Au soir de la pensée/Texte entier

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Édition Plon (Tome 1p. 1-481).

CHAPITRE PREMIER

DANS LE MOMENT QUI FUIT…

Au soir de la pensée, quand la vie présomptueuse, à bout de floraisons, ne peut plus qu’égrener au vent ses rares commencements de velléités dernières, voici que devant la suprême interrogation, l’homme effaré s’arrête — moins stupéfait d’une existence improvisée que confondu du proche effondrement où se heurte l’infatuation de sa personnalité.

Qu’est-ce donc qu’avoir vécu ? Qu’est-ce donc que vivre et mourir ? Qu’est-ce que naître, d’abord ?

La naissance ? Une continuation. La continuation d’un tumulte ordonné d’énergies en perpétuel devenir.

Vivre ? La sensation d’une imaginaire fixité dans l’insaisissable révolution de cette éternelle Roue des choses, dont l’Inde n’eut la vision que pour l’irrésistible tentation de s’en affranchir.

Mourir ? Continuer encore, et toujours, en des formes éternellement renouvelées.

L’homme en vient à comprendre que les mots de commencement et de fin, de création et d’anéantissement, n’ont plus que la valeur historique des primitives représentations d’apparences auxquelles s’est substituée la constatation de l’infrangible enchaînement de phénomènes qui ne nous peuvent découvrir que des activités de changements.

Comme l’océan, en ses marées, la vie jette ses flots à toutes les formations de rencontre, et l’écume d’espérance n’a pas fini de bouillonner en nous que déjà se retire l’incoercible puissance dont l’œuvre est de se donner et de se reprendre éternellement.

Qu’en pouvons-nous changer ? À quoi bon tous ces artifices de langage ? Révoltes ou résignations ne s’inscrivent sur le sable des grèves que pour les fortunes du vent. Et cependant, en cet univers infini, n’est-ce pas un éclair de quelque chose que d’occuper la minute qui passe d’une conscience d’avoir été ?

Un éclair de quelque chose, est-ce donc là tout ce qu’il nous est permis d’offrir à l’homme en retour d’une âpre traversée d’existence ? On serait mieux venu, sans doute, à lui ouvrir les perspectives d’un « paradis » de félicités sans fin ? Cependant, si plaisante qu’elle pût être, une telle aspiration ne saurait suffire, pour la médiocre satisfaction des puérilités ancestrales, à créer le fait accompli.

Au-dessus de tous les organismes de vie, la modestie de notre état demeure à ne pas dédaigner. Pessimisme, optimisme, sont des mots qui ne répondent à aucune donnée des phénomènes, puisqu’ils supposent un monde aux fins de la destinée humaine, quand c’est l’homme, au contraire, qui est dans la dépendance de l’univers.

Il y a des phénomènes. Et l’homme, qui est l’un d’eux, doit s’y accommoder. Qu’il s’en plaigne, ou qu’il s’en réjouisse, son aventure est de même importance dans l’ensemble que tel autre mouvement organique ou inorganique du monde infini.

Heur ou malheur — apparaître en forme de personnalité, c’est-à-dire en une homogénéité de phénomènes transitoirement bloqués, qu’est-ce de plus que le coup de chance du gros lot à la perpétuelle loterie des choses ? Un incomparable privilège (achevé du souverain pouvoir de quitter la scène à son heure), même pour celui que les hérédités condamnent à l’incompréhension de sa fortune — renvoyé à l’abîme en contre-coup d’en avoir jailli.

Et que nous faut-il donc pour un éclair de pure jouissance humaine ? L’épanouissement d’une conscience éphémère au passage d’un souffle d’éternité, l’acceptation hautaine de la loi qui s’impose, l’acquiescement d’une sérénité souveraine à l’incomparable fortune d’avoir été.

Du premier vagissement au dernier, l’homme a le temps de s’accommoder à la vie sans trop de surprises, sous le feu croisé des exclamations ingénues et des réponses dogmatiques que ses bégaiements d’incertitude reçoivent d’oraculaires ignorances. Oracles du Maître, oracles du Livre : toutes les formules de « révélations » n’ont besoin, d’abord, que d’être à la mesure des incompréhensions successives.

Pénétrer au delà de cette écorce de « connaissance », s’essayer à la volonté de son propre effort, ainsi se présente le drame suprême de vivre, avec ses alternatives d’héroïsmes et de défaillances, au combat de chaque journée. Lisez l’histoire de ceux qui ont osé. Comparez avec l’heureuse hébétude des rites réalisateurs des accommodations de féeries accessibles aux intelligences d’enfantines émotivités.

Cependant, la vie épuise la succession de ses heures, acceptée par la foule comme une sorte de au jour le jour — et l’échéance arrive, par surprise, d’un compte dont les éléments se sont évanouis. Désarroi des esprits qui ont affronté, sans rien prévoir, le choc de tous les assauts de la vie, et frémissent d’effroi aux reposantes anticipations du grand relâche d’oubli.

S’ils avaient essayé de connaître ? Mais trop périlleuse leur a paru l’aventure de savoir. Trop longtemps ont-ils rejeté les « démoniaques » tentations de comprendre, et maudit, persécuté, supplicié ceux qui les leur venaient offrir. Ils ont préféré s’aligner, en queue de théâtre, au guichet des fantastiques représentations d’un drame d’autant plus merveilleux que chacun n’en peut attendre que la satisfaction verbale d’un rêve sans linéaments de positivités. Aussi, ne voilà-t-il pas qu’aux approches des félicités attendues, chacun de ne rien épargner pour obtenir l’ajournement du rideau. Criant aveu !

Cependant, des hommes à la « triple cuirasse d’airain » n’ont pas craint d’affronter le monde de questions auxquelles il a été plus ou moins topiquement répondu. Même échouant, ils auraient eu le mérite d’avoir tenté. Mais ils n’ont pas échoué. Sans la crainte d’aucun châtiment, sans l’appât d’aucune récompense, ils ont tout donné d’eux-mêmes à l’œuvre désintéressée. Par eux, la vie aura lancé des flèches de connaissance en direction du fuyant inconnu, et fait retentir de leur choc les sphères mêmes de « l’inconnaissable ». Notre terre, enfin, ne va-t-elle pas se soustraire à la domination des naufragés de l’absolu. N’est-ce donc pas assez pour notre bref passage, des relativités de la connaissance ?

Comment éviterais-je la question de savoir qui je suis, d’où je viens, où je vais ? Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que ces articulations d’un « personnage » aux mouvements de qui tout ce que j’ai de sensations se trouve enchaîné ? Que me veulent ces frémissements dont je tressaille ? Quels rapports de mes propres sursauts aux agitations du dehors ? Où chercher une compréhension de ma vie, prisonnière d’éléments inconnus ? Mourir, est-ce changer de geôle, ou s’évader ?

J’ai vécu de bruit, et voici que j’entends les pas étouffés du silence. Avant de me taire, quelles paroles pour conclure ? Sagesse ou folie de m’exprimer ? Parler avant de comprendre, n’est-ce pas trop souvent le sort commun ? Trop tôt ou trop tard, sera-ce mon alternative, à l’heure où le temps même du regret va m’être retiré ?

Dans le tumulte universel des égoïsmes, aux approches peut-être du désintéressement éternel, pourquoi pas l’adieu d’un témoignage d’expérience, à la façon de ces trophées que vainqueurs et vaincus de l’Hellade élevaient des deux parts sur leurs champs de bataille, pour témoigner en hâte que des volontés en action avaient passé là ? On en peut encore voir la leçon à Chéronée, qui marqua la fin d’une heure incomparable.

À la tombée du soleil, le laboureur se redresse, roidi par le suprême effort de la charrue. Où prendre l’outil de défrichement pour les sillons de l’univers ? En vue de quelles semailles ? Aux fins de quelles moissons ?

Je regarde, et, d’abord, je voudrais tout voir. Je cherche, anxieux des bonnes et des mauvaises rencontres. Je vibre à tous tressaillements qui passent — harcelé d’inconnaissances, ébloui d’étincelles aux rencontres de l’univers visible qui m’échappe et de l’inconnu dont je suis.

L’arche fuyante des nuées allume et éteint tour à tour le regard inquiet de ses astres, phares d’un océan sans rivages dont la sonde n’a pas atteint, n’atteindra pas les profondeurs. Des faisceaux de lumières balayeront l’espace, plus noir quand ils auront passé. Les premiers navigateurs n’ont pas attendu la boussole — devancés par l’esprit d’aventure. Comme le patriarche perdu sur les flots du Déluge, l’interrogant humain donne le vol à ses questions ailées, et fatigue l’horizon de ses vœux pour l’annonce, toujours différée, d’un retour. Son émotion de lui-même et du monde veut être apaisée. Le bercera-t-on de rythmes de somnolence ? Dans l’apathie des naissantes pensées, quelle place pour les ardeurs de la vie ? L’enchantement des mots harmonieux charme un temps de l’éveil. Cependant, nous sommes sous les détentes d’une nécessité d’agir. Bourdonner dans le vide, ou entrer, par la connaissance, dans l’ordre des développements dont je suis un passage ? Que faire de ces chocs d’inconnu qui me viennent de l’inaccessible étendue, pour pénétrer au plus profond de mon être et retentir au delà ?

Connaître pour vivre le plus possible, jusqu’à me dépasser moi-même — en imagination tout au moins. Misères et grandeurs, extrémités des mouvements vécus, qu’en attendre et qu’en faire ? À quelles fins les conduire, et comment ? Grandir pour moins pâtir, n’est-ce pas l’espérance où s’attache le lendemain ? S’il y a dans le ciel le secret d’une étoile polaire de l’intelligence humaine, où et comment la rencontrer ? Car je ne suis qu’une chose des choses, dans l’indifférence de l’univers. Perdu dans le monde et dans moi-même, je cherche une clef de rapports.

Ces grondements marins qui me hantent ne sont-ils pas une voix à comprendre ? Ces lames bouillonnantes de joies ou de colères, se peut-il qu’elles n’aient pas de sens ? Quels chemins de la terre fleurie au suaire de ses glaces, aux menaces de ses ouragans ? qu’exprime une tempête ? Que dit une sérénité des éléments ? Autour de nous, une ruée de volontés d’être, en réplique à des volontés ennemies ? De quelles chaînes m’y trouvé-je lié ? De tant de douleurs, de tant d’extases, qu’est-ce que cet implacable faisceau du pire et du meilleur ?

Ne parlera-t-elle pas, cette voûte fantômatique qui offre et refuse à la fois des réponses où je ne trouve qu’un abîme de problèmes ? Où nous convient ces clignotements d’étoiles, entremetteuses de l’espace et du temps ? Comment disposera de nous ce soleil prometteur, si prompt à décevoir ? Ne recèle-t-il pas dans ses feux l’énigme du devenir ? Aux détours du labyrinthe ou nulle régression n’est possible, y a-t-il ou n’y a-t-il pas d’issue ? En quelles formes, et pour quels résultats nous prendre à des chaînons d’activités ambiantes qui sont peut-être des volontés ?

Des volontés ! La foule a dressé l’oreille. Ce qu’elle ne peut démêler encore dans l’impénétrable confusion du monde, comment l’expliquer plus simplement que par des jeux de volontés semblables à celle d’où procèdent les déterminations de sa personnalité. Pourquoi l’univers, aussi bien que l’homme lui-même, ne serait-il pas simplement une succession de volontés supérieures ? Par là, l’homme et le monde se trouveraient compris avant d’être observés. Quelle heureuse fortune d’un Inconnu dont les activités personnelles seraient en correspondance de réactions avec les nôtres pour donner un sens à tous événements, quoi qu’il pût arriver !

Ainsi, ce que nous connaîtrions le moins serait ce que nous comprendrions le mieux ? Bloc unitaire ou dispersion de puissances : peut-être distinguera-t-on quelque jour. La plus forte et la plus sûre perception du moi est d’un établissement humain de volonté. Ne faut-il pas qu’il en soit ainsi des mouvements du dehors, qui s’accordent ou s’opposent, comme nous-mêmes, suivant des déterminations inconnues ? Éblouissante simplicité ! La voix que nous attendions des choses serait venue de nous-mêmes. Volonté du dedans, volonté du dehors. Comme l’herbe au vent, la condition du moindre est de plier. De leurs feux, de leurs foudres, les décrets de la voûte lumineuse se font obéir. Qui nous voudrait tenter d’un flambeau de contrôle reste dans sa fumée. Toutes questions sont résolues avant d’être posées. À l’heure ou s’annonçait la mise en route, le périple de la connaissance se trouve achevé.

Faut-il le supplément d’un témoignage irrécusable ? Rappelez-vous qu’un jour, on ne sait quand, on ne sait où, une voix fut entendue qui disait : « De l’arbre de la science du bien et du mal, tu ne mangeras point, car tu mourras de mort si tu en as mangé. » Mais l’homme n’obéit pas : l’histoire en est connue. Et depuis ce temps, la méconnaissance illuminée eut pour tâche de réprimer les révoltes des tentatives de connaître, bafouées par les hommes et par les éléments divinisés. Ainsi, les puissantes animations d’inconnu, solidement ancrées dans les brumes primitives, ont gardé le culte de la foule tâtonnante sous la puissance des paroles d’autorité.

Où nous conduit cette tragique aventure de l’homme en lutte contre lui-même pour la suprême intelligence de sa vie ? Battant de l’aile, aux portes du mystère, que pouvons-nous attendre des échos de l’infinité ? La porte du Logari, sculptée au rocher de Delphes pour figurer le seuil de l’Hadès, laissera-t-elle filtrer des lueurs ? Le temps seul pouvait le dire, et assez de temps s’est écoulé depuis le drame de l’Éden pour que des efforts, de part et d’autre, il nous soit permis de juger. À dresser le bilan, pour chacun, d’un état de pensées avant de quitter la scène, comme justification d’un passage inopiné. La vallée de Josaphat des états de connaissance. Pour beaucoup le compte serait bref ; n’ayant été le plus souvent que de l’acceptation automatique d’une autorité qui ne souffre pas l’examen. Pour l’élite, l’histoire douloureuse de l’esprit d’observation, dans les fureurs des méconnaissances déchaînées. Levez-vous, témoin Galilée.

Pourquoi n’offensé-je personne, a dit un philosophe, si je doute du postulat d’Euclide ou de la loi de Mariotte, tandis que je succombe sous l’afflux des clameurs, si, cherchant l’absolu, comme tous autres, je ne l’ai pas trouvé ? Demandez-vous pourquoi l’effort de connaissance humaine n’appellera rien tant que l’épreuve d’une démonstration d’expérience, tandis que la réplique divine à nos timides enquêtes, sera du dernier supplice, avec l’achèvement des tortures d’éternité.

Le savant sollicite la contradiction. Le pontife a, pour principe directeur, la destruction de l’hérésie, c’est-à-dire d’une opinion qui s’oppose à la sienne, et toute la procession des émotivités primitives lui fait pompeusement cortège. Sancta simplicitas ! disait Jean Hüss, en voyant le petit enfant apporter des brindilles à son bûcher. Montrez-vous donc en pleine lumière, vous tous, âpres à remplacer le labeur de connaître par la magie des amulettes de mots pour arrêter l’enquête humaine aux âpres chemins de l’observation. Qu’apparaisse dans l’éclat du grand jour, la sombre coalition de toutes les faiblesses de pensées, de toutes les défaillances de caractère, de tous les asservissements d’imitation, de toutes les aveugles poussées d’atavisme organique, de toutes les fureurs d’intérêts déguisés — universelle conjuration de tous les manquements pour contraindre l’intelligence humaine à l’abdication. On suit, car c’est une mortelle offense de s’arrêter au défilé de la cohue sans s’y engager. Des savants authentiques accommodent, comme ils peuvent, le passage du « laboratoire à l’oratoire » mystiquement réservé aux hallucinations de l’inconnu.

Loyal envers lui-même jusqu’au seuil de l’aberration, Pascal demeurera le témoin douloureux d’une conscience torturée dans les tenailles d’un doute inexprimable qu’il voulut à tout prix réprimer. Pour qu’il en pût venir à l’argument suprême du pari sur la Divinité, ne fallut-il pas que sa volonté de croire fût à bout ? Ce jour-là, sans qu’il ait pu s’en rendre compte, son vertigineux élan vers les chances d’une assimilation d’absolu ne lui laissa que des convulsions d’épuisement. L’anxiété du non-connaître l’avait pris au mot, avant même qu’il eût dit son angoisse. Il en était venu, par excès de rigueur, aux hasardeuses conclusions d’impuissance ou s’enlise l’empirisme des probabilités obscurément entrevues. S’il y a un Dieu, je me serai mis en règle avec la chance. Sinon, je n’aurai pas même à qui m’exclamer. Oserait-on dire qu’il n’y ait jamais rien eu de cette secrète pensée au fond des bruyantes affirmations tumultueusement glorifiées ? Beaucoup de bruit du ciel, avec le plus possible des avantages du nombre. Vivre la vie de la terre commune, hors d’une dangereuse précision de personnalité. De puériles parades hors du don profond de soi-même — bulles d’écume irisées de néant.

Revenir aux argumentations d’école pour des acrobaties de raisonnements ne nous mènerait pas plus loin que la vulgaire métaphysique des temps passés. On se lasse au vide des formules en machinales répétitions pendant quelques milliers d’années. La fragile dialectique, où se heurtent nos synthèses d’observation, ne peut plus apporter aucun trait de lumière dans le trop vaste débat des consciences en acte de s’intégrer.

Qu’osé-je donc proposer ? Simplement d’établir un bilan des connaissances positives du monde et de nous-mêmes, avec leur cortège d’interprétations, et même d’hypothèses en œuvre de vérification, tel qu’un esprit de moyenne culture peut, à ce jour, l’enregistrer. Parfois, peut-être, l’indication d’une lumière lointaine éclairera la route par un effet de projecteur. Aucune forme de didactisme. Rien que des séries d’inventaires pour établir un état de mentalité. Des inférences méthodiquement rapprochées dans le champ des inductions d’expérience, en vue de relier toutes parties de connaissance en des complexes de positivité.

Non que j’en ose attendre un apaisement de l’éternel débat. Nos oscillations, nos doutes, viennent de telles profondeurs qu’ils ont chance de subsister en maintes formes, jusqu’au jour incertain où, de son propre effort, l’homme aura dépassé le présent stage d’évolution. C’est un événement dont trop de signes m’avertissent que je n’aurai pas la surprise. Ni toi, non plus, lecteur. Cependant, quel plus noble « examen de conscience » qu’un examen de « connaissances » ? C’est le suprême effort de personnalité dans le champ agrandi d’une évolution capable de s’observer, de se juger.

L’intérêt psychologique d’une vie est moins dans les actes extérieurs de calculs ou de sentiments que dans les directives des coordinations droites ou faussées. Arrêtons-nous à la source profonde plutôt qu’au banal abreuvoir. Cherchons la vérité de l’homme hors des fictions dans la brume desquelles elle tend à se dérober. Ce qui est, au lieu de ce qui n’est pas. La vie planétaire sous toutes ses formes d’expérience, ou la magie des rites pour des incohérences d’hallucinations.

Eh oui, les rites, car c’est le point de divergence aux bifurcations du connaître et de l’émotivité. Les personnalisations de l’inconnu entraînent, dans les rapports de l’homme et de sa Divinité, l’emploi de pratiques conventionnelles d’objurgation, de propitiation. Et la plupart des fidèles en viennent très vite à voir leur « religion » sous l’aspect d’un formalisme verbal bien plus que dans la rigoureuse mise en œuvre des préceptes d’entraide — recommandés, d’ailleurs, aux fins d’un égoïsme éternel revêtant le caractère ingénu d’un marché. On n’en conviendra pas. Mais comparez le faste des cérémonies sacerdotales avec la trop claire insuffisance des universelles maximes de charité, dont l’heureuse efficacité, toutefois, va croissant dans l’incroyance grandissante de nos sociétés.

Tout au long de la voie triomphale, le somptueux cortège des émotions héréditaires, incessamment renouvelées, fait défiler ses pompes parmi les chants de gloire rythmés de cuivres, sous les bannières chatoyantes, cortège du dais empanaché. Des processions d’images, d’emblèmes, c’est-à-dire de fictions, déroulent leurs spectacles parmi les fumées de l’encens. Quelle Divinité pourrait prendre plaisir à ce pauvre clinquant ? Aussi, n’est-ce qu’à la puérilité des enthousiasmes populaires que s’adresse l’éclat de l’éblouissant défilé. Misère ou fierté, je suis un de la foule, moi. Et puisque je me vois par vous convié à m’ébahir de vos mystiques trésors, ne pourrais-je point m’enquérir de quel poinçon frappés ? Vérité universelle, dites-vous ? Pourquoi ne puis-je franchir le fleuve ou la montagne sans trouver une autre vérité dogmatique non moins universelle et non moins différente ? La seule vérité universelle ne serait-elle point de ces relativités humaines, si chèrement acquises qui finissent par emporter l’assentiment de tous en tous pays ?

Vous m’enjoignez de me taire ? Pour l’emporter sur nous, votre Divinité a-t-elle donc besoin de silence ? Dites par quels moyens vous entendez empêcher les hommes de penser. L’infaillibilité du sacerdoce, en cela tout au moins, le montre trop faillible. Sous l’épouvante de vos feux, des hommes ont parlé. Nous avons appris d’eux à connaître quelque chose du monde et de nous-mêmes. Les temps de la polémique sont passés. Il suffit aujourd’hui d’une sommaire récapitulation des connaissances acquises pour que l’homme pensant succède à l’homme rêvant, par la vertu d’une expérience vérifiée.

De tous les temps fut le besoin d’une récapitulation de nos connaissances. Erreurs ou vérités, la dispersion du savoir incertain laisse l’intelligence sans coordination de repères dans la forêt obscure de l’inexprimable inconnu. La plus superficielle observation a besoin de se corroborer d’une autre, pour un mutuel état de probation. Une connaissance isolée n’est pas une « connaissance » ; ce n’est, ce ne peut être, aux rencontres de l’homme et du monde, qu’un vain éclair de sensation inutilisée. Dès l’origine, les premiers humains ont tendu à associer leurs sensations pour déterminer des mouvements de rapports. Et quand des trésors d’indications approximatives ont pu se colliger en une chanceuse formule de généralisation ; l’idée d’une « connaissance générale », d’une « compréhension universelle », s’est imposée à eux comme d’une suprême conquête des choses — prise de possession d’une ambiance inconnue.

Hasardeusement fondées, des doctrines se sont ainsi fait jour en des conflits où l’imagination et l’observation se disputent encore le champ de la connaissance humaine. Les annales des angoissantes oppositions qui ne finiront pas, font l’histoire, enchanteresse et cruelle, du drame de notre pensée. Emportés par le torrent des choses, la recherche devait nous tenter d’un point d’arrêt schématique d’où nous puissions embrasser l’univers. C’est la commune prétention des religions et des philosophies, justifiées en ce qu’elles attestent un effort de mentalité ordonnée, erronées dès qu’elles prétendent dogmatiquement fixer pour jamais des mouvements de compréhensions insuffisamment fondées.

Sur les rapports du Cosmos infini et de l’homme qui en est le produit éphémère, les plus grands esprits nous ont successivement offert, non sans de graves périls, toutes les thèses d’imagination. Il semble bien que tout ait été dit de ce qui pouvait se dire sur des questions sommairement résolues par la magie des mots. Voici, cependant, qu’après des millénaires, dont le nombre est indifférent, notre fortune enfin se renouvelle par une distinction fondamentale à établir entre le rêve et la pensée, entre les élans d’une imagination sans frein et le déterminisme expérimental d’un classement de rapports selon la loi de causalité.

C’est le problème des temps modernes. Quand les anciens philosophes de l’Inde nous apportaient des vues de philosophie que nous n’avons pas dépassées, ils annonçaient de confiance, ils prophétisaient, faute de pouvoir dire d’expérience. Ainsi fit l’hellénisme romain de Lucrèce, cherchant « la nature des choses », en d’audacieux enchaînements d’observations anticipées.

Ce qu’ont donné, sous le nom général de « sciences », dans les temps modernes, les acquisitions de connaissance expérimentalement vérifiée, a dépassé toutes les prévisions. En sommes-nous au point de les pouvoir confronter, contrôler les unes par les autres, pour en faire apparaître les premiers linéaments d’un tout harmonieux ? C’est la question que j’essaye de résoudre par des successions d’exposés sommaires dûment coordonnés.

L’idée d’une somme de connaissances remonte aux premières généralisations de pensées. Pourquoi ces généralisations se sont-elles indéfiniment multipliées dans tous les pays, dans tous les temps, sans arriver à la constitution d’un fond commun sur lequel on pût s’accorder clairement pour la mise en marche de l’intelligence humaine vers de nouvelles progressions de connaissances contrôlées ? La raison en est dans l’inconnu des valeurs d’objectivité susceptibles de s’imposer aux fins d’un général assentiment. Pas de pierre de touche, en ces âges, pour distinguer le rêve de la pensée. On en est venu à nous offrir simultanément, pour moyens de connaître, l’intuition prophétique et l’expérience vérifiée qui nécessairement s’excluent. Les décisifs progrès de la science moderne ont enfin amené une totale révolution dans cet état de choses. La probation d’expérience s’est imposée comme seul critère d’une vérité stabilisée.

Non qu’il puisse être question de donner à la connaissance positive une valeur d’absolu, comme au dogme dépourvu d’un fondement de positivité. Nos dogmatiques nous imputent à déchéance la relativité de notre observation. Plaisante vanité de soi-disant possesseurs d’absolu à qui échappe la corroboration expérimentale d’une preuve de positivité. Ils disent connaître le monde en soi, mais de ce dire aucun témoignage de vérification ne se présente. On a vu par le procès de Galilée ce qu’il arrive quand science et dogme viennent à s’affronter. Nos prétentions, il est vrai, ne vont pas au delà d’une connaissance relative. Mais, de notre revendication d’expérience nous ne pouvons être délogés, puisque l’observation, prise en défaut, ne se peut rectifier que par un nouvel afflux de précisions. Où donc est la « faillite » annoncée ? Du côté du Florentin condamné ou de ses juges tenus de se déjuger ?

La connaissance positive a finalement débordé tous les cadres que le dogme a prétendu lui assigner. Elle s’est installée en souveraine dans tous les domaines libres, dans tous les domaines réservés. Elle ne s’impose pas. Elle se propose à ceux qui sont dignes d’elle. Son propre est de ne procéder qu’avec la pointe de doute qui fraye la voie de la connaissance de la veille à la connaissance prochaine. « Vous ne doutez beaucoup, écrit Voltaire à M. des Alleurs, que parce que vous pensez beaucoup. » Tous doutes réservés, il nous demeure un tel fond de connaissances provisoirement vérifiées que le jour vient très vite ou s’impose le besoin d’un bilan de synthèse. C’est ce qu’avait entrepris saint Thomas dans sa Somme théologique. C’est ce qu’il échoit à chacun de nous aujourd’hui de reprendre, non plus sur des données de métaphysique religieuse, mais sur toutes notions d’expérience positivement confirmée.

Ce fut l’idée directrice d’Alexandre de Humboldt lorsqu’il entreprit de parcourir notre planète pour en tirer des généralisations. Savant, philosophe, lyrique même, il se trouvait pourvu de toutes les qualifications. Il nous a brossé à grands traits de magnifiques tableaux où l’homme s’inscrit dans les cadres de son Cosmos. Nous ayant promis une « description physique du monde », il y a inclus l’homme à son rang de positivité.

Quel que soit le progrès des connaissances, les matériaux de l’observation positive ne pourront que s’accroître en nombre et en qualité, sans que la distance soit appréciablement diminuée, qui nous sépare de l’inconcevable absolu. Il ne s’agit que de poursuivre, dans son extrême ingénuité, l’élaboration du « connaître » que l’homme commença le jour où il osa se proposer, sur lui-même et sur son ambiance, les premières questions révélatrices d’une correspondance du monde et de l’humanité. En ce temps, comme aujourd’hui, il ne pouvait se faire à lui-même qu’une réponse appropriée à ses moyens. Et puis, de jour en jour, la question se trouvant éternellement reprise, des réponses se succédèrent dans la mesure de ce que nous avions précédemment acquis de connaissances nouvelles, tenues de s’ajuster plus tard aux connaissances du lendemain.

Ce qui caractérise ma tentative d’une construction d’expérience, c’est que je n’y apporte aucun système, aucun plan d’une doctrine préconçue, qui pourrait inconsciemment m’induire à des biais d’interprétations prématurées. Nulle vue personnelle à justifier par des jugements de tendances. J’essaye d’ordonner des sommes de connaissances acquises dont les rapprochements suffisent à déterminer des lignes d’une construction mentale que notre relativité ne nous permettra jamais d’achever. D’inévitables erreurs ne sauraient rien changer du caractère de l’entreprise, puisqu’elles n’auraient d’autres résultats, avec le temps, qu’un meilleur agencement de matériaux aux mêmes fins. Là où s’arrêtent les acquisitions de ma connaissance, s’arrêtent mes interprétations sans me faire renoncer aux attirances de l’inconnu.

L’hypothèse devient connaissance, et la connaissance humaine gardera toujours une somme d’invérification où pourront s’insérer des amorces de connaissances nouvelles. Ainsi nous sera-t-il donné d’instituer, de jour en jour, de fragiles abris de compréhension qui iront se consolidant à toute heure, et nous permettront de nous accommoder progressivement au monde, au lieu de nous affoler lorsque le monde ne s’ajuste pas à l’obscurité des méconnaissances ancestrales où notre torpeur intellectuelle trouve tant de charme à s’effondrer.

CHAPITRE II

LE MONDE, L’HOMME

?

De ma terrasse de sable où vient me chercher, sous les feux des étoiles, la molle invitation du flot endormi, je vois, aux signes imprécis du jour, s’égrener les vapeurs d’une aérienne rosée. Verdoyante ou brûlée, dans l’attente des choses, la terre s’offre immobile aux décrets de l’inévitable. Le lourd silence des engourdissements planétaires me charge d’une obsession de cauchemar heureux, coupé par l’Océan d’un rythme de berceuse qui s’achève parfois en des plaintes de volupté. C’est le drame cosmique de l’homme qui s’annonce dans l’éternelle opposition de l’ombre et de la lumière au combat pour les joies ou les peines de nos sensibilités.

Le ciel imprécis se dispose. D’un léger trait de son « voile de safran », l’aurore marque, sur la voûte obscure, un jeune élan de volonté. L’anticipation de quelque chose qui n’est pas encore, et qui, tout aussitôt, ne sera plus. Quoi donc ? Les rythmes du sommeil et de l’éveil qui se succèdent, à toute heure, en d’éphémères passages aux cadences du jour et de la nuit.

Le monde attend. Il semble que rien n’arrive. Cependant, des tressaillements élémentaires nous avertissent qu’un événement est décidé. Au cœur de l’invisible, on ne sait quels gestes s’ébauchent, on ne sait comment pressentis. Là-bas, en deçà de ma nuit, l’astre prochain suit son cours irrévocable vivifiant au passage ce qui était l’ombre tout à l’heure, pour oublier bientôt le jour qui va venir. Des lueurs effarouchées prodiguent de toutes parts les séductions de leur premier sourire. Les lumineuses tangentes de la sphère enflammée projettent des rayons qui, de la voûte céleste aux abîmes de l’Océan, éclairés avant l’apparition solaire, s’échangent en reflets de reflets. L’impérieuse injonction des phares a pâli. Bientôt d’insensibles gradations de blancheurs, des coulées de lumières, vont s’allumer, se succéder, s’enchaîner, s’aviver, se fondre, se renouveler sans cesse jusqu’aux éclats pourprés de l’incendie céleste.

La couleur ! Enfin, voici la couleur qui brise le dernier écran de lumière cendrée, pour mettre des brasiers d’éblouissements aux agitations du décor. L’œillet pâle des dunes égrène aux douces pointes glauques du pourpier marin son invitation parfumée. L’immortelle, stupide, cherche l’emploi de ses mensongères bulles dorées. L’araignée a tissé le piège de ses dentelles aux tiges raidies du genêt. Le petit escargot blanc se hisse, tout coulant, aux brindilles pour achever le bouquet d’une floraison plus claire. L’alouette palpite dans le ciel en chantant, tandis que du flot d’acier fondu jaillissent des éclairs de volcan sur la mer enflammée. Et toute cette transformation de la nuit au jour, de la mort à la vie, sans qu’à aucun moment j’aie pu saisir la transition des phénomènes au tableau d’un spectacle qui toujours m’appelle et me fuit toujours.

Attendez. C’est la ruée des énergies. Le monde déroule ses images où la vie se prodigue. Pour un temps bref, puisque bientôt des gazes de pénombre commenceront d’adoucir la vivacité des lumières, et tandis que vous vous attacherez vainement à saisir des fusions de mirages, les rougeurs du couchant, insensiblement répandues, vous annonceront bientôt les premières obsessions du retour à la nuit. Éternelle précipitation des choses où se manifestent d’indéfectibles enchaînements de rapports. Un jour fut où la chute d’une pomme apportait à Newton le plus grave problème à fleur de solution, comme, pour le Florentin martyr, les oscillations de la lampe de Pise. Les spectacles de ma fenêtre posent tous les problèmes à la fois. L’homme peut-il les ignorer ou les traiter par prétérition en remettant la charge de l’univers à quelque génie d’éternité qui aurait fait, d’instinct, tout ce que nous voyons, faute d’avoir trouvé mieux ?

On a beaucoup écrit sur la beauté des œuvres de la terre. Je me suis demandé parfois si cette abondance d’écritures ne nous aurait pas trop souvent détournés du silence des méditations.

L’émerveillement demeurera l’une des plus vives réactions de notre sensibilité. Encore serait-il bon de savoir jusqu’où le pousser. Regarder pour voir, non pour s’aveugler. L’image sensorielle est d’un premier aspect des choses dont l’accoutumance nous a trop souvent détournés de poursuivre l’analyse. L’effort évolutif de l’intelligence sera de pénétrer au delà des réactions de sensibilité primitive pour entrer dans le cycle des observations positivement liées. Il s’agit aujourd’hui de joindre à l’émotion des choses, dont notre « connaissance » ne pourra qu’agrandir le domaine, une compréhension d’expérience qui nous montrera l’univers encore plus grandiose que notre imagination n’avait pu le rêver.

Le monde, l’homme ? Ils sont là, face à face. Qu’en dire ? Qu’en saisir ? Et comment ? Quels mouvements de l’un à l’autre ? Une confusion de tout à éclaircir. Quels moyens d’aborder l’inconnu ? À quelles fins ? Dans l’indicible émotion de l’immensité qui nous appelle et nous repousse tour à tour, ces questions se présentent aux ténèbres des intelligences à peine formées. Qu’en faire ? Où trouver une clef des éléments ? Et comment s’en servir pour une installation de nous-mêmes dans les spectacles du Cosmos infini ?

Ainsi pouvons-nous mentionner aujourd’hui le choc des réactions primitives d’un état de mentalité exprimant les inquiétudes ancestrales qui se transformeront, mais ne nous quitteront plus. Cette permanence d’émotions, plus ou moins raisonnées au contact des éléments, est ce qui nous caractérise — emportés tour à tour dans les violences ou dans le charme d’une inexprimable agitation qui, nous ne savons comment, nous entraîne nous ne savons où.

L’énigme nous harcèle d’une complexité de problèmes aussi bien que des douteuses certitudes de nos hâtives solutions. À la suite du symbolique Œdipe, qui paya si cruellement l’effort de connaître, tous les maîtres de la pensée humaine se sont rués à l’aventure d’une recherche qui ne finira pas. L’élan n’a pas manqué, ni le courage, ni la persévérance. Quels éclats d’illumination soudaine ! Quels nuages d’obscurité ! Comment la vérité « dogmatique », acquise au prix de tant d’efforts, a-t-elle pu se transmettre « impeccable » de génération en génération, pour se trouver trop souvent en défaillance des promesses clamées ? En tous temps, en tous lieux, les vérités absolues ne nous donnent que des satisfactions de mots. Et les vérités relatives sont d’un appareil si modeste, au regard de l’infinité, que nous n’en osons pas attendre les prodiges de lumières dans l’expectative desquels nous avons vécu et prétendons continuer de vivre.

Y a-t-il un fil d’Ariane dans les confusions de teneurs et d’espérances de ce labyrinthe ? Où le prendre ? Toujours nous avons cru le tenir. Toujours nous l’avons vu se rompre dans nos mains désemparées. Est-ce donc la fatalité de notre condition humaine ? Ou bien se peut-il concevoir que, trahis par nos évocations d’absolu, nous regrettions de ne rencontrer que des coordinations de relativités, qui, sans autre magie que de s’offrir, nous orientent vers des interprétations vérifiées des mouvements de l’univers d’hier à l’univers d’aujourd’hui commandant ceux de demain ?

Une fermeté de cœur, plus que d’intelligence, se trouve d’abord requise pour choisir. Qui ne se sent pas digne de l’entreprise y renonce, au risque de s’affaler. Qui ne demande de l’homme que la beauté d’un effort de compréhension ose porter une main de prudence et de témérité confondues sur les plis mystérieux du voile d’Isis à soulever. De pénibles labeurs au jour le jour, trop aisément déconcertés, des axiomes d’héréditaire ignorance, des candeurs primitives survivant à leur caducité, de sanglants conflits séculairement perpétués pour des glissements de connaissances : voilà ce qui attend l’audacieux. Une vie d’épreuves toujours renaissantes, qui pourrait être adoucie par l’anticipation d’un éternel repos. Fata viam invenient !


De l’homme au monde, ou du monde à l’homme ?


À remonter le cours des atavismes, on s’aperçoit bien vite que les problèmes du monde et de l’homme n’ont pu s’offrir à nos lointains aïeux dans les conditions et avec les précisions de nos jours. D’obscures questions d’empirisme immédiat pour l’homme primitif, en distinction de l’animalité, ne pouvaient que susciter des réponses à la mesure d’un « entendement » tout neuf en quête d’accommodations inconnues. D’un premier pas, un second. C’est toute l’histoire de nos évolutions successives qui va commencer et se poursuivra dès les premiers mouvements de nos relativités. Où que je m’arrête de l’homme primitif, j’y rencontrerai les éléments de l’homme à venir, mais encore impuissants à se développer. Le passage de l’impuissance à des parties de puissance, en leurs divers degrés, résume toute l’activité de notre vie. Comment en pourrions-nous saisir le cours si nous campions l’homme, à ses débuts, comme fait la « Révélation », dans les formes mentales de la présente humanité ?

Non. Les questions, sous l’étreinte desquelles nous nous débattons à cette heure, ne se posèrent pas et ne pouvaient pas se poser dans les mêmes termes, avec la même portée qu’aujourd’hui. Il faut bien remonter jusqu’aux problèmes des origines, puisque les réponses, dont put se contenter l’homme des premiers jours, préparèrent nécessairement le questionnaire qui dut s’ensuivre pour des enchaînements d’explications appropriées aux trames subsistantes des anciens états de connaissance. J’indique simplement ici que les questions suggérées par les premiers bégaiements des méconnaissances engagèrent d’abord la sensibilité ancestrale dans des voies où l’imagination ne pouvait se heurter encore au frein de l’observation contrôlée.

Je dis sensibilité, parce que c’est biologiquement le premier stade des réactions de l’organisme au contact du dehors. Mais qu’on ne transpose pas nos présentes sensations au compte d’un organisme de l’âge quaternaire. L’homme de la Chapelle-aux-Saints, pour ne citer que le plus notable de nos aïeux muets, encore tout submergés d’accoutumances animales, dut s’étonner, sans doute, avant d’en venir aux interrogations dans des formes et dans des mesures fort différentes de celles du temps présent. Nous voilà fort loin du coup de théâtre qui nous montre l’âme humaine jaillissant de la « Puissance infinie » pour un assujettissement de progéniture[1]. Laissons ce thème aux prédicateurs, et souvenons-nous simplement que, s’il y a, de l’homme quaternaire à Newton, un progrès dans notre connaissance du monde, nous avons peut-être quelques raisons de ne pas nous en tenir aux cosmogonies d’ignorance avec l’ébahissement théologique qui supprimait tout besoin d’explication positive.

Pour entrer plus avant dans les conditions du phénomène, demandons-nous d’abord comment et pourquoi la question primordiale se trouva nécessairement mal posée. Devons-nous, dans notre enquête mentale, procéder de l’homme au monde ou du monde à l’homme ? Voilà le premier problème. Nos primitifs ne pouvaient avoir le choix. Il leur suffisait de la plus vague conscience d’eux-mêmes, pour objectiver les choses et leur demander des comptes au tribunal de la personnalité. Le Cosmos, indifférent, comparaissait à la barre sans s’émouvoir des réponses qu’il plaisait au juge de lui attribuer. Quel rapport cela pouvait-il avoir avec la procédure ultérieure d’observation positive, selon laquelle nous cherchons les conditions infrangibles de l’univers pour nous permettre de nous y encadrer ?

Ce fut l’anthropomorphisme en sa naïveté, en sa nécessité, puisque l’homme ne peut faire autrement que de tout rapporter à lui-même jusqu’au jour où une observation séculaire lui apprendra, tout au contraire, qu’il est le produit de l’univers, non sa raison d’être, et qu’il doit s’y accommoder. Transposition de la cause à l’effet, c’est une assez grave méprise. En serons-nous jamais dégagés ?

Descartes allègue que ce que nous connaissons du monde vient de nous-mêmes. C’est proprement le problème renversé. Ce que nous connaissons de nous-mêmes vient des correspondances de nos activités individuelles et des activités cosmiques dont notre « Moi » est le produit ordonné. Nous ne pouvons contenir le monde qui nous enserre. En revanche, des parties de manifestations cosmiques s’inscrivent au passage sur l’écran de sensibilité de nos tables nerveuses, miroir récepteur ou se jouent des aspects de notre individualité. Là viendront se dérouler les représentations des phénomènes du monde qui, méthodiquement enchaînés, nous feront boucler la boucle aux cinématographies d’images où le syncrétisme du Moi sera manifesté. Nous continuerons ainsi de partir du Moi dans la course à la connaissance (car il n’en peut-être autrement), mais pour en retrouver la source quand la phénoménologie générale nous l’aura fait rencontrer dans les activités du Cosmos. Le télescope étant donné, cherchons-y les signes qui nous révéleront l’univers et nous-mêmes — cosmiquement liés dans l’enchaînement élémentaire.

Nous reflétons des mouvements de rapports dont les classements font notre connaissance, et dans ces mouvements mêmes nous retrouvons d’expérience notre propre place dans l’ensemble. Il n’en peut résulter que l’univers soit en nous, puisque c’est nous qui nous retrouvons en lui. N’est-ce donc pas assez beau que nos surfaces de sensibilité permettent aux mouvements cosmiques de s’enregistrer, de se connaître, de se penser en l’homme sensibilisé ?


Les spectacles.


À quelques catastrophes près, les spectacles de la planète furent hier ce qu’ils sont présentement. La création continue, disait Philon le Juif, confirmé par la science d’aujourd’hui. Nous verrons ce qu’il est advenu des fameuses révolutions du globe imaginées par Cuvier pour venir au secours du Créateur biblique embarrassé par Lamarck dans l’affaire de la succession des espèces vivantes. Nos primitifs du quaternaire, puisqu’il n’est pas encore permis de fixer le cas du tertiaire, eurent pour première occupation de sentir, de regarder, à l’exemple de leurs ancêtres prochains ou éloignés. Cependant, regarder n’est pas nécessairement voir, encore moins observer. Tout au long de la série animale, nous trouvons toutes gradations de sensations, d’observations, de connaissances, ou de méconnaissances, avec des différences de pénétration que l’apprentissage (« l’habitude lamarckienne ») pourra fixer. Chez l’individu même, l’identité de la formation organique n’implique pas fatalement une même activité fonctionnelle à toutes périodes d’évolution. L’œil exercé du sauvage a des délicatesses qui nous sont inconnues. En revanche, si nous le promenions au Musée du Louvre, nous pourrions lui en remontrer.

Insuffisamment dégagés d’accoutumance animale, nos humains primitifs avaient d’abord besoin d’un temps d’évolution pour commencer de se reconnaître, pour se constituer à l’état « d’hommes pensants », avant de s’étonner intellectuellement jusqu’à des sursauts d’interrogations ignorées de leurs anciens. Les spectacles du monde produisaient sur leur rétine des images analogues aux nôtres, mais ils n’en pouvaient encore tirer que des ébauches d’interprétations. Mauvaise condition pour la survivance des généralisations primitives qu’on prétend aujourd’hui maintenir au delà des états de sensibilité dont l’organisme est périmé. Ce sont les jeunes que nous appelons les anciens, écrivait Roger Bacon. Les primitifs, qualifiés par nous de vieux, ne peuvent nous offrir qu’une autorité d’ignorance, tandis que nous, modernes, chargés d’ancienneté, représentons tout un passé d’évolutions.

Sous les coups d’aile de la brise, parmi l’inquiétude des grands oiseaux de mer, je promène ces pensées aux retraites vallonnées de ma dune sauvage. Il est, pour l’homme de mon temps, un langage des choses, un langage sans voix, sous l’afflux des sensations les plus ténues, au delà de l’atteinte des mots. Entre le monde et nous, c’est un assaut d’épreuves qui n’arrivent à des ébauches d’interprétations que pour se transposer en une échelle de problèmes perdus dans l’infini de l’espace et de la durée.

Ce rivage déchiré, ou l’algue marine rejoint la délicate floraison des sables, que fait-il, sinon d’étaler son histoire à tous les yeux ? Et qu’est-ce que cette histoire, sinon de la planète et de moi-même encore — expressions de la vie planétaire enracinée aux formes de l’existence universelle qui ont été de la vie ou s’agitent en réserve du devenir ? Tout se tient, tout s’enchaîne ; Que d’efforts pour nous reconnaître ! Aucun anneau de l’ensemble ne peut être rompu. Nous ne pouvons rencontrer que l’écoulement continu des choses. Commencer et finir sont des mots qui n’ont pas de sens, puisque les successions des phénomènes ne se peuvent disjoindre à aucun moment, dans quelque condition que ce soit.

La terre, cependant, nous obsède d’une frénésie de spectacles. La terre orageuse ou sereine, tantôt dans les ardeurs de l’astre éblouissant, tantôt sous le mystérieux scintillement des chœurs lumineux de la nuit. La terre dans la paix heureuse ou les fureurs de ses océans, dans les colères ou le silence, non moins redoutable, de ses feux souterrains. La terre avec ses boules fleuries, ses moissons généreuses, ses frondaisons en fête, ses inquiétantes forêts. La terre avec ses eaux, que nous avons gardées parfois miraculeuses, avec le majestueux glissement de ses fleuves, le chant de ses ruisseaux tressautant aux joyeux cailloux de la rive. La terre avec ses entassements de montagnes neigeuses qui sont d’anciennes tempêtes figées. La terre avec le déchaînement de vie universelle qui nous apporte toutes gammes de vies, de la fleur à l’oiseau, du lichen à l’éléphant. Comment, dans cette universelle débauche de puissances, ne manquerait-il à notre frémissante planète, en sa jeune envolée, que la grâce, trop souvent cruelle, de ses Dieux ?

Si, au lieu d’être chu de l’Empyrée, un jour qu’il pleuvait des créatures, je suis issu de la terre, comme une rencontre passagère de l’éternel enchaînement des phénomènes, je puis, au moins, interroger ma planète en ses aspects divers, rechercher, de chaînon en chaînon, le compréhensible du monde et de moi-même, au risque de me heurter, dans l’ombre, à des murailles d’inconnu.

Alors, ce sable des hautes dunes que le vent disperse ou rassemble, cette monstrueuse masse du flot salé qui va chantant et grondant tour à tour, tantôt brassée par la tourmente, tantôt domptée du ciel pour une paix précaire de violences sourdement contenues, cet abîme sans fond qui cache des tressaillements d’être tandis que le continent orgueilleux met tant de joies à s’en parer, enfin cette voûte de recul infini, tantôt éblouissante et tantôt voilée, ou se poursuivent sans relâche des mondes éteints ou flamboyants, tout cela est de la chaîne d’éléments dont ma propre histoire est issue. Il y a quelque chose de moi dans l’étoile que je ne verrai jamais, il y a quelque chose d’elle au plus profond de moi. Toutes les rencontres de l’heure se précipitent à des figurations qui disparaissent aussitôt qu’apparues, et la nuit, sous ma lampe, le tragique clignotement des phares ne m’éblouit soudain que pour m’aveugler soudain d’une nuit plus noire. Troublés d’une contemplation, trop souvent stérile, de nous-mêmes, nous ne pouvons détacher nos sensations d’un ordre universel, où tout ne se sépare que pour se rejoindre toujours à d’éternelles fins de recommencements. Le repos ? Changement. Tout, sauf de demeurer.

Sur la foi des livres « sacrés » de l’homme-enfant, nous nous sommes crus le centre du monde. Mentalement, l’erreur est dissipée. Dans le clair-obscur de nos émotivités ancestrales, le sera-t-elle jamais ? Cependant, l’heure est venue où il nous est possible de rassembler assez d’observations pour commencer à nous connaître en vue des premiers aspects d’un jugement. Folie ou raison d’essayer ? Ce long balancement d’ailes où je jette la crainte eût été jadis un présage d’heureux ou de funeste augure. Qu’y a-t-il dans l’existence au delà de tenter ? Des convulsions d’impuissance ? De hardies entreprises de volontés continues ? La vie est une chance d’oser.


Distinguer, interpréter ce qui est.


Dans l’enchevêtrement des activités universelles qui nous aveuglent avant de nous éclairer, l’effort prime-sautier de notre entendement nous égare dans une forêt d’apparences. Nos erreurs d’improvisations interprétatives appelleront le contrôle d’une observation vérifiée pour essayer de distinguer, peu à peu, ce qui paraît être de ce qui est.

Et même, la tâche, alors, ne sera pas achevée. Car, de cet universel conflit des éléments, dont la première vision de terreur est demeurée inscrite au plus profond de nos théogonies, un choc d’éblouissement nous arrive, où se formeront nos premières sensations d’un inexprimable poème que notre fortune serait de nous assimiler et de développer pour vivre idéalement.

C’est une puissante symphonie de nous-même et des éléments auxquels nous sommes invinciblement liés, qui nous jette à la plus parfaite émotion de la vie, au charme souverain du beau, auquel l’animal lui-même n’est pas insensible[2], mais qui a besoin de notre table d’harmonie pour l’éphémère splendeur de son achèvement. Il faut, en effet, tout l’homme pour cela. Sans l’homme, la beauté de la fleur, hors d’un vain rayonnement de volupté suprême, dans l’indifférence des choses, ne serait que l’histoire, parmi tant d’autres, d’un épuisement de subjectivité. Que l’œil de l’oiseau, à la vue de sa graine ou de sa compagne, cache ou révèle une joie du monde, c’est en l’homme seul que la suprême sensation de beauté se réalisera pleinement par une réaction de sensibilité supérieure consacrant les accords du monde universel. À l’homme, la plus haute harmonie de l’être et du Cosmos, même s’il lui arrive de ne pas se montrer toujours digne d’une telle faveur de la destinée.

Puisqu’il y a dans l’univers des constructions mouvantes qui ne sont de complète harmonie que par nous, c’est notre affaire de dégager ce trésor, de l’emmagasiner, de l’aménager, de l’accroître, de le développer selon nos facultés personnelles, pour collaborer de notre effort au plus haut battement de l’œuvre mondiale dans l’éclair de notre journée. Le rêve même — réaction de faiblesse ou exaltation d’énergie — ne sera-t-il pas encore une recherche d’étendue, aussi bien qu’un élan de hauteur ?

À cette fête indicible des choses, tout instant de nous-mêmes ne cesse de s’offrir. Discrets ou retentissants, les appels du monde extérieur nous convient assez haut à réaliser le meilleur de notre vie par le développement des sensations dont nous assaille le plus fugitif aspect de l’homme et de son univers. Nos chrétiens, aberrants, prétendent nous inspirer le mépris de la terre. Ayons-en le respect, l’amour filial, la vénération pieuse. Surtout, tâchons de commencer par la comprendre, quand il n’est besoin, pour cela, que d’être en mesure de l’interroger.

Plaines, vallées, montagnes, la terre se délecte à l’infini registre des lumières lentement déroulées sur le rude écran de ses rocs ou l’ardent décor d’une végétation qui flamboie. Notre trépidante planète, aux entrailles de feu sous les fleurs, entraînée par son soleil dans la course éperdue d’une inexprimable épopée, avec sa mer pantelante au brasier solaire ou débordant d’insondables fureurs, que nous veulent ces contrastes des choses ? Initiation brutale au jeu des énergies dont nous sommes le jouet ? Extase aux magnificences des spectacles jadis créateurs d’épouvante, aujourd’hui maîtres des cimes de l’émerveillement ?

S’extasier, c’est bien. Pas assez. Il faut essayer de connaître le monde pour en savourer tout le fruit, aborder les éléments fabricateurs de vie dans l’engrenage sans arrêt des formations et des destructions enchaînées, pour la vanité de nos plaintes et l’épanouissement de nos joies.

Tels quels, les mouvements de la vie humaine demeurent le chef-d’œuvre de ce qui nous apparaît, ouvrant le même champ d’extase, selon une parole fameuse, à qui l’exalte ou le rabaisse. Bientôt même, de puissantes généralisations voudront se couronner de hauts vols d’idéal, et rêver sera encore une forme d’apprendre si notre audace ne s’allège pas d’un trop périlleux dédain de la positivité des rapports. Enfin, qui sait s’il ne se peut pas substituer à la morne récompense du Nirvana bouddhique la superbe flambée d’héroïsme invincible qui, pour une heure, affronte l’infini du temps et de l’espace dans le sacrifice de la créature humaine à un idéal de beauté.

Ainsi hanté de questions impérieuses et de flottantes réponses, vais-je parfois m’approvisionner de silence aux enchantements de la grande forêt de chênes verts, chargés de siècles, que l’océan jaloux a su garder des rencontres vulgaires. Dans la douce lumière grenue, tamisée aux épines des petites feuilles crispées, une fine pluie de lumière caresse les troncs fantômes arc-boutant des bras noueux en des élans de révolte ou de grâce ingénue. Le charme d’un orient de perle dilué sous l’entrelacs des jeunes clairières, tandis que des fusées de toutes les blancheurs achèvent, aux lointaines dentelles des vagues, parmi des trouées de soleil, la violente avenue sauvagement charpentée. De timides vallées s’enfuient sous les fougères, éclairant d’une vie neuve le fauve tapis des pins aux fûts d’écailles violacées. Tout un monde sans geste et sans voix, dans l’attente du drame humain que le spectacle des choses propose aux caprices du rêveur.

Car, le décor commande l’action scénique par la puissance d’évocation du cadre approprié. Voyez ce carrefour. La reine Mab a passé là tout à l’heure, suivie de Titania, la Divine, courant après Bottom pour le charme de ses oreilles d’âne. C’est à ce détour que Benvolio dut fondre, dague en main, sur, l’incongru personnage qui manqua d’éveiller le chien du Montaigu par un éternuement de Capulet. Au fond de cette fosse de sable, Hamlet s’est trouvé face à face avec le crâne de ce Yorick qu’il avait tant aimé. Ces roches vous dérobent Caliban, Sycorax. Et ces branchages sont ceux que cueilleront tout à l’heure les soldats de Malcolm pour le miracle de la forêt de Birnam en marche vers Dunsinane, où les incantations des sorcières ont vu l’annonce infaillible de la fin de Macbeth.

Des rêves ! Des rêves ! Solitude hantée de rêves qui, parce qu’ils ont une raison profonde, prennent corps en des vies issues de la nôtre, où nous regardons passer quelque chose de nous-mêmes en des reflets de fictions. N’y a-t-il donc rien au delà de ces hallucinations d’émotivités ? Shakespeare est un aède d’assez belle envergure. Mais, s’il nous faut des chevauchées de rêves, que sont les plus belles fables de vie tourmentée, si proches des mythes divins, au regard du drame profond de la forêt et de ses hôtes, liés, dans les mouvements de l’univers, en direction de l’accomplissement humain ?

Au spasme heureux de cette paix d’apparences, opposez les cruels dessous de cette animation d’existences ennemies où toutes complexités de créatures ont pour fonction maîtresse de s’entre-détruire en vue de subsister. De la plus humble mousse au ruminant, au carnassier sauvage, chacun se rue à l’implacable combat que la mort seule peut apaiser. Loi de la jungle, qui veut une « justice » d’arbitraire dans le carnage universel. Partout, dans l’immensité de l’espace et du temps, voluptés et tueries confondues suscitent d’éternelles plaintes dont les réalités de douleurs s’avivent d’imaginaires tourments. Sensibilités mises à l’épreuve par des cauchemars d’enfants. Orgueil d’une conscience de joies et de misères qu’une anticipation d’inconscience suffit à déconcerter. Quelle somme d’incompréhension faut-il donc pour nous affoler de nous-même ? Et quelle somme de compréhension pour en éclairer des parties ? Ne faut-il pas que les lois de l’homme se raccordent aux lois du monde, puisque nous sommes toujours ramenés à des constances de rapports ?

L’épine de l’énigme ne peut manquer, toutefois, d’être vivement sentie quand les recherches de la biologie nous découvrent que tous ces organismes, qui s’opposent et s’entre-tuent pour vivre, sont de fraternels rejetons de la même parenté. Caïn, puissant symbole ! Du protozoaire au suprême échelon d’humanité, une filiation ininterrompue d’interdépendances nous fera retrouver partout et toujours les traits communs des communes activités organiques à tous les stages d’une ascendance indéfinie. Si bien que l’investigation positive, après les défaillances de l’interprétation mythique, nous montrera l’humain sous l’aspect, non plus d’un demi-Dieu manqué, mais d’une figure mouvante des évolutions de la vie, jusqu’au point d’arrêt inconnu que notre rêve tentera vainement d’anticiper.

Ainsi, la forêt millénaire, avec les témoignages de ses armatures géantes, après avoir évoqué les images virtuelles des mythes shakespeariens, nous ramène, par l’évolution de la connaissance, aux drames, autrement grandioses, de ce qui est. Chances de l’homme pensant qui œuvre à sa mesure dans les tumultes de ses espérances et de ses déceptions !

Pour beaucoup, hélas ! le terme arrive prématurément, de vies incoordonnées qui furent surtout d’une course aux apparences, c’est-à-dire aux figurations qui font insuffisamment office de réalités. Vienne le dénouement d’un scénario vide de substance : un bruit de paroles au vent qu’aucun sens d’humanité n’accompagne. Est-ce donc avoir vécu que d’avoir passé les yeux clos ? Comment attendre un éclat des flambeaux de la vie, quand, de la lumière des choses, on ne retient que les fumées ? À ce spectacle de défaillances, opposez la puissance irrésistible de l’homme évolutif, qui, osant concevoir l’entreprise de vivre sa pensée, n’a vu, dans l’aventure d’une forme qui va se dissoudre, que le noble achèvement d’une occasion de s’efforcer.

Qu’est-ce donc que l’homme primitif a pu découvrir de lui-même et du monde au premier tressaillement de conscience qui déchira le rideau des sensations obscures pour constituer un début de connaissance à la fortune des interprétations ? De ce drame organique, en dépit des légendes sacrées, nos frères animaux, bien qu’ils n’en aient pas poussé l’aventure, réclament la primeur. Venus longtemps avant nous, ils ont, si j’ose dire, étrenné le soleil, avec les résultats acquis de son activité, dans la mesure de leurs moyens.

À nous le rêve, en attendant la connaissance. Poèmes des premiers jours, les livres saints nous montrent des miracles à chaque pas, découpant en scènes de théâtre le drame de l’homme et du monde si propre — l’événement en fait foi — à déconcerter leurs premiers efforts d’assimilation. Ce fut d’abord l’inévitable méprise de jalonner l’infini de « commencements » et de « fins », mots qui ne répondent à aucune réalité des phénomènes puisqu’ils ne représentent que des sensations mal interprétées. L’Inde ne s’y laissa pas tromper avec sa roue des choses pour exprimer le Cosmos en un cycle d’enchaînements. Nous n’admirerons pas moins la « nature des choses » quand nous aurons commencé de la connaître positivement. Nous serons même recrus d’une admiration raisonnée au lieu de sombrer dans la méconnaissance de l’univers, et de notre personnage au premier plan.

Du point de vue imaginatif, tout se présente en coups de théâtre à nos yeux déconcertés. Au vrai, nous ne saisissons que des passages, des étapes subjectives du mouvement infini. Les dernières vues sur la constitution du monde atomique, avec notre présente orientation vers l’unité fondamentale de la formule matière-énergie, peuvent annoncer de nouveaux champs de généralisations. Mais, si loin qu’elles soient poussées, nous ne nous en trouverons pas plus proches d’une rencontre d’ultimité, puisque tout se résout en des successions infinies d’enchaînements.

Trop éloigné des disciplines de connaissances positives le vulgaire des « intelligences » demeure mentalement dans les données ancestrales du drame cosmique dont, en puéril accapareur, il réclame pour lui-même un bénéfice d’exclusivité. Plus de modestie conviendrait. Nous ne pouvons saisir les phénomènes qu’à leur place dans la coordination de l’ensemble où de leur développement le tient enserrés. N’est-il pas déjà merveilleux d’en pouvoir induire des sensations de positivité ? Si cela n’est pas encore à la portée de tout le monde, plus impérieux le devoir de persévérer.

Que la sensation soit le caractère éminent de la vie animale, et qu’une naissante activité intellectuelle s’en dégage progressivement par la voie des associations d’images mentales, tout au long de la série des êtres, c’est pourtant ce qu’il devient difficile de nier. L’imagination s’est épuisée à vouloir machiner la bête, pour mieux rapprocher l’homme de sa Divinité — laissant ainsi, entre nous et le règne animal, l’abîme infranchissable où Descartes a glissé.

On s’est plu à classer sous le nom d’instinct tous les phénomènes intellectuels de l’animalité, à l’exclusion de l’homme métaphysiquement muni d’une âme éternelle, c’est-à-dire quasi-divine, en permanentes relations d’activités vitales avec son Créateur. La bête, d’entendement plus ou moins développé, s’est trouvée ainsi absurdement réduite à des manifestations de mécanisme vital, tandis que l’homme, créature élue de son Dieu qui lui octroie la faveur contradictoire de ne jamais finir après avoir commencé, se voit promu au rang insigne d’un demi-Dieu qui a eu des malheurs. Voilà ce que l’on continue d’enseigner à nos enfants, d’un consentement à peu près unanime, pour frapper de discrédit social quiconque ne feint pas de se rendre à de telles « leçons ».

Darwin a donné d’une terrible catapulte contre cet échafaudage d’incohérences, où, le premier, Lamarck avait irréparablement fait brèche avec l’audace tranquille d’une conscience sans peur. En attendant que nous soyons pourvus d’une bonne psychologie comparée où sensations et idéations se trouveront à leur place dans l’échelle des développements de la vie, le bastion du dogme biblique est déjà si bien emporté qu’il n’y a plus de refuge pour ses défenseurs, sinon dans les sacristies. Trop de parties d’observation ont été mises hors d’atteinte pour qu’il soit plus longtemps interdit d’en débattre, comme l’Église, cependant, ne cesse de le demander.

Si le monde, sans commencement ni fin, continue de « se créer » à tout moment, si l’homme de nos jours est le résultat d’une longue filiation évolutive de vies ascendantes, si notre cérébration, comme toute autre fonction de l’organisme animal, est au fil d’une coordination indéfinie de phénomènes, comment échapper à la nécessité d’en suivre attentivement le cours tout au long de l’échelle animale pour jalonner la sériation des activités organiques jusqu’à une vue positive de l’organisme mental et de son fonctionnement ?


Le « Moi ».


On s’étonnera peut-être de ce que j’inaugure l’apprentissage du Cosmos par un essai de détermination du Moi, après avoir dit que l’univers contient le Moi, et que le Moi ne peut s’isoler de l’ensemble. S’il est reconnu, en effet, que le Moi procède du Cosmos et qu’il ne peut s’expliquer en dehors des enchaînements cosmiques qui le tiennent irréductiblement lié, c’est pourtant dans l’organisme du Moi — partie de l’univers où se réfléchit l’univers — que je vais recueillir les images sur lesquelles se fonderont mes interprétations de positivité. Il convient donc que je commence par l’examen de mon appareil réflecteur qui doit enregistrer les valeurs de la connaissance. Après quoi, j’enregistrerai le défilé des images dont l’interprétation sera contrôlée par des recoupements de connaissances acquises : ce qui m’apportera souvent la tentation d’anticiper parfois sur ce qui va suivre, au hasard de m’égarer. Il n’en peut aller d’autre sorte, puisqu’il n’y a ni commencement ni fin dans l’univers, et que mon commencement subjectif de connaissance exige au moins la notation initiale d’un premier chaînon d’expérience. En dépit de l’isolement subjectif créé par l’individuation du Moi, c’est donc l’univers qui s’interroge lui-même à travers le complexe de ma personnalité, et le drame humain de ses réponses successives l’affecte par le retentissement de, mon activité sur des parties de l’universelle synthèse.

Je ne demanderai pas au Moi le secret du Cosmos, ainsi que fait le métaphysicien. Tout au contraire, chercherai-je dans le Cosmos le secret de mon individualité. Après quoi, il ne me restera plus, pour reprendre le cours de l’enchaînement cosmique qu’à relier le phénomène de l’individuation aux activités évolutives qui l’ont déterminé. Ainsi la boucle sera bouclée. Je n’ai pas le choix d’un autre point de départ, puisque ma fixité n’est que d’apparence et que je suis aux prises avec l’infini. Envisageons donc ce mystérieux Moi cosmique, qui ne craint pas de s’opposer au Cosmos dont il est issu.

La manifestation d’un Moi qui s’atteste en nous, dès ses origines, par un effort de conservation organique, va-t-elle se trouver décelée, en quelque façon d’unité, dans la plante, dans la molécule, dans la cellule originelle, dans le plasma, dans le cristal solide ou liquide, dans le colloïde même ? Le rigide enchaînement des phénomènes l’exige par le développement organique de synergies qui se commandent jusqu’à la cohérence d’une personnalité de l’individu.

Ce Moi, insaisissable et dominateur, me donne l’illusion d’une permanence, alors qu’il ne cesse de s’écouler par tous les pores d’un organisme toujours changeant. D’où vient donc la supériorité qu’il s’arroge sur les éléments qui, positivement, le maîtrisent ? Ce Moi, individuel et grégaire, avec ses sociétés qui vont de la tribu sauvage aux patries d’idéal — mères de toutes grandeurs et de toutes misères — que fait-il de ses « vérités » péniblement conquises et des belles maximes qu’il se vante pompeusement d’appliquer ? Avant de le chercher, ne voudrons-nous pas remonter aux sources positives de la formation de l’individu, c’est-à-dire du phénomène de l’individuation ?

La constitution, l’accroissement, l’évolution d’une individualité dans les mouvements cosmiques du monde animal ou dit inanimé[3], paraissent être de ces rythmes de mouvements oscillatoires qui se résument physico-chimiquement en des alternances universelles de concentrations et de dissociations. Newton n’a pas pu remonter plus loin, et dans une telle compagnie, je propose que nous nous en tenions là présentement. Nous pourrions dire encore que l’individuation est un de ces tropismes d’attraction automatique auxquels s’arrêtent aujourd’hui nos recherches de positivité[4] sur les mouvements du monde. C’est le même point de vue.

De l’astre à l’atome nous ne pouvons saisir qu’effets d’attractions différenciées. Nébuleuses, comètes, étoiles, soleils, voies lactées, planètes, satellites se dissocient ou se concentrent dans la plus manifeste des individuations. Même affaire de l’atome, de son noyau d’électricité positive, de ses électrons, ions, etc., d’électricité négative, projetés aux alignements moléculaires (mouvements browniens) producteurs de nouvelles individualités : micelles, floculations, etc. Le monde est l’universel rendez-vous de toutes compositions d’individus qui s’enchaînent en synergies systématisées, tandis que la métaphysique ne peut que les juxtaposer fictivement sans détermination positive de rapports.

Que la vie des organes change conditions et aspects de complexes en état d’individuation, c’est ce qui ne peut surprendre. Longue durée pour l’évolution minérale, éphémère pour l’accomplissement organique d’activités plus fragiles en raison même de leur complexité. Par cela même intensification de l’individualité progressive au cours de la série vivante, jusqu’à l’acmen d’une personnalité[5] humaine que les qualifications du langage articulé, aidées de l’abstraction réalisée (dont Locke va nous parler tout à l’heure), tendront de plus en plus à distinguer de l’ambiance jusqu’à en faire un être métaphysiquement isolé.

Comme nos écoliers le savent, les propriétés élémentaires de la vie, nutrition, assimilation, perceptivité, motilité, reproduction, se trouvent successivement manifestées aux consensus des activités organiques dont les actions et réactions se rejoignent dans les fonctions du « complexe » d’individualité. Par les besoins de la nutrition des éléments anatomiques, apparaît le commencement d’une sensibilité particulière, plus ou moins consciente, d’un « Moi » dans l’amibe, dans l’infusoire, chez qui la nécessité d’un choix alimentaire fait apparaître un commencement de réaction individuelle qui sera plus tard la volonté. Les caractères généraux de l’individualité héréditairement transmis se détermineront et se développeront avec les éléments acquis de l’évolution générale, qui se fixeront par l’hérédité.

Dans l’ordre du dispositif universel, l’heure arrive pour nous, au cours des évolutions, de confronter l’infini du Cosmos avec les déterminations de notre personnalité. La métaphysique essaye de se tirer d’affaire par le moyen de ses artifices de mots. Elle a doté l’infini d’une essence (qui est « la Divinité » ) et le Moi humain d’une entité hiérarchiquement inférieure, l’âme, pour des conflits de transcendances aboutissant prosaïquement à la victoire du plus fort. Ainsi le monde personnalisé et les Moi innombrables se justifient l’un l’autre à la satisfaction d’un verbalisme hors des épreuves de l’observation.

Que sont les essences, les entités, les transcendances, on ne peut le savoir puisque ces mots n’ont de sens qu’à la seule condition de toute enquête expérimentale abolie. La hâtive présomption d’aberrance n’aime pas qu’on lui demande ses titres. Cependant, la lente et douloureuse connaissance d’observations fait obscurément son chemin parmi les fondrières des méconnaissances où elle dégage, au grand scandale des porteurs de magies, des îlots de positivité — terre ferme où l’espace et le temps sont à l’œuvre.

Parmi les plus redoutables failles de cohérences où parurent s’abîmer nos moyens d’observation, il n’est pas de problème plus obsédant que le prodige, nous dirons plus tard le phénomène de la personnalité. Nul embarras, bien entendu, pour la troupe des prophètes. Il leur suffit d’expliquer le monde par une inexplicable Personnalité souveraine, productrice de personnalités inférieures hors desquelles elle n’a pas de raison d’exister. À la simple condition de supprimer le débat par tous moyens de violence, l’inexplication sera tenue pour explication pendant des siècles d’évolution retardée.

Depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours le principal de ce qu’on a écrit sur la personnalité de l’homme est des tautologies de la métaphysique fixées en des figures d’abstractions réalisées. Pour quel autre effet qu’un accroissement de méconnaissances ? Les plus hardis n’ont pu que ressasser des formules de problèmes sans issue, tandis qu’il suffisait de prendre le phénomène tel qu’il se présente dans la longue série des êtres, pour suggérer, au premier examen, des observations susceptibles d’une fécondité de résultats.

Le phénomène de la constitution d’un Moi se trouve naturellement celui qui devait fournir la plus vaste carrière aux gymnastiques de fantasmagories où s’abîme la hautaine insuffisance des métaphysiciens. Issus des premières disciplines de méconnaissances qui furent de prendre des mots pour des choses par la vertu de l’abstraction réalisée[6], ils ont fourni d’incomparables chevauchées parmi les fondrières des mésinterprétations logiquement liées.

Cependant, il n’est pas de méconnaissance pour résister indéfiniment à l’épreuve de la durée, et nous sommes arrivés à un âge où les constructions de positivité doivent affronter les rêves d’imaginations obnubilées. Comment le phénomène de la personnalité, dont nous sommes le vivant témoignage, pouvait-il surgir de l’univers impersonnel, c’est ce que nos aïeux lointains se trouvaient hors d’état de comprendre, tandis qu’illeur paraissait tout simple de tirer d’une personnalité cosmique universelle, c’est-à-dire sans les limites qui font la personnalité, l’engendrement d’individualités terrestres dans les cadres d’imaginaires cosmogonies ? Cependant, nous ne pouvons échapper toujours aux rigueurs de l’observation positive. Pourquoi faut-il que notre loi soit de dire avant de regarder ?

Dans le monde organique, et même dans le monde inorganique (que nous disons amorphe et qui n’en est pas moins tout de morphologie) nous avons vu le phénomène d’individuation attribuer un caractère particulier d’indépendance relative à des groupements élémentaires pour la constitution d’une unité de dynamisme passagèrement constituée. De là les innombrables individualités de la faune et de la flore, issues du plasma cellulaire, représentées dans les séries inorganiques sous les espèces du cristal, de l’eau mère et des colloïdes qui sont de correspondances transposées. C’est en se laissant suggérer par ce spectacle que les généralisateurs sans frein des premiers âges en sont venus à personnifier le Cosmos lui-même, c’est-à-dire l’infinité qui, faute de limites, échappe précisément à l’individuation de positivité.

Ainsi mis en sa place, le phénomène de l’individuation organique va se préciser graduellement dans les successions animales, en des achèvements progressifs de sensibilité, de conscience, de mentalité, de volonté jusqu’à l’activité personnelle de l’homme pensant. Interdépendance générale à laquelle rien ne peut échapper, voilà ce que nous pouvons dire du Cosmos. Apparente indépendance, poussée jusqu’à la sensation du « libre arbitre » résultant de l’inconscience des déterminations organiques, voilà l’individu en évolution de personnalité. Entre ces deux termes oscillent les mouvements de notre organisme sous la loi de l’impulsion la plus forte qui fait notre volonté. Dans l’ensemble du déterminisme humain, les formes de l’individuation se composent par l’intervention de la sensibilité qui caractérise, en les développant, les mouvements de la personnalité — porte-voix d’une synthèse d’énergies génératrice d’une passagère unité de direction.

La personnalité, plus ou moins précisée, est ainsi l’état de cohérence d’un complexe organique de dynamisme unitaire, résultant d’une évolution de cohérences antérieures attestées par l’évolution embryonnaire qui en est la représentation. Les mêmes lois qui groupent les individus atomiques en molécules individualisées, avec tous les complexes qui en vont naître, pour toutes les activités concevables (mécanique, physique, chimie, biologie) assemblent et dispersent tour à tour toutes formations d’énergies. L’individuation représente simplement l’un des innombrables degrés du dynamisme universel.

Quand nous apprenons de M. jean Perrin que le nombre de molécules contenues dans une molécule-gramme de n’importe quelle substance a besoin de vingt-quatre chiffres pour s’exprimer, et que nous ajustons cette vue à la théorie cinétique de l’humanité, nous atteignons des profondeurs d’observation où nous sommes bien près de dépasser nos facultés. La discontinuité des trois états de la matière, solide, liquide et gazeux, n’est plus que secondaire. Question de rapports entre la vitesse, la masse, la température. Ceci dans l’enchaînement infrangible des phénomènes dont aucun, dans aucune circonstance, ne se laisse détacher de l’ensemble.

Si nous cherchons l’antériorité du phénomène qui se manifeste par l’apparition de la cellule organique et de son plasma, nous ne sommes donc pas trop déconcertés de voir M. Lehmann obtenir des états particuliers auxquels il donne le nom de cristaux semi-fluides ou même de cristaux liquides agissant à la manière d’un cristal sur la lumière polarisée. Même ces cristaux semi-fluides présenteraient des traces de limitation polyédrique, nous offrant des arêtes, et des angles « arrondis » par la tension superficielle, ainsi que d’autres figurations « tendant à prendre une forme régulièrement sphérique ». La transition du cristal à la cellule s’en trouverait singulièrement adoucie. « Que voyons-nous dans la matière ? dit M. de Launay dans son Histoire de la Terre. Des équilibres de force physique. Ces équilibres se traduisent, toutes les fois que le milieu le permet, par la forme cristalline, qui en est l’expression concrète et la synthèse, et, parmi les formes cristallines, par la plus parfaite de toutes qui est la forme centrée ou cubique. Les molécules dissymétriques s’entassent d’elles-mêmes, se groupent par des empilements à symétrie cubique. Ainsi les forces internes font équilibre aux forces externes, ainsi, par une image qui est déjà empruntée au monde organisé, elles se trouvent résister le mieux à la destruction. C’est pourquoi, comme des êtres vivants, les cristaux, laissés dans leur liqueur mère, se nourrissent, reconstituent les parties qu’on leur enlève et cicatrisent leurs plaies »[7]. Et M. de Launay d’ajouter : « Le sens général de l’évolution organique est dans la tendance croissante des êtres organisés à l’indépendance envers leur milieu, à la spécialisation ».

Comme les passages de l’état solide à l’état liquide et à l’état gazeux font éclater l’insuffisance de nos anciens classements d’apparences, ainsi les passages de l’état dit inorganique (cristal et eau mère) à l’état organique (cellule et plasma) différenciés en particulier par l’intervention de l’osmose à travers la paroi cellulaire, s’ajustent si remarquablement que notre antique distinction, purement subjective, de l’inorganique et de l’organique s’en trouve singulièrement ébranlée[8].

Considérez l’expérience de Jacques Lœb qui, par l’intervention d’une substance étrangère en contact avec le germe de l’oursin, produit chimiquement une fécondation artificielle, suivie d’un commencement d’évolution fœtale (parthénogénèse) et vous reconnaîtrez que l’inorganique et l’organique en viennent ici à se rejoindre[9] manifestement.

Dès ses premiers mouvements, le nouveau-né, de quelque espèce qu’il soit, prend conscience de lui-même par les sensations qui lui arrivent du dehors, soit isolées, soit plus ou moins confusément groupées dans l’ensemble des réactions du milieu. Et, comme de toutes ces conjugaisons de réciprocités se dégage, par l’unité organique de la table de réception, la conscience d’un dynamisme régulateur chacun en vient progressivement à reconnaître, à caractériser son Moi, sa personnalité, en des synergies d’états de sensations prolongées par ce que Jacques Lœb appelle « la mémoire associative ». Comment nier ce consensus unitaire, si manifeste dans toutes les formations de vie animée ? De l’amibe à tous exemplaires d’animalité, trouve-t-on autre chose que des transmissions de mouvements qui se commandent en infrangible interaction ?

Les réactions de sensibilité du protozoaire ne sont pas très différentes de celles du végétal, comme on le voit dans le choix de l’aliment par exemple. La pomme de terre, germant dans l’obscurité d’une cave, n’envoie-t-elle pas sa végétation à la lumière ? Il y a donc une individuation de la plante, un Moi animal, végétal, et même minéral (avec la cristallisation) pour les mêmes causes, et de la même façon qu’un Moi d’humanité, à des degrés divers suivant la hiérarchie des développements ; La plus modeste fleur n’atteste-t-elle pas une évolution de sensibilité personnelle plus vivement caractérisée que les communes manifestations de mimétisme où tant d’hommes cherchent une « personnalité » de pithécoïdes ? Chez les faibles, l’individualité défaillante se masque des procédures d’imitations grâce auxquelles chacun peut se décerner à bon compte une apparence de caractère.

Hésitons-nous, d’autres part, à donner des noms de personnages aux animaux qui vivent dans notre familiarité, et qui entrent si bien dans notre propos qu’on les voit répondre à l’appel dès que leur nom est prononcé ? Le sentiment du « Moi », de la personnalité dans les bêtes de tout ordre, ne se manifeste-t-il pas à tout moment par des actes innombrables de conservation, de prévision, qui, souvent, comme chez nous, l’emportent sur tout les autres ? Si l’animal n’est ni machiné, ni dans la ligne d’évolution qui conduit à l’humanité, qu’on me dise comment s’encadre ses activités ? Ce n’est pas par des négations qu’on atteindra la positivité des phénomènes. L’évolution ou le miracle de toute heure : tel est le dilemme auquel l’on se voit toujours ramener.

Comment, d’ailleurs, les animaux familiers[10], dont nous avons fait nos amis, ne seraient-ils pas admis à la reconnaissance d’un lien de nature ? Par la suppression des rapports organiques, l’acte du chien qui court à ma défense serait purement inexplicable. Le voyez-vous se précipiter au secours d’un arbre ou d’une pierre attaquée par l’outil ? Ne serait-ce pas encore un assez étrange mystère que mon « âme », à mi-chemin de la « Divinité », se montrât si souvent d’un égoïsme insigne, tandis que le dévouement, l’altruisme, chef-d’œuvre de la morale humaine, « divinement » affirmé par la croix du Calvaire, peut se découvrir chez la bête avec tant d’éclat ? C’est que l’observation nous révèle, en effet, une liaison infrangible des phénomènes ou des activités générales se particularisent en des différenciations d’organismes pour aboutir à des effets d’individuation. De l’algue à l’homme le plus hautement cultivé, il y a des rapports, et ces rapports se disposent, dans l’échelle des existences, en paliers progressivement gradués d’une ascendance continue qui nous mène, par toutes transitions, aux tâtonnements, puis à l’éclosion, d’une somme de personnalité.

Se sentir, se reconnaître, sont deux opérations fort différentes. Mais dès qu’on tente de commencer une compréhension du monde par l’analyse d’un « Moi », où l’on trouve volonté, pensée (en apparence irréductibles), quelle autre conséquence que de transposer cette volonté, cette pensée, dans le monde, pour l’interprétation des phénomènes par le moyen d’une volonté, d’une pensée suprême, dite divine qui n’est rien que d’humanité agrandie. Vienne l’abstraction réalisée, que nous verrons bientôt à l’œuvre, et les Dieux naîtront à foison de toutes parts, en mille formes d’activités mythiques d’où ils ne se laisseront pas aisément déloger.

On voit, cependant aujourd’hui, s’effriter, sous le choc de l’observation positive, les barrières que nos méconnaissances ont si aisément élevées entre nos premières visions subjectives et nos consignations ultérieures de positivité. Avant d’être en état d’observer, nous ne pouvions que nous ruer aux solutions de mots qui garderont leur place dans l’histoire de l’esprit humain, mais ne seront plus désormais de compte objectivement. Principe vital, esprit, âme, de quel usage peuvent être ces vocables dont la fortune fut et est encore si grande, quand personne n’a jamais pu dire ce que c’est, parce qu’ils ne peuvent entrer dans nos rapports d’expérience vérifiée.

À notre Moi organique dont les activités constitutives ne sont pas contestables, beaucoup prétendent aujourd’hui superposer le Moi métaphysique, jadis tenu pour l’unique ressort de l’être humain, et présentement réduit à se relier aux conditions physiologiques du Moi héréditaire par des moyens que l’on n’a garde de préciser. L’âme fut inventée pour expliquer le corps et voici que le corps se démontre lui-même par le jeu de ses phénomènes, tandis que nul n’a pu nous éclairer jusqu’à ce jour sur les rapports de l’âme et du corps qu’elle est censée mouvoir. Qui nous expliquera l’hérédité des âmes, ou simplement l’action des toxiques sur l’âme par l’entremise du corps ? Accrocher la matière à l’immatériel pour la constitution du Moi : c’est l’entreprise, contradictoire par définition, qui nous est proposée[11].

En nos différentes formes de verbalisme, l’âme aura eu son jour — un jour sans lendemain. Dès qu’on commencera l’étude de l’homme pensant par l’observation de l’homme vivant et de ses antécédents, l’entité scolastique aura vécu[12]. La vie pensante apparaîtra simplement dans les évolutions que lui assigne l’expérience du monde ou nous avons surgi. C’est que le Moi est un complexe, un enchaînement de moments de rapports organiques, dont l’inconscience de nos activités de vie végétative nous laisse la sensation d’un consensus unitaire.

Ce que la métaphysique a fait du consensus organique déterminant le dynamisme de la personnalité, on nous l’enseigne avec trop de soin dans nos écoles pour que nous ayons le droit de l’avoir oublié. Le moi, c’est l’entité âme. Qu’est-ce que l’âme ? Un je ne sais quoi dont on ne peut rien dire, sinon que le mot se propose pour expliquer d’autorité intuitive le phénomène avant l’analyse d’observation. N’en demandez pas plus, et surtout ne vous avisez pas d’aller chercher dans la sensation l’origine de la connaissance, c’est-à-dire dans l’organe sensible la manifestation de la sensibilité. Ayant fondé sur un mot sans fondement d’objectivité la détermination de l’individu, il ne s’agit plus que de lier le fonctionnement de l’âme immatérielle à la matérialité des organes. On parle de tout à ce propos, excepté du point d’attache impossible à trouver.

L’incomparable amas de verbiage, sans correspondances d’observation, accumulé par la littérature du Moi dépasse toute imagination. Nos bibliothèques les ensevelissent dans une vénérable poussière — significative manifestation des progrès de l’esprit humain. C’est l’effet d’un état incohérent de culture générale qui sépare deux formes de développement mental (le dire et le penser) dont les tiraillements ne font qu’aggraver l’incohérence de la foule effarée. Tout un monde de publicistes s’attache obstinément à l’art d’écrire en reléguant au second plan l’appropriation positive des idées. Nous avons des écrivains, nous avons des savants, je les vois trop souvent séparés par une cloison étanche[13] qui les isole au point que des voix ont pu nous recommander au même titre le culte simultané de l’autel et du laboratoire à réconcilier, sans qu’on nous dise comment, après les dissentiments du bûcher.

je devais rappeler ici ce premier résultat d’une interversion des phénomènes élémentaires. On en comprendra mieux comment le Moi, fictivement détaché de l’organisme dont il est le produit, ne consentira pas volontiers à se voir ramener de son « splendide isolement » à l’humilité d’un phénomène éphémère parmi tous autres. Mis en dehors des phénomènes organiques, il y voudra magnifiquement demeurer. Et comme cela ne se peut faire que par l’hypothèse d’un état affranchi des objectivités positives, voici venir l’exaltation d’un Moi insaisissable, vaguant sur les chemins de l’éternité. Il se sublime ainsi d’un élan surhumain, et les métaphores se présenteront en foule pour exprimer sa surnaturelle prééminence. Ce sera une étincelle, une flamme, un souffle, une émanation de l’« Être universel », tout ce qu’on voudra pourvu qu’on lui épargne l’humiliation d’une existence de positivité[14].

Que l’enchaînement des réactions de sensibilité, de conscience, de personnalité, demeure toujours mouvant, avec les organismes qui les produisent, c’est la loi de l’évolution selon laquelle chaque chaînon s’aiguille suivant le potentiel des évolutions antécédentes dont il se trouve l’effet. Il n’est que d’ouvrir les yeux pour constater que les personnalités évoluent. Regardez-vous vous-même, ô métaphysicien, à tous les âges, en vos successions de sentiments, de pensées, d’états de conscience héréditaires qui si souvent s’opposent, ou même se contredisent en vous malgré « l’immuable » semi-Divinité de votre « Moi ». Et cette « hérédité », aux lois de laquelle vous ne pouvez vous soustraire au cours de votre propre histoire, comment l’insérez-vous dans l’indéfectible essence d’une immatérielle entité ? Au même plan que dans la génération des corps, y aurait-il donc un lien de génération d’entité à entité, auquel cas l’entité ne serait rien de plus qu’un vulgaire phénomène de positivité. Horreur !

Sauf l’hypothèse divine, il n’y a pas de question sur laquelle on ait plus communément déraisonné que sur la nature et les conditions de l’humaine personnalité. Quand on se met en quête de l’Être abstrait, Tò òv, quelle entreprise d’y rattacher l’individu organisé ? La métaphysique a cela d’admirable de pouvoir toujours disposer de la transcendance des choses à sa fantaisie, hors d’un contrôle d’observation. Le grand tort du Moi, en cette affaire, c’est d’exister objectivement, ce qui est toujours une gêne pour le résoudre en des vapeurs de quintessences quintessenciées.

Pour connaître quelque chose du Moi, de ses conditions, de ses rapports, etc…, bien fou, apparemment, qui s’aviserait de soumettre l’individu organique à l’observation. Mais d’évoquer l’Être en soi, que nul n’a jamais rencontré et dont on ne peut rien dire sinon qu’il est hors de tout concept de positivité, l’œuvre en est trop tentante, puisqu’il suffit d’une image verbale dont la substance n’est que de sonorité.

L’insinuant Fénelon, dans un excès de candeur a mis le mystérieux enfantement de ces sonorités verbales en une formule à mi-chemin de l’âme et de la positivité. « Ô Dieu vous pouvez dire : "je suis celui qui est. Moi, je ne suis pas ce qui est. Je suis presque ce qui n’est pas." Eh bien, voilà le Moi du métaphysicien. Il n’est ni ce qui est, ni tout à fait ce qui n’est pas. Des parties de Divinité dégradée, ne voilà-t-il pas une belle documentation de généalogie ! C’est le plus clair de l’ontologie, qui se dit fille de l’observation intérieure parce que ses formules interprétatives ont besoin d’une ombre de substance pour la défigurer. Des malheureux s’amusent aux entreprises d’une conciliation contradictoire entre la rudimentaire métaphysique des primitives méconnaissances et la méthode d’expérience comme la rêva Descartes, sans avoir pu la mener à bien. Abîme béant du parlage à l’observation contrôlée.

Il faut pourtant se résoudre à envisager le problème de la personnalité[15] tout au long de l’échelle des existences. Situer l’individu dans la succession de ses congénères, selon des différences ou des analogies de caractères organiques, est la seule réponse positive à une question de positivité. Dans l’entité ne se trouve jamais que ce qu’on y a mis, et nous cherchons ce qui y est. Ne nous étonnons pas si, sur cette parodie de méthode, les plus belles intelligences se sont vainement épuisées.

La connaissance d’une filiation des êtres, selon la loi des évolutions successives, a si manifestement établi les conditions du problème que la métaphysique éperdue ne sait plus ou prendre la « fixité » de son « Moi » dans le torrent des dynamismes de la vie. Les phénomènes de l’individualité, c’est-à-dire d’un « complexe » organique de synergies, ne nous font apparaître, là comme partout ailleurs, qu’une déduction d’instants que rien n’arrête et qui font éclater le moule rigide du verbalisme réalisé.

Le phénomène de la vie, incluant l’homme au même titre que toutes autres existences, nous montre une évolution de degré en degré, dont l’homme primitif, avec son Moi sauvage, et l’homme d’aujourd’hui, avec son Moi « civilisé », sont des manifestations successives irréductiblement enchaînées. Du plus simple organisme jusqu’aux plus hautes complexités, nous voyons défiler, dans le même personnage, le cortège innombrable de successions de Moi, plus ou moins conscients, plus ou moins évolués, tous caractérisés par un besoin de conservation, de croissance, de continuité. L’histoire de la vie de chacun nous présente ainsi, chez le même individu, un assez bel étalage de Moi différenciés, ou même contradictoires, dans les mouvements des déterminations héréditaires ou acquises selon les lois de l’évolution ? Il ne s’agit plus que de concilier l’incessante mutation avec l’incessante immutabilité.

Les primitifs, sans doute, s’étaient bien aperçus qu’il y avait dans le ciel des vols d’astres flamboyants ; sur la terre, des mers, des vallées, des montagnes, des animaux, des hommes en quête de directions. Mais une coordination positive, une compréhension objective de ces choses, voilà ce dont ils ne s’avisèrent que tardivement, sans se montrer très rigoureux sur la qualité des déterminations. Leurs neveux, plus tard, s’ingénieront à interroger directement l’univers — cruellement gênés par la métaphysique ancestrale qui persiste à vouloir trouver dans l’homme le secret de la Voie Lactée. Rien de plus naturel, à leur point de vue, qui est, a priori, d’un monde fait pour l’espèce humaine. S’il est véritable que les astres soient organisés à nos fins, il serait peut-être bon de nous montrer, en quelque partie, quelque chose de ce lien. Personne, encore, ne s’y est risqué. En revanche, des nébuleuses aux soleils, aux planètes, aux productions de la vie jusqu’à l’homme pensant, une succession d’expériences contrôlées commence à nous faire voir des stages d’évolutions coordonnées. Quant au miracle de ce Moi en qui se centraliseraient tous les mouvements de l’univers, tout ce qu’en peut faire le métaphysicîen, c’est d’en fonder le mystère sur le mystère supérieur d’une entité, d’une âme, d’un souffle, d’une flamme, d’un on ne sait quoi, où des reflets d’éléments doivent se découvrir par le moyen de lunettes embrumées. Toutes les solutions de la métaphysique sont de pétitions de principe, c’est-à-dire de mots répondant à la question par la question.

Où est l’âme en tout cela ? Cherchez[16]. Cependant, du protozoaire à l’homme de nos jours s’échelonnent les égoïsmes organiques de toutes individuations de « Moi » à l’œuvre pour se développer aux dépens du milieu. C’est le sceau des relations imprescriptibles entre les existences les plus différenciées. Pour la conservation et les développements du Moi vivant, les activités des consensus d’interdépendance organique assureront les déterminations de la personnalité à tous degrés d’évolution.


Le « libre arbitre ».


Il est vrai, l’illusoire sensation d’indépendance que nous dénommons « libre arbitre », et qui tient uniquement à ce que les réactions déterminantes de la vie végétative échappent à notre sensibilité, ne peut que renforcer la conception d’un Moi absurdement affranchi des phénomènes. Aussi est-ce bien là que nous guette le métaphysicien, avec sa question classique du déterminisme et de la liberté.

— La personnalité, prononcera-t-il, ne saurait avoir la haute valeur que vous lui reconnaissez qu’à la condition d’une responsabilité de ses actes, ce qui ne se peut concevoir que dans la liberté des décisions.

Voyons donc ce que cela signifie.

Le libre arbitre de notre métaphysique aurait, d’abord le caractère d’un effet sans cause, c’est-à-dire d’une sorte de phénomène indépendant de tous autres, que nous n’avons jamais rencontré. En d’autres termes, notre personnage, déterminé par des phénomènes dits de causalité, deviendrait une cause ultime sans avoir, à aucun moment, fait fonction d’effet, comme c’est le cas de la Divinité. On me dira que, théologiquement, la Divinité est la cause ultime de tout. Ce serait donc à la Divinité que reviendrait, avec la liberté totale, la suprême responsabilité. Conclusion : le Dieu seul est responsable de toutes choses, et c’est l’homme qui se voit frappé. On voit à plein, ici, l’ingénuité de l’invention du « libre arbitre » de l’homme pour écarter de Dieu la responsabilité du mal qu’il a créé.

N’étant pas Divinités, de qui ou de quoi sommes-nous dépendants ? Le déterminisme nous trouve dépendants des phénomènes dont nous sommes le produit. La métaphysique noire nous veut « libres », c’est-à-dire sans aucune dépendance, au moment même où elle nous met sous la dépendance de son Dieu qui nous punit à tour de bras pour le crime d’être tels qu’il nous a faits.

Il est devenu impossible de contester que le monde est une détermination de phénomènes coordonnés, puisque personne jusqu’ici ne nous a fait voir un phénomène premier, hors du Dieu qui échappe à toute observation d’expérience, et ne se présente jusqu’ici que comme un mot sans correspondance de positivité. À la métaphysique donc, il appartient d’expliquer ce que peut bien être une liberté dont nous sommes l’organe, sous la dépendance absolue d’une cause universelle dont l’arbitraire s’exerce à tout moment sur notre destinée.

Nous nous sentons libres, dites-vous ? Le sommes-nous ? C’est toute l’affaire. On nous prêche depuis longtemps que nos sensations des objets ne sont que des représentations plus ou moins fidèles, et qu’il importe de distinguer l’image de la réalité. Je ne le contesterai pas. Cependant, lorsque toutes nos observations s’accordent, avec confirmation de tous les contrôles disponibles, la sensation peut être tenue provisoirement pour vérifiée. Il s’agit de savoir si cette condition se trouve ici remplie, et si nous sommes bien autorisés à conclure de la sensation de liberté à la réalité du phénomène. Or, nous ne découvrons là qu’un complexe de sensations simultanées ou successives, dont la synthèse organique fait toute l’unité. Alléguer que nous avons la sensation de notre liberté se trouve d’une affirmation transposée de notre inconscience des phénomènes de vie végétative à la conclusion de leur irréalité. Pour s’exprimer correctement, l’observateur devrait dire, non pas : J’ai la sensation de ma liberté, mais : Je n’ai pas la sensation de mes dépendances — ce qui est fort différent. D’autant plus différent que cette « liberté » nous met à l’état d’une « cause première » sous la dépendance d’une cause supérieure — manifeste non-sens.

Ce qu’on a pu dire et médire de cet état des conditions qui nous ont faits ce que nous sommes, doit être relégué dans l’ordre des fantaisies. C’est le propre des méconnaissances d’aboutir de toutes parts à des épaississements d’obscurité. Quel autre moyen pour retrouver le grand jour, que de revenir aux données organiques du problème dans leur originelle simplicité ? Trop de « psychologues » ont pris l’habitude d’aller chercher leur Moi dans la lune et souvent, même, de l’y rencontrer.

La simple mise en place du Moi humain dans la série évolutive des Moi organiques nous ramène d’emblée au point de vue naturel de l’observation élémentaire. Un Moi ne peut être que l’expression sommaire d’un organisme vivant. De l’infusoire à l’homme, on n’en découvre que des degrés — l’unité de l’organisme faisant l’unité d’une sensation synthétique de l’individu.

Quant à se demander si cet individu, ainsi formé, est libre, c’est-à-dire originellement indépendant des activités qui l’ont produit, la question (d’ailleurs contradictoire), se pose aussi bien, pour l’infusoire et pour toute la série vivante, que pour le plus haut exemplaire d’humanité. Qu’y faire si les données de l’observation commandent la réponse ? La liberté suppose un Moi indépendant de ses organes, qui se déciderait souverainement en dehors de tout phénomène antécédent, comme le Dieu lui-même. C’est la fonction de l’âme métaphysiquée. Il reste seulement à savoir comment on peut l’accorder avec l’observation positive.

La question du libre arbitre se pose ainsi exactement, tout au long de l’échelle animale, dans les mêmes termes que chez l’homme plus ou moins évolué. Les réactions du monde extérieur, commandées par l’organisme, se produisent dans des conditions identiques et pour d’identiques résultats. Biologiquement les émotivités, les pensées, les volontés, avec les actes qui s’ensuivent, sont de même ordre et de même activité organique dans tout l’ensemble du tableau. S’il y a liberté chez l’un, il faut qu’il y ait liberté chez l’autre. S’il y a déterminisme en un point, obligatoirement s’impose le déterminisme de toutes parts.

L’exercice de notre volonté aboutit, comme on sait, à un choix, c’est-à-dire à une détermination d’équilibre rompu — la plus forte puissance l’emportant sur la moindre dans tous les cas. Les mouvements des plantes s’accomplissent dans les mêmes conditions, mais par l’effet de réactions directes en raison des sensibilités organiquement moins différenciées. Dans l’échelle animale, la sensibilité s’accroît en étendue et en acuité progressives par des complexités de phénomènes organiques anatomiquement et physiologiquement conjugués De la plante à l’animal et de l’animal à l’homme, nul changement des phénomènes. Si bien que l’éducation des uns et des autres consiste uniquement à charger le plateau des attractions en réduisant celui des résistances. La culture de toute espèce vivante en vue de fins déterminées n’a pas d’autre fondement.

Il a fallu le métaphysicien pour donner le coup de pouce de l’âme à l’aiguille de la balance. Ce fut et c’est encore pour l’ignorance, un grand succès d’ « explication ». Vésale monte au bûcher pour crime d’anatomie. Le « réformateur » Calvin fait brûler Michel Servet qui avait pressenti la circulation du sang avant Harvey. Et malgré tant de fermes mesures, voilà l’âme et son libre arbitre en péril. Entre ses deux picotins, l’âne de Buridan demeure embarrassé. Dans les oscillations de l’empirisme, les choix de l’homme n’en différeront que par l’attirance ultérieure d’un idéalisme en évolution. Phénomènes organiques toujours dans l’enchaînement des lois de l’univers. Au lieu de deux Cosmos, nous n’en rencontrons jamais qu’un.

Du point de vue humain, quelles que soient les déterminations de ses activités, le Moi libre fera figure, dans le milieu social, d’un organisme d’ordre à encourager ou de désordre à réprimer. Notre responsabilité humaine n’est que le résultat naturel des réactions sociales de l’acte individuel sur un organisme d’humanité. On refrénera le désordre ? Bien ou mal selon les circonstances, sans qu’il soit besoin d’une procédure supplémentaire d’éternité. Quant à la responsabilité métaphysique d’une entité à la fois souveraine et subordonnée, simultanément indépendante et dépendante, je ne vois que l’art d’accommoder les contraires pour y apporter le secours d’un supplément d’obscurité[17].

Eh bien, non, ce n’est pas la même chose d’être libres, c’est-à-dire d’agir sans autre cause que nous-mêmes, ou de vivre simplement dans l’inconscience de nos déterminations organiques. Comme attribut de la Divinité, la liberté a, au moins, un sens sur lequel on ne peut se méprendre. Dieu fait tout ce qu’il veut parce qu’il est le plus fort. Comme attribut de l’homme, dépendant de ses organes, et, par eux, des mouvements du monde dont ils dérivent, le libre arbitre ne peut être que du plus grossier contresens. L’homme n’est pas plus affranchi des conditions de sa vie que des conditions de sa naissance, et toute existence est dans ce cas. Pour se conserver et s’accroître l’animal prend des décisions qui sont du même ordre que les miennes, n’ayant certainement, pas plus que moi-même, la sensation des processus organiques par lesquels il se trouve déterminé. Toute vie végétative est reconnue pour inconsciente, dans l’être qui n’en subit pas moins l’invincible loi de ses déterminations. C’est de ce déterminisme inflexible, clairement manifesté par tout trouble morbide, que serait fait notre a libre arbitre » ? « Si l’homme était libre, disait l’abbé Galiani, il n’y aurait plus de Dieu. » C’est d’évidence. Comment pourrait-il y avoir place dans le monde pour deux omnipotences simultanées ? Hélas ! À toute rencontre sommes-nous avertis que nous dépendons.

Le problème du Moi est simplement celui de tout organisme qui, pour la mise en action de ses éléments, doit concentrer l’effort en un consensus déterminé par la loi universelle de la moindre résistance qui imposera, sous le nom de « volonté », la direction des synergies. Nous sommes ce que nous sommes parce que notre sensation de l’ensemble domine le particulier, et que nous pouvons, dans la pleine valeur de notre personnage, nous connaitre déterminés, sans tenir plus de compte de notre sensation du libre arbitre que du bâton brisé dans l’eau que nous connaissons redressé.

L’abbé Galiani, qui a topiquement exposé cette vue, conclut que le point important, pour la bonne conduite de la vie sociale et les responsabilités nécessaires, c’est que nous nous sentions libres, c’est-à-dire que nous soyons inconscients des conditions de nos activités fonctionnelles. Si l’abbé n’est pas le premier à avoir fait cette importante observation, du moins a-t-il eu le mérite de l’exposer avec une belle lucidité dans une lettre de Naples à Mme d’Épinay, chargée pour lui d’en faire communication à Diderot. J’en cite le principal passage : « …La persuasion de la liberté constitue l’essence de l’homme. On pourrait même définir l’homme un animal qui se croit libre : ce serait une définition complète… Être persuadé d’être libre est-il la même chose qu’être libre, en effet ? Je réponds : ce n’est pas même chose, mais cela produit les mêmes effets en morale. L’homme est donc libre, puisqu’il est intimement persuadé de l’être et que cela vaut tout autant que la liberté !… S’il y avait un seul être libre dans l’univers, il n’y aurait plus de Dieu, il n’y aurait plus de liaisons entre les êtres… La conviction de la liberté suffit pour établir une conscience, un remords, une justice, des récompenses et des peines… Nous démontrerons donc que nous ne sommes pas libres, et nous agirons toujours comme si nous l’étions ».


Les réactions.


Le fait dominateur, c’est la constitution d’une personnalité consciente d’elle-même et du monde, avec toutes ses conséquences. Dans l’ensemble de l’univers, cela peut être d’insignifiance pure. Mais de notre point de vue, c’est la haute fortune d’un organisme dont les réactions nous confèrent la sensation d’intervenir dans la conduite de notre propre destinée.

Au cours d’un développement incomparable, la personnalité humaine a pris dès lors une place éminente, bien que toujours subjective parmi les phénomènes planétaires, et celui qui s’en trouve le héraut n’est pas sans des raisons d’en res sentir un juste orgueil. Il sent le monde vivre en lui. Il cherche à le comprendre, si imparfaitement qu’il ait pu jusque-là le connaître, ou tout au moins le regarder. Il le juge, il s’applique à s’y accommoder. Les astres lui sont familiers, ayant été créés, lui a-t-on dit, à son usage. Il mesure l’infini à son aune. Il se risque à prédire des engrenages de phénomènes, et peut étiqueter à sa convenance un ordre, hypothétique ou vérifié, des dynamismes de l’univers. À l’entendre, le monde tout entier de la vie lui a été soumis, et de cet empire, qui ne cesse d’ensanglanter la terre, il usera et abusera, sans aucun ménagement, dans le fictif achèvement des paroles de justice et de charité. Vivement, il sondera d’imagination toutes profondeurs d’inconnu. Si bien que, avant même d’avoir pu observer, il commencera par doctriner à son usage une « maîtrise » des choses qui sera surtout d’une soumission déguisée. S’il lui faut reconnaître une puissance supérieure il ne manquera de se mettre sous son aile. Il l’évoque, il la veut, il la crée. Par quoi son autocratie terrestre aura pour fondement une servitude volontaire. Il acceptera d’être supplicié dans la nuit des temps éternels, plutôt que de ne pas compter dans les directions de l’infini. Et si la roue de son char triomphal fait des victimes au passage, il saura, comme sa Providence, se résigner à l’acceptation du mal qu’il a causé.

Tous ces accomplissements en cours, ne doit-il pas, pour en conserver l’avantage, se montrer intraitable sur les grandes lignes du cadre qu’il s’est tracé avant de rien connaître ? Vous prétendez l’éclairer sur ses méprises, sur la vanité de ses rêves ? Comment voulez-vous qu’il vous réponde autrement que par des sursauts de brutalité ? Il a senti sa personnalité trop longtemps avant d’être en état de la comprendre, pour se trouver en mesure de la situer, de la modérer, de la régler, du jour au lendemain, dans un ordre d’ensemble selon les données de l’observation tard venue. Il s’est fait demi-Dieu et vous lui proposez de déchoir au rang d’un modeste exemplaire d’animalité supérieure. Il se voit immortel dans un océan de et vous voulez qu’il accepte de mourir sous le déplaisant prétexte que l’expérience conclut aux transformations incessantes de son personnage ? Y aura-t-il assez de supplices pour votre châtiment ? Outrages, coups, blessures, tous les raffinements de férocité, rien ne sera de trop pour assurer la victoire de ce qui fut dit sur ce qui est. Toutes les trahisons se donneront carrière dans les cris de haro[18], et le déchaînement des fureurs. Trop heureux qui n’aura connu que le dédain ou l’indifférence, payés de la même monnaie !

Qui sait, d’ailleurs, si les nobles vaincus des premiers jours de la longue bataille n’ont pas reçu et ne garderont pas le meilleur lot ? Ils auront dépassé les formules sur mesures des fabrications en séries. Ils auront voulu être vraiment, se vivre eux-mêmes dans l’indépendance de leur pensée. N’est-ce rien que d’avoir accompli l’œuvre incomparable d’un accroissement, d’une élévation de personnalité ?

Tel qu’il s’impose aujourd’hui à notre observation, ce Moi, débile et puissant tour à tour, troublé d’impulsions contraires, a déjà livré d’assez beaux combats dans les champs de la connaissance, pour que le voyant passer, défaillant ou auréolé d’un lointain idéal, nous lui devions au moins l’hommage d’une admiration. Drame éphémère mais éblouissant de la personnalité qui s’agrège et se désagrège sans cesse dans ce monde infini dont les activités ne se décomposent que pour se recomposer. Suprématie idéale d’un humain ressaut de l’incommensurable ensemble immuablement maillé. Indicible beauté de l’infime qui se dresse devant l’univers infini, au nom d’une puissance de volonté. Comme le choc du plus humble caillou fait jaillir l’étincelle, voici qu’en cette vie imperceptible, les sensations du monde extérieur vont rebondir au plus profond de nous-mêmes pour l’éclair d’une conscience humaine dans l’embrasement d’une journée.

Ainsi s’achèvera, au plus profond de l’être, le merveilleux phénomène d’un idéalisme des choses dont nous sommes, nous-mêmes, un élément formé, perdu et retrouvé tour à tour. Ainsi prendra fonction, dans l’infini du temps et de l’espace, ce Moi qui s’écoule à toute heure, comme l’eau d’un fleuve dont la figure demeure avec le nom insaisissable. Ainsi, le Moi, fluide, pénétrera jusqu’aux rapports, c’est-à-dire jusqu’aux mouvements de réactions des phénomènes, pour des interprétations qui s’ordonneront en de subjectifs classements de connaissance. Ainsi, dans les développements du Moi, aussi profondément senti qu’impossible à fixer, la planète, à son maximum de puissance, en vient à s’objectiver, à se penser, à s’agir dans les rencontres des éléments de l’univers. Ainsi, la formation croissante d’une suprématie subjective déroulera d’insondables splendeurs sans que la foule, au retour de ses pèlerinages rituels, s’arrête à se regarder elle-même dans la fabrication du vrai, du seul sujet d’émerveillement.

La plus élémentaire observation des installations successives du Moi dans le monde eût sauvé nos métaphysiciens du mal de leurs psychies. Mais quoi ? La loi de notre entendement n’est-elle pas d’obtenir la « vérité » humaine par des recoupements de connaissances ou de méconnaissances plus ou moins lentement redressées ? Pourquoi donc s’étonner des méprises où nous plongent nos premiers jaillissements d’interprétations prématurées ? Faut-il, pour cela, s’acharner à continuer de les vivre, quoi que l’observation démontre — comme si nous soutenions que le bâton, de lignes brisées dans l’eau, est véritablement brisé, en nous refusant à le considérer tout droit, de bout en bout, dans l’atmosphère ?

Se sentir soi-même avant de pouvoir dégager d’un consensus d’organes les contours du Moi personnel, s’interpréter approximativement, après s’être mésinterprété d’abord, tel est notre destin. Mais combien aggravé par l’hallucination de l’abstraction réalisée d’où les Dieux ont jailli, comme nous allons voir, en des figurations de sonorité[19]. Trop souvent répété, le faux-pas devient boiterie.

Soustraite à tout contrôle, la mésinterprétation a d’abord fait son œuvre, s’emparant de l’homme, dont elle est issue, pour s’imposer à lui de vive force au nom même de la fiction qu’elle a créée. Toute notion du monde et de l’homme apparaîtra désormais faussée. Débordant son cadre, le Moi déformé, hypertrophié, exaspéré, se projettera sur l’écran de notre sensibilité, en une figure anthropomorphique de Divinité. Et l’homme ébloui du spectacle qu’il se donne à lui-même ne manquera pas de s’y complaire au point de se mettre à cran contre l’observation des faits. Rêver au lieu d’essayer de connaître, au lieu de penser, c’est la voie féerique qui s’ouvre aux esprits fatigués de l’effort avant de s’être efforcés — trop « facile descente de l’Averne » où nous courons les yeux fermés.

Expérimentalement hors d’atteinte, pour cause d’immatérialité, le Moi de la métaphysique s’établit en puissance verbale au cœur de brouillards agglomérés[20]. Plus lent à prendre conscience de lui-même, le Moi du consensus organique, en cours d’évolution, s’alignera cependant en une vive succession de mouvements coordonnés par la mémoire en des conjugaisons héréditaires, d’où surgit une sensation globale d’unité.

La complexité des atavismes, les réactions des gymnastiques éducatives, toutes circonstances favorisant ou contrariant telles formations imprévues, font tour à tour le même Moi divers ou même contradictoire en ses successions d’activités pour la surprise, toujours renouvelée, du roman de chacun. Cependant, ciel et terre ne seront pas plus troublés de sa fin qu’ils ne le furent de son apparition. L’homme sage, qui s’est prudemment mesuré, ne s’émeut point de se trouver d’imperceptible mètre dans le compte de l’univers. Ne pas s’en faire accroire, est un des plus beaux accomplissements de l’humanité.

Pas davantage ne faut-il s’estimer au-dessous de soi-même. Quoi ! Par la rencontre d’énergies mondiales d’où jaillit une conscience des choses, « l’homme pensant » ne pourrait aboutir qu’à la plus anémiante servitude sous le caprice irresponsable de ses Dieux ? Une vie d’assujettissement sanctionnée de récompenses indicibles et de peines impitoyables, dans la terreur perpétuelle de ne pas obéir en suffisante prostration ! N’est-ce pas ce que manifeste trop clairement la totale soumission du patriarche quand son Dieu sanguinaire réclame de lui le sacrifice de son enfant ? Essayez d’enlever son petit à l’animal puissant ou faible. Vous verrez s’il sera défendu. Au détriment de qui, le contraste fâcheux ?

Sans doute, notre sort est de vivre les rapports des choses dont la constance fait notre loi. C’est une soumission encore, mais se soumettre aux lois de la gravitation, ou à toutes autres, est une acceptation des conditions de notre existence qui ne nous humilie pas plus que de n’avoir pas cent bras comme le Titan de la fable. Autre affaire d’accepter les conditions universelles des choses, ou de se ravaler spontanément sous le caprice sans frein d’un arbitraire d’éternité.

Qui nous fera donc l’histoire du roman de ce Moi en route vers des destinées inconnues, depuis l’aïeul pithécanthrope, dont le premier étonnement fut peut-être de sentir remuer en lui une sensation plus précise des éléments, jusqu’à ce grand fou d’Alexandre qui, se proclamant fils de Zeus, s’attira la raillerie de sa mère sur le risque de la brouiller avec Héra. Les empereurs romains divinisés allaient paraître. Nous avons encore aujourd’hui le Dalaï-Lama du Thibet, et le pape de Rome, infaillible, très fiers d’une imprégnation de Divinité. Être ou paraître ? Ils ont choisi. De même avons-nous fait.

Les fabricateurs du Moi divinisé ne peuvent accepter de mettre l’homme à sa place dans la continuité des phénomènes. Émerger des évolutions d’énergies cosmiques ne leur paraît pas d’assez haute noblesse pour les fils d’un premier ancêtre déchu. Ils prétendent nous placer hors du cycle des éléments, même au risque de tourments éternels. Aussi quels anathèmes à quiconque, né de la noble Terre, tient à orgueil d’avoir senti, connu, vécu les tressaillements du Cosmos et se contente de la part qui lui en est échue !

Dans les débats de sa puissance et de ses faiblesses mêlées, l’humain s’arroge le droit de s’exprimer sans relâche, de se plaindre, de se célébrer. Le monde est fait pour lui, ose-t-il dire, en arpentant la scène comme l’acteur pénétré de son rôle, qui croit que c’est arrivé. Il arrêtera le soleil, il séparera et réunira les flots au passage de sa tribu. Il dira la vérité éternelle, et voudra l’imposer par le fer et le feu, prétendant faire ainsi acte de « raisonnement ». C’est du désordre de ces hallucinations morbides qu’il s’agit de faire surgir la longue et laborieuse édification d’un Moi d’organique sensibilité, qui, par l’âpre expérience des choses, renversera l’ordre des grandeurs supposées.

Quel devenir du Moi dans cette étendue sans limites, sans autres points de repère que les mouvantes orbites d’astres aux jaillissements de monstrueuses fusées qui sont des alternances d’évolutions sans arrêt ? Des cycles lumineux dont l’atome nous paraît le foyer, jusqu’aux éclairs démesurés qui coupent les transitions des nébuleuses aux concentrations solaires, voilà le cadre de l’existence humaine. Perdue dans l’espace et le temps, elle a droit aux données planétaires du champ de ses évolutions. Et c’est aux premiers pas de cette destinée fatidique que ses rêves vont magnifiquement rebondir d’un premier effort du connaître au plus merveilleux déploiement d’ailes dans les orbes de la pensée.

Issu des primitives manifestations de la vie, un primitif Moi organique répondra par une simple réaction de contractilité, aux excitations du dehors, pour nous conduire, par une féerique avenue d’individuations agrandies, jusqu’à l’éclosion de la personnalité pensante dont les développements se poursuivent sous nos yeux. Au long défilé des organismes successivement échelonnés se rencontreront peut-être des traits de l’homme à venir qui s’y pourra reconnaître en des sursauts de désirs, en des déterminations de volonté, où se caractérise la force ou la faiblesse de l’organisme déterminé. Que de variations, que de différences, que de contradictions même, dans la suite de ces Moi en devenir incessant.

Chacun peut constater chez lui-même des successions d’états de conscience souvent opposés. Tout cela se conjugue en l’unité de plus en plus ample d’une vie de processus complexes maintenus dans les correspondances des développements continus de la personnalité. De la première enfance à l’extrême vieillesse, quel enchevêtrement d’activités différentes, ou même contraires, dans les tourbillons des énergies ! Est-ce donc de cette variété, de cette multiplicité, de cette complexité de phénomènes, que notre métaphysique a pu construire la contradictoire entité d’un Moi immuable, de constance éternelle, quoique toujours en activités de changements ?

La notion de temps résolument écartée, l’homme se met à sa tâche de connaître comme s’il avait l’éternité devant lui. Ceux des âges à venir ne feront pas davantage état des jours qui leur sont impartis. Rien ne pourra les détourner de leurs efforts toujours croissants de connaissance. Devant nous, à tout moment, l’inconnu se dérobe pas à pas. Nous n’atteindrons pas « l’ultime raison des choses », s’il existe rien qui se puisse dénommer ainsi. Nous n’en marcherons pas moins bravement à la conquête de nous-mêmes et du monde, sans attendre de notre marche à l’étoile une autre récompense que le contentement d’avoir marché. Vienne l’événement qui rompra notre journée, nous aurons vécu d’un éclair de noblesse humaine sans parallèle dans les mornes sphères de la Divinité. Combien de Dieux, qui n’auront connu que la peine de naître, seraient dignes, à ce compte, de l’humanité ?

CHAPITRE III

LES HOMMES, LES DIEUX

Des lueurs.


Qu’est-ce donc, tout au fond, que le drame de l’homme, sinon de vouloir à tout prix maîtriser le mystère des choses —rerum cognoscere causas — par l’audace d’une main portée sur les ressorts des manifestations d’énergie ?

Aux premiers essais d’interprétations, ce mot d’énergie ne pouvait s’offrir pour répondre à une conception quelconque du monde ou de nous-mêmes. Nos abstractions n’étaient qu’à l’état d’une très vague ébauche, et l’usage n’en comportait que d’incertains profits. Aujourd’hui, en revanche, l’abstraction énergie représente la plus haute forme de généralisation que nous puissions atteindre. Encore, pour en arriver là, a-t-il fallu la reprendre à la personnalité divine dans le sein de qui, sous les espèces d’une volonté supérieure, nous l’avions d’abord installée en vue d’assurer les mouvements du Cosmos. L’énergie nous représente ainsi une dépersonnalisation de la Providence dont la règle devient de lois au lieu de volontés.

De matière et de mouvement Descartes faisait le monde en y accommodant d’assez graves mésinterprétations de la vie. Force et matière (pour employer une vieille formule), tel était, et tel est encore à peu près notre dernière synthèse de l’univers. Aujourd’hui, cependant, nos hommes de science en tiennent l’effort pour dépassé par une magnification supérieure de l’énergie souveraine dont je n’ai garde de médire, car tout le monde savant de nos jours voue un culte de latrie à cette Divinité impersonnelle, progrès au delà duquel il paraît fort difficile de procéder.

Je me contenterai donc de proposer que, jusqu’à nouvel ordre, ce culte de positivité ne soit pas poussé jusqu’à un monothéisme de l’énergie, car, avec ou sans déification, le mouvement suppose quelque chose qui se meut, et quand M. le docteur Lebon triomphe d’avoir découvert une dématérialisation de la matière, je me demande si le monde ne va pas se dissiper en fumée, au risque de nous laisser sans support. En temps et lieu je reviendrai sur cette grave affaire, car si j’ai bien soin de m’en tenir, avec nos physiciens, au terme d’énergie pour une généralisation des mouvements cosmiques, je ne voudrais point laisser métaphysiquer le dynamisme universel, sans protestation.

L’énergie, la substance, sont deux aspects des choses dont il ne semble pas aujourd’hui que notre intelligence puisse aisément se passer. L’abstraction vient en aide à notre activité mentale en détachant l’un de l’autre, pour nos analyses, les concepts de mouvement et de substratum. C’est une opération de l’esprit humain peut être sans correspondance objective. Pas plus qu’un mouvement sans mobile, une matière immobile ne saurait correspondre à nos observations. Notre sensibilité s’émeut à des compositions de mouvements incluant la réalité d’une substance émue, ou plus simplement mue, pour ne rien préjuger. Si l’atomique électron n’est rien de plus qu’un trou dans l’éther, comme le veut Clausius, encore prend-on la peine de mettre quelque chose, qu’on ne connaît pas et qu’on dénomme éther, autour de cette absence de quelque chose qui fait le trou. Cela dit pour attester que nous demanderons rigoureusement de la science d’observation les comptes que nous refuse la Divinité.

Si j’ai cru devoir anticiper d’un mot sur ces postulats de notre connaissance positive, c’est que je vais faire de même pour nos postulats de la connaissance imaginative, afin de saisir, sur le vif de naître, les Dieux qui ne sont, eux aussi, qu’un moment d’humaine évolution. Lueurs des choses dont la rencontre pourrait commencer d’éclairer notre route. Signaux de directions à reconnaître, avant de s’engager dans la nuit étoilée des éléments.


Éveil d’une mentalité primitive.


Nos hommes primitifs commencèrent fatalement l’investigation de leur planète par une procédure dérivée de leurs ancêtres animaux, qui — le besoin de vivre tentant de se satisfaire en tous essais d’adaptations, — se trouvèrent d’abord conviés à penser dans la mesure coutumière où l’exigeaient les résistances du monde inorganique ou vivant. Ainsi de tous les êtres. Il faut vivre, dira-t-on plus tard, avant de philosopher. Ambition de date lointaine, toujours satisfaite insuffisamment par la hâte des synthèses à devancer l’analyse.

Cantonnés hors de l’observation, nos métaphysiciens se voient tenus de loger leur âme immortelle, leurs idées innées et leur miraculeuse intuition chez le sauvage comme chez le civilisé — quelque insuffisant que se révèle le crâne de la Chapelle-aux-Saints. Si nous essayions, au contraire, d’attacher simplement nos regards à la simple succession des phénomènes, il deviendrait aisé de comprendre que nos premières enquêtes ne pouvaient s’embarrasser ni d’un classement d’observations positives, ni même d’une métaphysique raffinée. Tête à tête avec un bloc d’incompréhension, les esprits les plus positifs, s’il était alors rien de tel, n’auraient pu concevoir l’idée d’une détermination des phénomènes, tandis que les facilités de l’imagination s’offraient à quiconque, pour franchir tous obstacles, aux chances de l’improvisation.

Avant tout essai d’analyse, la première inquiétude animale fut, sans aucun doute, des mouvements des choses. Que l’homme pût se mouvoir, comment s’en serait-il étonné puisqu’il se sentait à l’état de personnalité indépendante[21], et que l’étonnement ne pouvait lui venir que du monde ami ou ennemi. C’est précisément ce jour-là que fut inauguré le faux point de vue — alors excusable — qui procédait de l’homme au monde pour l’interprétation des choses, au lieu de demander l’explication de l’homme aux mouvements de l’univers dont il dérive. Dans la confusion de toutes images d’existences, l’impérieuse émotivité de l’être ne permettait pas d’envisager un autre aspect des éléments. Ce qui est plus surprenant, c’est qu’on nous demande, après l’évolution mentale dont nous sommes si fiers, de nous y maintenir aujourd’hui.

En tout cas, l’idée profonde de force ou d’énergie impersonnelle, qui devait demander beaucoup de siècles pour une formule vocale d’abstraction, ne pouvait être assez précise, d’abord, pour faire appel aux fixations de la voix articulée. De force, d’énergie, de puissance, l’homme n’en connaissait qu’une, la sienne, qu’il sentait vivre en lui, et la distinction de sa propre volonté consciente à l’inconscience éventuelle des énergies cosmiques ne pouvait, en aucune forme, se présenter à son esprit. Aussi les phénomènes mondiaux de tout ordre ne furent-ils attribués par le primitif, tout comme les mouvements de son phénomène personnel, qu’à des activités de conscience et de volonté. Non qu’il comprit ces mots comme nous les entendons à cette heure. Mais s’il avait la très claire sensation de son activité individuelle, répétée chez ses semblables et chez les animaux, et s’il ne pouvait rien connaître d’une autre forme d’énergie, comment aurait-il pu expliquer les mouvements du monde autrement que les siens ? Pour chacun, quelle autre conception possible que d’une activité personnelle, agrandie aux proportions de l’univers restreint de ces âges, pour interpréter les mouvements du dehors de même façon que ceux qui se manifestaient en lui ?

De là naquit spontanément la personnification des choses, le fétiche, par le ressort naturel d’une interprétation inévitable. Ainsi prit place dans le monde l’idée de consciences, de volontés extérieures à l’homme en action pour le dominer. Partout, chez tous les peuples, vous retrouverez l’identique phénomène. Au cours de son exploration à bord du Beagle, Darwin, de passage dans les Andes, nous en fournit un témoignage. « Par suite de l’élévation à laquelle nous nous trouvons, raconte-t-il, la pression de l’atmosphère est beaucoup moindre et l’eau bout nécessairement à une température plus basse… Aussi les pommes de terre (après toute une nuit passée sur le feu) ne cuisent pas. D’où l’exclamation des compagnons de route : cette sacrée marmite ne veut pas faire cuire les pommes de terre. » Cela n’est-il pas clair ? Est-il même besoin d’aller jusqu’aux Andes pour rencontrer des civilisés susceptibles d’attribuer aux choses des volontés semblables à celles qui les animent ? L’habitude en est demeurée si puissante dans notre langage que nous entendons dire encore autour de nous : « Cette porte ne veut pas s’ouvrir, ce bois ne veut pas céder. » Ce n’est plus qu’une métaphore. Mais ce fut une « explication ».

Et quand, pour tout achever, les perfectionnements du langage, affinant des déterminations de pensées, auront suggéré une puissance imaginative d’abstraire, quel moyen d’éviter que l’abstraction, sollicitée par la magie des mots, se réalise, se personnifie, en forme d’entités, de Divinités ? C’est le fétichisme grossier, demeuré tout vivant dans nos amulettes modernes, où le premier effort de la métaphysique sera de distinguer le talisman de « l’entité », du « génie », du « démon », qui le met en œuvre. Sous quelque appellation que ce soit, le Dieu de l’avenir a désormais reçu un nom, des attributs, une vie, dans les formes de l’évolution mentale dont il est le produit.

Et pourtant, figurer les énergies de la terre et du ciel en des aspects de volontés ne peut pas être le dernier mot des choses, puisque nous n’aboutissons ainsi qu’à un tumulte d’effets indépendants les uns des autres, selon les caprices divins, — ce qui est la méconnaissance totale de l’enchaînement universel. Sans s’arrêter à cet obstacle au-dessus de ses moyens, l’homme, au début de sa pensée, s’installera, triomphant d’ignorance, dans une vie de méprises consolidées par des anticipations d’accommodations futures, plus aisément attendues que rencontrées.

Avant Obéron, Prospero, Ariel et toutes les animations de féeries, nos forêts et nos plaines ont vu passer trop d’autres personnages modelés pour la légende, antichambre de la divinisation. Des Dieux partout. Des Dieux d’abord, idéale et périlleuse compagnie dont le dogme nous fera créatures, quand nous en sommes les créateurs. Dès qu’il y a des hommes, il se trouve des Dieux ! Le Dieu marque le moment où l’anthropoïde s’est décidément humanisé. La solution divine des problèmes — si pauvre de pénétration mais si féconde en débordements d’émotions — sera la première à s’offrir, ce qui ne veut pas dire que l’intelligence accrue soit tenue de s’y cristalliser. Il nous fallait des Dieux, n’en fût-il pas au monde. Nous en avons eu. Nous en avons encore. Nous en aurons, longtemps.

À peine l’homme arrive-t-il aux initiations d’une intellectualité commençante, en présence d’un univers qui l’accable, que sa loi l’assujettit à la domination des personnalités imaginaires, jusqu’au jour où s’offriront quelques moyens de réagir en direction des positivités. À quel prix ?

Sur la pente irrésistible devaient glisser les vagues processus d’émotivités par lesquels nos lointains ancêtres inaugurèrent des balbutiements de pensées ? Le monde leur parut, comme il est réellement, un conflit de Puissances, et ces Puissances, comment auraient-ils pu éviter de les personnaliser ? Tout un peuple de féeries s’offrait aux enchantements, comme aux terreurs du rêve, en attendant les premières pointes de l’observation. N’est-ce pas ainsi que de toutes parts surgit le prodige de ces personnages surhumains, génies, ogres, géants, fées bonnes ou mauvaises, farfadets, lutins, gnômes, figures de légendes et de fables qui gardent encore une place d’honneur dans les premiers ébats intellectuels de nos enfants, anxieux du rêve à l’exemple de leurs anciens. Ni religion ni science n’ont pu les priver de leurs charmes. Ils ne doivent point de comptes aux constructions de la pensée. Caput mortuum de dogmes évanouis, ils ont gardé la fleur enchanteresse des imaginations primitives et se découvrent plus vivaces que tant d’illustres Divinités.

Sort fatal, lorsque dans le vertige de sensations qui nous emportent à l’inconnu, éblouis du spectacle des mondes dans les révolutions de l’espace et du temps, prisonniers de notre terre dont les déterminations nous étreignent, étrangers encore aux appels des réactions organiques d’où résulteront plus tard des mouvements d’humaine connaissance, nous ne pouvions que nous abandonner d’abord aux figurations des Puissances maîtresses, pour en venir à les arraisonner ?


Mise en œuvre.


On s’explique aisément que les premières interrogations ne se soient pas offertes aux intelligences du début dans la claire simplicité des termes où la pensée moderne nous les fait apparaître. Comment s’est poursuivie l’œuvre incommensurable des apparitions de la première vie végétative (de ses transitions à l’animalité, de l’animalité supérieure à l’humanité inférieure), guettée des problèmes de généralisation, d’abstraction, d’interprétation, pour aboutir de l’homo erectus, longtemps encore incliné vers la terre, à l’homo sapiens, qui va d’abord pousser ses émois jusqu’aux fréquentations de sa Divinité ?

Par ses développements organiques en de longues successions de descendances, l’Homme, premier modèle, est apparu doué d’une faculté de connaître à l’état rudimentaire, mais toujours dans la filiation directe des premières activités mentales, dont les plus anciens crânes fossiles nous montrent l’habitacle, comme dans le cas des anthropoïdes supérieurs dont l’humain primitif est issu.

Enquêtant, tâtonnant, errant et persévérant, sans autre secours que d’une pierre ou d’une branche cassée, l’homme nouveau s’est élancé ; par des processus d’évolution mentale, à d’aventureuses destinées ! Déjà, avec des outils de premier établissement, nous retrouvons aujourd’hui des œuvres de la plus haute ancienneté, où se découvre le souci d’une scrupuleuse observation d’empirisme en même temps que la recherche d’une harmonie de beauté !

De cette précieuse histoire, il ne peut subsister que de vagues linéaments. Notre tâche est de les raccorder, s’il est possible, en des pistes de coordination. Ce que nous en pouvons aujourd’hui retenir, c’est que la bonne ordonnance des rapports nécessite, pour nous, des classements dont la subjectivité nous échappe trop souvent, comme on le vit bien dans le cas de la prétendue apparition des espèces selon Cuvier. Sur des parties de l’infrangible enchaînement, le génie de Lamarck comme celui de Darwin ont projeté de vives lumières par de fécondes méthodes d’investigations. Déjà, aussi, l’étude comparée des langues a débroussaillé les abords de l’origine du langage dans les rapports du mot et de la pensée.

Le crâne de la Chapelle-aux-Saints, auquel le professeur Boule — esprit de hardiesse tempérée — n’attribue pas moins de quelques dizaines de milliers d’années, ne paraît pas encore avoir atteint le développement requis pour la simple suggestion des grands problèmes des temps modernes. Des aspirations vagues aux formules précises, le parcours se dérobe à nos efforts de reconstitution.

Même après les récentes découvertes de la paléontologie humaine, nous n’en sommes encore qu’à des constructions d’hypothèses sur les formations de mentalité dans l’état organique des premiers exemplaires de l’espèce humaine. Nous avons des crânes, des squelettes, des outils, des reproductions même de figures qui disent une histoire, mal éclaircie, d’hommes primitifs groupés autour des cavernes pour une vie familiale susceptible de s’achever en tribu. Tous ces éléments de vies disparues, au regard desquelles nos sauvages d’aujourd’hui nous présentent des types d’une évolution arrêtée, il faut les interroger, non sans précautions de prudence, pour en recueillir de légitimes témoignages. Comparez, dans le beau livre de M. Boule[22], le squelette tout droit de l’Australien actuel, au dernier échelon de la présente sauvagerie, avec le squelette reconstitué de la Chapelle-aux-Saints. Les inflexions du radius, du fémur, l’obliquité du bassin, du tibia, le trou occipital — encore en arrière, comme le voulait la station quadrupède — montrent assez que ce primitif spécimen de notre espèce n’est pas encore complètement redressé. Longtemps, sans doute, les deux stations alterneront, comme chez nos grands anthropoïdes, jusqu’à l’imposant maintien de l’homme debout, que les tassements de la vieillesse, par le relâchement musculaire, ramèneront aux abords de sa condition primitive, ainsi que l’énigme du sphinx thébain, écho peut-être d’on ne sait quels souvenirs, se plaisait à le rappeler.

Sur le crâne lui-même, où l’équilibre de la tête, dans la station bipède, obligera le trou occipital à se porter en avant, une capitale remarque de M. Boule : « Chez les singes anthropoïdes la surface extérieure du lobe frontal représente 32 pour cent de la surface totale de l’hémisphère cérébral correspondant. Chez les hommes actuels, la proportion est en moyenne de 43 pour cent. Chez l’homme de la Chapelle-aux-Saints, elle est d’environ 36 pour cent. Au point de vue du développement relatif de son lobe frontal, surbaissé, rétréci, l’homme fossile se placera donc entre les singes anthropoïdes et les hommes d’aujourd’hui et même plus près des premiers que des seconds. » D’une étude attentive de MM. Boule et Anthony, sur le moulage endocranien de l’homme de la Chapelle-aux-Saints, la conclusion suivante : « L’encéphale de l’homme fossile de la Chapelle-aux-Saints est déjà un encéphale humain par l’abondance de sa matière cérébrale. Mais cette matière manque encore de l’organisation supérieure qui caractérise les hommes actuels. »

Selon ces auteurs, il est probable que l’homme de la Corrèze, en raison d’une légère dissymétrie cérébrale, était déjà unidextre, comme ceux de Néanderthal et de Gibraltar. On peut encore tenir pour probable, d’après l’état des parties antérieures des lobes frontaux, nécessaires à la vie intellectuelle, que les hommes de la Chapelle-aux-Saints et de Néanderthal ne devaient posséder qu’un psychisme rudimentaire, supérieur à celui des anthropoïdes actuels, mais notablement inférieur à celui de n’importe quelle race humaine de nos jours.

Les fossiles connus jusqu’ici nous enseignent ainsi qu’au lieu du fameux « chaînon manquant » entre le singe et l’homme[23], nous sommes en présence d’une incalculable série de transitions nécessaires à l’anthropoïde pour s’humaniser. Qu’y eut-il dans les boîtes craniennes de ces premiers échantillons de l’homme ? Point d’apparence que nous puissions instituer là-dessus mieux que de fragiles inductions. Pourtant, nous tenons des points de départ et des points d’arrivée. Avec l’aide de jalons, le chemin peut se découvrir en quelques parties.

À en juger par les pièces présentement sous nos yeux, des temps hors de mesure vont se trouver requis pour un développement cérébral propre à des interprétations de causalité. Et que dire des évolutions, plus ou moins concordantes, des facultés de l’entendement ? Les indications de la paléontologie sont rejointes par les enquêtes des philologues sur l’origine et les formations du langage. Cependant, nous ne saurions rien concevoir des phénomènes du parler chez l’homme de la Chapelle-aux-Saints, surtout quand nous voyons ses lobes frontaux plus proches de l’anthropoïde que de l’être humain de nos jours. Des sonorités d’expression ont pu s’échapper de ses lèvres. En était-il déjà à des tâtonnements de parole articulée ? Nos sauvages modernes ont sur lui trop d’avantages. Aux rencontres du monde, que présumer des premières tentatives d’expression ? Des monosyllabes jaillis de l’onomatopée ? C’est le plus probable. Quelles préparations ? Quelles figurations de pensées ?

D’autre part, le mot et la pensée se tiennent de si près et réagissent si fortement l’un sur l’autre, que l’histoire de leurs activités correspondantes apportera d’heureuses lumières sur l’enchaînement des directions mentales qui vont s’affirmer. Les variations évolutives, dans la vie concordante du mot et de la pensée, nous conduiront même peut-être au redressement des plus graves méprises par lesquelles notre destin est de passer.

Sous quelque forme que ce soit, des Dieux sont apparus, en réponse instinctive aux premières enquêtes suggérées par les aspects changeants du ciel et de la terre. Ce sera l’heure décisive qui marquera la limite entre l’état d’animalité et l’élan cérébral d’une évolution de l’homme qui le met en route vers une vie civilisée. Les bêtes n’ont point de Dieux ou, plutôt, elles n’en ont d’autre que l’homme qui ne se fait pas faute de les traiter comme fait, à son propre égard, l’implacable bonté « providentielle » aux mains de qui il a remis sa destinée.

Familiarisés, comme nous le sommes aujourd’hui, avec les constructions de la philosophie, nous raffinons à notre aise des formules générales d’interrogations et de réponses entre l’impuissance du non-savoir et la souveraineté du connaître absolu. Rien de tel ne pouvait apparaître aux premiers entendements d’anthropoïdes à peine humanisés. Sans aucune parole, s’effondrer animalement devant toutes violences de la terre et du ciel, voilà ce que dut être le premier mouvement des premiers humains encore mal affranchis du stage pithécoïde, avant que l’idée leur pût venir d’une observation déterminée. Mains tendues, tête basse, genoux fléchissants, que faire devant la menace céleste, sinon s’abîmer ? Durable ou répété, l’effarement de nos animaux domestiques aux violences du Maître ne peut que rappeler chez nous le prélude d’un premier effort d’intelligence humaine pour trouver, à tout prix, une accommodation sous ses Divinités.

Le rocher qui tombe, la pierre qui nous déchire, la branche qui nous caresse ou nous cingle au passage, la bête qui nous pique, nous mord, nous frappe ou nous nourrit, marquent des rencontres de « volontés » chanceuses avec lesquelles il faut composer. Aussitôt les puissances divinisées, surviennent les heurts de volontés contraires, où, par la vertu de l’imploration, le faible sera parfois soulagé. Des Dieux bons, des Dieux mauvais ont ainsi vu le jour dans les frémissements du plaisir ou du mal hasardeusement causés. Le premier élan religieux fut d’un geste ou d’un cri, peut-être, avant que le bégaiement même pût gratifier d’un nom la puissance que le geste ou le cri essayaient de désarmer.


Le langage et la pensée.


En dépit du Cratyle, la science du langage est de formation toute moderne : ce qui n’empêche pas le magnifique domaine qu’elle s’est approprié, dans l’histoire de l’homme parlant et pensant, de constituer l’une des plus remarquables conquêtes de la connaissance positive. Il suffit de consulter les belles leçons d’un Max Muller pour y faire apparaître de merveilleuses avenues d’évolution humaine. Nos plus savants critiques ne peuvent qu’admirer.

De tels sujets ne sauraient se contenter d’indications sommaires. Je voudrais borner mes remarques aux premières vues des rapports délicats du langage et de la pensée. Il ne peut être question d’en aborder l’étude positive en dehors du vif des mots à saisir dans le torrent de leurs évolutions tumultueuses d’homme à homme, de tribu à tribu, de continent à continent. Il y a celui qui parle et celui à qui il est parlé, en un jeu de raquettes où la balle, d’un choc à l’autre, obéit à des complexités de directions dont le fil peut trop souvent nous échapper. S’engager dans l’analyse des plus subtiles activités de la pensée, conscientes ou non, pour en tirer des constances de rapports, est une laborieuse entreprise. Admirons qui ose s’y aventurer, et ne perdons pas de vue que le plus bel hommage est d’une critique raisonnée.

Quand on nous dit que, grâce à la parole, l’homme est le seul être à posséder l’usage d’une voix susceptible d’exprimer des nuances infinies de pensées étrangères à l’animalité, il n’y a point, il ne peut pas y avoir de contestation là-dessus. Mais si l’on prétend faire du langage articulé — qui nous a tirés hors de pair — un don providentiel qui échappe aux mouvements généraux de nos conditions organiques, le devoir du chercheur est de ne se point laisser déloger des cadres de l’observation positive.

Il me sera permis de dire que Max Muller, concluant par « l’origine du langage » ses leçons de philosophie comparée, finit peut-être par où il aurait dû commencer. Reconnaître, avec Platon, que beaucoup de mots viennent de l’onomatopée (où Renan voudrait voir une simple résonnance de l’organisme humain), pour conclure que nos langues actuelles paraissent ne pas s’être contentées de cette procédure, c’est simplement confesser que dans les formations du langage, il y a nécessairement encore trop d’inconnu.

Pourquoi Max Muller, d’intelligence acérée, n’a-t-il pas essayé de franchir inductivement l’abîme qui nous sépare des articulations primitives au delà du sanscrit ou s’arrête généralement l’ardeur de ses investigations ? Nous avons encore des tribus sauvages. N’est-ce pas de ce côté qu’il faudrait regarder ? Quant à l’incommensurable durée des temps qui ont permis de passer du Papou à Shakespeare, peut-il être permis de n’en pas tenir compte ? Il y a tant de relais sur les chemins de la Tasmanie à Stratford-sur-Avon. Harcelé d’une métaphysique qui le pousse, le grand philologue a oublié qu’il y a là des amorces de directions. D’ailleurs, le problème qu’il envisage n’est qu’un processus de dénominations semblable à celui par lequel débute tout enfant : l’imitation d’un son, non pour le vain plaisir d’une inutile répétition, mais — et c’est là que commence le véritable phénomène mental — pour le besoin d’une notation qui permettra d’en évoquer le souvenir en vue d’un classement de rapports.

Que toutes sensations[24], dans leurs complexités, puissent s’exprimer par des complexités de sons, cela n’est pas plus surprenant que l’expression par gestes qui accompagne, chez l’homme et chez des animaux, les émissions de sonorités. Je n’ai garde de confondre les cris des animaux avec la parole articulée de l’espèce humaine. Cependant, avec ou sans les geste, une musique vocale diversement caractérisée, ou même la simple production d’un bruit d’élytres, exprime plus ou moins clairement des réactions de sensibilité selon que peuvent le réclamer les mouvements de l’organisme en action. Le rugissement du lion, les modulations du rossignol ou de la fauvette, le coassement de la grenouille, la note flûtée du crapaud ont, selon le cas, des nuances d’expression. On se donne une inutile peine pour montrer l’abîme de l’émission de voix à la parole articulée.

Le cri est, pour les organismes de la série vivante, un mode primitif d’expression spontanée, conforme aux besoins du moment. Nous ne pouvons suivre à la course ni le cerf, ni le lièvre, ni l’oiseau. L’une de nos revanches est dans la parole articulée. Non pas que l’oiseau, à son tour, soit incapable de sons articulés, le perroquet, l’étourneau, le bouvreuil en témoignent — mais ils n’y voient qu’une gymnastique d’imitation sans aucun rapport avec le sens que nous y attachons. Buffon a remarqué que si le singe était capable d’articuler comme le perroquet, nous ne pourrions l’entendre sans être vivement impressionnés. Cette fantasmagorie nous est épargnée. Ce n’est pas une raison pour aggraver la distance de l’animal à l’homme dans le champ des voies d’expression, en négligeant les indications encore subsistantes dans les passages de l’homme primitif à l’évolution d’humanité.

La parole articulée est un incomparable instrument d’expression organiquement adapté au phénomène mental dont il multiplie les puissances au delà de tout calcul. Que nous soyons conduits, par l’évolution simultanée de nos organes vocaux aussi bien que de nos sensations associées, aux allègements d’analyse qui donnent l’essor à la pensée, je m’en émerveille assurément, mais sans être certain que les autres fonctions de l’organisme humain sont moins admirables — surtout sans me croire obligé pour cela de crier au miracle et de voir « la main de Dieu », comme dit Max Muller, dans ce cas particulier plutôt que dans tout autre phénomène. L’homme a poussé l’évolution des organes de sa sensibilité en cours d’expression jusqu’à des gymnastiques d’assouplissements ou s’ordonnent toutes les nuances de la pensée. Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de pensées sans paroles ? On ne pouvait manquer de le prétendre. L’expérience animale suffit à ruiner cette allégation.

L’animal sent, pense et s’exprime dans la mesure où le lui permettent ses répartitions de sensibilité organique, et l’homme se trouve précisément dans le même cas. Les dispositions osseuses et musculaires de l’oiseau lui fournissent un autre mode de locomotion que le nôtre. Pas n’est besoin d’invoquer « l’âme » pour cela. Nos distributions de sensibilité, avec les réactions vocales qui s’ensuivent, nous font d’autres animations de pensées par l’accroissement et les adaptations de moyens d’expression qui sont autant de points de repère pour de nouvelles pénétrations. Quoi de plus que le phénomène organique de tout moment ? Il me paraît probable que le pithécanthrope, ou l’homme de la Chapelle-aux-Saints, émettaient des sons gutturaux. Jusqu’où risquaient-ils l’aventure, c’est ce que nous ne savons pas. Ce que je sais bien, c’est que ni pithécanthrope, ni homme de la Chapelle-aux-Saints, ne peuvent être détachés de la série vivante ou ils marquent des temps d’évolution, et que la méthode biblique qui prétendit isoler le « premier homme » du monde pour en faire un miracle, ne peut se renouveler à l’occasion d’une fonction particulière, après avoir si remarquablement échoué dans l’explication de l’homme tout entier.

Il faut donc en prendre son parti. En des formes que nous ne pouvons présentement reconnaître, pithécanthrope et homme de la Chapelle-aux-Saints durent fournir des signes de transitions organiques, — des cris de l’animalité aux premières articulations qui allaient constituer l’homme pensant et parlant, — c’est-à-dire donnant cours à sa pensée. « C’est en noms que nous pensons, » a dit fortement Hegel. L’évolution des organes vocaux et cérébraux s’y trouve nécessairement associée. Il n’y a point d’évolution qui ne soit en correspondance d’évolutions simultanées. Ne voyons-nous pas toutes évolutions de complexes voisins tantôt se combattre et tantôt s’entr’aider ? Nous n’avons donc aucun phénomène nouveau à invoquer. Pourquoi s’exclamer spécialement à un phénomène particulier, quand tout ce que nous pouvons faire, du phénomène universel qu’est le Cosmos, c’est d’essayer de le pénétrer ?

Max Muller, qui nous demande d’accepter comme un fait le récit biblique de la création de l’homme formé du limon de la terre et recevant dans ses narines le souffle de la Divinité, ne va pas jusqu’à supposer que « Dieu ait composé pour nous un vocabulaire et une grammaire enseignée au premier homme ». Pourquoi pas ? Il faut, cependant, que l’invention de la langue soit divine ou humaine. Le miracle est partout ou il n’est nulle part. Sur un point d’interrogation on ne peut pas fonder les lois expérimentales de la philologie. En dépit de nous-mêmes, l’infrangible liaison des phénomènes doit nous conduire nécessairement d’un phénomène déterminé à un autre phénomène en voie de détermination. Pas plus de place pour le miracle partiel que pour le miracle total. « Il n’y a dans le monde, prononce Aristote, pleinement confirmé par la science moderne, aucune pièce de rapport sans lien avec le reste, comme dans une mauvaise tragédie. » S’il en était autrement, au lieu d’un univers, il y en aurait plusieurs, et lesquels ?

Max Muller n’avait pas encore appris, à l’école de Lamarck et de Darwin, quelles durées de temps sont nécessaires pour conditionner et développer les gymnastiques de l’habitude lamarckienne, productrice d’animations nouvelles. De ce qu’il conduit toute la phénoménologie du langage jusqu’au « seul résidu inexplicable des racines, » notre éminent philologue en conclut, cependant, qu’il ne peut être question d’une « révélation divine du langage ». « Il est très vrai, dit-il, que le langage a accompli de belles choses, mais il le fait sans le secours du merveilleux, du moins si nous prenons ce mot dans le sens qu’on lui attribue dans les Contes des Mille et une nuits[25]." Y aurait-il donc plusieurs degrés du merveilleux divin ? Ce serait l’heure de nous éclairer sur ce point capital. Mais au delà de ses « racines », l’illustre savant ne veut plus rien connaître. Il en montre le jeu organique, mais refuse d’aller plus loin, bien qu’il s’empresse de reconnaître que, si les racines ne sont plus ni substantifs, ni verbes, dans nos langues actuelles, elles ont jadis rempli ce rôle et l’ont même gardé dans la langue chinoise. Viennent-elles de l’onomatopée, c’est-à-dire d’une imitation de sonorités, ou d’un simple mouvement d’interjection ? Inutiles débats. Max Muller triomphe de ce que nous disons un chien, et non plus un ouah-ouah. La question est de savoir, non si nous disons aujourd’hui un ouah-ouah, mais si nous l’avons primitivement dit, comme le disent encore nos enfants, et comme le disent encore à peu près les Chinois[26].

Raisonnant sur son sanscrit, Max Muller cherche à y rattacher les premières manifestations des pensées de l’espèce humaine. Mais combien de langues existèrent avant le sanscrit ? Qui nous donnera la philologie comparée des langues de nos tribus sauvages ? La question me paraît secondaire de savoir comment les hommes ont formé leurs premiers mots, puisqu’il ne peut me venir l’idée qu’ils aient, d’abord, institué des règles à cet égard. Ils ont fait comme ils ont pu, d’un élan d’empirisme, dans l’effort d’un besoin au delà de l’hérédité. Le mimétisme étant une des sources de l’habitude lamarckienne, il ne paraît pas douteux que l’onomatopée ait été des premières suggestions de la voix humaine comme il en demeure tant de traces dans nos langues modernes. Le perroquet, l’étourneau, le bouvreuil, l’oiseau moqueur ne procèdent pas différemment. Il s’agissait, avant tout, de dénommer. Ce fut le premier stage d’agrandissement du champ de la pensée. D’où vinrent les dénominations diversement proposées, le problème étant d’attacher d’abord aux choses des étiquettes de sonorité ? Combien de siècles purent se dépenser dans ce labeur diversement échelonné de tribu à tribu, de peuple à peuple, c’est une considération de moindre intérêt puisque la durée du temps ne nous fut pas marchandée.

Pendant que s’accomplissait ce labeur d’une évolution caractérisée, est-ce à dire que toutes les tribus, errantes ou fixées, s’appliquaient exclusivement à la création des racines pour en laisser l’usage et le développement aux hommes à venir ? Assurément non. Dénommer fut l’acte décisif par lequel l’activité mentale du pithécanthrope ouvrit peut-être la porte de l’histoire humaine. Mais l’entreprise n’en pouvait rester là. De la même vie que leurs fabricateurs, les mots se trouvaient choses vivantes, avec des réserves de devenir. Ils allaient, dès leur apparition, réagir les uns sur les autres, emportés dans les tourbillons du rêve et de la pensée, en quête de formes d’inconnu à déterminer par des classements de rapports.

Comment ce labeur s’accomplit selon les chances d’innombrables langues, dont beaucoup disparurent après avoir eu de longs jours, c’est une histoire d’inductions plus ou moins scientifiquement fondées. Pour en venir aux racines des langues futures, on s’embarrassa moins d’une doctrine à construire que d’une acceptation de spontanéités concurrentes, favorisées ou entravées par toutes circonstances extérieures. Une seule manière de réaliser, d’organiser la parole, c’était de projeter des sonorités sur toutes choses dans le dessein de les y fixer pour un ordre de repères. À tous moments, d’innombrables répétitions, avec ou sans variantes, allaient inaugurer la mise en marche des mécanismes d’expression dans les complexités croissantes d’un mécanisme d’assouplissement.

On a reconnu que les premières désignations se firent par des mots exprimant l’attribut[27]. Le qualificatif, c’est-à-dire la sensation avant la substance, pour les successives déterminations de l’objet par des attributions de caractères. Le soleil éclaire, échauffe et fait vivre. Le soleil, aussi, dessèche, flétrit et tue. Fragmentés par les besoins de la respiration, les mots, édifices de sons, évoquant l’appareil de nos châteaux de cartes, vont se composer, se décomposer, se recomposer en des séries d’assemblages ou le verbe audacieux ne craindra pas d’indiquer des mouvements de rapports — obsession de notre réceptivité nerveuse hantée de raffinements d’analyses, après les synthèses d’absolu auxquelles elle se sera tout d’abord attachée.

Des rudiments de grammaire se font, se défont, se régénèrent pour des coordinations de rapports dont l’expression soutient, développe, devance même la pensée en voie de formation. La grammaire, œuvre inconsciente d’un consentement commun, est, me semble-t-il, le chef-d’œuvre de l’espèce humaine en action sur elle-même pour des évolutions de mentalité organiques en voie de s’intégrer. L’homme parlant tirera de l’homme pensant des achèvements de pensées que le cri est incapable de déterminer chez les animaux.

Évoluées ou non, les racines, avides de formations nouvelles, ne pouvaient manquer de se faire concurrence, et par conséquent de diminuer le nombre de celles qui sont parvenues jusqu’à nous. « Les dictionnaires sanscrits, écrit Max Muller, nous donnent cinq mots pour main, onze mots pour lumière, quinze pour nuage, vingt pour lune, trente-trois pour carnage, trente-cinq pour feu, etc… » Qu’est-ce à dire ? On nous parle de 500 mots pour le lion, de 5 744 mots pour le chameau, etc., etc. Ce simple fait éclaire singulièrement les phénomènes de la vie des langues, faites simultanément par tout le monde, selon les besoins du jour, comme le démontrent encore nos quotidiennes formations d’argot, devant lesquelles cèdent parfois les plus obstinées résistances d’académie.

J’étais contraint par mon sujet d’indiquer nos premiers éléments de clartés sur les origines du langage qui ne se peuvent disjoindre des origines et surtout des accomplissements de la pensée. Mais de même que je ne me suis pas laissé entraîner aux séduisantes tentations de la psychologie — puisqu’il faut se borner, hélas ! — j’ai dû résister, de même, au plaisir de soulever le rideau qui cache encore à trop de gens « cultivés » le magnifique tableau des conquêtes de la philologie comparée.

Si j’avais réussi à donner au lecteur l’envie de pousser plus avant, il ne pourrait pas trouver de guide mieux informé que Max Muller. L’heureuse surprise lui serait réservée de découvrir les lois naturelles de la formation organique du langage, que l’onomatopée soit, ou non, une résonnance de l’homme, comme le veut Renan. Il comprendrait comment, cherchant à fixer la synthèse avant d’en venir à l’analyse, nous offrons toutes chances aux aberrations de mots, promptes à nous engager en de dangereux détours. Il admirerait les infinies complexités d’une évolution générale ou chaque homme parlant vient fournir son apport, plus ou moins conscient, à l’œuvre grandiose des développements de la pensée, selon la qualité de l’expression qu’il s’efforce d’y attacher. Point d’étonnement si le langage et la pensée de l’homme se commandent l’un l’autre, puisqu’ils sont l’œuvre organique par laquelle l’homme en vient à se construire lui-même, dans les accomplissements de sa plus haute évolution. Il se trouve ainsi que la vie du langage articulé n’est rien de moins que la vie de l’être humain en effort continu de croissance, pour vivre pleinement de la pensée qui fut à la pensée qui sera.

Il s’agit d’étudier les mécanismes, c’est-à-dire les activités vitales du langage, comme nous étudions la vie de la plante ou de la bête. « À cet effet, remarque Max Muller, des patois qui n’ont jamais produit d’œuvre littéraire, les jargons de tribus sauvages, les modulations vocales des Indo-Chinois et les claquements de langue des Hottentots, sont aussi importants et, pour certains problèmes, plus importants que la poésie d’Homère ou la prose de Cicéron. » On compte près de neuf cents langues[28] issues de l’organisme humain, qui, toutes, présentent des traits, communs à grouper, à classer, à interpréter, non seulement dans la formation des racines mais encore dans toutes les activités constructives de leurs évolutions, de leurs aberrations.

Max Muller qui nous dit sérieusement que l’homme parle encore la langue, ou les dérivés de la langue, dans laquelle il s’entretint avec le Jahveh de la Bible, n’en a pas moins dû fonder ses leçons sur les dispositions anatomiques des organes vocaux (dont il a soin de donner des planches) et sur les conjugaisons de leurs activités biologiques. Il nous permettra de nous en tenir à sa méthode, sans en venir, pour la rendre plus acceptable, à la défigurer bibliquement.

Le langage apparaît ainsi comme une procédure naturelle d’expression qui, par des signes de voix articulée, permet de déterminer, d’associer, de dissocier des sensations humaines, c’est-à-dire des images sensorielles tissées en une trame qui constitue la table d’harmonie de notre pensée. Les manifestations de sensations animales tantôt s’emprisonnent de silence, tantôt jaillissent au dehors par des gestes ou des cris qui sont plus souvent d’émotions que de connaissance, selon que leur organisme le permet ou l’exige.

Variés à l’infini, nos gestes accompagnent les signes vocaux pour des accentuations de nuances où la diversité des caractères avive de force, ou estompe de douceur, les traits d’une analyse vocale plus ou moins poussée. Sans rumeur perceptible, l’amibe se déforme pour atteindre l’aliment qui tente chimiquement sa « volonté ». Aux chaînons de vie qui vont suivre, l’animalité s’inscrira dans les luttes pour l’existence par des émissions de voix couronnant le tumulte des activités contrariées ou exaltées. C’est ce lourd héritage d’impressions et d’expressions d’émotivités que l’innocent père pithécanthrope a recueilli, accru, développé, pour le transmettre à des générations humaines qui l’ont porté, en suite de temps incalculables, au point que nous pouvons aujourd’hui constater. Progrès de mentalité dont nous voyons l’un des points de départ dans les insuffisantes coordinations de l’habitude simiesque, et certains points d’arrivée soit dans le pontife à l’autel, soit dans le savant au laboratoire, suivis du métaphysicien aux trop belles foulées.

Comment cette épreuve merveilleuse a-t-elle pu s’instituer, se poursuivre jusqu’à ce jour ? Ce qu’il nous est possible d’en connaître s’insère aux fonctions organiques des entendements en cours d’évolution. Malgré des tentatives qui ne sont point négligeables, nous n’en sommes qu’au seuil d’une psychologie comparée. Au lieu de procéder des premiers états de sensations, dans la série vivante, aux degrés supérieurs de mentalité croissante, on s’est plu à rapporter nos états de mentalité humaine aux successives réactions de sensibilité animale, ce qui nous fait passer du composé au simple, comme pour dérouter l’observation. Notre émerveillement de l’intelligence chez les animaux consiste dans le contraste de leurs accomplissements voisins des nôtres, coïncidant avec l’insuffisance de leur mentalité présumée. Il faudrait simplement voir en eux la manifestation d’entendements primitifs en activité dans les directions du nôtre, et produisant, par conséquent, d’analogues effets par de moindres moyens, comme le paysan qui tait ses calculs autrement que par nos règles, pour d’identiques résultats. Le besoin suggère à l’oiseau qui fait son nid, l’activité des dispositions nécessaires dans la mise en œuvre de ses facultés. En d’autres formes, c’est ce qui se produisit inévitablement chez nos lointains ancêtres, anxieux de conservation. Tout un monde passe ou a passé par les mêmes stages de progressions, et n’a pu survivre que par les successions d’organismes réalisant les procédures d’une continuité d’évolution.

Quelle sévère leçon, cependant, pour la métaphysique de voir l’instinct animal produire les mêmes effets que l’âme divinisée dont nous est échu le privilège. L’âme et l’instinct ne seraient-ils à des degrés divers que des mêmes manifestations organiques ? Entre la fiction et le réel il faut avoir le courage de choisir. « À un crochet peint au mur on ne peut accrocher qu’une chaîne en peinture, » a dit je ne sais plus quel philosophe anglais cité par Taine. L’effort de la métaphysique est d’accrocher son irréel aux réalités de l’organisme vivant.

L’analogie des organes veut que les sensations de l’animal soient de même nature que de l’humain. Je n’y puis voir qu’une distinction de degrés. Dans l’ensemble, nous nous trouvons placés au plus haut point des évolutions accomplies à ce jour. Ce qui n’empêche pas que, par maint diverticulum d’évolution, certains animaux possèdent des affinements de sensations fort au-dessus des nôtres : carnassiers, abeilles, fourmis, oiseaux, et combien d’autres !

Nous parlons, et les animaux n’émettent point de voix articulée. Fondamentale distinction. Pour le langage il faut une puissance d’analyse, consciente ou non, qui permette l’emploi de signes correspondant à des images fixées en des instantanés de notations. Processus spontanés de l’empirisme formateur du langage qui suscita et développa la puissance de classer des mouvements de rapports, c’est-à-dire de penser.

Essayons de concevoir l’état mental d’un être bloqué de perceptions sensorielles à l’enchaînement desquelles les analyses mnémotechniques du langage n’apportent pas leur secours. Comment s’en pourrait dégager ce que nous appelons la pensée, qui veut une liaison d’états de sensibilité ? Les premiers chaînons d’images, sans doute, demeureraient coordonnés dans les premières successions du phénomène mental, mais pour être bientôt rompus, faute de repères, comme en témoignent les animaux par des impulsions à court terme, subitement dissociées.

Les pensées sans paroles, comme dans le cadre de l’animalité, pourront être ainsi de courtes impulsions successives sous la pression de nécessités. Pour les développer, il y faudrait la puissance du signe vivifié par l’abstraction et fixé par la mémoire. La fonction fait l’organe, a dit Lamarck, en ce sens que l’impulsion spontanée du besoin à satisfaire ne s’arrête qu’au besoin satisfait[29], en attendant des sollicitations nouvelles. En suite de quoi l’organisme, progressant, amènera l’araignée à filer sa toile, comme la fourmi-lion à l’établissement de son piège — tous résultats d’une attentive observation, avec des adaptations héréditaires de moyens. Une puissante impulsion de sauvegarde conduira l’oiseau à se défier du grain dans des lignes d’arrangements qui ne sont pas ceux de son expérience. Enchaînements rigoureux qui s’interrompent tout à coup, par carence des jalons verbaux de mnémotechnie, aux moindres changements. C’est ainsi qu’une abeille, à quelques pas de sa ruche déplacée, ne peut retrouver sa demeure, et qu’un pigeon voyageur récemment installé dans mon colombier y revint, après deux jours d’absence, mais sans pouvoir rejoindre sa femelle sur ses œufs, parce que l’entrée oblique, à vingt centimètres de distance, exigeait un degré d’observation au-dessus de ses moyens. Nous ne savons rien des repères de l’oiseau migrateur impliquant des achèvements de sensations inconnues.

Tout animal a ses cris d’appel, d’intonations appropriées, sans doute, à toutes nuances de relations. Peut-on inférer de l’oiseau que la parole de l’homme ait commencé par un chant ? Le verbe, d’une composition de cadences, serait un son que, pour les besoins d’une activité supérieure, nous aurions cessé de filer. La recherche d’une netteté de propos manifesterait le sens de l’évolution.

Un très long temps, sans doute, fut nécessaire à l’assouplissement des cris rauques du premier sauvage, par des gymnastiques du gosier permettant des flexions représentatives d’un enchaînement de sensations à transposer sur un clavier d’émissions vocales. Issue des conformités d’organismes différenciés, l’œuvre dut se poursuivre par des traits communs et différents à la fois dans tous les groupements d’humanité.

Le point à retenir est de la spontanéité générale de la procédure organique qui mit successivement tous les peuples au chantier, sous l’impulsion d’une recherche générale des combinaisons vocales de plus en plus complexes pour répondre à toutes les nuances d’expression. On ne peut qu’admirer la puissance d’un ensemble d’évolutions organiques où l’inconscient et le conscient mêlèrent leurs plus hautes activités en vue d’ouvrir la voie au potentiel humain d’une pénétration des rapports. L’enchaînement des phénomènes organiques fera celui de la procédure verbale tendant à les transposer.

Les langues se trouvent ainsi le produit d’un effort commun des volontés humaines dûment coordonnées. Nous avons, tous les jours, sous les yeux le spectacle des courants de mentalité populaire par l’effet desquels les manifestations du vocable, communément surgi, imposeront des directions particulières de pensée. À tout moment, ainsi, les langues continuent de se faire sous nos yeux. Produits d’évolutions liées, elles poursuivront leurs développements sans relâche dans l’effort incessant de connaître, jusqu’au jour où, pour quelque cause que ce soit, s’arrêteront nos destinées.

Les hommes d’intelligence éclairée ont eu et auront toujours plus de part dans les structures supérieures de l’œuvre évolutive. Mais il est assez visible que, par la multiplicité et les répétitions de l’usage, le nombre n’a pas manqué de faire prévaloir, pour un temps, ses lois du parler[30]. On n’en devait venir de l’argot aux académies de grammaire que lorsque celles-ci étaient déjà superflues. Toutes ces sensations, productrices d’images simultanées ou successives, se précipitent en flots pressés, s’écoulent comme un torrent irrésistible qui entraîne et détermine, par toutes composantes de concours et de résistances, les coordinations de notre vie mentale, de notre personnalité.


Les images associées ou dissociées.


Chacun peut voir que la sensation se résume en des vibrations de l’organisme nerveux qui arrivent à l’état de conscience grâce au véhicule de l’image par des pénétrations accélérées. Ces images synthétisent le phénomène, le manifestent en des aspects qui permettent et même commandent toutes combinaisons dont le classement nous serait interdit sans le recours des signes vocaux. C’est en ce sens que la parole articulée est la condition primordiale de notre pensée d’homme en évolution.

Nos idées abstraites (dissociations d’images) n’étant de compte que par les signes vocaux qui les figurent, et nos associations d’images ne révélant que les produits de sensations répétées, l’office de la parole sera principalement de les coordonner. La bête demeure court, faute de pouvoir abstraite et parler. Apparue l’abstraction, la généralisation ne se trouvant possible que grâce au concours de la voix articulée, l’homme sera pensant et parlant d’un même effort de volonté.

La dissociation (l’abstraction) détache de l’instantanéité de sensation certains caractères fictivement isolés par des mots évocateurs, pour des constructions verbales de rapports. Formules d’une algèbre qui nous fournit subjectivement la solution de problèmes d’objectivité. Nous savons très bien qu’il n’existe ni a, ni b, ni x. Et pourtant, a, b, x et autres signes congénères, considérés comme valeurs, nous conduisent à des mouvements de connaissance que nous pouvons rapporter aux objets. De ce point de vue, l’algèbre elle-même n’est qu’un système de généralisations poussées jusqu’à l’abstraction. Avec cette différence que c’est un système élaboré pour le calcul, tandis que l’abstraction, opérée sur le phénomène sensoriel, est d’une inconsciente spontanéité de réaction organique.

Caractéristique de la mentalité humaine (on ne saurait trop le redire), l’abstraction a les notations de la parole pour condition nécessaire. Les animaux pensent à leur manière, mais puisqu’ils ne parlent pas, ils sont dans l’impossibilité d’abstraire, et par conséquent d’instituer les mouvements de pensées par l’activité desquels nous pénétrerons dans des subtilités de rapports dont l’accès leur est interdit.

Max Muller, en reconnaissant qu’on ne peut penser sans mots, a simplement constaté que l’expression exige l’entrée en jeu du signe représentatif. Que pourrait être une pensée sans formule limitative ? Rien de plus qu’un court enregistrement de réactions sensorielles, comme chez les animaux. Autant dire des à-coups d’expression en rupture de continuité, faute d’une liaison de signes, mais conservant une valeur cogitative par une liaison des premiers enchaînements. Ni l’observation, ni l’imagination ne font défaut à l’animal. Mais pour l’enchaînement continu, il faut attendre l’évolution d’humanité.

L’évolution apporte toutes accentuations de l’individualité au cours de la série des êtres. Le Moi grandit par les classements de la généralisation couronnés de la procédure abstractive, pour des assouplissements d’imagination qui nous permettent, grâce aux signes de voix articulés, des finesses d’analyses dont la ténuité nous fera pénétrer en de nouvelles profondeurs de rapports. De là le juste orgueil d’une subjectivité croissante qui s’empare du monde pour le comprendre, pour le juger.

Nous n’en serions pas moins promptement à bout d’entreprise, si nous essayions de parler — c’est-à-dire de penser dans les conditions ou la parole nous a portés — en renonçant à tout usage de l’abstraction. C’est donc une activité d’imagination, une évocation d’irréel, dont la mise en œuvre nous ramène, comme en algèbre, à des positivités de rapports. Je ne m’aventure qu’avec une extrême prudence en ces considérations redoutables. Une élémentaire probité ne m’a pas permis de m’y dérober.


L’abstraction.


Ayant pris acte du phénomène organique et des vertus d’un subtil accomplissement où se découvre le plus haut effort de l’homme pensant, quoi de plus naturel que de se demander si la délicatesse du mécanisme ne comporte pas d’inévitables dangers ! L’abstraction qui fixe d’un signe vocal un caractère fictivement détaché de l’image sensorielle — blancheur, bonté, vertu, etc., — ne va-t-il prolonger cette dénomination d’existence apparente au delà des nécessités de l’opération mentale qui la justifie ? En d’autres termes, l’effort d’imagination qui, par une procédure de fiction, nous ouvre un champ d’assimilation dans le monde élémentaire, pourra-t-il s’arrêter de lui-même au point où l’œuvre de subjectivité s’achève au butoir de l’objectivité ?

Le mot abstrait est, simplement, au fond, la représentation d’une hypothèse provisoire que la loi même de son effort — et, à plus forte raison, de son succès — tend inévitablement à prolonger, à fixer le plus longtemps possible. La même faculté qui, par un artifice verbal, extrait arbitrairement un des caractères de l’image sensorielle pour la réaction vocale, évocatrice d’une apparence concrète, n’est-elle pas invinciblement conduite, par les facilités ainsi obtenues du langage, à pousser, sans arrêt, la fiction d’une réalisation commencée ?

La grammaire, qui devra donner plus tard un premier avertissement, ne peut que suivre la formation du langage, non le précéder. Quand l’homme s’avisera d’une analyse grammaticale pour donner forme de règles aux coordinations spontanées de l’organisme mental, l’installation d’accoutumance du conscient dans l’inconscient nous aura d’avance accommodés à toutes déviations.

C’est ainsi que la qualité, distinguée fictivement de la « subs » tance par le vocable, a fatalement pris rang d’existence objective, dans les coordinations de notre pensée. Nous tenons là l’ultimité du phénomène, l’abstraction réalisée de Locke, qui, par la personnification du verbe abstrait, va devenir mère des théologies de tous dogmes et des métaphysiques de toute ingéniosité. Une déviation de la pensée dans l’inconscience du glissement des mots. Cette aberration de la parole et de la pensée enchaînées, personne ne se fera faute de lui faire confiance pour la développer à l’infini. Des savants eux-mêmes n’en sont-ils pas venus à nous parler d’une dématérialisation de la matière pour instituer un culte « scientifique » de l’énergie, c’est-à-dire d’un vocable d’abstraction qui ne nous représente rien en dehors de la substance hors de laquelle il ne peut se manifester.

La nécessité où je me trouve d’entrer dans le mécanisme des abstractions divinisées, est mon excuse pour appuyer sur les circonstances du phénomène dans l’espérance d’accroître toutes chances de clarté. Car il faut pénétrer jusqu’au cœur de nos disciplines de transpositions et d’interprétations, subjectivement compartimentées, qui donnent vie à nos pensées, et que, pour cela précisément, nous tendons à réaliser au delà de nous-mêmes. Allez donc dire aux gens que le mot n’a pas nécessairement une correspondance d’objectivité, et qu’il ne suffit pas de nommer Dieu pour le réaliser[31]. Nos imaginatifs hausseront les épaules. Que font-ils, cependant, sinon de se prendre avec ferveur à des sonorités de verbalisme leur permettant d’exprimer l’absolu, c’est-à-dire l’inexprimable, par de simples négations de relativités[32]. Ils peuvent fabriquer des mots qu’ils adorent, mais cela n’en fait pas des réalités.

En résumé, sous mille formes d’inconscience, nous nous efforçons de penser notre vie dans un monde d’entités magiquement substituées au monde de réalités positives où nous sommes survenus. Fabricateur de son propre miracle, l’homme se laisse prendre puérilement à la virtuosité du mécanisme par lequel il s’écarte du réel pour le mieux aborder, sans comprendre que sa condition lui commande de se mouvoir dans le cercle élémentaire où sa loi le tient attaché.

Par l’élan d’imagination qui devance nos moyens de connaître, comme par les contrôles incessants de l’observation, nous nous acheminons peu à peu vers une approximation plus serrée des mouvements de rapports. De notre propre effort s’accomplit ainsi l’évolution vivante, de notre pensée. Nos approximations au jour le jour constituent le corps de notre connaissance. La loi de l’homme, inséparable des lois du monde, se trouve ainsi d’incohérer de moins en moins à la recherche de la cohérence absolue dont l’accès lui est interdit. Que sont nos hypothèses scientifiques les plus sévèrement établies, sinon des échelles de fortune pour atteindre chanceusement des degrés d’expérience provisoire à consolider ? C’est l’installation de notre « connaissance », et le débat demeure ouvert entre ce que nous pouvons dire et ce que nous pouvons contrôler.

Quel plus noble emploi de notre vie que cet ingrat et magnifique labeur ! L’insuffisance de nos moyens, n’est-ce pas notre titre d’honneur devant l’œuvre en accomplissement ? Sans s’être donné la peine d’apprendre, notre Divinité, nous dit-on, connaît tout. Pauvre mérite, en vérité. Parce que l’effort m’est réservé avec ses joies, ses déceptions, ses douleurs, n’ai-je pas le droit de juger plus noble et plus belle ma destinée d’homme au labeur de grandir ?

Pour la reconnaissance du « caractère divin » qui s’annonce comme définitive par les voies de la Révélation, elle ne peut progresser puiqu’elle ne veut pas reconnaître qu’elle puisse défaillir. Le Dieu de l’homme primitif n’en peut pas savoir plus long que son humain créateur : cela se voit à ses déclarations. De même pour tous les Dieux qui vont suivre. Moyennant quoi, « la science » de nos livres sacrés ne put obtenir que boules noires au certificat d’études positives. De plain-pied, nous voyons, en revanche, la connaissance humaine, toujours de relativité, errer, choir, et se relever par des suppléments d’expérience constante qui frayeront la voie aux interprétations à venir.

Le dogme se déclare infaillible. Regardez-le se contredire, comme l’humain lui-même, en tous âges, en tous pays. Il devait réaliser dans tous les esprits l’unité de la connaissance humaine. Les cultes, jusqu’à ce jour, n’ont pu que s’entre-déchirer. Cependant, l’enquête d’expérimentation poursuit sa route, impassible, et sur ses relativités mêmes se fonde ce consensus universel que la « Révélation » grandiloquente n’a pu réaliser. La philosophie positive du monde et de l’homme s’est donné pour tâche de coordonner les doctrines de généralisations parmi lesquelles la métaphysique exerce encore ses ravages. Fera-t-elle un jour l’unité parfaite du monde pensant ? La libre disposition des moyens organiques et la diversité des caractères ne me permettent pas de le croire. Relativité et unité totale s’excluent trop clairement.

La connaissance humaine veut le courage de différer. Les divergences ancestrales des esprits sont encore trop profondes pour être ramenées, en des temps accessibles, à d’universelles prévisions de cohérence générale dont on puisse faire état. Prenons acte de ce qui est. Et, contrairement aux apparences, la difficulté sera peut-être moins encore des doctrines elles-mêmes que des intérêts généraux qui viennent s’y agglomérer. Les opinions les plus bruyantes ne poussent pas nécessairement leurs racines jusque dans les ultimes profondeurs du Moi conscient. Contradictions d’intérêts ou de croyances, rien ne donne à penser, dans l’histoire des évolutions accomplies, que les hommes pourront cesser un jour, puisque divers, d’être intellectuellement divisés. Dans l’ordre dispersé se déroule la marche à la connaissance. Le mobile consensus ne peut se faire que sur des parties d’observation vérifiée.

Dans les champs de l’imagination, comme sur les interprétations mêmes de l’expérience, l’occasion de se contredire ne cessera d’être prodiguée à nos neveux jusqu’aux éclats de lumière sur quelque point que ce soit. Ce n’est pas la science, c’est l’Église qui a besoin d’un assentiment silencieux. Sur les données acquises de la connaissance, qui vont toujours croissant, l’accord universel continuera de se faire, de se développer, sans aucune peine, tandis que la « Révélation » cherchera vainement des auditeurs à foudroyer. Dans la complète liberté de dire, la science, impassible, poursuivra son chemin.


Le nom personnifié, divinisé.


Le ciel s’offrait à tous les yeux avec son soleil, ses astres, ses nuages mouvants. Aussi l’océan tourmenté, la terre avec ses animaux, ses plaines, ses montagnes, ses fleuves, ses tempêtes. Les premières réactions de l’intelligence, quand se présenta l’idée de la plus vague analyse, ne pouvaient être, aussitôt le stage de la parole franchi, que d’assigner aux choses un nom pour des ébauches de classements. Aux livres saints le souvenir en est demeuré. Dans la Genèse d’Israël, c’est l’homme lui-même qui impose ce nom par la vertu de sa voix articulée, tandis que dans les cosmogonies de l’Inde, c’est le Dieu lui-même qui donne cette première leçon de langage à l’homme désemparé.

« C’est en noms que nous pensons », remarque Hegel, ainsi que j’ai déjà noté. Mais ce nom, sur quoi le fonder ? De premier mouvement, la question se trouva résolue. Quelle autre désignation possible, en effet, que celle de notre sensation ? L’attribut, le qualificatif, exprimant l’effet produit sur nos sens, s’imposait en l’absence de toute autre ressource d’expression. Pour l’Aryen des Védas, le ciel fut Dyaus, c’est-à-dire rayonnant, brillant : qualification pour dénomination.

Il s’agissait d’abord de distinguer l’objet. Mais le même qualificatif pouvait aussi bien convenir, selon les circonstances, à d’autres phénomènes. Le soleil n’est pas seul à briller. C’est ainsi que l’adjectif, sans ombre d’analyse, se trouva bientôt promu à la dignité de substantif dénominateur. Dyaus devient le rayonnant, le brillant, par excellence. Dès lors, le ciel aura son nom particulier ; donc les contours d’une réalité individuelle. Ainsi le mot Dyaus qui n’est que le nom d’un astre éblouissant, passera, avec les migrations du sanscrit, au grec Zeus[33], Theos ; au latin, Deus ; Dies, le jour ; Dies-Pitar, Jupiter, le Jour-Père ; au français, Dieu, etc… Ironie de penser qu’un de nos premiers Dieux fut de la voûte lumineuse. (Varouna dans l’Inde, Ouranos chez les Grecs), qui n’est qu’une apparence. Mais que faut-il de plus pour une Divinité ?

Ce déplacement verbal, d’inadvertance imposée, ne fut qu’un simple écart de langage, mais entraînant avec lui, par la fixation du nom dominateur, la suggestion d’une figure de personnalité en action. Avoir un nom, c’est s’individualiser, être d’une vie particulière. Quoi de plus naturel que d’assimiler les énergies ambiantes, dont le tumulte nous harcèle, à l’énergie personnelle d’un Moi, comme celle que chacun sent vivante au fond de lui-même ?

Les rudimentaires intelligences y coururent d’élan. Et, du même coup, toutes les puissances mondiales, passées, par le glissement des mots, de l’état d’attributs au rang de personnalités, prirent aspects de volontés maîtresses de l’homme et de son univers. Redoutable déviation du verbe, entraînant celle de la pensée. Une originelle doctrine des choses surgit par là d’emblée, suivie d’une obsession de rites qui vont prendre possession de nos émotivités.

Tout cela par la vertu des abstractions réalisées[34] — réalisées jusqu’à la personnification — donnant une apparente forme d’existence individuelle à la simple déformation d’un mot qui n’exprime rien qu’une réaction de notre subjectivité. Capitale ressource du langage demeure cette faculté d’abstraire, c’est-à-dire d’isoler subjectivement un caractère, une qualité de l’objet par le moyen d’un verbe sans correspondance objective. Il y a des objets blancs : il n’y a pas de blancheur. Il y a des hommes honnêtes : l’honnéteté n’est qu’un nomvsans existence particulière.

Les abstractions réalisées sont ainsi devenues des abstractions personnifiées, divinisées. La sagesse, la justice, par exemple, qui n’expriment que des caractères d’humanité, se sont trouvées Déesses avec des temples et des honneurs — encore aujourd’hui figurées par des statues, tombées des célestes hauteurs au rang modeste de symboles ou d’allégories — caput mortuum de Divinités déchues. C’est ce que Locke appelait : « prendre des noms pour des choses ». Combien plus de périls encore à prendre des noms pour des Dieux[35] !

Max Muller lui-même, qui se donna tant de mal pour ajuster sa haute science aux conditions du Dieu officiel de nos jours, s’est vu contraint de souscrire à l’observation de Locke en ces termes formels : « Les nations de l’antiquité ont laissé prendre le caractère de puissances surnaturelles ou de personnalités divines aux noms des objets naturels, tels que le ciel, le soleil, la lune, l’aurore, les vents. Elles ont offert un culte et des sacrifices à des noms abstraits, comme le Destin, la Justice, ou la Victoire. » Que de grâces si le mal n’eût été que des « nations de l’antiquité » ! Le savant mythologue n’a pas voulu pousser son investigation jusqu’à nos jours. Notre laissé-pour-compte de statues animées n’a qu’insuffisamment retenu son attention. Mieux que personne, pourtant, il eût pu voir comment les abstractions continuent de s’incarner à nos yeux en des personnages de mythes divinisés. L’Immaculée Conception, représentée par une statue offerte aux adorations, est l’une des plus notables au présent jour.

On comprend ainsi que Démocrite, devançant Locke, ait comparé les mots à des statues vocales, c’est-à-dire à des formations de sonorité revêtues des apparences d’une vie dont notre inconsciente puissance de réalisation aura bientôt fait des personnalités divines. Statues d’abstraction, personnages de mots déifiés. « La langue, cette mère des Dieux », a dit un Allemand ! Nomina, Numina, avaient prononcé les Romains. Ce sont les noms qui nous ont fait des Dieux. Le phénomène est d’une telle clarté qu’Hésiode ne songe pas même à feindre de s’y tromper. Loin de là, le chantre des dieux se plaît à montrer tout à nu l’impénitente candeur d’une âme de poète dans ses crises d’hallucinations : « Hys, fille de l’Océan, s’unit à Pallas et eut de lui l’Ambition, la Victoire, la Force, la Puissance, glorieux satellites de Zeus. » Où peut-on voir plus clairement la dérivation du mot abstrait à la réalité ?

Nous sommes à la source de la fameuse lutte des Nominalistes et des Réalistes qui dressa les uns contre les autres, au Moyen Âge, ceux qui ne voyaient dans les mots que des verbes correspondant à des formes de pensées, et ceux qui y voulaient faire vivre l’absolu d’une réalisation. Tout le scénario de la théologie se trouvait en cause, et, de ce point de vue, rien n’est plus instructif, dans l’histoire de l’esprit humain, que l’analyse, même sommaire, des arguments échangés. On peut dire que l’avenir de la pensée humaine se joua dans cette partie. Il nous paraît, aujourd’hui, que la position des Réalistes ne pouvait pas être sérieusement défendue. En ce temps-là, c’était une autre affaire, et les invectives et les excommunications prouvaient assez que le dogme était en jeu. Abélard ne put sauver sa position que par le distinguo du conceptualisme, et sa déplorable fin fut jugée châtiment du Ciel.

Plus tard, pour se moquer des réalistes, après avoir été des leurs, Occam s’amusait à dire : « Ne créons pas plus d’êtres qu’il n’est nécessaire ». On en avait créé autant qu’on avait pu. On continue encore — syncrétisés en un Dominateur unique, qui ne fait qu’assumer toutes les responsabilités de l’univers pour s’en décharger allègrement sur nous.

Y a-t-il, enfin, un plus bel exemple d’abstraction divinisée que le culte laïque de la Déesse Raison, célébré à Notre-Dame par de puérils « révolutionnaires » qui, prétendant bouleverser de fond en comble la vie mentale du genre humain, n’avaient rien trouvé de miens, pour faire pièce à l’Être suprême de Robespierre, que de diviniser une faculté de l’intelligence, c’est-à-dire un état organique de l’homme, sous la figure d’une Déesse plus proche de l’humanité : la Raison[36]. Fut-il jamais tel aveu d’impuissance de « révolutionnaires » à qui la faillite de l’ancien régime avait imposé le devoir de réviser leurs propres conceptions pour se faire une nouvelle destinée ? Seizième et dix-huitième siècles avaient dûment préparé le labeur. D’un terrible fracas de paroles, que vit-on sortir ? Une métaphysique révolutionnaire, une métapolitique à blanc. Des principes divinisés, sans que personne s’enquît si le problème n’était pas moins de les proclamer que de savoir comment l’homme se trouvait en état de se les assimiler pour une pratique ultérieure. Liberté, Égalité, Fraternité !

Pour la révolution totale de l’humanité présente et future, la Déesse Raison faisait simplement reparaître les anciennes visions d’apparences où notre trop faillible faculté de connaître s’était laissé dévoyer. Dans l’espérance de nouveaux chemins on revenait bruyamment à l’ancienne impasse d’une idéologie sans substratum profond. Trop significative leçon ! Les hommes qui se proposaient de substituer le gouvernement des idées aux violences de la Divinité déchue ne découvraient rien de mieux que de rendre hommage à d’autres vocables pour l’imprévu maintien des effets condamnés, quand la question était d’agir les « idées », au lieu de les parler.

Sous ce titre : Le Triomphe de la République[37], une gravure en couleur, d’après Boissieu, nous révèle avec une touchante candeur l’idylle rationnaliste de ces temps. Du Sinaï révolutionnaire, le buisson ardent, couronné d’un cartouche où s’inscrivent, dans les éclairs, l’Acte constitutionnel et les Droits de l’Homme, lance des foudres qui vont frapper l’hydre symbolique de toutes les abstractions ennemies dont les représentants tendent hors de la mare infernale des mains désespérées. Cependant, sur des plateaux champêtres, autour de l’abstraction Liberté (réalisée sous la figure d’un arbre paradisiaque) des villageois, les yeux au ciel, dansent joyeusement en rond, imités d’une troupe d’enfants, tandis que d’autres préfèrent le classique déjeuner sur l’herbe, en quoi le réalisme de l’idéologie finit par s’affirmer. Toute la nouveauté était que la Déesse au bonnet phrygien avait remplacé Jahveh. Une révolution, sous les espèces d’un recommencement. Quand vint le temps de faire autre chose que de danser, l’action « humanitaire » ne put que reparaître avec les violences dont l’Église et, par elle, l’État, avaient donné l’enseignement[38]. Les enfants quitteront donc leur ronde pour aller mourir, sous Napoléon, dans les neiges de la Russie, sans même se demander ni pourquoi, ni comment.

On avait voulu délivrer le monde. On n’avait même pas pu se délivrer soi-même des primitives procédures d’intelligence qui avaient immobilisé l’homme dans le culte des entités. Le Triomphe de la République avait changé le nom des idoles. Bientôt, au travers des batailles, une autre idole brutalement personnalisée allait frayer ses voies. Quand l’homme aura fait justice de toutes tonnes d’idolâtries, peut-être se résoudra-t-il à se contenter d’être pleinement lui-même, avec le regret de n’avoir pas commencé par là.


Les mythes.


Pour nous achever, voici que la métaphore, légitime et magnifique opération de l’esprit, va créer et faire vivre les mythes en des aventures de rêves dont le pullulement et la confusion nous installeront au cœur d’un monde imaginaire où des conjugaisons de Dieux et de Déesses figureront des phénomènes cosmiques personnalisés[39]. La métaphore n’est rien qu’une comparaison plus ou moins suggestive, qui, par des évocations d’analogies, nous permet de substituer des mouvements de figures vivantes aux successions d’images venues de la sensation.

Point d’abstraction, point de métaphore, et notre pensée serait sans ailes, et notre langage articulé n’aurait pas conquis pour nous des hauteurs de domination. Cependant, il y a des contreparties de tout, et la beauté de cette prodigieuse envolée d’images vivantes se rachète par la difficulté de nous retenir sur les pentes des fictions, où trébuche notre raison raisonnante au contact des figures de sonorité.

Si nous en devons croire des auteurs, cette automystification du langage, signalée chez les peuples aryens, ne se rencontrerait pas au même degré dans les langues sémitiques à cause de la racine du mot, toujours dominante, qui ne permettrait pas l’illusion. Ici, ce serait l’idée de la Puissance abstraite sans forme, sans couleur, et, partant, sans images, qui resterait souveraine.

Je vois bien, en effet, que le sémitisme n’a point de mythes au sens hellénique du mot, et semble même, comme l’Asie primitive, proscrire les figurations — sa poésie aptère se refusant à cette transposition du rêve. Mais il n’en a pas moins personnifié la manifestation des phénomènes, séparément ou dans leur ensemble — polythéisme ou monothéisme — après avoir passé par la suite des originelles idolâtries. La structure de la langue me paraît simplement demander une procédure différente des mêmes opérations de mentalité profonde pour arriver aux mêmes fins.

Comme je l’ai noté, la manifestation des phénomènes suscite en nous l’idée d’une Puissance que nous supposons volontaire par analogie avec ce qui se passe en nous. Pour l’exprimer, l’Aryen peut prendre l’attribut physique à dramatiser, et le Sémite, l’attribut non figuré, faute d’une suffisante fertilité d’imagination. Sans le secours des images pour rêver, le Sémite se donnera (et nous a même donné) un Dieu hors des déterminations de l’Indo-Européen, qui a pris sa revanche avec sa Trinité, sa sainte famille, et son peuple innombrable de saints évoquant le souvenir des héros légendaires de l’Hellade. Combien d’analogies dans ce qui paraît superficiellement différer !

Le caractère des premières idolâtries sémitiques fut nécessairement conforme, comme partout, aux données provisoires d’une superficielle observation. L’idée abstraite de Puissance demeure, à travers tout, de même effet, puisqu’elle ne diffère de l’anthropomorphisme mythique que par des contours moins précis d’une personnification supérieure où demeurent attachées toutes les violences d’un arbitraire sans frein.

Max Muller nous fait toucher du doigt le contraste d’Eschyle montrant « la pluie qui tombe du ciel amoureux pour féconder la terre », et de Job qui, pour le même effet, charge son Dieu prosaïquement « de crever lui-même les outres du ciel ». Qu’y a-t-il au fond de cette différence ? Richesse, ou pauvreté d’images. De formations diverses, les mêmes états de mentalité ne pouvaient manquer de se rejoindre pour suivre le même cours. Combien plus simple et plus difficile en même temps de dire tout uniment : « Il pleut[40]. »

Le mythe n’est donc que l’affabulation métaphorique des phénomènes représentés par de fictifs personnages d’abstraction vivifiée, dont les activités individuelles manifesteront les rapports des mouvements du monde qui se déroulent sous nos yeux. C’est ce qu’exprime ainsi M. Decharme : « Le mythe est l’acte inconscient et nécessaire par lequel l’esprit de l’homme, encore incapable d’abstraction mais non de métaphores, en vient à concréter les mouvements des phénomènes pour les faire vivre en figures de surhumanité ». Poème des exploits divins, où l’homme, toujours victime de sa propre duperie, se laissera détourner des phénomènes impersonnels par les vocables de personnalités qui vont traduire en action dramatique tous phénomènes mondiaux dont l’observation positive se trouve, à ce moment, hors de portée. Qui ne sait aujourd’hui, par exemple, que le mythe de Démèter et de Hadès, avec le séjour de Perséphone partagé entre la terre et les enfers, n’est qu’un schéma dramatisé de l’alternance des saisons.

Selon les lieux et les temps, le même Dieu se trouvait le héros de mythes différents, parfois inconciliables, et, malgré tout, souvent confondus. J’ai déjà fait remarquer que le soleil éclaire, échauffe, féconde la terre, ou dessèche, brûle et tue. Pour dire ces œuvres contradictoires, ne lui faut-il pas des noms différents, puis des fables tout opposées ? Jaillissant de l’homme en une effervescence de rêves, tous les mythes, en foule pressée, s’élancent éperdument à la rencontre les uns des autres, pour

s’entre-croiser, se rejoindre, se superposer, se séparer et reprendre la suite d’aventures dont la trace souvent s’est perdue. Comment se reconnaître dans cette folle jungle de végétations emmêlées[41] ?

En ces âges de jeunesse, la connaissance était de poésie, c’est-à-dire d’une action fictive qui ne pouvait pas se distinguer encore de notre actuelle conception de la positivité. La joie pour le poète était de voir fuser des Divinités de ses lèvres, comme perles, diamants, rubis, aux princesses de féeries. Rien pour

régler l’essor de ces folles envolées. Les poètes chantaient, et les hommes se laissaient ravir à l’extase. Mais il fallait retomber sur la terre, où la prose attendait son jour.

Peut-on vraiment s’étonner si la morale de l’Olympe n’était pas exemplaire ? En pouvait-il être autrement, lorsqu’une simple conjugaison de phénomènes se traduisait en l’union, plus ou moins scandaleuse, de personnages divinisés ? Pour expliquer l’immoralité des mythes helléniques et les unions trop libres dont les chrétiens faisaient si grand tapage, on a voulu que les cultuels de ces âges n’aient vu dans leurs Divinités que les objets ou les phénomènes représentés : astres, nuages, vents, mers, fleuves, montagnes, forêts, dont les rencontres symboliques étaient, comme un problème de mécanique, étrangères à toutes questions de moralité. Pour les obscurs débuts du mythe, cela ne paraît pas probable, puisque ce serait renverser l’opération mentale qui fit un Dieu d’un fleuve ou d’une montagne. Il fallait, au contraire, qu’avec le temps, la dépersonnalisation du mythe en vînt à s’accomplir. La moralité grecque peu différente de la nôtre, mais moins prompte à s’alarmer, peut-être, était exempte de tartuferie. Mêmes spectacles de l’Olympe et de la terre habitée.

Avec les âges, la foi active des païens vint sans doute à décroître, comme celle des chrétiens d’aujourd’hui, ainsi que l’exige la loi d’universelle évolution. Mais, de tout temps, quand l’Hellène disait Arès, Aphrodite, Héphaistos ou Poseidon, il voyait une magnification du personnage humain, comme en témoigne le théâtre d’Aristophane, et le voulait humain de tous les points de vue. Pourquoi s’étonner des folles amours de Zeus, ou de la fameuse surprise d’Arès et d’Aphrodite sous le filet d’or de l’époux offensé ? Mêmes organismes, mêmes activités de la vie.

L’évolution de la morale est depuis assez longtemps reconnue, pour que nous n’éprouvions pas trop de surprise à voir les humains, créateurs de mythiques Divinités, s’accommoder paisiblement de mœurs dont la pratique était alors, comme aujourd’hui, de la commune humanité. Les monarques d’Asie nous ont donné de leur éthique de regrettables témoignages. Les Ptolémée se faisaient un devoir d’épouser leur sœur. Et quand Auguste envoyait simplement sa litière aux grandes dames romaines qu’il voulait honorer de ses faveurs, il ne faisait que préluder à tous les débordements de la décadence que son sort fut d’inaugurer. Comment donc s’étonner si l’homme, fabricateur de Dieux, ne put que les faire à son image ? Corneille flétrissait, avec Polyeucte, les adultères de l’Olympe. On ne voit pas que Louis XIV l’ait scandalisé.

Le mythe n’était point de dogme. Voilà ce qu’on oublie. Ses légendes fantastiques avaient probablement moins de dangers, pour des peuples poètes, que tels de nos romans modernes dont la licence ne s’arrête pas toujours où il faudrait. Que les inconscients créateurs de personnages mythiques se soient laissé entraîner par l’affabulation de leurs romans divins, jusqu’à symboliser mythiquement toutes manifestations d’humanité, une impérieuse logique devait les y contraindre. Ils ont conçu et fait en hommes de leur temps. Et les mêmes lois d’atavisme, qui leur ont permis de résister si longtemps aux interprétations d’expérience, les ont contraints, par force d’accoutumance, à se présenter à nous tels qu’ils furent aussitôt après la feuille de figuier.

Si je n’étais en danger d’offenser trop de mes contemporains, je rappellerais à quelles défaillances la mythique chrétienne eut le malheur d’aboutir. On ne peut ignorer que les couvents de l’ancien régime ont fini dans d’incroyables licences. Qu’eût dit notre bon Polyeucte d’Alexandre VI et de tant d’autres ? Quelle innocence du cornélien briseur d’idoles de prendre pour des romans d’éducation, de simples fictions de langage adaptées à la figuration des phénomènes mondiaux ! Avant de se livrer à ses débordements d’intolérance, que n’avait-il médité en compagnie de Lucrèce, de Cicéron, de Varron ? Que ne s’éclairait-il dans la conversation de ses contemporains ? Je ne dis rien des philosophes grecs, maîtres de la pensée romaine, dont toute parole eût dissipé sa méprise d’enfant. Des hommes qui allaient diviniser Auguste et ses successeurs avaient pris la trop juste jauge de leurs Dieux.

Par la métaphore vivante du mythe, les personnages divins se sont mis en mouvement. Ils étaient puissances impersonnelles avant d’être dénommés. Avec le nom, nous leur avons donné la vie, une vie personnelle, fictivement supérieure à celle qui nous fut mesurée. Ils en ont fait usage. Notre histoire ne sera pas moins des mouvements de l’homme que de ses Divinités.

En l’absence d’un dogmatisme de l’Hellène — pour qui (je le répète) le mythe ne fut jamais un article de foi[42] — les peuples, les tribus, les familles, par leurs aèdes, purent librement imaginer, chanter, développer toutes inspirations à leur guise, et ne s’en firent pas faute. Nos mythes des présents jours sont de même source et de même qualité. Seulement, ils sont devenus dogmes, et, à ce titre, ont prétendu s’imposer par des violences de « charité divine » auxquelles notre simple pitié humaine s’est heureusement substituée.

Ces figures célestes sont là depuis des âges. Et si l’évolution des émotivités a fait succéder des temples à des temples, et ces temples eux-mêmes à des constructions de métaphysique — dernier asile des Divinités en mal d’analyse — l’accoutumance héréditaire aux déviations mentales, aggravées de la générale faiblesse des caractères, maintiendra, longtemps encore, les coutumes d’implorations, les demandes de propitiation, les offrandes mystiques qui constituent, hors des proses de l’empirisme, la familiarité des rapports de l’homme primitif avec son monstre d’inconnu divinisé.

Sur la création[43] des mythes et de leur vie hyperboliquement romanesque, il y aurait trop à dire : des encyclopédies n’y suffiraient pas. L’institution doctrinale d’une mythologie est ce qui nous fait pénétrer le plus avant jusqu’aux originelles formations de la pensée. Qui voudra consulter Max Muller, A. Maury, Michel Bréal, Preller, Decharme, Lang, sur ces premières formations de la connaissance au contact des phénomènes en figurations de puissances personnifiées, se verra bientôt débordé par le pullulement sans frein d’extravagances propres à dérouter tout effort d’observation suivie. À ne considérer que l’évolution du phénomène depuis l’Iran et l’Inde jusqu’aux sectes chrétiennes, on devra reconnaître que les « progrès » des âges n’en ont pas sensiblement affiné l’affabulation.

je ne puis suivre ici les mythes de leur naissance à leurs développements, même en me bornant à quelques-uns des plus notables. Dans l’ordre des religions indo-européennes, l’Inde, la Perse, la Grèce nous en apportent une telle profusion en de si étranges successions d’aventures, que l’esprit en est déconcerté. Les savantes études de l’école allemande nous ont ouvert une abondante source d’interprétations positives par d’incomparables travaux sur la formation et l’évolution du langage. De magnifiques légions de chercheurs ont diversement contribué à l’établissement d’une science de la parole articulée qui nous fournit les plus sûrs fondements d’une science de la pensée. J’en ai indiqué quelques traits quand j’ai montré comment la formation des mots nous avait inconsciemment conduits à l’apparition, à la création des Dieux.

Max Muller rend un éminent hommage à Locke qui s’est bravement attaqué aux problèmes des mots, inaugurant la révolution de connaissances d’où la philologie comparée a fait jaillir d’éclatants faisceaux de lumières sur l’évolution de la parole articulée[44]. Bien que Max Muller, à la façon de Bunsen, demeure embarrassé dans les liens du primitif a priori qui a précédé l’observation du Cosmos, ces deux savants ont tracé de si lumineux sillons dans les champs de l’histoire de l’entendement humain que, du premier coup, une merveilleuse coordination de connaissances positives s’est définitivement imposée. On peut dire que, tous les jours, le soc de la charrue fait apparaître de nouvelles traces d’un passé où plongent les racines de notre vie cogitative. C’est l’homme qui se découvre lui-même dans l’acte des constructions mentales objectivant des aspects d’univers où les mouvements de son moi se trouvent englobés.

Faute de n’avoir pu saisir, dès le premier jour, les éléments, ni l’ensemble, nous avons dû nous en tenir à des conclusions hâtives sur le monde et sur nous-mêmes, hors desquelles nous n’aurions pu conduire nos premiers pas dans la vie primitive que des ancêtres, comme ceux de Néanderthal et de la Chapelle-aux-Saints, avaient inaugurée. Nous avons couru d’abord à la synthèse divine qui s’offrait à nos méconnaissances, et nous nous y sommes si bien attachés que les acquisitions fragmentaires de positivité ont dû s’y accommoder pour maintenir verbalement des conclusions de théologie dont les prémisses s’effritent sous nos pas.

L’état d’esprit de Max Muller et de Bunsen, à cet égard, est des plus significatifs. Incomparablement assoupli aux disciplines de l’observation, Max Muller est le véritable fondateur, aussi bien de la mythologie comparée que de la philologie comparée qui ne sont, au fond, qu’une seule et même science. Emporté par l’ardeur de sa recherche, il suit imperturbablement le filon des étymologies, prêt à toutes conclusions d’analyse, quitte à les raccorder, selon l’occasion, aux a priori de la synthèse divine dont il ne veut pas se séparer. On ne saurait douter de sa parfaite bonne foi. Mais combien plus obstinément s’empresse-t-il aux inférences de sa philologie qu’aux vulgaires formules des sous-penseurs experts dans l’art d’accommoder les contraires. À des moments choisis, il s’arrêtera pour poser une pierre milliaire de la Divinité, comme le petit Poucet jetait ses cailloux, en témoignage du chemin parcouru. Acquit de conscience envers le lecteur comme envers lui-même, sans qu’il s’attarde trop à distinguer.

Tout différemment procède Bunsen, généralisateur et philosophe autant que savant. Moins versé que Max Muller dans les profondeurs de sa philologie, il prend une éclatante revanche dans l’enchaînement, dans les développements de ses mythes à travers les âges chez les différents peuples, de l’histoire. Il s’agit, pour lui, de retrouver « la conscience de Dieu » dans toutes les religions de la terre[45]. Qu’est-ce, exactement, que la conscience de Dieu ? On ne peut sauver la formule qu’à la condition de ne pas la préciser. Bunsen est un savant, d’esprit religieux, qui trouve et retrouve son Dieu en toutes choses, après l’y avoir préalablement installé. Il n’attendra pas même jusqu’à Socrate pour trouver l’unité dans la confusion des mythes helléniques. Et j’en suis, moi-même, à me demander si la fiction étrange de l’Inde, qui tenait momentanément pour la Divinité supérieure celle que tout hymne se faisait gloire d’invoquer, n’avait pas projeté jusque chez les Grecs quelque chose de cet accommodement universel de toutes les Divinités concurrentes dans la synthèse des énergies plus ou moins clairement déterminées. Le passage lointain du panthéisme polythéiste de l’Inde à la prolifération des Dieux de la Grèce, sous l’autorité de Zeus, laisse trop souvent dans l’obscurité les points de soudure, et la parenté même des noms divins révélée par la philologie n’emporte pas toujours l’identité de conceptions en perpétuels changements.

Ce que Bunsen appelle « la conscience de Dieu » dans des cultes qui s’excluent, c’est, au fond, l’idéalisme originel qui a successivement personnifié toutes les énergies du monde, distinguées par l’analyse ou confondues par la synthèse, en vue d’un traitement de magie cultuelle favorisé par l’omission de tout contrôle. Il se comprend donc, sans aucune peine, que Bunsen ait rencontré des signes d’un idéalisme originel jusque dans l’aride sécheresse de la religion romaine qui finit aux vilenies du culte impérial.

Si j’insiste sur les vues de Bunsen à cet égard, c’est que je ne les juge pas aussi éloignées qu’on pourrait croire des conceptions d’une philosophie expérimentale. Sans doute, nous serons toujours séparés par l’idée primaire d’une personnalisation des énergies mondiales, qui a conduit nos pères à de fâcheuses aberrations hors du cadre de l’expérience. Mais le panthéisme a si bien rapproché l’être et le non-être, le Je suis celui qui est de Jahveh du « Je suis ce qui est du Cosmos », que, par une suite de dégradations insensibles, notre rudimentaire Dieu biblique en viendra peut-être à s’atténuer, à se dissiper. La théologie ne peut pas finir par des coups de théâtre comme le culte de la Déesse Raison. Elle ne s’évanouira que dans des régressions d’anémie, par l’effort séculaire des pénétrations de l’expérience. L’effondrement de l’inconcevable absolu sous les coups répétés de la connaissance relative.

Nous pouvons dire, non concevoir l’univers infini, puisque nous n’avons pour mesure que notre relativité. De cet univers infini, nous sommes un élément de passage dont le propre est de refléter certains aspects fuyants des choses qui nous échappent par d’autres côtés. Notre évolution est des degrés d’une connaissance laborieuse, non moins que de la conscience des limites qui s’imposent à notre pénétration de l’inconnu.

Et comme le besoin de savoir est principalement ce qui nous tourmente, et que nous voyons chaque jour notre connaissance d’observation s’accroître, nous prenons difficilement notre parti des relativités dans le cadre desquelles notre organisme nous enclôt. L’abîme de l’absolu au relatif nous sollicite, nous harcèle : nous aspirons à le combler. C’est la raison d’être de cet idéal auquel nous tendons, sans relâche, par-dessus les conquêtes de la positivité. Comme tout ce qui est de nous, l’idéal évolue du grossier fétiche du sauvage aux démesures de l’élan vital de M. Bergson, expression particulariste de l’universelle énergie. Il n’y a pas d’homme si bas qu’il n’ait un idéal à sa mesure. Il n’y a pas d’homme de si haute pensée qu’il ne cherche à s’élancer au delà. Et l’idéal a cela de beau que, ne se sentant pas sous la dépendance du Cosmos, il s’offre à chacun pour l’animer à sa guise et en obtenir toutes satisfactions étrangères aux pâles réalités.

S’il faut dire toute ma pensée, c’est plutôt la conscience de ce qui lui manque que la sensation de ce qu’il possède, qui place l’homme au-dessus des reptations de l’animalité. Nous ne sommes vraiment complets que par la sensation d’inachèvement que nous apporte l’imperfection de notre connaissance. De la connaissance animale à la connaissance humaine, il n’y a que des degrés. L’aspiration au delà de lui-même est ce qui met l’homme pensant au-dessus de tout. Quand Bunsen, de si vaste intelligence, borne ataviquement sa tension d’espérance au contact d’un anthropomorphisme divinisé, il ne fait tort qu’à sa pensée, coupant les ailes de l’imagination au moment même de l’envolée parce qu’il s’obstine à vouloir trouver dans l’homme un objet d’anticipations supérieures aux réalités du Cosmos.

L’absolu de l’univers que nous ne sommes pas destinés à connaître, est-ce donc autre chose qu’une simple constatation d’existence, et ne pouvons-nous pas prendre notre parti d’un univers sans fin, quand nous découvrons que l’idée de limite n’est qu’un jeu de nos sensations ? N’est-ce pas cette fusion du rêve et de la pensée qui suscite, dans tous les ordres de nos activités, des suppléments d’efforts au profit de ce qui peut être l’inaccessible. La connaissance de rapports nous permet d’en mouvoir quelques-uns en vue de buts déterminés. Par là nous agissons sur le Cosmos et sur nous-mêmes pour des effets d’appropriation qui vont toujours croissant. Quoi de plus propre à nous encourager dans la persévérance des efforts dont nous touchons des résultats ? Où serait le prétexte au renoncement oriental qui a trop longtemps détaché l’Asie de ses destinées ?

Si l’homme se trouve en voie de perdre irrémédiablement son Dieu, l’heure est venue pour lui de se chercher lui-même et, s’étant retrouvé, de tenter une vie d’évolution au delà des premiers stages de ses hérédités. Peut-être sommes-nous meilleurs que ne nous le fait croire la puérilité de notre commun personnage. Débarrassé de ses mythes, l’idéalisme appelle l’épreuve de nos facultés. Nous n’avons plus besoin de personnifier les énergies du monde pour les interroger, et nous y accommoder. Les grandes batailles des Titans contre les Olympiens s’achèvent dans la défaite universelle du surhumain.

Anciens ou modernes, les mythes ne sont plus que vaines images en voie de s’effacer. Zeus, Héra, Déméter, Héraklès, Héphaïstos, Apollon, Artémis, l’Aurore, Pandore, Prométhée et tous autres, leur jour venu, n’auront déjà plus qu’une valeur d’épisodes dans l’histoire de l’esprit humain. Pour un temps de notre intelligence, nous leur avons donné la vie. Dès lors l’abîme qui nous guette les attendait au premier tournant. Tôt ou tard, les personnalités célestes ne seront plus qu’un souvenir de féeries. Face à face avec l’univers, l’homme seul témoignera de la suprême audace de ses rêves divins, puisque sa Divinité, vainement poursuivie, c’est lui.

Il est dès à présent reconnu que la mythologie fut des premières formes des manifestations linguistiques de la connaissance humaine. Max Muller, traduisant Hésiode, éclaircit notablement le sujet quand il remarque que la formule archaïque, « Séléné tenait sous ses baisers Endymion assoupi », doit être simplement traduite en langage moderne par ces mots : « Il faisait nuit ». Rien n’éclaire mieux l’histoire des successions de phénomènes mentaux s’essayant aux interprétations du monde qui s’offre et se refuse en même temps. De premier élan, l’imagination ne pouvait nous apporter que des affabulations de métaphores, et dès que nous fûmes aux prises avec des personnalités surhumaines diversement caractérisées, notre animation évolutive s’installa dans le poème d’un rêve d’apothéose qui se substituait aux activités organiques de la vie pensante objectivement déterminée. De l’homme courbé sous la main impérieuse de ses Divinités volontaires, une immense épopée allait surgir, qui ne se proposait rien de moins, pour l’heur ou le malheur de nos jours, que la conquête de l’éternité. L’intervention du mythe a changé, dès l’abord, le sens même de la vie humaine. Il a pesé d’un poids mortel sur notre besoin, sur notre volonté de connaître, sur la liberté de notre œuvre de vérifications. Combien loin sommes-nous encore d’en être affranchis !

Je n’ai envisagé que l’heure poétique où le mythe apparut, alors que s’imposait, jusque dans la terreur de sa flèche ou de sa foudre, l’irrésistible séduction de sa jeune beauté. Osons le considérer tel qu’il se présentait, avec le charme du secours surhumain qui nous conquiert d’abord par les facilités d’un rêve hors des contre-parties de positivité. Plus tard, qui voudra réaliser aura besoin de connaître, c’est-à-dire de se prendre, non plus aux formes de nos fabrications subjectives mais à l’objectivité positive, pour vivre de déterminations contrôlées, au lieu de promener dans des palais de rêves des hallucinations de joies et d’épouvantes.

Apollon, l’un des innombrables Dieux solaires, a eu son jour à Délos et à Delphes[46]. Cependant, après avoir vainement interrogé l’oracle de la Pythie, il faudra en venir à la prose de l’analyse spectrale du rayon lumineux, dont les indications, à l’inverse du mythe, se fixeront dans l’objectivité. Qu’importe la défaite de Julien, si le problème demeure, en un verbalisme nouveau, de s’abandonner à l’insaisissable, ou d’accepter l’âpre corps à corps de l’homme et du Cosmos pour des accomplissements de connaissance sur lesquels notre compréhension des choses se pourra fonder ? Ce n’est pas l’apparition d’une Divinité mythique, ni le récit de ses aventures, qui pourra nous éclairer sur les rapports des valeurs de subjectivité ou d’objectivité parmi lesquelles nous avons tant de mal à frayer notre voie. Du mythe le plus barbare jusqu’au plus raffiné, la succession n’atteste que des recherches de lumières ou le rayon visuel de prime saut se laisse dévier.

Les heureuses enquêtes de nos savants ont commencé de déblayer le chaos des abords de la mythologie. Échappant au contrôle, nos mythes se trouvent superlativement doués d’une puissance qui confère aux fidèles la tentation d’abuser. Les plus doux, comme notre Galiléen lui-même, portent le poids d’inouïes persécutions[47]. Pour l’histoire particulière des grands mythes je renvoie le lecteur aux savants. Non que la biographie de chaque personnage mythique ne soit un merveilleux sujet de commentaires, surtout à l’heure des cosmogonies. Mais je ne sortirais pas vivant d’un tel fourré. Toute la mythique est d’affabulations juxtaposées qui n’ont cessé de réagir les unes

sur les autres, au hasard des migrations ou des simples déplacements d’aèdes créateurs.

De par leur propre loi, les mythes ne peuvent être d’une inspiration doctrinale. L’aède n’aura besoin que de sa propre inspiration pour les dire. Et dès qu’ils seront dits, ils prendront place de vivants dans les hallucinations de l’inconnu. Ce qui a tenté le génie de l’un repousse le génie de l’autre pour toutes diversités de poétiques interprétations, dont l’arbitre sera nécessairement la masse flottante des ignorances selon les dispositions obscures du moment. Les foules sont diverses et les aventures des personnages mythiques se croisent, s’entremêlent à tous moments. Des régions d’émotivités cultuelles, des patries mythiques se détermineront, aux fortunes des noms confondus avec les phénomènes. Qui donc oserait seulement tenter de faire le compte des mythes solaires ?

Le cas étant de linguistique, des érudits ont dépensé leur existence à pratiquer des voies d’accès dans cette confusion de légendes et de personnages partout et toujours emmêlés. Michel Bréal sur le mythe solaire d’Héraklès et de Cacus, Decharme dès ses premières pages sur les mythes de la Grèce, vous montreront, cependant, qu’à travers toutes les voies brouillées, des pistes d’objectivité peuvent être suivies. Que dire de l’Inde ? Où trouver les moyens de rapprocher, de lier, d’ordonner une telle matière en vue d’une synthèse des procédures de l’esprit humain, quand il faut remonter jusqu’aux sources de la pensée humaine pour retrouver, la trace mystérieuse des parentés de tous les Dieux de tous les temps. Quoi qu’il arrive, de grandes avenues de lumières sont déjà pleinement amorcées.

Il faudrait pousser jusqu’aux extrêmes frontières des origines lointaines, au temps où la subconscience des mentalités primitives portait plus aisément les intelligences à concevoir l’invisible en action sur le monde, que des objectivités de rapports qui demanderont des millénaires pour être imparfaitement débrouillés. Par le moyen des débris de langages, quelles monographies reconstruire des mythes assyriens, chaldéens, hindous, persans, égyptiens, grecs, latins même, pour ne citer que les plus notoires, avec des superfétations d’empiétements réciproques à constater, à interpréter ! Quels classements, quels développements à poursuivre ! Quelles fables, disparates ou similaires, vont s’entre-croiser, se confondre, se dénaturer ! Quels assauts d’hypothèses ! Quelles inductions de cinématographie ! Quelles inférences des élans de métaphysique qui ont donné, par le moyen du mot, toutes formes de personnalité à de simples appellations ! Tout cela, cependant, n’est rien de moins que le signe des premières réactions de sensibilité humaine dont la trame profonde réalise les directions originelles des connaissances et des méconnaissances mêlées.

Regardez-les dérouler leurs cortèges, ces personnages de surhumanité en qui s’expriment majestueusement notre arrogante insuffisance, sous l’obsession des mouvements du monde et des interprétations théâtrales où s’attachent les puérilités de nos méconnaissances. C’est le début de nos « compréhensions » imaginatives dont l’évolution doit nous conduire aux installations ultérieures d’expérience confirmée. C’est la grande assemblée de tous les Dieux, déchus Ou prospères, qui ont si puissamment réagi et réagissent encore sur l’homme, leur créateur, aux spectacles de l’univers. Morts, ou animés encore à ce jour, ils avaient reçu tous les dons des figurations de la vie, sauf l’organisme d’existence qui en fait la réalité. Tels quels, ils sont le miroir ou l’homme, les yeux mi-clos, a pu se voir passer, car il s’est dit spontanément lui-même en les Dieux par lui suscités. Pour arriver à se comprendre, il faut qu’il juge d’abord l’œuvre vraiment créatrice en laquelle il s’est manifesté. Dans ses Divinités cruelles ou bienfaisantes, il a marqué des temps de son évolution. Remontant la piste des âges, il nous appartient de retrouver la suite des concordances qui révèlent, dans nos Dieux, nos passages d’humanité, pour induire une vue de l’homme réel d’après les contours du personnage divin figuré.

Des enchaînements reconnus, d’autres devront s’ensuivre. Car nous ne sommes jamais qu’un moment qui s’écoule, et, puisque tous nos moments se commandent, il nous en faut venir à les déterminer d’ensemble par leurs effets. C’est ainsi que nos interprétations relatives demeurent du plus haut prix pour l’accomplissement de nos destinées. Nos personnalités mythiques ont pu charmer les voies, au risque de les brouiller. En elles nous avons dénommé des façons de non-être imaginativement animées. Aussi, du jour où l’observation a pu produire ses témoignages, la cause fut-elle jugée. Quelle qu’ait été votre histoire, ô mythes tantôt couverts de sang, tantôt rayonnants d’impeccable beauté, vous avez exprimé des passages d’idéal qui vous assurent, païens ou chrétiens, une place de premier rang dans l’histoire de la pensée. Vous avez connu tour à tour grandeurs et défaillances, mais vous jalonnez encore le lumineux sillon ou les profondes aspirations de l’homme se sont développées. Avec reconnaissance, il nous plaît de nous en souvenir quand Isis ne nous montre plus qu’un voile pour jamais déchiré. Saluons le crépuscule des mystères. L’heure de connaître a sonné.


Les Dieux évoluent.


Du jour où l’affabulation divine du monde eut conquis l’assentiment universel, toutes envolées d’imagination devaient se donner carrière dans le libre champ des poésies effrénées. Mais, avant même que la plus timide observation eût réclamé ses droits, des inquiétudes, des doutes, — honneur de l’esprit humain, — spontanément surgirent, par lesquels commença la grande bataille des idées qui ne connaîtra pas de fin. C’est la gloire de l’Inde d’avoir hardiment, dès le premier jour, aiguisé d’un doute ses divinisations spontanées. Grâce aux méthodes d’expérience, l’avenir nous apparaît aujourd’hui comme l’œuvre indéfinie d’un cheminement résolu de la connaissance vers des approximations toujours plus serrées de rapports — fenêtres closes sur l’absolu. « Vérités » d’imagination, « vérités » d’observation, où subsistent des retentissements d’émotivités ataviques dont nous ne nous détacherons pas tout à coup par le simple effort d’un raisonnement. Jadis on se convertissait en coup de foudre :

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée.

Aujourd’hui, l’obligation nous est venue d’apprendre lentement, dans une pénible tension de labeur. Et le plus vif du drame restera de ce heurt des puissances dans notre effort audacieux d’une pénétration de la pensée humaine, dans les profondeurs d’un monde planétaire que le moindre accident de chauffage aux fournaises solaires pourrait soudain anéantir.

Ce fut tardivement qu’Athéna symbolique — sagesse et science réunies — put jaillir, tout armée, de la tête de Zeus. Depuis des âges inconnus, nos premiers Dieux avaient pris possession des primitives activités du rêve où se perdait la connaissance. Avec leur culte propitiatoire, les plus séduisantes Divinités ne pouvaient avoir qu’une valeur momentanée d’improvisation soumise aux contrôles d’une expérience à venir.

Seulement, en cette affaire, d’autres questions se trouvaient engagées que la recherche d’une interprétation de l’univers, pour l’avantage de connaître et ses conséquences utilitaires. « La crainte a fait les premiers Dieux ». Soit. Mais en quelles formes d’aspirations, en quels dynamismes d’émotivités ? Sous les mêmes dénominations, les mêmes Divinités, issues des mêmes émotivités humaines, se différencieront, pour manifester des aspects de correspondances avec les mêmes activités cultuelles en d’autres lieux. L’Héraklès de Tirynthe, la Héra de Samos avaient des congénères, comme toutes nos « Notre-Dame » d’aujourd’hui. Nos diversités d’accommodations se préciseront même jusqu’à nous engager, aujourd’hui encore, dans la familiarité de quelque personnage des légendes sacrées comme truchement auprès de la Divinité. Nés de l’homme, les Dieux s’adaptent à leur humain créateur en vue d’une entente réciproque à réaliser. Avec les activités des intelligences en évolution, les Divinités, par nous modelées dans la substance de nos pensées, de nos sentiments, n’étant et ne pouvant être que des figurations agrandies de nous-mêmes, se trouvent dans l’obligation de suivre nos développements. Il faut qu’elles évoluent, puisque nous évoluons. Dis-moi quel Dieu tu as et je te dirai qui tu es, ou plutôt qui tu te dis, qui tu te crois, sans pouvoir te réaliser. Le Dieu suscité de nous pour nous guider, nous suit à tout moment comme l’ombre qui ne peut se détacher de nos gestes, et se voit tenue de se conformer, d’âge en âge, aux développements de nos propres réactions en perpétuel devenir.

En notre compagnie, nos Dieux évoluent donc selon la mesure précise où nous évoluons. Il n’est nul besoin d’entrer dans des raisonnements pour faire comprendre que la cruauté des Dieux primitifs est simplement le reflet de l’état d’esprit qui les fit naître, et que des annales des mentalités divines doit sortir une histoire correspondante des évolutions de l’humanité. En fait, chaque croyant se fait une idée de son Dieu en accord direct avec ses propres états de mentalité, d’émotivité. Si bien qu’il y a vraiment autant d’adaptations de la Divinité, autant de Dieux, que de fidèles en oraisons.

Je n’oserais pas dire qu’il en résulte des figurations de pensées et de sentiments propres à nous gonfler d’orgueil, puisque nous ne découvrirons au fond de tout cela que des évolutions de sensibilité humaine en des formes de servitude apitoyée sous une omnipotence irrésistible. De la dalle de l’antre de Délos, avec sa rigole où coulait le sang des victimes, jusqu’aux bûchers où prétendait s’exprimer la grande charité chrétienne venue du malheureux Galiléen, ou donc fut le progrès ? C’est que les Dieux, dits immuables, n’expriment que des états passagers d’évolutions humaines, tandis que, tour à tour conscients et inconscients de nous-mêmes, nous mettons plus aisément nos fixités provisoires dans des formules verbales, qu’en des réalités vécues. Et puis, il n’y a pas que le sang de Délos et les bûchers. Il y a le Bouddha, il y a Socrate, il y a Jésus et son François d’Assise. Du délire du mal au plus beau sacrifice de soi, extrêmes oscillations d’un pendule, dont nous cherchons l’amplitude difficile à déterminer.


Compositions de résistances.


Depuis combien de temps serions-nous affranchis des primitives terreurs, si nos plus hautes facultés d’analyse et de synthèse n’avaient trouvé devant elles la résistance obstinée des émotions obscures d’aïeux inadaptés aux disciplines de l’observation ? C’est qu’aux premières tentations de la connaissance positive s’oppose l’atavisme puissant des émotivités originelles, dont l’ébranlement profond retentit encore en nos pères, en nous-mêmes, en nos enfants, Et quelle force irrésistible quand des puissances d’organisations dogmatiques viendront les formuler, les imposer ! Pour exhaler de justes plaintes sur nous-mêmes, il faudrait que nous commencions par nous comprendre, et si, nous avions pu nous comprendre, ne nous serions-nous pas épargné une très notable partie des plaintes à exprimer ?

Nos investigations du monde vont s’accroissant chaque jour en étendue, comme en profondeur. Il en est résulte un perpétuel devenir d’activités changeantes, à inférer logiquement d’acquisitions successives. Pouvons-nous dire que ces merveilleux progrès de notre entendement aient vraiment abouti à des évolutions d’activités morales correspondantes ? La question peut paraître délicate à poser. Nous n’en sommes pas moins tenus de nous y arrêter.

Il est bien entendu que l’émotion, la pensée, l’acte d’hier, sont l’engrenage naturel de l’émotion, de la pensée, de l’acte d’aujourd’hui, caractérisés par l’élan éventuel des impulsions successives. Ainsi le veut l’inconscience des activités héréditaires où les premiers mouvements de notre vie trouvent toutes commodités pour les fâcheuses douceurs du moindre effort. Paresse d’esprit, difficulté de rompre l’ancien ajustement d’accommodations spontanées pour s’aventurer aux pénibles réalisations d’idées qui dérangent l’ordre de nos accoutumances organiques. Ajoutez la défiance des hardiesses mentales nécessairement choquantes pour la foule inerte que ses passivités d’ignorance induisent à se ranger d’abord sous l’autorité des puissances établies. Malgré notre naturelle curiosité des choses, tout conspire donc ainsi à nous figer dans les primitives stupeurs de l’inconnu par une appréhension spontanée de troubler la paix atavique du non-savoir.

On a cru fort longtemps que l’instruction profusément répandue[48] allait faire évoluer l’homme d’une façon presque instantanée, comme il se faisait dramatiquement autrefois par le coup de théâtre des conversions religieuses. Le résultat n’a pas correspondu aux espérances. De cela, plusieurs raisons. D’abord, la sorte d’instruction distribuée à notre jeunesse, malgré de notables progrès, est encore trop d’a priori pour qu’on en puisse attendre une évolution de positivité à bref délai. Il ne suffit plus de dire : « je crois. » Le problème est de s’assimiler des connaissances expérimentales, et d’en tirer courageusement des conclusions personnelles pour l’activité d’une vie nouvellement orientée. Une telle entreprise est à répercussions fatalement lointaines. Elle veut du temps, beaucoup de temps, pour la formation d’esprits affranchis de la rigidité des ascendances, et surtout pour les changements de réflexes qui sont l’armature de la vie.

Jusqu’ici, notre principal effort a été de rapprocher, de « concilier » deux sortes d’éducations contradictoires. L’une, d’a priori, offerte comme fondement universel de toutes les décisions capitales de l’existence. L’autre, d’un répertoire de connaissances positives d’où toute conclusion positive est bannis, pour ne point heurter les contreparties du dogmatisme ancestral auquel, par tant d’intérêts d’ordre social, les familles demeurent attachées.

Qu’en advient-il ? C’est que le plus clair résultat se trouve d’un enseignement d’existence à double face dont l’enfant saisit trop vite les commodités générales pour être tenté de s’en départir. N’est-ce pas la famille qui a formé le foyer par la réglementation implicite de toutes émotivités ? Est-ce donc de la famille, et surtout des influences féminines profondément inspirées de l’esprit de conservation, qu’on peut attendre des initiatives d’audacieux changements ? On ne manquera jamais de raisons pour justifier la trop facile défaillance des caractères, et l’ajuster aux permanences d’intérêts par lesquelles le monde social est dominé.

Et puis, chacun va-t-il vraiment se donner tant de peine pour établir rigidement le bilan de sa propre pensée au risque de toutes conséquences ? Il est si commode de se laisser vivre, quand, des deux pôles de la vie humaine, l’imagination et l’avantage prochain, toutes les puissances concourent, avec les séductions du moindre effort, en faveur d’une « paix » de l’heure présente, à travers les incessantes déceptions de la vie.

— Laissez-nous espérer, gémit une dolente plèbe. Si votre vérité nouvelle doit nous paraître dure, n’empêchez pas qu’on la ménage aux faiblesses de nos âmes. Qu’importe l’hallucination d’une autre destinée si c’est la source même de notre force de vivre celle-ci ? Dans l’intérêt du bon ordre sur la terre, nous nous résignerons à la menace des tortures de l’autre monde, car il « faut » que les méchants y croient, bien qu’on les y voie des moins inclinés. Pour les félicités éternelles, nous nous y jetons d’une ardeur sans seconde. Il nous serait si doux de retrouver ailleurs les félicités de la terre sans ses maux, et s’il y a des maux éternels, nous voulons faire confiance aux atténuations de la providentielle bonté. Tout ou partie des réparations de nos misères, voilà ce que nous voulons espérer. N’est-ce donc rien que déjà nous puissions jouir, en deçà de la mort, de joies anticipées ? Qu’on nous laisse les fantômes de la nuit plutôt que de nous aveugler de soleil.

Quels arguments pour répondre à qui refuse d’argumenter ? De forts et de faibles l’humanité se compose. Si la vie terrestre est aussi misérable qu’on nous la représente, quelle accusation contre ce Dieu créateur de qui nous voulons attendre une chanceuse réparation du mal qu’il a, lui-même, causé ! En retour, si la loi de l’homme est de penser, de chercher à connaître, tandis que la pathologie de sa faiblesse le condamnerait à se contenter des rêves à peine dégrossis de l’enfance, que chacun suive donc la fortune de son courage. Au-dessus des défaillances inévitables, il y aura des hommes de volonté, des caractères de puissance, pour dominer d’un éclair de conscience l’inexorable inconscience du Cosmos. Et ceux-là seuls vivront d’une noble espérance, qui auront accepté des luttes sans trêve en direction d’un idéal de notre destinée.

Remarquablement, arrive-t-il encore que l’irréductible antinomie des deux impulsions opposées se réalise dans les mêmes esprits, parfois de l’ordre le plus élevé. Il suffit de citer les noms de Pasteur et de Claude Bernard. « Quand je sors de mon laboratoire, aurait dit l’un d’eux, j’entre dans mon oratoire. » Personne ne voudrait contester le génie de Newton. Il n’en est pas moins vrai que cet incomparable savant passa les dix dernières années de sa vie dans le mysticisme le plus déconcertant. L’effort démesuré des plus puissants cerveaux aura toujours des formes de contre-parties. En dépit des poussées individuelles d’atavisme ainsi manifestées, l’élite générale des humains ne pourra toujours consentir à interroger simultanément le monde par deux méthodes qui s’excluent.

Cela n’empêche pas qu’une démonstration d’expérience universellement acquise peut demeurer longtemps comme annulée en des esprits, même supérieurs, qu’une ancestrale puissance retient solidement rivés aux carcans des vieilles geôles. L’Église a paru gagner la partie au procès de Galilée. Victime de sa propre propagande, l’Inquisition, naïve, s’obstinait farouchement à empêcher la terre de tourner, parce qu’il lui paraissait que la victoire de l’observation renverserait irrémédiablement l’autorité des « Saintes Écritures ». Pauvres clercs qui se méconnaissaient eux-mêmes jusqu’à croire que la foi pouvait dépendre d’un fait d’expérience, d’un raisonnement. La même Bible, en sa Genèse, ne fait-elle pas apparaître le soleil trois jours après la lumière[49] ? Qui s’en soucie ? La terre, obstinée, finit donc par recevoir de l’Église la permission d’accomplir sa loi de nature, et tout bon croyant d’en prendre aussitôt son parti. Car les fidèles, en ces matières, ne s’embarrassent guère de la preuve. Ne leur a-t-on pas enseigné que moins il y a de preuves, plus la foi est méritoire. Galilée put avoir raison, mais l’Église ne peut avoir tort.

Lorsque, par la légèreté d’un simple, le génie du conte arabe fut sorti de sa bouteille, c’est en vain que l’imprudent entreprit de l’y faire rentrer. Créer des Dieux, il n’est que trop commun. J’en ai vu fabriquer, dans l’Inde, à la centaine[50]. Pour les contenir, et les faire rentrer dans l’ordre de la culture ultérieure, il est plus malaisé. Qu’importe, si chacun s’arroge le privilège de s’en accommoder ?

Et qu’il s’agisse de tous les Dieux qui furent jamais, ou du Créateur unique en qui Moise et Mahomet vinrent à les concréter, la philosophie de cette histoire de l’homme n’en peut être changée. Très tiers d’avoir centralisé les Puissances du ciel, à l’exemple des administrations de la terre, nos innocents chrétiens, après avoir reçu tout fait le Dieu de Moïse — jadis exclusif apanage du peuple juif — n’ont pas su se débarrasser de la Trinité hindoue et de ses divines cohortes.

Sans images peintes ou sculptées — car, pour les grands émotifs de l’Asie, l’image est une trop grossière dégradation de l’invisible — synagogues et mosquées sont demeurées tout au Dieu Un[51], tandis que nos églises s’encombrent encore de figures d’un fétichisme tombé jusque dans le culte d’un cœur sacré qui aurait accompli, chez le Dieu, les fonctions que lui attribuait, dans l’homme, la langue des temps antérieurs aux observations de la biologie. Et pour n’être pas en reste, notre moutonnement laïque s’empresse-t-il encore d’attribuer un culte de Panthéon, au cœur de nos « grands hommes », en dépit de la science élémentaire qui met définitivement cet organe hors de cause dans les manifestations du sentiment aussi bien que de la volonté.

Renan, grand ecclésiastique de laïcité, a cru que le monothéisme répondait spontanément aux besoins des populations nomades. « Le désert est monothéiste », a-t-il dit, oubliant qu’il restait au moins la voûte céleste et ses astres à regarder. La religion des juifs aurait ainsi, selon lui, commencé par le monothéisme, « produit d’une race qui a peu de besoins religieux ». Rien ne paraît moins scientifiquement établi. Dans le désert, comme partout, l’homme a besoin du feu. Il n’y a pas de raison pour que les Sémites eussent échappé à la fatalité d’un culte du foyer, aussi bien que du soleil et de son satellite qui, au désert précisément, ne peuvent être oubliés. Lorsque Moise fut appelé au mont Horeb, « la forme de la gloire du Seigneur était, au sommet de la montagne, comme un feu ardent » devant les yeux des enfants d’Israël. Le feu de l’autel, les holocaustes, le chandelier à sept branches du tabernacle, ne sont-ils pas d’assez clairs prolongements du culte primitif ?

« Tu ne fabriqueras pas d’images taillées », dit l’Exode. Cet ordre de Jahveh nous permet de prendre acte des Dieux qui l’ont précédé. C’est de Jahveh, indescriptible, informulable, qu’est venue sans doute, l’horreur, apparemment tardive, d’Israël pour toute représentation anthropomorphique de la Divinité. L’interdiction d’adorer les idoles « d’argile et de fonte » y compris le fameux veau d’or, en l’absence de Moïse, occupé à recevoir les Tables de la Loi[52], ne montre-t-elle pas le peuple s’adonnant à l’idolâtrie, sous la conduite d’Aaron. On sait comment Jahveh dut noyer dans le sang cette révolte impie. Ne voyons-nous pas encore Rachel « dérober les idoles qui étaient à son père ? » Et Laban de lui dire : « Pourquoi as-tu dérobé mes Dieux ? »[53]. L’histoire des juifs nous les montre toujours à la veille de revenir aux cultes primitifs ou de se laisser entraîner aux cultes de l’étranger. Le Baal d’Athalie en porte témoignage. Josué reproche expressément aux Hébreux de vouloir rester fidèles aux Dieux que leurs pères adoraient au delà de l’Euphrate. Quoi de plus éloigné d’un monothéisme instinctif ?

Max Muller, qui a vivement combattu la thèse de Renan, veut que le polythéisme ait été précédé primitivement d’un déisme universel. Rien de plus contraire à la simple constatation des faits. Dans la pierre, dans l’arbre, dans l’herbe, nous rencontrons partout les Dieux individuels de la primitivité. Sans s’arrêter à l’embarras du savant mythologue qui veut obstinément installer son Dieu biblique au plus profond de l’âme humaine, il est manifeste que le déisme primitif, qui place un Dieu dans une pierre ou dans le soleil, a plus tôt fait de mettre un autre Dieu dans une autre pierre ou dans la lune, que de centraliser philosophiquement toutes les Puissances d’un système du monde sous le commandement d’un suprême inspirateur de toutes les énergies différenciées.

Dans la réalité, il fut même besoin d’une longue incubation pour que « Jahveh » devînt simplement le Dieu final des juifs. Et les luttes sanglantes qui s’ensuivirent eurent moins pour objet d’agrandir son domaine que de préserver son culte. C’est à « Allah », successeur des idolâtries dans les tribus arabes, qu’échut le rôle du plus puissant soutien de la foi sémitique, tandis que Jahveh, pour sa conquête des « Gentils », eut besoin des déviations aryennes de l’hérésie du Golgotha. L’évolution des Dieux continue.

Par la multiplicité des personnages exigeant des adorations, nos chrétiens de Rome en sont arrivés à distinguer deux cultes : le culte d'adoration totale, dit de latrie, et le culte de vénération dont nos sous-Divinités ont à se contenter : le culte de dulie. Il y a plus d’actes de dulie que de latrie aux autels polythéistes de nos temples, où le Fils et la Mère, avec leur cortège d’apôtres et de saints, ont peu à peu éliminé « le Père éternel » dont les images sont devenues l’exception. De même au pays des Védas, où Brahma, le vieux créateur, qui n’a plus qu’un seul temple, s’est vu distancer dans la faveur publique par Siva et Vichnou, émanés de lui. À Saint-Pierre de Rome, allez voir une statue de bronze, décorée du nom de l’apôtre Pierre, dont l’orteil est usé par les baisers des fidèles. Quel Dieu fut honoré d’un plus fervent hommage ?

Mieux encore, à l’arrière-garde du culte chrétien, le Sacré-Cœur, Lourdes, la Salette et tous miracles du dernier cri, en sont venus à balancer la fortune d’un monothéisme verbal fâcheusement démembré. Cherchez à qui s’adresse tout dévot réclamant la faveur d’un service personnel. Tel saint fait retrouver les objets perdus. Tel autre a la spécialité de guérir le bétail. C’est le bon saint Corneille qui expose vaniteusement dans une église de Bretagne, où j’ai pu les lire, les lettres d’imploration et de reconnaissance qui lui sont adressées. Les répliques sont absentes. Le fidèle suppléera de lui-même à la modestie de la Divinité. Et l’événement dût-il n’être point suivi d’effet, ne restera-t-il pas au croyant le plaisir d’avoir, au moins, espéré ?

Si Peau d’Ane m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême,

disait le Bonhomme, qui savait trop bien que les hommes passent le plus beau de leur existence à se conter réciproquement Peau d’Ane, et, quand ils ont fini, à recommencer. N’est-ce pas ce que nous faisons quand nous introduisons, de notre chef, le miracle dans la nature, pour nous éblouir, comme si l’ordre naturel des choses ne nous offrait pas une assez belle occasion d’admirer ?

Toutes facilités pour le rêve, libre oiseau de l’espace infini. Tout le poids du plus ingrat labeur pour soutenir et régler l’élan de la pensée dans le cadre rigide où l’enferme l’inflexible loi de nos relativités. En faut-il davantage pour expliquer que les intelligences de tout ordre se trouvent généralement prêtes à suivre le vol des rêveries, et que la sévérité de la connaissance positive nous rejette à l’ambition vulgaire d’une Révélation d’emblée, hors des douleurs d’infructueux efforts. Trop bien s’explique-t-il ainsi que l’indolence orientale s’attache, de prime élan, aux enivrantes épopées de ses théologies, dût-elle s’aider du pavot et du chanvre, tandis que notre empirisme se contente de réduire à nos mesures les hallucinations de l’Asie.

Quoi de plus tentant que le rêve pour nous porter de la naissance à la mort sur le fragile pont de l’abîme, sans le fastidieux recours du balancier de la pensée ? À nous les drogues magiques qui nous donneront la vie heureuse vainement sollicitée du Cosmos indifférent. Avec ou sans poison, n’est-ce pas la conclusion à laquelle on nous mène, quand on repousse les données positives de la connaissance en alléguant qu’elles ne nous procurent pas les satisfactions souhaitées ? Que ces satisfactions nous viennent du narcotisme ou des pompes cultuelles, qu’importent les artifices d’émotivités ? Le rêveur cherche l’épanouissement de son rêve le plus loin possible du modeste horizon planétaire auquel il ne peut échapper. Les développements artificiels d’émotivités qui amènent l’homme à opposer ingénument son recours de faiblesse aux déterminations du Cosmos ne sont que jeux du moindre effort, c’est-à-dire victoires de lâcheté.

CHAPITRE IV

LES DIEUX, LES LOIS

La nuit lointaine des aïeux.


Comme les guerriers nés des dents du dragon, nous avons vu les Dieux jaillir tout armés des premiers frémissements des sensations humaines en voie de se concréter dans la gestation des pensées. De rechercher les éléments de cette primitive histoire, il n’est point de moyens au delà de prudentes inductions fondées sur ce qui s’est pu sauver du naufrage des temps. Pour la reconstitution historique des humains et de leurs Dieux (du même sang), ces chapitres de nos annales sont ceux qui devaient nous échapper le plus aisément. Quelles lumières sur l’homme de nos jours et sur ses théologies, si nous pouvions trouver quelque aide-mémoire de nos obscurs ancêtres, et noter au, passage les premiers sursauts des Divinités qui s’élancèrent de leurs lèvres sur l’aile des mots enchantés !

Tout cela, c’est la nuit, la nuit lointaine des aïeux. L’homme était encore trop près de l’existence animale pour se hausser jusqu’à l’observation de lui-même et du monde, ou même nous transmettre quoi que ce soit de ses vagues sensations. Des temps incalculables allaient s’écouler avant que s’offrît le propos de consigner le souvenir de pensées que l’oubli dispute désormais aux tardives déviations de l’histoire.

Les hommes, nous retrouvons leurs traces sur l’écorce du globe, en remontant le cours des âges. Leurs vestiges, leurs œuvres, parlent encore, sans être en état de nous dire tout ce qu’exigerait notre besoin de savoir. Que sont devenus les échos d’émotions indescriptibles qui furent de la vie en de timides poussées d’intelligences ? La planète, qui en a tressailli, ne trahira pas son secret.

Cependant voici que gravures et peintures des grottes de la Dordogne et des Pyrénées posent des énigmes précisées. Des images d’animaux, où l’art atteint une étonnante expression de réalisme, ne peuvent être seulement une œuvre d’esthétique. Nous les voyons plutôt conçues comme des représentations de fétiches en des activités de mythes inconnus. Certaines danses de figures féminines très sommaires, suggèrent l’idée d’un rite ithyphallique que nous retrouverons en divers lieux. Dès que le Dieu se lève, le mythe accourt pour caractériser l’impérieuse activité de sa domination.

En même temps que ces incroyables achèvements du burin de silex, de l’ébauchoir ou du pinceau, ne voilà-t-il pas de libres figures, d’un trait facile, qui semblent de premiers essais ? Aussi, de sauvages silhouettes d’anthropomorphiques « Déesses »[54] où l’on voit bien qu’alors la figure féminine n’avait pas encore atteint la perfection de son charme.

Ces primitives images ne vont pas sans contrastes. Beaucoup paraissent indiquer une attention particulière pour de primitifs compagnons de sauvagerie parfois domestiquée, déjà promus peut-être au rang de Divinités. Serait-il si extraordinaire que les hommes de ce temps eussent, comme ceux d’aujourd’hui, des images sacrées réunies en d’étroites retraites impropres à l’habitation — très voisines de nos chapelles ?

La liberté des interprétations indiquerait plutôt une primitive sérénité d’esprit que cette terreur dont on nous parle comme de la cause qui suscita les premiers Dieux. L’accoutumance animale de nos premiers ancêtres les préserva d’abord d’étonnements qui, plus tard, leur montrèrent le monde en des successions de coups de théâtre préparant les enchaînements de la philosophie. Il a fallu beaucoup de temps pour en arriver là.


Le ciel, le soleil, le feu.


Des primitives Divinités, que peut-on dire qui ne soit hypothèse ? M. Fustel de Coulanges, dans sa Cité antique, nous donne le foyer pour l’assise des premiers cultes. Tous les mythologues, cependant, sont d’accord pour constater la communauté des mythes du soleil avec ceux du feu. La rencontre du brasier humain étant nécessairement postérieure à celle de l’astre du jour, il faut bien que les lumières de la voûte céleste aient attiré, retenu l’attention des aïeux avant que la flamme des branchages ne vînt s’offrir à leur émerveillement, à leur reconnaissance.

C’est du ciel, en ce sens, que fondit sur l’homme, en des temps inconnus, le premier éclair de pensée[55]. Premier bond de l’intelligence vers des interprétations des phénomènes qui vont faire progressivement passer nos plus distants ancêtres de la mentalité animale à l’intellectualité naissante de l’homme redressé (homo erectus), pour l’élever plus tard à la qualification d’homme pensant (homo sapiens). À quelque moment qu’ait apparu l’institution du foyer, elle fut nécessairement précédée d’une période où la conservation de l’enfant fut, comme chez les animaux, le principal intérêt d’une union provisoire ou permanente, des parents. Que l’impulsion purement animale ait ainsi constitué primitivement des familles autour des nouveau-nés, en des âges qui nous sont inconnus, la vie présente de nos congénères inférieurs nous en offre assez de vivants témoignages. La famille humaine existait, sans doute, avant la découverte du feu qui l’a consolidée, d’une manière permanente, mais ne l’a pas plus créée que chez les animaux sans foyer, ou avec le foyer provisoire de l’antre ou du nid, dont les familles se développent actuellement sous nos yeux.

En des âges indéterminés, le ciel et ses astres imposèrent leur suprématie. Activité motrice de la mécanique mondiale, éblouissante dispensation de tous les mouvements de la vie, source profonde du groupement familial en permanence par lequel l’homme se trouve promu de la sauvagerie aux premières douceurs d’une civilisation commençante, le soleil n’avait eu qu’à paraître pour que la majesté de sa maîtrise commandât spontanément l’élan d’admiration qui deviendra rite de gratitude ou d’imploration.

« Depuis des siècles, clame le Prométhée d’Eschyle, les hommes vivaient comme les fantômes des songes ». Le feu du ciel, présent du Titan révolté, a fait vraiment une humanité nouvelle, en des âges dont Lucrèce, après le grand tragique, nous a laissé un émouvant tableau. Ce fut un éblouissement de merveilles dont l’émotion ne s’est pas dissipée. Qu’en dire lorsque le Dieu (qui avait lu les grands philosophes de la Grèce), anticipant sur l’évolution à venir, annonça qu’il allait guérir les hommes de la terreur du trépas, « en faisant habiter dans leur âme d’aveugles espérances. » Elles sont venues, avec de nouveaux cultes, les aveugles espérances d’un devenir inconnu. Devant les achèvements de la connaissance même, elles se sont déjà transformées, pour nous guérir des terreurs du trépas, en développant les aspirations supérieures de l’homme en évolution.

Quoi qu’il en soit, la conquête du foyer, émanation du soleil, a laissé des souvenirs si vivement gravés au plus profond des âmes, que la célébration du grand miracle s’en est partout perpétuée. Le Rig-Véda est un retentissant concert de grâces à Agni (ignis, le feu). Aujourd’hui encore, nos églises allument consciencieusement leurs cierges sans prendre garde qu’elles continuent le culte « païen » du Titan Prométhée, personnification du bois dur, pénétrant (Pramantha, le Prévoyant) au cœur du bois tendre (Arani), d’où jaillit l’étincelle sacrée. Les fidèles, sans doute, n’ont point cette pensée. Cependant, que font là leurs lumières, leurs feux de la Saint-Jean, au solstice d’été, puisque ni jahveh, ni Jésus n’ont parlé de la découverte du feu ?

Les Parsis de Bombay — derniers vestiges de l’Iran Zoroastrien — ont conservé ce qu’ils ont pu de la grande religion persane du soleil. Ces « adorateurs du feu » n’adorent plus le feu, ni même le soleil, directement. À Ormuzd, créateur du monde, pour la lutte du bien contre le mal (Ahriman), selon l’Avesta, ils doivent adresser au moins seize prières par jour, et se laver soigneusement avec de l’urine de vache tous les matins. C’est le Nirang qu’on boit même à certains moments en vue d’une purification. Point de prédication en langue vulgaire. Au temple, les invocations se font en zend, langue de Zoroastre, que personne des fidèles ne comprend. La plupart de leurs prêtres mêmes ne sauraient traduire leurs textes sacrés. Nulle trace d’un culte du feu, ni du soleil. Mais un sentiment de muette vénération. Tout le monde rend hommage à l’intelligence commerciale des Parsis. Très cultivés et fort amènes (j’en puis témoigner), ils ont été les maîtres du commerce de Bombay. Dans leur « Tour du silence », ils font dévorer leurs morts par les vautours, pour ne pas souiller la terre en les y déposant, ni le feu même en les brûlant. Chassés de leur pays, ils ont emporté leurs rites, dernière forme du patriotisme persan, et c’est chez eux que notre héroïque Anquetil-Duperron a découvert les textes sacrés des âges zoroastriens. Ils ne se disent pas expressément adorateurs du feu : cependant c’est le seul peuple de l’Orient qui ne fume pas. Ils répugnent même à l’idée d’éteindre une lumière.

Par l’afflux croissant des « Barbares » d’Asie dans les légions romaines, le culte solaire de Mithra balança, un moment, la fortune du christianisme, aux premiers siècles de notre ère. Je vous présente le Dieu Mithra, l’un des plus anciens dont le nom survive dans l’histoire. Antérieur à la séparation des Perses et des Hindous, il est à la fois des Védas et de l’Avesta. Il y a plus de quinze siècles on le vit régner des bouches du Gange à la Mauritanie, aux Gaules, à la Grande-Bretagne ; Du monde gréco-romain, au premier siècle de notre ère, il était encore à peu près inconnu. Au cinquième siècle, totale disparition. Il paraît qu’on trouve des vestiges de son passage dans le Manichéisme, dont le propos fut de concilier Zoroastre et Jésus-Christ. Renan nous dit que la défaite du christianisme nous eût faits mithriastes. Max Muller avait déjà pu écrire que, sans la victoire de Salamine, notre culte eût été, sans doute, zoroastrien. Rien ne montre mieux à quels événements d’humaine contingence est attaché le sort des Dieux et de leurs humains fabricateurs.

Mithra avait des Mystères. Cela n’est pas pour nous surprendre. M. Goblet d’Alviella[56] nous a brièvement retracé l’histoire de ce Dieu, qui fut d’aventures en dehors des données de l’Avesta. La grande stèle du Louvre, dont les répliques ne sont pas rares, nous montre le sacrifice mithriaque du Taureau zodiacal dont le sang doit assurer la vie éternelle aux justes ressuscités.

C’est dans l’astrolâtrie des Chaldéens de Babylone que Mithra reçut l’initiation d’une Divinité solaire. Aussi ses mystères furent-ils de symbolisme astronomique. Importé du Pont-Euxin, sous Auguste, par des pirates faits prisonniers sur les côtes de Cilicie, il connut la misère des bas-fonds de Rome, comme le christianisme à ses débuts. Avec son culte du feu, Mithra gagna les esprits par sa diffusion dans l’armée. C’était le temps de la grande bataille des Dieux, qui n’a pas encore trouvé l’historien philosophe qu’elle mériterait.

Si le monde gréco-romain était devenu mithriaste, et que le culte initial se fût transformé pour s’adapter aux formations mentales du temps, ainsi qu’il advint du christianisme primitif, est-il bien sûr que c’eût été une aussi grande révolution qu’on peut l’imaginer ? Des changements de noms plutôt que d’idées ! Intercesseur, Médiateur, Rédempteur, Mithra, dont Julien fut, en somme, le plus brillant disciple, nous apportait un culte de monothéisme où l’astre de lumière finit par s’élever — ironie des choses — au rang d’une représentation de l’Invisible. Il excluait les femmes, à qui le christianisme préparait une si belle revanche avec sa Vierge-Mère, importation de l’Asie.

La puissance de la séduction féminine devait finalement maîtriser les cœurs. La totale déroute du mithriacisme fut aussi soudaine et aussi générale qu’avait été sa conquête. Au Dieu vaincu, la consolation de penser que si le verbalisme de son culte fut emporté dans sa défaite, il n’y aurait rien eu de changé, dans l’histoire, qu’un nom et des légendes sur un même fond d’émotions généralisées. En fin de compte, l’heureux Mithra n’eut pas le temps de choir dans les violences d’une sauvagerie cultuelle. Et c’est à l’infortuné Galiléen triomphant, dont toutes les paroles avaient été d’amour, qu’échut le funeste destin de passer du rôle de persécuté à celui de persécuteur. Le Soleil-Roi, du malheureux Julien, avec ses anges et sa théurgie, ne furent que la dernière contre-offensive d’une conquête sans lendemain. Le christianisme vainqueur marchait triomphalement à ses pompeuses défaillances.


Le culte du foyer.


Par une inévitable nécessité, le culte du feu, dès les premiers âges, s’établit en maître au foyer domestique, autour duquel toute la vie familiale allait se développer. L’élan de la flamme sur l’autel vers l’astre souverain, était le naturel couronnement d’hommages pour tant de services rendus. Sur la pierre du foyer (Hestia, Vesta) les rites se présentaient à tous les moments de la vie, comme une précaution de pratique utilitaire.

Le feu ne devait pas mourir par la faute de l’homme. C’était un Dieu. Un Dieu à qui une reconnaissance permanente était due, un Dieu qu’on ne pouvait rappeler à la vie que par le rite primitif du bois mâle pénétrant, et du bois femelle pénétré[57]. Pas de foyer sans autel pour la perpétuation du feu sacré[58].

Chef du culte, à l’autel domestique, le père de famille est le pontife en permanence qui assure la stabilité du groupement familial. Cette fois, vraiment, le Dieu s’est réalisé non seulement parce qu’il se révèle en l’ardeur de son embrasement couronné de flammes vivantes, mais surtout parce qu’il suscite et maintient autour de lui la vie organisée des époux et de leurs enfants. Là gît le véritable enchantement du feu terrestre, sa permanente vertu de réunion des deux sexes pour la fondation sociale d’une postérité. Aujourd’hui encore, qui parle de foyer dit la patrie familiale, dont le cœur de chacun garde l’émotion à jamais, dès ses premiers battements.

De mâle en mâle se perpétuera l’activité du chef de famille, continuateur du foyer des aïeux, et le culte de la famille entraînera le culte des morts qui l’ont fondée. Honorés, puis divinisés sous le nom de Lares ou de Mânes, ils seront l’objet d’actes cultuels ou les repas funèbres, les libations, les offrandes symboliques d’aliments, avec leur cortège de rites, font l’office d’un lien infrangible entre les ancêtres et leurs descendants.

En ces formes, s’affirmera le caractère individuel du culte domestique dont le temple ne sera jamais, dans l’Hellade, que « la maison du Dieu ». La cité ne manifestera qu’un développement du foyer. Plus tard, les Dieux particuliers des tribus participant du prestige des élites familiales, s’imposeront à tous avec cette particularité que le sacerdoce restera dans la tribu qui en fut le berceau. Tel fut notamment le cas de la Déméter des Eumolpides, comme de l’Athéna des Boutadès.

Hélas ! dans les tiraillements de cette dispersion de Divinités d’individualisme à outrance, les spontanéités de cohésion furent trop souvent d’une fâcheuse insuffisance. Malgré son tardif Zeus panhellénique, la Grèce ne sut que s’entre-déchirer. Il fallut la Macédoine et Rome pour lui donner, dans la servitude, la douloureuse revanche qui lui permit, selon le mot d’Horace, de « conquérir son farouche vainqueur ». C’est même de cette suprême victoire que notre civilisation moderne est issue.

Mêmes rites du foyer dans toutes les branches des migrations indo-européennes antérieurement à la grande séparation du Pamir. Dans le culte du feu, l’Inde, la Perse, la Grèce et Rome, se rencontrent avec les frères des vallées de l’Oxus. Les plus beaux hymnes des Védas sont en l’honneur du feu. Nous avons gardé le culte des morts grâce au prolongement chrétien du purgatoire hindou, remplaçant libations et apports d’aliments (dont l’Égypte se faisait un rigoureux devoir) par des prières, des messes à prix d’argent, et tous offices de secours verbal aux malheureux sous le coup des catastrophes ou se plaît l’éternelle bonté.


Aux chances des rencontres.


Si l’homme primitif avait pu supposer l’univers insensible, comment l’aurait-il abordé ? Comment même concevoir une procédure d’enquête préliminaire ? Oui, les mots ont trompé nos pères, mais était-il possible que leur infirmité native se mesurât, de premier mouvement, aux formidables barricades de phénomènes sans accès apparent ? Les primitives conditions de l’homme en devenir ne lui en pouvaient fournir ni les moyens, ni même la pensée.

Le fait que l’interprétation du monde par le thème de la Divinité s’est offerte à l’esprit humain d’abord, et s’est perpétuée jusqu’à nos jours, dans l’ignorance des foules et les coalitions d’oligarchies intéressées, montre trop clairement la fatalité d’une interprétation de l’objet aux naturelles mesures du sujet qui tente de le pénétrer.

Le malheur de nos contemporains est qu’ils éprouvent tant de peine à s’affranchir d’un état d’esprit ancestral qui eut sa raison d’être, mais dont la vertu d’« intelligence » est présentement épuisée. Il ne s’agit, cependant, que de laisser prendre le pas, sur les hâtives conceptions des méconnaissances primitives, aux interprétations commandées par une observation plus approfondie. « L’hypothèse divine »[59], comme aurait dit Laplace, est à l’exacte jauge des primitifs qui l’ont créée. Nous ne sommes plus des primitifs : voilà pourquoi il nous faut un état d’esprit qui ne suive pas de trop loin les conquêtes de l’expérience vérifiée.

Dans le cadre de l’hypothèse elle-même, nos esprits ont évolué, en dépit de la morne résistance des dogmes et des intérêts sociaux qui s’y trouvent rattachés. Du premier fétiche à Agni, à Indra, à Brahma, à Jahveh, à Zeus, au Bouddha, au Galiléen, au Dieu purement verbal de la métaphysique panthéiste, quelle distance parcourue ! Le dernier mot de Spinoza, avec son « Dieu » dans les fers de lois infrangibles, ne va pas beaucoup au delà d’une figuration de zéro. L’Atman, le Brahman, l’Être universel, plus ou moins déterminé, des métaphysiques de l’Inde se présentent à l’état de ces innocentes statues de neige qui fondent au soleil.

Qu’est-ce que l’« erreur » ? Une hypothèse dépassée. J’irais volontiers jusqu’à dire que notre « vérité », puisqu’elle ne peut être totale, garde une partie d’ « erreur » à délimiter, Qui n’atteint pas l’absolu doit faire la part d’une assimilation insuffisante en des opérations de relativité. Ceci dit pour l’excuse des Dieux qui, tels quels, ne pouvaient pas ne pas être puisqu’ils ont été, et même sont presque encore, malgré l’impunité, si chèrement acquise, de leurs « blasphémateurs ».

Que dire des tout premiers Dieux innommés, innommables, issus de la nuit des choses pour y retomber, un jour, n’ayant pas même laissé la trace d’un souvenir d’obscurité ? Une pierre, un rocher, un arbre, une bête, un nuage, quelque chose qui, pour nous d’aujourd’hui, passe inaperçu. L’ « Omphalos » de Delphes, le rocher du temple de Salomon, la pierre noire de Pessinonte, la pierre noire de Romulus, encore sous nos yeux comme la pierre noire de la Kaaba, furent des achèvements de Divinités. Nous les rencontrons en foule dans l’Inde qui superpose tous les cultes, syncrétisant toutes les Puissances du monde jusqu’à leur refuser, d’où qu’elles arrivent, la discourtoisie de les nier. Rien de plus embarrassant pour l’esprit simpliste de nos missionnaires[60]. Dans la nuit d’une impossible chronologie, nous ne voyons pas même un commencement de formes aux Dieux de nos pierres levées bégayant on ne sait quoi aux dalles de Gavr’innis dont les lignes ondulées sont peut-être une représentation de l’Océan voisin. Le premier des symboles ? Pourquoi pas ? Plus tard, nous aurons d’informes ébauches d’une figure humaine, ou même ces déconcertants personnages de l’île de Pâques, nés, dirait-on, d’un effort impuissant de la pierre à s’humaniser. Une histoire dont toutes les données nous échappent sans recours.

Il serait vain d’attendre la méthodique ordonnance d’une continuité de développement, toujours escomptée, mais dont l’humanité ne se presse pas de nous offrir le modèle. Dès ce jour, l’homme est « divers » et même contradictoire, non seulement de l’un à l’autre exemplaire, mais encore dans les évolutions d’ethnicités. Ainsi le commande la confusion d’hérédités inextricables qui, selon l’heure et les chances, trouveront des voies où se manifester. L’apparente unité du « Moi » fugace est une de ces primitives sensations dont nous ne pouvons nous déprendre au cours d’une vie sociale qui veut au moins des apparences de provisoire fixité. Nous ne sommes pas démunis, pour cela, d’une implacable puissance d’analyse par laquelle notre intangible droit lui-même se résout en une force de domination. Point de peine à comprendre que le grand phénomène de la vie grégaire emporte de contradictoires postulats.

Aux cavernes quaternaires, la sociabilité du début ne se manifeste encore que par des traces de cérémonies où sont figures des essais de gravures et de peintures représentant des mouvements mythiques dont l’effet fut peut-être d’aider l’homme en ses efforts de vivre, non sans l’avoir souvent déçu. Tour à tour, les deux effets se succéderont, selon les chances, nous laissant éclairés d’une lumière d’espérance qui ne s’éteindra qu’avec la vie. Histoire des illusions cultuelles, comme de toutes les autres. Le guide qui trompe le voyageur sur la longueur de la route à parcourir peut ainsi venir en aide à sa faiblesse. Serait-ce trop présumer de l’homme actuel que d’escompter le jour où il n’aurait plus besoin d’être trompé ?

Issus d’une attribution de volonté humaine aux mouvements mondiaux qu’ils personnifient, nos Dieux — de primitive grossièreté ou de métaphysique raffinée — n’ont jamais pu que revêtir les formes d’une humanité agrandie. C’est l’anthropomorphisme dans tout l’éclat d’une pleine évidence, si bien caractérisée par l’éclosion des mythes hindous et helléniques[61], où d’excellents demi-Dieux font office de transitions entre l’homme et ses Divinités. Dans la même tradition, nos braves « Saints » sont demeurés d’un stage intermédiaire. D’instinct, le fidèle court à eux comme à des truchements voisins.

L’évhémérisme, avec sa théogonie de héros divinisés, a suffisamment caractérisé le problème. Notre juste vénération des hautes intelligences dont le labeur solitaire a succédé aux bruyants travaux d’Héraklès, fut le naturel point de départ de ces demi-divinisations d’un anthropomorphisme romancé. Le Bouddha, le Galiléen, le Bab, sont des derniers nés de cette surhumaine aventure dont l’achèvement suit présentement son cours.

Pour ce qui est de la mentalité divine, comment l’homme aurait-il pu la concevoir sur un autre modèle que le sien ? Les colères de Jahveh[62], de Zeus, et de toutes Divinités, à leurs heures, sont d’hommes tout-puissants. Enfin, les imprévisions des Dieux ne dénoncent-elles pas l’estampille humaine ? Après avoir à maintes reprises constaté que sa création était « bonne », Jahveh a vu faillir Adam et sa progéniture. Sans le bateau de Noé, il détruisait l’homme après l’avoir créé.

Nos primitives représentations de la Divinité, plus proches d’une humanité, à tout moment quémandeuse et par là même familière, eurent leur tribut d’honneurs, comme celles de toujours, en des formes multipliées. Tout un commerce d’offrandes et d’hommages, gracieusement acceptés. Ce spectacle nous est suffisamment connu. Donnant, donnant. Parfois, l’homme déçu se tournait vers quelque autre puissance pour tenter à nouveau l’aventure. Aujourd’hui encore, l’Africain ne bâtonne-t-il pas son fétiche négligent[63] ?

Au prix de toutes déceptions, l’homme des premiers âges, pour vaincre les résistances de la nature à sa propre accommodation, se trouva dans le cas de s’enfétichiser à tout moment. Sa hache de pierre lui fut, avec son bâton, d’un assez grand secours. Mais moyens et effets étaient là d’une correspondance trop positive pour que son imagination ne fît pas un effort au delà. L’aide de l’Invisible, ce n’était pas trop pour aborder l’œuvre du monde en mouvement — de mystère total en ce temps-là.

Comment tout peut devenir fétiche, je n’ai pas à le dire, quand il reste aujourd’hui même une si extravagante proportion de fétichisme dans les pays « civilisés ». Pierre, coquillage, bois ouvré ou non, feuille, brin d’herbe, tout fragment de n’importe quoi, voilà les premières ébauches de nos Dieux en fonction de porte-bonheur, ainsi qu’on dit encore. Nos Divinités ont des commencements à notre mesure. Amulettes, reliques, croix, scapulaires, médailles, verroteries, objets symboliques de tout ordre encombrent les trésors de nos chrétiennes du jour, au même titre que ces innombrables fétiches dont les dames d’Herculanum et de Pompei, ont rempli le musée secret de Naples. L’une de mes vieilles parentes, fort pieuse, me montrant, un jour, son trousseau de talismans, qu’elle ne quittait jamais, m’en faisait l’inventaire. Dans le tas, un petit morceau de métal, sans forme déterminée, me frappa. Je lui en demandai l’usage :

— Tout ce que je puis dire, répondit-elle doucement, est que c’est en or, et que ça préserve des accidents de voiture.

Si c’est le privilège du fétiche d’avoir été le tout premier Dieu, et d’être demeuré fortement lié aux plus puérils instincts de la nature humaine, comment s’étonner qu’il survive aux Divinités plus fragiles parce que plus raffinées ? Il n’a jamais persécuté personne, et nous le voyons encore en pleine prospérité.

De la pierre-fétiche a l’animal-fétiche, il n’y a pas très loin. C’est le fameux Totem, animal sacré, dénominateur de tribus. Après le fétiche immobile de formation primitive, le Totem, vivant, fait supérieure figure de Dieu. Il est en action, on le voit se mouvoir, il manifeste des volontés, et chacun de ses actes peut être traduit en un mythe particulier à l’usage des adorateurs[64].

C’est bien ce que nous montrent les gravures et les peintures des cavernes. Mammouths, bisons, crocodiles, cerfs, sangliers, vaches, colombes, peuvent se donner du champ. « Tabous », c’est-à-dire intangibles, ils demandent des rites. Dans leurs grottes-chapelles, nul doute qu’ils les aient obtenus. Même encore aujourd’hui, les singes et les vaches de l’Inde n’y ont point renoncé.

L’ordre logique veut que je mentionne ici les hommes divinisés, selon les formules d’Evhémère, en récompense des services réels ou légendaires qui leur ont assuré la reconnaissance publique. J’en ai déjà parlé. C’est le fameux culte des Héros, vainqueurs des monstres — plus explicable que beaucoup d’autres — mais qui, tout en se classant à une époque très lointaine, suppose déjà des formes d’organisation sociale assez avancées.

« Dieu fit l’homme à son image », dit le livre de Moïse. Nous ne pouvons plus voir aujourd’hui dans cette formule que le renversement du problème. Le fait de l’homme imaginant le Dieu d’après le plus haut étalon de formes dont il dispose : celui de sa personnalité. Comment faire autrement ? Xénophane disait que si les chevaux avaient des Dieux, ils se les représenteraient sous la figure d’un cheval. Mais l’homme ne s’est pas contenté de faire le Dieu physique à son image, comme il nous le représente dans ses tableaux, dans ses statues. Il dut réaliser le Dieu mental et moral au même étalon, avec des sentiments humains de satisfaction ou de mécontentement, comme en témoignent nos « Écritures sacrées. » Dieux de passions humaines, ils le sont tous, partout et toujours, et le culte ne peut plus nous faire voir qu’une incohérence de rapports entre l’adorateur, tout de faiblesse, et l’autocrate universel, de puissance totale. Quelle place pour cette « liberté » de l’homme qu’on ne cesse d’invoquer ? La dignité même s’effondre dans l’accablement d’une sujétion éperdue.


Marchés cultuels et leurs résultats.


Au point où je viens de le conduire, l’homo religiosus, face à face avec son fétiche, demeure l’exemplaire authentique d’un mental commencement d’humanité. L’appellation de « Père », réclamée par le Dieu, se trouve à point pour maintenir le fidèle dans la stabilité d’une subordination réclamant un secours à tout instant de la vie. De l’homme à la Divinité, les relations, très simples, consistent à demander toujours, et à recevoir par accident. L’art profond d’une piété tenace est de s’en contenter.

Quel autre établissement de rapports ? L’achèvement des premiers rites, aujourd’hui bien déchus, ne prétendait à rien de moins qu’à forcer la décision divine. La puissance sacerdotale ne va plus jusque-là. Tout au plus apporte-t-elle une incitation à espérer. Toute l’entreprise humaine est de plaire au Dieu par des dons, par des débordements de Batteries comme d’humain à humain ? De quel prix peuvent être pour la Perfection absolue les louanges de l’Imparfait[65] ? N’y a-t-il pas trop de distance du Grand Tout à la bestiole humaine affolée ? Ajoutez qu’on ne saurait offrir au Dieu un présent qui ne soit de son bien. Quelle insigne folie de donner ce qu’on ne possède pas à qui en est le véritable possesseur ? Qu’est-ce que ces fleurs, ces papiers dorés, ces parfums qui dégradent le Dieu aux amusements des yeux et de l’odorat ?

À l’égard de cette Divinité, parlée plutôt que réellement conçue, pas un de nos gestes qui n’aboutisse, dans l’espoir de nous élever jusqu’à elle, à la rabaisser jusqu’à nous. Quels rapports de correspondances pourrait-il exister entre l’Infini, sans forme puisque sans limites, partant sans objectivité possible, et l’imperceptible accident organique prétendant traiter avec ce qui le déborde de toutes parts ?

Quant aux marchés cultuels décorés du nom d’offrandes ou de sacrifices, ils durent consister surtout en un modeste étalage des produits de la terre[66] substitué, avec le temps, aux victimes vivantes qui furent d’un premier effort de sauvage propitiation. La loi de l’homme étant de tuer pour vivre, quoi de plus naturel que de tuer pour prospérer, d’offrir aux Dieux les prémices du sang, quand les rites du sacrifice, exactement accomplis, devaient, dans la pensée primitive, forcer la volonté du Dieu ?

Le sacrifice humain paraît avoir précédé celui des prémices du troupeau, ainsi qu’en témoignent l’égorgement d’Isaac réclamé d’Abraham par le Dieu d’Israël et la préméditation, à Aulis, du meurtre d’Iphigénie humanitairement remplacée par l’improvisation d’une biche. C’est l’histoire de l’homme cherchant à se racheter de ses maux par l’abandon de ce qu’il a de plus précieux. Plus proche de sa chair sera le sacrifice, plus il en attendra d’efficacité. Les Dieux ont soif. Il faut les gorger de sang. Abraham donne son fils, sans une indication de regret. Agamemnon gémit, mais envoie sa fille au couteau du sacrificateur. La loi du culte est de s’assurer la protection du Dieu, quel qu’en soit le prix. Hommes et Divinités — ne voit-on pas la rigoureuse correspondance des deux psychologies ? Mieux encore, par l’inhumaine autorité d’un culte impitoyable, la barbarie du Ciel doit survivre aux vulgaires sauvageries de la terre. Hier encore, le petit-fils, de Louis XIV, devenu roi d’Espagne, à des autodafés. Cela paraît fini. Cependant, les autodafés de « l’enfer » ne finiront jamais.

L’or, l’argent, les pierres précieuses, sont encore de don courant à l’autel depuis les âges les plus reculés, sans que personne, aujourd’hui même, ose se demander comment une matière quelconque peut être d’un plus haut prix qu’une autre pour le fabricateur souverain de tout ce qui est[67]. Et s’il ne s’agit que d’éblouir les foules, peut-il être une plus basse leçon de choses pour un peuple à qui l’on enseigne, au rebours des communes pratiques, la vertu de la pauvreté.

Trop manifestement, tout ce faste ne pouvait aboutir qu’à des négociations de monnaie. Cérémonies de pauvres, cérémonies de riches, s’il en peut être quelque effet au céleste séjour, comment « le fils de l’homme », qui n’avait « pas une pierre où reposer sa tête », peut-il attribuer de tels avantages aux trésors de ce monde, source, dit l’Évangile, de toute iniquité ?

Ce n’est pas que la morale des Dieux et la morale humaine aient nécessairement marché de compagnie. Le Dieu avait la force qui règle tous les comptes, et l’homme ne pouvait que se rendre au bon plaisir divin. Dès les premiers jours, les Dieux, sans plus attendre, sont entrés irrésistiblement dans les activités à la mesure des temps de sauvagerie où ils ont apparu. Ce qu’ils ont été créés pour faire, ils l’ont fait, ils continuent de le faire, changeant avec l’évolution de leurs humains créateurs, mais d’un rythme plus lent parce qu’une stabilité supérieure est le premier attribut du divin. C’est donc l’homme qui imposera inconsciemment la douceur (l’humanité) à ses maîtres d’en haut. La pitié humaine éteindra les bûchers en dépit de la prédication religieuse. Quand Artémis renonce au sang d’Iphigénie, comme Jahveh d’Isaac, qu’y voir sinon l’effet d’un attendrissement humain qui ne peut plus tolérer l’antique barbarie. Il faudra bien que les Dieux évoluent à la mesure de l’homme, guettés de l’universel déterminisme qui doit leur imposer à tous, de bon ou de mauvais gré, des assouplissements d’émotivités.

États de mentalité, états de moralité humaine et divine, parce qu’ils sont de mêmes origines, se développent de nécessité en des formations parallèles. L’homme a fait le Dieu à son image, mais différent puisque agrandi hors de toutes proportions. Une fois établi dans son domaine, chacun ne peut que suivre la loi de son évolution. L’impuissance de l’un et la toute-puissance de l’autre vont créer des relations inéluctables. Hommes et Dieux ne pourront que s’abandonner aux développements de leurs composantes dans leurs rapports de réciprocité. L’humain recevra fatalement, du Ciel, le retour des élans d’idéalisme qu’il y aura projetés.

Cependant, l’incapacité où il se trouve de maintenir le rêve dans les développements de sa relativité lui fera très vite découvrir la discordance des réalisations humaines avec les faciles prescriptions d’une Divinité, pour qui personnellement vice ou vertu ne peuvent avoir de sens que par une assimilation d’humanité. Il en prendra son parti sans trop de peine, et ne manquera pas de concilier verbalement toutes contradictions en s’attachant à compenser l’insuffisance de ses belles paroles par la secrète jouissance de ses imperfections. Ainsi les joies communes seront principalement d’une magnificence d’idéalisme parlé, dont se glorifiera l’empirisme vécu. C’est ce qu’on voudra nous donner pour les fondements de notre morale, par le moyen des sanctions terrestres et des hypersanctions divines plus impitoyables que les nôtres — même avec la précieuse contre-partie d’une éventuelle félicité si ténue qu’on n’essaye pas même de nous la faire vaguement discerner.

Cependant, les Dieux, et les sous-Dieux qui leur font cortège, trônent à bon compte dans un domaine où nul écart ne peut aboutir à des sanctions. Il y eut, cependant, le cas de Satan, frère de l’Ahriman zoorastrien, qui, de sa presque perfection d’archange, se fit un tremplin pour faillir. Rien de moins encourageant, pour notre imperfection caractérisée. D’autant que l’ange déchu promu au grade supérieur de tourmenteur en chef, doit se consoler en pensant que, s’il n’avait pas failli, la Suprême Puissance était désarmée de ses châtiments au regard de l’homme créé pour être déchu. N’essayons pas de pousser trop loin nos chances de compréhension. Les Dieux, détenteurs de tout bien, ont prévu tout le mal et l’ont sciemment réalisé. Puisqu’ils ne rencontrent point de barrières, user et abuser, pour eux, se confondent. Adorons. Les contrastes de leur arbitraire, avec l’idéal de sublimité qu’ils représentent, n’ont jamais choqué le fidèle d’aucun temps. J’ai dit la naïveté du bon Polyeucte. Il n’en est pas moins vrai que les légendes de l’Olympe offraient peu de sujets d’édification. Sous l’aile de la philosophie, la morale de l’Hellénisme n’en paraît pas avoir été sensiblement affectée. Même avec le secours d’une religion de charité, nous aurions peut-être quelque peine à prétendre que la présente moralité de Paris, sous l’autorité doctrinale de l’Église, soit décidément supérieure à celle de Rome païenne sous Auguste ou même d’Athènes sous Périclès. Lisez les journaux.

Nos chrétiens ne manqueront pas d’invoquer la multiplicité des œuvres de secours aux temps modernes, en comparaison de l’individualisme à outrance dans l’antiquité. C’est, en effet, un beau texte de littérature, dans le grossissement systématique des apparences. La naturelle évolution de la pitié humaine, universellement prêchée, même par ceux qui dédaignent d’y attacher une rétribution de récompense, procède-t-elle du fonds commun d’humanité, ou le mérite en doit-il revenir aux prédications cultuelles suscitant notre commun état de sensibilité ? Sans remonter plus haut, le Bouddhisme, ignorant de la Divinité, nous fournit la réponse, puisqu’il prêcha et pratiqua, plus qu’on n’avait jamais fait encore, une doctrine d’universelle pitié. Du triomphe chrétien jusqu’au seuil des âges modernes, voyez l’atroce contraste des doctrines charitables et des violences inhumaines où s’est répandu le sacerdoce en vue de nous édifier.

N’est-ce pas, au contraire, de la reprise d’une philosophie de la nature que date l’effort d’une charité humaine au-dessus de l’intérêt égoïste d’une rémunération dans une autre vie ! Et cela même combien tardif encore ! Dans ma jeunesse, arrivant, au matin, dans la ville chrétienne de Londres, je voyais les abords des maisons, les trottoirs, encombrés de créatures pitoyables de tout âge et de tout sexe essayant de dormir sous les glaces de la nuit. C’était la compensation, alors jugée inévitable, d’un grandiose développement de l’industrie chrétienne. Il a fallu du temps pour que surgit l’idée des asiles de nuit. Encore reste-t-il à pourvoir, bien ou mal, à combien d’autres nécessités urgentes !

S’il n’était besoin que de paroles pour les accomplissements d’une morale supérieure, nous serions pourvus depuis longtemps. Mais il y faut simultanément et la puissance d’imagination nécessaire à l’envolée d’idéalisme, et la concentration d’énergie personnelle pour le jaillissement d’un acte qui doit nous faire passer d’une facile anticipation d’idéal aux épreuves du désintéressement réalisé. Cela ne se rencontre pas communément. Je ne puis qu’approuver tous ceux qui font le bien à la seule condition de ne pas le crier trop haut, pour s’en faire accroire à eux-mêmes au delà de leurs mérites particuliers. L’approximative orientation des idées n’a jamais fait défaut. Dans tous les temps, dans tous les pays, dans toutes les religions, dans toutes les philosophies, on n’a jamais recommandé que l’exercice de toutes les vertus, la justice, la bonté, l’amour du prochain[68]. Qu’en est-il résulté trop souvent, sinon la continuation, l’aggravation des violences, des tueries ? Nos territoires de civilisation sont couverts de temples dans lesquels les magnificences de l’art se sont épuisées pour des spectacles de rites et de prédications ou la foule accourt, ébahie, sans qu’il s’ensuive nécessairement une correspondance d’actions.

Qu’attendre, donc, pour l’avenir en dehors du verbiage consacré ? Quels résultats de l’évolution des émotivités, au delà des satisfactions de paroles où nous nous délectons présentement. Cinq cents ans avant le Golgotha, la prédication du Bouddha qui, même alors, n’était point d’inspiration nouvelle[69], avait recommandé la plus compréhensive doctrine de charité humaine, fondée sur une conception du monde annonciatrice des hautes directions de notre sensibilité. Mille ans de prédication triomphante, et retour au dogmatisme brahmanique sans autre souvenir, au pays d’origine, que d’un nom. Le cas des ultérieures paraboles galiléennes, évocatrices d’émotivités éphémères, n’est pas très différent.

Il y a des heures où il suffit d’un soupir pour soulever le monde[70], dit une parole d’Asie. Il est vrai. La contagion des émotivités est un de nos plus beaux accomplissements. Seulement, cela dépend des heures, c’est-à-dire de l’état mental des foules mouvantes. Aux spectacles du cirque, la plèbe exultera de voluptueuses fureurs, la Vestale retournera le pouce pour réclamer du sang, cependant que l’élite, supposé qu’elle existe, se taira. Les chrétiens seront livrés aux bêtes, et les belles pensées de Marc-Aurèle, dans l’abaissement universel, nous conduiront aux retours de sauvagerie d’un Commode, legs douloureux de la philosophie paternelle. Vienne l’heure d’une abjection lassée de ses propres excès, et le soupir du Christ réveillera le monde d’un cauchemar affreux pour essayer encore de faire vivre la divine parole d’amour universel jusqu’à la prompte rechute, dans l’abîme de sang. Eh oui ! Le soupir chrétien a « soulevé » le monde, mais n’est-ce donc pas pour le laisser tout aussitôt retomber ? Que sont devenues les belles Églises de Paul au contact des premières hérésies ? Quelle sanglante fureur a repris possession de ce monde « chrétien », martyr, anxieux de martyriser à son tour ? Songez aux crimes d’un Constantin, d’une Hélène, d’un Théodose, fondateurs du royaume du Christ ici-bas. Du sang, toujours du sang. La soif des Dieux ne peut-elle donc être apaisée ?

Déjà, cinq siècles auparavant, le « soupir » du Bouddha avait « soulevé » l’Asie jusqu’au plus profond de ses émotivités. Le grand empereur Açoka avait conquis l’Inde, ainsi que les monuments subsistants en font foi. Avec Fa-Hsien, Hiouen-Thsang, plus tard, la Chine, le japon même, trouvèrent leur journée. Point de violences cultuelles dans l’Inde bouddhiste. L’universelle tolérance, partout et toujours vécue, sans même avoir besoin d’être formulée, ainsi qu’on peut l’observer encore aujourd’hui à Ceylan comme en Birmanie. Le plus noble enseignement qui ait jamais été. Et puis l’effondrement universel du bouddhisme indien sous l’effort souterrain du védisme atavique, au prix du plus beau sang profusément versé. Cependant, ce même bouddhisme, chassé de sa patrie, s’installait dans l’Extrême Asie, pour diviniser son malheureux fondateur (comme il advint au prédicateur de Galilée), en compagnie des Dieux mêmes que les apôtres chinois avaient cru remplacer. De grands changements de mots pour rester le plus près possible des émotivités, des gestes du temps passé.

Où en sommes-nous donc ? Que chercher, que vouloir et que faire, dans cette inextricable jungle d’exubérantes Divinités ? L’évolution commande de nouvelles activités de l’homme, et l’on ne nous offre que des nouveautés de verbe sans une suffisante correspondance avec les actes vainement annoncés. Ne serait-ce pas que le problème est insoluble dans les données que théologie et métaphysique s’obstinent à lui imposer ? La morale d’absolutisme divin, avec ses sanctions impitoyables, n’a rien produit des réformations promises. Les victoires de verbalisme n’ont réussi qu’à couronner de belles paroles par des prolongements de barbarie. Avec de sublimes ambitions d’achèvements divins, n’ayant rien su changer de nous-mêmes, nous n’avons pu que nous immobiliser. Ni l’idéalisme humain, hypothétiquement réalisé aux célestes séjours, ni nos sanctions terrestres hasardeusement adoucies, n’ont donné les résultats attendus.

N’y a-t-il point quelque autre voie d’une réformation plus efficace ? Renoncer au « divin » qui nous fuit, paraît encore trop cruel à ceux qui ne peuvent vivre que de mots. Est-il donc si malaisé d’être ce que nous sommes ? Des exemplaires d’humanité sans autre aide que de nous-mêmes, et mis par là dans la nécessité de faire confiance à nos propres moyens ? Cela semble trop simple à nos ambitions de parades. Être soi paraît plus difficile que de se dépasser. À l’effort de volonté continue nous préférons la transcendance d’un verbalisme qui nous égare dans les nuées.

Cependant, nous pouvons découvrir, sans aucune peine, que ceux d’entre nous qui vivent hors des prédications du sacerdoce n’offrent pas un moindre étalon de moralité que tous autres, avec l’incomparable avantage d’échapper aux feintes des hypocrisies utilitaires. Leur héroïque résistance aux atroces persécutions a fait d’eux les maîtres de l’idéalisme humain par les merveilleux progrès de l’évolution souveraine qui leur est due. Est-ce donc les prédications du sacerdoce qui ont fait abolir l’horreur des effroyables supplices où sont venus séculairement se délecter nos « chrétiens » charitables[71] ? Quelle voix s’est élevée de l’Église, toute-puissante, pour supprimer la question, l’estrapade, l’écartèlement, le pilori ? N’est-ce donc pas une condamnation d’ordre religieux, au seuil des temps modernes, qui, avant l’étranglement, faisait arracher la langue à Vanini par les tenailles du bourreau ?

Pour bien marquer que tous les Dieux se valent, le grand Averroès avait été conduit à la porte de la mosquée de Cordoue où chacun des fidèles, tour à tour, avant de prendre part à la prière, avait eu soin de lui cracher consciencieusement au visage. Après quoi, il lui fut demandé s’il se repentait d’avoir enseigné de fausses doctrines, et sa réponse fut qu’il se repentait. Il n’y a que les persécuteurs qui ne se sont jamais repentis. En Abyssinie, un de mes amis a vu lapider un vieux philosophe pour avoir dit : « je sais pourquoi le monde va mal. C’est que le bon Dieu s’est endormi[72]. »

Le roi d’Espagne, Philippe V (frère de notre duc de Bourgogne), déclarait blâmer les courses de taureaux par humanité, mais sans réprobation pour les autodafés. Dans l’acte d’abdication adressé à son fils Louis Ier, le même Philippe V écrivait : « Protégez et soutenez toujours le tribunal de l’Inquisition qu’on peut appeler le rempart de la foi. » Au carnaval de Madrid, en 1724, Stalpart, annonçant qu’il y avait eu des mascarades épicées d’un autodafé, écrivait : « Il y eut une fête en ville, bien réjouissante pour le peuple de Madrid, et je ne sais rien qui l’égale, pour le génie de la nation, qu’une course de taureaux. Ce fut une exécution de juifs. On en brûla un vif, deux après les avoir étranglés à la vue du bûcher, parce qu’ils se convertirent ou le feignirent, et les effigies de six autres morts dans les prisons de l’Inquisition, et aujourd’hui on en a fouetté quatre par les rues de Madrid, au grand contentement du public. Cette cérémonie se fait avec beaucoup de pompe et de joie[73]. »

On connaît les horreurs qui ont suivi la révocation de l’Édit de Nantes : pillage des biens, violences contre les personnes, enfants arrachés à leur famille pour une conversion forcée, etc. Quand la sauvagerie commença de se lasser, Mme de Maintenon tint bon jusqu’au bout pour l’enlèvement des enfants.

J’extrais le passage suivant d’un rapport de Villars, témoin de l’exécution d’une troupe de protestants des Cévennes :

« Maillé était un beau jeune homme d’un esprit au-dessus du commun. Il écouta son arrêt en souriant, traversa la ville de Nîmes avec le même air, priant le prêtre de ne pas le tourmenter, et les coups qu’on lui donna ne changèrent point cet air et ne lui arrachèrent pas un cri. Les os des bras rompus, il eut encore la force de faire signe au prêtre de s’éloigner, et tant qu’il put parler, il encouragea les autres. »

Dans l’expédition contre les Vaudois, ces abominations furent dépassées, ainsi qu’il résulte d’une lettre de Catinat à Louvois. Non content de violenter les consciences dans son propre royaume, Louis XIV avait obtenu du duc de Savoie l’autorisation de poursuivre les mêmes persécutions dans les vallées du pays de Vaud. Catinat, chargé de l’exécution, rendait compte en ces tenues de la besogne accomplie :

« Ce pays est parfaitement désolé. Il n’y a plus du tout ni peuple, ni bestiaux. Les troupes ont eu de la peine par l’âpreté du pays, mais le soldat en a été bien récompensé par le butin. M. le duc de Savoie a autour de huit mille âmes entre ses mains… J’ai ordonné que l’on eût un peu de cruauté pour ceux que l’on trouve cachés dans les montagnes, qui donnent la peine de les aller chercher… Ceux que l’on peut prendre les armes à la main, et qui ne sont pas tués, passent par les mains du bourreau. »

Puisque les chaudières éternelles du Dieu tourmenteur ne nous ont pas rendu « croyants », et que c’est même à la propagande des « impies » que fut réservée la gloire d’arrêter la main des massacreurs, ne serait-il pas temps de se demander si la simple conception positive de l’homme et de son univers ne pourrait pas conduire à quelques résultats de vie plus acceptables ? Il peut être pénible de prendre terre au sortir d’un rêve sanglant d’empyrée. Mais ne nous fut-il pas dit d’en haut que nous ne sommes que poussière et qu’à la poussière nous devons retourner — ce qui ne s’accorde pas trop bien avec joies paradisiaques et tourments infernaux. À toutes chances ne pourrions-nous pas demeurer tout simplement de bons planétaires, sans autre ambition que de nous bien réaliser dans les conditions terrestres auxquelles nous ne pouvons pas échapper.


La loi de l’homme.


D’où vient donc cette morale dont le consciencieux dévot et l’authentique bandit lui-même ne parlent que les yeux baissés ? Sans fausse honte, remontons bravement à la source. L’état grégaire de certaines espèces animales veut des accords sociaux d’ordres divers. Les fourmis, les abeilles, en offrent d’éclatants témoignages hors de toutes formules parlées. Des signes, qui sont de clarté pour toutes parties intéressées, ne vont pas sans créer tout un champ de règles, de coutumes, de mœurs, créatrices d’une synthèse morale, où l’intérêt de chacun, et de tous doit être également sauvegardé. Les mœurs font l’individualité en déterminant l’indice de sociabilité depuis l’égoïsme d’un minimum de concours jusqu’à l’altruisme qui n’a de valeur morale que s’il se dégage de l’attente égoïste d’une rémunération.

Un troupeau de bœufs au pâturage se répartit les fonctions de la surveillance, de telle sorte que nul ne puisse survenir d’où que ce soit, sans rencontrer les yeux d’un intéressé. À l’entrée de la ruche, les abeilles ont toujours des sentinelles en faction pour s’opposer aux intrusions fâcheuses. En traits de cet ordre abonde l’histoire des fourmis. Le mot « d’instinct », fort en usage comme dénomination d’une spontanéité automatique d’actions animales coordonnées, désigne ce groupement de phénomènes mentaux que notre vanité métaphysicante refuse de classer comme l’effet d’un raisonnement[74]. Et pourtant, de l’animal à l’homme, rien ne commande une dénomination particulière pour exprimer les mêmes passages du phénomène au phénomène, sauf des degrés de conscience difficiles à saisir. Pour maintenir le mot « instinct », il faudrait d’abord s’entendre sur sa signification. Tout ce qu’on peut dire aujourd’hui, c’est que des différenciations de sensibilité fixent, dans tous organismes grégaires, un ensemble de mœurs, c’est-à-dire une morale de tous et de chacun.

Construction des nids à deux, avec des matériaux choisis et tous agencements de sécurité ; lancement et surveillance de jeunes dans l’existence ; appropriation des moyens de défense, sagacité des mesures propres à déjouer les pièges ; disposition du vol en flèche pour la moindre fatigue des grands voyages et remplacement du chef de tête, au premier signe de lassitude, par un camarade chargé de l’emploi ; enfin les merveilleux déplacements d’ensemble de ces légères créatures emplumées décrivant dans les airs d’audacieuses évolutions sans que nul ne perde jamais la distance réglementaire de l’une à l’autre — ce qu’il est si difficile d’obtenir des soldats en manœuvre par la clameur du commandement. Au Soudan, j’ai vu de ces vols par millions d’individus, par milliards peut-être. Le ciel en était obscurci, comme aux approches d’une tempête. Jamais un heurt aux changements de direction, jamais le plus léger désordre dans le rang.

Pas un coq qui n’avertisse sa poule d’une trouvaille dont il lui fait hommage. Combien d’entre nous suivent l’exemple ? Que de fois m’est-il arrivé, dans ma cruelle jeunesse, de massacrer la mère perdrix qui s’offrit bruyamment à mon plomb criminel pour le salut de sa couvée ! Avec de tels exemples, Darwin a tracé des tableaux émouvants qui émerveillent le lecteur par les frappantes correspondances de sentiments et de pensées à tous les échelons de la vie animale, humanité incluse. Chez l’homme, l’abnégation donne texte à des développements de sublimité oratoire. Pourquoi serait-il d’insignifiance dans la bête qui paye son sacrifice plus chèrement que l’homme, puisqu’elle n’attend pas d’autre récompense que la satisfaction du dévouement désintéressé ?

La filiation organique des espèces animales, enfin reconnue, nous permet-elle donc de maintenir l’abîme artificiellement creusé de l’âme à l’instinct par nos théologies ? Quoi de plus naturel que de voir des organes si clairement apparentés produire des résultats correspondants ? Est-ce donc de cela qu’il faut s’étonner ou de l’incroyable labeur que se donnent les humains pour rompre les liens de positivité, si manifestes, de la descendance ?

La véritable noblesse ne serait-elle pas d’accepter le monde comme il est, hors des puériles tentatives pour nous rehausser d’une prétendue majesté qui dénature les phénomènes par des jeux de dénominations ? Le fait d’expérience ne doit-il pas dominer l’obsession du rêve : qui s’obstine à sceller les chaînes réelles de notre vie aux irréalités de notre pseudo-divinisation ? Du plus petit au plus grand, les enchaînements du règne animal jusqu’à l’homme inclus, sont phénomènes d’observation. Et si nos organes s’appareillent dans l’échelle des êtres, en une succession de descendance, ne s’ensuit-il pas la loi inévitable d’un commun fonctionnement ? À observer avec attention les actes de la nature vivante, même la plus modeste, pas un seul où nous ne retrouvions l’indice de sensations, de volontés semblables aux nôtres[75]. Serait-il concevable que les mêmes fonctions des mêmes organes n’aient pas, pour conséquence, les mêmes déclenchements d’énergies ? Mêmes besoins, mêmes réponses des organismes en action. Nos puériles vanités d’isolement théologique n’y pourront rien changer.

La loi de l’homme est donc principalement de se situer dans l’univers par lequel il est circonvenu : d’où l’obligation pour lui de développer ses activités individuelles et sociales selon les rapports naturels de son organisme dans le Cosmos. S’il lui plaît de rompre ses attaches organiques pour s’attribuer une éternité ultra terrestre en contradiction avec tous les éléments reconnus de sa biologie, tous les rapports de l’existence individuelle et sociale s’en trouveront faussés. S’éloigner ou se rapprocher de sa norme, voilà le choix auquel il est condamné.

D’autre part, si le dévouement maternel fait partie de la morale des êtres, au premier chef, d’où viendrait notre privilège d’en confisquer l’honneur au détriment de créatures voisines qui le manifestent avec tant d’éclat ? Serait-ce donc par crainte de ne pas faire assez belle figure sous la calotte des cieux ? Vraiment, l’humble animal accomplissant ses devoirs envers les siens, est plus digne d’admiration que ceux de notre humanité qui ont besoin d’être alléchés de récompenses imaginaires pour une correction de conduite où il entre souvent trop de feintes. Le coq qui fait don de son festin, et la perdrix qui donne sa vie pour ses petits, n’attendent rien de Divinités emplumées, et nulle menace de châtiment n’est sur eux pour le cas où l’égoïsme l’emporterait. Si la bête se dévoue avec un admirable courage, qui donc lui refusera l’honneur d’une moralité ? Et dès qu’il y a moralité de la bête en une coordination de sentiments, de pensées et d’actions, comment l’homme pourrait-il refuser l’héritage, la succession morale d’une commune lignée, lorsque la succession anatomique et physiologique est inscrite à son compte par l’anatomie et la physiologie comparées ? Cela ne jette-t-il pas d’assez vives lumières sur la formation et le développement des mœurs dans lesquelles avant toute doctrine, nos primitives tribus ont réussi tant bien que mal à s’organiser ?

Il est vrai, nous avons l’avantage de formuler des principes de morale métaphysiquement ou même empiriquement disposés, moins peut-être dans une volonté toute nue de réalisation présente que pour la satisfaction d’un dogmatisme superbe d’où l’intérêt n’est pas toujours exclu. Sans doute, encore, l’impulsion de moralité chez l’homme est incomparablement plus compréhensive que celle de ses arrière-cousins. On a vu, cependant, des loups s’entr’aider dans la bataille, ce qui pourrait être une forme d’égoïsme, à y bien regarder[76]. N’y a-t-il point de nos « sacrifices » où ne s’exprime un intérêt de personnalité ? Et le plus somptueux de notre rôle n’est-il pas dans la prédication de vertus toujours faciles à recommander ? Hélas ! le problème est moins de les dire que de les pratiquer !

Pour l’origine de nos préceptes de sublimité, on comprend assez bien qu’il ait paru plus glorieux de les recevoir d’une Divinité que d’y reconnaître le prosaïque développement des premiers schémas d’organismes ancestraux. Mais nos théologiens ne veulent connaître du monde que ce qui ne relève pas de l’observation. Construire une morale de l’homme sur les données de la condition humaine ; l’idée n’en pouvait pas venir à des esprits saturés de divinisations.

Au fond, de quoi s’agit-il, sinon tout simplement d’arriver, par un ordre d’activités mentales progressivement développées, à obtenir des hommes l’effort de comprendre que le bien-être, la sécurité, le rationnel développement des existences associées sont dans la dépendance étroite du bien-être, de la sécurité, du rationnel développement de chacun ? N’est-ce pas l’origine de cette conception du droit dont notre Révolution fit tant de tapage, au moment même où elle le méconnaissait si gravement par ses échafauds ?

Le droit, encore, ne se peut-il réaliser que par l’ultime sanction de la force. Et la force ayant jusqu’ici dominé le monde aux dépens du droit, il en résulte que le véritable problème est toujours d’amener l’homme à se préoccuper moins des mots que des actes qu’ils obscurcissent à tout moment. « Ne pouvant fortifier la justice, ils ont justifié la force, » a prononcé Pascal. Identifier le droit et la force c’est tout le problème politique et social. Est-ce donc ravaler l’homme que de le juger capable d’une haute entreprise, même si le succès ne devait pas toujours être en proportion de ses efforts ?

Au-dessus du droit formel qui doit dire l’égal rationnement d’équité pour chacun, il y a l’altruisme par lequel chacun peut s’essayer au don de quelque-chose de lui-même en faveur de son prochain moins heureusement partagé. Le malheur est qu’au contraire d’une direction générale en ce sens, nous voyons trop souvent l’égoïsme commun dilaté jusqu’aux perpétuelles entreprises sur le droit d’autrui. Abondante matière à philosopher quand les mots de charité sont pompeusement inscrits à toutes les murailles, pour enflammer, par les récompenses de la terre et du Ciel, les bruyantes activités d’un altruisme officiel dont l’intérêt égoïste n’est pas toujours exclu. De toutes les églises les moralistes professionnels s’empressent aux fastueux concours des charités spectaculaires dont les effets, trop souvent, ne sont pas en proportion du bruit.

Nos prédications religieuses n’envisagent pas l’hypothèse d’un acte charitable sans rémunération. Aussi leur demande-t-on le plus communément des formules de doctrine susceptibles de s’accommoder aux convenances du moindre effort, tandis que l’Église, en faisant de ses dons un marché cultuel, n’aboutit trop souvent qu’à des cultures d’hypocrisie. Est-il donc étonnant que le résultat soit de bruit plutôt que d’effet, puisqu’on peut se trouver quitte envers soi-même pour une obole dans l’escarcelle des rites quémandeurs, sans jamais soupçonner la haute puissance de l’esprit de sacrifice et du bienfait supérieur que chacun y pourrait recueillir[77]. Qui de nous donne de lui-même en comparaison de ce qu’il pourrait faire ? Le grand François d’Assise ne fut-il pas tout près de devenir une pierre de scandale pour la Papauté ?

Que faire ? Je recommanderais volontiers moins de doctrine et plus d’empirisme de fraternité, moins de calculs compensateurs et plus d’émotivité. Un échange de commune sentimentalité entre créatures prochaines peut se manifester en des formes d’apitoiement qui ne sont pas notre privilège[78], mais qui nous mettraient au-dessus de toute comparaison si un fâcheux cortège de châtiments et de récompenses ne venait le dénaturer. Au lieu du sacrifice, un salaire. L’intérêt égoïste, en remplacement du mérite désintéressé[79]. Levons courageusement les voiles et faisons apparaître la misère officielle d’une vertu qui, modeste, n’accepterait pas même d’être clamée.

J’ai hâte de dire qu’en dehors des cadres de tout ordre, il est, dans une proportion inconnue, des créatures simples, charitables, au plus beau sens du mot, toujours prêtes à tous les sacrifices, sans espoir de récompense, sans crainte de châtiment. Celles-là, hors des recommandations de la chaire, marchent dans la droite voie, nous montrent le chemin comme l’humble moine d’Assise qui vécut et mourut en aimant. Cela, c’est la grande leçon si rarement donnée : c’est la morale agie dans les hautes régions de l’humanité émotive au lieu de la morale parlée dont se contente l’immense majorité des hommes — hors d’état de comprendre qu’un retour d’aide personnelle nous puisse venir du seul fait d’avoir aidé.

Puisque nos préceptes de morale, au lieu de choir du ciel, expriment simplement des besoins d’une vie ordonnée pour l’avantage de tous et de chacun, nous avons chance d’en réaliser des parties, plus ou moins heureusement. Il s’agit seulement d’amener les hommes à reconnaître qu’il n’y a point d’achèvement des sociétés humaines qui ne se fonde sur l’amélioration individuelle et sociale d’un nombre toujours croissant de citoyens. On peut attendre des institutions qu’elles facilitent ce progrès moral au lieu de l’entraver, comme il arrive à tous les degrés de l’ordre social, par trop de compromissions.


La morale évolue.


Je ne peux pas ignorer qu’en cherchant dans l’homme les fondements de la morale humaine, j’offenserai gravement tous ceux qui ne se peuvent concevoir eux-mêmes hors des bonnes grâces ou des sévices de la Divinité. S’il était quelque moyen de les apaiser, je les prierais de considérer que ma recherche étant de l’homme et de tout ce qui s’y rencontre, je suis conduit à m’enquérir des voies et moyens par lesquels il peut se gouverner.

Je vois bien qu’on me propose une théorie en vertu de laquelle il est gouverné du dehors par un Maître jaloux qu’il faut sans cesse implorer. Ce Maître, on prétend le connaître par l’intuition ou par des raisonnements dont la valeur va décroissant à mesure que grandit notre connaissance du Cosmos. Voilà pourquoi je me demande si notre ignorance ancestrale, dont, tant d’effets subsistent encore, ne se serait point, en cette délicate matière, mépris très gravement.

Pour tout dire, il m’apparaît surtout qu’une simple vertu d’obéissance, fondée sur la crainte du châtiment, se rapproche beaucoup de la soumission de l’animal sous le bâton, tandis que si je me trouvais capable de concevoir et de vivre une charité universelle des êtres, comme le Bouddha, j’en pourrais tirer un juste sujet de satisfaction pour moi-même, aussi bien qu’un exemple pour ceux qui suivront.

Je note, enfin, que le fonctionnement de notre organisme précède, de nécessité, la doctrine que nous en pouvons faire, qui résulte nécessairement d’une généralisation d’activités. Pour nous « révéler » une morale divine, il a fallu le tardif Décalogue de l’Horeb, longtemps après Caïn. C’est que la morale individuelle et sociale a commencé par l’empirisme, d’où, vaille que vaille, des règles approximatives se sont ultérieurement dégagées. Encore la difficulté est-elle moins de trouver des formules que d’en obtenir l’application, même atténuée.

Notre morale élémentaire, quelle qu’en soit la provenance, se propose universellement pour but de faire l’ordre en nous-mêmes aussi bien que dans les sociétés humaines, en contenant, en réglant, d’une façon plus ou moins heureuse, les activités de l’individu. Comme il était inévitable chez un peuple des premiers âges, les « commandements » de Moïse, comme ceux de Manou, énumèrent d’abord, en des sentences de forme négative, les actes dont il faut se garder, sans s’arrêter encore aux raffinements d’actions positives dont le jour est à venir. Morale humaine et morale divine nous offrent ainsi de modestes débuts, remontant aux jours du fratricide qui inaugura « la civilisation ». S’il y eut une morale avant les philosophes comme s’est plu à le noter Louis Ménard, il y eut, avant tout, une morale d’empirisme organique avant les Divinités qui marquèrent un temps d’évolution humaine, du plus grossier fétiche à Brahma, à Zeus, à Jahveh.

Une considération me porte à l’indulgence, c’est qu’en remontant le cours des morales humaines successives, je rejoins très clairement la morale organique animale qui n’est qu’une expression de la loi du plus fort tempérée par la loi d’accommodation empirique née du besoin primordial de conservation. Blâmerai-je donc le renard de tuer sa poule, même s’il n’a pas faim, au titre d’une gymnastique d’accoutumance ? Cette nuit, un gros vilain chat noir a détruit la nichée de mes deux amis merle ; qui lui donnaient l’exemple en venant piquer dans mon jardin les vers dont ils nourrissaient leurs petits. Ainsi le veut « l’ordre moral » de l’univers divinisé.

Il n’est pas contestable que notre Dieu de bonté nous a fait nous-mêmes carnassiers, et nous a mis ainsi, sans notre consentement, dans la nécessité de tuer pour vivre, ce qui a déchaîné et déchaîne encore dans le monde une incalculable accumulation d’atrocités dont il nous arrive rarement de nous émouvoir. Inférieurs en cela aux loups, nous avons même mis nos canines dans la chair fraîche de notre frère humain. La coutume s’en est anciennement établie, et à ce jour encore quelques braves sauvages l’ont silencieusement continuée.

De ce que nous ne pouvons faire notre Dieu qu’à notre image, il résulte nécessairement qu’il évolue avec nous. Simultanément doté par nous de l’extrême bonté paradisiaque et de l’extrême cruauté infernale, nous le voyons passer de l’une à l’autre dans la mesure de nos propres jugements. Les colères de Javeh sont les colères de Moïse. Charité du Christ envers la pécheresse, reflet de notre humaine pitié. Si bien que les leçons acclamées comme venues de la Providence ne sont vraiment que le choc en retour de nos propres émotivités. La loi divine est, sans qu’il s’en rende compte d’abord, la loi que l’homme se fait.

Aujourd’hui, notre morale universelle serait-elle en voie de progresser ? J’inclinerais à le croire puisqu’on nous recommande, par voie d’affiche, d’être « bons pour les animaux », ce dont n’a jamais parlé le Galiléen. C’est aux portes des abattoirs qu’il faudrait inscrire cette recommandation. Non que j’aboutisse à vous proposer de nous faire « végétariens ». Ce serait pur enfantillage puisqu’on ne saurait dire le chiffre de vies que nous supprimons en buvant un verre d’eau. Homme je suis, homme je demeurerai de mon consentement, qui n’est qu’une des formes du déterminisme universel. S’il faut tout dire, plus prévoyant, plus doux que la Divinité, j’essayerai même de corriger mon implacabilité native en réduisant de plus en plus, par une évolution de charité universelle, la somme des maux que, du jour de mon apparition dans le monde, je me trouvai contraint d’accomplir. Et quand on viendra me proposer de vivre la morale divine au lieu de la morale humaine, je répondrai simplement : « Votre Dieu de perfection a fait le mal sans y être obligé, et l’homme imparfait du Cosmos a surtout pour tâche de l’atténuer ». Redoutable ligne de faîte, où se partage inévitablement le cours d’une moralité.

Oserai-je le dire ? La somme du mal universel est si déconcertante, et la faiblesse de nos moyens si disproportionnée, que l’inefficacité générale de notre aide éclate à tous les yeux. Et cependant ; le meilleur de notre sensibilité nous sollicite à l’action de secours, ne fût-ce que pour nous délivrer des réactions du mal auquel nous demeurons exposés. C’est la plus belle bataille de l’homme qui nous appelle : nous ne pouvons pas nous y refuser. Vain sacrifice, diront quelques-uns. De peu d’effet dans l’ensemble, il est trop vrai, mais combien profitable (en mettant tout au pire) pour celui qui s’est donné !

Oui, c’est là le véritable fondement des évolutions de la morale humaine de quelque nom qu’on la caractérise. Se sacrifier pour une idée, c’est se grandir, se développer, se faire, s’achever. Qu’est-ce que peut être la morale de l’être humain, et, par lui, de ses sociétés en évolution de vie civilisée, sinon, de relativité en relativité, la loi d’un achèvement dont il ne verra pas la fin ? Qu’avons-nous à faire aujourd’hui de la grossière armature de sanctions où s’enferma l’homme des premiers âges ? Les lois de la nature, lorsqu’on les offense, ne manquent pas de réagir directement. Voilà le châtiment inévitable. Les sanctions humaines, récompenses et peines, y apportent surtout un appareil de décor — les promesses de félicitée célestes ne coûtant rien à qui ne peut être mis en demeure de tenir. Plus modeste et plus sûr, le simple contentement d’un acte d’abnégation dont on aurait l’orgueil de se taire, pourrait nous apporter, sans tant de bruit, l’intime réconfort de joies supérieures.

« Les Dieux, disait Homère, parcourent les villes, déguisés en mendiants, pour éprouver la justice ou l’injustice des hommes. » Que les temps sont changés ! Héraklès, redoutable héraut d’une conscience primitive, promenait la justice sous la peau d’un lion. Je le vois maintenant remplacé par des prédicateurs d’officielle vertu et des distributeurs d’insignes honorifiques à tous les carrefours. Je ne dis pas que le monde en soit pire. Je ne vois pas qu’il en soit sensiblement meilleur. L’hypocrisie publique n’y a certainement rien perdu. Peut-être nous faudra-t-il encore quelques milliers de siècles pour mettre au point nos velléités de bien faire. L’espérance nous demeure permise jusqu’au jour où nous consentirons à remplacer des glorioles d’apparences par le silencieux contentement du jour ou nous aurons bien fait sans en attendre un retour.

Descendue des brouillards de la métaphysique dans les activités de l’empirisme social, il faut bien que la morale évolue, avec tout son cortège de sanctions naturelles, selon l’humaine qualité des connaissances et des émotions dont les mouvements font le vice ou la vertu. L’idée seule d’une morale changeante paraît abominable aux sectateurs de transcendances et d’immanences qui prétendent arrêter par des mots l’éternel écoulement de l’univers. L’effort de l’aberration métaphysique consisté à détacher du phénomène cosmique l’idée (ou plutôt le signe de l’idée) pour lui conférer la dignité supérieure d’une existence indépendante qui dominerait le monde au lieu d’en être dominée. La théologie ne fait pas autre chose, avec cette aggravation qu’elle personnalise l’infini — troublant ainsi de scènes fantômatiques le drame véritable de notre destinée.

Il commence à se découvrir qu’à considérer simplement la pratique des mœurs (morale), les enchaînements d’activités de la série vivante ne nous offrent qu’un processus organique au cours duquel il n’y a point de place pour l’insertion miraculeuse d’une « âme » insubstantielle, avec des attributs verbaux de surhumaine fixité. Lors donc qu’ayant à situer le phénomène moral, je me permets d’en chercher la source profonde dans les développements de la vie, je dois brutalement choquer tous les « penseurs. » professionnels qui s’acharnent aux développements verbaux d’une morale entitaire à l’usage des parleurs. Là trouvons-nous le problème profond de la vie humaine noyé dans les classements didactiques de vertus recommandables dont l’usage consiste surtout en des effets de prédication. Vanités de théâtre, au lieu des âpres jouissances de l’heure vécue. J’en suis désolé pour les belles âmes professionnelles qui se fabriquent des mouvements, oratoires à trop bon compte. Mais si l’on cherche à vivre une simple moyenne de vertus acceptables hors des pompes de la publicité, on se heurte d’abord à des rencontres d’intérêts exigeant des atténuations d’altruisme dont notre élémentaire idéalisme devrait être choqué.

Le fondement de la morale universelle se résume en une formule simple. Il nous faut vivre avec nos semblables. Vivre à leur détriment, à leur profit, ou d’un concours réciproque d’entr’aide. Serait-il donc embarrassant de prendre parti ? C’est notre orgueil de sentir, jusqu’aux raffinements, la valeur de notre énergie. Nous n’avons que le choix de nous dépenser pour nous-mêmes ou pour nos prochains. L’état social ne permettant pas l’égoïsme total, puisque l’effort simultané de tous le retournerait contre l’individu, l’accord (au moins, théorique) d’une réciprocité s’impose dès qu’on est en mesure de formuler une règle de vie organisée.

Nous pouvons assez clairement voir que de la parole à l’acte, il y a loin encore. Combien sont-ils qui se font gloire du précepte pour s’en embarrasser le moins possible dans la pratique de l’existence ? De contrainte ou de bonne grâce, la foule se tiendra, vaille que vaille, aux formules banales, sans trop s’embarrasser de leur application. Seule, l’élite se piquera de faire mieux. Payer l’impôt et ne pas entreprendre trop ouvertement sur le voisin ne nous ennoblit pas d’une façon suffisante à nos propres yeux. De tenter au delà, assez d’occasions se présentent. L’altruisme voit multiplier de toutes parts ses chances. L’occasion d’aider, d’aimer, s’offrira sans trop de peine à l’homme de cœur, et beaucoup seront surpris de découvrir que la plus grande joie, de l’homme est de se donner.

J’ai déjà constaté que les recommandations d’entr’aide sont de tous les temps, de tous les lieux. Nous les voyons quotidiennement mises en pratique, même chez les animaux, sans qu’aucun prophète ait entrepris de les leur prêcher ? N’est-ce pas le sentiment d’une solidarité profonde qui unit les communes fragilités des organismes vivants aux prises avec les concurrences du dehors ? Est-ce donc là qu’il convient d’arrêter notre compte de morale à l’égard du « prochain ? » N’y a-t-il rien de plus à faire que d’objurguer des indifférences qui se mettront plus volontiers en règle avec elles-mêmes par l’entremise des prédicateurs, que par un acte personnel et direct de rapprochement humain ?

Ne pouvons-nous attendre mieux d’une évolution ultérieure ? De la morale humaine primitive, toute proche de la morale animale, à la morale d’Épictète dont Marc-Aurèle[80] tira pratiquement de si beaux effets d’impuissance, l’écart a déconcerté nos mesures. Cependant, par les repères, tant de la biologie que de nos propres annales, nous pouvons méthodiquement suivre le cours de cette merveilleuse évolution d’humanité qui nous conduit de la sauvagerie bestiale aux déploiements d’entr’aide dont, malgré les réserves ci-dessus, nous pouvons voir, tous les jours, d’heureux effets. La morale de la métaphysique est une, immuable, absolue, quel que soit l’organisme humain qui s’en trouve porteur. La morale de l’organisme humain en évolution continue nous montre les aspirations d’altruisme, lentement issues des lentes acquisitions de l’expérience, transformant peu à peu la lignée du pithécanthrope, à peine dégrossie, en une troupe « humaine » progressivement pourvue d’une activité d’abnégation par laquelle celui qui vient au secours du prochain se confère un bénéfice de noblesse émotive qui n’est inférieure à aucun prestige de Divinité.

Il n’y a pas d’homme qui n’ait besoin d’un autre : voilà l’étoile polaire de notre humanité. L’aide sociale, machinée, n’est que d’un automatisme sans vie, pour un minimum de mal momentanément écarté. Il faut les vibrations de l’humain à l’humain pour la haute fusion des émotivités décisives. On doit attendre mieux encore, mais l’avenir n’aura de valeur féconde que par l’évolution correspondante des individus. On peut entreprendre de doctriner le don de soi-même par des théories. Dans la disproportion des mesures entre l’éphémère passage de nos relativités aux prises avec d’incommensurables mouvements d’infini, l’impulsion d’idéal sera déterminante, non le calcul de chances inconnues. Quiconque n’essayera pas de vivre au delà de lui-même aura manqué sa vie.

Le pas le plus difficile est de renoncer à invoquer l’intérêt égoïste du bénéfice personnel pour des réalisations de désintéressement. Démoraliser pour moraliser. Développer l’égoïsme pour le refréner. Nous voyons assez ce qu’on peut attendre de cette éducation à rebours, C’est la tradition atavique d’une sauvagerie primitive qui nous vaut cette méconnaissance. Je compte moins, pour y faire obstacle, sur le didactisme des prédications répétées que sur « l’habitude lamarckienne » par laquelle s’installeront dans nos réflexes, sans mesure de temps, les élans idéalistes d’une humanité en perpétuelle évolution.


Tout cela au plus fort du carnage universel des vies condamnées à détruire pour se conserver. Une synthèse doctrinale des mœurs, c’est-à-dire une morale universelle à tirer du meurtre universel ! Quand Caïn assassina son frère, Jahveh ne s’était pas encore avisé, comme il le fit plus tard sur l’Horeb, de dire : « Tu ne tueras point ». Le ciel nous est témoin qu’avant, comme après ce jour même, l’universelle tuerie n’avait point connu de relâche. L’enfer et le paradis sont chargés de régler tardivement les comptes d’une création manquée. J’entends les brebis se plaindre qu’il n’y ait point d’enfer pour les loups, et les loups s’excuser sur l’exemple des humains.

Si nous pouvions nous arrêter un moment à l’éthique de Spinoza, nous y découvririons peut-être le fameux pont aérien du cheveu magique qui doit franchir l’abîme d’une mathématique d’absolu à l’observation relative des phénomènes. L’audace du penseur « intégral » s’y est résolument engagée. La question de début est de savoir si le pur enchaînement d’abstractions peut rejoindre et même devancer l’expérience. Se pourrait-il donc que ce fût la fortune de l’esprit humain d’aboutir, par deux voies opposées, à deux aspects différents de la même « réalité »[81]. Du fond de l’abîme insondable, qu’est-ce donc qui peut nous étonner ?

Selon qu’elle se place, ou non, sous la sanction divine, la morale voit changer les fondements de sa doctrine, mais l’empirisme des rapports sociaux ne cesse d’imposer les même nécessités. Où placer la sanction ? « Si Dieu et l’universalité des êtres sont la même chose, Dieu, étant toutes choses, n’est rien en particulier… Si Dieu est l’être nécessaire et infini, ses conséquences sont infinies. Comment des êtres bornés et finis auraient-ils ses conséquences ?[82] » Et, en effet, « si la personnalité ne saurait convenir à l’être absolu, elle est exclue par l’infini »[83]. Dès que nous trouvons dans le Moi qu’un complexe d’organismes, si nous voulons qu’il donne accès à l’unité absolue du Moi divin, il nous suffira pour cette tâche, de trouver les limites de l’illimité. Faute de ce faire, en quoi les contingences de l’homme en seraient-elles changées ?

Après avoir coupé, il s’agit de recoudre. L’opération spinoziste avait retranché le mort du vif, et puisque le vif, qui est l’homme, ne pouvait disparaître, il a bien fallu qu’il maintînt, en des dispositions d’expérience, les normes de mœurs où s’étayent tous des développements de sa vie. L’âme et ses mouvements ne font figure après tout que d’interprétations passagères. Du fond organique nul n’a pu de déprendre. Et devant que les problèmes fussent doctrinalement abordés, tombait déjà tout l’appareil des mots caducs que le fleuve impétueux de la connaissance accrue emporte à l’océan des choses périmées.

Le simple énoncé des propositions de l’Éthique montre suffisamment à quel point l’installation des connaissances positives dans l’entendement moderne a bouleversé nos conditions de concevoir et de développer nos enchaînements de relativités. Même creusé à contre-jour, le tunnel d’investigation peut rencontrer un filon de clarté, en faire jaillir l’étincelle, comme fit le Titan du Caucase d’une rencontre de deux obscurités[84]. Le grand polisseur de lunettes sut si bien polir sa lentille que, donnant de son gré dans une mathématique de mots, il vit et fit voir comment la droite logique du verbe tyrannique conduit, elle-même, par une revanche qui nous était due, à l’évanouissement de ce qui n’est pas d’observation contrôlée. L’homme qui osa pousser imperturbablement une telle entreprise n’aura pas rendu moins de services que les plus beaux conquérants de connaissances relatives, pour avoir, de ses phosphènes évocateurs, éclairé quelque chose de l’écran noir de l’absolu.

Pas d’effet sans cause, pas de cause sans détermination. Il faut que l’univers tienne en cette formule, aussi bien dans son infinité que dans chacun de ses « quanta » diffusés. La loi morale, de doctrine universelle, parce que les conditions organiques de l’homme social en déterminent toutes les lignes, vient-elle d’un indéfinissable absolu, ou, comme toutes nos autres lois, exprime-t-elle simplement une constance de rapports sur laquelle il convient de nous régler ? Dès à présent nous pouvons tenir pour acquise la solution de positivité. Puisque la métaphysique de l’absolu aboutit à le dépersonnaliser sans remède, que pouvons-nous faire sinon de chercher notre propre loi dans les coordinations des phénomènes positivement déterminés ?

Vanité du didactisme, avec ses « principes » de morale métaphysiquement enseignée. Fait-on la théorie biologique de la marche aux enfants pour leur apprendre à se tenir sur leurs jambes ? L’enfant reconnaît bien vite que s’il ment ou s’il pille, il lui en viendra des ennuis de quelque façon. Sa conception personnelle n’est hostile ni au mensonge, ni au larcin qui lui paraissent d’utiles fourberies. Il s’arrête parfois à la sanction banale qui fait le fond de son apprentissage, sauve ses chances de l’esquiver. C’est l’ultime valeur de nos sanctions sociales auxquelles il manque d’être disposées En vue d’une durable efficacité.

De l’enfant au vieillard, du sauvage au civilisé, quelles successions d’états moraux enchaînés ! Dans le temps et dans l’espace s’échelonnent, chacune à sa manière, les morales temporaires selon les nécessaires conjugaisons des connaissances et de l’émotivité. Le fameux mot justice en deçà, injustice au delà… ne signifie pas autre chose. Sait-on même quels arcs-en-ciel de bien et de mal se pourraient découvrir au fond des consciences — troublés de mouvements qui nuanceraient l’aveu ?

Dans les détours de toutes les activités qui s’emmêlent, garder la juste mesure envers tous droits à l’existence, envers toutes sensibilités, est une entreprise qui s’arrête à l’antinomie du mangeur et du mangé. La vie ne se soutient qu’aux dépens d’autres vies. En des superfétations démesurées, Dieu a voulu ce mal, et nous charge ironiquement d’en faire sortir le bien. Faute de quoi, il aggrave le pire par une attribution d’éternité. Éminente sanction « de suprême justice et d’amour » que nous offre gravement la théologie comme suite au préalable de ses bûchers.

Pour avoir négligé cette « sanction », la Grèce et Rome n’en ont pas moins fourni des plus beaux contingents de l’espèce humaine. M. Guyau nous propose l’évolution de nos esprits vers l’essai d’une « morale sans sanctions », c’est-à-dire avec la seule sanction du jugement de l’homme sur lui-même. L’idée aurait gravement choqué nos primitifs qui, à l’exemple des ancêtres animaux, ne pouvaient encore reconnaître le sens d’un acte que par la friandise ou le bâton. Nous sommes demeurés fondamentalement tels, puisque nos sociétés, encore rudimentaires, ne trouvent rien de mieux que d’encadrer la règle entre le plaisir et la douleur. Sur un fond d’intérêt inchangé, récompense ou châtiment (venus de l’homme ou de la Divinité) sont flèches caressantes ou douloureuses d’un même arc en direction de l’un ou de l’autre pôle de l’humaine sensibilité.

Je ne dis rien de la fameuse « exemplarité » qui va directement à l’envers de l’effet qu’on se propose puisqu’elle aboutit à l’éternel spectacle de l’intérêt satisfait ou contenu. L’attribution d’un signe dit honorifique ou d’une peine afflictive met surtout en relief l’appât des influences, des faveurs, c’est-à-dire des injustices, avec l’ennui de n’en pouvoir toujours suffisamment disposer. Une leçon d’équilibre moral toute contraire à celle qu’on se plaît si hautement à proclamer. Et pour les récompenses et punitions divines, qu’on ne me dise pas qu’il n’est point de faveurs auprès du Tout-Puissant, puisque nos sous-Divinités, depuis la Vierge-Mère jusqu’aux saints — soutenus d’un sacerdoce dont c’est l’unique emploi — n’ont d’autre office sur la terre que d’influencer partialement, comme chez les humains, la distribution finale des joies et des peines d’éternité. En ce sens, la prière est un outrage à la justice absolue de la Divinité.

En faut-il donc conclure que l’évolution morale de l’homme est pure vanité ? je suis bien loin de le prétendre. Toutes nos écritures d’histoire ont au moins ce résultat de nous faire constater des accroissements de connaissance expérimentale qui doivent, à travers maints détours d’émotivités, produire lentement des améliorations de moralité. Chacun voit, cependant, que les deux cycles ne sont pas de même rayon, et que l’évolution mentale (déjà si tardive) et l’évolution morale (qui demande souvent les plus pénibles rétablissements d’énergie) ne vont point toujours du même pas. Sans la connaissance accrue point de vertu grandissante, puisqu’il faut d’abord pouvoir déterminer dans quelles directions nos activités organiques peuvent et doivent s’exercer. Mais si l’on prétend vivre d’autre chose que de paroles, à quoi bon se masquer d’une morale d’apparences trop nettement démenties par les réalités ? Hélas ! je vois trop bien que, pour duper autrui, nous commençons par nous duper nous-mêmes, et que là gît le principal obstacle sur l’âpre voie de nos méprises terrestres. Le temps nous presse dans les incohérences de notre courte vie.

Pourquoi ne pas nous construire nous-mêmes d’idéalisme et de positivité, puisque la fortune des choses nous en fait la loi ? Œuvre de fragilité, sans doute, dans le temps d’un éclair — grande et belle, pourtant, par la qualité de l’effort. Et qu’est-ce qu’y pourrait ajouter la durée ? Quel mérite saurait lui conférer l’étendue de ses manifestations ? Oserons-nous donc regretter d’être hommes, c’est-à-dire la plus haute puissance de vie, et gaspillerons-nous ce don merveilleux dans le regret de n’être pas surhumains quand nous avons tant de peine à commencer d’être d’humanité ?

Du fond de leur puits, nos astrologues, il est vrai, nous proposent des magies précieuses, vestiges des premières formations mentales qui céderont lentement la place aux précisions du connaître. Garde qui veut l’ancestrale stupeur des paradisiaques fumées auxquelles nous substituerons peut-être, quelque jour, les douleurs et les joies positives d’une vie d’efforts désintéressés. D’une fixation de stabilité, nous ne trouvons l’amorce nulle part dans l’univers, et la brièveté de cette existence changeante, où se répandent les désolations de la foule, fera la condition même de notre vraie grandeur. Serions-nous quelque chose comme une cime des manifestations cosmiques, qui nous offre la chance, jusqu’au repos final, d’une ascension continue ? Si nous ne trouvons là qu’un sujet de plaintes, l’ultime recours nous reste d’un suicide moral au gouffre de « l’abêtissement », comme Pascal, lui- même, à bout de pénétration, n’a pas craint de le proposer.

Mais, non. Il ne nous faut pas moins que toutes les beautés de la vie couronnées du grand désintéressement de la mort, tant maudite de ceux qui n’ont rien su faire de l’existence. Ultime élan des sensations humaines, comme du plongeur qui, du haut de son rocher, fait confiance à l’abîme où il est attendu. Suprême foulée de la course au fuyant idéal dont le mystère nous tente à travers toutes épreuves, comme l’attestent les nobles martyrs des grandes causes, parmi lesquels brillent du plus pur éclat ceux qui n’attendirent aucune récompense au delà de la vie.

Dans l’indétermination de l’espace et du temps, il me suffit d’accepter les relativités des heures au développement desquelles mon sort est de collaborer. De réel et d’idéal, je ne veux pas moins que ma part, et si la chance m’en était donnée, j’en accepterais tous suppléments au prix d’un renouveau d’efforts. Et plus j’aurais donné de moi-même, et plus heureuse tiendrais-je la douceur de mon droit à un bon oreiller de sommeil, comme le laboureur à la fin de sa journée.


Empirisme moral.


On sait trop bien à quoi se réduisent les arcanes religieuses de la morale dont le sacerdoce se prétend l’unique détenteur. Voués au monopole, nos théologiens doivent reconnaître que les peuples de l’Asie, les Grecs et les Romains, tout aussi bien que nous-mêmes, ont donné, sans le secours des Dieux, des modèles des plus hautes vertus — celles-là mêmes dont les maîtres du culte réclament l’exclusive propriété pour leur troupeau. On ne conteste pas que l’Inde, l’Hellénisme, aient produit des plus nobles exemplaires de grandeur humaine — le Bouddha, Socrate et combien d’autres, non inférieurs à Jésus — par les effets d’une « morale » dont l’enseignement fut laissé à des prédications de poètes, de philosophes, hors des interventions de la Divinité. Dogmatiquement, Socrate n’en est pas moins damné pour le crime de n’avoir pas été chrétien avant le Christ, qui n’a jamais rien dit qu’on pût interpréter en ce sens[85]. L’enseignement de l’Église, au compte de laquelle s’inscrivent tant de criminelles violences, n’admet pas de « moralité » hors d’un dogme d’hier[86] dont la sanction est remise aux mains d’un Dieu bon qui a créé le mal sans nécessité.

Au vrai, Dieux et Démons c’est tout un — le bien et le mal dont nous faisons des personnalités actives n’étant rien que des états de notre subjectivité. Tous Dieux, bienveillants ou mauvais, procèdent d’une même indétermination de positivité. Le Dieu bon n’était pas obligé de créer les mauvais génies, pas plus que le mal qu’ils expriment sous ses directions de suprême charité. Notre « Diable », avec ses parties divines, l’emporte trop souvent, par la permission d’en Haut, sur le Dieu d’amour qui se trouve être l’auteur du mal sans l’avoir voulu, nous dit-on — ce qui ne nous inspire pas une très haute estime de sa souveraineté. Tout ce qu’il a pu faire, paraît-il, c’est de nous offrir, en compensation, un recours éventuel de félicités qui ne finiront pas. Mais, outre que le Créateur ne nous en a pas dévoilé la nature, tout cet apport est de promesses dont nul ne peut dire comment elles seront tenues, tandis que le mal, sur cette terre, se manifeste par des effets trop sûrs de patente réalité.

Pour les préceptes évangéliques, fort au-dessus des commandements bibliques purement négatifs, qui donc, croyant ou non, ne se fait gloire de les revendiquer en doctrine ? Les formules en sont partout présentées sous forme de recommandations pressantes. Imaginez-vous un homme capable de les répudier ? Celui-là même qui en est le plus détaché ne manque jamais de s’en couvrir. Cependant, que faisons-nous des préceptes de prohibitions primitives ? Il suffit d’ouvrir les gazettes pour être renseigné.

« Les loups ne se mangent pas entre eux », allègue le proverbe. En ce cas, le mot de Hobbes : Homo homini lupus, serait pour nous trop flatteur, puisque, des principales occupations des hommes jusqu’à ce jour, celle qui domine toutes les autres est encore de s’entre-tuer. Il est vrai que les loups ne donnent aucun signe de préceptes, et qu’il leur manque apparemment ainsi la consolation de déguiser la cruauté des actes sous la somptueuse parure d’une douceur universellement proclamée.

Je ne cesserai pas de noter la distance de la morale parlée à la morale vécue. Max Muller, sectateur vigilant du Dieu unique de la Grande-Bretagne, s’est oublié jusqu’à nous dire les mécomptes d’un pieux Hindou qui, par mégarde, s’était laissé gagner à l’Évangile du Christ. Sur ses conversations avec les missionnaires, aussi bien que sur ses lectures, l’excellent homme s’était fait, au plus profond de lui-même, une éblouissante image du tableau de morale en action qu’un pays chrétien devait lui offrir. Il s’embarque tout exprès pour avoir l’heureuse vue du plus haut spectacle d’édification. Il arrive, tous yeux ouverts. Il regarde, il écoute, il interroge, prêt à s’ébahir. Quelle stupéfaction ! C’est ici comme partout. Ces hommes qu’il a devant lui ne sont ni meilleurs ni pires que les autres. Les préceptes sont excellents, comme à Bénarès. Mais, en ces lieux, pas plus qu’ailleurs, les actes ne s’en trouvent déterminés. De désespoir, l’infortuné voyageur parlait de se déconvertir. Brahma, Vichnou, Siva se préparaient à fêter son retour, quand une attentive lecture de la Bible, nous dit-on, le détourna de ce projet. Qu’on me dise où il devait se rendre pour voir le grand miracle de l’accord des paroles et des activités.

Sur la foi des prédicateurs, nos chrétiens vont réclamant, pour leur théologie, la gloire exclusive du principe excellent qu’il faut s’aimer les uns les autres et ne point faire à autrui ce qu’on n’en voudrait pas recevoir. Cette haute revendication de morale, d’ailleurs étrangère à la Bible, se retrouve authentiquement aux temps les plus reculés. Les Athéniens faisaient remonter au héros Bouzygès, c’est-à-dire à leur plus haute antiquité, le précepte : « Faites à autrui ce que vous voudriez qui vous fût fait. » Et plus tard, Isocrate commentait ainsi la même idée : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas souffrir d’eux, » et encore : « Soyez pour les autres ce que vous voudriez que les autres fussent pour vous. »

Le Bouddha, Lao-Tseu, Confucius[87], il y a vingt-cinq siècles, n’ont pas, dit autre chose. Que fit donc le Bouddha, Christ indien[88] sans Golgotha, sinon de prêcher la grande pitié humaine et l’amour du prochain ? Confucius, avec son rationnalisme, comme Lao-Tseu avec son détachement asiatique des choses, de quoi s’inspiraient-ils sinon d’un zèle total pour l’humanité à conduire par le Tao, « la droite voie » ? N’est-ce donc pas l’entr’aide par excellence ? L’aumône la plus vulgaire, sous quelque forme qu’elle se présente, n’est-elle pas le seul geste qui compte d’une pitié du prochain ? Si l’homme osait se confier davantage à cette pente, que de joies inattendues, et, par là, quel retour d’aide personnelle lui serait accordé !

Nul n’a clamé plus haut que la Chine la nécessité de l’amour d’autrui. « D’où viennent tous les troubles, demande Mei-ti ? De ce qu’on n’essaie pas de s’entr’aimer. » Que le mot Chou signifie aimer son prochain comme soi-même ou estimer autrui à la mesure dont on use pour soi, le sentiment peut-il être douteux ? Le Tao chinois et le Shinto japonais ne se rencontrent-ils pas dans les mêmes recommandations ? Qui donc a jamais proposé de rien fonder sur la haine d’autrui ? Caritas generis humani, voilà ce qui est de l’homme, avec ou sans ses Dieux ! Tous les humains disent de même. Hélas ! ils ne s’accordent que trop bien pour céder à la loi du moindre effort à l’heure des réalisations. Néron jamais ne proclama qu’il est bon de tuer sa mère. Il se contenta d’être parricide de propos délibéré. Même, il trouva des « sages » pour l’en louer.

Bien volontiers je rends hommage à nos Églises pour des prédications d’amour qui sont de tous les temps. Mais c’est au résultat positif que nous devons nous attacher. N’est-il pas d’une aveuglante lumière ? Non seulement les « disciples » du Christ se sont rués, fer en main, sur tout ce qui n’acceptait pas leur croyance, mais ils se sont massacrés férocement entre eux au nom de leur propre religion d’amour, sous les insignes mêmes de Celui qui leur avait expressément recommandé de s’aimer.

Pour des interprétations de mots, les innombrables hérésies furent noyées dans le sang. Au nom même de l’amour évangélique, les pires violences se sont déchaînées pour étouffer toute liberté d’aimer son prochain en d’autres formes que celles admises parle sacerdoce « infaillible ». Entre chrétiens, des guerres de religion[89] ont surgi, se sont développées, glorifiant la dévastation des territoires et le meurtre organisé. Lisez plutôt Montluc. Les bûchers de l’Inquisition ont fait pâlir les lueurs des torches chrétiennes de Néron. C’est au nom de leur Église que les conquistadors ont plongé l’Amérique du Sud dans une épouvante d’anéantissement, par des massacres en masse, par des supplices sans nom ? N’a-t-il pas fallu attendre jusqu’au commencement du dix-neuvième siècle pour la fin des autodafés sous l’effort des philosophies ? Quel aveu qu’un délire de tortureurs ait pu étre candidement dénommé « acte de foi » !


Faillite du Ciel.


Et c’est dans cette immense banqueroute des réalisations chrétiennes, sous les regards de l’impuissant Galiléen, aux applaudissements du sacerdoce, que quelques dégénérés de lettres ont pu se délecter dans la bouffonnerie d’une « faillite de la science », c’est-à-dire de la connaissance d’observation. Et c’est après de tels achèvements que l’Église se présente comme se trouvant seule en état de fournir les sanctions nécessaires à la mise en œuvre d’une doctrine de moralité ! Ces sanctions, c’est l’indéterminé paradis de l’humanité primitive, en contraste des horreurs d’un séjour infernal, avec la transaction hindoue d’un purgatoire, pour entretenir la prospérité d’indulgences propres à bercer d’espoir les âmes désespérées. Tout moment de l’histoire suffit à en juger l’efficacité. « Pour la lutte de la vie, il faut deux choses : des armes et du courage. La science nous a promis des armes : elle nous les a données. Si nous n’avons pas le courage de nous en servir, ce n’est pas elle qui fait faillite, c’est nous[90]. »

Au vrai, l’étendue de la connaissance, sans impliquer une correspondance parfaite avec l’état de moralité, comme le fait trop bien voir l’exemple de Bacon, n’en ouvre pas moins de nombreux accès aux développements communs des idées d’équité générale et de désintéressement personnel où s’exprime une dignité de l’homme sous la dénomination de « vertu ». L’ignorance, les méconnaissances ataviques des âges rudimentaires, ne sauraient constituer une heureuse préparation aux mouvements de grandeur d’âme qui demandent un ordre raffiné d’intelligence autant que de sensibilité. On n’en saura jamais trop pour bien faire, ou pour essayer simplement de faire mieux.

Ce n’est pas que l’appât de la rémunération et la crainte du châtiment n’aient leur poids dans les parties inférieures de la conscience humaine. Mais au lieu de placer toutes nos activités sous leur dépendance, le problème ne serait-il pas de nous en détacher progressivement, comme le voudrait l’idée que le sacrifice porte en soi la plus belle récompense ? Ainsi se pourraient mettre à leur juste échelle d’humaine émotivité l’heureuse ou malheureuse issue d’un acte principalement déterminé par des motifs de noble inspiration. Telles qu’on nous les fait apparaître encore aujourd’hui, les sanctions dont prétend disposer l’Église ne représentent qu’un assez bas étiage de moralité primitive, — loin de favoriser l’effort évolutif d’une abnégation supérieure. Est-il besoin d’ajouter que la culture de notre temps n’y saurait plus voir que d’informes vestiges des fables primitives dont les hommes éclairés de nos jours ne peuvent plus parler qu’en souriant ? Assez de nos contemporains déjà commencent à comprendre que, pour une âme haute, la plus pure récompense est de se sentir au-dessus des récompenses, et que le plus sûr châtiment de la déchéance est d’une aggravation de récidives qui finissent par ravaler l’homme au-dessous de l’animalité.

« Le bonheur et la noblesse humaine, écrit Renan, ont jusqu’ici reposé sur un porte-à-faux. » Comment en pourrait-il aller d’autre sorte, puisque nous devions commencer par ignorer, et que ce fut un progrès même d’en venir à méconnaître, premier pas vers cette moindre méconnaissance que nous dénommons vérité. Le problème est bien moins du « porte-à-faux » lui-même, d’abord inévitable, que de s’en accommoder puérilement, au mépris de l’observation des choses, pour la gloire du moindre effort. S’il y eut une Révélation, pourquoi ne fut-elle pas totale et définitive, afin de nous faire à la fois instruits et excellents. Telle qu’on nous la présente, avec ses puérilités théâtrales, c’est, de la Toute-Puissance, un effort toujours à recommencer, à rectifier, sous les critiques de l’expérience humaine à qui doit demeurer le dernier mot. Le « porte-à-faux » de Renan consiste simplement dans l’apparition de son « divin »[91] sur la terre par le fait de l’humain créateur.

Sans l’homme, d’ailleurs, quel usage des Dieux, puisque c’est aux fins de l’homme que nous les voyons uniquement employés ? Avant la Genèse, quelle peut avoir été l’histoire de l’éternelle Divinité ? Jahveh n’en dit rien à Moïse, et pour cause. S’il n’avait point procédé à l’acte de sa « Création », quelle existence de pouvoir tout sans rien réaliser ? Aurait-il donc fait antérieurement un autre essai que de notre terre ? Qu’est-ce donc, dans l’éternité, qui l’occupait auparavant ? Pourquoi se donner tant de peine pour ce globe imperceptible, quand s’offraient à lui, de toutes parts, les champs de l’immensité ? Le genre humain venant à disparaître, que deviendrait l’aventure du Créateur ? Faut-il souhaiter que, dans sa détresse, l’idée ne lui vînt pas de recommencer ? Rappelez-vous ses mécomptes, selon les Écritures sacrées. Le drame est dans la trop explicable nécessité d’une suprême manifestation des deux parties. Un Dieu trop décevant, parce que taillé sur les mesures de l’homme d’autrefois : un homme d’aujourd’hui, trop éclairé pour trouver le courage de se refaire, à toutes chances, une autre Divinité.

Le Dieu d’absolu ne pouvait que s’immobiliser. L’homme de relation ne pouvait que changer. Nos Dieux, de figure humaine, nous les avons animés de notre souffle, pour nous abandonner à leurs caprices, recevoir, d’eux le bien et le mal et dépenser notre vie en implorations de toute heure, au lieu de nous consacrer simplement à l’œuvre positive de notre destinée. Nous les avons dits « éternels », mais il n’était pas en notre pouvoir de leur conférer la pérennité. Issus de notre substance, nous les avons vus passagers, comme nous-mêmes, avec leur cortège de mythes que l’histoire nous montre de fragile précarité. La tâtonnante humanité les suit, de leur naissance dans l’éblouissement du soleil (gloire des premiers cultes), à leur chute dans la nuit de toujours moins profonde pour nous, jouets des éléments, que pour d’anciennes Divinités de Toute-Puissance décidément laissées sans espoir d’un devenir. Voyez du Golgotha au Sacré-Cœur, à Lourdes, où en est tombée notre mythologie. Aux vitrines des musées de métaphysique figureront peut-être, quelque jour, les derniers vestiges de ces Dieux de Platon, de Philon, de Plotin, de Spinoza même, embrumés jusqu’aux abîmes du Nirvana, ultimes évaporations de sonorités verbales qui ne laisseront rien qu’un peu de bruit au fond du creuset.


Les lois.


Les Dieux évaporés, sans autre caput mortuum que l’illusoire retentissement d’un rêve, en quelle forme peut donc s’offrir à nous une conception de l’univers ? Nous en sommes présentement venus au point de nous poser ainsi le problème. Mais chacun voit assez quels développements d’efforts se trouvèrent requis, au cours des âges, pour obtenir des réponses aux questions surgies des rencontres d’observation. Les primitives cosmogonies, qui ne reculèrent devant aucune aberration de rêve, nous ont laissé le plus pur témoignage des premiers enchaînements d’interprétations imaginatives. Créations, Émanations, Processus de volontés sont les manifestations ordinaires des Puissances remontant jusqu’au « Principe éternel » qui semble échapper parfois, dans les livres sacrés de l’Inde, au rapetissement d’une personnification. C’est l’Atman védique, le Brahman, dont on ne peut dire que ce qu’il n’est pas, tel le Verbe de saint jean, ou le Saint-Esprit lui-même qui, sans doute, en procéda.

Les imaginations primitives, les originels jaillissements de pensées s’entremêlent avant de se choquer. La foule, avide de formules, dont la qualité ne l’embarrasse guère, ne pouvait que se laisser prendre au puéril appât de volontés surhumaines qui s’épuisent et se dissipent, au cours des âges, comme le grain de radium, par l’effet de leur seule activité. La métaphysique elle-même, née du besoin d’une compréhension supérieure, n’a pu que retarder l’événement. Il faut que le jour vienne ou les méconnaissances du premier âge s’évanouissent aux lumières de la maturité.

Ce qu’il y a peut-être de plus remarquable dans le tumulte de nos méconnaissances imaginatives, c’est que l’imagination elle-même, poussant toujours au delà de ses envolées successives, en vient, dans l’effort de se surpasser elle-même, à rencontrer des formules de généralisation ultime qui nous font prononcer la dépersonnalisation des énergies hâtivement personnifiées. C’est l’impression reçue de nombreux hymnes des Védas d’où notre panthéisme est sorti. Longtemps encore, on se livrera de grandes batailles sur les mythes, ou même sur les élucubrations de la métaphysique, comme fit notre Moyen Age. Pour des différences de Schibboleth, des héros marcheront au supplice, et la postérité des martyrs chrétiens se complaira dans le métier de bourreau.

Parce que l’imagination, au cours d’interminables siècles, est demeurée hors des atteintes d’un contrôle d’expérience, elle a pu librement s’élancer jusqu’au terme de son essor sans que rien l’en pût ramener. Il lui fallait ainsi « tenir l’air » jusqu’au bout de sa chance, avec l’obligation parfois de « reprendre terre » pour un renouveau d’énergies, comme Antée. Cependant, les plus belles Puissances de fiction n’ont qu’un temps. Par toutes les relativités d’une personnification trop vivement caractérisée, les mythes atteignent enfui le terme de notre aveugle capacité d’acceptation. Ils tombent dans l’indifférence, plus cruelle que la mort — parfois même difficilement sauvés de l’oubli. En dépit d’un verbalisme machinal, plus lent à disparaître, tout ce monde imaginaire s’évanouit par l’usure des ressorts qui lui donnèrent les apparences de la vie. Quel devenir de l’homme, s’il ne s’était heurté, parmi tant de rencontres, à de brèves sensations d’expérience fécondées par l’interprétation hypothétique, c’est-à-dire par l’imagination, qui y trouvera plus tard elle-même la règle et le frein d’élans désordonnés.

Je ne sais pas, et l’on ne saura probablement jamais, par quelles épreuves avait préalablement passé l’imagination métaphysique de l’Inde, lorsqu’elle consigna dans ses livres sacrés que Brahma lui-même ne lui suffisait plus comme principe suprême, et qu’à suivre l’enchaînement des causes, elle rencontrait, au-dessus des Dieux, une immanence d’énergie[92] dont le Dieu, fabricateur du monde, n’avait été qu’une émanation, tandis qu’elle-même dominait l’univers et ses Dieux hors de tout organisme d’individualité. Le Brahman impersonnel contient ainsi le Dieu créateur, émanation que sa personnalité même semblait faire trop proche de nous. Et dans les hymnes sacrés eux-mêmes s’inscrivent les premiers mouvements du doute par lequel la puissance de l’imagination, sans contrepoids d’expérience, se trouve d’elle-même arrêtée. « Qui a fait tout cela… Et toi qui l’as fait, comment l’as-tu fait ? Le sais-tu ? » Voilà de terribles questions, en deçà desquelles nos théologies se sont prudemment dérobées. Quelle indication plus claire d’un degré de recherche qui ne s’accorde plus avec la fiction des Puissances personnifiées ? L’observation consolidera cette vue. C’est l’imagination qui sera, d’elle-même, revenue à son point de départ après un essor d’envolée sans boussole de direction.

Même remarque dans le domaine, non moins vaste, des philosophies. Ce n’est pas l’expérience qui a poussé d’abord l’analyse du monde jusqu’à l’ultimité de l’atome. Le mot, en attendant le fait d’observation, nous représente ici l’hypothèse scientifique par excellence, c’est-à-dire la conjecture d’imagination qu’aucune trace d’expérience ne pouvait encore appuyer[93]. Démocrite, Leucippe, Épicure, Lucrèce n’annoncèrent jamais qu’ils avaient vu l’atome. Ils le prophétisèrent. Et c’est à nous, qui l’acceptions, faute de mieux, qu’il s’est récemment imposé par une série d’observations vérifiées.

Vous plaît-il de vous en tenir à Lucrèce, héritier romain de la pensée grecque, dont l’audacieux effort fut d’une hypothèse de construction positive du Cosmos dans les données de l’observation présente et à venir. Un poème, si beau qu’il soit, peut-il suffire à nous régler ? À quelle distance des rigueurs de l’expérience vérifiée ? Que de siècle avant que le mot de méthode en pût venir à sa signification d’aujourd’hui ! Inductions, déductions de tout ordre, le seul lien apparent des phénomènes fut alors raisonnement, et que sert-il de raisonner seulement, c’est-à-dire de vouloir ordonner les choses en dehors des repères de l’observation incessamment confirmée ?

Eh bien, le Cosmos qui nous est offert par le poète d’observation anticipée se trouve d’un incomparable effort de positivité au-dessus de Manou, de Moïse ou de tout autres généralisateurs des apparences de constatations. La rigoureuse observation scientifique n’étant pas encore apparue, il a fallu se contenter de coordonner, par les jalons d’une expérience hâtive, des alignements ayant accès à d’hypothétiques interprétations. Ainsi arriva-t-il que notre faculté de rêve put devancer l’observation positive des coordinations de connaissances par la seule puissance d’un redressement automatique d’imagination. Ainsi le verbalisme, hors duquel il n’est point d’enchaînement rigoureux de pensées, reconnaît-il lui-même sa propre insuffisance en s’orientant d’une façon spontanée vers l’étoile fixe de l’observation.

Par ces voies où s’engageront les plus hautes émotivités de l’espèce humaine, à la suite des premières déterminations d’expériences, des vues vont s’enchaîner, depuis nos abstractions personnifiées jusqu’au dépersonnalisations d’énergies par lesquels se pose enfin le problème d’une synthèse cosmique d’objectivité.

Ici, notre affaire est simplement de prendre acte des faits accomplis. La dépersonnalisation de l’impersonnel, fictivement personnifié, suit peu à peu son cours, et les antiques Décrets du Ciel cèdent la place aux Lois de l’observation. La différence est assez puisque les plus grandes batailles de l’homme se sont livrées sur ces deux thèmes, et que beaucoup de faiblesses mentales s’angoissent encore à la seule pensée d’une autre issue que leurs accoutumances héréditaires.

La capitale différences est que les « Décrets du Ciel », les « Volontés divines »[94], ne peuvent nous apparaître que de fusées insaisissables dont nous essayons de fléchir les directions par nos prières qui auraient pour effet de mouvoir « l’immuable ». « Le crime est toujours puni, remarquait plaisamment Flaubert, la vertu aussi ». Le bien nous est donné pour une récompense, et le mal pour un châtiment, avec les chances d’intervensions d’une Providence qui allège qu’elle veut nous éprouver quand ses foudres viennent à contretemps. Quoi qu’il arrive, la Toute-Puissance n’aura jamais tort, grâce à cet artifice ingénu.

À choisir entre ces deux conceptions du monde : gouvernement d’une bonté souveraine qui fait le mal sans le vouloir, et dont nos sollicitations intéressées peuvent changer l’issue, ou souveraineté d’infrangibles coordinations qui constituent « les règles, les lois immuables » des phénomènes. L’accommodation du monde aux fins humaines par les effets d’une volonté divine dont les déterminations nous échappent, ou l’accommodation de l’homme au monde par l’intervention d’une connaissance fragmentaire capable de disposer à sa convenance des moments de rapports qu’elle a déterminés. Des caprices souverains devant quoi s’abîmer, ou des constances de rapports que la connaissance peut permettre d’utiliser. Haud imperatur Naturæ nisi parendo. Ce qui veut dire, en somme, que par des combinaisons particulières de rapports nous obtiendrons infailliblement des effets prévus, tandis que si nous nous en remettons aux prières, il nous est impossible de faire fond sur le résultat. On construit une locomotive avec des coups de marteau, non pas avec des rites d’implorations.

Le gouvernement du monde par des lois universelles, au lieu de volontés arbitraires : voilà le gain formel de la connaissance positive. L’incalculable somme d’efforts séculaires dont la conception de la loi cosmique est le prix, s’oppose à l’ingénuité des imaginations primitives dans la noire geôle desquelles nos dogmatismes de magies s’efforcent encore de nous enfermer. Qui doit l’emporter de la lente évolution des mentalités progressives de la vie organique dont nous représentons l’actuel développement, ou je ne sais quelle contracture tétanique de nescience, « d’abêtissement » humain[95] barrant la route aux achèvements de la connaissance (maudite sous le nom de science) pour nous ramener aux aberrations des premiers jours ? Progresser ou régresser : voilà comment le problème se pose dans les formes inéluctables de la phénoménologie.

Ce n’est pas qu’on ne puisse espérer de surmonter, avec le temps, l’immobile saxum des intelligences barricadées. Capables de se rendre aux témoignages des phénomènes, elles doivent finalement renoncer, par le progrès des âges, à leur automatisme d’irréductibilité. Je ne leur marchanderai pas les siècles — goutte d’eau dans l’océan des âges — pour leurs chances d’atteindre à de nouvelles infiltrations de lumière dans le tunnel obscur où, tous ensemble, nous nous faisons gloire de creuser.

Quand le Saint Antoine de Flaubert s’est successivement épuisé dans tous les développements de ses rêves, il a ce mot terrible : « Et maintenant recommençons. » Quelle autre issue, puisque ces Décrets du Ciel ont cela de merveilleux que l’homme, — dans l’intérêt de qui ils ont été prévenus de toute éternité — peut s’y soustraire par des rites suivis d’implorations appropriées ? Immuables et susceptibles de changements : accommodez cela aux convenances de chacun. Nul ne prie, a-t-on observé, pour que deux et deux fassent cinq. On risque le saut, cependant, pour changer les combinaisons moins rigoureuses, semble-t-il, des activités cosmiques — mécaniques, physique, chimie, biologie — dont les phénomènes se compliquent au delà des « pénétrations » du vulgaire. On priera pour obtenir la fin ou la venue d’une pluie, ou pour que la foudre suive un autre chemin en dépit de ses propres lois. Des actions de grâces à la Divinité si les vœux s’accomplissent. Des actions de grâce même si cette satisfaction se trouve refusée — pour notre bien ultérieur, s’efforce-t-on de supposer. Ainsi, ne risque-t-on pas de se tromper.

Dans l’ordre de la vie organique, de toutes complexités, la prière se donnera du champ, au jour le jour, sans qu’il soit concevable que l’occasion arrive jamais à l’épuiser. Les maladies du bétail et de l’humanité, les accidents de toutes sortes, les besoins toujours pressants, les insuffisances ou les imprévoyances et les déceptions de toutes catégories, ouvrent aux sollicitations de l’inconnu un domaine sans limites pour les sursauts de l’imagination.

La discipline des lois cosmiques requiert de nous une disposition tout opposée. Incomplètement reconnues, mais suffisantes pour la sécurité de notre connaissance relative, il n’y a point à les solliciter autrement que par des dispositions d’expérience. Le cas Périclès, expliquant une éclipse à ses soldats déconcertés, est décisif dans l’histoire de l’esprit humain. C’est la rencontre des deux chemins entre lesquels Hercule fit son choix bravement.

Les lois sont un état de relations observées, c’est-à-dire de ce que nous pouvons peu à peu reconnaître d’une constance de rapports dans les mouvements de l’univers. Ces « successives constance de rapports » sont tout ce que nous connaissons du monde. Points de rencontre de l’objectivité cosmique avec l’état de subjectivité humaine qui en est issu par les voies de l’individuation sensibilisée. Repères de fixité provisoire qui s’ordonneront, selon le champ de la connaissance, en alignements d’interprétations. « Lois non écrites » opposées à Créon par Antigone comme la règle suprême de l’ordre universel contre lequel rien ne peut prévaloir. Le plein contraste d’un monde impassiblement ordonné, ou gouverné par des à-coups de volontés divines, comme ceux qu’on nous invite, du haut de la chaire à solliciter ? Qu’en serait-il de nous si toutes les prières, contradictoires ou non, se trouvaient d’un seul coup magiquement réalisées ? Gouvernement de l’univers par les hommes au lieu de la Divinité, quelque chose comme une démocratie cosmique affolée. La prière et la loi sont en contradiction trop manifeste. Les Dieux ne peuvent exprimer une continuité de rapports puisqu’ils sont de changeantes volontés, comme l’implique l’intercession du fidèle. Le monde continu suppose des rapports inflexiblement enchaînés dont la constance se formule par une loi maîtresse de l’univers.

Eschyle, en sa hardiesse, avait mis le Destin au-dessus de Zeus lui-même. Le Destin, qu’est-ce que ce peut être sinon l’ensemble des rapports qui régissent l’univers. Quand les Dieux tomberont dans la nuit éternelle, c’est l’inflexible Loi qui aura prononcé. L’Hellénisme ayant personnifié la loi en Thémis (la Justice), en vint à l’identifier avec la terre, génératrice des phénomènes sous le soleil, et, par là, notre législatrice en effet.

Les premiers calculs du mouvement des astres, où nous conviait d’abord la course du soleil, amenèrent la primitive ébauche d’un ordre positif du monde qui s’imposa plus tard par la prévision des rapports. Dès lors s’engagea le grand duel entre l’expérience du fait observé et l’interprétation des volontés divines jusqu’à l’éclat du procès de Galilée. Dans tous les domaines de la connaissance, le champ des observations coordonnées s’étant démesurément accru, nous nous trouvons aujourd’hui en mesure de présenter un bilan d’expériences, devant lequel la « faillite » des interprétations divines est, dès à présent, assurée. L’inachevé de nos formules positives, qui ne sont que des généralisations provisoires toujours ouvertes à des généralisations plus compréhensives, est la plus sûre garantie d’une correspondance nécessaire entre l’évolution des connaissances acquises et l’adaptation mouvante des intelligences qui doit s’ensuivre.

Si les lois sont une explication, je ne me risquerais pas à le soutenir, puisqu’elles ne peuvent aboutir qu’à des constatations de phénomènes successifs, c’est-à-dire à des évolutions de rapports pour lesquels il n’est point de butoirs. Il faudra toujours procéder d’un antécédent à un conséquent, puisque c’est le plus clair de ce que nous pouvons atteindre. Pour l’explication de l’univers, je n’en vois de traces que dans les mystères de la Révélation que l’élémentaire observation réduit à néant.

L’univers est. Il faut que cela suffise pour l’éclair de notre journée. Notre « Loi » triomphante détermine un ordre de ce qui est. C’est, du monde, tout ce que nos relativités nous permettent de saisir. Il se voit assez bien qu’aux yeux de la foule hypnotisée de Révélations, notre Loi positive est ouverte au grief de n’être pas un « miracle » au sens enfantin où nous entendons le mot. D’un point de vue supérieur, il se pourrait bien que ce fût la merveille des merveilles. Un autre sujet de méditations que les tables sacrées de « la loi » remises par Jahveh lui-même, sur l’Horeb, à Moïse, en témoignage de son amour pour un peuple qui, à cette heure même, se répandait en adorations cultuelles aux pieds d’un veau d’or ? Qu’est-ce donc que ces « Tables de la loi », si précieuses que l’Éternel prit la peine d’en apporter, lui-même, les formules au peuple qui le méconnaissait ? Des recommandations de juge de village dont il aurait pu munir nos premiers parents lorsqu’il les installa parmi les pièges de son fameux jardin. Et c’est tout ce que le Maître du monde se trouvait en mesure de faire pour nous aider ? Oui, pas d’avantage. De révélations sur la « nature des choses » pas un seul mot. De l’homme et du monde, rien. De l’Horeb au laboratoire de sir Ernest Rutherford ou de Jean Perrin, il y a vraiment trop de distance. Prétendre assigner au monde une raison d’être, en dehors de lui-même, n’est-ce pas imposer d’avance le caractère d’un dessein, d’une production de volonté, c’est-à-dire d’un problème posé de telle sorte que la solution s’y trouve impliquée. Pas plus que l’univers, Dieu lui-même ne serait explicable. Il est parce qu’il est. C’est toute l’explication qu’il a pu donner de lui-même. L’univers, à son tour, peut s’en contenter.

Quand nous invoquons « la Loi », notre théologie ne manque pas d’observer qu’il faut voir la manifestation de la volonté divine, souveraine du monde et de ses formations. Cela ne nous avance guère puisque nous ne pouvons connaître que des rapports de relativité et que nous aboutissons, dans tous les cas, à une simple constatation d’existence. L’insertion d’une volonté divine dans le Cosmos n’a d’autre effet que de reculer le postulat de stage en stage jusqu’à la rencontre du phénomène universel, dont la seule condition soit d’exister.

Nos « Lois » n’ont et ne peuvent avoir aucun caractère de mysticité. Pour nous les révéler à nous-mêmes, nous n’avons pas besoin de croire qui que ce soit sur parole. Elles sont directement le fruit universel de tous nos labeurs — toujours soumises à toute épreuve de contrôle, et par là, dignes, à tout moment d’une confiance raisonnée. On ne les trouve écrites nulle part, mais elles sont partout manifestées, depuis les profondeurs de l’électron jusqu’aux astres que nous ne pouvons voir. Cela ne suffit-il pas ? Et puisqu’elles ne disent rien de plus qu’une constance, momentanée de rapports, que fait-on quand on dénonce leur « faillite », sinon s’imposer apparemment le devoir d’y apporter des rectifications d’expériences témoignant d’un nouvel effort dans les enchaînements de la connaissance positive.

Elles sont de notre subjectivité, car, si l’homme venait à disparaître, leurs formules qui nous les rendent tangibles, disparaîtraient en même temps, sans que leur constance elle-même en pût être altérée. La somme d’objectivité contenue dans nos déterminations de rapports représente un moment des choses que nous aurons eu, par la voie des sensations, la fortune d’enregistrer. Nos « Lois » n’offrent rien au delà, mais sur ce qu’elles représentent, nous pouvons fonder nos interprétations du présent, aussi bien que du passé même et de l’avenir par approximation. En peut-on dire autant des Dieux usés, dont les dogmes vont s’effritant à toute heure d’une expérience implacablement répétée. Dans le crépuscule des rêves s’ensevelissent les personnages divins. Ils ont vécu de notre vie passagère. Ils auront été des premiers sursauts de l’humanité pensante, mais ils devaient mourir, du jour où ils sont nés. En revanche, les lois cosmiques expressions humaines des mouvements de rapports, ne pourront que se révéler suivant le progrès de nos connaissances et, par conséquent, s’ajuster de mieux en mieux aux développements de notre devenir. Les dieux meurent, quoique l’homme les ait dit immuables, parce qu’ils sont de notre propres transformations. Connues ou inconnues, les lois du monde, sont de constance, au contraire, parce que les relativités de notre connaissance les adaptent sans cesse aux formes nouvelles de nos observations.

M. Boutroux s’est amusé à poser la question de savoir si les lois évoluent, et M. Henri Poincaré s’est amusé à lui répondre gravement. Il ne semble pas que le sujet soit susceptible d’un débat. Nos « lois » expriment des moments de connaissance relative, dont les évolutions vont se succédant. Leurs formules humaines ne peuvent que suivre les mouvements élémentaires de notre propre évolution. Se demander si les lois d’aujourd’hui sont les mêmes qu’à l’époque carbonifère n’a donc pas de sens puisque « la loi » n’a pas d’existence particulière et se réduit à un acte momentané d’enregistrement humain. Nous observons des constances de rapports. Nous essayons de dire ce qu’elles sont. Quant à ce qu’elles ont été et ce qu’elles seront, je ne vois d’autres réponse que d’un point d’interrogation. Tout ce qui nous est permis de dire, c’est que les déductions des études géologiques supposent que les « Lois » étaient alors, d’une façon plus ou moins déterminée, ce qu’elles sont aujourd’hui. Nos connaissances de la constitution des astres postulent que nous observons, sur notre parcelle d’univers, les lois reconnues du Cosmos — étant donné que de nouvelles déterminations de l’énergie voudront de nouvelles constatations de rapports à consigner. Enfin, s’il y a des lois absolues des choses, je suis bien obligé de dire à M. Boutroux qu’il ne les connaît pas plus que moi.

Une dernière question serait de savoir s’il pourrait se rencontrer une loi de synthèse où aboutiraient les ajustements de tous les autres qu’elle résumerait en une formule d’ultimité. Le Dieu du panthéisme, exempt de personnalité. Une formule mathématiques à chercher peut-être par le calcul des probabilités, ou à ignorer placidement, si l’on a devant soi un travail plus pressé. Pour tout dire, l’orientation actuelle des esprits nous incline plutôt vers une conception unitaire de l’énergie cosmique. Il y aura toujours place pour assez d’X dans les marges de notre connaissance. Nous n’atteindrons aucune forme de l’infini. La fameuse aventure de « la dégradation de la matière » par « l’entropie », dont il sera parlé plus loin, avait engagé quelques esprits scientifiques dans d’assez graves contresens. « Le principe de Carnot, nous dit M. Henri Poincaré, nous montre que l’énergie — que rien ne peut détruire — est susceptible de se dissiper… Tout tend vers la « mort ». Cette "dissipation" est-elle nécessairement une "mort"  » ? Il fallut un long temps pour découvrir que la mort n’était qu’une transformation de la vie. Rien ne se perd dans le monde qui n’est que successions de mouvements. L’hypothèse d’un équilibre de « mort thermique » ne peut avoir pour elle que des esprits trop pressés de devancer la connaissance, sans attendre les vérifications d’hypothèses présentes et à venir. Une assez grave faute, quand on a devant soi tous les relais de l’éternité.

CHAPITRE V

RÊVER, PENSER.

Cette obscure clarté…


Rêver le monde ou le penser, pour le vivre dans les développements élémentaires où le Moi se trouve inclus ? Du rêve à la pensée, où saisir la limite qui fit l’effarement d’Hamlet ?

Nous donnons le nom de rêves à des retentissements automatiques de sensations discoordonnées, tandis que la pensée, ou détermination subjective de rapports, suppose des sensations normalement liées par les rencontres du dehors. Pourquoi rêver, c’est-à-dire se confier à de flottantes figurations d’un roman mondial, quand il y a des réalités du monde à connaître — les réalités de l’homme au premier rang ? Imaginer, parce qu’on a besoin de comprendre, et qu’on n’est pas encore en état d’observer. Construire d’hallucinations ce qu’on appellera la « connaissance », en attendant l’heure où l’expérience nous apportera les déterminations d’un classement subjectif d’objectivités.

Aux premiers tressaillements des origines humaines, comment aurait-on distingué le rêve de la pensée ? Aucune délimitation, aucun ordre n’était encore possible dans les mouvements tumultueux de l’organisme mental s’efforçant au-dessus de l’animalité. Aucune vue ne pouvait s’offrir de phénomènes et de rapports à reconnaître par quelque voie que ce pût être. Enchaîner des sensations au delà des possibilités organiques de la bête fut d’un premier élan dans des directions inconnues. De problèmes et de solutions à venir, où donc les moyens d’en faire état ?

Le grand pas, semble-t-il, fut d’une irrésistible poussée, d’imaginations sans frein, brisant l’armure de la chrysalide ancestrale pour des vols d’inexpérience, avec ou sans objet. Ce jour-là furent liés les premiers anneaux d’évolution humaine dans le vague tâtonnement de ce qui ne faisait pas même encore figure d’une investigation ordonnée. Des obscurités de l’inconscience aux premières lueurs d’une conscience en voie de détermination, c’était le premier coup d’aile — encore tout chargé d’impuissances qui deviendront puissances d’un jeune espoir dont les mirages ne pourront décevoir qu’après avoir encouragé.

À ce stage d’humanité, nulle question d’entreprendre des relais de contours entre le relatif et l’absolu, entre le subjectif et l’objectif, entre l’effectif et le réel, entre l’erreur et la vérité. L’absolu, c’est-à-dire la représentation de l’incompréhensible, se trouve la première amorce offerte à nos enquêtes d’ignorance, qui ne se contenteraient pas d’une approximation de « savoir ». L’absolu, c’est le simple, et la recherche de l’absolu n’est qu’une originelle conséquence du moindre effort. L’absolu, à la fois précis d’apparence et de réalité insaisissable, l’emportait sur des rudiments d’observation, pour recueillir les suffrages des intelligences noyées dans la complexité des phénomènes.

Il nous faudra des âges pour atteindre la pénible conquête d’une notion de relativité. De la sensation à l’imaginaire on ne rencontrera même point de frontières, puisqu’il ne peut entrer en scène encore un contrôle de vérifications. Nous sommes là aux frontières des formations de la pathologie. Il y aura des sens qui réagiront en des incohérences variées : les unes, d’imaginatif primesaut, imprécises, les autres, de considération plus attentive, recherchant, avec les choses, des contacts plus rapprochés. D’un même état organique deux développements confondus, qui ne deviendront divergents (pour essayer plus tard de se rejoindre) qu’après avoir donné l’impression qu’un parallélisme indifférent.

De ce point de vue, la méconnaissance pure ou l’appropriation chanceuse de la connaissance à l’objet (écart ou rectitude d’interprétation), furent alors une même valeur d’inexpérience, mais peut-être également précieuses pour l’avenir, parce que la fortune des temps futurs sera moins des premiers résultats incertains que de l’effort mental lui-même qui va grandir jusqu’à tout dominer. Qu’importait alors, si les premières « vérités » des âges où des commencements de détermination se trouvaient de méprises à reconnaître un jour ? Tout l’avenir était dans l’élan de recherche, et, en ce sens, l’erreur rectifiable était de même provenance, et j’oserai dire, de même effet provisoire que la rencontre d’une vérité chanceuse qui ne s’en pouvait distinguer.

« Rectifiable », ai-je dit ? C’est le correctif nécessaire. Car si l’erreur devait être immuable, nous ne serions pas même une forme d’animale mentalité. Nous sommes les Humains, moins par la valeur intrinsèque d’un moment déterminé que par le développement d’animations supérieures, dans l’inconnu d’un devenir en suspens. Tous les problèmes de l’homme y sont inclus. C’est le drame de notre existence, puisque nos tragiques agitations se résument en une lutte perpétuelle entre l’insuffisance des déterminations primitives et les énergies organiques d’évolution mentale que nos pères sauvages, tout occupés de rêver au delà de la bête, ne pouvait distinguer encore d’une activité de pensée.

L’histoire humaine ne sera, sans doute, qu’un acte inachevé de l’immense aventure, puisque la durée requise pour la complète mise en scène de l’homme et de ses valeurs reste encore en deçà des risques d’une estimation.

À vrai dire la procédure mentale d’une « hypothèse » originelle est celle de toutes nos enquêtes de connaissance. Nous voulons connaître, mais nous ne connaîtrons véritablement qu’après l’épreuve de l’expérience dûment vérifiée. Nous commençons donc l’essai de la pensée par l’imagination qui ne s’embarrasse pas des faits et se confie au rêve sur la foi des apparences que l’observation ultérieure, plus précise, pourra, selon le cas, confirmer ou démentir. C’est ce qu’on appelle « l’hypothèse », la supposition, en expectative de positivité, attendant que l’expérience l’ait ou non, confirmée.

La religion gardera la légitimité de l’hypothèse non vérifiée, et loin d’en pâtir, l’imagination verra s’accroître le champ de ses grandes voies à base de positivité. Quelle misère des aspects du monde biblique tandis que le Cosmos harmonieux de la science nous éblouit de sa beauté !

Quant aux développements du labeur de compréhension positive issus d’une sensibilité en corps à corps avec les éléments de l’univers, que d’incohérences avant de s’y engager ! Quels témoignages d’inadaptation primitive nous apportent les crânes fossiles de nos lointains ancêtres, quand nous y cherchons des conditions d’organismes capables de susciter, sous l’aiguillon des sensations accrues, la plus vague interrogation des choses, fût-ce pour s’en tenir, d’abord, à des aggravations d’obscurité !

En quelque forme que le phénomène se soit manifesté, les hommes de ces temps ne pouvaient s’embarrasser d’analyses. Le rêve primitif tout fondé sur les apparences, comment le distinguer des épreuves d’observation qui demanderont des siècles d’incertitudes pour être plus ou moins justement interprétées ? Rêver ou penser, c’est tout un, à cette heure. Qu’importe alors la différence originelle entre une procédure d’investigation purement subjective et l’objectivité cherchée des interprétations à venir ? La sensation réagit d’abord par le rêve, c’est-à-dire par l’incohérence des réactions de sensibilité selon la loi du moindre effort, avant d’en arriver aux formules méthodiques de la pensée qui font sortir la connaissance positive de l’observation contrôlée. Rêve éveillé, rêve endormi, nous n’avons qu’un seul nom pour deux états de psychisme analogues mais différents : l’un, exprimant, dans les rythmes de l’éveil, un effort d’imagination au delà des réalités ambiantes ; l’autre, désignant, dans l’engourdissement rythmé du sommeil, la morbidité d’un retentissement organique hors des correspondances de la fonction, comme ferait l’inutile contraction d’une crampe musculaire, ou la rotation d’un volant sans courroie. M. Yves Delage s’est égaré à la recherche d’un ordre dans les désordres de ces vains retentissements[96].

Je m’attache exclusivement ici au phénomène d’imagination conditionné par la mentalité générale et la culture particulière de chaque entendement. Un long stage de la confusion s’établit de fatalité, au cours duquel l’esprit humain ne put que se chercher lui-même avec des chances plus que douteuses de se rencontrer positivement. Triomphales accommodations d’inconnaissance, les élans émotifs de ces âges avaient surtout une valeur de poésie inexprimée. Ils se voient présentement demander des comptes par les laborieuses proses de l’expérience en des formes de généralisations contrôlées. Aux temps des primitives formalisations de l’espèce humaine, il ne pouvait y avoir nulle raison de contrôle. Cependant, le drame se nouait. La trame de l’histoire humaine est de l’évolution de la connaissance dans la rigide étreinte d’une gangue de méconnaissances qui se rompent lentement, sans pouvoir du même coup se détacher.

Ce n’est pas encore le temps de s’arrêter aux deux formes de cérébration dans une même intelligence : les envolées prime-sautières de l’imagination et les lentes reptations d’une expérience tardivement appréciée. Dans la forme du rêve, nous avons commencé de penser, au prix des plus graves écarts d’une trop prompte aspiration vers une connaissance en prime saut. Fausser tout à coup compagnie à notre premier « guide », n’était-ce pas désailer le plus vif et le plus beau de nous-mêmes ? L’illusion de la voûte bleue nous appelait, et le jour où Montgolfier nous fit espérer une revanche de la chute d’Icare fut comme une reprise expérimentale des ancestrales poussées d’imagination vers l’au-delà. Les rigueurs d’une observation positive, dont une folle ardeur voudrait nous affranchir, nous repoussent et nous invitent tour à tour. C’est l’inconnu que nous voulons étreindre. Par quels chemins nous élancer jusqu’à lui ?


À la barre.

Cependant, le monde et l’homme sont en présence, comparaissant tour à tour à la barre l’un de l’autre. Le monde infini, éternel, animé de mouvements que nous ne pouvons dériver en direction de notre avantage qu’à la condition d’y céder. L’homme, infime molécule du Tout inexprimable, sollicité, d’abord et toujours d’un élan d’investigation irrépressible en vue de conduire une part des énergies universelles à ses propres fins.

Harcelée d’interrogeante ignorance, fiévreusement anxieuse de savoir d’où elle vient, où elle va, et quel emploi faire d’elle-même au cours du terrestre passage, la foule vagissante arrive au terme inévitable avant que d’avoir pu rencontrer, ou même entrevoir, autrement qu’en rêve, la solution d’énigmes qui sont au delà des moyens. Demandant moins à connaître qu’à être secourue, elle s’empresse aux affirmations dogmatique aisément victorieuses de doutes qui réclameront plus tard l’essor de hautes activités à venir. Qu’importe à la plupart une juste compréhension de l’énorme tragédie des choses, si de magiques formules cultuelles lui procurent une paix de rites correspondant aux fins obscures d’une confortable infirmité ?

Douloureusement oppressé du problème, le grand Pascal ne se vit-il pas réduit à nous proposer de prendre à notre compte les chances du probable, en expliquant qu’au pis, le fait de miser sur sa Providence ne nous expose qu’au risque indifférent de nous être trompés ? Se tromper sur la Divinité pourrait n’être qu’un accident de pensée. Mais se tromper sur soi-même, quelles funestes conséquences aux rappels de la réalité ! Il est vrai nous n’avons pas beaucoup moins de peine à contempler sans épouvante le phénomène cosmique de notre destinée ! Est-il donc étonnant que l’inconnu de la mort nous fasse plus de peur que le trop connu de la vie dont les anxiétés nous offrent pourtant le recours aux impulsions ancestrales qui les ont causées ?

Le vulgaire s’aidera fatalement de sa méconnaissance, par nécessité. Mais l’homme, en lutte contre les insuffisantes formules du « savoir », s’il se montre plus difficile à satisfaire, ne sera pas moins pressé que le commun troupeau de croire très vite qu’il a trouvé. Que peut-il faire de sa trouvaille, sinon la communiquer ? Ou sa formule se trouvera cadrer avec les méconnaissances ataviques du sentiment populaire tout imprégné lui-même des primitives défaillances, et ne sera que d’une nouvelle adaptation aux dogmes d’ignorance ; ou il différera, et sera d’une commune voix déclaré ennemi. C’est encore, en des formes mouvantes, le spectacle que nous avons sous les yeux.

Sans qu’il pût être question déjà de distinguer entre l’imagination et l’observation, la voie allait s’ouvrir aux évolutions de la pensée. Et l’agent décisif, il faut bien le reconnaître, fut le premier qui différa : l’admirable « hérétique » dont le nom exécré signifie simplement qu’au lieu de se conformer aveuglément, « il a choisi ». Quel que fût son dire, il demeure le premier héros, le grand aïeul de nos générations évoluantes, voué à l’honneur suprême d’être traité sans aucun ménagement. Hélas ! il ne pouvait déjà connaître les beaux étais d’expérience irréductible à destination des héros obscurs qui ont suivi. De fortune suprême, peut-être, un orgueil de solitude morale pouvait-elle leur venir, en des formes de réconfort ? La plus belle source d’énergie de l’homme magnifiquement tourmenté.

Qu’est ce donc que l’éblouissement d’un éclair de vie ? Tantôt ouvrir les yeux et tantôt les fermer ! Maudit-on le repos de la nuit après les fatigues d’une journée ? La vie a des splendeurs. Comment oser se plaindre ? Et si belle que soit notre fougue de vivre, aussi bien dans l’amour qu’au service des nobles causes, les plus hautes figures du plus grand rêve, quelles grâces reçues du bienfaisant sommeil qui abrège allégrement de moitié les douleurs et les joies de notre toujours vivante sensibilité ! Heureux recours d’une mort accueillante qui vient couper de néant jusqu’aux fatigues du bonheur, pour nous ramener, en des formes nouvelles, aux chances d’énergies inconnues. Merveilleux apaisement de l’être, comme d’un bel orage d’harmonies supérieures qui s’achèvent en des sensations d’océan étalé ! Une grande paix d’espérances aussitôt réparées que rompues.

Ce bienfaisant accord éventuel de sensations directes et d’illusions organiquement enchaînées nous sollicite à l’action par l’appât d’une vie plus complète, avant de pouvoir nous rendre compte des éléments qui vont la déterminer. Éminente magie d’associer la fiction aux labeurs de la rude journée, pour adoucir des heures de misère par des passages d’heureuse irréalité. C’est le rêve, le grand rêve menteur, chanceusement ailé de vérités en devenir, qui veut l’existence autre qu’elle ne nous fut donnée, et la fera vraiment supérieure, à la condition de nous rendre capable de la composer. La fictive abolition de ce qui est. La merveilleuse vision d’un monde plus « humain » en remplacement de celui dont les heurts ne nous sont pas ménagés.

Aussi, non contents d’agrandir les domaines de la chimère, nous n’aurons point de cesse que nous n’ayons fixé, au hasard des rencontres, des parties de fictions en des formes d’humanité. Musique, danse, poésie, prose, contes, drames, romans, comédies, tout pour une évocation de fantômes qui nous emportent en des vols imaginaires, au delà des attaches de notre destinée. La vie ne se peut déprendre du rêve dont elle est obsédée.

Je marche tout vivant dans mon rêve étoilé,
s’écrie le héros d’un drame fameux, au bord de la catastrophe suprême. Enivrement de notre humanité triomphant d’une joie anticipée de vivre son rêve, au risque d’une simple hallucination : deux moments qui ne sont pas toujours faciles à distinguer.

Ce qui aggrave la confusion inévitable, c’est que les figurations du rêve, enserrées dans les contingences organiques de nos compréhensions successives, évoluent d’un cours parallèle à celui des connaissances confirmées. Pour synthétiser le phénomène, il faudrait peut-être parler d’évolutions passagèrement correspondantes de l’erreur et de la vérité. Mais beaucoup d’esprit pourraient s’en trouver déroutés. Il est cependant assez clair que les puissances d’imagination, loin d’abandonner leur emprise sur les développements de l’humanité, ou même de reculer simplement à mesure que progresse la connaissance positive, ne font que puiser, à toute heure, dans l’océan d’inconnaisance, de nouveaux éléments d’énergie pour des efforts de puissance ou d’impuissance toujours à renouveler. Le rêve, au début de la tentative de penser, ne se présentera d’abord que pour s’élancer au delà d’un état de mentalité recru d’idéalisme, dont l’effet sera moins de déterminer l’inconnu que d’en figurer au hasard des déterminations.

À ne citer que le cas le plus frappant, n’est-il pas manifeste que la conception moderne de l’atome et de ses mouvements, qui en font un chaînon de notre système solaire inclus dans l’évolution de la nébuleuse, nous met en marche, vers une conception de l’unité Matière-Énergie, par de retentissants appels à des enquêtes plus précises en même temps qu’à des envolées de l’imagination. Le rêve ne peut pas être tout de mensonge, puisqu’il nous tient par des attaches organiques d’observation confirmée. L’hypothèse est un rêve qui appelle le jour où des parties caduques devront s’éliminer pour faire place à de plus stables éléments de pensée. Nous n’avons donc à condamner aucune de nos procédures d’intelligence, en attribuant à l’une la fabrication de l’erreur, et à l’autre la production d’une vérité d’expérience. Rêver n’est pas nécessairement divaguer. Pourquoi la rencontre d’un rêve de vérité, d’une hypothèse justifiée, comme il advint à Newton ? Il faut seulement savoir que la part de conjectures devient de plus en plus ténue dans l’observation confirmée, de plus en plus grande dans la mise en œuvre de l’imagination libérée.

Si l’on met en regard les facilités, la spontanéité même du rêve et le pénible labeur d’une connaissance dégagée de sa gangue au cours des successions de méconnaissances, ne faut-il pas admettre que rêver et penser sont d’une même procédure cogitative dans des conditions différenciées ? Nous en sommes venus aujourd’hui à reconnaître que nos classements de phénomènes sont de subjectivité pure pour les commodités de notre entendement. Puisque nous ne découvrons en réalité dans le monde que des enchaînements de phénomènes, c’est donc que tous les phénomènes se tiennent des mêmes liens par des transitions insensibles dont les stages échappent à la discontinuité de nos sensations. Rêver, penser, seraient ainsi d’une même activité de dépense organique, l’un dans l’illimitaion de l’espace et du temps, l’autre dans les encadrements de notre sensibilité. Par là s’expliqueraient le plus naturellement les mouvements de l’un à l’autre sur une échelle de toutes gradations.

En somme, cette simple remarque est si proche de l’évidence qu’on ne voit pas sur quels fondements on pourrait la contester. La dispersion des « facultés » dont nous encombrons le didactisme de notre psychologie est un des grands obstacles aux simplifications des états psychique à déterminer. Je ne songe point à m’en plaindre, car elles correspondent à un stage nécessaire de notre compréhension. Nos classifications sont mères de connaissances et de méconnaissances mêlées. Pour en tirer des clartés de rapports dans les passages de nos compréhensions successives, il n’est que de conférer leur relativité subjective avec ce que nous pouvons saisir des mouvements cosmiques expérimentalement déterminés.

La première apparition d’une réaction de sensibilité, de pensée, au contact du monde extérieur, est d’une ténuité du réflexe initial — d’autant plus difficile à saisir qu’il se confond avec l’émotivité plus prompte aux élans spontanés du rêve qu’aux labeurs d’une détermination d’activités positives. La réaction sensorielle classe dans l’ordre des réflexes les premiers sursauts de sensibilité, d’intelligence, de conscience, aux rencontres du phénomène extérieur. Et comme ce phénomène extérieur, elle ne peut encore l’interpréter d’une façon positive, il lui reste le secours de l’interprétation imaginative en vertu du principe du moindre effort. Ainsi, puisqu’il faut que la sensation s’enchaîne à une activité organique, voyons-nous surgir ces ébauches imprécises de sub-connaisances qui se distinguent si peu de certains rêves d’émotivités — premiers tâtonnements du connaître qui gardent trop souvent le pas sur les connaissances les plus qualifiées. Ce n’est pas que des unes aux autres des liens ne se découvrent. La vérité d’aujourd’hui peut avoir été l’erreur d’hier et peut devenir, par l’accroissement de la connaissance, l’erreur de demain. Nous manifestons des états d’esprit correspondant plus ou moins exactement à l’objectivité des choses qui se découvre lentement à nos yeux. Aussi, oserait-on dire, de ce point de vue, que l’erreur peut être une vérité en devenir, et la vérité une erreur dépassée. Cependant, nous vivons de parties d’inconnaissances, de méconnaissances et de connaissances croisées de conjectures, auxquelles nous nous abandonnons avec plus ou moins de satisfaction. La fonction de notre intelligence est de nous engager dans les directions de la connaissance, et l’on peut dire que depuis un nombre respectable de siècles, ce pas décisif est franchi.

Aux prises avec l’expérience des choses, les grands rêves religieux ont évolué du poème des légendes aux sécheresses de l’écriture métaphysique qui les a dénaturés. Quelque fortune qui nous attende, il est permis de croire que la science expérimentale est fondée. Sans doute, le nombre est trop grand, et le sera longtemps encore, des aveugles conduisant des aveugles, selon le mot de l’Écriture elle-même. Hélas ! On a plutôt fait le saut dans l’abîme que de remonter au grand jour, après s’être asphyxié d’absolu.

Contre-parties.

Ce ne serait point de l’homme qu’il n’y eût des contre-parties. On ne fait pas sans peine sa juste part à l’imagination. S’il ne suffit pas de nous induire au risque de dépasser le but pour accroître nos chances de l’atteindre, et si nous en arrivons à demander au rêve la fixité des premières apparences pour vivre une vie désorbitée par des fantômes, alors nous réalisons la mise en scène des théologies successives dont l’œuvre est de nous régie selon les décevantes formules des temps où l’on ignorait. Le danger des rêves ataviques, une fois déchaînés, sera de nous vouloir maintenir dans les brouillards des âges ballotés de méconnaissances, créateurs de fictions que nul n’avait le droit, ni le pouvoir de contrôler.

L’une des conséquences est que nos enfants en sont venus à recevoir de nous, simultanément, avec des connaissances d’observation positive dont ils ne sauraient se passer, d’antiques versions des cosmogonies d’ignorance, revêtues d’un caractère suprême d’autorité. Pressé de vivre, ils se décideront d’autant moins à choisir que le discrédit social guette qui se laisserait séduire par les probations d’expérience. Ainsi notre jeunesse apprendra qu’il y a deux « vérités » inconciliables, l’une d’observation circonscrite, l’autre de dogmatisme universel qui prétendent contradictoirement s’imposer. L’une, puissante par la discussion toujours offerte et l’acceptation générale qui s’ensuit ; l’autre, prétendant dominer l’homme tout entier par des formules d’une « Révélation infaillible » sous la garde de châtiments éternels. Comment la contradiction insoluble n’aurait-elle pas conduit à de mortels conflits ? Notre sort fût de nous entredéchirer pour des mots, quand il n’était besoin que de constatations de l’expérience pour nous accorder. Mais la foule préfère geindre cultuellement, en détournant la tête, dans l’effroi d’une crudité de lumière dont son rêve débile ne peut s’accommoder.

Et pourtant, même après de si fâcheux écarts, nous ne saurions désavouer le rêve sans renoncer, du même coup, aux plus hautes envolées de la vie. Qu’est-ce donc, en effet, qui nous rapproche chaque jour davantage du stage d’évolution supérieure où nous pouvons aspirer pour le suprême tête-à-tête de la conscience humaine et de cet univers dont elle est la plus haute manifestation. Qu’est-ce donc qui nous permettra de nous efforcer, par l’idée, vers notre prochaine ascendance d’évolution ?

Pascal, affrontant le mystère, s’est demandé si l’obsession d’un rêve répété ne serait pas l’équivalence d’une pensée vécue. Un roi, dit-il, qui dans une succession de nuits se rêverait artisan, ne serait-il pas de même fortune qu’un artisan qui, dans une succession de nuits, se rêverait roi ? Attirance et terreur d’un néant de la vie ! Recherche d’une issue d’irréel pour des obsessions de réalité.

Si l’observation et le rêve sont véritablement d’une même activité fonctionnelle avec des diversités d’issues, aux chocs toujours changeants du monde extérieur, si les sensations n’emmagasinent qu’une somme de retentissements dont l’organisme fait sa dépense selon les invitations du moment, on comprend que le phénomène puisse se poursuivre en des reprises différentes de sensations associées. Si d’exorbitantes réserves de puissances imaginatives ont fait et font encore échec aux chanceux battements d’une expérience troublée, il s’explique très bien qu’une éventuelle balance s’établisse tôt ou tard des correspondances du rêve et de la pensée dans les complexités d’un Moi dont l’apparente fixité n’est que de mouvements continus. La déconcertante question de Pascal me paraît donc tout prêt d’une tautologie. Roi ou artisan de rêve pendant une moitié de la vie, avec une contre-partie d’artisan ou de roi de positivité pendant une autre moitié, il faudrait, pour déterminer l’intérêt de ce partage, pouvoir établir un bilan comparatif des sensations diversement composées. La sensation du réel sera probablement plus forte puisque la sensation du rêve n’en est qu’un contre-coup. En revanche, la sensation du rêve pourra être plus belle par l’effort d’idéalisme harmonieux dont l’imagination peut disposer. Cela ne change rien du problème. De quelque façon que rêves et pensées se distribuent, il se fait un accord de retentissements aux sensibilités de la vie, et la conclusion sera toujours d’une équivalence d’énergies plus ou moins heureusement ordonnées. Assez de vaines plaintes. À l’action. À l’action de sentir, à l’action de connaître, à l’action de comprendre par le rêve et par la pensée.

Que je rêve dormant ou éveillé, mêmes qualités du phénomène. Mêmes aboutissements d’inégales rencontres quand le processus d’imaginative se heurte au processus des sensations caractérisées. En des termes bien différents, Shakespeare s’est posé la même question que Pascal pour la résoudre positivement. « Nous sommes de cette étoffe dont se font les rêves, et notre petite vie est encerclée de sommeil »[97]. Qu’en conclure ? N’en faut-il pas toujours venir aux accommodations de la vie ? Que chercher au delà du double aspect des existences de forces ou de faiblesses plus nettement déterminées par les formes d’émotivités qui font le caractère, que par la virtuosité d’intelligence qui leur donne cours. Rêver et observer, avec plus ou moins de chances d’une rencontre objective, sont deux formes d’une pétition de connaissance qui, même pour concevoir ce qui n’est pas, a besoin de se prendre aux élément de ce qui est.

Nos ancêtres inaugurant la vie mentale par le rêve nous l’ont faite périlleuse par l’accoutumance aux faciles figurations du verbe dominant l’empirisme quotidien. Rien à changer des procédures naturelles. Il suffit de seconder l’évolution compensatrice à laquelle incombera l’office de faire cohérer des aspects d’incohérence. Rêver d’abord. Fatalité des premiers jours, avec l’heureux escompte des lendemains qui trop longtemps se refuseront au plus sûr, au plus beau de connaître. Battus de contradictions, où nous prendre ? Vivre automatiquement sur les postulats périmés des âges primitifs, ou s’acharner, de conquête en conquête, dans la poursuite des vérités fuyantes que toutes les puissances d’atavisme voudront nous dérober ?

Assaillis de doutes aussi bien que de fugitives « certitudes », qui ne sont parfois que des nuances d’incertitudes, où fixer nos tourments dans la véhémence d’affirmations contradictoires, d’autant plus présomptueuses qu’éclate plus clairement leur fragilité ?

L’accord des désaccords.

Ma parole du dernier jour sera-t-elle donc d’abdication mentale, ou d’accueil ami aux vérités relatives dont l’éclat grandit à chaque bond des générations successives vers un accroissement du savoir ? Mon choix est fait. Comme tous, j’ai vécu des efforts des générations précédentes. Ne me dois-je pas à moi-même, comme à ceux qui déjà se pressent aux portes de la vie pensante, d’accepter le noble héritage de labeur, même pour un bilan de conclusions toujours susceptibles d’être révisées ?

Constatation d’expérience, cela n’est plus du rêve. Mais avant de se demander comment la pomme tombe de l’arbre, pendant combien de millénaires, aux spectacles des choses, l’homme a-t-il trouvé plus commode de ne pas même en rêver, tant le phénomène, qui suffit à Newton pour une formule positive des mouvements cosmiques, paraissait indigne d’arrêter ses regards. Cependant, tandis que se poursuivait l’évolution qui détachera le fruit de l’arbre nourricier, l’évolution mentale, résumée en l’homme de science, mûrissait depuis des siècles d’observations et de rêves confondus, pour une interprétation positive des enchaînements cosmiques manifestés par l’expérience de l’universelle gravitation. Réalité d’emprise plus émouvante que tous les rêves. Le plus beau couronnement d’une pensée.

À l’heure même du triomphe de notre science, gardons-nous de maudire ces rêves qui ont survolé et survolent encore le berceau des sociétés humaines, alors même que l’excuse des brouillards d’ignorance ne peut plus être alléguée. Nos méprises, avec leur fragments d’observation inachevée, n’en ont-elles pas moins offert au passé le bienfait d’une aide pour la vie, et nous est-il possible de l’oublier quand la fleur de jeune beauté s’en est évanouie ? Qui donc voudrait dire, quand tout atteste le contraire, que nous n’avons pas, que nous n’aurons plus besoin de rêver ?

Entre le rêve et la pensée, pourquoi donc nous demander de choisir, puisqu’il n’est que de reconnaître l’ordre des phénomènes, quand, jaillissant d’un même élan d’enquête sur l’homme et sur le monde, leurs activités divergentes se rejoignent par les associations de leurs effets ? Surgis des mêmes sensations, rêve et pensée, conditionnés de formations différentes, demeurent d’évolutions convergentes, jusque dans les conflits de prééminence où la loi de l’évolution individuelle sera de les concilier. L’imagination nous construit, en somme, des figures de sensations qu’elle associe, ou dissocie (abstraction)[98], dans les mouvements d’un synchronisme évolutif du dedans et du dehors dont les correspondances, constituant nos déterminations du connaître, forment toute la structure de la pensée[99].

Aujourd’hui, nos théologies, nos métaphysiques bourdonnent dans le vide à la recherche d’un affinement « d’intuition » qui permettrait à la « doctrine » de rejoindre des parties de connaissance positive convenablement défigurées. D’hallucinations obstinées, l’imagination métaphysique essayera vainement de se plier à des disciplines d’observation[100] sur lesquelles il n’est plus possible de contester.

Le phénomène imaginatif est d’un élan continu de connaître, ou plutôt d’exprimer au delà du connu, par des figures d’incoordination à vérifier ultérieurement. C’est dans le champ de ces vérifications que le conflit s’installera plus tard. Cependant, encore, l’imagination suggérera des procédures d’hypothèses, même scientifiques, devançant, appelant un renouveau d’observations. Aucun homme de sens rassis, en dehors du métaphysicien, ne se proposera le plein achèvement des vues d’imagination. D’autre part, aucun homme d’une moyenne intellectualité n’avancera, dans la voie des investigations positives, sans des hypothèses d’anticipations en quête de voies nouvelles. Au tableau des opérations de l’esprit, imaginer, observer, marcheront ainsi de compagnie,

L’un disant tu fais mal, et l’autre c’est ta faute.
La valeur des évolutions mentales se mesure aussi bien à la puissance d’anticiper droitement qu’à la probité des rectifications.

Est-il certain qu’entre l’imagination et l’interprétation d’expérience, il y ait autre chose qu’une mesure d’élan dans des échelles d’approximations ? Cette vue tenterait par sa simplicité. Ne voyons-nous pas qu’on ne peut imaginer que sur des fondements du réel, et que ce réel lui-même, comme dans l’histoire de l’atome, par exemple, dépasse quelquefois les plus belles audaces de l’imagination ? Imaginer, c’est se figurer le monde au delà des mesures contrôlées. Observer ne peut aboutir qu’à ordonner, à approprier toutes figures de nos sensations de positivité, pour nous ramener, selon nos moyens, dans le cadre d’une connaissance capable de subir l’épreuve de la durée.

À travers le conflit des réalités et des données imaginaires, quel usage des naturels développements de nous-même, sinon de diminuer progressivement l’écart du rêve à l’observation ? Toute la vie des hommes et des peuples demeure attachée à cette conciliation, à cet accord de désaccords. Si puissante pour suggérer, pour vérifier, pour développer, pour vivifier nos conquêtes d’expérience, l’écriture mathématique est de mètre universel, c’est-à-dire d’une fixité d’idéalisme donnant corps à l’hypothèse d’un décret absolu. N’est-ce pas l’imagination toujours qui corrige doucement l’implacable rigueur des activités mondiales, atténuant les chocs trop vifs des émotivités où la suggestion de réalité voudra fixer l’imaginaire, où l’imaginaire prêtera ses ailes à la réalité ?

Ainsi, l’homme se laissera jeter aux actes qui expriment le plus beau de lui-même, — fier des plus lourds sacrifices en vue d’un idéal qu’il n’atteindra jamais. Il y a des qualités de rêves à la mesure de l’idéal qui ne peut déterminer notre vie qu’à condition de survoler la positivité. L’imagination grandit tout au delà du réel, mais s’il peut demeurer, du roman d’idéalisme, des directions d’activité heureuse, c’est bien le rêve qui nous fera tout accepter stoïquement de la vie. C’est bien le rêve qui donnera une signification supérieure à notre existence éphémère, qui en manifestera la beauté par des fusées d’espérances dont l’office sera surtout d’avoir passé. Dans la victoire il pourra nous élever jusqu’au raffinements d’une sage prévoyance. Dans la défaite, il rallumera les feux de notre énergie. L’observation jalonnera la route, l’imagination élargira les horizons du voyageur. Sans l’imagination qui charme les souffrances du connaître et illumine de fugitifs espoirs les anticipations de l’inconnu, nous serions réduits aux agitations d’une vie animale où le rêve ne serait rien qu’une répétition mnémotechnique de sensations mal oubliées.

Vivre le rêve et la pensée.

Où nous amènera la connaissance obtenue de l’observation et du rêve associés ? À vivre notre vie cosmique, non plus dans les mésinterprétations de nous-mêmes et du monde, mais dans la ferme assurance d’une positivité rayonnant d’un idéalisme où nous convient le charme et la dignité de nos heures. À nous accommoder au lieu de discorder, à nous rapprocher d’une paix de connaissance vérifiée, embellie de rêves dont les attirances nous enchantent pour un temps, au risque, si nous n’y prenons garde, de nous égarer. Bien ou mal, ces rêves nous ont rassurés, aidés, soutenus dans les épreuves, encouragés par d’incohérents réconforts qui ont passagèrement allégé le fardeau de notre vie. Cependant, les épreuves passent, et les rêves d’hier se trouvent inadéquats à l’expérience d’aujourd’hui.

Le primitif aïeul vivait à sa façon dans le compagnonnage de son fétiche — s’accommodant tant bien que mal de tous mécomptes, comme aujourd’hui font nos fidèles quand leur Divinité reste sourde à leurs vœux. Avec l’évolution de l’homme, les Dieux n’ont cessé d’évoluer eux-mêmes jusqu’à nos présents jours. Les légendes succèdent aux légendes pour aboutir au même épuisement des émotivités, aux mêmes gestes, aux mêmes effets. Il est si facile de dire. Il est si difficile de vivre la parole ailée. Les plus belles prédications se donnent cours. Il n’y manque que l’efficacité. Bossuet osait approuver les odieuses violences des « dragonnades ». S’en trouvait-il aussi qualifié qu’il pouvait croire, pour de profondes suggestions de charité ?

Les rites cultuels expriment un absolu de croyances qui prétend échapper au changement, alors que l’homme ne cesse de changer. C’est la fondamentale discordance. L’élan d’une aspiration de plus en plus haute, ne pourra que suggérer toujours des réalisations de relativités supérieures. Pour les développements d’une énergie de réalisation, il faudra d’autres ressources de volontés, d’autres puissances de désintéressement que le modeste bagage de sentimentalités qui peut suffire à de vulgaires existences, figées hors des hautes émotivités génératrices des plus beaux moments de notre vie.

Que peut la morale d’un salut personnel, à l’issue du terrestre séjour, sinon faire appel, sous le masque d’un altruisme parlé, aux appétits d’égoïsme organique manifestés dans toutes les formes des activités de conservation. Aider de rencontre, pour être éternellement sauvé, n’est-ce pas, pour le fidèle, un assez bon marché ? Ne se peut-il concevoir d’ambition supérieure ?

Une courageuse acceptation de la destinée terrestre s’imposera tôt ou tard, puisqu’une évolution ordonnée d’énergies nous y conduit nécessairement comme l’indique le progrès général des âges, pour le bénéfice de tous et de chacun. Plus nous pourrons donner de nous-mêmes, plus heureuse et plus belle aurons-nous fait notre vie. L’ignorance ne peut que nous faire régresser par les prédominances d’un atavisme prolongé. Le premier effet d’une connaissance commençante du monde et de nous-mêmes nous a d’abord rehaussés à nos propres yeux. Imparfaits produits d’une perfection divine, nous n’aurions en perspective que des degrés de déchéance par des manquements inévitables. Évolutions croissantes des relativités organiques, nous nous mettons en route, au contraire, vers de futures grandeurs. Comment résister à l’appel des allégresses de vivre dans les données de la connaissance, pour nous enfermer dans les incohérences de rêves sans issue ? Quelle plus belle fortune que de vivre hautement le rêve et la pensée tout ensemble ? Sans doute, le rêve prévaut d’abord par les facilités du moindre effort. Mais la pensée en vient à se reprendre par l’autorité positive de l’observation vérifiée. Toute l’histoire de l’homme est de ce conflit permanent où l’imagination garde l’avantage d’un champ plus libre dans toutes les directions de l’inconnu. Rêver, c’est espérer. Qui ne s’est pas construit un rêve au-dessus de ses moyens, et n’a pas tenté de le vivre, ne se sera pas montré digne d’un passage d’humanité.

CHAPITRE VI

CONNAÎTRE.

I

LE PHÉNOMÈNE DE CONNAÎTRE

En quoi peut consister l’explication biologique du phénomène de « la connaissance » aux termes duquel s’établissent des rapports synchroniques de concordance entre l’objectivité du monde impressionnant et la subjectivité de l’homme impressionné ?

La métaphysique, créatrices d’entités, y veut voir la manifestation d’une « âme immortelle » dont les liens avec « l’organisme » n’ont jamais pu être décelés.

En revanche, les premières recherches de l’observation positive nous découvrent des registres de réactions sensorielles, s’alignant en des unissons de résonnances ou des éclats de dissonnances qui constituent ou rompent l’harmonie de nos assimilations. Des successions d’états de sensibilité forment un clavier de sensations coordonnées qui nous font ainsi sentir, interpréter, connaître le monde extérieur dans la mesure où il affecte nos surfaces de réceptivité. La discordance fait l’incompréhension. L’harmonie détermine « la connaissance », par l’assimilation organique à tous degrés des évolutions de la biologie.

Tous les traités de biologie prennent acte de ce que nos sensations, venues du monde extérieur, font réagir nos neurones sensitifs en des formations d’images, et la métaphysique triomphe même un peu vite de ce que nous ne connaissons du monde rien que ces « représentations »[101]. Prenons cette manifestation du phénomène telle qu’elle nous est offerte et voyons à quelle interprétations elle peut nous amener. Toutes activités mondiales réagissent aux surfaces sensibles en des compositions de correspondances avec toutes modalités de nos sensations. On ne nous parle généralement que des images[102] qui figurent, en effet, le plus vif du phénomène, parce que le sens de la vue y apparaît dominant. Puisque l’ensemble est tout de vibrations analogues, apparues dans le sens visuel en une figure d’observation perceptible comme sur une plaque photographique, je ne puis qu’accepter la commune formule, toutes explications données.

Il est donc reconnu pour constant que sur toutes surfaces impressionnables, c’est-à-dire sensibles à quelque degré, des torrents d’images s’écoulent comme ces flambées d’étincelles que le soleil allume sur la mer pour les éteindre aussitôt et les rallumer indéfiniment. Ces images, développées selon les moyens d’une chimie de sensibilisation, la photographie ne fait qu’en révéler le tableau préalablement inscrit sur la paroi nerveuse par les vibrations d’ondes qui s’irradient, se superposent ou se traverse dans tout les sens. D’invisibles passages de ces figurations, qu’aucun réactif n’a fait apparaître, se succèdent ainsi partout, aux surfaces diversement sensibles, sériant des révélations qui nous permettraient, si nous pouvions les faire inversement reparaître, de reconstituer le film au rebours d’une histoire des mouvements des choses depuis toujours.

Mais voici qu’un autre ordre de considérations se présente. Ces ondes vibratoires ne sont pas seulement de lumière. Elles sont, au même titre, d’électricité, de magnétisme, de chaleur, de son, c’est-à-dire de tout dynamisme, réagissant, chacun à sa manière, sur nos tables sensorielles. La physique moderne en est à n’y plus voir que des modalités du mouvement éternel. Nous les enregistrons transmises des surfaces d’un impressionnant aux surfaces d’un impressionné, et cet entre-croisement de tout, de partout, de toujours, constitue ce que nous appelons nos sensations du monde extérieur.

Aux mines de radium de Joachim’s Thal, votre guide vous fera photographier sa clef sous le rayonnement invisible du métal en désintégration au sein de la terre. Il sera question plus tard de la « lumière noire »[103] et de la photographie dans l’obscurité. Il appert que l’éternel mouvement (réclamé de Descartes, avec la matière, pour fabriquer le monde) s’intensifie ou s’atténue, selon l’amplitude de ses ondes vibratoires, en des proportions infinies.

La pénétration réciproque des ondes vibratoires présente nécessairement les champs de force ou de faiblesse dont le jeu caractérise l’ensemble du phénomène. La surface qui reçoit et enregistre, au passage (visible ou non), l’image qui lui est décochée, répond à son tour par une contre-offensive de rayons réfléchis. Et si nous pouvions concevoir confusément ce spectacle et en consigner la formule, il nous apparaîtrait plutôt sous l’aspect d’une mêlée inextricable que dans les rapports de mouvements ordonnés. Au vrai, l’insuffisance de notre organisme importe peu si le phénomène positif est établi sur le ferme fondement de l’observation vérifiée.

Où l’évoluation s’accentue, c’est lorsque, dans les tumultes des surfaces de réceptions et d’émissions simultanées, l’organisme oppose une surface membraneuse de sensibilité sur laquelle la chimie biologique stabilise provisoirement, à la manière d’une révélation photographique, un état organique constituant le phénomène d’une continuité de sensibilité dite conscience organique. La multiplicité et la rapidité des impressions successives qu’aucun réactif biologique n’a suffisamment fixées, font l’inconscience ou la conscience insuffisante des choses, tandis que l’organe, fournissant à la cellule nerveuse le réactif de fixation nécessaire, prolonge l’activité des ondes vibratoires jusqu’au passage, plus ou moins durable, qui constitue, dans toutes les progressions de la série vivante, cette conscience organique où se fonde l’échelle des degrés de la « connaissance ».

Quand les astres agissent sur moi, d’une si prodigieuse distance, par le moyen de vibrations lumineuses dont l’œil chimique de la membrane sensibilisée enregistre l’effet, qu’est ce que cela signifie, sinon qu’il est un état de l’énergie des choses où se consigne l’activité d’un appareil enregistreur qui prend acte d’une détermination de mouvements dans des périodes de la durée ? Et comme les vibrations du sujet impressionné par l’objet impressionnant s’inscriront dans leur ensemble, aux registres de notre sensibilité, nous aurons la sensation d’une conscience organique des choses au cours des successions d’activités de la vie. Ce sera la connaissance, plus ou moins achevée, des passages synchroniques du monde sur notre sensibilité avec des rencontres d’unisson. Le spectre, lumineux ou obscur, avec sa multitude de rayons susceptibles d’être diversement perçus, nous annonçait déjà de prochaines avenues en voie de s’éclairer à mi-chemin de l’épouvante et d’une extase d’éblouissement.

Ce phénomène est clairement de même ordre que le phénomène classique de la résonnance par lequel deux corps élastiques, susceptibles de donner le même son, c’est-à-dire dont le nombre de vibrations par seconde sera le même, manifestent la propriété de vibrer à l’unisson. La résonnance du diapason, ou les ondes utilisées en photographie, ne seraient que des manifestations particulières d’un phénomène général dont la cinétique n’est pas inconnue. Déjà peut-on comprendre que, dans l’universelle pénétration des ondes vibratoires, impliquant toutes compositions de rencontres, apparaissent des relations de correspondances cosmiques sur lesquelles tout ce que nous pouvons connaître du monde est fondé.

À ce titre, la fermentation rythmique du vin dans les caves au printemps et à l’automne, pourrait particulièrement nous frapper. Le vigneron, simpliste, y voit l’effort de la sève qui monte dans le fût ou dans la bouteille, aussi naturellement que dans le cep. De la sève libre à la sève emprisonnée, toutes deux simultanément réveillées au seuil et à l’issue du repos hivernal, il affirme d’instinct une correspondance éclatante. Rien ne paraît, en effet, plus simple à concevoir. Mais quelles communications cachées du pampre au flacon qui enclôt ses énergies, c’est ce que nous aimerions à connaître et ce dont le rustique ne s’embarrasse pas.

Pour élucider le mystère, je ne pouvais mieux faire que de m’adresser au docteur Émile Roux, directeur de l’Institut Pasteur. Le distingué savant m’a fait connaître, d’abord, que ce qui fermente dans la bouteille, et dans le fût, à des moments déterminés, ce sont de vieilles levures demeurées au fond du vase clos, et qu’il suffit de les éliminer au moyen d’un filtre de porcelaine pour n’avoir plus de fermentation. Voilà donc qui est entendu.

Il ne reste plus qu’à savoir pourquoi les vieilles levures se mettent en mouvement à l’heure précise où la sève du dehors, donne son premier ou son dernier effort de maturité. La température fournirait peut-être un commencement d’explication. Cela paraît vraisemblable, en effet. Est-ce donc à dire que les moyennes thermiques de mai et de septembre doivent s’identifier. Peut-être. On a soin, aujourd’hui, de maintenir la température constante dans les caves bien tenues, et la fermentation du printemps et de l’automne s’y produit comme dans les autres. Aussi, le docteur Émile Roux, qui sait tout cela mieux que personne, n’a-t-il pas hésité à me dire que la correspondance des phénomènes se trouvait nécessairement sous la loi d’un phénomène cosmique déterminant cet accord. Voilà bien ce que j’attendais de lui. Rythmes de vibrations cosmiques, telle est, jusqu’à nouvel ordre, la plus naturelle explication.

Après le repos de l’hiver, marqué par une température abaissée qu’on produit artificiellement pour les épreuves de la graine de ver à soie, toutes les fermentations s’éveillent, tous les organismes sont en travail jusqu’au rut de la bête ; Toute la planète en est émue. Quand la sève végétale s’élance, comment le résidu de la fermentation végétale ne suivrait-il pas son mouvement ? Phénomène cosmique par excellence, que nous pouvons désigner par un X, mais qui nous frappe assez clairement dans l’ensemble comme dans l’ensemble comme dans la diversité de ses manifestations. Même sursaut d’automne avec l’achèvement de « la seconde sève », au moment où la suprême intensité du phénomène va se dissiper aux glaces prochaines. Accords ou désaccords de vibrations rythmées : voilà tout ce que nous pouvons dire présentement.

Pour la correspondance des ondes vibratoires en une sorte de symbiose, la résonance du diapason en demeure, avec l’écho, le type le plus notoire. La plus simple généralisation suffit à nous suggérer une interprétation rationnelle des mouvements de la connaissance par la rencontre d’un synchronisme entre les vibrations du dehors et celles d’une surface de sensibilité nerveuse. Cette correspondance me paraît de tous points comparable au phénomène classique de la résonnance par lequel deux corps élastiques, susceptibles de sonner le même nombre de vibrations par seconde, manifestent, l’un et l’autre, la faculté de vibrer automatiquement à l’unisson.

Le Dantec a remarquablement mis en relief les phénomènes de résonnance. Si l’univers est bien, comme il paraît, un système de transformations continues des ondes vibratoires universelles, les colloïdes de nos organismes, en des formes diverses (chaleur, son, électricité, lumière, magnétisme) joueraient le rôle de résonnateurs — le cerveau étant considéré comme « un résonnateur à cases multiples ». Ce qu’on appelle l’assimilation n’est qu’un phénomène de résonnance qu’on rencontre aussi bien chez les êtres vivants que dans tous les éléments de la nature. Nous n’y pouvons voir qu’une transposition de l’équilibre chimique, physique, électrique ou colloïdal. De la chimie minérale à la chimie organique nous ne trouvons que des différences d’équilibres moléculaires en phases évolutives par le jeu d’oscillations rythmiques sans commencement ni fin. Il n’y a de « principe vital » que dans les élucubrations de la métaphysique.

Si vous faites vibrer le diapason A, les ondes sonores se propagent concentriquement et atteignent le diapason B, car chaque onde nouvelle, trouvant les branches de celui-ci dans une position favorable, tend à augmenter l’amplitude de son déplacement vibratoire, comme en poussant une balançoire ou une cloche à l’extrémité de sa course on augmente l’amplitude de son oscillation[104]. Ainsi le diapason B devra vibrer à l’unisson du diapason A. On pourra dire alors que le diapason B a connaissance du diapason A. Si le diapason B n’a pas la même période vibratoire que le diapason A, les impulsions reçues ne seront plus concordantes. Elles se contrarieront, et faute d’un nombre suffisant d’ondes agissant dans le même sens, l’inertie du diapason B ne sera pas vaincue. Il restera donc muet. En d’autres termes, il n’aura pas connaissance du diapason A.

C’est de la même façon que la voix d’un chanteur entraîne, dans le piano, la vibration de la corde qui est à l’unisson. Ainsi, encore, l’aboiement d’un chien fera vibrer les parois d’un verre accordé sur sa voix. Selon que la période vibratoire sera identique ou différente, le piano connaîtra le chanteur, le verre connaîtra le chien ou ne le connaîtra pas.

Peut-on n’être pas frappé de l’analogie des phénomènes dans la transmission des ondes vibratoires du diapason mondial au diapason nerveux ? Suivant que les vibrations du dehors et les vibrations du dedans (dénommées sensations) arriveront ou non à l’unisson qui les conjugue, le synchronisme des vibrations des neurones sensitifs avec les vibrations des éléments cosmiques feront notre connaissance des choses, pour nous laisser retomber dans la nescience ou la méconnaissance, au premier désaccord.

La connaissance sera ainsi un système d’accords vibratoires, qui laisseront place pour la méconnaissance en des rencontres de vibrations désaccordées. Les ondes cosmiques d’évolutions continues ne peuvent agir efficacement sur nos ondes organiques d’évolutions continues, pour un effet de « connaissance », que dans l’état d’un même mouvement vibratoire producteur d’unisson. C’est le phénomène de la résonnance, universellement répandu, dont les effets varient avec les formes et les compositions d’énergies. À nos tables de réceptivité nerveuse, un temps de résonnance fait un temps d’assimilation, de fusion, d’identification constituant l’état organique de la connaissance. « Comprendre, c’est égaler », aurait dit Raphaël. Peut-être pourrait-on dire plus exactement encore que comprendre c’est s’identifier.

Dans les réactions de l’homme au monde extérieur, conscience et connaissance seront ainsi des phénomènes de synchronisme organique, ni plus ni moins « merveilleux » que tous autres phénomènes d’ordre organique ou même inorganique.

En résumé, le monde se révèle en des vibrations dont les ondes s’échangent sans relâche, comme pour les répliques d’un acte de présence de chacun à tous et de tous à chacun. Inconscience ou conscience rudimentaire dans l’ordre inorganique, avec ses accusés de réception chimiques que nous pouvons fixer par la photographie, et qui sont la formule assez claire d’un manifeste « Je suis là ». Conscience plus ou moins accentuée quand l’onde vibratoire rencontrera la cellule nerveuse plus ou moins délicatement sensibilisée. La surface qui reçoit l’image dont le sort — dans cet ouragan de figures emmêlées, aussitôt évanouies qu’apparues — sera de n’être jamais décelée, n’en aura pas moins quelque forme chimique d’une connaissance inorganique de l’objet dont la radiation la met en mouvement. Elle réagira obscurément au choc, tandis que la sensibilité de l’organisme nerveux s’étalera en de subtils affinements de vibrations où se manifesteront les accords de la connaissance humaine.

Que notre sensibilité réagisse en sensations et que ces sensations, dans l’appareil vibratoire des neurones, se traduisent, pour nous, en des gammes d’images nous donnant l’impression d’une continuité, cela ne peut faire l’objet d’aucune contestation. Ces images, nous les connaissons. Ce sont bien celles que nous avons rencontrées sur la plaque sensibilisée où les fixe la chimie révélatrice de la photographie. Quand je les arrête au passage sur l’écran sensibilisé de mes neurones sensitifs, il échoit à l’activité organique de faire ici office de révélateur.

Pour quel emploi ultérieur cette succession d’ébauches plus ou moins précises, c’est ce que voudra déterminer la psychologie positive. Superposées, ou plutôt imbriquées au cours de tout moment, les images seront tantôt plus ou moins confusément maintenues en des formations de méconnaissance, tantôt plus ou moins droitement ordonnées pour des accords de connaissance. Principalement, elles seront associées ou dissociées en des « complexes » organiques où s’échelonneront des déterminations de connaissances que nous dénommons « pensées ». C’est le domaine où vont se répandre les analyses et les synthèses de notre expérience sous les battements d’ailes de l’imagination en mal d’hypothèses.

Mais sommes-nous donc au bout du phénomène organique lorsque nous avons essayé de pénétrer jusqu’aux racines dans les formations de la connaissance ? En dehors de l’emploi que nous en pouvons faire, est-ce à dire que la conscience d’une rencontre de l’homme avec le monde extérieur épuise nos ressources de sensibilité ? je ne voudrais pas le soutenir.

S’il est entendu que toutes manifestations d’énergies mondiales, lumière en tête, sont près de se réduire à des modes d’électricité, — ce qui paraît nous conduire à l’unité d’énergie, — il ne reste plus qu’à savoir jusqu’où ces vibrations de l’univers peuvent affecter le récepteur humain qui n’est lui-même, et ne peut être, que d’ondes vibratoires à son tour. Dans l’océan des choses, des rencontres d’ondes ne peuvent que s’opposer, se pénétrer, ou s’accorder — ce dernier cas impliquant une conjugaison de développements. Rencontres d’inconscience et pénétrations d’activités organiques, pour l’apparition progressive, dans la série des êtres, d’une hyperesthésie de sensibilité, dite émotivité, achèveront ou voudront achever, après l’avoir originellement mis en marche, le phénomène du connaître dans le plein accord du contact parfait[105].

Car, si la sensibilité se trouve ainsi à l’origine de la connaissance, nous sentons, d’observation sur nous-mêmes, qu’elle ne cesse de la pénétrer, de la soutenir dans ses développements — même jusqu’à la dépasser. Insuffisamment contenues par des armatures d’observation, les sensations exacerbées, transmises de l’organisme local aux prolongements organiques plus ou moins ordonnés, couronneront de sentiments, d’émotions à des degrés divers, les relativités d’un connaître dont elles constituent la plus vive expression. Ce pourraient être les plus heureux tressaillements de notre vie où s’éclairent, s’échauffent, s’enchantent, dans un tumulte de méprises et de connaissances, des appels d’idéal si beaux qu’il pourrait suffire à notre ambition de les avoir entendus sans être tenus d’y répondre.

Les déterminations.

À le bien considérer, on ne peut voir, dans le phénomène de l’image photographique, que le simple retour des ondes vibratoires, dites « lumineuses », sur la surface qui les arrête et les renvoie, dans l’égalité de l’angle d’incidence et de l’angle de réflexion, — tel le cas de l’écho. La frappante similitude des mouvements vibratoires de la lumière et du son suffirait à imposer le rapprochement. Se heurtant à la surface qui s’oppose, le rayon vibratoire y laisse l’empreinte des chocs dont l’ensemble fait nécessairement l’image, qu’elle soit ou non révélée. Similitudes ou différences[106], toutes les activités cosmiques s’exercent par des ondes de rayonnements qui affectent de façons diverses les sensibilités de l’individu. En conséquence, chaque phénomène sensoriel est de réactions organiques au contact des ondes du dehors et du dedans, formant des associations et des dissociations d’images propres à instituer un état de sensibilité mentale, c’est-à-dire un complexe organique d’émotivités et de pensées. Un accusé de réception de l’organisme déterminé au monde déterminant, par le moyen des réactions continues qui font la conscience à tous les degrés des échelles de la vie.

Une telle vue vaut qu’on s’y arrête, tant pour la positivité de sa formule que pour l’étendue des généralisations suggérées. Le « prodige » de la conscience humaine qui n’est « prodige », comme tous les autres phénomènes, que jusqu’au jour où nous en pouvons aborder l’analyse expérimentale, doit s’installer enfin à son rang légitime dans l’harmonie de connaissances relatives où s’accomplit notre destinée.

Depuis les organismes élémentaires jusqu’à l’homo sapiens, dont la sapience se manifeste par degrés, nous rencontrons — à travers des résistances d’atavisme - des successions d’organismes coordonnés où l’observation ne nous révèle que des liaisons d’enchaînements, — paliers de sensations, de consciences différenciées, de connaissances, avec toutes réactions de vie organisée. Il a fallu Lamarck et Darwin pour oser mettre l’homme à sa place dans les développements de l’univers. Mais ce ne serait encore qu’une station de puissante conjecture si nous ne pouvions franchir le pas d’une longue période d’existence inorganique jusqu’aux premières apparitions du plasma organisé.

La fameuse hypothèse d’une « génération spontanée », qui eut son jour, n’était rien de plus qu’une tentative de réduction du « miracle ». Quoi de plus manifeste que l’éclat d’une méconnaissance dans ce mot de spontané où tout aspect de filiation se trouvait absurdement rompu ? L’œuvre était à reprendre par des voies procédant des successions d’activités physico-chimiques aux sériations organisées dites aujourd’hui d’évolution. L’observation des activités atomiques et moléculaires a ouvert aux chercheurs des domaines imprévus où l’inlassable énergie de hautes intelligences s’est infatigablement exercée. Nous sommes présentement au cœur du phénomène. N’en pouvons-nous faire apparaître quelques fragments de contours ?

En somme, il est pleinement acquis que tout le Cosmos, homme compris, est d’ondes vibratoires en lesquelles s’expriment à tout moment des figurations d’énergie si fortement liées que nous ne pouvons les déprendre, pour les assimiler, que par de conventionnelles voix de signes évocateurs. Or, plus nous détachons le signe verbal du mouvement qu’il veut exprimer, plus une déviation trop explicable nous incite à le vouloir réaliser. Et cette aberration, elle-même, il faut bien le dire, n’est pas sans contre-partie, puisque nous y rencontrons l’amorce d’un effort pour donner cours à l’envolée de l’homme au delà de lui-même vers une vue chimérique de ce qui n’a pas même besoin d’être pour nous éblouir d’une hallucination d’entité.

Si notre Divinité subjective s’en était tenue là, des évolutions de connaissance l’eussent maintenue provisoirement peut-être, sous d’incertaines dénominations, aux régions les plus obscures de notre émotivité. Inévitable retour des choses, nous avons pâti de l’insuffisance mentale qui l’avait créée. Des siècles d’une prédication de bonté ont abouti à des massacres, à des bûchers. Des siècles qui, de notre éphémère point de vue, s’expriment par les cruelles souffrances que nous nous sommes à nous-mêmes infligées et que la bienveillante mort nous fournira l’heureuse fortune d’oublier.

Est-il donc si difficile de se reconnaître, dans les phénomènes de l’évolution mentale ? L’homme pouvait-il se défendre de l’abstraction réalisée, au moment même ou il la modelait, vivante, dans l’impassibilité des choses, pour lui confier le meilleur de ses espérances, de ses volontés ? La marche à l’idéal le plus élémentaire voulait la représentation d’un idéal d’abord, comment qu’il fût façonné. L’aveuglement qui s’ensuivit, pour l’avoir voulu regarder de trop près, s’explique de rétines rudimentaires. L’inévitable rectification est en voie de s’accomplir.

Car notre élan de recherche ne s’épuise pas tout aux résistances des phénomènes. Le prestige de la connaissance à venir ne cesse d’appeler de nouvelles ressources d’énergie. C’est la haute vertu d’un idéal, toujours présent, toujours fuyant, en qui l’évanouissement de la Divinité n’a rien enlevé de son puissant ressort. Si forte est l’impulsion que toute la vie s’en trouve déterminée. L’ordinaire mesure de nos énergies organiques y paraît même souvent dépassée. Aspiration vers l’achèvement d’une évolution en devenir qui nous animera d’une chanceuse anticipation d’inconnu par laquelle nous saurons triompher des accoutumances héréditaires.

Qu’il soit rendu, cependant, pleine justice aux accomplissements du langage. Si la déviation du mot, imaginairement réalisé, a pu nous maintenir trop longtemps dans une dramatique mésinterprétation du monde et de nous-mêmes, n’oublions pas qu’il nous fut provisoirement de secours, et que le naturel redressement de la connaissance positive a suffi pour que ce même verbe d’aberration théologique nous laissât une puissance nouvelle d’idéalisme dépersonnalisé, c’est-à-dire affranchi des hallucinations concomitantes. Pas de mots, pas de Divinités. Sans paroles, toutefois, pas d’idéalisme, puisqu’il faut le verbe pour les figurations évocatrices d’un nouvel effort vers le devenir. Le mot égara notre insuffisance. Réintégré dans le plein de son humaine valeur, le mot redeviendra notre guide, et nous emportera même au delà du prochain but, pour un entraînement d’avenir qui ne sera jamais perdu. Que le mot, porteur d’idéal, nous demeure sacré.

Cependant, une dépense prolongée d’énergies nous ouvre des accès vers une simplicité fondamentale des complexités où se répand l’univers. Tout paraît se ramener, ai-je dit, à des jeux d’ondes vibratoires. L’état solide, roches ou sédiments, nous dérobe la sensation du cinétisme universel par des apparences venues de l’originelle insuffisance de nos organes sensoriaux. L’état gazeux nous déconcerte d’agitations désordonnées parmi lesquelles la grossièreté de nos sens ne nous a permis que très tard des déterminations de mouvements. L’état liquide, enfin, avec le ruissellement de ses pluies, l’écoulement irrépressible de ses fleuves à l’Océan tumultueux, fait surgir à notre vue, sous le ciel, un spectacle des choses qui paraît le mieux figurer les mouvantes arcanes des profondeurs cosmiques.

Des lames de tempêtes qui se soulèvent et s’affaissent sans relâche pour des transmissions d’états où l’acuité de nos sensations essaie de pénétrer jusqu’à la racine d’une activité générale que nous dénommons « l’énergie ». La main portée sur le voile d’une Isis dont le mystère consiste en des manifestations d’exister. Le sort de notre connaissance n’est-il pas d’en venir toujours à quelque jointure du monde qui ne veut pas céder ? Tout ce que nous pouvons faire est de fixer verbalement au passage, pour les ordonner, des perceptions de mouvements qui sont parce qu’ils sont[107], et de les conduire à l’usage de nos appropriations.

Tout aboutit ainsi aux rencontres du Cosmos et de ce complexe d’organes qui constituent l’individu doué de la propriété de réfléchir le dehors, comme fait une eau limpide, cependant que la parole lui fournit des repères successifs de ses réactions organiques selon des méthodes plus ou moins serrées. « Des mots ! Des mots ! » raille Hamlet. Le mot n’en est pas moins notre suprême privilège, le plus obscur et le plus clair de ce que nous pouvons saisir des réalités liées d’un même cours sans commencement ni fin. Dans la mesure de mes moyens je prends note d’une onde qui passe, et lorsqu’on me demande d’en éclairer les passages, je réponds que ma découverte est d’un phénomène qui ne commence ni ne finit en aucun point. Ce n’est peut-être pas procéder très avant. Il est, cependant, assez clair que mes provisoires interprétations de relativités me permettent de connaître un peu et même beaucoup plus des réactions cosmiques que n’en ont pu deviner Moïse ni Manou.

Nos bonnes gens, intoxiqués d’absolu, font grande plainte de ma misère intellectuelle, et je leur ferais chorus dans l’inventaire de leurs propres richesses, s’ils voulaient bien me les étaler. Leur absolu explique tout, en effet, mais, de lui-même, point de nouvelles. On nous dit : « Il est ». Et comme c’est tout ce que je peux dire du Cosmos positivement observé, au moins gardé-je l’avantage d’un contrôle expérimental que l’absolu ne peut pas supporter.

Que l’absolu m’excuse donc si je lui fausse compagnie pour m’arrêter prosaïquement à une représentation cinétique du monde qui me le montre de mouvements dans l’éternelle action de se heurter, de se réfléchir, de se pénétrer, de se distinguer pour se recomposer selon des conditions d’enchaînements. Sous cet aspect, l’univers se déterminerait, dans les plans de notre relativité, comme un orchestre d’émissions, de radiations associées en des transpositions sans fin. Ainsi se bouclerait le cycle de l’infinité. L’existence des ondes vibratoires manifestée physiquement par l’écho, chimiquement par la photographie, physiologiquement par la sensibilité, n’est-ce donc pas même phénoménologie ? À la lumière des analyses et des synthèses de rapports, nous avons vu jaillir l’étincelle d’une conscience du Moi, sensation progressivement formée d’un synchronisme d’ondes comme entre deux diapasons conjugués. Il n’est pas jusqu’aux degrés de méconnaissance qui ne trouvent ici, par des ruptures de synchronisme, leur naturelle explication.

Mieux encore, quand le phénomène de l’évolution va s’imposer à notre analyse des phénomènes mondiaux, au lieu de le voir surgir comme un diable de magie parmi d’autres prodiges, nous y découvrirons tout uniment l’ordre d’une continuité des ondulations vibratoires en des cycles de nouveauxrayons. Dans quelles directions et pour quelles successions de phénomènes, se meut, dans l’infini, le cycle synthétique des évolutions coordonnées ? C’est ce que nous ne saurions concevoir puisque nous n’en pouvons saisir qu’un moment. La courbe nous en serait d’autant plus difficile à tracer, même par voie d’hypothèse, que sa durée lui impose, au calcul des probabilités, des chances de rencontres astrales dont la fréquence entre dans l’ordre du monde, à ce point qu’une mathématique universelle ne manquerait pas de nous l’imposer.

Nous ne savons pas où notre soleil emporte notre terre, et la direction de Véga ne nous est vraiment d’aucun recours puisque la course de Véga elle-même nous est inconnue. À peine en savons-nous assez des astres pour nous plaire peut-être à conjecturer, quelque jour, par quels embranchements des chemins de l’espace ils auront pu passer. Nous sommes embarqués dans un train dont des lignes de stations passées pourraient permettre de prévoir on ne sait quels carrefours si Einstein ne nous en avait plutôt découragés.

Par des détours de méconnaissances redressées, la connaissance a vu reculer devant elle l’accès de « l’inaccessible », mais l’impénétrable inconnu pousse trop loin ses résistances pour les relativités de nos moyens. En prendre son parti et se résoudre à ne savoir que ce qu’on sait, sans renoncer aux sondages du perforateur, ni construire des barricades de mots pour donner figure de connaissance à ce qu’on méconnaît, voilà ce que nous commandent les infrangibles ressorts de notre destinée.

Si la connaissance se peut expliquer par un synchronisme de vibrations qui, unissant le sujet et l’objet en de communes ondes de correspondances, inscrit au neurone sensitif une conscience du dehors, comme on l’a vu par l’exemple du diapason, il en résulte ces équivalences d’activités qui font une mer étale de flots contrariés. Un apaisement des antennes de sensibilité projetées au delà des surfaces organiques[108]. Une interdépendance des réactions sensorielles synthétiquement éveillées. L’allégresse d’un achèvement de nous-mêmes qui va se résoudre aux abords d’une exaltation suggestive de surhumanité.

Je ne vais point médire des enchaînements de savante cohérence, gâtée par des apports d’incohérence, pour les faux pas du raisonnement[109]. je crois seulement pouvoir alléguer que les interprétations dites de « raisonnement » ne nous ont pas conduits à beaucoup moins de mécomptes que l’imagination elle- même, parce que les chaînons de connaissance qu’elles ont la prétention d’exprimer sont trop souvent rompus par des interprétations de méconnaissances auxquelles nous attachons un prix d’autant plus grand que tous les consensus de nescience se réunissent pour les recommander. De l’état actuel de l’humanité aux développements à venir, je me refuse à de trop faciles inférences. Le prophète a plus tôt fait de se dilater dans ce qui sera, que de se réduire à ce qui a été.

Dans la sensation proprement dite, comme dans sa transposition du sentir au connaître, par le moyen du commutateur cérébral, l’évolution nous apportera tous accroissements et même tous affinements d’énergies, sans réussir, autant que je puis croire, à changer les données profondes du problème mental. La table de réceptivité nerveuse ne manquera pas de croître en étendue aussi bien qu’en sensibilité, aux deux pôles de la faculté de sentir, — plaisir et douleur. Un plus grand nombre de sensations délicates pourront arriver, par le moyen d’une gymnastique supérieure, à de plus hauts achèvements de connaissance — mais toujours d’une connaissance approchéeoù des impuissances de connaître s’opposeront à des puissances d’aspirer.

J’entends dire que les nobles joies du savant ne pourront jamais être que le lot d’un petit nombre, et que, si l’on n’y prend garde, l’égoïste avidité de l’effort de connaître desséchera jusqu’aux profondeurs les sources d’heureuse (?) ignorance ou s’alimentent à miracle tous élans d’imagination. Plus nous saurions, semblerait-il ainsi, moins nous pourrions sentir, perdant ainsi-le plus beau de nous-mêmes, comme si sensation et connaissance ne se complétaient pas en nous au lieu de s’opposer. Qu’on se rassure. La courbe de son évolution continuera de déterminer les voies de l’homme tout entier. Assez longtemps nous restera-t-il une suffisante provision de nescience pour des troubles de sentimentalité. Nous n’avons point à redouter de trop connaître, et le jour ou se ralentirait notre ardeur d’investigation, nos émotions ne se trouveraient pas seulement compromises : ce serait la fin automatique de l’humanité.

Loin que soit en péril la pleine jouissance des organismes évolués, les deux voies conjuguées de la marche à l’infini — imagination, expérience — (c’est-à-dire ce que nous rêvons et ce que nous constatons) nous réservent assez d’heures d’une assez belle destinée. Çakya-Mouni, Jésus de Nazareth, François d’Assise n’étaient pas des savants. Ils ont valu par le sentiment, avant que fût venue l’heure de la connaissance ordonnée. En se réglant sur nos observations de l’univers, nos sentiments ne peuvent que s’achever en de plus hautes correspondances avec toutes formes d’expérience vérifiée.

La connaissance accrue ne nous conduira jamais qu’à mieux nous comprendre nous-mêmes, et à nous diriger plus sûrement. Heureuse loi qui nous grandit encore en proportion de ce que nous pouvons connaître, jusqu’à des développements d’entr’aide humaine dont les nobles aspirations ne manqueront jamais. Fénelon, prisonnier de ses rites (ignorés du Nazaréen), a trouvé le plus bel élan dans une allocution au duc de Chevreuse : « Soyez fidèle dans ce que vous connaissez pour mériter de connaître davantage. » Qu’aurait-il ajouté s’il avait pu connaître assez pour comprendre l’abolition de tout mérite personnel chez celui que sa méconnaissance du monde et de lui-même conduit à n’aider ses semblables qu’en vue de son propre intérêt ? Des sommets de la pensée, la connaissance émotive s’élève au sentiment d’un retour d’aide automatique, reléguant aux mentalités inférieures le besoin d’une rémunération. Qui aide autrui s’en trouve aidé ; au plus profond de lui-même. Dans cet arbitrage qui livre le monde au jugement de l’homme, et l’homme aux épreuves des rétributions d’activités, la plus haute récompense se découvre dans la silencieuse élévation d’une destinée bien remplie. Hors la simplicité de cette vue si claire, il n’y a qu’incohérences de rêveries. Qu’il s’en détourne ou la suive, tout homme voit passer son heure. Pour n’avoir voulu connaître que ses rêves, Sardanapale s’en dut construire un monstrueux bûcher.

Chaque jour qui s’enfuit m’offre l’épreuve d’un renouvellement de moi-même par l’activité continue de la connaissance émotive. Je prétends m’y tenir de toute la force de ma volonté. Je ne sais pas beaucoup. Mais ce que je sais, je n’accepte pas que de blêmes nescients prétendent me prouver que je ne le sais pas. Je ne sais pas beaucoup, mais de ce que je sais, j’accepte fièrement les conséquences qui sont d’abord du compte que je me dois de moi-même à moi-même, au tribunal où je prononce sur les développements de ma propre destinée.

Car il est des régions pour la paix des hautes joies au-dessus des humaines douleurs. Et même s’il n’en était pas ainsi, une aspiration de justice supérieure, sentie sinon réalisée, dominerait encore les tourments de qui, n’ayant pas demandé la vie, s’efforce d’y mettre un élément, une action de sa personnalité. Il me fut imposé une implacable loi de vivre qui s’amende par les évolutions d’un Moi dont un accroissement de sensibilité constructive m’élève et me maintient au-dessus des mouvements d’inconscience et de conscience dont je suis issu. Que demander au delà pour la jauge éphémère d’une brève existence ? Je suis maître de vivre comme de mourir, armé d’un souverain pouvoir sur moi-même en vertu des déterminations de mon personnage. Et si je choisis de vivre, quelle plus belle tâche qu’un effort toujours plus haut du meilleur de mes forces vives ? Au risque de n’y pas réussir, tâchons d’obtenir de nous-mêmes au delà du possible, et surtout ne nous divinisons pas pour cela. « Qui veut faire l’ange fait la bête », a dit un redoutable croyant.

Toujours l’imagination, toujours l’observation.

Connaître, ai-je dit, est une détermination de rapports. Mais que pourrions-nous faire de ces rapports s’ils demeuraient indépendants les uns des autres, si nous ne pouvions établir entre eux des rapprochements, des distinctions, d’où des vues d’enchaînements s’imposeront à toutes les intelligences ? C’est ce qu’on appelle, à proprement parler, le phénomène de la pensée qui consiste surtout en des classements de rapports[110] selon des lignes de forces qui se rapprochent ou divergent pour des jugements humains du monde et de ses formations.

Ainsi, connaître, penser, c’est classer. Classer par des inductions d’expérience, aidées de l’imagination, qui nous permettent de distinguer des états de phénomènes objectivement liés. D’où les causes fondamentales de la commune méprise qui nous conduit à reporter au dehors nos compartimentations de subjectivité pour en faire surgir plus tard d’insurmontables difficultés de réalisation. C’est ce que nous verrons, en abordant les problèmes de la biologie, lorsque se posera la fameuse question des « espèces », confondues en l’évolution, mais séparées, en apparence, par les cloisons subjectives de notre sensibilité.

Pour prendre d’avance position en des matières qui se trouveront plus tard développées, il faut, dès à présent, noter les modes de différenciations et de ressemblances où se fonde l’opération intellectuelle de nos classements. Affaire d’observation et d’imagination.

À y regarder de près, la sensation précède nécessairement l’observation qui suppose un effort d’attention : quelque chose comme une sensation appuyée. Sans doute la question demeure de savoir si, ou plutôt comment, le besoin peut avoir fait la fonction. L’action de la lumière sur tous les téguments est indéniable, depuis la première tache de pigment qui développera organiquement, chez l’infusoire, les premières précisions de l’organe visuel. Il paraît manifeste que la gymnastique (lamarckiernne) de la sensation ait dû conduire au perfectionnement de l’organe. À quel moment ce phénomène est-il intervenu ? De tout temps ou jamais, car l’évolution, adéquate à l’existence même, ne se laisse point couper, chemin faisant. Si loin que nous remontions aux sources du phénomène, nous y trouverons toujours des antécédences où s’arrêtera notre puissance de pénétration. Tout ce que j’en puis dire aujourd’hui, c’est que l’observation, en d’autres termes l’effort d’une sensation précisée, vaudra selon les déterminations objectives de rapports à conjuguer. Pour aborder pertinemment, en quelque point, le phénomène infini, je n’ai d’autre outil que des confirmations successives de l’expérience vérifiée.

« Les mathématiques étant mises à part, nous dit M. Th. Ribot[111], toutes les sciences de faits, de l’astronomie a la sociologie, supposent trois moments : observer, conjecturer, vérifier. Le premier dépend des sens externes et internes, le second de l’imagination créatrice, le troisième des opérations rationnelles, quoique l’imagination n’en soit pas exclue. » Ces paroles sont à retenir, car, avec les processus des acquisitions individuelles de la connaissance, on déterminera l’enchaînement des paliers ordonnés de l’évolution générale de l’esprit humain. J’en prends acte dès à présent. Les annales de l’homme pensant ne tarderont pas à nous montrer que de cette procédure même est née l’aberration métaphysique qui se contente, pour fondement de connaissance, d’un verbalisme insaisissable au delà de tout essai de vérification. Ce mot d'imagination créatrice me paraît, en effet, singulièrement propre, comme l’ultérieure évolution créatrice de M. Bergson, à dénaturer les données objectives du problème. Maintenir dans la science ou dans la métaphysique le mot de création, au sens de la Bible, ne peut que nous ramener à des conceptions périmées. Et si l’on prétend l’employer dans un autre sens, peut-être vaudrait-il mieux recourir à un autre terme[112].

À quoi cela peut-il nous avancer de dire que nous créons nous-mêmes, à tout moment, par le fait de l’évolution ? La création « ex nihilo » est un tour de prestidigitateur, maître des apparences. La création de quelque chose en quelque chose s’appellera modestement une « émanation », comme dans les cosmogonies de l’Inde, ou mieux encore un « engendrement ». Notre Moi de déterminations organiques, qui, métaphysiquement, devrait être fixe dans son essence d’éternité, se renouvelle d’âge en âge sans que le parti-pris dogmatique consente à en faire état. Déterminé, déterminant, voilà toute son histoire. Ne crée-t-il donc rien que des mots ? M. Bergson n’y veut point consentir. Il proclame que « l’évolution crée au fur et à mesure, non seulement les formes de la vie, mais les idées qui permettraient à une intelligence de la comprendre, les termes qui serviraient à l’exprimer. » Voilà bien des choses en une sonorité de voix. Tout cela faute de pouvoir nous dire ce qu’on entend par le mot : « création ! »

Pour dépasser l’imagination reproductrice, c’est-à-dire la mémoire, il faut, nous dit-on, « du nouveau », réservé à l’imagination productrice ou constructive. Je crains bien que cela ne soit pas aussi clair qu’il peut paraître. Les sciences découvrent chaque jour des phénomènes « nouveaux » que l’étude met plus tard à leur place dans l’enchaînement des connaissances, sans que personne s’avise de parler d’une « création. » On nous dit que les deux principaux procédés de l’imagination pour créer sont la personnification et la ressemblance, avec l’aide de l’analogie et de la métaphore. À moins de changer délibérément le sens des mots, on ne peut pas soutenir que cela constitue une « création. » je n’y vois qu’une seule et même procédure qui consiste à tout animer dans le monde en prenant texte des analogies. C’est ainsi, comme je l’ai montré, que se sont faits les Dieux. En ce sens, on peut dire, et j’ai moi-même écrit, que nous les avons véritablement « créés » d’imagination. Le fait tout simple est que nous avons conféré à des mots (signes interprétatifs des choses) de prétendues valeurs d’activités personnelles, et que sur cette donnée d’arbitraire ont surabondamment proliféré les mythes de tout ordre, c’est-à-dire des romans cultuels qui ont eu leurs grands jours. La notation de ces ressemblances (avec leur cortège de métaphores) jusqu’au point où s’accomplissent les premières différenciations de l’analyse, est ce qui a constitué les premiers pas de la connaissance. « L’imagination créatrice », sous son apparence de formule positive, néglige le fait indéniable que les « créations » de notre imagination consistent tout simplement à déformer et à assembler arbitrairement des parties d’observation plus ou moins exactement enregistrées. Je comprends bien que M. Th. Ribot entend simplement dénommer « création » « une disposition de certains matériaux suivant un type déterminé ». Alors, pourquoi ce mot, usuellement employé dans un sens tout différent ?

Aux deux pôles opposés de nos activités mentales, l’imagination et l’observation sont la source inépuisable de nos interprétations des choses, et, par là, des émotivités qui s’ensuivent. En leurs mouvements divers d’oppositions ou d’harmonies, on peut dire qu’elles expriment l’homme tout entier, selon les caractères déterminés par les proportions des deux phénomènes. Du poète à l’empirique, il faut la sensation de ce qui est avec des émotions de ce qui pourrait être, au delà de notre relativité. Nos premières sensations se trouvent donc le produit d’une rencontre de nos surfaces sensibilisées et des éléments du Cosmos, suivie d’une réaction d’autant plus émotive que l’attention, s’y sera moins arrêtée. C’est ce qui fait l’élan de l’imagination éternellement craintive de la douleur, éternellement tendue vers le plaisir, et, par là même, prête à tout accepter des apparences de satisfactions passagères, au risque de défigurer l’objectivité qui s’oppose. Ainsi, parce que toutes défigurations trouvent leur raison d’être dans l’organisme constructeur, elles demeurent étroitement liées aux insuffisances d’observation, points d’appui du thème imaginaire. C’est pourquoi nos monstres d’imagination ne sont jamais que des défigurations de formes observées. Et l’observation elle-même, se manifestant d’abord par une interprétation de prime-saut à la mesure de l’entendement individuel, comment ne fournirait-elle pas le substratum d’apparences dont l’imagination, volage, ne demande qu’à se contenter ? Imaginer, n’est-ce pas penser au delà du cadre mondial, en vue d’appeler l’homme aux joies qu’il se compose, tantôt pour suppléer à sa connaissance, tantôt pour la couronner ?

L’idée cartésienne qu’il n’y a rien dans le monde que matière et mouvement doit tenir compte des émotivités qui se groupent autour de tout aspect des choses, dans le principal dessein de satisfaire aux besoins primitifs d’une synthèse d’idéalisme en préparation. Cependant, la connaissance positive se voit tenue de construire le Cosmos mécaniquement, et les « belles âmes », souvent émotives en proportion de l’inconnaissance, se plaignent qu’on ne leur propose point des vues, même hasardeuses, dans le bercement desquelles il leur soit donné de vivre la vie en dehors des chocs du monde objectivé.

Pour l’imagination elle-même, non seulement elle n’est point bannie du domaine de la connaissance, mais elle en est l’une des plus précieuses manifestations. Pouvons-nous discerner la part d’imagination et de science positive qui fut nécessaire à Newton, à Pasteur, pour leurs grandes réalisations ? Que deviendrait la mathématique, sans laquelle il ne peut être de science, si vous en retranchiez l’imagination ? Prompte l’imagination, lente la connaissance. L’imagination lance au delà des nuages des flambeaux d’idéal qui sont comme les phares de l’infini. Tout navigateur sait qu’on se dirige d’après des feux lointains, mais qu’il ne s’agit pas de s’y heurter.

Dans ces données générales, l’imagination laissera plus de champ aux libres impulsions de la personnalité, puisque, du premier bond, elle échappe à tout contrôle, tandis que l’expérience, au contraire, se piquera d’amener, par ses vérifications, l’universel assentiment. D’autre part, car il faut tout dire, les consensus d’imagination n’exigeant guère qu’une assez basse moyenne de connaissance, résistent un long temps aux assauts de l’observation. En revanche, l’assentiment général d’observation qui s’est fait très vite sur les lois de Newton, par exemple, se voit déjà soumis au contrôle d’observations nouvelles dont la doctrine peut ouvrir des aperçus nouveaux. Notre certitude scientifique ne sera jamais que provisoire, puisque toujours sujette à révision. Je me permets d’y voir le signe d’une évidente supériorité de réalisation sur cette vérité subjective, qui se manifeste chez tous les peuples de la terre en des dogmes dits « immuables », mais contradictoires et changeants selon les temps et les pays.

Ainsi, connaître et imaginer (deux façons de penser) sont des formes de concevoir excellentes pour qui se trouve en état de déterminer leurs apports — dangereuses seulement pour qui ne s’embarrasse pas de les régler. Nous ne connaissons le monde que par ses rapports entre notre mécanisme et le sien dont nous sommes l’un des organes en évolution de sensibilité. Si notre fonction s’accomplit selon sa norme, nous aurons réalisé la juste mesure de notre vie. Mais si nous exigeons de nos complexes plus qu’ils ne comportent, nous fausserons l’appareil, comme l’enfant qui manœuvre les aiguilles de sa montre pour faire l’heure à sa fantaisie. C’est un jeu dont le caprice nous rend très difficile ta justesse des prévisions dont la chance nous est impartie.

Est-ce à dire que je doive m’en tenir à opposer les rigueurs de l’observation vérifiée aux libres écarts du rêve ? Non pas, puisque c’est l’activité organique de l’hypothétique anticipation qui va nous permettre de chercher, par voie de conjecture encore invérifiée, les premiers aperçus d’une expérience d’approximation à venir. En ce sens, rêver ne sera donc, tout comme observer, qu’une des formes légitimes de la pensée dont le contrôle aura pour résultat de consolider nos relativités du savoir. La difficulté sera toujours de nous déprendre des apparences, après nous y être installés.

Qu’est-ce qui meut le fœtus dans l’amnios ? Rêves ? Pensées fugitives ? ou simple irritabilité des organes ? Le passage n’en est pas facile à saisir. Affranchi de la vie utérine, et encore incapable d’une autre forme d’expérience que d’une succession de réflexes au contact extérieur, des constructions de mouvements autonomes constitueront pour chacun son premier effort de mentalité, en attendant l’heure imprécise où il rencontrera, de fortune, ses premiers fragments d’empirisme aux premières réactions de sensibilité. Le tout consolidé, avec l’âge, en des figurations de puissances personnifiées (fables, contes, féeries) où prennent place les premières notions métaphysiques des mythologies[113].

Par la sensibilité, les réactions d’activités mentales se révèlent, à tous étages de la série animale, en des complexités qui vont croissant avec le développement organique. Le réflexe est la réponse directe de l’irritabilité organique à l’impression du dehors. Au toucher, la fleur replie ses pétales, le mimosa ses folioles, l’amibe se déforme en se rétractant. C’est le premier palier du phénomène de la vie. Les mouvements browniens, la contractilité du plasma fibrillaire sont connus. À mesure qu’on s’élève dans la lignée des organismes, les mouvements de transmission, avec leurs réactions nécessaires, se conjuguent pour entrer dans l’ordre d’une conscience encore obscurcie.

La série des différenciations organiques dont le nerf est le résultat pour des conductions d’énergie, n’en fait pas un conducteur indifférent. La chaîne de neurones (sensitifs et moteurs) développe le rôle actif du plasma qui rejoint le monde extérieur en des réseaux tentaculaires. Puis vient le jeu des centres non conscients où les neurones sensitifs et les neurones moteurs se complètent de neurones de synergie. Enfin, les centres conscients entrent en ligne. De l’être de subconscience à l’être de conscience formée, c’est une chaîne continue à mesure que se différencient les centres nerveux. Ainsi les enchaînements d’organes sensoriaux (révélateurs différentiels) amènent des synthèses de représentations, d’où émergent des liaisons d’images mentales aboutissant au déclenchement décisif de l’impulsion dite de volonté. Subconscience et conscience s’y trouvent progressivement étagées jusqu’aux états de conscience suraiguë qui sont de morbidité.

Résultat d’une évolution, la conscience, ou connaissance représentative des choses, évolue sous nos yeux, et nous n’avons pas besoin de remonter bien haut dans l’histoire pour découvrir que notre conscience de ce jour, si ouverte aux critiques qu’elle puisse être, se trouve mieux établie et plus fortement outillée que celle de nos aïeux. Tous réflexes d’inconscience et de subconscience entre-croisés, l’homme s’individualise en une croissante complexité de phénomènes infrangiblement conjugués. C’est son Moi, sa sensation de personnalité, de volonté, dont il affronte l’univers pour une installation passagère de grandeur subjective dans l’éternelle immensité.

C’est ainsi que l’homme est conduit à concevoir la du monde. Mais s’il prétend le connaître d’emblée, ignorant qu’il aura besoin d’une longue suite de labeurs pour entrer seulement dans les voies de l’observation ordonnée, comment pourrait-il déterminer d’abord une méthode d’investigation dont il n’a pas les éléments et dont il ne sent pas le besoin ? Redoutable entreprise où l’univers l’engage dès la première rencontre pour des accumulations de mécomptes, au travers desquels la pioche du bon mineur pourra heurter, de temps à autre, des pépites de vérité.

Aux difficultés du connaître vont s’ajouter ainsi tous les périls’ du méconnaître, d’autant plus redoutables que, si la connaissance a des parties d’incertitude, la méconnaissance s’installe de prime abord dans l’absolu, dont la domination répond trop aisément aux défaillances de notre relativité. Enfin, tandis que notre « vérité » d’expérience est purement impersonnelle, il y a trop de nos propres faiblesses dans l’erreur pour que nous ne nous y sentions pas sensitivement attachés. D’où ces luttes impitoyables qui ensanglanteront la terre pour « des hypothèses d’hypothèses », tandis que l’idée ne pourra venir à personne d’allumer des bûchers en vue de réprimer telle ou telle doctrine des combinaisons de l’oxygène, par exemple, où la droite compréhension de l’univers et de l’homme se trouve, cependant, impliquée.

Gardez-vous donc de noter comme une simple méprise éphémère, l’aberration fondamentale qui nous fait mesurer l’univers à nos moyens du jour. L’apparente « nature des choses » nous tente d’impasses où l’évolution de la connaissance ne nous permet pas de persévérer. Comment pourraient hésiter les esprits simples, en ces détours, quand on ne leur propose que les âpres labeurs d’une « certitude » provisoire, alors que des siècles de présomptueuse nescience leur offrent, magnifiquement un dogme immuable, à leur mesure, soutenu des pompes d’un sacerdoce infaillible, aux postes d’universelle autorité ?

Comparez avec l’obscur savant qui, sans cierges, sans orgues, sans chants, sans suisses chamarrés, sans cérémonies, ose se mesurer avec les problèmes du monde sous l’œil de l’Inquisition, réduite, par le malheur des temps, à la modeste figure de notre moderne congrégation de l’Index. Le malheureux demeure en corps à corps avec les mystères du monde plus difficiles à pénétrer que les arcanes de la théologie, cependant qu’une métaphysique à tout faire s’acharne vainement dans l’interrogation d’un fantastique Moi, d’existence sublimée, tout à point pour les « miracles » de l’intuition.

L’intuition consiste, pour découvrir le monde, à le chercher, non pas dans les images sensorielles du dehors qui ne peuvent décevoir que jusqu’aux rectifications prochaines, mais dans le Moi miraculeux du métaphysicien qu’on nous donne pour indépendant de cet univers par lequel il est conditionné. Renverser l’ordre des phénomènes, chercher les conditions du monde matériel dans l’immatérialité d’une substance inobservable, telle est la procédure qu’on nous donne pour supérieure à l’observation de positivité. C’est comme si l’astronome s’avisait de besicles extérieurement garnies d’une couche épaisse de fumée, dans l’espérance de mieux voir. Comment sa rétine rencontrerait-elle autre chose qu’un miroir d’obscurité, où pourront s’inscrire tous flottements d’une imagination désemparée — telles ces nuées où Hamlet découvrait ses chimères à l’œil complaisant de Polonius ahuri.

je n’ai garde de confondre l’intuition des métaphysiciens avec l’intuition mathématique qui n’est qu’un phénomène d’imagination vérifiée. Ce que « l’intuition » de métaphysique cherche et prétend trouver dans l’homme, c’est un reflet du monde extérieur au delà de ce que l’observation directe peut nous en révéler. Si l’abstraction réalisée lui offre un verbe où se prendre, comme le mot « Dieu », l’intuition prétendra nous en faire conclure que nous avons la « connaissance » d’une réalité correspondante, et que cette « connaissance », sans élément d’observation positive, est la preuve d’une réalisation de la « Divinité ». Voilà comment la voie intuitive se présente pour nous faire découvrir, dans la fragilité d’une sonorité verbale, le fondement de l’univers subjectivé.

Aux mathématiciens, le mot intuition s’offre différemment parce que, selon la parole de M. Henri Poincaré, leur discipline est « celle qui emprunte le moins de notions au monde extérieur ». Il « semble », en effet, que le principal en soit tiré de notre imagination, à charge de vérifications à venir. Cependant si, comme le dit notre auteur, « la mathématique est de donner le même nom à des choses différentes », il faut bien que ces choses, le monde extérieur nous les fournisse en nous laissant le soin de les envisager sous des aspects convenus[114]. Les rapports en pourront être utilisables, pourvu que l’expérience en procure les données. Nombres, valeurs, points, lignes, figures ne seront que représentations de positivité auxquelles l’écriture mathématique assigne une indétermination évocatrice d’absolu. Quand on nous dit que Cauchy conçut d’emblée une formule dont l’événement fournit la justification, c’est qu’il eut la fortune d’une heureuse rencontre, comme eût pu faire chimiste ou physicien. Combien d’autres hypothèses aurait-il pu concevoir, et même a-t-il conçues pour des chances contraires ? Nulle trace d’une intuition métaphysique en cette affaire. Rien qui se puisse ramener à une justification de l’univers au tribunal de la personnalité. C’est ce que reconnaît très bien M. Henri Poincaré, quand il allègue « un sentiment, une intuition de l’ordre mathématique qui nous fait deviner des harmonies et des relations cachées ». Qu’est-ce que cela, je vous prie, sinon une chanceuse fortune d’imagination constructive ?

Le plus métaphysicien des métaphysiciens ne s’est pas encore risqué à proposer de ne tenir aucun compte des sens. Il lui a suffi de les décrier, sans reconnaître qu’en dehors de leurs relativités la vie serait la mort, tout simplement. Que resterait-il pour l’imagination ? Il n’y aurait même plus de place pour ses méprises. Abolition de tous les mouvements du Moi, dont le nom même n’aurait plus de raison d’être. Dans la confusion de nos âges de connaissances et de méconnaissances mêlées, je ne dis pas qu’il faut choisir entre l’expérience et l’imagination. J’affirme seulement qu’il est temps de faire sa juste part, dans l’œuvre de la connaissance, à chacune des deux facultés éminentes de notre assimilation.

La sensation peut nous tromper ? La belle affaire ! Comment la relativité pourrait-elle nous offrir une détermination d’absolu ? L’idée seule en est si parfaitement absurde que le plus faible esprit n’oserait même pas l’énoncer. Cependant, tous les jours, vous verrez de bonnes gens triompher de ce qu’une insuffisante observation nous aura déçus. Que dire des méprises où l’imagination sans contrôle nous a fait tomber ? L’expérience contrôlera l’expérience, avec ou sans le secours de l’imagination qui a si souvent besoin d’être étayée. Quant à vouloir vérifier l’expérience par des rencontres d’imagination, c’est une entreprise où l’histoire des religions ne nous induira pas à persévérer.

Qu’est-ce donc que l’imagination, le rêve, le besoin de décréter ce qui pourrait être, en réaction des mécomptes de ce qui est ? Merveilleuse faculté qui nous projette sans effort[115] au delà des conditions du monde pour la joie spéculative de le dominer. Je n’ai nulle envie d’en médire. Je consentirais même d’y voir le plus beau, sinon le meilleur, de notre destinée. Pascal, qui fut, sans doute, l’une des plus nobles victimes de l’imagination, s’est répandu contre elle en invectives. « Maîtresse d’erreurs et de fausseté, elle est d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours. » Eh oui, c’est l’emploi de l’imagination de chercher au delà de la réalité, pour une chance d’heureuse anticipation ? N’est-ce pas l’imagination qui a découvert l’atome avant que nous ne l’ayons rencontré ?[116] Il n’en résulte pas qu’elle mérite confiance au même titre que l’observation puisqu’elle n’a pas pu l’utiliser. Ses erreurs sont hors de compte, tandis que l’expérience s’est progressivement cristallisée, par les vérifications, en un bloc incomparable de positivité.

L’office de l’imagination est d’activité toute contraire, puisqu’elle nous convie à affronter le monde d’un optimisme de rêves jusqu’aux rectifications d’expérience. À ce titre, ses erreurs, même une fois reconnues, ne nous en auront pas moins aidés, comme toutes méprises d’hypothèses scientifiques qui ont pu nous entretenir, ou nous ramener dans la direction d’une connaissance plus approchée. Comment se plaindre, alors, de l’idéal périmé qui eut son jour, si à travers tout, nous lui devons d’avoir marché ? « L’illusion féconde » du penseur aura été la puissante et décisive annonciatrice de l’homme en devenir. Il n’y a donc pas à décider quel est le meilleur guide. L’expérience construit la grande voie romaine de la connaissance. L’imagination nous y fait passer.

De Baër a fort bien montré dans une hypothèse rappelée par M. Th. Ribot, que, changées les conditions des organes sensoriels où le monde vient s’objectiver, transformés se trouveraient nos états de subjectivité. Ce n’est pas une aussi grandemerveille qu’il peut paraître. De l’absolu élémentaire — supposé que ce mot ait un sens — nous ne connaîtrons jamais rien, par la raison décisive que l’instrument d’une telle connaissance ne se peut pas même concevoir. Relatifs, nous ne pouvons conditionner notre observation que selon des moyens de relativité. Profitons-en dans la mesure du possible, sans nous refuser aux relâches de rêves plus ou moins ordonnés.

Nous dépendons du monde, et le monde ne dépend pas de nous. Nous n’y pouvons rien changer. Nos rapports d’expérience peuvent provisoirement différer : ils doivent toujours se rejoindre aux points de la synthèse cosmique où s’expriment les activités élémentaires. Nous ne pouvons observer, penser, connaître, imaginer même, que dans la mesure des moyens qui nous sont impartis. Poussons donc hardiment tous élans de contrôle dans toutes les directions concevables. Ils ne pourront pas trouver différentes les activités du Cosmos et de la connaissance humaine qui en est le produit. Si bien que, sans révélation d’absolu, nous serons toujours ramenés à des synthèses d’interférences positives infrangiblement liées. Sur quoi, nous pourrons tenir le contrôle de nos contrôles pour une suffisante approximation de vérité. En raison de la distance, il n’est que de viser haut pour se rapprocher du point de mire.

Nos métaphysiciens, que rien n’effraye, expliquent tous mystères par le mystère supérieur des principes primordiaux, des essences, des entités et autres quiddités, formes de certaine transcendance dont la vertu magique est de tout éclaircir par des sons de voix qui n’objectivent rien de déterminé. Toujours l’opium qui fait dormir par sa « puissance dormitive ». Une tautologie. Ainsi, en mille formes, la métaphysique naquit le même jour que le premier vagissement d’ignorance, au simulacre d’une interprétation qui consiste à résoudre le problème en supprimant le point d’interrogation. Expliquer un mouvement par une puissance qui se meut, c’est la pétition de principe qui aboutit à résoudre la question par la question.

En résumé, imaginer, c’est construire, hors des réalités des figures, supposées objectives, de subjectivités. Il suffit pour cela de la plus superficielle « observation », toute l’affaire n’étant que d’en interpréter fictivement les données. Observer est toujours une construction d’images, mais d’images dont les contours s’attachent aux notations de notre sensibilité. D’où l’effort décisif sera de regarder, de contempler. L’Inde n’hésita pas à assimiler le regard à la connaissance. La racine sanscrite Vid (retrouvée dans le latin videre, voir) donne vidya, connaissance, d’où avidya, l’ignorance par le secours de l’a privatif. Contempler, observer seraient alors d’équivalence : c’est par ouvrir les yeux qu’il faut commencer.

Oui, mais le résultat de cette contemplation ? Divers l’observateur, diverses les interprétations, car, dans la voie même des formules positives, ce sont des apparences qui nous frapperont d’abord. Tel le bâton brisé dans l’eau, à redresser d’expérience. C’est l’observation continue qui fera le contrôle de l’observation momentanée. Moins prompte a corriger ses libres initiatives trouverons-nous l’imagination. Les entités de la métaphysique qui peuplent le monde d’existences sans autre réalité que le son de voix qui les exprime, n’ont pas la vie moins obstinée que le dogme des théologies. Elles sont même plus persistantes, ayant dépouillé l’appareil mal dégrossi des premiers jours, pour y substituer des raffinements de pédagogique subtilité.

Si l’on va tout au fond du besoin de métaphysiquer inhérent à beaucoup d’ingénuités supérieures, on y trouve l’effet du contraste de la personnalité humaine avec l’impersonnalité nécessaire de l’univers infini. C’est ce qui fait la spontanéité de la confiance primitive accordée aux mystères des théologiens dont la métaphysique n’est qu’un raffinement d’anémie. La théologie, au moins, se fonde sur « l’autorité divine ». La métaphysique est en l’air[117]. Nous ne pouvons que l’y laisser.

La voix articulée.

Pour rester sur la terre et y procéder selon les lois de l’évolution organique, l’étude s’imposerait d’abord des puissances d’observation et d’imagination chez les animaux. Il est entendu que l’intervention du langage articulé nous offrira, par la souplesse du jeu de ses signes, d’incomparables accès à des compréhensions supérieures. Il n’en est pas moins nécessaire de remonter à la source si l’on veut distinguer les premiers mouvements du phénomène.

Les sensations de l’animal sont manifestement du même ordre que les nôtres, et jusqu’à l’apparition de l’homme parlant, leurs associations semblent équivalentes. Les images peuvent et doivent différer selon la délicatesse des sens et les tâtonnements d’interprétations plus ou moins rudimentaires. En tous cas, les rapports, des deux parts, ne sont pas de mêmes coordinations, puisque l’intensité comme la qualité des sensations de la vue, de l’odorat, de l’ouïe, du tact, peuvent être fort au-dessus des nôtres chez un très grand nombre d’animaux, si même certains d’entre eux ne sont pas pourvus de quelques sens supplémentaires. Les oiseaux migrateurs accomplissent des parcours où nous ne pourrions nous reconnaître. Cependant l’abeille, mise en défaut par un léger déplacement de sa ruche, atteste que ses moyens de repère ne sont point du tout les nôtres.

On ne saurait contester qu’une observation, élémentairement aménagée en deçà ou au delà de nos moyens, est le premier fondement de la vie animale. « Chat échaudé craint l’eau froide ». Quel plus sûr argument d’une manifestation d’expérience ? Par l’effet du langage, les coordinations de l’intelligence humaine seront incomparablement multipliées, affinées dans les données de l’évolution. Faute du développement linguistique, l’animal n’offrira aucun signe d’une émotivité religieuse, stage d’une évolution mentale à laquelle ne peuvent prétendre des organismes insuffisamment doués.

Cela signifie-t-il que nous ne rencontrons pas l’imagination chez les bêtes. Nul ne pourrait le soutenir. L’interprétation des sensations par des images associées est œuvre d’imagination, surtout d’une imagination mise en mouvement par les réactions de sensibilité au contact du monde extérieur. Le chien, aboyant en sourdine, dans son rêve, à la poursuite d’une proie imaginaire, montre assez bien le retentissement de coordinations fictives. Le jeu du chat et de la souris, les feintes de combats chez la jeunesse animale, sont d’une assez claire signification. La poule qui retourne ses œufs cherche une égale distribution de chaleur pour sa couvée. L’araignée qui tend son piège combine à miracle l’art d’observer et d’imaginer. De même le renard qui déjoue le trappeur. Il n’est pas jusqu’à l’obscur poisson lui-même qui ne soit parfois capable de feindre l’indifférence devant l’appât. Ma petite chienne écossaise n’aime pas le pain et rebute, mie ou croûte, tout ce que je lui en peux offrir. Mais que j’en jette quelques bribes au merle familier de ma pelouse, elle y court et s’en repaît avec animation. Elle aime le pain dont profiterait un autre. Ne dirait-on pas un mouvement d’humanité ?

Si des espèces vivantes peuvent manifester des initiatives mentales de même ordre que l’homme, pour la conservation et le développement de l’organisme, c’est que la loi d’évolution impose des continuités de moyens pour des continuités de résultats. Transposées de l’animal à l’humain, l’observation, l’imagination, grâce aux associations du langage, seront d’une autre puissance de pénétration, demeurant le commun phénomène fondamental des renforcements de cogitation. Sans les articulations de la voix, la pensée animale ne sera qu’une suite d’images insuffisamment coordonnées. « Le langage et la pensée sont inséparables », écrit justement Max Muller. « Nous pensons en noms », avait déjà dit Hegel. C’est par la vertu du langage que nous pouvons vraiment penser.

— Quel est ton sort ? demande Mercure à Sosie.

— D’être homme et de parler.

Cependant, plus haut nous conduira le développement du langage, plus redoutable sera le péril des déviations de pensées, comme on l’a vu par le phénomène aberrant des abstractions réalisées.

Associations, dissociations, généralisations d’images sensorielles sont des états de réaction psychique qui ne se peuvent réaliser que par des signes vocaux provoquant et caractérisant tous mouvements de pensées. C’est le passage du psychisme animal à la mentalité humaine. Des articulations de pensées issues d’articulations de sonorités. « Le besoin fait l’organe ». Ce qui signifie apparemment que le consensus d’efforts, réaction naturelle du besoin à satisfaire, ne s’arrête, dans les développements de l’organisme, qu’au besoin satisfait.

Des besoins d’expression manifestés par le geste, sont issues des émissions vocales pour des précisions où la diversité des espèces accentue d’un trait de force ou estompe de douceur le retentissement des sensations. C’est cet héritage d’activités musculaires, pour des expressions d’émotivités différentes, que nos lointains ancêtres et leur descendance ont recueilli, accru, développé au point où nous le voyons aujourd’hui.

Pour mieux isoler l’homme de son ancêtre animal que l’observation commandait d’en rapprocher, le métaphysicien dut isoler l’âme des manifestations mentales de l’animalité. Descartes s’aventure à machiner la bête. Il suffit à notre métaphysique de la pourvoir d’une sous-âme dénommée instinct. Rien de plus qu’un mot à fabriquer. Nos gens n’en sont pas chiches. Toute leur « science » est de mots sans correspondance d’objectivité.

Le premier qui eut vraiment droit au titre d’homme fut un superpithécanthrope essayant de parler. Je le note en son temps, parce que mon sujet est de l’empirisme fabricateur du langage qui suscita et développa la puissance de penser. Ce que peut donner « la pensée » sans paroles, nous l’observons manifestement dans la bête dont les yeux disent assez que sentiments et volontés cherchent leur expression à travers des interruptions d’enchaînements.

Tout animal a ses cris d’appel, d’amour, de colère, de douleur ou de joie. L’oiseau se répand dans ses mélodies. On peut très bien se demander si les premières paroles humaines ne furent pas tout près d’un chant. L’oiseau moqueur a des assouplissements de modulations où il paraît se complaire, en vue d’une recherche d’imitation qui lui cause un plaisir supérieur aux émissions de ses propres sonorités. À l’autre bout de la série évoluée, nos exclamations, nos onomatopées, nos jurements dépourvus de signification précise, ne nous offrent peut-être qu’un rappel des voix inarticulées ou se firent jour, d’abord, des émotions primitives que l’articulation ultérieure eut pour résultat de préciser.

Il n’est pas contesté que les langues soient d’évolution organique[118]. Nous avons tous les jours des rencontres d’expressions de mentalité populaire par l’effet desquelles, sous le paresseux contrôle des académies, l’évolution des langues poursuit son cours. Les grammaires n’apparurent que pour fixer, ordonner des acquisitions d’empirisme. Ne nous étonnons pas que des conformités de sensations aient, dans toutes les langues, abouti à des conformités d’expression.

Sans me perdre dans les détours d’une laborieuse psychologie, je puis rappeler que la sensation se réduit à un état de vibrations nerveuses arrivant à des manifestations de conscience, grâce au véhicule de l’image, résultat de répétitions accélérées. Par la distinction des images, les signes vocaux permettront le classement, l’enchaînement des représentations sensorielles. Les associations, comme les abstractions d’images dissociées, étendront à l’infini le cours de l’activité mentale en donnant issue à tous affinements de rapports.

Sur l’histoire des formations du langage nous possédons une très belle et très abondante littérature, fertile en aperçus de profondeurs. Il ne me semble pas, cependant, que les réactions du mot sur les développements de la pensée[119] aient été suffisamment étudiées. La philologie est une science expérimentale qui a déjà poussé de puissantes racines. La psychologie (étymologiquement science de l’âme, comparée à un souffle) s’est perdue, dès l’origine, dans une métaphysique inféconde. Beaucoup ont tenté d’y introduire des méthodes d’observation, et même y ont quelquefois partiellement réussi. Aussi longtemps qu’on s’en tiendra à des jeux d’abstractions trop prompts à nous détourner de l’objectivité des phénomènes organiques, le champ de la connaissance ne pourra s’éclairer. Où en seraient les vues générales de notre pathologie sans les lumières qui jaillissent d’une anatomie, d’une physiologie, d’une pathologie comparées ?

Si obstinément qu’elle ait pu être poussée, l’étude des fonctions cérébrales n’en est pas beaucoup plus avancée qu’au début des observations d’autopsie. La description anatomique est devenue beaucoup plus fine. Mais, pour les rapports de l’organe avec les activités psychiques, nous avons à peine dépassé les premiers tâtonnements.

De la pathologie, jusqu’à présent, nous vient le meilleur secours. Au premier rang des chercheurs, Broca crut, d’après des lésions constatées, pouvoir fixer à la troisième circonvolution frontale gauche la localisation de la faculté du langage. Mais le docteur Pierre Marie paraît avoir solidement réfuté cette attribution. Y a-t-il même un « centre sensoriel du langage ? » On ne sait. M. Pierre Marie montre comment l’interprétation de Broca fut hâtive. Sur des observations précises, il établit qu’on peut parler sans aucun trouble quand la troisième circonvolution frontale gauche est détruite, et qu’il est des cas de l’aphasie de Broca sans lésion de cet organe. « La troisième circonvolution frontale gauche, conclut-il, ne joue aucun rôle spécial dans la fonction du langage[120]. »

Le problème est d’une telle complexité que la question d’une localisation, plus ou moins ingénieusement poursuivie, serait peut-être la moindre des difficultés. Ne faudrait-il pas, d’abord, chercher, dans le dédale des conductions cérébrales, les conjugaisons des appareils sensoriaux génératrices d’un complexe de rapports. Et comment serait-il possible de pousser la science de l’homme pensant, si nous n’arrivions pas à comprendre qu’elle se fonde irrésistiblement sur l’étude des processus de mentalités antérieures dont elle est dérivée ? Par les recherches à venir d’une psychologie comparée dans les développements des organes apparentés, les généralisations, les abstractions, promptes à devancer l’observation positive, retrouveront leur haute valeur cogitative hors des anciens glissements d’aberration.

Les mouvements de la vie des mots ont fait l’objet d’observations nombreuses, tandis que leurs réactions profondes sur les activités de l’intelligence ont été, pour des raisons faciles à comprendre, trop souvent négligées. C’est la funeste aventure de l’abstraction réalisée. Dans le cadre des déterminations psychologiques de la voix articulée, le principal obstacle aux pénétrations de notre analyse résulte d’une nécessité (pour notre compréhension) des classements de phénomènes en des cloisons purement subjectives, fournies par les commodités de l’abstraction[121]. Grâce aux signes verbaux, nous stabilisons des compartiments de pensées où des associations et des dissociations subjectives d’images, représentant des objectivités élémentaires, nous permettent des coordinations d’états de mentalité.

Les plus hauts degrés de la cérébration animale ne peuvent s’élever jusqu’aux développements d’une telle activité organique. Et, comme il n’y a de connaissance que par des classements de coordinations, nous voyons la bête la plus intelligente s’arrêter court aux clairières de nos compréhensions. Les mouvements de sensations dont se composent les relativités de notre entendement, si profondément affermies par l’intervention du langage, qu’en pourrons-nous dire si nous en commençons l’étude hors des premières évolutions de la vie ? Où rencontrerons-nous le phénomène de l’idéation, qui est la formation de l’idée, c’est-à-dire une représentation d’images associées aboutissant à des effets d’assimilation ? Le bon ordre des coordinations de nos états de sensibilité veut l’analyse des complexes de sensations passagères dont les enchaînements font notre état de mentalité.

La métaphysique ne pouvait manquer de défigurer le phénomène par l’attribution d’une réalité objective aux idées, comme le voulait Platon. Le Moyen Age en a fait grand bruit, et la mode en est demeurée chez les derniers survivants de l’école. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus voir dans l’idée que l’effet des activités organiques dont notre commutateur cérébral détermine l’enchaînement. La cohérence des phénomènes organiques et de leurs produits de mentalité parurent longtemps d’une objectivité si redoutable que Descartes, pour y échapper, versa douloureusement dans un machinisme enfantin qui ne pouvait affronter le débat. Tout ce qu’ose faire aujourd’hui le métaphysicien, c’est de fausser l’induction légitime ou de s’y dérober.

Ainsi que la loi biologique le commande, le développement intellectuel de l’enfant, jusqu’à sa première onomatopée, suit le même cours que la succession évolutive des mentalités animales. Des sensations s’enchaînent pour des indications ou même des précisions de besoins, de désirs, de volontés à satisfaire. Des relations s’établissent du geste ou de la voix monosyllabique à la satisfaction obtenue. Ainsi, des points de repère qui, s’accumulant, s’ordonnant, en viennent à jalonner la route par des relais de mémoire ou des passages d’analyse tentent de se fixer. Par là se déterminent des associations d’images plus ou moins confuses, pour des représentations plus ou moins obscures, plus ou moins précisées, et voilà l’opération intellectuelle en chemin. Car bientôt les gestes, les onomatopées, les cris de toutes nuances, exprimant toutes émotions des choses, vont se multiplier, se différencier, s’accentuer en une gamme infinie d’expressions graduées. Voyez les communes familiarités de l’animal domestique et de l’enfant, si prompts à se comprendre, sans être en état d’articuler.

Pourtant les divergences vont venir par l’écart des moyens d’exprimer. L’animal panse déductivement comme nous (la preuve en est inscrite dans tous ses actes), mais par des associations de repères en dehors des signes de langage qui, parce qu’elles sont en deçà des nôtres, ne le peuvent mener jusqu’à nous. Encore, cela dépend-il des données sensorielles qui se présentent pour l’accomplissement d’un dessein déterminé. Certaines espèces — comme je viens de dire — ont des sens qui nous sont étrangers, et, par conséquent, des moyens qui nous manquent. Cela n’est pas douteux. Avec toute notre science, nous serions bien embarrassés d’établir le parcours d’une hirondelle émigrante, comme de faire correctement un nid de loriot ou de chardonneret.

La détermination d’éléments agrégés en des achèvements de cohérence aboutit à l’institution d’une personnalité commençante qu’une gymnastique de réflexes pourra développer. De même pour l’enfant, dont les manifestations de gestes et de cris procèdent jusqu’aux premières trouvailles de l’onomatopée qui cédera la place plus tard à l’articulation. Identité des évolutions respectives jusqu’au point où, l’insuffisance de l’un cédant à l’ambition de l’autre, les puissances d’émotivité détermineront le destin. L’animal peut moduler des sons, non les articuler comme l’humain. Par ces modulations, susceptibles d’exprimer des formes d’émotions dominantes, il saura trouver des nuances d’interprétations communicatives. Ainsi l’enfant, de mille manières, s’ingénie en des rythmes de sonorités pour dire des sentiments, et provoquer les répliques dont il a besoin.

L’animal pourra compléter ses modulations par des chants[122], et l’on sait quels thèmes d’expression musicale les oiseaux en peuvent tirer. La musique et la parole articulée sont deux merveilleux moyens d’expression, l’un moins précis, mais évoquant les plus hautes résonnances d’émotivité ; l’autre, plus rigide, mais formateur de pensées par les complexes de sensations détachés de l’ensemble pour les rapprochements qui feront l’idée. La connaissance ne pourra se déterminer nettement par la musique ; Le sentiment ne pourra se développer aussi complètement par la parole que par la musique dont les subtiles nuances feront notre enchantement. L’alliance de la musique et de la parole articulée saura nous conduire au plus bel achèvement d’émotions d’art que l’homme puisse rêver.

Cependant demeurerons-nous devant l’alouette, le rossignol ou la fauvette, dans l’état d’incompréhension analogue à celui de créatures humaines qui, faute du même « parler », ne sauraient pas plus s’entendre qu’interpréter ce que l’oiseau exprime abondamment en son langage. Le perroquet, l’étourneau, le bouvreuil, reproduisent nos voix articulées sans y attacher aucun sens[123], mus par le simple besoin d’imitation qui est à la racine de l’onomatopée, comme l’attestent, dans l’Inde, les fines sonorités métalliques de l’oiseau-forgeron reproduisant, à s’y méprendre, le battement du marteau délicat sur la petite enclume argentine de l’orfèvre. En résumé, avec l’accompagnement de gestes, cris, chants, sons articulés établissant un rapport entre la sensation et le signe qui l’exprime, les idées prennent corps en des formes de représentations liées. Cependant les réflexes, qui tiennent lieu de cogitations primitives aux foules tâtonnantes, ont condamné les premiers hommes à se contenter d’obscures impulsions d’inconscience qui, transposées dans les énergies cosmiques, se trouveront divinisées par ce que Max Muller appelle une « maladie des mots », où il serait plus simple de ne voir qu’une aberration organique du sujet.

Car, il ne s’agit, au vrai, que d’une phase d’évolution, très longue à nos mesures humaines, puisqu’elle réclame une durée de siècles, tandis que, dans l’infinité du Cosmos, elle n’a que la valeur d’un battement d’éternité. Connaissance et méconnaissance viennent du mot, purement subjectif, qui permet les associations de sensations, mais nous égare dès que les apparences nous conduisent à l’objectiver. Il faudra que les exaltations d’ignorance imaginative cèdent la place tôt ou tard aux ingrats mais féconds labeurs de la positivité.

Quand le métaphysicien, en ses cavernes de verbalisme, nous offre triomphalement les produits de sa fabrication — âme, esprit, Divinité — hors de toutes dépendances et conditions cosmiques — nous ne pouvons le reconnaître que pour le présomptueux possesseur de mots fétichisés. Il attribue, de sa propre insuffisance, une réalité de vie à des sonorités verbales, ce qui le dispense de toute recherche objective, tandis qu’il faudra le labeur des âges pour découvrir simplement dans les mots l’expression subjective des synthèses organiques par les effets desquelles nous sommes déterminés.

Comme synthèse d’absolu, le mot « Dieu » n’a pas d’autre origine qu’une conception purement subjective de l’universelle objectivité, facile à parler, impossible à faire vivre. Les bonnes gens qui veulent triompher d’emblée de nos insuffisances n’arrivent pas à comprendre que la pire défaillance est de croire que, par la vertu d’un son, ils savent ce qu’ils ne savent pas. C’est qu’il est plus aisé d’exprimer l’inexprimable par des voies d’artifice qui peuvent être de duperie, que de le faire comparaître à notre barre et de nous montrer expérimentalement en état de l’interroger !

L’adaptation du mot et de la pensée.

L’association et la dissociation (ou abstraction) sont les deux principaux facteurs du phénomène général dans le torrentiel écoulement des sensations successives ou simultanées. On ne peut mettre en doute des commencements d’associations chez les animaux. Mais l’abstraction (d’origine purement imaginative) qui détache une sensation de l’ensemble et l’isole par un mot évocateur, lui confère une individualité schématique pour des constructions verbales de rapports. Toute la mathématique, sans laquelle il ne serait point de science, est d’une généralisation poussée jusqu’à l’abstraction dans l’attente d’un effet de correspondance objective. De même, le langage est d’une convention de signes algébriques qui nous fournissent subjectivement des solutions d’objectivité. Nous savons très bien ai-je déjà dit, qu’il n’existe ni a, ni b, ni x. Et pourtant, a, b, x, et tous signes congénères d’hypothétiques valeurs nous conduisent à des fixations de jugement que nous pouvons rapporter aux objets[124].

La différence est d’un système élaboré, pour le calcul, selon la spontanéité des réactions organiques dont la voix est le retentissement naturel. Seul, l’homme, par la libération verbale d’images fictivement dissociées, atteint une puissance d’analyse dont la ténuité lui ouvre l’accès de rapports en de nouvelles profondeurs. C’est ainsi que l’abstraction — activité d’imagination — installe en nous les phénomènes d’évolution supérieure qui font l’homme pensant.

Plus haute l’ascension, plus périlleuse la chute. Le mot abstrait qui fixe d’un signe vocal un caractère fictivement détaché de l’image sensorielle — blancheur, bonté, justice — devait tendre fatalement à prolonger, à stabiliser cette dénomination d’objectivité fictive hors des sensations mêmes où elle a pris naissance. L’accessoire naturel du langage qui dissocie verbalement un des caractères de l’image sensorielle, pour de subtils mouvements de rapports, tendra nécessairement, par les facilités du discours, à pousser jusqu’au bout la réalisation commencée. Nous tenons là, l’abstraction réalisée[125], mère de cette Divinité dont on allègue que nous avons la conception parce que nous la disons, ce qui est fort différent de la faire « vivre ». C’est cette agile discipline d’interprétations sensorielles, fictivement compartimentées par le langage, qui donne la vie à nos paroles jusqu’à les mouvoir hors de nous. L’homme se trouve, par là, le fabricateur innocent de l’entité divine, pris à la virtuosité du mécanisme où il s’écarte du réel pour le mieux observer.

Point de place ici pour le miracle des « idées innées », ni pour la trop célèbre « intuition », fantômes de la métaphysique, qui, voulant découvrir des phénomènes, s’arrête à des fabrications de sonorités. Le mot, c’est la boîte de Pandore. L’heur et le malheur de l’homme y est inclus. Ésope en avait fait le procès dans un apologue célèbre. Encore n’avait-il pas connu les grandeurs, les misères de l’abstraction réalisée, fabricatrice des Dieux bons et méchants. Inséparable du milieu social, notre vie se trouve ainsi dans le cas de doctriner des apparences pour arriver, par des rectifications successives, au contact décisif des réalités. Incohérer à la recherche des moyens de cohérer.

L’hypothèse divine, si simple au premier abord, est, de toutes les méconnaissances premières, celle qui devait le plus obstinément survivre par le charme puéril d’une soumission aveugle à l’universelle autocratie des intérêts y attachés[126]. Conjectures d’imagination, nos hypothèses à base de positivité, plus ou moins solidement soutenues d’apparences ou même d’observations progressives, se sont succédé tour à tour pour nous laisser des approximations de connaissances qui ne se peuvent plus raccorder à l’antique clef de voûte du Divin dont l’arc repose sur un appareil effrité.

Du jour où l’homme se révèle capable de contrôler l’observation hâtive, la connaissance positive entre en scène, et le débat s’engage entre ce que nous pouvons dire et ce que nous pouvons expérimentalement vérifier. La connaissance d’absolu se donne pour définitive, incapable de défaillir, comme de progresser. La connaissance positive, reconnue de relativité, erre, choit, se relève, pour tâtonner, sans jamais perdre courage, aux méprises qui frayeront la voie à des coordinations de vérités. Le dogme s’est donné pour tâche de faire l’unité de la pensée humaine. Il fut, et est encore, la source des pires déchirements de l’homme douloureux, tandis que l’approximation des connaissances relatives réunit tous les hommes dans un obligatoire assentiment d’unanimité.

En dehors des aberrations primitives, la juste évolution concomitante du mot et de la pensée continuera sa course obscure. Nous pouvons suivre les formations évolutives de la langue française, relativement moderne, avec les progressions correspondantes de pensées qui en consacrent, chaque jour, des résultats de provisoire fixité[127].

Aux formations déliées du langage d’aujourd’hui, les primitives formations de sonorités furent ce que sont les silex éclatés du quaternaire à l’acier de nos machines-outils. Une paléontologie des langues ferait surgir des mots fossiles une reconstitution linguistique des âges disparus. L’imagination, tempérée d’observation, qui réalisa le son articulé pour l’usage humain d’expressions plus ou moins fidèles, est du même effort qui disposa le grossier instrument de pierre taillée sur le modèle d’un éclat naturel chanceusement approprié. Nous tenons là vraiment un premier, peut-être le premier sursaut de l’homme devant sa propre pensée. Si le document avait pu être déposé chez un notaire, quel prix nous nous serions plu a y attacher !

Sur les rapports du mot et de l’idée, que l’évolution ne cessera d’affiner, on pourrait écrire, on a écrit des livres. Aujourd’hui, ce qui me paraît le plus nécessaire à retenir, c’est que l’incertitude des premiers linéaments de l’idée entraînant les approximations plus ou moins défectueuses du moule verbal, la forme ultérieure débordera souvent le sens initial qui ne s’y peut maintenir. C’est ce que découvre bien vite le traducteur, aussitôt accusé de trahison[128].

Mais, avec ce défaut inévitable, comment ne pas prendre acte de l’adaptation générale des estampages de voix, correspondant, dans toutes les langues, aux formations organiques de la pensée ? Produits parallèles des mêmes organismes, l’idée, et sa figuration doivent coïncider approximativement. Par sa débordante puissance de communication, le mot, armature invincible de toutes relations de pensées, s’établit en dominateur des sociétés humaines. Pourquoi faut-il qu’il n’y ait pas d’accomplissement victorieux qui n’aboutisse, en quelque forme, à une tentation d’abuser ?

L’abstraction qui détache d’un complexe de sensations une sensation particulière pour la fixer idéalement dans la sonorité d’un mot, produit ces subtiles articulations de pensées nécessairement inconnues de l’animal, embarrassé d’un agglomérat de sensations qui ne se peuvent délier. D’autre part, si l’articulation, qui permet tous les assouplissements de pensées, se relâche jusqu’à libérer le phénomène verbal dans le coup de vent d’une imagination déchaînée, nous verrons les mots, sans contrepoids de réalité objective, s’envoler dans les airs, comme un ballonnet en rupture d’attache, et prendre, parmi les nuages, figure d’entités, de Divinités, qui redescendront sur la terre, tels les Dieux de l’Iliade, pour prendre parti dans des conflits d’humanité. Il n’est que la connaissance positive qui puisse faire une paix durable entre les Hommes et les Dieux.

Les formations de la connaissance.

Sur cette connaissance, toutefois, il faut bien que l’observation prononce, en fin de compte. Observer, conjecturer, vérifier, forment, selon M. Th. Ribot, les trois moments successifs du phénomène. Les vérifications n’étant que de nouveaux apports d’observation au contrôle d’une primitive conjecture d’imagination, l’opération totale se réduit à deux termes : observer, imaginer, à la recherche de l’équilibre oscillatoire d’une balance entre deux états de mentalité qui s’opposent.

Auquel donner la précédence ? « Avant la civilisation, l’homme est un pur imaginatif », formule encore M. Th. Ribot. Cela signifie, manifestement, que chez les primitifs l’imagination l’emporte de beaucoup sur l’observation, ce qui se comprend très bien, puisqu’il est plus facile de conjecturer, au hasard, des chances que d’observer positivement. Il n’en est pas moins d’évidence qu’on ne peut imaginer sans constructions d’apparences, qui supposent qu’on a mal regardé, mais qu’on a regardé. C’est ainsi, ai-je déjà noté, que les figures des « monstres » ne sont jamais que des déformations de réalités.

L’observation insuffisante, c’est-à-dire mésinterprétée, voilà le premier bond, et l’interprétation ne pouvant être, d’abord, que d’une imagination vacillante, il n’y a pas à s’étonner d’un faux départ. Par les accomplissements du devenir, ce mal sera tôt ou tard compensé, réparé.

Des interprétations de l’expérience animale, j’ai dit les coordinations, qui s’arrêtent court faute d’une imagination suffisamment outillée. Chez l’homme, par la vertu de la parole (décevante aussi à ses heures) ; les développements de l’association, de la généralisation, de l’abstraction, de la métaphore procureront de nouvelles données du phénomène, cependant que l’imagination, élargissant le cercle de ses envolées, nous tentera invinciblement de faciles efforts vers d’autres régions que de la réalité. Ainsi, non seulement l’hypothèse va devancer l’observation et même s’offrir à la diriger, mais la tension d’un idéalisme sans frein, métaphysiquement dit de « transcendance », c’est-à-dire inaccessible, pourra nous animer d’une émotion incomparable et déterminer les grandes manifestations de notre vie[129].

Il s’explique assez bien que l’imaginatif veuille dépasser, d’un coup, le positif, et ne prétende à rien de moins qu’à trouver dans l’homme l’explication de l’univers. Le procès de nos sensations nous les montre parfois incertaines, et si nous arguons qu’elles se peuvent mutuellement rectifier pour des contrôles de vérifications, il nous est vivement répondu qu’elles ne nous procureront jamais qu’un état de nous-mêmes, sans rien nous révéler de l’existence en soi. C’est par de tels arguments que la métaphysique procède, sans nous dire comment on pourrait abstraire du monde les conditions de l’homme pour lui attribuer une maîtrise de décision.

En toute gravité, même nos métaphysiciens se demandent pourquoi le monde serait rationnel, c’est-à-dire conforme aux données de nos développements intellectuels, comme s’il était concevable que l’homme, produit du monde, fût autre chose qu’un moment du développement cosmique avec lequel il lui faut, dans son ensemble, s’accorder. Qu’est-ce qu’en peut changer le phénomène de la conscience que nous voyons naître et évoluer dans la série des existences où l’on ne peut trouver que les maillons de l’enchaînement universel ? Prétendre éclairer l’univers de notre lumignon pour connaître l’existence en soi, c’est-à-dire la cause qui n’a pas de cause, le phénomène qui n’a pas d’antécédent, sans s’arrêter au non-sens d’une ultimité contradictoire à l’universel enchaînement du Cosmos, je ne vois là rien de plus qu’un laisser-courre à la chimère d’une imagination débridée. J’entends bien célébrer l’hallali de la connaissance en bruyantes sonneries de trompes, mais sans qu’il arrive au poursuivant autre chose que d’être finalement « servi » par le poursuivi.

La subconnaissance primitive, la simple « connaissance » animale, évoluant à travers les âges, ballottée des incohérences de l’observation incertaine à l’imagination qui jette ses chances au vol des voix articulées, s’abandonnera plus volontiers au retentissement émotif des poèmes rudimentaires qu’à la morne prose des vérifications. Théologies et métaphysiques clameront d’abord qu’elles ont trouvé. L’homme qui veut connaître saura qu’il ne peut épuiser le stock des éventuelles trouvailles, et qu’il n’est de sûre voie qu’à chercher, sans arrêt. Ce qui condamne la théologie, c’est qu’elle prétend avoir le dernier mot de l’esprit humain.

Faire le point.

De la nuit au jour, de l’homme qui ne connaît pas, ou qui méconnaît, à l’homme qui est en voie de connaître, l’écart est incommensurable ! Être ou n’être pas ! Demeurer sans forme et sans voix devant le roc impénétrable qui ne veut pas s’ouvrir, ou tenir en main la clef magique des mystères. La bête ou l’ange, de Pascal. Être mort ou vivant. Renoncer à l’action faute d’en connaître l’accès, ou se mettre résolument en marche vers le fantôme d’inconnu qui fuit à l’horizon. Qui ignore ne peut. Qui sait a la puissance. Cependant, si nous voulons prendre la juste mesure de notre connaissance, il ne faut pas plus nous en éblouir que la dédaigner. Connaître assez du monde et de soi-même pour ordonner ses pensées, régler ses émotions, déterminer droitement ses activités personnelles et apporter son juste concours aux activités sociales d’un altruisme harmonieux, cela ne peut s’obtenir de celui qui se sent perdu sur sa terre, tandis que le pèlerin qui a frayé ses voies pourra s’avancer, confiant, dans le sentier heureux.

J’ai dit pourra parce que l’action demande, avec les moyens nécessaires, le déclenchement de la volonté. La connaissance pourra concourir puissamment à la détermination des caractères, mais ne décidera pas de l’action sans le concours irrésistible des émotivités. Jeanne d’Arc, ignorante, atteint aux sublimités de l’héroïsme parce qu’elle s’abandonne au flot de hautes émotivités, jaillies de son propre fond, sans que la connaissance ait eu besoin de rien lui proposer. Bacon, éminent penseur, succombe aux tentations de l’argent. Je n’en vais pas conclure qu’il faut recommander l’ignorance, ni fermer nos tiroirs à la visite d’un savant. Je dirai simplement que l’élan de nos émotivités supérieures décidera de l’emploi de notre vie, la connaissance constituant un potentiel d’activités à dépenser plus ou moins efficacement.

Dans la terreur de la connaissance positive, les dogmatiques nous raillent de cette « science » dont l’acquisition incertaine ne nous permet pas toujours d’utiliser le trésor, tandis qu’ils résument en un vocable de magie toute l’activité de l’univers sous la domination de laquelle se déroulera le concours de nos incohérences agglomérées. Voilà bien, en effet, ce qui nous sépare si gravement. Ils ont un mot pour toute connaissance, alors que notre orgueil est de ne nous en tenir qu’à des contacts de positivité. Leur « absolu » pourvoit à tout, si nous lui concédons la marge d’une autre vie, car il y a trop de contradictions entre ce qu’il promet et ce qu’il en réalise ici-bas.

Mais comment saisir l’absolu hors des rapports d’expérience ? Il est vrai, notre connaissance, rencontre d’ondes mouvantes en perpétuel devenir, veut des successions d’hypothèses ouvertes à toutes rectifications. Notre subjectivité l’exige. Que vaut donc l’absolu de vos Divinités « éternelles » qui changent de siècles en siècles et de pays en pays ? Cette procédure d’affirmations qui s’opposent, la nécessité organique vous l’impose au moment même où vous la repoussez. C’est que votre humaine relativité vous tient en dépit de vous-même. Comment expliquer que tous les trouveurs d’absolu répudient, de l’un à l’autre, leurs trouvailles de Dieux qui s’excommunient les uns les autres, tandis que l’observation, correctement vérifiée, ne rencontrera pas de contradicteurs ?

En cet état général des mentalités de toutes provenances, on nous convie aux somptueux cortèges des émotions de méconnaissances réglées par l’autorité de quelques-uns et la soumission de tous. Notre effort en sera retardé, non pas mis à néant. Il s’agit de redresser, de forger des déterminations de caractère susceptibles de mettre l’individu en possession de lui-même à des fins de grandeur morale où le meilleur puisse se développer. Car on n’accroîtra rien des civilisations humaines que par l’accroissement de l’individu dans l’ordre de la connaissance positive, source permanente de nos plus beaux élans de personnalité[130].

Les progrès de la méthode expérimentale sont la merveille des temps. Théologiens et métaphysiciens refusent d’en tenir compte, parce qu’ils veulent la connaissance objective en « faillite », bien qu’aucun homme ne puisse se dispenser d’en faire état, même s’il se confie, pour ses généralisations cultuelles, aux chances du rêve effréné. Le haut clergé de la métaphysique, tenu de s’accommoder en dépit de lui-même à la « faillite de la science »[131], se pourra risquer à admettre, pour la forme, une doctrine d’évolution. En ses mains, on pressent ce qu’il en pourra subsister.

Faillite de la science, il serait temps de savoir, ce que signifie ce vocable. Pour prononcer que la Révélation seule peut éclairer notre intelligence et que l’observation expérimentale ne peut nous apporter aucun apaisement de connaissance, il faut porter en soi un organisme pétrifié dans la gangue des âges comme ces vestiges de fossiles moulés dans le calcaire de nos grèves. Deux moyens de « connaître ». L’un dénué de tout appareil de vérification positive, étayant une affirmation, toute nue, d’une série d’autres affirmations venues du temps où nul établissement d’expérience ne se pouvait concevoir. L’autre, produit d’une sévère discipline d’expérimentation appliquée à ne chercher des formules de connaissance que dans les rigoureuses méthodes de l’observation contrôlée. Est-ce « faillite de la science expérimentale » si nos accumulations de contre-épreuves laissent inexplorées des champs d’inconnu, parce que notre entendement n’est que de relativité ? Au nom de qui, au nom de quoi, cette proclamation d’une déchéance de l’observation nous est-elle signifiée ? La faillite des corroborations de positivité de l’intelligence humaine serait prononcée précisément par ceux-là mêmes qui n’osent pas lui fournir la chance de l’épreuve. Et parce qu’ils ne nous apportent aucun moyen de vérification, il faudrait que leur témoignage d’impuissance triomphât de l’observation contrôlée.

Le fait, tout simple, est que Dieu et ses anges n’ont pas encore été « observés ». On nous expose, sans doute, qu’ils se sont montrés à des voyants qui ont dit, mais se sont trouvés dépourvus de tous moyens de prouver. Je vois bien qu’un buisson en feu, une voix, de l’eau qui jaillit d’un rocher sont des « preuves » suffisantes pour Moïse. Mais la preuve scientifique n’est preuve que lorsqu’elle peut s’établir pour tout le monde à tout moment. Est-ce donc la ce qui fait sa « faillite » ? Un homme qu’on croyait mort, et qui ne l’est pas ne prouve rien, sinon que le fait de la mort n’avait pas été suffisamment vérifié.

Si bien qu’au contraire de la preuve scientifique qui demeure en permanence, il a fallu des successions indéfinies de miracles pour prouver (par quels détours !) l’intervention d’une Divinité qui pourrait d’autant mieux se montrer ouvertement qu’elle ne peut avoir aucune raison de se cacher. Le « miracle » est-il, comme il arrive le plus souvent, d’une apparente interversion des lois de la nature ? Le savant n’y peut voir qu’un appel à des recherches nouvelles. Une pierre qui tombe est un aussi grand « miracle » qu’une pierre qui monterait de son propre mouvement. Tout est « miracle » ou rien, et la condamnation du « miracle », c’est qu’il est toujours à recommencer. Marie Alacoque et Bernadette Soubirous sont-elles d’aussi bons juges des phénomènes qu’un observateur s’obstinant à éliminer méthodiquement toutes chances de méprises pour fortifier, jusque dans les plus minutieux détails, la somme d’expérience qui doit finalement s’imposer ? Cela, pour s’entendre dire, par ceux qui n’ont pu faire apparaître l’ombre d’une preuve expérimentale à l’appui de leurs affirmations que la connaissance soigneusement contrôlée par tous les savants du monde et par l’application courante, est d’une irréparable déception. En vain apportera-t-on le détail de toutes expériences. Au fond de son couvent, où personne n’a pu l’interroger, Bernadette Soubirous enfouit l’explication de son « miracle ». Les foules accourent à Lourdes, et le savant se voit honni. L’inconcevable « miracle » ne serait-il point de tant d’intelligences dévoyées ?

Aux malheureux qui se plaignent que la science de l’homme est relative, pour lui opposer la Révélation « infaillible », maîtresse de la vérité absolue, il serait bon de montrer que, sans la relativité de notre connaissance, il ne subsisterait rien de notre personnalité, tandis que nos insuffisances mêmes conditionnent la dignité de notre vie. Admettons que, par impossible ; le relatif puisse s’assimiler l’absolu et que tout l’inconnu du monde nous soit magiquement connu. De la mentalité humaine, il ne resterait rien, puisque nous serions Dieux par l’intelligence. Et si nos soi-disant déistes étaient capables de construire les aspects de leur Divinité, ils sauraient que la première condition de l’ « Infini » défini serait d’un équilibre de perfection échappant à toute impulsion d’activité. Si le Dieu subjectif de notre imagination était capable de se constituer dans l’objectivité véritable, il se trouverait sans raison d’agir puisqu’il ne lui manquerait rien. C’est de quoi ne pouvaient s’embarrasser les premiers fétichistes qui conçurent leurs Dieux dans l’ignorance de toutes choses, pour les léguer tout neufs à nos grandiloquents raisonneurs.


Sans pousser si rigoureusement l’aventure d’une trop redoutable analyse, contentons-nous de prendre l’homme tel que les phénomènes cosmiques nous l’ont donné. Que connait-il de l’univers ? L’un nous déclare qu’il connaît tout parce que quelqu’un, qui n’a rien appris d’expérience, le lui a dit avec « autorité ». L’autre, à qui ne peuvent suffire les vanités de l’absolu, fait confiance à l’observation des choses qui lui montre des mouvements à repérer par des anticipations de synthèses susceptibles de vérification. Moyennant quoi il s’entend dire par celui qui sait tout sans effort de connaître, qu’il ne sait rien et n’en pourra jamais savoir davantage. Cependant, l’obstiné chercheur continue de colliger ses données d’expérience pour en construire des édifices de connaissance ignorés de celui qui dit tout connaître. Et les deux protagonistes s’affrontant sans relâche, celui-ci ne peut que s’éterniser dans ses rites de magie, puisqu’il n’y a point pour lui de progrès dans la connaissance, tandis que l’autre avancera de jour en jour dans les déterminations du monde dont il offre à tous moments des épreuves de positivité.

Supposerons-nous que, par l’effort de siècles sans nombre, toutes les relativités finissent par s’agglomérer, sans que rien n’y manque, en un bloc d’absolu ? Quel serait l’état de l’homme, fini, en cette monstrueuse rencontre de l’infinité ? Où trouve-rait-il un champ de conquêtes nouvelles ouvert à ses enquêtes d’expérience aussi bien qu’aux envolées de l’imagination ? Il saurait tout, le malheureux, et ne pourrait plus revenir aux magnifiques efforts des temps ou il cherchait ce que son malheur fut d’obtenir. Nulle raison de penser, de vouloir et de faire. Le voilà pour jamais diffusé dans l’inertie d’un potentiel qui ne peut plus se déclencher.

Aux âges où il pouvait heureusement se plaindre des œuvres de sa relativité, l’impérieux besoin de connaître le poussait aux efforts de la vie, et lui donnait, avec les ardeurs de la liberté nécessaire, le contentement supérieur d’une dignité personnelle susceptible de s’accroître de son propre effort. Cette évolution de noblesse, ce n’est pas seulement le plus beau de l’homme actuel, c’est encore et surtout la source inépuisable de toutes ses activités en devenir. Sa grandeur est d’une tension de connaître. Que faire de lui-même, s’il a tout trouvé ? Il a valu, non seulement par ce qu’il avait pu connaître, mais encore par l’impulsion irrésistible qui le jeta sans relâche aux conquêtes de l’inconnu. L’erreur elle-même a son poème dans l’élan de l’intelligence. Perdue l’ambition de croître, anéanti l’idéal d’une réalisation d’humanité.

Ainsi donc, il faut l’imperfection pour atteindre un achèvement de vouloir par nos puissances de perfectibilité. Ce que l’homme de la Révélation tient pour infirmité n’est rien de moins que la fontaine de jouvence ou s’alimente, à travers toutes épreuves, le torrent de ses activités. Pauvre Dieu qui ne peut pas grandir, incapable de se développer.

Les penseurs de l’observation n’ont jamais contesté les limites, toujours provisoires, d’une connaissance organiquement limitée — l’œuvre scientifique étant toujours de chercher le passage d’une observation à une autre. Les imaginatifs se targuent de procéder au delà de notre relativité. Ils reconstruisent l’homme, en effet, aux proportions de leur rêve et n’attendent plus, pour faire vivre leur automate, que l’invérifiable illumination de la mort. C’est le miracle des idées innées ou de l’intuition qui animera la marionnette éthérée. L’hypothèse des idées innées qui ne correspond à aucun phénomène d’expérience, l'intuition qui suppose le sujet éclairant de ses brumes l’obscurité des choses. C’est sur les produits d’une sublimation verbale qu’on prétend régler les mouvements de notre organisme, pour asservir nos relativités à la domination de l’insaisissable absolu, triomphe de l’invérifiable sur nos vérifications d’humanité.

Il n’en pouvait être autrement dès qu’on partait du principe de l’homme à connaître, pour en déduire les formules de l’univers connu alors que l’observation élémentaire nous condamne à procéder de l’univers à l’homme qui en est le produit. Toujours l’interversion de la cause à l’effet. Il faut bien s’y résoudre quand on commence par conclure avant d’observer. En fait, les rapports de coordination entre l’ordre mondial, dont nous sommes un chaînon, et notre évolution mentale de sensations ou d’imaginations vérifiées, ne laissent pas d’intervalle où insérer le grand miracle du Moi divinisé. « Esprit », « âme », « flamme divine », « souffle d’éternité », hypothèses d’hypothèses qui nous font des directions de vie hors des réalités ! Cependant, mis en sa place dans l’enchaînement universel, le phénomène organique d’un état de connaissance découvre ses proportions naturelles et se développe selon les lois d’un organisme déter- miné.

Où nous conduisent les déterminations de la connaissance ? À nous comprendre nous-mêmes, à nous saisir dans les évolutions de nos rapports pour la meilleure utilisation de nos puissances de vivre, accrues selon les composantes de nos énergies ordonnées. Les directions des activités de l’homme, fixées dans le cadre de ses origines et de ses développements, l’engagent dans les voies d’un devenir dont les chances sont l’œuvre des conjugaisons organiques de son entendement.

L’ancêtre animal a subi le sort par les tâtonnements d’un empirisme de primitives lumières. Dès les premiers essais de connaissance, l’homme saisit d’une main hâtive le gouvernail qui vient s’offrir pour les navigations hardies dans l’éternel remous d’écueils non encore relevés. Il y échappera peut-être. À l’imagination, qui le rejette au large, s’offrira l’observation des astres qui le ramène au rivage. À l’expérience planétaire des coups de sonde révélateurs au travers des espaces célestes reviendra le contrôle des conjectures par lesquelles il essayera de faire le point. Faire le point, voilà la raison d’être et la fin des suggestions de la connaissance. C’est un « miracle » pour lequel il n’est besoin que de la boussole et du soleil.

L’accroissement de puissance mentale produira-t-elle en même temps l’évolution correspondante de l’ordre de volontés qui détermine le caractère ? je ne saurais le soutenir. Il faut savoir pour pouvoir, mais ce n’est pas assez de savoir. L’outil ne suffit pas à faire l’ouvrier qui demande la continuité de l’effort par des tensions de volonté. Cependant, à considérer l’homme divers, sous les différents aspects de sa course à la connaissance, on constatera que la tentative aboutit au moins à tremper les caractères, et que le sentiment s’élève à mesure que l’homme grandit par l’effort.

Quelques-uns, sans doute, purement réceptifs, ne feront peut-être pas beaucoup mieux que des machines à répéter. Mais dans le nombre, des volontés de connaître se dégageront de la foule pour l’entraîner, pour la guider. Et si les appels ne sont pas toujours concordants, puisque les doctrines ne sont que d’évolutions au passage, encore arrivera-t-il que chacun, pour se frayer sa route, obtienne de la connaissance une orientation générale qui lui permette d’entrevoir, sinon d’atteindre, les sommets. Il aura connu les joies supérieures de la vie, celui qui s’affermira dans l’obstination de connaître pour la compensation d’espérer.

II

DANS LES DÉFILÉS DE LA CONNAISSANCE

Au départ.

Franchir le pas de la sensation à la connaissance ! J’ai essayé de dire dans quelles conditions le phénomène avait pu s’accomplir. Pour quels résultats ?

Conscientes ou inconscientes, il y a, de toutes parts en nous, des réactions de « sensibilité ». Au contact de ma main, un fil de fer réagit électriquement, tandis que je réagis en sensations, résolues en images dont les associations et dissociations formeront l’état organique dit de connaissance, par une correspondance obtenue d’un moment de l’évolution humaine à un passage de l’évolution universelle.

Ainsi, connaître, ce sera pénétrer, par les chemins de la sensation, dans les rapports des choses, dans des moments de rapports, c’est-à-dire dans un enchaînement de phénomènes mouvants selon des correspondances de synchronisme du Cosmos avec nos réactions de sensibilité. Ceci à des degrés divers, tout au long de la série animale, jusqu’à des synthèses de connaissances et d’émotivités humaines dont les évolutions poursuivront leur cours vers des achèvements d’inconnu. L’émotion, élan de tout l’être au delà des réalités sensibles, devancera l’observation attentive et pourra même l’égarer, non sans avoir, cependant, porté l’homme trop haut pour qu’il renonce jamais à s’en désintéresser. Si la course à l’idéal nous apporte souvent le spectacle du plus beau départ, il n’y a point toujours encombrement de magnificences à l’arrivée. Mais la beauté subsiste en nous d’avoir voulu, d’avoir tenté.

Aux hommes primitifs, de telles questions ne pouvaient même pas se poser. Ils « voyaient ». Y avait-il donc quelque chose de plus à faire qu’à regarder, à entendre, à toucher ? Sentir et connaître, cela leur paraissait tout un. Des temps sans mesure allaient s’écouler avant que l’idée même d’une distinction élémentaire vînt à se présenter.

Autant de problèmes que de phénomènes. Quelques-uns des plus frappants pouvaient s’offrir à de vagues essais de classements. Relier des parties, avant toute notion d’ensemble, en une imprécise hiérarchie de puissances, tantôt dominantes et tantôt subordonnées, fut d’un nouvel effort, suivi d’un irrésistible penchant de la méconnaissance à personnifier toutes manifestations d’énergie.

Que de troubles d’une jeune mentalité avant de découvrir que toutes nos sensations ont besoin d’être contrôlées en vue d’une précision d’expérience ! Et quels efforts pour comprendre que toute conquête de connaissance ne peut être qu’une amorce nouvelle pour de nouveaux assauts de sensibilité. Aux chercheurs d’absolu cela paraît misère. C’est follement se plaindre d’être homme au lieu de Divinité. En dehors des fantasmagories de rêve, il demeure d’assez belles raisons de vouloir et d’agir. Loin que notre intelligence soit la mesure de l’univers, elle n’en peut visiblement encadrer que des parties. L’intelligence humaine, je la prends comme le fait me la donne, à la façon d’une jauge naturellement appropriée à des parties du monde, mais hors d’état d’embrasser tout le champ infini de l’objectivité.

Dans la proportion où nos états de mentalité évoluent, des accroissements de compréhension se découvrent qui laisseront longtemps aux rêves, plus ou moins ordonnés, de la théologie ou de la métaphysique, une marge dont il ne semble pas que depuis les Védas, même avec les achèvements de Sankara, de Kapila, personne ait beaucoup agrandi le domaine. C’est justement le contraire de ce qui se voit dans l’histoire des connaissances positives toujours en voie de développements.

Puisque c’est l’intelligence humaine qui va juger le monde, ce jugement sera d’intelligence humaine : rien de moins, rien de plus. Il n’est que de mettre l’homme à sa place dans l’ordre des choses, en le munissant d’un peu de psychologie comparée, pour lui suggérer un effort de modestie.

Non qu’il y ait à proscrire les assouplissements de pénétrations intellectuelles, comme faisait Auguste Comte, dans l’esprit, d’une tradition qui prétendait imposer des cadres inflexibles aux activités de l’entendement. Qui donc oserait dire que nos vérités d’aujourd’hui sont sans fissures ? Un métaphysicien même — il en est d’éminents — peut ouvrir la voie à des aspects de relativité, fût-ce par distraction. Où et comment qu’un élan de connaître se donne carrière, il faut laisser ses chances a tout essai de penser.

Nos ancêtres inglorieux, mais superbes, n’avaient ni le temps ni les moyens de s’arrêter a d’autres vues générales que d’imagination. Il leur fallait, surtout, pour les besoins de leur journée, une interprétation, telle quelle, de ce qu’ils pouvaient découvrir du monde, au contact de leurs insuffisances héréditaires. N’en médisons pas, car ce fut de cette première opération mentale que surgit la plus haute manifestation de la planète — l’homme pensant de nos jours.

De quel point de vue l’obnubilation de ces âges pouvait-elle donc considérer l’univers ? De l’humain pensant à l’univers pensé, il paraissait singulièrement plus de distance qu’il ne se découvre aujourd’hui. Aucun ordre objectif de « la nature des choses » ne se pouvait présenter aux intelligences entêtées d’une accommodation cosmique aux fins de l’individu.

Hélas ! Ces aïeux si lointains, dont l’atavisme intellectuel ne pouvait être que d’animalité, nous ont nécessairement transmis un handicap de poids mort par lequel l’évolution mentale, anxieuse d’objectivités, se charge d’une permanence de retardements. N’est-ce pas encore aujourd’hui, sous la rigoureuse contrainte des impulsions d’ancêtres sans acuité intellectuelle, que des générations présentes continuent de vivre une vie d’interprétations désorbitées ?

Sans doute, les conceptions des anciens jours ont dû nécessairement s’élargir, pour s’accommoder aux développements des connaissances progressives. On ne peut pas demander aux sociétés « civilisées » d’être faites aux mesures d’une cérébration de sauvage. On se contente de les vouloir toujours modeler, dans le cadre des compréhensions primitives érigées en article de foi, malgré les démentis quotidiens de l’observation contrôlée.

Peut-il être une plus grande folie que de s’ingénier à vouloir un univers justiciable de la raison humaine, qui n’en peut être la cause, puisqu’elle s’en trouve l’effet ? L’interversion des facteurs. Au lieu de mettre le phénomène intellectuel à sa place dans l’ordre du monde, ou il fait figure d’un assez beau moment de rapports, on le transpose jusqu’aux exaltations d’une raison des choses, pour l’asservir à une suprématie d’arbitraire universel dans laquelle il est absorbé.

Cependant, une voix se fait entendre :

— S’il n’était pas tel que je le dis, le monde serait trop dépourvu de consolations.

Qui de nous n’a recueilli ce cri de détresse tout au plus excusable d’un enfant ? Comme si le monde sans bornes était tenu de s’aménager conformément aux vœux de l’impuissance humaine, « inconsolable » de ne pouvoir édicter un ordre mondial aux proportions de ses infirmités. Substitution d’un monde de subjectivité aux manifestations objectives des phénomènes : voila l’effort qu’on nous demande présentement au nom des méprises, trop explicables, des insuffisances du passé.

Contents ou mécontents, nous avons à subir, au même titre que tous les éléments du monde, les inflexibles rapports cosmiques par lesquels nous sommes conditionnés. Le bénéfice humain d’une conscience capable de réfléchir l’univers ne change rien des choses, sinon qu’il nous permet d’opposer aux énergies d’inconscience l’éphémère grandeur d’une compréhension personnelle qui, par ses éventuels relais de planète en planète, pourrait ouvrir dans l’Infini un cycle d’évolutions biologiques au delà de tout achèvement.

Pour nous en tenir à notre planète, n’apparaît-il pas qu’à l’heure où l’homme oserait cesser de se mentir à lui-même, tout témoin de la vie ait le droit de se faire entendre ? Qui se lèvera donc pour refuser à quiconque la chance d’une rencontre de vérité, alors que le commun des hommes parlants laisse plus volontiers imposer à quelques-uns le devoir de « penser » pour autrui ? Les méconnaissances conventionnelles assiègent nos jours et nous maintiennent dans l’assujettissement des magies rituelles sous la maîtrise desquelles, figés dans les satisfactions du moindre effort, il nous est trop souvent échu de gaspiller notre destinée.

Jusque dans ses misères, respectons l’humanité trahie. Mais qu’on ne s’étonne pas s’il surgit parfois de la foule des voix pour apporter le témoignage d’une pensée au-dessus d’un verbiage de mnémotechnie, et prendre acte, avec sérénité, du stage de connaissance d’où nous pouvons contempler l’ensemble des activités conjointes de l’univers et de ses créatures — comme d’un tout fondu dans le commun mouvement.

L’effort.

Il faut bien en faire l’aveu, la plupart des vies humaines se dépensent en de faciles feintes d’un idéalisme parlé - le plus souvent à lointaine distance de la réalité vécue. Les « grandeurs » du verbalisme s’offrent aisément à tout le monde pour des attitudes de « respectabilité ». Quant aux insuffisances de la pratique, elles n’iraient pas sans de notables gênes, si, par la grâce des rites, le sacerdoce ne prenait soin de tout arranger. Rigide ou défaillant, mais généralement mal adapté aux données de la connaissance objective, chacun halète, comme il peut, entre le verbe de bruyantes vertus et des fautes plus discrètes, dans l’attente ingénue d’une éternelle rémunération pour le geste équivoque d’un jour qui ne laissera rien perdre des avantages sociaux du moindre effort.

Heur et malheur ! Quiconque entreprendra de vivre des parties d’un idéal, non plus façonné à la mesure de la moindre résistance, mais librement issu des profondeurs de son être, heurtera d’une façon choquante l’immense majorité de ses contemporains trop aisément disposés à s’accommoder des pratiques traditionnelles d’une vie de soumission éperdue aux fantômes par lui-même évoqués. Subir plutôt que s’efforcer.

Cependant, il est aussi une âpre joie de se tracer à soi-même, dans le chaos des égoïsmes, la noble avenue de grandeurs où se pourra donner carrière une inflexible volonté de vivre tout en haut, à l’écart des clameurs, dans le silencieux orgueil d’un idéal tendu vers les vibrantes réalisations d’une vie discrètement magnifiée. Digne de la haute entreprise de connaître, et de vivre sa connaissance, l’homme de volonté s’en trouvera recru, grandi, rasséréné. Il fera bien ou mal à la mesure de son intelligence, et, surtout, de son caractère. Il donnera le réconfort de l’exemple. Et, même, avant de retourner au réceptacle élémentaire d’inconscience et de conscience pour d’éternels devenirs, s’il peut réaliser pleinement l’éclair d’une compréhension qui commande la valeur d’une vie personnelle dans un océan d’irresponsabilités, sa leçon sera la plus belle qu’il puisse être d’une destinée.

À quelles conditions ?

Voir la vie du plus haut, sans cesser de tenir aux profondeurs par des ténuités de sensations dont le dernier fil n’attend plus que le coup de ciseau de la Parque inflexible. Se trouver ainsi, en quelque sorte, à mi-chemin de la terre et du ciel : trop près de la terre pour ne pas lui appartenir tout entier, et trop en vue du prochain engrenage des énergies irrésistibles du Cosmos pour ne pas s’offrir loyalement à la maîtrise suprême des inconscients passages de l’éternité.

En arriver, par là, au recueillement désintéressé qui doit permettre enfin le retour sur soi-même pour un suprême renoncement aux appels décevants de la vie — autre affaire que de vivre dans l’éternelle transe de se demander si l’on vivra heureux ou malheureux lorsqu’on ne vivra plus !

Se poser, au plus profond de soi-même, les questions auxquelles la plupart préfèrent se dérober, et, sous la pression de l’heure, en venir à la probité de se situer courageusement dans son compartiment du monde, pour connaître, par l’univers, ce qu’il peut être de soi, et par soi-même, d’une meilleure adaptation d’un organisme déterminé.

Tenir placidement pour acquis les résultats moyens des principales enquêtes de la connaissance générale à chaque journée, en refusant de se laisser déprendre de la rigoureuse coordination des activités élémentaires. Rejeter, au même titre que les anathèmes des oratoires, les lieux communs d’une incohérence « cultivée », mise au service profitable des puissances ancestrales d’intellectuelle ankylose.

S’attacher surtout aux irrésistibles courants de l’évolution générale. Assez d’élan pour accepter les communes chances d’errer, assez de désintéressement pour comprendre que, sans quelque débordement d’audace, il n’y a point d’action, même modérée.

Et quand la bonne pointe, tournée et retournée, s’élancera d’elle-même en avant, comme l’épée au combat, alors suivre bravement l’éclair de l’acier qui besogne avec la sensation qu’il peut être des vertus de Joyeuse et de Durandal dans le plus modeste stylet d’écritoire. Une heure au-dessus de toute autre, quel qu’en soit l’événement !

Science et hypothèse.

Dans une étude approfondie des valeurs réciproques de la science et de l’hypothèse, M. Henri Poincaré s’est ingénié à réduire notre connaissance relative à des fonctions de probabilité. Sans m’engager, à sa suite, en de subtils aperçus où les jeux de la mathématique sont admis éventuellement à rejoindre les coordinations du monde sensible, je me permettrai de penser qu’on peut concéder à quiconque, comme dans le cas des géométries non euclidiennes, toute licence de pousser à l’aventure des bataillons de raisonnements sans objectivité.

Voulez-vous que notre « science » ne soit, après tout, qu’un enchaînement plus ou moins rigoureux d’apparences coordonnées, et, par conséquent, d’hypothèses plus ou moins cohérentes ? Il est aussi facile de l’affirmer que de le contredire, quand notre ingéniosité s’essaye, sans relâche, à fonder, au delà de nous-mêmes, des constructions de voix articulées.

Les contre-parties de la relativité d’Einstein nous obligent aux réserves des droits de l’imagination. Nous sommes un moment du monde en des points de rencontre parmi lesquels nous essayons de nous composer nous-mêmes en jalonnant, dans l’inconnu, des chemins de pénétration. La fortune en est assez haute pour que nous n’en affections pas le dédain. Ce n’est pas davantage une raison pour entrer de plain-pied dans les familiarités de « l’absolu ». Avec moins de fracas, et même moins de charme, le bruit de nos présomptions est de même ordre que les éclats du tonnerre ou le murmure du ruisseau. Au moins ne semble-t-il pas que le rivulet aspire aux tapages du Niagara. Soyons ce que nous sommes : ce pourrait être assez beau.

Il faut bien le dire, nos termes de vérité et d’erreur ne peuvent représenter que des approximations humaines de cet univers dans l’élan de notre prime-saut vers des horizons d’ « absolu ». Puisqu’il n’y a rien en nous que des relativités, des rapports contingents de nos phénomènes organiques et des phénomènes d’un Cosmos d’enchaînements sans fin, comment l’absolu de notre connaissance pourrait-il être autre chose qu’une déformation, un désordre de nos relativités. Ne sommes-nous pas là tout simplement en présence d’un de ces pseudo-problèmes où se sont épuisés d’impuissance, depuis tant de siècles, les plus beaux génies de l’humanité ?

S’il ne vous faut décidément rien de moins que l’éternel absolu, je le confie pieusement à votre garde, avec la charité de mon indulgence pour le jour où vous découvrirez que la pomme d’Hespéride n’est vraiment, comme disait le poète, qu’un innocent légume méconnu. Si, d’expérience, nous ne trouvons dans le monde que des rencontres d’oppositions qui se composent, de quelle valeur peut-il être, dans l’infinité de l’espace et du temps, que l’absolu verbal de l’homme de nos jours se débatte plus ou moins heureusement en des tourbillons qui ne comporteraient pas même un temps schématique de relations évoluées ?

La charrue, la bêche, la pioche ont changé et changeront encore — outils de relativités aux mesures des besoins de leurs fabricateurs. Nous nous en accommodons au jour le jour, non sans chercher des appropriations meilleures, loin de les jeter là parce qu’elles ne sont pas le dernier mot d’une immuable adaptation à nos mouvantes capacités. N’est-ce pas à peu près le cas des instruments de notre connaissance ? Comment concilier l’absolu de notre verbalisme avec l’assentiment que lui refuse le contradicteur, qui est du monde au même titre et sous la même loi que tout autre élément de l’univers partout et toujours cohérent ?

La sagesse n’est-elle pas d’accepter notre condition telle que nous l’impose une incoercible destinée ? Notre relativité même laisse le champ libre à tous vols d’imagination. Quittez la terre, ô vous qu’elle humilie. La fermeté de ses rocs à gravir suffit à nos ambitions. Le christianisme fut fondé par des foules idéalistes en quête d’un renouveau d’émotivités. La connaissance positive a déjà suscité et suscitera encore d’autres formes, non moins belles, d’émotivités. Le Bouddha, le Christ, garderont leur grandeur. L’idéalisme de notre connaissance positive appellera des mouvements de sensibilité qui ne feront pas moins d’honneur à la noblesse humaine. Et si nos enfants peuvent faire mieux encore, nous mourrons fiers d’y avoir contribué, fut-ce par l’insuffisance de nos propres succès.

La sorte de « connaissance » à laquelle nous sommes destinés peut être représentée, comme j’ai dit, par des repères de poteaux indicateurs. Je m’en tiens là sans aucune peine, après avoir médité, en noble compagnie, sur la valeur de la science, telle que la cherche et l’atteint même parfois, avec une émouvante ardeur, l’intelligence mathématique de M. Henri Poincaré. Il se passera peut-être un assez long temps avant qu’un guide plus allant se charge de nous conduire. L’imperturbable sérénité du savant, aussi bien que du philosophe, sera d’un grand recours pour qui ne voit, dans l’obstacle du doute, qu’un encouragement à l’effort. L’aisance du maître se plaît à tous obstacles. Nous ne sommes point tenus de le suivre aveuglément. Mais si nous mettons notre main dans la sienne, même incertains encore, nous n’aurons point à le regretter.

L’audace même de l’argument des probabilités n’est, tout au fond, que la recherche d’une assurance supplémentaire à ne point négliger. Et lorsqu’on nous dit que le « savant » se trompe moins souvent que le « prophète », en ses chances de pile ou face, que fait-on, je vous prie, sinon de reconnaître la hardiesse de l’homme qui tient un anneau de la chaîne cosmique et n’entend pas le lâcher ? Ultime modestie dans une audace ultime : voilà l’état d’esprit qui pourra nous conduire à l’indicible joie des prises de contact avec les éléments de l’univers sans fin. Qu’importent les résistances de ceux qui, ne pouvant s’élever jusque-là, nous proposent de rompre la ferme emprise pour d’illusoires satisfactions de mots réalisés ?

Comment l’homme qui entreprend de rapporter le monde à lui-même, c’est-à-dire de se prendre pour mesure de l’univers, pourrait-il rien saisir des phénomènes, aussi bien dans leur ordre que dans l’estimation de leur valeur. Qui nous a délivrés de cette chimère ? se demande M. Henri Poincaré. Ceux qui nous ont montré que la terre « n’est qu’une des plus petites planètes du système solaire, qui, lui-même, n’est qu’un point imperceptible dans les espaces infinis de l’univers stellaire…[132]. »

Est-ce donc à dire que la moyenne des hommes de nos jours se trouve en état de réaliser cette simple idée que le soleil est à 150 millions de kilomètres de la terre, et que les distances des étoiles les plus rapprochées sont des centaines de mille fois plus grandes ? Non, mais s’il est nécessaire de sentir avant de connaître, nous verrons plus tard la connaissance agrandie nous ramener à une exaltation des sensibilités profondes qui nous feront vivre le phénomène en des concordances d’émotivités.

Ce n’est donc pas la même chose de dire impassiblement une loi — constance de rapports et de rapports de rapports — ou d’y associer des synchronismes d’émotivités. On a plutôt fait de rompre, en son for intérieur, avec l’hypothèse divine, que de renoncer aux rites ataviques d’émotions périmées[133]. De même, après que la tradition de connaissance s’est fixée sur un certain nombre de lois primordiales, indestructibilité de la matière, c’est-à-dire conservation de la masse, conservation de l’énergie, égalité de l’action et de la réaction, loi de la moindre action, quel émoi dans les « fixités » provisoires de notre intelligence quand le principe de Carnot parut nous mener à la dissipation de l’énergie, c’est-à-dire à « la mort thermique » par les soins de l’hypothétique « entropie ». Le phénomène de l’irréversibilité projette de toutes parts des points d’interrogation. Avec sa théorie électro-magnétique de la lumière, Maxwell n’est pas sans inquiéter Newton, que Lorentz met à mal en ruinant le principe de l’égalité de l’action et de la réaction. Lavoisier lui-même succomberait avec son principe de la conservation de la masse, puisque M. Henri Poincaré peut écrire : « Il n’y a pas d’autre masse que l’inertie électro-dynamique, mais dans ce cas, la masse ne peut plus être constante. Elle augmente avec la vitesse et même elle dépend de la direction… S’il n’y a plus de masse constante, il n’y a plus de centre de gravité ; on ne sait même plus ce que c’est. » En un mot, la « relativité » d’Einstein met en déroute combien de valeurs précédemment approchées ?

Ne vous étonnez pas de ce spectacle qui, loin de suggérer « la faillite de la science », la montre simplement en action. C’est le constant aspect du chantier de la connaissance humaine depuis qu’elle est instituée, et cela ne changera pas. Nous savons bien, nous savons mal, ou nous ne savons pas, et nous savons insuffisamment ce que nous savons le mieux. Surtout, nous ne pouvons distinguer, entre ces catégories, qu’avec l’expérience du temps. Les « croyances » qui ne sont que des suppositions renforcées par l’interdiction du débat, ne nous ont pas affranchis des conditions cosmiques par lesquelles nous sommes déterminés. Parce que nous sommes de relativités, notre construction de connaissance est toujours à reprendre — de confirmations et d’incertitudes mêlées. La conquête du savoir sur l’hypothèse et de l’hypothèse sur l’inconnu, procédant sans relâche, nous nous léguons les uns aux autres une somme de compréhensions toujours mouvantes, toujours rectifiables, toujours accrues.

Qu’importe que nos lois du monde ne soient jamais qu’approchées ? Si nous ne trouvons pas Dieu expérimentalement dans la nature, ce n’est pas l’« âme » des métaphysiciens qui pourra l’objectiver. « Quand nous demandons quelle est la valeur objective de la science, cela ne veut pas dire : la science nous fait-elle connaître la véritable « nature des choses » ? Cela veut dire : nous fait-elle connaître les véritables rapports des choses… Non seulement la science ne peut nous faire connaître « la nature des choses », mais rien n’est capable de nous la faire connaître, et si quelque Dieu la connaissait, il ne pourrait trouver de mots pour l’exprimer. » Ainsi dit placidement M. Henri Poincaré. Notre savant ajoute même que, si l’explication nous était donnée, « nous ne pourrions rien comprendre de la réponse », et qu’il se demande même « si nous comprenons bien la question ». En d’autres termes, nous pouvons aligner les mots : « Dieu » ou « la nature des choses », aussi bien que toutes autres dénominations d’une subjectivité sans déterminations, mais nous ne saurions dire ce que ces rencontres de sonorité signifient. La métaphysique « de la Chose en soi » ! La lumière par le moyen de la fumée. Autrement suggestive, se trouve la détermination des rapports dont le classement fait notre connaissance. Le phénomène est d’un tel ordre de valeurs qu’il entraîne tôt ou tard un achèvement d’assimilation d’émotivités.

La lampe merveilleuse.

Si sourd, si muet qu’il semble, le monde a commencé de laisser percer ses mystères. Ouverture d’un compte qui ne sera jamais clos entre l’homme et les coordinations d’énergies sous la suprématie desquelles il déroule ses destinées.

Connaître ! Tenir le fil du labyrinthe. Se sentir en pleine communion d’activités avec les mouvements des choses. À chaque stage de la connaissance, tressaillir d’une compréhension fragmentaire, avec la confiance que l’erreur elle-même n’est qu’un détour, plus ou moins long, dans les voies de la vérité. Par des moments coordonnés de cette connaissance, saisir la lente évolution de l’homme dans la voie d’une conscience supérieure, dont l’orientation, au regard de l’humanité de ce jour, serait de surhumanité. Quoi de plus ?

Car nous avons pris possession de la lampe merveilleuse qui projette ses feux jusqu’aux secrets replis des choses, et, peu à peu, devant nous, se dissipent les derniers vestiges des premières obscurités. Le cours des astres reconnu, c’est un jeu de les peser, de les pénétrer, de leur demander compte de leurs phénomènes, d’en induire une conception générale de l’univers qui nous installe au rang de citoyens de l’infini.

C’est que nous avons mis la main sur des leviers qui ouvrent et mesurent le champ aux énergies du monde. Nous voyageons dans l’air ou sous l’océan, et nous causons d’un continent à l’autre, et nous découvrons dans le soleil, dans les étoiles, des éléments non encore rencontrés sur la terre, sans jamais nous rassasier de « miracles », qui, ceux-là, sont d’une expérience quotidiennement vérifiée.

Et nous, qui recevons des choses indifférentes la chance imméritée d’une fortune si haute, nous, chez qui la diligence des sensations vient se condenser aux synergies d’une personnalité capable de sentir, de savoir, de vouloir et de faire, nous nous demanderions gravement si ces dons ne sont pas payés d’excessives contre-parties, alors que cette fugacité même où nous mettons nos peurs, est la plus sûre compensation de tous les maux de la vie. Et ces merveilleux privilèges de la connaissance et du rêve confondus seraient pour nous un texte de plaintes ! Ne donnons pas la comédie aux Dieux morts, trop heureux de cette revanche sur notre humanité.

Sans doute, dans l’autre plateau de la balance, il y a le contrepoids des maux qu’une savante théodicée emploie tous ses sophismes à concilier avec « l’éternelle bonté ». Il serait superflu d’en vouloir prendre la mesure, tant à cause du nombre qu’en raison des différences qualitatives selon nos réactions de sensibilité. Quels qu’ils soient, toute l’affaire est de savoir si nous sommes capables d’en établir une balance. En ce cas, pourrions- nous nous féliciter de l’activité grandiose où les aiguillons du Cosmos nous ont si vivement engagés.

La mécanique céleste n’est pas sans inconnues, partant sans chances de surprises. Le commencement de notre terre en implique la fin. Le soleil s’éteindra. D’autres s’allumeront… Parfois la mer renonce à la sérénité des astres pour les affres de la tempête. Des volcans se plaisent aux catastrophes des cités. Tour à tour, des puissances de la nature s’insurgent contre l’espèce humaine, après l’avoir servie. Et, sans attendre que les fureurs de la planète soient éteintes, l’homme, implacable, se dressera contre son congénère pour des luttes d’ambitions, de passions, d’intérêts, suscitées par un état de nature dont le mieux qu’on puisse dire est qu’il se découvre imparfait.

Compensez toutes choses, et dites si vous pouvez concevoir une plus belle issue du torrent d’émotions bouillonnantes qu’une paix étale de silence dans la nuit d’un sommeil sans rêves et sans réveil. Quelle démence d’un bonheur de passive éternité sans labeur et sans peine, comme si nous pouvions être autrement que de douleurs et de joies compensées dans les fortunes mouvantes de l’effort. La mort, simple transposition des puissances de vivre, nous rend à l’équilibre changeant des impassibilités élémentaires en suite des chocs de sensibilité dont les liaisons de plaisirs et de souffrances commandent le repos à venir. La mort d’apaisement, qui ne paraît redoutable que par l’enfantine appréhension d’un surcroît de misères, affolant le rigoureux génie de Pascal jusqu’à nous demander logiquement de vivre pour la mort, quand le problème qui nous hante et nous fait même une tâche assez ardue, est plus naturellement de vivre pour la vie.

Les achèvements de la vie humaine.

Toujours la même question : la vie à vivre comme nous l’avons reçue, au lieu de la prodiguer dans un chaos d’activités imaginaires. Il faut choisir. Ou la volonté de vivre les indications de la connaissance en essayant de nous réaliser nous-mêmes dans le cadre des lois du monde, ou bien le rêve effondré dans l’exorbitante hallucination des méconnaissances. Pour qui a le courage d’y regarder de près, c’est une assez médiocre affaire, l’égoïste roman d’une vie consacrée aux pratiques cultuelles qui, tout en prêchant l’amour d’autrui, le recommandent d’abord pour la satisfaction future d’un égoïsme éperdu. Fondamentale perversion d’un sentiment qui n’a plus qu’une valeur de feinte sous la transparence d’un masque d’universelle charité.

Les meilleurs essayeront de se construire, hors des apparences, un poème d’idéalisme à vivre dans l’intimité de leur Moi, loin de la foule, arrière-garde d’une marche à l’étoile qui s’arrête aux feux follets. Plus haute l’intelligence, plus noble et plus efficace pour la beauté de la vie profonde sera la poésie titanesque des hommes en lutte contre leurs Dieux. Il y a, sans doute, une poésie des Dieux, ou même du Dieu solitaire, sans forme et sans couleur, qui leur a provisoirement survécu. Mais combien supérieur le poème d’une noblesse de l’homme pensant, aux prises avec le monde, tandis que gémiront les litanies des soumissions passives devant la capricieuse omnipotence d’un amour divin paré du mal éternel dont la grâce lui est due.

Qu’il se montre, celui qui voudrait acheter le bonheur au prix d’un engourdissement de l’intelligence, plutôt que de payer son tribut de douleurs aux magnifiques élans d’une plus haute compréhension de lui-même dans l’univers infini ! Dirai-je toute ma pensée ? S’il n’y avait une constante d’illusions dans les entreprises humaines, beaucoup s’y attacheraient moins vivement. Si, pour l’homme qui va disparaître, la vie n’aura été qu’un saut de l’infini à l’infini, doit-il se résigner au rôle d’un accident cosmique imperceptible, ou peut-il être admis aux envolées d’idéalisme, pour vivre, s’il est possible, d’expérience intégrée.

je vois bien qu’on nous promet davantage. Cela ne coûte que paroles au vent. Qu’en vaut la garantie ? Cherchons, sans nous arrêter aux chaires, qui prophétisent au lieu d’observer. « J’admire, disait Kant, ma conscience et le ciel étoilé. » La merveille en est telle, en effet, que la faible créature humaine ne put, d’abord, mieux faire que d’en déraisonner. Enfin les réactions positives de sensibilité se sont ordonnées au grand jour, et voici même que l’heure des émotivités d’observation est en vue. Du rêve sans contrôle, il s’agit de passer à l’entreprise de comprendre, de penser, de vouloir, d’agir en conservant à l’imagination la merveilleuse ressource des attirances de beauté.

Tels furent les premiers mouvements d’une mentalité d’ignorance, sous l’aiguillon impérieux du besoin de connaître, que l’homme de nos jours, dans l’éblouissement d’aveuglantes lumières, ne peut se résoudre à abdiquer. Les timidités de la connaissance et les audacieux élans des émotivités sans frein ont déchaîné la guerre des intelligences. Toutes les barricades de la théologie ont été successivement emportées. Il reste un donjon central qui ne se rendra pas sans de suprêmes résistances.

L’œuvre la plus ardue est de réconcilier l’homme, en ses dérèglements d’imagination, avec la condition véritable que les lois du monde lui ont assignée. Mortel, il s’est affranchi de la mort en se décrétant d’éternité. Il a même voulu que mourût pour lui son Dieu, qui, par définition, ne peut pas mourir. Il s’est puérilement installé dans l’infini des mondes comme la raison d’être de l’univers, avec une Divinité qui n’a d’autre besogne que de pourvoir à ses sollicitations.

Abolir cette vision, c’est le renversement de tout ce qu’il a senti, pensé, vécu. Pour les faibles, qui sont le nombre immense, trop douloureux l’effort de vivre de soi-même quand il suffit de se faufiler dans le cortège des grandiloquentes méconnaissances, les yeux fermés. Faillite, vraiment, cette fois, de l’intelligence aux prises avec un problème d’intellectualité. Effondrement des caractères dans la terreur d’une puissance inconnue suspendant sur nos têtes la menace de châtiments éternels.

Renoncer aux fantômes de craintes et d’espérances, hantises de toutes faiblesses, n’est-ce pas ruiner tout ce que la tradition nous a donné pour les seuls fondements certains de l’existence ? Quelle affaire ! Et l’observation commençante, que peut-elle offrir en échange, avant que le temps soit venu de généraliser ? Rien que de remplacer la vie éternelle dans le sein de la Toute-Puissance par le désintéressement de nous-mêmes qui fait un assez vif contraste avec les satisfactions d’intérêts terrestres, que nos aïeux, pas plus que nous-mêmes, ne couraient risque de négliger.

Une totale réfection de l’homme à demander des faibles, quand les forts n’ont encore pu leur montrer le chemin qu’à travers l’âpre conflit moins des idées que des émotions qui leur font cortège. L’œuvre de l’intelligence accomplie, il reste la volonté, le caractère pour vaincre les accoutumances ! Combien tout se simplifierait, combien la vie deviendrait aisée à conduire, si chacun se laissait simplement porter par le concours, tout prêt, des connaissances évolutives, au lieu de s’abandonner aux déchets des tentations du moindre effort.

Loin de là, les primitives croyances demeurent verbalement ancrées dans les intelligences purement réceptives, qui tiendraient pour suprême injure une suggestion de pensée indépendante. Ainsi, toute heure sera de perpétuelles embûches, souvent même d’agressions à ciel ouvert contre quiconque se permet de ne pas penser comme les autres, pour une « affectation de supériorité ». Prochains seront les châtiments sociaux dont les plus cruels ne seront pas toujours les plus bruyants. En regard, je ne craindrai pas d’invoquer la plus haute réalisation de l’homme : croire en lui-même, faire confiance à la vertu de sa propre pensée, contribuer de toutes ses énergies à l’œuvre des prodigalités de soi dans l’univers indifférent. Dire, faire, persévérer, et surtout ne pas calculer de trop près les chances de succès avant que d’essayer.

Qu’est-ce que les foules d’entendements agglomérés à la dérive, comme les glaçons d’un fleuve, peuvent saisir d’un homme « digne de la solitude »[134] qui ose rompre avec les prestigieuses magies du passé, pour l’analyse et la synthèse de tout ce que l’observation impassible lui révèle de l’univers, sans parti pris de conclusions anticipées ? C’est par le fer et par le feu qu’on a prétendu barrer la route aux investigations de la connaissance désintéressée. Les grands martyrs sont là, qui ne cessent de témoigner. L’Église et les sociétés dont elle avait assumé la conduite ont épuisé des siècles dans l’art de supplicier, de massacrer. Vainement. La vie, longtemps trompée, a pris la plus éclatante revanche. N’est-ce pas au plus fort d’une clameur de haro contre la science, que la faillite de l’Église s’est vue définitivement confirmée ?

Non que le dogmatisme théologique paraisse menacé d’une fin prochaine. Il a déjà subi de terribles assauts. Les temps l’ont allégé de ses abus les plus criants[135], mais, sans le déloger encore des obscurs réduits de sensibilités primitives ou le maintient moins la faiblesse des intelligences que l’abdication des courages, le désarroi des volontés. L’ignorance peut s’éclairer. Que d’efforts perdus contre l’aveugle stupeur de mentalités délibérément amies de l’obscurité !

Malgré tout, il est vrai, une impétuosité de connaître et de pousser toujours plus avant notre connaissance, est le trait de caractère qui met l’esprit humain, en pleine possession de lui-même, si fort au-dessus des résistances massives de l’animalité. Nous sommes tenus d’une obsession d’enquête qui ne cesse de tourmenter l’inconnu de ses comment, de ses pourquoi. Quelles que soient les réponses, errer n’est pas nécessairement faillir, si la méprise reconnue nous conduit à des formules plus proches de la vérité. La bête n’a pas même de « faux Dieux » en compagnie de qui s’égarer.

Le malheur est que notre essor vers la connaissance fugitive nous emporte trop vite aux solutions simplistes d’une imagination de prime-saut. C’est l’origine des dérivations cultuelles qui ne demandent qu’une répétition de catéchisme, sans liberté de contredire, pour faire que le plus ignorant se trouve verbalement d’emblée au-dessus des investigations laborieuses où le savant s’évertue. Science du moindre effort, dont l’irréparable faiblesse est dans l’élimination d’un contrôle que la complicité générale permet trop aisément d’esquiver. Souvenons-nous que le doute fut le fruit d’une évolution commencée, et qu’aux âges des méconnaissances primitives, le mot n’avait pas même de signification précisée. Dès qu’il se fit entendre, il parut « sacrilège », et ce fut au bourreau qu’il dut rendre des comptes. Le doute ne relève plus aujourd’hui que de la réprobation des Églises, qui, sans le secours de Satan, seraient bien embarrassées.

Pendant combien de siècles encore l’humanité restera-t-elle, en mille formes successives, la proie volontaire des « orthodoxies » qui ont commencé par tout « savoir » avant d’avoir rien observé. La science a réhabilité le doute, au scandale de ceux qui ne le connaîtront jamais. Prophètes, hérésies, sorcelleries, démonologies, magies, Sibylles, Pythonisses, Oracles, Augures, Fées, Elfes, Lutins, Gnomes, Génies, Goules, Vampires, Fantômes, Kobolds, kabbale, gnose, miracles, ont eu leur jour et l’ont encore autour de nous — prolongements de l’esprit atavique à qui manquèrent les moyens de rechercher comment se posent les problèmes avant d’en venir à les aborder. Dans tous les cas, il resterait encore à nous faire connaître pourquoi Dieu a créé le monde. Si l’on tentait de nous le dire, la faillite du des- sein providentiel éclaterait d’évidence à tous les yeux, puisque l’événement n’aboutit qu’à un formidable accroissement de maux sans compensation d’utilité.

Même s’il était universellement admis que le monde fut le caprice d’une intelligence omnipotente, encore ce postulat devrait-il apporter ses preuves au tribunal de la connaissance positive. Il l’a tenté, mais avec quel succès ? On vous dira que les « preuves » abondent. Il n’eût été besoin que d’une seule, à la condition qu’elle fut universellement décisive[136]. Or, c’est justement ce que l’Église n’a jamais pu fournir. Cela l’eût dispensée des bûchers. Brûler, ou même simplement maudire, n’est pas répondre. Elle en fait l’expérience aujourd’hui. Il n’est que d’analyser tout « miracle » pour en faire ressortir l’inanité. Les « miracles » des « faux Dieux », tout aussi authentiques que les autres, n’eurent pas moins de croyants et n’en ont pas moins encore en des pays divers, que nos « miracles » judéo-chrétiens d’aujourd’hui.

Nous en sommes, enfin, venus à reconnaître que l’argument demeure entre le rêve, hors des contrôles de l’observation, et la connaissance expérimentale couronnée de l’imagination. Cherchera-t-on objectivement à connaître, ou préfère-t-on deviner, bayer aux nues dans le délire de rêveries embrumées ? C’est la question d’hier, de demain, de toujours. Les oscillations de l’homme, dans le redoutable champ de l’interprétation des choses, ont enfanté les plus atroces tragédies sans refréner jamais l’impétuosité de connaître. Chacun des deux états d’esprit a donné ce qu’il a pu. La lutte n’a pas ralenti son cours. Cependant, comparez aujourd’hui les conquêtes de la connaissance relative avec les régressions de l’absolu. Nous voulons connaître, en effet, et nous consacrons passionnément à cette œuvre le plus beau de nos énergies. Si nous poursuivons la vérité, c’est encore le retentissement, l’éclat du mot, qui attire et retient la majorité des esprits plutôt que les acquisitions du connaître en évolution de positivité. Les foules moutonnières ne se dérangent pas pour un savant, dans son cabinet, qui ne gagne pas toujours le moyen d’y dépenser obscurément sa vie. Mais, s’il lui faut des fêtes pour discourir de lui après sa mort, les banquets ne seront pas marchandés à sa mémoire, où les convives récolteront des promotions d’honneurs. Quant aux vérités issues de son labeur, toujours ouvertes aux contradictions, aux révisions éventuelles, que leur demandera-t-on, sinon de troubler le moins possible le cours des inerties vagissantes, aux égarements desquelles les précédentes générations se sont attardées.

Aussi, dès qu’apparaît quelque menace pour les formules coutumières, ne manque-t-on pas de nous rappeler que notre connaissance est d’affirmations provisoires et que la plus haute science est hors d’état de rien « fixer ». Nous ne l’ignorons pas. Nous savons même qu’il en est ainsi des « vérités éternelles » de la théologie qui diffèrent selon les temps, selon les pays. Le sol est tout jonché de « vérités » déchues. Le système de Ptolémée fut « vérité » jusqu’à Copernic. Qu’est-ce donc qui attend ce dernier ? Ne fut-il pas question, l’autre jour, de détrôner Newton ? On l’aurait mis en pièces qu’il n’en fût résulté qu’une glorification supérieure de la connaissance humaine en marche irrésistible vers des approximations toujours plus grandes d’un idéal de vérité.

Pour les méconnaissances caractérisées, cette instabilité du savoir est un assez beau texte à divagations. Eh oui ! la vérité de l’homme est progressive, c’est-à-dire mêlée d’insuffisances qui vont se rectifiant par les accomplissements de l’expérience vérifiée. Elle vaut précisément par la continuité, toujours plus efficace, de l’effort. C’est son plus beau titre, non son infirmité. Sa supériorité sur l’indémontrable est de demeurer toujours ouverte aux démonstrations de tout moment ! Son succès, dans la nouvelle approche d’une compréhension toujours plus près d’être achevée !

Une fois de plus, ici, ce sont les mots, encore, qui tendent à nous égarer. « L’erreur » est une « vérité » incomplète à la condition de garder le contact avec le fil conducteur dans les chemins de l’observation à venir. Et la vérité même se relie fatalement à des parties d’inconnaissance, puisqu’elle ne peut nous venir que d’une relativité.

Nous ne sommes pas des Dieux. Les Dieux avaient la connaissance totale. Qu’est-ce qu’ils en ont fait ? Pourquoi les parties de vérité dont ils nous jugèrent dignes ne nous furent-elles communiquées par eux en un tel état que, pour les soustraire à l’examen, on ne trouva pas mieux que des bûchers. Les fagots sont éteints. Il sera difficile de les rallumer. Assez d’autres moyens subsistent, pour faire obstacle au besoin de connaître invoqué de toutes parts, et de toutes parts persévéramment combattu. La science appelle la contradiction, loin de la redouter.

Le nom fastueux de « dogme » intangible[137] ne fait qu’accuser la radicale opposition entre ce qu’on nous avait promis et ce qu’on nous a donné. Ouvrez les livres saints de tous les peuples de la terre, et vous reconnaîtrez la misère des « connaissances » correspondant aux âges archaïques ou l’entreprise de connaître ne pouvait s’achever de vérifications. C’est bien ce qui fait que les « vérités éternelles » passent comme les autres. Dans le seul christianisme, que de « dogmes » contradictoires d’où tant de schismes sont sortis ! Que serait-ce si tous les cultes venaient étaler leurs dissidences « d’infaillibilités » qui ont failli ?

Les « dogmes », nous connaissons leur histoire. Nous en voyons encore naître tous les jours. Le Sacré-Cœur, l’infaillibilité papale, l’Immaculée-Conception. Qu’est-ce qu’une vérité absolue qui se débite par tranches au cours des âges — et de quelle qualité ! — au lieu de se découvrir simplement dans la totale plénitude de sa majesté[138] ?

Il n’y a point deux estampilles du vrai à l’usage de notre connaissance. Et quiconque, en dehors des contrôles de l’observation, nous propose (n’ayant pu l’imposer) une forme de vérité intangible, est d’une tradition désormais épuisée.

Vainement, la modeste, mais puissante, vérité de la terre, toujours en voie d’accroissement, se voit-elle rabaisser à toute heure par ceux-la mêmes qui, profitant de ses conquêtes, osent répudier le plus beau de son effort. Odiosa Veritas ! Comment le même esprit peut-il contenir l’irrésistible besoin de connaître, et la terreur d’une découverte de ce qu’il a cherché ? C’est qu’une épouvante nous tient de soumettre nos ataviques réflexes d’ignorance aux épreuves de l’observation positive, de renoncer aux puériles stupeurs de l’intelligence ancestrale, pour remplacer de prétendues certitudes d’apparences par de prosaïques approximations de réalités.

Donc, tous les honneurs aux déguisements de faiblesses. Tous les dédains à l’ingrat labeur qui nous apporte peu à peu les déterminantes conquêtes de la connaissance, et veut en même temps une virilité de caractère qui demandera du temps et du courage pour s’affirmer. Quelle misère, par contre-coup, de voir les foules, en lutte pour leur affranchissement, oublier, dès que la tentation leur en est fournie, le respect de leur propre cause, au désespoir de ceux qui expient la noblesse d’un désintéressement supérieur. Ce n’est rien pour un Condorcet de boire le poison dans la petite masure de Sceaux. Mais que dire de l’affreux reniement de ses meilleurs amis en affolement de lâcheté ? Comment juger l’exécrable ignominie de ces conventionnels qui, tout baignés de sang, vont s’affaler dans les antichambres de Napoléon ! La victime du Golgotha présidant aux bûchers ! C’est le fond de l’histoire humaine. Il faut, d’un œil serein, affronter tous outrages a l’idéalisme rêvé, opposer un cœur impassible aux apparents démentis de l’heure, sans même le fléchissement de la fameuse plainte : « Mon Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »

Tous les efforts de l’homme sont de vivantes contradictions pour s’essayer, dans les rythmes de ses énergies et de ses défaillances, aux élans successifs d’audace et de modération qui lui permettront d’atteindre lentement des étapes de connaissance et de s’y accommoder. Encore, est-il peut-être des heures d’abandon général plus douloureuses que les sanglantes mêlées. Démosthène qui fut, par la parole et par l’action, l’un des plus grands hommes de l’histoire, ne put qu’illuminer de son auréole le grand reniement de la Grèce qui allait livrer le monde à tous les excès de la force, après avoir ouvert la voie à toutes les splendeurs de l’idée. Retomber du plus beau vol d’idéalisme aux dégénérescences verbeuses où se joue le sort de l’humanité ! Plutôt tout accepter hautainement de la vie, pour soi-même, sans jamais faiblir.

Si j’avais la main pleine de vérités, je l’ouvrirais, dit l’un. Je la tiendrais soigneusement fermée, réplique l’autre. Entre les tentatives de connaître, toujours soumises aux vérifications et les obscures fallaces du verbe trompeur, il est vain de choisir. L’évolution en a décidé.

III

L’INCONNU

Le connu, l’inconnu expriment des états de mentalité humaine correspondant à des conditions de réalité objective. Disparaisse l’homme, connu et inconnu n’auront plus de sens.

Notre besoin de connaître se plaît aux catégories. Mais il ne suffit pas de classer pour connaître. Il faut encore que le classement corresponde à des coordinations d’objectivité. L’univers étant tout d’enchaînements infrangibles, il n’y a, il ne peut y avoir de commencement ni de fin en aucun point que ce soit. Aussi, notre connaissance des rapports n’est-elle que de jointures aux apparences d’achèvements, dans tous mouvements d’infinité. Si nous pouvions pénétrer tous les rapports des phénomènes, nous ne trouverions plus de phénomènes à déterminer.

Les distinctions de notre connu et de notre inconnu n’ont pour objet que d’exprimer des mouvements d’infini à la mesure de nos relativités. Par quels moyens et de quelle autorité concevoir et exprimer, dans l’infinité, un bloc d’inconnaissable à l’extrême mesure de nos relativités ? Où prendre le rapport de l’objectivité sans limite aux lignes mouvantes de notre subjectivité dont le caractère est d’une évolution qui ne se peut anticiper ? Le connu, l’inconnu s’entremêlent en nous à toute heure, selon les évolutions du monde aussi bien que de nos relativités. Encore, ces diversités mêmes, nous arrive-t-il de les accroître, de les dénaturer même trop souvent de méconnaissances fragmentaires ou généralisées. Aux confusions de ces rencontres, ajoutez les troubles d’émotivité propres à susciter, à renforcer toutes déviations d’entendement. Et comme nous ne saisissons que des successions d’images reliées les unes aux autres par des activités de coordinations, on comprend assez qu’il y ait dans toute connaissance humaine une assez belle part d’inconnaissance à escompter.

Par cette sommaire indication, on comprend sans peine comment les mots arrivent à trahir la pensée, en essayant d’emprisonner, dans la rigidité d’une forme verbale, des complexités mouvantes de phénomènes qui s’emmêlent et se pénètrent pour des résultats que les signes vocaux n’arrivent trop souvent qu’à défigurer. Enivré de son verbe, le métaphysicien fait bravement du mot une entité vivante, c’est-à-dire instable, une transcendance de verbalisme insaisissable dans des abîmes de complexité, pour se perdre d’éblouissement dans le monde imaginaire qu’il a créé.

Écartons ces spectacles et allons droit à l’effet de la connaissance qui est d’enregistrer un perpétuel déplacement de rapports. Ce n’est guère et c’est beaucoup, selon le point de vue. La formule est, au fond, la même que celle de Descartes — matière et mouvement — qui aborde le problème général par le double postulat du substratum et de l’énergie que nous sommes dans l’obligation de réunir aussitôt que nous les avons verbalement distingués : faute de quoi, tout effort de compréhension demeurerait sans effet. Voyez ce qui nous arrive quand on nous définit l’atome un trou dans l’éther. Le trou électronique, apparemment, se fait d’une absence d’éther[139], qui permet le mouvement, alors que de l’éther lui-même nous ne pouvons rien dire sinon que nous avons créé le mot, comme il arriva pour l’atome, en attendant la rencontre de l’objectivité[140], par le relais d’un nom sans lequel, dans le cadre de notre intelligence, la mécanique du monde ne pourrait pas marcher.

Inconnaissance, connaissance et méconnaissance mêlées sont les éléments constitutifs de notre état d’entendement. En avoir conscience est peut-être le plus bel accomplissement de notre mentalité. Cependant, le perpétuel besoin de savoir ne nous permet pas de nous en tenir là. La photographie témoigne d’une universelle succession d’instantanés dans l’incessante tempête des mouvements cosmiques où nous trouvons notre pellicule nerveuse se déroulant en film de sensibilité. Si imparfaitement sensibles que nous puissions être, le film du Cosmos et le film de l’individu ne cesseront de tourner face à face pour des rencontres de radiations déterminant ces points de contact que nous dénommons phénomènes, et qui n’expriment, au fond, que des relais de notre subjectivité. Ainsi se poursuivront des stages d’une connaissance droite ou faussée, non seulement au passage des sensations, mais dans les interprétations qu’il convient d’y approprier. Car c’est la loi de l’entendement humain de généraliser, de systématiser tous les moments de la con- naissance en une synthèse provisoire d’un « connu » qui détermine les jugements, plus ou moins ordonnés, de l’homme sensible sur l’univers inconscient.

Nous nous trouvons, de cette manière, en état de comprendre que tous les rapports du Cosmos, homme compris, doivent s’harmoniser pour réaliser « l’ordre universel », Cet ordre, nous pouvons en atteindre des parties par des recoupements d’observation, non le circonscrire dans notre relativité puisqu’il est le tout illimité dont nous ne sommes qu’une partie. Mais ce que nous ne savons pas, et ce qu’il nous plaît d’en pressentir, nous pouvons l’imaginer pour lui donner des formes de langage, sinon d’existence, et cela nous est d’un grand réconfort pour vivre, avec notre connu, des aspects supplémentaires d’un mirage d’inconnu accessible à notre imagination. Notre interprétation vaudra selon nos facultés, et notre état de compréhension fera le plus haut intérêt spéculatif de notre vie, dont l’emploi est, en somme, d’ouvrer connu et inconnu (expérience et imagination), pour nous accommoder aux fins de l’ambiance. Sans l’inconnu à pénétrer, quel emploi de nous-mêmes ? Quelle raison de notre activité ? Nous serions Dieux indifférents, sans même l’aventure de l’Eden pour nous révéler quoi que ce soit d’une opposition d’énergies.

Cette peur de l’inconnu qui nous hante et nous a fait tomber dans tant d’extravagances, comment la justifier depuis que nous sommes délivrés des brumes de l’ignorance animale, et qu’à l’exemple de notre bon ancêtre du quaternaire qui, de sa grossière hache de silex, inaugura le machinisme moderne, nous pouvons aborder de front les retranchements des mystères, au lieu de nous borner à propitier rituellement des images. On s’est donné, sans doute, beaucoup de mal pour nous convaincre que nos sensations nous égarent. Cette défaillance originelle se rencontre souvent, en effet. Mais ne pouvons-nous faire choix entre les fictions révélées qui prétendent se soustraire à tout contrôle et des fautes d’observation que nous sommes en état de rectifier ? L’expérience peut fournir ses moyens de contrôle. La Divinité, jusqu’à ce jour, n’a pu en faire autant. Elle nous apporte, annonce-t-elle, une connaissance totale, mais sous la condition de ne pas la mettre à l’épreuve. N’était le secours des émotivités obtuses, le compte des théologies aurait été bientôt réglé.

Nous sommes ce que nous sommes, et c’est fort au delà de ce qu’aurait permis de croire l’obscure humilité des successions de phénomènes d’où nous avons jailli. Ballottés de l’inconnu à l’imaginaire et de l’imaginaire au connu, nous pouvons jeter l’ancre aux premiers rocs de la connaissance positive pour affronter, de là, les fortunes de notre destinée.

Étincelle des choses dans des ouragans d’obscurité, notre valeur est d’un renforcement de conscience ou le monde vient s’objectiver.

IV

LE DOUTE

En balance.

La « certitude » est cet état mental dans lequel nous jouissons pleinement de la sensation (plus ou moins justifiée) de « connaître » à la mesure de nos moyens. En contraste, le doute qui, toutes preuves balancées, nous laisse encore hésitants. Ces définitions paraissent toutes simples Elles ne vont pas sans d’assez graves embarras. C’est que le phénomène organique de la compréhension à ciel ouvert s’aggrave, dans les profondeurs de l’intelligence, d’un problème redoutable d’émotivités.

L’homme, en effet, ne peut être complètement lui-même que lorsqu’il se trouve en état d’estimer la valeur intrinsèque de sa connaissance pour contenir et régler les réactions émotives dans l’ordre de sa personnalité. Quant aux épreuves d’entendement où l’entraînent tour à tour l’expérience, mère d’inquiétudes et de quiétudes mêlées[141], et l’imagination trop prompte aux satisfactions d’apparences, il en peut induire une synthèse historique au fur et à mesure de ses évolutions.

S’il ne s’agissait que d’une comptabilité d’expériences, nous n’aurions besoin que d’une suite d’observations vérifiées pour extraire de l’ensemble, en tout désintéressement de nous-mêmes, la formule d’une hypothèse synthétique du Cosmos. Mais notre appareil enregistreur, sous l’influence des réactions émotives en lesquelles notre mentalité s’achève, voit les indications de l’empirisme, à tous moments, troublées. Ainsi, la connaissance d’observation se trouvera trop souvent débordée par le flot d’émotivités concomitantes qui envahit et submerge tout ce qui est d’impassible expérience — nous fournissant, parfois, des jugements insuffisamment assurés. Des sensations d’objectivité positive à peser, à ordonner, à agir dans une confusion de sensibilités surexcitées qui faussent les correspondances du monde objectif, impassible, et de notre subjectivité en proie aux angoisses de l’heure qui va s’achever. Phénomène d’autant plus propre à nous troubler que, par les glissements de la parole articulée, le langage de généralisation, d’abstraction, de métaphore, est toujours prêt aux défigurations de la pensée.

De quelles compositions d’inconnaissances, de méconnaissances, de connaissances, et d’interprétations émotives l’homme pensant de nos jours est-il donc fait, et comment en est-il arrivé à se voir, à se faire, tel qu’il est ? Quelle ressource, en cet embarras, d’un accueil secourable au doute dont les balances nous tentent d’oscillations sans arrêt ! L’émotion turbulente, prompte à tous mouvements de sincérité ou de feintes, emportera l’activité finale par des composantes de connaissance positive et d’imagination dont la monnaie n’a pas toujours le juste poids au trébuchet.

Doute de connaissance ou d’émotivité ?

Lorsqu’on nous parle du phénomène dubitatif qui, dans les sollicitations de la sensibilité, nous tient en suspens à mi-distance du Oui et du Non, il importe de distinguer. Doute de connaissance ou d’émotivité ? On s’est posé la question de savoir si la sorte de « certitude » fournie par l’appareil émotif ne vaut pas celle qui nous est apportée par l’organisme d’une connaissance expérimentale inductivement coordonnée. C’est une question d’école, cruellement douloureuse à Pascal, où toute la Sorbonne a pu se dilater. À vrai dire, le problème se pose surtout dans l’intimité secrète d’entendements qui se laissent plutôt influencer par le trouble des émotivités générales que par la qualité positive des conclusions inférées.

Les processus des deux opérations mentales sont d’ordre si différent que leur valeur intrinsèque en doit nécessairement être affectée. La connaissance d’observation est lente, laborieuse, perpétuellement en quête de toute épreuve contradictoire, tenue en échec, dans ses efforts de pénétration, aussi bien par les enchevêtrements des activités cosmiques que par les mouvements de notre sensibilité, d’autant plus digne d’inspirer confiance après vérifications, qu’elle laissera toujours la marge ouverte à tous contrôles de tous moments. Toute la probité d’une certitude relative, toute la part d’incertitude faite aux énigmes de l’inconnu, cela ne peut-il pas expliquer les oscillations naturelles du doute, qui frappe la connaissance humaine du sceau de ses propres relativités pour lui ouvrir le champ indéfini d’une grandeur en devenir, au delà des conditions passagères de la présente journée.

D’une autre procédure, les mouvements d’émotivités, spontanément jaillis des sensations de choses, font facile confiance aux interprétations imaginatives, par la loi de la moindre résistance, et s’emparent des directions de la vie humaine, sans s’inquiéter des comptes ultérieurs de l’observation. Plus de lenteurs, plus d’hésitations, plus de doutes : rien n’en peut subsister dans la triomphante énergie des affirmations, où se dépense d’un coup la somme des émotivités disponibles en réaction du heurt des activités cosmiques sur nos surfaces de sensibilité. Le doute ici serait un contresens, puisqu’il n’aurait où se prendre dans le champ de la positivité. Aussi triomphe-t-on de n’avoir pas à subir son épreuve. « La grande raison, nous dit le Père Canaye, est qu’il n’y a pas de raison. » Le doute que nous invoquons comme fondement de notre investigation, n’est donc, pour les « penseurs » de l’émotivité, que la forme la plus insinuante, et, partant, la plus dangereuse de la mortelle hérésie. Le coup de génie de Montaigne fut de le retourner contre ceux qui se vantent de l’ignorer. Le doute des philosophies antiques n’était rien qu’une position prise contre les fantaisies des mythes légendaires. La prise d’armes du « Que sais-je ? », en attendant les jours de l’observation positive, fut d’interroger innocemment au passage le cortège sans fin des questions mal posées.

Quelle que soit la place philosophique de l’émotion dans les cadres de la connaissance venue ou à venir, il faudra toujours lui reconnaître le mérite incomparable d’avoir magnifiquement suscité en nous des convictions capables de nous élever aux actes du don total de nous-mêmes en témoignage de ce que nous tenons pour la vérité. Voyez mourir les chrétiens du cirque, avec l’ultérieure contre-partie des « hérétiques » pieusement massacrés par la légitime descendance des martyrs, tandis que l’expérience positive, avec ses interprétations légitimes, produira plus aisément, dans les foules, une quiétude d’acceptation sereine qu’un acte d’héroïsme pour l’appuyer. Cependant, sous l’action complémentaire de la plus haute émotivité, l’élite des martyrs de la connaissance positive aura péri dans les tortures sous la main de l’Église, comme pour attester que la science, à son tour, peut susciter des sacrifices de désintéressement supérieur, avec cet avantage de n’avoir jamais livré ni un homme, ni même un livre, à la main du bourreau.

C’est que nous évoluons. En attendant le soutien de l’expérience, l’imagination primitive s’est donné pleine carrière dans tous les domaines, au delà de nos relativités. Cependant, l’observation laborieuse a jalonné ses premiers repères, non sans une dépense d’émotions superficielles ou profondes à base de positivité. Libre course au clocher dans les carrières de l’inconnu. Vanité des formules de verbalisme hors des solides fondements de l’expérience vérifiée. Parce que toujours révisable, la connaissance ne cesse de nous offrir, en tous temps, le point d’appui nécessaire pour les plus beaux développements de la vie. Si cette plate-forme de positivité s’élargit par l’évolution de la connaissance, plus étendu, plus grand, plus fécond en heureuses initiatives, sera notre champ d’envolées. Observer pour agir. Imaginer, s’émouvoir, pour devancer la connaissance dans les voies de l’idéal, pour espérer, pour vivre au plus haut de nos rêves : cela vous paraît-il à dédaigner ?

Donc, l’homme, activé d’émotions successivement élargies, pourra suivre l’élan de toutes ses puissances pour entreprendre au delà de lui-même et en réaliser quelque chose dans la droiture de ses moyens. Donc l’évolution des sociétés humaines, partagée entre les activités du développement organique et les inconscientes résistances d’un atavisme obstiné, connaîtra le secours décisif des émotivités d’idéalisme, hélas ! combattues par qui départagera les deux tendances contraires pour en composer une moyenne d’évolution héréditaire en direction d’un accroissement humain ? L’expérience prononcera, pour des temps de passages. Cependant, les mouvements liés de notre évolution progressive nous enseignent chaque jour qu’il est une marge éventuelle de doute, imposée par la relativité de nos connaissances positives aux formules ingénument absolues de l’imagination.

Doute philosophique.

« Qu’est-ce que la vérité ? » Quand cette question fut délibérément posée par Pilate à jésus, qui s’en disait porteur, l’Évangéliste ne dit pas que celui-ci ait tenté de faire une réponse. Jamais plus belle occasion d’une parole retentissante ne fut plus fâcheusement perdue[142]. Les mots vérité et erreur sont d’abstraction nécessaire pour les généralisations de la connaissance. Il faudrait seulement que nous puissions nous rendre compte de la valeur conventionnelle qui s’attache à ces figurations d’absolu où nous ne pouvons réaliser que des constructions de relativités. C’est pour nos chances de méprises en ce domaine, sous le couvert des plus grands mots, que tant de sang a été versé.

Non que des esprits supérieurs n’aient eu conscience de la vanité de nos affirmations dogmatiques. Mais comment aborder le problème en des temps où la formule même d’une autre interprétation ne pouvait se présenter aux contrôles d’une expérience indéterminée ? La première ressource des intelligences inquiètes fut, naturellement, d’une affirmation moins caractérisée. Une moindre certitude avait humainement fait place à la primitive « connaissance absolue », incompatible avec nos relativités organiques. Un doute d’imagination, ou d’observation, commençait de se faire jour. Ce fut une évolution décisive de comprendre qu’on pouvait méconnaître ou même ignorer. Plus d’un, encore aujourd’hui, en demeure confondu. On n’en alla pas moins jusqu’à brûler le douteur tout vif, pour venir à bout de sa détestable hérésie. Hélas ! Cela même fut insuffisant. Le « mal » venait du fond même de la nature humaine. Il s’aggrava démesurément. Les plus beaux hymnes du Rig-Veda s’achevaient en de redoutables interrogations. Par un syncrétisme d’innocence qui devint plus tard quelque chose comme un raffinement d’ironie, on n’avait pas plus tôt chanté le Dieu qu’on lui demandait compte de lui-même en des termes qui le laissaient sans réponse. De pareils sentiments n’avaient pu se faire jour jusque dans les invocations cultuelles, sans s’être préalablement frayé leur voie au travers des méditations.

En des formes multiples diversement répandues dans les écoles philosophiques de l’antiquité, s’accomplit la migration du doute aryen jusqu’aux creusets de l’Hellénisme où s’épurèrent les hautes pensées qui nous tiennent encore en suspens. On était allé si loin dans l’audace des affirmations intempérées que bientôt des échelles de croyances parurent s’installer. L’Asie ni la Grèce, pas plus que la Rome antique même, n’ont connu la foi au sens implacable où le christianisme a pu provisoirement l’imposer. Crois ou meurs furent les deux branches de son dilemme. Par bonheur, il ne dispose plus que des chaudières de l’autre monde depuis que le doute, solidement établi, l’a contraint de renoncer aux flammes d’ici-bas.

En présence du « dogme », cependant, le doute n’en demeure pas moins l’hérésie par excellence, puisque c’est différer : vouloir comprendre, au lieu d’accepter, les yeux clos, des formules qui ne se peuvent vérifier. Doctriner la thèse sacerdotale, n’est-ce pas suggérer l’antithèse, pousser l’aventure des oscillations de la connaissance jusqu’aux criminelles allégations d’un système indépendant de penser ?

Face à face avec l’observation, le doute est ainsi devenu l’agent primordial, l’agent nécessaire de toute compréhension. C’est bien le doute, en effet, qui éveille en nous le besoin de connaître, c’est-à-dire de nous assimiler, de faire nôtre ce que nous pouvons saisir de l’objectivité des choses, dans les relations sensorielles de notre subjectivité. C’est bien le doute qui nous harcèle, à toute heure, de ses interprétations vacillantes dont notre inquiétude de l’univers ne verra jamais la fin. C’est bien le doute qui, dans toutes les rencontres de l’homme avec le monde, nous anime au scrupule de chercher toujours l’éventuel manquement de toute affirmation d’expérience, dans l’espoir, toujours renaissant, de précisions mieux assurées. N’est-ce pas encore par l’interrogation du doute, représentant les sollicitations de l’inconnu au travers des connaissances relatives, que la connaissance elle-même ne sera pas sans nous laisser la sensation d’un élément dubitatif en liaison de coordinations provisoirement tenues pour fixées. La meilleure preuve de la méconnaissance est qu’on nous interdise d’en douter.

Et puisque le doute s’en prend avec audace aux interprétations sensorielles, qui, dûment vérifiées, réalisent ce que nous pouvons connaître directement du monde et de nous-mêmes, puisqu’il ne nous laisse point de relâche dans le labeur sans fin de la connaissance toujours accrue, toujours renouvelée, comment concevrait-on qu’il ne demandât point leurs titres aux dogmes apportant, pour toute preuve, le refus d’un débat ? Aussi la procédure dubitative entretenue par les travaux des chercheurs, est-elle canoniquement honnie de tous les dogmatiques qui sont d’intuition, de Révélation, et se gardent de tous contacts avec les relations d’expérience. Je ne dis rien des fantaisies du sceptique professionnel qui s’amuse à douter de son doute, dans la crainte d’une rencontre de positivité.

En dépit de l’astucieux effort des esprits apeurés pour dénaturer le doute, en le faisant glisser, comme Montaigne, aux pentes d’une simple commodité de négation déguisée, il demeure la source vive des plus hautes activités mentales de l’espèce humaine. Hors des raffinements du douter, l’animal ne peut guère que passer d’une sensation à l’autre, pour en tirer profit s’il peut les lier, ou les laisser tomber en rebut si elles échappent aux procédures incertaines de son observation. Quiconque a vu le chien rectifiant ses voies, à la poursuite de son gibier, interrogeant tour à tour la feuille, le bois, la pierre, et reprenant, par une série de déductions, la piste perdue, reconnaîtra les œuvres du doute dans les passages de la pensée à l’action. D’attentives observations classeront définitivement le doute parmi les opérations élémentaires de l’entendement en évolution dans la série pensante. À sa juste place au cours des opérations de l’intelligence, le doute philosophique n’est et ne peut être qu’une sur-épreuve de probité. Légitimement contenu dans le juste rôle de l’aiguille indicatrice des oscillations de la connaissance, il nous apporte un puissant régulateur de pensée. Qui l’invoque est secouru par le moyen de recherches nouvelles. Qui le répudie avoue sa crainte d’être détrompé.

Je considère seulement ici le doute investigateur, — pierre de touche de la connaissance — dont le mérite est de toutes les réactions de contrôle que l’enquête peut susciter, et non pas un doute métaphysiquement doctriné à mi-distance de l’affirmation et de la négation. Loin d’une telle proclamation d’impuissance, le doute philosophique s’attache à déblayer tout problème humain des traces d’incertitude qui, d’ailleurs, ne seront jamais complètement anéanties, en raison de la relativité de nos moyens. Qu’importe, s’il n’y a ni premier, ni dernier mot des choses, en dépit de la Révélation ! C’est assez que le doute intervienne dans la recherche des approximations de connaissance par des déterminations de tangentes constituant les cadres de notre compréhension.

Le conflit.

Notre christianisme dont l’initiale propagande fut d’émotivités plutôt que de dogme, ne s’embarrassa, pas plus que son prophète, d’aucune théorie. Quand survinrent les conciles pour construire la doctrine, la revendication chrétienne de la liberté des croyances céda soudainement aux décrets d’une autorité infaillible[143], et le doute, maudit en conséquence, reprit la suite de ses oppositions aux présomptueux décrets, sans étai d’expérience, qui ne pouvaient répondre que par les flammes éternelles, après l’excommunication suivie du dogmatique bûcher. Ainsi, le doute, désormais fauteur d’hérésie, fut-il proclamé diabolique, canoniquement personnifié par l’archange déchu, puisque le sort des créations divines fut de tromper l’attente de l’infaillible Créateur. Le « doute philosophique » de l’Asie expirait dans les chambres de torture de la « Sainte Inquisition ». Mais comme il n’était point de décret des « Pères » pour changer les conditions de l’esprit humain, le doute, fécond en diableries, se fit ermite avec Rabelais et Montaigne pour détourner de nous les supplices sans fin devenus la loi suprême du Dieu d’amour.

Prendre position à mi-chemin de l’expérience et de la Révélation, pour osciller savamment de l’un à l’autre thème, devint une gymnastique d’intelligence recommandée comme le signe d’une puissance humaine d’arbitrage intellectuel. Dire : « Je doute » devint même, à bon compte, le facile équivalent d’un certificat de pensée. Sans délinéations précises, le mot exprime en même temps la recherche et l’insuffisance des moyens, ce qui explique toutes réserves, de style ou de fond, puisque notre connaissance n’est que d’approximation. Par de telles procédures, on trouvait surtout l’avantage de ne mécontenter totalement personne, et de satisfaire, même, à peu près tout le monde en se donnant pour tâche de faire la part de toutes contradictions. Le sacerdoce de la « Révélation » voyait ainsi reconnaître sa décisive suprématie par les réserves de pure forme dont il pouvait se contenter. Succès du pour et du contre momentanément assuré, puisque le savant lui-même ne demandait le plus souvent qu’à se mettre en règle avec les puissances dogmatiques par des formules d’adhésion banale servant de laissez-passer à tous labeurs d’observation. Le malheureux Lamarck lui-même ne s’en est pas fait faute, sans avoir jamais pu réussir à vaincre sa cruelle destinée.

Le jour est enfin venu où, sans les instruments de conviction du tourmenteur, les hommes de la science positive ont pu faire de décisives conquêtes sur l’absolutisme des oligarchies dogmatiques, pour la libération mentale de l’humanité. Combien ont douloureusement vécu les plus cruelles, les plus nobles pages de l’histoire ! Combien ont donné le plus beau de leur vie sans autre récompense que d’avoir bien fait ! Redoutés de la foule pour leurs « sortilèges », et des maîtres du monde qu’ils inquiétaient dans leurs murailles, maudits et livrés au supplice pour avoir cherché au delà des rites du sacerdoce, ils ont tout sacrifié à l’espérance du mieux comprendre et du mieux faire, au risque d’expier l’enivrement de leur glorieux effort dans les geôles de tortures ou sur les échafauds.

Vous êtes-vous arrêté, dans notre Louvre, à la muette épopée des « philosophes » de Rembrandt ? Un antre d’obscurité symbolique, troué d’une flèche de soleil irradiant d’effluves dorées l’éclat de visages placidement résolus, tout en joies d’héroïsme dans une paix de sérénité. Des griffes de lumières s’accrochent aux spirales d’une échelle de Jacob qui monte vers le ciel pour y chercher le secret des choses, tandis que sous la voûte, dans les combats du jour et de la nuit, émergent les ardeurs vivantes des drames de la pensée. Celui-ci, soudainement raidi par les difficultés du livre. Celui-là, tout au vol de l’idée, tout à la triomphante émotion de la connaissance prochaine. L’un et l’autre étrangers au dehors, auréolés d’une splendeur d’idéal, oubliant que là-bas de saintes gens, doux envers qui se plie à leurs méconnaissances, préparent pieusement des bûchers. Les plus grands moments de l’homme au plus haut de lui-même, fixés magnifiquement par la sublime audace du génie. Dites-vous bien qu’il y a quelque chose de cette indicible noblesse en chacun de nous, et qu’il appartient aux hommes sans peur de l’en dégager.

Nous sommes tous dans la dépendance plus ou moins étroite des milieux sociaux, qui sont de défaillances mutuellement étayées plutôt que d’énergies désintéressées. En tous lieux, à toute heure, il peut être dangereux de parler trop clairement. Aussi trouve-t-on plus profitable de se mettre en règle avec le monde par les moyens termes d’un doute d’élégance intellectuelle — d’autant plus acceptable que ceux qu’il prétend désarmer ne se font pas faute de pratiquer mêmes feintes à l’égard d’autrui. Par chance, ce déguisement du doute philosophique, dont l’objet initial fut de prolonger la suprématie du dogme par l’équivoque, en est venu, sous le couvert d’un verbalisme d’orthodoxie, non seulement à préparer (avec Montaigne), la place aux connaissances d’observation, mais encore à substituer d’une façon décisive, aux balbutiements de la « Révélation », des vues d’une synthèse expérimentale dont nul ne pourra plus se détacher.

Sous l’aiguillon.

C’est grâce à l’arme à deux tranchants de ce doute conventionnel que la Renaissance, opposant aux dogmes de l’Église la tolérance païenne de penser, put, avant la constitution de la science moderne, barrer la route à l’absolutisme cultuel, au nom de l’hellénisme porteur d’une philosophie de l’humanité. Les noms de Rabelais, de Montaigne, de Descartes, de Pascal, de Voltaire, jalonnent puissamment chez nous le cours de cette histoire. Ils marquent des moments de l’évolution du doute, dans les mouvements de la pensée où se révèlent toutes les puissances de l’homme en effort de connaître par toutes formes d’interprétations vérifiées.

Voltaire nous apparaît comme un puissant railleur de comédie qui renverse les temples de son Dieu pour l’amusement de lui en élever un de sa façon. Qu’il croie ou non, cela n’a pas plus d’intérêt pour nous que pour lui-même. Point de doute cruel qui le hante. Les raisonnements à deux fins de Montaigne, le rire dévergondé de Rabelais, la sèche tension de Descartes, les tortures de Pascal lui sont étrangers. Il raconte. Montaigne aussi raconte, mais moins pour raconter que pour suggérer à autrui, et peut-être à lui-même, des conclusions qui le font obscurément tressaillir plus qu’il ne consentirait à l’avouer.

Montaigne est un pêcheur de propositions qui ne garantit pas sa pêche, et se gausse, faute d’oser davantage, de lui-même et de son client. On voit assez qu’il ne lui en coûte rien de se mettre verbalement en règle avec l’Église, maîtresse de la journée. Mais, sans disposer des balances divines, qui donc voudrait se contenter d’une parole dont le métal ne rend pas le son décisif qui, plus tard, déterminera l’action ? Le principal de sa pensée, l’incomparable écrivain le laisse transparaître sans même feindre de s’en soucier. S’il s’est proposé quelque chose au delà (ce qui n’est pas certain), il en laisse le soin, pour l’avenir, à qui voudra. Peu lui en chaut l’événement. Le doute, ainsi manié, ne peut pas être une école d’activité morale. Il est surtout un art ingénieux, une facilité. Une facilité pour l’artiste qui pourra tout dire grâce aux ressources de son procédé, une facilité pour ses lecteurs qui pourront, à leur choix, s’y reconnaître ou s’y tromper, ou même feindre de s’y tromper. C’est de là qu’est venu le grand succès du Gascon supérieur qui ne compromet ni lui-même, ni ceux qui le fréquentent, parce que les sacro-saintes convenances théologiques ont été verbalement sauvegardées.

Pour tout dire, la diffusion générale de l’œuvre s’en est trouvée, pour de longs temps, plus fortement assurée. On a lu avec avidité, on a goûté avec délices le divin poison qui fait douter de tout, sans rien compromettre des formes à sauver. De quelle ardeur Pascal lui-même — qui est tout l’opposé de Montaigne, et le juge sévèrement, bien qu’en ayant beaucoup profité — s’y est-il, corps et âme, arrêté dans l’angoisse du problème où le Judéo-Gascon s’amusait. Ainsi, rencontrons-nous le nom de Montaigne dans le Dictionnaire des Athées, tandis que d’authentiques croyants lui font une place d’honneur parmi les apologistes de leur foi. Précieux effet de l’ambiguïté du discours dans un mouvant équilibre d’insinuations à toutes fins. Douter de tout, ou tout croire, sont deux opérations intellectuelles procédant d’une même forme d’émotivité.

L’Église fut indulgente à l’homme qui écrivait : « C’est mettre ses conjectures à un très liant prix que d’en faire cuire an homme tout vif ». Elle pardonna à ce fils d’Israël de ricaner aux bourreaux, et même, en un cas difficile, s’en rapporta à lui-même du soin de remplacer, dans ses œuvres, le mot de « fortune » par celui de « Providence », parce qu’il déclara d’abord se soumettre totalement. S’il ne s’était pas dit, à tout propos, fils soumis de l’Église, peut-être n’eût-on pas douté de son orthodoxie. Qu’importe : Rome pouvait lui faire confiance. En des temps de guerres religieuses, il n’eut jamais rien d’un homme d’action. Le « seigneur de Montaigne » quittant son nom de famille, qui trahissait l’origine judaïque, pour travestir en figure « d’ancêtre » son grand-père, authentique marchand de toutes denrées, laisse voir des mouvements qui ne sont pas de philosophie. Maire de Bordeaux, fuir sa ville désolée par la peste[144], demeure un fâcheux trait de biographie dont les Essais ne disent rien. Aucun doute sur les exigences du devoir ne put alors prévaloir sur les timidités de son courage. Suffit-il donc de s’embusquer aux carrefours de la pensée pour lancer des flèches acérées à la fortune des rencontres[145] ? Ce n’est point ainsi que Rabelais conçut sa vie de combativité.

On ne pourrait rattacher l’œuvre de Rabelais à une monographie du doute que par voie de contraste, car s’il fût jamais pages où retentit, au-dessus des tumultes humains, la clameur des virilités de la connaissance, ce furent certainement celles-là. La pensée capitale n’est rien de moins que d’une complète révolution mentale. Et laquelle ? La subversion totale de l’ordre institué sous la main de l’Église implacable. L’avènement d’un monde nouveau de liberté. Sans doute avait-il fallu d’héroïques douleurs pour préparer les voies. Montaigne montre assez, par l’art suprême d’un doute de convention, combien nous étions encore loin des entreprises de la connaissance positive. Rabelais, lui, ne prend pas le temps de douter. Le bûcher n’est pas loin. Il en sentit le vent d’assez près, puisqu’il fallut le roi pour le sauver. Mais le grand moine ne doute ni de lui-même ni des futures destinées de la connaissance humaine. Il pense, il sait, il veut, il va, s’escrimant d’estoc et de taille, à la façon de frère Jean, et faisant voir à Montaigne lui-même que la hardiesse est un plus sûr conseiller que la peur. Quand l’homme des Essais fit son entrée dans la carrière, le champ de bataille, pour une grande part, se trouvait déjà déblayé.

Incapable de feindre le doute, dans sa puissante sécurité du connaître, Alcofribas, pour toute précaution, eut recours à l’allégorie. Seulement, il fit l’allégorie si claire qu’aucune bonne ou mauvaise foi ne pouvait s’y tromper. Grâce à quoi la critique formidable dans l’énorme raillerie de toutes les méconnaissances, put se risquer jusqu’à la construction méthodique de connaissances où devait se développer l’éducation d’expérience du jeune Gargantua. À cet excès d’audace, Montaigne ne sut opposer que l’ironie de son sourire. Il n’est pas inutile de rapprocher les deux leçons.

Au doute des Essais allait maintenant se joindre le doute de Descartes, comme celui de Pascal, pour en tirer pensées et émotions fort éloignées de Rabelais. De la hardiesse de son soc, le bon Tourangeau avait ouvert l’avenue ou pouvaient se construire des synthèses de généralisations sur la table rase nécessaire à l’établissement de la connaissance positive. Rien de moins que d’enlever à l’Inconnu la direction de nos propres affaires ! La faillite des Dieux ! Prendre, nous-mêmes, en main, la fortune de nos destinées. La victoire de l’homme, en possession de lui-même, dans le monde des sensations vécues, pour achever, de son effort d’évolution personnelle, la part d’évolution universelle qui lui est échue.

À Descartes, mathématicien hors des voies de l’évolution organique, la gloire d’avoir inauguré les champs de l’investigation moderne en cherchant une conception rationnelle de l’homme et du monde dans les données de l’expérience et de l’induction. La pensée fut très haute et très belle, demandant le courage de rompre avec toutes les conventions mentales du passé. Et parce que le contrôle expérimental faisait encore défaut, la périlleuse entreprise, en ce temps, devait plutôt inaugurer des espérances que les réaliser.

Cependant, l’esprit cartésien, tout à l’absolu de sa mathématique, demeurait confiné loin encore des directions de la positivité. Je ne dirai rien des fameux « tourbillons » qui, sous des aspects nouveaux, se sont rappelés naguère à l’attention du monde savant. Quand on demande « matière et mouvement » pour construire le monde, on pose les questions plutôt qu’on ne les résout, puisque personne n’a jamais vu matière sans mouvement, ni mouvement sans matière, pour ne rien dire de la fameuse « chiquenaude » qui, à l’origine du mouvement, place l’immobilité.

La méprise initiale de Descartes fut de prendre parti contre lui-même, au sortir du doute philosophique, en commençant son étude de l’univers par le phénomène de l’homme qui en est issu, tandis qu’il en doit découler par voie de coordinations. De cette fatale méprise, le malheureux « Je pense, donc je suis »[146], où nos écoliers peinent encore en vue de sorbonnifiques examens. Pascal nous dit que le texte formel s’en rencontre pour la première fois dans saint Augustin, de quoi personne d’abord ne vit matière à émerveillement. D’un Père de l’Église, cela ne peut surprendre. Du rationaliste qui entreprend de révolutionner la philosophie, le cas est fort différent.

En vérité, trouver le courage d’écarter l’idée préconçue pour ne s’arrêter qu’à l’évidence d’observation, c’était fonder la connaissance positive, en ruinant l’autorité du dogme prétendu souverain. Mais prendre le Moi pour fondement de la reconstruction cherchée, ce Moi dont la connaissance suppose la connaissance préalable du monde qui l’a produit, ce Moi d’ignorance première, initiateur de la méconnaissance des choses, ce Moi d’incompréhension originelle, de qui nous tenons des siècles d’attentats à la liberté d’observer, de juger, de penser, toujours en compte avec le bourreau, quelle déroute de l’entreprise aux premiers pas du libre examen !

La cause de cette radicale méprise n’est pas difficile à reconnaître. C’est assez d’interroger le philosophe lui-même au moment où il nous expose les principes de « morale » sur lesquels il se fonde pour rebâtir son logis après le déblaiement des décombres. « Mon premier principe, écrit-il, est d’obéir[147] aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute chose suivant les opinions les plus modérées, etc… Après m’être ainsi assuré de ces maximes et les avoir mises à part avec les vérités de la foi qui ont toujours été les premières en ma créance, je jugeai que, pour tout le reste de mes opinions, je pouvais librement entreprendre de m’en défaire. »

Ainsi Descartes, voulant douter de tout, commence par mettre hors de cause les vérités de la foi[148], avec les lois et coutumes qui leur servaient de commentaires empiriques, punissant de tortures et de mort cette liberté d’examen que son propos précisément était de doctriner. Du premier coup se trouvait ainsi ruinée, avant que d’apparaître, l’éventuelle construction d’une positivité sans fondements. Comme on ne pouvait pas faire sortir Dieu de l’observation directe du monde, source de la connaissance positive, il n’y avait qu’à interroger le Moi décevant, création et créateur de métaphysiques fumées, dont l’emploi ingénu était de construire l’univers éternel à la mesure d’un état d’entendement passager.

Or, cette loi et ses coutumes, expressément réservées par Descartes, venaient de faire étrangler Vanini, après qu’il eut subi l’arrachement de la langue par les tenailles du bourreau sur la grand’place de Toulouse[149]. Voilà des œuvres de ce Dieu, de ce Roi devant qui le doute de Descartes s’arrêtait effondré. Le soldat philosophe, dans son « poêle », avait lieu de songer. N’en vint-il pas à essayer de donner le change sur son adhésion au système de Copernic[150]. La leçon du procès de Galilée n’avait point été perdue. Descartes préférait abjurer d’avance. « Je nie, dit-il, le mouvement de la terre » avec plus de soin que Copernic, et plus de vérité que Tycho. Si nous semblons attribuer quelque mouvement à la terre, il faudra penser que c’est en parlant autrement… Je n’assure ici aucune chose et je soumets toutes mes opinions au jugement des plus sages et à l’autorité de l’Église… » Moyennant quoi, un bon pasteur protestant, ministre de l’université d’Utrecht, prit la peine d’expliquer que « le cartésianisme conduit au scepticisme, à l’athéisme, à la frénésie », et la théologique Sorbonne interdit Descartes dans tout le royaume. Tout cela n’est-il pas d’un assez bel enseignement ? Quelle entreprise est-ce donc d’obtenir de l’homme pensant qu’il en vienne à l’audace de parler sa pensée ?

Pascal est un croyant, l’un des plus beaux croyants qui aient été. Il a voulu fonder sa foi sur son intelligence. Il la fonde, avant tout, sur les ressauts de son émotivité. Le malheur est que sa mentalité de mathématicien exige une démonstration en règle dont, en grand sensitif, il excelle à se passer. À qui, à quoi faire confiance ? À la sensation du Dieu qu’il trouve directement en lui, ou à l’épreuve d’un raisonnement qui s’achève par la poignante recommandation de « s’abêtir » — le plus cruel aveu.

La lutte s’engage au plus profond du croyant, du penseur, et jusqu’à son dernier souffle l’homme s’en trouvera cruellement déchiré. Toute sa vie sera des convulsions de sa chair endolorie dans les combats de la foi, du doute et de la raison. Jamais il ne s’avouera à lui-même qu’il doute. Le doute, en soi, lui paraît une suprême injure à l’être, à la vie, au sentiment qui s’impose. Et sa vive douleur est de se demander si sa propre croyance est d’émotivité ou de logique élémentaire. Notre sentiment, sans autre étai que de lui-même, est-il ou n’est-il pas une pierre d’épreuve aussi sûre que notre raison raisonnante avec ses appareils de démonstration ? Et si le penseur trouve la raison à ce point insuffisante, qu’il en vienne à nous conseiller de nous abêtir, c’est-à-dire de la laisser là, que lui restera-t-il sinon de faire aveuglément confiance au sentiment dont la puissance vient hélas ! de ce qu’il se passe de démonstration. Combien nous voilà près d’une équivalence d’effondrement ! Tout cela en vue d’un bonheur ou d’un malheur éternels au premier rang de nos préoccupations.

Il se comprend trop bien que Pascal, mathématicien, mais émotif par excellence, s’affole à l’idée (même s’il n’a pas besoin qu’on lui démontre) de ne pouvoir rationnellement démontrer. C’est alors qu’il se réfugie dans le fameux argument du pari qui n’est qu’une manière de sauver les chances de l’indémontrable dans la faillite du rêve mise au compte de la raison.

On a tout écrit du pari de Pascal pour en dénaturer le sens. Jamais, pourtant, le puissant écrivain ne fut si clair ni si hardi. Il a dit, et très bien dit, ce qu’il voulait dire : rien de moins, rien de plus. M. Brunschwigg, savant commentateur, a pris la peine de nous expliquer que lorsque le penseur nous recommande de nous « abêtir », il nous demande « le sacrifice d’une raison artificielle faussement érigée en faculté de vérité absolue… qui n’est, en définitive, qu’une somme de préjugés ». Non, le pari pour ou contre Dieu ne peut, à aucun moment, suggérer ces trop subtiles tentatives d’atténuations. Jamais trahison de traducteur n’aura trouvé plus beau modèle. Si Pascal avait voulu exprimer la pensée que lui impute M. Brunschwigg, il était de taille à le faire. Il a employé le mot propre. C’est la raison raisonnante qui lui fait obstacle. Il n’a cessé de l’humilier, de la proscrire et conclut droitement que nous devons nous en passer au risque de nous « abêtir ». Qu’on ne lui enlève donc pas le bénéfice de sa témérité.

On nous dit que la suggestion du pari est peut-être venue du chevalier de Méré évoquant, dans une lettre à Pascal, l’idée d’un calcul des probabilités. Il se peut. Rien d’ailleurs ne serait plus conforme à l’esprit mathématicien. « Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter. » Ces paroles sont authentiquement consignées. On n’a pas plus le droit de les reprendre que de les dénaturer.

Comment induire de ce texte la somme approximative de doute qui put se maintenir, à son insu peut-être, dans l’esprit de l’auteur ? Je ne l’essaierai point. Le génie de Pascal fut d’une méthode mathématiquement rigoureuse, en même temps qu’une rare puissance d’analyse le portait aux décompositions des problèmes. Point de paresse d’esprit, ni d’imagination défaillante pour l’arrêter en chemin. Que faire quand deux solutions s’opposent, et que le choix, comme il le répète si souvent, « ne peut être évité ? » La preuve que nous offre ce sentiment serait-elle qu’il ne demande point de preuve ? Notre penseur consentirait peut-être d’en rester là. Mais le même homme est un savant qui se répand en expériences de physique, lesquelles n’ont de sens que par la contre-épreuve. Où s’arrêtera la loi de la preuve, et comment ?

Le même penseur peut-il librement exiger ou non, la confirmation d’expérience selon l’état mouvant de sa sensibilité ? Ou, peut-il essayer de sortir d’embarras par des raisonnements ? Pascal, à cet égard, ne fera ni mieux, ni plus mal que tout autre. Mais il voudrait pouvoir aussi topiquement raisonner à la satisfaction d’autrui qu’à la sienne propre, et s’il ose répudier la raison, qu’il juge périlleuse, combien d’autres feront appel à ce chanceux recours ! Pascal, avant tout, voulait croire, et l’absence de preuves l’embarrassait moins que l’idée d’une preuve rigoureuse à fournir. Pouvait-il donc éviter qu’une inquiétude persistante ne lui laissât, au plus profond d’une sensibilité maladive, un trouble douloureux dont rien ne put l’affranchir ?

Pitoyable victime d’une absolue probité de conscience, ballottée du « miracle » de la Sainte-Épine aux amulettes mystiques, au cilice qui déchirait sa chair, des crises d’indicibles tourments marquèrent cruellement la fin d’un des plus grands esprits qui aient vécu. On discutera longtemps sur la leçon. J’ai dit ce que je croyais voir en tout désintéressement de pensée. Croire émotivement et douter intellectuellement à la fois, ne fût-ce qu’en des parties d’un doute à peine saisissable, sont d’une grandiose mais redoutable tragédie. Convulsé de scrupules, Pascal n’a point laissé d’ultimes confidences. Sut-il même jamais s’il avait un secret ?

Dans tous les cas, son doute fut d’une qualité si subtile qu’on n’y découvre rien d’une procédure d’école. L’homme sentait trop vivement pour s’interroger librement tout au fond. Le doute philosophique, de phénomène à phénomène, est ici hors de cause. Pascal le manie aussi bien et mieux que quiconque. Il s’agit plutôt là d’un doute inexprimé, inexprimable, mais senti tout aigu, jailli d’émotivités cruelles, aux contacts simultanés de l’expérience et de la foi. Si je me vois tenu d’en prendre note, c’est que Pascal est une personnalité qui s’impose, et aussi parce que je ne serais pas surpris que ces mêmes sensations d’obsédantes discordances fussent encore le cas de consciences silencieuses auxquelles il n’est pas donné de s’analyser de trop près, encore moins de s’élever jusqu’aux tortures du génie.

CHAPITRE VII

LES SYMBOLES

Idéogrammes.

Qu’est-ce donc que cette Roue des choses, cette Roue de la loi, dont le bouddhisme, qui l’avait reçue des Brahmanes, fit le point de départ de son enseignement parce que tout en procède, comme tout y ramène, par l’universelle vertu de l’enchaînement des phénomènes ? Partout aux monuments bouddhiques s’inscrit le symbole de la Roue, souvent encadrée de deux cerfs qui rappellent le Parc aux cerfs de Sarnath, près de Bénarès, où le Bouddha fit entendre sa première leçon[151]. C’est le symbole par excellence. Expliquons-nous sur la nature et les fonctions des symboles, d’abord.

Le symbole religieux est le signe représentatif, l’image schématique d’une interprétation du monde, faisant figure d’évocation. La religion commandait d’autant plus l’emblème qu’elle jaillit de l’homme à l’éveil de la connaissance, quand le langage en était à ses premiers essais, et que le besoin de dépasser l’effort d’une transmission orale n’avait pas encore abouti à l’établissement d’une écriture. En réalité, les symboles sont le début de l’idéographie, gravée, peinte, ou modelée, qui s’est maintenue, par la force des traditions, tout au travers des précisions de l’alphabet. Cela suffit à dire leur importance, puisque nous y devons trouver la formelle consignation des plus lointaines pensées de l’homme sur lui-même et sur le monde, en des âges où manquaient les moyens d’expression.

Après ces premiers signes des premières représentations de l’idée, la pierre, l’os, la corne et le bois nous apporteront des complications de dessins par lesquels des hommes entreprendront de figurer ce qu’ils ont le plus fortement senti avant de le traduire en formes de pensées. Il faudra de longs âges pour arriver à obtenir des consensus d’entendements sur la plus vague formule d’une énigme des choses, car, avant de concevoir la solution hasardeuse d’un problème, il faut s’être heurté à la sensation d’un inconnu — ce qui suppose la mise en œuvre d’un connu selon les chances d’une interprétation primitive qui s’élèvera plus tard aux terrestres sommets de l’investigation. L’homme s’en est tenu d’abord à des raccourcis de doctrines, dont les symboles ont pris acte, pour de premières transmissions d’émotivité ou de connaissance aux générations destinées à sentir, à penser au delà.

Aujourd’hui même, le symbole religieux n’a pas perdu le principal de son caractère qui est de concréter un ensemble d’émotions générales, doctrinées en des figures interprétatives dont les mouvements s’enfoncent au plus sensible de notre chair. Demandez au plus indifférent de ceux qui ont fait un séjour à l’étranger s’il n’a pas tressailli à la vue du symbolique drapeau de la patrie, et jugez par là de ce que purent éprouver les mystiques du quaternaire devant l’informe idéogramme qui représentait, pour eux, l’analyse et la synthèse, le premier et le dernier mot de ce menaçant univers qu’il s’agissait, alors comme aujourd’hui, d’interpréter assez justement pour qu’une vie matérielle et morale pût s’y accommoder.

Leur « religion », leur « philosophie », leur expression de ce qu’ils saisissaient des choses, nos primitifs ancêtres l’ont consignée en de gauches images qui parlaient aussi clairement à leur esprit obscur qu’aux hommes de notre temps les emblèmes de tous cultes, après des siècles d’élaboration. Et aussitôt accompli ce travail d’une intellectualité commençante, voici que, soit par des communications dont l’histoire nous échappe, soit parce que l’équivalence des interprétations (venues des mêmes états de mentalité devant les mêmes problèmes commandant d’identiques mouvements de pensées, les mêmes idéogrammes vont se retrouver sur tous les continents de la terre, exprimant d’identiques activités de sensations, de représentations, d’interprétations de l’univers. Je recommande à qui veut s’en convaincre la lecture du remarquable ouvrage de M. Goblet d’Alviella sur la Migration des symboles.

La rencontre des choses.

Aux rochers des âges quaternaires, se sont fixés les plus anciens sursauts de l’humanité pensante. Si bien qu’une attentive étude des symboles religieux jusqu’à nos jours nous permet de reconstituer, en partie, les croyances spontanées des premiers âges, et, par là, de remonter des développements à la source originelle où se dérobent nos premières improvisations.

Les hommes ont adoré d’instinct tout ce qui se présentait à leur usage. Le bâton ramassé au hasard[152], divinisé bientôt comme instrument de puissance ; la massue[153], la pierre-outil ; l’arbre protecteur ou nourricier ; l’arbre de vie au suc régénérateur, l’arbre de la connaissance d’où vient l’inspiration des rêves, avec ou contre le gré du serpent à qui, dans les profondeurs de son trou, furent révélés les secrets de la terre ; la fontaine qui jaillit ; le rocher qui s’impose par l’immobilité d’un geste inquiétant ; les animaux contre lesquels il faut se défendre d’autant plus hardiment que la chair est le prix du combat, y compris celle de l’homme, précieux comestible en des menus dont le souvenir s’est conservé dans la communion alimentaire, présentement encore égarée jusqu’aux extrémités de la théophagie.

Plus tard, beaucoup plus tard peut-être, en raison de l’accoutumance animale qui ne permettait pas d’abord l’étonnement[154], ce sera le soleil, avec le ciel et ses astres, objets de terreurs, ou de reconnaissance familière ; la terre, avec ses eaux mouvantes, le grondement de ses mers, ses vents, ses tempêtes, ses montagnes de domination, ses peuplements de vies, du lion au singe, de l’aigle au scarabée, sans parler des monstres à qui l’Inde réserve encore l’éclat de ses plus beaux hommages. Dieux du bien, Dieux du mal, Dieux de tout, bons et mauvais à la fois, qu’il fallait, à toute heure, obséder d’offrandes et de prières. Tout cela, pèle-mêle, sans l’ordre doctrinal d’une future systématisation religieuse d’éclosions cultuelles agglomérées selon les temps, les lieux, les ressources d’émotivités populaires, ainsi que la diversité des symboles paléolithiques en fait foi.

Aujourd’hui, tout cela nous est présenté, en des interprétations plus ou moins chanceuses, pour la justification de réflexes millénaires qui nous égarèrent en des déviations d’entendement. À l’origine, ce ne fut qu’un élan, un besoin de dire, pour nous assurer une meilleure fortune de vivre. L’urgente nécessité d’une idée, avant de commencer à connaître. Tel quel, le symbole aura sa part de la vénération commune, au même titre que la Divinité dont il est la représentation.

Le disque solaire, la croix.

On ne saurait rien dire des premiers signes incompréhensibles où nous ne pouvons voir que des bégaiements de sensations. Telles les ébauches de Gavr’innis. Le début d’un besoin d’exprimer on ne sait quoi, quelque chose comme le premier tressaillement d’une idée. Mais le tableau, après un temps, se précise. Un cercle apparaît, représentant le disque solaire. On y inscrira une croix, comme en Assyrie où ce sera l’idéogramme du Dieu céleste. La croix est l’un des symboles les plus anciens de cette histoire incroyablement touffue. La barre transversale indiquerait la course du soleil[155], coupée du trait vertical qui va du nord au midi. Indication primitive des quatre points cardinaux. « La croix des tribus sud-américaines, dit un explorateur, est une véritable rose des vents ».

Chaldéens, Indiens, Perses, Grecs, avec les Gaulois et les tribus autochtones des deux Amériques, nous offrent la même croix équilatérale, dont parfois chaque bras s’achève en une pointe de flèche, comme pour indiquer la marche du rayon solaire.

La croix équilatérale est universellement répandue. Je l’ai rencontrée au Palais de Knossos (dit de Minos) en Crète, avec la fleur de lis, dans la Grèce antique sur des vases d’usage courant. Quand les Espagnols trouvèrent la croix équilatérale chez les Indiens de l’Amérique du Sud, ils en conclurent bonnement que le nouveau continent avait été évangélisé avant d’être découvert. En Chine, par opposition à la courbe de la voûte céleste, la terre, toujours réputée plane, se figure par un carré. La croix équilatérale qui s’y inscrit est d’une haute figuration cosmique. D’autres fois, le disque du ciel, surmonté de la croix, sera l’image exacte du globe chrétien que portaient, hier encore, les statues de nos rois. On saisit la peut-être l’enchaînement des suggestions impliquant une systématisation des Puissances. La croix équilatérale la plus ancienne se rencontre aux cavernes quaternaires, tandis que la plus récente accompagne, aujourd’hui même, la signature de nos curés.

La croix en double maillet est des Égyptiens, des Celtes, des Germains, qui en feront, par la métaphore du choc fécondateur, un instrument de vie et de reproduction. La croix en forme de double potence (qui a survécu dans le Tau grec) se rencontre en Palestine, en Gaule, en Germanie, chez les Phéniciens comme dans l’Amérique centrale. Le prophète Ézéchiel nous fait connaître que c’était un « signe de vie et de salut ».

Plus tard, quelques modifications de dessin en feront l’idéogramme de la foudre. Car, en tous lieux, le signe évolue nécessairement avec la pensée. Le maillet céleste à deux têtes deviendra, chez les Celtes et les Germains, un instrument de puissance vitale, comme la croix du Christ sera assimilée à l’arbre de vie, symbole par excellence, dûment enregistré dans la Bible. Jusque dans les catacombes chrétiennes, s’affirme le maintien de la croix potencée.

Il va sans dire que nos présents chrétiens n’admettent point l’assimilation de ces signes à leur propre symbole. Le fait indiscutable, cependant, est de l’universelle rencontre du symbole de la croix dans la plupart des cultes. Les chrétiens ont successivement adopté la croix gammée, la croix potencée et la croix équilatérale, avant d’en venir à leur symbole actuel, purement schématique, puisque nous n’avons de renseignement d’aucune sorte sur l’instrument du Golgotha.

Plus on voudra tenir pour indépendantes ces manifestations de la pensée humaine à ses débuts, et plus impérieusement nous serons forcés d’en conclure aux significatives concordances qui dénoncent d’une façon si claire l’éclosion simultanée des mêmes symboles suggérant, en tous lieux, des mouvements d’interprétations analogues.

Rien n’est si contagieux qu’un symbole, qu’on n’adopte guère, d’ailleurs, sans y attacher une valeur de talisman. C’est bien ainsi que l’entendaient nos symbolistes du premier âge, fabricateurs de cercles, de croix, et de tous autres signes dont je ne peux dire qu’un mot au passage. Le sujet voudrait d’autres développements, car notre esprit fléchit encore sous le poids de ces figurations partout répandues. Que de surprises à ces jaillissements d’histoire ! Pourrait-on deviner, par exemple, que la corne de corail, avec le signe de la main qui doit l’accompagner, sont venus à Naples de la très lointaine Chaldée, où les cornes du taureau étaient à la fois le symbole de la reproduction et de la puissance de domination ?

Le Swastika.

Cependant, il fallait passer du « moteur immobile », comme dit Aristote, à l’expression du mouvement. Les bras de la croix achevés de flèches, ainsi que les rayons partant de la circonférence du disque, en furent une formelle indication. La rotation de l’astre étant inconnue, sa translation apparente, avec la régularité de son retour quotidien, conduisit au signe plus savant de la croix gammée[156], le fameux Swastika qui accusera la continuité du mouvement par un crochet à angle droit (de gauche à droite, c’est-à-dire dans le sens de la marche du soleil) à l’extrémité de chaque bras de la croix. L’appareil figurerait ainsi la jante d’une roue en action. C’est ce qui achemina les esprits vers la symbolisation capitale de l’éternelle succession des êtres, dont Bouddha, après les Brahmanes et leur métempsychose, fit, de sa doctrine, le point culminant. Qu’on ne s’étonne donc point si, pour compléter le Swastika, le Sauwastika, à crochets en sens inverse, vient à symboliser la course du soleil sous l’horizon, qui lui permet de rejoindre l’aurore du lendemain. Le symbole de la Roue se trouvait ainsi achevé.

On rencontre le Swastika chez tous les peuples de l’histoire, dans tous les temps, sauf peut-être en Égypte, en Assyrie, en Phénicie, en Chaldée. Il est par excellence un symbole aryen[157]. On a dit qu’il vint de la Grèce dans l’Inde. Peut-être. En tout cas, c’est de l’Inde qu’il a gagné la Chine et le Japon.

Il subira, bien entendu, des évolutions inévitables dont la plus significative sera d’un second crochet perpendiculaire à l’extrémité du premier, pour donner à l’œil la sensation plus vive d’un mouvement accéléré. L’impression causée par le crochet en courbe ne sera pas moindre, et quand le tétrascèle deviendra triscèle, chaque trait aura si bien donné la sensation d’une jambe dans l’action de courir qu’on trouve encore dans les armoiries féodales de l’île de Man (aux trois pointes, comme la Sicile), les trois jambes soudées à la rencontre des cuisses que nous montrent les plus anciennes monnaies de Lycie, achevées parfois d’une tête de coq à l’extrémité du trait. Ainsi, l’oiseau dont le clairon salue le lever du soleil se trouve élevé au grade de symbole solaire chez les Païens avant de venir se poser, au même titre, sur le clocher de nos églises, pour lancer son appel christianisé à l’antique Dieu de l’éblouissement[158].

Cependant, le Swastika orna la ville de Priam. Apollon l’a porté sur sa poitrine. Il pare aussi bien la chaire de Saint-Ambroise, a Milan, que la dalmatique des premiers chrétiens. C’est un signe de salut, le porte-bonheur par excellence. « Su asti » dit l’Hindou, et le Grec « Eu esti ». En français : « Vœu de bien ». Enfin, voilà donc un terrain d’entente universelle. Ce n’est pas beaucoup, considérant ce qui doit suivre. Ce pourrait être mieux que rien, si jamais le jour arrivait où les hommes en viendraient universellement à dépasser l’incohérence des rêves primitifs pour se rencontrer dans une interprétation positive des phénomènes producteurs de symbole. Nous n’en sommes pas là.

La croix gammée, plus tard encore, se flanquera du croissant lunaire par une association probable des deux cultes. Un jour, nous arriverons tôt ou tard à la décadence des symboles, qui s’altèrent et s’emmêlent sans fin,

Quand les religions baissent comme la mer.

À l’exemple de toutes choses humaines, nos Dieux, nés de nous-mêmes, ne peuvent qu’apparaître, croître, décroître et mourir. C’est la gloire du monde qui passe. C’est l’évolution qui s’accomplit. Saluez.

Je ne puis pas m’étendre sur cette autre rivale du Swastika, la « croix ansée » des monuments égyptiens, dite « clef de vie », qui exigerait de longs développements. Il suffit de noter que le symbole égyptien correspondant au Swastika est le « globe ailé » qui figure, par une autre combinaison de signes, le même phénomène du soleil en mouvement. Chaque symbole a son histoire qu’il serait trop long d’exposer.

L’arbre.

Plus que tous autres symboles, l’arbre de vie et l’arbre de science voudraient de nombreux rapprochements. Dans l’Inde l’arbre indomptable, aux bras humainement tordus, dégage un jaillissement de volonté qui impose l’admiration. Or, chez nos lointains ancêtres, de l’émerveillement à l’adoration, il n’y avait qu’un pas. Le pilier du monde manifesté par le fût de colonne qui n’est que le modèle d’un tronc d’arbre, et l’arbre sacré lui-même, semblent venir des Assyro-Chaldéens. L’Inde n’a pas manqué de se l’approprier. « Quel est le bois, quel est l’arbre où le ciel et la terre ont été sculptés ? Brahman (l’âme universelle) fut le bois, Brahman fut l’arbre où le ciel et la terre ont été sculptés[159]. » Le culte de l’arbre est-il un souvenir des temps lointains ou nos ancêtres anthropoïdes y avaient encore leur habitat ? Cette vue peut paraître hardie. Avec le paon, le lion, le bouc, le griffon, l’homme, l’arbre est souvent associé. Dans les intailles, le serpent se rencontre communément en cette compagnie. La Syrie nous montre, sous un palmier, deux hommes qui dansent en cueillant un fruit. L’Inde s’est empressée au culte de l’arbre, et le bouddhisme l’a puissamment entretenu. Nous en reparlerons. L’adoration des arbres, entourée de bétyles, peints en rouge, est un commun spectacle dans tous les villages de l’Inde. À noter l’arbre sous lequel le Bouddha vint au monde, aussitôt que sa mère Maya (L’illusion} eut saisi la branche fortunée. À retenir enfin l’arbre (Djambu) dont l’ombre demeurait immobile au-dessus du futur Bouddha[160], tandis que le soleil, dans sa course, déplaçait tous autres ombrages. Enfin, l’arbre, à jamais fameux, de la Bodhi (Connaissance) sous lequel Siddharta reçut l’illumination.

Eusèbe dit que les Phéniciens adoraient les plantes dont ils se nourrissaient. Il n’avait pas prévu sa propre croix symbolique sursymbolisée, à son tour, en un arbre de vie universelle[161]. La Perse nous apporte la tradition du Haoma (Soma de l’Inde), liqueur alcoolique venant de l’asclepias acida et servant, avec le beurre clarifié, à alimenter, à perpétuer le feu de l’autel par le suc de l’arbre de vie qui confère l’immortalité. Avant que la ville de Babylone eût reçu ce nom, elle s’appelait « Le lieu de l’arbre de la vie ». La vigne, dans le langage de l’Assyrien, se dénommait l’arbre de la vie. Le nom en est demeuré chez nous sous le vocable d’eau-de-vie.

L’aventure de notre Éden est assez connue. On ne peut se défendre d’en rapprocher une image chaldéenne qui représente l’arbre sacré entre deux personnages : l’un, un Dieu, certainement, orné des cornes emblématiques de la Puissance, qui fait un geste d’interdiction au-dessus du fruit mythique qu’une femme tend la main pour cueillir. Dressé sur la queue, le serpent érige sa tête jusqu’au-dessus du chef féminin, comme pour l’inspirer. Point de scénario plus clairement présenté[162].

Il faut y joindre encore une peinture d’un vase grec qui représente l’expédition d’Héraklès au jardin des Hespérides, où l’on voit deux Hespérides trompant le serpent gardien des pommes d’or immortelles. Enlacé autour du tronc, le pauvre « dragon » s’oublie à boire dans une coupe qui lui est tendue par une main perfide, tandis que la complice cueille le fruit mal défendu. Revanche anticipée de l’Éden où la candeur de notre mère Ève fut, pour ses descendants, la source providentielle de tant d’ennuis.

À Chypre (phénicienne) et en Égypte, n’a-t-on pas vu jusqu’à la fleur sacrée du lotus (symbolique par excellence) s’épanouir sur l’arbre de vie ? Le lotus, qui s’ouvre avec le soleil levant et se ferme au coucher de l’astre, est demeuré le symbole éminent des bouddhistes, non sans avoir appartenu à beaucoup d’autres cultes. Si les symbolistes de l’arbre de vie se sont emparés du lotus, avec d’autant plus d’empressement peut-être qu’il fut, pour raison d’apparence, l’idéogramme de la reproduction autant que de la course du soleil, c’est que les symboles, comme les mythes qui y sont inclus, n’ont cessé de s’emmêler, de se dénaturer, en usurpant les uns sur les autres, de s’amalgamer, de se fondre, à mesure que leur signification première allait s’atténuant dans la nuit des âges disparus.

La figuration, même, dégénérant ainsi en une abréviation d’achèvements secondaires, finit par n’avoir plus que la valeur d’un signe, et se transforme en un simple caractère d’écriture. Tout le monde sait que l’alpha grec fut originairement le schéma d’une tête de taureau.

Les Chaldéens avaient considéré l’univers comme un arbre dont la cime figurait le ciel, avec les étoiles pour fruits d’or, les racines symbolisant la terre où elles étaient plongées. De même, les Védas. Et non seulement la philosophie chaldéenne a fait de l’arbre un emblème solaire, mais l’Inde, encore, s’est donné le plaisir de métaphysiquer là-dessus.

Les Grecs se contentaient d’interpréter le bruit du vent dans le feuillage aux chênes de Dodone (avec les colombes sémitiques), le plus ancien sanctuaire de la Grèce, d’origine phénicienne, desservi par « les Selles aux pieds nus », ce qui pourrait indiquer une tradition indienne.

La Mésopotamie a connu un arbre lunaire. De même l’Apocalypse place au milieu de la Jérusalem céleste « l’arbre de vie qui portait douze fruits, dormant son fruit à chaque mois ». Enfin, la Chine a célébré un arbre de vie qui était de jade et conférait l’immortalité par son fruit.

Combien de pages me faudrait-il encore pour mentionner, chez les Aryens comme chez les Sémites, toutes les figurations de l’arbre de vie, accompagné, dans l’Inde en particulier, de l’arbre de la connaissance (Bodhi). J’ai eu le plaisir d’en voir le rejeton « direct » à Ceylan[163] où je puis attester qu’il est bien l’arbre de vie tout au moins pour les moines qui reçoivent les offrandes monnayées, et pour les singes qui se nourrissent du riz offert à la Divinité. La vie considérée par eux comme un mal, — je parle des moines seulement, — il suffit, comme on voit, du bon usage d’un symbole pour que chacun y trouve un bénéfice à ne pas négliger.

Le malheur biblique de nos premiers parents fut que le fruit de l’arbre de la sagesse devant les rendre, annonce Jahveh, « capables de discerner le bien du mal, comme l’un de nous »[164], l’accès de l’arbre de vie leur fut, en outre, interdit par le fabricateur universel dans la crainte qu’ils n’en vinssent encore à conquérir l’immortalité. Que notre mère Ève eût simplement récidivé, et nous tenions simultanément la connaissance et la vie éternelle ! Beaucoup ne s’en consoleront pas !

Et pendant que je suis sous l’arbre symbolique, pourrais-je ne pas mentionner le fameux arbre de la Liberté que nos farouches révolutionnaires de l’an II allèrent chercher je ne sais où pour en faire l’emblème de leurs bergeries ensanglantées. Un patient enquêteur retrouverait peut-être la filière mystique de la Genèse à la Convention, et nous dirait comment Moïse nous conduisit à la Déesse au bonnet rouge[165]. Une page d’histoire à élucider. Nous avons encore dans maints villages des chênes ou des ormeaux révolutionnaires que le vent des réactions n’a pas déracinés, par l’unique raison, je le crains, que nul ne sait plus ce qu’ils ont représenté. En 1848, j’ai vu, dans mon enfance, planter en cérémonie un beau marronnier sur la place Royale de Nantes, devenue place du Peuple en l’occasion. M. Fournier, curé de Saint-Nicolas, et plus tard évêque de Nantes, lui apporta gravement sa bénédiction. La légende veut même qu’il l’ait aiguisée, plus tard, d’un flacon de vitriol. Prêtre et arbre sont morts. Je l’aurais prédit. Pour la liberté, je dois le reconnaître, on continue de la parler.

Bétyle d’Astarté.

Je ne puis que mentionner au passage le bétyle conique[166], symbole d’Astarté, Mylitta, Derceto, Tanit, Anaïtis (grande déesse tellurique et lunaire des Sémites), etc., qu’on retrouve sur les monnaies de Paphos, de Byblos, de Sidon. Nous la voyons s’amalgamer avec le disque, ailé ou aptère, pour en venir à se rapprocher de la croix ansée de l’Égypte, bien antérieure, dit M. Goblet d’Alviella, aux représentations phéniciennes de la grande Déesse vierge et mère, meurtrière et régénératrice, qui apparaît, chez toutes les nations sémitiques, comme la personnification la plus haute de la nature sous sa double face cruelle et bienfaisante à la fois[167].

On voit comment font peu à peu leur chemin, par des voies convergentes, les interprétations que les symboles ont charge de fixer. Il y a tant de marge ici pour l’évocation que, lorsque je vis, pour la première fois, au Louvre, le symbole de la Tanit carthaginoise — triangle isocèle surmonté d’une, barre transversale[168] sur laquelle repose le globe solaire — je n’eus point d’hésitation à y reconnaître le schéma d’une silhouette féminine. De même, Renan, en Phénicie, y pensa discerner une femme en prière. Et, de fait, la transformation ne s’est pas fait attendre aux cippes gréco-pélasgiques, d’où dérive la fameuse Artémis d’Éphèse aux innombrables mamelles.

Pendant ce temps, la croix ansée avait gagné la Mésopotamie, tandis que les premiers chrétiens d’Égypte l’inscrivaient sur leurs temples pour se distinguer des coreligionnaires qui arboraient la croix grecque ou la croix latine.

Trop longue serait l’histoire, même la plus brève, du globe ailé, qui, de l’Égypte, avec son scarabée volant, a gagné toute l’Asie. Quel que soit le symbole du soleil, on le verra glisser successivement jusqu’à la figuration du Dieu suprême pour généraliser le culte d’une Providence cosmique. L’étude des migrations des symboles a montré que l’Inde de nos pères Aryens, après l’exode du Pamir et longtemps avant les Grecs d’Alexandre, avait reçu des vallées du Nil et de l’Euphrate, à travers l’Assyrie et la Perse, un fond d’idées cultuelles primitives qu’elle a personnellement développé.

L’auréole de nos saints, venue d’Assyrie[169] et figurant le soleil, le caducée ailé d’Hermès qui, de la Grèce a gagné l’Inde, et le triçula bouddhiste, symbole solaire encore, transformé plus tard en trident, symbole de l’idée trinitaire, m’entraîneraient trop loin. De même le culte du phallus universellement répandu par l’image. L’Égypte, la Palestine, la Syrie, la Phénicie, l’Amérique, la Grèce, Rome, nous le montrent en des figures symboliques où la simplicité primitive n’attachait peut-être aucune mauvaise pensée. Avec ses Lingam et ses Yoni de toutes dimensions, l’Inde garde le culte de la génération universelle dans une innocence religieuse que rien ne vient alarmer[170]. À Ellora, à Tanjore, aussi bien qu’aux étalages des boutiques de cuivres dans tout le continent, le spectacle ne suscite que des mouvements d’édification.

J’ai parlé surtout de l’Asie parce que, depuis les plus anciens âges jusqu’à nos jours, sa pensée, ses rites, ses cultes, sa philosophie, sa métaphysique, ont envahi notre terre d’Europe et s’y sont développés avec exubérance. Nous sommes là en pays familier. Les superstitions, les magies de l’Asie antérieure sont encore nôtres. Elle nous a donné son dernier Messie, et, par une ingratitude noire, nous avons maudit, persécuté, torturé le peuple qui l’enfanta. Je confesse qu’il l’avait mis à mort. Mais comment ne pas nous en féliciter puisque, sans le Golgotha, nous n’étions pas sauvés[171]. Et puis, quels massacres de frères chrétiens, ont suivi ! Avons-nous donc le droit de répudier l’intolérante synagogue, après l’avoir si copieusement imitée ?

L’Égypte nous est moins proche, bien que sa religion se fût implantée, pour un temps, dans le monde romain. Mais le christianisme emporta toutes rivalités divines, et l’Égypte n’est plus pour nous qu’une magnificence de colonnades sans issue sur l’avenir européen.

Il reste l’Extrême-Orient, terra incognita d’un développement d’activités mentales qui n’ont été dépassées sur aucun continent de la terre, et se trouvent même peut-être à l’origine des plus beaux efforts de notre pensée. Nous avons vu la Chine de nos premiers siècles venir chercher la pureté du bouddhisme dans l’Inde pour le conjuguer avec ses Dieux héréditaires. Serait-il plus étrange qu’avant Fa-Hsien, avant Hiouen-Thsang, d’autres missionnaires d’Extrême-Orient aient accompli un office de propagande en sens contraire, apportant de leur Chine des rites ou des symboles cultuels avec les doctrines qui pouvaient s’y trouver attachées ? Au troisième siècle avant notre ère, les missions d’Açoka en Égypte, en Asie Mineure, en Épire, offrent un exemple mémorable d’une telle propagande, sauf qu’au rebours des derniers missionnaires chinois qui allaient au-devant du bouddhisme, le grand empereur indien prétendait l’exporter[172].

On ne peut se défendre d’une telle pensée quand on rencontre le symbole cultuel du coq partout répandu en Extrême-Orient. Pour les imaginations primitives en quête des mouvements du monde, l’évocation est assez naturelle de l’oiseau dont le chant annonce le soleil. Sous l’action des mêmes causes, le même phénomène mental a pu se produire en tous lieux. N’est-ce pas ainsi que le coq païen, venu d’Asie Mineure, a pu s’installer au plus haut de nos églises chrétiennes pour claironner la lumière du jour, tandis qu’en Chine il remplit un rôle analogue en d’autres figurations[173].

C’est l’aventure encore du symbole de la croix inscrit aux parois des grottes paléolithiques, et rencontré parmi les premières expressions emblématiques de tous les continents. Au dix-huitième siècle, la fréquente présence de la croix parmi les caractères chinois avait frappé un savant missionnaire français, l’abbé de Prémare, qui dépensa candidement des trésors d’érudition pour accorder la Bible avec les croyances chinoises. Même cas pour la roue solaire de l’Inde qu’on retrouve de toutes parts dans l’empire chinois. J’ai dit que les symboles représentent un primitif essai d’écriture idéographique, et nous fournissent, à ce titre, la première indication des figurations mentales de nos ancêtres à la recherche d’une formule du monde et de ses habitants. Quoi de plus naturel que de voir les mêmes phénomènes produire mêmes résultats d’analogie dans les réactions d’organismes similaires ?

Chacun sait, toutefois, que l’Extrême-Orient nous offre, pour caractère particulier, des états d’émotivité intellectuelle qui se distinguent ethniquement des nôtres, aussi bien dans l’interprétation des phénomènes que dans les développements qui s’ensuivent. De notables divergences de directions avant d’éventuelles rencontres. On ne pourra donc pas s’étonner si le coq, autochtone ou non, se voit submerger dans un inexprimable tumulte de symboles extrême-asiatiques dont la procédure mentale est trop propre à nous dérouter. Il faut un art de patience pour ne pas se perdre en cet océan de subtils raffinements qui semblent préparer des évaporations de pensée. Et cependant, la procédure d’interprétation chinoise côtoie si bien la nôtre qu’il lui arrive de la devancer.

je prends le symbole chinois le plus notable. Le Taï-Ki (Grand-Extrême) est un cercle dans lequel sont inscrites deux demi-circonférences, en formes giratoires, qui s’enlacent, tête à queue, comme feraient ces têtards de batraciens qui pullulent dans nos mares. Le cercle représente le ciel et le petit disque, au centre de chaque partie renflée (représentant d’un côté le soleil, de l’autre la lune) figureraient assez bien l’œil de l’embryon. C’est le symbole du jour et de la nuit dans leur révolution. Aussi du chaud et du froid ; du bien et du mal ; du mouvement et du repos ; de la vie et de la mort et de je ne sais combien d’autres rythmes encore. Tout en procède et tout y ramène. C’est la suprême formule de l’Univers.

L’analogie avec le dualisme générateur de l’Avesta a suscité tous les commentaires. Le Yin et le Yang, les deux girations composantes du Taï-Ki, représentent encore le principe mâle et le principe femelle par qui le monde fut engendré, et en cela, du moins, ce symbole est d’une généralisation analogue à la nôtre, dans l’histoire, puisqu’il ramène la formule cosmique à une expression des phénomènes de la vie — vue aujourd’hui dépassée. Là-dessus, l’esprit chinois s’est donné toute carrière. Les systèmes cosmogoniques, philosophiques, thérapeutiques, divinatoires fondés sur le Taï-Ki ont proliféré et prolifèrent encore de toutes parts. Le Yi-King, le plus ancien livre des Chinois, qu’on fait remonter à trois mille ans avant notre ère, peut vous fournir là-dessus matière à d’amples dérivations de pensées[174].

On ne pouvait manquer de rapprocher ce symbole idéographique de la Roue solaire, et surtout du Swastika dont l’office, comme j’ai dit, est aussi de donner la sensation de l’astre en mouvement. N’est-il pas assez remarquable que, de toutes parts, l’extrême effort des premières mentalités humaines ait diversement abouti à identifier tout le système du monde avec le mouvement, comme fait de nos jours la science la plus qualifiée ?

Toute une vie ne serait pas de trop pour dire l’histoire des symboles chinois, culture intensive d’idéographie généralisée, ainsi que le fait bien voir l’extraordinaire diffusion des caractères emblématiques Thuc et Tho, signifiant bonheur et longévité, auquel s’adjoint souvent le caractère Lôc qui a le sens de prospérité. La grenade est un symbole de fécondité. La pêche, la tortue, la grue, de longévité. Le dragon, de puissance, etc.

Je dois enfin mentionner les Koua, tableau de huit trigrammes, parfois associés au Taï-Ki, exprimant, par des combinaisons de lignes brisées ou continues, tout ce qu’on peut concevoir des éléments de l’homme et du monde dans tous les ordres de la pensée et surtout de l’imagination.

La Roue de la Loi, la Roue des Choses.

Comment faut-il entendre le symbole de la Roue de la loi, ou Roue des choses, à laquelle nous ramène sans cesse l’enseignement du Bouddha ? Symbole venu des Brahmanes, car la fameuse empreinte du pied du Bouddha (des bas-reliefs d’Amaravati) qui porte l’image du Swastika, de la Roue et du Triçula, fut d’abord la reproduction du pied de Vichnou[175].

La Roue est une dérivation de l’image discoïde du soleil, mais tardive nécessairement puisqu’il fallait, pour en arriver là, que quelque sorte de chariot roulant fût d’abord inventé. Si les fabricateurs du Swastika avaient connu la roue, ils n’auraient pas eu besoin de» leur croix à crochets pour exprimer la course de translation du soleil. La sensation du mouvement semble avoir précédé celle de l’objet que l’imagination peut seule immobiliser.

Aujourd’hui, le théorème d’une roue paraît simple. Le premier qui en conçut l’idée et la réalisa fut un grand bienfaiteur. Silencieusement, je lui ai parfois donné des pensées en voyant cahoter sur les chemins de l’Inde et les pistes de la Birmanie des intentions de roues disloquées, au menu trot des petites vaches bleues.

Il fallut un assez long temps pour que l’imagination d’un poète, en poursuite de métaphore, conçût l’assimilation du soleil, en son char, à l’homme tressautant sur les rouleaux d’un châssis sans ressorts. Et tout aussitôt, cependant, la Roue acquit l’inexprimable dignité qui l’appelait à la place d’honneur dans les temples où l’homme apporte le plus vif de ses poésies, de ses chants, de ses cérémonies pour ses propres satisfactions avant celles de sa Divinité.

je n’ai pas à rapprocher la roue, comme l’ont fait quelques symbolistes, du moulin à prières, application d’un mécanisme cultuel aux commodités de l’homme en ses rapports avec ses Dieux. Nos chrétiens en sont demeurés aux litanies. La Roue symbolique du monde est d’une tout autre compréhension. Elle ne tend à rien de moins qu’à reproduire la figure de l’astre en signe de participation humaine et même d’aide aux mouvements de la course solaire. De là l’adoration circumambulatoire, où l’obligation est de marcher dans le sens du soleil. Il en est demeuré maintes pratiques rituelles[176] de la marche en cercle de gauche à droite chez la plupart des peuples[177]. je l’ai retrouvée en Bretagne aux jours de pardons. Dans l’Inde, aux bûchers du grand crématoire de Bombay, les membres de la famille, portant des torches, tournent autour des premières fumées, avant d’abandonner le mort à son destin.

Un jour, du haut du fort de Bikaner, je regardais une femme tourner vivement autour d’un arbre dont les racines sortant de terre exigeaient des ressources d’assouplissement.

— Que fait-elle, ainsi, demandai-je à l’excellent rajah.

— Elle demande quelque chose à son Dieu, répondit-il placidement.

Bâber, le grand Mogol par qui l’Islam acheva la conquête de l’Inde à la fin du seizième siècle, mentionne cette pratique cultuelle à deux reprises dans ses Mémoires.

… « À l’endroit où Seid Ali Hamadâm mourut, il y a maintenant un monument funéraire autour duquel je fis les tournées prescrites par la religion ». Et plus loin : « J’entrai dans la chambre où il se trouvait (son fils Hamaioun en danger de mort), et je tournai trois fois autour de lui en commençant par la tête, et en disant : J’assume sur moi tout ce que tu souffres. Au même instant, je me sentis tout alourdi, tandis que lui se trouvait léger et dispos. »

Pourquoi s’étonner ? Les uns tournent, les autres s’assoient ou s’écroulent à genoux. Le résultat est le même. Et cela ne décourage personne. Bien mieux, tous croient accomplir un acte important de leur vie, et se détournent les uns des autres pour les désaccords de gestes dont ils ont perdu la signification.

L’originalité du rite circumambulatoire, de source brahmanique, est, non seulement de propitier les caprices divins (dont le Bouddha ne tient pas compte), mais d’exprimer l’ordre de choses caractérisé par l’irréductible enchaînement des phénomènes[178] dont l’homme ne peut se déprendre (dans la pensée bouddhiste) que par l’ascension des « mérites » récompensés d’un anéantissement.

La Roue, ainsi, par une naturelle extension du symbole, va s’élever au rang d’une figuration supérieure de l’ordre universel et devenir le signe du règne de la loi. Ce seul mot, substitué aux volontés divines, est l’annonce de la révolution décisive par laquelle l’homme écarte le caprice divin pour y substituer l’ordre inflexible d’un monde déterminé.

Cependant, si la métaphysique hindoue peut arriver à le symbole, l’usage liturgique s’est laissé glisser à toutes divergences. La roue du soleil se rencontre aux figurations cultuelles de la Grèce où elle fait le supplice d’Ixion, le mauvais génie. Lucrèce chante l’orbe enflammé. Chez les Scandinaves, chez les Celtes, aujourd’hui encore en France, en Angleterre, en Allemagne, la Roue se montre associée au rite du feu. Nous la rencontrons sur la stèle de Toulouse, comme sur de nombreux autels gallo-romains. La roue en feu de la Saint-Jean, au solstice d’été, procède par nos champs, pour s’achever du rite de la déambulation. La Roue de la fortune est demeurée dans notre langage, et je l’ai vue ornée de sonnettes dans une église de Basse-Bretagne, où les fidèles la font tourner à certaines cérémonies, pour obtenir un heureux sort.

Il ne semble pas que l’Égypte ait eu la primeur du symbole de la Roue, comme on l’avait cru. Le bouddhisme qui s’infiltra dans l’Asie Mineure trois siècles avant Jésus-Christ, fut manifestement l’un des principaux véhicules de la Roue, que, par lui, nous retrouvons en Chine et au japon. Une tombe égyptienne, de l’âge ptolémaïque, nous présente l’image d’un cercle à quatre rais, accompagné d’un trident, — dérivation du triçula, primitif symbole de la Trinité hindoue : Brahma, Siva, Vichnou. Il y a des présomptions de l’existence d’un temple bouddhiste à Alexandrie.

« Par une sorte de choc en retour, dit M. Goblet d’Alviella, les roues liturgiques, inventées peut-être par les Brahmanes, seraient venues se superposer aux traditions du symbolisme solaire que les Aryens de l’Occident avaient gardé de l’unité indo-européenne. N’est-ce pas ce qui arriva plus tard pour le culte védique de Mithra ? » L’envahissement du christianisme par les rites bouddhistes ne peut plus être contesté, surtout depuis que nous avons l’édit d’Açoka envoyant ses missionnaires — moines, médecins, etc., — en Syrie, en Épire et en Égypte.

D’autre part, enfin, les dernières investigations nous font remonter, une fois de plus, jusqu’à la Chaldée. Un bas-relief du British Museum, relatif à la restauration d’un temple chaldéen du soleil, vers l’an 900 avant notre ère, nous montre, faisant tourner une roue sur l’autel, les adorateurs d’un Dieu qui tient un disque superposé à la barre transversale figurant la terre dans le symbole de Tanit. Il semble bien que la Chaldée soit, avec ou sans l’Égypte, à l’origine de nos plus importantes figurations de la Divinité ? Quoi qu’il en soit, c’est l’étonnante virtuosité métaphysique de l’esprit indien qui a poussé l’idéogramme jusqu’aux extrêmes raffinements du symbolisme interprétatif.

Le Rig-Véda invoque le Dieu qui dirige « parmi les nuages raboteux[179] la roue d’or du soleil ». Ce Dieu, de quelque nom qu’on l’appelle, c’est le soleil lui-même, symbolisé par la roue de son char, « la roue au triple moyeu, que rien n’arrête, sur laquelle reposent tous les êtres ». Clair symbole des mouvements cosmiques que rien n’arrête, en effet. Comment mieux marquer le passage de la conception primitive des caprices divins à la notion de la Loi qui règle l’incoercible enchaînement des phénomènes ? Et pour que la haute signification n’en puisse être méconnue, voici le texte bouddhique du Dharma Chakra qui va nous montrer « la Roue de la loi faite de mille rais, lançant mille rayons, qui, une fois mise en mouvement, ne peut être arrêtée par personne, homme, prêtre, ou Dieu ». La loi cosmique au-dessus du caprice divin.

Pour conclusion de pratique, le Bouddha enjoignit à son disciple préféré, Ananda, de mettre à la porte d’un temple une roue figurant le cycle des existences, et d’en expliquer à tout venant la suprême signification. Un bas-relief de Bouddha Gaya, où Çakya-Mouni reçut l’illumination sous le figuier (Pipal), dit l’arbre Bô, l’arbre de la Bodhi (l’arbre de la connaissance), nous montre la roue en action, et d’innombrables statues nous font voir l’homme divin dans l’acte de mettre la roue en mouvement, c’est-à-dire d’agir dans le sens de la nature des choses, par la vertu de sa prédication. Cycle des existences, écoulement des phénomènes, c’est la formelle conception de l’esprit hindou, que l’effort de nos recherches scientifiques a péniblement rejointe après quelques milliers d’années.

Ce qu’on discerne très bien, dès à présent, c’est l’identité profonde de tous ces cultes surgis spontanément de l’homme aux spectacles de l’univers. Je parle aussi bien des compréhensions rudimentaires, condamnées à un éternel piétinement, que des intelligences préparées aux mouvements de l’évolution. Ainsi le commande l’unité organique de l’entendement humain qui nous conduit, dans les mêmes conditions, aux mêmes sollicitations de l’univers pour en recevoir des successions de réponses similaires.

Autant que nous le pouvons savoir, l’homme de la Chapelle-aux-Saints, à moindre distance du premier homme redressé, n’était pas encore fort avancé dans son enquête de l’ambiance mondiale. Du moins, les dispositions de sa capacité crânienne nous suggèrent-elles des doutes à cet égard. Mais aussitôt que se produisit, chez les hommes primitifs, le besoin de consigner leurs sensations en des formes précisées, il suffit d’assimilations parallèles pour des correspondances d’interprétations. D’où la similitude des développements mythiques partout rencontrés.

Si l’esprit s’élève trop tôt d’une trop haute envolée, sa condition veut que, faute de soutien, il doive, comme Icare, promptement retomber. Les mythes, sans doute, vont poétiser, dramatiser nos hâtives synthèses d’imagination, mais pour substituer inconsciemment aux objectivités cosmiques de simples fictions d’activités désordonnées. Tragédie des esprits affolés de rêves à faire vivre de leur irréalité. C’est la même défaillance qui nous fait choir de la sensation, mère de l’idée, à la personnification des mots qui ne sont que des ombres d’idées. Non pas des êtres comme l’usage abusif de la langue nous induit à le croire, mais, ainsi que le disait un Grec, des « statues de sonorité ». Nomina, Numina — ai-je déjà rappelé.

Serait-ce donc là le dernier mot de la connaissance humaine ? Les esprits obturés, les sous-hommes seuls, pouvaient s’y résigner. Il y a des milliers d’années, dans les pays de la subtile analyse, de grands esprits n’ont pas craint de confier leurs propres Dieux au creuset de l’intelligence affinée pour en tirer quelque aperçu d’un au-delà de leur Divinité. C’est ainsi que le jour vint, dans l’Inde, où le créateur Brahma ne fut plus qu’une émanation de Brahman l’être universel, embrassant hommes, Cosmos, Dieux eux-mêmes : tout ce qui a été, est ou sera. De même encore Atman, l’esprit, le souffle, le Verbe, comme dit Saint-Jean, c’est-à-dire l’inconnu persistant, à côté de qui de modestes Dieux (dont beaucoup sont mortels) font figure de comparses en compagnie de Brahma lui-même. Par là les plus subtiles métaphysiques auxquelles il puisse nous être donné d’atteindre, le Védanta avec son Dieu fuyant[180], le Çamkya, qui n’a pas même cette sorte de Dieu, sans détermination, sur qui nous verrons se pencher Spinoza, pourront rejoindre, dans un panthéisme accommodant, les connaissances d’observation. Ce n’est plus qu’une question de formules. Alors, toutes querelles suivant leur cours, les mystiques s’endormiront dans le verbe inexprimable de leur rêve, tandis que les esprits de recherche expérimentale s’efforceront de pénétrer chaque jour plus avant dans l’intimité des rapports. Ouverte la tranchée, il faut creuser toujours et toujours plus avant.

Sans doute, en nous subsistera l’élan irrépressible d’une émotion générale du Cosmos à satisfaire en quelque façon. Quelle misère de ces poèmes enfantins ou le vulgaire continue de mettre obstinément son médiocre idéal d’une humanité à mi-chemin du rêve et de la pensée, sans jamais essayer trop vivement de conformer sa vie à ce qu’il y peut entrevoir de beauté. Les religions, en général, se sont proposées pour un suprême office de secours aux faibles par la fondation d’un royaume heureux des « pauvres d’esprit ». La hautaine intellectualité de la Grèce s’en est remis à la philosophie pour l’achèvement des intelligences, et ses élèves romains, par delà leurs maîtres eux-mêmes, atteignirent, pour un temps, les plus hautes régions de l’action ordonnée.

Les véritables élites, en général, font jaillir de leur propre fond une vertu de dire et de faire, sans trop s’embarrasser des doctrines cultuelles qui, selon les pays et les temps, prétendent les suggérer. Les religions et les irréligions n’en ouvrent pas moins encore de vastes champs aux aspirations d’émotivités générales dans le cadre desquelles l’humanité supérieure évolue. Confucius, Lao Tseu, Moïse, Socrate, jésus de Nazareth, François d’Assise, sont grands au même titre et de la même manière, sans avoir dépassé le Bouddha qui, d’un suprême élan, atteignit les sommets d’une philosophie des choses où l’homme communie avec toutes les émotions de la terre, dans une charité universelle des existences pour le soulagement des communes douleurs.

Diffusions. Migrations.

À retenir des symboles et des mythes qui les accompagnent, le fait de leur diffusion dans tous les pays de la terre — de l’Extrême-Orient au cœur du Nouveau-Monde. Les peuples s’assimileront d’autant plus aisément l’inexprimable substance des figurations cosmiques que, par les sensibilités communes des intelligences réceptives, ils vont s’acheminer ensemble d’analogues méprises à des rectifications nécessairement correspondantes.

La découverte, relativement récente, des livres sacrés de l’Inde et de la Perse, avec le retentissement de ces deux pays sur la Grèce d’où nous procédons à travers l’antiquité romaine, nous avait trop vite induits, nous dit-on aujourd’hui, à considérer les Indiens comme le peuple initiateur. On nous demande maintenant de mettre au premier rang des pays devanciers la Chaldée et l’Égypte qui se seraient épuisées dans l’effort. Trois cents ans avant Alexandre, la Perse avait conquis la vallée de l’Indus et la province actuelle du Pendjab. Que de mouvements de pénétration avaient nécessairement précédé, de peuple fort à peuple faible ! Les monuments, les monnaies, font foi que l’Inde septentrionale — émanation de force vive au regard du sud de la grande presqu’île — n’avait pas encore ouvert les vallées de l’Indus et du Gange aux Aryens de l’Oxus, aux termes de l’ancienne hypothèse, quand déjà l’Euphrate et le Nil présentaient de florissantes « civilisations », mères des mouvements de pensée d’où seraient issues les plus hautes formules de l’humanité.

On admet aujourd’hui que les Aryas paraissent originaires de la vallée du Danube aux plaines cultivées. On nous dit qu’ils passèrent en Asie par le Bosphore et les vallées du Tigre et de l’Euphrate. Une partie des émigrants se serait fixée dans l’Iran, une autre dans le Pendjab, « pays des cinq rivières », c’est-à-dire dans la vallée de l’Indus. Ainsi se serait formé le peuple le plus ancien des envahisseurs de l’Inde, tandis que les autres branches aryennes allaient recouvrir l’Europe de leurs rameaux, nettement distincts du sémite et du turco-mongol. La parenté des idiomes indo-européens n’est pas discutable. La philologie comparée, l’étude comparée des religions et du folk-lore nous font toucher du doigt des développements de commune mentalité.

Refoulés par l’invasion aryenne, les Dravidiens des vallées de l’Indus et du Gange, comme du plateau du Dekkan, étaient-ils des aborigènes ou des émigrants antérieurs ? Question oiseuse. Le mot aborigène n’exprime rien qu’une hypothèse d’inconnaissance. Cela réduit-il à néant le thème de l’émigration du Pamir par les vallées de l’Oxus ? On n’en saurait rien dire, sinon que les hauts plateaux suggèrent plutôt des mouvements d’émigration, tandis que les plaines de riche culture paraissent propres à retenir la faux du moissonneur. On comprend que le montagnard cherche le sol nourricier, mais comment a-t-il pu vivre et multiplier sur ses rochers au point de fournir des contingents d’émigration ? On s’explique, au contraire, que dans les plaines du Danube ces contingents aient pu se former, mais qu’est-ce donc qui les attirait vers des pays ingrats et comment furent-ils amenés tour à tour à émigrer vers l’Orient et vers l’Occident ? Rien n’est moins éclairci que ces hypothèses de déplacements ethniques fondées sur des inductions hasardeuses. Encore ne s’agit-il que de celles dont les traces nous demeurent. Tout le reste s’enfonce dans une nuit impénétrable.

L’Inde éminemment réceptive a tout accueilli, tout fondu, tout absorbé. Tous les Dieux furent siens parce qu’elle eut peut-être on ne sait quelle vague conscience de leur commune origine aux sources des sensibilités humaines, souvent même de leur filiation, de leur identité profonde dans les tumultes des dénominations. L’Égypte semble avoir eu la même sensation, s’offrant aux parallèles des Divinités où se complaisait Hérodote. Mais l’Inde s’assimila tout, sans jamais s’arrêter. Et tant de contradictions se trouvèrent conciliées, — par de philosophiques points d’interrogation aux frontières de l’inconnu — selon les inspirations panthéistes du Vedanta, et surtout du Çamkya, sans Dieu, d’où dériva le bouddhisme avec son prolongement chrétien, l’un et l’autre bientôt défigurés.

Le grand Mogol Akhbar, conquis par sa conquête, voulait fondre toutes les religions. Il n’entendait par là que les cultes. Dans la mesure du possible, le syncrétisme de l’Inde, plus haut que le sien, avait déjà, sans qu’il pût le comprendre, réalisé métaphysiquement, pour une part, la substance de son dessein. Peut-être finit-il par découvrir que le plus difficile pour l’homme, en matière religieuse, est de changer de métaphores. Je le lui aurais souhaité.

Vainement, les colons Bactriens d’Alexandre sculptèrent à tour de bras des Bouddhas hellénisés[181]. Déjà le bouddhisme était en décroissance. Et comme, à l’inverse de la révolution romano-chrétienne, ce fut l’ancien culte brahmanique qui triompha de nouveau après un sommeil d’un millier d’années, l’Inde retrouva, non sans secousses, les rites de ses vieux magasins d’accessoires cultuels, encore plus accessibles aux réflexes des foules qu’une « religion » (?) de pure philosophie qui se passait de Dieu et n’offrait pour récompense céleste qu’une anticipation d’anéantissement.

CHAPITRE VIII

COSMOGONIES.

I

RÉVÉLATION, CHANT, POÉSIE, MÉTAPHYSIQUE

La mêlée des choses et les interprétations.

Le mot cosmogonie n’a pas de sens positif puisqu’il ne peut répondre à l’objectivité d’aucun moment. Que dire de l’engendrement, de la genèse d’un monde — planète ou Cosmos — dont nous avons reconnu qu’il ne pouvait avoir, en dépit de la narration biblique, ni commencement ni fin ?

Le théâtral fatras des émanations, des créations ne peut avoir qu’un intérêt de roman aux mesures des intelligences primitives. Je n’en aurais rien à dire si le malheur des destinées humaines ne voulait qu’à cette heure encore, sans tenir compte des progrès de la connaissance et de l’évolution intellectuelle qui s’en est suivie, ces fictions ne prétendaient s’imposer à tous comme l’arrêt suprême d’une intangible vérité de toujours.

C’est en ce point précis que se noue, dès les âges les plus lointains, la tragédie de l’homme et de son univers. Quels que soient les rêves de l’Asie primitive, l’intérêt de la haute aventure est moins des fantastiques extravagances dont on nous émerveille que des processus des formations intellectuelles à l’origine desquelles nous repérons les premières activités de la connaissance humaine.

Le dogme des théologies a cette commodité particulière que, nous apportant « la solution définitive » des problèmes cosmiques, il lui suffit de dire. « Possesseur de la vérité suprême », rien de ce qu’il a dit ne pourra jamais changer. La « Révélation » nous est donnée. Tout l’effort de notre intelligence ne peut être que de l’accepter bouche bée. L’homme « connaît » ainsi pleinement tout ce qu’il lui importera jamais de connaître. Les conséquences s’ensuivront jusqu’à la consommation de l’espace et du temps.

Chacun sait aujourd’hui qu’il en va fort différemment. L’homme primitif lui-même nous en apporte le témoignage, corroboré d’une ascendance de mentalités en perpétuel effort. Il ne saisit d’abord pas beaucoup plus de la mêlée des choses que l’aïeul anthropoïde aux prises avec les phénomènes dont il se voyait submergé. L’accoutumance apaise le plus vif de son étonnement. Et, cependant, l’évolution commande qu’il s’étonne toujours assez pour se poser, vaille que vaille, quelques sortes de questions, suivies de quelques sortes de réponses. Ce sont précisément ces réponses, d’une fortune organiquement déterminée, qui constituent ce qu’on appelle « la Révélation ». Révélation intuitive qui deviendra par le discours Révélation suggérée, ou, par la violence, Révélation imposée. Au fond, rien de plus naturel puisque question et réponse proviennent nécessairement du même organisme d’humaine mentalité à différents stages de ses déterminations.

Il fallut un long temps pour que ces « Révélations » innombrables (il y en eut, à vrai dire, autant que d’individus) en vinssent à s’amalgamer, à se condenser, à se fondre en des blocs de doctrines fragiles, dont la tradition, aidée d’une écriture tardive, est venue fragmentairement jusqu’à nous.

En ces temps, la question de l’erreur ou de la vérité n’avait même pas de sens. Comment l’inconnaissance aurait-elle fourni les éléments d’une critique ? Où aurait-elle trouvé quoi que ce soit en formes d’arguments ? Une affirmation sans débats possibles, voilà « la Révélation » !

Seulement, le jour va venir où les développements inégaux des mentalités demanderont des comptes, et où, dans les tumultes des pensées humaines, s’engagera la bataille sans fin des Oui et des Non. Pendant combien de siècles les « Révélations » seront-elles aux prises, avant de nous laisser l’informe déchet de ces grands combats pieusement recueillis par d’innocentes inintelligences qui prétendront nous les imposer comme le Saint des Saints de la connaissance !

De ce jour, cependant, la scène change. L’observation surgit, redoutable moins par des conclusions, qui seraient prématurées, que parce qu’elle apporte des incohérences de contradictions à résoudre. Qu’importe que la « Révélation », menacée, en vienne à se donner pour « infaillible » si l’impassible expérience s’y oppose irrésistiblement ? Quelles incalculables sommes de défaillances et de succès se seront trouvées requises pour débroussailler la jungle des premières confusions de sensibilités !

Longtemps nous a-t-on chanté la merveille théâtrale d’une « Révélation divine », en poétique contraste avec les incertitudes de connaissances, péniblement obtenues, de méconnaissances enchevêtrées. Aujourd’hui, cependant, beaucoup commencent à se demander si l’issue n’est pas plus belle d’une victoire longtemps balancée, et conquise à force d’héroïsme contre les résistances du Cosmos, que la facile attribution d’une connaissance « révélée » sans la mise en œuvre d’un effort d’humaine volonté. Que d’âges d’impuissance pour découvrir qu’il n’y a dans l’homme, de beauté supérieure, que par la continuité d’une évolution organique à laquelle sa fonction individuelle est de collaborer.

La « Révélation », qui nous est aujourd’hui donnée pour immuable et définitive, puisque de vérité absolue, se trouve, en fait, multiple et passagère au suprême degré. Car chaque groupement ethnique ou familial s’efforce de conserver la sienne, exclusive de toute autre, avec ce trait particulier qu’il ne peut être, à aucun moment, question d’une preuve décisive et que la force seule, en conséquence, peut arbitrer. Le poète, la famille, la tribu, ont leur « Révélation » particulière, dont beaucoup se sont fondues aux hasards des invasions, des guerres, où, avec le sort des hommes, le sort des Dieux s’est décidé. Si bien que la « Révélation » de chaque peuple, telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous, ne forme plus qu’un hétéroclite mélange de Révélations antérieures, c’est-à-dire de traditions et de légendes déformées en des âges où nul fil d’observation positive ne pouvait être retenu.

Cosmogonies de rêves, inférences d’imagination. Cosmogonies positives, obtenues en remontant le cours des enchaînements d’activités reconnues, c’est-à-dire inférences d’évolutions vérifiées par toute expérience des mouvements cosmiques au travers desquels nous tenterons de devancer la connaissance par d’audacieuses hypothèses sans perdre le contact avec la réalité. Ainsi, il y aura « l’infini à parier contre un », comme disait Laplace, que nous arriverons, un jour, à couronner nos sensations des choses de généralisations correspondant aux phénomènes observés.

À quelles contradictions se heurterait le sens commun le plus vulgaire, s’il fallait, après observations dûment enregistrées, faire confiance aux lourdes méconnaissances des traditions dites sacrées ? Il apparaît assez que ces paroles d’en haut qui devaient faire, parmi les hommes, le consensus universel des connaissances, n’ont abouti qu’à de violents conflits d’opinions irréductibles, tandis qu’à la modeste constatation d’expérience est revenu l’avantage de réunir toutes les intelligences dans une commune acceptation de phénomènes déterminés.

Les romanciers de l’intuition allèguent, contre nous, les imperfections de notre savoir. Nous ne pouvons pas changer les conditions de l’esprit humain, auquel on ne saurait refuser l’avantage d’avoir ordonné des constructions de connaissances positives, dans le naufrage des « Révélations » de la Divinité. L’inconnu ne nous laisse de choix qu’entre l’acceptation de la nescience et les stages d’une connaissance fragmentaire dont les affirmations, toujours révisables, nous permettent, selon le temps, une doctrine du « connu ». Est-ce à dire que nous y devions préférer l’aventure des présomptueuses affirmations qui vont s’effritant, se dégradant chaque jour — loin de pouvoir jamais atteindre le degré de « certitude » où la somme hypothétique des déchets d’incertitudes peut être provisoirement négligée ? Tout ce qui est du monde et de nous a pour loi de se renouveler éternellement. Qui donc pourrait s’en plaindre ? Si Einstein a véritablement « corrigé » Newton, soyez sûrs que personne ne s’en réjouirait plus que Newton lui-même, bien loin de le déférer au Saint-Office, après Galilée. Et puis, le jour viendra, sans doute, d’une critique d’Einstein. Haute fortune de l’homme que son lot soit d’apprendre toujours plus !

Toujours l’imagination, toujours l’observation.

Il n’est point de domaine qui s’ouvre si largement aux envolées de l’imagination que les doctrines des cosmogonies. La « Révélation » ne s’embarrasse de rien. L’hypothèse scientifique, en revanche, doit non seulement s’appliquer à rendre compte des phénomènes, mais encore faut-il qu’elle s’accorde, de façon suffisante, avec les données générales de la connaissance acquise. C’est bien pourquoi nous fûmes contraints d’attendre si longtemps pour voir Kant et Laplace tenter de substituer leurs hypothèses d’une cosmogonie positive[182] aux affirmations intuitives des premiers âges. Quel que soit l’avenir de ces vues grandioses, dont nos recherches ultérieures tendent parfois à confirmer des parties, elles auront eu le grand mérite d’élargir, jusqu’au seuil des éléments eux-mêmes, les interprétations positives des phénomènes cosmiques qui s’imposent à notre observation.

Pour dire la magnificence des premières cosmogonies, il fallait d’abord des poètes toujours prêts à chanter, plutôt que des « savants » hors d’état, en ces âges, de connaître. Le rythme du poème, la cadence des sonorités paraissaient, alors, d’autorité plus décisive que l’analyse expérimentale dont la notion même ne pouvait encore être proposée. Devançant toute connaissance, poésie et métaphysique primitives[183] s’élançaient de compagnie vers les plus hauts sommets, donnant vie, sans arrêt, à des romans de suprêmes Divinités.

Que des cosmogonies différentes aient pu simultanément retenir l’attention du même peuple, rien de si conforme à la nature des choses, puisque tous mythes relevaient du même droit au tribunal de toute imagination. Il en devait être ainsi partout, jusqu’à l’institution d’un consensus fondé sur des mouvements d’émotivités compatibles avec des repères d’apparences dont il fallait se contenter. Qu’importe s’il arrivait aux thèmes de s’enchevêtrer ? Selon les chances des invasions, des migrations, et de tous mélanges de races, les mouvements de l’esprit humain décideront du sort des hommes et des Dieux.

Ainsi que je l’ai dit, les premiers aperçus d’une cosmogonie se sont présentés grossièrement à l’intelligence dès que l’homme s’est trouvé capable de coordonner des rudiments de pensées, en des formes d’interrogations si vagues que questions ni réponses ne pouvaient suggérer aucune des précisions d’aujourd’hui. Quelles durées furent nécessaires pour passer des idées particulières aux idées générales les plus obscurément formées dans une langue de sensations propre à devenir un merveilleux outil de progression, mais destinée à nous maintenir, pour de longs âges, dans la stupeur de nos premières visions d’apparences[184] ?

Autant de groupements humains, autant de champs ouverts aux incohérences du non-savoir en de grossiers essais d’éventuelles coordinations. Le temps ne se peut supputer jusqu’aux premiers « Révélateurs » qui supposent au moins les contours d’une question approximativement posée. Lointain encore est le jour où la prosaïque connaissance pourra s’orienter positivement des lambeaux de l’ancienne poésie, vers les problèmes de l’univers, sans trop de présomption.

Laissons ces jours d’obscurités ataviques au silence des âges, pour entrer dans l’Éden des primitives légendes où le poète faisait office de « savant ». À y rapporter la durée de périodes dont nous ne savons rien, sinon qu’elles demandèrent des accumulations de siècles, notre Genèse biblique est d’hier, et Moïse se découvre, avant tout, sous les traits d’un aïeul qui conte des histoires à ses petits-enfants. Pour juger de ce qu’il pouvait exprimer de nous-mêmes et du monde, ne faudrait-il pas chercher d’abord à comprendre comment les questions qu’il met à la portée de l’ignorance se posèrent dans son propre entendement ? À vrai dire, je ne serais pas surpris qu’il ne se fût pas interrogé lui-même très profondément. C’était un législateur, c’est-à-dire un homme d’infatuation naïve, dont la faiblesse se débat contre des forces d’inconscience auxquelles il cède en croyant les guider.

Tandis que nos ancêtres cherchaient péniblement leur voie dans les détours irréductibles des premières cosmogonies, où mythes et métaphysique se disputaient la précédence des méprises tenues pour actes de compréhension, nul ne pouvait échapper à l’emprise des naissantes observations d’apparences. L’un voyait la terre plate, entourée du fleuve Océan, l’autre la voûte bleue solide, percée de trous pour des passages de feux dont les mouvements s’interprétaient à toutes chances d’imaginations non encore assiégées d’observations positives. En creusant suffisamment la terre, l’Indien du grand poème y trouvait, sans s’étonner, les éléphants qui supportent le monde. Hypothèses et connaissances étaient d’un même mouvement. On pensait, on vivait en affirmations, au hasard des fondements.

Cela d’un consentement commun, puisque l’on n’avait pas de choix. Cependant, à travers toutes nos mésinterprétations, les premiers enchaînements d’observation positive en viendront-ils, présomptions et timidité mêlées, à s’ordonner pour de vagues jalonnements. Il se fera donc un bloc incohérent d’une commune soudure d’erreurs et de vérités, d’où, par l’évolution, nous dégagerons de leur gangue des fragments de connaissances approximatives, au contrôle expérimental desquelles la loi de notre vie sera de nous acharner. C’est ainsi que les Chaldéens, à qui revient la gloire d’avoir fondé l’astronomie, inventèrent tout aussi bien les non-sens de l’astrologie, et s’y attachèrent d’une telle vigueur qu’il a fallu des continuités de siècles pour distinguer des romans de Babylone et de Ninive d’avec nos laborieuses constructions d’objectivités.

Rien que de très naturel dans cet aspect de l’activité évolutive. D’emblée notre connaissance relative, dépourvue de critère, part de l’affirmation improvisée pour procéder, par éliminations de méconnaissances, vers des liaisons de positivités. De ce point de vue l’histoire des développements de chaque branche de nos connaissances a été successivement tentée, non sans succès[185], pour nous ouvrir les abords de la connaissance évolutive, plus tardive que le dogme, mais mieux stabilisée.

Ce qui peut déconcerter dans l’histoire de nos acquisitions intellectuelles, c’est que, si l’entendement humain est tenu de se rendre tôt ou tard à toute procédure d’observation positive, la synthèse choque si vivement les faciles émotivités de l’ignorance, soutenues des intérêts sociaux, qu’il a fallu guerres de dogmes, massacres et bûchers pour conquérir simplement à la terre la permission de tourner. Et cela semble n’étonner personne, et, par mille raisons, l’on tient même pour malséant d’en parler. Je regrette de ne pouvoir m’engager plus avant dans cette partie des annales de notre évolution intellectuelle, à la fois si glorieuse et si follement barbare, où nous verrions les plus grands noms de la science émerger des plus sauvages persécutions pour avoir voulu vivre dans le droit de l’homme à l’usage de sa pensée.

Les premiers consensus qui firent les commencements des sociétés humaines ne pouvaient s’établir que sur des notions générales d’imagination, vaguement étayées d’une métaphysique rudimentaire de l’ordre mondial, sous, la volonté vacillante des Dieux. Et plus le prophète se tenait à distance des réalités redoutables, plus ardente, plus intolérante la foule qui s’empressait d’émoi aux spectacles d’un monde où tout phénomène était « miracle », c’est-à-dire sans explication. En l’absence de toute discipline méthodique, une élite rêvante réclamait des romans à la mesure de ses rêves. Aventures de féeries plutôt qu’approximations de connaissances. Rêver d’abord, penser plus tard, quand on en aura les moyens.

Au temps des premières pensées, le fonds commun de sensations et d’interprétations imaginatives dut s’agréger de lui-même pour se répandre en des développements spontanés de créance qui s’élançaient au-devant de l’aède prochain. Les hommes rassemblés communiaient, et communient encore, plus volontiers en des données de fictions, toujours prêtes, qu’en de laborieux essais d’expérience malaisément interprétés.

D’ailleurs, il s’agit moins d’une conviction formée (au sens où nous l’entendons aujourd’hui) par des jointures d’expérience et de raisonnement, que d’une adhésion d’indifférence ou de mol abandon, alors que contredire, ou simplement douter, entraîne une diminution fâcheuse, à l’estime de la foule, – puissante par son bruit d’affirmations.

Bien mieux, l’adhésion, même de pure forme, est ici superflue. Quand on nous amuse en chantant : Il pleut, il pleut, bergère… exige-t-on de nous la croyance qu’il a vraiment plu sur la houlette et les moutons ? Chacun va répétant, et c’est tout ce qu’il faut. Les premières légendes furent probablement chantées avant de pouvoir descendre à la prose des observations, et le rythme et le ton constituèrent des puissances de conviction beaucoup plus décisives que le fond, chanceusement transmis de bouche en bouche, sans jamais lasser l’incompréhension. Le fait est qu’on ne se proposait rien au delà d’une émotivité de délectation. Chacun se présentait avec son poème, bien ou mal agencé, et celui qui le chantait au plus haut obtenait le plus de contentements. Tant de vestiges nous sont demeurés de cet ancien état d’esprit, encore si voisin du nôtre, qu’il n’est pas besoin d’autres témoignages des lentes évolutions de l’entendement humain.

Parce qu’aucun effet de « conviction », au sens moderne du mot, ne fut d’abord formellement requis, le flot des chants faisait pulluler sans relâche une surabondance de contes, de mythes rudimentaires, qui, loin de se faire concurrence, s’accommodaient entre eux, se pénétraient pour des renouveaux d’énergie. Alors, tout était bon, tout était « vrai », tout était, au moins, acceptable, en l’absence d’une démarcation de critique entre l’erreur et la vérité. La défaillance était de se taire, quand pour convaincre il suffisait de chanter[186].

Il est généralement admis que les plus beaux hymnes de l’écriture biblique sont des plus anciennes productions. Même remarque pour les hymnes védiques[187]. Rien de plus naturel, puisque les interprétations du monde, chez les plus anciens peuples de l’histoire, ont commencé par des chants, aux âges des plus vives émotions. Le Brahman védique, le Dieu universel, qu’on a traduit aussi par prière, a également le sens d’hymne, forme poétique d’invocation. Ce que les auteurs ont nettement fait voir, c’est que l’hymne lui-même est une procédure de magie primitivement destinée, selon la véritable doctrine du sacrifice, à forcer la volonté du Dieu.

Le chant veut un sujet de poésie, faute de quoi ce n’est que du solfège. L’hymne, forme d’activité religieuse, suppose le but qui est ici d’une nécessité pressante, puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de réaliser l’effet en maîtrisant la personnalité divine par une incantation. Du même coup s’éclairent les premières relations de l’homme et de son Dieu. Après avoir tremblé devant lui, l’homme devait essayer de vaincre son fantôme, de dominer le Maître menaçant que la peur lui représentait redoutable, et que nous nous contentons aujourd’hui d’objurguer comme agent de suprême bonté.

Si nous avons présentement quelque peine à reconstituer par la pensée ces périodes lointaines de mentalité primitive, ou si nous n’arrivons à nous les figurer que dans l’imprécision d’une mêlée trop confuse, nous n’en obtiendrons rien que d’obscures notations d’une histoire à laquelle ni le temps ni l’étendue ne furent marchandés. Siècles et millénaires hors des mesures de nos journées.

Peut-on même dire qu’aux vagues interrogations des âges primitifs, des réponses caractéristiques aient pu être fournies par lesquelles il nous serait possible de déterminer des classements d’interprétations ? Les formules qui ont survécu sont le résultat accumulé d’âges qui se prêtent difficilement à quelque suite d’analyses coordonnées. Parler de la cosmogonie d’un peuple, c’est simplement résumer un effort prolongé de visions flottantes qui, au hasard des amalgames de poésies, se fixèrent en « croyances », comme nous disons aujourd’hui.

Chaque peuple, en effet, a successivement vécu d’imprécises légendes qui se sont superposées ou entre-croisées au cours des âges, prêtant et empruntant de toutes parts mythes et poésies, sans s’inquiéter d’arrangements disparates, ni même de brutales contradictions. D’accorder tout cela, personne n’avait cure. Car la partie d’empirisme des connaissances imaginatives est ce qui pénétra le moins profondément. Pour les fictions, n’ayez crainte : en tous lieux le souvenir en sera pieusement conservé. Même les improvisations de métaphysique élémentaire, fournissant aux mythes un corps de raisonnement, enflammeront les esprits avides d’affirmations invérifiables, et seront transmises, de siècle en siècle, comme le plus précieux trésor des générations à venir.

D’elles-mêmes ainsi les fables se trouveront « sacrées », sauf compte à rendre plus tard à la critique inévitable. Leurs personnages réalisés se disposeront au gré d’un rêve surhumain — réponse d’imaginative aux questions que l’intellectualité du temps, en voie de pressentir, ne permet pas encore d’aborder. Sur des thèmes flottants, l’inconsciente métaphysique du poème sera consolidée en une doctrine de connaissance intuitive par des constructeurs de systèmes qui ne soupçonneront pas ce que c’est que connaitre, ou même simplement regarder.

Si bien qu’à force de pousser dans toutes les directions où les abstractions réalisées nous entraînent, les lueurs de l’inquisitive ignorance des anciens âges aura pu devancer — ô prodige ! — les plus beaux élans de métaphysique présentement couronnés par nos académies. Dans l’Inde, le Védanta déiste (ou à peu près) et le Çamkya panthéiste ont séculairement dépassé les subtilités platoniciennes de l’école d’Alexandrie. Une assez piquante leçon dont l’élite métaphysiquante réussit, sans trop de peine, à ne pas profiter. Il ne peut y avoir une suite ordonnée de progrès mental en dehors de l’observation vérifiée.

Si l’on a la curiosité de consulter les ouvrages où se déroule la revue des cosmogonies de Babylone, du Védisme, du Bouddhisme, des Celtes, des Teutons, des Chinois, des Sémites, des Égyptiens, des Grecs, des Hébreux, de l’Iran, du Japon, de l’Amérique, des Chrétiens, de l’Islam, de la Polynésie, etc…, on ne pourra se tenir d’un effarement aux fourrés de cette épaisse broussaille de somptueuses puérilités où s’attardèrent si longtemps des peuples aujourd’hui candidats aux étiquettes de civilisation.

Les périodes de temps nous échappent, au cours interminable desquelles la lenteur des évolutions dut se traîner obscurément. Nos écritures « révélées » ne pouvaient que représenter des âges sans histoire, dont l’effet fut de conduire les mouvements désordonnés d’une recherche du monde à des formules de primesaut qui avaient besoin de siècles pour les tardives rigueurs de la vérification. Combien de millénaires pour amener la stupeur de l’éveil aux premiers bouillonnements d’interrogations grosses d’une splendeur d’émerveillements !

C’est dans la confusion de tout que se sont livrés les premiers combats de l’esprit humain aux prises avec cette nuit d’inconnu où se débattait Ajax, furieux d’égarer ses coups. Au moins, le héros d’Homère avait-il la sensation des violences perdues. Le malheur et la joie de nos lointains ancêtres fut d’arriver si tard à une distinction (encore présentement obscurcie) des apparences et de ce que nous pouvons aujourd’hui tenir pour la réalité. Comment connaître, quand l’élan de la question et la primitive réaction de la réponse procèdent d’une même spontanéité d’impuissance commandant une même insécurité de compréhension ? Pour les hautes évolutions mentales dont nous parlons avec un légitime orgueil, il fallait les lentes progressions d’un conditionnement organique dont les activités natives devaient être, pour un long temps, inopérantes, mal différenciées, confondues, dévoyées.

À l’affabulation fantastique des cosmogonies dont les égarements ne sont pas encore épuisés, se joint fatalement un concert de procédures mentales qui nous condamne aux fortunes des aberrations avant d’accéder aux cimes provisoires de notre « vérité ». Une procédure de « Révélation », une procédure mythique, une procédure métaphysique, toutes jaillies du fond de notre intellectualité commençante, longtemps avant la conscience d’une rencontre de positivité. La capitale méprise fut de croire que la puissance d’interroger emportait, du premier bond, une puissance de répondre. Les siècles seuls pouvaient nous apprendre à poser le problème du monde en des termes, conditionnant, pour l’avenir, des éventualités de solution.

Car l’évolution mentale poursuit irrésistiblement son cours, et le jour où nous avons pu nous hausser jusqu’à des formules du problème mondial, d’où devaient procéder des classements de rapports, est une date décisive de notre histoire. Que sont, de ce point de vue, les révélations cosmogoniques de Moïse, dont les sources babyloniennes sont depuis longtemps reconnues ? Elles ont, pour nos constructions positives, la même valeur historique que toutes les légendes antiques dont les racines plongent dans la nuit des primitivités. Honorons-les d’un pieux respect pour leurs naturelles insuffisances, et passons à l’observatoire.

La conscience progressive des problèmes.

D’où qu’il vienne, où qu’il aille, le monde nous tient et nous emporte à des développements dont la suite infinie échappe aux inductions de notre expérience. Tout le champ, sans mesure, du devenir est en lui. Nous, passagers d’un jour, nous avons sauvé de l’inconsciente domination des choses quelques possibilités de connaître et d’agir qui nous assurent l’avantage — d’une collaboration infime à l’œuvre planétaire où inconscience et conscience viennent provisoirement confluer. Cependant, le Cosmos demeure notre maître, même dans l’entr’acte d’une vie qui nous séduit d’une anticipation de revanche éphémère sur la victoire inévitable de l’infinité.

C’est l’éclair de cette explosion de personnalité dont nous faisons tant de tapage. L’excuse s’en découvre dans la haute fortune d’une conscience de nous-mêmes et des choses qui nous élève tremblants jusqu’aux sommets d’où nous pouvons, dans le tumulte des heures fugitives, interroger l’univers à des fins d’accommodation. Cet aspect de notre journée ne nous fait pas des conditions très propres aux méditations désintéressées de la philosophie. Il faut y arriver pourtant, car notre lot est de tenter des généralisations toujours plus hautes, si bien que la métaphysique hindoue, dans sa recherche des causes, n’a pas craint la tentation de dépasser son Dieu.

Le besoin d’anticiper sur la connaissance positive est ce qui nous a jetés, avant que nous n’ayons eu le temps d’observer, dans les redoutables futaies des énigmes de la cosmogonie en des temps où nous échappaient les premiers éléments du problème. Plus ou moins appuyées, les sensations du monde, correspondant aux premiers heurts du Moi, sont d’une spontanéité organique qui s’ébroue. De toutes parts, le Moi s’insère dans la cosmogonie. Bien ou mal, objectiver le monde à son profit, voilà toute l’affaire. Trop proche de l’animalité, l’homme de la Chapelle-aux-Saints ne pouvait pressentir l’évolution qui allait emporter sa descendance à de plus hautes destinées. À plus forte raison, le Pithécanthrope, échantillon de l’homme commencé. L’homme pensant attendait l’heure de son entrée en scène.

L’entendement dressé devant l’écran cosmique, où trouver le point d’appui pour réagir contre les apparences jusqu’au tuf de l’observation ? Le seul fait que la question ait surgi annonçait un élan de mentalité fort au delà de ce que le plus haut effort de la pensée animale s’était trouvée en état d’accomplir. Pour renforcer son privilège, l’homme a même voulu présomptueusement que les stages d’éveil intellectuel, sensation, conscience, rêve, pensée, fussent, du tout au tout, son apanage particulier. Le principe d’une interrogation positive du monde, fâcheusement circonscrite, a conduit Descartes au bord de la plus belle révolution mentale, sans qu’il osât directement s’y engager. De là l’incohérente conception des animaux machinés, sur quoi « le grand siècle » à perruques discuta gravement[188].

Il n’était que d’ouvrir les yeux pour constater que la sensation est le premier attribut des animations de la vie, que la conscience qui distingue le Moi du milieu, avec la manifestation naissante du rêve et de la pensée ne sont, à tous paliers de l’organisme, que des questions de degré. Nos présentes notions des activités de la substance nerveuse ne nous ont pas encore permis d’entrer dans les développements intimes des successions de sensibilités qui font la conscience continue. Si nous réussissons à établir un commencement positif de psychologie comparée, nous aurons déblayé les accès de l’évolution mentale en ses premiers mouvements. Nous verrons que de jeunes courages s’y sont essayés, non sans quelque succès[189]. Les premiers mouvements de l’homme au delà des mentalités animales furent, sans doute, d’une progression très lente jusqu’au jour où le rideau se déchira qui cachait aux yeux obscurcis les voies de la plus élémentaire analyse du monde extérieur. Alors, le phénomène humain apparut d’une recherche de causalité, c’est-à-dire d’une détermination du phénomène antécédent en route vers le phénomène conséquent. Chanceuse rencontre avant la recherche méthodique encore si lointaine.

Aussitôt que les liens des choses commencèrent d’être vaguement reconnus, un théâtre nouveau vint s’offrir aux tâtonnements de la pensée. L’idée simpliste d’un univers à l’usage de l’humanité, l’idée d’un Cosmos restreint à la terre et à ses astres, avec l’homme au point central, devait naturellement s’offrir pour justifier, d’un thème de vraisemblance imaginative, tout un déchaînement d’inconnu. Si bien que l’agrégation d’apparences, spontanément constituées en un corps de métaphysique « explicative », se trouva prête à fournir des bégaiements de réponses avant que les questions pussent être expérimentalement formulées.

Des réponses nécessairement faussées, puisque les questions, chaotiques, ne pouvaient comporter ni précisions ni coordinations de données positives. Réponses de même qualité que les demandes, bien qu’un incommensurable progrès fut dans l’interrogation des choses, impliquant les débuts d’un enchaînement d’idées. En résumé, l’homme, « centre du monde », entendait se

voir mettre en possession de sa planète, fabriquée, à son usage, par on ne sait quel ouvrier dont l’occupation principale devrait être de se débrouiller, par les moyens de l’intelligence humaine, dans l’embrouillement qu’il avait lui-même créé sans raison connue. Adam donne superbement des noms à tous les animaux dont il se fait propriétaire, mais il tremble, et se cache parce qu’il a entendu « une voix dans le jardin ». Le fort et le faible de l’enfant ?

Si ce fut un remarquable mouvement d’évolution mentale d’en venir à se demander quelle était l’origine, la cause du monde, et de l’homme par conséquent, il y avait dans les éléments du problème trop de pentes aux entraînements de l’imagination pour que la solution hâtive ne fût pas de pure méconnaissance, en attendant les essais d’analyse et de synthèse qui demanderont, pour s’affirmer, des âges d’attentive observation[190]. Aucune trace encore de donnée positive qui aurait pu refréner, contenir l’imagination. Pure désorbitation de l’entendement par le choc de deux conceptions de procédures opposées. L’une sans fondement d’expérience coordonnée, et même en criante contradiction avec tout ce que l’effort mental ultérieur nous a mis en état de connaître. L’autre, s’essayant à une construction générale de nos rapports dans les relativités de l’observation. Deux procédures d’intelligence, car on ne peut pas dire méthodes encore, dont il importe de reconnaître les divergences, sans renoncer à les voir se conjuguer empiriquement.

Les premières activités de notre intelligence s’installèrent trop profondément, par l’hérédité, dans notre cérébration de début, pour que nos réflexes, plus tard, aient pu se déprendre sans peine des mouvements qui les avaient conditionnés. Ce fut, ai-je dit, un progrès de pouvoir se tromper. Faux pas inévitable, puisque nos premières conceptions furent nécessairement d’interprétations sans contrôle, jusqu’à ce que nous ayons eu le temps d’apprendre à observer, à coordonner, à penser.

Ce qui surprend toujours, c’est que les progrès de l’expérience aient été de si peu d’effet sur les rêves des anciens âges. Mais songez à la puissance momentanée des agglomérations de faiblesses ataviques soutenues des irrésistibles organisations sociales d’intérêts apparents ou cachés. Une fondamentale méconnaissance des choses s’est ainsi ancrée au cœur des sociétés naissantes, par un ensemble de lieux communs accessibles aux rudiments d’intelligence héréditairement retenus dans nos réflexes, avec l’aide, plus ou moins discrète, des égoïsmes engagés. N’est-ce pas ce que nous montrent nos sociétés chrétiennes, où les résistances d’un verbalisme de charité universelle à la connaissance positive sont allées jusqu’au sang doctrinalement répandu ?

De la préhistoire à l’histoire de l’Asie.

Après l’énigme, indéchiffrée et peut-être indéchiffrable, de l’Extrême-Orient, après l’histoire mystérieuse du Pamir, inconnue et probablement inconnaissable, nous devons, jusqu’à nouvel ordre, tenir l’Égypte et la Mésopotamie pour le plus accessible des lointains foyers de notre présente civilisation. Ultimité très relative, puisque les premiers balbutiements chaldéens supposent déjà d’importantes données de culture merveilleusement conjuguées depuis le presque homme de Java. Du Trinil aux premières observations astronomiques de la Chaldée, un abîme d’inconnu, jalonné par l’irrécusable témoignage des crânes de la Chapelle-aux-Saints, de Néanderthal et de tous autres débris dûment caractérisés. Que saurons-nous jamais du vaste champ de cette évolution sans mesure ? Il faut nous contenter d’abord, comme je l’ai dit, de la somme de connaissances qui peut nous être impartie. L’acquisition de nouveaux moyens pourra l’accroître au delà de nos prévisions.

Quelques-uns, se fondant sur les analogies des espèces simiesques de la presqu’île malaise au continent africain, soutiennent que le continent où l’homme primitif se dégagea de l’anthropoïde est maintenant submergé. Ce pourrait être dans l’Océan indien. Que saurions-nous dire des premières formations d’attroupements humains et de leurs mouvements hasardeux ? Par les soins que réclamait la progéniture humaine, aussi bien que par les fixités passagères de l’attraction sexuelle, l’enfant fit la famille comme j’ai déjà dit, avant l’installation du foyer par le feu. Sur les évolutions du groupement familial, nous avons des fondements d’inductions historiques. On sait l’excellent usage qu’en a fait M. Fustel de Coulanges[191]. La durée des âges d’une famille purement animale dans l’humanité primitive échappe à tout calcul, même d’imagination. Quant aux complexités d’itinéraires hypothétiques au cours desquels se firent la tribu, la cité, des embryons d’états en systématisations de défensive ou d’offensive, nous en saisissons vaguement d’incertaines traditions. Les conflits de tous groupements, auxquels s’ajouta l’hostilité de races fortement établies dans leurs coutumes, déterminèrent des développements d’une autorité chargée de faire prévaloir un droit d’arbitraire, forme de violence coordonnée qui adoucit l’abus par des mots où des lueurs d’idéalisme paraissaient vaguement contenues.

Il nous appartient aujourd’hui de nous en tenir aux migrations de l’Oxus, ou d’ailleurs, à l’Inde, à l’Égypte, à la Mésopotamie, pour nous attacher à relier, s’il nous est possible, les observations que nous en pouvons recueillir. Il se pourrait fort bien que ces fameuses « migrations » ne fussent que des ruptures de cantonnements plus ou moins prolongés selon les circonstances.

Où commence l’histoire, c’est ce qu’il est fort difficile d’établir. L’Égypte nous fait remonter très loin jusqu’aux premières formations du Delta, avec les irruptions des tribus d’Afrique, ou d’Asie, qui en furent la conséquence. Cela nous fait-il remonter jusqu’à près de cinq mille ans avant notre ère ? Il est fort possible. Hérodote, Champollion, la commission des savants de l’expédition d’Égypte, Maspero, nous ont révélé quelques-uns des mystères d’une brillante civilisation originellement importée de régions inconnues dans les flux et reflux des marais du Delta[192].

Ce fut une incomparable impulsion d’inconnu que le mouvement irrépressible qui jeta des tribus — dont la religion solaire atteste un insigne développement d’imagination et d’observation confondues — dans les flux et reflux de marées du Nil où se succédaient tour à tour les joies de l’abondance et les misères du dessèchement. Ce qui eût repoussé les faibles devint la tentation des forts, et les chances d’une folle aventure firent les déterminations d’un prodigieux empire qui allait devenir, aux confluents helléniques aussi bien que sémitiques, de l’Europe et de l’Asie, l’un des plus insignes fondements de notre civilisation occidentale jusqu’à la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie.

Les admirables travaux de nos grands chercheurs nous ont restitué une Égypte vivante, dont les lignes maîtresses vont se précisant tous les jours. Étrangement, une question demeure ouverte : d’où provenait le peuple qui a si profondément marqué son passage dans l’histoire humaine ? La souveraine indifférence orientale, et, sans doute, l’effort continu de l’œuvre poursuivie, ont fait perdre le souvenir d’origines hasardeusement conservées par la légende avec ses fantaisies.

S’ils venaient d’Afrique ou d’Asie, les Égyptiens ne l’ont pu dire ; La question, cependant, n’est pas indifférente de savoir quel pays a pu produire les magnifiques énergies d’un si fécond afflux de civilisation. Pour découvrir dans l’Égypte une colonie éthiopienne, on a argué de l’analogie des écritures ainsi que d’une communauté de nombreux rites civils et religieux — preuve de mélanges ethniques plutôt que de descendance. Interrogés, « les documents hiéroglyphiques montrent, à n’en pas douter, que l’Éthiopie, loin d’avoir colonisé l’Égypte au début de l’histoire, a été colonisée par elle sous la douzième dynastie, et a fait, pendant des siècles, partie intégrante du territoire égyptien. Au lieu de descendre le cours du Nil, la civilisation l’a remonté[193]. »

On n’a pas oublié que la Bible tient les Égyptiens pour un peuple de provenance asiatique. Ne fût-ce qu’en raison des caractères anatomiques transmis par la statuaire[194], il nous serait permis d’affirmer que les sujets des Pharaons (sauf les Coptes, fort mélangés, qui sont plus près des races africaines) n’ont aucun des caractères du nègre. L’examen des momies suffirait à lever tous doutes à cet égard. La race égyptienne se rattache, aux peuples blancs de l’Asie antérieure par ses caractères ethnographiques, comme la langue égyptienne aux langues sémitiques par sa forme grammaticale[195]. « Les Égyptiens appartiendraient donc aux races protosémitiques. Venus d’Asie par l’isthme de Suez, ils trouvèrent établie, sur les bords du Nil, une autre race, probablement noire, qu’ils refoulèrent devant eux[196], » dont les Coptes seraient les débris. « La période de la formation conjuguée du sol et de la nation dura longtemps, des myriades d’années au dire des anciens eux-mêmes, entre trois et quatre mille ans d’après les calculs les plus modérés des savants contemporains. »

On trouvera dans le grand ouvrage de Maspero les principaux développements de la pensée égyptienne, tels qu’aucune indication sommaire ne saurait les résumer. Par les prodiges de ses monuments, par la rigueur de ses constructions religieuses et sociales, l’Égypte s’est imposée à l’admiration de l’histoire. C’est donc une grave question de savoir si cette floraison d’humanité nous vient des sources primitives de l’Afrique ou de l’Asie. Eh bien, le sort en est jeté. C’est aux groupements nationaux de l’Asie qu’il faut faire remonter la source vive des plus hautes évolutions mentales de l’antique humanité.

La Chaldée, l’Assyrie, l’Aram biblique, commandés par le Tigre et l’Euphrate, les Touraniens de l’Iran, les Araméens de la Mésopotamie, rivaux des conquérants aryens de l’Indus au Gange, ont déchaîné sur nous, par Athènes et par Rome, jusqu’à Alexandrie, le torrent impétueux d’une libération humaine qu’aucune digue d’absolutisme ne pourra désormais réprimer. Manou, Zoroastre, Çakya-Mouni, Jésus, Mahomet, ont prononcé des paroles irrévocables que d’infidèles interprétations ont pu faire dévier de leur impulsion primitive, mais dont le bon outil de la connaissance expérimentale saura redresser l’application.

Que cette irrépressible avalanche de pensée vienne ou non du Pamir par l’Oxus, les passes de Khyber ou toutes autres voies, ce sont des points d’histoire primitive où de laborieuses recherches s’exerceront peut-être utilement dans l’avenir. Pour le moment, nul ne paraît se demander ce que faisait cette féconde multitude dans ces hautes régions, comment elle y vivait, pourquoi personne n’en a retrouvé de traces et par quels chemins elle y était venue. La question des origines ne peut que reculer à mesure qu’on avance dans la nuit des temps. Je dis où nous en sommes de nos premières enquêtes d’histoire primitive, en essayant de ne point me départir des règles d’une rigoureuse investigation[197].

Les mouvements des alluvions du Tigre et de l’Euphrate aux régions de leurs embouchures, jadis séparées, ne sont pas très différentes des formations du delta égyptien. Mêmes alternatives de luxuriante fécondité et de stérile désolation, même ardeur au travail des colons chanceusement survenus. Les Touraniens vivant dans l’Altaï rencontrèrent des gisements de métaux, cuivre, or, fer, qu’avec le bronze ils exportèrent en Chaldée. Nous déterminons approximativement des points de repère entre lesquels les découvertes modernes, avec l’heureuse trouvaille des tablettes de Ninive, nous permettent des essais de coordinations. Je m’arrête au seuil de cette histoire. D’excellents ouvrages sont là pour la raconter.

À quel moment du paléolithique commencera ce que nous appelons la préhistoire, c’est-à-dire des coordinations de gestes permettant des généralisations, c’est le vaste domaine d’ambitieuses hypothèses. Nous ne savons rien ou presque rien de la préhistoire de l’Inde elle-même. Les musées conservent de précieux vestiges de primitivité, éclipsés par une surabondance des sculptures hellénistiques du Gandhâra, œuvres des colons bactriens d’Alexandre que l’heureux zèle de M. Foucher a subitement fait apparaître à la lumière. Comme toujours, le vrai musée, c’est le pays lui-même, que les passants ne s’arrêtent pas suffisamment a regarder.

L’Inde, avec ses temples, ses palais, ses tombeaux, ses villes, ses villages curieusement caractérisés, sa jungle souveraine, ses fleuves chargés de cataclysmes[198], Bénarès, Fathepour-Sikri, Sarnath, Sanchi, les forts de Dehli, de Gwalior, de Chitogar, le pilier de fer de Delhi, les piliers d’Açoka, le Ktub Minar, Ellora, Ajanta, Taxila, Anuradjapoura[199], ses sculptures, ses inscriptions, ses médailles, ses singes divinisés, ses vaches sacrées, toute cette vie exorbitée des peuples élus du Soleil jetée aux bouillonnements des grandes chaudières célestes, et reconnaissable encore à de prodigieux débris d’événements. Quels liens de ce chaos, à la prestigieuse flamme des Védas, avec la merveilleuse histoire du Bouddhisme prolongée jusqu’à nos jours dans la sentimentalité religieuse du plus grand nombre des humains.

Lorsque, dans le torrent des violences historiques, nous essayons de remonter jusqu’aux sources vives des plus hautes manifestations de la conscience humaine, avec les émotivités qui s’ensuivent, nous avons le droit de trouver le chemin long de la première pierre taillée aux Brahmanes des Védas, à Sankara, à Kapila, à Qakya-Mouni, à Aristote, à jésus de Nazareth, à Mahomet, à Spinoza. Les supputations de millénaires cèdent maintenant la place aux milliers de millénaires qui font figure d’un moment perdu dans des entr’actes de l’éternité.

J’ai beaucoup de respect pour l’effort de nos grands historiens, à qui nous sommes, sans doute, redevables des plus vives parties de notre évolution. Il n’en est pas moins vrai que, s’ils n’y avaient mis une importante partie d’eux-mêmes, leurs récits, trop souvent infidèles (de fatalité) ne nous conduiraient pas toujours aux suggestions que notre hâte de conclure nous incite à leur emprunter. C’est notre fortune, heureuse et malheureuse, de pouvoir tirer de prémisses fausses des inférences redressées, comme de prémisses d’observation des inférences d’imagination. Grâce à quoi, de nos conflits d’humanité, après de longs âges, des coordinations chanceuses de rapports peuvent approximativement s’établir par des complexités d’évolutions contrariées.

Pourquoi donc distinguer si rigoureusement entre les documents dits « historiques » (inscriptions, monnaies, papyrus, parchemins, etc…) et les matériaux, sans commentaires écrits, de la « préhistoire » ? Explicites entre tous, avec des ambitions moindres, les divers produits de l’art ou de l’industrie des temps passés ont le remarquable avantage de ne pouvoir errer, pour un temps, que par de fugitives interprétations. Sans commentaires trompeurs, ils continuent de dire ce qui a été. Le feu se rencontre, et des conditions imprévues de développement social se font jour tout aussitôt. L’explication scientifique du phénomène sera trouvée plus tard. Mais cendre et charbon dans une anfractuosité rocheuse demeurent une irréfutable démonstration.

Je ne voudrais pas pousser trop loin l’argument, car la valeur de l’écriture demeure incomparable. Cependant, il faut bien reconnaître que les documents muets de la préhistoire nous en ont plus appris sur nos origines, et nos évolutions successives de primitivité que les plus précieux manuscrits tenus pour « sacrés », dont les légendes dénaturent (de bonne foi, pour les avoir voulu trop tôt interpréter) des phénomènes inexplicables par les « lumières » des premiers âges. On ne peut pas méconnaître que les « haches » de Boucher de Perthes ont, du jour au lendemain, bouleversé l’ancienne « histoire » qui ne se remettra jamais de cet effondrement de ses œuvres vives. L’idéalisme mythologique avait, cependant, le plus beau jeu dans ce drame d’une mentalité supérieure, où toutes les obscurités s’accumulaient sur nos activités élémentaires, en des temps où toutes les apparences conspiraient à nous décevoir.

Quoi qu’il en soit, ce fut un pas difficile à franchir, quand, à défaut de la documentation consignée par l’écriture, il fallut se résoudre à interroger directement les traces, plus ou moins manifestes, de la plus lointaine existence. Cependant, les premiers silex une fois déterminés, avec la distinction du « paléolithique » et du « néolithique », les fouilles allaient précipiter l’événement. Knossos, Phaistos, nous donnaient le musée de Candie. Taxila dégageait ses larges avenues, ses temples, ses édifices publics ou privés, nous rendait une ville de l’Inde du temps d’Alexandre, livrait toute une documentation d’histoire jusqu’alors ignorée. Et voici maintenant que des villes préhistoriques de l’Inde se découvrent, qui nous font pénétrer d’un bond, au cœur de l’inconnu.

L’Égypte, la Mésopotamie, Babylone, Suze, Ninive nous avaient déjà livré des parties de leurs mystères. Mais ce n’était là, encore, que le substratum d’une histoire en partie consignée dans des annales de rares documents. L’Europe, avec ses cavernes, a d’éloquents décombres. Voici maintenant l’Inde préhistorique qui commence à parler. La question des origines du sanscrit se présente. Le cadre positif d’activités originelles où se préparèrent les humains qui conçurent et formulèrent les plus hautes pensées d’une généralisation élémentaire, nous en avons, d’expérience, des parties du tableau sous les yeux.

La tradition égyptienne nous conduit à peu près à cinq mille ans avant J.-C. Ni l’Inde, ni la Grèce ne peuvent fournir une telle course en arrière. Curieuse remarque, c’est au même moment de l’histoire, vers la fin du septième siècle avant J.-C.[200] que les filières historiques de la Grèce et de l’Inde viennent presque simultanément a nous faire défaut. Cela s’explique apparemment par des rencontres d’activités ou d’inerties ethniques, pressenties plutôt que reconnues, dont les légendes formeront des parties de connaissance et de méconnaissance mêlées. La maturité des pensées voudra la maturité de l’expression qui ne s’en peut disjoindre. Homère, les Védas, les grands poèmes de l’Inde, Les relations du monde hellénique au monde védique sont à peine entrevues. Il y a là deux évolutions parallèles qui n’ont divergé que pour se rejoindre et se fondre dans des développements de culture d’où notre monde moderne est issu.

Les fouilles nous ont montré que depuis les premiers jours de l’industrie humaine jusqu’aux heures les plus avancées de la préhistoire, les évolutions de l’homme se sont accomplies sur les mêmes emplacements, tant que certaines conditions de séjour s’imposèrent à nos besoins les plus urgents. Le chemin fourchu d’Œdipe, qui n’est qu’un torrent dans la montagne (avec une ouverture sur la Béotie), consacré peut-être à quelque culte inconnu[201] a fait apparaître le néolithique dès qu’on y a eu mis la pioche. À Knossos, j’ai vu retirer par seaux les haches de pierre polie. Mêmes rencontres aux fouilles de Mycènes. Il a fallu que de nouvelles conditions de stationnement, d’habitation, vinssent à se faire jour pour permettre, ou même imposer, des déplacements en vue d’une vie d’activités agrandies. Dès ces temps quasi fabuleux, l’âge des grands blocs de pierre érigés par toutes les régions de la planète avait déjà probablement perdu sa signification originelle dans le recul de temps qui échappaient à toute mesure. Ce passé sans limites, sans points de repère pour fixer des moments, c’est la brume d’un passé dont on ne peut rien dire, sinon que nous sommes en voie d’en éclairer quelques abords.

Sur les premiers groupements humains et leurs relations de tout ordre, nous n’en sommes qu’aux préliminaires. L’Asie, l’Égypte, méthodiquement interrogées, ont répondu à nos enquêtes. La Mésopotamie, Babylone, Ninive, Suse, nous ont livré leurs trésors avant Taxila, cependant que la Grèce, sous l’impulsion de Schliemann, nous ouvrait les portes de Mycènes, de Troie, de Tyrinthe, de Knossos, de Phaistos. Œuvre de rénovation qui entame à peine les chantiers sans fin de la préhistoire humaine. Voyez les musées du Louvre, de Boulak, de Candie.

La stèle du Louvre, où se trouve inscrit le code des lois d’Hammourabi, roi de Babylone, fut découverte par M. de Morgan, à Suze, où elle avait, sans doute, été transportée comme butin de guerre[202]. Elle nous fait remonter jusqu’à deux mille ans avant notre ère, avec de remarquables précisions sur l’état de vie civilisée auquel des peuples de l’histoire lointaine étaient parvenus. Un fonds commun de barbarie et de pitié sociale nous montre sur le vif des activités coordonnées d’évolution humaine qui nous permettent d’inférer historiquement des âges continant aux brumes de la préhistoire. Les tablettes de terre cuite de Ninive, à caractères cunéiformes, nous ont permis de rejoindre près de leur origine, les récits mythologiques de la Création, du déluge, etc… « toute cette ancienne épopée babylonienne, si étroitement apparentée avec les idées du peuple juif, que du premier coup on y a reconnu la source à laquelle avait puisé la Genèse[203] ».

Comme toutes les bibliothèques, celle du roi Assourbanipal contenait, à côté des inscriptions du temps, d’anciens textes des âges reculés, transcrits plus ou moins fidèlement : « les tablettes cunéiformes trouvées jusqu’en Égypte, à Tell-Amarna, nous prouvent que cette civilisation n’était pas limitée au bassin de la Mésopotamie. Quatorze cents ans avant notre ère, avant l’invasion de la Palestine par les Hébreux, l’écriture, avec elle, la littérature babylonienne, avaient pénétré jusqu’à la Méditerranée, régnant sur toute la côte de Syrie, depuis l’Arabie jusqu’à l’Asie-Mineure. Elles s’y étaient implantées auparavant déjà, à l’époque d’Hammourabi, vers l’an 2000, environ, que la tradition biblique assigne au patriarche Abraham[204]. »

Ici convient-il de placer les admirables travaux de M. Heuzey, déblayant l’ancienne ville royale chaldéenne de Sirpourla, et installant au Louvre les statues du palais royal de Telloh, dues aux découvertes de M. de Sarzec[205].

En dehors de l’Extrême-Orient, quel recueil de lois peut se comparer au code d’Hammourabi ? La loi des douze tables ne peut pas remonter au delà de l’an 303 de Rome, c’est-à-dire de cinq cents ans avant notre ère. On rapporte à l’an 884 les fameuses lois de Lycurgue, supposées originaires de Crète, d’Égypte, d’Asie. Les lois de Manou sont certainement d’une très ancienne inspiration, mais ne nous sont parvenues qu’avec d’innombrables remaniements. Le livre des morts de l’ancienne Égypte[206] est un énoncé de préceptes altruistes qui furent peut-être codifiés. C’est la loi de Moïse qui se rapproche le plus du code d’Hammourabi. Mais il est aujourd’hui reconnu que les livres de Moïse se composent d’écrits, de sources et de dates très diverses, qui ont été juxtaposés et soudés. Le texte de la Thora d’aujourd’hui est postérieur à la captivité de Babylone, soit quatre cents ans avant J.-C.

« Deux mille ans avant notre ère, Babylone avait un code de lois, différant, sans doute, de la loi mosaïque, mais dont certains articles concordent si bien avec cette loi, qu’il est impossible d’admettre que Moïse, ou quel que soit l’auteur de la loi qui porte son nom, ne se soit pas inspiré d’Hammourabi[207]. »

La peine du talion, sous quelque forme que ce soit, est la première conception d’une justice humaine aussi bien que divine[208]. Qu’elles se couvrent, ou non, du verbalisme religieux, des règles de conduite, à l’usage de tous, inaugurent dignement, par la conception implicite d’un droit plus ou moins égalitaire, l’entrée des sociétés de l’homme dans l’histoire d’une progression de pensées. Tout ce que nous pouvons découvrir de l’histoire et de la préhistoire n’est-il pas d’une suite d’évolutions ?

Les trouvailles des fouilles — du silex éclaté aux tablettes de Ninive — nous ont fourni, jusqu’à ce jour, le point de partage des deux versants de notre investigation, bien que la puissance suggestive du monument écrit, en comparaison du monument figuré, ne soit pas aussi décisive qu’on a pu croire. Dans ces régions incertaines, l’imagination a beau champ. Nous n’en avons pas moins de solides points de repère pour nous maintenir dans les limites d’une expérience contrôlée. Aux frontières de la vie civilisée de l’Orient, prompte à déborder sur l’Occident, le code d’Hammourabi marque le temps d’un phénomène social où se résument les développements de sensibilités ordonnées qui n’ont pu se produire antérieurement que par des enchaînements d’évolutions dont la forme et la durée nous demeurent inconnues.

Les précisions législatives du document babylonien ont ce remarquable avantage qu’elles éclairent d’un nouveau jour ce que nous avions pu connaître jusqu’ici des sources de notre civilisation, et qu’en fixant d’une manière authentique des stages d’aspirations de justice, de charité sociale, ils nous permettent d’en induire des stages précédents de réalisations dont les successions coordonnées nous livrent quelque chose des filières de nos inspirations.

Loin de nous étonner des suggestifs rapprochements de l’œuvre d’Hammourabi et du légendaire Moïse, par les processus de filiation qui les lient, nous n’y de vous voir que la confirmation d’un état de mentalité générale qui s’est prolongé dans ses grandes lignes, au cours de siècles indéterminés, pour aboutir, par des développements connus, à notre présente qualité de civilisation. Histoire et préhistoire ne sont que des degrés de connaissance différemment contrôlés, avec des chances d’incertitude dont tiendront nécessairement compte tous ceux qui ont pris l’habitude de lire dans les journaux des récits contradictoires du même événement dont les témoins eux-mêmes offrent, au besoin, toutes différences de versions exorbitées.

« Vers 2300, le roi Sumu-Abi inaugura le règne de la première dynastie de Babylone, qui est généralement reconnue par les Assyriologues comme étant d’origine sémitique… » « Si la presque unanimité des savants reconnaît à cette dynastie une origine sémitique, ils se divisent sur la question de savoir si elle était sémite du Nord ou de l’Ouest (Cananéenne) ou sémite du Sud (Arabie)[209] »

« Hammourabi (2200), écrivait M. Oppert, est connu par beaucoup de textes : il bâtit des villes, creusa des canaux d’irrigation, et fit fleurir le commerce. » Il régna cinquante-cinq ans. La partie supérieure de la stèle représente le Dieu du soleil (Shamasch) dictant son code de lois à Hammourabi. Moïse, comme on sait, se contenta d’un simple « buisson ardent ». Le code babylonien, plus compréhensif que le mosaïque, n’a pas moins de deux cent quatre-vingt-deux articles. C’est une somme, une mise en ordre du droit coutumier et des pratiques juridiques qui avaient cours à Babylone, longtemps auparavant. On en retrouve la mention au temps même d’Assourbanipal, c’est-à-dire cinq ou six cents ans avant J.-C. Le droit oral des Hébreux, codifié dans le Livre de l’Alliance, du neuvième au huitième siècle, mentionne des usages, des principes juridiques bien antérieurs à cette date. Plus tard, d’autres législations ont été promulguées en Israël et insérées dans le Deutéronome et le 'Lévitique.

Bien que précédant d’un millier d’années le Livre de l’Alliance, le code d’Hammourabi suppose un état de civilisation très avancé. Le roi de Babylone est d’esprit très religieux. Son code, toutefois, est purement de droit civil, tandis que le code pénal mosaïque se présente comme une manifestation de la justice divine, et, par conséquent, avec un caractère d’intangible absolu.

je n’ai point à discuter ici des formes qu’a pu revêtir l’influence babylonienne sur la législation hébraïque. Le fait lui-même paraît acquis. Selon les Assyriologues, Israël serait dépendant de Babylone pour sa vie sociale, morale et religieuse. Les mythes babyloniens de l’origine du monde et de la chute, auraient été empruntés par les Israélites et transcrits dans les premiers chapitres de la Genèse. Le monothéisme hébreu serait de provenance babylonienne. De même, pour la législation, c’est la thèse de l’influence babylonienne antérieure à l’établissement des tribus en Canaan.

D’autres veulent que ce soit seulement après le séjour en Égypte, lors de l’établissement d’Israël dans « la terre promise », c’est-à-dire en Palestine, que Babylone aurait définitivement marqué Israël d’une empreinte ineffaçable. L’empire babylonien a, en effet, débordé sur la Syrie et la Palestine. Les lois d’Hammourabi ont régné jusqu’aux rives de la Méditerranée. Les mythes babyloniens sur la création, le péché, le déluge, l’origine du sabbat ont été transmis directement à la Palestine, et de là aux Hébreux.

Il y a de très fortes objections contre cette vue. L’hypothèse d’une origine commune se présente plus naturellement à l’esprit, avec cet avantage que la civilisation babylonienne, beaucoup plus développée que celle d’Israël, se serait trouvée plus tard dans des conditions singulièrement plus favorables pour des développements de pénétration.

Ici l’Arabie, qui plus tard devait nous donner le Coran, se présenterait tout à point pour être l’éventuelle source commune des deux législations apparentées. Rœrich allègue, à cet égard, de curieux points de repère, en ajoutant que le pays, d’une immense étendue, n’a pas encore été méthodiquement fouillé. Un document du British Museum nous fournit des informations sur le roi Sargon Ier (3800 ans av. J.-C.) qui se lança dans une série de conquêtes, ainsi que son successeur Naram-Sin (3750 ans av. J.-C.), à trouver les pays situés à l’ouest de la Babylonie. La stèle du roi chaldéen Goudéa nous fait connaître qu’il alla à l’ouest de l’Arabie chercher la pierre de ses statues. Our, ville de la Basse-Chaldée, sur la rive droite de l’Euphrate, était un des principaux entrepôts de l’industrie et du commerce.

« La théorie de l’origine sémite des Babyloniens, aussi bien que de la dynastie d’Hammourabi, a pour elle des probabilités fortes. C’est de l’Arabie que seraient sortis les deux grands groupes sémitiques ; Sémites du Nord : Araméens, Cananéens et Hébreux, Babyloniens et Assyriens, et Sémites du Sud : Arabes, Himyarites et Éthiopiens, C’est l’opinion de Winckler : l’Arabie serait le berceau des premières populations de la Babylonie. Elle serait le Völkerkammer de la race sémitique. Si, comme le suggère Nöldeke, le siège primitif des Sémites est en Afrique, c’est néanmoins l’Arabie qui fut le centre duquel ils se sont répandus en Asie[210]. »

Je n’entre pas dans la discussion des arguments linguistiques. C’est assez pour moi d’indiquer les questions qui se posent sans me risquer à la prétention de les résoudre. Le livre de l’Exode nous raconte que Moïse a fait un long séjour au pays de Madian (Arabie pétrée) auprès du prêtre de Madian, Jéthro, dont il épousa la fille. Revenu en Égypte, et ayant dirigé l’exode, il reçut la visite de Jéthro qui, d’après le texte biblique, lui donna des conseils de gouvernement. L’empreinte d’Arabie en ce point n’est donc pas contestable. « Alfred Jeremias relève des analogies frappantes entre les pratiques religieuses des Arabes et celles de Moïse, puis des Israélites. Les inscriptions minéennes et sabéennes font mention d’usages qui ont eu leur répercussion dans le rituel juif[211]. »

En attendant de prochains suppléments de lumières, les études des monuments bouddhiques (avec sculptures et images), comme des monuments védiques, appelaient de nouveaux efforts. Les stupas[212], comme les Viharas[213], nous montrent le bouddhisme à l’œuvre. Le Stupa, où les indications de pèlerins chinois du sixième siècle permirent à M. Foucher de retrouver les reliques de Çakya-Mouni, apporta la confirmation décisive de la plus romanesque aventure. Ce n’était encore qu’une brillante amorce de découvertes nouvelles.

Sous la direction de sir John Marshall, l’éminent directeur du service archéologique de l’Inde, des cohortes de travailleurs ont commencé d’ouvrir la tranchée devant les vestiges des villes préhistoriques de l’Inde. Les fouilles pratiquées à Mohenjo-Daro, sur l’Indus, près d’Hyderabad (le Sind) et à Harappa (le Punjab) au sud de Lahore, ont donné d’importants résultats.

Sur les mouvements préhistoriques des tribus conquérantes ou conquises, aryennes ou dravidiennes (Tamouls), qui se sont heurtées dans la péninsule indienne, les traditions orales, dans un pullulement de langues et de dialectes, se sont multipliées jusqu’à un état de confusion achevée, où l’invasion mongole, depuis Mahmoud et Baber, a mis provisoirement un ordre apparent pour des successions historiques qui fournissent des lignes de jalonnements. En cette matière, la littérature historique est d’autant plus fertile en précisions apparentes que les mouvements humains de l’histoire contemporaine sont moins positivement reconnus.

Les fouilles de Sir John Marshall achèvent de renverser nos méthodes de narrations hasardeuses, pour reprendre le problème à pied d’œuvre par l’interrogation directe des territoires, des pierres, de tous vestiges d’ humanité. Dans un pays où les fleuves débordaient à tous moments et changeaient de lits selon les caprices des neiges de l’Himalaya, c’est souvent dans l’ancien lit des innombrables rivières que se trouvent des vestiges d’ habitations.

Dans le numéro du Times du 2 février 1926, sir John Marshall — en bon savant qui ne craint pas d’associer le public à ses travaux — a publié un très intéressant exposé de ses découvertes rendues plus suggestives par des représentations figurées. Qu’il y eût des villes préhistoriques dans l’Inde, c’est ce dont, a priori, il n’était pas permis de douter. D’aller les reconnaître, pioche en main, c’était une autre affaire. Guidé par les premiers travaux de savants indigènes, sir John Marshall aura eu le mérite d’avoir abordé résolument le problème et de nous avoir livré les premiers secrets de la préhistoire de l’Inde. Il a, d’ailleurs, le soin de nous annoncer que 3 000 ou 4 000 milles de ces territoires d’habitation se trouvent dans les anciens lits des rivières. Nous avons du champ devant nous.

À l’heure où l’éminent archéologue écrivait, il dirigeait les travaux de huit cents ouvriers dans les chantiers de MohenjoDaro, dont l’aire est d’un mille carré d’une succession de plateaux (le plus élevé étant de quarante pieds environ) qui dominent la plaine. Ici même les premières tranchées ont découvert « les restes d’une cité, bien bâtie, de l’âge chalcolithique, trois mille ans avant ].-C. », « et sous cette cité même, les couches de constructions plus anciennes, superposées elles-mêmes aux mines antérieures. Les édifices supérieurs sont des temples ou des habitations privées. » Comme instruments du culte, peut-être, des pierres grossièrement taillées, dont on ne peut deviner l’usage et qui rappellent, à certains égards, l’art dit « sumérien » de la Mésopotamie. Une tablette de faïence bleue nous montre un personnage assis à la façon du Bouddha, flanqué de deux adorateurs, et accompagné d’un serpent qui évoque le souvenir de la légende biblique.

Les maisons d’habitation confortablement établies (puits, salles de bain, sol carrelé, drainage) montrent un peuple plus proche de nos installations modernes que nous n’aurions pu supposer. On rencontre, pour l’usage commun ou l’ornement, l’or, le cuivre, l’argent, le plomb. Des sceaux dignes de l’art mycénien nous révèlent des dessins aussi proches de la perfection que certaines figures de nos cavernes. Un certain « bœuf brahmane » est vraiment une pièce d’art achevé. Un sceau nous montre le figuier sacré (Pipal), avec des têtes d’antilopes, puis des tigres, des éléphants, des rhinocéros. Partout les outils de la vie néolithique qui, d’évidence, étaient encore d’un usage courant.

À Harappa, jusqu’à ce jour, le spectacle n’est pas très différent. Des parties de squelettes, ou même des squelettes entiers, d’inhumation plus récente, n’ont pas encore, que je sache, été soumis aux spécialistes de la paléontologie. On signale encore des découvertes du même ordre dans certains tombeaux du Béloutchistan.

La « grande civilisation » dont les vestiges reviennent à la lumière après plus de cinq mille années, demeure manifestement distinct du « Sumérien » de la Mésopotamie. « À mesure que nos fouilles avancent, écrit sir John Marshall, il est évident que nous avons devant nous les restes d’une grande civilisation de l’Indus et de ses affluents depuis d’innombrables générations. » Quel était ce peuple ? Un peuple « pré-Aryen », sans aucun doute. Ces hommes, que nous dénommons « Dravidiens », que les Védas désignent sous le nom de « Dasyus » ou « Asuras », dont la culture fut détruite de fond en comble, au cours du deuxième ou du troisième millénaire avant J.-C. par les envahisseurs Aryens venus du Nord — exactement comme l’antique culture égéenne de la Méditerranée, qui offre, à beaucoup d’égards, une ressemblance frappante avec cette culture indienne, fut, en grande partie, anéantie par les invasions des Achéens.

Quelle que fût l’origine de cette race, elle semble, d’après les témoignages que nous possédons, avoir eu aussi peu de ressemblance avec les occupants modernes du Sind que les Sumériens avec les habitants actuels du sud de la Mésopotamie. C’est ainsi que deux statues d’hommes barbus, qui viennent d’être exhumées des fouilles de Mohenjo-Daro, figurent un type très distinct de brachycéphalie avec un front remarquablement bas[214], un nez proéminent, des lèvres charnues, des yeux étroits et obliques[215]. Le même type se retrouve dans des figurines de terre cuite trouvées à Mohenjo-Daro et à Harappa. »

On voit quel champ de découvertes s’ouvre à nos explorateurs. Je n’ai donné, sur les mouvements parallèles et peut-être conjugués de l’Inde et de la Grèce, que de très brèves indications, et pour cause. Les rapprochements seraient plus aisés pour l’Égypte et la Mésopotamie. Il faut savoir se borner. Nous ne sommes pas prêts encore pour les généralisations préhistoriques qui nous permettront peut-être, un jour, de déterminer d’obscurs enchaînements dans les évolutions de l’espèce humaine.

Mouvements de peuples, mouvements de pensées.

J’ai dû me contenter de quelques brèves remarques, au passage, sur les cosmogonies les plus connues : celles de la Chaldée, de l’Égypte, de l’Inde, de l’Hellénisme, d’Israël. Des transmissions de ces premiers trésors d’interprétations rudimentaires nous ne connaissons rien. Les migrations, dont des traces incertaines nous sont parfois demeurées, y jouèrent, sans doute, un rôle déterminant. Les vents ont emporté jusqu’aux derniers vestiges de cette antique poussière d’humanité en efforts de penser.

Quelles voies s’ouvrirent des continents indéterminés d’où les premiers Aryens émergèrent jusqu’aux passages qui allaient leur livrer les accès des vallées et des plaines de l’Asie et de l’Europe, c’est ce que nous ne saurons probablement jamais. De la vie des attroupements de cette humanité primitive, aucune indication ne subsiste, sauf des outils de silex et des monuments mégalithiques qu’on rencontre partout et qui semblent dire l’état uniforme d’une humanité imprécise terrestrement répandue. Les traditions différentes n’apparaissent que postérieurement aux installations qui suivirent les mouvements des tribus indo-européennes à travers l’Iran, les vallées de l’Indus et du Gange, jusqu’aux montagnes de la Birmanie, pour se distribuer, d’autre part, en Europe, dans des conditions qui nous sont inconnues.

Pour l’aventure des migrations humaines, nous avons les savantes hypothèses de la philologie. En toutes matières, le génie peut errer (Descartes, Cuvier nous l’ont fait voir), aussi bien que nous éblouir. De très précieuses remarques nous sont fournies par l’étude comparée des développements du langage. Ici, je ne saurais les aborder.

Dans sa consciencieuse Histoire de l’Asie, M. René Grousset inaugure son étude par une note sur l’origine des Indo-Européens, où les migrations du Pamir sont traitées par prétérition pour mettre en relief « le berceau baltique (Lithuanie, Pologne) des peuples parlant des langues européennes ». Une autre hypothèse substitue à la région baltique, pour point de départ des Indo-Européens, les plaines de la Russie méridionale au nord de la mer Noire, sur les bords du Dnieper, entre le Danube et la Volga. De là, l’avant-garde orientale serait partie vers l’Asie en deux groupes : les Indo-Iraniens par le Don, la Basse-Volga et le Caucase, et les Hittites adorateurs — comme les Indo-Iraniens — de Mithra et de Varouna dont les noms figurent sur les inscriptions de Boghaz-Keui, par la Thrace et le Bosphore. Le reste des tribus indo-européennes se serait dirigé, par la plaine de Hongrie, vers l’Europe méridionale et occidentale : les Grecs vers les Balkans, les Italiotes vers les Apennins, les Celtes vers l’Allemagne et la Gaule[216]. Trop de précisions en de telles matières ne vont pas sans de graves chances d’errer.

Beaucoup acceptent, jusqu’à nouvel ordre, ce thème ingénieux, appuyé de quelques indications positives. Il paraît bien acquis que les migrations dites indo-européennes, au lieu de remonter à des temps quasi fabuleux, furent de date relativement récente, peut-être de 1500 à 2000 ans avant notre ère. Cela aurait-il pu suffire aux développements des formations de nos jours ? Quant aux migrations qui les précédèrent, qu’en pouvons-nous savoir ? Tous ces mouvements, dont les causes profondes nous sont inconnues, se relient, de nécessité, les uns aux autres en des formes indéterminées.

En résumé, il est possible que, postérieurement à la fin du moyen empire égyptien, une partie des races indo-européennes, de langue aryenne (race nordique blonde des anthropologistes), ait quitté la région baltique pour descendre dans les plaines de la mer Noire. Une communauté d’origine entre Indiens et Baltes paraît attestée par des affinités notables entre le Lithuanien moderne et le sanscrit. Le reste des groupements, venu on ne sait d’où, aurait continué sa marche, après des stations qui purent durer des siècles, tantôt peut-être dans la Russie méridionale, tantôt dans le Pendjab envahi par la vallée de Caboul, ou le peuple indien proprement dit se constitua avant de passer du bassin de l’Indus dans la vallée du Gange, marquant la succession des temps védiques, cependant que les Dravidiens reculaient peu à peu pour s’installer dans la résistance passive où ils se sont maintenus. C’est à peu près tout ce que nous pouvons dire présentement de ce fameux « Berceau des Aryens » dont parlent les légendes Achéménides. Espérons que des informations nouvelles se préciseront quelque jour. Nous aurons peut-être alors des lueurs sur ces Baltes, chargés d’une telle puissance d’avenir. Comment se trouvaient-ils en ce pays ? Quels événements les y avaient amenés ? Observation et imagination s’obstineront toujours de compagnie à vouloir remonter le cours des âges.

Entre les troupeaux de primitifs et les groupements ethniques à muer plus tard en agents de civilisation, des abîmes d’obscurité demeurent. Même le lien des filiations ultérieures nous échappe-t-il souvent depuis les principales formations dont le souvenir s’est chanceusement conservé. N’est-ce pas une notable surprise de découvrir les mêmes développements de légendes, de tableaux, dans les grands poèmes de l’hellénisme et de l’Inde ? Chacun peut lire le Ramayana, qui dit la guerre des Géants, des Titans, des monstres aux cent bras contre les Dieux émanés de Brahma, secourus des singes magiciens dont le chef, Hanuman, accomplit de tels exploits qu’il en est demeuré Dieu du panthéon hindou. Le poème suggérerait plutôt des rapprochements avec la théogonie d’Hésiode, si personnages et scènes du drame n’évoquaient directement, à maintes reprises, des souvenirs de l’Iliade. Les Grecs, pour maintenir l’originalité de leur gloire, disaient qu’on avait « traduit Homère dans l’Inde ». N’était-ce pas confirmer la ressemblance des fictions ?

Et l’hellénisme n’est pas seul à rencontrer dans l’Inde la source de ses révélations. Le christianisme, à son corps défendant, doit reconnaître que l’idée d’une « incarnation » de la Divinité lui est venue de l’Inde où elle est de littérature courante, aussi bien que la Trinité (Trimourti). Rama, incarnation de Vichnou, faisant acte de « rédempteur », nous montre encore de quelles antiques traditions le dogme chrétien s’est inspiré[217].

Il ne peut être ici question d’instituer un débat de philosophie entre des cosmogonies, étrangères à l’observation, qui sont, avant tout, des élans de poésie. Seuls, les Védas ont pu joindre, aux suprêmes beautés de la poésie créatrice, les spontanés jaillissements de la plus haute philosophie.

Jadis, comme je l’ai fait voir, des hommes se levaient, poètes avidement écoutés, offrant à la candeur des foules l’émerveillement des légendes ancestrales dont le roman était le meilleur titre à l’enthousiasme universel. L’accord s’établit sur ce thème que le monde a sa raison d’être dans l’homme, sous la domination de personnalités surhumaines qui n’étaient et ne pouvaient être que capricieuses figures d’un agrandissement d’humanité. En ce vaste domaine, toutes les fantaisies pouvaient se donner carrière. Elles n’y ont pas manqué.

Ces cosmogonies imaginaires — poèmes fondus au hasard d’un syncrétisme de rencontre[218] — ne pouvaient avoir que l’autorité d’une fiction qui s’imposait par le lyrisme plus que par le sens imprécis des termes d’inconnaissance et de méconnaissance mêlées. J’ai dit que le chant, c’est-à-dire la simple émission de voix, plus prompte que l’articulation, a dû précéder le langage comme expression d’émotions en chemin vers l’idée. L’interprétation purement musicale n’a-t-elle pas gardé le grand charme d’harmonies de nous-mêmes fort au-dessus des sèches formules du langage articulé ?

Avec tout son cortège de tons, de cadences, et de métaphores, dont l’éminent mérite est de se tenir a distance de toutes précisions, la poésie — rythme du verbe articulé — mêla plus tard aux sonorités du nombre les notes de la parole scandée. C’est le temps des aèdes, récitateurs et chanteurs, avec la liberté d’improvisations qui pouvaient se glisser dans le thème au gré des auditeurs, suivant l’occasion.

En revanche, souvent se perdaient des parties, défigurées par d’infidèles transmissions. Pour des attributions d’auteur, c’était déjà beaucoup de grouper des œuvres diverses sous le nom d’un même personnage, qui, parfois, obtenait cette rare fortune sans même avoir pris la peine d’exister. Nous n’en savons pas plus d’Homère que d’Orphée, même en acceptant la tradition d’Onomacrite qui colligea les œuvres dites homériques par ordre de Pisistrate, et nous transmit l’attribution hypothétique du petit poème où il est fait mention du « vieillard aveugle » de Chio[219]. Hésiode nous offre plus de réalité.

Alors l’humanité, contente de sentir, ne s’arrêtait guère aux conditions de la connaissance. Il n’y avait pas d’autre façon d’apprendre que d’écouter qui avait à dire. Et avait à dire quiconque était capable d’imaginer, de rêver, c’est-à-dire de créer, de son propre fond, des tableaux dont le monde, mal interrogé, ne pouvait lui fournir que les apparences. Cela n’empêche pas qu’il n’y ait d’importantes parties d’observation dans Homère[220].

L’orphisme, avec ses fragments, authentiques ou non, ne nous offre rien au delà de ce que feraient des répliques d’Homère. Hésiode, toutefois, a vivement saisi les aspects changeants du poème humain tel qu’il le pouvait concevoir.

La cosmogonie du poète d’Ascrée est, comme il l’a proclamé lui-même, une théogonie, c’est-à-dire une création ordonnée de Puissances divines qui s’engendrent les unes les autres dans des symétries d’humanité.

D’Hésiode et d’Homère, avec leurs invocations aux Muses, le Cosmos est de poésie, comme de métaphysique et d’autorité sociale chez Manou, comme de logique déductive pour Moïse. L’argument du drame disposera les scènes en des cadres diversement conçus. L’imagination fournira toujours la trame du poème, tandis que la personnification des mots se subtilisera aux labyrinthes des entités métaphysiques, ou se perdra dans les glaces d’une philosophie mathématique qui met la vie humaine en équations sous l’œil de Spinoza.

Hésiode et Homère sont des chantres, comme Lucrèce lui-même, précurseur du thème positif par le moyen d’observations postulées. Manou, Zoroastre, Moïse, des poètes dont l’imagination s’ankylose aux rigides formules du législateur. Avec les Travaux et les fours, Hésiode essaya de rattacher, plus ou moins vaguement, ses conseils d’empirisme (sans fondement dogmatique) à l’ordre des activités humaines dérivant de sa théogonie. Ce qu’il nous en dit montre parfois qu’il avait mieux vu que rêvé.

Pour le roman propre des cosmogonies, la puérilité en est si flagrante que nous en serions déconcertés sans la tradition qui plonge ses racines au plus profond de notre mentalité. Qu’on nous apportât aujourd’hui, comme une nouveauté, les fables toutes nues des livres saints de tous pays, ce ne serait partout que haussements d’épaules. Tandis que, ressassées, dès l’enfance, dans un fatras de remplissage approprié, l’âge mûr, lui-même, trop souvent n’y peut répondre que par des assentiments automatiques de réflexes, sans examen. Et quand l’homme, plus tard, pourrait être tenté de regarder au delà, déjà le trouvons-nous machiné par l’accoutumance au verbe « intangible » qui circule de toutes parts à titre de pensée.

J’ai gardé le très vif souvenir de la sorte de foi que j’attachais aux contes de mes premières années. J’en voyais les personnages vivre, et l’idée d’une distinction entre leur existence fictive et la réalité vivante ne me venait même pas à l’esprit. Peau d’Âne, ou Riche-en-Cautèle et Louis-Philippe me paraissaient sur le même plan d’existence. Pour les esprits puérils, les figures des épopées divines se réalisent encore aujourd’hui d’identique façon. Peut-être étonnerait-on maint habitué des cabinets de lecture en lui apprenant que les Trois Mousquetaires, devenus presque historiques, n’ont jamais existé.

Nous avons sous les yeux l’antre de Zeus, en Crète, l’abri rocheux de Délos (de fabrication humaine)[221] où Léto donna le jour à Artémis et à Apollon, le chemin, qui se divise en trois, où Œdipe tua son père, la Mycène d’Agamemnon, la Tyrinthe d’Héraklès, les palais de Knossos, de Phaistos, l’antre de la Sibylle de Cumes, les roches Hyampées de Delphes d’où Esope fut peut être précipité, le Sinaï de Moïse, le mont Ararat de Noë, la grotte de Bethléem et le Golgotha de jésus, le Roncevaux de Roland avec l’entaille de Durandal au rocher, autant de témoins subsistants de légendes réalisées qui invitent aux thèmes où la froide analyse de notre temps exercerait trop de ravages. La foule ne s’en embarrasse guère. Ces témoignages n’ont de valeur pour elle que par la puissance du rêve qui s’y trouve attaché.

Ce que nous avons d’Homère ne remonte pas à beaucoup plus de trois mille ans. Que dire des âges antérieurs dont il fut l’expression plus ou moins fidèle, sans parler des temps insondables qui avaient précédé ? Si l’homme de la Chapelle- aux-Saints a cinquante mille ans[222], comme le disent quelques-uns, combien de millénaires d’inconnu avant les premières traces d’une humanité accrochant aux rochers de vagues signes d’interprétation où subsistent des lueurs d’inexprimables pensées ?

Ce qui nous manque surtout pour saisir les véritables proportions des choses, c’est un ajustement de nos mètres humains aux proportions des phénomènes. Ne fut-il pas tout naturel de demander aux dimensions de notre propre corps l’étalon de nos mesures : pouce, pied, pas, coudée ? Innocemment, Moïse voulut une journée de genèse pour des formations ultra-millénaires que, d’ailleurs, la Toute-Puissance de Jahveh aurait pu aussi bien accomplir dans le temps d’un éclair. Dès que nous arrivons à déterminer les distances des astres et la durée de leurs révolutions, les chiffres nous confondent. Pour les simples sédiments planétaires, le géologue exige des mesures de temps où nos mètres sont vite perdus. De même pour l’histoire de l’homme, ou le cours des âges lointains nous déconcerte parce que nous rapportons toutes périodes à l’étalon de notre journée, tandis que l’immense étendue des temps sans histoire échappe au cadre de nos mensurations. De toutes parts nous débordent l’espace et la durée.

Comment, au seuil de ces abîmes, la jeune humanité, irrépressiblement émue du caractère « divin » des affabulations dont le chef de famille accepte et même revendique l’autorité, n’aurait-elle pas employé le meilleur d’elle-même à perpétuer la tradition suivie de père en fils sur la matière capitale de sa propre existence ? Chez tous les peuples de la terre, aucune hésitation. Aucune résistance même ne serait concevable si l’homme-enfant n’avait grandi, si l’esprit humain n’avait évolué. Le dogme nous veut une âme immuable, et l’homme qui, par elle, doit vivre, décidément se meut : c’est la clef du conflit.

La difficulté capitale est que l’évolution de l’esprit devance de trop loin l’élimination correspondante des émotivités de notre compréhension primitive. Après avoir contrarié le progrès de la connaissance, le Mos Majorum (la coutume du nombre) se cantonnera dans ce qui subsiste des forteresses de méconnaissances pour tenter d’accommoder à ses convenances les déchets de fictions trop évidemment menacés par les heurts d’une observation lente à se consolider. De là toutes ces contradictions de la vie qui mettent si cruellement aux prises ce que nous pensons, ce que nous disons, ce que nous faisons. Redoutable enchevêtrement des phalanges de rêves, d’idées, de volontés, ou toutes les confusions intellectuelles, tous les intérêts sociaux se rencontrent pour obscurcir les timides lueurs d’une brumeuse aurore de vérité.

Ainsi les complexités d’évolutions en viennent à s’accumuler, à progresser, à se réaliser dans leur puissance, renouvelant sans cesse l’homme du devenir, par une activité mentale où s’accroît la personnalité du penser (avec ses inévitables tendances à différer), cependant que les légendes cosmogoniques de premier jet ne se fixent peu à peu par leurs symboles que pour être progressivement dépassées. Nuit polaire d’âges incalculables, d’où le phénomène de la conscience est issu par des achèvements de sensations associées en état continu d’évolution.

Si l’on vient à s’aventurer dans les cosmogonies de nos présents sauvages (Indiens d’Amérique, Polynésiens, etc…), on découvre que les thèmes diffèrent moins que les affabulations. Les mêmes impuissances se heurtent aux mêmes difficultés de connaître, aux mêmes contours de rêveries, tandis que des mythes grossiers donnent cours à toutes broderies d’imagination venues du fond commun. Comment retrouvons-nous chez les Algonquins le corbeau de Noë ? En pareille matière, on doit s’attendre à tout.

Les Australiens, dit-on, n’auraient pas de cosmogonies. Irrémédiable aveu d’infériorité ! Les Indiens de l’Amérique du Sud n’en ont que des traces : marque indélébile d’une inertie mentale caractérisée. Toutes les cosmogonies ont ce trait commun de tendre à réduire l’univers au plus petit nombre d’éléments originels. Le simplisme de l’ignorance, comme la complexité de la connaissance, est en quête d’unité. Babylone nous offre deux cosmogonies opposées, dont l’une invoque l’eau, l’Océan, à titre d’élément primaire. L’Océan cosmique se retrouve dans l’Inde, en Égypte, en Grèce. Cependant, au long de la vallée du Nil, différentes cosmogonies se sont fait jour. À Éléphantine nous rencontrons l’œuf cosmique de l’Asie[223], sorti de la boue du Nil, tandis qu’à Memphis on nous représente la terre comme sculptée par l’ouvrier divin.

Il se comprend assez que le golfe Persique et les deux fleuves de la Mésopotamie soient demeurés la clef des rêves babyloniens. La Perse, avec son dualisme zoroastrien[224] d’Ormuzd et d’Ahriman au combat pour les victoires successives du bien et du mal, a, au moins, le mérite d’une recherche de généralisations. Deux Dieux suprêmes, non sans l’obligatoire accompagnement d’une multitude de sous-Divinités, c’est à quoi se résigne l’ambition théologique de l’unité Zoroastrienne qui ne peut être satisfaite chez nous que par l’installation d’une Trinité.

L’Égypte de culte solaire, comme l’Iran lui-même, se découvre féconde en mythes ingénieux exigeant des rites formellement réglés dans une pauvreté d’invention métaphysique qui atteste des insuffisances de besoins mentaux.

Nombreuses sont les cosmogonies de la Grèce. L’élément primordial est l’Océan pour Homère, la Terre pour Hésiode, l’Air pour Épiménide, l’Éther pour les Rhapsodes, etc., etc… Un ordre des éléments se cherche au gré des imaginations, attestant un besoin supérieur de coordonner. Les cosmogonies des poètes s’opposent à celles des métaphysiciens. Dans les fragments dits d’Orphée, dans Hésiode, dans Homère, dans Phérécyde[225], maître de Pythagore, avec sa métempsychose, nous ne pouvons que retrouver des éléments analogues à ceux de l’Inde, parmi des générations de Divinités en plein essor. Cependant une poésie de métaphysique, c’est-à-dire d’un jeu d’abstractions réalisées représentant des personnalisations de l’inconnu, devait s’offrir aux esprits sous l’aspect d’un achèvement supérieur. Pour de tels exercices, le rêve ouvrait un assez beau champ d’envolées. Aussi l’Hellène, engagé sur la pente des formations orientales, se trouva-t-il maintenu, par ses philosophies, dans la tradition hindoue de métaphysiquer l’univers, après l’avoir mythisé.

Préparée depuis longtemps, l’heure d’une philosophie expérimentale de l’univers s’annonçait. Des temps les plus lointains, l’Ionie, mère des pensées, avait, par Thalès de Milet, fait dériver les simplicités du culte hellénique vers les spéculations d’un panthéisme d’Asie. Empédocle, Démocrite, Épicure, Anaxagore, en des doctrines de réaction contre les mythes poétiques des aèdes, avaient, en somme, rédigé les épitaphes des Dieux de l’Olympe. Platon, et Aristote lui-même, en quête de la nature des choses, avec leurs futurs disciples, juifs ou chrétiens, devaient achever d’ensevelir les vieux poèmes « païens » sous les débordements d’une métaphysique explicative, qui acceptait de « raisonner » l'irraisonnable, dans la recherche des phénomènes du Cosmos.

Les poursuites contre Anaxagore et Aspasie, le procès de Socrate ou l’on s’abstint prudemment des revendications de doctrine, furent le désastre des Dieux que le terrible raisonneur avait mis en mauvaise posture. De ce même Socrate, de ce même Platon, poète et métaphysicien redoutable, allait surgir le renouveau d’un culte d’Asie devant lequel nos bons Olympiens, déjà sans défense contre le fer de Diomède, allaient s’effondrer.

Aussitôt que Socrate, par une incomparable dialectique, eut sapé les piliers de l’Olympe, l’exaltation hypermétaphysique se donna champ par un platonicisme de surenchère. Cosmogonies des stoïciens, des péripatéticiens, d’Épicure, ne pouvaient apporter que des affirmations, laissant Aristote, par anticipation, prisonnier des chrétiens. Philon d’Alexandrie émerge, pour associer l’idée de Dieu à celle du mouvement, annoncer l’unité de la substance indestructible, professer que la création continue et continuera toujours. Par Plotin, cependant, le mysticisme hindou retrouvera quelque chose de son antique essor jusque chez les Esséniens, les Gnostiques, et tant d’autres, pour le malheur du Moyen Age et le nôtre. Sans livres sacrés, sans dogmes, sans clergé, sans traditions mystiques, Grecs et Romains, embarrassés de leurs Dieux, s’étaient mis en déroute au travers des massacres du Cirque. Fidèle à la tradition des Césars, Rome chrétienne, un jour, prétendra retenir d’une main violente le gouvernement des intelligences en un absolutisme d’autocratie cultuelle pour la mise en œuvre de la conquête des Gentils par saint Paul.

On nous dit que ce fut un « progrès » de n’avoir plus qu’un Dieu. Est-ce donc bien certain ? Où trouver le « progrès » de l’oligarchie à l’autocratie divine ? N’est-ce pas l’absolutisme toujours, avec toutes les formes d’asservissement qui en sont le résultat ? Je vois, au compte des « païens », la condamnation d’Anaxagore et la mort de Socrate. Il est aujourd’hui reconnu que c’est surtout la résistance au culte de César[226], humaine dégénérescence de Zeus, qui a surtout fait couler le sang des martyrs. À la charge des mêmes chrétiens, hélas ! mêmes spectacles vont s’offrir. Comment et combien développés ! Des supplices, des in pace, des massacres d’hérétiques, des guerres de religion, des bûchers, une somme si formidable de tueries qu’elle échappe à toute évaluation. N’est-ce pas comme hérétique que Jeanne d’Arc fut brûlée par ceux-là même qui, aujourd’hui, ont l’audace de l’exploiter ? Œuvre d’un Dieu d’amour, le christianisme nous doit compte de Giordano Bruno, de Berquin, de Dolet, de Servet, de Vanini, de combien d’autres ! Et qu’est-ce que les « guerres de religion » elles-mêmes auprès des tortures de l’éternité ?

C’est que la liberté de conscience a été trop longtemps assaillie avec la dernière fureur par toutes les armes de l’homme et de sa Divinité. Rien de ce qui peut imposer silence aux libres activités de la connaissance, et seconder ainsi le règne de la fiction, ne fut épargné. Faveurs ou brutalités extrêmes des gouvernements, des églises, des salons, de l’école et de la rue. Le déchaînement de toutes les violences, quand la raison ne voulait pas céder. La prison perpétuelle pour Galilée après abjuration. Quel effroyable aveu d’impuissance, quand le « juge » dut se rétracter ! Admirons comme nos « élites » cultuelles en prennent aisément leur parti !

Pour en arriver où ? Au désarroi du dogme, incapable de forcer la conscience profonde, tandis que la connaissance expérimentale honnie, maudite, persécutée, et pourtant destinée à la victoire finale, nous montre ses fiers cortèges d’esprits audacieux, mais tranquilles, en route vers la libération de l’humanité. On prie encore aujourd’hui, dans l’affolement du danger, pour demander la fin d’une tempête, d’un tremblement de terre, c’est- à-dire un renversement cosmique de phénomènes naturels. Mais, déjà, on processionne beaucoup moins pour obtenir de la pluie dans la plaine, depuis qu’on a des moyens « scientifiques » d’irrigations.

L’hellénisme, à qui nous devons le meilleur de notre formation mentale, nous a légué, comme trésor, les conceptions philosophiques de l’Asie animées de mythes de tous ordres, laissant les préceptes de morale naturelle aux analyses des gymnases, hors des Divinités dont l’office paraissait être d’éperonner la vie plutôt que de la déterminer. Jamais la question d’un au-delà ne fut plus délibérément écartée. Que peut-on dire des vagues aspects d’une ténébreuse hallucination des enfers où Ulysse et sa mère ne purent trouver que des occasions de gémissements ?

Aux écoles philosophiques revinrent les constructions de toutes vues générales, dans l’ordre de l’individu et des groupements sociaux. L’Iliade, avec son bouclier d’Achille, nous a laissé l’admirable tableau des développements humains en leurs premiers essors, tandis que se déroulent, au cours du poème, les suggestifs spectacles des Dieux et des guerriers d’avant la philosophie[227]. Après les travaux de la guerre, l’Odyssée nous apporte les vues tumultueuses des agitations de la paix. Là encore, les aèdes se trouvent-ils les premiers annonciateurs d’une vie générale du monde. À travers tant d’aventures, pas un seul méditatif ne se rencontre sur le chemin d’Ulysse. Des rois, des guerriers, des chanteurs, des Déesses, des monstres, tous les prodiges, sauf celui d’humains occupés à philosopher.

Quelles règles d’activité ? La violence, la ruse et le mensonge dont Hésiode recommande innocemment d’appâter les auditeurs. Quand Ulysse demande l’hospitalité à quelque grand personnage, celui-ci veut savoir qui il est, d’où il vient. Le héros s’empresse d’attester les Dieux qu’il va dire toute la vérité, et se lance aussitôt dans un océan de fables. Veut-il vanter le père de Pénélope, il le montre « facile en serments », et cela lui suffit pour louange décisive. Lisez comment, en quittant Troie, il pilla et massacra les Ciconiens, quoique la guerre fût finie, et par la seule raison qu’ils se trouvaient sur son chemin. Les Dieux ne lui pardonnaient pas quand il s’attaquait à leur descendance, comme dans le cas de Polyphème, mais pour des Ciconiens, l’Olympe restait sans émoi.

« Connaissance » d’imagination et morale d’empirisme marchaient de compagnie. Oreste tue sa mère parce qu’elle a tué son père, et il obéit en cela même aux conseils d’Apollon. Mais, déjà, la loi du talion ne peut être le dernier mot de la justice humaine, car les Euménides s’élancent à la poursuite du meurtrier. Au jugement final, l’Aréopage lui-même tient l’issue en balance : il faudra l’intervention divine d’Athéna elle-même pour un acquittement de faveur.

J’ai pris acte de la puissante envolée de métaphysique platonicienne, aidée du naturalisme d’Aristote, quand il fut reconnu que les plus belle spéculations de la philosophie ionienne, à base d’éventuelle positivité, échappaient à toute vérification. La poussée générale de l’école d’Alexandrie conquit d’élan tout notre Moyen Age, et domine encore le christianisme d’aujourd’hui. Platon, poète de la métaphysique, et Aristote, en quête de la nature, demeureront au rang des grands esprits. L’un par l’audace de l’imagination la plus subtilement affinée, l’autre par une recherche raisonnée des positivités entrevues ne pouvaient que s’enliser dans les formules mystiques de l’abstraction réalisée. Affranchi d’un contrôle d’expérience dont le jour n’était pas venu, le rêve poético-philosophique pouvait ainsi se donner des ailes. De son propre effort Platon créa un monde métaphysique d’idées-entités, auquel Aristote, hors d’état de construire encore un Cosmos d’observation, ne put qu’essayer d’adapter ses coordinations d’expérience. Puissant contrefort de l’Église romaine, la métaphysique platonicienne nous est demeurée. Pour la surciseler, la parfaire, sous couleur de l’accommoder à l’expérience, nos modernes distillateurs de transcendances épuisent en ce moment leurs suprêmes efforts.

Je ne m’attarderai pas aux Romains qui furent une expression de force que l’arrogance verbale du « droit » tenta vainement de consolider. Ils eurent, toutefois, le grand mérite de se mettre à l’école de la Grèce pour en faire profiter, avec eux-mêmes, cet élan de civilisation occidentale dont Athènes avait été l’initiatrice sous l’impulsion de l’Asie. Leur religion hellénisée manque du souffle des originaux. Varron, Cicéron, Virgile sont bien supérieurs à leur philosophie, et Lucrèce, avec son rythme classique, se présente pour un raccourci de conjectures positivement orientées[228]. Œuvre vaine. Julien lui-même, avec son Roi-Soleil, se détournera de Lucrèce pour revenir au grand mythe d’Asie.

Tout ce monde, en somme, se rue, selon les mouvements des victoires militaires ou des décompositions de décadence, au drame suprême du conflit d’une religion — morte dans les esprits mais maîtresse encore du verbalisme social — avec le suprême essor du rêve asiatique qui, sous les espèces d’une hérésie juive, manifestait un « insupportable » mépris de l’État païen.

Parce que le christianisme ne fut, en effet, qu’une hérésie tardivement entée sur le vieux tronc biblique, il n’a point de cosmogonie propre — tenu de se contenter, comme l’Islam prochain, de la genèse de Moïse. Ce n’était pas là-dessus que le débat pouvait s’engager avec le Romain indifférent à des fictions entre lesquelles il n’avait souci de choisir. Les Dieux eux-mêmes ne l’intéressaient que par leurs suggestions d’utilité politique et sociale. Le refus d’un hommage cultuel à la Divinité impériale, voilà ce qui relevait des bêtes du cirque. Le chrétien mourait pour avoir refusé à César divinisé le grain d’encens qui était un outrage au Dieu des Évangiles, jusqu’au jour où, cartes retournées, les fidèles de la doctrine d’amour universel noyèrent dans le sang leurs propres hérésies, en des âges d’horreurs dont les cruautés de la Révolution française ne sont que le retentissement éducatif.

Cependant, tôt ou tard, l’heure vint où l’autorité des grands poètes charmeurs dut présenter ses comptes à une élite anxieuse d’un contrôle de vérification. Grave trouble d’une accoutumance intellectuelle qui mettait son orgueil à n’y pas regarder de trop près. Entre l’affirmation hasardeuse, mais impressionnante d’appareil, et le timide essai d’une incertaine observation des apparences, il y avait si loin que, pour la foule, l’abîme paraissait impossible à combler. Aujourd’hui même, pourrait-on dire que cet état d’esprit ait très profondément changé ?

Depuis les premiers vagissements du primitif, l’argument de notre drame intellectuel demeure en ses grandes lignes. L’Asie en a gardé le souvenir dans la légende de l’arbre de la connaissance dont les Dieux s’acharnent à défendre le fruit contre les assauts de l’investigation humaine, qui aboutirait, comme Jahveh lui-même en fait l’aveu naïf, à égaler l’homme aux Dieux. Quelle surprise de rencontrer jusqu’en Chine ce même sentiment d’anthropomorphique jalousie chez la Divinité. Innocence du Créateur, rival de sa créature qu’il craint d’avoir mis en voie d’un trop bel achèvement. Il a eu, depuis ces jours, le temps de se rassurer.

Même après le prodigieux effort exigé pour nos premières coordinations de connaissance, on ne peut qu’admirer l’audace ingénue des hommes qui, sans rien soupçonner encore des véritables données du problème, se sont précipités, tête basse, dans l’incohérence émotive des explications de l’inexplicable. Je ne m’étonne point qu’ils aient réussi à imposer leurs thèmes d’imagination à des imaginatifs. Ce qui pourrait surprendre, c’est que des hommes « éclairés » de notre temps en soient encore à tenter de maintenir des rêves périmés contre des connaissances d’observation toujours soumises à tous recoupements.

En somme, le monde à construire par des volontés de Puissances surhumaines, ce n’est pas une si grande affaire lorsqu’on ne redoute pas d’affirmer, après avoir paralysé la vérification. Puisqu’on ne s’embarrassait pas de dire ce qu’on était hors d’état de connaître, les énonciations intuitives devaient fatalement conduire aux mêmes constructions de théogonies, si riches de noms et si pauvres d’idées, pour choir dans les formules de la métaphysique — fausse monnaie d’idées par manque d’étalon.

La conception du contrôle expérimental a prévalu, ou plutôt est en train de prévaloir. Si puissante qu’elle se montre dans l’ordre de la connaissance, elle demeure non avenue, et même impertinente, dans le domaine de l’imagination. Les preuves d’expérience sont requises dans les formations de la pensée, mais exclues des figurations du rêve. Sur cette antinomie fonderons-nous deux vies de discordances conduisant au désarroi de l’intellectualité ? Ou l’unité du Moi triomphera de cette incohérence, ou le plus beau de nos forces vives ne pourra que s’y épuiser.

Les pensées de l’Inde.

Il serait vain de comparer les suprêmes luttes de l’hellénisme romain contre le christianisme de Judée avec l’effondrement des Brahmanes sous la poussée bouddhiste, suivie du retour offensif des Dieux védiques dont le flot, par contre-coup, submergea le sédiment bouddhique, déjà vieux d’un millier d’années.

Des siècles d’une autocratie religieuse, telle qu’il ne s’en est pas rencontré de plus méticuleusement despotique, avaient épuisé jusqu’à l’inertie des peuples de l’Inde plus enclins au rêve qu’à l’action. Vainqueurs de la caste nobiliaire des guerriers (Kshatwyas), les Brahmanes, après une répression qui fit couler le sang à flots, ne pouvaient qu’abuser d’une puissance sans contrôle jusqu’au jour où la révolution les aurait désarmés. Après maints signes précurseurs, la révolution bouddhique se fit jour, mais de philosophie naturelle plus que de réaction politique, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre en d’autres pays.

La métaphysique panthéiste de Kapila eut l’honneur de fournir le thème de cette rénovation. Sans âme, sans Dieu, sans prière, le bouddhisme cherchait sa voie au delà du Véda, codifiant les lois de la transmigration des êtres symbolisée par l’image de la Roue des Choses. Réaction de métaphysique naturaliste, le bouddhisme, après la brillante période de l’empereur Açoka, s’usa par la résistance permanente des vieux mythes sous-jacents, puis s’évanouit au renouveau du panthéon brahmanique soutenu des écritures sacrées si longtemps en sommeil[229].

Pour quelque raison que ce soit, le phénomène religieux de l’Inde ne s’est pas confiné dans l’immense plaine de la mer à l’Himalaya, et du Brahmapoutre à l’Indus. Entre l’Inde et l’Iran, les échanges de pensées remontent aux temps les plus lointains. L’origine iranienne de la plus ancienne écriture indienne paraît établie. À beaucoup d’égards, la Perse et l’Inde sont d’un même développement. Zoroastrisme, de temps plus reculé, jaïnisme, bouddhisme, sont de l’histoire préchrétienne, dont le christianisme, hérésie judaïque, fut le retentissement occidental. Le grand empereur indien, Açoka, à cent ans d’Alexandre, déclencha le mouvement de ses missions bouddhistes en Égypte, en Grèce, en Syrie, alors que le royaume bactrien, issu de la conquête alexandrine, sculptait les figures gréco-bouddhiques du Gandhâra et frappait des médailles avec des légendes en langue grecque ou indienne. On a reconnu dans les inscriptions des piliers d’Açoka l’inspiration des textes achéménides propre aux inscriptions de Darius. Ménandre, grec authentique, l’un des princes de la dynastie bactrienne[230], se convertit au bouddhisme. Une révolution s’annonçait dans les esprits. La pensée chrétienne était en chemin.

Nous assistons ainsi au développement de la grande et profonde poussée d’Asie, qui, par la propagande de saint Paul, s’annexant les livres sacrés du judaïsme, va envahir et déborder, d’une puissance nouvelle, le bassin de la Méditerranée. N’a-t-on pas reconnu, dans l’un des rois Mages qui vient adorer l’enfant-Dieu dans sa crèche, le roi Gondopharès dont le royaume s’étendait jusqu’à la rive orientale de l’Indus ? Ainsi nous pouvons suivre le cours d’un des plus grands phénomènes de notre évolution historique, le prodigieux élan d’une irrésistible lame de fond, en bouillonnements d’idéalisme asiatique, qui s’en va déferler aux rivages méditerranéens, pour submerger des houles du christianisme, et plus, tard de l’Islam, la merveilleuse floraison de la culture gréco-romaine[231]. Encore faut-il, pour tout achever, faire apparaître les puissantes réactions extrême-orientales qui jetèrent le bouddhisme indien jusqu’en Chine, jusqu’au Japon, jusqu’à la presqu’île malaise, pour boucler la boucle d’émotivité planétaire[232], et consommer un achèvement humain surpassé seulement par l’adhésion unanime que réclament, et obtiendront, les énoncés formels de la science positive.

Trop naturelle est la tendance de se reporter du brahmanisme originel à ses retentissements dans l’histoire, pour y découvrir des traits de survivance dans les cultes qui en sont dérivés. Le grand phénomène védique est à peine en voie de s’éclaircir, et c’est défigurer cet incomparable mouvement d’évolution mentale, aux suprêmes hauteurs de la pensée humaine, que d’y chercher les fondements d’un débat purement doctrinal, quand la doctrine n’y apparaît qu’à travers l’émotivité. Sans doute, l’uniformité organique des entendements divers commande des traits communs d’intellectualité. Mais là n’est pas la source originelle des mouvements d’humanité qui jettent l’homme, d’un cœur irréductible, aux bêtes du cirque, aux tortures des échafauds. On n’affronte pas communément le fer et le feu pour un problème de science pure. Le reniement de Galilée l’a fait voir. Un savant sacrifiera sa vie, heure par heure, à l’élaboration d’un énoncé d’expérience. En même temps, il vous fera trop souvent toutes les concessions de formules religieuses qui le mettront en paix avec la part de conventions sociales dont il a besoin pour la poursuite de son labeur. Cependant, des grands émotifs donneront tout pour une idée à faire vivre. Rien ne leur coûtera pour la promotion d’un état de volonté supérieure auquel ils ne revendiqueront même pas la gloire d’avoir collaboré.

Rien ne serait donc plus vain que de chercher, en dehors de quelques traits rituels, des enchaînements de pure spiritualité dans les grands mouvements religieux qui ne se sont succédé que pour s’opposer, s’excommunier. Une bonne histoire des hérésies chrétiennes et de leurs développements de croyances nous ferait apparaître pour quelles misères de verbalisme nos dogmatiques se sont entre-tués.

Cependant, toute féconde en miracles, l’Inde brahmanique, initiatrice, s’est révélée maîtresse des civilisations à venir par ses conceptions géniales de la roue cosmique et de la métempsychose dont la science moderne n’a eu qu’à modifier légèrement les postulats pour formuler sa loi d’universelle évolution. Ici la métaphysique de l’Inde fut tout près de rejoindre la positivité. Quand on la voit s’achever du doute védique, d’où dérive l’universelle pratique d’une philosophique tolérance, il faut bien reconnaître qu’aucun pays n’a occupé une si éminente place dans l’histoire de la pensée, Que nous importe-t-il que la métaphysique hindoue ne veuille rencontrer dans le monde qu’illusion et mensonge, tandis qu’elle découvre l’absolu dans l’être en soi ? Interversion des rapports du cadre cosmique et de l’homme qui y est inclus. Méconnaissance originelle des activités élémentaires, qui fut, pour des raisons que j’ai dites, le premier fondement des plus anciennes « philosophies ». En revanche, lorsqu’il nous est annoncé que « l’acte est la résultante morale d’une série incommensurable d’actes antérieurs, et le point de départ d’une série incommensurable d’actes qui en seront les effets indéfiniment transformés »[233], nous sommes au cœur de la doctrine de l’enchaînement universel.

La métempsychose prétend-elle en conclure que le système d’activités qui constitue la personnalité temporaire doit se transformer en un autre système qui le continue en constituant, dans la succession des êtres, une nouvelle personnalité temporaire pour les rétributions de toutes responsabilités, cette vue déformée du Cosmos (brahmanisme et bouddhisme) a au moins l’avantage de placer l’homme dans un cadre cosmique de positivité, tandis que la métaphysique ne peut vivre qu’au cœur de l’irréalité. Le Karma (Eros), dont s’exclament les simples, se réduit à l’enchaînement des puissances de l’acte déterminé, qui développe immédiatement ses conséquences. C’est la fatalité de l’énergie cosmique sur laquelle nous n’avons de prise que par les actions méritoires qui nous permettront d’échapper aux misères des renaissances par l’heureux secours de la mort, — récompense suprême d’un achèvement de vertu supérieure. Vous avez là, sous le nom de Karma, notre déterminisme le plus caractérisé. Le christianisme, arrachant l’homme de son cadre cosmique, n’a point de ces lueurs. Il n’explique, en effet, le monde que par un coup de volonté surnaturelle, en laissant à la science le schéma des processus sur lesquels elle se réserve, une fois les découvertes accomplies, de prononcer. C’est ce qui l’a conduite au procès de Galilée.

Bien différentes de la haute inspiration des Védas, les féeries de la cosmogonie de Moïse. Le législateur hébreu n’a eu besoin que d’une fable de nourrice pour nouer les rapports de son « Éternel » avec les humains, en vue de qui il avait créé l’univers. L’Indien ne se pouvait satisfaire à si bon compte. Il lui fallait une métaphysique de l’univers aussi bien que de Brahma qui « existe par lui-même », mais demeure, cependant, un produit temporaire de l’Être universel (Brahman), au même titre que tous les Dieux émanés de sa propre substance.

Les deux principales cosmogonies qui nous restent de l’Inde (Védas et Lois de Manou) sont du même fond de pensée[234], donnant naissance aux mythes dévergondés. Nous sommes loin de l’aride simplicité de la Bible qui satisfait l’esprit occidental à si bon compte, dans le parti pris des yeux fermés ! Au-dessus de tous les Dieux personnels j’ai dit Brahman, puissance universelle résistant plus que les autres Divinités à la personnification cultuelle ou elle finit, cependant, par sombrer, pour reparaître tout aussitôt sous le nom d’Atman (souffle, esprit), source suprême des énergies.

Pour l’Hindou des Védas, le monde s’enflamme par la méditation intérieure qui produit l’activité du Karma, le désir[235], selon le Rig-Véda. Des hymnes attribuent la création du monde à d’autres Divinités, tandis que les Brahmanes nous présentent l’œuf cosmique (tout comme l’Égypte, la Chine et la Polynésie) d’où sort Brahma lui-même, « de qui émanent les Dieux et le monde ». Laissons les imaginations se perdre en cette impénétrable forêt d’abstractions effrénées.

Par ses hymnes védiques et ses grands poèmes ou nous trouvons d’inattendues ressemblances avec la Grèce, l’Inde s’est montrée de débordements émotifs miraculeusement subtilisés dans les détours de la métaphysique la plus ténue. Le trait génial en est de ne repousser formellement aucune affirmation pour aiguiser d’une pointe de doute la croyance proclamée. Les cosmogonies de l’Inde ne se peuvent compter. Toutes contradictions s’accumulent sans jamais lasser la confiance toujours prête à tout assimiler. Que peut-on demander de plus compréhensif ? Autant se jeter en pleine mer pour conquérir une bulle d’écume que de vouloir entrer dans cette mythologie en vue d’une leçon d’expérience à fixer.

Une simple citation seulement de l’hymne fameux du Rig-Véda où s’entr’ouvre l’abîme de la pensée hindoue :

« Il n’y avait ni existence, ni non-existence, ni air, ni ciel au delà.

« Qu’est-ce qui couvrait tout ? Où reposait tout ? Dans l’eau du golfe profond.

« Il n’y avait alors ni mort, ni immortalité, ni changement du jour et de la nuit.

« L’Un respirait dans le calme, ne dépendant que de lui-même. Rien d’autre au delà.

« L’obscurité, ensevelie dans l’obscurité, était d’abord une mer qui défiait la vue.

« Cet Un, le vide enveloppé de chaos, s’accrut d’une ardeur intime, d’où s’élança d’abord le désir, germe primitif de l’esprit que rien n’attache à l’existence, comme l’ont découvert les sages chercheurs.

« Le jet de flamme qui jaillit à travers le sombre et effroyable abîme était-il en dessous, en haut, au-dessus ? Quel aède peut répondre à cela ? Là se trouvaient les puissances de fécondation, et d’incommensurables forces étaient en effort. Une masse autonome était en dessous et l’énergie au-dessus. Qui sait, qui a jamais dit d’où cette vaste création est issue ? Aucun des Dieux n’était encore, qui pût découvrir la vérité. D’où est jailli ce monde ? Et s’il fut, ou non, charpenté par une main divine, son Seigneur dans le ciel peut seul le dire, et même peut-être ne le sait-il pas. »

Plus ample encore et peut être plus puissante la version de ce morceau capital donnée par Max Muller dans ses Essais sur l’histoire des religions ! je n’hésite pas à la mettre en regard du texte qui nous fut primitivement offert pour permettre au lecteur toutes comparaisons de nuances :

« Ce que je te demanderai, dis-le-moi, vraiment, ô Dieu vivant, comment est apparue la meilleure vie présente. Par quels moyens les choses présentes doivent-elles être soutenues…

« Ce que je te demanderai, dis-le-moi vraiment, ô Dieu vivant, qui as été dans le commencement le Père et le Créateur de la Vérité ? Qui a fait le soleil et les étoiles ? Quel autre que toi fait croître et décroître la lune ? Tout cela, je désire l’apprendre, excepté ce que je sais déjà.

« Ce que je te demanderai, dis-le-moi vraiment, ô Dieu vivant qui soutiens la terre et les cieux au-dessus d’elle ? Qui a créé les eaux et les arbres de la campagne ? Qui est dans les vents et dans les tempêtes pour que leur course soit si rapide ? Qui est le créateur de ceux qui sont bons et droits, ô Dieu sage ?[236] ».

« Rien n’existait alors, ni l’être, ni le non-être. Le ciel brillant n’était pas encore, ni la large toile du firmament étendue au-dessus. Par Quoi tout était-il enveloppé, protégé et caché ? Était-ce par les profondeurs insondables des eaux ?

« Il n’y avait pas de mort ni d’immortalité, pas de distinction entre le jour et la nuit. L’Être unique respirait seul, ne poussant aucun souffle, et depuis, il n’y a eu rien autre que lui.

« Il y avait les ténèbres, et tout était plongé, à l’origine, dans l’obscurité profonde, océan sans lumière.

« La semence qui reposait encore cachée dans son enveloppe germa tout à coup par la plus vive chaleur. Puis vint s’y joindre, pour la première fois, l’amour, source nouvelle de l’esprit.

« Oui, les poètes méditant dans leur cœur ont découvert ce lien entre les choses créées et ce qui est incréé. Cette étincelle qui jaillit partout, qui pénètre tout, vient-elle de la terre ou du ciel ?

« Alors furent semées les semences de la vie, et les grandes forces apparurent, la nature au-dessous, la puissance et la volonté au-dessus.

« Qui connaît le secret ? Qui nous a dit ici d’où est sortie cette création si variée ? Les Dieux eux-mêmes sont arrivés plus tard à l’existence. Qui sait d’où a été tiré ce vaste monde ? Celui qui a été l’auteur de toute cette grande création, soit que sa volonté l’ait ordonnée, soit que sa volonté ait été muette, le Très-Haut « Voyant » qui réside au plus haut des cieux, c’est lui qui le sait — ou peut-être lui-même ne le sait-il pas ? »

Quoi de plus émouvant que le terrible aiguillon du doute qui ne cesse de hanter l’imagination de l’aède à l’heure même de ses plus vifs hommages aux Puissances de l’inconnu : « Qui a vu le premier né, lorsque celui qui n’a pas d’os (c’est-à-dire de forme) soutenait celui qui avait des os ? Où étaient la vie, le sang, l’Atman du monde ? Qui est allé demander ceci à quelqu’un qui le sût ? »

Ce qu’il y a peut être de plus remarquable dans cette explosion des premiers tourments de l’intelligence humaine, c’est le jaillissement irrépressible des questions posées plutôt que résolues, à l’inverse de ce qui se rencontre dans les manifestations de la pensée ultérieure aux prises avec l’insondable Cosmos, où la spontanéité de l’art se plaît aux questions résolues avant que posées[237].

Il est bon de noter que dans les hymnes les plus anciens de l’Avesta, on retrouve cette même forme d’interrogation, mais atténuée, ce qui n’est pas pour surprendre, puisque la formation de pensée zoroastrienne fut primitivement importée de l’Inde dans l’Iran.

Avais-je tort d’alléguer qu’en comparaison de ceci, la Genèse mosaïque n’est pas beaucoup plus qu’un conte d’enfant ? Des livres Sacrés de l’Inde, on pourrait extraire maints passages d’une même inspiration. J’ai cité ce morceau parce que s’y trouvent curieusement rassemblés une haute poésie du monde et l’ultime élan d’affirmation dubitatrice où l’esprit humain puisse s’exercer. C’est le plus haut effort de l’Inde, avec son Brahman[238] (l’Être Universel, le Verbe évangélique), avec son Atman (le souffle, l’âme universelle, le soi, l’essence du Moi et du Non-Moi[239], pour atteindre l’ineffable sommet de la puissance universelle dans le cycle de laquelle Brahma lui-même évolue[240]. Nous en retrouverons l’idée dans la loi qui soumet le Zeus d’Eschyle au Destin. Quant à « l’Être universel » et à « l’âme universelle » qui en viennent à se confondre dans le « Moi » et le « Non-Moi », l’Inde s’est plu à proclamer qu’on ne pouvait les définir que par des dénégations d’attributs, c’est-à-dire par l’absence de toute réaction directe de notre sensibilité. Ainsi y eut-il place dans l’esprit hindou pour l’échappée d’un doute infiniment subtil qui lui permit de fondre en ses entités mythiques toutes conceptions contradictoires, et le sauva de l’intolérance.

C’est que poésie et métaphysique, ces deux altières manifestations de l’homme sont, avec la musique, d’une même valeur d’inspiration aux frontières de la pensée où le flot du rêve vient battre les plages inexplorées de l’inconnu. Si, au lieu de se laisser tristement confiner dans leur prose vulgaire, nos métaphysiciens s’étaient imposé la règle du rythme et de la mélopée, comme aux anciens jours, il n’y aurait plus de méprise possible sur l’objectivité de leurs thèmes, et de vains débats nous seraient épargnés. Voyez plutôt à qui s’adresse l’auteur de l’hymne védique pour 'résoudre ses problèmes d’hypermétaphysique. À un « aède », à un chantre, à un poète. Cela n’est-il pas assez clair ? Où rencontrer le « savant », en cet âge où le védisme nous offrait des poèmes, des chants de cosmogonies dont la Grèce, à son tour, elle-même allait retentir ? Galilée, Copernic, Newton, Laplace devaient travailler sur un autre plan de pensée. Nos poètes de la métaphysique n’ont fait que reprendre, à nouveaux frais, l’œuvre lointaine des aïeux ; sans pouvoir la conduire au delà des confins où l’avait poussée l’Aryen du Véda. Ce qu’il y a de plus clair en ces bourdonnements d’ailes, c’est un déplacement d’interprétation : musique, au lieu de connaissance positive. Si Platon m’était chanté…

La cosmogonie détaillée du loquace Manou, dans laquelle il nous montre « Celui que l’esprit peut seul percevoir » produisant un germe, devenu « œuf brillant », où il renaît lui-même Brahma (l’énergie créatrice de Brahma), le grand ancêtre de tous les mondes. Il n’eut besoin pour cela que d’une année de Brahma, soit 3 110 400 000 000 d’années humaines. L’œuf s’était ouvert pour faire le ciel de la moitié supérieure et l’océan de l’autre moitié. Tout le reste s’ensuit avec un luxe de fantasmagories inconnues de l’Hébreu.

À noter que la création du monde n’est pas ici l’effet d’un caprice divin, car elle eut besoin, pour se produire, que « la durée de la dissolution fût accomplie ». Il y a donc une loi préexistante, qui doit reprendre le Brahma né de l’œuf, avec le monde lui-même, quand le cycle de notre univers sera révolu. De cet univers « en dissolution » était née d’abord la conscience, ou le « Soi », puis le monde extérieur encadrant l’homme — issu des différentes parties du corps de Brahma, selon le rang de sa caste — puis Manou, « créateur de notre univers », c’est-à-dire « de toutes les qualités de vies depuis les saints personnages jusqu’aux génies malfaisants eux-mêmes. »

On peut dire que la cosmogonie morale et sociale emplit tout le livre des Lois de Manou, commençant par ces mots que redira l’Évangile : « L’amour de soi-même n’est pas louable ! », avec cette addition, ignorée du christianisme, qu’il faut remplir les devoirs d’altruisme prescrits, « sans avoir pour mobile l’attente de la récompense », — supériorité notable sur notre chrétien dont le principal objet est d’une rémunération éternelle pour un moment de bonne volonté. Car Manou, dans ses paroles surhumaines, met « les pratiques morales » au-dessus des récompenses — offrant, pour idéal suprême, la satisfaction intérieure. Réfléchissez là-dessus, s’il est en votre pouvoir, ô chrétiens excellents dont le zèle naïf ne se propose l’accomplissement des « bonnes œuvres » que pour gagner les mornes félicités d’un inexprimable « paradis ».

On voit que la cosmogonie du Rig-Véda est d’un affinement supérieur à celle de Manou, bien que celui-ci ne cesse de se réclamer du livre sacré. C’est que l’ordre des transmissions doctrinales n’est pas nécessairement l’ordre où sont apparues les cosmogonies successives. Il n’est pas certain que Manou ait exclusivement puisé aux sources du Véda. Nous ignorons les origines, écrites ou mnémotechniques, de son information. Pour commencer, « le monde imperceptible, dépourvu de tout attribut distinct, ne pouvait ni être découvert par le raisonnement, ni révélé : il semblait être entièrement livré au sommeil ». Tout était donc à construire. Il construit tout.

Une autre forme de cosmogonie védique est celle de l’Aitereya A’ran’yaka, portant que l’univers n’était qu’âme, dépourvu d’activité comme de non-activité, lorsque Lui eut l’idée de la création. Alors, tout un jeu d’abstractions réalisées, comme la faim et la soif (le karma, le besoin), entrent en scène pour réclamer un rang de Déités qu’elles obtiennent tout aussitôt. Puis, Lui, l’âme universelle, voyant l’homme accomplir toutes les fonctions de la vie physique et intellectuelle en dehors d’une continuité de l’intervention divine, se demande comment ce corps humain pensant peut exister sans lui, principe actif de l’univers, et se pose ce grave problème : « Que suis-je ? » Pour arriver à cette réponse que toute vie est l’œil de l’intelligence, l’intelligence étant Brahma, le grand un.

D’interminables commentaires au cours des livres sacrés sur le Brahman, l’Existence universelle, et l’Atman, le Soi, l’Ame qui finit par rejoindre le Brahman pour se confondre avec lui. L’Atman est l’Infini d’Anaximandre, l’essence, l’entiié de Parménide et de Platon, le νοὺς aristotélique, la substance (distinguée des modes) de Spinoza, la chose en soi de Kant, dont on ne peut rien exprimer, sinon ce que ce principe n’est pas. Comment s’étonner de telles distillations de sens, quand on cherche la détermination du monde dans la « personnalité » qui n’en peut être qu’une forme d’expression ?

Le Véda s’en tenait à l’Atman dont il ne put jamais nous dire que ce qu’il n’était pas. Nous avons vu ainsi entrer en scène l’Esprit, le Verbe, dont nous ne saurions rien exprimer, puis l’Inconscient universel à qui les Dieux, amers, reprochent d’inviter les faibles au fatalisme du laisser-faire. Tout cela pour aboutir, dans notre détresse, avec Çakya-Mouni et le Christ, à un homme-Dieu, c’est-à-dire à un prophète, divinisé en dépit de lui-même pour « réaliser » l’immuable absolu.

Cependant les mots sont demeurés, et l’homme y tient d’autant plus qu’il les sent profondément siens, même lancés par lui au delà des réalités. Pour tout dire, les mots ont, à nos yeux, une si puissante apparence de vie réalisée que leur transformation évolutive nous échappe, et que — pour les mouvements d’émotivité qu’ils suggèrent — la foule refuse obstinément de s’en détacher.

Nous n’en avons pas moins vu le redoutable Jahveh lui-même s’effriter, s’user, à l’épreuve décisive de ses imprévisions, de ses erreurs, des fautes de connaissance et des pauvretés de sentiments où il devait inévitablement se répandre. Il s’est fondu, dissous, dans l’ensemble des choses, et tout ce qu’a perdu l’arbitraire changeant du Dieu personnifié, c’est l’autre, l’Atman, le Dieu impersonnel, qui, sous l’espèce d’une inconsciente domination cosmique, demeure l’ultimité. Ainsi, les directions d’idéalisme qui faisaient la Puissance divine ont pu se maintenir intactes, tout au fond de nous-mêmes, par l’intime vertu du mot fixant la somme irréductible des aspirations humaines, allégées des contradictions qu’entraîne l’antinomie de l’absolu et de la personnalité. C’est l’idéal dépersonnalisé, et par là même démesurément agrandi, qui nous demeure pour pressentiment d’un point de mire invisible — tel le pôle au regard de l’aiguille aimantée.

On ne s’étonnera pas si Atman et Brahman sont souvent confondus dans les Upanishads pour exprimer l’essence du Moi aussi bien que du Soi (de Sankara) représentant le monde extérieur. En une matière aussi subtile, il faut s’attendre à tout. D’abord parce que tout se tient d’une rigueur d’analyse verbale, et puis parce que le langage n’a pas pu se former, par la coutume générale, sans exposer les mots à chevaucher les uns sur les autres, et souvent même à s’agglomérer.

Ce serait donc une erreur de croire qu’à travers trente siècles d’inspiration religieuse venue de Brahman, ce nom a toujours eu la même signification. Il évolue manifestement, comme l’Atman lui-même, dans les livres sacrés. Il n’est, d’ailleurs, pas bien sûr qu’il ait exprimé une conception correspondant d’une façon suffisante à celles que nous essayons de fixer aujourd’hui. C’est l’histoire de tous les mots, parce qu’ils représentent des mouvements continus de pensées. Quant à Brahma, de qui émane le monde, il n’est que le Dieu spéculatif d’une doctrine ésotérique étrangère aux cultes populaires. J’ai dit qu’il n’avait plus qu’un temple dans l’Inde. On doute qu’il en ait jamais eu beaucoup. Il n’en occupe pas moins, dans le Panthéon hindou, la place d’honneur. Cela suffit pour le peuple de l’Inde qui, à aucun moment de l’histoire, ne l’a jamais unanimement reconnu pour suprême Divinité.

L’inattendu, pour nous, c’est que l’esprit hindou ait conclu en jetant aux balances du doute le poids d’une affirmation trop catégorique de la personnalité divine, dans la crainte, pourrait-on croire, de n’avoir pas encore suffisamment épuisé toutes les hypothèses d’un débat ou la prudence commandait, en effet, un hommage particulier à l’inaccessible inconnu. C’était, du premier bond, atteindre aux suprêmes envolées de l’intelligence, consciente d’une lumière à peine entrevue. Cependant, Brahma, de qui émane le monde, était installé dans l’évolution, par son cycle, tandis que Brahman, l’être universel, et Atman, l’âme universelle, paraissent y échapper.

Chez les Juifs, Jahveh, fort préoccupé de faire « bon », crée l’homme et le monde ex nihilo[241] et, ayant pris soin de créer l’homme faillible pour le livrer tout aussitôt à la tentation de faillir, lui fait cruellement expier à jamais sa propre crainte des responsabilités. Après quoi, l’histoire humaine continue par le crime de Caïn de qui Jahveh s’était détourné avant même qu’il n’eût commis aucun péché. Tardivement, Moïse recevra, au Sinaï, les commandements divins (incluant le « Tu ne tueras pas ») mal accueillis du « peuple élu » dansant autour du veau d’or égyptien.

Il faut arriver jusqu’à Jésus de Nazareth, qui ne connut d’autre Puissance divine que celle du « Père céleste », pour un renouveau des recommandations de fraternel amour. L’infortuné prédicateur paya de sa vie cette parole subversive, et, pour l’avoir entendue, la chrétienté demeura condamnée à battre sa coulpe par le massacre organisé de ses frères en christianisme au nom de celui-là même qui leur avait enjoint de s’entr’aimer.

En matière de justice et de douceur, la Bible ne connaît rien au delà de la peine sauvage du talion. Sur quoi ces mêmes chrétiens, dont le Dieu souffrit la mort pour avoir voulu la pitié, cherchent encore aujourd’hui des jauges imaginatives pour des responsabilités, dites humaines, qui sont trop clairement au compte de la Divinité. Les Védas avaient épuisé leurs distinctions dans la même recherche d’une justice terrestre, avec la fâcheuse préoccupation de pénalités variables selon les castes qui avaient pu être offensées.

Dans le védisme, toutes les manifestations de la vie sont étroitement enchaînées selon le mouvement continu des successions infinies, symbolisées par cette « Roue » dont l’éternelle révolution nous représente l’activité synthétique des éléments. N’est-ce donc pas tout justement la vue profonde de notre science moderne qui prolonge le rayon de la roue jusqu’aux inexplorables profondeurs des phénomènes ? Science et religion, ici même, se rejoignent, à cette différence près que notre connaissance présente est d’expérience toujours contrôlée, tandis que l’hypothèse hindoue de la transmigration des âmes se heurte à des contradictions dont le bouddhisme — pour qui la doctrine est fondamentale — ne put jamais se dégager[242].

Les cosmogonies de l’homme primitif ne s’embarrassent point de tant d’affaires. Quelle distance de leurs fables saugrenues aux interprétations hardies du Véda qui ne font encore que préparer une mise en route de l’esprit humain vers un ensemble cohérent de connaissances positives dont l’office sera de déterminer notre vie selon les rapports des éléments ! C’est bien, aussi, la prétention du bouddhisme, quoique sur la cosmogonie proprement dite le Maître ne se soit jamais expliqué[243]. Le Bouddha n’a pas écrit. Un texte, peut-être authentique, de quatre conférences fondamentales nous est parvenu. Tout le reste est de ces commentaires diffus où aime à s’égarer l’imprécision philosophique de l’hindou.

La situation de Çakya-Mouni à l’égard des Védas est à peu près la même que celle de Jésus à l’égard de la Bible. S’il accepte implicitement les livres sacrés, il n’a garde de s’y arrêter. Il vient pour accomplir la « Loi », dénommée par Manou : « la souveraine décision de la rétribution destinée à tout ce qui est doué de la faculté d’agir ». Cependant, si les Védas, si la Bible avaient suffi, il n’y aurait pas eu besoin du Bouddha, pas plus que de Jésus.

L’athéisme (Nâtikya) est expressément condamné par Manou. Il s’était donc manifesté. Mais moins par la négation directe des Dieux védiques — irrésistible élan de poésie — que par le refus d’admettre le monde verbal des abstractions entitaires où la métaphysique de l’Inde se rue. Le bouddhisme se garde des Dieux classiques qui ne sont eux-mêmes que des émanations de Brahman, l’Être universel.

« L’Ame[244], dit Manou, est l’assemblage des Dieux ». « L’univers repose dans l’âme suprême. C’est l’Âme qui produit la série des actes accomplis par les êtres animés… Le Brahmane, par le secours de la méditation, se représente le grand Être comme le souverain maître de l’univers, comme plus subtil qu’un atome, comme aussi brillant que l’or le plus pur et comme ne pouvant être conçu par l’esprit que dans le sommeil de la contemplation la plus abstraite. Les uns l’adorent dans le feu élémentaire, d’autres dans Manou, Seigneur des créatures, d’autres dans Indra, d’autres dans l’air pur, d’autres dans l’éternel Brahman. C’est ce Dieu qui enveloppant tous les êtres d’un corps formédes cinq éléments, les fait passer successivement à la dissolution par un mouvement semblable à celui d’une roue. » Ne sommes-nous pas là tout près de l’évolution ?

On vient de voir que Manou connaît l’atome. De son âme universelle, à notre présente doctrine de l’énergie, il n’y a pas beaucoup plus qu’une distinction verbale. Ceci, précédé d’un exposé de la transmigration des âmes[245] où il nous est dit que « le signe distinctif de la bonté est le savoir ». N’ai-je pas remarqué, malgré certaines apparences, que connaissance et morale ont une tendance générale à marcher de compagnie ? Si les hommes s’y trompent, c’est qu’il y a différents degrés d’assimilation de la connaissance, tandis que le verbalisme étant de monnaie courante, la sentimentalité y impliquée est d’une réalisation plus tardive, car il faut surtout sentir au plus profond de soi-même pour agir, c’est-à-dire vouloir irrévocablement des réalisations d’activité heureuse dans l’ordre universel. Je dis vouloir d’une volonté désintéressée — notion morale à laquelle n’atteignit pas le bouddhisme, pas plus que notre christianisme d’hier et de ce jour.

Le sort du bouddhisme fut nécessairement celui que commandait l’état des émotivités plutôt que des intelligences. Ce sont deux actes fort différents d’instituer une métaphysique religieuse ou de la faire vivre dans l’obscure, mais décisive, « compréhension » des peuples qui prétendent la pratiquer. J’ai brièvement rappelé les maîtresses données de la grande réforme de Çakya-Mouni. Ni Dieux, ni âme, ni prière. Aujourd’hui, le culte, ou si vous aimez mieux, la vénération des images et des reliques[246] manifestée par l’offrande d’une fleur et d’une libation. La méditation, poussée jusqu’à l’extrême de la puissance intérieure. Une vie d’ascétisme et de mendicité pour la conquête du « mérite » que la transmigration des êtres doit conduire jusqu’à la récompense suprême de l’anéantissement[247].

Un petit groupe d’exaltés faisant cortège au Maître eût pu maintenir et même consolider la doctrine, pour un temps, dans la félicité de vivre au plus haut de leurs émotions. Mais les émotivités, les pensées, et surtout les volontés profondes, ne suivent pas nécessairement le sort des mots, plus durables, qui ont eu la prétention de les représenter. Le Bouddha mort, les disciples devaient commencer par faire bloc autour des paroles du Maître comme ceux du Christ, tardivement, après le Golgotha. Seulement, parce qu’elles sont de l’homme, les émotions, les pensées n’ont qu’une puissance de vie correspondant aux conditions de l’activité qui les exprime, et le maintien des mots s’accommode trop aisément d’interprétations modifiées. Les écoles se dressèrent en constante rumeur de divergences que l’esprit indien refusa de pousser jusqu’à nos haines d’hérésies. La guerre des reliques pour la possession des restes du Maître, allait trop tôt marquer que le legs spirituel de Çakya-Mouni devrait céder le pas au culte des matérialisations méprisées par le grand ascète, tandis que la survie de la pensée originelle ne demandait pas moins qu’une perpétuelle renaissance de Bouddhas. Ainsi du christianisme, qui, pour se préserver dans la pureté de la prédication nazaréenne, aurait voulu que l’inspiration de surhumanité demeurât. Voyez la fureur de nos persécutions religieuses pour des dogmes de métaphysique jamais pour l’insuffisant accomplissement des pratiques morales dogmatiquement prêchées.

Les grandes formules d’idéalisme universel nous sont venues d’Asie, et l’Asie elle-même n’a pu les vivre que dans un rêve qui ne finit pas. Nous, de l’Occident, nous avons verbalement transposé l’idéalisme asiatique — aussi éloigné des réalisations que le nôtre — en des rites qui nous tiennent lieu des accomplissements recommandés. Nos chrétiens vont à la messe, mais ils ne donnent pas leur fortune aux pauvres comme ils y furent, pourtant, invités.

La fortune du bouddhisme s’est maintenue au Thibet, en Birmanie, au Siam, en Chine, au Japon, à Ceylan, ou l’on ne peut pas dire que la vertu de l’enseignement primitif se soit complètement dissipée.

Dans l’Inde, la fleur est la suprême offrande aux Dieux. L’œil en est merveilleusement réjoui à l’entrée de tous les temples. La Birmanie s’y complaît avec surabondance. On ne peut pas décrire la pagode de Rangoon. En des échelles d’étalages fleuris où de petits enfants puisent à pleines mains des cascades de lotus à l’usage du fidèle comme du visiteur païen, j’arrive à un immense plateau où se répand une vie grouillante d’hommes et de Dieux confondus. Tous les Bouddhas concevables frémissant d’une gravité joyeuse dans la pierre ou le bois, au hasard des hommages. Des statues, des chapelles, des sanctuaires, qu’on ne peut pas compter. De hautes cathédrales de bois doré, dans tous les raffinements de la ciselure asiatique.

Parmi leurs soies chatoyantes plaquées sur d’innocentes nudités, les jeunes Birmanes au doux sourire, sous leur diadème des cheveux noirs, viennent présenter au Dieu leurs petites poupées vivantes. On se prosterne, on touche la terre du front, on dépose une fleur et le Dieu est content. Le nôtre ne se tient pas pour satisfait à si bon compte. Suffit-il donc de cet hommage au premier Bouddha de rencontre, ou doit-on l’offrir à des successions d’images, cela dépend des vœux qu’on a pu faire. Chacun agit à sa guise. Dans la foule compacte, aimablement souriante, chacun se répand en respectueux émois d’une douce bonhomie. Tout atteste le parfait contentement d’esprits simplistes en pleine possession de l’ultimité des choses.

De petites échoppes, partout installées, pourvoient aux besoins de la coquetterie. Sous les yeux d’un public indifférent, de jeunes femmes donnent la dernière main à leurs draperies et même d’un léger pinceau avivent l’éclat du visage, pour paraître devant le Dieu, au dernier point de leur beauté. Des installations volantes de marchands arrêtent les curieux. Assis sur le sol, quelques-uns déjeunent. La piété publique n’interdit pas les soins du corps. Parmi la foule, des volées de pigeons familiers, à qui vous pouvez jeter la poignée de grains constituant à votre profit un « mérite », par le moyen duquel vous serez infailliblement sauvé de quelque mauvais stage de la métempsychose pour avoir aidé votre « prochain ». Ce dernier mot, ici, est d’une autre envergure que chez nous.

Enfin, comme il ne suffit pas toujours de rappeler Dieu à l’homme, on s’est avisé de rappeler l’homme à la Divinité, qui, quelquefois, en effet, paraît l’oublier. Donc, de pieux personnages font retentir sous leur marteau des plaques de métal sonore, dont l’effet est de rappeler au dispensateur universel qu’il y a des hommes sous le ciel et qu’il est bon de s’occuper d’eux. Des vieilles femmes, pour confirmer l’appel, s’approchant timidement d’une caisse de verre où elles ont la satisfaction de voir leur modeste denier rejoindre celui d’autrui, pour de bonnes œuvres, profitables au donateur.

Une profusion de lumière électrique assure la continuation de la pieuse kermesse de jour et de nuit. Je ne vois qu’un accident qui pourrait l’interrompre, c’est que la poudrière que les Anglais ont installée au flanc de la pagode, se décidât à faire explosion. La présence du Bouddha est peut-être une assurance. Je le souhaite vivement. Naguère un tigre survint, non invité. Folle de terreur, la bête se réfugia au sommet de l’édifice, ou de bons fusils bouddhistes lui assurèrent un changement d’état dans sa métempsychose. On nous montre encore son image pour perpétuer le souvenir de l’aventure dont on a dédaigné de faire un miracle.

Dans la campagne birmane, de colossales statues du Bouddha surveillent forêts et rizières. D’innombrables vestiges de pagodes pieusement abandonnées aux envahissements des végétations[248], disent le Maître toujours présent. Le Maître ? Ou le Dieu ? Il n’est pas bien sûr que personne se le demande. Pour avoir tenté d’être hommes au sens le plus élevé du mot, Çakya-Mouni, Jésus de Nazareth sont devenus Dieux en dépit d’eux-mêmes. Il m’a semblé que le Bouddha birman demeurait plus près de l’humanité[249].

Dans les raffinements d’un art de primitivité cultuelle, villes et campagnes témoignent, en tous lieux, d’une recherche des floraisons — l’arbre ayant conservé la primauté d’un culte intangible. Ceylan et java, en perpétuent le souvenir par des spectacles sylvestres, Péradénia, Buiten Zorg, où l’entassement des plus belles végétations n’arrive pas à nous rendre les charmes de l’imagination dans les fourrés de l’inconnu. Sur les « jardins français », sur les « jardins anglais », l’Europe se divise. Mais, partout le jardin nous appelle. Et l’un des derniers intérêts de ma vie est d’un jardin sans contours, sans corbeilles, sans allées, sans parterres, sans alignements de couleurs, ou se rejoignent fleurs et feuillages de civilisation et de sauvagerie en bordure de l’océan jaloux. Raffinements d’un retour aux originelles surprises aujourd’hui dissipées.

Avec les symphonies de l’arbre et de la fleur, enracinés au sol, mais jetés, comme nous, dans l’aventure de la vie, un débordement d’activités vivantes envahit l’étendue du domaine planétaire pour un surcroît de luttes cruelles. À nos animaux familiers toutes les rétributions de l’esclavage, avec l’achèvement du couteau. La charité d’autrui n’est pas de premier mouvement. De fidèles serviteurs rétribués de coups, de malheureuses victimes que nous voulons ignorer, d’innocents oiseaux cloués, on ne sait pourquoi, à la porte des granges, des tortures infligées en manière d’amusements. Proches parentés, cependant ! Encore les spectacles du jour sont-ils un notable progrès, sur l’esclavage et l’anthropophagie. Viennent Lamarck et Darwin pour débrouiller les lignages ! Regardez avant de « philosopher », ô vous qui vous mettez en garde contre les tentations de ce connaître dont l’imprévu vous épouvante. Voyez tomber les sottes cloisons de vanité ou l’infatuation de l’homme prétend s’enclore. Acceptez le drame terrestre tel que l’expérience le fait apparaître, et admirez de vous trouver capables d’y mettre le plus haut couronnement de vos plus nobles émotivités.

Dans le cadre prestigieux de Kandy — capitale de Ceylan — on nous montre le Dieu si complètement humain qu’il s’encombre, au temple de la Dent, d’une exubérante accumulation de bijouteries. De grands bols de mendicité en or massif, voilà ce qu’on nous donne pour la représentation de la sébile de bois du Maître, son unique propriété. L’enfantine joie de ces pieuses gens à manier diamants, perles, émeraudes, en tas, pour le charme des témoignages d’amour qu’ils y voient impliqués, désarme la critique. Chacun est religieux comme il peut. Actes d’enfants pour des pensées d’enfants.

À quelques pas de là, sous le ciel flamboyant de la nuit cinghalaise, les battements précipités d’une cloche argentine venaient souvent troubler le calme de mon repos. C’étaient les bons prêtres du temple qui, selon l’ingénieuse coutume, croyaient devoir rappeler la terre à l’attention de la Divinité. Ils n’avaient que trop de raisons. Seront-ils quelque jour entendus ?

Œuvre d’évolution humaine, le destin du bouddhisme fut d’évoluer aux chances des réactions de l’homme évoluant. Ce n’est pas la doctrine, toute nue, qui suffit à susciter les émotivités profondes de l’idéalisme cultuel. Il y faut l’entrée en scène des légendes par lesquelles se réalise l’inspiration supérieure de l’idéal vivant. Les mythes, en ce sens, sont des guides plus sûrs que le dogme lui-même. Nous en pouvons juger par l’élaboration dogmatique péniblement tirée des rares paroles doctrinales du Nazaréen, tandis que ses paraboles couraient de bouche en bouche dans les églises nouvelles, comme elles font encore parmi nous. Le jaïnisme (réforme du brahmanisme antérieure au bouddhisme) a fourni au Bouddha l’armature de sa doctrine du monde, sans commencement ni fin, avec la théorie des renaissances successives. Sans Divinité suprême[250], il a seulement gardé une cohorte de Dieux secondaires par la grâce desquels peut-être il lui fut permis d’échapper au désastre de la philosophie bouddhique. À Calcutta, le curateur qui me guida dans l’enceinte du grand temple jaïniste, me confia que sa doctrine avait notablement réduit le nombre des Dieux. Il n’y en a plus que quarante-quatre, me dit-il joyeusement. J’en fus soulagé. Au merveilleux temple du Mont-Abu, un autre éminent jaïniste m’assura qu’il n’en restait plus, en somme, que vingt-trois. Cela me parut suffisant. Le jardin du temple bengalais me fit voir des moulages de Dieux grecs avec des personnages fantaisistes de la céramique parisienne, indice d’un grand libéralisme. Faute d’avoir consenti à enlever mes chaussures (dont le cuir attestait le meurtre d’un être vivant), je ne fus pas admis à voir le principe innommable de toutes choses. Mes amis, plus dociles, purent contempler un objet indescriptible, ressemblant, me dirent-ils, à un morceau de verre bleu. Point de spéculation sur les origines. Il reste heureusement la structure du monde pour métaphysiquer. Par sa métempsychose, le Védisme a sauvé Jaïnisme et Bouddhisme d’une métaphysique de la vie.

Son jour venu, l’hellénisme nous éblouira d’une floraison de mythes qui n’est dépassée que par l’Inde. Nous sommes encore tout pénétrés de cette luxuriante poésie que le Romain devait anémier jusqu’à l’arrêt de mort venu du christianisme, tandis que Lucrèce essayait tardivement de cadencer ses formules épicuriennes d’observation et de poésie dont la victoire prochaine du mysticisme chrétien ne devait guère s’embarrasser.

Les légendes du Bouddha se comptent par centaines. On en a fait un recueil : les Jatakas. C’est là que vous trouverez l’histoire du Bouddha donnant son corps à la tigresse parce que « ses petits ont faim ». Tout le bouddhisme est dans ces simples récits où s’affirme la solidarité de toutes les existences terrestres, tandis que Jésus s’en tenait seulement à l’amour de l’humanité. Vous y rencontrerez encore la légende de la Madeleine sous les traits d’une riche courtisane qui vient inviter Çakya-Mouni et ses disciples, au repas qu’elle veut donner en son honneur. Le Maître a déjà refusé d’autres invitations. Au grand scandale de ses disciples il accepte celle-ci. Il s’y rend, et au moment de quitter la table, l’hôtesse annonce qu’elle se convertit à la parole du Maître, qu’elle renonce à tous ses biens, laissant son parc à la communauté pour y construire un couvent à ses propres frais. Ainsi se glorifie la noble condescendance du Bouddha envers les faiblesses humaines pour relever toutes créatures de leurs péchés.

Plus haute encore peut-être est la signification morale de la légende du pieux moine qui vient apporter la bonne parole au village, et s’assied sous un arbre pour attendre les auditeurs. Anxieux de la bonne nouvelle, hommes de toutes conditions, femmes, enfants entourent le saint homme qui va les édifier. Cependant, survient un oiseau qui se perche à la cime des branches et se met à chanter. Il chante, il chante sans arrêt et le bon peuple admire, s’extasie. Puis, quand l’oiseau s’envole, le prédicateur se lève et prononce : « Le sermon est prêché ». Alors, chacun de sentir, en effet, qu’il n’est pas d’édification supérieure, puisque au-dessus de l’humain interprète de la nature, il lui fut donné d’entendre la nature elle-même s’exprimant en des douceurs de modulations infinies. Toutes les nuances de l’enchantement des choses à travers tous les développements de la vie. Quoi de plus bienfaisant que l’inexprimable harmonie ou l’être s’abreuve à longs traits des émanations de beauté pour lesquelles il n’est point de mots ? Toute la fête de toutes les espérances sans formules déterminées, l’éclair d’une vie au-dessus de la vie, un rêve d’enchantement réalisé. La sèche précision des paroles, parfois menteuses, a trop souvent déçu l’humanité dolente. Heureux retentissement de l’émotion chantée !

Je ne sais pas par quel excès d’audace j’essaye de résumer en quelques lignes des aspects et des développements de la pensée hindoue. Mon sujet me tient et me mène[251]. Il éclate de toutes parts que l’obscurité des témoignages et la profusion des commentaires rendent presque impossible un sévère enchaînement de vues coordonnées. C’est déjà beaucoup que des linéaments d’hypothèses soient susceptibles de se rejoindre. Par la constitution progressive d’un panthéisme universel qui est demeuré la plus haute conception de nos métaphysiques en direction de positivité, il y aurait à montrer comment s’ordonnèrent, se superposèrent et se fondirent, dans l’âme hindoue, les innombrables postulats de la Divinité. Un tel sujet aurait tôt fait de m’égarer.

On comprend aisément que cette métaphysique supérieure ne peut suffire aux masses populaires dont les besoins simplistes sont de se familiariser avec les mouvements du monde qu’elles sont encore incapables de déterminer, puisqu’elles ne cherchent rien tant que des rites d’intercession cultuelle qui les mettent au plan d’interlocuteurs des Puissances de l’univers. De là, l’inéluctable formation des organisations sacerdotales (dont la Grèce sut si bien se passer) pour des formules de l’inexprimable détermination de l’indéterminé. Le panthéisme védique faiblit, sans jamais s’effacer, aux environs du huitième siècle avant notre ère, devant le brahmanisme plus tard recouvert du bouddhisme — réaction panthéiste, qu’un dernier retour offensif des brahmanes devait finalement emporter.

Merveilleusement brillante fut la période d’Açoka qui, cependant, crut nécessaire d’adresser de temps à autre, aux religieux des deux sexes, des rappels à la bonne règle dont il lui parut que le besoin se faisait sentir. Incroyablement tolérante, l’Inde n’en avait pas moins vu les bouddhistes se lancer à l’assaut des brahmanes en leurs monastères, en attendant le jour où les viharas bouddhistes allaient être à leur tour, vidés de leurs moines par la violence brahmanique. Au nom d’une paix des âmes, comme toujours, le sang fut abondamment versé.

Comme les Brahmanes, le Bouddha apportait la délivrance de la vie, mais au lieu d’en chercher le bienfait suprême dans l’absorption au sein de l’Être universel, il proposait de le conquérir par le désintéressement absolu des conditions de l’existence par l’entrée dans le Nirvana. L’élite intellectuelle allait à lui, tandis que le populaire, attaché à ses Dieux traditionnels, lui reprochait de conclure à « l’extinction des familles » par la disparition des enfants. Critique probablement fondée. Quand on vint annoncer à Çakya-Mouni, qui venait de commencer son grand pélerinage, qu’il lui était né un fils, comme on lui demandait quel nom il fallait lui donner, il répondit : « Nommez-le empêchement ».

En regard de sentiments qui sont si loin des nôtres, mettez ce beau cri d’universelle pitié : « Il a été versé plus de larmes qu’il n’y a d’eau dans le grand océan ». Jésus de Nazareth ne connut point de ces révoltes qui lui eussent paru criminelles à l’égard du Père miséricordieux. Çakya-Mouni, même, étendait sa charité insigne jusqu’aux plus humbles animaux. « Dans la forêt j’étais un jeune lièvre. Je me nourrissais d’herbes, de plantes, de feuilles et de fruits. Un singe, un chacal, une jeune loutre et moi, nous habitions ensemble et je ne faisais du mal à aucun être. » Nulle apparition de la nature aux lèvres du Galiléen[252].

Açoka, qui recommandait de se montrer doux envers les êtres vivants, donne l’exemple de la plus remarquable tolérance. Il supprima les honneurs presque divins qu’on rendait aux Brahmanes, mais leur continua ses aumônes et, au besoin, sa protection — multipliant les fondations d’hôpitaux et de maisons de secours.

Après la colonisation bactrienne des successeurs d’Alexandre, le gréco-indien Ménandre continua l’œuvre d’Açoka et de ses missions en Égypte, en Syrie, en Grèce, dont l’activité se consolida par les soins du fameux prince bouddhiste Kanishka. Cependant, épuisé de tant de victoires, le bouddhisme voyait les brahmanes reprendre l’avantage. Le nom de Bouddha s’inscrivait aux monnaies, — honneur inattendu du mendiant divin. Les conciles se suivaient pour fixer la doctrine qui n’avait pas été sans souffrir du ravage des temps. Comparez les paroles de Jésus, à l’origine du christianisme historique, avec ce qu’en ont fait les chrétiens de nos jours.

D’une identique évolution d’émotivités voici que s’opposent deux confessions bouddhiques : le grand véhicule (Mahayana) du Nord, dont le concile de Peshawer fixe l’orthodoxie, après avoir révisé les anciens canons, et le petit véhicule (Hinayana) où se cantonne le Sud avec Mathura pour capitale religieuse.

Dès lors, la Chine, limitrophe de l’Inde, commença de s’ouvrir aux prédications du Bouddha. Mais l’extension de la doctrine ne correspondait déjà plus aux puretés d’idéalisme dont s’était inspiré le grand prédicateur. Ce fut déjà le besoin d’un bouddhisme épuré qui amena les pèlerins chinois Fa-Hsien et Hiouen-Thsang dans l’Inde, aux quatrième et sixième siècles de notre ère, à la recherche des sources vives.

On sait que l’art hellénistique du Gandhâra a été le fondement de l’iconographie bouddhique[253]. Aux fresques d’Ajanta (sixième siècle de notre ère), l’un des plus curieux monuments de l’histoire, l’influence hellénique n’est pas moins manifestement présente. Qu’eût pensé le grave Çakya-Mouni de ces éblouissantes manifestations d’art, qui lui étaient à ce point étrangères que longtemps après sa mort il était encore interdit de le représenter par l’image.

Après tout, l’iconographie religieuse, comme le remarque M. Grousset, n’est que le symbole de l’évolution intérieure et c’est l’évolution intérieure qui, de l’austère philosophie du Bouddha, allait faire un culte organisé avec des dogmes de métaphysique, une mystique raffinée, des miracles, un paradis, un enfer, toute une hiérarchie de saints et de Divinités. Ce fut l’école du Grand véhicule, dominante, d’abord, au Gandhâra et au Cachemire.

Le Petit véhicule, dont Ceylan garde le dépôt, cherchait à conserver au bouddhisme le caractère venu du fondateur. Il en était déjà bien loin, toutefois, puisque le malheureux Çakya-Mouni s’était vu transformer de simple moine en Divinité. Ainsi les religions s’instituent, se composent et se décomposent au travers du flux et du reflux des méconnaissances enchaînées.

Dès le quatrième siècle, le bouddhisme avait cessé de progresser dans l’Inde. Au cinquième siècle, sous les yeux du Chinois Fa-Hsien, les Brahmanes expulsaient sans ménagements les moines des monastères bouddhistes. Le sang était religieusement répandu. Depuis longtemps, des missions bouddhiques avaient marché à la conquête de la Chine. Des caravanes de moines, fuyant devant les Huns, étaient allés chercher en Extrême-Orient un abri, aussi bien qu’un champ de prédications — emportant avec eux l’art gréco-bouddhique, comme en témoignent les fresques du Turkestan oriental, rappelant celles d’Ajanta, et des sculptures partout rencontrées.

Dans les réactions de retour, les pérégrinations de Hiouen-Thsang à travers le continent indien sont, pour le moine bouddhiste, une succession d’enchantements. Mais, déjà, la fin d’un grand rêve était proche, tout au moins dans le domaine du continent indien. L’immense tumulte de pitié s’achevait dans une stérile apothéose de divinisation. Triomphes et défaites de l’homme sont rythmiquement enchaînés. L’Islam apparaîtra pour réconcilier vainqueurs et vaincus dans la commune défaite. Le bouddhisme aura eu son grand jour dans l’histoire de la pensée. Pieusement enseveli à Ceylan, il garde toute sa jeune beauté en Birmanie, et le nom, sinon la pensée, de Çakya-Mouni conserve toujours en Chine et au Japon l’indéfinissable prestige d’une évocation de surhumanité.

La splendeur de l’éblouissant Bourouboudour atteste encore l’antique épanouissement du bouddhisme, à Java. Entre tous pèlerinages, c’est, avec la visite à la pagode de Rangoon, celui que je recommande le plus volontiers. Bourouboudour est le monument auprès duquel pâlissent les plus beaux édifices de l’Inde. Ce n’est pas un temple, au sens où nous entendons ce mot, puisqu’il n’y avait pas de culte bouddhiste à proprement parler. Des superpositions de terrasses ou les processions se déroulaient en des avenues de bas-reliefs figurant toutes les légendes de la vie du Bouddha. Des Boddisatvas veillent à tous les étages, en attendant le jour de devenir eux-mêmes Bouddhas. Tout en haut un Bouddha, inachevé parce qu’il était parfait et que l’homme qui tente de le modeler ne peut atteindre la perfection.

L’aspect général du monument serait plutôt d’une tumultueuse envolée de pierres en fête vers les hauteurs. Et comme, à l’horizon, la colline boisée nous donne, de toutes ses pointes de branchages, l’impression d’une courbe continue, ainsi la mêlée infinie de toutes les arêtes, artistement fouillées, nous laisse comme la sensation d’une grande mamelle[254] de la Terre-Mère qui s’offrirait aux lèvres avides de notre humanité. Le gothique s’est manifestement trompé en cherchant la hauteur pour se rapprocher de la Toute-Puissance[255]. C’est l’idée où se perdirent les enfantines intentions de la Tour de Babel, d’où l’homme pouvait se voir loin de la terre sans être, pour cela, plus près de l’infini. La mosquée, avec la grande bulle d’air dont elle nous enveloppe, m’a toujours inspiré, plus que nos cathédrales, le sentiment de mon infimité. Bourouboudour nous représenterait plutôt un soulèvement volcanique des puissances terrestres vers l’infini. Le temple de l’effort[256], tandis que le brusque arrêt des massives tours gothiques nous dit surtout une impuissance de procéder.

Mais il faut achever le cycle des spéculations de l’Inde.

On ne peut me demander d’exposer ici la doctrine ou les doctrines du Védanta, qui n’est rien de moins que la connaissance des Védas par l’interprétation traditionnelle des Upanishads et des Védanta-Soutras. Révélation ou tradition, on a beaucoup épilogué sur ces mots qui sont bien près de se rejoindre quand on remonte à l’origine des deux idées.

Sous ce titre : Introduction à la philosophie Védanta, nous avons un excellent exposé de la matière en trois conférences de Max Muller. Tout le monde peut s’y reporter avec fruit. Le seul danger en est que l’éminent philologue est décidé à trouver son Dieu personnel dans les livres de l’Inde, dont la Divinité paraît très proche de celle de Spinoza, éminent Asiatique qui revécut d’instinct la pensée de l’Asie, comme la légende veut que Pascal ait fait pour Euclide automatiquement.

Il est entendu d’avance que le Védanta de Sankara est plus déiste que le Çamkya de Kapila qui ne l’est pas du tout. Mais pour l’esprit hindou, quel prisme insaisissable de nuances de l’une à l’autre conception !

D’ailleurs, les pensées se traduisent par des vocables dont le sens, d’une langue à l’autre, ne peut pas toujours se superposer. Ce sens même a varié avec les âges, sans qu’on puisse toujours connaître la signification précise d’hier et d’aujourd’hui. Les nuances de la pensée hindoue sont trop souvent fuyantes — l’excès de précision paraissant plutôt tenu pour une chance supplémentaire d’erreur[257]. Avec ses précieux commentaires, Sankara est un guide de haute qualité. Mais, quelles que soient ses sources, il est du huitième siècle après jésus-Christ, c’est-à-dire loin des origines, et nous le prenons en faute quelquefois. La discussion n’est pas près d’être épuisée.

Avec le Védanta de Sankara et le Çamkya de Kapila, l’Inde a gardé le privilège de la plus haute métaphysique, qui s’offrira quelque jour peut-être pour les conclusions anticipées de l’assentiment universel à la connaissance d’observation.

On a dit le Çamkya athée. Quelques-uns le voient plutôt panthéiste comme le Védanta lui-même. Aucun auteur ne m’a paru mieux résumer la philosophie du Çamkya, selon Kapila, premier inspirateur du bouddhisme, que Bunsen[258] dans les lignes suivantes :

« La nature est sans conscience, sans connaissance, elle n’a pas de but personnel, elle ne fait que servir à l’esprit sans savoir à quoi elle sert. Cependant toute la création repose sur cette combinaison, sur cette coopération. La fin de la vie et de toute activité de la création, c’est le perfectionnement de l’esprit, c’est la délivrance de la nature par l’esprit. L’esprit assiste, comme témoin, à toute la vie de la nature. Son action n’est qu’apparente, son instinct est de jouir de la nature, puis d’en reconnaître le néant. Ce sentiment est le seul vrai : il mène a la délivrance. Grâce à lui, les facultés raisonnables arrivent à l’empire. Dès que le néant de la nature est reconnu, le but de la vie est atteint. »

Bunsen veut que le Nirvana, l’extinction, signifie simplement la paix de l’âme. Il fabrique ainsi un bouddhisme déiste à la mesure de sa propre doctrine : ce qui le met en contradiction directe avec Burnouf, sur qui, je dois le reconnaître, il n’a pas l’avantage. Je n’emprunterai au grand commentateur du bouddhisme et de ses origines, que sa conclusion qui est formelle :

« Les doctrines athées du Çamkya étaient, en ontologie, l’absence d’un Dieu, la multiplicité et l’éternité des âmes humaines, et, en physique, l’existence d’une nature éternelle, douée de qualités, se transformant d’elle-même, et possédant les éléments des formes que revêt l’âme humaine dans son voyage à travers le monde. Çakya-Mouni prit à cette doctrine l’idée qu’il n’y a pas de Dieu, ainsi que la théorie de la multiplicité des âmes humaines, celle de la transmigration, celle du Nirvana ou de la délivrance, qui appartenait en général à toutes les écoles brahmaniques. Seulement, il n’est pas facile de concevoir aujourd’hui ce qu’il entendait par le Nirvana, car il ne le définit nulle part. Mais comme il ne parle jamais de Dieu, le Nirvana, pour lui, ne peut être l’absorption de l’âme individuelle dans le sein d’un Dieu universel, ainsi que le croyaient les Brahmanes orthodoxes… Le mot de vide, qui paraît déjà dans les monuments que tout nous prouve être les plus anciens, m’induit à penser que Çakya-Mouni vit le bien suprême dans l’anéantissement complet du principe pensant. Il se le représente, ainsi que le fait supposer une comparaison répétée souvent, comme l’épuisement de la lumière d’une lampe qui s’éteint. »[259]

Burnouf a principalement travaillé, comme on sait, sur les écrits népalais et thibétains. Si l’on a la curiosité de vouloir aborder les quatre grandes écoles de métaphysique bouddhiste au Népal, on consultera leurs écrits sans doute utilement, mais au prix d’un effort soutenu, car la matière épuise tous les raffinements de l’extrême subtilité de l’Asie. Ce que je retiens des remarquables extraits cités par Burnouf, c’est le tour socratique de l’argumentation dialoguée, aussi bien que la fragile ténuité de concepts ignorés du Bouddha. Platon qui, je ne sais comment, a recueilli des parties de cet héritage, s’y fût délecté. Là encore, une étrange rencontre de pensée.

Comme un promeneur fourrageant dans les hautes végétations, je m’attache à cueillir des sommités fleuries. La gerbe où je m’essaye n’a pas besoin de coordinations didactiques. Il suffit de rapprochements dans l’ordre historique de l’évolution des états de mentalité. Par le védisme et ses métaphysiques, comme par le bouddhisme et sa conception cosmique, l’Inde nous fait remonter aux sources de nos rêves, et, par là, des pensées qui suivirent. Je ne puis que m’en tenir ici à de brèves notations. Si de la Chaldée, et peut-être aussi de l’Égypte, nous sont vraiment venues les primitives lueurs d’observations et de généralisations sur le monde et sur nous-mêmes, c’est l’Inde, incontestablement, qui a su lier les premiers faisceaux lumineux de l’enquête en de rayonnantes fusées de rêves — amorces de généralisations, sous l’empire desquelles nous sommes demeurés. En dépit de tous nos gymnases d’ontologie, les merveilleux assouplissements de l’esprit indien ne seront pas dépassés.

L’Extrême-Orient.

Toutes les cosmogonies, ai-je dit, dérivent d’un culte solaire, réalisé, dans la Bible et les livres sacrés de l’Inde, par l’abstraction divinisée de la puissance universelle, personnifiée sous des vocables différents. Même phénomène de toutes parts, en des formes variables selon le degré d’évolution mentale ou la rédaction des Écritures a pu surprendre les esprits.

Sur la Chine, d’une structure intellectuelle si particulière, un rapide regard ne sera pas indifférent. S’il y avait des desseins dans le monde, au lieu des évolutions d’énergie qui se commandent d’un universel enchaînement, on pourrait croire que la formation de la Chine pensante nous fut présentée tout exprès, comme la contre-épreuve de nos procédures d’entendement. Bornons-nous à essayer de comprendre des états d’esprit si différents des nôtres.

Le premier fait que nous rencontrons est le culte subsistant, au moins dans les mots, de l’astre lumineux, et de son cortège. L’empereur de Chine était hier encore le Fils du Ciel, comme le Mikado est toujours le descendant direct de la Déesse du Soleil. L’inférence d’une cosmogonie solaire ne peut être sérieusement contestée. Il faut donc bien admettre que le peuple chinois s’est abandonné, dès ses origines, aux interprétations primitives qui, d’abord, ont prévalu de toutes parts.

Des temps les plus lointains, la distinction profonde du caractère mental de l’Extrême-Asie se manifeste surtout par les successions d’émotivités qui suivirent les premiers tressaillements des divinisations. Tandis que nous avons vu, des grands aux petits peuples de notre histoire, l’émotion des matins de la pensée se maintenir dans les profondeurs de l’accoutumance héréditaire, pour dominer les activités individuelles et sociales, l’esprit chinois, toujours en quête du parfait équilibre, et passionnément épris des plus délicates subtilités de la poésie, ne s’est pas laissé éblouir par le ciel des « miracles », ses astres et la rencontre de l’infini. Il a regardé droit en face la fontaine de lumière et l’a divinisée de la meilleure grâce, sans trop s’embarrasser des conséquences. Il est vraisemblable qu’aucun de nos rêves ne lui fut étranger. La différence en est que, profondément enchâssé dans l’écorce des premières formations de la connaissance, le peuple « élu du Ciel » demeura flottant dans les ondulations mentales de l’Asie, profondément épris d’une réglementation d’empirisme où il trouve l’armature rituelle de sa vie.

De se laisser prendre, plus tard, aux inextricables aventures des mythes, la tentation ne paraît pas s’être présentée aux premiers besoins de son analyse. En toute simplicité, un bouddhisme élargi se vit superposer aux premières idolâtries verbalement maintenues. Ce fut comme l’embaumement du panthéon chinois. Même affaire au Japon, ou Dieux et Déesses, quoi qu’ils en eussent, furent aimablement bouddhisés dans un concours populaire d’hommages cultuels. Les rites s’épuisèrent à leur égard en grâces de haute courtoisie. Le Ciel (Shang-Ti) vaut bien une salutation. Mais dès qu’un rationalisme élémentaire commença de se faire jour, nul ne s’avisa de laisser l’immense voûte bleue aux contradictions des connaissances positives et des interprétations théologiques métaphysiquement conjuguées. Encore moins pouvait-il être question de persécuter quiconque. Chez nos chrétiens, Lao-Tseu, Confucius, eussent été brûlés en forme. Ils furent et demeurèrent divinisés. Peut-être les deux procédures d’admiration craintive ne sont-elles pas si loin l’une de l’autre qu’on a pu supposer.

Il y a eu nécessairement des cosmogonies chinoises. Les premières grandes formules, celles que nous avons communément rencontrées, bien loin de s’y attacher, la Chine les a perdues. Il n’en est point parlé. La tradition, si forte en ce pays, se trouve, sur ce point, rompue. Et quand la question se présenta des éléments du monde, ce fut — avant la formelle consignation des traditions orales aux idéogrammes classiques — pour se voir traduire, par le moyen de lignes diversement disposées[260], en de symboliques représentations. Cela, nous dit-on, remontant à près de 3000 ans avant Jésus-Christ.

La première conception chinoise de l’univers fut nécessairement théologique. Mais 600 ans avant jésus-Christ, Confucius, Mencius, les véritables chefs de la pensée chinoise, sont des rationalistes — des rationalistes écartant de parti pris les contradictions du point de vue théologique, et, même, refusant d’en tenir compte. C’est encore le cas de Chucius. La philosophie du Tao[261] se borne à mentionner le Grand Extrême (le Ciel de la tradition) dont Chucius n’admet pas l’intervention dans les affaires humaines. Lao-Tseu, qui en est le prophète, serait, chez nous, classé mystique. Nous le voyons dans les voies de Çakya-Mouni, à qui on l’a souvent comparé — plus propre aux consécrations par ses allures de sainteté, par son dédain du monde, son mépris de la voix publique et son silencieux détachement de tout.

À l’exemple de son grand contemporain de l’Inde, Lao-Tseu ne put échapper aux légendes — prophète, comme le Bouddha, d’une doctrine de l’univers sans Dieu, sans culte déterminé. « J’ai vu Lao-Tseu, disait Confucius, et je le connais aussi peu que le Dragon ». Comment les deux hommes se seraient-ils compris ? L’un, recherchant la solitude pour consacrer sa vie à la méditation par la méthode intuitive ; l’autre, s’appliquant à réunir autour de lui le public d’élite qui doit, par l’enseignement et la pratique des bonnes règles, nous procurer une vie de justice et de bonheur.

Sur les rapports de Lao-Tseu avec la pensée juive, l’orphisme, la Grèce et l’Inde, nous avons de vagues traditions dont quelques-unes peuvent n’être pas sans fondements. La vérité est que le philosophe chinois se rapproche plus du mysticisme et de la métaphysique de l’Inde qu’aucun penseur d’Extrême-Orient. N’a-t-on pas même voulu le mettre en parallèle avec Socrate — métaphysicien raisonneur, dédaigneux de l’Olympe — qui allait naître quand le Chinois mourut ?

Par son « Un » — confondu avec l’univers — en qui l’émanation homme doit finalement se résoudre, la philosophie d’Extrême-Asie est si proche, comme le panthéisme indien, d’une compréhension dubitative qu’il ne reste au vulgaire d’autre issue que l’empirisme rationalisé de Confucius. Lao-Tseu le sent si bien qu’il cherche désespérément le jalon indicateur de « la Raison suprême » sans pouvoir trouver autre chose qu’un mot vide de sens. C’est ainsi que, sans plus de Dieu que le Bouddha lui-même, l’homme de la méditation extrême-orientale se trouva finalement sur le chemin d’un rationalisme tout sec où l’avait devancé son rival. Vivre « solitaire » pour se surhumaniser, c’est-à-dire pour vivre des pensées humaines à l’écart des heurts d’expérience et de raisonnement dont se fait l’humanité vivante, est d’une contradiction, originaire de l’Inde, où se sont vainement évertués nos ermites chrétiens.

La cosmogonie de Chucius, sans aucun élan de poésie, sans trace même d’un mythe élémentaire, est d’idéologie naturaliste. Son point de départ se rencontre dans la constatation d’une « loi naturelle des choses » (Li) et d’une « essence vitale » (Ki). Il se refuse à discuter l’hypothèse d’un « créateur ». Le Li et le Ki (nous dirions aujourd’hui la substance et l’énergie) lui paraissent capables de suffire à tout. Je n’entends pas que les expressions s’adaptent absolument aux nôtres. Elles n’en expriment pas moins une même vue de l’esprit, résultat final de notre plus haut effort d’analyse. N’en soyons pas surpris, puisque les Chinois, à l’inverse des autres peuples, ne possèdent que des cosmogonies tardives, — d’ailleurs fort vagues, — leurs anciens s’étant sagement contentés de raisonner de l’univers comme d’un fait acquis[262].

Si le Ki et le Li procèdent du Grand Extrême (l’Être universel, l’Atman de l’Inde, de qui Brahma lui-même est issu), tout ce qui en découle est l’effet d’une révolution perpétuelle qui nous ramène au mouvement de la roue chinoisement exprimée par le symbole d’un cercle où s’inscrivent en deux moitiés contournées les figures, bien connues, du Yang et du Yin, embryons mâle et femelle en évolution. Qu’on les rencontre plus tard chez le populaire toujours curieux de contes sur l’origine du premier homme, cela n’a pas de valeur historique. Le syncrétisme du Ciel (Shang-Ti) — réalisation de l’Être universel — l’agnosticisme de l’école du Tao chercheront à se rejoindre dans les détours des premières généralisations.

Par le jeu du Li et du Ki, Chucius n’hésite pas à concevoir le monde, avec l’homme lui-même, comme nos panthéistes actuels. En fait, l’origine et le devenir de l’homme sont généralement traités, ici, par l’indifférence. Les notions de commencement et de fin rencontrent, là comme ailleurs, la muraille sans fenêtres où se heurte l’esprit du Chinois qui, ne connaissant pas, n’a pas la prétention de connaître. Autant qu’on peut comprendre, la mort ne semble impliquer autre chose, selon Confucius, Lao-Tseu et Chucius, que ce grand retour qui, dans l’Inde, alla jusqu’à faire rentrer Brahma lui-même dans le cycle éternel des éléments où il avait pris naissance.

Que le Tao ne tente pas de remonter à l’origine du monde, est-ce impuissance ou sagesse ? Vous pouvez choisir. Si nos pères étaient arrivés à comprendre que leurs affirmations d’imaginative n’étaient que provisoirement à la mesure de leurs moyens destinés à grandir, notre espèce se fût allégée de bien cruels malentendus. Mais comment sacrifier les chances d’un rêve divin à l’espérance incertaine d’un développement inconnu ? Si le Chinois a vraiment eu, comme l’Indien, des tentations de doute, je croirais qu’il s’est bientôt détourné de hardiesses de pensées jugées par lui indifférentes.

Avec son Ciel, « Grand Extrême », qui ressemble beaucoup à notre Infini, la Chine a payé un tribut, jugé par elle suffisant, aux suggestions des grandes envolées. Mais loin d’y river son âme, elle a poétiquement gardé ses anciens Dieux familiers, pour des traditions d’hommages sous la loi philosophique du Bouddha. Ainsi, ne se trouva-t-elle capable que d’une résistance passive aux Dieux de l’étranger[263], aussi bien qu’aux coordinations de connaissances positives qui, tôt ou tard, à son tour, devaient venir l’assiéger.

Le peuple chinois se caractérise surtout par un respect immodéré de la tradition. Ancêtre le plus lointain de toutes civilisations, nécessairement superstitieux faute de savoir, attaché par-dessus tout aux formes qui lui paraissent emporter le fond[264], craintif jusqu’à s’arrêter court dans la voie des connaissances positives qu’il avait si brillamment inaugurées[265], fier de son Empire du Milieu, nombril de l’univers, et par là tout proche d’une cristallisation dans l’émerveillement de lui-même, on l’a vu, toutefois, pousser l’abnégation de sa pensée jusqu’à l’importation du bouddhisme indien, par l’unique raison que la doctrine lui paraissait plus belle, c’est-à-dire plus satisfaisante pour ses émotivités[266].

Je voudrais pouvoir dire les grands pèlerinages indiens, aux quatrième et sixième siècles de notre ère, des fameux bouddhistes chinois Fa-Hsien et Hiouen-Thsang « à la recherche du Canon du Bouddha ». La belle propagande de saint Paul chez les Gentils n’est, en comparaison, que simple amusement. Au rebours du mobile de l’apôtre chrétien, la mission des deux pèlerins chinois fut, non de répandre leurs propres croyances, mais de les justifier, de les purifier à leur source, en allant recueillir sur place tous témoignages des actes et des paroles authentiques du Bouddha Çakya-Mouni.

Le propos est déjà d’une telle élévation que rien, je crois, ne s’y peut comparer dans l’histoire des manifestations religieuses où l’on ne rencontre pas communément le désir de corriger des textes sacrés avant de se vouer à la prédication. Encore fallut-il que ce sentiment fût poussé jusqu’aux extrêmes élans d’une indomptable énergie pour vaincre, quinze années durant, d’incroyables fatigues, venir à bout des plus périlleuses rencontres, et soutenir, sans un instant de défaillance, un ensemble d’épreuves matérielles et morales comme l’histoire n’en a peut-être point rassemblé de telles sur une créature humaine jusqu’à ce jour.

Les plus fameux conquérants, qui encombrent nos places publiques des romans de leurs guerres, se sont surtout proposé d’accaparer des étendues de terre à coups de tueries, sans se demander ce qu’ils en pourraient faire, et sans se trouver capables, le plus souvent, d’en rien tirer. Affolés de sauvages ardeurs; on a vu les peuples se ruer à des joies de pillages, de meurtres, de destructions en dehors d’un but déterminé. Tel le coup de folie qui emporta Alexandre dans l’Inde jusqu’à la révolte de ses soldats fatigués d’avancer toujours sans jamais rien rencontrer qui justifiât une apparence de dessein. Tout ce que le Macédonien put faire, fut de mettre sur pied on ne sait quel informe monument pour marquer le terme d’une entreprise sans cause ni prétexte, sans but, sans issue. Les pierres en ont disparu, ne laissant qu’un vain retentissement d’histoire, tandis que des scribes de toutes catégories s’acharnaient à des écritures pour perpétuer raisonnablement le souvenir de l’acte de déraison le plus caractérisé.

Des siècles ont passé, depuis Çakya-Mouni, et le pieux « intellectuel » Fa-Hsien et l’humble moine mendiant Hiouen-Thsang, mus, tous deux, par l’irrésistible désir de s’achever eux-mêmes dans les voies d’un idéal de vérité, ont forcé les portes de l’histoire par l’abnégation la plus parfaite, sans y avoir songé. je veux les saluer au passage, trop heureux si je pouvais induire quelques-uns à comprendre la beauté de la leçon.

Voici donc le pèlerin Fa-Hsien qui se met en route aux premiers jours du quatrième siècle de l’ère chrétienne, suivi, un siècle plus tard, du moine Hiouen-Thsang, confiant en la vertu de ce bol de mendicité que nous retrouverons — ô dérision amère — en or massif, au temple de la dent du Bouddha à Kandy. Ils vont chercher la vérité sur eux-mêmes, sur leur foi, ses fondements, ses effets de solidarité humaine, et loin de vouloir massacrer l’hérétique, vous les verrez innocemment réclamer et obtenir son aide au service du Bouddha, pour l’honneur de toutes parties.

Il y avait quelques siècles, le bouddhisme, par le seul élan de sa propagande, était venu de l’Inde jusqu’en Chine, et s’y était établi en pacifique dominateur sur de vagues débris de Divinités épuisées. Dans sa conquête morale des païens, le christianisme de saint Paul, de pacifique enseignement, devint très vite militant par la recherche de la puissance politique, effondrée en même temps que le polythéisme hellénique de l’empire romain. Toute différente la pensée du Chinois, dont les Dieux sont surtout de figurations des Puissances cosmiques. Il en était de même pour l’Inde, et les deux esprits asiatiques vont s’aborder dans les dispositions d’une générale tolérance inconnue de nos contractures d’émotivités.

Le bouddhisme a débordé sur la Chine de sa propre puissance. Malgré l’obstacle de la distance[267], un échange continu s’était établi de sentiments et de pensées. Chemins de fer, ou télégraphes avec ou sans fil, sont de merveilleux agents de communication, j’en conviens. Combien supérieur encore, pour l’idéaliste, l’irrésistible besoin de propager le meilleur de lui-même et d’en recevoir la digne contre-partie dans les plus hautes réalisations d’un idéal auquel il se consacre tout entier. C’est bien ce qu’on découvre dans le débordement spontané du bouddhisme populaire (trop tôt dégénéré, après la gloire d’Açoka) dans l’étendue de l’immense territoire où les grands maîtres Lao-Tseu, Confucius, ne s’étaient point montrés agents de dogmatisme religieux, et dont les Divinités nationales n’exigeaient guère au delà d’un geste de courtoisie.

Les suprêmes revanches du brahmanisme sur le bouddhisme indien expirant et les violences qui s’ensuivirent, sans parler des invasions des Huns, amenèrent des émigrations en masse de religieux pourchassés, tandis que déjà, peut-être, les émotivités naturelles de la Chine acheminaient individuellement d’audacieux esprits vers ce mystérieux Pendjab où le soleil bouddhiste s’était levé. Car il y a des chances pour que Fa-Hsien et Hiouen-Thsang, dans toute leur innocence, n’aient pu s’engager dans cette formidable passe d’inconnu sans l’aide d’indications préalables, pour des relais d’études, au cours de la plus vaste enquête religieuse que le monde ait jamais tentée.

De cette enquête elle-même, je ne puis même donner la plus légère esquisse. Que le lecteur se reporte aux textes originaux. Il verra que le bon Fa-Hsien, à la recherche des livres du Canon bouddhiste (grand et petit véhicule — moyen même, il paraît), va chercher en même temps que de vénérables écritures, « les images[268] des Divinités bouddhistes ». Eh oui, le malheureux Bouddha, qui n’avait point de Dieu, était devenu (comme le Galiléen plus tard) Divinité lui-même, pour s’accompagner, aussi bien en Chine que dans l’Inde, d’un cortège de ces Dieux conquis, en tête desquels s’inscrivait Brahma. Le bouddhisme, en dégénérescence déjà, se trouvait même pourvu d’une Trinité verbale : « le corps spirituel » du Bouddha, « le bonheur de ce corps » en récompense de ses vertus, enfin « la chair » même dans laquelle le Bouddha était apparu[269].

Instinctivement choqué de tant de déviations, l’esprit chinois veut éclaircir ses doutes, mais dans un esprit d’universelle tolérance et de suprême conciliation. Ne voyons-nous pas Fa-Hsien en péril de perdition, à deux reprises dans son voyage maritime de retour, jeter allègrement son pauvre bagage par-dessus bord (une cruche et un bol), mais refuser de renoncer à ses livres, à ses images qu’il n’acceptait de voir périr qu’avec lui-même ? Et s’il faut un dernier trait pour achever l’ébauche d’un état d’âme si différent du nôtre, considérez cet homme sans peur qui trouve tout simple, au plus fort de la tempête, de demander aux passagers sectateurs des Divinités chinoises et même du Dieu chrétien, de mettre ses écritures bouddhistes sous la protection expresse de « leur terrible puissance ». Et, bien loin de s’y refuser (nous n’en étions pas encore à l’Inquisition), tous ces hommes excellents de s’unir dans le commun respect de leurs doctrines contradictoires, pour concilier leurs Dieux divers dans les épreuves d’un danger commun.

Le pèlerinage de Fa-Hsien se résume d’un mot. Au cours de quinze années, l’intrépide voyageur s’est acheminé de la Chine centrale, à travers le désert de Gobi, jusqu’aux plus hautes passes de l’Hindou-Koush, si difficilement franchissables encore aujourd’hui, et de là jusqu’aux bouches du Gange, pour revenir par mer (après une visite à Ceylan) à travers les détroits de la Malaisie, et remonter les côtes du Siam et de la Chine jusqu’à son point de départ. Avec les organisations de Cook, pour le simple plaisir de parcourir des pays sans s’arrêter à les comprendre, quels touristes de nos jours ne seraient fiers d’un tel accomplissement ?

Passer sans regarder est encore une importante occupation de nos contemporains[270], tandis que Fa-Hsien, pour l’amour de la vérité, va déployer un prodigieux effort de recherches sans fin, accompagnées des études linguistiques les plus ardues en vue de laborieuses traductions. Au début de ses Mémoires, le pieux pèlerin résume en trois mots l’origine de son aventure. « Désolé de l’imperfection des doctrines bouddhistes », il fait partie avec quatre de ses amis d’aller dans l’Inde chercher la Loi'. Une nuit, donc, il quitte pour jamais sa femme qui dort, la main posée sur la tête de leur enfant, et se met en route à cheval, suivi d’un palefrenier. Il est pauvre. Sans autre ressource que d’espérer, à travers tout, il s’élance dans le monde infini, à la conquête du trésor des trésors : l’idéal de la connaissance. L’entreprise lui paraissait simple, tandis que nous la voyons aux confins de l’impossibilité. Pas une parole pour s’en faire accroire. Sa foi souriante s’offre spontanément à tous les dangers de l’homme et des éléments, dans l’inaltérable douceur d’une âme sûre d’elle-même, et, par là, toujours en disposition de faire confiance aux événements.

L’humanité de ces âges se présentait sous d’autres aspects que de nos jours. Le prix de la vie ne s’estimait pas aux mêmes balances, bien que violence et générosité fussent souvent bien proches l’une de l’autre. Le spectacle de l’homme profond n’était peut-être pas aussi différent d’aujourd’hui qu’il peut sembler. Mêmes vertus, mêmes vices dans un cadre d’autres dispositions. Le péril en permanence voulait la contre-partie d’un refuge au foyer. Le plus beau de ces âges était et est encore, jusque dans les contrées les plus mal dégrossies, un large déploiement d’hospitalité. Tous ceux qui ont visité l’Orient rendent hommage à l’accueil que rencontre, en tous lieux, l’étranger. Avec ou sans son bol d’aumône, le pèlerin sera deux fois le bienvenu, car l’acte de foi dont il est le vivant témoignage parle très haut à ces hommes, tout simples, chez qui la croyance se manifeste en des qualités d’âme dont la fleur paraît s’être perdue. Gares, guichets, règlements de tous ordres, telle est aujourd’hui notre affaire, avec l’hôtel si nous pouvons le payer. Alors, on se présentait au foyer, et le payement était de paroles amies. Quelle que fût leur doctrine, le mendiant, le pèlerin étaient saints. Aujourd’hui, la porte est fermée, et nos inévitables devoirs d’altruisme s’exercent administrativement. Mérites individuels remplacés par l’organisation d’un commerce de vertus dont l’artifice est d’une lettre de change tirée sur la Divinité. Culture d’égoïsme au travers de feintes de charité universellement répandues.

Au dehors, la violence était maîtresse du monde, avec moins de déguisements qu’aujourd’hui. Des miracles partout. D’innocents personnages en laissaient couler de leurs lèvres à toutes rencontres. Nos pèlerins vivaient dans des prodiges d’eux-mêmes et d’autrui. Des monstres, des dragons, des démons les assiégeaient à chaque instant, sans qu’il fût besoin de s’en émouvoir outre mesure. Un sourire, une parole de foi et tout s’arrangeait aussitôt. Il n’était pas jusqu’aux tentations démoniaques qui ne vinssent s’offrir pour détourner le triomphe de la parole sainte. Une humanité qui n’est plus.

Au siècle suivant, Hiouen-Thsang, humble moine bouddhiste, toujours muni de son bol de mendicité, vécut seize ans les mêmes prodiges du même pèlerinage, aux fins d’une édification plus parfaite encore. Celui-ci, en comparaison de Fa-Hsien, impassible, est un véritable personnage de roman. Je résiste à l’envie de redire ses aventures merveilleuses où Max Muller s’est arrêté pour un hommage d’admiration. Une excellente publication des hauts faits de Hiouen-Tshang, avec une surabondance de notes précieuses, vient de paraître à Londres. Le texte dé M. Watters, embarrassé d’érudition, nous dit, sans doute, tout ce que nous pourrons jamais connaître des hauts faits de cette prodigieuse histoire.

Tenté comme Fa-Hsien d’un pèlerinage d’études à la terre sacrée, et mieux préparé que son prédécesseur par les recherches où sa vie monastique s’était répandue, Hiouen-Thsang se voit refuser par l’empereur le congé d’une pérégrination aux lieux saints. D’héroïque audace, il passe outre, échappe, en une suite d’incroyables aventures, aux poursuites des agents civils et militaires qui ont l’ordre de l’assassiner. Le grand Chinois s’installe enfin au cœur des terres bouddhistes où les innombrables légendes de Çakya-Mouni ont laissé partout des traces d’une variable authenticité. Il s’abandonne, sans frein, à sa dévorante ardeur d’approcher la pensée du Maître, et couronne son entreprise d’un succès au delà de toute espérance. Il revient chargé de précieux butin[271], de livres à traduire et de tous témoignages d’informations appropriées. Le souvenir de l’accueil triomphal offert au glorieux mendiant par l’empereur Tai-Toung, également chargé de vertus et de crimes, et par l’unanimité de ses compatriotes émerveillés de tels accomplissements, vit encore aujourd’hui dans les mémoires chinoises.

Fa-Hsien ne nous a pas dit s’il avait, à son retour, trouvé trace de sa femme et de son enfant. Je crains fort que la question ne lui parût pas d’importance. Nous le voyons simplement se donner à la rédaction de ses commentaires. Hiouen-Thsang, d’autre part, tant fêté, voit l’empereur lui pardonner sa désobéissance, lui offrir successivement le poste de général en chef, puis de premier ministre, qu’il refuse d’un geste de modestie, pour n’accepter qu’une modeste cabane de village où il va se livrer, dans la solitude, aux labeurs de ses traductions. Plus expansif que Fa-Hsien, il faut, cependant, que le doux pèlerin nous dise d’abord sa joie d’avoir retrouvé l’amitié du vieux pin à l’ombre duquel s’écoula son enfance, toujours orienté vers l’Occident tandis que son camarade humain accomplissait le pieux pèlerinage, puis retourné vers l’Orient quand l’heure de la rentrée fut venue. En ce temps-là, les arbres eux-mêmes bouddhisaient d’accord avec les humains.

Aujourd’hui, dans certains monastères de la Chine, vous trouverez l’image de Hiouen-Thsang tendant son bol de mendicité en signe d’enseignement. Je crois bien que notre Galiléen, de même, vécut surtout d’aumônes. Pourquoi faut-il que, sur tant d’autres points, les manifestations de telles émotivités religieuses, si proches l’une de l’autre, se soient si différemment développées.

Plus heureux que Jésus, les deux héroïques apôtres du bouddhisme chinois, après avoir éprouvé plus longuement que lui la résistance des hommes et des choses à l’expression d’un idéalisme commun, firent succéder à une vie de travaux surhumains la fin d’une paix silencieuse, dans la haute compagnie de celui qui les avait inspirés. Joignons tous les idéalistes sincères dans un même respect de si beaux exemples, sans nous arrêter aux différences de mots qui n’expriment pas toujours des différences de pensées. À force de battre l’obstinée muraille de l’inconnu, le bon marteau peut et doit rencontrer, pour une heureuse pénétration, la juste tête du juste clou.

CHAPITRE IX

COSMOLOGIE.

Sentir le monde, l’interpréter.

La sensation réagit par le rêve, c’est-à-dire par des interprétations incoordonnées, avant d’en arriver aux interprétations méthodiques de la pensée qui font sortir la connaissance positive de l’observation contrôlée. Pour distinctes qu’elles soient, les deux activités mentales, fonctionnant simultanément dans tous les ordres de sensations, s’entre-croisent pour s’opposer ou se rejoindre, et former des conjugaisons d’harmonie ou de désaccords qui expriment des moments de l’homme divers et passager.

Rien de plus propre à caractériser l’incohérence de ces aspects de nous-mêmes que la rencontre des affirmations dogmatiques et des hypothèses d’observation dans la matière des cosmologies. Livres sacrés ou profanes, l’opposition est telle que nos hypocrisies sociales sont réduites au silence quand il faut se prononcer.

L’aède et le métaphysicien diffèrent sans remède d’avec le savant, bien qu’ils n’aient généralement point de relâche dans leur recherche d’une apparente conciliation. Mais quoi ! L’aède est sur les planches, le métaphysicien dans les nuées, et le savant en son laboratoire. L’un nous ravit et l’autre nous aveugle. Seul, l’observateur peut nous éclairer. J’ai rendu mes devoirs aux muses d’Hésiode qui se vantent de mêler le faux et le vrai pour nous plaire. Contrôlée par tous recoupements, la sensation nous offre la ferme plate-forme d’expérience où se fonde le phénomène de la connaissance positive.

Ou sommes-nous ? Quelque part. Dans l’absence de repères, c’est la seule réponse pertinente. Cependant, nous voulons être au centre de tout, car le monde, selon la Révélation, est fait à notre usage. L’aède le clame, et le métaphysicien se vante de l’expliquer. Mais le savant diffère. Première déception qui sera suivie de tant d’autres. Et puis, cet univers, encore, l’aède ne l’a conçu qu’au sens restreint de ce que nous découvrons des astres et de leur course dans l’étendue de notre espace. On nous parle maintenant d’un au-delà et de répétitions infinies d’au-delà, qui vont se succédant toujours. Chercher les déterminations d’un lieu, sans jalons de fixité positive, est une entreprise qui n’a découragé ni métaphysique, ni poésie.

À notre terre, toutefois, à nos astres, à notre ciel de mouvements ordonnés, nous pouvons, nous devons demander des comptes, et ces comptes, ce ne sont ni des chants, ni des rêves qui pourront les régler. Voir, observer, discerner des mouvements de rapports, les Chaldéens osèrent l’entreprendre. Combien de siècles auparavant, les Primitifs avaient-ils commencé d’ouvrir les yeux sans regarder ? Comment auraient-ils deviné que les voix articulées, qui nous donnèrent d’abord une si haute supériorité sur la stupeur animale de nos lointains ancêtres, allaient être la source de capitales méprises dont les effets continueraient de s’imposer, même quand il serait reconnu que les mots ne représentent trop souvent les choses qu’à la condition de les mésexprimer.

Dans les prodigalités du temps, le problème pouvait attendre que l’homme de la Chapelle-aux-Saints, à peine gratifié peut-être de quelques monosyllabes rauques, eût produit inconsciemment, par l’évolution, des lignées capables de se poser objectivement les questions élémentaires d’une cosmologie. — ce qui n’est peut-être pas moins beau que d’en trouver de provisoires solutions. Ce fut, comme j’ai dit, l’office de nos Divinités de nous avoir fourni une pierre d’attente, fondée sur un ordre continu d’insuffisances pour une construction volante de rêves qu’il s’agit maintenant de remplacer par un appareil d’architecture solidement ordonné.

Que pouvaient être les « Révélations » de la théologie, sinon de contes bleus à la portée d’intelligences en acte de se débattre dans la gangue des sédiments d’obscurité ? Avec l’homme, son créateur, du fétichisme primitif au panthéisme de l’Inde, la Divinité, née de nous, évolue avec nous. Sa « Révélation » des origines témoigne trop hautement contre la qualité de son information. Supposez que la cosmogonie de Moïse nous soit offerte aujourd’hui, hors des stupeurs de l’enfance, pour une explication définitive de l’univers. Il n’y aurait qu’un cri de protestation. Issue des plus lointains brouillards, elle a pourtant fait son chemin jusqu’à l’accident de Galilée, et Jahveh, rendu prudent par cette aventure et par quelques autres de même sorte, n’ose plus invoquer sa Genèse que dans l’ombre des sacristies. C’est Massillon, je crois, qui pour vaincre les doutes de la future Mme du Deffand, lui voulait simplement mettre en mains « un catéchisme de deux sous »[272]. Il faut que les temps soient changés, car ce même catéchisme, partout répandu, se voit au jourd’hui mis à mal par le plus élémentaire manuel de géologie, de paléontologie, qui confond « l’infaillible Révélation ».

De fortune, les sociétés excellent à vivre dans l’inconséquence. L’enfant va récitant les « leçons » de Moïse, mais, avant l’âge viril, il a dû passer par l’école et par les musées des sciences naturelles où l’éloquent Massillon de Mme du Deffand se fût bien vite empêtré. Des interprétations mythiques aux constatations d’expérience, il y a trop loin pour que le conflit de toujours puisse cesser autrement que par le discrédit final de l’une ou de l’autre partie. Quand de Chaldée les premières connaissances astronomiques se firent jour, l’inconnaissance prit sans retard sa revanche par les défigurations de l’astrologie[273] demeurée si tardivement en crédit. Ce n’est pas à Nostradamus que s’en prit l’Église : ce fut à Galilée.

Cependant, la vieille Bretonne à qui son fils, matelot revenu de voyage, racontait qu’il avait vu des poissons volants et un fer à cheval perdu dans la mer Rouge par le Pharaon à la poursuite des Hébreux, donnait sa pleine créance à cette dernière information, mais jurait que rien ne la ferait jamais croire, à une si flagrante absurdité qu’un poisson volant.

De toutes les cosmogonies qui furent la préface des cultes historiques, il ne s’en trouve pas une où se puisse accrocher la plus légère amorce d’une discussion d’expérience. Aucune partie n’en peut être retenue, même au prix d’une interprétation forcée. Les Védas, l’Avesta, la Chaldée, l’Égypte, Israël, n’ont rien à nous dire de « l’origine » des choses, qui ne soit en contradiction de tous les phénomènes observés. Il n’en saurait être autrement, puisqu’il ne faut pas moins que tous les grands échafaudages d’expérience pour que le problème puisse être abordé. Jadis, comme aujourd’hui, comme toujours, il s’agissait de déterminer la condition de l’homme dans le monde à connaître, pour en induire des règles d’accommodation. Les méconnaissances de la réponse primitive, toujours dogmatiquement maintenue, entraînent des conséquences sous le poids desquelles la plus haute humanité se débat encore dans les conflits du cauchemar divin et de la connaissance positive qui nous achemine au réveil.

Aussi bien, notre Dieu, qui n’est que le Jahveh des juifs christianisé par saint Paul, s’obstine-t-il à nous vouloir maintenir sous son autorité, dans toutes les manifestations de notre vie. C’est que nos modestes gains d’observation destinés à la conquête universelle des intelligences, sont d’une source étrangère à ses livres sacrés. S’il peut arriver à la connaissance positive de défaillir sous l’obsession du rêve primitif, comment s’étonner des mécomptes où nous laisse la bruyante superbe des conquêtes d’imagination ? Arrêtons-nous d’abord aux spectacles des phénomènes d’où jaillirent si tard les premiers tâtonnements d’interprétations positives. Du point de vue général, il se comprend assez que la cosmogonie fasse la cosmologie qui n’en est que la continuation

Des cosmogonies aux cosmologies.

Nous n’avons que faire ici de l’histoire des innombrables conceptions de l’univers où l’esprit humain s’est égaré[274]. Il suffit d’évoquer le souvenir des principaux paliers de l’esprit humain dans son audacieuse ascension vers une connaissance du monde toujours accrue. De grands noms comme ceux d’Archimède, de Roger Bacon, de tant d’autres annonciateurs des temps modernes, avaient depuis longtemps marqué d’un trait certain la voie sacrée de l’inconnaissance animale aux méconnaissances humaines, qui, par les recours de l’observation, vont se muer en approximations de connaissances vérifiées.

Je joindrais volontiers à tous éminents cosmologues le roi Alphonse X de Castille, qui, au treizième siècle, faisait publier par les astronomes arabes ses Tables astronomiques, et, même les appuyait de cette remarque hardie : « Si lors de la création, j’avais été admis au conseil du Dieu suprême, plusieurs choses eussent été mieux faites et dans un ordre meilleur ». Pour prendre à son compte une telle critique, il n’est pas indifférent de se trouver du bon ou du mauvais côté de la barricade. D’une telle parole d’un tel personnage, il appert que des temps nouveaux étaient décidément en chemin.

L’histoire des cosmologies ne fut jusqu’à Képler qu’un prodigieux mélange de rêveries, de calculs dans les nuées, de fragments d’observations positives interprétées au hasard des superstitions. Quelques traits de lumière n’apparaissent qu’au moment où des observations commencent à se corroborer, à se fortifier réciproquement pour les premières ébauches d’une synthèse traversée d’irréductibles méprises. Des rêves d’abord, c’est-à- dire des vols d’imagination auxquels des réactions d’expérience imposeront le contrôle qui doit les abolir ou les justifier.

Les mythes cosmologiques, dont j’ai noté des thèmes à titre d’indications, nous font simplement apparaître les premiers mouvements de l’esprit humain. Rien ne serait plus vain que de vouloir doctriner le passage de la méthode imaginative à la méthode d’observation. L’imagination primitive elle-même eut besoin d’une donnée du monde extérieur (juste ou fausse) pour ses « créations » dont l’unique procédure est de déformations successives de la réalité. D’imagination furent nécessairement, pour une part, les premiers efforts d’une connaissance d’observations superficielles dans l’absence de tout critère. Des conditions d’activité et de méthode radicalement différentes, procédant aussi bien de la spontanéité du rêve que du labeur ordonné de l’observation vérifiée, devaient fatalement amener des disproportions,des discordances de résultats. Triomphal jaillissement de l’imagination parmi de modestes lueurs d’expérience dont la clarté grandissante s’imposera plus tard dans l’entreprise d’une marche à l’étoile.

« C’est l’astronomie, remarque M. Henri Poincaré, qui nous a montré quels sont les caractères généraux des lois naturelles… Newton nous a montré qu’une loi n’est qu’une relation nécessaire entre l’état présent du monde et son état immédiatement postérieur. Mais c’est l’astronomie qui nous a fourni le premier modèle sans lequel nous aurions, sans doute, erré bien longtemps. C’est elle, aussi, qui nous a le mieux appris à nous défier des apparences. Le jour où Copernic a prouvé que ce qu’on croyait le plus stable était en mouvement, que ce qu’on croyait mobile était fixe, il nous a montré combien pouvaient être trompeurs les raisonnements enfantins qui sortent directement des données immédiates de nos sens. Pour comprendre la nature, il faut pouvoir sortir de soi-même, pour ainsi dire, et la contempler de plusieurs points de vue différents, sans cela on n’en connaîtra jamais qu’un côté[275]. Or, sortir de lui-même, c’est ce que ne peut pas faire celui qui rapporte tout à lui-même. Qui donc nous a délivrés de cette illusion ? Ce furent ceux qui nous ont montré que la terre n’est qu’une des plus petites planètes du système solaire, et que le système solaire lui-même n’est qu’un point imperceptible dans les espaces infinis de l’univers stellaire[276]. »

Que les formations du monde ne soient pas nécessairement des créations, voilà ce qui parut si difficile à comprendre pour les premiers « penseurs ». Nos grands chercheurs des anciens âges auraient abordé le grand œuvre dans un sentiment de déchéance s’ils n’avaient commencé par tirer la terre et les astres du néant, ou de l’Être universel, à la façon du panthéisme indien. Il faut apparemment une philosophie supérieure pour se résoudre à accepter les choses comme elles sont. Nous pouvons nous en convaincre encore aujourd’hui par le dédain de tous les cultuels (sauvages ou civilisés) pour les malheureux qui ouvrent leur enquête du monde en prenant acte de ce qu’ils ont sous les yeux. Il est si simple de dire d’abord ce qu’on ne connaît pas, avant d’en venir au souci d’une correspondance avec les phénomènes qui s’imposent à nos regards.

« Au commencement », il n’y avait rien, et il y avait Dieu tout à la fois. Et Dieu, tout parfait, fit le monde imparfait, ce dont il se repentit en créant l’Enfer, pour punir sa créature bien innocente de sa propre création. Tels sont les grands secrets qu’on nous offre pour remplacer les faits d’expérience au contact desquels réagit, intellectuellement et émotivement, notre sensibilité.

Les cosmologies imaginatives des peuples de la terre, sauvages ou civilisés, forment une longue liste de fantasmagories auxquelles il serait vain de s’arrêter. De grossières constructions aériennes qui n’arrivent à se raffiner que chez les peuples attendus de l’histoire pour des évolutions de positivité.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ces cosmologies primaires sont déjà l’ultime produit d’âges sans histoire où toutes les fantaisies ont pu se donner cours en l’absence d’une critique élémentaire. L’écriture commençant de fixer les gestes des ancêtres, des formules sont apparues sur lesquelles de vagues traditions pouvaient s’instituer. Il en est demeuré d’hétéroclites mélanges. Avec l’histoire, partout répandue, d’un déluge universel, nous avons la traditionnelle relation d’un des derniers cataclysmes planétaires coïncidant avec une évolution indéterminée de l’espèce humaine. C’est déjà le passage d’une cosmologie de rêve à une cosmologie d’observation qui s’impose par l’accroissement des inférences de l’expérimentation aux dépens de fables surannées. Avec l’état d’esprit nouveau, qui ne peut plus vivre uniquement des contes primitifs, un autre âge commence : celui d’une observation imaginée selon des apparences, en attendant les contrôles de l’observation positive à vérifier. Triomphe de cet état d’esprit dans Lucrèce, chez qui retentit l’appel de l’hellénisme aux hypothèses d’expérience à venir.

À l’heure où Copernic allait marquer de son empreinte un moment décisif dans l’histoire de l’astronomie, c’est-à-dire vers le début du seizième siècle, les systèmes astronomiques de Pythagore, d’Héraclite, d’Aristote, d’Hipparque, de Ptolémée se partageaient les faveurs du monde « savant ». Le système de Pythagore, d’inspiration mystique, ne peut plus même être discuté. Au moins Héraclite apporte-t-il l’hypothèse de la rotation de la terre. Le soleil, selon lui, tourne autour de la terre et les planètes autour du soleil. Il se peut que ces idées, reprises par Aristarque de Samos, aient fourni des suggestions à Copernic, Aristote met la terre au centre de l’univers, où la laisse Ptolémée lui-même. Le mouvement de la terre paraissait une affirmation contre « l’évidence ». Pour Aristote, qui domine la pensée des anciens temps, le monde est la construction d’un rationalisme divin que l’homme postule selon ses facultés, n’ayant plus, pour tout effort de connaissance, qu’à remonter le cours des phénomènes déduits des desseins supposés du Créateur. C’est alors qu’on aura la fameuse réponse d’un religieux à la découverte des taches du soleil, « qu’il ne peut en être question puisque Aristote n’en a pas parlé »[277].

Rien ne découvre mieux la marche tâtonnante de l’esprit humain que la remarquable étude de M. Lucien Fabre sur les processus mentaux de Copernic en route vers l’observation capitale qui immortalisera son nom. Simplicius, Averroès, Maïmonide, saint Thomas d’Aquin, s’accordent sur « la capitale distinction de la métaphysique et de l’astronomie dite d’observation ». « Quand on raisonne sur les éclipses, écrit Simplicius, il ne s’agit point de découvrir la cause. On se propose simplement, à titre d’hypothèses, des manières de voir s’accordant avec le phénomène en soi, dont l’entité métaphysique doit fatalement nous échapper. » Jusqu’où une telle conception peut nous conduire, l’histoire ne nous l’a que trop bien montré.

En témoignage d’un tel état d’esprit, se peut-il rien concevoir de plus topique que la préface même[278] du livre sur les Révolutions célestes que Copernic garda trente-six ans sur sa table sans oser la publier. On y lit : « je ne doute point que ne soit déjà connue la nouvelle hypothèse qui est le fond de ce livre, et d’après laquelle la terre se meut autour du soleil, immobile au centre du monde. Je ne doute pas non plus que certains érudits s’en montrent grandement choqués, et ne jugent mauvais le trouble apporté aux disciplines libérales depuis longtemps et solidement édifiées. Cependant, s’ils consentent à mûrir leur jugement, ils reconnaîtront que l’auteur n’a rien fait de répréhensible. Le rôle de l’astronome est, en effet, d’écrire l’histoire des mouvements célestes à l’aide d’observations menées avec diligence et avec art… Il n’est pas nécessaire que ces hypothèses une fois posées soient vraies ou même vraisemblables[279]. Il suffit qu’elles permettent de rendre compte des observations pour le calcul… » Il est douteux que Copernic ait jamais eu connaissance de ce texte. Le premier exemplaire de son ouvrage, dédié au pape Paul III, ne lui parvint que quelques jours avant sa mort. Il avait annoncé dans son introduction la réprobation inévitable : « On criera haro sur moi », dit-il tranquillement, en essayant de se couvrir de deux hommes d’Église qui lui avaient conseillé de passer outre.

À Képler revint l’honneur de prononcer les paroles définitives. « jamais, écrit-il, je n’ai partagé l’avis de ceux qui s’efforcent de prouver que les hypothèses de Copernic peuvent être fausses, et que cependant des phénomènes réels peuvent en découler comme de leurs principes propres. Je n’hésite pas à prétendre que tout ce que Copernic a annoncé a posteriori et prouvé par l’observation, tout cela pourrait sans difficulté être démontré a priori au moyen d’axiomes géométriques ».

La vérité est qu’une audacieuse astronomie (la plus ancienne science qui soit) avec le développement de mathématique qu’elle commande, a groupé les premiers efforts de l’esprit d’observation dans l’ordre d’une connaissance expérimentale de l’univers. Chaldéens, Égyptiens, Ioniens, Hellènes, y ont d’abord apporté des disciplines mentales par lesquelles l’entendement humain a pu non seulement aborder les plus ardus problèmes, mais encore surmonter les violentes résistances de « l’opinion compacte, »[280] des foules dévoyées.

De précieuses tablettes de terre cuite (bibliothèque d’Assourbanipal, Ninive, septième siècle avant notre ère) dont l’incertaine rédaction peut remonter au règne d’Hamurabi (législateur babylonien du vingtième siècle avant Jésus-Christ) nous montrent les Assyro-Chaldéens commençant d’introduire, au travers du roman des mythes primitifs, un ordre d’expérience devant lequel « les Dieux eux-mêmes sont tenus de s’incliner. » Le grand Dieu de l’Iran, Mardouk, dispose les planètes en vue d’une course assignée, donne ses lois à la lune qui va fournir nos premières divisions du temps (mois et semaines), répartit fantastiquement les étoiles en ces imaginaires constellations qui ne répondent à aucune réalité concevable, mais n’en pourront pas moins, par des subjectivités de rapports, nous apporter des éléments de repères par lesquels le Zodiaque, c’est-à-dire la course apparente du soleil dans le ciel, pourra être déterminée.

Des origines d’une civilisation d’Égypte, nous ne savons à peu près rien. Une population d’Afrique conquise et assimilée, a-t-on dit, par des peuples d’Asie venus à travers la mer Rouge. Une étonnante fusion se serait accomplie, et aussi loin que nous remontions — fétiches et culte solaire, avec mythes et rites emmêlés, ne nous montrent rien de sensiblement supérieur à ce que nous rencontrons en d’autres contrées. Point de filiation historique des deux jointures hypothétiques de cette histoire. Aucun peuple n’a tant écrit pour si peu dire. Aucun peuple n’a laissé tant de témoignages d’un si prodigieux effort pour conduire à de si médiocres effets. D’admirables œuvres d’art. Hors des croyances religieuses, des points d’interrogation. Une inconcevable distance des monuments à leur signification. Voyez les Pyramides. Et cependant l’Égypte partagerait avec la Chaldée l’honneur des premières initiatives de hautes généralisations. Cela s’éclaircira peut-être un jour.

Au travers des permanentes modalités de son culte solaire, la pensée égyptienne nous apporte cette puissante formule du problème cosmique. « Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est et sera, et mon voile, nul mortel ne l’a jamais soulevé ». Ainsi prononce Isis, la plus haute personnification de la Nature en un temps où les idées, pour se fixer, voulaient le véhicule de la personnalité.

En cette forme, voyons-nous l’existence universelle jeter son défi à notre enquête d’observation, parce que nous n’avons pu jusque-là que rêver ses problèmes sous prétexte de les résoudre d’emblée. Et ce « voile », ce « voile » mystérieux des choses qui résiste, d’une opiniâtreté si longtemps victorieuse, à nos obstinés espoirs d’une pénétration, ne voilà-t-il pas que c’est du monde énigmatique de la Divinité que nous vient le défi de le soulever. Est-ce donc notre impuissance définitivement prononcée ? Ou n’y reconnaîtrons-nous pas le plus haut appel des mystères cosmiques à redoubler d’efforts pour les déchiffrements de positivité ? La Déesse de Saïs n’a pas prononcé : « Nul mortel ne soulèvera mon voile. » Elle a dit : « Nul mortel ne l’a jamais soulevé. » Qui le tente ? Toute la vie terrestre pour relever le défi.

Cependant, n’y aurait il pas dans cette hautaine parole, qui nous vient de Plutarque, la marque de l’hellénisme le plus caractérisé ? Avant les temps historiques, déjà la mer Égée s’était offerte aux fusions de la pensée égyptienne et de l’incomparable Ionie, où se déployait l’agression téméraire contre les voiles de la Divinité. La fondation de Thèbes, les statuettes égyptiennes des tombeaux de Mycènes, les boucliers grecs de caractère égyptien[281], trouvés dans l’antre de Crète où Zeus fut élevé, l’Apollon coiffé du pschent, l’Apollon de Milet[282], la Héra de Samos, la stylisation égyptienne, les récits d’Hérodote, tout pleins de rapprochements dans le monde divin, attestent de communes activités de pensées. Si la Grèce fut miraculeuse, comme le veut Renan, c’est peut-être que l’Asie et l’Égypte s’y rencontrèrent pour le « miracle » de l’homme pensant. Et si l’Égypte elle-même, en ses profondeurs, nous révèle surtout un choc d’impulsions asiatiques filtrées aux fragmentations des continents hellé- niques[283] éminemment favorables à l’individualisme de la pensée, nous aurons saisi sur le vif une assez belle origine de l’évolution supérieure d’où le phénomène européen est issu. N’est-ce pas ce qu’a fait magnifiquement apparaître le génie de Raphaël en cette École d’Athènes, où poésie, mathématique, astronomie, physique, biologie, philosophie, tous les achèvements de l’esprit humain font jaillir dans le ciel l’étoile d’idéal à laquelle nous nous faisons enfin gloire de marcher.

Mais l’homme en est encore au maniement des premiers leviers de la connaissance, dans des fumées d’orgueil qui lui montent de l’erreur aussi bien que de la vérité[284]. L’imagination, l’observation continuent de se disputer la prééminence. Une fortune aveugle tient l’avenir en suspens, et c’est un grand désavantage, pour l’esprit positif, de ne pouvoir promettre au delà de l’espérance. Nos grands rêves ont vécu de belles envolées. Sont-ils donc achevés ? Problèmes des apparences et des réalités que l’Inde, de métaphysique éperdue, a si ingénument posés. Maya, l’illusion, ou Vidya, la connaissance… Un périlleux passage. Pourrons-nous jamais dire que nous l’avons franchi ?

Oblitérés de cosmogonies imaginatives, les siècles ont charrié des alluvions d’expérience positive qui, bien ou mal, tendent irrésistiblement à se condenser, à se coordonner. Et l’apparence, même, qui n’est pas toujours trompeuse, peut encore nous offrir, de chance, des points d’appui. Observation imaginée, c’est-à-dire hypothèse d’observation, ou observation vérifiée par tous recoupements d’expérience : c’est la fourche des deux chemins d’Hercule, entre lesquels la vie pensante nous invite à composer.

Au moment décisif de l’histoire, par une de ces rencontres qu’impose la fatalité des évolutions de l’esprit humain, s’est présenté le peuple le plus propre à inaugurer les grands mouvements d’idéalisme qui allaient s’emparer de l’élite des intelligences pour ne plus la quitter. Ce fut le jour de l’hellénisme ionien. Une irrépressible ruée de grands noms suffit à manifester le fier accomplissement d’une œuvre d’humanité supérieure, à laquelle nous devons d’être les hommes pensants de ce jour, en gestation des pensées de demain.

Par malheur, dans l’ordre de la stabilisation nationale, politique et sociale, l’hellénisme n’a pas su se réaliser. Pour ce qui est de la philosophie, il a magnifiquement poussé les grandes lignes de son enquête dans les plus hautes directions de la pensée. Conquis par le Macédonien, déformé sous la main de Rome, avili de Byzance, il n’a su, ni se maintenir dans une continuité de lui-même, ni mourir dans le linceul qu’il avait somptueusement tissé. S’il n’a pas vraiment fait le miracle, il nous a laissé les moyens de le faire puisqu’il nous a légué les plus belles, les plus fortes assises du connaître, pour des constructions de l’idéalisme à venir. Ni les plus beaux couronnements de poésie, d’esthétique, ni les plus subtils achèvements de raison supérieure, aussi bien que de science et de philosophie, ne lui ont fait défaut. Dans le conseil, comme dans l’action, la Grèce aura connu les plus beaux exemplaires de virilité. Les mêmes rivages des mêmes continents, les mêmes flots de la même Méditerranée, d’où nous étaient venus les grands frémissements des mentalités de l’Asie, ont pu nous apporter, dans le naufrage du monde gréco-latin, le raz de marée chrétien de l’Orient, par lequel toutes les terres émotives de notre continent furent submergées. C’était l’heure

                                      où la terre étonnée
Portait, comme un fardeau, l’écroulement des cieux.


Pourquoi faut-il que le monde nouveau, glorieusement prédit, n’ait pu se réaliser que dans le vocabulaire, puisque rien des réalités de l’homme vivant et agissant ne s’en trouva changé ? Sous des étiquettes renouvelées, mêmes inspirations de violences permanentes. Du sang partout et toujours. Cependant, le monde ne voulait pas finir, et l’homme déçu de l’an mil finit par se résoudre à la « Renaissance » pour les revanches dont il se détournait.

Ce n’est rien, quelques siècles de mécomptes. La jeune vitalité du sang barbare nous préparait, à travers les luttes cruelles du Moyen Age, les surprises d’un renouveau de l’antiquité. Abailard et ses cohortes d’écoliers allaient battre les portes séculairement murées de l’accès aux grandes voies de la connaissance positive si longtemps désertées. L’hellénisme se sera retrouvé, non pas seulement dans ses cosmologies, dans ses métaphysiques d’Asie, dans tous les domaines de l’art, mais encore et surtout dans ses hardies synthèses de la nature appelant le contrôle de l’observation. Reprise du labeur humain à pied d’œuvre dans l’éternel chantier.

Alors, la grande revue des grands penseurs d’Ionie, avec leur légitime descendance. Les premières observations de la Chaldée et de l’Égypte ont fondé l’astronomie. Le gnomon, déjà connu de la Chine, arrive, on ne sait comment, aux continents de la mer Égée. Et Thalès de Milet, simple marchand voyageur dont les camarades ne laissaient pas de pirater à la fortune des circonstances, renonce au trafic profitable pour déterminer les saisons et mesurer le diamètre du soleil. Sept cents ans avant notre ère, il y gagne de devenir l’un des sept sages de la Grèce — antique schéma d’Académie qui fut l’indice d’une révolution dans le monde jusque-là plus occupé de violences profitables, et de rêves à métaphysiquer que de connaissances positives.

Avec Thalès vont se retrouver Anaximandre, Anaximène, tous deux de Milet encore, Héraclite d’Ephèse (sixième siècle avant Jésus-Christ) abordant la cosmologie pour des solutions éventuelles d’expérience et d’imagination mêlées. Les faits se coordonnent, les vues se systématisent. Héraclite, le premier de tous, pose hardiment le principe de la relativité. Xénophane de Colophon, Archélaüs, Diogène d’Apollonie, Empédocle instituent une recherche de la nature, Leucippe (de Milet, toujours), Démocrite, Épicure, bâtissent le monde sur l’hypothèse atomique, aujourd’hui vérifiée. Les mathématiques apportent leur contrôle, leur étai, pratiquent leurs percées. Avec Aristote, une physique, une science naturaliste se constituent. Pythagore annonce la terre sphérique et Philolaüs la met en mouvement, cependant que Parménide, pour une pleine mise en valeur des méthodes opposées, métaphysique l’univers indifférent. Enfin, Platon, héraut de la métaphysique savante, en compagnie d’Aristote — doctrinaire de la nature — va préparer la grande réaction des entités, des essences et des entéléchies, définitivement mises à mal par les Hipparque, les Ptolémée, les Roger Bacon, les Copernic, les Képler, les Galilée, les Newton, jusqu’à l’apparition de Lavoisier.

La vie de Galilée, surtout, fut, par excellence, le drame de l’homme d’expérience aux prises avec les traditions farouches d’un long cauchemar d’imagination. Il commença par en rire avec Kléper : il finit par en pleurer. « On n’enterrera pas mon corps et mon nom en même temps », avait-il coutume de dire. Il n’eut besoin de patienter que deux cents ans pour que le Saint-Siège, « infaillible », déclarât « licite » (septembre 1822) l’enseignement du mouvement de la terre, en attendant la « réhabilitation » de Jeanne d’Arc — glorieuse manifestation du dogme de « l’infaillibilité ! »

Avec le couronnement de l’œuvre de Newton dont les formules de la loi de gravité sont aujourd’hui familières à tout le monde, il semble que nous arrivions au relais d’un effort de compréhension cosmique où se sont accumulés assez de millénaires pour nous permettre une pause dans l’immense aventure d’une conquête humaine de l’univers. Cet univers, en ses féeries de révolutions enflammées, il est là, sous nos yeux, et l’innocente lentille de la lunette de Galilée nous éblouit d’un vertige de monstrueux feux-follets dont Isaac Newton nous annonce la loi des révolutions. Quand on est parti des fables primitives, si profondément ancrées dans nos gestes et nos voix par une longue stabilisation de méconnaissances, il semble que ce soit un assez beau moment de pouvoir se tenir ferme à cette simple formule des mouvements du monde : « Dans l’univers, les mouvements s’effectuent comme si deux corps quelconques étaient soumis à une attraction proportionnelle au produit de leurs masses et à l’inverse du carré de leur distance ».

C’est la loi de gravitation par laquelle un abîme d’inconnu vient d’être décidément franchi, en attendant les chances des prochaines rencontres. Nous sommes l’un des produits temporaires du Cosmos en ses activités de partout, de toujours. Notre conscience des choses s’attache à vivre l’évolution de pensée qui ne pourrait être que d’incohérences, si elle n’était suprême élément des sensations de l’univers. Cette intervention de notre organisme individuel dans les directions de la vie (où le pouvoir du Moi lui-même se trouve inclus) constitue l’ultime synthèse de nos énergies sous l’émotive impulsion de notre sensibilité. Les grands rêves de la métaphysique se trouvent avoir préparé les grandes réalisations mentales de la compréhension positive enfin réalisée.

Et si, ce que l’homme ne peut atteindre, il faut qu’en des formes changeantes il continue de le rêver, un poème nouveau se substituera aux poésies dépoétisées pour maintenir nos agitations dans le courant d’espérances inespérées. C’est l’idéal vivace qu’aucune connaissance d’observation positive ne peut décourager. Qu’il soit haut, ou médiocre (comme c’est le cas le plus fréquent), « l’idéal », aspiration d’harmonie supérieure, fait jaillir du plus profond de nous-mêmes l’irrésistible élan de l’action décisive. Qu’il soit en juste ou en insuffisante coordination avec les réalités du monde extérieur et de l’homme lui-même, l’effet n’en sera pas différent (il faut avoir le courage de le dire), puisque toutes les croyances ou opinions contradictoires ont produit tour à tour d’identiques vertus d’humanité.

Des émotions organiques progressivement transposées dans les évolutions de la connaissance, nous ne pouvons pas attendre une conquête d’idéal absolu. Aussi bien que toutes activités organiques, nos idéals ne peuvent être que de relativités à la mesure d’imaginations définies. Cela suffit pour la continuité de nos légitimes manifestations de nous-mêmes, puisqu’il demeure en nous des puissances d’émotions successives toutes prêtes pour nos renouvellements d’énergies. On pourrait voir ainsi dans l’idéal une anticipation d’émotivité qui va se transformant à mesure que, par l’effort de la connaissance accrue, des parties de prévisions hâtives doivent être éliminées. C’est la marche en échelons, avec l’imagination et l’expérience comme soutiens d’audace et de sûreté. Il est indispensable d’assurer les voies de la connaissance. Mais, pour cela même, à tous risques, faut-il d’abord marcher. Quelle que soit l’étoile, sa lumière sera toujours plus profitable que l’obscurité[285].

Cosmologie d’expérience.

Dans les temps primitifs de notre humanité, le ciel n’était pas autre qu’aux yeux de Copernic, de Galilée, de Kant, de Newton, de Laplace, de toutes les intelligences en quête de nouveaux champs de connaissance humaine. Cependant, quel abîme entre les visions d’alors et celles d’aujourd’hui par le simple mouvement des interprétations changées ! Aussi, lorsque les Chaldéens imaginèrent de joindre schématiquement des étoiles diverses pour imposer à des figures fictives des noms permettant de reconnaître le cours du soleil, paraissait-il entendu pour tout le monde qu’il n’y avait vraiment dans le ciel ni taureau, ni balance, ni scorpion. Cependant, la foule courut, comme toujours, à l’illusion mythique qui tend à approprier l’univers aux fins de l’espèce humaine. Dépouillées de leur magie, les fictions du Zodiaque nous sont demeurées d’une aide à travers tous obstacles au progrès de la connaissance, — derniers restes d’une astrologie qui voulait que de simples noms de hasard fissent aux astres une vie particulière leur permettant de nous imposer leurs lois, au lieu de nous éclairer. Trop d’autres Dieux, attardés dans leurs personnifications primitives, continuèrent d’exercer sur nous actions et réactions de volontés surhumaines, dont l’effet fut de nous attarder hors des voies naturelles de notre devenir.

Quand Newton contemplait l’immensité céleste où il avait si puissamment tracé l’invincible sillon de lumière, l’idée lui était encore suffisante d’un mécanicien mystérieux pour manœuvrer l’engin, et la pensée ne lui venait pas de soumettre « le moteur immobile » d’Aristote à des procédures d’investigation dont le problème tenait les hommes en suspens. Combien d’autres avaient eu cette audace, qui, par leurs propres manquements ou l’insuffisance des données acquises, n’avaient pu fournir la course maîtresse sur les pistes de l’observation !

Débiles ou puissants, nous sommes les héritiers légitimes des uns et des autres, avec le lot total de leurs défaillances et de leurs achèvements. Le commun d’entre nous possède aujourd’hui, sans efforts, un ensemble de connaissances que lui eussent enviées les plus illustres maîtres de l’antiquité. À peine avons-nous franchi le seuil de la naissance que, dans l’existence qui se présente, nous marquons, dès le premier jour, des temps de nous-mêmes par les relais du passé. L’aventure emporte de nécessité avec elle l’événement d’une croissance d’hier, dépassée par une croissance d’aujourd’hui, de demain. Succession de méconnaissances et de connaissances mêlées, en perpétuelle activité d’accroissements selon des chances auxquelles chacun de nous pourra contribuer plus tard de son propre effort.

Quoi de plus significatif à cet égard que de voir Newton hors d’état de résoudre les perturbations planétaires par la faute d’une mathématique inachevée, invoquer placidement l’intervention divine pour remédier à cet embarras. Il n’hésite pas à déclarer que « les inégalités, à peine remarquables, qui peuvent provenir de l’action mutuelle des planètes et des comètes, iront en s’aggravant par une longue suite de temps, jusqu’à ce qu’enfin ce système ait besoin d’être remis en ordre par son auteur ». Incroyable candeur de vouloir s’affermir dans une insuffisance humaine en attribuant à la Providence, infaillible, le rôle d’un mauvais horloger qui aurait besoin, à certains moments, d’un coup de pouce aux aiguilles pour parer à l’imperfection de ses engrenages. Et le plus beau, c’est qu’avec le développement du calcul différentiel, la seule loi de Newton sujet à rendre compte des perturbations planétaires. Chacun connaît la contre-épreuve de la découverte de la planète Neptune par Leverrier. Ainsi le voulait la suprême généralisation de Laplace prenant acte, en ces termes, de la stabilité du système solaire et de l’instabilité de nos interprétations : « Parcourons l’histoire des progrès de l’esprit humain et de ses erreurs, nous y verrons les causes finales reculées constamment aux bornes de ses connaissancesElles ne sont donc aux yeux du philosophe que l’expression de l’ignorance où nous sommes des véritables causes. » Sur le monde et sur nous-mêmes une assez belle amorce de méditations !

Cependant, c’est bien le même fragment d’infinité mouvante qui nous éclaire ou nous aveugle de ses mêmes éblouissements de lumière ou d’obscurité. D’où que la flèche lumineuse puisse nous atteindre, la course de notre flambeau, à tous les points de l’horizon, déroule sa fortune de vision droite ou déformée. Comme les animaux de la fable qui voyaient de confiance, dans la lanterne magique, ce que ne leur montrait pas le lumignon éteint du singe, nous nous plaisons à « réaliser » de fictions le phosphène qui jaillit tout vibrant des rétines surexcitées. Aux spectacles du monde stellaire, toutes nos fibres de sensibilité se dressent tumultueuses sous les regards du ciel clignant à des mystères qui n’ont de formules que s’il se rencontre l’homme pour les saisir et les interpréter.

Les astronomes, parfois, imaginent de changer l’aspect de notre ciel par un hypothétique déplacement de leur lunette braquée d’une autre planète que la terre, ou d’un astre, — visant jusqu’aux confins de notre monde étoilé. Une nouvelle disposition du spectacle des choses, par le changement du point de vue, nous fait un ciel différent par de nouvelles apparences de rapports parmi les masses en mouvement. Le tableau peut être ainsi renouvelé à l’infini des aspects des phares du céleste Océan.

Dans la redoutable complexité des énergies cosmiques infrangiblement conjuguées, l’espace, le temps se réalisent en nous, par les moments de courses astrales vertigineuses, marquant, dans des afflux et des dispersions d’énergies, des âges d’évolutions de la naissance à la mort. Ils sont là-tant et tant de mondes, que toutes les étapes de leur existence sont simultanément sous nos yeux, — au moins les plus significatives. La courbure terrestre est si prononcée que quelques milles, en pleine mer, épuisent nos ressources visuelles. Ici, la grande voûte bleue, constellée des flambeaux d’une fête éternelle, ne présente finalement à notre vue que des transparences de feux aux confins de l’inconnu.

Il n’est point de raisons pour que, dans les successions de l’espace et du temps, d’autres systèmes d’univers ne viennent s’offrir à des renouvellements de sensations. Le temps infini, c’est bien long, et l’espace infini, c’est bien loin…

Devine si tu peux, et choisis si tu l’oses.


La somme de notre univers accessible à nos perceptions dépasse, dans son ultimité, l’emprise actuelle de nos compréhensions. C’est beaucoup d’en convenir sans fausse honte. Honneur à qui en saura distinguer ce qu’il connaît bien ou mal de ce qu’il ne connaît pas, de ce qu’il ne peut connaître, en nous laissant le libre recours aux puissances d’imagination estimées à leur juste valeur[286]. Quoi qu’il arrive, la prise de contact du ciel et de l’homme est le plus haut du drame ou s’affrontent l’impassible inconscience des éléments cosmiques et la conscience aiguë d’une humanité avide de savoir.

En quelques paroles très simples, Kant a dit sa commotion de rêves, de pensées, dans les flottements de ce voile céleste où des fulgurations éperdues déroulent la splendeur de gestes enflammés. Descartes veut faire tourbillonner le monde. Képler, épris d’harmonie universelle, trouve la loi fondamentale des mouvements planétaires. Newton solidarise toutes les activités du Cosmos dans une gravitation universelle. L’homme et l’univers, si longtemps tiraillés par les appels faussés de l’inconnu des choses, pourront enfin se concilier en une formule supérieure exprimant une vue générale d’observations vérifiées.

Cela, c’est le monde newtonien que l’homme évoluant est contraint, jusqu’à nouvel ordre, de tenir pour une représentation suffisante du dehors. Il a des formules du soleil, des planètes avec leurs satellites, des étoiles, de la voie lactée, des nébuleuses spirales et de toutes autres, des comètes, des poussières cosmiques parmi lesquelles s’allument et s’éteignent des mondes qui nous livrent, chemin faisant, des lueurs de leurs secrets. Tous ces prodiges d’éléments en action de notre partout et de notre toujours, nous les avons surpris dans l’irréductible coordination d’un réseau de mailles qui les tient enserrés au delà même, sans doute, des régions où peut atteindre notre humaine ultimité.

Car si la gravitation n’était point la loi de l’univers universel, comment concevoir le point où elle aurait sa borne marquant une rencontre d’autres formations de rapports ? Encore faudrait-il un lien entre ces divergences. Casse-tête offert aux Christophe Colomb des célestes étendues. Au delà de toute observation positive, si loin qu’elle puisse atteindre, l’homme rencontrera toujours une frontière mouvante d’inconnu. Ce que nous pouvons noter avec Newton, c’est que le nuage d’obscurité mentale s’est déplacé du tout au tout depuis Moïse, et que nous tenons fermement des formules de cohérences en deçà desquelles le rêve puéril des premiers âges s’évanouit. Pour ceux qui s’obstinent à vivre ancestralement dans les terreurs du sensible, il reste les fumées de la métaphysique où s’abîmer. Quelque plaisir qu’on éprouve à somnoler la vie sur l’oreiller de la Révélation, ou à la vivre dans les inquiétudes ordonnées de l’expérience, la condition de l’homme, même après les conquêtes de la science, ne promet pas mieux que des trépidations de connaissance toujours plus proches d’un absolu qui ne peut être atteint.

Kant et Laplace, émus de positivité au bord de l’abîme, ne purent s’arrêter à des fictions de parapet. Bravement, ils jetèrent la sonde en quête de profondeurs. Je ne saurais m’étendre sur leurs hypothèses[287]. Kant, qui fut ignoré de Laplace, pose son problème en ces termes : « Découvrir les lois systématiques qui relient les mondes créés dans l’espace infini, et déduire de l’état primitif de la nature, par les seules lois de la mécanique, la formation des corps célestes et l’origine de leurs mouvements… D’autre part, la religion menace de ses foudres l’audacieux qui oserait attribuer à l’action de la nature seule une œuvre où elle voit avec raison l’intervention immédiate de l’Être suprême… Ce n’est qu’après avoir mis ma connaissance en sûreté au point de vue religieux que j’ai dressé le plan de mon entreprise… » Ainsi devait-on encore parler, à l’aurore du dix-neuvième siècle, pour obtenir, à tous risques, la permission d’observer.

Le philosophe de Kœnigsberg cherchait l’explication de l’univers stellaire. Refroidissement par rayonnement, condensation croissante mais inégale, selon les matériaux et les mouvements intérieurs de la masse, opposition des forces centripètes et centrifuges, rotation, gravitation, contraction produisant des anneaux nébuleux (dont Saturne a conservé le témoignage) repliés en l’orbite des planètes en formation, telle apparaît, selon l’hypothèse kantienne, la succession des phénomènes, depuis l’ultra-dispersion des atomes dans la nébuleuse « chaotique » jusqu’aux formations du monde où nous nous débattons.

Le malheur de Kant est d’avoir eu besoin de l’ancien chaos païen pour l’intervention de son Dieu fabricateur universel, — ce qui condamnait l’univers à l’immobilité du « repos » comme point de départ du mouvement. Difficulté, quand nous ne connaissons et ne pouvons concevoir, dans le monde, que des activités sans commencement ni fin. Et ceci pour conclure : « Il existe un Dieu précisément parce que le chaos lui-même ne peut engendrer que l’ordre et la régularité. » Nous devions vraiment pouvoir tirer autre chose de la loi de Newton que de fonder l’ordre sur le désordre universel.

En dépit des métaphysiques ou s’attardait encore ce puissant esprit, Kant demeure le grand devancier de Laplace dans la haute tentative d’un essai de cosmogonie positive où des suggestions, même non vérifiées, ont pu venir en aide aux chercheurs. De Laplace lui-même une simple indication nous éclaire : « Et pourquoi ces univers stellaires dispersés dans l’espace infini sous forme de nébuleuses ; ne formeraient-ils pas un ensemble, un système d’ordre supérieur dans lequel ces nébuleuses, y compris la nôtre, circuleraient lentement autour d’un centre ? » Cette hypothèse grandiose d’un monde de mondes qui fait entrevoir un au-delà des observations cosmiques à ce jour n’est pas abandonnée. C’est beaucoup. L’entendement humain peut reculer toujours la borne de la connaissance, mais non la supprimer.

Laplace nous apporte les éléments d’une hypothèse de génie modestement présentée « avec la défiance que doit inspirer tout ce qui n’est point le résultat de l’observation et du calcul. » On ne peut pas mettre moins de prétention dans une si audacieuse entreprise. Il faut bien, cependant, qu’il y ait de l’observation et du calcul dans les assises de toute hypothèse scientifique du Cosmos. Il demeure donc une très belle part de la gloire de Laplace, dans toutes les observations, dans tous les calculs, qui ont pris à tâche de corriger, de refondre son hypothèse, pour la renouveler en l’appropriant, par tous essais de précisions, aux développements d’une connaissance agrandie[288].

Enfermé dans l’étude du système solaire, Laplace s’est proposé de montrer comment la gravitation universelle suffit à rendre compte des phénomènes révélés par les révolutions des astres. La considération des mouvements planétaires, dans le même sens autour du soleil, le conduit à penser qu’en vertu d’une chaleur excessive, la sphère du soleil, en des âges lointains, s’est étendue au delà des orbes de toutes les planètes et qu’elle s’est peu à peu condensée par le rayonnement jusqu’à ses limites actuelles. Ainsi se présente l’hypothétique évolution de la nébuleuse qui a fait l’objet de tant de discussions, sans qu’on ait réussi encore à fixer un autre thème sur d’autres fondements. Conception, purement physico-chimique, d’un mécanisme universel où rien n’apparaît, où rien ne disparaît, où tout est de mouvement sans commencement ni fin. « Si l’hypothèse est vieille, remarque M. Henri Poincaré, sa vieillesse est vigoureuse, et, pour son âge, elle n’a pas trop de rides. Malgré les objections qu’on lui a opposées, malgré les découvertes que les astronomes ont faites et qui auraient bien étonné Laplace, elle est toujours debout, et c’est encore elle qui rend le mieux compte de bien des faits. »

Comme nous voilà loin des cosmogonies sacrées qui laissèrent sombrer l’astronomie d’observation dans les interprétations mythiques de l’astrologie, confondue avec l’astronomie jusqu’à Ptolémée, c’est-à-dire pendant une cinquantaine de siècles, selon la remarque de Bailly[289]. Depuis deux cents ans seulement, nous l’avons vu rejeter au barathre des méconnaissances. Rien ne montre mieux l’incroyable vitalité des plus absurdes rêveries, tandis que les élémentaires données de l’expérience trouvent encore tant d’esprits rebelles au plus simple effort de constatation.

On n’attend pas de moi une histoire de l’astrologie. Rien ne marquerait mieux, cependant, de la Chaldée à Hipparque, à Ptolémée, la persévérance de l’homme dans son effort d’accommodation des astres aux mouvements de sa propre destinée. Les voies de l’astronomie positive et de l’astrologie imaginative sont trop éloignées l’une de l’autre pour se jamais rencontrer. D’ailleurs, les résistances du dogme à l’observation méthodique seront autrement redoutables que celles de la sorcellerie. La leçon venue d’un esprit de haute science tel que Tycho-Brahé, réagissant contre Copernic pour ramener la terre immobile au centre du monde, n’est peut-être pas moins suggestive que l’incomparable effort de Copernic lui-même pour se dégager des Révélations (« définitives ») de la théologie. Le malheureux Galilée, avant les éclatantes corroborations de Képler fixant les révolutions planétaires, revint à Copernic pour le tragique accomplissement d’une implacable destinée.

Le mouvement du soleil dans un orbe incliné à l’équateur, avec la correspondance des saisons, aussi bien que de la lune avec ses phases, les éclipses, — inexplicables jusqu’au jour où la preuve de la connaissance put se faire par la sûreté des prédictions, — les planètes, la terre et sa sphéricité, les constellations, le zodiaque, furent des découvertes de conséquences capitales en des temps qui n’auront pas d’histoire. « Nous pouvons seulement, dit Laplace, juger de leur haute antiquité par les périodes astronomiques qui nous sont parvenues et qui supposent une suite d’observations d’autant plus longues que ces observations étaient plus importantes. » Lisez dans la limpide Exposition du système du monde la suite des explorations du ciel avec leurs résultats. Il vous sera dit que l’entrée du soleil dans la constellation du Bélier marquant, au temps d’Hipparque, l’origine du printemps, la correspondance des constellations était déjà fort différente de celle qu’on avait établie à l’institution originelle du zodiaque. Et lorsqu’il sera noté que la constellation de la Chèvre étant au point le plus élevé de la course du soleil, la Balance (qui désigne l’égalité des jours et des nuits de l’équinoxe) se trouvait à l’équinoxe du printemps, il n’y a pas moins de quinze mille ans, tandis que les constellations du zodiaque se rencontraient dans « des rapports frappants avec le climat de l’Égypte et son agriculture », des éclairs vous viendront d’horizons remarquablement lointains du passé.

Sans négliger de telles indications qui éclairent la route, gardons-nous de trop préciser avant les corroborations nécessaires. Voyez plutôt cette simple remarque, aujourd’hui courante, résumée comme suit par M. Louis Maillard dans son ouvrage de haute vulgarisation : « Admettant que la matière totale du système solaire était primitivement diffusée dans un globe dépassant de beaucoup l’orbite de Neptune, on peut calculer la quantité de chaleur qu’elle engendre à partir du zéro absolu (-273° centigrades) en se contractant sous l’empire de la gravité. Or l’âge du soleil sera inférieur ou supérieur à 18 millions d’années, si, dans les périodes révolues de sa vie, il a perdu plus ou moins de chaleur que dans son état actuel. « Dans le cas le plus favorable, la durée de l’existence du soleil n’a pu atteindre 50 millions d’années. Or, l’âge de la terre s’élève au moins à 100 millions d’années, d’après les physiciens (lord Kelvin), et même à des centaines de millions d’après les géologues[290]. » Question ! Cette citation n’a d’autre objet que de faire apparaître dans quelles mesures de temps notre imagination est appelée à se mouvoir aux champs de l’inconnu. Pauvre Cuvier, qui parfois se laissait aller à dire que la terre avait à peu près 6 000 ans !

J’ai dit qu’Aristote avait enregistré des observations chaldéennes remontant jusqu’à dix-neuf siècles avant Alexandre, et que Ptolémée nous ramenait seulement aux Chaldéens de l’an 720 avant notre ère. L’institution de la semaine (qu’on retrouve dans l’Inde) serait due aux Égyptiens. C’est de l’Inde que nous vient la précieuse méthode — inconnue d’Archimède — d’exprimer tous les nombres avec dix caractères. Thalès de Milet, 640 ans avant Jésus-Christ, enseignait en Grèce la sphéricité de la terre, l’obliquité de l’écliptique et les causes des éclipses de la lune et du soleil.

Pour ce même enseignement, Anaxagore — à côté d’Aspasie sauvée grâce aux larmes de Périclès — fut condamné à mort (peine commuée en exil) par les Athéniens qui lui reprochaient « d’anéantir l’influence des Dieux sur la nature en essayant d’assujettir les phénomènes à des lois immuables ». Au moins, avons-nous ici le spectacle d’une question bien posée. Si bien posée — Socrate déjà marchait à la ciguë — que sur la question des cosmogonies et de la conduite de l’univers qui en était la résultante, le conflit né des premiers efforts d’une connaissance positive (injure suprême à la Révélation) ira s’aggravant chaque jour jusqu’au monstrueux éclat de l’Inquisition.

C’est au milieu du dix-septième siècle, enfin, que Galilée, pour la publication de dialogues où il n’avait pas même osé introduire une conclusion formelle, s’entendit condamner à un emprisonnement perpétuel, après avoir signé cette formule d’abjuration :

« Moi, Galilée, a la soixante et dixième année de mon âge, constitué personnellement en justice, étant à genoux et ayant devant les yeux les Saints Évangiles, que je touche de mes propres mains, d’un cœur et d’une foi sincères, j’abjure, je maudis et je déteste l’erreur, l’hérésie du mouvement de la terre »…

Le mouvement de la terre, une hérésie ! Il fallait la permission du sacerdoce pour enregistrer les résultats de l’observation ! Si l’Église avait pu maintenir cette position, c’en était fait de la science, c’est-à-dire du développement de l’esprit humain[291]. C’est pour mettre le sceau à de telles aventures que « le souverain pontife » nous invite encore aujourd’hui à prendre acte de son « infaillibilité ».

L’année même de la mort de Galilée (1642) naissait Newton. Les lois de la gravitation universelle allaient apparaître, emportant une conception d’un système du monde dans les précisions de mouvements ordonnés. Quels chemins parcourus pour en arriver là !

De la terre au soleil, aux étoiles, aux nébuleuses,
les mondes en évolution.

Les incomparables progrès de la physique et de la chimie solaire ont apporté des contributions décisives à l’histoire astrale de notre univers. Je ne m’arrête pas aux théories du soleil, pas plus qu’aux hypothèses diverses d’une calorification dégressive à échéance inévitable. La photosphère, ou noyau incandescent qui a quelques milliers de kilomètres d’épaisseur, la chromosphère, ses taches en relation étroite avec le magnétisme terrestre, la couronne, les protubérances éruptives qui, sur une longueur de plus de 100 000 kilomètres, lancent des ouragans de flammes jusqu’à plus de 300 000 kilomètres de la surface solaire, les raies spectrales, les radiations lumineuses, calorifiques, électriques, magnétiques, avec pression de radiation, sont désormais communes matières d’enseignement. La combustion « normale » de la masse enflammée n’aurait donné à l’astre qu’une existence approximative de quelques milliers d’années. Les géologues lui demandent jusqu’à ce jour un relais de 100 ou de 200 millions d’années. Une assez belle marge pour les théories.

D’autre part, planètes et satellites, à des degrés divers d’évolution, évoquent l’immense variété des phénomènes de la vie en permanent spectacle de formations évolutives, par lesquelles s’offrent à tous moments tous aspects de cosmologies.

Je n’entre pas dans la classification des étoiles au cours de leurs évolutions physico-chimiques qui déterminent des spectres différents. Blanches, bleues, rouges, géantes, naines, moyennes, uniques, doubles, elles vont successivement à l’extinction. Sur leur distribution, sur les amas stellaires, les nébuleuses et notre voie lactée, on n’en finirait pas.

Plus que jamais, les chiffres sont déconcertants[292]. Peut-être les professionnels arrivent-ils à y façonner leur imagination. Quand on me dit que Bételgeuse (d’Orion) a deux cent quarante-huit fois le diamètre du soleil, et Antarès (du Scorpion) quatre cent soixante fois, ou que, placé au centre du système solaire, le globe de Bételgeuse dépasserait l’orbite de la terre, je ne puis m’accommoder à l’affolante hallucination d’un décor trop éloigné de nos mètres planétaires.

Et qu’ajouter encore, lorsqu’il faut bien admettre que l’image actuelle de l’univers, qui nous arrive, pour chaque astre, à des temps variables selon la distance, nous apporte un tableau tout différent de la réalité du jour, puisque chaque étincelle céleste de cette heure représente ce qui fut en des temps antérieurs, et non ce qui est en ce moment. De l’étoile la plus proche, Proxima (du Centaure), le rayon lumineux, à raison de 300 000 kilomètres à la seconde, nous arrive quatre ans après son départ. Nous la voyons donc aujourd’hui telle qu’elle était il y a quatre ans passés. S’éteignît-elle à cette heure, pendant quatre ans encore nous continuerions de la voir. Mettez cinquante ans pour l’Étoile polaire. Chiffrez, si vous pouvez, le nombre des astres avec la distance de chacun à notre observatoire, et pointez, dans cet inextricable imbroglio de divergences, vos hasardeux redressements de réalités. Encore ne dis-je rien de ces amas d’étoiles, de ces nébuleuses gazeuses ou spirales dont les rayons lumineux à destination de notre œil sont partis, gémit M. Maillard, il y a des centaines on des milliers d’années ou de siècles… » Vivons sous le regard attardé des astres flamboyants au passage, et contentons-nous de leur arracher des repères de mouvements qui entr’ouvrent la voie aux mystères d’un autre temps ou même de toujours.

Vainement essayerait-on de chiffrer par millions un nombre approximatif d’étoiles « mortes » diversement réparties et groupées, sous des aspects qui nous échappent[293]. Les chocs d’astres produisent des Novae, c’est-à-dire des étoiles qui s’allument et disparaissent sous nos yeux. On nous parle d’essaims, de courants stellaires et, pour nous submerger dans les tempêtes des océans de flammes, nous voilà perdus aux premiers abords de notre Voie Lactée qui recèle, peut-être, dans les rencontres lumineuses de ses innombrables soleils, l’énigme d’une conception cosmique supérieure.

M. Louis Maillard cite fort à propos ici cette parole de Montaigne : « Les extrémités de nos perquisitions touchent tous éblouissements. » L’activité de l’atome n’est pas moins merveilleuse, en effet, que celle de la Voie Lactée. L’histoire d’un grain de sable vaut celle d’Antarès. Aventure d’une fleur, aventure d’un monde aussi bien que d’une pensée. Toute l’affaire est de savoir si nous devons nous en tenir à l’humaine stupeur pour nous abîmer dans une impuissance acceptée, ou mesurer l’obstacle du regard, avant de nous y essayer. Que les uns s’affaissent et que les autres rebondissent, la noble continuité de nos efforts dans le champ de l’expérience a désormais fixé d’une manière définitive la passagère grandeur de notre destinée.

L’intime corrélation des phénomènes cosmiques entraîne nécessairement les correspondances de leurs évolutions manifestées par des changements d’aspects révélateurs d’une succession d’états coordonnés. L’interprétation de ces changements d’aspects, à partir de « la nébulosité générale antérieure », fut le point de départ de Laplace[294]. Qu’on ne s’étonne pas s’il reste une assez grande marge pour les vues d’Herschell sur le développement des nébuleuses stellaires. Bienvenues toutes critiques pour l’incessant : contrôle d’une connaissance toujours renouvelée, toujours accrue.

La simple histoire de notre planète, telle que l’observation nous la fait apparaître, est désormais d’une appréciable clarté. Nous voyons, dans la succession des siècles, les sédiments s’ordonner et les premières manifestations de la vie s’y inscrire, en des formes de corrélations, à mesure que le refroidissement s’accomplit. Et tandis que la planète, grouillante de vies en batailles, nous emporte dans l’indifférence de l’espace et du temps, il se découvre que : l’atome se précipite, comme les astres eux-mêmes, dont il est l’élément, à des correspondances d’évolutions.

La « stabilité » du système solaire, et même du Cosmos, ne peut être que d’un ordre de mouvements selon des courbes incalculées où les rencontres d’astres, lancés en projectiles, ne seraient, elles-mêmes, que des manifestations ordonnées dans lesquelles se trouvent incluses les gestations de l’univers pensant[295]c.

A ne considérer que la perte de chaleur solaire et ses effets sur la planète où se déroulent nos évolutions de pensées, Helmholtz ne donnait plus au devenir de notre terre que six millions d’années dont il serait à craindre que les dernières ne nous réservassent des ennuis. J’ai dit que les géologues exigeaient pour la formation de nos couches fossilifères environ de 100 à 200 millions d’années. Helmholtz se serait contenté de 10. « Il semble probable, conclut Arrhénius[296], que c’est plutôt 1 000 millions d’années qu’il faudrait leur supposer ». Nos neveux, lointains, se trouveront ainsi d’avance avoir été prévenus.

La matière stellaire nous paraît de tous points comparable à la nôtre, et les étoiles, de constitution physique et de composition chimique semblables à celles de notre monde, nous révèlent des phases d’évolution correspondant à celles que nous avons offertes ou sommes en voie d’offrir. Le spectroscope stellaire élargit prodigieusement cette vue. Sirius à 23 trillions de lieues, Aldébaran à 32 trillions, nous font voir nos métaux familiers à des degrés de température qu’il n’est pas impossible de chiffrer, de comparer. Des étoiles s’allument, grandissent, décroissent et disparaissent, ordinaires incidents de l’infinité. Les météores, les poussières cosmiques, nous avertissent qu’il y a partout des éclats du Cosmos attestant des catastrophes d’astres dont nous ne pouvons connaître que de lointains effets. L’hélium se découvre dans le soleil vingt-six ans avant d’être rencontré sur la terre. Une raie spectrale verte nous décèle dans la nébuleuse un gaz inconnu. Pourquoi ne pas l’appeler le nébulium ? C’est fait. D’autres encore ont reçu des noms, faute de mieux.

« Nous avons des raisons de croire, écrit Arrhénius, que le soleil qui est aujourd’hui une étoile jaune, fut jadis une étoile blanche, comme le splendide Sirius, et qu’il s’est graduellement refroidi jusqu’à son apparence actuelle ; qu’enfin, il viendra un jour où il émettra une lumière rouge comme Bételgeuse. Il ne répandra plus, alors, qu’un septième environ de la chaleur qu’il envoie maintenant dans l’espace. Il est probable que longtemps avant que ce moment n’arrive, la terre ne sera plus qu’un désert glacé ». C’est par de telles inductions, plus ou moins hasardeuses, que se relie l’histoire hypothétique des étoiles aux points de repère du soleil. Des évaluations de possibilités devancent l’hypothèse vérifiable, en attendant la connaissance vérifiée. C’est toute une atmosphère plus ou moins pénétrable à mi-chemin de l’expérience et de l’imagination, dans laquelle nous devons prendre garde de ne pas nous égarer. L’avancement du connaître est assez beau, depuis le temps, tout proche, où notre Médicis, en sa tour encore subsistante à Paris, attendait que son astrologue, par l’observation de Mars et de Vénus, la fixât sur sa propre destinée.

Dans le domaine de l’énergie solaire, la découverte du radium a totalement troublé nos points de vue. Il ne peut être question encore de préjuger le rôle de la radio-activité dans la combustion de l’astre maître de nos destinées. Cependant, on ne peut négliger l’accès d’un si large horizon. Pour Rutherford, d’une haute autorité en la matière, une masse de radium a besoin de mille ans pour se réduire de moitié, — développant un million de calories par gramme et par année : 250 000 fois plus que la combustion d’un gramme de carbone. Vous pensez si l’on en profite pour ajouter à l’éventuelle durée de notre planète des alignements de zéros.

Laissons les comètes à leurs fantaisies, trop souvent imprévues, et abordons, de sens rassis, le problème des nébuleuses, dans la mesure où notre lanterne magique des corps célestes nous permet d’en parler. Moins on sait, bien souvent, et plus volontiers l’on se hasarde à dire. C’est un peu l’aventure de notre nébuleuse, depuis que l’imagination réglée de Kant et de Laplace, en quête de positivité cosmique, a demandé aux aspects changeants de ses mystérieuses lueurs le secret des transformations de l’univers.

La nébuleuse, brouillard de lumière, longtemps n’attira pas les yeux de l’astronome courant à la flamme, comme le papillon de nuit. Puis, quand on se fut dûment brûlé les ailes, on s’avisa que les clartés d’espaces luminescents, avec des signes de mouvements, pouvaient offrir la clef d’interprétations conduisant la matière cosmique (dans l’évolution de ses énergies) de l’infinie dispersion des masses, à peine cohérentes, jusqu’aux condensations de l’étoile, du soleil, et de la planète subséquente où le passage d’une conscience humaine attendait son jour.

Herschell, à lui seul, découvrit plus de deux mille nébuleuses. Jusque-là, l’astronome n’avait pris note que de quelques unités. Aujourd’hui, on en devine tant, qui échappent à notre vue, que beaucoup ne demandent qu’à en voir dans le champ même de l’invisibilité. Les récentes découvertes en ont rendu le nombre incalculable. Ces astres ne seraient que des assemblages de poussières cosmiques — parfois même invisibles, parce que s’y ren contrerait un nombre insuffisant d’atomes chargés d’électricité. Les aventures inattendues de la récente Nova de Persée (21, 22 février 1901) semblent avoir fourni des corroborations. On mentionne partout l’événement de chocs inévitables dont l’effet serait d’aboutir à des embrasements d’étoiles mortes, ou même à des reconstitutions de nébuleuses en tous états d’évolutions. On ne peut nier que les différents aspects du phénomène présentent une remarquable succession de cohérences, permettant peut-être, un jour, de fermer provisoirement le cycle éventuel des transformations astrales dont nous sommes un passage dans l’infinité de l’espace et du temps.

C’est ce qui attira la particulière attention des astronomes sur les fameux mouvements en spirale, signalés et dûment commentés, dans un nombre toujours croissant de nébuleuses insignes. Des photographies de nébuleuses spirales, parmi lesquelles celle des Chiens de chasse occupant le premier rang, paraissent mettre hors de doute les déterminations du mouvement, et quand on arrive aux nébuleuses annulaires, comme celle de la Lyre, voisines de l’aspect de Saturne, l’évidence des rapprochements devient si forte qu’un tressaillement de suprême conquête ne peut être réprimé.

Les bandes nébuleuses des Pléiades, la traînée nébuleuse du Cygne (d’indication si remarquable), la nébuleuse du trou noir dans la voie lactée, la grande nébuleuse du Serpentaire, les amas d’étoiles d’Hercule, de Pégase, des jumeaux, en leurs formes diversifiées, nous montrent la figuration spiraloïde en voie de se dissiper pour faire place à de nouveaux états d’évolution, tandis que les étoiles nouvelles, avec la rapidité de leurs phases, suggèrent des chocs dont les conditions ne cessent de varier.

Étoiles variables et nébuleuses gazéiformes nous présentent encore des stages insuffisamment déterminés, et l’étude spectrale apporte de nouvelles complications qui, plus tard, pourront s’ordonner en de nouveaux jaillissements de clarté. Tout ce que nous osons présentement dire, c’est que des corrélations de changegements d’aspects paraissent annoncer des séries de périodes à interpréter. Toutes les catégories d’étoiles (il y en a beaucoup) ont une histoire d’hypothèses dont les chances nous sont une aide dans nos tentatives d’une conception générale des indications spectroscopiques qui suggèrent un ordre de phases évolutives. Faut-il ajouter que les agglomérations d’hélium et d’hydrogène, dans les atmosphères stellaires, apportent leurs contingents de phénomènes comme le carbone, plus tard, et ses combinaisons chimiques, dès que l’abaissement de la température leur permettra d’entrer en jeu ?

Je suis bien loin de méconnaître qu’il y a dans tout cela un immense assemblage, plus ou moins cohérent, d’hypothèses attendant des recoupements de vérifications. Il s’y trouve de même un nombre incalculable d’observations suggestives, et ceux qui essayent péniblement encore de se maintenir dans les puérilités de Moïse auraient vraiment trop mauvaise grâce à le contester. Je vous renvoie, pour une juste appréciation de l’effort scientifique, aux études de M. Henri Poincaré sur les hypothèses cosmogoniques. Mon dessein, ici, est simplement de noter des coordinations d’états de mentalité scientifique à mettre en regard des rêveries primitives où la tradition ancestrale prétend nous maintenir, contre l’évidence des observations vérifiées.

Synthèse de fragments.

Laplace, frappé de ce que « les mouvements des planètes autour du soleil et le mouvement de rotation du soleil sur lui-même, se font dans le même sens, et presque dans le même plan, » en tire sa fameuse hypothèse de l’axe central enveloppé d’une substance continue jusqu’au delà de l’orbe de la planète la plus éloignée. L’existence d’un noyau de condensation fortifiait puissamment cette idée. La nébuleuse diffuse, précédée peut-être de la nébuleuse invisible, aurait été le premier stade de l’évolution par voie de condensation. « Le point capital de la doctrine, observe le savant, est l’accord rigoureux des résultats avec les phénomènes ». Caractère décisif, en effet, contre lequel ne peut tenir aucune fantaisie. Tout le problème des hypothèses scientifiques qui vont suivre sera de savoir où, quand et comment cette condition sera solidement établie.

Quand on connut le mouvement rétrograde de rotation et de translation de certains astres, les fondements de la théorie de Laplace parurent gravement menacés. Des découvertes ultérieures ont permis de tout concilier. S’il avait connu la rotation rétrograde, Laplace eût été, peut-être, fort embarrassé jusqu’à ce que la rencontre de Neptune et l’observation d’Uranus lui, eussent apporté de suffisantes explications. La nébuleuse en spirale l’eût peut-être aussi, déconcerté, et l’audacieuse hypothèse eût attendu des jours meilleurs. Comme quoi la connaissance positive, avec ses inévitables faiblesses, appelle la continuité du contrôle — loin de la redouter. C’est par de telles voies que Laplace a définitivement fondé la cosmogonie positive, tandis que les cosmogonies de Révélation n’ont pas pu tenir devant les mouvements de la connaissance ordonnée.

Les nébuleuses en spirale auraient, sans doute, ouvert à Laplace de nouveaux horizons. Sur leurs communes données, comme sur leurs variations, théories et calculs ont un vaste champ devant eux. Les connaissances positives, qui nous font pénétrer toujours plus avant dans les rapports des phénomènes, sont cause qu’un médiocre élève de nos lycées en arrive à connaître, parfois, en dépit de lui-même, des rapports qu’ignoraient Aristote, Pic de la Mirandole et peut-être, comme l’Hindou le suggère, le Dieu lui-même à qui échut l’œuvre de la Création.

En revanche, si nous possédons une hypothèse scientifique sur la formation de notre système solaire, le modeste problème de la combustion de l’astre, source de notre vie, continue de nous tenir incertains. Comment s’entretient le feu solaire et sur quels fondements lui assigner une durée ? Voilà ce qui n’est pas encore suffisamment éclairci. Si l’hypothèse de Laplace a pu, dans une large mesure, « faire concorder les phénomènes avec les résultats », nos explications hasardeuses de l’incendie solaire ont eu surtout pour fondement des intentions de théories. L’excellent Prométhée qui nous en apporta le témoignage dans le creux de sa férule, sous la figure d’une braise, a gardé le secret de l’astre, précieux mais fragile, de qui nous vient l’aventure de notre destinée.

Dans tous les cas, il est décidément à craindre que le temps qui nous est imparti, pour nous émerveiller de nous-même, soit nécessairement limité. Aux déficits comme aux bénéfices de l’évolution solaire, je ne vois d’autre ressource que de nous résigner. Le degré thermique du foyer central est, nous assuret-on, de 6 à 7 000°, et nous en perdons à peu près 1°4 par année. Ces chiffres ne sont pas encourageants. Qu’importent de misérables siècles ! Pour si peu, les bons habitants des planètes invisibles qui gravitent passagèrement autour des étoiles, connues ou inconnues, ne font pas assez de bruit pour qu’il en vienne quelque chose jusqu’à nous. Même si des phénomènes imprévus devaient nous procurer des sursis, au seuil de l’inévitable, peut-être conviendrait-il de nous recommander, les uns aux autres, une dignité de tenue.

Amendée ou non par Einstein, l’œuvre magnifique de Newton exprime un essai de cosmologie dont la preuve surérogatoire se trouva fournie quand Bouvard, Adams, avec Leverrier plus tard, pour expliquer les perturbations d’Uranus, proposèrent l’hypothèse d’une planète perturbatrice dont ils cherchèrent à déterminer la position sans l’avoir observée. Il ne resta bientôt plus qu’à découvrir Neptune, et c’est ce qui fut fait. Un magnifique témoignage !

Ce n’est pas que les disproportions de l’homme et de son cadre cosmique cessent de dépasser la mesure de nos émotions disponibles. Le soleil, 1 200 000 fois plus gros que la terre. L’étoile Bételgeuse, déjà citée, avec un diamètre qui est 300 fois celui du soleil. La terre à 36 000 000 de lieues du soleil, emportant ses passagers à la vitesse de plus de 100 000 kilomètres à l’heure. Neptune à 1 100 millions de lieues. Tout cela ne figurant que points de comparaison au regard des distances stellaires. À la distance de Neptune, c’est-à-dire à plus d’un milliard de lieues du soleil, la gravité continue d’exercer son action dans ce champ de l’espace, comme sans doute partout ailleurs. Mais comment se représenter ce « partout ailleurs » ? Pour l’homme et les éléments de sa vie, quel ordre de grandeur dans l’au-delà où s’envole l’impuissance de nos rêveries ? Qu’est-ce donc que toutes les magnificences bibliques en contact de notre fragment positif d’infini ? Quand le Dieu de Moïse s’avisa de créer l’univers, quel étrange propos de commencer par la plus petite planète pour en faire le centre de sa création !… Nos aèdes, égarés dans des hallucinations de ténèbres, n’ont pu faire leur poésie qu’à la mesure humaine de rêveurs perdus dans l’ignorance de leur temps. C’est ce qui nous met en défaut quand nous tentons de les rejoindre en leurs bonds d’émotivités. Le pontife n’en a cure, qui agit sur l’âme profonde des simples moins par la banale monotonie de ses prédications que par l’appareil extérieur de la pompe de ses gestes rituels, de ses chants hiératiques qui n’impressionnent les foules que parce qu’elles n’y comprennent rien. Lorsque nous nous serons élevésjusqu’aux plus hautes émotions du spectacle des choses, nous aurons fait inversement de la science une poésie supérieure, et nous serons dignes, tardivement peut-être, du rang que nous prétendons occuper. Alors, nous comprendrons enfin qu’il faut connaître pour vivre, et vivre pour idéaliser, c’est-à-dire pour tenter de dépasser la vie.

Quand nos clichés du ciel pourront se comparer, dans un nombre suffisant de siècles, à ceux que nous prenons aujourd’hui, des passages du firmament commenceront de s’éclairer. Systèmes stellaires, amas globulaires, amas stellaires, amas ouverts, etc… où se jouent des myriades d’étoiles qui sont des soleils (avec ou sans cortèges de planètes) auprès desquels notre soleil n’a qu’une valeur d’atome, nébuleuses résolubles en étoiles, ou bien à l’état de gaz lumineux au sein desquels se rencontrent de féeriques mouvements de transformations. Le tableau défie l’ébauche même la plus sommaire. On a pu compter 30 000 étoiles de vingt et unième grandeur dans un seul amas globulaire. L’amas d’Hercule se tient à une distance de 30 000 « années-lumière »[297] et sa masse est peut-être de cent mille soleils.

Quelle misère d’un astre, présentement sous nos yeux, qui « pourrait avoir disparu depuis 360 siècles, écrit M. Nordman[298], que nous n’en saurions rien ». Quelle histoire mondiale, ou simplement planétaire, perdue depuis que les rayons de lumière les plus récemment arrivés jusqu’à nous, se sont mis en chemin vers notre imperceptible terre ! Quels commentaires trouver quand on nous parle d’une étoile dont la lumière a mis 217 000 ans à nous parvenir[299]. Poussées au delà de nos mesures, les précisions de nos connaissances mettent nos relativités en désarroi. Nous ébahir n’est qu’un émoi d’inadaptation.

J’ai dit les nébuleuses spirales dont on n’ose supputer le nombre et les rapprochements qu’elles suggèrent avec notre Voie Lactée[300], chacune composée de millions d’étoiles, dont la lumière a besoin de plusieurs millions d’années pour arriver jusqu’à nous. Quels débordements de ces tumultes de soleils, à des phases diverses de leur évolution en systèmes solaires où s’organiseront, se développeront la vie, la pensée ! Les phénomènes de l’extrême dilatation par le rayonnement qui abaisse la température, puis de la condensation due à l’attraction mutuelle des particules gazeuses, sont à peine entrevues. L’étoile s’échauffe à mesure qu’elle se condense. Le développement de ses phases est ouvert à toutes hypothèses. L’encombrement des astres est tel que les chocs destructeurs et fabricateurs de mondes figurent, dans le tableau, à l’état de permanence.

Avec les mêmes diversités des mêmes combinaisons, le spectroscope nous révèle que les états chimiques et par conséquent la structure atomique, sont les mêmes dans toutes les parties de l’univers. J’ai dit que Lockyer a découvert l’hélium dans le soleil vingt-six ans avant que nous l’ayons rencontré sur la terre, tandis que le coronium dans la couronne solaire et le nébulium l’un des gaz des nébuleuses, nous sont encore introuvables ici-bas.

L’étoile la plus proche (Proxima) à une distance 10 000 fois plus grande que Neptune, Sirius à 23 trillions de lieues, l’étoile polaire à 86 trillions, c’est-à-dire 86 000 milliards de lieues. Tous ces soleils, et tous ces mondes en des complexités de mouvements dont nous sommes confondus. Et notre affolante Voie Lactée avec ses soleils, dont le chiffre d’un million parut longtemps suffire, alors qu’on en suppute aujourd’hui le nombre par centaines de millions. Et la dispersion des autres Voies Lactées aux extrêmes limites ou nos regards peuvent porter ! Il n’est pas jusqu’à l’au-delà que nous osions inductivement interroger. Cependant, le spectroscope apporte la réponse des astres à nos questions, et fait apparaître l’unité d’un univers où les étoiles, à tous degrés d’évolutions, vont semant dans l’espace les annales d’une histoire d’où jaillit le phénomène de la vie, et, par là, de la conscience du Cosmos. Il y a ainsi des échelles d’animation à reconnaître pour nous sentir à notre place d’ordre dans une synthèse des choses dont les confins nous fuient à mesure que nous avançons.

Les phénomènes, encore pouvons-nous les observer, les dire, les transposer en des tables d’écritures. Mais les sentir dans leur synthèse, les vivre émotivement à notre rang dans la communion des énergies, ne faut-il pas, pour cela, une juste adaptation de l’homme au monde, — difficile quand l’un des deux partenaires a pour attribut l’infini ?

Nous ne pouvons nous déprendre d’une recherche obstinée de la sensation d’un ensemble synthétisant des parties d’une connaissance fragmentée ? Après tant de méconnaissances, nous n’en sommes encore qu’aux premiers tressaillements de positivité. Désaccordés d’avec les énergies cosmiques, nous n’avons pu fournir qu’un témoignage d’impuissance. Accordés, il peut nous être enfin donné de vibrer à l’unisson des éléments. Connaître pour rêver après avoir rêvé pour connaître — une psychologie évolutive par laquelle les deux procédures mentales se complètent au lieu de discorder. C’est alors seulement que nous pourrons vivre mentalement le plein de nous-mêmes dans l’émotion souveraine qui nous achève aux éblouissantes sensations de l’immensité. Les Dieux morts ou agonisants nous ont donné, dans leur jeunesse, des illusions de cette jouissance suprême. Il nous faut maintenant l’univers en voie de se connaître, de se réaliser par l’homme, pour nous rendre, dans l’ordre positif, cette fois, un idéalisme de surhumanité.

Coordonner l’homme dans le monde coordonné.

Comment que se régénère le soleil, son sort est nécessairement fixé d’avance, et le nôtre avec lui. Au travers des passages de phénomènes qui sont d’équivalence dans l’univers illimité, il se joue, aux ouragans des choses, un drame de notre vie imperceptible dans le cours des cycles où se déroulent les voies lactées. Éblouissantes épreuves aux fortunes diverses de notre sensibilité.

Plus la disproportion s’accuse entre l’infirmité de notre personnage et les écrasantes rencontres de toutes formations d’infini, plus superbement s’accentue, à notre profit, le haut-relief mental de notre moins que petit dans l’océan sans rivages du Cosmos au delà de la notion de grandeur. Si l’univers lactéen dépasse nos mesures, que l’atome, avec ses électrons, doit peut-être rejoindre en des évolutions de toujours, — n’étant ni l’un ni l’autre des limites de rien, — notre intime frémissement de conscience s’éclaire d’une assez belle auréole de sensations supérieures pour que nous en portions hautement la fierté.

Il est vrai, tout cela n’est que d’un temps aussitôt évanoui qu’apparu. De même nos théâtres où nous recherchons des émotions supplémentaires aux agitations de la vie, sans nous plaindre que l’heure vienne d’avoir à quitter les fictions lumineuses de la scène pour les reposantes réalités du sommeil. Où donc trouver des sujets de lamentations dans la faveur d’une participation au plus grand drame concevable de l’infinité ? Que le jeu de la contraction et de la dispersion solaire, ou toutes autres interventions à reconnaître, prolongent pendant des millions de siècles, l’existence de l’astre (déjà vieux de myriades d’années), que les masses planétaires se précipitent les unes sur les autres, et que notre catastrophe soit du chaud ou du froid, ces préoccupations ne peuvent prendre rang qu’après les éblouissements de la vie. Le temps même nous manquerait pour de puériles satisfactions de gémissements. Qu’importe la merveilleuse unité de l’organisme pensant et du monde pensé, issus du non moins merveilleux ajustement des communes énergies d’évolution. Nous pouvons consigner des phénomènes, les chiffrer, les classer, les coordonner dans leur succession pour essayer de les comprendre et de nous y accommoder. Mais, comment réaliser notre vie dans les inévitables figurations de l’ensemble, si nous nous refusons nous-mêmes aux nécessités de nos immédiates coordinations ?

Coordonner l’homme dans le monde coordonné, qu’est-ce que cela veut dire, sinon que l’homme (phénomène mondial) doit évoluer dans ses naturelles relations organiques avec les évolutions mondiales dont il est le produit ? Se développer selon sa loi, qui s’accorde nécessairement avec les lois dont il est l’effet, c’est pour lui le commencement et la fin de son problème. L’homme droitement coordonné, c’est-à-dire dans le droit enchaînement de ses évolutions organiques, ne peut que s’inscrire dans le droit enchaînement des évolutions mondiales qui l’ont engendré. Et, pour se situer justement, et réaliser ainsi les naturelles conditions de son existence, quel autre moyen pour lui que de reconnaître d’abord son habitacle, depuis l’empreinte de ses deux pieds sur la planète, jusqu’aux lueurs translucides de la nébuleuse la plus lointaine, avec la tentation d’anticiper au delà.

Les évolutions de sa Terre lui dicteront ses propres conditions d’existence, et quand il aura déterminé le cours de ses développements dans les conditions organiques de sa personnalité, il aura trouvé l’orientation légitime de lui-même dans l’exercice de ses facultés. Il aura choisi entre les méconnaissances (trop explicables) des premiers jours, vaporeuses figures de nuées, et le ferme édifice des observations contrôlées.

Alors seulement, en pleine possession de sa personnalité, il fera figure d’homme fait, capable d’abandonner les guides présomptueux qui l’égarèrent dans les détours des apparences, pour prendre résolument en main les rênes de sa destinée. N’étaient les liens de l’atavisme, l’effort pourrait être d’autant plus aisé que ses directions générales de vie individuelle et sociale, depuis notre apparition sur la terre, n’ont pas dévié. Spontanément il a recommandé d’être sincère, juste, bon, miséricordieux, et l’unique embarras provient de ce qu’il ne l’a pas été. Peut-être arriverat’on à moins parler si l’on se résigne à faire davantage. Le seul bon prêche serait d’exemple. N’allons pas craindre, en ce cas, la fin des divergences. Il restera toujours assez de points pour différer.

Lorsque la droite évolution de l’homme, trop longtemps menacée par des invasions de mythes désordonnés, sera enfin rentrée dans l’équilibre de ses activités, aux contacts de l’expérience, l’humanité, conquise aux justes méthodes de penser, verra cesser le pire des résistances séculaires qui ne l’ont que trop efficacement retardée. Cette fois, ce sera bien le jour d’une humanité ordonnée. L’homme se sera fait lui-même. Il commencera véritablement d’être. Il sera. Il aura été.

C’est une autre entreprise, de nous abandonner sophistiquement aux fictions d’un rêve de servitude sous l’irresponsabilité de nos Dieux. L’inconscience de notre déterminisme[301] nous donnant la sensation d’un pouvoir propre dans notre évolution (libre arbitre) jusqu’à l’achèvement éventuel du suicide, dernier mot de notre « volonté », au moins pouvons-nous attendre ainsi de nous-mêmes les efforts organiques d’énergies qui régleront, pour le bien ou le mal, le compte de notre destinée.

Hélas ! il n’est que trop facile de fabriquer des Dieux à la centaine, et de leur conférer magiquement l’universelle puissance sous laquelle s’effondrent les dernières réserves d’une dignité humaine dans ses rapports d’asservissement à l’absolu. On s’écrie d’émerveillement aux fabrications de la théologie, comme le sculpteur de la légende devant sa création. Comment peut-on comprendre l’incompréhensible, admirer, « aimer » ce qui échappe à nos sensations ? Nous n’admirons vraiment l’univers que depuis qu’il s’offre aux pénétrations de nos analyses et de nos synthèses fragmentaires pour des éclairs de fulgurantes réalités. Il a fallu le radium pour l’éblouissement de l’atome. Adorer son Dieu comme soutien d’une puissance d’impénétrables rapports ne peut être qu’une extase d’aveuglement.

S’abîmer devant une autocratie d’absolutisme, ou « obéir aux lois universelles pour en être obéi », sont deux attitudes qui s’excluent, emportant une contradiction permanente de sentiments, d’activités — d’idéalisme par conséquent. L’inanité du rêve peut avoir des charmes de stupeur opiacée. Connaître, pour être digne de vivre le plus possible, est le sort de l’homme en évolution. Nous ne pouvons nous condamner aux paradis artificiels sans courir à toutes déceptions du chemin. Les rigueurs de la « connaissance », il est vrai, peuvent déconcerter les faibles. Mais nous avons voulu connaître, et celui qui a tendu la main vers le fruit de l’arbre de la science voudra le cueillir encore et toujours, jusqu’à son dernier soupir. Aucun effort, aucune menace du Dieu courroucé ne seront pour le retenir. L’amplitude inexprimable du monde visible, les âpres déterminations du rôle pour lequel il s’y trouve lui-même consigné, confondront l’homme, sans doute. Cependant, la merveilleuse réaction de conscience, aux tumultes du gouffre insondable, ne nous apporte-t-elle pas au moins la splendide sensation d’une autorité personnelle jusque dans les incertaines déterminations de la fatalité ? Ne devons-nous pas aux méprises du « libre arbitre » des films de personnification en désaccord avec les mouvements de la réalité ? N’est-ce pas à peu près ce qui nous arrive au théâtre dont l’artifice nous permet de nous substituer inconsciemment aux personnages pour prendre à notre compte leurs joies ou leurs malheurs au point d’en rire ou d’en pleurer ? Plongés au cœur des rencontres cosmiques, notre problème sera de nous installer dans la haute fortune d’une pénétration progressive des mouvantes réalités de l’univers — assez belle tâche pour qui se trouve digne d’y faire acte d’ouvrier.

Nos premiers ancêtres ont vécu surtout d’une puissance végétative. Selon les degrés de leur connaissance, ceux des âges suivants ont inégalement développé l’effort commun d’interprétations chimériques ou partiellement vérifiées. Et voici qu’au cours de l’effort continu de connaître, phénomène capital de l’histoire des choses, nous en sommes venus à pouvoir fixer une moyenne de connaissances positives qui nous met définitivement en demeure de passer d’une vie d’hallucinations à l’œuvre d’une conscience apportant aux facteurs élémentaires du monde une collaboration d’humanité.

Du point de vue de Sirius, Renan, soucieusement revenu de sa théologie, jugeait que l’homme, avec « ses travaux et ses jours », fait assez petite figure à l’échelle des révolutions de l’univers. Il ne semble pas, en effet, que l’œuvre d’humanité, simplement vue de Sirius, soit, dans l’infini, d’une appréciable importance. Que l’on considère l’univers comme infini, ou qu’on s’en tienne, avec Einstein, à la conception d’un univers « fini mais illimité », le phénomène humain, auprès duquel pâlissent les splendeurs cosmiques elles-mêmes, veut un développement d’énergie consciente pour affronter les changeantes rencontres de l’inconnu. Une chance imméritée nous a fait ce que nous sommes. L’univers est un habitacle à n’en point chercher d’autre. Quelle prodigieuse destinée qu’il nous soit échu, pour un jour, de l’achever d’une connaissance de lui-même !

De quel intérêt peuvent être, en fin de compte, aux mensurations de l’incommensurable, les proportions du microcosme ou du macrocosme dans lesquels nous sommes perdus ? Parcelles d’infini, le plus faible changement de l’immense aventure cosmique peut retentir en nous de toutes distances. Notre satellite, par exemple, en s’éloignant peu à peu de la terre, nous promet, pour des temps futurs, des changements qui ne pourront manquer d’avoir d’importantes répercussions sur notre vie. Je cite ce petit fait qui peut paraître d’insignifiance, mais dont les suites ne s’imposeront pas moins pour des effets inattendus. Dans l’inexprimable complexité du Cosmos, que de surprises peuvent nous attendre ? De quelle autorité, dans les comptes de l’infini, les 12 000 kilomètres du diamètre terrestre comparés aux 1 200 000 du diamètre solaire et aux 640 millions du diamètre d’Antarès, ainsi que tous autres épouvantails de mesures auxquels nous ne pouvons rapporter aucun mètre de proportions avec notre minuscule et grandiose phénomène de sentir, de connaître, d’exprimer ?

Cependant, une audace nous vient d’oser regarder en face des prodiges qui ne sont des prodiges que par rapport a notre personnalité d’où la jauge des dimensions cosmiques paraît exclue. Nous sommes nous, et pour l’heure qui est la nôtre, nous essayons de vivre au plus haut de nos facultés. N’est-il pas temps d’ouvrir les yeux pour admirer en nous autre chose que la durée et l’étendue ? Antarès emplirait l’absolu du temps et de l’espace, au titre d’une fantastique dilatation de l’éther, que je n’en serais pas plus confondu que des fusées de l’atome flamboyant. En revanche, des passages progressifs de l’existence minérale aux évolutions de conscience, dans les enchaînements organiques de la vie, sont un événement du monde digne d’une halte dans notre élan d’investigation. Ce « miracle des miracles » est en nous. Porteurs de l’éternel flambeau, nous le promenons dans l’espace et le temps, non sans un orgueil explicable. Quelle autre fortune pourrait donc nous tenter que de nous montrer dignes d’une réalisation partielle d’idéal par laquelle nous pouvons vivre, même nous accroître dans un effort continu de connaître et de nous émouvoir. En regard, mettez l’impuissance des menaces théologiques pour nous interdire l’accès de la connaissance positive, sous peine de mort, au nom de la Divinité.

Notre imprescriptible victoire ne dispose, sans doute, que d’un temps limité. Mais puisqu’elle se déroule dans les évolutions sans fin de l’univers immense, des moments de passage qui se relayent sans arrêt n’aboutissent-ils pas à la pérennité[302] ? Tout n’est que mouvements de transpositions éphémères. Cependant, une constance suffisante de points donne une ligne qui ne finit pas. Révolutions de nébuleuses ou d’atomes, il n’importe pas puisque les phénomènes sont — dans la constance des mêmes lois — de même ordre, de mêmes procédures et de mêmes effets. Il est devenu courant de comparer le monde atomique au monde astral. Des distances cosmiques et des distances intra-atomiques du noyau aux électrons, l’assimilation s’est trouvée invinciblement suggérée. L’atome est un système solaire, telle est la formule sur laquelle on parait jusqu’ici s’accorder.

La grande question du jour qui fait philosopher les physiciens et physiquer les philosophes est de savoir si, d’après le fameux principe de Carnot (amendé par Clausius), nous aurions saisi le point où « l’énergie atomique parait se dissiper ». De ce que nous n’avons pas encore trouvé trace de son passage, doit-il donc nécessairement résulter qu’elle a « disparu » comme des savants ne craignent pas de l’affirmer. Ce serait la finale « dégradation de l’énergie » par le moyen de l’indicible « entropie » dont personne encore n’a pu nous révéler ce que c’est, ni ce que ce pourrait être si c’était autre chose qu’un mot.

Il n’y a pas de terme moins scientifique que celui de disparition, si ce n’est celui de création. L’ancienne école des phénomènes enseigne que « rien ne se crée et que rien ne disparaît. » Ce n’est pas par des feux d’artifice de verbalisme qu’on nous délogera d’une ferme position qui consiste à prendre acte de ce qui est. À propos de l’atome, nous reviendrons sur cette affaire. Tout ce que j’en veux dire aujourd’hui, c’est que, dans la durée infinie de l’univers, le nivellement des températures par le rayonnement (mort thermique) régnerait depuis longtemps si le dernier mot avait pu demeurer à « la dégradation de l’énergie ». Après avoir quasi divinisé l’énergie, comment nos grands physiciens pourraient-ils se résoudre à la dégrader ? Je prie qu’on ménage la bonne volonté d’un public que la théologie elle-même n’a pu décourager.

Nous n’observons, autour de nous comme en nous-mêmes, que des échanges continus d’énergie entre les divers systèmes qui constituent le Cosmos. Que comprendre d’une « mort thermique » par cessation de toutes transformations d’énergie ? Cette conclusion supposerait que l’univers infini puisse former un système isolé. Hypothèse audacieuse, en admettant qu’elle ait une signification.

Heureusement, les savants, obligés par les faits d’apporter au principe quelques amendements, ne lui reconnaissent plus qu’une valeur statistique. Le système évolue dans une direction déterminée qu’on peut tenir jusqu’à nouvel ordre pour insuffisamment reconnue. « La conséquence la plus importante peut-être de ce résultat, remarque à ce propos M. Langevin, est que la configuration d’équilibre prévue par la thermodynamique, la configuration d’entropie maximum, nous apparaît maintenant comme la plus probable[303], mais non la seule possible pour l’ensemble… Le principe de Carnot perd ainsi sa signification absolue : les configurations d’équilibre qu’il permet de prévoir et qu’il représente comme rigides ne correspondent en réalité qu’à un aspect moyen autour duquel la matière est en frémissement continuel[304]. »

Nous pouvons saisir ainsi le mécanisme de l’évolution du monde sans renoncer à attendre les rencontres appropriées qui permettront à l’univers de poursuivre son cours — résultat qui a son prix.

Pour la bonne règle, je dois mentionner ici la théorie de la relativité par laquelle Einstein a ouvert le champ à une conception du monde qui dépasserait celle de Newton. La relativité d’Einstein n’admet pas les repères impliqués par le génie qui se vantait de ne point faire d’hypothèses. Le sujet n’est pas de ceux qu’on puisse résumer, car Einstein ne nous apporte pas moins qu’une révolution de l’espace et du temps, aventure dans laquelle, même si j’en étais capable, je ne voudrais point me hasarder. Pour agrandie qu’elle puisse s’en trouver, la conception newtonienne ne continuera pas moins de nous fournir les données maîtresses de la mécanique du monde, en attendant les mises au point de l’avenir.

L’homme dans les données de sa cosmologie.

L’homme se détermine dans les données de sa cosmologie. Le Cosmos éternel n’étant que de transformations sans relâche, le vieux mot de cosmogonie, qui paraît supposer un engendrement de père inconnu, préjuge l’idée d’une fabrication créatrice, primitivement admise avant celle d’une cosmologie d’enchaînements — fruit tardif de l’observation. En fait, il n’y a pas de « cosmogonie », puisque nous n’avons rencontré nulle trace d’une origine qui ne fût elle-même un achèvement d’antécédence. Le fameux serpent qui se mord la queue serait la parfaite représentation des choses s’il était bien entendu qu’il ne doit ni ne peut desserrer les dents. Nous n’avons qu’à prendre les phénomènes, en quelque point que ce soit, dans l’ordre où ils viennent s’offrir.

De nos cosmogonies imaginatives se déduit un développement approprié de l’homme dans les données du cadre où il s’est lui-même inscrit. En le représentant comme le chef-d’œuvre de son Dieu créateur, la Révélation fait implicitement de lui le porteur d’une suprême réaction de connaissance proche de celle de la Divinité. Cependant, pour accomplir une destinée d’obéissance, il n’est pas nécessaire de savoir ce que l’on fait. En conséquence de quoi, le premier manquement du premier homme fut précisément d’avoir voulu connaître par ses propres moyens. Telle construction de cosmologie, telle correspondance de l’organisme humain qui l’a conçue, pour s’y faire une place d’honneur. « Heureux les pauvres d’esprit »[305] est la formule nécessaire des premières théocosmologies.

Cependant, notre initial besoin d’activité personnelle n’est-il donc pas d’apprendre pour nous ordonner, pour vouloir et agir dans le plein développement des activités de l’univers ? Vivre en hommes après avoir humainement connu, humainement parlé, humainement voulu, sous la voûte infinie, n’est-ce donc pas le but qui s’offre à nos flèches de proche ou de lointaine envolée ? Pourquoi renoncer au plus sûr, au plus beau de nous-mêmes, pour l’emploi d’une vie à dépenser, comme le voulait Pascal, dans l’unique anticipation de la mort ?

L’homme est de faiblesse et de puissance mêlées. Pour en dégager les composantes positives, il lui faut se connaître soi- même, comme le demandait Delphes. Mais il ne peut se connaître qu’à sa place dans son univers, selon ses conditions de vie terrestre, au lieu de se décréter surhumain parce qu’il préfère la commodité des rêves aux laborieuses déterminations de l’objectivité. Hommes ou fantômes : à nous de choisir notre destinée.

Ce que nous avons cherché, ce que nous avons mis dans nos cosmogonies, ce sont, en vérité, des romans de nous-mêmes, au lieu des déterminations objectives superbement annoncées. Nous avons voulu l’univers à l’intention de l’homme, au lieu de déduire l’homme du monde qui l’avait formé. Ignorants de l’interdépendance des phénomènes, une synthèse d’imagination devait précéder, dans notre entendement, la connaissance d’observation. Aujourd’hui, par les progrès de l’évolution, une procédure d’expérience colligera les matériaux de l’analyse cosmique pour l’établissement d’une synthèse de coordinations où s’insèrent les réalisations de l’homme pensant. Je vois bien que nos imaginatifs regrettent d’avance les pâles voluptés du rêve sur commande. Patience, toutefois. L’expérience a suscité des sensations de grandeurs qui ne pouvaient être le privilège des primitives pauvretés. Il n’est besoin, pour des joies toujours plus hautes, que de nous attacher invinciblement aux rigueurs désintéressées du devoir envers nous-mêmes, réalisé par le devoir envers autrui. On ne sait pas assez que le désintéressement supérieur donne des contentements plus affinés que ne peut faire l’intérêt personnel le plus savamment travesti.

Ce qui nous distingue les uns des autres, dans les rencontres de l’univers, c’est la façon de réagir aux contacts du monde extérieur. Réagir en faiblesse ou en force, voilà tout le problème. L’inertie des méconnaissances peut faire le charme, moins que médiocre, d’un état voisin de l’animalité. La noblesse des mouvements d’abnégation exigera d’autres labeurs. Le fidèle, qui ne peut s’élever au-dessus d’une mentalité de sujétion continue, se voit condamner à l’unique ressource d’excéder l’inconnu d’implorations, de marchandages d’égoïsmes, aussi fâcheux pour lui-même que pour sa Divinité. Nécessité de subir, ou tentatives de faire, telle est l’alternative qui s’offre aux décisions de notre personnalité.

Toutes les sollicitations des choses viennent, cependant, s’offrir aux intelligences capables de s’assimiler les rapports mouvants des coordinations élémentaires. Les esprits de robustesse auront assez à faire de constituer, de développer leur vie autrement que la plupart de leurs compagnons d’existence. Ne peut-on se faire, dans la concurrence universelle, un abri personnel d’impersonnalité ? Pourquoi donc faudrait-il que le dévouement se heurtât, sans relâche, aux folles résistances des créatures en péril de méconnaissances, comme c’est le cas parfois du sauveteur, dans l’affolement du naufragé ?

Malgré tout, les lentes évolutions d’intelligences et de caractères ne seront pas empêchées. L’élite véritable ne fléchira pas dans son obstinée résolution de connaître, rassemblant pour l’effort, même honni, toutes énergies au-dessus des récompenses de ce monde ou de l’autre. De quelque nom qu’il se pare, le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé.

Les faibles qui se contentent d’une adhésion verbale aux formules dogmatiques, hors de toute réaction de personnalité pensante, n’ont d’autre objet que la faveur des moindres avec des déguisements « d’honneurs » qui cachent mal des redditions de consciences. Impassible, le penseur solitaire répudiera la dogmatique recommandation d’ignorance, et voudra pousser ses enquêtes du monde et de lui-même dans toutes les directions. Si je dois me résigner au fait trop criant que beaucoup de nos Français, encore aujourd’hui, ne savent pas lire, malgré des lois de décor, comment m’étonnerais-je du grand nombre de ceux qui déploient le plus vif d’eux-mêmes pour mettre les intelligences aux ordres de l’inconnu plutôt que de la connaissance. Attendons le recours du labeur ingrat de comprendre, aidé du temps incommensurable.

je voudrais pouvoir reproduire les pages d’une émouvante simplicité où nos savants exposent l’ordonnance générale des activités cosmiques aussi bien d’un astre à l’autre que de molécule à molécule et d’atome à atome. On y admirerait à plein l’égarement des malheureux qui se plaignent, faute d’avoir su regarder les choses ; que la connaissance positive ait pour effet d’en éteindre la poésie, comme s’il se pouvait présenter à l’imagination rien de plus merveilleux que l’univers dans ses réalités.

On trouve admirable la déclaration de Jahveh, renouvelée de Brahma : « Je suis celui qui est ». L’atome, qui se tait, par philosophie supérieure, en pourrait dire autant. L’éminente supériorité de l’atome est que nous pouvons le déterminer, tandis que la Divinité, pour son compte, nous refuse cette satisfaction. Nous ne sommes pas arrivés, nous n’arriverons jamais à l’ultime fin des choses, par la raison que ce terme n’a pas de sens. Mais le seul chemin de l’école a de si beaux spectacles qu’on apprend de plaisir avant les formalités de la leçon. Les prodigalités de l’univers ne peuvent-elles donc plus magnifiquement nous émouvoir que notre enfantine imagerie d’église offerte aux malheureux fidèles pour « élever leur âme », nous dit-on ?

À ciel ouvert, la pensée est en marche, par d’insensibles passages, vers une floraison de problèmes qui nous campent en postures d’interrogateurs devant les éléments du monde d’où nous viennent lentement des réponses de positivité. Une nouvelle puissance s’est fait jour, qui demande des comptes au Cosmos et les obtient. Quiconque cherche des motifs d’admirer a vraiment trouvé son affaire. Si nous voulons du drame et de la poésie vécue, reconnaissons qu’ils ne nous sont pas marchandés. Qui oserait confronter la puérilité de nos mythes avec l’émerveillement des prodiges où l’imagination s’effondre sous les lumières de la réalité ? Hanuman, le singe magicien du Ramayana, transportant les montagnes avec leurs forêts et leurs fleuves, pour que des yeux exercés puissent y trouver l’herbe qui doit guérir son prince, les combats des Titans, Hercule et ses travaux, Athéna sortie du crâne de Zeus, Vulcain précipité de l’Olympe, Mars et Vénus surpris sous un filet a mailles d’or, un Dieu qui, pour nous sauver de ses propres rigueurs, a besoin d’être sacrifié par des criminels, qu’il fait criminels et qui seront éternellement damnés pour lui avoir obéi. Qu’est-ce que tous ces contes d’enfant au regard des enchantements de l’univers, avec leurs alternances d’inconscience et de conscience supérieure qui défient les vols de l’imagination la plus puissamment exaltée ?

Vouloir que ces spectacles soient l’œuvre d’un « Éternel » qui n’est lui-même l’œuvre de rien, déplace la question sans la résoudre, puisqu’il ne s’agit, dans tous les cas, que de prendre acte d’une autonomie toute l’affaire étant de savoir si elle sera, ou non, personnalisée. Pourquoi le Dieu ne nous a-t-il pas fait ses « Révélations » conformes aux réalités du monde, au lieu de nous laisser successivement errer d’incohérences en incohérences majorées ? Lorsque nous avons essayé de connaître, pourquoi n’a-t-il rien trouvé de mieux que des supplices pour nous en détourner, au lieu de nous venir en aide ? Pourquoi donc avoir fait nier et officiellement condamner la rotation planétaire, dont il est l’auteur, par les organes exprès de sa Divinité ?

Et le mal, c’est bien la conscience divine qui l’a mis de son plein gré sur la terre. Je ne vois pas là de quoi nous perdre en remerciements. Si l’homme est imparfait, pourquoi ne l’avoir pas fait meilleur ? Pourquoi tant d’atroces misères ? Il y a trop de pourquoi qui déconsidèrent l’œuvre, décidément mal ordonnée, d’une « Toute-Puissance » fabriquant l’homme pour le faire faillir, et le punissant d’avoir subi la loi qu’il lui a, lui-même, imposée.

C’est l’homme pensant, tout de même, ou plutôt destiné à penser, qui a fini par apparaître, dans la douleur ancestrale de ses insuffisances, comme dans l’éblouissement d’espérances dont le sort sera d’être ou de n’être pas réalisées. Seul contre tout, dans la mêlée universelle de toutes les activités élémentaires il vivra de rêves déçus, en attendant l’heure de la philosophie. Avec ses cavernes où campe encore la bête sauvage, avec ses glaces ou ses ardeurs torrides, la terre, qui lui sera amie, lui est d’abord ennemie. Pour « compagnons », les vents, les eaux que le ciel lui envoie, la neige, l’ouragan, les maladies, les cataclysmes en permanence, l’arbre qui, avec l’aliment, lui tend le poison de son fruit, le carnassier qui a faim, et l’homme, mal armé pour sa propre défense, prêt à se repaître de la chair de son frère, avec la loi du talion pour contre-partie. Tout se balance, tout se paye. Nos maux sont le revers de nos joies. La vie au plus fort, c’est la loi implacable où se rachètent nos enchantements d’émotivités. Faveurs diversement ressenties, diversement payées.

Un long temps allait être nécessaire pour que le primitif se rendît compte de ce qui lui arrivait. L’accoutumance héréditaire d’ancêtres animaux devait lui faciliter ses débuts. Une succession de siècles allait s’écouler dans une subconscience des choses, parmi des tumultes de sensations mésinterprétées. Le contentement des méprises lui fut, comme à nous-même, largement octroyé. Grossières notes de routes jusqu’aux sociétés de « civilisation » organisée ! Quels tumultes d’obscurités tenaces pour en venir simplement à reconnaître les conditions positives de notre existence ! Mais, voilà qu’un courage nous monte d’avoir foi, malgré tout, en notre destinée. C’est la nouvelle étape dont l’accès vient s’offrir aux sollicitations de la connaissance — le degré décisif d’un état de vouloir et de faire, inauguré dans la douleur, à destination d’un repos dont nous nous faisons puérilement un sujet d’épouvante.

L’homme a peiné, l’homme a souffert. En des heures de méditation, il peut, dès à présent, établir les premiers comptes de son intellectualité. Il ne s’abandonnera pas. L’heure d’une virilité d’intelligence est venue. Virilité devant les hommes, virilité devant les choses, virilité devant ses Dieux en défaillance. Cœur palpitant, tête haute, ni le billot, ni le bûcher ne le feront trembler — pas plus que l’arrêt tonitruant d’en haut. La volonté sincère de connaître est incompatible avec la peur. De toutes les opinions, de toutes les croyances, voyez plutôt les martyrs. La mort ne nous est plus que la douce nuit d’une paix décidément allégée des cauchemars de la vie.

Cette vie, l’homme est la seule créature qui puisse en disposer. Comment qu’il meure, il aura vécu. Il vit, il veut vivre, maux et biens compensés. Il sera sorti d’une nuit d’inconscience pour connaître les éblouissantes sensations des choses, les affiner aux pierres de touche de sa compréhension, et s’en composer une fortune d’idéalisme qui l’égalerait aux Dieux, si elle ne leur était supérieure par les âpres tourments d’une fragile destinée.

Serait-il donc possible qu’il n’y eût pas là les éléments d’une poésie de beautés, d’un drame de sensibilités dont l’ampleur compense magnifiquement les maux que les prières, rites et sortilèges n’ont pu conjurer. Mal et bien n’ont qu’un temps, puisqu’ils s’usent d’eux-mêmes. La vie s’essaye à prolonger, à renouveler les plaisirs. Au Léthé les douleurs.

Comparer le grand rythme cosmique de notre poésie des activités de l’univers avec l’empathie monotonie du Psalmiste fatiguant son "Seigneur" de ses flagorneries. Le fabuliste veut que tout flatteur vive au dépens de celui qui l’écoute. Était-ce donc là votre espérance, ô saint roi David ? Quand Boileau chantait « l’héroïsme » de son roi au théâtral passage du Rhin, il avait pour excuse un Louis XIV assez peu clairvoyant pour se faire une illusion sur lui-même. Dieu, lorsqu’on lui parle de son « exaltation », de sa « gloire », qu’en saurait-il penser, puisqu’il ne peut, à ses propres yeux, être ni exalté, ni glorifié, ni même simplement grandi ? Il est le Tout absolu, et pour obtenir ses faveurs on lui parle de sa « puissance ». En quoi cela peut-il donc le toucher ? Ne peut-on supposer qu’il se connaisse ? Êtes-vous donc si vite à bout de souffle, ô roi-poète ? Combien nos cœurs de simple humanité sont-ils au-dessus du vôtre, quand nous nous détournons du bas office des flatteries dont, flatteur ou flatté tour à tour, vous avez connu les misères, tandis que nous atteignons, nous, dans la pleine abnégation de nous-mêmes, la plus haute émotion de l’univers, en son humanité ?


fin du tome premier

TABLE DES MATIÈRES



CHAPITRE PREMIER

DANS LE MOMENT QUI FUIT

CHAPITRE II

LE MONDE, L’HOMME

1. — 
 15
2. — 
De l’homme au monde ou du monde, à l’homme 
 18
3. — 
Les spectacles 
 21
4. — 
Distinguer, interpréter ce qui est 
 24
5. — 
Le « Moi » 
 31
6. — 
Le « libre arbitre » 
 45
7. — 
Les réactions 
 50

CHAPITRE III

LES HOMMES, LES DIEUX

1. — 
Des lueurs 
 59
2. — 
Éveil d’une mentalité primitive 
 61
3. — 
Mise en œuvre 
 65
4. — 
Le langage et la pensée 
 69
5. — 
Les images associées ou dissociées 
 82
6. — 
L’abstraction 
 84
7. — 
Le nom personnifié, divinisé 
 88
8. — 
Les mythes 
 95
9. — 
Les Dieux évoluent 
 111
10. — 
Compositions de résistances 
 113

CHAPITRE IV

LES DIEUX, LES LOIS

1. — 
La nuit lointaine des aïeux 
 123
2. — 
Le ciel, le soleil, le feu 
 125
3. — 
Le culte du foyer 
 129
4. — 
Aux chances des rencontres 
 131
5. — 
Marchés cultuels et leurs résultats 
 137
6. — 
La loi de l’homme 
 148
7. — 
La morale évolue 
 154
8. — 
Empirisme moral 
 167
9. — 
Faillite du Ciel 
 171
10. — 
Les lois 
 174

CHAPITRE V

RÊVER, PENSER

1. — 
Cette obscure clarté 
 185
2. — 
À la barre 
 189
3. — 
Contre-parties 
 195
4. — 
L’accord des désaccords 
 198
5. — 
Vivre le rêve et la pensée 
 201

CHAPITRE VI

CONNAÎTRE

I
Le phénomène de connaître
1. — 
Les déterminations 
 214
2. — 
Toujours l’imagination, toujours l’observation 
 223
3. — 
La voix articulée 
 236
4. — 
L’adaptation du mot et de la pensée 
 245
5. — 
Les formations de la connaissance 
 249
6. — 
Faire le point 
 251
II
Dans les défilés de la connaissance
1. — 
Au départ 
 259
2. — 
L’effort 
 263
3. — 
Science et hypothèse 
 265
4. — 
La lampe merveilleuse 
 270
5. — 
Les achèvements de la vie humaine 
 272
III
L’inconnu
IV
Le Doute
1. — 
En balance 
 285
2. — 
Doute de connaissance ou d’émotivité ? 
 286
3. — 
Doute philosophique 
 289
4. — 
Le conflit 
 292
5. — 
Sous l’aiguillon 
 295

CHAPITRE VII

LES SYMBOLES

1. — 
Idéogrammes 
 305
2. — 
La rencontre des choses 
 307
3. — 
Le disque solaire, la croix 
 308
4. — 
Le Swastika 
 311
5. — 
L’arbre 
 313
6. — 
Bétyle d’Astarté 
 317
7. — 
La Roue de la Loi, la Roue des Choses 
 322
8. — 
Diffusions. Migrations 
 329

CHAPITRE VIII

COSMOGONIES

Révélation, chant, poésie, métaphysique.
1. — 
La mêlée des choses et les interprétations 
 334
2. — 
Cosmogonies primitives 
 337
3. — 
La conscience progressive des problèmes 
 345
4. — 
De la préhistoire à l’histoire de l’Asie 
 349
5. — 
Mouvements de peuples, mouvements de pensées 
 365
6. — 
Les pensées de l’Inde 
 381
7. — 
L’Extrême-Orient 
 411

CHAPITRE IX

COSMOLOGIE

1. — 
Sentir le monde, l’interpréter 
 425
2. — 
Des cosmogonies aux cosmologies 
 428
3. — 
Cosmologie d’expérience 
 440
4. — 
De la terre au soleil, aux étoiles, aux nébuleuses, les mondes en évolution 
 451
5. — 
Synthèse de fragments 
 458
6. — 
Coordonner l’homme dans le monde coordonné 
 464
7. — 
L’homme dans les données de sa cosmologie 
 471

    « psychologie » ne pouvait être que de métaphysique. Quand la doctrine de l’évolution s’est fait jour, l’enchaînement des réactions de sensibilité a fait apparaître de tels mouvements organiques de rapports que la nécessité d’une discipline nouvelle s’impose désormais aux naissantes ambitions de l’esprit de positivité. C’est ce que j’essaye d’indiquer quand je parle d’une « psychologie comparée » qui, faisant appel à l’observation des activités organiques dans les évolutions de la descendance, nous délivre des tautologies de la métaphysique pour installer l’étude du dynamisme mental dans l’ordre général de la biologie.

    Comme on le verra plus loin, l’école de Jacques Lœb a magnifiquement ouvert la voie dans cette direction. L’Allemagne, l’Amérique, la France se sont signalées par d’importants travaux. Je dois mettre à son rang une remarquable publication de M. Georges Dumas, qui s’est adjoint jusqu’à vingt-cinq collaborateurs des plus qualifiés pour un Traité de psychologie, en vue d’instituer, dans l’ordre dispersif, sans perdre les liens de la cohérence, des alignements d’observation à utiliser dans les constructions laborieuses de la science en formation.

  1. Le grand imaginatif Platon suppose des hommes nés dans une caverne obscure, amenés tout d’un coup au grand jour. On devine de quel cœur il décrit leur étonnement pour leur attribuer cette conclusion : « Oui, il y a des Dieux et ses grandes choses sont leur ouvrage. » Ce cri, s’il fut poussé, ne put être que le fruit de l’inobservation totale postulée par le philosophe. Comme nous vivons, depuis le premier jour, une vie de perpétuelle accoutumance venue de nos aïeux inférieurs, il n’y a point de place pour l’hypothèse de Platon, et manque la cause, s’évanouit l’effet. Qui de nous pourrait dire à quel moment de sa vie il a découvert le soleil ? L’heure viendra plus tard d’une exclamation d’émerveillement, mais dans des conditions fort différentes, car c’est l’expérience honnie qui nous y aura amenés.
  2. Cf. Darwin.
  3. Heureusement définie par Diderot : Une conspiration générale de mouvements.
  4. Voir le chapitre : Évolution, Tropismes, rythmes.
  5. Le mot individualité ne contient rien de plus qu’une négation. Le mot personnalité est une affirmation de dynamisme unifié.
  6. Voir le chapitre : Les Hommes, Les Dieux.
  7. Génération ou régénération sont tout près l’un de l’autre. On sait que le bras amputé de la salamandre aquatique se refait complètement. Coupez en deux le ver de terre. La tête refait une queue. La queue refait une tète.
  8. La cellule filtre les éléments de l’ambiance qui, sous l’action des rayons solaires, fourniront les synthèses chimiques aux fins d’appropriation organique.
  9. Le développement du fœtus ne peut aller bien loin puisqu’il ne rencontre pas les conditions de chimie et de biologie nécessaires à son développement.
  10. La familiarité même n’implique-t-elle pas une correspondance organique de rapports ?
  11. Saint Anselme, qui se rendait probablement compte de la difficulté d’une autre procédure, demandait à Dieu de le laisser vivre pour résoudre la question de l’origine de l’âme, « d’autant plus, ajoutait-il, que je ne sais si, moi mort, un autre pourrait la résoudre. »
  12. Récemment encore, le « philosophe » qui voulait découvrir son Moi courait fermer ses fenêtres et se mettait les deux poings sur les yeux pour « l’observation intérieure » de « l’âme » à découvrir. Aujourd’hui nous savons que rien de l’homme ne peut apparaître qu’à la lumière de ses rapports avec l’univers. La première condition est d’avoir le courage — trop rare — d’ouvrir les fenêtres et de regarder.
  13. Un grand progrès serait accompli le jour ou la bifurcation scolaire, Lettres, sciences, aurait vécu. Quand en viendrons-nous à comprendre que, pour parler de l’homme et du monde, il faut d’abord avoir pris la peine de les observer ?
  14. Le peuple, qui fait trop souvent de la métaphysique sans le savoir, se plaît, pour expliquer une impulsion irrésistible, à cette curieuse formule : « Ç’a été plus fort que moi ». Comme si au-dessus de son Moi métaphysique, il avait la vague conscience d’un consensus organique dont l’énergie supérieure fait la détermination.
  15. L’idée de masque, impliquée par le mot persona, montre peut-être que la langue instinctive ne s’est pas fait d’illusion sur le caractère du Moi, figure d’individualité.
  16. Le plus beau, c’est qu’il a fallu ressusciter le corps pour châtier l’âme, responsable mais soustraite aux châtiments pour cause d’immatérialité.
  17. Autre affaire. À quel moment recevons nous ce don mystique de la liberté ? Est-ce à notre naissance ? On ne voudrait pas soutenir que notre liberté entre en exercice avec notre premier vagissement. À quel moment, plus tard ? Et comment s’opérerait ce transfert ? À quel signe le reconnaître ? La question est posée depuis longtemps. Ou attend toujours la réponse.
  18. Je ne puis m’empêcher de songer à Érasme, à Bâle, refusant d’accueillir et plus tard même bafouant le noble Ulrich de Hutten poursuivi par la clameur publique pour avoir osé dire ce qu’insinuait l’auteur de l’Éloge de la folie.
  19. « Ce sont nos langues mal faites qui mettent les plus grands obstacles aux progrès des connaissances… Nous parlons avant d’avoir appris, et nous n’aimons pas la simplicité. (Condillac). »
  20. Maine de Biran, réformateur de la métaphysique, nous parlera de « l’âme hors du Moi et de l’âme qui n’est pas le Moi, mais le sujet objectivement conçu ».
  21. Nos métaphysiciens en sont demeurés là.
  22. M. Boule, Les Hommes fossiles. Le pluriel est ici nécessaire pour réserver la question des origines multiples de la créature humaine, en dépit de la Bible qui fait sortir toutes les races d’un schéma d’unité.
  23. J’emploie cette formule courante pour abréger. Mais il demeure entendu que l’homme ne descend pas du singe. La doctrine positive est simplement d’un tronc commun.
  24. Max Muller lui-même prend acte de ce que « Locke a le premier remarqué que tous les mots exprimant des conceptions immatérielles ont été dérivés métaphoriquement de mots qui signifiaient des idées sensibles ». Toutes les racines expriment des sensations.
  25. La Science du langage.
  26. « Si les éléments constitutifs du langage étaient ou de simples cris, ou des imitations des bruits de la nature, il serait difficile de comprendre, écrit Max Muller, pourquoi les bêtes ne posséderaient pas le langage ? » C’est peut-être surtout parce que leur font défaut les organes de mentalité nécessaires. Si nous avions des ailes, nous volerions sans doute, Mais nous n’en avons pas.
  27. On verra plus loin que l’adjectif « dyaus » (brillant) désigna le soleil, pour devenir un substantif, ce qui permit de l’élever plus tard au rang d’une Divinité.
  28. Je ne parle pas des dialectes.
  29. Aussi la vraie formule me paraît-elle être : « Le besoin fait l’organe ", puisque la fonction, c’est-à-dire l’activité de l’organe, ne peut précéder l’organe lui-même. Le besoin, c’est ce que le sanscrit dénomme Karma, la destinée, et le grec Éros, le désir, soit l’activité même de l’organe en réalisation du devenir. L’expression d’un moment du mouvement cosmique, aujourd’hui dénommée l’énergie évolutive, qui fait jaillir le présent du passé en fonction de ce qui a été et de ce qui va suivre. Cette abstraction désigne, en somme, par un pur artifice de verbalisme, tout ce que nous pouvons atteindre de l’ultimité des choses. Encore faut-il, pour cela, séparer activement le substratum (que nous ne pouvons saisir lui-même en dehors de l’énergie) de cette énergie que nous ne saurions concevoir en dehors du substratum. En cette forme de subjectivité le besoin universel commande l’élément et, par là, l’organe, dans les lignes de l’évolution pour d’universels changements d’accommodations. Le besoin fait la liaison des évolutions.
  30. En ce sens, le penser théologique et les premières formules du parler sont deux manifestations presque simultanées d’une souveraineté de la foule qu’une oligarchie métaphysique se proposera plus tard de systématiser, jusqu’au jour ou s’imposera l’évolution de connaissance positive.
  31. Descartes lui-même a reculé devant le problème.
  32. Tout ce qu’on peut exprimer de la substance universelle, dit l’Hindou, c’est de répondre à toute qualification proposée : « Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça ».
  33. En proposant cette étymologie qui vient de Max Muller, je n’ignorais pas qu’elle avait été contestée, mais je n’avais rien lu, d’une autre étymologie, qui peut me donner satisfaction. Un lecteur érudit et bienveillant a bien voulu me faire part de ses doutes à cet égard, et je me suis trouvé ainsi amené à examiner la question d’un peu plus près.

    J’ai eu d’abord recours au dictionnaire étymologique de M. L. Clédat, où j’ai lu que Θεός n’a aucun rapport avec Deus, authentiquement dérivé du sanscrit Dyaus, brillant. Notons que si Θεός ne vient pas de Dyaus, l’étymologie de Zeus (gén. Διός) Deus, dies, venant du mot sanscrit qui signifie brillant, n’en est pas affectée. Le seul mot de Θεός demeurerait en suspens dans la série de ses congénères. Mais qu’en pouvons-nous croire ?

    M. Clédat veut bien m’écrire à ce sujet : « Le Θ que nous prononçons T, après les Latins, mais qui avait à l’origine un son bien différent, s’apparente, non au d, mais à l’f. Deus ne peut pas être rapproché de Θεός, parce que, dans tous les mots communs au grec et au latin (à l’exception, bien entendu, des mots d’emprunt) ce n’est jamais le d qui correspond au Θ. C’est ainsi que poids ne peut pas être tiré de pondus, parce que, dans aucun autre mot, la diphtongue oi ne correspond au on latin, tandis qu’elle succède normalement à en devant s (Mensem, mois). »

    Est-il besoin de dire que je ne discute pas la leçon ? La ressemblance de Θεός et de Deus, serait, en ce cas, purement fortuite, et j’en prendrais mon parti si après m’avoir enseigné que Θεός ne vient pas, comme Deus, du sanscrit Dyaus, on voulait bien me dire d’où le mot est dérivé. Hélas ! voici précisément qu’on me laisse, à cet égard, dans le doute le plus cruel. Ne me propose-t-on pas, de faire dériver Θεός de Τιθημί dont il faut, pour cela, dénaturer le sens en lui faisant dire : je façonne, je crée, au lieu de : « je pose. » J’aime à croire que cette prétention ne sera pas maintenue.

    « Les peuples de langue indo-européenne, dit M. Meillet, n’ont connu l’écriture que très tard, à un moment ou elle était pratiquée à Babylone et en Égypte depuis beaucoup de siècles : seuls de toutes les langues indo-européennes, le sanscrit, l’iranien, le grec et les dialectes italiques dont le latin est le principal, sont attestés avant l’époque chrétienne. Toutes les autres langues, slave, baltique, germanique, celtique, arménien, ne sont attestées qu’après le quatrième siècle de notre ère — en partie, beaucoup après — et par des textes chrétiens… Il est donc impossible de faire l’histoire ancienne des religions pour les peuples de langue indo-européenne. Il est bien connu que certaines langues de l’Asie et presque toutes les langues de l’Europe, appartiennent à un même groupe qu’on est convenu d’appeler indo-européen… Dire que le sanscrit, le perse, le slave, le germanique, le celtique, le grec, l’arménien sont des langues du groupe indo-européen, c’est affirmer que ces langues sont des transformations d’une seule et même langue.

    « De cette langue, on n’a aucun témoignage direct, puisqu’elle n’a pas été écrite. Mais l’identité d’origine des langues en question se traduit par certaines ressemblances et ces ressemblances ne sont pas capricieuses et fortuites. Comme le développement des langues est soumis à des lois, il existe des systèmes réguliers de correspondances de chacune des langues attestées avec toutes les autres langues du même groupe. On appelle langue indo-européenne, ou tout simplement l’indo-européen, l’ensemble de ces systèmes de correspondances. On ne sait pas par quels hommes elle était parlée… On ne sait pas où elle était parlée… On ne sait pas quand elle était parlée (a), " ou si même elle le fut jamais intégralement dans le raccourci d’un temps de civilisation.

    Venues des foules primitives, inconscientes et irresponsables, les formations des mots n’ont connu d’autres règles que des réactions organiques sujettes à variations selon les lieux, selon les temps. En tirer une règle absolue, n’est-ce pas trop hardi ? Où prenons-nous licence de faire un dogme de relativités ? L’embarras est fort grand. Aussi la sagesse de M. Clédat se formule-t-elle en cette parole : « L’étymologie de Θεύς me paraît terriblement compliquée. »

    J’ouvre le dictionnaire étymologique de la langue grecque par Boisacq, et voici qu’au mot Θεός, je lis : « Θεός. brillant. Οδοντες λευϰα θεύντες (Hésiode), Des dents brillantes de blancheur. » C’est donc que M. Boisacq, acceptant le Θ de Θεός pour dérivation du D Dyaus, admet pour Θεός le sens de « brillant », et appuie son opinion d’un exemple d’Hésiode qui ne peut être écarté. Il est vrai que dans son dictionnaire de la langue grecque, M. Bailly évoquera Θεω, je cours, pour origine de Θέοντες, alléguant qu’on ne peut comparer les dents à des coureurs, tandis qu’elles ne représentent, au vrai, qu’alignements d’immobilité. Ajoutons que « briller de blancheur » a un sens, tandis que « courir de blancheur » n’en a pas.

    En somme, la filiation Dyaus, Deus, par Ζεύς génitif Διός, n’est donc pas douteuse. Même si les règles des correspondances linguistiques ne permettent pas d’insérer Θεύς dans la série, la dérivation de l’idée de la Divinité à la représentation du Soleil demeure impeccablement ajustée.

    (a) A. MEILLET, Linguistique historique, linguistique générale.

  34. L’expression est de Locke, ai-je déjà dit. Voltaire a signalé ce glissement de l’abstraction. Locke, Max Muller n’ont pas craint d’analyser le phénomène. Les métaphysiciens eux-mêmes évitent de le contester. Tout leur effort est d’en parler le moins possible.
  35. Il est curieux de voir comment l’esprit humain, dans ses élans de métaphysique, ne se laisse arrêter par aucune contradiction d’expérience. Berkeley professait que « la terre et l’univers n’existent point hors de nos esprits », parce que les qualités des corps n’étant pas nécessairement, dans l’objet ce qu’elles sont dans le sujet, l’objectivité se trouve ainsi de création humaine. « Il suffisait, disait-il, d’ouvrir les yeux pour s’en apercevoir. » Il suffisait aussi d’ouvrir les yeux pour reconnaître que le sujet n’est qu’un aspect de l’objet, grâce à quoi les qualités de l’un et de l’autre se confondent.
  36. Tout le monde a signalé le conservatisme profond du révolutionnaire inculte qui ne peut rien voir au delà d’un changement de noms ou de personnage. C’est le mot du Romain de Shakespeare : « Brutus a tué César, faisons Brutus César ». Et Brutus succomba pour avoir cru que son coup de poignard suffirait pour rendre la liberté au peuple romain qui accomplirait, de lui-même, sa propre révolution, tandis que la plèbe obnubilée ne voyait rien qui pût l’intéresser au delà d’un simple changement de maître.
  37. Musée Carnavalet.
  38. Donnons acte aux révolutionnaires de ce que, s’ils ont prodigué la mort, ils ont aboli l’esclavage, et la torture où se complaisait la juridiction de l’Église.
  39. On s’est demandé si les peuples indo-européens ont eu les mêmes mythes originellement, je n’ai point à entrer ici dans une question qui demande des études approfondies d’histoire et de mythologie. Je le regrette d’autant plus qu’il en jaillirait nécessairement de vives lumières sur la formation mentale des peuples de premier rang dans l’ordre de la civilisation.
  40. Jupiter pleut disait le Latin. Notre Il, sans que les chrétiens s’en tourmentent, est resté là pour rappeler le Dieu païen. Il semble bien, en effet, que la métaphore ait dû précéder l’abstraction. En quelque forme que ce soit, nous assistons là à la mise en train du même phénomène : la vivification d’une image réalisée.
  41. Un distingué correspondant m’écrit à ce sujet : « Apollon, l’un des innombrables Dieux solaires… Est-ce qu’il fut à l’origine, ou devint-il avec le temps, un dieu solaire, le Dieu solaire par excellence ? N’était-ce pas aussi le Dieu d’une tribu déterminée, quelque fétiche personnifié ? Il était surtout vénéré par les Lyciens d’Asie Mineure. Comment vint-il à Delphes ? On connait la légende crétoise. À Delphes il tua le serpent Python, une de ces nombreuses Divinités pythoniennes qui assurent la fécondité des champs, accueillent les âmes des morts, connaissent l’avenir. Pluton est du nombre : c’est lui qui donne la richesse (ploutocratie). C’est cette Divinité locale qu’Apollon supplante à Delphes, il en garda les attributs après l’avoir absorbée. C’était, comme tous ses collègues, un Dieu à tout faire (voir Kreglinger, t. V, p. 71). Pourquoi s’est-il spécialisé dans l’emploi de Dieu solaire ? Quand il tint cet emploi, il absorbe, d’autres Divinités locales d’autres tribus.

    « Un Dieu de la lumière est un Dieu purificateur, il devient facilement un Dieu guérisseur, et Apollon est aussi le Dieu de la médecine. Esculape dut lui céder sa place, et se contenter dorénavant de passer pour son fils. Mais Esculape lui-même absorba en lui d’autres Divinités locales qui devinrent ainsi ses fils : Machaos (le masseur) et Podaleirios, ou ses filles : Hygée et Panacée. Dans toute la Grèce, Lykos était aussi un dieu de la lumière. Mais le mot lykos signifiait aussi le loup (lupus), et Apollon qui supplanta Lykos devint par la confusion des deux mots le tueur de loups. Si le célèbre gymnase d’Athènes était consacré à Apollon Lukeios, ce n’est pas Apollon, c’est Lukos qui est la Divinité première. Un autre purificateur, Phébus, (φοιϐάωϐν, purifier) fut aussi adjoint à Apollon : Phébus Apollo. En somme ce n’est pas l’adjectif qui se détacha du nom d’un Dieu devenu peu à peu un nom particulier et le nom d’un Dieu nouveau, c’est le nom d’un Dieu ancien supplanté, le nom d’un Dieu local quelconque que, comme adjectif, accapara le Dieu vainqueur.

    « Dans le polythéisme primitif il y eut des vaincus et des vainqueurs. Le panthéon grec du temps d’Homère ne nous présente sans doute que ces Dieux victorieux. La religion officielle était constituée, mais le peuple n’en resta pas moins fidèle aux traditions anciennes. Si Apollon, qui doit peut-être aussi à l’action calmante exercée sur les nerfs par les accords apaisants de la lyre, d’être aussi le Dieu de la musique, comme il est celui de la médecine et, parce qu’il voit tout, celui de la justice, s’il a eu d’humbles origines, il a fait brillamment son chemin : le Sol Invictus sous l’empire romain n’a-t-il pas évincé Jupiter lui-même ? Sa fête au solstice d’hiver a dû faire place à la Noël…

    « Socrate fut jugé par le tribunal des Héliastes. Héliastes, Hélios. Usener prétend aussi que Hélios fut un Dieu solaire : Apollon hérita de sa gloire et s’y substitua.

    « Il en est de ces Dieux locaux qui descendirent au rang de demi-Dieux, de héros : c’est ce qui semble être arrivé à Héraklès. Bréal voit aussi dans l’aventure d’Hercule et de Cacus un mythe solaire. Achille, Siegfrid, Samson, ne seraient rien que des Dieux solaires.

    « Il y avait à Athènes un temple du héros Iâtros, encore un Dieu local et guérisseur. Esculape le supplanta comme il dut lui-même céder le premier rang à Apollon. Et le héros Iatros avait lui-même évincé un Dieu plus ancien commun à toute la Grèce : Paian. Dans un temple de Syracuse, dit Usener, on trouve sa statue à côté de celle d’Aisklepios. Du temps de Pindare il a encore son existence à lui. Plus tard on accola son nom à celui d’Apollon : Apollon Paiôn. Le péon, le chant en l’honneur d’Apollon, lui doit son nom. »

    Tout ceci pour aboutir clairement aux évolutions de l’idée divine et de ses représentations — phénomène inévitable puisque c’est l’homme, évoluant, qui en est porteur. Dans la remarquable étude de M. Kreglinger sur la religion d’Israël ; lisez le chapitre intitulé : « Les objets et les êtres divins ».

    Pour l’histoire des mythes, voir les Mythologies de Decharme et de Preller.

  42. Ce mot même de foi n’avait pas le sens déterminé de nos jours. Aristophane, conservateur, montrait les Dieux sur la scène en fâcheuse posture et les réquisitoires contre Socrate et Anaxagore furent bien plus d’une tendance générale que d’une incrimination précisée. On en était encore, plus ou moins consciemment, aux hésitations de l’Inde, en dépit desquelles l’homme s’attache d’abord à quelque mythe particulier, mais dans un sentiment de tolérance universelle dont les chrétiens se sont si fâcheusement départis.
  43. Le mot de création est véritablement ici de mise puisque le personnage mythique, né d’un glissement de la langue, n’est fabriqué d’aucune autre substance que d’une dénomination d’humaine sonorité. À ce titre, l’homme, si prompt à se dire « créé », mérite justement ici la qualification de créateur.
  44. J’aurais voulu pouvoir donner en note une page ou deux de Max Muller pour montrer comment ce savant aborde les problèmes des mythes par les méthodes de la philologie. Mais je dus reconnaître qu’il ne me faudrait pas beaucoup moins qu’un chapitre pour donner une idée à peine suffisante du sujet. Je ne puis donc que renvoyer à l’Essai sur la mythologie comparée du même auteur, ou à sa onzième leçon des Nouvelles leçons sur l’origine du langage particulièrement consacrée à l’étude du mythe de l’Aurore. Le lecteur ne pourra se tenir d’admirer la savante ingéniosité de l’effort et l’heureuse ordonnance des résultats.
  45. Bunsen, Dieu dans l’histoire.
  46. La multiplicité des épithètes louangeuses prodiguées aux phénomènes personnifiés devait déterminer une prolifération de Divinités selon l’aspect sous lequel on les envisageait. Le soleil, remarque Michel Bréal, est, tour à tour, le brillant (Dyaus), l’ami (Mithra), le généreux, le bienfaisant, celui qui nourrit, le Créateur, le Maître du ciel, etc… Des multiplications de mots allaient susciter autant de personnages divins mythiquement apparentés. Que de Dieux naquirent ainsi et même disparurent, sans avoir eu le temps de nous laisser l’éphémère vanité d’un nom évanoui !

    On peut, à ce propos, remarquer que chez les peuples des pays chauds qui s’enferment en plein midi et déplacent leurs troupeaux la nuit, le culte de la lune amie a précédé celui du soleil. Tel fut apparemment le cas des Babyloniens, par exemple. Ce n’est que vers le milieu du siècle dernier qu’on reconnut le soleil pour la source de toute vie. On l’avait adoré parce qu’il se voilait d’éblouissante lumière. On avait adoré la lune parce qu’elle se dévoilait. Il fallait adorer à tout prix.

  47. La noble victime du Golgotha, comme le Bouddha lui-même, rentre plutôt dans la catégorie des héros divinisés d’Evhémère. Cependant, dès les premiers essais de coordinations, le pullulement mythique s’est emparé du Crucifié. Le Sacré-Cœur et Lourdes en sont encore d’assez bruyants témoignages. Au moins ceux-là, jusqu’ici, n’ont-ils pas fait couler le sang.
  48. Chez nous, jusqu’ici, cette « profusion » s’est surtout manifestée par une loi sur l’enseignement obligatoire qui n’a jamais été appliquée. Il nous suffit, en général, de réformes parlées. Dans l’enseignement supérieur, nous avons gardé des parties d’éminence. Cependant, comme je demandais à M. Boule s’il ne pourrait pas trouver un de ses élèves pour étudier le mécanisme anatomique et physiologique du redressement humain, il me répondit tristement : « Nous n’avons plus d’élèves. Tout le monde veut gagner de l’argent… » Je ne suis pas sûr que le recrutement ait fléchi dans les séminaires.
  49. Dans la Genèse mosaïque, Dieu créa la lumière le premier jour et le soleil le quatrième jour, en séparant la lumière des ténèbres. Il y a là, simplement l’effet de deux textes mal cousus. De même pour la création de l’homme et de la femme, à deux reprises, pour des résultats fort différents.
  50. Une tache de peinture rouge sur un rocher, sur une pierre et voilà une Divinité avec qui conférer.
  51. La religion aryenne de Zoroastre, aussi, s’est passée d’images, comme le christianisme lui-même fut sur le point de faire avec Léon l’Isaurien. La Perse se trouvait trop proche du grand foyer sémitique (qui l’a finalement absorbée) pour n’en point subir l’influence. Son originalité fut surtout d’un agrandissement d’Ahriman (le Dieu du mal) jusqu’aux abords d’un dualisme de Divinités. Le Bouddhisme originel proscrivait ces images qui lui furent imposées par un retour du fétichisme populaire inspiré des sculptures hellénistiques du Gandhâra.
  52. On se demande pourquoi les préceptes à l’usage de l’homme ne lui furent donnés que si longtemps après sa création. Étonnez-vous si la créature commença par faillir.
  53. Il n’y avait pas moins de 365 idoles dans la Kaaba. C’est de là qu’est sorti le monothéisme musulman.
  54. Rien qui caractérise mieux l’origine anthropomorphique des Divinités, qu’une inutile démarcation de sexe.
  55. Dans notre langage moderne, le mot de « Ciel » s’emploie encore couramment pour dénomination de la suprême Divinité.
  56. Les Symboles.
  57. Au Soudan, malgré une inondation d’allumettes japonaises, j’ai vu faire le feu par ce moyen. Aussi dans l’Inde.
  58. Pour l’hellénisme, la grande pierre de l’autel de Zeus sur les hauteurs, comme on la voit encore, à la Pnyx, n’est que l’emblème du foyer. De même, sans doute, pour les sacrifices d’Israël : tel le rocher du « Buisson ardent » de l’Horeb. Divinité en évolution de symbolisme, la pierre a trouvé place jusque dans l’Arche Sainte d’Israël, où la figuration écrite de la loi (Thorah) plus tard l’a remplacée. Deucalion et Pyrrha ne font rien qu’attester, après Kronos, et l’Omphalos delphien, dans le monde hellénique, la tradition des pierres animées
  59. À Napoléon qui lui demandait pourquoi il n’avait pas parlé de Dieu dans sa cosmogonie, Laplace aurait répondu : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. » Laplace était d’esprit courtisan, et ses lettres à son fils le montreraient déiste, supposé qu’il fût sincère. Cependant, dans le journal de Gourgaud, nous voyons à plusieurs reprises Napoléon citer Laplace comme athée.
  60. Je me permets d’ajouter, à ce propos, que nos missions catholiques ne sont pas même d’un effet appréciable pour la propagande de la langue française dans l’Inde où l’enseignement se fait en anglais. Une classe de français dans les écoles n’avance pas plus les affaires qu’une classe d’anglais dans nos lycées. Un ancien missionnaire français qui a quitté son institut avec l’approbation de ses supérieurs, et qui est devenu un excellent conservateur des antiquités birmanes, n’a pu apprendre le français à sa femme, ni à ses enfants. À Ceylan, où j’ai présidé une fête de gymnastique d’une école de missionnaires français, avec l’évêque à mon côté, celui-ci, pur Français, m’a adressé en anglais une harangue à laquelle j’ai dû répondre dans la même langue, parce que, autrement, les élèves ne nous auraient pas compris.
  61. Dans l’Hellade même, le commerce charnel des Dieux et des créatures humaines prit les proportions que l’on sait.
  62. Dies iræ.
  63. Il n’y a pas que les « sauvages » à battre leurs Dieux, à les vilipender, quand ils n’en obtiennent pas satisfaction. Voyez, dans la Chanson de Roland, les invectives et les mauvais traitements infligés par les soldats de Marsile à leurs Dieux qui ont donné l’avantage à Roland : « Vers Apollin, ils courent dans une crypte, le querellent, l’outragent laidement : Ah ! mauvais Dieu ! Pourquoi nous fais-tu pareille honte ? Pourquoi as-tu souffert la ruine de notre roi ? Qui te sert bien, tu lui donnes un mauvais salaire ! »… Puis ils lui enlèvent son sceptre et sa couronne… le renversent par terre à leurs pieds, le battent, et le brisent à coups de forts bâtons ; puis à Tervagant, ils arrachent son escarboucle. Mahomet, ils le jettent dans un fossé et porcs et chiens le mordent et le foulent » (Joseph Bédier).
  64. Voyez plutôt les chevaux d’Achille lui prédisant sa destinée au moment où il va partir pour le champ de bataille.
  65. Un éminent japonais, M. Okakura Kakuzo, nous a récemment proposé, dans son Livre du Thé, d’inaugurer sans frais, sans sacerdoce et sans sacrifices, le culte de l’Imparfait. Pour nous encourager, il ne craint pas de nous annoncer qu’il a découvert l’absolu. « L’absolu, c’est le relatif », écrit-il tranquillement. Il y a peut-être dans tout cela plus de sagesse qu’on ne pense. Ils ont de la science, et même de l’esprit, au Japon.
  66. Près de java, dans l’île si curieuse de Bali, demeurée de culte hindou, on voit se dresser aux portes de petites tables de bambou pour les offrandes de fruits qui indiquent, m’a-t-on dit, qu’il y a un malade dans la maison ou quelque autre sujet d’angoisses à porter devant le divin tribunal. Il faut croire que l’infortune n’était pas rare, car je voyais de ces tables devant chaque habitation. Il va sans dire que le fidèle finissait par déjeuner de l’offrande, puisque le Dieu la lui abandonnait.
  67. Le chrétien allègue, bien entendu, qu’il se propose si simplement de sacrifier à l'Être universel ce qu’il a de plus précieux. Il reste toujours à savoir où peut être le plaisir, pour le Seigneur suprême, de recevoir ce qu’il possède déjà. Enfin quiconque est vraiment obsédé de l’idée du sacrifice demeure libre de prodiguer son or utilement aux mains des misérables, au lieu d’en consacrer la stérile magnificence à l’absurde magnification de son Dieu qui ne peut pas grandir.
  68. À Buenos-Aires, dans une conférence publique, j’osai me féliciter de ce qu’il ne s’était rencontré aucune religion pour recommander le mal. Une dame anglaise de la diplomatie, indignée de ce propos, m’interpella violemment et sortit en faisant claquer les portes. je la rencontrai le lendemain sur le champ de courses. Elle n’était pas calmée. Elle ne craignit pas de me dire que je devrais être publiquement fouetté. Voilà de tes disciples, ô Galiléen !
  69. Voyez le Jaïnisme.
  70. Mémoires de Bâber, le second conquérant de l’Inde.
  71. Chez beaucoup d’esprits cultivés et même libéraux, nous nous heurtons encore aujourd’hui au vieux fond d’une férocité d’intolérance. Il y a quelques années, en Angleterre, je rencontrai dans un salon un jeune clergyman, très « savant », me dit-on, et de conversation fort agréable. Comme je m’étais permis je ne sais plus quelle parole impliquant une condamnation des violences historiques de l’Église, il s’empressa vivement — lui, chrétien « hérétique » — de revendiquer sa part de responsabilité dans des actes antérieurs au schisme. Je crus me tirer d’affaire en me bornant à faire appel à ses sentiments d’humanité. Cela l’amusa fort. — « Oh ! me dit-il en souriant avec douceur, un mauvais petit quart d’heure est si vite passé ! »

    C’est ainsi, sans aucun doute, que raisonnait Calvin dans son acharnement à poursuivre Michel Servet jusqu’au bûcher de Champel. Le malheureux Espagnol ne se séparait qu’en un point du fanatique « réformateur » de Genève. Il n’était pas « Trinitaire ». Il ne croyait pas que Dieu fût simultanément un et trois. Cela suffit à Calvin pour le harceler d’une mortelle haine. Il le dénonce à l’Inquisition catholique de Vienne et le fait arrêter, livrant à cet effet des lettres que sa victime lui avait écrites sous le sceau du secret. L’Inquisition s’amuse fort de cet hérétique qui lui dénonce une hérésie. Mais elle se met en devoir de brûler celui qu’elle tient. Il s’échappe. C’est donc Calvin lui-même qui le brûlera. Arrestation et procès à Genève. Toutes les injures, toutes les violences. Le malheureux se convulse de froid dans le cachot infect où la vermine le ronge. Son suprême effort est pour demander une chemise. Le Tribunal ne la lui accorde (en principe) qu’à la condition qu’elle ne lui soit pas livrée. Le bûcher s’allume sous les yeux satisfaits d’une foule édifiée. Et plus tard, quand, avec de nouveaux siècles, une tardive évolution de l’esprit humain amènera les fils de ces brûleurs à penser que leurs pères n’ont peut-être pas administré par le feu l’irréfutable preuve, quand ils iront jusqu’à se proposer quelque manifestation d’un regret sans repentir intime, ils ne trouveront pas en eux-mêmes le courage de condamner l’auteur responsable du crime. C’est pourquoi l’on peut lire aujourd’hui à Champel l’inscription du monument « expiatoire », où nos bons Genevois se déclarent en même temps « fils respectueux et reconnaissants de Calvin, notre grand réformateur, mais condamnent une erreur qui fut celle de son siècle »… Calvin innocenté aux dépens du « siècle » qu’il a voulu pétrir de sa pensée reconnue criminelle, c’est une idée qui suscitera peut-être quelque jour l’idée d’un second monument pour désavouer le faux désaveu de consciences obliques qui prétendent confondre dans un même amour la victime et le bourreau.

    On sait que Michel Servet ne fut pas la seule victime de Calvin.

  72. Dans la lapidation, c’est le peuple ingénu qui se fait son propre bourreau, sans les vaines formalités des jugements de « civilisation ». Un notable avantage sur le commun de nos hypocrisies.
  73. Comte DE PIMODAN, Louise-Élisabeth d’Orléans, p. 71.
  74. Pourquoi la merlette qui fait son nid dans mon jardin vient-elle becqueter la muraille, au moment de la ponte, pour la chaux nécessaire à la coquille de ses œufs, tandis que le mâle reste sur la pelouse à piquer ses vers ? Elle ne construit certainement pas un raisonnement comme celui que le langage nous permet de faire, mais elle pourvoit directement au besoin organique quand il se fait sentir. Ainsi font nos sauvages avant les premiers déclenchements d’analyses. La poule couveuse qui retourne ses œufs pour une égale distribution de chaleur, ne formule pas de théorie thermodynamique. Pas plus que l’insecte qui prépare la provende de sa progéniture qu’il ne connaîtra pas, elle n’ignore qu’il viendra des petits. Puisqu’elle engendre et distribue de la chaleur, elle veut qu’il y en ait pour tout le monde. De quelque nom que vous appeliez le phénomène, c’est un processus de réflexe commun à l’animalité, homme compris.
  75. Lisez Fabre et Bouvier sur les insectes.
  76. Sur l’aide sociale dans la paix, hors de lieu seraient les développements. La trop juste observation de Darwin demeure que rien ne retarde plus sûrement la droite évolution de la race que d’employer les activités les plus saines au maintien des dégénérescences qui se propagent par voie d’hérédité. Les Athéniens avaient résolu le problème par le barathre. Mais la dégénérescence morale n’est pas moins dangereuse que l’infirmité physique, et il paraît difficile de sacrifier l’enfant, au jour de sa naissance, sur une présomption d’éventuelle criminalité. Que de comptes nous doit le « Créateur » sur les dispositions de notre destinée !
  77. Quand le baron de la Croisade, au récit de la Passion du Christ, s’écriait : « Que n’étais-je là avec mes hommes d’armes ! » il ne pouvait comprendre que s’il eût été là, pourvu de toutes ses valeurs de méconnaissances, il eût simplement représenté, comme au cours de sa vie féodale, la force des armes contre l’idéal désarmé.
  78. Voyez, dans Darwin, l’histoire du babouin qui dévala de son rocher au secours du jeune camarade entouré d’une meute hurlante, et réussit à le sauver. Point de récompense attendue. Rien que le besoin moral de s’oublier soi-même, au bénéfice du prochain.
  79. L’acte est pur s’il est accompli sans aucun esprit d’intérêt personnel (Baghavad Gita).
  80. Je suis bien obligé de dire : des effets d’impuissance, bien que je parle d’un empereur romain tout de dignité officielle comme de grandeur personnelle dans le cas de Marc-Aurèle, mais subissant la loi des méconnaissances de la foule jusqu’à persécuter les chrétiens. On trouve dans les lettres de Pline le jeune un curieux dialogue de Trajan avec son proconsul de Bithynie, où les deux hommes, animés du même esprit de tolérance envers la secte nouvelle, en viennent à conclure, non sans tristesse, qu’il faut recourir à la violence dans le cas d’une résistance obstinée. Quand il associait son fils, le monstrueux Commode, à l’Empire, Marc-Aurèle ne pouvait pas manquer d’indications qui permettaient trop bien de prévoir des retours de barbarie. Retardement organique de l’action sur l’idée, de l’évolution agie sur l’évolution sentie et même formulée. Depuis toujours « l’homme divers » de Montaigne a cherché le plein de sa cohérence. Nos neveux vivront dans l’espoir de le trouver.
  81. La métaphysique aurait ainsi le caractère d’une sorte de calcul absolu des possibilités. En ce sens pourrait-on dire que théologie, métaphysique, et science même sont des calculs de probabilités dont les chances varient avec les développements de notre connaissance qui, selon les vérifications, met chaque discipline historique à son rang. On sait qu’en répétant les vingt-quatre lettres de l’alphabet et en les tirants au sort aussi longtemps qu’il faudrait, on arriverait à obtenir l’Iliade. Il est plus simple de compter sur Homère pour cet accomplissement. Mais cette vue ne nous en offre pas moins une perspective sur les profondeurs de l’existence. Si tout est possible à l’éternelle loterie cosmique des numéros sans fin, nous serions donc « expliqués » au même titre que toute possibilité d’événement.
  82. BOULAINVILLIERS, Réfutation de Spinoza. Voir sa traduction de l’Éthique avec une fine préface de M. F. Colonna d’Istria.
  83. Préface.
  84. L’Arani.
  85. L’embarras où le dogme jette l’Église en cette affaire est tel qu’il se trouve de prétendues autorités pour dire tout bas que Socrate est peut-être en Paradis. Cela revient à l’épigramme d’un certain curé fantaisiste : « Dieu est si bon qu’il n’y a personne en enfer ». On ne se moque pas plus agréablement de ses propres « croyances ». Si le Christ est venu racheter par sa mort ceux qui croiront en lui, il faut nécessairement que ceux qui n’ont pas cru, pour quelque raison que ce soit, ne soient pas rachetés.
  86. L’homme est vieux, proclament les fossiles, d’un nombre incalculable de siècles. Comment expliquer que Dieu ait attendu si longtemps pour lui révéler sa pauvre « vérité », et vouer ainsi des foules innombrables d’innocentes créatures aux effets éternels de sa damnation sans pitié ? Dans cette horrible bagarre, le pithécanthrope seul, vu ses imperfections, a chance de se tirer d’affaire par insuffisance d’humanité. Qu’est-il advenu de l’homme de la Chapelle-aux-Saints ? On ne se hasarde pas à nous en informer.
  87. Confucius : « Ce que je ne désire pas que les hommes me fassent, je désire également ne pas le faire aux autres hommes. »
  88. Ce rapprochement m’oblige à noter que Çakya-Mouni avait une doctrine du monde (la plus compréhensive), et que le Christ ne dit pas une parole qui pût être interprétée dans ce sens. Aucune vue d’ensemble sur le monde vivant.
  89. Quoi de plus suggestif que l’antinomie des deux termes ?
  90. Henri Poincaré.
  91. La contradiction de Renan fut de l’acte d’héroïsme admirable qui lui fit abandonner la croyance pour la connaissance, sans lui donner l’audace de changer sa phraséologie. Quel témoignage d’un si haut esprit arrivant à se rendre plutôt maître des idées que des mots !
  92. Métaphysique de l’Énergie, métaphysique de la Matière, je ne puis voir dans cette distinction que l’énoncé verbal de deux réactions différentes de ma subjectivité au contact de l’activité cosmique universelle, Matière-Énergie, en quoi je résume ma génération d’ultimités.
  93. Nous rencontrons l’atome chez Manou et chez Sankara (du Védanta) qui est avec Kapila (du Çamkya) fondateur de la métaphysique panthéiste où le Boudha a puisé son enseignement.
  94. Est-il nécessaire d’observer qu’une volonté sans organe ne peut avoir de sens présentement à nos yeux, et que l’idée d’un organisme cosmique est contradictoire à une conception d’infinité ?
  95. Je ne crains pas de revenir à ce mot puisque c’est celui dont s’est emparée l’audace de Pascal pour le suprême effort de sa démonstration. Un tel esprit ne s’embarrassait guère des contingences. Il ne lui fallait pas moins — fît-ce contre lui-même — que la vérité absolue. Saluons l’un des plus beaux désespoirs d’une contingence humaine, dont les dramatiques douleurs n’ont pu vaincre l’inflexible tourment d’un doute obstiné.
  96. Le Rêve.
  97. « We are such stuff as dreams are made of and our little life is rounded by a sleep. »
  98. « Il n’y a pas l’imagination, remarque M. Th. Ribot, il y a des gens qui imaginent ». Il n’y a que des effets de sensations à figurer par des images où la métaphysique veut voir trop aisément une indépendance de réalisation. C’est « l’abstraction réalisée » de Locke à laquelle il nous faut toujours revenir.
  99. Est-il besoin de dire que cette vue est sans aucuns rapports avec « l’harmonie préétablie » de Leibnitz, puisqu’on n’y considère que des mouvements d’évolution, qui, de commune origine, se distinguent ou se rejoignent tour à tour en un complexe supérieur qui n’est lui-même, qu’une gestation du devenir ?
  100. Nos métaphysiciens à la mode se sont enfin résignés à admettre l’évolution… pour la dénaturer. M. Bergson la voit « créatrice », tout simplement. Au sortir de ses mains redoutables, nous n’avons plus devant nous qu’un « triste objet » sans forme, sans couleurs et sans voix. Tel le superbe Hippolyte quand le monstre eut passé.
  101. Le télescope ne nous offre que des images d’astres. Cela ne suffit-il pas pour en inférer les réalités de leur existence et de leurs mouvements ?
  102. Le mot de représentation serait plus exact, car il peut s’appliquer aux réactions de tous les sens. Je maintiens le mot image, parce qu’il se rencontre dans les ouvrages sur la matière, et que la compréhension s’en trouve simplifiée. La phénoménologie doit être nécessairement de même ordre pour toutes les sensations dérivées des ondes vibratoires.
  103. Le mot est impropre. C’est lumière invisible qu’il faudrait dire.
  104. Quand un pendule (escarpolette, cloche, etc.) est écarté de l’équilibre et abandonné à lui-même, il oscille avec un rythme qui est le même, quel que soit l’écart. Par exemple, il « bat la seconde » aussi bien pour de faibles oscillations que pour de fortes. Cette même loi se retrouve en un grand nombre de systèmes de genres très différents : par exemple pour l’oscillation de l’électricité dans un conducteur donné.

    Soit donc un objet capable d’un rythme fixé — disons une cloche — ayant, par exemple, le rythme d’une seconde. Le sonneur donne une impulsion : la cloche s’ébranle — très peu — mais déjà oscille, presque inappréciablement, avec le rythme d’une seconde. Si le sonneur donne au hasard une deuxième

    impulsion, l’effet de cette impulsion ne s’ajoute pas en général à l’effet de la première. Après une suite d’impulsions données au hasard, le mouvement reste très faible. Mais si le sonneur donne la deuxième impulsion juste au moment où la cloche repasse, et dans le sens voulu par sa position initiale, l’effet de la deuxième impulsion, au lieu de contrarier celui de la première, s’y ajoute et l’amplitude va être doublée.

    De même la troisième impulsion pourra ajouter son effet, et ainsi de suite, à la condition que le sonneur ait exactement le rythme propre de la cloche. Alors, il y a résonnance, et le mouvement de la cloche va croissant, jusqu’à ce que les frottements imposent une limite à l’amplitude.

    La théorie est la même pour toute résonnance, pour les oscillations électriques par exemple. La photographie ne serait que la fixation d’un phénomène de résonnance visuelle. (Note bienveillamment communiquée par un éminent physicien.)

  105. À rapprocher de cette remarque l’emploi du mot connaître dans la Bible pour exprimer l’union, la fusion complète des deux sexes. L’amour est, en effet, un phénomène de résonnance, une identification d’organismes.
  106. Sans s’arrêter aux longueurs d’onde, il suffit de rappeler que la vitesse de propagation de l’onde sonore, pure vibration mécanique, est de 340 mètres à la seconde, tandis que la vitesse de propagation de l’onde lumineuse (d’origine électro-magnétique) est de 300 000 kilomètres à la seconde. La lumière se propage dans « le vide », ce que ne fait pas le son. Le « vide » étant théoriquement « rempli » d’un on ne sait quoi impondérable et élastique que nous dénommons éther, la lumière est le produit de ses vibrations périodiques, et les compositions des différents phénomènes vibratoires font que la rencontre de deux phénomènes lumineux peut donner de l’obscurité.
  107. C’est ce qui a permis à Herbert Spencer de se mettre en règle avec l’orthodoxie anglaise, en plaçant au-dessus de l’observation positive la réserve d’une Puissance inconnue dont le sacerdoce peut faire son domaine intangible.
  108. On peut supposer, même dans l’inorganique, toutes nuances de réceptivité physico-chimiques qui échapperaient aux grossières mesures de nos sensations organiques.
  109. Voyez plutôt Descartes lui-même entreprenant de raisonner le monde, et excluant d’abord Dieu et le Roi du cercle de ses « raisonnements ».
  110. Voyez les « catégories » d’Aristote.
  111. L’Imagination créatrice.
  112. Pour préciser, M. Th. Ribot nous annonce qu’il va « rechercher les conditions fondamentales de l’imagination créatrice, et montrer qu’elle a son origine et sa source principale dans la tendance naturelle des images à s’objectiver — plus simplement dans les éléments moteurs inhérents à l’image — puis de la suivre dans son développement, sous la multiplicité de ses formes, quelles qu’elles soient. » Tout cela me paraît assez loin de l’idée primitive de création.
  113. « La métaphysique commence où finit chaque science particulière. Or, celles-ci ont pour limites des théories, des hypothèses. Ces hypothèses deviennent la matière de la métaphysique, qui, par suite, est une hypothèse bâtie sur des hypothèses, une conjecture greffée sur des conjectures, une œuvre d’imagination superposée à des œuvres d’imagination. » (Th. Ribot, l’Imagination créatrice.) On voit le rôle de l’imagination dénaturé dès qu’elle prétend échapper au contrôle de l’observation.
  114. La mathématique est une écriture de valeurs, c’est-à-dire de rapports, dont les signes suscitent des réalisations comme il arrive pour les mots, avec cette différence que le signe exprime nécessairement une rencontre de positivité.
  115. Sans effort, puisqu’il n’est pas besoin de démonstration, et que rien n’est si odieux que l’onus probandi, la charge de la preuve, à qui se contente de l’esquiver.
  116. Le mot atome représente, sous un même nom, deux choses fort différentes pour Épicure ou pour M. Jean Perrin.
  117. Pour s’accommoder, vaille que vaille, aux données de l’expérience, M. Bergson, rénovateur de la métaphysique, en est réduit à chanter l’évolution avec un entrain de fossoyeur.
  118. À noter comment le miracle théologique de la pensée humaine ne se peut réaliser que par le long développement d’un organisme évolué de l’animal à l’humain, hors de la survenue, à aucun moment précis, d’une apparence d’entité.
  119. Le mot penser signifie mesurer (sanscrit, « man » qui nous est demeuré pour désignation d’humanité), ce qui indique apparemment une règle, un jugement des sensations et de leurs interprétations. D’autre part, le mot parler, où se retrouve parabole, implique assez clairement une transposition de l’idée en des formes de verbalisme propres à la fixer. Il semble ainsi que les premiers entretiens des primitifs, comme des enfants et de nos sauvages, purent être de fables, d’allégories, par l’effet desquelles parler fut conter.
  120. Traité de pathologie médicale et de thérapeutique appliquée. Neurologie, t. I. Revue française de médecine et de chirurgie, numéros 3, 4, 9.
  121. Ce qui a conduit Cuvier à vouloir une création séparée pour chaque espèce, considérée comme une entité.
  122. La note, si finement nuancée, du crapaud gradue musicalement tous passages d’émotivité, tandis que la paisible grenouille se répand en des discordances, qui n’en ont probablement pas moins de signification.
  123. Encore n’est-ce pas certain. J’ai connu, dans mon village natal, un bouvreuil qui, lorsqu’on entrait dans l’appentis du sabotier, son maître, disait et répétait en sautillant : « Y a quêqu’un dans la boutique. » Il y avait certainement pour lui un rapport nécessaire entre la venue d’un étranger et le besoin d’un avertissement.
  124. Quand, au lieu de a, b, x, nos primitifs se trouvèrent en présence de l’inconnu (innommé) des mouvements élémentaires, le nom ne se fit pas attendre, pas plus que la figure d’une entité. J’en ai montré le spectacle au chapitre Les Hommes, les Dieux.
  125. Avant Locke, cette aberration avait été expressément signalée par Voltaire.
  126. C’est sur le même modèle que, dès les premiers âges, se sont installées, dans l’ordre social, nos monarchies absolues, aujourd’hui surannées, mais jadis, sans doute, progrès notable sur la dispersion incessante des groupements de naturelle grégarité. Nous flottons tumultueusement aujourd’hui, pour un nombre inconnu de siècles, dans l’ère des oligarchies désordonnées.
  127. C’est l’histoire des néologismes plus ou moins heureux, devenus foule innombrable, et des extensions de sens, promptement vulgarisés. Depuis cinquante ans seulement, voyez déjà combien de lacunes au dictionnaire de Littré, demeuré une œuvre admirable.
  128. Tradutore, tradittore.
  129. « Un peu de folie ne gâte rien », observe Montesquieu. Encore faut-il que le navigateur n’ait pas jeté sa boussole par-dessus bord, puisqu’il en faudra toujours revenir au repère de l’aiguille obstinée.
  130. La Chine, en ce sens, a devancé tous les penseurs en nous fixant, pour suprême atteinte, la découverte de la « Voie » (Tao).
  131. M. Henri Poincaré s’adressant aux « gens du monde », plus traitables que le clergé, s’applique à démontrer, par une longue suite d’exemples, que les interprétations scientifiques dépassées se débitent en des matériaux utilisables, et même nécessaires, pour les constructions qui vont leur succéder, jusqu’au jour où des développements d’expérience viendront à demander de nouvelles formes d’interprétations. Je ne puis que renvoyer au chapitre X de la Science et l’Hypothèse, où chacun pourra voir, dans la succession des théories, comment des contingents de précisions nouvelles peuvent s’incorporer aux fondements acquis des anciens jours. Loin qu’une erreur d’observation soit toujours vaine, il n’est pas jusqu’à sa trace même qui ne puisse nous offrir un meilleur conditionnement de vérités.
  132. Laplace nous avait déjà fait tressaillir en nous annonçant que la gravitation se transmet un million de fois plus vite que la lumière. Et ce nombre, si j’en crois les livres, est aujourd’hui même reconnu comme inférieur à la réalité.
  133. Ce spectacle est de tous les jours, L’homme commence nécessairement par s’assimiler les croyances générales qui l’accueillent à sa naissance, avant de vivre de sa propre intellectualité.
  134. Mallarmé.
  135. Ce sont surtout les formes qui ont changé.
  136. Quoi de plus simple pour la Divinité que de se manifester aux incrédules, ne fût-ce que pour sauver tant d’innocents blasphémateurs des tourments éternels qu’il n’était nul besoin de susciter ?
  137. Il est assez significatif qu’originairement le mot ne signifiait rien qu’opinion. Il fallut l’implacable logique de la Révélation pour lui faire exprimer une sorte d’opinion particulière qui ne pouvait s’abaisser à l’expérience de la preuve. C’est l’aveu.
  138. Aussi arrive-t-il que notre croyant, perdu dans l’appareil polythéiste d’un monothéisme verbal, en vient à se faire, pour son usage personnel, un culte à la mesure de ces moyens, sous l’égide d’une de ces demi-Divinités en lesquelles s’est résolu le Père invisible du malheureux Crucifié.
  139. Il peut y avoir, aussi, divers états de condensation de l’éther.
  140. Ce fut déjà un grand progrès d’avoir créé un nom hors d’une objectivité d’expérience, pour l’usage de nos inductions, et de ne l’avoir pas divinisé.
  141. Les mouvements de la connaissance supposent une inquiétude organique qui est le grand ressort de l’intelligence humaine.
  142. JÉSUS. — Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est pour la vérité écoute ma voix.

    PILATE. — Qu’est-ce que la vérité ? Et, quand il eut dit cela, il sortit…

    Saint JEAN.
  143. Le mystère en est simple : les minorités étaient devenues majorités.
  144. Sollicité par les jurats de venir présider, suivant la coutume, à l’élection de son successeur, il refusa de rentrer dans sa ville « vu le mauvais état où elle est ». — « je m’approcherai le plus près de vous que je pourrai, répondit-il, c’est-à-dire à Feuillasse si le mal n’y est arrivé. »
  145. Il n’est jamais trop tard pour s’amender. Un ami, que je tiens pour l’une des plus hautes intelligences de notre temps, me dit une fois de plus que j’ai mal jugé Montaigne, et voici qu’à l’heure du bon à tirer, une crainte me vient décidément de me trouver en faute. Peut-être ai-je exprimé d’une façon trop brutale les réactions de ma propre sensibilité sur la sensibilité d’un temps dont les formations et le caractère ne me sont pas suffisamment familiers. Je ne me pardonnerais pas d’avoir trop facilement laissé courir ma plume à l’occasion d’un personnage de cette puissance et de cette qualité, qui honora son temps et son pays comme l’un des, plus grands serviteurs de la pensée. Pascal s’est nourri de Montaigne : cela en dit assez. Ce qui me choque dans le penseur de Gascogne, c’est peut-être sa crainte des sommets, son parti pris de ne jamais viser trop haut, quelque chose comme une défiance des lointains de l horizon. Il n’en est pas moins vrai que Montaigne fut, par excellence, un puissant libérateur. Il n’eut pas la vision scientifique, mais il dégagea, d’une main hardie, les abords de toute libre construction de pensée. Cette œuvre le met vraiment hors de pair. N’est-ce point assez pour nous tenir en garde contre un excès de sévérité ?

    Quant à la fâcheuse attitude de Montaigne dans le désarroi de la peste de Bordeaux, je n’y vois point d’excuses. Mais je ne puis me dispenser de citer un fait qui m’était inconnu. La Boétie serait mort de la peste, et Montaigne, jusqu’à la fin, ne l’a pas quitté d’un moment. Gardons-nous des jugements absolus.

  146. Je suis pensant, donc je suis. Il n’y a pas de tautologie plus évidente.
  147. Cette anticipation d’obéissance fausse délibérément la position du problème puisqu’il s’agit d’abord de reconnaître le fondement des lois.
  148. Descartes n’en vint-il pas à alléguer que puisque nous concevons Dieu, il faut qu’il soit. Comme si articuler un son, c’était proprement concevoir une somme de connu, alors que tout vocable peut être un signe de méconnaissance ou d’inconnaissance acceptée. « L’impossibilité où je suis de démontrer que Dieu n’est pas, me démontre son existence », disait encore plus absurdement La Bruyère qui, dans la parfaite ignorance du phénomène organique de la pensée, concluait : « Je pense, donc Dieu existe ». Il est vraiment heureux, pour l’honneur de notre intelligence, que nous n’en soyons pas restés là.
  149. Et cela simplement parce qu’un « témoin » déclarait lui avoir entendu proférer des « paroles impies ».
  150. Hélas ! Pascal lui-même n’a-t-il pas modifié sa propre phrase pour revenir de Copernic à Ptolémée.
  151. Une petite chambre, avec une singulière plate-forme de maçonnerie pourrait être, en effet, la salle de conférences où, devant deux ou trois disciples, la première des quatre leçons fut donnée. On en trouve le texte en caractères Pâli, gravé sur des tablettes d’or, au temple de Kandy.
  152. Devenu le sceptre des rois, et encore directement révéré en Chine aujourd’hui même.
  153. D’où dérive la masse d’armes, ou la masse, symbole de Puissance.
  154. L’attention, concentration des faisceaux de l’effort mental, est d’une procédure inverse de l’étonnement qui suppose l’incohérence d’une observation déroutée, tandis que l’accoutumance ne peut que retarder le besoin d’une interprétation.
  155. Il s’expliquerait, aussi, que la barre transversale, indiquant la course du soleil, fût devenue plus tard une représentation de la terre, exprimée par le cours de la surface planétaire successivement éclairée au passage du divin flambeau.
  156. « Gammée », parce que l’ensemble figure quatre gammas joints par les pieds.
  157. La croix gammée, ou Swastika, répandue en Chine, connue en tous lieux, nous a été donnée pour l’instrument de l’Arani indien, appareil dont on obtient le feu par l’énergique friction d’une pointe de bois dur dans l’entaille d’un bois tendre. Je me permets de croire qu’il y a là, une erreur. Au Soudan égyptien et dans l’Inde, j’ai vu maintes fois fonctionner l’Arani, sur ma demande d’ailleurs, car il est généralement remplacé par une allumette vulgaire. L’indigène à qui l’on s’adresse va ramasser n’importe où une baguette de bois dur et une baguette de bois tendre, taille la première en pointe, pratique un trou dans l’autre avec sa lance, et la rapide friction par le jeu des deux mains ne tarde pas à, faire jaillir l’étincelle. Je n’ai pas vu trace d’un symbole dans cette affaire. La croix, gammée ou non, ne semble avoir ici aucune raison d’être. Pourquoi l’appareil compliqué, qui demande un labeur, quand il suffit de ramasser deux branches mortes sur le chemin ? On nous dit que les crochets gammés servent à clouer l’appareil sur le sol. Il n’y a besoin d’aucun clou, le bois tendre étant simplement fixé par l’énergique friction de la pointe dure. Le crochet, cependant, pourrait indiquer le mouvement de rotation nécessaire à la production du feu.
  158. Au clocher d’une église de village, non loin de ma demeure en Vendée, je vois le cercle rayonnant du disque solaire, surmonté du coq qui annonce la venue du jour, emblème primitif d’un culte païen christianisé.
  159. Rig Veda.
  160. À la fête de l’agriculture où le roi, père du prince qui allait devenir ascète, ouvrait lui-même le sillon symbolique, qu’il quitta, à la vue du miracle, pour venir adorer son fils.
  161. La ligne verticale du tronc et l’énergie autoritaire de la branche horizontale, si remarquable dans l’Inde, suggèrent comme une rencontre des deux traits de la croix.
  162. Dans le caducée les deux serpents qui s’affrontent, dont j’ai trouvé dans l’Inde maintes images de pierre, expriment peut-être la conception primitive des puissances du bien et du mal au combat pour la possession de l’humanité. Le même drame toujours. À Seringapatam, près du rempart où tomba Tippoo-Sahib, sabre en main, au pied d’arbres agités de singes, j’ai rencontré une accumulation de stèles représentant le traditionnel caducée. Asile de serpents en chair et en os, à ne pas déranger.
  163. Où l’apporta, trois cents ans avant notre ère, Mahinda, fils du Constantin bouddhiste, le grand empereur de l’Inde, Açoka.
  164. Ce « l’un de nous » n’est-il pas la plus simple réponse au prétendu monothéisme originel des Sémites, selon Renan. Ne pas oublier que le pluriel Elohim est supposé exprimer la Divinité. C’est peut-être le cas de rappeler le mot de Manou : « L’âme universelle est l’assemblage des Dieux. »
  165. Bétyles rouges de l’Inde, bonnet rouge et drapeau rouge de la Révolution emblèmes du feu sacré dans la gloire duquel vivent les Dieux.
  166. Le bétyle, proprement dit, est la pierre avalée par Saturne (Kronos) à la place de jupiter (Zeus), son dernier né, et qui, rejetée par le père des Dieux, vint choir à Delphes, centre de la terre. Les dérivés du bétyle sont toutes ces pierres sacrées devenues objets du culte, ou réduites au simple rôle de talismans dans tous les pays.
  167. Telle la Kali de l’Inde.
  168. Ce pourrait être, comme j’ai déjà dit, un idéogramme de la terre. Les crochets qui terminent la barre à chaque bout, dans certaines images, figureraient les bras de l’idole, la tête étant représentée par la sphère solaire. N’y eut-il pas là une consciente dérivation de l’image ? Les lignes schématiques du symbole coïncidant avec la simplification d’une image féminine, il ne fut pas même besoin d’une bonne volonté trop accommodante pour y voir une représentation de la Déesse. L’examen attentif de plusieurs figurines semble bien corroborer cette idée. On saisirait sur le fait l’événement de la figuration des Dieux.
  169. Les Dieux vivent dans le soleil. C’est pourquoi une tache de peinture rouge sur une pierre suffit encore à la diviniser pour l’émotif indien de nos jours. L’auréole a paru si nécessaire aux Dieux dans l’Inde qu’en divinisant Hanuman, roi des singes, on lui en a fait une avec sa queue.
  170. On voit des femmes modeler de leurs mains le phallus, et l’adorer par le moyen d’une fleur et d’une libation, avant de se mettre au travail de leur champ.
  171. La charité divine avait besoin du grand crucifié pour nous assurer un salut qui ne nous sauve pas de l’enfer, en cas de péché. De quoi il faut conclure qu’avant le Golgotha nous étions voués aux supplices éternels quelque bien que nous ayons pu faire. Dans tous les cas, le peuple juif s’en trouva voué à la damnation éternelle.
  172. En quoi il réussit mieux que dans sa propagande continentale. Si la conquête bouddhique de Ceylan par son fils Mahinda est demeurée permanente, l’enseignement de Çakya-Mouni a complètement disparu de l’Inde, non sans laisser, à l’Occident, d’indéniables empreintes dans son succédané chrétien.
  173. En Chine, par exemple, l’élève apporte un coq au maître qui doit dissiper les ténèbres de l’ignorance.
  174. Le Yi-King est le plus ancien livre des Chinois, sauvé, par le dédain, des fureurs de l’empereur Tsin Chin Hoang lorsqu’il fit brûler tous les livres et massacrer tous les lettrés — tradition que, sans l’aide d’aucun missionnaire chinois, notre Église chrétienne a si bien recueillie. On compte en Chine 1450 ouvrages qui, tous, se donnent la joie aigüe d’expliquer le Yi-King d’autant de façons différentes.
  175. Symbole brahmanique de la présence réelle, transféré de Vichnou au Bouddha, comme on peut voir par divers monuments de l’Inde. Nous avons, de même, l’empreinte du pied du Bouddha à Ceylan (Pic d’Adam) comme de saint Paul au rocher de l’Aréopage.
  176. « On ne peut s’empêcher, dit l’abbé Huc dans son Voyage au Thibet, d’être frappé du rapport des cérémonies bouddhiques avec le catholicisme. La crosse, la mitre, la dalmatique, la chape ou pluvial que les grands Lamas portent en voyage, ou lorsqu’ils font quelque cérémonie hors du temple ; l’office à deux chœurs, la psalmodie, les exorcismes, l’encensoir soutenu par cinq chaînes et pouvant s’ouvrir ou se fermer à volonté ; les bénédictions données par les Lamas en étendant la main droite sur la tête des fidèles ; le chapelet, le célibat ecclésiastique, les retraites spirituelles, le culte des Saints, les jeûnes, les processions, les litanies, l’eau bénite ; voilà autant de rapports que les Bouddhistes ont avec nous ». « Il aurait pu ajouter, remarque Max Muller, la tonsure, la vénération des reliques et la pratique de la confession. » J’ai également signalé l’auréole des saints.
  177. Homère nous montre Achille et ses Myrmidons tournant trois fois autour du bûcher de Patrocle. Les Derviches tourneurs déclarent qu’ils tournent pour faire plaisir à Allah qui a voulu que tout tournât dans le monde. Aux rites catholiques de nos funérailles, l’officiant tourne encore autour du catafalque.
  178. C’est l’ultime constatation de la science moderne, que le bouddhisme peut revendiquer l’honneur d’avoir anticipée.
  179. Souvenir des premières routes de l’Inde, peut-être.
  180. Il suffit pour s’en convaincre de relever dans l’Adwaita (monisme) de Sankara, les propositions suivantes : « Il n’y a qu’une existence : Dieu. Le monde est irréel, ou, s’il existe, il n’est pas distinct de Dieu. Dieu est impersonnel. Il est inconscient. Il n’a pas d’attributs. L’âme humaine est identique à Dieu lui-même. » On pense bien que les interprétations ne manquent pas pour embrouiller ce qu’il peut rester de sens à chaque mot. Voulez-vous un exemple ? Un excellent missionnaire catholique de Mysore, le révérend J.-F. Pessein, m’envoie une consciencieuse étude du Védanta qu’il entreprend d’accommoder au christianisme, et j’y relève l’explication suivante : « Dieu est réel parce qu’il est seul réel. Il est irréel parce qu’il est réel ». Ceci pourvu de l’imprimatur. Il est clair que, par de telles procédures, tous les textes peuvent s’accommoder.
  181. On connaît l’art bouddhique hellénisé du Gandhâra. Voyez le remarquable ouvrage de A. Foucher à qui nous devons de si belles recherches. Ce sont les colons bactriens d’Alexandre qui inaugurèrent l’art bouddhique en l’hellénisant. Jusque-là, il était interdit de reproduire les traits du Bouddha. Aux bas-reliefs de Sanchi on le voit représenté par la plante du pied, par un trône, par un parasol, par une marche d’escalier flottant sur la mer pour indiquer qu’il marchait sur les eaux. Tous les musées de l’Inde sont pleins de ces œuvres d’art où l’on voit Çakya-Mouni en costume grec ou sous les traits d’Apollon. Le Bouddha, était moine, devrait être tondu. Il est partout muni d’une abondante chevelure hellénique, diversement stylisée. Aveu d’un art d’origine étrangère.
  182. On doit entendre ici le terme de cosmogonie positive dans le sens, non pas d’une Genèse, mais de l’origine des formations cosmiques de notre monde solaire, avec tout ce qui s’en est suivi.
  183. À vrai dire, la métaphysique est une poésie dont le seul tort est de réclamer une créance de positivité.
  184. Il faut bien prendre garde que l’apparence varie avec l’évolution de l’intelligence. L’apparence, pour un Fuégien de nos jours, est autrement conditionnée que chez le plus modeste de nos écoliers.
  185. Le lecteur, curieux de ces matières, pourra se reporter à l’ouvrage consciencieux de M. Sageret, intitulé : le Système des mondes.
  186. Chacun sait que l’étymologie identifie les idées de poésie et de création. Rien n’est plus légitime. La prose veut un thème précis, ouvert à tous débats. Le poète n’a besoin, pour son chant, que d’un état d’émotivité prêt à réaliser un appareil de fantaisies dont il est vraiment l’inventeur, le Créateur.
  187. Exprimant un état de civilisation de l’an 2000, ou 3000, av. J.-C. — avec un point d’interrogation.
  188. La Bruyère fut « machiniste » doctrinal, et combien d’autres !
  189. J’emploie volontiers ce terme de psychologie comparée, parce qu’il indique à la fois la méthode et le but dans l’étude du dynamisme de nos réactions de sensibilité. D’origine métaphysique, comme le mot de biologie lui-même, le mot de psychologie paraît impliquer une économie entitaire d’activités organiques isolées de l’ensemble par l’apparente rigueur de nos classements subjectifs. Jusqu’à l’installation de la méthode expérimentale, notre
  190. L’idée métaphysique d’une cause fictivement détachée de l’enchaînement universel, fut le premier effort d’une spontanéité de méconnaissance. Le malheur est qu’une sorte de contracture mentale empêche encore tant d’esprits de le dépasser.
  191. La Cité antique.
  192. L’Égypte est un don du Nil, Hérodote.
  193. Histoire ancienne, Maspero.
  194. On sait l’aventure de la statue dite du Cheik el Beled, qui fut ainsi dénommée en raison de sa ressemblance extraordinaire avec le magistrat d’un village voisin du lieu des fouilles.
  195. Maspero.
  196. Id.
  197. On est allé jusqu’à alléguer que des déplacements de l’écliptique avaient pu motiver d’importantes migrations par de subites variations de climats. C’est une hypothèse qui n’a plus besoin que d’être vérifiée.
  198. Le Gange a des différences de niveau de dix mètres.
  199. Le Taj-el-Mahal et le temple, si fameux, du Mont Abu ne sont que des extravagances de pierre ciselée.
  200. La conspiration de Cylon est approximativement fixée à l’an 632 avant J.-C. L’archontat de Solon à l’an 593. Rien que l’incertitude au delà. Pour l’Inde, c’est le chaos.
  201. Dans les contreforts du talus qui monte à Delphes par Arachova, quelques coups de pic, donnés à ma sollicitation, ont rencontré un important bloc mycénien dont la présence, en ces lieux, pourrait s’expliquer par la ruine, en des temps inconnus, de quelque monument ignoré.
  202. C’est à ce titre qu’on a trouvé à Suze encore, un ex-voto en bronze, de deux Grecs de Milet, avec dédicace en écriture boustrophédon. Hérodote raconte précisément qu’en 494 Milet fut pillé par Darius et son trésor transporté à Suze.
  203. Philippe Berger, le Code d’Hammourabi.
  204. Philippe Berger, le Code d’Hammourabi.
  205. On ne peut oublier les fouilles de Suze par M. Dieulafoy, qui nous ont rendu le palais de Darius et de Xerxès.
  206. C’est là que se trouve originellement la fameuse définition du Créateur, dont s’est inspiré l’auteur biblique : « je suis qui je suis. » Avouons que cela ne nous éclaire pas d’une grande lumière.
  207. Philippe Berger.
  208. Ne la voit-on pas s’exercer à l’égard des animaux eux-mêmes, comme dans le cas du bœuf qui sera lapidé et sa chair ne sera point mangée, s’il est le meurtrier d’une victime humaine.
  209. Le code d’Hammourabi et la législation de l’Hoxateuque, Édouard Rœhrich. Genève, 1906.
  210. Rœhrich, loc. cit.
  211. Ibidem.
  212. Monuments en hémisphère, destinés à la conservation des reliques.
  213. Monastères.
  214. La très curieuse image en est reproduite par le Times.
  215. On peut y ajouter le trait d’une mâchoire remarquablement lourde.
  216. Cf. Albert Comoy. Les Indo-Européens, Bruxelles, 1921.
  217. Il va sans dire que cette source « païenne » du dogme chrétien n’est pas acceptée par les autorités de notre Église. Comme il est impossible de renverser l’ordre des temps, on se borne à nous dire sommairement que les analogies de la Trinité hindoue et de la Trinité chrétienne viennent de « pressentiments » dont la Divinité a favorisé (on ignore pourquoi) les adorateurs de « faux Dieux », destinés au feu éternel, avec ou sans cette demi-révélation. Pourquoi la Divinité aurait-elle procédé par voie de confidences insuffisantes sans résultats possibles, on néglige de nous le dire, et pour cause. Trinité, incarnation, rédemption, dogmes authentiques, ne nous furent « révélés » qu’au rebours de la marche des âges - le phénomène postérieur devenant la source du phénomène antérieur, contrairement aux lois de causalité. Pour vous édifier lisez l’Histoire des religions, par M. l’abbé de Broglie.
  218. On le voit assez bien dans la Genèse biblique où le Dieu de Moïse s’y reprend à deux fois pour créer l’homme et la femme tels qu’ils sont aujourd’hui. L’encouragement que Jahveh se donnait à lui-même, en proclamant que son œuvre était « bonne », ne l’empêcha pas de la changer bientôt après, pour essayer, sans y réussir, de la faire meilleure. Deux légendes mal soudées. Et quelle preuve plus forte d’anthropomorphisme que « la fatigue » nécessitant ce repos du Dieu que nous célébrons, pour notre propre satisfaction, tous les dimanches, bien que contradictoire à l’idée même des inlassables énergies de la Divinité.
  219. La critique moderne n’admet pas que l’Illade, l’Odyssée et les petits poèmes dits homériques, dont quelques-uns sont de purs chefs-d’œuvre, puissent être mis au compte d’un même aède. La remarque s’étend même jusqu’aux chants des deux grands poèmes.
  220. Rappelez-vous ces captives d’Achille qui ont reçu l’ordre de pleurer Patrocle, et qui pleurent, en effet, mais « sur leurs propres malheurs ».

    Puisque le nom d’Homère se rencontre si souvent sous ma plume, je voudrais qu’une anecdote me fût permise, qui montre l’incroyable justesse de l’observation en ces temps reculés. Je suis obligé pour cela de me mettre en scène :

    Un manoir vendéen du seizième siècle s’offrit aux joies de ma jeunesse, avec une cour d’honneur encadrée d’un reste de chapelle et d’une fauconnerie remontant aux âges d’un donjon ruiné. Porte de « la chapelle » et porte de « la volière », de lourd chêne massif, grinçaient en conscience sur des restes de gonds rouillés, chacune avec sa plainte particulière qui permettait de dire, à la nuit tombée, d’où venait l’intrus. Nous avions tous ainsi fort avant dans la tête les deux chants de ferrailles qui s’achevaient en une mélopée de bâillement aigu.

    Au soir d’une journée de chasse avec mon frère, en Normandie, nous fûmes soudainement surpris d’un formidable bruissement métallique, comme d’une énorme trompe faussée, au loin, derrière nous. Et vivement saisis de la similitude des sonorités : « La porte de la volière », nous écriâmes-nous tous deux en même temps. Nous retournant aussitôt, nous vîmes une vache au piquet qui appelait l’étable dont le représentant s’était attardé.

    Alors je me rappelai que lorsque Pénélope va chercher l’arc d’Ulysse pour l’essai des prétendants, les battants de la porte, qui n’avait pas été ouverte depuis dix ans, firent entendre, nous dit l’aède, une plainte semblable à celle d’un taureau puissant dans la prairie. Et j’admirai.

  221. La dalle, striée d’une rigole pour l’écoulement du sang, montre assez que la bienveillance d’Apollon s’achetait par des sacrifices d’êtres vivants. Ce fut précisément le cas de sa sœur Artémis à Aulis avec Iphigénie.
  222. Et ce n’est guère pour de telles transformations.
  223. Ne retrouvons-nous pas l’œuf cosmique jusque dans Aristophane ?
  224. L’Avesta, livre sacré des Perses, est écrit en langue Zend. Zoroastre est de Bactres. Il ne vient donc ni de l’Indus, ni du Gange.
  225. Phérécyde n’admettait pas les sacrifices aux Dieux. C’était, vers le même temps, la doctrine du Bouddha.
  226. Une inscription de Magnésie de Méandre donne à Claude ce titre : « le plus grand des Dieux ».
  227. Les coupes de Vaphio nous offrent des scènes de chasse au bœuf sauvage. Bonne anatomie de la bête, en contraste choquant avec la structure grossièrement schématique du chasseur. Un très remarquable vase du musée de Candie nous montre une procession de moissonneurs chantant, sous la conduite d’un chef aux longs cheveux, vêtu d’une cotte écaillée.
  228. Dont quelques-unes, comme l’hypothèse de l’atome, rencontrée jusque dans Manou et dans Sankara, maître de la métaphysique Védanta, se sont trouvées des prophéties.
  229. Un jour, à Singapour, je demandai à un célèbre Chinois, docteur d’Oxford, pourquoi, lorsque la Chine adopta le bouddhisme, l’ancienne religion et la nouvelle se trouvèrent comme fondues.

    — C’est, me dit-il, que la doctrine cède trop souvent aux accoutumances héréditaires de l’imagination. En bouddhisant nos anciens Dieux, nous avons sauvé la pensée philosophique du Bouddha. Pour n’avoir pas agi de même dans l’Inde, les bouddhistes signèrent l’arrêt de leur défaite inévitable.

  230. Bactres, bien qu’Iranienne, et lieu supposé de la naissance de Zoroastre, était devenue la capitale d’un royaume grec indépendant.
  231. Dans son excellent opuscule, l’Inde et le monde, M. Sylvain Lévi présente une sommaire esquisse du tableau.
  232. Védisme et bouddhisme ont été chassés de l’Iran et de la presqu’île malaise par l’Islam. Java est supposée Mahométane bien que je n’y aie point vu de mosquée, et que les femmes ne portent point le voile. L’Île de Bali à la pointe orientale de Java m’a fait voir une cérémonie brahmanique, avec des danses de monstres semblables à ceux de Tanjore. Non seulement, les femmes n’y sont pas voilées, mais elles ne sont vêtues qu’à partir de la ceinture.
  233. Sylvain Lévi.
  234. Il y a une cosmogonie de l’Upanishad. « Le soleil est Brahma. Au commencement, le Tout n’existait pas. Lui existait. Il se métamorphose et devint un œuf. Au bout d’un an, l’œuf se fendit en deux. Une moitié de la coquille était d’or, l’autre d’argent. L’argent, c’est la terre ; l’or c’est le ciel. »
  235. C’est ce que notre naturalisme appelle le besoin, source profonde de toute activité. D’où la formule : « Le besoin fait l’organe. »
  236. Et ailleurs : « Qui est le Dieu à qui nous offrons notre sacrifice ? » « Qui est le plus grand des Dieux ? Qui doit être célébré le premier dans nos chants ? » etc… etc.
  237. On ne peut se défendre d’une surprise quand on trouve cette même forme du doute védique transportée dans les Proverbes de Salomon, jusqu’au trait suprême du « si » final : « Qui est monté aux Cieux, ou Qui en est descendu ? Qui a assemblé le vent dans ses poings ? Qui a serré les eaux dans sa robe ? Qui a dressé toutes les bornes de la terre ? Quel est son nom et quel est le nom de son fils, si tu le connais ? » Proverbes de Salomon. XXXL.
  238. Un simple déplacement d’accentuation donne Brahman, neutre, l’objectivité, et Brahman, masculin, l’Être universel qui en est la représentation.
  239. Voyez Atman, Brahman, Encyclopoedia of Religion and Ethics.
  240. En dehors de l’observation de la nature qui nous montre le Moi inclus dans le Non-Moi, le besoin de connaissance qui nous contraint à nous objectiver nous-mêmes est le plus clair aveu d’une fusion du sujet et de l’objet.
  241. Des philologues autorisés soutiennent que la création ex nihilo n’est que des traducteurs, le verbe bara signifiant façonner, modeler et non pas créer de toutes pièces. L’Inde, comme on a vu, se contente d’une émanation.
  242. Quand on nie l’âme expressément, sa transmigration paraît pleine de difficultés. On dit que le Bouddha se mettait en colère quand on lui parlait de l’âme. C’était à ses yeux, en effet, une faute capitale de doctrine. Malheureusement, le grand prophète jugea, sans doute, qu’il y aurait déchéance à s’expliquer trop clairement. Sur la phénoménologie de la transmigration, fondement de sa doctrine, Çakya-Mouni demeure muet.
  243. Il aurait eu, cependant, une cosmologie. Interrogé par Ananda sur la cause des tremblements de terre, Çakya-Mouni répond : « La grande terre, ô Ànanda, repose sur les eaux, les eaux repose sur le vent, le vent sur l’éther. Quand il arrive, ô Ananda, qu’au-dessus de l’éther soufflent les vents opposés, ils agitent les eaux, les eaux agitées font mouvoir la terre. » (Burnouf.)
  244. Entendez l’âme universelle.
  245. Le premier résultat de la doctrine de la transmigration des âmes fut de conduire à l’interdiction de tuer les animaux. Dans l’Inde, le principe demeure toujours maintenu pour la bonne règle. Non seulement le Brahmane est supposé s’abstenir de toute alimentation carnée, mais vous verrez des gens suivre, sur les routes, les parties les plus raboteuses pour épargner les insectes enclins aux pistes aplanies. Cependant, le Bouddha est mort d’une indigestion de porc, et la sophistique ordinaire se contente d’interpréter le verbe, en alléguant qu’on peut se nourrir de la chair d’un animal, si on ne l’a pas tué. Il n’est pas toujours besoin de jésuites authentiques pour jésuitiser. On sait que la Déesse Kali veut du sang. Elle obtient généralement celui d’un chevreau. La vache sacrée, triomphante, a réussi à se tirer d’affaire. De la tuer il ne peut être question. Je l’ai vue recevoir, cependant, de bonnes tapes quand elle devient trop entreprenante. À son passage, les marchandes couvrent d’un mouchoir les fruits de leur panier. C’est leur suprême défense. Mais que la vache sacrée s’étale au milieu de la rue, personne ne voudra la déranger. L’hymne sacré compare les nuages aux vaches célestes dont les flèches d’Indra, Dieu solaire, percent le pis pour arroser la terre du liquide divin qui doit la féconder. Roman de poésie ! Des Résidents anglais m’ont dit avoir renoncé à laisser paraître la viande de bœuf sur leur table pour ne pas scandaliser leurs serviteurs. Sauf l’ânesse de Balaam, le corbeau et la colombe de Noé, l’ânesse de Jésus et la baleine de Jonas, notre judéo-christianisme ignore les animaux. Il a fallu des laïques pour des recommandations de bonté à leur égard.
  246. Voir Bournouf, Introduction à l’histoire du Bouddhisme indien.
  247. Je juge plus simple d’appeler les choses par leur nom. Cf. Burnouf, Le Nirvâna n’est rien s’il n’est pas la fin de la sensibilité.
  248. À Pagan, sur l’Irraouaddy, il n’y avait pas moins de 12 000 pagodes. L’irruption des Tamouls en a laissé 1 200 dont quelques-unes fort belles.
  249. Rien de plus touchant que la rencontre, de familles birmanes en pélerinage aux mines fameuses d’Anuradjapoura (Ceylan). Le grand Bouddha endormi reçoit aimablement des pèlerins en habits de fête, l’hommage d’une fleur avec la libation venue de la source prochaine. Partout l’illumination du mystique sourire. À Sarnath, où le Bouddha prêcha son premier sermon, j’ai vu des pèlerins birmans apporter des feuilles d’or pour contribuer à en recouvrir le grand stupa. C’est le geste classique de la piété birmane.
  250. Une très importante école du brahmanisme le plus pur écarte également l’idée d’une personnification de la Divinité. La Ramayana nous parle des Brahmanes athées.
  251. Je signale au lecteur la vaste étude de M. René Grousset, Histoire de l’Asie.
  252. Mahavira, le fondateur du jaïnisme, était à peu près contemporain de Çakya-Mouni. Beaucoup de points de ressemblance entre les deux doctrines : notamment le respect de la vie animale. Le jaïnisme est resté indien. Le bouddhisme a prétendu conquérir le genre humain, et l’a effectivement conquis puisqu’il y tient encore rang de majorité.
  253. Voyez les beaux travaux de M. Alfred Foucher.
  254. Plus de cent mètres de côté.
  255. Le problème était fort différent, puisqu’il s’agissait d’abriter la foule dans l’édifice qui n’avait été primitivement « que la Maison du Dieu » — le sacrifice s’accomplissant au dehors. Cela commandait l’élargissement de l’enceinte plutôt que l’élévation du monument. Pour se rapprocher de leur Dieu, nos pères, innocents, montaient sacrifier sur les hauteurs, comme il est dit dans nos livres sacrés. On peut voir encore un de ces autels en plein air à Athènes où Zeus céda sa place aux orateurs de la Pnyx.
  256. Le gouvernement hollandais a publié une très belle monographie illustrée de Bourouboudour.
  257. Les Pundits, avec qui j’ai essayé d’engager la conversation à, la cour des Rajahs, m’ont paru d’insupportables bavards — parleurs plutôt que savants. D’ailleurs, ils terminaient généralement leurs discours par ces mots : « Vous avez chez vous M. Sénard qui en sait beaucoup plus long que nous. »
  258. Dieu dans l’histoire.
  259. BURNOUF, Introduction à l’histoire du Bouddhisme.
  260. Des assemblages de trois lignes, diversement brisées ou continues, représentent les Trois Puissances : le ciel, la terre et l’homme, pour des consignations de doctrine. On les voit souvent figurées sur les porcelaines de nos magasins. C’est ce qu’on appelle Les Kouâ.
  261. Le Tao est la voie, la direction, conception philosophique du mouvement universel plus profonde que toutes les abstractions personnifiées de nos cultes. La même idée de « chemin », impliquant l’évolution, se retrouve dans le Shinto japonais, incluant, comme le Tao chinois, le culte du foyer.
  262. On a vu au chapitre Symboles la description du Taï Ki (Grand Extrême) qui est pour les Chinois la suprême formule de l’univers.
  263. Sauf des accès de violences populaires, qui ne sont pas comparables aux férocités systématiques de notre propre histoire.
  264. De courtoise amitié est l’accueil fait aux étrangers dans les temples chinois. En nos églises où les fidèles viennent plus souvent demander l’allégement de leurs peines qu’apporter des remerciements, l’impression est plutôt d’une tristesse résignée. Un silence tombe des hauteurs. Chacun glisse discrètement jusqu’à sa chaise, yeux mi-clos et tête baissée. Un sacristain passe, d’importance. Un vieux prêtre se rend à ses devoirs de l’air d’un homme qui a lié partie avec l’Éternité. Dans les temples chinois, je n’ai vu que bonhomie souriante, simplicité d’enfant. La préoccupation d’une bienveillante courtoisie envers qui se présente pour rendre visite aux personnages divins. Figés dans leur grimace, on sent que les monstres eux-mêmes sont de bons enfants, Avec ses décors, ses images, le temple est un salon, et, dans un salon, l’usage veut que les visages soient de grâce appropriée. Un salon public, cependant, ne va pas sans quelques libertés. Un jour, n’ai-je pas vu deux belles dames aux chatoyantes soieries, avec des bijoux d’or, aux prises avec un petit enfant qui cherchait des raisons de se fâcher. Revenu à la sagesse, la dalle nous fit voir qu’il s’était oublié. Les regardants souriaient et le bon Bouddha lui-même paraissait s’amuser. Aux jardins du temple, des tortues sacrées, Divinités d’avant-Bouddha, font flotter à la surface d’un petit lac des yeux interrogateurs. Une poignée de riz est recommandée. À Penang, en Birmanie, un temple chinois abrite d’innombrables serpents en liberté, qui s’enroulent autour des vases chargés de fleurs, ou des ornements sacrés. Il y en a partout. Quelques-uns, figés d’indifférence, se perdent dans le décor. D’autres se lovent, ou se coulent parmi les choses, sans s’étonner de notre étonnement. Ils sont venus de Chine, paraît-il, on ne sait comment. Nul souci de la clef des champs. De beaux œufs frais (car le Chinois, seul, préfère l’œuf avancé) dans l’eau d’un vase de bronze, font les délices de leurs repas. Quand ils l’ont vidé à travers la coquille, celle-ci remonte à la surface, et le gardien s’empresse de la remplacer. Une vie de Dieux, vivant de l’offrande, avec une heureuse correspondance d’inactivités. (2)
  265. N’a-t-on pas vu le même peuple qui trouva la boussole se mettre à l’œuvre doctrinalement, un beau matin, pour détruire les chemins de fer ?
  266. Si les efforts de notre christianisme sont restés impuissants devant le rationnalisme chinois, avec ou sans Bouddha, comme devant l’Islam, c’est que notre propagande s’offre vraiment à son désavantage. L’habitude que nous avons de nos dogmes nous rend insensibles à des traits, qui choquent vivement les esprits éloignés de notre accoutumance. L’enfantement virginal et la théophagie sont des obstacles décisifs pour beaucoup. Dans l’Inde où la mythologie réalise d’autres tours de force, nos missionnaires ont fait quelques conquêtes parmi les peuples imaginatifs du Sud, mais un entretien de cinq minutes vous aura bientôt renseigné sur la qualité de ces « conversions ».
  267. Rappelons, toutefois, qu’il avait été un temps où la Chine n’était séparée de l’Inde que par l’Oxus.
  268. Les temps étaient déjà passés où les fidèles n’auraient pu accepter « l’abomination » d’une image du Bouddha.
  269. Pour formuler un tel partage, il faut vraiment avoir envie de diviser quelque chose en trois.
  270. « Je vais à Rome, disait un jeune Anglais à miss Martineau, mais pas pour m’y arrêter, simplement pour dire que j’y suis allé. » — « Pourquoi ne le dites-vous pas tout de suite ? » fut la simple réponse.
  271. On nous parle de 657 livres sacrés, de resplendissantes images et statues du Bouddha et de saints, ainsi que de 150 reliques authentiques du Bouddha lui-même — charge de vingt chevaux défilant parmi musiques et bannières aux acclamations de l’empereur et de ses sujets.

    Le bouddhisme, dès la mort du Maître, s’est attaché à la vénération des reliques. À Mandalay, l’ancienne capitale de la Birmanie, j’ai eu entre les mains des restes authentiques de Çakya-Mouni, retrouvés dans un stupa du Pendjab, par notre éminent compatriote, M. Alfred Foucher, sur les indications des pèlerins. Un petit flacon de cristal avec couvercle d’or, contenant de minces fragments d’os dans une poussière blanche. Le Bouddha, heureusement, a laissé de plus importantes traces de son passage.

  272. Le catéchisme de deux sous est, en effet, bien fort — mais à la condition d’y ajouter l’appui des dragonnades et des échafauds. Massillon n’en dit rien. Il en avait pris son parti.
  273. Aberration qui ne put se produire que par l’attribution fantaisiste d’un nom symbolique aux astres déifiés, sans même essayer d’une justification de rapports entre la dénomination et le monde dénommé.
  274. Cf. l’ouvrage de M. Pierre Duhem.
  275. Et comme nous ne pouvons pas nous placer à tous les points de vue, nous ne connaîtrons jamais de la nature qu’un certain nombre de « côtés », c’est-à-dire de relativités.
  276. La Valeur de la science.
  277. Revue hebdomadaire, 10 mars 1923.
  278. Par André Osiander.
  279. Vous faut-il la confirmation de saint Thomas lui-même ? « Les astronomes se sont efforcés de diverses façons d’expliquer le mouvement des planètes. Mais il n’est pas nécessaire que les suppositions qu’ils ont imaginées soient vraies, car, peut-être, les apparences présentées par les étoiles pourraient-elles être sauvées par quelque autre mode de mouvement inconnu des hommes. » Une seule « certitude » plane au-dessus de tout : celle qui ne s’arrête pas à l’observation.
  280. Ibsen, L’Ennemi du peuple.
  281. Musée de Candie.
  282. Au Louvre, un beau bronze archaïque qui est une libre réplique de l’Apollon Didyméen (fin du sixième siècle) nous montre, chez le sculpteur de Sicyone, le fameux Kanakhos, ce droit alignement d’épaules carrées qui est un des traits les plus marqués de la statuaire égyptienne.
  283. Les Doriens, quoi qu’en aient dit les Allemands, n’ont jeté dans le moule de l’Hellade qu’une puissance de volonté robuste, à ne pas dédaigner dans l’amollissement ionien.
  284. « Le vrai a ses limites que le faux franchit aisément. » écrit d’une plume aigüe M. Gustave Lanson dans sa belle Histoire de la littérature française.
  285. Je ne crains pas de dire que la question de l’idéal est encore, comme Dieu lui-même où je ne vois qu’une de ses catégories, un chapitre à classer de la cosmologie.
  286. Sur la notion de « l’infini », le génie de Pasteur s’est efforcé de porter la lumière, mais les maniements de l’expérience familière venant ici à lui faire défaut, il n’a pu que revenir à la commune insuffisance de remplacer l’observation par des constructions hasardeuses » de raisonnements.

    « L’infini » est un mot, un mot sans représentation de positivité puisqu’il ne contient rien qu’une négation. Tout ce que la sensation nous révèle des éléments

    cosmiques a pour caractère universel la détermination subjective d’une limite, qui n’est, dans l’objectivité, qu’une rencontre de mouvements.

    Reculer indéfiniment les frontières du Cosmos est à la portée de tout le monde, puisqu’il n’y a pas d’effort intellectuel dans une simple formule de négation. Le mot « infini », qui ne fait rien que d’exprimer une impuissance, devient ainsi d’une commodité singulière pour avoir l’air de formuler ce que nous ne formulons pas, en raison d’une adaptation trop lointaine de notre « fini » aux successions de « finis » dont nous n’apercevons pas la « fin ».

    C’est l’écueil de la connaissance humaine de vouloir réaliser par des sonorités vocales l’inconnu où s’arrête l’effort de ses relativités. Depuis les premiers jours de l’humanité pensante, cette méthode a prévalu jusqu’aux enregistrements systématiques de l’expérience vérifiée. Que, d’étoile en étoile, « l’infini » se déroule dans les champs sans limite de l’espace et du temps, c’est une constatation qui ne peut affecter les réalisations de notre passage éphémère de « fini en fini ». Les spéculations à cet égard sur le retour des choses peuvent se donner carrière selon les caprices de l’imagination.

    La seule doctrine qu’on ne puisse pas construire sans manquer aux lois de la connaissance humaine, c’est d’individuer, dans les formes d’un verbalisme sans fondement objectif, ce qui, par définition même, est au delà de l’individuation, puisque toute limite lui est refusée.

    Lors donc que Pasteur, dans son discours de réception à l’Académie française, s’efforce d’entr’ouvrir la porte de la connaissance aux personnifications divines de « l’infini », il ne fait que renoncer, pour un temps, aux données de l’expérience par lui-même, en d’autres domaines, pleinement maîtrisée. Les premières Divinités des hommes primitifs suffisent à montrer qu’elles n’ont eu rien à voir avec une préoccupation de « l’infini » étrangère à ces âges de l’humanité.

  287. J’écarte l’hypothèse de Buffon. Les Époques de la nature n’ont plus qu’une valeur historique. Nous étions à l’aurore des temps modernes, et cependant l’auteur se croit encore obligé de vouloir « concilier à jamais la science de la nature avec celle de la théologie ». Cela n’empêcha pas sa condamnation en Sorbonne, suivie d’une fâcheuse soumission.
  288. On trouvera, dans l’ouvrage de M. Louis Maillard, Quand la lumière fut… un très clair résumé des hypothèses cosmogoniques de Faye, de Belot, de Moreux, auxquelles Laplace doit des comptes, et qui ne manqueront point, elles-mêmes, d’avoir concouru à préparer les cosmologies de l’avenir.
  289. Nous en avons gardé, dans le langage courant, des formules comme celle qui nous fait « naître sous une bonne ou une mauvaise étoile ».
  290. Quand la lumière fut… Lisez le chapitre « Esquisses d’une cosmogonie générale » pour entrevoir le point extrême où, d’hypothèses en hypothèses, on en viendrait peut-être à rejoindre l’infinité.
  291. Deux cents ans avant notre ère, un empereur chinois avait fait brûler les manuscrits où étaient consignées les anciennes méthodes du calcul des éclipses. C’était un « novateur » qui croyait simplement qu’il fallait se débarrasser de l’antiquité rétrograde et tout recommencer à nouveau.
  292. Et combien plus encore si l’on s’avise de déplacer l’observateur ! N’a-t-on pas trouvé que, placés au milieu de l’amas d’Hercule, c’est aujourd’hui seulement que nous parviendrait la lumière émise du soleil 34 000 ans avant l’ère chrétienne. Il n’y a d’étalon de rien dans l’univers. Nous le chargeons de chiffres dans nos enquêtes. Les justes relations nous en échappent nécessairement, faute d’une correspondance des proportions.
  293. Dans quelle mesure les mouvements propres des étoiles pourraient-ils n’être qu’une apparence due à la translation du système solaire tout entier ? La question est posée. Tout ce qu’on en peut dire, c’est que le soleil, avec son cortège de planètes, se meut à une vitesse de 20 kilomètres par seconde dans la direction de Véga.

    Par excès de scrupule peut-être, je crois devoir relever l’observation d’un critique, de plume un peu prompte, alléguant qu’au lycée on lui avait appris que le système solaire se dirigeait vers la constellation d’Hercule tandis que je me permettais de l’orienter vers Véga. On lui aurait enseigné bien d’autres choses s’il avait vécu du temps de Ptolémée.

    Sur ma demande, un de mes amis a pris la liberté d’interroger, à cet égard, M. Jules Baillaud (de l’Observatoire) qui a bien voulu approuver la note ci-dessous et ne soulever même aucune objection à la voir publier en son nom.

    Le mouvement d’un corps ne peut être défini que d’une façon relative par rapport à un ensemble de corps supposés fixes.

    Dans l’étude du mouvement du système solaire, les astres étant les seuls repères utilisables, il s’ensuit que la direction du mouvement du système solaire se déduira de l’étude du mouvement apparent des étoiles. Comme les étoiles elles-mêmes se meuvent dans l’espace, la direction que l’on conclut pour le soleil dépend du groupe d’étoiles qui servent de repères.

    Suivant les différentes familles d’étoiles utilisées, on trouve des positions de l’apex correspondant à des régions dont les coordonnées varient de :

    AR 245° D + 16°
    à
    AR 280° D + 38°

    La position qui satisfait au plus grand nombre de données est environ :

    AR 270° D + 36°

    C’est un point de la constellation de la Lyre, peu éloignée de Véga.

    Le symbole AR veut dire ascension droite, et le symbole D signifie déclinaison.

  294. L’idée de la nébuleuse primitive est de Leibnitz, reprise et perfectionnée par Kant et par Laplace.
  295. J’entends par ce mot les coordinations indéterminées des phénomènes cogitatifs répandus, selon toute apparence, dans les parties du monde où se rencontrent passagèrement des conditions de vies plus ou moins achevées.
  296. L’Évolution des Mondes.
  297. « L’année-lumière » désigne l’espace parcouru par la lumière en une année, soit 9,5 trillions de kilomètres.
  298. Le Royaume des cieux.
  299. M. Nordman s’enthousiasme à l’idée que la lumière qui nous vient aujourd’hui de la nébuleuse d’Andromède en serait partie avant la première période glaciaire pléistocène. Ainsi, un observateur bien placé, avec une lunette ad hoc, pourrait voir aujourd’hui les premières formations des sédiments terrestres et les développements de tout ce qui s’en est suivi. À raison des 300 000 kilomètres à la seconde, la lumière a besoin d’au moins 30 000 ans pour parcourir la Voie Lactée qui contient, osent dire quelques-uns, des centaines de millions de soleils. On nous parle de 900 millions d’années qui seraient nécessaires à ladite lumière pour faire le tour « d’un univers limité à la Voie Lactée et à ses annexes ». Et l’au-delà, je vous prie, qu’en ferons-nous ?
  300. On sait que notre soleil et toutes les étoiles que nous voyons à l’œil nu font partie de la Voie Lactée.
  301. Cf. chapitre II le paragraphe sur le Libre arbitre.
  302. Je n’ai point à me prononcer sur la pérennité des phénomènes par la fameuse hypothèse du Retour éternel, avec ou sans l’hypothèse de la panspermie qui me paraît aventurée. Sur l’aspect général du problème, on consultera profitablement l’Éternité par les astres, d’Auguste Blanqui.
  303. Au sens mathématique du mot.
  304. Langevin, La Physique depuis vingt ans.
  305. N’est-ce pas la formule même de Pascal : « Abêtissez-vous » ?