue, les vœux inutiles ne remédient pas au mal, & le dégât devient général. On ne peut même restreindre ses progrès, qu’en se déterminant à enlever toutes les gerbes mouillées, les remplacer par d’autres sèches, & faire un nouveau couronnement ; quel paysan se déterminera à ce travail ! Cependant dans le principe, une journée ou deux, & quelques attentions de plus, auroient assuré la tranquillité du propriétaire, & prévenu la détérioration de la récolte ! Tout se fait à la hâte, & tout se fait mal.

Soit que l’on batte aussitôt après la moisson, soit que l’opération soit différée, Propriétaires, veillez vous-mêmes à la construction de vos gerbiers, votre fortune en dépend. De ces généralités passons à la pratique.

I. Du sol sur lequel reposent les gerbiers. Ils doivent, autant que faire se peut, & jusqu’à un certain point, environner l’aire, (Voyez le mot Battage, où il est question de l’aire) & oublié dans le premier volume ; mais il est essentiel de laisser ouverts les deux côtés par où soufflent les vents dominans du canton, afin de vanner avec facilité. La place du gerbier sera tracée avant de le commencer, & tout autour régnera un petit fossé avec son écoulement. La terre qu’on en retirera, servira à élever le sol ; de cette manière les eaux pluviales s’échapperont, n’imbiberont pas le sol, & ne le rempliront pas d’humidité. Un autre moyen bien simple & plus avantageux, consiste à placer, de distance en distance ; sur ce sol, des pièces de bois équarries, de quelques pouces d’épaisseur, & ensuite de les couvrir avec des planches. La paille ou les gerbes ne toucheront point à la terre ; il régnera sous ce plancher un courant d’air qui dissipera l’humidité, & les gerbes seront toujours au sec, quelque temps qu’il fasse. On objectera la dépense que ces précautions entraînent : c’en est une, j’en conviens ; mais une fois faite, c’est pour un très-grand nombre d’années, si après le battage général on a la petite attention de renfermer ce plancher dans un lieu sec, jusqu’à la prochaine récolte. Trouve-t-on cesse dépense trop forte, on peut employer des fagots ou des sarmens, & en faire un lit épais & serré.

II. De la manière d’élever solidement les gerbiers. Leur forme est ordinairement ronde ou un quarré alongé. Dans l’un & dans l’autre cas, la partie du milieu de la hauteur du gerbier est plus large que la base, & celle du sommet se termine en cône dans le premier, & en pyramide dans le second ; de manière que la progression de la croissance & de la diminution est la même.

Si le gerbier est rond, il faut planter sur le sol & dans le milieu une perche ou pièce de bois, dont la grosseur & la hauteur soient en raison du volume qu’on doit lui donner ; s’il est quarré, on en plantera 2, 3 ou 4, également suivant son étendue ; elles sont alignées les unes avec les autres. De leur solidité en terre dépend celle de la crête du gerbier. Voyez la Planche précédente ; la Figure 5 représente un gerbier à moitié construit, afin de laisser voir la position des perches AAA de la traverse B liée avec les montans en C, & fichés en terre en D ; la Figure 7 représente une des gerbes de simple paille, dont il sera parlé plus bas, comme elle doit être placée en E Figure 5, & la Figure 6 fait connoître la manière dont on assujettit les gerbes du couronnement par deux liens AB, autour de la traverse C.

Un ou deux ouvriers tout au plus seront employés à ranger les gerbes de chaque gerbier ; tous deux se suivront dans leur travail, & ne le monteront point chacun de leur côté séparément, parce que les gerbes ne seroient point assez bien liées ensemble. On commence la première assise sur le sol ou sur le plancher, suivant la forme & la proportion du gerbier ; le premier rang est extérieur, la paille en dehors, l’épi en dedans, & les gerbes le plus serré qu’il est possible les unes contre les autres. Ce premier rang extérieur établi, on procède à un rang intérieur, ensuite à un troisième ou quatrième, jusqu’à ce que l’on soit parvenu aux pièces de bois perpendiculaires, observant sans cesse de presser fortement toutes les gerbes les unes contre les autres, de ne laisser aucun vide entr’elles, & d’établir la première assise uniforme.

Si le gerbier est quarré ou en quarré alongé, il faut supprimer les angles pour assurer la solidité de l’édifice ; les coins formeront une recoupe dans les angles du carré, & le plan est représenté, Fig. 8, Pl. 8, page 148.

La recoupe A & B dépend de la longueur générale des gerbes, & on choisit toujours les plus longues pour les coins, parce qu’elles servent de liens à toute la machine. Les épis & une partie de la paille de la gerbe A, sont recouverts & croisés par les épis & par la paille de la gerbe B, & c’est dans les angles seulement que les gerbes doivent se croiser dans la partie C. Par-tout ailleurs les gerbes d’une assise se touchent & ne se croisent pas. Lorsque la première assise est entièrement finie, lorsque toute la surface du plancher est recouverte de gerbes, on commence la seconde assise dans le même ordre que la première ; mais comme les gerbes sont liées en rond, elles laissent nécessairement entr’elles une cavité qu’il faut remplir avec les gerbes du second rang, & ainsi de suite pour tous les rangs supérieurs ; le grand point est qu’il ne reste point de vide. Pour plus grande solidité, on peut, si la longueur des pailles le permet, faire encore croiser la seconde gerbe du coin de chaque angle, de manière qu’il y aura quatre gerbes croisées dans les angles rentrans, & elles formeront autant de clefs du haut en bas.

J’ai vu dans plusieurs endroits, attacher six cordes à la perche perpendiculaire ; une des quatre correspondoit à chaque angle, & les deux autres dans le milieu de la face la plus longue ; avec l’excédent de ces cordes on attachoit un morceau de bois de plusieurs pieds, & on le fixoit fortement le plus près possible du gerbier. Ces cordes & ces bois faisoient le même office que les clefs de fer employées dans les murs de bâtimens qui ont travaillé. Ici, c’est pour empêcher la poussée du gerbier, occasionnée par le tassement. Cette précaution n’est pas à négliger lorsque le gerbier doit rester long-temps en place.

À quelques pieds au-dessus du sol, on fait insensiblement déborder les rangs, à raison de 4 à 6 pouces environ, par toise de hauteur, & lorsque le gerbier est parvenu à peu près à la moitié de sa hauteur, on resserre les rangs, afin de former le plan incliné de la pyramide. L’extension ou le resserrement dépendent de l’augmentation ou de la diminution du nombre des gerbes sur le diamètre horizontal du gerbier ; peu de personnes savent bien le monter. On pourroit, à la rigueur, en déterminer les proportions, au moyen de quelques piquets sur lesquels on fixeroit des cordes légères dans le sens de la courbure en dehors, que doit avoir le centre du gerbier ; mais elles sont plus qu’inutiles à l’ouvrier intelligent & adroit ; le seul coup-d’œil lui suffit, & il ne se trompe pas. Plus on doit différer le battage, & moins on doit donner de ventre au gerbier ; le tassement des gerbes ne lui en donne toujours que trop.

III. De la manière de recouvrir & de fixer le sommet du gerbier. Ceux qui l’ont monté sans perche centrale sont fort embarrassés ; ils ont beau coucher plusieurs gerbes les épis en bas, le moindre coup de vent les dérange, & la pluie les pénètre. Les perches servent à prévenir ces accidens, car jusqu’à présent elles ont été inutiles aux gerbiers. S’ils sont de forme ronde, on dressera, contre la perche, des gerbes les épis en haut, & avec des liens de paille ou d’osier, ou de clématite, de vigne-sauvage, &c. on les liera fortement contre la perche, & les épis seront recouverts avec de la paille dont on aura retiré le grain, & fortement liée au-dessus des épis.

La même manipulation a lieu pour les gerbiers quarrés ou en parallélogramme, avec cette différence cependant, qu’au sommet des perches perpendiculaires on fixe une perche horizontale & assez longue pour atteindre aux deux ou quatre perches perpendiculaires ; c’est contre ces perches horizontales que l’on attache, & que l’on lie les gerbes qui forment le dernier couronnement. En travaillant ainsi, les gerbiers ne craignent ni la pluie ni les coups de vent.

Il y a encore une manière de les recouvrir, impénétrable à la pluie la plus longue, & au moyen de laquelle il est possible de les conserver sans détérioration pendant une année entière.

On choisit à cet effet de la paille de seigle, on en fait des paquets de trois à quatre pouces d’épaisseur, & on les lie fortement près du sommet. Le nombre de ces petites bottes de paille doit être proportionné à la surface que l’on doit recouvrir, & on les égalise toutes par les deux bouts, sur une longueur de trois pieds. Lorsque le tout est préparé, le maître ouvrier monte sur le gerbier au moyen d’une échelle ; un second ouvrier se place à côté de lui, un troisième presqu’en haut de l’échelle, un quatrième vers le milieu, & enfin les autres restent sur le sol afin d’apporter au pied de l’échelle les bottes de paille. Celui d’en bas, armé d’une fourche de bois, prend une botte, la présente au second qui la prend également avec une fourche ; celui-ci la présente au troisième, & ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle arrive aux pieds du premier ou des premiers ouvriers qui vont faire l’office de couvreurs ; ces derniers placent & disposent les bottes sur le gerbier, comme les maçons rangent les tuiles plates sur un toit ; c’est-à-dire, que le second rang recouvre plus de la moitié du premier, le troisième plus de la moitié du second, & ainsi de suite jusqu’au sommet ; enfin le dernier rang de bottes se croise par la tête sous les perches, & un nouveau rang fortement lié de chaque côté des perches transversales, assujettit le tout. Ces faisceaux de paille peuvent servir pendant plusieurs années. Cette méthode si simple & si avantageuse n’est cependant en usage que dans quelques cantons du royaume ; elle mérite d’être plus répandue.

CHAPITRE XI.

Du Battage et du Vannage.

Section Première.

Du Battage.

Je ne répéterai pas ce que j’ai déjà dit aux mots Batteurs & Battage, on peut les consulter ; mais j’ai promis dans ce dernier de donner la comparaison des frais de la méthode de battre au fléau ou de dépiquer avec des chevaux, mules &c. sans entrer dans tous les détails de chacune de ces opérations. L’expérience m’a démontré clairement, 1o . qu’il y avoit une économie de 2 sols & quelques deniers par mesure de grain, pesant cent livres poid de marc ; 2o . que lorsque l’on battoit au fléau il restoit moins de grains dans l’épi que par le dépiquage avec les mules ; 3o . que pour la même somme d’argent, les mules ou chevaux accéléroient beaucoup plus le travail & même d’un tiers, objet très-important ; 4o . que dans l’idée où l’on est que les mules, les bœufs, &c. ne sauroient manger la paille sans être brisée, il est clair qu’elle l’est exactement par le dépiquage ; 5o . que ceux qui se servent du blutoir, représenté Planche XI, Fig. 2 & 3, pag. 309 du second Volume, pour vanner & cribler le grain, ont beaucoup plus de peine, attendu la quantité de petites pailles mêlées avec lui, que lorsque le grain a été séparé par le fléau. Somme totale, le battage au fléau est plus économique, & le dépiquage plus expéditif. Cette dernière méthode est celle de l’Espagne, de l’Italie & de nos provinces méridionales ; elle étoit connue des Juifs, puisqu’il en est fait mention dans les Livres saints.

Le besoin, & peut-être une économie mal entendue, a donné l’idée du dépiquage. Dans cette saison les bras sont rares, tout homme est occupé & par conséquent son salaire est cher. On a des mules, des chevaux, on veut les employer afin de ne pas débourser de l’argent, & on les occupe à dépiquer ; mais pendant que ces animaux sont ainsi occupés, ils ne labourent pas les champs, on n’en prend pas d’autres pour les suppléer. Cependant le moment presse, la terre demande à être travaillée, le temps des semailles approche, enfin on est en retard lorsque le moment est venu ; les animaux sont excédés, & en un mot le travail est mal fait, le tout pour n’avoir pas voulu débourser de l’argent. C’est prendre dans une poche pour mettre dans une autre & on n’en est pas plus riche. On ne sauroit trop le répéter, ce qu’il y a de plus précieux pour les gens de la campagne, c’est le temps. Sur cent cultivateurs on en trouvera à peine un seul qui ait de l’avance pour son travail. On se plaint ensuite que les terres ne rapportent pas : labourez à propos & labourez bien, & vos champs rendront plus que ceux de vos voisins. Ceux qui s’obstinent à vouloir faire dépiquer, doivent louer des bêtes & ne pas détourner les leurs du labourage, parce que le déboursé n’est qu’apparent & non réel quant au fond.

L’assertion que les mules & les bœufs ne mangent pas la paille entière, porte à faux ; j’ai la preuve la plus convaincante du contraire, & je puis dire que le fléau la brise assez dans les pays où cette méthode est en usage, parce que la chaleur y est très-forte & que la paille s’y brise très-bien pourvu qu’il n’y règne pas des vents de mer, toujours humides & pénétrans ; mais tant que ces vents ramollissent la paille, enflent le grain dans sa balle, on ne dépique pas avec les mules, attendu que trois paires ne feront pas dans un jour ce qu’une paire feroit par un temps sec, & encore il restera beaucoup de grains dans l’épi. Si on veut accoutumer l’animal à manger la paille entière, il suffit de faire un lit de paille de cinq à six pouces d’épaisseur par-dessus un semblable lit de luzerne, ou d’esparcette, ou de foin, & ainsi de suite ; elle en contractera l’odeur & même le goût, & l’animal ne la laissera pas de côté lorsqu’on lui donnera ce mélange. D’ailleurs, il n’y a aucune comparaison à faire entre la paille des provinces méridionales, considérée comme nourriture, avec celle de nos provinces du nord. La première est infiniment plus sucrée & par conséquent plus nourrissante.

Au mot Fléau j’ai donné la description de plusieurs machines inventées pour battre le blé ; si on veut de plus grands renseignemens sur cet objet, (quoique ces machines soient passées de mode) on peut consulter les volumes de l’Académie royale des sciences de Paris, années 1712, Hist. pag. 121 ; 1737, Hist. p. 108 ; 1762, Hist. p. 193 ; 1763, Hist. p. 141 ; le tome IV des Machines, pag. 27 & 31 ; la Collection académique, t. XI, p. 184. Il faut cependant donner une idée de celle dont on se sert dans le Levant & en Turquie. On y bat le blé avec une espèce de herse, longue de dix à douze pieds, sur huit à dix de large ; sur la partie antérieure est fixée une boucle de fer pour attacher la corde qui doit servir à la traîner. Les bois des côtés de la herse ont quatre pouces d’épaisseur, ainsi que les traverses placées à la distance de huit à dix pouces l’une de l’autre. Dans ces traverses, ainsi que dans leur encadrement, sont fixées des pierres dures & tranchantes, & fort près les unes des autres. On attèle ensuite un ou deux chevaux, ou des bœufs, & un homme assis sur la herse conduit les animaux qui la tirent, & la promène sur les gerbes couchées sur le sol de l’aire, préparé de la même manière que celui de nos aires. (Voyez ce mot) Si l’homme, monté sur la herse, trouve qu’elle n’est pas assez lourde, il met à côté de lui quelques grosses pierres, & la machine coupe & brise les épis, & en détache le grain. On dit cette méthode très-expéditive & comparable par ses effets au travail de dix batteurs.

Section II.

Du Ventage, du Vannage & du Criblage.

I. Du Ventage. Ce mot n’est pas françois, ou du moins il n’est pas consacré par l’usage : je le crée faute d’autre.

Les gerbes sont battues, la paille & ses gros débris sont enlevés avec le râteau ; mais le grain est encore enfoui & mêlé avec les balles du froment, la poussière, les petites pierres & avec des parcelles de paille ; il est temps de le séparer, de le nettoyer, de débarrasser l’aire afin de la charger de nouvelles gerbes, de recommencer la première opération ; enfin de la continuer successivement jusqu’à ce que tout le grain soit battu.

On a eu la précaution de placer l’aire sur un lieu élevé & exposé au courant de tous les vents, ou du moins des principaux qui règnent dans le canton, & si l’un d’eux souffle, on se hâte d’en profiter pour venter. À cet effet, le grain & tout ce qui l’environne sont rassemblés en carré long & étroit, dans le milieu ou dans un coin de l’aire, suivant sa position. Alors les Batteurs, (voyez ce mot, ainsi que celui Battage) armés de fourches à dents longues & serrées les unes près des autres, jettent en l’air, au-dessus & derrière leur tête, le grain & tout ce qui se rencontre ; alors la force du vent entraîne au loin les corps légers, & le grain & les petites pierres tombent à côté du batteur où ils forment un nouveau monceau, & continuent jusqu’à ce que le premier ait été tout dégrossi. C’est ainsi que se nomme cette première opération.

Si le vent continue, les mêmes batteurs abandonnent les fourches, prennent des pelles de bois & jettent aussi haut & aussi loin qu’ils peuvent contre le vent, le grain dégrossi : c’est en quoi consiste proprement l’opération de venter. Les petits corps rassemblés sur la pelle ont chacun une pesanteur spécifique, & en raison de cette pesanteur & de la force avec laquelle ils sont poussés, ils tombent plus ou moins loin. Ainsi les pierrailles se séparent du grain ainsi que les débris de paille, de balle, &c.

Le batteur seroit heureux si, sur le soir de chaque journée, ou au moins tous les deux ou trois jours, il avoit le vent à sa disposition. L’aire seroit appropriée & les grains ammoncelés ne tiendroient plus une place inutile ; ils ne seroient point exposés à la rapacité de ces gens toujours avides du bien d’autrui, & le propriétaire, chaque soir, auroit la satisfaction de renfermer les grains battus dans la journée.

Les vents changent, le tonnerre se fait entendre au loin, l’orage approche, la pluie est prête à tomber ; il faut rassembler le grain, chacun court, chacun s’empresse, on l’amoncelle, & cette balle, auparavant si incommode, sert à recouvrir le tas & met le grain à l’abri d’une pluie passagère ; mais si elle devient forte, ou de longue durée, elle pénètre jusqu’au grain, de manière que toute la circonférence du monceau, ainsi que la partie qui porte sur le sol, sont imbibées d’eau ; si la pluie persiste pendant plusieurs jours, le grain humecté s’échauffe, germe ou moisit.

Ces contre-temps fâcheux & trop-fréquens sont plus à craindre dans les aires bannales que par-tout ailleurs, parce que les gerbiers de différens particuliers y sont trop multipliés, trop pressés les uns contre les autres, & à peine laisse-t-on à l’aire une étendue suffisante. Comme chacun est obligé d’y battre à son rang, on n’est pas dans le cas de choisir les jours opportuns, il faut tout faire à la hâte.

Les propriétaires aisés placent, autant qu’ils le peuvent, l’aire près de l’habitation, & pour peu qu’elle en soit éloignée, ils font construire dans un des coins une maisonnette qu’on appelle la Saint-Martin ; elle sert à contenir le grain battu, venté & vanné, jusqu’à ce qu’on le porte au grenier, & dans un cas pressant, à recevoir le grain étendu sur l’aire.

On sera peut-être étonné qu’il y ait des aires bannales, puisque chaque particulier peut en pratiquer une sur son champ. Il est constant en général que cela vaudroit beaucoup mieux ; mais le possesseur d’un petit champ ou d’un champ éloigné, & habitant d’une ville ou d’un village, préfère d’avoir son gerbier près de lui, plutôt que de le laisser isolé, sans garde & à la merci des voleurs. L’aire bannale est plus commode ; elle devient même indispensable dans le Bas-Dauphiné, dans le Comtat d’Avignon, dans la Provence, dans le Languedoc, &c. où presque tous les villages ont été anciennement fermés de murs à cause des guerres civiles, & où les habitans sont comme amoncelés. Il existe très-peu, dans ces provinces, de fermes, de métairies isolées.

On devroit forcer les propriétaires de ces aires bannales à avoir un ou plusieurs blutoirs semblables à celui représenté Fig. 2, 3 & 4 de la Planche XI, pag. 308 du second volume. Son invention est due à M. le Baron de Knopperf : en 1716 il en présenta le modèle à l’Académie des Sciences de Paris ; depuis cette époque, on l’a perfectionné, & il est resté au point où je l’ai représenté. Avec cette machine je vente, je vanne & je crible dans l’avant-cour de ma métairie qui me sert d’aire, quoiqu’environnée de murs ou d’abris presque de tous les côtés. La première opération est longue & un peu ennuyeuse, parce que la porte de la trémie, Fig. 7 de la même Pl., est dans ce cas trop étroite, pas assez haute, & par conséquent une femme est sans cesse obligée de pousser avec la main ce qui vient de l’aire & que l’on jette dans la trémie. Pour remédier à l’inconvénient que j’ai éprouvé pendant la première & la seconde année, j’ai fait construire une machine en tout semblable, sans la grille supérieure N, Fig. 4, & sans la grille inclinée B, Fig. 3 ; de manière que ce blutoir sert uniquement, dans cette première opération, à séparer les balles & la paille des grains. La partie antérieure de la trémie par où coulent le grain & les ordures, correspond sur le bord du coffre par où le vent sort lorsque l’on tourne la manivelle qui fait mouvoir les ailes. L’ouverture qui facilite la sortie de sa trémie règne sur toute la longueur de celle du coffre, & celle-ci n’a que six pouces de hauteur, de manière que l’intérieur du coffre a cette forme. Au moyen de cette petite correction, le ventage est presqu’aussi accéléré que si on le faisoit en plein air & par un bon vent : une femme remplit la trémie, & un homme tourne la manivelle.

Dans les provinces où l’on bat en grange pendant l’hiver, ce second blutoir me paroît devoir être de la plus grande utilité.

Dans tous les cas possibles, lorsque l’on n’a pas du vent, & qu’on ne peut ni ne veut laisser le grain sur l’aire, il faut, après avoir enlevé avec soin les grosses pailles, le transporter sous des hangars, dans des greniers avec la balle & les débris de paille. Dès qu’il sera à couvert de la pluie, il se conservera autant de temps que l’on désirera ; il y a plus, le grain s’y perfectionnera & se chargera en couleur.

II. Du Vannage. L’opération s’exécute avec un van, instrument d’osier & à deux anses, large de trois pieds environ, sur deux pieds de longueur ; il est courbé en rond par derrière qu’il a un peu relevé, dont le creux diminue insensiblement par devant ; il ressemble à peu près à la partie inférieure d’une coquille d’huître. Cet instrument étoit consacré à Bacchus, & les vignerons s’en servoient à offrir à ce dieu les prémices de la vendange. Il sépare la paille & les ordures du bon grain. Un homme passe une main dans chacune des anses, appuie le van sur son genouil, il remue en même-temps les bras & le genouil qui sert de point d’appui, & à petits coups il amène en dehors les pailles, les ordures, les grains d’avoine, d’orge &c. Il faut beaucoup d’exercice avant de bien manier un van. Il sera représenté dans les planches, au mot Instrumens d’agriculture.

Qui pourroit se persuader qu’un instrument si ancien, si commode, & duquel le corps des Vanniers a pris son nom, soit inconnu dans un grand nombre de nos provinces ?

III. Du Criblage. (Voyez le mot Crible) C’est l’action de cribler le grain, c’est-à-dire, de le séparer des petites pailles & des mauvais grains. Le Crible est représenté dans la même gravure que les Blutoirs. (Voy. ces mots où l’on indique la manière de se servir de ces instrumens).

Avant de porter les grains dans le grenier, je voudrois, autant que les circonstances le permettront, qu’on fît un lit de planches, d’une surface proportionnée au volume de blé, & que ce lit ou plancher fût placé contre un fort abri qui augmenteroit l’ardeur du soleil. On pourroit, si on le vouloit, le couvrir avec des toiles qui le déborderaient de plusieurs pieds. Ce plancher serviroit à porter une masse de blé de deux à trois pieds d’épaisseur ; elle resteroit pendant plusieurs jours exposée à toute la violence du soleil, & chaque soir, dans la crainte des rosées & pour prévenir la fraîcheur des nuits, on recouvrirait le monceau avec les toiles excédantes de la base, & on en ajouteroit de nouvelles par-dessus. Cet expédient me paroît utile dans les pays où l’on bat le blé aussi-tôt qu’on l’a récolté ; il préviendroit l’échauffement que ces blés éprouvent ordinairement dans les greniers qui leur fait contracter une mauvaise odeur & les détériore beaucoup. Les blés ainsi amoncelés tueroient l’eau surabondante de végétation qu’ils auroient dissipée s’ils eussent restés un certain temps dans le gerbier. En général on se presse toujours trop de battre, de venter, de cribler, &c. ; la balle & la paille façonnent le grain.

CHAPITRE XII.

Des Pailles.

Les pailles de froment, d’avoine & d’orge, devant faire la base de la nourriture des animaux d’une métairie, il est essentiel de les conserver avec soin. Si on n’a pas des hangars assez vastes pour les contenir, il est indispensable de les élever & rassembler en meules ou meaux, auxquels on donne la même forme qu’aux gerbiers. La meilleure méthode est celle décrite à l’article des Gerbiers à demeure jusqu’au temps du battage. Rien n’est plus aisé, si la paille a été battue au fléau, & la difficulté augmente lorsqu’elle a été piétinée par les chevaux, ou autrement dit, dépiquée. (Voyez ce mot). Dans ce cas elle n’a point de longueur, elle glisse, & ne peut être montée avec une consistance solide. Voici un moyen dont on peut faire usage. Commencez par battre sur le banc ou égrainer la paille de seigle la plus longue que vous pourrez vous procurer ; sur le sol, faites un lit de cette paille, qui doit excéder de moitié le pourtour à donner au gerbier ; couvrez ce pourtour avec la paille dépiquée, & lorsqu’il y en aura également six à sept pouces de répandue & pressée sur ce lit, retroussez la partie de la paille de seigle qui excédoit, & couchez cet excédent sur la couche de paille brisée. Sur ce premier lit, établissez un nouveau rang & clair de paille de seigle, qui servira à son tour à retenir l’assise suivante, & ainsi jusqu’au sommet. De distance en distance, on aura encore le soin de jeter, sur toute la superficie d’une assise, une couche très-mince de paille de seigle, qui servira de clef pour la masse entière. Cette meule sera enfin complètement recouverte, & terminée ainsi qu’il a été dit dans le précédent chapitre.

Si les emplacemens à l’abri de la pluie manquent & pour la paille & pour le fourrage, on peut réunir l’un & l’autre dans la même meule, en faisant des lits de trois pouces de paille & de trois pouces de fourrage quelconque. Il résulte de ce mélange, que la paille contracte l’odeur & même un peu du goût du fourrage uni avec elle, & que les animaux mangent le tout avec un égal appétit. Ce petit & économique expédient empêche les valets de gorger les bêtes de fourrage, sur-tout de luzerne, qui les échauffe beaucoup, & elles ont, pendant toute l’année, une nourriture uniforme.

Ce que je dis des paillers exposés au grand air, s’applique également à ceux de l’intérieur des bâtimens ; la précaution y est également utile, & peut-être encore plus, parce que le fourrage y est ordinairement plus à la portée de l’écurie. Alors l’apathie du paysan, sa négligence, les soins mal entendus qu’il a pour ses bêtes, le portent sans cesse vers le fourrage.

La paille qui a été mouillée, ou celle qui a été versée sur le champ dans le temps que l’épi tenoit à elle, ne mérite pas d’être conservée pour les bêtes ; comme aliment, il leur deviendroit très-funeste, & communiquerait une mauvaise odeur à la bonne paille qui l’environnerait.


SECONDE PARTIE.

De la conservation des Fromens dans les greniers.


Il est dans l’ordre de la nature que toute substance végétale parvenue à sa maturité & à sa perfection, tend à se décomposer, si l’industrie humaine ne retarde ce dépérissement. L’intérêt, les yeux toujours ouverts, voit avec chagrin les blés s’échauffer dans le grenier, perdre leur couleur, s’y détériorer ; il les a vus attaqués & dévorés par des insectes, & enfin, dans des blés de belle apparence après la moisson, n’y plus trouver que du son ou des grains d’une odeur fétide & agglutinés les uns aux autres après quelque séjour dans le grenier. Ces altérations, ces dépérissemens dépendent de deux causes, les unes extérieures & les autres intérieures ; il existe heureusement des moyens, de les en préserver.

CHAPITRE PREMIER.

Des causes extérieures.

Au nombre des premières, on doit placer les dégâts causés par les rats, les souris, & par un grand nombre d’insectes ; & les causes secondes tiennent à la négligence de l’homme.

Section Première.

Des animaux & insectes destructeurs des Blés.

Tout le monde connoît les gros rats de campagne ; ils consomment prodigieusement dès qu’ils peuvent se jeter sur les grains ; & comme s’ils avoient peur d’en manquer, ils en emportent dans leurs retraites. La souris, plus accoutumée à trouver une abondante nourriture dans l’intérieur de nos maisons, n’a pas cette même prévoyance ; elle se nourrit & joue avec les grains ; semblable au lapin, son grand plaisir est d’exercer ses dents, sans être pressée par la faim ; en effet, les souris rongent & gâtent une quantité de grain, au moins le triple de ce qu’elles peuvent consommer. Tous les oiseaux à bec court & pointu en font un grand dégât, & l’on peut même dire que presque toute espèce d’oiseau se nourrit de blé. Les fourmis sont encore des animaux dangereux, à cause de leur nombre & de la mauvaise odeur qu’elles impriment au monceau de froment. Il est facile de se mettre à l’abri des dégâts & des ravages causés par ces animaux ; j’en indiquerai les moyens au Chapitre III, en traitant des Greniers. Il n’en est pas ainsi des insectes qui naissent, vivent dans le grain même, & en dévorent jusqu’au germe ; tels sont les charançons, les fausses teignes, les cadelles, &c.

§. I. Des Charançons.

Cet article a déjà été traité dans le plus grand détail au mot Charançon. Le Lecteur qui aura fait attention à la manière de vivre, au degré de chaleur nécessaire à son accouplement, à sa reproduction & son état de vitalité ou d’engourdissement, jugera sans peine de quelle utilité sont les recettes dont fourmillent tous les papiers publics ; ils donnent comme nouveau ce qui a déjà été dit & redit depuis un siècle, & l’idée des méthodes inutiles se perpétue ainsi que l’erreur. On a eu la complaisance de m’en adresser un grand nombre, toutes, disoit-on, de la plus grande efficacité, & la plupart consistoit dans l’usage des herbes aromatiques ou puantes. Malgré la conviction où j’étois du contraire de ces prétendues propriétés, j’ai suivi plusieurs de ces pratiques, & très-infructueusement. L’yèble, (Voyez ce mot) ou petit sureau semble mettre en fuite le charançon, par exemple, en septembre, en octobre, & même en août, suivant le climat ; mais on n’observe pas que dès que la chaleur de l’atmosphère est en général à dix degrés, le charançon ne pond plus, & se retire. C’est donc l’effet de l’atmosphère, & non de l’odeur puante de la plante. Admettons que cette suite soit causée par l’odeur, que produira-t-elle sur le charançon en état de larve, dans l’intérieur du grain, où il brave & le froid & les odeurs ? que produira-t-elle sur le charançon dans son état parfait, enterré au milieu d’un grand tas de blé ? pourra-t-elle pénétrer jusqu’à cette profondeur ? Si on fait un lit de blé & un lit de branches d’yèble, n’a-t-on pas raison de craindre 1°. que le blé n’en conserve la mauvaise odeur ; 2°. que l’humidité de ses branches ne se communique aux grains, & n’établisse une nouvelle fermentation ? de-là l’échauffement, car les blés charançonnés ou attaqués des mites, sont très-susceptibles de s’échauffer. Si les charançons fuient, où se retireront-ils ? contre les murs, dans les gerçures des murs, des bois, &c. ou bien ils s’envoleront par les fenêtres ; à moins que vous ne les détruisiez pendant qu’ils grimpent contre les murs ; l’opération est inutile, puisqu’ils ne tarderont pas à sortir de leur retraite, ou rentreront par où ils seront sortis. Remuez souvent votre blé ; établissez le plus qu’il sera possible de grands courans d’air. C’est en quoi consiste la vraie méthode, sur-tout si vos greniers sont construits comme il sera dit ci-après.

§. II. Des fausses Teignes.

De tous les ennemis du froment, de l’orge, de l’avoine, & même du seigle, les plus redoutables sont les fausses teignes. Ce dangereux insecte est heureusement peu connu dans le nord du royaume ; il est fort multiplié dans les provinces du centre, & beaucoup dans celles du midi. Ses ravages commencent dans l’épi, même encore sur pied, se continuent dans les gerbiers, & se propagent d’une manière terrible dans les greniers, où leur multiplication ressemble beaucoup à celle du charançon, suivant le degré habituel de chaleur du climat.

MM. Duhamel & Tillet, de l’Académie royale des Sciences de Paris, furent, en 1760, envoyés par le gouvernement dans l’Angoumois, afin d’y constater, de prévenir & d’arrêter les funestes dégâts que ces insectes faisoient dans les blés de cette province. Je vais profiter de l’excellent travail de ces deux académiciens, & après avoir suivi pas à pas & vérifié toutes leurs observations, je puis dire qu’elles décèlent les naturalistes les plus instruits & les plus exacts. Enfin, c’est avec la plus grande satisfaction que je paie ce tribut de louanges à la mémoire du premier, que l’agriculture a eu le malheur de perdre, & au second, dont tous les travaux sont sans cesse dirigés vers le bien public. Ce que je vais dire est le précis de leur mémoire, & pour le bien comprendre, il est important d’avoir sous les yeux la figure des fausses teignes dans tous leurs états, pour observer de quelle manière elles attaquent les blés. Comme il n’est pas facile, dans les campagnes, de se procurer les Mémoires de l’Académie, je crois faire plaisir à mes lecteurs d’en emprunter les gravures.

Explication de la Planche IX.
Fig. 1. Épi de blé barbu, sur lequel sont posés des papillons, & autour desquels d’autres voltigent ; aa, papillons disposés à pondre ; b, chenille nouvellement éclose, qui pend à un fil de soie très-fin ; cela arrive rarement.
Fig. 2. Balle de froment de grandeur naturelle ; on apperçoit dessus, & en c, quelques œufs de papillons.
Fig. 3. La même balle très-grossie au microscope ; c, quatre œufs.
Fig. 4. Traînée d’œufs, dans la position où les papillons les jettent quelquefois.
Fig. 5. Les mêmes œufs grossis au microscope. Les œufs marqués D sont pleins ; les chenilles sont sorties des œufs marqués E.
Fig. 6. Groupe d’œufs, dont quelques-uns contiennent des chenilles, & d’autres sont vides.
Fig. 7. Un œuf vu très-en-grand, dont la membrane est sillonnée, & présente de légères ondes.
Fig. 8. Chenille repliée dans l’œuf, & vue au travers de la membrane ; sa tête répond à la moitié de l’œuf ou environ.
Fig. 9. Quand la chenille est sur le point de sortir de l’œuf, elle change de position, sa tête s’approche de l’extrémité de l’œuf, & sa queue se retire ; alors elle déchire avec ses dents la membrane de l’œuf.
Fig. 10. Chenille qui a déchiré l’extrémité de l’œuf, & qui en sort.
Fig. 11. Chenille nouvellement sortie de l’œuf, & elle est représentée plus grosse que le naturel, & presque de la grosseur qu’elle a lorsqu’elle est sur le point de se métamorphoser en chrysalide.
Fig. 12. La même, grossie au microscope.
Fig. 13. Un gros grain de froment, dans le sillon duquel on voit une jeune chenille F, qui brise l’écorce pour s’introduire dans ce grain.
Fig. 14. Le même grain grossi au microscope ; F, jeune chenille qui après avoir filé une gase très-fine sur la partie du sillon qu’elle occupe, commence à entamer l’écorce, & va entrer dans le grain.
Fig. 15. Lorsque la chenille s’est une fois introduite dans le grain, on ne voit plus à l’extérieur qu’un très petit tas de son & de particules farineuses G, dans le fond du sillon.
Fig. 16. Un grain d’orge à peu près dans sa grandeur naturelle avec sa barbe ; h, endroit par lequel la chenille entre dans le grain.
Fig. 17. Le même grain d’orge vu très-en grand ; H, chenille qui s’introduit par une ouverture qui est imperceptible, qui est entre la barbe & les appendices I.
Fig. 18. Appendices déchirés, qui font voir comment la chenille a entamé la partie farineuse du grain.
Explication de la Planche X.
Fig. 19. Un grain de froment vu très-en grand ; chenille parvenue à la moitié de sa grosseur, & représentée dans un grain de froment ouvert du côté du sillon ; K, une portion de la substance farineuse qui n’a point encore été entamée par la chenille.
Fig. 20. Un grain de froment encore vu très-en grand, où l’on apperçoit une petite tache blanchâtre M ; c’est une espèce de trappe, formée d’une simple pellicule, que la chenille se ménage à l’écorce du grain, avant de se métamorphoser en chrysalide, pour faciliter la sortie du papillon, parce qu’elle est dépourvue, en état de papillon, d’organes propres à se pratiquer une ouverture.
Fig. 21. Une chrysalide de grandeur naturelle, renfermée dans un grain.
Fig. 22. La même chrysalide vue en grand dans un grain, divisé, suivant sa longueur, par une cloison N N que la chenille a filée avant de se métamorphoser ; cette cloison partage l’intérieur du grain en deux loges d’inégale grandeur ; la chrysalide se place dans la plus grande, & l’autre, O, est remplie d’excrémens.
Fig. 23. Chenille convertie en chrysalide, à peu près de sa grosseur naturelle.
Fig. 24, 25, 26, 27, 28. La même chrysalide vue au microscope, à différens âges, & en différentes positions.
Fig. 29. Un grain de blé où l’on voit la petite trappe P ouverte, & le trou par lequel le papillon est sorti.
Fig. 30. Papillon de grandeur naturelle.
Fig. 31. Papillon vu en grand, & dans l’attitude de pondre sur une balle de froment.
Fig. 32. Une des antennes du papillon fort grossie, pour montrer ses articulations ; elle est garnie de poils.
Fig. 33. Une de ses barbes pareillement grossie & garnie de poils ; elle est aussi composée de grains articulés les uns avec les autres, mais leur forme est différente de celle des grains ou espèces de godets qui composent les antennes.
Fig. 34. Une des ailes de dessous, formée par quelques tuyaux, & chargée d’une grande quantité de longs poils.
Fig. 35. Une partie de la membrane de l’aile d’un papillon, à laquelle les plumes sont attachées.
Fig. 36. Plumes & filets qui couvrent les ailes des papillons.
Fig. 37. : Un tas de grains de froment liés ensemble par la soie qu’une fausse teigne a filée. On voit dans le milieu cette fausse teigne qui sort de son tuyau.
Fig. 38. Chenille de fausse teigne.
Fig. 39. Papillon de fausse teigne.

Les orges étoient coupées, disent nos académiciens, lorsqu’ils arrivèrent à Chasseneuil près la Rochefoucauld ; mais les blés étoient encore sur pied. Ils examinèrent à la porte du château une pièce de blé qui devoit être coupée quelques jours après, & ils aperçurent sur différens épis, & à l’aide de la loupe, le commencement du dégât des insectes ; que les chenilles se nourrissoient de la substance du grain ; que d’autres étoient déjà passées à l’état de chrysalide, & n’attendoient que l’instant de se développer en papillon. Dès lors & par plusieurs observations subséquentes, ils se convainquirent que le mal commençoit dans le champ même. Cet apperçu général engagea les académiciens à suivre l’insecte pied à pied dans toutes ses métamorphoses, & sa multiplication.

La petite chenille de la fausse teigne des blés est très-rase & toute blanche, sa tête seule est un peu brune ; elle a seize jambes, dont les huit intermédiaires & membraneuses ne font que de petits boutons. À l’aide d’une forte loupe, le bout de ces mêmes jambes paroît bordé d’une couronne complète de crochets. Le petit papillon que donne cette chenille, est de la seconde classe des phalènes. Il a une trompe & des antennes à filets grainés ; il porte ses ailes parallèles au plan de position ; la couleur des ailes supérieures est communément d’un canelle très-clair ; elles sont quelquefois blanchâtres, & ont du luisant : le côté intérieur des ailes inférieures est bordé d’une frange de poils très-longs. Un des caractères le plus marqué de ce papillon, peut être pris de la figure & de la grandeur des deux barbes entre lesquelles sa trompe est logée ; elles s’élèvent au-dessus de la tête en se recourbant, & se terminent chacune de manière que cette tête paroît porter deux cornes semblables à celles d’un bélier. Les papillons se répandent dans les campagnes, s’y accouplent, & établissent leur postérité sur les épis, même avant leur maturité.

Après avoir considéré les chenilles dans les grains de blés nouvellement recueillis, & les avoir examinées, soit dans l’état de chrysalide, soit dans celui de papillon, nous désirions de voir, disent nos académiciens, comment ces insectes se perpétuent, & nous regardions comme essentiel d’en suivre la propagation. Nous renfermâmes des papillons dans un vase de cristal, au fond duquel il y avoit des grains de froment. Dans le nombre des papillons qui nous tombèrent sous la main, quelques-uns étoient accouplés ; nous tâchâmes de les laisser dans cet état, & de les faire passer dans un vase très-net, où la femelle fécondée eût la facilité de déposer ses œufs. Nous eûmes la précaution d’y jeter dix à douze grains de froment avant de couvrir le vase. Ces grains étoient assez beaux, assez sains, pour que le moindre corps étranger y devînt frappant. Quelques jours après, ces grains avoient de petites taches rouges plus ou moins étendues, &, à l’aide du microscope, nous découvrîmes que ces taches étoient des œufs d’une couleur rouge-orangée, d’une forme oblongue, & ayant à peu près la figure d’un gland, & qu’une seule femelle en avoit jeté soixante-dix ou quatre-vingt cinq d’une seule ponte.

Bientôt l’habitude d’observer ces insectes nous dispensa de recourir à la loupe, & dès qu’un œuf étoit éclos, nous découvrions les chenilles lorsqu’elles marchoient sur le papier ou sur les grains, quoiqu’elles eussent à peine un quart de ligne de longueur. Au bout de dix ou de douze jours, en examinant les grains d’orge & de froment qui furent, dans plusieurs expériences, placés au fond des vases, nous aperçûmes que les œufs étoient éclos, & ce qui le dénotoit, étoit la blancheur & la transparence de sa coque.

Quelques particules de matière farineuse qui étoient dans le sillon de certains grains, attirèrent notre attention & nous firent soupçonner que la chenille attaque le grain par le germe & dans le sillon du grain. Notre doute se changea en certitude, lorsque nous eûmes connu la manière dont elle s’y prend avant d’entamer le grain. Elle se glisse dans l’endroit du sillon le plus serré, & s’y tient comme immobile pendant un assez long temps ; elle y file ensuite une toile d’une finesse extrême, dont elle se recouvre dans toute sa longueur, en attachant les fils aux deux côtés du sillon & en les plaçant de manière qu’il ne reste exactement au dessous de la toile formée, que l’espace nécessaire pour contenir le corps de la jeune chenille, & lui laisser la liberté d’agir. Logée une fois sous cette gaze légère, qui ne recouvre guère que la huitième partie du sillon du grain, elle commence à l’entamer sourdement dans l’endroit où sa tête est placée ; elle y fait peu à peu un petit trou rond & capable seulement de donner passage à son corps ; elle y pénètre à mesure qu’elle se nourrit, & parvient enfin à s’y établir, en laissant derrière elle quelques particules de matière farineuse & ses excrémens : ces résidus s’attachent à la toile qui couvre l’insecte, & comme elle est fort transparente, on l’y distingue aisément. Si on dérange cette petite toile, aussitôt la chenille la rétablit en passant plusieurs fils sur le trou qui la recèle.

L’ouverture pratiquée par les chenilles est vers le fond du sillon, & sur un des côtés du grain que le sillon partage, aussi voit-on souvent qu’un seul côté est attaqué, & que l’insecte s’y change quelquefois en chrysalide sans avoir poussé plus loin le dégât. Il arrive souvent aussi que des chenilles plus vigoureuses, & dont les métamorphoses ne sont pas précipitées par les grandes chaleurs, étendent leurs ravages au-delà du petit réduit qui avoit suffi à d’autres, & consomment entièrement le grain. S’il n’a pas suffi à leur nourriture, elles soudent un autre grain avec le premier, & établissent une communication entre deux, afin de trouver une nourriture abondante dans le second, & souvent il ne lui reste, comme au premier, que l’écorce.

Ces insectes, dans leur état de chenilles, sont très-délicats, & heureusement il en meurt beaucoup, & plus heureusement encore elles s’entretuent lorsque deux ou plusieurs se disputent la possession d’un grain. Celle qui s’en est emparée ne permet plus aux autres de partager ses provisions ; de sorte qu’on ne trouve jamais qu’une seule chenille dans un grain ; il n’en est pas ainsi des charançons.

Telles sont les observations faites par les deux académiciens en 1760. Ils retournèrent dans l’Angoumois en mai 1761, & à cette époque ils commencèrent à voir des papillons dans les espèces de cabinets ou de ménageries qu’ils avoient fait construire dans l’année précédente. Ces premiers papillons éclos cherchoient a sortir par les fenêtres, & il n’en est pas ainsi de ceux qui naissent en automne ; ils restent sur le monceau de blé, & ne s’en écartent qu’autant qu’on les remue.[5]

Nous cherchâmes en vain ces insectes pendant le jour sur les champs semés en blé ; ils se tiennent cachés pendant le jour, sortent à la tombée de la nuit, & voltigent çà & là en se cherchant mutuellement pour s’accoupler sur les épis, quoique les grains soient encore maigres, dépourvus de substance farineuse, & peu propres dans ce moment à fournir une nourriture aux chenilles qui doivent éclore ; mais de ce moment à celui où l’insecte sort de l’œuf, le grain prend de la consistance.

Les œufs nouvellement déposés sur ces épis, sont blancs, & deviennent rougeâtres lorsque la chenille est prête à en sortir ; elle s’insinue ensuite dans le grain de blé, d’orge, &c. ainsi qu’il a été dit, & comme on le voit par le secours de la gravure.

Afin de pousser jusqu’au bout les connoissances sur la manière d’exister de ces insectes, nos académiciens voulurent se convaincre par l’expérience, si les chrysalides subsisteroient dans la terre pendant l’hiver, & en soutiendroient les rigueurs, étant exposés à toutes les intempéries de l’air ; ils vérifièrent les expériences que madame de Chasseneuil avoit déjà faites, & par lesquelles elle avoit appris que les chenilles y étoient vivantes, & aussi vigoureuses que la circonstance le permettoit.

Nos académiciens firent construire plusieurs boîtes, partagées suivant leur longueur, en trois parties égales, entièrement séparées l’une de l’autre, afin que les papillons de l’une ne pussent pas communiquer avec ceux de l’autre ; le tout étoit recouvert d’un grand carreau de vitre. La terre de la première case fut garnie d’un certain nombre de grains infectés d’œufs, & recouverte d’un pouce de terre ; la seconde & la troisième, préparées comme la première, furent recouvertes, l’une de trois pouces de terre, & l’autre de deux pouces seulement. Le tout étoit ainsi disposé le 12 juin ; & dès le 14 du même mois il parut quelques papillons dans la première case ; le 17 il y en avoit 14 de nouveau, & ils n’en virent que deux dans la seconde & un seul dans la troisième. Ces papillons percent la terre, & l’on remarque un petit trou rond par où ils ont effectué leur sortie. Leurs ailes sont souvent chiffonnées dans ce moment, ils les étendent, les secouent, & elles prennent bientôt leur position naturelle.

Il résulte clairement de ces expériences, que les papillons placés à un pouce dans terre, & lorsqu’elle est légèrement humide & meuble, en sortent sans peine ; qu’il leur en coûte peu aussi pour s’échapper lorsque le grain où ils étoient établis, est à côté de quelqu’autre grain qui germe & soulève la terre, en produisant au dehors la jeune plante ; mais qu’ils ont beaucoup d’obstacles à vaincre lorsque la terre qui les couvre, quoique douce & légère, a trois pouces environ d’épaisseur, & qu’ils périssent infailliblement dans le grain même où ils ont vécu si la terre est compacte, & a acquis une certaine dureté.

Le ravage produit par ces insectes se fait de proche en proche, & par communication, & ils volent souvent à de grandes distances. Nos académiciens, pour s’en convaincre, firent défricher un arpent de terre au milieu d’une forêt, on y sema du grain transporté du Limosin, & qui sûrement n’apportoit avec lui aucun œuf de papillon. Cependant ils virent à la chute du blé, & sur des épis de froment, des papillons qui avoient pénétré dans cette solitude, mais en beaucoup moins grand nombre que dans les champs ordinaires. Plusieurs expériences répétées en ce genre, & dans des lieux très-éloignés des habitations & des champs à blé, ont confirmé ces émigrations.

Il est démontré que ces insectes, ainsi qu’on l’a déjà dit, attaquent les fromens, le seigle & l’orge, mais ils se jettent encore sur plusieurs espèces de plantes, telles que le maïs ou blé de Turquie, ou blé d’Espagne & autres graminées de nos campagnes, qui ne sont pas soumises à la culture. Cet insecte destructeur est par ce moyen assuré de sa subsistance, depuis le moment que la chaleur de l’atmosphère est au dixième ou douzième degré de chaleur du thermomètre de Réaumur, & pendant tout le temps que cette chaleur se soutient au même degré. J’en ai vu en 1781, depuis le 16 mars jusqu’au milieu du mois de novembre, (il faut faire attention au pays où j’écris) & il en est éclos pendant tout l’hiver dans des caraffes de cristal, que je tenois sur la cheminée de mon cabinet. Ils s’y accouploient, pondoient & l’œuf éclosoit.

§. III. De la Cadelle.

Ce nom est donné indifféremment dans nos provinces à la chenille de la fausse teigne dont je viens de parler, & à celle dont il est actuellement question, quoiqu’elles n’aient de commun entr’elles que leur voracité à détruire le grain. J’ignore si dans l’intérieur & dans les provinces du nord du royaume, cette chenille est connue, du moins je ne l’y ai jamais vue, & même actuellement, ne connoissant pas son état d’insecte parfait, je ne puis dire à quel genre on doit la rapporter, ni quel nom lui convient ; je la désigne donc sous le nom de Cadelle, ne pouvant faire mieux jusqu’à ce que les chenilles que j’élève actuellement m’apprennent à quel insecte elles doivent l’existence. Si mes tentatives de cette année sont plus heureuses que celles de la précédente, je représenterai l’animal dans la gravure du mot Insecte, & je rectifierai ce que j’aurai mal vu, quant à présent.

La Figure 40, Planche X, représente la chenille vue en dessus, mais beaucoup grossie à la loupe. La Figure 41 la montre vue en dessous, ou à la renverse, & la Figure 42 désigne la manière dont elle attaque les grains.

Je ne crois pas que le premier œuf soit déposé dans le grain ; semblable à celui de la fausse teigne il s’y insinue. Voici ce que j’ai vu sur du blé nouvellement battu : quinze jours ou trois semaines après la moisson, j’y ai découvert de petites chenilles de trois lignes de longueur sur un quart de ligne d’épaisseur. Leur accroissement est assez rapide, & leur plus forte longueur est de huit lignes sur une ligne d’épaisseur.

Son corps est composé de dix anneaux ; sur le premier anneau sont deux taches brunes, presque de la grandeur du premier anneau, à peine visible dans le premier âge de la chenille, & visibles au second ; deux points noirs sur le second & le troisième anneau se manifestent lorsque la chenille prend sa dernière croissance. Son corps est composé de onze anneaux, en y comprenant celui qui est marqué de deux grandes tâches noires ; dans la réunion de celui-ci, un second sort une petite jambe de la couleur des taches, même plus claire ; il en est ainsi des deux anneaux suivans, de sorte que cette chenille a six pattes, dont trois de chaque côté & près de la tête ; caractère qui a engagé M. de Réaumur à appeler fausses chenilles celles de cette sorte.

La couleur de la tête est semblable à celle des taches, mais un peu plus foncée ; elle est aplatie sur le devant, étroite, & armée de deux dents ou crochets A, forts & durs ; quelques poils environnent la bouche ; on les voit à l’aide d’une forte loupe. La partie postérieure ou le dernier anneau est, à son extrémité, de couleur brune, & armée de deux crochets visibles à l’œil, au moyen desquels la chenille se soutient suspendue lorsque le besoin l’exige. Cet insecte est très-vivace & coriace, on l’écrase difficilement sous le pied par le simple frottement ; je l’ai vu à moitié plongé dans le grain, & l’attaquer indifféremment par tous ses côtes. Malheureusement l’insecte qui produit cette larve doit être bien commun, puisqu’elle l’est beaucoup, & fait de grands dégâts. Il est très-rare de voir cette chenille à l’extérieur des monceaux de blé, excepté dans le temps qu’elle le quitte, qu’elle gravit contre les murs du grenier, sans doute afin de chercher une paisible retraite, & de s’y métamorphoser en chrysalide.

Section II.

De l’échauffement du Blé, occasionné par les insectes.

On aura beau avoir récolté le blé par un temps sec, monté les gerbiers avec le plus de soin, battu, vanné & criblé pendant la plus grande ardeur du soleil ; en un mot, on aura pris les plus grands soins pour qu’il ne soit, dans aucun cas, frappé par la pluie & attaqué par l’humidité, le blé ne s’échauffera pas moins dans le grenier, huit ou quinze jours ou trois semaines, ou un mois après l’y avoir porté. La chaleur en sera vive & forte, elle surprendra lorsque l’on plongera la main dans le monceau, & on sera tout étonné, en y plaçant un thermomètre, de voir la liqueur y monter à 24, 30, 36 degrés & même plus. Qu’arrive-t-il ? Aussitôt tous les valets sont en mouvement ; armés de pelles, ils changent le blé de place, diminuent l’épaisseur du monceau, une odeur forte les suffoquent, la poussière qu’ils respirent picotte leurs gosiers, ils toussent, leurs yeux sont larmoyons, & la chaleur paroît dissipée. La surprise augmente encore trois à quatre jours après, parce que la chaleur se renouvelle comme auparavant, & malgré le remuement, elle se soutient plus ou moins forte pendant un mois ou six semaines, & le grain contracte une odeur désagréable qu’il ne perd jamais.

Dans cette circonstance je me suis servi du blutoir, Fig. 2, Pl. XI, pag. 300 du second Volume, pour passer tout mon grain. Je rafraîchis le grain par cette opération, & le séparai de la quantité prodigieuse d’excrémens d’insectes, de leurs dépouilles, des grains dévorés ou entamés ; mais ces mêmes blés reportés dans le grenier, s’y échauffèrent tout de nouveau, beaucoup moins à la vérité que ceux du grenier voisin qui étoient remués chaque jour. Cet échauffement ne tient point au grain comme grain, puisqu’il est supposé très-sec, mais uniquement au développement des papillons, à la chaleur que chaque chenille renfermée dans le grain lui communique ; & de ces chaleurs partielles il en résulte une chaleur totale plus ou moins forte, suivant que le nombre des fausses teignes est multiplié. Je crois aussi que leurs excrémens, quoiqu’ils paroissent secs, & sous une forme pulvérulente, rougeâtre & très-fine, y contribuent pour beaucoup. Les vents du nord & secs retardent les premiers échauffemens, les diminuent lorsqu’ils sont en train ; les vents du midi au contraire, & humides tels qu’ils le sont toujours dans les provinces peu éloignées de la mer, accélèrent l’échauffement, l’augmentent de beaucoup, & le renouvellent lorsqu’il est cessé, parce qu’alors il éclôt un plus grand nombre d’œufs, & les ravages dans l’intérieur du grain se multiplient. L’échauffement cesse dès que la chaleur de l’atmosphère se soutient au-dessous de dix degrés environ, & il est nul pendant l’hiver. Cependant il se renouvellera au printemps suivant, si la ponte des œufs de l’automne a été considérable. Les académiciens déjà cités, ont observé que deux pintes de graines se sont échauffées presqu’au même point qu’un monceau considérable, & que ces grains ont conservé aussi longtemps leur chaleur. Le remuement ou la diminution du volume des monceaux, est donc une opération assez inutile, & si le blutoir m’a été de quelque secours, c’est qu’il a dépouillé le grain de toute ordure, d’un grand nombre de papillons, qui sans doute ne s’étoient pas accouplés, & qui n’avoient pas encore pondu ; peut-être encore par la diminution des œufs détachés par le frottement du grain l’un contre l’autre qu’il éprouve lorsqu’on le jette dans la trémie, qu’il tombe sur la grille (Fig. 5.) pour rouler ensuite tout le long de la grille inférieure B, (Fig. 2.) Les charançons produisent le même déchaussement s’ils font beaucoup multipliés ; mais cependant jamais aussi fort que celui causé par les fausses teignes.

Je crois que les vents du sud augmentent l’échauffement, parce qu’ils relâchent les pores des grains, que leur humidité y pénètre puisqu’ils s’enflent à cette époque. Le même effet a lieu sur les excrémens des insectes ; dès-lors il s’établit une fermentation qui réunissant sa chaleur à celle produite par les insectes, en augmente la masse commune. Le vent du nord, au contraire, dissipe l’humidité, rend les corps secs, en resserre les pores, & l’animal a peut-être moins de facilité à ronger & manger l’intérieur du grain, parce qu’il est plus sec. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il éclôt moins de papillons par le vent du nord que par celui du midi.

La Figure 43 représente le charançon du blé vu très-en-grand ; A, l’animal dans son entier ; B, son antenne séparée ; C, la tête & les antennes ; D, sa patte.

CHAPITRE II.

Des causes intérieures du dépérissement des Grains.

Si l’on a été forcé par les circonstances, de moissonner avant que le grain ait acquis une maturité convenable, comme cela arrive parfois dans les pays du nord, il est clair que sa partie sucrée n’a pas encore été masquée ou convertie en substance farineuse. Dès-lors le grain est à peu près dans l’état, ou du moins approche de celui où il se trouve lors de sa germination. Il est par conséquent très-voisin de la fermentation, pour peu que les circonstances y concourent, l’humidité, par exemple ; ainsi ce grain renfermé humide fermentera dans le grenier, il s’y échauffera & s’y détériorera. Admettons que le grain y ait été porté dans un degré convenable de siccité & de maturité, la cause intérieure de l’échauffement n’en subsistera pas moins ; je veux dire la partie sucrée qu’il renferme, quoiqu’elle soit exactement masquée par la substance farineuse, & qu’on ne puisse dans cet état la reconnoître au goût. On a vu au mot Fermentation que les corps qui contiennent une portion sucrée, mucilagineuse, sont susceptibles de la fermentation vineuse, lorsqu’ils sont réunis en grande masse, & étendus dans un fluide convenable : or, si le blé est tenu dans un grenier naturellement ou pendant long-temps humide, le grain s’enfle à peu près comme celui qu’on fait germer dans l’eau ou en terre, la partie farineuse se décompose, la sucrée reparoît & se développe, (voyez le mot Bière) & le germe ne tarde pas à reparoître. C’est donc au concours & à l’adjonction de l’humidité que le grain absorbe, & à son union avec le principe intérieur sucré, que sont dus la détérioration & l’échauffement.

Le temps de la récolte de 1783 fut très-pluvieux, sur-tout dans nos provinces septentrionales, & le grain germa en partie dans la gerbe encore couchée sur le champ. Le comité de l’école gratuite de Boulangerie, établie à Paris, publia à cette époque & à ce sujet un avis qui mérite de trouver ici sa place.

« Le pain qui provient du blé germé n’a rien de dangereux pour la santé… Ce blé est très-difficile à conserver, parce que le développement du germe le dispose à fermenter & à s’échauffer, & qu’en outre il retient beaucoup d’humidité, raison de plus pour qu’il fermente & s’échauffe… Les insectes l’attaquent plus volontiers, parce qu’il est plus tendre, & que la germination lui donne un goût sucré ; parce qu’aussi plus susceptible de s’échauffer, il favorise davantage la ponte des insectes… & abandonné à lui-même, il contracte de l’odeur & de la couleur, & le grain devient d’un rouge obscur. Dans cet état il a un mauvais goût & une saveur piquante qui se communiquent à la farine & au pain ; alors les animaux le rebutent. » Au mot Pain on entrera dans les détails qui le concernent.

» Il est imprudent de laisser le blé germé en meule & dans la grange, on doit le séparer des blés secs. Il vaut mieux le battre le plutôt possible, au risque de laisser des grains dans l’épi… La gelée arrête la germination, mais pour peu que la saison de l’hiver soit humide ou au retour des chaleurs, il s’altérera encore plus. »

» Le blé étant battu, on l’exposera au-dessus d’un four ; on le répandra sur le plancher, ou on le mettra sur des claies serrées. Il sera remué de quart-d’heure en quart-d’heure, avec une pelle ; on laissera une porte ou une fenêtre entre ouverte pour donner issue à l’humidité. »

» Si on n’a pas de pièce au dessus du four, on mettra le blé germé dans le four même, (voyez le dernier Chapitre de cet article §. 2.) quelque temps après que le pain en aura été retiré ; on laissera la porte du four entr’ouverte, & on remuera le blé de dix en dix minutes avec de longues pelles ou des râteaux pour faciliter l’évaporation de l’eau… On n’attendra pas que le blé soit parfaitement sec pour le sortir du four, car alors il seroit trop desséché… Le blé ainsi étuvé, on le criblera… On aura l’attention de ne le mettre en sacs ou en tas que lorsqu’il sera bien refroidi ; car si on l’enferme chaud, il retiendra un peu d’humidité qui adhère à la surface du grain, & le feroit moisir… Lorsque le propriétaire ou le commerçant ont de fortes parties de blé, il est plus expéditif de se servir des étuves. » Voyez §. I. du Chapitre déjà cité.

Telles sont les causes, soit extérieures, soit intérieures, du dépérissement du blé dans nos greniers. Il s’agit actuellement d’examiner par quels moyens on peut prévenir ou remédier à ce dépérissement.

CHAPITRE III.

Des moyens de prévenir les dépérissemens du blé dans le grenier.

On remédie aux dépérissemens 1°. par l’emplacement & la manière de construire les greniers ; 2°. par l’intermède de l’air ; 3°. par celui du feu.

Section Première.

De l’emplacement, & de la manière de construire les greniers.

Il ne s’agit point ici des greniers publics, vulgairement nommés d’abondance, dans lesquels les officiers municipaux rassemblent du grain, afin, dit-on, de prévenir les disettes. Dans les temps que les François étoient tous, ou économistes, ou anti-économistes, les papiers publics ne parloient que de l’utilité ou de l’inutilité de ces greniers, appelés de prévoyance. Ainsi la question a été très-longuement & même trop aigrement discutée pour la renouveler de nouveau ; d’ailleurs, ce seroit s’écarter de notre but. On peut consulter en ce genre les Ouvrages qui ont paru depuis 1760 jusqu’à 1770 : ils sont en grand nombre, ou pour, ou contre, parce que les greniers d’abondance supposent toute l’amplitude du régime prohibitif, & leur suppression, la vraie liberté du commerce. Il s’agit simplement ici des greniers des particuliers.

La coutume est de les placer au haut de la maison, directement sous les tuiles. Malgré les défauts indispensables que cette localité entraîne, elle est cependant à préférer aux greniers situés dans un lieu bas, humide & peu exposé au courant d’air.

Il est impossible qu’un grenier du premier genre ne soit pas exposé aux incursions de ces rats monstrueux par leur grosseur & à celles des souris. Si une fois les charançons y sont entrés, ainsi que les fausses teignes, & l’insecte que je nomme cadelle, il est impossible de les détruire, parce que chaque gerçure des poutres, des chevrons, des solives, des planches, &c. devient une retraite assurée pour ces animaux destructeurs, dont la plus grande vigilance ne peut les en déloger.

Si j’avois à construire un grenier, je m’y prendrois de la manière suivante : Il seroit placé dans un corps de bâtiment isolé, crainte d’incendie, & afin d’avoir un courant d’air par toutes les directions de vents ; suivant mes facultés, il seroit à plusieurs étages & chaque étage seroit voûté & les murs exactement recrépis, comme il sera dit ci-après. Au moyen d’une ouverture pratiquée dans l’épaisseur de chaque voûte & garnie d’un couloir mobile & en planches, il seroit facile de remplir les sacs placés au rez-de-chaussée, à l’aide d’un tourniquet, poulies, &c., on auroit la facilité de monter les sacs pleins au grenier du premier & du second étage. Les voûtes ne doivent pas être fort exhaussées, parce qu’il est prudent de ne pas donner une trop grande épaisseur à un monceau de blé, pourvu que sous clef elle ait de sept à huit pieds, la hauteur est suffisante ; cependant cette hauteur doit varier suivant la portée des voûtes, non en longueur, mais en largeur. Voilà pour la distribution générale.

Je n’établirois pas de grandes fenêtres, je ne les multiplierois pas ; je me contenterois d’ouvrir des larmiers de trois en trois pieds sur tout le pourtour du grenier. Ces larmiers, d’un pied au plus de hauteur & de largeur, seroient garnis, en dehors du bâtiment, d’une grille de fil de fer, à mailles assez serrées pour empêcher l’entrée des souris dans l’intérieur du bâtiment ; ils seroient fermés par un châssis recouvert de canevas sur lequel battroit & se reposeroit un contrevent en bois ; enfin, je placerois ces petites fenêtres au niveau du carrelage du grenier.

Je suis assuré par ces moyens bien simples, 1°. d’empêcher l’entrée des charançons, des fausses teignes, parce que le canevas s’y oppose. J’ai vu, non pas une fois, mais vingt, ces insectes accourir des champs dans le grenier & chercher à s’insinuer du dehors au dedans, à travers les fils du canevas, ce qu’ils sont sans peine, lorsque ces fils sont trop espacés. Il faut donc un canevas assez serré & cependant pas trop afin que l’air puisse s’introduire dans le grenier ; la toile est trop serrée & ne vaut rien pour cet objet.

Si mes facultés ne me permettent pas d’établir de pareils greniers dans la métairie que j’habite, ou que j’achète, je commencerai par visiter si le carrelage de ceux qui y existent est en état, si dans les gros de mur les rats, les souris n’ont pas pratiqué des entrées ; elles sont communément au niveau des planchers, ou entre les murs & les solives. Un rang de carreaux placés de champ tout autour du grenier & bien liés avec du plâtre, ou du mortier, devient une bonne défense. Si la paroi des murs intérieurs n’est pas bien recrépie, elle sera repiquée de nouveau, & de nouveau recrépie avec du plâtre & du mortier, & tellement lissée qu’il n’y reste plus aucune fente, aucune gerçure capable de servir de retraite aux insectes. La même opération aura lieu pour le plancher supérieur ou toit du grenier, c’est-à-dire, qu’avec des lattes, du plâtre, ou avec du mortier, on fera une espèce de plafond. Comme le mortier fait avec la chaux a le défaut de se gercer, de se fendre, de se crevasser, il convient de l’unir avec de la bourre, ou poils de bœufs, de vaches ; de gâcher le tout ensemble pendant long-temps, & chaque jour, lorsqu’il est mis en place, de le lisser fortement jusqu’à ce qu’il soit sec ; de cette manière, le mortier ne se crevassera jamais. Si le local ne permet pas de se procurer de bonne chaux, du sable convenable, & si l’achat des planches n’est pas trop dispendieux, il faudra s’en servir, les faire unir & polir à la varlope, & les langueter. On n’emploiera que des planches très-sèches, afin qu’elles ayent pris retraite & qu’elles ne se fendent pas par l’effet de la chaleur. Ce n’est pas tout : il est encore essentiel de coller sur toutes les jointures des planches les unes avec les autres, des bandes de toile, afin de ne laisser aucune retraite ouverte aux fausses teignes, ni aux charançons. Heureux le canton où le plâtre est commun, aucune substance ne réunit plus d’avantages.

On ne doit jamais porter du blé dans un grenier, sans auparavant en avoir balayé exactement le sol mais encore tous les murs & les plafonds. L’effet du balai est de détacher du mur les chrysalides & les insectes qui peuvent y être attachés. Le paysan, toujours négligent, laisse les ordures dans un coin, & le propriétaire soigneux pour la conservation de ses grains, les fait jeter dans le feu en sa présence. On ne doit jamais perdre de vue que plus le grain aura resté long-temps dans sa balle au gerbier, & mieux il se conservera dans le grenier.

Section II.

De la conservation des Blés par l’intermède de l’air.

On a vu, à l’article Charançon, que cet insecte craint singulièrement l’effet du froid ; que lui & la fausse teigne ne pondent pas lorsque la chaleur n’approche pas du dixième degré du thermomètre de M. de Réaumur. Il est donc avantageux & possible d’arrêter les progrès de leur multiplication en établissant un grand courant d’air. C’est par cette raison que nous avons dit dans la section précédente, que les larmiers, ou petites fenêtres, devoient être placées près des carreaux ; qu’elles devoient être multipliées suivant toutes les directions des vents, afin de pouvoir les ouvrir & les fermer à volonté, selon le vent qui règne, ou quand l’atmosphère est trop humide. Ces fenêtres basses & rez-terre n’empêchent pas la liberté d’en pratiquer de supérieures ; cependant elles deviennent assez inutiles.

Le courant d’air qui passe sur le tas de blé augmente l’évaporation de son humidité intérieure, en circulant autour de chaque grain, & cette évaporation entretient la fraîcheur. On dira : L’air du grenier, toutes les fenêtres ouvertes, est au même degré de chaleur que celui de l’atmosphère, par conséquent l’air qui vient de dehors ne sera pas plus froid que celui du grenier. Le raisonnement est vrai, tant que l’air & la chaleur sont en équilibre ; mais dès que le courant d’air s’établit, l’équilibre est rompu & le froid commence. Présentez la main ou l’œil au trou d’une serrure, vous éprouverez ou sur l’un ou sur l’autre un froid qui seroit insensible si la porte fût restée ouverte ; cependant le degré de chaleur de la chanbre voisine est le même que celui de la chambre où l’on se trouve. Ce courant d’air produit l’évaporation sur ma main ou sur mon œil, dès-lors plus de fraîcheur. Lorsqu’on a la migraine, &c. on se frotte le front avec une eau spiritueuse, avec de l’éther, (voyez ce mot) & si on fait souffler sur la place imbibée par la liqueur, on ressent un très-grand frais. Que d’exemples semblables il seroit facile de citer ! Admettons donc, comme un fait géométriquement démontré, qu’un courant d’air rend plus frais tous les corps qu’il environne. Dès-lors, on doit voir comment le monceau de blé se rafraîchit, par exemple, dans le vent du nord, lorsqu’on ouvre les fenêtres de ce côté, ainsi que celles du midi ; ces dernières font attraction, &c.

Rien de plus facile encore que d’établir à ces fenêtres basses des tuyaux de fer blanc qui répondront dans l’intérieur du blé ; mais il faut que la fenêtre soit entièrement fermée à l’exception de l’ouverture des tuyaux. L’air s’y introduit, s’insinue entre chaque grain de blé, rafraîchit toute la masse & les insectes abandonnent le monceau. Ce ventilateur est bien simple & préférable, à tous égards, à ceux qui demandent le secours de l’homme pour être mis en mouvement.

Si la position du grenier ne permet pas d’établir les larmiers suivant toutes les positions de vents, on y remédiera en perçant le plancher qui supporte le blé, & dans l’ouverture on adaptera un ou plusieurs tuyaux de fer blanc, criblés de petits trous & qui ne s’élèveront qu’à la hauteur d’un pied. Plusieurs tuyaux ainsi placés dans un monceau de blé, font d’excellens ventilateurs.

M. Hales, d’après ses belles expériences sur la transpiration & l’évaporation des végétaux, est, je crois, le premier qui ait songé à rafraîchir les blés au moyen des ventilateurs. Il établissoit plusieurs moulinets à grandes ailes, qui, mis en mouvement, ou par le vent ou par des hommes, procuroient la fraîcheur & par conséquent l’évaporation des grains. Je préfère les fenêtres basses & étroites & les tuyaux à tous les ventilateurs, sur-tout si les greniers sont construits ainsi que je viens de l’indiquer.

M. Duhamel, dans son Traité de la conservation des grains, a donné la description des greniers de toutes sortes de grandeurs ; voici, d’après lui, l’idée d’un grenier d’une grandeur moyenne, capable de contenir mille pieds cubes de froment ; & dans la coutume ordinaire, il faudroit un grenier de cinquante-neuf pieds de long sur dix-neuf de large. Ce grenier, dit l’auteur, devroit être fait à peu près comme une grande caisse, à laquelle on donne treize pieds en carré sur six de hauteur ; on fait avec de fortes planches les côtés & le fond, on la pose sur des chantiers. À quatre pouces de ce premier fond, on en fait un autre de deux rangs de tringles qui se croisent à angles droits ; on le recouvre d’une forte toile de crin qui empêche le blé de s’échapper & laisse à l’air un passage libre ; à la partie supérieure de cette caisse, on fait un couvercle plein pour empêcher les souris & autres animaux d’y entrer ; on y pratique seulement quelques trous qui s’ouvrent & se ferment à volonté ; on met le blé dans cette grande caisse, & pour le conserver, on fait jouer des soufflets : l’air impulsé traverse le blé & s’échappe par les trous ménagés dans la partie supérieure.

On peut, si l’on veut, faire des caisses de trois pieds de diamètre sur six de hauteur & rondes ; de distance en distance, sur la partie étroite, on pratiquera des ouvertures de six pouces, fermées par une grille de fils de fer mis en longueur & serrés assez près les uns des autres pour que le grain ne puisse y traverser ; quatre ou six grilles suffisent dans toute la circonférence. Le milieu de cette caisse est traversé par un essieu en fer ou en bois ; l’essieu, par ses deux extrémités, porte sur un chevalet ; à un de ses côtés, est adaptée une manivelle au moyen de laquelle on fait tourner la caisse. Par cette opération, on réunit deux avantages ; savoir de rafraîchir le grain, même sans faire tourner la caisse & à plus forte raison en lui imprimant un mouvement rapide de rotation, & on dépouille le blé de la poussière & autres petites ordures qui l’environnent.

M. l’Abbé Villin propose de faire des paniers en forme d’entonnoirs, avec de la paille de seigle ; leur pointe est tournée en haut & fermée au moyen d’une petite planche qui glisse sur des coulisses ; elle s’ouvre aisément lorsqu’il s’agit d’ôter le grain pour le remuer & pour le vider. Ces paniers sont suspendus & attachés à des traverses de bois, ils contiennent deux septiers & demi, mesure de Paris. On établit perpendiculairement dans le milieu une espèce de tuyau, également fait de paille, qu’on assujettit au fond ; l’air qui pénètre à travers les brins de paille circule de toutes parts entre les différentes couches, & il tient le froment conservé, sec & froid.

Si on a une provision de sacs assez considérable, on peut les remplir & les isoler les uns des autres, au moyen d’une boule ou d’un morceau de bois que l’on place entre-deux. Comme les sacs remplis de grains sont plus larges à l’extrémité inférieure qu’à la supérieure, ils se trouvent naturellement isolés dans toute la circonférence, & par ce moyen l’air circule naturellement tout autour. M. Brocq, directeur de l’École de Boulangerie de Paris, en apperçut le premier le mérite & le bon effet par des expériences variées & comparées, qui ne permettent plus de douter de son efficacité.

Il est facile d’imaginer en ce genre plusieurs nouvelles espèces de ventilateurs ; les plus simples, les moins coûteux seront les meilleurs pour les petits particuliers.

Tous ces moyens sont bons, ils épargnent beaucoup de peine ; cependant ils ne dispensent pas du pellage ou palleyage. (mots également usités dans les provinces) Cette opération consiste à faire passer successivement le grain d’un lieu sur un autre, ou d’un grenier supérieur dans un grenier inférieur. Dans le premier cas, les tuyaux placés dans les larmiers & qui correspondent à la nouvelle place où l’on jette le grain, produisent un très-bon effet, parce qu’ils introduisent un courant d’air frais entre les couches du monceau que l’on établit… Dans le second cas, le grain en tombant se rafraîchit ; mais je voudrois que dans l’endroit où il tombe, on établît un couloir, & contre ce couloir un moulinet à grandes ailes, semblable à celui du blutoir déjà cité, qui porteroit un courant rapide dans une partie du couloir, & chasseroit, par l’ouverture opposée, tous les mauvais grains, les poussières, les pailles, les débris, les excrémens des insectes, &c. ; ces derniers sont les grands promoteurs de la fermentation & de la fermentation putride.

C’est sur-tout pendant la première année que le froment fermente si on ne le travaille pas continuellement : oublié dans le grenier, il se recouvre d’une espèce d’humidité, & l’eau étant le conducteur de l’électricité, il survient aux grains ce que nous voyons arriver à certains corps fermentés ou fermentescibles, qui, en temps d’orage passent à la putréfaction avec une rapidité incroyable.

On ne doit donc jamais attendre pour remuer & travailler le froment, qu’il exhale de l’odeur, & que la main introduite dans le tas y éprouve de la chaleur, car le grain auroit déjà subi un commencement de fermentation qui seroit d’autant plus avancé, que la saison seroit chaude & le grain humide. La quantité du blé indique la nécessité d’un plus ou moins fréquent pellage, & dans aucun cas le monceau de grain ne doit pas avoir plus de dix-huit pouces d’épaisseur.

Section III.

De la conservation du Froment par l’intermède du feu.

Lorsque les circonstances locales ou accidentelles, suivant les climats, ont forcé de couper le blé avant sa maturité ; lorsque les moissons ont été pluvieuses, & que l’on craint que le froment germe ; lorsqu’on habite un pays humide, dans lequel le grain ne peut perdre son eau surabondante de végétation ; lorsque l’on veut envoyer dans les colonies des farines ; si le froment n’est pas encore assez sec ; enfin, pour détruire les larves d’insectes nichées dans le blé, & leurs œufs déposés sur sa superficie, dans tous ces cas il faut nécessairement recourir à l’intermède du feu. Comme je n’ai jamais été dans le cas d’étuver du grain, ni à portée de suivre cette Opération, je préviens que je vais parler uniquement d’après les autres.

M. Duhamel s’est singulièrement occupé de la conservation du grain. Il a proposé le modèle des étuves de toutes les grandeurs, suivant les quantités des grains. (Voyez la définition de ce mot à celui Étuve) Les Ouvrages de cet estimable auteur sont très-répandus dans le public, cependant ils ne le sont peut-être pas encore assez chez les cultivateurs peu aisés ou éloignés des grandes villes. Il est donc important de mettre sous les yeux de ceux de cette dernière classe ce qui a été dit à ce sujet, & de leur offrir le tableau des avantages & des désavantages des étuves. Je préviens que je copie ce que M. Duhamel a dit dans son Supplément sur la conservation des grains, & je présente ses propres dessins.

§. I. Méthode de M. Duhamel.

« Mon étuve, dit l’auteur, dont on voit l’élévation, (Planche XI, Figure 1) a onze pieds hors d’œuvre ; elle est bâtie & isolée au milieu d’une salle basse. On voit en T une porte à doubles vantaux, pour entrer dans cette étuve lorsque quelques circonstances l’exigent. Quand on veut la chauffer avec des réchauds de charbon, on pratique au mur opposé une porte plus basse pour y introduire les réchauds roulans, que l’on peut retirer avec un crochet par la porte opposée ; quand on chauffe l’étuve avec du bois, la bouche du poêle est à la face opposée à la porte T. On voit au-dessus du corps de l’étuve, (Figure 1) deux trémies VV, dans lesquelles on jette le grain pour remplir les tuyaux ; elles sont soutenues par un petit assemblage de menuiserie, qui donne la facilité de les ôter après que l’étuve est chargée, & de fermer ensuite les ouvertures avec des trappes, pendant qu’on chauffe l’étuve. »

» Au milieu de la surface supérieure de l’étuve, est une ouverture X par laquelle on descend un thermomètre (voyez ce mot) au moyen d’un cordon ; au dessous de X est un tuyau de cheminée, qui s’élève jusqu’au-dessus du toit ; & à la hauteur x est une plaque de fer battu qui ferme le tuyau, lorsqu’on veut conserver la chaleur du poêle, ou quand on veut diminuer l’action, si on la juge trop vive. Cette cheminée devient inutile, quand on chauffe les étuves avec des réchauds & du charbon. »

» YY est le niveau du plancher du grenier qui est à l’étage au-dessus de l’étuve, dans lequel on amasse & on nettoie le grain qu’on veut étuver. »

» ZZ, deux gouttières par lesquelles s’écoulent les grains étuvés ; SS, les coulisseaux qui s’élèvent, & qui servent pour vider l’étuve par les gouttières ZZ. »

» La profondeur dans œuvre de cette étuve, est depuis A jusqu’en B, (Figure 2) de neuf pieds six pouces ; la largeur, aussi dans œuvre, de C en D, est de neuf pieds. Cette Fig. 2 représente le plan ou coupe de l’étuve de la figure précédente, à la hauteur de la ligne SS. P, la porte, pour entrer dans l’étuve ; ZZ, les gouttières pour la décharge du grain étuvé. En B est la bouche du poêle, par laquelle on met le feu, quand on veut chauffer l’étuve avec du bois ; en cet endroit B est la porte pour introduire les poêles roulans, quand on veut chauffer l’étuve avec du charbon ; en ce cas, le poêle entre par l’ouverture T, & sort du côté B. »

» CD, largeur de l’étuve dans œuvre. On n’a représente qu’un côté C, garni de tuyaux, aaa, tuyaux remplis de grains ; bbb, espaces vides oui sont entre les tuyaux. EF, espace du milieu de l’étuve, qui n’est point garni de tuyaux. Le reste de la figure fait voir la disposition du poêle, quand on chauffe l’étuve avec du bois ; G, corps du poêle, dans lequel on brûle le bois sous une voûte de brique ; on met le bois par une bouche qui est en B ; H, chambre voûtée en briques, dans laquelle l’air chaud entre par la communication h. »

» KK, seconde chambre dans laquelle l’air chaud entre par l’ouverture A ; il traverse ensuite la maçonnerie qui supporte les tuyaux, par une autre ouverture qui est en K, & qui est cotée L, (Planche suivante). L’air chaud traverse encore d’autres chambres pareilles du côté de D ; enfin, il est conduit, ainsi que la fumée, par un tuyau de fer fondu, qui est incliné & placé auprès de M, d’où la fumée se rend dans le tuyau vertical N, qui est aussi de fer fondu, & qui aboutit à la cheminée X. (Fig. 1). »

» Planche XII, Fig. 1, coupe de l’étuve par la ligne OP de la Fig. 2 de la planche précédente. EF indique la hauteur de l’étuve depuis le carreau jusque sous la clef. »

» HH, naissance de la voûte ; aaa, tuyaux remplis de grains ; bbb, espaces qui sont entre les tuyaux ; ces tuyaux sont recouverts d’une planche ccc, qui en forme le devant. »

» LIK, tuyau du milieu, qui est beaucoup plus long que les autres ; IN, plan incliné d’en-bas, qui conduit le grain des tuyaux à la gouttière de décharge marquée en L, & est supportée par un petit parpaing de briques EE, percé près de l’ouverture L, (Fig. 2) par laquelle passe l’air chaud du fourneau. »

» KM, plan incliné d’en-haut, qui remplit les tuyaux du grain qui coule de la trémie V : dd & ee, corbeaux de fer, qui soutiennent l’assemblage des tuyaux. »

» Figure 2 de la même planche, coupe de l’étuve, suivant la ligne ZZ de la planche précédente (Fig. 2) ; Z, gouttière de décharge ; S, le coulisseau, qui se lève quand on veut faire sortir le grain des tuyaux ; YY, planches du grenier qui est au-dessus de l’étuve ; X, cheminée ; x, registre ; LL, ouvertures pratiquées dans le support des tuyaux, pour laisser passer l’air chaud ; H, partie du corps du poêle ; R, tuyau vertical qui dirige la fumée vers la cheminée X ; Q, thermomètre suspendu par un cordon dans l’intérieur de l’étuve ; PP, tuyau vu par son grand côté ; il est fait de tôle piquée, comme une grille de rape : OO, liteaux de bois ou de fer, qui soutiennent la tôle. »

» Les murs de mon étuve, jusqu’à la naissance de la voûte, ont un pied d’épaisseur ; ils sont faits de moellons crépis en dehors & en dedans, avec un mortier de chaux & de sable ; la voûte est réduite à l’épaisseur d’une brique posée sur champ ; les encoignures extérieures, l’embrasure des portes, ainsi que la bouche du poêle, sont en pierres de taille. On a fait, vis-à-vis les coulisses qui ferment les gouttières, des arcades en briques, pour diminuer l’épaisseur du mur, qui est réduit à cet endroit à l’épaisseur d’une brique, afin que le grain qui s’amasse dans la coulisse, puisse participer de la chaleur de l’étuve : malgré cette attention, il reste en cet endroit une petite quantité de grains qui reçoit moins de chaleur que le reste. »

» Ce que je dis de la bâtisse du corps de mon étuve, ne doit point faire une règle. On peut en construire avec de la brique & des plâtras, & même avec du colombage & du torchis, dans les pays où la pierre peut manquer ; mais alors je voudrois, pour plus grande sureté, que le bâtiment où seroit établie l’étuve, fût tout-à-fait isolé, quoiqu’il n’ait rien à craindre du feu, sur-tout quand on se sert de réchauds & de charbon. »

» À l’égard des tuyaux, les deux faces étroites peuvent être faites de planches ; mais les deux grands côtés doivent être de tôle mince, piquée comme des grilles de rape. »

M. Duhamel publia en 1768 son Traité de la conservation des grains, & en particulier du froment, dans lequel il décrivit le plan des premières étuves qu’il avoit imaginées & construites. On forma aussitôt des objections ; M. Duhamel les discuta dans le supplément au premier ouvrage, & il s’explique ainsi :

I. L’opération d’étuver cause bien du travail. Il répond, « cette opération est très-simple ; elle se réduit à jeter le grain dans une trémie ; il s’arrange de lui-même dans l’étuve, & d’une manière convenable. Après y avoir entretenu le feu pendant sept à huit heures, on n’a plus qu’à retirer le grain, en ouvrant des coulisses, par lesquelles il s’écoule dans des sacs ; on le crible ensuite, & on en remplit les greniers. Comparez cette opération, faite une fois pour toujours, avec le travail continuel qu’exige la méthode ordinaire de conserver les grains, qu’on ne garantit pas des insectes en les remuant & les criblant fréquemment. »

II. L’étuve consomme beaucoup de bois ou de charbon. « Je puis assurer qu’on en sera quitte pour deux ou trois sols par setier ; & j’ai éprouve que du grain très-humide & qui avoit une mauvaise odeur, dont on ne pouvoit trouver que 10 liv. du setier, s’est vendu 12 liv. 10 s. après avoir été étuvé ; assurément cette augmentation excède de beaucoup le prix de l’étuve. »

III. Les farines des grains étuvés ne seront peut-être point propres à faire du bon pain. « Je sais, par ma propre expérience, que le blé étuvé fait du pain plus savoureux ; que tous ceux qui se sont servis de mes étuves ont toujours tenu le même langage, & que ces blés ont toujours été vendus plus chers aux marchés. »

IV. Le propriétaire souffre un déchet en poids & en mesure sur le grain qu’on a mis à l’étuve. « Il est certain qu’il y a une diminution d’autant plus grande, que les grains sont plus humides. Je n’ai presque pas éprouvé de diminution sur les blés de la récolte de l’année 1762 ; ils furent seulement étuvés pour détruire les insectes. En 1761, le déchet en mesure s’est trouvé d’un 44e., & en poids d’un 68e. »

§. II. Méthode de M. Parmentier.

Cet auteur, dont les travaux, soit sur la conservation des grains, soit sur la manière de faire le pain, lui ont mérité la confiance du gouvernement, des États de différentes provinces, & l’estime de tous les honnêtes gens, s’explique ainsi dans un manuscrit qu’il a eu la bonté de nous communiquer.

« Malgré tous les avantages qui résultent du dessèchement des grains auxquels on applique le feu, on est forcé de faire des objections contre l’étuve de M. Duhamel, invention qu’on ne peut se lasser d’admirer tout en la critiquant. »

» On prétend d’abord qu’il est impossible de déterminer combien de temps le froment doit séjourner dans cette étuve, & quel est précisément le degré de chaleur qu’il faut employer pour parvenir à le dessécher complètement, puisque cela dépend de son humidité ;… on objecte ensuite que cette opération préjudicie au commerce, par le déchet sur la mesure & les frais indispensables que l’opération occasionne ; … qu’elle rougit le froment ; … que la farine qui en provient n’a plus autant d’éclat ; … que le pain, quoique blanc & léger, ne possède plus ce goût exquis de noisette, qu’on distingue dans celui de froment de première qualité, qui n’a pas été étuvé. Ces derniers inconvéniens sont légers, il est vrai, & ils n’influent que sur l’agrément & la délicatesse du pain. Il est encore certain que le froment soumis à l’étuve, perd de son volume & de son poids ; & il n’est guère possible d’évaluer au juste la quantité ; cette perte est seulement apparente ; car il ne s’est évaporé que de l’eau, & la farine en absorbe d’autant plus au pétrissage, qu’il s’en est dissipé davantage à l’étuve. Cette vérité n’est pas ignorée des boulangers, qui paient plus cher le froment étuvé que celui qui ne l’a pas été… Sans attacher plus d’imperfections à l’étuve ordinaire, qu’elle n’en a réellement, il faut néanmoins convenir qu’un de ses défauts essentiels est de voir le réchaud placé au centre. Le grain répandu sur des tablettes ou dans les tuyaux, n’éprouve pas partout une chaleur égale, & l’humidité du froment ne trouvant pas d’issue pour s’échapper, rougit le grain… Dans l’étuve, le froment augmente d’abord de volume ; l’humidité séveuse & constituante est forcée de quitter son agrégation par un degré de chaleur qui n’existe dans aucun climat, & cette chaleur apporte dans le grain un dérangement réel, dérangement dont le germe destiné à reproduire la plante, se ressent le premier… Comme les corps repompent l’eau à proportion de leur sécheresse & de l’humidité de l’atmosphère, le froment étuvé n’est pas exempt de cette loi commune. Il reprend donc, au sortir de l’étuve, une certaine portion d’humidité. C’est pourquoi il faut le remuer & le laisser refroidir parfaitement avant de le serrer ; car quelques secs que l’on suppose les greniers de conservation, ils permettent toujours l’accès de l’air, qui pénètre ensuite dans le grain. »

» Sans doute on pourroit rendre l’opération de l’étuve moins dispendieuse, plus commode & d’une plus grande efficacité, en construisant la charpente en bois & les tablettes en fer poli, parce qu’on a éprouvé que la chaleur déjette le bois & donne lieu à des réparations continuelles : en outre, si le fourneau étoit placé au centre, avec des tuyaux distribués dans les parties latérales & inférieures autour de l’étuve ; que les tablettes fussent percées au lieu d’être en treillis de fer, les grains alors ne s’arrêteroient pas dans les mailles, & la chaleur, qui tend toujours à s’élever, se répandant du centre aux extrémités, elle agiroit en tout sens, & dessécheroit le froment d’une manière plus égale & plus uniforme. »

» Encore une fois, quoique le succès de l’étuve connue dépende de beaucoup de circonstances difficiles à saisir & à concilier, ayons-y toujours recours, continue M. Parmentier, lors que nous aurons de grandes provisions à garder, ou que l’on destinera les grains & leur farine à passer les mers, ou bien lorsqu’ils auront été noyés d’eau sur pied, récoltés dans un temps pluvieux, ou qu’ils seront disposés à passer à la germination. Aussi ne saurions-nous trop inviter les citoyens qui se sont déjà occupés de l’étuve, de chercher à lui donner le degré de perfection dont elle est susceptible. »

» On a cru que l’étuve mettant le grain dans l’état sec & dur, & l’écorce étant devenue coriace, il n’étoit pas possible à l’insecte de l’entamer : il est bien certain que du froment qui a acquis de la sécheresse & de la dureté en vieillissant ou par le moyen de l’étuve, est beaucoup moins susceptible d’être attaqué par le charançon ; mais, soit que l’humidité qui transpire de ce scarabée ramollisse le grain, ou que, pressé par la faim, il redouble d’efforts, il est constant qu’il vient à bout de percer la pointe du blé pour en tirer sa nourriture, & l’expérience a démontré que du blé parfaitement étuvé & porté ensuite dans un grenier où il y avoit des charançons, n’en a pas moins été endommagé par la suite & a fini par en devenir la proie. »

» La chaleur qui règne dans l’étuve n’a pas non-plus le pouvoir de faire périr tous les charançons qui se trouvent dans le froment ; quelques essais ont constaté que dix-neuf degrés de chaleur suffisoient pour faire mourir cet insecte, lorsqu’il se trouvoit sans grain, & simplement renfermé dans un sac de papier : de-là on a conclu que l’étuve devoit beaucoup plus promptement opérer cet effet, elle dont la chaleur étoit deux ou trois fois plus considérable, en sorte que ce moyen devoit avoir la préférence sur le crible & sur les odeurs fortes ; mais l’expérience n’a pas confirmé la conjecture. »

» Il y a une vingtaine d’années qu’on fit construire, au parc de Vaugirard, une étuve, dans l’intention d’y conserver une certaine quantité de froment, pour une année de l’approvisionnement de l’école militaire ; le grain, acheté en Brie, étoit cependant médiocre & déjà rempli de charançons : c’étoit une belle occasion de pouvoir démontrer le double avantage de l’étuve ; aussi fut-elle saisie avec empressement. Qu’en est-il arrivé ? c’est que les charançons, que la chaleur attaquoit, se réfugièrent aux extrémités de l’étuve & dans les endroits où la chaleur étoit moins considérable. On auroit cru ces insectes morts, tandis que le plus grand nombre étoit resté dans une espèce d’engourdissement qui en imposa sur leur état vivant. Dans cette persuasion, on demeura tranquille sur le compte de ce froment, & on le renferma dans des caisses ; mais les charançons, au retour de la belle saison, se réveillèrent & renouvelèrent leur ravage comme à l’ordinaire. »

» Des expériences plus récentes ont démontré qu’en donnant à l’étuve quatre-vingt degrés de chaleur au lieu de soixante-dix, il y avoit, à la vérité, des charançons qui périssoient, mais qu’il falloit nécessairement pousser jusqu’à quatre-vingt-dix degrés, pour que ces insectes, vieux ou jeunes, succombassent entièrement. Le malheur est qu’une semblable chaleur dessèche trop le froment, & le torréfie. »

M. Parmentier annonce d’une manière positive que le four mérite la préférence sur l’étuve. Il s’explique ainsi.

« Pour détruire les insectes mêlés & confondus dans le froment, il suffit de mettre ce grain dans le four, deux heures après que le grain en est retiré, & de l’y laisser jusqu’au lendemain à la même heure. On est assuré qu’il n’éprouvera point alors une chaleur capable d’altérer aucun de ses principes, & que les œufs, les vers, les chenilles, les chrysalides & les papillons seront parfaitement détruits. »

Les académiciens (cités dans le premier Chapitre de cette Seconde Partie) se servirent du four avec succès lorsqu’ils y exposèrent les grains attaqués, dans une espèce de claie faite en bateau. J’ai cherché moins d’appareil ; après avoir fait nettoyer le four le mieux qu’il a été possible, je l’ai presque rempli de grains chargés de peu de charançons à la vérité, mais de beaucoup de fausses teignes, & tous les insectes périrent. Du blé semblable & non passé au four s’échauffa beaucoup dans le grenier, & fut criblé par les papillons : la première fournée de ce blé conserva une odeur un peu désagréable, mais j’eus soin pour la suivante de faire ouvrir quelquefois & pendant quelques minutes chaque fois la porte du four, l’odeur forte se dissipa, & il n’en resta plus dans le grain. Je dois ce témoignage à la vérité, & il confirme la méthode de M. Parmentier.

« Si le charançon, continue M. Parmentier, ne peut soutenir l’épreuve du feu sans périr, ce n’est pas à la chaleur qui y règne qu’il faut attribuer cet effet, parce qu’elle égale tout au plus celle de l’étuve, mais bien à la forme de cet instrument, dont la chaleur réfléchie de toutes parts, se porte sur l’animal, raréfie l’air qui l’environne, & le fait périr suffoqué à peu près de la même manière que dans des vaisseaux de verre luttés ou renfermés dans des sacs de papier. »

» Dans l’étuve le charançon ne reçoit pas l’action du feu immédiatement ; la vapeur humide qui s’exhale du grain partage la chaleur, & lui sert comme de bain, dans lequel l’insecte nage, pour ainsi dire, & respire, au lieu que lorsqu’il est isolé & renfermé dans un petit espace, l’air perd bientôt de son ressort & de son élasticité, en se raréfiant par le feu, & se chargeant des émanations de l’animal, qui ne tarde pas à périr étouffé. »

§. III. Méthode de M. Bucquet.

M. César Bucquet, ancien meunier de l’hôpital général de Paris, un des premiers & des plus zélés promoteurs de la mouture économique, malheureusement trop peu connue dans les provinces, voulant porter du secours à des blés qui commençoient à se gâter, s’exprime ainsi dans son Traité pratique de la conservation des grains & des farines & des étuves domestiques : « Je n’étois pas assez riche pour construire une étuve qui fût bien dispendieuse, il me la falloit simple & aisée à conduire, & telle qu’elle pût étuver beaucoup de blé à la fois. Ma maison avoit quatre étages, c’étoit par conséquent quatre planchers qu’elle offroit pour mon opération ; en ajoutant dans chaque étage plusieurs rangs de tablettes les unes au-dessus des autres, je me procurois encore des planchers nouveaux ; il ne s’agissoit plus que de placer au rez de-chaussée un poêle dont le tuyau les traverseroit tous pour les échauffer ; ou tout au plus, si le poêle ne suffisoit pas, d’en ajouter un second dans un des étages supérieurs ; & pour me garantir des dangers du feu, d’entourer le tuyau de quelques pouces de mortier & de briques, aux endroits où il perçoit le plancher. Tout cela étoit peu dispendieux, & encore une fois, c’est ce qu’il me falloit. Pour échauffer mon étuve, il ne m’en coûte que trois ou quatre sols de bois par setier, & tout au plus cinq les jours où il faut allumer le poêle pour la première fois. Dans les provinces où l’on brûle du charbon de pierre, on pourra tenter de s’en servir, & le chauffage ne coûtera peut-être pas alors un sol par setier. »

» Avant de porter à l’étuve des blés gâtés que je voulois rétablir, j’avois imaginé de les laver pour emporter le vice extérieur qui leur donnoit un mauvais goût ; mais ce n’eût point été assez de les passer plusieurs fois dans l’eau ; ce bain n’eût opéré que sur cette espèce de gangrène, qui étoit adhérente à la pellicule. Il falloit un remuement, un frottement assez forts pour l’enlever & la détacher. À ma place, des personnes opulentes auroient établi leur opération sur un courant d’eau, elles auroient construit une machine qui eût remué & frotté les grains. Moi, je mis tout simplement les miens dans des baquets, & je les fis travailler avec les mains. D’abord mes garçons répugnoient à cette sorte de travail ; d’ailleurs, pour les encourager, & en même temps pour m’assurer que ma lessive seroit bien faite, je voulus donner l’exemple, & je mis la main à l’œuvre. »

» Au reste les grains gâtés ne me paroissoient pas demander une manipulation égale. Selon que la carie étoit plus ou moins ancienne, plus ou moins profonde, je leur donnois plus ou moins de lavages ; il y en avoit tels à qui deux eaux suffisoient, tandis qu’il en falloit à d’autres jusqu’à quatre ou cinq. »

» Les blés niellés & noirs exigeoient une autre attention, encore parce qu’ils ont beaucoup de grains vides. Après avoir mis dans le baquet trois ou quatre seaux d’eau, je les y versai doucement & à plusieurs reprises, en les remuant avec les mains, Les grains vides, l’ivraie,[6] & les graines étrangères qu’ils contenoient, surnageoient d’elles-mêmes, & je les enlevois avec une écumoire. Quand il n’en surnageoit plus, je versois avec précaution l’eau qui étoit devenue sale, j’en mettois d’autre, & alors je frottais avec les mains le blé contre les parois du tonneau aussi vigoureusement qu’il m’étoit possible, ayant soin de renouveler l’eau de temps en temps, selon que le grain l’exigeoit. Lorsqu’il ne salissoit plus, & qu’il me paroissoit net, je le versois avec une pelle dans une manne d’osier, où je le laissois bien égoutter ; car on comprend que mieux il est égoutté dans la manne, moins il coûtera de bois lors de l’étuvée. »

» Pour graduer la chaleur de mon poêle, j’avois placé dans l’étuve un thermomètre. Aux blés récoltés humides, que je voulois simplement sécher pour moudre ensuite, je donnois 50 à 60 degrés de chaleur ; à ceux que je destinois à faire des farines d’exportation, j’en donnai depuis 80 jusqu’à 90. Au reste, il y a sur cela un tact qu’on a bientôt acquis, & ce tact doit tout conduire, car on sait qu’il ne faut pas pour moudre qu’un blé soit trop sec. »

» En douze heures j’étuvois, des premiers, huit setiers environ, mesure de Paris ; quatre ou quatre & demi des seconds, & environ trois ou quatre des blés lavés, niellés & noirs ; je faisois deux étuvées consécutives des blés récoltés humides ; ce qui me donnoit en vingt-quatre heures 15 à 16 setiers bons à moudre. Pour les blés qui avoient été lavés je n’en faisois qu’une étuvée par jour, & je conseille de n’en pas faire davantage. Pendant l’opération je les faisois remuer les uns & les autres trois ou quatre fois sur les planchers & sur les tablettes, afin que la chaleur séchât la masse entière, & se répandît également sur chaque grain. Le matin j’allumais le feu du poêle, ayant grand soin que le bois ne fumât point ; quand il étoit bien embrasé & sans fumée, je fermois le tuyau pour que la chaleur se conservât sans déperdition. Le soir on l’allumoit de nouveau pour une seconde étuvée, qui se faisoit pendant la nuit ; quand on en faisoit deux, & à la fin de chacune on déchargeoit, par un couloir, le blé séché ; enfin, après l’avoir étendu sur le plancher, & l’avoir laissé refroidir, on le passoit au crible d’Allemagne ou au tarare. »

» Tels étoient mes procédés ; cependant je n’étois pas sûr de leur bonté à beaucoup près ; je ne travaillois qu’en tâtonnant, & ne réussissais pas toujours également bien. Par exemple, je m’étois assuré que mes blés à l’étuve jetoient une odeur forte, & que par conséquent, quoique j’en formasse des couches peu épaisses, il étoit indispensable de les remuer, afin que ceux de dessous perdissent aussi leur mauvais goût ; mais néanmoins je voyois avec douleur qu’au sortir de l’étuve ils en conservoient encore un peu ; l’étuve elle-même gardoit quelque temps la sienne, & je ne savois à quoi attribuer ce défaut ; enfin, je m’aperçus que l’odeur étoit beaucoup plus forte dans l’étage supérieur que dans celui d’en bas, d’où je conclus que la vapeur méphitique qui sortoit du grain, montoit vers le haut du bâtiment, comme font toutes les vapeurs échauffées, qu’elle cherchoit à s’échapper, & que s’il en restoit dans le grain, c’est que n’ayant point d’issue, & étant obligé de tourbillonner sans cesse dans l’espace qui la renfermoit, le blé, après s’en être débarrassé, la pompoit de nouveau. »

» D’après ce raisonnement, je m’imaginai de faire au haut de l’étuve des ventouses que je pusse ouvrir de temps en temps pour laisser échapper cette mauvaise odeur ; je perdois de la chaleur, à la vérité, mais il est aisé de remédier à cet inconvénient ; effectivement, je ne les eus pas plutôt employées, qu’à ma grande satisfaction mon blé sortit de l’étuve sain, excellent, sans goût ni odeur. »

» Voici enfin ce que la pratique & l’expérience m’ont appris à ce sujet. Quand le feu avoit fait monter la chaleur à 50 degrés, alors je faisois entrer dans l’étuve un homme, qui, commençant par l’étage d’en bas, & finissant par celui d’en haut, remuoit le blé sur tous les planchers & sur toutes les tablettes. Pendant ce temps j’ouvrais trois ventouses ; on sentoit une odeur forte qui sortoit du grain, elle s’échappoit par les trois ouvertures. Lorsque le remuement étoit fini, je les fermois ; mais deux ou trois heures après environ, je recommençois la manœuvre, & ainsi toutes les trois heures, ce qui faisoit quatre opérations pendant l’étuvée. »

On a publié en différens temps, chez différentes nations, des modèles d’étuves. Il seroit superflu de les détailler ici ; les trois méthodes que je viens de copier suffisent & au-delà.

Si on désire de plus grands éclaircissemens, on peut consulter l’Ouvrage de M. Inthiery, publié originairement en Italien, & traduit en François ; ce qui est dit dans le recueil intitulé : Économie rurale, publié par la société de Berne ; les mémoires de MM. Alstroem, Hesselius, Stridberg dans les volumes de l’Académie des Sciences de Suède, &c.

Quant au lavage des grains, il est inutile d’y revenir, M. Bucquet en a décrit l’opération. Ceux qui ont à leur disposition une fontaine, un ruisseau, doivent s’en servir de préférence, l’opération va plus vite & est plus sûre. Le grand point est de remuer & froisser vivement les grains les uns contre les autres, & le courant de l’eau entraîne le noir & les œufs des insectes.

Section IV.

De la conservation des Grains par la soustraction de l’impression de l’air extérieur.

L’air extérieur, ou plutôt les vicissitudes perpétuelles de l’atmosphère, travaillent sans cesse à accélérer la décomposition des corps ; une plaie, quoique légère, est guérie très-difficilement si elle reste exposée à l’air, & tout fruit, tout corps entamés pourrissent. Les alternatives du chaud & du froid, du sec & de l’humide, & leurs effets, la contraction & la dilatation, dérangent l’organisation des corps, peu à peu les décomposent, & les décomposent plus promptement s’ils sont susceptibles de fermentation ; le blé, l’orge, &c. sont particulièrement dans ce cas ; mais ils se conservent sains des siècles entiers si on les soustrait aux impressions de l’air ; cette opération exige des précautions indispensables, sans lesquelles il est impossible de réussir.

Le grain doit être parfaitement sec, & le lieu où l’on se propose de l’enfermer, à l’abri de toute humidité, & incapable d’en contracter par la suite. Si on n’a pas étuvé ou chaufourné le grain de récolte sèche, il convient de l’étendre sur une grande surface bien sèche, & de le laisser ainsi pendant plusieurs jours suer son eau excédente de végétation, exposé à toute l’ardeur du soleil ; chaque soir on le rassemble en un gros monceau, & on le recouvre avec des toiles, afin qu’il ne soit pas pénétré par la fraîcheur de la nuit ; le lendemain on l’étend de nouveau, & ainsi de suite.

Les Indiens sans cesse en guerre, ou presque toujours vexés ou pillés par leurs Nababs, cherchent des terrains naturellement secs, y pratiquent de grandes fosses, les remplissent de riz ou de maïs, & les recouvrent de terre ; quelques-uns placent entre la terre & le grain des planches, afin d’éviter le mélange ; leurs grains se conservent très-long-temps de cette manière, & sont soustraits aux déprédations.

Sans aller chercher des exemples chez les nations éloignées, on voit les Polonois agir comme les Indiens en temps de guerre, ouvrir des fosses profondes, les entourer de paille de tous les côtés ; y enfouir leurs grains, & les recouvrir de deux ou trois pieds de terre.

En 1707 on découvrit dans la citadelle de Metz un magasin de grains qui y avoient été placés en 1528 ; le pain qu’on en fit fut trouvé très-bon, & en 1744 le Roi & la Famille royale goûtèrent du pain fait avec ce blé, & récolté depuis plus de deux siècles. À Sedan on trouva pareillement une masse de blé qui existoit depuis 110 ans. On peut citer une infinité d’exemples en ce genre ; mais ceux-là suffisent, parce qu’on ne peut révoquer en doute leur authenticité. Tous ces blés étoient recouverts d’une croûte épaisse de quelques pouces qui interdisoit la communication entre l’intérieur du monceau & l’air extérieur.

Il y a plusieurs méthodes pour y réussir, la première est d’asperger le monceau de blé, disposé soit en cône, soit en pyramide quarrée, soit en quarré plus ou moins alongé, avec une certaine quantité d’eau, mais pas assez considérable pour pénétrer avant dans l’intérieur du monceau. Il vaut beaucoup mieux revenir à l’opération pendant plusieurs jours de suite. On prend un balai que l’on trempe dans un vase plein d’eau, & on asperge de cet eau également tout le monceau. Le grain mouillé, & à côté d’autres grains mouillés, s’enfle, germe, les radicules forment insensiblement une croûte par leur mélange, & on cesse d’asperger lorsque tout le monceau est couvert, & par les racines & par les jeunes tiges. Ne trouvant plus un aliment convenable, les jeunes tiges & les racines se dessèchent, & le tout forme une croûte universelle. Par cette méthode on gâte en pure perte une couche assez épaisse de grains, & la couche inférieure contracte souvent un goût & une odeur de moisi ; de chanci, &c.

La seconde méthode, préférable à la première à tous égards, consiste à couvrir le monceau de grain de deux pouces de chaux, ou de plâtre réduits en poudre très-fine, & d’asperger chaque jour. La chaux, (voyez ce mot) vaut infiniment mieux que le plâtre, parce qu’une fois cristallisée elle n’attire plus l’humidité de l’air, au lieu que le plâtre travaille toujours. Comme la chaux est réduite en poussière fine, & surtout très-sèche, elle absorbe l’humidité qui s’élève du monceau par la transpiration du grain, (quoique déjà supposé bien sec à la vue & au toucher) & la partie inférieure de la couche de la chaux, se cristallise insensiblement. L’aspersion que l’on donne à la partie extérieure de cette couche, la fait également cristalliser ; enfin, sa masse totale est cristallisée, & ne permet plus la communication de l’air extérieur avec l’intérieur du monceau.

Si par le tassement du blé, ou par la retraite que la poussière de chaux prend en se cristallisant, il se forme des crevasses, il faut avoir grand foin de les remplir avec de nouvelle poussière de chaux, & de l’imbiber d’eau sur le champ.

Je pense que, si dans le monceau de blé il existoit des charançons, des fausses teignes, &c. ces insectes y périroient, soit parce qu’ils n’auroient plus un air frais pour respirer, soit parce que leurs dégâts une fois faits, ils ne pourroient pas en recommencer de nouveaux, attendu que leur accouplement & leur régénération deviendroient impossibles. Malgré les plus exactes recherches, je n’ai jamais vu ces insectes s’accoupler dans l’intérieur des monceaux de grains, mais toujours à l’extérieur ; cependant je n’ose affirmer que cela soit toujours ainsi, quant à l’air libre seulement.


  1. Les Chapitres 7, 8 & 9 sont de M. Parmentier.
  2. Note de l’Éditeur. Lorsqu’un épi est complètement développé, fleuri, & qu’il n’a point souffert, il présente vingt fleurs sur chacune de ses faces, & une au sommet ; ce qui fait 81 fleurs ; mais la plupart des germes avortent pendant la formation de l’épi, ou du temps de la floraison.
  3. Olivier de Serres se trompe ici : toute la terre est travaillée. On commence par labourer, en prenant les nouveaux sillons dans le sens contraire de celui des anciens billons ; ce qui met le terrain de niveau. On croise & on recroise ensuite, de manière que la superficie du sol est plate. Ce sont les derniers travaux qui forment le billon, ainsi qu’il explique dans cet article, & on a l’attention d’établir le billon sur la partie qui auparavant étoit creuse, & la partie ci-devant billonnée devient la partie creuse. La superficie est ainsi successivement relevée & abaissée : c’est de cette manière que j’ai vu opérer. Le laps de temps n’a rien changé à la coutume aujourd’hui établie : on m’a assuré qu’on la suivoit de père en fils, & je le crois.
  4. Cette assertion de l’Auteur tient à l’opinion du temps ou il écrivoit, & on ne connoissoit pas les véritables effets de la Lune. (Voyez ce mot.)
  5. Note du Rédacteur. Je les ai vu à cette époque dans le Bas-Languedoc s’attacher contre les vitres, les toiles qui ferment les fenêtres, s’envoler lorsqu’ils ne trouvoient point d’obstacle. Cette différence vient sans doute du moins d’engourdissement de l’insecte, à cause de la chaleur plus forte qu’on éprouve dans cette saison en Languedoc. Je conviens cependant que ces papillons ne cherchoient pas à sortir avant neuf à dix heures du matin, & que, dans les journées de douze degrés de chaleur, ils ne quittoient pas le tas de blé. Plus le pays est chaud, & plus leur multiplication est prodigieuse : ils ont dans la récolte de 1783, causé un déchet de plus de 6 pour 100 dans le grenier.
  6. Note de l’Éditeur. J’ai fait souvent laver des blés ; mais je n’ai vu l’ivraie, la graine de la nielle, (nigella arvensis) ni les différentes graines de la nombreuse famille des plantes légumineuses, surnager l’eau, à moins qu’elles n’eussent déjà été gâtées, viciées, & ces dernières attaquées par les insectes. Celles dont parle l’Auteur, étoient sans doute dans ce cas.