De Mazas à Jérusalem/Texte entier

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Chamuel (p. NP-TdM).


Zo d’Axa


de Mazas
à Jérusalem


Dessins de Lucien Pissarro, Steinlen, Félix Vallotton

PARIS
CHAMUEL, ÉDITEUR
79, RUE DU FAUBOURG-POISSONNIÈRE
(Près la rue Lafayette)
1895
Tous droits réservés



I

MALFAITEUR



L’ARRESTATION


Tout cela s’est passé très vite. Un vendredi d’avril — huit jours avant le 1er  mai ! À cinq heures du matin, coup de sonnette à mon domicile, tapage dans les escaliers, envahissement de mon logement : c’est la police qui vient perquisitionner.

Les papiers sens dessus dessous, on cherche des armes dans le bureau ; la vaisselle dérangée, on veut de la dynamite dans le bahut de la salle à manger.

Bref, pour ne pas partir les mains nettes, ces messieurs de la mission — ils sont douze — font une rafle de lettres d’amis, s’emparent de quelques manuscrits au hasard et choisissent parmi les publications qu’ils trouvent celles dont la couverture est rouge.

La perquisition n’était du reste qu’une préface. À présent, l’arrestation. Nous filons en fiacre au Dépôt.

Réception plutôt caractéristique. Les agents me mènent à une façon de kiosque vitré où griffonnent sur des registres trois gardiens en uniforme. Nous attendons dans une vaste salle aux murs en pierre de taille, devant le guichet du kiosque. Tout à coup l’un des gardiens à figure congestionnée lève la tête, le képi sur le coin de l’oreille :

— Découvrez-vous, me crie-t-il brusquement.

— Pour qui ?

— Ah ! c’est comme ça, nous verrons. Cachot. Pain sec. Me saluerez-vous ?

— Je ne crois pas.

— Emmenez-le ! gueule-t-il tout agité sur son rond de cuir.

Ça s’annonce bien. La cellule dans laquelle on m’enferme pleure d’humidité sur les murs, le lit est sans paillasse, la chaise est grasse ; il faut marcher de long en large dans un espace de trois mètres.

Ainsi donc ce n’est pas un rêve. Je suis en prison. J’ignore quelle accusation on tente de faire peser sur moi ; mais enfin il ne peut-être question que de notre Endehors. Correctionnelle et cour d’assises ne suffisent plus : en me séquestrant, on veut l’étrangler aujourd’hui… Une coïncidence fait que, ces jours prochains, ce sera son anniversaire !

En mon esprit je le fêterai.

Nous pouvons regarder en arrière. La lutte ne s’est pas faite contre des moulins à vent. L’escarmouche éclaira la route, et des campagnes portèrent. Tous les journaux durent venir à la rescousse quand nous lançâmes ce cri pour un forçat, pour ce malheureux Reynier que de lâches rancunes et de judiciaires complicités retenaient depuis huit ans dans les chiourmes de l’île Nou, en châtiment d’un crime commis par deux compères dont l’un est conseiller municipal et l’autre prêtre.

Hier encore, c’était pour les petits, pour les enfants des « compagnons » détenus ; il s’agissait de ne pas laisser mourir de faim les mioches dont la Société frappe implacablement les pères parce qu’ils sont des révoltés. Notre appel ne fut pas vain : des gueux donnèrent les sous qu’ils avaient et tout ce qui porte beau un nom dans la littérature et dans les arts s’inscrivit en la volonté de tendre la main aux plus faibles.

Ceci réapparaît à l’esprit, s’impose et n’est pas puéril…

Et je pense encore aux camarades désintéressés qui bataillent avec nous, en avant-garde, à ces fils de bourgeois qui auraient pu couler béatement leur vie et qui ont préféré le combat pour l’Idée et pour la joie ; je pense à ces déserteurs de la bourgeoisie passés avec leur plume et leur vaillance du côté des opprimés. Une sorte d’exaltation me prend ; ce m’est bon de me souvenir et combien peu m’importe, en ce moment, ce stage sous les verrous si mes camarades restent libres et d’aplomb — s’ils me gardent mon poste pour bientôt.


HISTOIRE DE BRIGANDS


Un bruit de clefs. La porte s’ouvre. Le juge d’instruction m’envoie chercher.

Une suite d’escaliers, de couloirs, de longs corridors. Un garde municipal me sert de guide et, pour que je ne le perde pas sans doute dans ce dédale, il a la délicate attention de me passer le cabriolet. Encore des escaliers, des couloirs… nous arrivons dans l’étroite salle d’attente qui précède les cabinets des magistrats instructeurs. En face de nous une plaque avec ces mots : M. Anquetil, juge.

Nous pénétrons chez ce magistrat. Qu’inventera-t-il ?

Le personnage est effondré dans un fauteuil, l’air vanné. Il me fait lire par un greffier un long factum m’imputant ce crime : je suis affilié à une bande de malandrins.

Au moins je sais à quoi m’en tenir. La trouvaille est originale. Et, comme je ne bronche pas, l’Anquetil, mâchonnant ses mots, m’interpelle :

— On a saisi chez vous des journaux révolutionnaires, des papiers… nous avons des preuves.

— Vraiment ?

— Il y a même une liste — une liste d’adresses !

Triomphalement il me la met sous les yeux ; c’est le répertoire des abonnés du journal !..

— Une liste d’adresses, insiste-t-il en agitant son papier, c’est grave. Pourquoi nier ?

— Je me le demande.

— D’ailleurs vos articles promettaient, vous avez tenu. Nous vous guettions. Nous établirons vos rapports avec des gens compromis. Vous expédiez de l’argent à des familles sans aveu. C’est concluant. Qu’avez-vous à répondre ?

— Rien.

Non, rien ! Car ce serait être dupe une fois de plus et cette fois-là ridiculement que de se prêter à ce jeu, que de croire à un reste de loyauté chez ces magistrats au regard fuyant qui vous interrogent… et qu’on juge.

Rien à répondre, rien jamais !

Car ces individus vous assaillent par ordre, car vos répliques mêmes — astucieusement dénaturées — échafauderaient le réquisitoire.

— Maintenant voilà le procès-verbal : signez.

— Non.

— Garde, faites sortir l’accusé.

Et le magistrat tend au garde un billet ainsi conçu :

« Nous, Anquetil, juge d’instruction au tribunal de première instance, mandons et ordonnons à tous agents de la force publique de conduire en la maison d’arrêt de Mazas :

» Zo d’Axa, 27 ans,
» inculpé d’Association de malfaiteurs. »


MAZAS


Le garde me reconduit jusqu’à une porte cochère devant laquelle une voiture cellulaire stationne. Une dizaine de pauvres hères dépenaillés nous rejoignent. La voiture est bien pour nous. Un à un, nous nous hissons, on nous cadenasse et, en route !

Il suffit d’avoir fait un court trajet dans ce véhicule aux ressorts inconnus, il suffit d’avoir étouffé pendant un quart d’heure sans pouvoir changer de position, enserré dans un cabanon, secoué contre les parois parcimonieusement piquées de jours ventilateurs, il suffit de la plus courte excursion en voiture cellulaire pour apprécier à jamais l’image du « panier à salade ».

Nous arrivons à la nuit tombante. C’est ici Mazas. Les lourdes portes qu’on referme, les sentinelles qui vont et viennent, les murailles en moellon grisâtre, l’écho même des pas dans le lointain, tout est d’une tristesse pesante.

On procède aux formalités de l’écrou : les noms, prénoms ; la taille à la toise, un signalement par à peu près.

Puis c’est la fouille ou plutôt le déshabillement complet.

Tout ce que vous aviez sur vous, vêtements, linge et menus objets, s’entasse pêle-mêle sur le sol carrelé où bientôt, les pieds nus, comme les jambes et le torse, vous attendez.

On vous jette un pantalon d’un gris douteux, une veste courte balafrée de déchirures, une chemise sans boutons ; vous reprenez vos chaussures et vous voilà équipé, assistant au détroussement de vos poches.

Dans ce coin sinistre, entouré de gardiens à figures rébarbatives, à la lueur indécise de la lampe, ce grouillement d’hommes sur les effets qu’on vous a forcé de quitter remet en l’esprit quelque épisode de la forêt de Bondy.

L’obscurité règne absolue dans la nouvelle cellule où l’on me « boucle » ensuite.

Pour finir cette journée mouvementée, éreintante, pas même un croûton de pain : qui dort dîne !

Je cherche à tâtons ma couchette et la fatigue, jusqu’au matin, me gratifie d’un sommeil lourd.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une cloche carillonne.

C’est le réveil. Des trousseaux de clefs s’agitent. On entend, les unes après les autres, s’ouvrir et se fermer les portes de la longue file des cellules. Le bruit se rapproche, un gardien paraît :

— Eh ! le no 9, debout ! Votre bidon ? Vous ne voulez pas d’eau ?

— Mais si.

— Votre bidon ? répète-t-il en disparaissant ; vous ne voulez pas d’eau, bon, vous en aurez demain.

Il est joyeux, mon geôlier. Enfin ! Je me lève. La couchette sépare la cellule transversalement. C’est une barricade contre la circulation. Elle ne doit probablement pas rester ainsi établie pendant la journée. J’en ai presque aussitôt la preuve : le gardien réapparaît, sanglé dans son uniforme vert à passepoil jaune, boutons de cuivre, qu’il porte comme un sous-off rengagé, voix rude :

— Allons, pliez vos couvertures, décrochez le hamac… et tous les matins au réveil.

La cellule est petite, mais très claire, d’une clarté dure se réverbérant sur le ciel. Comme meubles, le fameux bidon en zinc, un baquet à couvercle, une table massive et une chaise grossièrement paillée attachée à l’un des pieds de la table par une chaîne de fer.

À la hauteur du guichet pratiqué dans la porte se trouve une planchette sur laquelle doivent se placer les vivres que l’on fait passer du dehors. On y dépose un pain noir, pas de ce beau pain de soldat à la croûte croquante et dorée, un pain veule, humide, une boule de son ! Vers neuf heures on apporte une gamelle dans laquelle un rond de carotte flotte sur la transparence d’un liquide. Dans l’après-midi, à trois heures, second et dernier repas : du riz. Sa blancheur est immaculée, les grains sont beaux, fermes et rebondiraient sur le sol. Un fakir s’en régalerait peut-être, — je ne savoure pas ce buddhisme-là.

Mais ce qui devient pénible vraiment c’est le ton sur lequel à tout propos et hors propos l’on vous interpelle. C’est l’insolence du garde-chiourme. Vingt fois au guichet une tête se montre, maussade, avec des regards circulaires :

— Balayez ! Il y a des mies de pain par terre. Ouvrez la fenêtre. Fermez la fenêtre. Remuez-vous… au lieu de rêver à vos sales histoires !

Et vingt fois par jour, le petit battant du guichet se referme et claque — comme sur la joue.

Se représente-t-on bien, s’imagine-t-on les sensations de l’homme plutôt pointilleux en somme dans la vie et forcé d’endurer là toutes les grossièretés ?

Il est pourtant simplement prévenu.

Cela ne fait rien. Pas de fumée sans feu, pas de mandat d’amener sans tare ! D’ailleurs, quand un magistrat vous injurie par ses soupçons, n’est-il pas normal que les valets de prison vous accablent de leur mépris exubérant ?

Mais c’est alors précisément, c’est alors qu’impérieusement on sent le besoin de se redresser plus fier. La susceptibilité grandit. On regimbe. On réplique, le verbe hautain. C’est du respect qu’on exige — et c’est le cachot qu’on obtient.

J’en ai goûté.

Dirai-je que le cachot parfois serait reposant.

On arrive à détester la lumière crue, implacable pendant les longues, longues journées sur les murs blancs de l’ordinaire cellule ; lumière crue — cruelle.

Le cachot, lui, est sombre presque. Et tant mieux ! Là, pas de lit : une couverture. Cependant l’on est moins épié, moins apostrophé. C’est un peu l’oubliette. On s’enroule dans la couverte, comme au campement, et dans la pénombre, on songe très loin…

Seulement, c’est le pain sec.

Et puis après ? Non, le plus insupportable n’est point le côté matériel. C’est bien le contact du geôlier malfaisant, provocateur. Quel soulagement quand vient le soir et que, de cellule en cellule, pour la dernière fois, l’homme bourru grogne en prononçant :

— Couchez-vous !

Encore un jour de fini. Pas drôle. Il y a bien eu la promenade, mais c’est une distraction mince.

Trente minutes à déambuler dans une cour circulaire, divisée en compartiments, rayonnant sur un belvédère central d’où le gardien domine chaque secteur.

C’est la cellule en plein air.

Toujours doit-on pour s’y rendre subir les dernières avanies. Lorsque le moment est venu, un gardien hurle :

— Envoyez !

La porte s’ouvre, il faut être aux aguets, prêt, et s’élancer. Vite ! Rapide, au long des cellules. Comme la bête forcée au gîte. Et vers cette issue, là-bas, qu’entrouvre un surveillant rogue. Plus vite ! Et c’est l’enfilade affolée dans la souricière. La promenade ! À qui le tour :

— Envoyez ! Au trot ! Au trot ! Sacré nom, voulez-vous trotter…

Moi, ça me fait ralentir le pas.


INTERMÈDE


On serait trop à plaindre, je crois, si l’on avait la romanesque tendance de dramatiser les choses. La réalité suffit. On est victime, cela ne fait pas de doute. L’existence cellulaire est ignoble, c’est entendu. Mais enfin, on garde, je l’avoue, une heureuse tournure d’esprit qui permet d’entendre quand même parfois tinter la note gaie. Ainsi au moment de la fouille il y eut un incident qui me paraît un intermède. J’avais déjà retiré mes effets, les gardiens accroupis retournaient mes poches. Tout à coup l’un d’eux, en lâchant mon veston, pousse un cri :

— Quelque chose a bougé, là-dedans !

— Allons donc !

— Je vous dis que quelque chose a bougé !

Ce fut une panique : bombe, explosion, marmite à renversement ! Un silence où planait de l’effroi — on eût entendu brûler une mèche.

Cependant le plus déterminé des gardiens, tel un héros esclave du devoir, s’avance et, avec mille et une précautions, reprend ma veste. Chacun de ses mouvements est mesuré, compté, décomposé, subtil, moelleux si j’ose dire.

Il palpe d’un geste lent, scrutant les doublures.

Il glisse sa main dans une poche et en retire, à demi détournant la tête, un corps qui semble en effet s’agiter — humblement dissimulé dans des feuilles de salade… C’est une modeste tortue.

— Ah ! celle-là est roide.

— Il faut en rendre compte au brigadier.

Mais voici bien une autre histoire. Le brigadier ne veut pas assumer la responsabilité d’une décision. Pensez donc ! Que doit-on faire — le cas n’a pas été prévu — que doit-on faire de l’animal ?

Problème ardu.

La scène se prolonge et tourne au plus intense grotesque : au milieu de la double rangée des cellules, le groupe d’hommes en uniforme gesticule, autour de la petite tortue.

Le gardien-chef est accouru ; il examine, pèse et juge :

— Où est la bête ?

— Là, là, indiquent tous les doigts tendus.

— Fourrez cette vermine au vestiaire.

Pellisson eut moins de chance encore avec sa célèbre amie. Je m’amuse à certains détails ; mais les petits côtés qu’ils évoquent ne sont pas pour faire simplement sourire. Le très sommaire mobilier dans lequel je me prélasse aujourd’hui, qui sait si ce ne sera pas demain l’installation rudimentaire du plus sceptique des lecteurs ? L’hospitalité cellulaire est, à Mazas, éclectique : tout le monde est à la merci des caprices d’un magistrat. Ces minuscules incidents, contés comme ils se présentent, offrent, à n’en pas douter, une saveur spéciale d’avant-goût !

Pauvre tortue ! Jolie d’ailleurs sous sa carapace d’ocre chaud décorée d’hexagones frangés de noir. En l’emportant j’avais pu croire que, dans ma prison, elle romprait la monotone immobilité des choses. Espoir déçu. Quelques jours après, le brigadier des gardiens, un vieux à moustaches grises, pénètre chez moi, l’air courroucé :

— Votre bête fait un train du diable au vestiaire !

Le même jour, un monsieur au képi triplement galonné, mais de figure paterne cependant, passe en tournée d’inspection.

Ce monsieur est le directeur.

Il aime les animaux, m’explique-t-il : la tortue sera donnée à n’importe qui du dehors.

— Pourquoi ne la laisserait-on pas dans ma cellule ?

— Elle y mourrait…

— Hein ?…

— Oui, le manque d’air.


AU SECRET


Dans le silence de la cellule close, on sent l’heure couler seconde à seconde — grain à grain comme au sablier.

Voilà trois semaines que cela dure, sans nouvelles de l’extérieur, sans la visite des êtres chers ; famille, amis frappaient en vain aux lourdes portes de Mazas. Je voudrais légalement me défendre, je ne pourrais. Ce qu’on accorde presque aussitôt aux prévenus les plus compromis, on persiste à me le refuser : je n’ai pas droit à un avocat. Je végète retranché du monde. La consigne est formelle, l’intérêt de l’instruction l’exige :

Je suis au secret !

Et la comédie énervante continue. Du reste, en fait d’instruction, il n’y a seulement pas eu tentative d’un second interrogatoire. On ne se donne pas la peine de masquer l’arbitraire de la détention.

Pourquoi se gêner, et pour qui ?

Les jours s’enlaidissent en se recommençant.

Depuis la cloche, à l’aube, qui précipite en bas de la couchette, jusqu’à la nuit si lente à s’appesantir, c’est le va-et-vient piétiné comme dans les cages.

L’habitude se fait tyrannique des quatre pas comptés dans un sens, demi-tour et quatre pas dans l’autre. Des obsessions s’emparent de vous : vos pieds se posent aux mêmes places, vous tournez du même mouvement brusque. Encore, encore et tant de fois…

Nulle envie de s’asseoir devant la table et d’écrire ; une vague incertitude façonne des visions flottantes ; on les suit d’un pas fatidique, de long en large, les bras ballants.

On attend quelque chose, on ne sait pas au juste quoi ; mais du nouveau. Ce ne peut plus tarder. Elle est imminente, la communication quelconque. Est-ce pour tout de suite ?

Un soubresaut et l’on s’arrête.

Et l’œil guette la porte et attentive est l’oreille. Mais rien. Le manège reprend : quatre pas, face au mur, demi-tour…

Un physique besoin d’activité s’use peut-être à ce jeu. Peut-être aussi trompe-t-on le désir d’éperonner les lenteurs des heures en arpentant plus d’espace.

Les instants ne s’infligent pas moins comme de stagnantes époques.

Les journées semblent ne devoir plus finir. Cette sorte de faction fiévreuse, toujours sur le qui-vive, singulièrement aiguise les sens ; l’ouïe acquiert une très spéciale acuité : on distingue l’approche de tels ou tels surveillants, gardien de service ou directeur.

Car le directeur a la coquetterie d’entrer souvent dans les cages. Il arrive l’air doucereux, faussement bonhomme, questionneur.

Il sait que l’isolement, une longue privation de la parole, rendent loquaces les moins causeurs. Il tient d’instinct l’emploi de « mouton ».

C’est son plaisir.

Et, une fois, c’est le mien de lui dire ce que je pense de ce régime cellulaire :

Une belle chose, la réclusion !

Et faite pour sauver, n’est-ce pas ? les malfaisants, ces malades.

Eh bien ! regardons-la, cette médication sociale, cette cure pour les défaillants. Abandonné à l’idée fixe, l’homme saigne sa vie. Il en est qui ne supportent pas les angoisses de la prévention. On en décroche journellement qui se balancent aux barreaux, le cou cravaté de leur chemise en lanière. Parfois ce sont des innocents.

L’isolement ronge l’énergie.

La cellule est pervertisseuse. D’autres hommes s’abîment lentement. Pour échapper au présent, les plus chauds souvenirs s’évoquent. Les tempéraments s’exacerbent, l’esprit se détraque, la rage charnelle l’emporte et flambe dans la solitude… Me direz-vous que vous ignorez les inscriptions qui souillent les murs, ces aveux gravés à coups d’ongle, tous ces aveux révélateurs ?

C’est du propre, l’œuvre pénitentiaire !

Dès les premiers mots, je vis bien que mon interlocuteur, geôlier-chef de 1100 détenus, dissimulait assez mal une sourde irritation ; mais il se ressaisit très vite, reprit son allure pateline et avec un clignement d’œil :

— Compris, fit-il. Avant tout, moi, je suis un humanitaire…

J’eus l’occasion de vérifier ce touchant humanitarisme. Il se manifeste à loisir dans les plus infimes détails. Je m’en aperçus quand, souffrant au point de ne pouvoir me traîner à la salle de visite, on me laissa sans aucun soin, pour éviter au docteur la petite corvée de venir lui-même.

Un infirmier le remplaça — il paraît que c’est habituel — et l’infirmier traita la fièvre en la noyant dans la tisane.

L’Administration paternelle ne connaît qu’une chose : l’eau de réglisse.

Le plus fort, c’est qu’en la circonstance cette panacée me réussit. Donc je n’appuie pas, sentant de reste la hâte d’en venir enfin à ce qui doit, bien autrement, retenir l’attention poignante. Le règlement, odieux en lui-même, est aggravé dans la pratique par de mesquines cruautés.

La répression sent la vengeance.

Si ce n’est pas un mot d’ordre, c’est tout au moins le laisser-faire. On abandonne les détenus à l’inconscience des gardiens qui se croient un devoir de haine.

C’est encore dans cette prison-type, à peu près à la même époque, qu’un jeune détenu toussant trop fort fut guéri radicalement : on le conduisit à la douche et on l’aspergea d’eau glacée.

— C’était, disaient les gardiens, la méthode hydrothérapique !

Elle réussit : l’enfant mourut…

Je n’invente rien, je précise même ; d’autres que moi connaissent le fait.

Il y a une mère qui pleure.

L’assassiné s’appelait Chabard — et il avait dix-sept ans !



LE « COMPAGNON » MUNICIPAL


Un matin, on me prévient de me tenir prêt pour aller au service anthropométrique.

Les malfaiteurs doivent être mensurés !

Je ne fais pas de difficultés, voulant voir de près l’officine du réputé docteur Bertillon. À neuf heures la voiture cellulaire me conduit à la préfecture. Dans un vestibule, un brigadier clame des noms. Les détenus qui, tour à tour, répondent, n’ont rien de l’aspect qu’on prête d’ordinaire aux habitués des maisons centrales : ils vont fiers, le pas léger, silencieux et comme méprisants. Mais je ne me trompe pas, la plupart de ces prisonniers sont de simples révolutionnaires. Ce sont des propagandistes qui, sûrement, ne se sont pas fait prendre une pince-monseigneur dans la main.

Vite on échange quelques mots. Les derniers incarcérés donnent des nouvelles ; les trois journaux qui constituent, à Paris, la petite presse irréductible, ont été également visés.

Même procédé que pour l’Endehors.

Le rédacteur de la Révolte et celui du Père Peinard sont arrêtés.

Arrêtés aussi : les orateurs des groupes, les hommes d’action ; arrêtés, à tort et à travers : une soixantaine d’individus qualifiés dangereux par les rapports de police.

Tous n’ont pas le même idéal, ni les mêmes raisons déterminantes, ni la même foi dans l’avenir ; cependant ils ont une tendance commune, désintéressée, vers le mieux. La voilà bien, l’association !

Je ne connais pas tous mes complices ; mais je les aime.

On est heureux, après les journées soumises au contact unique des gardiens, d’enfin se retrouver entre hommes.

Que veut-on faire de nous ?

Certains envisagent déjà l’hypothèse d’être transportés en masse vers la Guyane ou la Nouvelle. Le gouvernement, qui nous assimile aux escarpes professionnels, peut tout commettre. Du moins nous lui refuserons la satisfaction de plaisanter notre attitude. Ensemble, maintenant, on se sent les coudes, on défie le sort.

C’est de l’entrain communicatif.

Le brigadier n’obtient plus le silence qu’il réclame ; il veut nous faire aligner et finalement il y renonce. Il crie, tempête inutilement. La gravité des circonstances, la solennité du lieu ne nous émeuvent pas, décidément.

Et l’appel continue dans un réjouissant brouhaha…

Une invasion de municipaux, autant de gardes que nous sommes d’hommes. On nous passe prestement le cabriolet et nul ne se récrie ; on accepte les choses gaiement :

— Au revoir, à plus tard.

Nous nous engageons, en file indienne, assez espacés toutefois, dans les interminables couloirs du Palais aux plafonds en voûte — un aspect de catacombes. La procession s’allonge, nullement lugubre.

À un détour, le garde qui me précède lâche son prisonnier, revient sur ses pas et dit à son collègue :

— Laisse-moi celui-là. Changeons.

Le collègue accepte, et m’abandonne au nouveau venu. Que me veut donc cet homme d’armes ? A-t-il l’intention de me faire sentir plus près la chaînette des menottes ? C’est un garçon d’une trentaine d’années, très brun, la figure franche :

— J’ai voulu vous dire, fait-il à voix basse, Véry, le cabaret Véry — sauté lundi soir !

Et le municipal se met à me donner des poignées de main avec une effusion rare :

— Oui, dit-il, je suis un compagnon !

Mais nous avons rejoint la tête de colonne. À dix on nous fait entrer dans un primitif vestiaire : bancs et porte-manteaux. Un seul garde nous suit. Ce n’est pas le mien.

Le novateur Bertillon paraît, entouré de ses aides.

— Déshabillez-vous ; pieds nus. Conservez seulement la chemise et le pantalon.

On pénètre dans la chambre ardente.

Que ne m’a-t-on pas mesuré ? Des appareils et des compas permettent à ces spécialistes de toiser les gens à leur valeur. La largeur de ma boîte crânienne est connue à un millimètre près. On sait ma hauteur debout, ma hauteur assis, la petitesse de mon oreille droite et la longueur de mon pied gauche. Et bien autre chose encore. Tout en m’évaluant l’index, un employé daigne m’instruire : C’est la société qui se défend !

L’unique lacune peut-être est de ne pas noter la valeur du haussement d’épaules.

— Pas de tatouage ?

Les détails s’inscrivent sur une fiche. La fiche va dans un casier ; avec la photographie, tout à l’heure, ce sera complet. Les récidivistes ne peuvent plus, une fois qu’ils ont passé ici, nier leur identité. Voilà l’avantage apparent. Il y en a d’autres :

M. Bertillon fait des affaires.

Ce Monsieur qui cède aux journaux, pour quelques lignes de réclame, les portraits d’assassins célèbres, laisse vendre ces mêmes portraits fort cher à des amateurs.

Aujourd’hui, si c’est le tour de modestes personnalités qui ne seront pas très demandées, si l’on nous impose à nous l’avilissante inquisition, M. Bertillon, le métromane, corsera du moins sa collection.

À un étage supérieur, devant l’atelier de photographie où se confectionne le petit musée, nous prenons rang pour la pose. Je perçois de naïves coquetteries : des mains se passent ondulantes dans les crinières les plus hirsutes.

L’atelier communique à la salle des mensurations par un étroit escalier. Nous demeurons sans surveillance et l’on se remet à causer.

Je conte l’explosion du boulevard Magenta.

Alors c’est comme un soulagement de conscience — un cri de triomphe. Nul ici pourtant ne semble assoiffé de sang. Mais la délation divinisée a l’apothéose qu’elle appelait. Cette riposte d’une audace inouïe, annoncée d’avance et éclatant à son heure, malgré toutes les surveillances, malgré toutes les arrestations, révèle une puissance latente et d’implacables volontés. Des hommes s’émeuvent jusqu’à l’enthousiasme.

Au milieu de cette effervescence, je dis comment moi-même j’ai su le fait : le garde municipal m’avouant :

— Je suis un compagnon — le compagnon des révoltés.

Ainsi se trouvent des camarades jusqu’en l’armée de la répression. Voudra-t-on parler de complot ? Il y a mieux. Il y a une idée qui marche — et elle fait son chemin partout.



PETITES COULISSES


Le coup de filet policier de ce mois d’avril 92 restera historique.

C’est la première en date parmi les plus cyniques tentatives des temps modernes contre la liberté de penser.

On connaît maintenant les coulisses de l’affaire.

Le gouvernement voulut profiter de l’émotion causée par les explosions de la caserne Lobau et de la rue de Clichy pour englober dans un gigantesque procès de tendance tous les révolutionnaires militants. Le ministère et ses procureurs dociles firent semblant de croire que certaines opinions constituaient des complicités. L’écrivain expliquant comment il est des déshérités fatalement entraînés au vol, devenait, par le seul motif de cette opinion émise, un voleur lui-même. Le penseur étudiant le pourquoi des « propagandes par le fait » devenait l’associé secret des allumeurs de mèches tragiques.

Le philosophe n’aurait plus le droit de prêcher son indulgence et de concevoir sans vertige les faits.

La société se débarrassait de ceux de ses membres assez corrompus pour la désirer meilleure.

La réaction dirigeante pourrait enfin jouir en quiétude, et pour longtemps laisser sommeiller ses remords — ses doutes au moins que n’éveilleraient plus les paroles des trouble-fête.

Le moment était habilement choisi.

Les attentats à la dynamite avaient terrorisé la bourgeoisie capitaliste, effrayée plus encore peut-être pour ses immeubles que pour elle-même. On était à la veille des manifestations menaçantes de mai. On avait peur. Et la foule lâche aurait sûrement applaudi à toutes les exécutions sommaires.

Les rafles eurent lieu.

Plus spécialement dirigées contre l’assaut anarchiste, ces arrestations s’abattirent pourtant aussi sur des hommes dont l’indépendance avait été jusqu’à repousser toute étiquette — même anarchiste. C’est ainsi que je fus appréhendé bien que n’ayant jamais mis les pieds dans une réunion publique, ni fréquenté dans les groupes. Bien que m’étant affirmé toujours hors de secte et hors d’école, endehors, c’est-à-dire isolé, chercheur d’au-delà, remueur d’idées, il n’en fallait pas davantage : l’irrespect était suffisant, s’il était vraiment combatif. Toute agitation devait s’éteindre. Un malfaiteur de moins — je fus pris.

Perfidement conduite, l’affaire s’affubla d’apparence légale. Le code a de telles élasticités qu’on prétendit nous appliquer les articles 265 et suivants visant les associations de malfaiteurs.

« Art. 266. Ce crime existe par le seul fait d’organisation de bandes ou de correspondance entre elles et leurs chefs ou commandants, ou de conventions tendant à rendre compte ou faire distribution ou partage du produit des méfaits. »

Conçoit-on maintenant les insinuations du juge d’instruction parlant de « liste d’adresses » et « d’envoi d’argent » ?

« Art. 267. Quand ce crime n’aurait été accompagné d’aucun autre, les auteurs, directeurs de l’association et les commandants en chef ou en sous-ordre de ces bandes, seront punis des travaux forcés à temps. »

Une aimable perspective de bagne se déroulait devant nous.

Il est évident qu’il n’y avait pas à compter sur l’impartialité des juges. Le mot d’ordre était donné. Nous aurions beau prouver que non seulement nous n’étions pas des pilleurs de porte-monnaie ; mais encore que nulle organisation n’existait parmi nous — même au point de vue politique — les tribunaux nous frapperaient avec égale désinvolture.

Un seul point se plaçait en doute. Pour que l’opération réussît il semblait indispensable que les autres pays fissent à leurs nationaux réfractaires un analogue procès.

Eh bien, ce que la République française avait prémédité, la Hollande, l’Angleterre, l’Allemagne enfin eurent la pudeur de ne pas le vouloir. Les antiques monarchies ne cédèrent pas aux incitations d’une jeune république qui rêvait de reconstituer l’internationale en sens inverse. Il y eut des pourparlers échangés qui n’aboutirent point. La chasse à l’homme libre ne fut pas décrétée par toute l’Europe. Notre démocratie tombée sentit dès lors qu’elle ne pouvait pas faire pis que les pires autocrates.

Le gouvernement opportuniste hésita, perdit contenance, tel un chenapan mal aguerri — n’osa pas aller jusqu’au bout.

Il se dit, ce jour-là : Partie remise !



LIBERTÉ PROVISOIRE


Donc, après les outrageantes mensurations bertillonesques, on nous réintégra à Mazas — mais pour peu de jours seulement.

L’ordre vint de nous élargir.

La machination politico-judiciaire bassement échouait : à peine avait-on pu nous retenir un mois dans les prisons, à peine froisser nos poignes sous l’infamant cabriolet…

C’était peu. Le dépit des magistrats de proie, auxquels le gouvernement changeait la consigne, se manifesta de curieuse façon. Les juges d’instruction obligés de nous relâcher se gardèrent bien de rendre une ordonnance de non-lieu. Mieux leur parut de laisser encore planer un doute, de laisser pendante une menace… Ils adoptèrent une demi-mesure — le texte des levées d’écrou en fait foi : on condescendit purement et simplement à nous mettre en LIBERTÉ PROVISOIRE.

Ingénieux truc.

Une ordonnance de non-lieu eût été, sans réticences possibles, la confession publique du mal-fondé de l’accusation.

Or, les juges répugnent aux aveux tardifs.

Cette horreur de l’aveu est visiblement aussi invétérée chez les magistrats que chez leur lamentable clientèle de prévenus honteux.

Entre les uns et les autres ne découvre-t-on pas d’ailleurs plus d’un point de similitude ?

À la force du contact, de faux airs de famille s’acquièrent.

Qui n’a vu siéger le président égrillard, fin gourmet des procès de mœurs, détailleur et déshabilleur ? L’assesseur à l’œil sournois et entendu, maître-expert dans les affaires louches ? Le procureur beau garçon, poussant sa toque sur le côté de ce mouvement de main narquois pris aux d’Artagnan de trottoir ?

Récidivistes et justiciers s’imitent, se recommencent et se complètent.

Le mot d’Avinain reste un programme pour les déguisés perpétrant l’erreur, la gaffe et le crime judiciaires : n’avouez jamais !

M. Anquetil, mon juge, Anquetil-Avinain, suffisamment qualifié pour honorer sa corporation, madré quoique lourdaud — homme à tout faire, se comporta en bon magistrat : il n’avoua rien.

Ce courtisan du pouvoir, épris de gratifications, se dit qu’on lui tiendrait compte de son zèle imaginatif : en appliquant le moyen terme de la liberté provisoire, les apparences seraient sauvées.

L’équivoque se prolongerait…

Qu’importe ! C’était secondaire. Mazas rouvrait ses verrous. Et, par une soirée tiède de mai, je reprenais place dans la vie. C’est beau le bruit de la rue ; on ne l’entend pas généralement, pour l’avoir toujours entendu. C’est une harmonie forte et douce, pénétrante, où vibre l’activité jamais lasse, où l’amour chante.

Les co-détenus, les anarchistes sortaient bras dessus bras dessous, exubérants, faisant la nique aux murs geôliers.

Vive la liberté provisoire ! Le mot n’effraye pas ; nous savons bien l’aléa de notre pauvre liberté — provisoire toujours. Le délit est de vouloir être soi-même et de tenter l’affranchissement. C’est une fierté qui se paye. Défense de penser tout haut ! Défense de parler de la vie en contre-coup des sensations ! Tel est le crime, j’en fais la preuve, moi qui ne suis rien, ne veux rien être et m’en vais seul…



II

PROVOCATION AU MEURTRE



PROVOCATION AU MEURTRE


Les innovations bruyantes de Ravachol ne lézardèrent pas qu’une maison, elles furent cause de multiples fêlures aux crânes peu chevelus de nos maîtres.

Ces derniers — et le mot convient — ces derniers des derniers avaient opéré d’arbitraires arrestations ; dans leur affolement cependant ils ne s’étaient pas illusionnés, sachant fort bien qu’ils devraient finir par remettre en liberté des hommes contre lesquels, somme toute, on ne pouvait articuler aucun fait ; mais ils s’étaient dit ceci :

— Mazas les calmera !

Or, Mazas ne calme rien du tout.

Il faut avoir le genre d’esprit d’un pot-de-vinier malhabile pour croire que la prison est l’argument décisif.

Si un édifiant repentir, le repentir de s’être laissé prendre, se manifeste chez ceux de nos ministres forcés de laisser au greffe des maisons centrales les carnets de chèques cambriolés dans les banques, fortes sommes que, d’ailleurs, l’Administration est trop heureuse de receler aimablement jusqu’à leur sortie — qu’est-ce que cela prouve ?

Il ne s’ensuit pas que de loyaux garçons, jetés dans les geôles sans explications ni motifs, se déclarent satisfaits au bout des mois de prévention, et quittent Mazas en criant : « Vive la magistrature ! »

C’est tout le contraire qui se produit.

Troublés dans leur vie, perturbés dans leurs affaires, perdant souvent leur gagne-pain, ceux qui sont victimes des rafles provocatrices sortent des prisons plus révoltés qu’ils n’y étaient entrés : on n’exagérait pas lorsqu’on désignait comme ennemis-nés les souteneurs du pouvoir.

Les petits ont faim dans la maison, le boulanger refuse crédit, le propriétaire parle de vendre, le patron vous a remplacé.

La rage monte.

Elle déborde : il en est peut-être qui se suicident dans un Acte.

Et, certainement, les moins décidés font un pas en avant.

Les timides s’enhardissent.

Dans la solitude songeuse des cellules, la pensée logique remonte aux causes, déduit les responsabilités.

Les idées se précisent.

L’homme, incarcéré pour le platonique délit d’amour social subversif, apprend la haine.

Autour de lui, des amis, des voisins, des compagnons d’atelier, témoins des sévices injustifiés, comprennent, évoluent et grossissent le nombre des mécontents — irréconciliables demain. Et le voilà, le résultat réel : la fermentation des esprits. L’agitation.

C’est de la bonne propagande réflexe.

La détention n’est jamais vaine.

Aussi bien quand ne sont pas en jeu des ouvriers bénévolement chassés de leur atelier ; aussi bien quand sont frappés ceux-là pour qui la plume est un outil et une arme. C’est aussi net. La répression est un stimulant. Elle chasse les dernières réserves. Elle coupe les ponts derrière soi. Elle met au point le désir des revanches.

Elle jette un défi qu’on relève.

Je retrouvai mon journal vivant et bien vivace. Les poursuites dirigées contre moi, la tentative d’étranglement contre l’Endehors, furent, pour de fières personnalités, l’occasion de se prononcer crânement, et elles le firent à la place même où je bataillais chaque semaine. La sotte inculpation m’avait donc valu des collaborateurs nouveaux et je recueillais les réconfortants témoignages d’une solidarité prometteuse pour les luttes à venir — je n’avais qu’à me féliciter de mon séjour à Mazas.

Car l’œuvre dont j’ai l’orgueil est double : il ne s’agit pas seulement de ces polémiques sociales où je débute à peine — et que demain verra ; mais je voulais créer le faisceau robuste des jeunes qui se doivent compter pour la campagne prochaine. Je voulais donner une feuille libre aux écrivains de ce temps assoiffés comme moi de parler franc, une tribune où l’on pourrait aller jusqu’au bout de sa pensée. Je voulais la première réalisation de ce groupement idéal, sans hiérarchie, sans comparses, dans lequel l’individu, l’artiste s’épanouirait en sa personnalité toute, jalouse même de n’être point étiquetée. C’était l’Endehors.

Et notre brûlot filait, vent debout, narguant l’écueil. Dirai-je les noms de l’équipage ? Ce serait, à peu près complète, l’énumération de la jeune génération de lettres pensante — les hardis ! Sans doute on les retrouvera encore réunis, ces talents passionnés — tous ces Hommes. Et quels éléments de victoire ce serait en un quotidien !..

L’argent ?

On l’aura peut-être.

Si je ne regrettais pas d’avoir connu Mazas, je devais un merci spécial au trio qui m’y avait fait enfermer : Loubet, le pesant ministre, inspiré par Quesnay de Beaurepaire à qui restera l’honneur d’avoir inventé l’association de malfaiteurs, avec Anquetil pour compère.

Mon premier article s’intitula donc : Brelan de valets, et fut dédié à ces messieurs.

Naturellement, l’article contenait certaines considérations prouvant que le régime cellulaire n’avait pas sensiblement modifié mes aperçus.

Le parquet eut la curiosité de savoir jusqu’où je pourrais pousser l’obstination : l’argument nouveau fut une assignation en cour d’assises, sous le prétexte de provocation au meurtre.

Au meurtre de qui ? Du brelan, paraît-il ! Et, c’est un comble, voici la phrase ou plutôt le mot trop facile qui me valut dix-huit mois de prison :

« … Ces gens sont de la même famille. Ils devraient être de la même branche — cette même branche où balanceraient des cordes à nœud-coulant. »

Je cite à titre documentaire, comme le firent du reste les journaux de l’époque et j’ajoute, par surcroît de prudence, que je supplie les populations de résister à leur folle envie si, brusquement, à la suite de cette lecture, elles étaient tentées de se ruer en masse, boulevard du Palais, pour y suspendre à un platane les personnages désignés…

Dix-huit mois de prison !

Et aussi trois mille francs d’amende. Que dis-je, trois mille ? Six mille ! Et pas dix-huit mois ; mais trente-six ! Car non content de me faire si bonne mesure, on frappa des mêmes peines mon brave et désintéressé gérant Matha, qui n’avait pas même lu l’article.

Ce pauvre Matha ! Ne devait-on pas l’accuser, plus tard, d’avoir dévalisé des villas à Ficquefleur et fait sauter des restaurants à Paris ?

Coûte que coûte — et c’est à nous seuls que ça coûtait, on voulait se débarrasser de l’Endehors.

On pensait disperser un groupe suspect, refroidir le zèle, imposer silence, éteindre un foyer.

Ce fut une brise légère sur le feu.

D’ailleurs, intelligemment, je n’avais plus rien à ménager, cyniquement décidé que j’étais à me dérober aux sollicitudes policières. Pour cela, une bonne raison se posait, à part mon amour de liberté : la vie même de mon journal.

Et puis le charme de toute licence et de parler sans atténuation.

Au sortir de l’audience, encore sous l’impression de la comédie judiciaire, je lançai la flèche du Parthe. Les feuillets que j’écrivis alors me valurent accessoirement de nouvelles poursuites ; mais d’abord l’intense plaisir de formuler sans réticence et de préciser à mon gré certain remède au fer rouge.

Ce second article avait pour titre : Lhérot de Beaurepaire, deux noms qui s’accouplent bien en ignominieuse harmonie, en synthèse de cette époque, sale d’arrogance et de délation. Et tandis que la censure des magistrats méticuleux soulignait aux crayons de couleurs les passages incriminés, si nombreux que la page devait avoir l’air d’un étendard bariolé, moi, je bouclais ma valise — tenacement séduit par la perspective de continuer, hors des geôles, le tir de fléchettes aiguës.

Avec les camarades, tout était entendu.

Émile Henry, dont le constant souci fut de travailler pour une idée, se chargeait, sans nul profit, de l’ennuyeuse corvée de l’administration, de la correspondance avec les dépositaires, de l’expédition de l’Endehors.

Si modeste que fût la besogne, si effacée, il tenait à collaborer à l’œuvre commune. Il le faisait, bien que certaines divergences existassent entre nous : mais l’anarchie n’était-elle pas d’une parenté proche de ma conception individualiste affirmant la fierté d’être — hors les règles étroites, hors le rivet des lois ?

Je l’entends encore, presque un enfant, mais déjà grave. Concentré, sectaire même comme forcément le deviennent ceux dont nul doute ne trouble plus la foi, ceux qui voient — hypnotisés, puis-je dire — le but et, alors, raisonnent, jugent et tranchent avec une mathématique implacabilité. Fermement il croyait à l’avènement d’une société future, logiquement construite, harmonieusement belle.

Ce qu’il me reprochait, c’était de ne pas assez compter sur la régénération humaine, de ne pas rapporter tout à l’idéale anarchie. D’apparentes contradictions choquaient sa logique. Il s’étonnait qu’ayant compris la bassesse d’une époque on pût encore y trouver quelque joie.

La volonté de vivre ! Moi, j’ajoutais : tout de suite ! La personnelle émancipation. Et la lutte pour le plaisir de la lutte et de l’irrespect. Contagieux exemple, fécond peut-être. En tout cas : vivre ! réfractaire, et pas dupe — même de l’avenir. En dehors des espoirs lointains…

N’est-ce pas pour ces espoirs-là qu’il préféra mourir ?…

Un autre dévoué, Étienne Decrept, prit le secrétariat de la rédaction. Et ce dévouement et sa vaillance furent sans doute les causes qui, lors des dernières rafles, le firent rechercher.

Car l’acharnement des gens de justice n’a pas encore fait trêve. Nous devions y passer tous ; du moins le plus possible. Et est-ce fini ? On sait l’expulsion d’Alexandre Cohen. Se rappelle-t-on le mot du ministre, interrogé par Émile Zola sur les motifs qui faisaient chasser de France un travailleur et un lettré :

— On a saisi chez Cohen la collection de l’Endehors.

Il y avait collaboré — un conte traduit du malais !

Cette infâme collection de l’Endehors, ne l’a-t-on pas fait figurer partout, jusque dans les pièces à conviction du procès Vaillant ? Et pourtant nous avait-il lu, et bien compris, ce désespéré qui, voulant frapper et mourir — ne frappa qu’à demi ?

Le crime de Félix Fénéon fut plus grave : à part les colorées notes d’art qu’il osa signer chez nous, il voulut bien, moi partant, causer quelquefois du journal avec d’audacieux malfaiteurs tels que Lucien Descaves, Pierre Quillard, Hérold, Bernard Lazare, Barrucand ou Mirbeau qui nous donnaient des articles. S’imagine-t-on l’inconscience de cet employé au ministère de la guerre qui non seulement se permettait d’être un critique d’art subtil, mais encore de rester l’ami fidèle des mauvais jours ?

Les rôles que, libre de mon temps, je cumulais plus ou moins assidûment, étaient distribués. Il ne me resterait plus qu’à envoyer de bonne copie : je n’y manquerais pas.

Les policiers me filaient.

J’allais m’entendre intimer l’ordre de me constituer prisonnier. Le commissaire aux délégations, Clément, à propos de nouvelles poursuites, me mandait à son officine.

Je préférai Londres.

Aussi bien les papiers timbrés de Clément m’arriveraient par la poste :

Faire suivre en cas d’absence.


III

VILLÉGIATURE ANGLAISE



DU TAC AU TRAC


Lorsqu’on ne se rend pas à une invitation convenablement formulée, il est correct de s’excuser. Quand bien même la politesse vous serait faite par une ignominieuse personne, il est mieux de décliner l’offre en quelques phrases courtoises. Et, voilà pourquoi je prends la plume, aujourd’hui, en la volonté de répondre aimablement au poulet suivant qui m’arrive de la préfecture de police :

« En vertu des instructions de M. le Procureur Général, j’ai l’honneur de vous prier de venir à mon cabinet. »

Ce bon billet est signé Clément.

S’agit-il d’un lunch, d’un interrogatoire ou d’une tentative d’embauchage ? je ne veux pas même y songer. Si je renonce à la petite visite en question c’est tout simplement parce que, profitant du beau temps, je suis en villégiature loin du quai des Orfèvres.

Oh ! l’absorbante quiétude des villégiatures ! Vous comprenez cela plus que tous, vous qui vous terrez à la campagne en laissant de fausses adresses, vous, monsieur de Beaurepaire :

— Ne m’en veuillez donc pas, cher comte, et tout à vous.

Quant au sous-ordre Clément qui sollicite le rendez-vous au nom de son maître Quesnay, il ne peut espérer, ce semble, une réponse personnelle. On a beau être courtois, on ne saurait entretenir correspondance avec les gens de service ; c’est assez d’écrire au patron.

Les commissaires et les substituts, les Clément comme les Croupi, les Anquetil ou les Couturier n’ont, il faut le reconnaître, qu’une responsabilité relative. Tous les abus de pouvoir, toutes les vilenies qui constituent leurs quotidiennes besognes, leur sont, en effet, indiqués par le faux-noble préposé aux vengeances du gouvernement. Eux ils ne sont que les très humbles valets ne discutant jamais. C’est dans leur sang. Prédestinés à l’esclavage et aux coups de pied quelque part, ils eussent été Paillasse à la foire — ils sont magistrats à la cour.

Quesnay, le gérant de la maison mal famée où ils servent, procure le travail, désigne les chambres, et, dans les couloirs du Palais de Justice, les enjuponnés trottent sec.

Une chose curieuse c’est que, malgré cette habile organisation permettant de faire tomber dru comme grêle les mois de prison et les milliers de francs d’amende, on songe encore à de nouveaux procédés.

Les jeunes hommes de ce temps qui parlent liberté affolent tellement les avachis au pouvoir que ces derniers perdent complètement la tête : ils tremblent et le laissent voir.

C’est, maintenant, la loi sur la presse qu’ils veulent modifier.

Seulement les députés chargés d’étudier la question se sont trouvés en face d’une sérieuse difficulté. Ces gens étaient bien d’accord pour frapper les écrivains de révolte irréductible ; mais ils tremblaient de toucher par contre-coup aux plumitifs, leurs frères, qui, monarchistes ou radicaux, rompent des lances de parade aux grandes joutes ministérielles.

Cela c’est sacré…

Et, en avant ! le patrimoine de nos pères… les saintes conquêtes des glorieux ancêtres… Les fils de 89 ne veulent pas qu’on y touche !

Alors on a confectionné un petit projet plein de mansuétude pour les crimes contre la sûreté de l’État. Ils sont légitimes, ceux-là. Ça fait partie du patrimoine.

Les politiciens pourront continuer leur jeu.

On a retenu simplement les attaques au principe même de l’Autorité.

Les révolutionnaires sauront au moins celles de leurs armes d’assaut qui sont les plus redoutées ; la Commission des honorables a ingénument précisé :

Provocation au meurtre, au vol et aux attentats par la dynamite.

Du sang, de l’or et des ruines ! Si c’était vrai ?..

Cette loi sur la presse aurait-elle vraiment tout prévu ?

Elle parle même de l’excitation à la désobéissance adressée à des militaires.

La tactique serait-elle dessinée ? l’horizon élargi — l’horizon où, comme une forêt mouvante, on entrevoit les crosses en l’air ?

Il serait puéril de s’inquiéter des aggravations de peine.

On se soustraira, demain, aux arrestations préventives avec la désinvolture qu’on met à éviter les rendez-vous et les guet-apens de l’heure présente.

Les révoltés ne sont pas aussi 1830 qu’on le voudrait croire. Le romantisme a fait et refait son époque. On ne se laisse plus prendre au piège grossier… Il va falloir compter avec ces réfractaires qui connaissent les subtilités de la lutte.

L’apeurement des gens en place est plutôt un bon symptôme.

On répondra du tac au trac — sans sacrifices inutiles, sans déclamations fanfaronnes. Bien en garde. Très sûr de soi.

Messieurs du Parlement peuvent à leur gré fabriquer des lois d’exception.

La Terreur grise nous fait sourire.


UNE BABEL SOCIALISTE


Il y a trop peu de temps que j’habite Londres pour, galamment, en dire déjà tout le pénible que j’en pense. On vit d’impressions ; et peut-être en est-il qu’il vaut mieux taire. Mais aussi n’est-ce pas une malechance de tomber juste au beau milieu d’un congrès de socialistes ?

Certes, ce n’est pas exprès. Je me promenais par la ville, sans aucune mauvaise intention, lorsqu’un camarade rencontré m’entraîna dans le hall de Westminster où les délégués des mineurs donnaient une série de représentations. Il y avait là non seulement des Anglais, mais des Allemands, des Français, des Belges. C’était la réunion internationale des contre-maîtres.

Un seul portait, sans pose — mais sans faiblesse, la blouse du travailleur… et c’était Thivrier !

Coup d’œil superbe.

Les Allemands étaient sévères, les Belges étaient bons enfants, les Anglais très distingués et les Français rigolos.

Spectacle imposant ! et qui restera éternellement gravé dans le souvenir de ceux auxquels il a été donné de suivre les débats du haut des trois grandes tribunes publiques — nous étions bien treize.

Le nombre du reste signifie peu : Vaillant, le député, était parmi nous et également Mme Aveling Marx, qui surveillait, pendant les entr’actes, la distribution de prospectus-réclames pour les œuvres du défunt Karl.

On ne s’est pas ennuyé un instant. On a parlé vaguement des huit heures et de la grève générale ; on a nommé des « officiers » et l’on a pris l’énergique décision de se réunir de nouveau, l’année prochaine, pour discuter les questions urgentes.

Je n’exagère pas.

Il n’a été rien arrêté, rien, rien : le dernier jour on ne s’entendait pas encore sur la façon dont on devait voter.

Au moment de se séparer, les 62 Anglais prétendaient toujours que le vote avait lieu par délégué, cependant que les 8 Belges, les 4 Allemands et les 4 Français affirmaient de plus belle qu’on votait par pays.

C’était la Babel socialiste.

Il n’y avait pas simplement la confusion des langues, c’était la confusion des intelligences.

Une chinoiserie parlementaire créa seule un factice terrain d’entente.

L’intérêt général des mineurs aurait dû faire prendre, à l’unanimité, des résolutions de combat ; on a préféré les mesquines coteries nationales jetant le désaccord et faisant les frères ennemis.

Cette sempiternelle discussion sur le mode de votation menaçait même parfois de rendre les débats un peu ternes ; et c’est alors qu’on pouvait apprécier tous les avantages de la furia française : le député Lamendaim, délégué par le Pas-de-Calais, poussait un petit cri ; son collègue Calvignac, de Marseille, tapait de son poing sur la table et faisait mine de se mettre en colère. C’était irrésistible. Toute la salle se tordait.

Oui, certes, il faut le reconnaître, il y a eu de la bonne humeur et de l’entrain, on a beaucoup ri dans la grande salle de Westminster. On rit beaucoup dans ces parlotes, tandis que là-bas, au fond des puits sinistres, dans les galeries noires, le grisou s’éveille sous l’incessant coup de pic des gueux de la mine.

Les joyeux empiriques du congrès ont eu pourtant une géniale pensée : ces hommes dont l’humble idéal consiste à réclamer huit heures de travail, huit d’indépendance et huit de sommeil, ces chevaliers casqués des 3 — 8 ont compris que les députés pouvaient à leur tour porter la question devant les Chambres.

Ces braves congressistes se sont dit :

— Puisque c’est l’instant de la lutte, on pourrait bien discuter.

Les délégués professionnels ont une tendance marquée pour les moyens honnêtes. Cette fois-ci, ils ont exprimé l’espoir d’atteindre le but « par les moyens parlementaires ».

Au fond c’est toute une perspective de congrès — voyages payés.

Et lorsqu’ils n’expriment pas des espoirs, ces bonnes gens pratiques formulent des vœux ou délivrent bruyamment les platoniques témoignages de leur sympathie.

L’ostentation toujours.

— Nous savons bien, dit Lamendaim, que la somme de trois cents francs que nous offrons aux milliers de grévistes anglais de Durham constitue une obole dérisoire ; mais elle prouve notre solidarité. Et ça suffit.

Les Belges emboîtent le pas :

— Nous nous étions abstenus, déclare un Flamand, n’osant pas présenter si minime offrande. Trois cents francs, ce n’est pas grand’chose ; mais, décidément, j’annonce que nous les envoyons. Tous nos frères le sauront.

Après les Belges, les Allemands. Chacun sa part. Le congrès va finir ; ils prouveront aussi leur sympathie :

Ils invitent tout le monde à dîner.

Quant à la grève générale elle semble devoir rester dans les brumes. On veut en parler, non la faire. La solution serait trop énergique. Et ce serait la fin des amusettes.

li s’agit de parlementer, non d’agir.

L’épée de Damoclès des socialistes-autoritaires demeurera longtemps suspendue.

Quoique parlant d’habitude fort péniblement, ces Messieurs sont surtout des orateurs — des orateurs fin-de-banquet.

Que les exploiteurs des mines, que les capitalistes sommeillent encore tranquilles — quelque temps. Ce n’est pas de ce côté-là que viendra l’assaut. Les vrais révoltés sont des hommes d’action. Ils se révèlent quand ils frappent.

Lorsque les esclaves sombres, courbés dans les galeries souterraines, redresseront leur taille… et voudront, ils ne prendront pas conseil des petits Lamendaims.

Ils surgiront spontanés et farouches — leurs haches et leurs pics luisant au grand soleil.

Laissez donc passer les congressistes, les bons congressistes. Ce sont les entretenus qu’épouvante la bagarre. La vie facile les embourgeoise. Ce sont de simples amateurs qui parcourent l’Europe en touristes pontifiants : l’année dernière c’était Paris, aujourd’hui c’est Londres, l’année prochaine ce sera Bruxelles…

La blouse de Thivrier c’est un cache-poussière !


LA BANDE À MELVILLE


D’une façon générale les magistrats abusent des corps d’enfants. Le plus ordinairement c’est comme Rabaroust ; d’autres fois c’est pour verser l’hypocrisie de leurs larmes sur ces petits êtres que la dynamite des révoltés frappera « peut-être » jusque dans leurs berceaux.

En attendant — et alors plus peut-être mais sûrement, ce sont eux qui tuent des petits. Ce sont eux qui, de complicité avec les gens de police, jettent en prison les pères de famille, pourchassent et torturent les mères et empoisonnent le lait des nouveau-nés.

Oui, et le terre-à-terre de cette vérité que développeraient mal les grandes phrases n’égayera que de lourdes brutes. C’est un fait. Le cadavre d’un enfant que nous enterrions, hier, le prouve une fois de plus, sinistrement.

On se souvient des perquisitions faites, à Londres, chez le compagnon Delbecque, dans le but de trouver Francis et Meunier accusés d’être les auteurs de la petite sauterie Very good.

L’insuccès des policiers leur mit la rage aux ventricules.

Et ce fut pour Delbecque et pour sa compagne une longue série de persécutions de toute nature. L’homme sans cesse pisté par les agents, relancé jusqu’à son atelier, poursuivi chez les personnes mêmes qui lui donnaient de l’ouvrage, faillit perdre tout travail. La femme, qui en ce moment allaitait un bébé de cinq mois, fut en butte aux plus odieuses machinations ; dès qu’on la savait seule, des détectives s’introduisaient dans la maison, communiquant de fausses nouvelles de son mari, semant toutes les inquiétudes, essayant d’arracher par l’intimidation quelque aveu compromettant, jetant en main ce marché : la tranquillité au prix de la délation. Et comme la compagne restait dignement silencieuse ou n’élevait la voix que pour lancer son mépris au visage de ses tourmenteurs, ils en arrivèrent à l’obsession brutale et constante. La santé de la mère ne résista pas aux tortures morales, son lait devint néfaste pour son enfant — et l’agonie de la petite fille fut lente.

Lors de l’infructueuse perquisition, les limiers aux abois s’étaient trop sentis cravachés par l’ironie des révolutionnaires, ironie parfois bruyante, voire même musicale, puisque la retraite des policiers se fit aux sons de l’orgue de Barbarie. Ils s’étaient dit : Rira bien qui rira le dernier !

Ils ont gagné la seconde manche :

Ils ont ri devant un cercueil.

Et ce ne sont pas là des mots en l’air. Ce n’est pas une image.

On les a vus.

Dans cette grise après-midi de septembre, tandis que devant la porte de la maison endeuillée attendait la voiture des morts, au coin de Charlotte Street, un groupe d’individus louches stationnait. Et quand la mère descendit sur le seuil, le cœur gros et les yeux rouges, elle dut subir l’odieux face-à-face des flaireurs.

Elle les vit bien, les têtes narquoises !

C’étaient les mêmes individus qui jadis perquisitionnèrent, les mêmes qui pendant un long mois furent ses bourreaux assidus et raffinés.

C’étaient ceux qui tuèrent son enfant.

Ah ! l’on a peine à croire. Et faut-il des noms ? Faut-il préciser des détails ?

Eh bien ! le chef de la bande s’appelle Melville. Il a dans son métier le grade d’inspecteur. C’est un gentleman d’allure aimable et de parler insinuant. Quant à ses seconds, tout le quartier français de Londres les désigne du doigt : c’est un grand diable de brigadier à la forte carrure, aux moustaches rudes et rousses, aux poings de boxeur. C’est aussi un bonhomme légèrement bedonnant, à favoris bruns, cheveux grisonnants, tête placide de marchand aisé. Les deux compères ne se quittent pas et le couple circule, tout brûlé qu’il est, obstinément fureteur. Puis il y a la tourbe des marlous et des cireurs de bottes qui grossissent les revenus de leur commerce plus ou moins avoué des petits bénéfices dévolus aux indicateurs. On les connaît.

C’est ce Melville qui, entre dix démarches trop longues à énumérer, en fit une particulièrement édifiante et dont les termes méritent d’être textuellement rapportés.

Un lundi, le 1er  août, dans l’après-midi, pendant que Delbecque était à son atelier, l’inspecteur réussit à pénétrer près de sa femme et voici ce qu’avec toutes les roueries du métier il lui dit, tour à tour prometteur ou menaçant :

— Voyons, vous êtes souffrante, votre petite dépérit. Soyez raisonnable, que diable ? N’êtes-vous pas fatiguée de cette lutte sans issue ? Je veux vous faire sortir de cette impasse. Écoutez-moi ; vous avez besoin de repos, d’une vie calme… tout cela est à votre disposition. Avouez seulement que Meunier a habité ici, indiquez-moi sa nouvelle retraite, et elle est assurée, l’existence tranquille. Elle est assurée à vous, à vos six enfants, à votre mari, là ! que puis-je dire mieux ?

» Ne vous impatientez pas. Nul ne saura. C’est entre nous. Vous ne voulez pas m’entendre, tant pis ! Mais c’est que votre mari ne restera pas dans sa place. Oh ! il peut en être certain. Nous sommes renseignés. Et alors vos mioches…

» Allons, comprenez donc. C’est dans votre intérêt. Vous êtes une brave femme, une bonne mère ! Ce sera du joli quand vos petits crieront la faim. Tenez, voilà ce que je vous propose : cinq cents livres. Et ce n’est qu’un commencement. Cinq cents livres tout de suite !

» Vous me repoussez, soit ; je m’en vais. Songez, songez pourtant — il sera temps encore demain, songez : votre mari sans travail, vos petits sans pain… »


TA-RA-RA-BOUM-DE-HAY !


Il existe des braves gens qui en veulent encore aux Anglais parce qu’ils ont brûlé Jeanne d’Arc. S’il y eut des compatriotes à nous dans l’affaire et particulièrement un évêque, ce mauvais Français était bien digne d’être Anglais :

— Tous les Anglais sont des Cauchons !

Les derniers fidèles de la vierge de Domrémy l’affirment d’un ton convaincu. Ils vont trop loin évidemment. Mais, ma foi, j’aime mieux leur fervente exagération que les « all right » à perpétuité des énervants anglomanes.

Lors des récentes élections, la plupart des journaux français vantaient l’exemplaire spectacle qu’elles offraient en Angleterre. Des adversaires acharnés du parlementarisme eux-mêmes sucraient leur plume pour dépeindre les steeple-chases courus sur les hippodromes électoraux de la Grande-Bretagne.

On appelait ça des élections loyales !

Or, plus dégradante comédie ne s’était sans doute jouée jamais :

On voyait en tous sens, par les villes, les voitures enrubannées conduites par des cochers à la boutonnière fleurie de rosettes multicolores ; ces carrioles de fête allaient à domicile chercher les électeurs — un à un. Et l’électeur descendait, prenait place dans la charrette ou dans le cab, ayant à sa droite, ayant à sa gauche les raccoleurs d’un candidat. C’était la libre marche aux urnes. Le doux électeur disparaissait presque, cahoté entre les deux compères encombrants qui le sermonnaient ; il se laissait conduire résigné pour le vote… et vraiment non, nulle part, le pauvre peuple souverain n’avait dû faire si triste mine.

Ici les aspirants députés qui finissent toujours par mener leurs électeurs en bateau, les promènent d’abord en voiture. C’est dans les mœurs. On sera bien forcé d’en convenir : le pays a moins de préjugés que l’on n’en conserve à Loches par exemple où, pour un pareil motif, un candidat fut disqualifié.

Il est à propos de souligner que ce candidat s’appelait Wilson — encore un nom anglais.

Si tout cela ne paraît pas bien grave, il y a mieux.

Les révolutionnaires qui, sur la foi de la traditionnelle hospitalité, viennent à Londres, tombent dans une souricière…

Les symptômes sont probants.

La « sirène », avec ses libertés jurées, attire les proscrits et les incite à ne plus prendre le souci de se tenir sur leurs gardes. Ils viennent le visage découvert. On les accueille. L’expulsion est inconnue ! Oui, mais l’espionnage est constant. On suit les réfugiés, on s’enquiert de leur adresse, de leurs occupations. Les révolutionnaires sont comme parqués dans l’île ; on les tient sous la surveillance et comme à la disposition — il y a entente avec le continent.

Ce sera peut-être demain le coup de filet !

Il faut s’attendre aux pires procédés de la part d’un peuple où l’esprit du négoce est tellement développé qu’il doit admettre instinctivement toutes les compromissions lucratives.

Le libéralisme des institutions n’est qu’un mot : on a le droit de se reposer le dimanche, on n’a pas celui de travailler à sa guise ; et c’est ainsi, dans les moindres détails, un éternel trompe-l’œil.

J’admire la philosophie de ces exilés qui répètent :

— Puisque nous sommes à l’étranger, ne nous occupons pas de ce qui s’y passe ; ne compromettons pas notre refuge. Tenons-nous tranquilles.

Ce raisonnement-là sonne faux. Si nous avions voulu rester muets nous ne serions pas ici. Nous avons quitté les cités où nous aimions vivre parce qu’avant tout il nous plaisait de dire à voix haute nos révoltes. Nous n’avons pas changé depuis. Et nous continuerons à dénoncer les vilenies par les pays où le sort… et les gendarmes nous conduiront.

À cette heure c’est l’Angleterre, parlons donc de l’hypocrisie.

Ne prétend-on pas que la liberté individuelle est chose sacrée, que le home est inviolable ?

Voyons un peu :

Pas plus tard que la semaine passée, au milieu de la nuit, une maison de Campton Street est envahie par vingt individus, revolver au poing. Ces hommes ne sont pas, comme on pourrait le croire, des pauvres diables nécessiteux, ce sont des malfaiteurs vulgaires — des policiers. Ils ont escaladé des toits, brisé des vitres et en file indienne, ils dégringolent maintenant par une fenêtre donnant sur les escaliers. Le propriétaire réveillé en sursaut bondit de son lit en criant :

— Qui va là ?

Pas de réponse. Les agents se répandent à tous les étages, défoncent les portes à coups d’épaule, terrorisant les locataires surpris dans leur sommeil. Ils pénètrent d’autorité dans la chambre d’une femme malade. Rien ne les arrête. L’habitation est bientôt sens dessus dessous de la cave au grenier. Les envahisseurs perquisitionnent, fouillent dans les meubles, lisent les lettres qu’ils trouvent. Et quand enfin le chef de bande daigne s’expliquer :

— Nous pensions que vous cachiez quelqu’un, dit-il, quelqu’un que nous recherchons. Bonne nuit ! nous nous serons trompés de maison…

Le lendemain matin les personnes dont le domicile a été si outrageusement violé s’en vont trouver le magistrat. Les juges anglais, c’est entendu, sont l’impartialité même — on en demande pour l’exportation. Au moins les plaignants seront vengés :

— Est-ce possible cela, chez nous ? s’écrie l’honnête magistrat. C’est indécent, c’est shocking. Le home doit être respecté ? Justice sera rendue… Quel dommage que je ne puisse rien.

— Comment ?

— Ce n’est pas de ma compétence. Cependant vous ne manquerez pas d’obtenir satisfaction. Adressez-vous à la police.

— Mais c’est elle précisément…

— C’est elle que ça regarde.

Dans la journée en effet un inspecteur de la sûreté se présenta à Campton Street. Il était muni de pleins pouvoirs et venait pour arranger les choses — les choses sacrées !

Comme le temps est de la monnaie, son discours fus très concis :

— Voici vingt-cinq francs, Monsieur, vous êtes payé — n’en parlons plus…

… Et les journaux ont fait le silence. Nulle protestation ne s’est élevée. Les citoyens de la libre Albion gardent leur part de complicité.

La bonne foi de ces insulaires n’est, à présent, plus discutable. Lorsqu’ils détaillent leurs principes ils font l’effet de danser la gigue.

C’est la vertu nationale.

Ta-ra-ra boum-de-hay ! Ta-ra-ra-boum-de-hay ! Qu’on chante le refrain populaire — le refrain qui ne veut rien dire.

La vieille renommée anglaise ne signifie pas davantage.


IV

LE GRAND TRIMARD



SANS BUT


— Comment, se dit-on, quel est leur but ?

Et le questionneur bienveillant réprime un haussement d’épaules en constatant qu’il y a de jeunes hommes réfractaires aux usages, aux lois, aux exigences de l’actuelle société et qui cependant n’apportent pas l’affirmation d’un programme.

— Quel est leur espoir ?

Si du moins ces négateurs sans credo avaient l’excuse du fanatisme ; mais non : la foi ne veut plus être aveugle. On discute, on tâtonne, on cherche. Piètre tactique ! Ces tirailleurs de la bataille sociale, ces sans-drapeau ont l’aberration de ne pas proclamer qu’ils tiennent la formule des panacées universelles, la seule ! Mangin avait plus d’esprit…

— Et leur intérêt, je vous demande ?

N’en parlons pas : ils ne briguent ni mandats, ni places, ni délégations d’aucune sorte. Ce ne sont pas des candidats. Alors quoi ? Laissez-moi rire ! Pour eux on a le dédain qu’il sied, un dédain où se mêle de la commisération.

J’aurai ma part de cette mésestime.

Nous sommes quelques-uns ainsi sentant fort bien qu’à peine nous entrevoyons les prochaines vérités.

Plus rien ne nous attache au passé, mais l’avenir ne se précise pas encore.

Et forcément nous allons mal compris comme des étrangers, et c’est ici et c’est là, c’est partout que nous sommes étrangers.

Pourquoi ?

Parce que nous ne voulons pas réciter de nouveaux catéchismes, ni surtout faire semblant de croire à l’infaillibilité des doctrines.

Il nous faudrait une complaisance vile pour paraître admettre sans réserve un ensemble de théories. Cette complaisance nous ne l’avons point. Il n’y a pas eu de Révélation : nous gardons notre enthousiasme vierge pour une Ferveur. Viendra-t-elle ?

Aussi bien, si le terme ultime nous échappe, nous ne boudons pas à la besogne ; notre époque est de transition et l’homme affranchi a son rôle.

La société autoritaire nous est odieuse, nous préparons l’expérience d’une société libertaire.

Incertains de ce qu’elle donnera, nous souhaitons quand même cette tentative — ce changement.

Au lieu de stagner dans ce monde vieilli où l’air est lourd, où les ruines s’éboulent comme pour ensevelir, nous nous hâtons aux démolitions dernières.

C’est hâter l’heure d’une Renaissance.


POUR N’IMPORTE OÙ


J’ai dit : étrangers partout !

Oui, pas beaucoup moins à Paris que dans ce Londres où depuis trois mois je végète la villégiature du proscrit.

Ici, par exemple, on ne s’acclimate pas, même superficiellement. On ne vainc pas l’absolue réserve des indigènes, on ne pénètre en rien dans le milieu ambiant. Matériellement on se sent tenu à l’écart. L’isolement pèse dans la tristesse compacte des brouillards.

En vain fréquenterait-on les clubs internationaux, c’est décevant.

La solidarité de certains groupes révolutionnaires a l’ostentation de la charité ; elle demeure l’affligeant spectacle. Et de plus toutes les suspicions glissent, hargneuses, douchant le primesaut des élans. Les accusations se croisent. La dispute et l’invective l’emportent sur la discussion.

La méfiance règne.

Il faut rentrer dans sa chambre et se retrouver seul. Mais la chambrette sur la cour, au dernier étage d’une maison morne, est nostalgique.

On peut compter les exilés qui jouissent du home confortable.

Les autres traînent leurs pas inconsciemment acheminés vers les quartiers de White-Chapel, là-bas, derrière la Tour de Londres ; ils déambulent par les ruelles de misère, se rejettent dans les grandes artères aux heures où la foule grouillante sort des usines, sort des docks, et monte profonde comme un reflux où il ferait bon se noyer.

Dans les grandes cités que l’on traverse, ce ne sont pas les riches boulevards ni les édifices communaux qui intéressent le plus. Les musées mêmes sont parcourus avec des haltes rares, parce que si rares sont les œuvres de technique et de conception d’autrefois qui encore nous émeuvent. Les monuments n’ont que la beauté de leur harmonie et, quand ce fier ensemble n’existe pas, ils s’érigent tels de vieilles pierres, qu’un souvenir historique ne suffit pas à magnifier.

Alors, il reste passionnant de rechercher les traits saillants d’une race en prenant contact avec l’âme du peuple ; et l’on va dans la ville basse, parmi les échoppes des petits métiers, dans les rues où grandissent les mioches courant pieds nus, dans ces rues où, dominant les masures lépreuses, çà et là de vastes bâtisses, casernes populaires, paraissent des ruches géantes pour des gueux.

Les cellules de ces ruches sont étroites, les cloisons des taudis sont proches et les taudis sans cheminées. La vie comprimée dans les bouges déborde sur la chaussée fangeuse qu’égaie parfois un rayon de soleil et c’est encore comme le branle-bas d’une fourmilière.

En plein air, en pleine lumière, un travail sans cesse renaissant ; et des femmes pâles lavent du linge rude et, sur des réchauds qu’attise le vent, des pommes de terre cuisent pour le repas qu’on prendra tout à l’heure, assis devant les portes sur les chaises boiteuses. Et cette population se connaît, s’interpelle, se meut, existe d’une vie spéciale, avec de caractéristiques usages, des coutumes déterminées, un esprit originel et des mœurs dont le côté brutal même évoque la primitivité d’un type.

Or, à Londres, communément, j’ai senti l’hostilité jusque dans les regards qui se posent durement comme pour défendre d’approcher : Go on !

Chaque Anglais symbolise étrangement le pays :

Ces insulaires figurant autant de petites îles inabordables où ne s’éveille point la sève des plantes aux tons chauds.

Et c’est monotone, et c’est neutre, et c’est gris… et j’en ai assez !

Partir !

Oh ! ce n’est pas que l’on s’illusionne à rêver d’accueil fraternel sous d’autres cieux. Le proscrit sait que tout asile est incertain, il sait que, lui, sera tenu pour suspect à Genève comme à Bruxelles, en Espagne comme en Italie… Mais enfin, quand on est las de séjourner, il est bien vrai que pour se mettre en route point n’est besoin d’avoir un but.

Partir, et pour n’importe où…

Le voyage ! Aller, fuyant les spleens ; chaque endroit a d’abord un charme : tout est beau, une heure au moins.

La sagesse est de ne pas rester.

Passer, cueillant l’impression, goûtant les sensations neuves et la saveur des terroirs ; puis reprendre encore la route, toujours ! et sans doute vers quelque inatteignable patrie. Vagabond, pèlerin, trimardeur, en exploration, en conquête ; inassouvi comme don Juan avec un amour plus haut : la robe qu’on veut déchirer, c’est un voile à l’horizon.

La Tamise verte et profonde entraîne au fil de ses eaux tant de désirs aventureux.

Après Westminster, après la Tour, après les docks, à Blackwall elle s’élargit. Les grands navires glissent vers la mer et leurs sifflets sont des appels qu’on n’entend pas sans tressaillir…

C’est à Blackwall qu’un matin je pris le bateau pour la Hollande, sans grande préméditation. Un peu plus de shellings en poche, je me serais tout aussi bien embarqué pour voir la Suède ou regarder Calcutta.


MUSICIENS AMBULANTS


La traversée de Londres à Rotterdam dure un jour et une nuit ; le prix est peu élevé : une quinzaine de francs en troisième. Et la dernière classe pour un court voyage en mer n’est pas sensiblement moins bonne que la première : on aime rester sur le pont à contempler les côtes pittoresques qui fuient, puis à songer en contemplant encore la bataille des vagues et au large le ciel sombrant dans l’eau.

Pour ce spectacle à l’infini toutes les places se valent, à l’arrière comme à l’avant.

Du reste, la troisième s’impose, quand on a pour tout bien quelques louis. C’est mon cas, et le bagage est léger et le velours du vêtement rustique.

En troisième on rencontre peu de monde voyageant pour le plaisir : ce ne sont que pauvres gens que l’on rapatrie, ouvriers espérant trouver du travail loin de leur ville.

Pas de touristes.

Ceux-là veulent avoir leurs aises et du confort, même les plus modestes. Ils préfèrent attendre et grossir des cagnottes à l’effet de prendre au moins la seconde classe ; ils s’embarquent la sacoche garnie, porteurs d’un billet circulaire et de coupons variés pour les hôtels prescrits. L’inappréciable avantage des troisièmes est de ne les point coudoyer.

Jamais plus qu’en la majesté du large l’insipide bavardage des Périchons n’est lamentable.

Cela ressemble à une poursuite…

Et mieux vaut le puéril entretien des passagers de l’entrepont, de ces sans-le-sou qui sont sans pose et laissent crier leur sensation naïve. Fini l’irritant débit, la récitation maniérée des lieux communs triomphants ; on parle espoir et tracas. Et suivant le temps et suivant l’heure éclatent des mots imagés.

Puis il arrive qu’en troisième le hasard ménage parfois les meilleures camaraderies, c’est une chance : j’ai descendu la Tamise en la compagnie aimable de troubadours besogneux qui payaient leur transport en jouant de moment à autre quelque valse de leur pays.

Têtes brunies sur des corps souples de Bohémiens — et des violons endiablés. Il revenaient d’une tournée dans la campagne écossaise.

Ils émigraient fuyant l’hiver.

Quelques-uns parlaient français et me dirent leur vie nomade. C’était joli et séduisant d’insouciance : ils allaient devant eux — soleil, grand air et musique.

Je fus des leurs trop peu de temps.

Installés à l’avant, campés sur les valises, tandis que les violons reposaient dans leurs gaines de toile, nous suivions d’un œil distrait la marche sûre des remorqueurs et la fantaisie des voiliers.

Moins d’usines sombres bordant le fleuve, des lagunes de terrains rouges où les moutons paissent l’herbe rare. La Tamise s’élargit encore, c’est Grenwich et le soir nous sentons le remous des vagues.

C’est la mer.

J’ignore l’étrange mélodie dont mes compagnons la saluèrent ; mais leurs instruments et leurs voix, le bruit des flots s’harmonisaient dans le rythme d’un bercement.

À la nuit, la brise saline ayant été l’apéritif, nous avions faim et l’on coupa de longues tranches de jambon et fraternellement circula certaine gourde de whisky…

En arrivant à Rotterdam, nous descendîmes le lendemain dans une auberge du port. Et, tandis qu’un concert s’improvisait, j’allais voir les vieilles maisons aux toitures accidentées, si proprettes sur les canaux de cette Venise un peu vulgaire.

Les musiciens me dirent bientôt qu’ils resteraient là quinze jours. C’était plus que je ne pouvais : bons souhaits, adieu ! poignées de mains.

Non loin, à son embouchure, le Rhin m’apportait ineffacé le reflet de ses vieux châteaux. Le même impérieux désir qui m’avait fait descendre un fleuve m’incitait à remonter l’autre. La Tamise, le Rhin ! n’est-ce pas comme le prolongement d’une grand’route tentatrice ?


LE CHALAND


Dans les cabarets bruyants des villes maritimes où les mécaniciens et les matelots reviennent trinquer entre deux courses, on rencontre de braves marins qui vous offrent, en buvant un verre, le moyen de voyager pour peu.

La plupart des bateaux marchands acceptent à l’occasion le passager non payant, soit que celui-ci s’utilise à bord, soit qu’un homme de l’équipage l’amène comme un vieil ami. C’est ainsi que je fus présenté par un débonnaire marinier au capitaine d’un chaland en partance pour Mannheim.

Cela me coûta trois genièvres.

Le chaland remontait en douze jours toute la partie navigable du Rhin, allégeant à diverses escales sa cargaison de sucre et d’aniline. En avançant aussi lentement contre le courant, en s’arrêtant au passage dans des villes, Cologne, Bonn, Ober Lahntein ou Mayence, on recueille très à loisir une impression du pays.

La vie à bord était simple, j’avais emporté de frugales provisions de bouche, cigares hollandais compris, et longuement je restais adossé à quelque paquet de cordages, où, tout en fumant, j’assistais à l’ininterrompu défilé :

Dordrecht, gracieuse en la quiétude de ses rives boisées. Et le calme des plaines : Tiel. Lobit, la frontière allemande qu’indique seul un pacifique poste de douane. Emmerich aux clochers gothiques. Duisburg avec l’usine Krupp, des manufactures ; une ville minière sombre et rude, si près et si loin pourtant de ces délicieuses rives hollandaises : ce n’est plus la vie, c’est la lutte pour elle. On s’enfonce en Allemagne ; l’accès des moindres villages est agressivement protégé par les glacis fleuris de canons. On sent un peuple qui fourbit des armes.

C’est — à d’autres préparatifs — comme une rime de bronze…

Dusseldorf, bientôt Cologne ; les deux tours de la cathédrale s’accusent fâcheusement attenantes au point que, malgré le travail si finement ajouré de la pierre, elles forment une seule masse d’obsédante lourdeur. Une après-midi passée à excursionner un peu au hasard par la ville. Au musée, Albert Durer et Caron le Vieux, délicats et naïfs, font un tort irréparable à l’étalage des Rubens. L’activité commerciale, le mouvement des quartiers du port. Et le soir on repart pour Bonn, l’Université légendaire où des étudiants romantiques ont encore l’orgueil des balafres.

Ensuite Coblenz et, sur l’escarpement du roc, la forteresse d’Ehrenbreitstein.

De là se déroulent jusqu’à Mayence les phases les plus pittoresques du fleuve : Ober Lahntein. Les falaises abruptes aux châteaux démantelés, ceux de St-Goar, la Souris vis-à-vis du Chat, avec des arbres poussant dans les crevasses des tourelles.

La vigne entre les rochers.

Les bourgs altiers sur des collines que couronne la demeure féodale, au bout d’un sentier sinueux. Le burg d’un gris fumée, parfois d’un ton clair et chaud de ruines romaines. Les terrains rouges de fougère, le cimetière blanc, les toits pointus du village, la vieille église mince et fière. Tout le moyen âge gothique ; une harmonie téméraire adéquate à la nature accidentée, parmi le frissonnement hautain des peupliers.

Et le Rhin plus rapide au ras des écueils.

À Mayence, sans cesse des troupes en corvée, des militaires en promenade.

Un bruit de sabres par les rues.

La vision de nature superbe éclose en deçà des forts de Coblenz vient s’éteindre à des rives plates près de Mayence, la ville à soldats.

Et ne dirait-on pas le signe distinctif :

Une intensité de poésie encadrée de militarisme.


DE VILLES EN VILLAGES


Sur les quais affairés de Mannheim, au confluent du Neckar et du Rhin, j’abandonnais l’hospitalier chaland qui, son trajet achevé, prenait un chargement de bois et s’en retournait sur son sillon…

Autant il est facile et peu dispendieux de parcourir les grandes voies fluviales, autant les difficultés sont de chaque pas quand, la bourse mal garnie, on voyage par terre. Les difficultés se corsent encore lorsqu’on connaît mal la langue : je me trompai deux fois de chemin sur la route de Heidelberg.

Mais combien payé de sa peine en arrivant dans la très ancienne et grave capitale du Bas Palatinat.

Toutes les rues grimpantes qui vont se perdre au vert sombre de la montagne.

Et le château non-pareil, évocation fantastique, puits, souterrains, salles géantes, cuisines où dans les cheminées ont grillé des bœufs entiers, celliers où des tonneaux monstres — l’un contient trois cent mille litres — ont été remplis maintes fois par la dîme des paysans…

Et ce qu’il reste des donjons, pierres sur pierres, blocs imposants, murs délabrés, où l’on se hisse pour, sur les faîtes, regarder mieux le panorama saisissant, l’abîme fascinant de la vallée.

Les arbres séculaires balancent l’enchevêtrement de leurs panaches dont les plus hauts ondulent si proches, caressant les ruines à vos pieds. Et ce fouillis miroitant des verdures a l’attirance d’un lit moelleux nuancé de velours.

Il semble que se lancer serait doux.

Du reste, le vent qui souffle plus fort et siffle aux lézardes menaçantes ne vous emporterait-il pas si l’on ne se cramponnait ?

De petits frissons passent dans les jambes, rompant le charme du vertige, et l’on redescend aux aspérités des meulières.

Et longtemps encore, au sortir du château, par les sentiers à travers les pins, on garde dans les yeux la vision magique du paysage que baignent les buissonniers méandres du Neckar.

C’est le lointain des terres promises.

De villes en villages on voudrait curieusement jalonner sa route et sans lassitude jamais — vers les villages et les villes.

En avant ! allons voir plus loin.

Triberg, la Forêt Noire où je vécus près d’une semaine, logeant dans la maison basse d’un bûcheron laid comme un gnome.

Le kirsch était bon dans la cambuse.

De grand matin je partais m’imprégner des parfums sauvages à l’air véhément des bois — de ces bois si touffus que le soleil de midi pouvait à peine des éclaircies dans le feuillage. Et quel contraste impressionnant quand, tout à coup, surgissaient les rochers fauves, désespérants, qu’escaladent seuls, comme à l’assaut, quelques arbustes amaigris.

La nature parle.

Je comprenais mieux le sens humain des torrents aux cascades rebondissantes sur la largeur polie des pierres, j’aimais la fougue des eaux rousses plus acharnées à l’obstacle des grands arbres déracinés…

Quel regret de ne pouvoir encore et d’autres semaines et des mois battre à l’aventure cette campagne ! Quel ennui de ne pouvoir à pied, le havre-sac à l’épaule, continuer la belle promenade !

Les dernières pièces tintaient en poche.

À la ville prochaine où le train passe, juste de quoi payer un billet pour Milan. Chez des amis italiens j’espérais le ravitaillement.

J’avoue que j’ai pris le chemin de fer.


PETITES FILLES


À Milan, cette après-midi, on jugeait des petites filles.

Et ce n’était pas le triste procès de l’enfant surprise sur un banc avec un rigide magistrat, naturellement contumace.

J’ai vu les débats se dérouler.

Il s’agissait d’une manifestation anarchiste où, parmi des hommes résolus et des femmes hardies, on avait arrêté deux fillettes — quatorze et quinze ans.

Elle était, la brune Maria, d’un charme étrange avec son allure décidée de jeune garçon mauvaise tête, avec ses boucles de cheveux courts et ses yeux noirs où se sentait du feu. Elle avait une façon de toiser ces Messieurs de la Cour qui constituait une synthèse d’insolence silencieuse, insaisissable — c’était mieux que lancer la bottine.

Et quand elle parlait, ce n’était point verbiage qui prête aux sourires ; les phrases brèves disaient quelque chose et tombaient accentuées d’un geste sûr.

— Que parlez-vous d’anarchie, grommelait le président, vous ne savez pas ce que c’est.

— Alors, vous l’avez mieux étudiée, vous, l’anarchie ? Elle existe donc. Et me l’enseignerez-vous ?

Non, petite, on ne t’enseignera rien ! La révolte est d’instinct. Et la théorie est trop souvent puérile. Tu sais tout si tu sens la souillure de vivre la vie bête.

Ernesta Quartiroli, plus jeune d’un an, n’est pas d’une physionomie moins caractéristique. Sa beauté naissante est grave — énigmatique. Et ce serait une fière statue de l’avenir signifiant : Qui sait ?

Son mutisme est hautain. Il semble qu’il ne soit pas question d’elle : un oui, un non, un haussement d’épaules et c’est tout.

Mais la brune Maria, Maria Roda aux attitudes de défi, ne laisse pas le monome des témoins à charge se poursuivre dans le fastidieux piétinement d’une procession non interrompue. Ses répliques indiquent les haltes. Elle enguirlande des reposoirs pour les délateurs honteux et les dénonciateurs professionnels.

Elle a la riposte pour chacun ; une riposte qui touche.

Un agent de la Pubblica Sicurezza récite contre elle la leçon apprise : la Roda encourageait les manifestants à se ruer sur la police, elle se démenait comme une possédée, elle apostrophait tout le monde, elle avait même insulté le brigadier !..

— Qu’avez-vous à répondre ? semonce le président.

— Je plains ce garde. Je le plains parce qu’il gagne sa nourriture bien péniblement, parce que c’est un pauvre diable ; mais cela m’impressionne de le voir s’acharner sur d’autres pauvres diables : ses frères… Qu’il songe.

Et d’un geste de grâce vers le misérable qui venait de l’accuser, elle jetait peut-être en cet obscur esprit une première lueur révélatrice.

À l’âge où les autres quittent à peine la poupée, à l’âge où les filles des bourgeois commencent à s’amuser d’amour avec un petit cousin ou bien avec quelque vieux monsieur ami de la famille, telles se sont montrées les sœurs des compagnons.

La prison s’imposait. Les gens de la Cour furent généreux. Ernesta et Maria connaîtront trois mois le cachot — et les petites devront aussi payer l’amende à ces Messieurs.

Trois cents francs demandés aux pauvrettes !..

C’est cynique, mais c’est ainsi… Et d’ailleurs tant qu’il y a des cheveux sous le bonnet des gens de justice, n’y a-t-il pas des rouflaquettes ?

Un moment avant que le Tribunal se retirât pour imaginer les considérants de la condamnation, l’homme en rouge avait dit à Maria :

— Avez-vous quelque chose à ajouter ?

— Rien. Parce que tout serait inutile.

Et ce fut le mot de la fin, pas gai mais si flagellant.

On répète que Milan est un petit Paris. Les magistrats milanais le prouvent, au moins sur un point : ils sont répugnants tout comme leurs confrères parisiens.

La magistrature, du reste, n’est-elle pas la même partout ? Et peut-elle être autrement ?

C’est même sans doute la raison qui fait qu’à travers tous pays le souvenir de la Patrie vous reste : il remonte comme une nausée quand on voit la vilenie d’un juge.


CONNAIS-TU LE PAYS…


Les dévaliseurs de villas opèrent généralement la nuit. Les commissaires de police italiens qui, pour la plupart, ont débuté dans le cambriolage indépendant avant de travailler au compte du roi Moustachu ont gardé une originelle répulsion pour les occupations diurnes.

Trois heures du matin est un moment qu’ils jugent exceptionnellement propice pour envahir les domiciles et s’emparer des objets de leur choix. Ces gaillards ne cherchent pas seulement des accusés ; ils recherchent aussi du tabac étranger, des porte-cigarettes, des bagues et des photographies de jeunes femmes…

Le commissaire piémontais est un voleur éclectique.

Dans l’un des patois qui constituent la langue italienne, on appelle cet oiseau nocturne Signor Delegato. Ce qui fait bien entendre qu’en effet il est délégué — délégué au brigandage officiel.

Cela, tout le monde le sait ou à peu près. On n’ignore pas qu’avec les chemins de fer et la monarchie de Savoie, les mœurs de la Calabre se sont rapidement propagées dans la péninsule. Des touristes allègrement dévalisés reviennent chaque jour, viâ Modane, rapportant au moins un chapelet d’anecdotes édifiantes. Pourtant, c’est d’ordinaire avec les aubergistes, les guides, les antiquaires qu’ils ont eu le plus particulièrement maille à partir. Ce qu’ils racontent de la police c’est parfois sans avoir été eux-mêmes victimés. Je peux, moi, parler de visu.

Et non seulement j’ai vu, mais j’ai senti — j’ai senti les menottes.

Ils étaient huit, la nuit de l’autre semaine, quand ils sont venus troubler mon vertueux sommeil bercé par un joli rêve. Je rêvais que je quittais Turin — la ville monotone, pour l’Espagne, pour Barcelone… Ils étaient huit en petit chapeau mou et en cravate de poète. Avec cela des revolvers dans les poings. Les portes enfoncées. Des lanternes sourdes. Le pillage de mes valises et en route pour la Questure.

Ne voulait-on pas me faire faire le chemin à pied ? Le chef des Petits-chapeaux insinuait déjà :

— Ce n’est pas bien loin et à cette heure-ci nous ne rencontrerons pas un fiacre.

Je dus lui expliquer qu’en ce cas ce seraient ses hommes qui me porteraient — et de force. Il fallut bien trouver des voitures ; on en trouva. Par exemple ce fut une désillusion pour le commissaire ; il fit une assez laide grimace en renonçant à mettre dans sa poche les frais de route.

Mais aussi pouvais-je m’afficher en telle compagnie ? Tous ces gens-là sentaient de loin la préfecture. Et si, sur le chemin, l’on avait croisé quelque noctambule je me serais plutôt mis à crier pour éviter la pire confusion, pour au moins me réhabiliter aux yeux du passant :

— Je ne suis pas un policier, je suis le criminel !

Mon crime, je l’appris bientôt. Il y eut à la Questure un semblant d’instruction. Et je sus tout d’un inspecteur qui tentait de m’interroger :

— Vous êtes le rédacteur de l’Endehors !

Là, et pas plus. Telle est donc la qualité qui suffit, un peu partout en Europe, pour être traîné dans les prisons.

C’est ainsi. Les gouvernements se donnent des mots d’ordre. Le parquet s’embusque derrière les chausse-trapes des lois d’exception, les jurés serviles condamnent à volonté et, par delà les frontières, l’autorité veille pour quelque coup de jarnac.

L’inspecteur de police me laissa entendre du reste que — si c’était possible, mon cas s’aggravait. J’avais en effet écrit et expédié la veille, par lettre recommandée, un article sur un tout récent procès de Milan. Les violeurs du Cabinet noir l’avaient déjà parcouru. Avant d’avoir paru, l’article était condamné. Je méritais une leçon.

Quand des souteneurs, au coin d’une rue déserte, se jettent à dix sur un promeneur attardé, ils ne souffrent pas qu’une personne accourue intervienne. Une seule parole déchaîne la meute. De même les pays civilisés n’admettent point qu’un étranger s’occupe de leurs affaires — cruellement malpropres. Ils l’avouent généralement, sans pudeur :

— Nous vous donnons l’hospitalité, mais vous devez garder le silence.

Se taire ! Rester inerte lorsque, sous nos yeux, des infamies se commettent, lorsque les maîtres supplicient les esclaves, lorsque des magistrats frappent des innocents ; désarmer en un mot, tant que cette Société sévit — jamais ! Nous ne serions plus nous-mêmes. Et nous avons la fierté de vouloir garder notre plume prompte.

Les gouvernements tour à tour peuvent nous faire comparer leurs geôles. Nous sommes les incorrigibles que toute répression éperonne. Au sortir de la prison nous sommes prêts pour les récidives. Chassés d’ici, nous irons là. Le monde est grand.

Pour ma part, ce n’est plus, momentanément, en Italie que je promènerai mon bâton de routier.

Après une demi semaine passée dans les cachots turinois, on m’informa que j’étais expulsé du royaume. On m’empêchait de me rendre à Gênes où j’avais le désir de prendre un bateau pour l’Espagne. Mais on me laissait le choix entre Modane, Chiasso ou Cormons. La frontière de France ne me sembla pas indiquée. La Suisse est un pays insipide quand on n’est pas un Anglais fortement renté. Restait l’Autriche. Cormons n’est pas loin de Trieste. Et Trieste c’était la mer avec l’horizon libre…

Le voyage ne fut pas drôle.

Au greffe deux carabiniers m’attendaient. Ils m’enserrèrent étroitement les poignets dans un ingénieux instrument à vis qui fut ensuite fermé au cadenas, puis le classique panier à salade nous conduisit à la gare. Milan fut la première étape. Je descendis à cet hôtel de la ville où les garçons en uniforme ferment scrupuleusement les portes. Le surlendemain seulement on se remit en route, cette fois-ci jusqu’à Vérone, où il y eut une nouvelle halte dans une prison pas beaucoup plus sale que les précédentes. Enfin, le cinquième jour, délivré de l’escorte répugnante, débarrassé du cabriolet perfectionné, je passais la frontière — les mains bleuies par les fers.

Un peu de détail n’est pas déplacé. Il est bon que nos amis soient documentés sur les environs de Paris. Il est bien qu’ils sachent les traitements spéciaux dont on jouit au pays de Mignon.

Ce pays où fleurit le fonctionnaire pickpocket est une terre mal défrichée où tous les genres de propagande sont à propos : l’éclat ne serait pas nuisible.

Le peuple à peine décrassé de la superstition religieuse est poussé en troupeaux vers les duperies patriotiques. Peu d’hommes réfléchissent. Les dirigeants entretiennent jalousement cet état d’avachissement moral. Et de là cette terreur qu’inspirent ceux qui veulent jeter une pensée dans la cervelle des misérables.

On se dit qu’en passant nous pourrions bien ouvrir les yeux à quelque inconscient déshérité. On frémit à l’idée de la contagion…

Et les quarantaines sont dures…

C’est qu’il ne s’élimine plus, le virus de haine et de révolte — une fois qu’on l’a dans le sang.


APRÈS L’EXPULSION


Je me demande si, profitant des suspicions gouvernementales et bénéficiant d’expulsions successives — forces locomotrices qui vous entraînent d’un bout à l’autre des pays, on ne pourrait avec un peu de bonne volonté réussir le tour du monde ?

Ce serait à essayer.

Mis à une porte de l’Italie, j’évitai cependant de me faire faciliter la continuation du voyage par le moyen ingénu des policiers autrichiens.

À Trieste, je pris la précaution de ne pas m’afficher en plein jour avec les camarades que j’y rencontrai fortuitement : c’étaient de fort braves jeunes gens qui publiaient le huitième numéro d’une petite feuille socialiste dont les sept premiers avaient subi le triste sort de la saisie.

Le soir on se réunissait dans une brasserie de Burgstrasse et ce n’était pas pour moi un plaisir banal de retrouver, à quelque cent lieues de Paris, les mêmes tendances de révolte, de sentir vibrer identiques des instincts et des enthousiasmes. Nous devisions jusqu’à très tard du mouvement qui se généralise, de tous ces efforts épars, multipliés et grandissants comme autant de poussées convergentes vers l’idéal de liberté.

Et les journées je les passais à flâner sur les quais où venaient atterrir les paquebots sveltes retour des rives mystérieuses.

Parmi les cris et l’incessant manège des portefaix, ce sont les lourdes balles de coton qu’on décharge, les caisses d’oranges et les pains de dattes dans les sacs tressés d’alfa. Ce sont les peaux de bouc étrangement ballonnées, le riz immaculé des Indes, les bananes et les bois odoriférants des îles. Aussi ce que les matelots novices rapportent gaîment de leurs premières courses : le singe qui gambade en laisse, les grands oiseaux multicolores. Et le trafic des mercantits colportant les cornes de gazelle, les chiboucs, les moucalas et les dépouilles fauves des jungles.

C’est tout l’Orient entr’aperçu…

Il faut connaître quelques-uns de ces ports du bassin de la Méditerranée pour comprendre combien cette évocation charmeuse du Levant et la vue journalière des vapeurs au départ excitent la volonté de prendre à son tour la mer.

Naples ou Alger, plus séduisants, plus colorés, ne dégagent pas autant peut-être ce désir de fugues exotiques.

Il y fait trop doux vivre.

Trieste, au contraire, secoué par le vent, les bises du golfe Adriatique, donne davantage d’intensité à la chanson des sirènes ; on veut fuir la terne Europe, cingler vers les lointains de rêve ensoleillé.

Lorsqu’on a visité l’Italie — et j’ai attendu l’amnistie de 89 à Rome et à Florence — on a formé le projet de compléter en Grèce une vision de l’antiquité.

Donc, depuis des années, je songeais à Athènes.

L’occasion se présentait ; ma curiosité n’eut pas d’hésitation longue.

Sur les quais et le môle c’était toujours une foule pressée, des Turcs, des Monténégrins, les fez d’Égypte et les fustanelles des Palikares. Une population bariolée, allant, venant, s’égarant à la recherche des navires faisant voile. Un monde bizarre, gesticulant, se bousculant, s’embrassant dans l’encombrement des bagages et la confusion des adieux…

Pour gagner les navires, les chaloupes s’offraient prometteuses, à la voix des bateliers : — Monsieur ! signor ! mein Herr ! pour Corfou, Patras, le Pirée ?

Soit ! et je sautai dans une barque.


L’UTILE COUTEAU


Il y avait à bord du « Pandora » une quinzaine d’Italiens se rendant aux mines du Laurium. Pour éviter, à Venise, d’interminables formalités et même des difficultés notoires, étant donné que quelques-uns n’avaient pas encore fait leur service militaire, ils étaient venus s’embarquer à Trieste.

Nous fîmes bientôt connaissance.

Le bateau de la Compagnie du Lloyd autrichien nous conduisait jusqu’à Patras, à la pointe est du Péloponnèse ; de là les émigrants devaient comme moi continuer la route par le chemin de fer qui traverse la péninsule en sa largeur.

Un sensible désagrément retarderait pourtant notre arrivée : sous le prétexte cholérique, cinq jours de surveillance au lazaret de Corfou.

La Compagnie nous avait réclamé, outre le prix du voyage, à chacun cinq florins : un florin par jour et par homme pour le temps de la quarantaine. — Après tout, c’était payé ! Nous nous étions organisés de façon à ne pas vivre trop mal en commun — on ne pensait plus au petit ennui.

Le navire filait par un bon vent.

Nous louvoyions, rarement perdant de vue les côtes.

C’était le littoral éclatant de lumière : les baies aux lèvres chaudes souriant de leurs maisons blanches.

La Dalmatie. Les terrasses de Raguse l’antique. Cettigne campé sauvagement sur la falaise monténégrine.

Le troisième jour, à l’aube, nous jetions l’ancre aux eaux profondes de Brindisi.

Le navire avoisinait le large quai au point qu’une simple passerelle suffisait pour atterrir. En haut de la ville la tour carrée d’une cathédrale faisait une masse sombre et, à la lueur blafarde du matin, je vis, tout proche, ce tableau sinistre :

Quatre par quatre, une file de galériens, vestes brunes souillées et bonnets rouges matriculés, longeaient le rivage, traînant la jambe alourdie. Devant eux, derrière eux, à droite, à gauche, des gardes-chiourme le fusil en bandoulière, l’œil au guet.

Triste convoi ! Dernière image que me laissait l’Italie…

Et je pensais à l’humaine justice, cette justice qui me frapperait de prison si je mettais pied à terre : contravention à un décret d’expulsion !

Justice à dix mètres près !

Sur le bateau j’étais l’homme libre ; foulant le sol italien je devenais le repris de justice.

On s’éloigna.

Bientôt les côtes albanaises, de vastes solitudes de déserts rocheux, l’espace morne sur la ligne brisée des brisants.

À Corfou de nombreux navires semblant être en pénitence de loin en loin aux arrêts. Et dans le golfe attristé les zigzags du yacht employé à l’inspection sanitaire. Partout, en berne, le drapeau jaune.

La quarantaine débuta mal.

On prétendit que l’argent versé par nous ne nous donnait, pendant les cinq jours, aucun droit à la nourriture. C’était seulement une taxe pour la place que nous occupions.

Or, on ne nous avait pas fourni de couchettes, pas même de couvertures, pas un abri si ce n’est les corridors, près de la machine et des cuisines où parfois régnait une bonne odeur de viandes rôties.

Malgré ce précieux avantage, un florin quotidiennement pour notre « emmagasinage » c’était une duperie vraiment. Et d’autant moins supportable que la plupart d’entre nous, persuadés qu’on nous devait nourrir, avaient royalement usé de leur budget.

Aussi la nouvelle ne fut-elle pas sans causer une animation que j’entretins, l’on peut m’en croire : souffrirait-on passivement le trafic de la Compagnie ?..

On me délégua auprès du capitaine.

Je demandai que l’on nous rendît la somme ; nous irions subir la quarantaine à terre, au lazaret, dans cet îlot voisin où des casemates s’élevaient sous les ruines d’une forteresse. Notre petite tribu saurait bien s’y arranger pour la popote.

Le capitaine refusa net.

Un seul moyen nous restait — nous allâmes tapageusement nous installer aux premières classes.

Ce fut une déroute.

Les Italiens avec leurs souliers ferrés, leurs baluchons volumineux, avec leur allure décidée, leur grande barbe, parurent des hôtes plus que suspects.

Ils réclamaient en chantant : du pain.

Des passagers s’imaginèrent que c’était la révolte à bord et s’enfuirent vers leur cabine.

Le capitaine accourut, cette fois, pour de bonnes paroles : on nous donnerait à manger, il y avait eu erreur, nous avions droit à la ration des matelots…

Comme nous n’étions pas difficiles, on cria : Vive le commandant !

Mais en réintégrant nos quartiers les émigrants étaient goguenards et leurs hourras se prolongeaient ironiquement.

De curieux types, ces Piémontais, d’une obséquiosité gouailleuse, d’une audace faite d’insouciance, courant le monde en mercenaires — condottieri du travail.

Ils sont ainsi des milliers. Au pays leurs bras ne s’utilisaient plus ; vivre chez eux devenait impossible : pas d’ouvrage ! Ils s’en vont et c’est à la recherche des labeurs hasardeux.

Ce sont eux qui s’entassent dans les paquebots, pêle-mêle, pour le sud américain, ils seront pionniers hardis ; ce sont eux qui peuplent les chantiers sur les lignes de chemin de fer s’avançant aux plaines d’Afrique ; ce sont eux encore que l’on retrouve, à certaines époques de l’année, pour les plus rudes besognes des champs, en Belgique, en Allemagne, en France.

Les ouvriers sédentaires n’aiment pas ces aventuriers, sans syndicats et sans tarifs.

Ils viennent avilir les prix.

Où sont les coupables cependant ? Les patrons, les maîtres, toujours ! abusant d’une situation qui se pose ainsi aux affamés : accepter le dérisoire salaire ou bien mourir d’inanition.

L’instinct de conservation parle plus haut que tout sentiment de solidarité ; c’est naturel — ils s’embauchent. Les brimades commencent : sales Italiens ! Macaronis ! et comme ils ne se laissent pas impunément bâtonner on leur reproche le couteau.

Ce couteau est utile.

Dès l’instant que l’on se soumet à l’exploitation bourgeoise, dès que l’on travaille, force est de subir, actuellement, les lois de la demande et de l’offre.

Le taux du salaire ne s’impose pas.

Il faut vivre.

Il n’est pas plus dégradant de se louer pour trois francs que pour six.

Je préfère les lazzarones, les réfractaires, quels qu’ils soient, tous ceux qui ne contribuent point à faire marcher cette machine dans les roues de laquelle à plaisir je placerai toujours des bâtons.

Mais puisqu’en cette société les résignés sont le nombre, puisqu’on ne discute que des tarifs, tous les Piémontais errants ont le droit de traiter à leur guise.

C’est même une dernière fierté de défendre ce droit fer au poing.

Pendant le temps de la quarantaine, ce caractère des émigrants se révélait par maints aveux — et m’était une étude de choix.

J’appréciais le côté farouche de leur individualisme.

C’est de la graine de révoltés. On s’entendait.

À la veille de nous séparer, quand on repartit pour Patras, ce fut une fête entre nous, un solide festin de polenta.


ASILE DE NUIT


Dans une vapeur légère, diaprée sous le soleil, Patras, au pied de la montagne, en face de Missolonghi.

Sur la petite place, près du port, non loin du marché, l’empressement d’une journée de dimanche : parures européennes aux couleurs voyantes, modes anachroniques. C’est la sortie de l’église. Visages jolis de femmes, dépaysés sous l’édifice des chapeaux ; vieux Grecs en costume national : le jupon court, plissé, de danseuse — et cette affluence polychrome, chatoyante qui tourne comme au manège sur la petite place aux trois palmiers poussiéreux.

À la terrasse d’un café d’allure mauresque, où l’anisette et le « mastic » étaient servis sur de petites tables basses, parmi les soucoupes d’olives, déjà je m’adonnais pieusement à mon premier narghilé.

Le tabac blond se consume lentement dans la cheminée de terre rouge, sous le charbon parfumé, tandis qu’en la carafe aux armatures de cuivre l’eau ronronne des glouglous fantasques ; le narghilé s’érige hiératique et le long tuyau à bout triangulaire d’ambre opaque se déroule comme les anneaux de quelque serpent sacré…

C’est autre chose que le brûle-gueule.

Et je veux dire qu’au point de vue décoratif, entre les hommes de ce pays et les habitants du nôtre, il est analogue différence. Ces Grecs ont des signes de race. Le moindre conducteur de dindons a la distinction native que nos Messieurs-bien cherchent en vain ; avec la finesse de ses traits le paysan même conserve cette empreinte d’aristocratie exprimant impérieusement la lignée glorieuse d’ancêtres.

Cette fierté dans l’attitude, cette désinvolture dans la tenue expliquent le laisser-aller qui se constate pour les besognes courantes : le commerce ne passionne point, l’agriculture est fantaisiste ; j’ai vu, mêlés dans les champs, au hasard des sillons barbares, des salades et des rosiers, des pommes de terre et des lys.

Le train que je pris pour Athènes, un matin de clair soleil, s’arrêtait à toutes les stations selon la corniche dorée.

Constamment montaient et descendaient, se renouvelaient, les campagnards cassant la croûte de pain bis et mangeant le fromage de chèvre pour passer le temps d’un court trajet ; les popes, mendiants chevelus, emplissant poches et besaces d’ici au village voisin et des soldats mal accoutrés chantant d’une voix nasillarde des mélopées singulières…

Les touristes des wagons-lits ne s’imaginent pas combien un séjour prolongé dans le vulgaire train-omnibus montre une population et permet de prendre avec elle en quelque sorte contact.

Pour sa provision de poudre, le Klephte s’en va vers la ville ; dans un coin du compartiment il semble se vouloir isoler, les crosses de ses pistolets virgulent sa ceinture de cuir.

Il a le burnous des Kabyles et d’eux aussi le type hardi.

Entre Grecs et Arabes les rapprochements se multiplient.

Le montagnard libre, berger, chasseur, peut-être bien percepteur d’impôts indirects sur les richards en ballade, a la majesté tranquille d’un cadi après la razzia.

Voici, dans la plaine aride, Mégara dont les maisons sont des gourbis d’argile roux, on dirait sous les arbres brûlés une oasis au Sahara.

Le décor change.

Une colline dépassée livre Athènes : dominant les constructions sans style d’une ville de province géométriquement découpée au cordeau des rues, le rocher de l’Acropole, socle du Parthénon.

Le Parthénon se découpe en l’impeccabilité de ses colonnes sereines et l’Acropole paraît le retranchement ultime d’un passé superbe et dédaigneux de l’effort moderne qui le ronge à la base.

Ce n’est pas que j’exalte les vestiges d’un monde disparu ; je me dis : Notre monde à nous ne léguera que des déchets !

J’ignore le respect ému des savants archéologues devant les antiques moellons. Au Stade j’eus des réminiscences ; l’Illissus, plus qu’aux Argonautes, me fit songer au collège, aux pensums, au pion.

Le collège ! première prison, lit de Procuste universitaire, entraînement pour les casernes, petite société si laide qu’y germe la Société.

Et d’ailleurs comment s’isoler, faire revivre le passé, imaginer des guerriers, des chars dans ces arènes… près d’un tramway ? Comment rêver le paganisme dans ces temples surgissant des fouilles et où des cierges orthodoxes ont pour vestales des Saintes-Vierges peinturlurées dévotement.

Je n’accompagne pas les Anglais qui s’en vont, munis d’un Baedecker, se pâmer à la vue de blocs informes pour le seul motif que ces débris sont catalogués sur leur guide. Ils n’en ratent pas un de ces débris, pas une ébauche mutilée, ils traînent une main palpeuse sur les mosaïques des thermes :

Socrate a passé par là !

Je fréquente peu les musées cliniques : vénérables morceaux de statues, bras de Vénus, jambe d’Apollon, torse étiqueté — toute la Grèce chirurgicale !

Autant s’imposent à mon sens les œuvres dont subsiste encore l’essentiel harmonieux, œuvres primitives, triomphantes dans l’esthétique de synthèse, autant m’apparaît grotesque la course des amateurs furetant au tas des miettes illustres. Anses d’amphores, éclats de briques, pauvres miettes sous les vitrines… je regarde avec plus de pensées le caillou qui roule au ruisseau son éternel vagabondage.

J’étais arrivé en détresse à Athènes.

J’espérais trouver une lettre chargée à la poste. Rien. L’attente dura plusieurs jours.

Je contemplais mélancoliquement, à la porte des restaurants, les petits cochons de lait grillant en les plus réjouissantes poses et je me contentais de portions vagues dans les gargotes suburbaines.

L’ai-je connu, le brouet noir ?

En tout cas je me suis rappelé les philosophes qui jadis couchaient au parvis des temples : un soir je gagnais le Parthénon pour n’en redescendre qu’au matin.

Je dirai pour le bon renom de cet asile sans clientèle qu’en guise de soupe matinale on y jouit d’un régal unique : l’éveil de la campagne blonde frissonnant au pied de l’Hymette.


LE CHIEN DE GALATA


Je n’imagine pas un homme ayant parcouru la Grèce et ne poussant point jusqu’en Turquie. Il est toujours déplaisant de s’éterniser aux haltes ou de revenir sur ses pas ; mais ici ce serait de plus souffrir des mirages de Tantale.

La Grèce n’a fait qu’entrouvrir un voile discret sur l’Orient, on veut arracher le rideau.

Et c’est si simple : trois fois par semaine, un bateau quitte le Pirée, se rendant à Constantinople — c’est l’affaire de trente-six heures et de vingt-cinq drachmes.

Dès que j’eus les vingt-cinq drachmes, je disposai des trente-six heures.

À l’entrée du Bosphore, la capitale s’étend immense sur l’Europe et l’Asie, Constantinople fait de trois villes ; sur la côte d’Asie, Scutari ; sur la côte d’Europe, Galata et Péra aux palais modernes, et la ville origine : Stamboul.

Stamboul ! le navire glisse sur la mer calme qui baigne caressante les jardins des sultanes. C’est la pointe du Sérail. Les cactus et les sycomores s’agitent doucement comme de grands éventails et, dans cet efféminement aux sensualités mystérieuses, les minarets se dressent comme des appels mâles.

On contourne la Pointe du Sérail, un bateau-pilote sert de guide parmi des steamers, des voiliers et l’affluence des caïques. Le sifflet de la machine, sans interruption, vocalise ses signaux haletants et le navire stoppe enfin devant le pont qui relie Stamboul à Galata, pont mobile sur la Corne-d’Or.

Galata, c’est la cité remuante, les bureaux des expéditeurs, les hôtels pour passagers pauvres, les cabarets à matelots, les rues boueuses aux larges flaques qu’il faut sauter.

C’est le quartier des abattoirs où l’on égorge selon le rite musulman : il y a du prêtre et du boucher. D’un geste de son inoffensive épée l’officiant fait un simulacre, les aides, au moyen de cordes, jettent le bœuf à terre, maintenant sa tête à la renverse, la prompte lame d’un coutelas coupe l’artère à la gorge, le sang gicle et avant même que la bête soit morte, on l’écorche, on la dépèce ; une autre vient chancelante, tirée, poussée par les hommes au tablier de cuir tacheté de rouge, la bête trébuche et c’est sur les gigotements des égorgées qu’on écorche ; l’officiant renouvelle son geste : il y a du prêtre et du boucher.

Galata, c’est le quartier brutal où les chiens errants sont plus maigres.

Presque chaque carrefour a sa meute attitrée qui jamais n’incursionne dans une rue voisine.

Mais la nuit on entend les longs aboiements aux avant-postes, aux confins de Péra, le quartier riche sur la hauteur. Les mal-nourris de Galata hurlent-ils contre d’autres chiens surabondamment pourvus de reliefs au seuil des luxueuses maisons ?

Un vendredi matin, après m’être un peu ennuyé devant la banalité des magasins de Péra, je me trouvais près du palais du Sultan.

C’était le jour, et comme, midi sonnait, c’était le moment du Selamleck. Le chef des Croyants allait se rendre à la mosquée, se laissant entrevoir un moment derrière la haie de ses soldats.

Le palais n’est qu’à cent mètres de la mosquée Hamidié. À la tourelle, en haut du minaret, un muezzin, les bras levés, appelait à la prière.

Abdul-Hamid paraît dans sa voiture demi-découverte. Le sultan est vêtu d’une redingote noire, sans décoration, sans insigne, coiffé du fez, contrastant de simplicité voulue avec les pachas aux costumes chamarrés qui forment un cortège scintillant de brocart et d’or.

Trois grands cris prolongés et plaintifs saluent Sa Toute-Puissance.

Mais déjà Abdul-Hamid est descendu de voiture. Il gravit les trois marches de la mosquée…

Les dévotions finies, le sultan reparaît ; maintenant il tient lui-même les rênes des deux chevaux blancs qui piaffent et, vers le palais, s’élancent au grand trot. La foule des officiers d’ordonnance, des pachas obèses, s’essouffle à courir dans l’embarrassement des épées, dans le scintillement des ferblanteries ; tous les uniformes brillants se coudoient, se bousculent et se distancent obséquieusement à la suite du monsieur en redingote… et cela semble une farce d’un empereur plébéien.

Est-ce aux pérégrinations dans Stamboul que l’on aura la sensation plus ottomane ?

Un bateau remonte la Corne-d’Or jusqu’aux eaux douces d’Eyoub, le village des morts : des pierres blanches et des cyprès au long des rues où les passants sont rares, des tombeaux encastrés entre les maisons et de telle façon qu’on croirait un bourg macabre bâti sur un grand cimetière.

D’Eyoub, c’est tout Stamboul qu’il faut traverser pour arriver à Sainte-Sophie et au Bazar. D’abord un ghetto sordide aux masures branlantes, sorte de léproserie où le Turc a parqué les juifs. Des chemins ravinés, des escaliers, on monte, l’air s’épure autour des mosquées ; en bas c’était la vie clandestine, ici c’est l’intime secret des habitations closes, impénétrables : on conçoit derrière les fenêtres treillagées les joies jalouses du harem.

Par la ville, pas une figure de femme, les mousselines combinées du yachmak ne montrent que de grands yeux vagues — et c’est un raffinement d’avoir caché les lèvres.

Il y a plus à violer.

Les pudeurs sont-elles autre chose que de subtiles dépravations ?

En plein vent, sur les places, les marchands de verdure et de poules ; les larges parasols de toile écrue abritant les chaises hautes où se viennent faire raser les vendeurs et les portefaix ; la boutique du tripier qui surtout débite les têtes de moutons bouillies ; les tables gourmandes du crémier, bols de lait aux amandes, le miel et le loukoum.

Les hommes portent tous le fez rouge à gland noir, quel que soit leur costume, européen ou turc : pas un chapeau.

Devant les mosquées dont tous les dômes s’élèvent ponctués de minarets, à Schah-Sadeh, Soleimanié, au seuil de Sainte-Sophie, à la fontaine où les pigeons s’abattent familiers, les Croyants se déchaussent pour la purificatrice ablution.

Au grand bazar un dédale de galeries, c’est une ville couverte aux mille circuits, presque des boulevards et souvent l’étranglement assombri des impasses et partout, sans intervalle, les cases, les comptoirs, les boutiques étroites avec un peuple actif d’initiés ; ou plutôt n’est-ce pas comme le temple géant du Commerce ?

De tout en vente : depuis les plus riches étoffes d’Arménie et de Bagdad, les diamants du Cap, les parfums, les pures essences dans les flacons gemmés, jusqu’aux vulgaires bimbeloteries, jusqu’aux articles turcs de bazar parisien.

Au milieu des armes damasquinées, des poignards incrustés d’or, des longs fusils aux crosses mosaïquées de pierres précieuses, de petits sabres d’enfants à 0.95.

En dehors du bazar, dans les rues adjacentes, les étalages envahissants, les échoppes des revendeurs, sorte de niches les unes dans les autres les unes au-dessus des autres, comme au jeu de patience.

Et encore dans la promiscuité des petits négoces, le campement des baraques de bois où tant de familles demeurent sur un éternel qui-vive, à la merci d’une cigarette peut-être jetée sans être éteinte, toutes les bicoques — les vouées aux flammes.

Une nuit, le veilleur qui patrouille, tapant le pavé de sa lourde canne pour indiquer les heures, venait de frapper très vite et donnant de la voix ; sur son passage des clameurs s’élevaient de la rue répétées et répercutées aux échos ; le feu est à Stamboul. Au feu ! au feu !

De toute part, hurlante, une foule se précipite ; de Galata, au pas de course, on s’élance au pont de la Corne d’Or — j’ai suivi à la lueur des torches qui sautillaient en avant.

Une sinistre aurore boréale tout là-haut et précisément au-dessus du Bazar.

La galopade se poursuit, essaimant en route les moins robustes, se continue par les rues tortueuses, traîtresses aux fondrières, s’oriente vers l’embrasement.

C’est toute une cité de bâtisses de planches qui flambe irrémédiablement.

La part du feu c’est, pour cette nuit, un lot de maisons : qui sait demain ?

Et l’on est accouru même de Scutari, traversant le Bosphore, car Scutari c’est aussi l’agglomération des habitations en bois pour la plupart, c’est l’annexe-sœur de Stamboul.

Les étincelles retombent en gerbes et la fumée tournoie.

À coups de matraques les officiers de police repoussent les curiosités imprudentes.

L’incendie croît d’intensité.

Les trop courts tuyaux de pompe fonctionnent aussi mal que toujours et des pompiers volontaires, les porteurs d’eau de la ville, s’en viennent verser sur la fournaise l’ironie de quelques seaux d’eau.

Ah ! ces pompiers. J’en ai vu au matin lorsque, faute de combustible, le brasier s’atténuait de cendres, j’en ai vu s’en retournant, non pas avec les seaux vides ; mais pleins — dirai-je, de butin.

La population court au feu et ne perd pas toujours son temps : solidarité, pillage !

Étrange pays aux aperçus contradictoires.

La Turquie est paradoxale.

C’est l’autocratie absolue et le sultan, au lieu de couronne, porte le fez démocratique.

De subversives philosophies se dégagent de simples faits.

Constantinople, où vaguent des milliers de chiens, ignore encore les cas de rage. Le chien maigre de Galata n’a mordu personne jamais. Et le pourquoi ?

Il n’a ni muselière ni maître !


ESPION


Malgré les turbans, rares d’ailleurs autour des fez, malgré le yachmak discret des femmes, Constantinople, aux rues fangeuses, n’est pas l’Orient qu’on a songé.

C’est l’est de l’Europe et voilà tout.

Peut-être sera différente la Turquie d’Asie ? Certainement même, avec Damas et Jérusalem, bien qu’en ces nécropoles l’évocation se doive spécialiser.

Mais, sans doute, l’Orient n’éclate en sa chaude vision qu’aux rives baignées de l’Océan indien.

Avant de quitter Constantinople, j’ai voulu visiter le Bosphore et, bénévole touriste, tremper mes doigts dans la mer Noire.

Tel un large fleuve et, parfois, au brusque détour, tel un lac, un cirque bordé de luxuriantes collines, le Bosphore s’étend et se déroule.

Au passage, sous le soleil, les villages sont des joies dans de la verdure : Thérapia, Bujukderé, Kavaka.

Kavaka-Anatolie c’est, sur la côte d’Asie, avant l’extrémité du détroit, la dernière bourgade. Le choléra, qui frappe en ce moment Trébizonde, impose une quarantaine ici pour toute provenance de la mer Noire : dépasser Kavaka entraînerait au retour un stage au lazaret — le bateau ne va pas plus loin.

À terre, sur les routes, ou plutôt sur les sentiers dans la montagne, menant à la mer, un cordon sanitaire est établi, des soldats sont en faction.

Et c’est non seulement la quarantaine qu’il ne faut pas violer ; mais l’endroit particulièrement fortifié est un point stratégique que surveillent jalousement les Turcs.

Je voudrais pourtant bien passer…

Ce désir de fouler un instant, avant de faire demi-tour, les grèves de la mer Noire, est un enfantillage sans doute ; je l’ai tyranniquement. Et puisque les voies sont interceptées, sauf un ravin jugé non praticable, je prendrai le chemin des pluies d’orage.

La pente rude est corrodée, les arbustes rabougris sont d’incertains appuis ; je dégouline, m’accrochant aux branches, posant le pied sur des rocailles qui souvent, pour m’accompagner, se détachent trop courtoisement. Une demi heure d’une gymnastique aux alternatives rebondissantes, égratignantes et déchirantes ; j’éprouve, au bas du ravin, un positif soulagement.

Cette sensation agréable ne se prolonge pas beaucoup : un factionnaire est en face de moi, il m’interpelle, crie et croise la baïonnette.

À son appel, d’une cahute voisine dissimulée dans un taillis, d’autres soldats accourent.

C’est l’alerte d’un poste.

Je ne peux me faire comprendre.

On m’arrête.

À Constantinople, où je fus reconduit sous bonne escorte, on me fournit, quelques heures plus tard, d’inattendues explications : j’avais cherché à tromper la surveillance des hommes préposés à la garde d’une poudrière de Roumeli-forteresse.

Mon but ? l’espionnage !..

Espion ! Et espion russe, s’il vous plaît.

Je m’en réjouirais encore si ce n’était peut-être là l’origine de la mésaventure qui me donne pour écrire ces lignes les loisirs de la prison.

Après m’avoir avec persistance interrogé en russe, on essaya le français — tout s’éclaircit.

Mais on exigea des papiers.

Je prouvai jusqu’à l’évidence que le gouvernement de ma patrie était en termes tels avec moi qu’on ne le pouvait soupçonner de me confier des missions.

Cependant, l’incognito rompu, mon identité établie — l’attention du consul de France attirée sans doute, — je jugeai plus à propos de hâter le départ. Je pris le premier bateau faisant escale aux Échelles du Levant.

Mon intention était de joindre Jaffa ; de là m’enfonçant dans les terres, je visiterais la Palestine.

J’espérais d’autant mieux dépister les curiosités malveillantes en éveil que, tout en ayant ostensiblement retenu ma place pour Jaffa, je ne m’y rendais pas directement. En effet, le navire choisi relâchait à Mytilini, Smyrne, Chio, Rhodes, Chypre, Beyrouth, et correspondait avec d’autres paquebots sur lesquels mon billet restait valable tout un mois.

J’en profiterais, pour la plus grande joie de ma course éprise d’horizons mouvants.

À bord, à l’avant, le pont et l’entrepont étaient accaparés par des Turcs dont les smalas envahissantes s’étalaient sur des nattes, des tapis et des matelas étendus au petit bonheur pour affirmer aussitôt les prises de possession et le domaine de chacun derrière la frontière des coffres.

Le navire était littéralement bondé et d’un monde fébrile qui s’installait en un piaillement de couleurs et de voix.

Un très étroit passage subsistait pour la circulation, et encore y devait-on soigneusement éviter le croc-en-jambe des empêtrements.

Je cherchais une petite place où me caser afin de pouvoir y jeter ma couverture pour les nuits.

Ce n’était pas commode : l’ambiance semblait hostile au roumi. Et j’eus un succès bruyant quand je m’intercalai audacieusement dans l’étroit espace laissé libre entre un solennel rabbin à barbe tire-bouchonnante et trois Arméniennes jolies et effarouchées…

Elles furent lentes à s’apprivoiser.

Et, pour ne rien brusquer, d’abord j’évitai de les trop regarder.

À ma place conquise, debout, je fixai d’autres capricieuses : les vagues.

Au sortir de la mer de Marmara, Dardanelle se hérisse de forts et de canons comme, de l’autre côté de Constantinople, Kavaka, la vedette armée sur la mer Noire. On passe Tenédo. On touche Mytilini (jadis Lesbos) — devenue vertueuse en vieillissant — et c’est bien moins pittoresque.

À Smyrne, je suis resté quelques jours.

Mosquées et bazars, un diminutif de Stamboul, avec la particularité qu’ajoute, dans les rues aux larges dalles, la marche cadencée des chameaux.

En fait, la ville, aux maisons couvertes de tuiles rouges, ne vaut que par le vieux château qui la domine : le castel dei Genovesi, ruine superbe aux tourelles foudroyées.

Puis ce fut Chio, Samos, les îles, les groupes d’îles qui semblent entre elles correspondre par les grands bras des moulins aux voilures blanches.

Rhodes, ceint de ses murs crénelés ; la cité close et comme endormie derrière ses portes ogivales ; la rue des Chevaliers où les maisons aux gargouilles ouvragées de chimères portent, gravés sur leur façade, des écussons et des devises, des croix de Jérusalem et de Malte. Mais si l’Ordre a laissé des traces, l’histoire se change en légendes à propos du fameux Colosse : on en est encore à savoir où se posaient ses pieds d’airain.

À Chypre, les moines-guerriers ont légué peu de souvenirs, à moins de noter les vins grenats des Commanderies.

Nuls les échos du passé.

Plus de caractère local : les Anglais se sont implantés.

On rencontre des tuniques rouges, les routes s’appellent street ou road et je fus tiré de ma rêverie par la corne d’une bicyclette !

Un des matins suivants, le bateau stoppait devant Beyrouth.

Le soleil se levait étincelant de cuivre et d’or sur le Liban neigeux. Et quand je mis pied à terre, j’étais encore comme aveuglé. Mais l’œil bientôt reprenait existence à la lumière tamisée par les toiles tendues au large des rues. Plus loin, de la fraîcheur et de l’ombre sous les arcades de pierre dans les ruelles, une fraîcheur de cave et l’ombre humide verdie de mousses grimpantes sur les voûtes.

Cela c’est au quartier du vieux Beyrouth.

Il y a aussi la ville moderne dont rien n’est à dire, une place de sous-préfecture avec un kiosque à musique et la route s’allonge en un ruban poudreux vers Damas…

J’eus le déplaisir de devoir trop vite regagner le navire ; sinon il m’eût fallu attendre une semaine le passage du suivant paquebot : c’était toujours la question de piastres !

Comme espion je suis mal entretenu !

D’ailleurs, maintenant, plus j’approchais, plus vive je sentais l’impatience de débarquer à Jaffa et de pointer mes reconnaissances autour de Jérusalem.


MOI CONSUL


Jaffa !

Tandis qu’on jetait l’ancre une véritable flottille de barques robustes entoura le paquebot.

La flottille dansait au caprice de la mer houleuse.

Mais les barques évoluaient de manière à approcher le plus près possible des flancs du navire et les bateliers criaient, gesticulaient, s’évertuaient à attirer l’attention des passagers groupés à l’avant, de ces bons pèlerins pour Jérusalem qui, voyageurs inexpérimentés et peu calmes, traitaient déjà pour leur transport jusqu’à terre.

Puis les manœuvres d’ancrage terminées, lorsqu’on eut abaissé l’escalier d’abordage, ce fut, dans toute la violence du mot, un abordage : l’illusion d’une attaque de corsaires.

Les bateliers en bousculade se ruèrent à l’assaut sur le pont ; ces grands gaillards au teint hâlé, aux costumes clairs, aux jambes nues, se répandirent dans toutes les directions, s’emparant de force des bagages, accaparant les passagers, les saisissant par les habits, les entraînant, se les arrachant les uns aux autres. Et les invectives, et les promesses de prendre moins cher que le concurrent, et l’ahurissement des doux pèlerins, l’affolement.

J’ai vu un vénérable pope venu d’Odessa maintenant à bras le corps son jeune fils qui bon gré mal gré fut entraîné vers une des barques, tandis que sa femme était violemment portée dans une autre et que dans une troisième sa petite fille, congestionnée par la peur, poussait de déchirants appels…

Le commandant, tranquillement accoudé sur la dunette avec quelques privilégiés passagers de première, souriait, très amusé de la scène :

On déchargeait le pauvre monde.

Je m’étais jeté dans une barque maintenant pleine et que les bateliers âpres voulaient charger encore. Mais nous étions tellement secoués par les vagues qu’ils se décidèrent à filer.

Cinq rameurs, debout, voguaient en rythmant les coups des larges avirons sur une sorte de chant guttural qui devenait parfois sauvage comme un cri de détresse quand les lames plus grosses de plus haut nous jetaient aux précipices plus profonds.

Nous bondissions, ce pendant que le patron de la barque essayait de nous rançonner : sous prétexte du gros temps, il voulait faire payer double, et tout de suite. Il allait aux uns, aux autres, très agile. Un faux mouvement eût suffi pour nous faire chavirer tous. Quelques semaines auparavant, vingt-huit personnes s’étaient noyées là — de cette façon — sur la ceinture des récifs.

Jaffa s’annonçait plutôt inhospitalier.

Enfin l’on atteignit la côte escarpée.

Je m’élançai.

J’avais à peine mis pied à terre qu’une dizaine d’hommes m’entourèrent : des Turcs et des Levantins.

Ils me sommèrent de les suivre.

Où ça ? Je le verrais bien. J’hésitais. Ils m’empoignèrent.

Résister eut été puéril. Appeler la police turque ? mais elle était là approbative, prête à donner main forte.

Je marchais au milieu de l’escorte bizarre et nous allions en la pente roide des rues étroites vers la ville haute.

En somme, qu’avais-je à redouter ? Tout s’expliquerait. Une aventure de plus — et peut-être drôle.

Arrivé devant une grande bâtisse où flottait le drapeau français, on me dit :

— C’est ici, venez, c’est l’hôpital.

C’était l’hôpital, en effet. Une sœur évidemment prévenue me fit les honneurs du parloir ou se trouvaient déjà l’aumônier et un missionnaire dominicain coiffé du fez, noble comme un calife en les plis lourds de son costume blanc : « Bonjour ! » firent-ils, et j’attendis très intrigué dans le silence de cette mise en scène.

Un homme entra en coup de vent, une toque brodée d’or sur l’oreille, un fouet de chien dans la main droite :

— Moi consul arrêter vous.

Tout cela était fou. Quoi, ce demi sauvage qui gesticulait devant moi, ce grotesque représentait la France.

Notre consul ne parlait pas ma langue…

J’étais arrêté en petit nègre.

Et pourquoi donc étais-je arrêté ? Pourquoi me saisissait-on là — au seuil de Jérusalem ?

L’homme me l’expliqua dans un exotique charabia : il avait des instructions.

Les consuls des Échelles du Levant avaient tous l’ordre de s’emparer de moi.

Ma venue était annoncée.

À Port-Saïd, à Alexandrie ou aux provinces barbaresques ce me serait arrivé de même : on possédait mon signalement. On savait que j’étais condamné pour provocation au meurtre :

— Vous grand méchant, conclut-il.


BIEN FOL EST QUI S’Y FIE


Des individus pénétrèrent, armés, galonnés, bruyants.

Le parloir où le consul indigène me signifiait l’arrestation se transformait en poste de police.

Le missionnaire et l’aumônier restaient là, silencieux, gênés — à titre de témoins requis. Je les félicitai du rôle. L’hôpital — subventionné peut-être ? — se prêtait au guet-apens…

Des cavas et des drogmans, sorte de janissaires des consuls, en uniforme de parade, vinrent à moi pour me fouiller.

On me prit argent et papiers, lettres d’amis, notes de voyage ; on m’arracha ma sacoche et cela si brutalement que la patience un instant m’échappa : je repoussai d’une gifle un drogman.

La bagarre qui s’ensuivit fut cruelle pour mes habits, pour mon chapeau qu’on défonça ; j’y perdis aussi une pleine poignée de cheveux. À travers les jardins de l’hospice, les gens du consulat me traînèrent jusqu’à un pavillon où je fus enfermé dans une chambre solidement grillagée.

Le singulier diplomate au jargon joyeux vint me narguer derrière les barreaux : j’avais grand tort de n’être pas satisfait. La France est puissante en Orient. Tout ça était régulier. J’étais arrêté en vertu des bonnes Capitulations.

— Capitulations, rappelez-vous… un traité de la Sublime Porte avec le grand François Ier.

Je restai quinze jours dans ma cellule, gardé à vue. Ce local avait été choisi parce qu’on le jugeait plus sûr que la prison même.

J’étais flatteusement entouré d’un luxe de précautions.

Non loin de ma chambre les janissaires avaient monté leur tente et je les entendais jusqu’à très tard dans la nuit psalmodier leur chant monotone, et je voyais toujours l’un d’eux passant et passant devant ma fenêtre, armé d’un luisant cimeterre.

Parfois dans les allées du jardin, sous les palmiers, j’apercevais une cornette blanche vite disparue. On eût dit de grands oiseaux effarouchés par le regard.

Les journées étaient toutes les mêmes, longues et sans l’illusion de lendemains meilleurs. Mon sort apparaissait trop clairement. Un prochain navire m’emporterait sans plus de formes.

C’était une extradition.

Extradé pour délit de presse ! À cause de François Ier !!

Et c’était en perspective la mère-patrie qui me rouvrait ses bras — ses bras en portes de prison.


L’ÉVASION


Le courrier de France était annoncé pour le lendemain ; mais le temps était si mauvais que le bateau peut-être ne toucherait pas à Jaffa. Ce serait alors quinze autres jours sous la garde des janissaires.

La nuit vint sans calmer le vent qui sifflait en cassant les longues tiges des bananiers ainsi qu’en mer il devait briser des mâts.

Malgré l’ouragan, le Turc en faction continuait à faire les cent pas autour du pavillon — sabre au poing.

Et ce fut vers onze heures seulement que, par une pluie torrentielle, le factionnaire se réfugia sous latente où ses camarades vidaient pour la vingtième fois au moins la petite tasse de café épais…

Alors, doucement, avec une tringle prise au lit de fer, je démasquai dans la muraille un trou qui dut servir jadis à laisser passer le tuyau d’un poêle. Ce trou avait été sommairement bouché. Je l’agrandis. Quelquefois un gravat roulait sur le sol ; mais la pluie qui tombait sans discontinuer et claquait sur la toile de la tente, évidemment assourdissait mes gardiens.

Je ne me pressais pas, m’arrêtant même parfois pour allumer une cigarette.

Je me regardais m’évader.

Car c’est ainsi : le plus grand amusement de la vie reste celui qu’on s’offre à soi-même — pour ainsi dire en se dédoublant. Et je songeais à d’autres évasions sans prendre celle-ci trop au tragique. Curieux surtout.

J’avais baissé la lampe qui ne donnait plus qu’une lumière de veilleuse et maintenant, à grand coups plus hardis, j’attaquais la brèche.

La tringle de fer était tour à tour un levier ou un bélier qui frappait ferme.

Un énorme fracas se produisit : une chute de cuivre et de ferraille. J’étais pincé. Mais non : une brique en tombant dans la chambre contiguë avait chaviré toute une batterie de cuisine ; pourtant les hommes de la tente n’avaient pas bougé.

Je pouvais déjà aventurer la tête par l’ouverture obtenue.

La pièce voisine était une sorte de cuisine-réfectoire où les sœurs de l’hôpital devaient prendre leurs repas. Encore quelques efforts et le trou était assez grand pour me livrer passage.

Il était bien une heure du matin.

Cependant la porte du réfectoire était fermée à clef : je n’avais fait que changer de cellule !.. Heureusement une des fenêtres hautes n’était pas agrémentée de barreaux et je n’eus qu’un saut à faire sans bruit sur la terre détrempée du jardin.

Ah ! la première aspiration de grand air. Malgré les rafales de pluie, quelle sensation de joie. Et aussi quelle sorte d’étonnement dans le succès. Succès pas définitif du reste, car les murs de clôture étaient orgueilleusement élevés.

Je m’orientais mal dans l’obscurité rendue plus troublante encore peut-être par l’unique rayon pâle que projetait la lampe dont la flamme vacillait sous la tente.

Tâtonnant, trébuchant, m’arrêtant brusquement, immobile et comme pour me confondre avec les choses, puis reprenant la marche, j’arrivai près d’un hangar où se trouvait empilé du bois. J’escaladai les piles et, les bras levés, je touchai au sommet du mur.

Mes doigts s’ensanglantèrent à des tessons de bouteille ; je me haussai pourtant et bientôt j’étais allongé de toute ma taille, m’écorchant le corps et les jambes, sur l’étroite crête.

À cinq ou six mètres au dessous de moi la route passait…

Et je restais là sous l’averse, comme en un repos d’étape.

L’hôpital se désignait en une masse imposante plus sombre, je distinguais encore le pavillon que j’avais fui, et sous la tente j’apercevais là-bas les janissaires accroupis en des poses lasses.

Et c’était un spectacle étrange.

Puis de nouveau je regardai le large chemin discrètement silencieux. Cinq mètres ! Il le fallait. Et je me laissai aller, confiant, vers cette amie : la grand’route.

L’accueil fut rude : je boitais en me relevant. Mais cela se passa dès les premières enjambées.

J’étais libre.


JÉRUSALEM


J’errais à l’aventure par cette nuit d’orage.

J’allais très vite, croyant entendre parfois la course des janissaires à ma poursuite. Mais c’était le bruit du vent qui soufflait de la mer ou bien l’écho de mes pas dans la ville endormie.

J’explorais hâtivement Jaffa, fouillant l’ombre des maisons basses, dévalant par les raidillons des ruelles, martelant cette question : que faire ?

Peu à peu le temps s’éclaircit. La pluie cessa. Le jour pointait, blafard. Je me trouvais sur les rocs abrupts de la rive et je voyais au large deux navires : un paquebot français et un voilier au pavillon anglais. Le salut était là. Mais nul batelier sur la côte et déjà des cultivateurs indigènes se rendaient à leurs travaux. C’était le réveil plein de menaces.

Que faire ?

Un homme me parla et je ne compris pas ce qu’il me dit.

Tout à l’heure on me remarquerait, on me signalerait ; un Européen ne peut circuler en ces parages sans captiver l’attention. Du reste, à présent, sans doute, l’évasion était constatée. La chasse commençait.

Il fallait fuir et se presser.

Je remontai l’escarpement de la ville en amphithéâtre.

Cette fois je comptais gagner l’intérieur.

Je pourrais, à l’étape du soir, apercevoir Jérusalem et, sous ce ciel où l’étoile des Mages brilla, le hasard me guiderait peut-être vers quelque asile insoupçonné…

J’avançais.

Je n’espérais plus l’excursion facile au bord du Jourdain et sur ces rives de la Mer Morte où Sodome et Gomorrhe, sociétés avilies, subirent l’initiale propagande par le fait.

Au moins pénétrerais-je dans la Ville-Sainte ?

C’était vers là-bas que s’aimantaient mes efforts.

Tenacement j’avançais dans l’incertitude des chemins.

Et je concevais, par instant, l’anxiété piaffante des Hébreux si près — vainement — de la Terre Promise.


LE DRAPEAU


Au moment où j’atteignais les dernières habitations, où j’allais enfin m’engager dans la vaste plaine de sable fin, sur la route des caravanes, je croisai un groupe d’indigènes qui me dévisagèrent, l’œil méfiant.

Ils discutaient, et, à leurs signes, je m’en rendis compte, c’était bien de moi qu’ils parlaient. Quand ils furent à une trentaine de mètres en arrière, ils s’arrêtèrent brusquement.

Et je sentis, sans tourner la tête, leurs regards fixés sur moi.

Après un court conciliabule, les hommes rebroussèrent chemin. Ils me suivaient, la marche rapide.

Sur la façade d’une maison, un vieil écusson terni désignait le consulat anglais. La porte était entr’ouverte.

J’entrai d’un bond.

Il n’était que temps : les hommes venaient au pas de course.

La porte refermée, je me trouvai en présence d’un honnête sémite qui, malgré l’heure matinale, faisait, à grands coups de marteau, une rude besogne d’emballage.

Sa figure, ornée de lunettes, resta placide.

Je m’excusai.

Il m’introduisit dans une espèce de bureau encombré de caisses éventrées, de registres et de pacotille — vrai capharnaüm de trafiquant. Aux murailles blanchies à la chaux, parmi les tarifs et les pancartes piqués des mouches, un chromo hurlait la reine Victoria.

Mon hôte, le digne mercanti, était le féal consul de Sa Gracieuse Majesté.

Je fus amené à des confidences, sans enthousiasme.

Il hochait la tête, ne se prononçant pas.

Je continuai, expliquant que ce coin de territoire libre était le refuge indiqué. Il y allait de l’honneur britannique.

— Si seulement vous aviez de l’argent ? insinua-t-il doucereusement.

Mais puisque le collègue avait pris jusqu’à mes boutons de manchettes… Il n’y pouvait rien, redoutait les ennuis. Il y avait bien devant Jaffa, outre le paquebot français où ma place était réservée, il y avait un bateau anglais. Cependant ce n’était pas pratique. La question d’argent revenait.

Il se démenait, le geste évasif.

Et, tout en continuant à m’honorer de quelques vagues monosyllabes, il repassa dans le vestibule, rouvrit la porte d’entrée et se remit à clouer ses caisses.

Personne ne rôdait autour de la maison.

Bon signe.

Sous un déguisement, à la nuit tombante, il n’était pas impossible de gagner le navire anglais.

On s’arrangerait avec le capitaine.

Je savais maintenant que le voilier, venu pour un chargement d’oranges en destination de Glasgow, devait relâcher à Gibraltar.

L’Espagne souriait à ma promenade sans itinéraire.

En dépit de l’accueil plein de réserves, j’étais nettement décidé à attendre ici l’heure propice. La vilaine tête que faisait le marchand finissait par m’égayer. Mon parti était bien pris.

Je m’installai sur un colis dans le consulat inviolable.

J’étais fatigué, je m’endormis.

Il pouvait bien être huit heures lorsque de grands cris m’éveillèrent. Le consul avait disparu. La maison était envahie par une bande de Turcs à burnous.

Je reconnus deux de mes gardiens.

La bande semblait dirigée par un drogman du consulat de France qui, pour cette glorieuse expédition, avait arboré, sur son costume bleu soutaché d’or, une large cocarde tricolore.

Oh ! sur les rives lointaines, la vue des couleurs nationales !

Le blanc-bleu-rouge du drapeau ! L’émotion gagne, les yeux se mouillent. C’est le protecteur, le grand ami.

Comme une vision du foyer.

Civilisation, progrès, droit des gens. Fiers souvenirs. C’est l’étendard chevaleresque. Haut les cœurs !

Tournez l’orgue de Barbarie…

La ritournelle passe de mode. Les voyageurs trimballés par l’Agence Cook vont rester seuls à perpétuer l’espèce curieuse des bipèdes que le tricolore fait larmoyer. Au milieu des sites pittoresques, et comme plus près de la Nature, les sensitifs perçoivent mieux la banalité du Drapeau. Pour l’œil même c’est une contre-joie, au pays des décors magiques.

C’est une toile tapageuse dont l’esthétique est d’Épinal.

Et pour le cœur, parlons-en. Tous les coureurs de chemins, traqués à travers le monde parce qu’ils ont pensé trop haut, ne sont pas comme les chiens battus aimant le bâton. C’est à coups de hampe de la bannière symbolique qu’on les a frappés sans pitié — ils l’ont compris.

Et s’ils ne sifflent pas au Drapeau, c’est qu’ils dédaignent.

Civilisation, progrès, droit des gens ! On violait le refuge inviolable. L’individu à la cocarde sautait sur moi, l’insulte aux lèvres ; ses acolytes me saisissaient, me poussaient hors du consulat.

Je ne luttai plus, très écœuré, pensant : Tant pis !

Les Franco-Turcs triomphants me talonnaient, les poings dans le dos. Nous dégringolions en éboulade vers le rivage.

La foule grossissait derrière nous et, quand on s’arrêta près des barques, la population tout entière se pressait sur la côte étroite.

Les poignes nerveuses ne me lâchaient pas, tenaillaient la chair sous le vêtement. Dix hommes se cramponnaient superstitieusement à moi comme si, par quelque charme mystérieux, je pouvais encore m’échapper.

Puis vint le consul français, tout essoufflé.

Il approuva en connaisseur et me fit, de plus, entraver les jambes.

Qu’attendait-on pour en finir, pour m’embarquer et que tout fût dit ?

Le consul devint solennel.

On attendait quelque chose qui déjà aurait dû être là ; mais que l’on verrait au moins dans la barque pour le transport du fugitif — quelque chose d’indispensable.

Quelque chose d’officiel.

Ce quelque chose, je l’attendis trois quarts d’heure sous les huées d’une populace bigarrée. Ce quelque chose, on était allé le chercher très loin, à un autre bout de la ville, au consulat :

C’était le Drapeau.


POUR LES ASSASSINS


On m’avait jeté au fond de la barque.

Ligoté au point d’en respirer mal, les drogmans m’avaient encore attaché à la banquette. Un cavas, assis à l’arrière, maintenait le pavillon du consulat qui s’insurgeait au vent. Les vagues courtes, brusques, rétives, se bousculaient, se terrassaient en blancheur sur les récifs roux. Nous avancions, ballottés entre les brisants de la passe.

Je peux garantir qu’en tel cas on distingue sans plaisir l’écueil, on a de sottes appréhensions à se sentir ainsi ficelé.

Du reste, cette façon de voyager, entouré d’un peloton de cordes, a mille et un inconvénients dont le moindre est de faire… sur les autres, une détestable impression. Aussi, lorsqu’on me déposa comme un paquet peu fragile à bord du paquebot français, l’équipage me regarda de travers.

L’officier de quart me prit en consigne.

Avec une belle humeur toute militaire il me fit aussitôt délier, rendit à leurs propriétaires légitimes les liens qui m’entortillaient et me désignant à ses matelots, il se contenta d’un ordre :

— Fichez-moi donc ça aux fers.

L’appareil est gentiment simple : une barre munie de deux anneaux mobiles servant de bracelets aux pieds. La plus aimable position quand on porte de pareils bijoux est l’horizontale ; il est bon de s’étendre sur le dos, en évitant les mouvements qui vous écorchent à la cheville. Par le tangage et le roulis ce ne doit pas être commode.

Peut-être s’y habitue-t-on ?

C’était sur le pont, à l’avant, que je faisais mon apprentissage.

Cet antique tourment de la barre se trouvait agrémenté d’un autre genre de supplice singulièrement modernisé. Les passagers et les marins s’en venaient curieusement processionner autour de moi.

Ils me traitaient comme une bête au piège.

Ils m’inspectaient, me détaillaient. J’étais livré en pâture à leur perverse malice. C’était au moins le pilori.

Je plains les misérables assassins pincés aux cités d’outre-mer et pour qui ces tortures panachées sont de règle. Quel désespéré retour. Comme ils doivent être longs les jours sous les regards badauds, implacablement inquisiteurs. Combien lancinantes ces heures où l’on n’a pas la pitié de les laisser seuls un instant — seuls à leur accablement. Oh ! que ne les relègue-t-on à fond de cale, les malheureux ! Un cachot sombre, ce qu’on voudra ; mais pas l’angoisse des fers sur le pont. Pourquoi, pourquoi sauvagement aggraver le calvaire de la guillotine ?

Naturellement la mésaventure ne se grossissait pas tant pour moi : je ne revenais pas pour Deibler. Elle me touchait en cela surtout qu’elle m’apprenait des barbaries de plus en usage et contre lesquelles les voués-au-bourreau qui les subissent n’ont pas le loisir de réclamer. Peut-être n’est-il pas mauvais que, de temps en temps, ces barbaries frappent accidentellement quelqu’un les pouvant dénoncer.

J’ai gagné le droit de protester en faveur du bétail humain qu’on ramène, en le suppliciant, vers l’abattoir national.

Sans doute aussi faut-il se dire que les plus cruels incidents fournissent des sensations rares qu’il n’est pas fâcheux de goûter.

Chaque revers a sa médaille.

Et, d’ailleurs, ce que supportent de simples malfaiteurs, n’importe qui doit, à l’occasion, savoir le vivre.

Tout cela n’était au demeurant qu’une assez lourde plaisanterie.

Je m’étais redressé, assis sur le pont humide et glissant, et je tenais tête aux voyeurs.

Les mousses loustics n’étaient pas les plus acharnés.

Il y avait les touristes qui rôdaient, parlant bas entre eux, affectant le mépris et le dégoût. Un Anglais s’approcha coiffé du casque blanc à voile vert ; il donnait le bras à une milady qui souriait de ses dents longues à cette distraction pas — annoncée dans le programme.

— Scélérat, qu’avez-vous fait ? interrogea le gentleman.

Alors je scandai d’une voix grave :

— J’ai coupé une vieille femme en treize morceaux. Et ça m’a donné la migraine.


EN MER


Le navire français « La Gironde », des Messageries maritimes, où je me trouvais si peu confortablement installé, se rendait à Marseille, via Port Saïd et Alexandrie.

À mesure que nous avancions au large, le vent s’apaisait.

La journée fut calme, la soirée tiède — une de ces soirées qui réunissent tout le monde sur le pont.

La présence de l’homme enchaîné sur le gaillard d’avant avait été commentée jusqu’à la table des premières. On avait sans doute répété mon nom. Et, après le dîner, un monsieur d’une cinquantaine d’années, très élégant, avec une barbe en fleuve, vint me visiter, fort en colère :

— Je sais qui vous êtes ! s’écria-t-il.

Il s’animait, gesticulait, ameutait les passagers, disant que j’étais une sorte d’anarchiste et que le mieux serait de me jeter par-dessus bord :

— À l’eau, l’anarchiste !

Dans sa comique exaltation de bourgeois féroce, il m’agonissait de sottises et en un si grand renfort d’épithètes cocasses que je ripostais par éclats de rire.

Ce n’était certes pas le moment de développer l’idée qui m’est chère et que le vocable d’anarchie n’explique que par à peu près.

Mon attitude portait à son comble la rage du vieux monsieur. Il fallut que ses amis se décidassent à l’entraîner de force, dans la crainte de quelque coup de sang.

Le lendemain, comme on touchait à Port-Saïd, cet énergumène distingué descendit avec d’autres bagages.

Et le capitaine, ayant appris sa ridicule équipée, s’en montra si peu satisfait qu’il me fit enlever les fers… Il s’étonnait qu’on provoquât l’individu sans défense.

N’est-ce pourtant pas l’éternelle histoire ?

Un naïf, un brave homme, ce capitaine, rude et bon enfant, ayant dix années de sa vie navigué dans les mers de Chine. Il me donna une cabine, m’octroya la permission de me promener à ma guise et s’étant avisé que mon chapeau — lacéré par les janissaires — était plutôt excentrique, il poussa la courtoisie jusqu’à m’offrir un feutre n’ayant pas trop fait campagne.

J’ai conservé ce feutre gris — le chapeau du bon capitaine !

La belle traversée de dix jours sur ce grand lac, sous le ciel bleu. J’oubliais, des heures durant, des lambeaux de nuits étoilées, que je voguais vers les geôles. Alexandrie, jeune toujours, à l’avant-garde des Pyramides, la Crète violâtre à l’horizon, le panorama changeant de la mer, les joies renaissantes des libres courses…

Il allait falloir y renoncer.

Au pied des monts de la Calabre, dans une vision de nature sauvage, je perçus plus âprement l’ironie de ma situation.

Le soir, dans le détroit de Messine où l’Etna s’endort en ronflant, nous longions le littoral italien. Les barques de pêcheurs avoisinaient le navire. On distinguait dans leurs villages les paysans retour des champs. Un désir exaspéré me mordit à sentir si proche la côte, une envie de plonger vers la rive, vers la liberté — et de la reconquérir à la nage.

Mais trop de gens veillaient à bord, penchés sur les bastingages, attentifs au point de vue et la nuit ne se faisait pas sombre.

Avais-je aussi les scrupules du prisonnier sur parole ?

Peut-être.

Tant de préjugés qui n’embarrassent plus notre esprit, paralysent encore nos actions.

On hésite.

Ce qui s’appelait point d’honneur est transposé cas de conscience.

Pour éviter le moindre ennui à l’exceptionnel geôlier qui fut bon homme, on abandonne sans se débattre le seul bien qui vaille d’exister.

Les vaincus ont de la monnaie pour les derniers marchés de dupes.

L’heure passait. Il n’était plus possible de rien tenter.

La côte agreste s’effaçait.

Nous sortions du détroit s’ouvrant sinistre entre les rocs de Charybde et de Scylla.

Bientôt, cependant, la Méditerranée reprenait son aspect d’endormeuse jolie. Jours et nuits dont le charme est berceur. On doubla l’île de Sardaigne. Et, par une matinée claire, devant nous, surgit Marseille.

Lorsque le navire eut mouillé au ras des quais de la Joliette, deux personnages en redingote s’engagèrent sur la passerelle et firent appeler le capitaine qui, sans tarder, me les présenta.

Le premier, agent du ministère de l’intérieur, était chargé de me dire que mon arrestation à Jaffa n’était pas tenue pour légale.

En conséquence, on me relâchait.

L’autre, au service de la justice, ajouta tout simplement :

— Oui, mais puisque vous voilà, j’ai le devoir de vous arrêter.


BREBIS GALEUSE


Dans la grande cour où l’on me conduisit, il y avait une quarantaine d’hommes marchant de long en large ou accroupis par petits groupes en des places que favorisait le soleil.

Un gardien, l’œil inquisiteur, égrenait le chapelet bruyant d’un trousseau de clefs.

Ma venue fit une certaine sensation : on entoura le nouveau. Ce fut une avalanche de questions. Combien de temps à tirer ? Qu’avez-vous fait ? Escroquerie ou chantage ? Un petit travail au surin ?

On parle de viol aussi.

Les détenus exigeaient mes titres. Étais-je de la pègre ou bien opérais-je à la dure ? Et je répondis :

— Ça dépend…

Cette sage réplique me valut l’approbation d’un vieux cheval de retour qui se constitua mon copain. Il m’entraîna loin des autres et me dit :

— Mon vieux, méfie-toi !

— Comment ?

— Oui, si tu as quelque chose dans tes poches : ton pain, ou bien du tabac ? on te le chopera. Tu ferais mieux de me le confier. Entre hommes du monde on se comprend. J’étais notaire il y a douze ans…

— Ah !

— Et puis je vois bien, ajouta-t-il en changeant de ton, mon cher Monsieur, mon très cher Monsieur, je vois bien que nous nous entendrons. Ces gens ne sont pas de notre société. Ce sont des vauriens. Moi, je vous raconterai mon affaire. Je suis innocent.

Et le bonhomme entreprit de me détailler ses malheurs.

C’était un petit vieillard à l’œil malin, à la parole sautillante, au geste de dévaliseur, un curieux type de professionnel.

Il devait avoir eu des aventures peu banales. C’était un artiste en son genre et j’aimais à me l’imaginer dans de pittoresques « estampages. »

Mais lui ne songeait qu’à se disculper. À l’entendre, c’était un honnête petit bourgeois contre lequel de méchants ennemis s’acharnaient. Il avait toujours respecté la loi :

— Ça c’est sacré, mon cher Monsieur.

À plaisir il gâtait son allure, reniait sa vie. Le vieux flibustier devenait un voleur honteux.

Je commençais à le mépriser.

Une sorte d’athlète à mine farouche nous rejoignit :

— Celui-là, c’est un ami, fit mon compagnon, le pauvre n’a pas de chance non plus.

— Oh ! Monsieur, si vous saviez, proféra-t-il, c’est inique ! Mon patron s’est jeté sur le couteau — un couteau que j’avais par hasard — il s’est fait mal ; est-ce ma faute ? Eh bien ! ils m’ont condamné. Six mois. C’est inique ! Mais j’ai mon honneur quand même. Je ne suis pas avec la fripouille. Je n’attaque pas les patrons, moi, Monsieur.

D’autres détenus vinrent à nous ; nous marchions lentement autour du préau, un peu serrés les uns aux autres et c’était une promenade qui m’énervait de toutes façons. La plupart de ces hommes se posaient en victimes sans rancune.

D’instinct ils s’inclinaient devant l’Autorité, la Propriété, la Loi.

Tous ces parias baissaient la tête.

Ceux mêmes qui avouaient un vol — le vol d’une paire de chaussures ou d’un gigot à l’étalage, alors qu’ils étaient l’estomac vide et les pieds nus — ceux-là même cherchaient des excuses.

On disait presque du bien de la police. Et comme seul un gavroche arrêté, je crois, pour vagabondage, s’écriait : « Ah ! non, soupé des roussins ! » ce fut un honnête pickpocket qui, à l’approbation de tous, répliqua péremptoirement :

— Mais enfin, il en faut, des gendarmes !

Alors, devant ces poses humiliées, laides, je ne cachai plus mon dégoût : était-ce parce qu’ils me prenaient pour un « Monsieur », peut-être un faiseur en faillite louche, pour un homme à principes cependant, était-ce pour ça qu’ils jouaient les saintes nitouches ?

Eh bien, là, vrai, c’était raté.

Et je leur expliquai très vite que l’honnêteté c’est seulement d’être en franchise avec soi-même, qu’il faut revendiquer ses actes. Que si l’on sent qu’on n’a pas agi en imbécile ou en fou, mais consciemment, on doit fièrement proclamer :

— J’ai fait ceci pour cette raison et pour cette raison encore, parce que j’avais besoin et que nul ne me tendait la main, parce que j’étais exploité et que mon exploiteur me narguait.

J’ai fait ceci et j’ai bien fait.

Voilà l’honneur.

Le gardien s’était rapproché et déjà m’apostrophait :

— Eh là ! le grand qui pérorez, n’excitez pas vos camarades. Voulez-vous vous taire ?.. Qu’est-ce que vous avez à me toiser ?.. Venez avec moi chez le directeur.

Je le suivis chez le gardien-chef et l’affaire fut lestement réglée.

— Comment, dit le chef sévèrement, il y a là des malheureux qui ont eu des torts sans doute — un mauvais coup est si vite fait ; mais ils ne sont pas tous gangrenés, les gaillards. Il y a de la ressource avec eux… et vous me les pervertissez… Allez ! en cellule !

Et voilà comme le criminel écrivain que je suis fut séparé des « droit commun ».


LA DERNIÈRE HÔTELLERIE


Après un mois passé dans la prison marseillaise, deux argousins nouveau-modèle, bottines vernies, chapeaux haut de forme, m’escortèrent jusqu’à Paris.

C’était pour eux une aubaine. L’occasion de passer un jour ou deux sur nos boulevards — petites Cannebières !

Le plaisir qu’ils comptaient prendre les rendait d’humeur joviale.

Ils m’avaient presque de la reconnaissance : si je les avais écoutés, au buffet de Lyon, j’aurais dîné avec eux.

On se sépara au Dépôt.

Et trois jours après j’entrais à Sainte-Pélagie.

Une dizaine de détenus politiques vivaient, en assez mauvaise intelligence d’ailleurs, au Pavillon des Princes.

Je fus le onzième.

Pour avertir qu’une lettre était arrivée ou qu’un visiteur se présentait, le timbre qui sonnait une fois quand c’était pour notre doyen, résonnait pour moi onze fois !

Mais bientôt, quelques-uns finissant leur temps, on ne donna plus que dix coups, plus que neuf. Il y eut des grâces et un même jour tout un lot de libérations conditionnelles. Deux coups désignèrent mon grade. Puis le doyen me céda sa place et sa chambre aux plus grandes fenêtres, je fus l’ancien — le coup unique ! — et pour longtemps.

Que j’en ai vu partir, hélas ! de détenus.

Ceux même que j’avais vus arriver, tôt placés, courtes peines — plaisanteries ! L’une macabre cependant et sinistre : le jeu de balles que l’on joua avec ce pauvre Gardrat dont l’agonie fut trimbalée de Pélagie à la Santé et de la Santé à Pélagie.

Trente ans, licencié ès-lettres, Gardrat avait accepté de crânerie une gérance à l’heure où les gérants se faisaient rares, au moment même des initiales poursuites qui nous inculpèrent d’association de malfaiteurs.

La condamnation ne tarda point.

Réfugié à Londres, il en était revenu chassé par la misère, qui lui valut ses premières quintes de toux aux froides nuits sur les bancs d’Hyde-Park.

Arrêté à Paris, l’humidité des cellules de la Conciergerie continua l’œuvre. Et ce fut l’administration pénitentiaire qui l’acheva.

À Sainte-Pélagie, le malheureux garçon faisait peine à voir : il se traînait si désespérément chétif dans ce grand escalier sévère de l’ancien couvent ; il descendait cherchant à respirer, luttant, secoué par des crises qui l’arrêtaient aux paliers, le col tendu, la bouche ouverte grande ; c’était de l’air, de l’air qu’il appelait, vaguement espérant reprendre haleine tout à l’heure dans la triste cour sans soleil…

Combien de fois l’avons-nous remonté, dans nos bras, ce pauvre corps, oh ! si douloureusement léger.

Le médecin de la prison, las de ses visites quotidiennes, fit transporter Gardrat à l’infirmerie de la Santé où le régime disciplinaire est tel qu’on l’empêcha plusieurs jours de me faire parvenir de ses nouvelles. Ses réclamations du reste causèrent son renvoi à Sainte-Pélagie.

Il y revint crachant sa vie.

On était en juin. Le. 14 juillet l’administration voulut bien se souvenir de Gardrat.

En ce jour de fête nationale, de nouveau on l’expédia à la Santé !

Un fait poignant se passa.

On profita pour l’enlever d’une heure matinale où nous étions encore couchés : ce fut dans le panier-à-salade, je ne dis pas qu’il monta — il ne le pouvait plus — mais qu’on le hissa moribond.

Un peu plus tard nous apprenions qu’on avait déchiqueté son corps, son pitoyable corps de martyr, sur une table d’autopsie.

Voilà ce qui est, et la mort guetteuse de jeunes hommes.

Par deux fois, en moins d’un an, elle fut l’hôte de la prison.

Un autre détenu, Jean Lécuyer, dont l’odyssée fut à peu près la même que celle de Gardrat, vécut ses avant-derniers jours au « Grand Tombeau », la cellule sombre.

Quand la fin fut tout à fait proche, on rendit à Lécuyer une ironique liberté : celle d’aller mourir à l’hôpital. Ainsi que le disait au malade même et de sa voix la plus engageante l’un des médecins administratifs :

— Vous ne sauriez croire combien un décès ici crée d’ennuis. Ça n’en finit plus : constatations, paperasses, commentaires désobligeants. À l’hôpital, au contraire, ça va tout seul…

Ça va même très vite ! Jean Lécuyer ne passa pas la quinzaine.

Nous paraissons loin des temps légendaires où l’on riait à Pélagie.

Même quand rien de tragique n’advient, c’est l’enlisement morne de batailleurs peu préparés pour le cloître. Tous ces prisonniers dont le délit coutumier est de trop aimer la liberté piaffent d’impatience dans l’inaction forcée de la prison hybride où pénètrent, excitants, les échos du dehors.

L’instinct de lutte comprimé, rapetissé, aiguise les aspérités de caractère, fait les querelles vaines et les puériles malveillances.

Non, Sainte-Pélagie n’est pas l’académie fraternelle d’une frondeuse philosophie, quelque chose comme la villa Médicis des mécontents. Je me la rappelle, à Rome, la Villa où j’ai passé de fréquentes heures en l’atelier de bons amis :

— C’est notre Sainte-Pélagie, à nous, disaient-ils.

Ils se trompaient. Ici plus encore que là-bas on perd le bel entrain au travail. L’analogie n’existe peut-être que par les côtés les moins séduisants :

Sainte-Pélagie c’est la maison potinière de Pot-bouille !

Je ne détaillerai pas le terre à terre d’une existence banale où parfois, pour ne pas causer, on joue au rams tout un jour… les heures du parloir avec un gardien dans le coin de la salle, et, le soir, quand neuf heures sonnent, l’arrivée du porte-clefs qui fait grincer le verrou monumental de nos chambres.

Et que dire des lettres soumises au visa et du paraphe directorial, sanguine en zigzag dont les journaux sont honorés après examen — le Temps lui-même !

En cachette quelques paroles échangées avec les détenus de droit commun, les « auxiliaires » qui balaient nos escaliers.

J’apprends de laides histoires et comment les gardiens, plutôt polis avec nous, sont de l’autre côté cruels.

Tous les jours des vingtaines d’hommes au pain sec ; l’hiver, il n’y a pas de calorifère et les cachots humides sévissent.

On en sort perclus, rhumatisant, poitrinaire.

Dans les ateliers c’est un trafic éhonté : depuis cinq heures et demie du matin jusqu’à sept heures et demie du soir, pas d’arrêt ! si ce n’est une heure comprenant les deux repas, les bouillons maigres.

Et que gagnent-ils, les plus habiles ?

Soixante centimes — dont trente pour l’administration.

Beaucoup d’autres n’arrivent qu’à deux ou trois sous.

Il est vrai que les bourses par exemple — on leur apprend à faire des porte-monnaies ! — ces bourses d’acier qui coûtent couramment 1 franc 45 sont payées au détenu douze centimes !

Et les dettiers !

Car si Clichy n’existe plus, c’est pire. La moindre amende entraîne la contrainte par corps, de sorte que des gens qui n’ont pas même été condamnés à la prison sont livrés au régime des maisons centrales.

Ce sont les dettiers dont à certaines heures on entend les pas, sabots de bois résonnant en cadence sur le pavé de la cour. On appelle ça « le cervelas ». Ils marchent en file, au commandement : gauche, droite, gauche !

Telle est la moderne façon d’expier le crime de pauvreté…

Comment s’étendre sur les petites vexations que nous subissons nous-même dans cette prison qui n’est en somme pour nous qu’une sorte d’hôtellerie mal tenue par un patron grincheux, alors que des annexes monte la plainte étouffée, douloureuse.

C’est cette plainte qu’il faut faire entendre.

Il faut qu’on voie la moralité du régime à l’évidence des faits. Un détenu (S., no 986) vient de faire un an de prison.

En un an il a eu quatre jours de cachot pour avoir causé à l’atelier.

Un mois avant sa libération, il demande au directeur l’autorisation de laisser pousser sa barbe pour ne pas porter en sortant la glabre dénonciation de son séjour en prison.

Refus parce qu’il a été puni.

Ces refus sont journaliers.

Des hommes sont ainsi matériellement empêchés de revenir au travail. Ils s’en vont comme avec la marque. Ils n’osent pas se présenter ou sont mal reçus. Et alors ?…

Un autre détenu ayant eu un jour de pain sec en six mois (première condamnation) n’est pas autorisé lui non plus. On méditera la réponse que lui fit le Ramollot de la prison :

— Une autre fois, quand vous reviendrez, vous tâcherez d’avoir une meilleure conduite.

Triste époque où plus rien n’émeut, où la masse est inerte, où les écrivains n’osent pas.

L’acceptation résignée ternit Paris.

De la « Grande Sibérie », la dernière cellule en haut d’où la vue s’étend sur la ville, je songe, la tête contre les barreaux, et les maisons dans le demi-deuil de leurs façades grises sont mornes. L’avachissement qui remplace l’indiscipline superbe d’un peuple me fait voir comme une cité en léthargie :

Qui sonnera le réveil ?

Paris semble une nécropole. Ou, plus implacablement, une géôle. Et dans le mirage lucide d’un regard, à l’horizon, toutes les fenêtres ont les barreaux de ma fenêtre…

Et là-bas, par dessus l’hôpital de la Pitié, au delà de Mazas, à droite et en arrière de la Colonne de Juillet où le génie de la Liberté semble éternellement enchaîné à l’énorme boulet — dans le lointain, une colline de verdure sombre : le Père Lachaise.

Le monument du fusilleur Thiers jette une note crue comme un appel près de la concession de Casimir Périer.

Puis, c’est au sommet de la butte la cheminée du four crématoire. Ce matin, sous le vent qui fait rage, voici que tournoie une fumée légère. À cette heure, c’est notre codétenu Lécuyer dont le corps brûle.

La petite fumée blanche tournoie, s’élève et se dissipe…


V

DES DEUX CÔTÉS



À TRAVERS LES BARREAUX


Au parloir, les visiteurs de la première heure se font rares. C’est amusant de venir une fois voir la prison, comme on dut aller sans doute en excursion à la Bastille reconstituée. Une fois, pas deux.

Et puis Sainte-Pélagie est si loin…

Parfois je me demande, sans inquiétude d’ailleurs, si quelque bruit fâcheux circule sur mon compte, si l’on n’a pas découvert quelque action brigande à mon passif, et si le silence des commensaux de jadis provient d’une honnête réserve.

Même pas cela.

Un an et demi, c’est long. C’est une mort. Et l’on ne va plus au cimetière.

On en sortira cependant, assez vivant.

Et sans amertume contre les défaillances de la camaraderie. C’est un service rendu. Quelquefois au boulevard, au hasard des rencontres, aux banalités échangées, presque on s’imaginerait qu’on ne marche pas seul. Elle est salutaire la petite atteinte d’amour-propre qui vous révèle, en prison, qu’on est si vite oublié. C’est bien. On n’en sera que plus fort.

L’isolement répète ceci : nous n’existons que par nous-mêmes.

Par ces temps de bon-garçonnisme aveulissant, moins on tient de relations dans la gent-de-lettres, mieux cela vaut. Les simagrées confraternelles et franc-maçonnes sont autant de liens.

Brisons-les !

Pour parler clair et sans retenue : connaître le moins de gens possible ! On se sent plus léger, plus sûr.

Au long des mois j’ai tamisé les camarades.

Certaines fidélités éprouvées suffisent. Des amis restent. Et je n’ignore pas combien prenante est la vie, et difficile, combien accapareuse. Ajouterais-je que les dernières chasses aux « malfaiteurs » ont parmi ceux que j’aime mis des meilleurs à Mazas ?

C’est ceux-là que je regrette le plus.

Je supporte mieux la détention que ceux qui me connaissent l’auraient pu croire.

Ma passion pour la liberté raisonne : suis-je, ici, sensiblement moins libre que dans la vie, en ce pays où défense est faite de dire haut sa pensée ? Je réfléchis. Je travaille un peu. Et dans ma cellule où je m’isole suis-je plus mal, suis-je plus blessé qu’au milieu de la foule inconsciente des 14 juillet et des fêtes russes ?

De l’autre côté des barreaux c’est aussi comme la prison.

Un mépris montant pour la vanité de ce qu’on appelle, aujourd’hui, la liberté du citoyen, laisse moins de regrets à entendre sur soi fermer les verrous républicains. Cela n’est que la matérialisation d’un esclavage que peut-être plus intensivement encore on ressent au spectacle dévoilé qu’impose la vie hors des geôles.

L’indépendance n’est plus que par l’esprit : cette indépendance-là, on la garde, malgré le geôlier.

Pour la plupart des hommes, dans l’engrenage social, la liberté n’est qu’un mot sans objet.

On ne respire pas largement : on végète.

On peine, on mange mal et moins encore on pense.

La vie bête ! toujours, partout, étroite, mesquine, laide. À ma fenêtre donnant obliquement sur la rue, j’ai, sur tout un pâté de maisons, la vue indiscrète du Diable boiteux.

Comme tout le monde paraît s’ennuyer, peu vivre.

Même ce petit ménage qui tous les soirs, à huit heures, rentre pour dîner, la table bien mise devant les deux géraniums de la croisée.

La nappe est blanche.

Des habitudes posent le pain, le beurrier, la salière à des places toujours les mêmes, le litre de vin sur la petite soucoupe de bois.

Ils sont méticuleux, soucieux aussi, ombrageux, un pli au front ; le mari, employé de commerce sans doute, n’arrivant pas à secouer l’engourdissement de sa journée vide ; la femme travaillant douze heures dans un magasin.

Comme au travail, devant le couvert bien mis, ils sont à l’heure précise.

La ponctualité pesée, silencieuse et comme machinale de leur existence leur donne je ne sais quel air automatique parmi l’ordonnance familière des objets.

L’autre soir cependant ils étaient plus animés, quelque chose semblait dérangé dans leur coutumière harmonie, sans qu’ils comprissent au juste quoi.

Leurs gestes étaient impatients, les regards chercheurs.

L’homme s’aperçut le premier :

Sous le litre de vin la petite soucoupe manquait.

On se disputa deux heures…

Et je m’imagine maintenant le commis passant sa journée aux fastidieuses besognes derrière le grillage d’un guichet :

Je suis plus libre derrière mes barreaux !

Par le dégoût, on arriverait à l’impassibilité sereine, si des haines vivaces ne se réveillaient à la lecture des journaux domestiqués qui viennent, quotidiennement, avec les bas commentaires des plumitifs rapporter quelque nouvelle vilenie, dénis de justice, abus de pouvoir, insultes aux vaincus du sort et des révoltes.

De près on voudrait voir, il ferait bon montrer les laquais et les maîtres, la véritable association dation de malfaiteurs : chèques, chroniques et fonds secrets…

On souffre du silence forcé.

On se rattrapera des jours muets.

Voici que passent les mois et les mois. J’ai bien fait de ne pas signer une demande en grâce ainsi qu’on me le proposa, m’assurant bon accueil.

Il n’y avait alors qu’une sorte de piège : je suis un des rares, en effet, à ne pas bénéficier, à moitié de la peine, de cette libération conditionnelle qui pour ainsi dire est de droit.

Après tant d’autres un de nos camarades vient encore de s’en aller par application de cette loi et nous ne sommes plus que deux dans le grand bâtiment où l’on déambule fantômal…

Je ne me plains pas : mon second article poursuivi, sensiblement moins anodin que le premier, ne me valut, quand je repassai en cour d’assises, retour de Jaffa, que six mois de supplément dont au reste remise me fut faite en raison sans doute du scandale provoqué par mon arrestation extra-égale. Il ne s’agit bien que de dix-huit mois, à leur déclin aujourd’hui.

J’en vois gaîment venir la fin…

Une surprise sera pour mes derniers visiteurs fidèles.

Ils vont trouver du changement au parloir, la grande pièce nue où quatre chaises éparses représentaient le confort. C’est presque un salon maintenant — et quel style !

J’attends un cri d’étonnement joyeux.

Le cri ne manque pas. À la vue de la vaste table en vieux chêne, des larges bancs à dossier, bancs d’atelier ou de cloître, les amis qui viennent me voir cette après-midi, d’anciens collabos à moi, s’exclament et acclament : ils ont reconnu… le mobilier du journal !

Ils retrouvent, à Sainte-Pélagie, notre salle de rédaction.

Alors on va s’asseoir autour de la table que perquisitionna tant de fois le policier Clément, chercheur de dynamite dans des étuis à plumes. La bonne vieille table suspecte ! la bonne amie, quel destin ! mais quelle belle tenue aussi, sévère, luisante et bien cirée, au centre du parloir, sous l’œil respectueux du gardien.

Il a bien fallu, par suite de congé, déménager de notre sous-sol de la rue Bochard de Saron qui, depuis l’éclipse forcée du journal, ne servait plus que de dortoir aux compagnons sans domicile : le propriétaire n’a pas voulu renouveler le bail.

C’était son droit et, à Sainte-Pélagie, de par la tradition, c’était le mien de recevoir pour ma cellule quelques fournitures de bureau.

Drumont avait meublé sa chambre : on me laissa même latitude.

Seulement, comme la table géante et les bancs de forte taille ne pouvaient passer par ma porte, ils sont restés au parloir, et voilà… Nous sommes chez nous.

Piquant retour. Pour un peu mes amis diraient : Nous couchons sur nos positions !

N’est-ce pas les honneurs de la guerre ?

Soyons modestes. Et l’on se rappelle le temps où l’orgue — vendu, hélas ! dans la débâcle — résonnait sous les voûtes de notre cave, quand il ne manquait plus de copie.

Ne serait le gardien dans son coin, on oublierait la prison.

L’Endehors est dans ses meubles !


FAUSSE SORTIE


Les coïncidences s’expriment malicieusement :

Ainsi je fus arrêté fort loin, le 1er  janvier 93, le jour même où, à Venise, sous l’œil bienveillant de l’agent Dupas, l’impénitent Arton faisait des agaceries aux pigeons de la place Saint-Marc. J’étais relâché le 1er  juillet 94, le jour de l’enterrement de M. Carnot. De telle sorte que ce jour de deuil national et d’officiel larmoiement s’annonçait pour moi comme heureuse journée.

J’en ai honte.

Et ce devenait justice, s’il était un nuage à ma joie.

Le nuage ne tarda pas, lourd et sale ; il était représenté par un groupe de policiers faisant le guet devant la porte de Sainte-Pélagie et s’avançant comme nuée d’orage dès que je mis le pied sur le trottoir.

Arrêter quelqu’un qui vient de passer dix-huit mois sous l’égide de l’administration, c’est déconcertant d’abord ; mais accuser de plus ce quelqu’un de faire partie d’une association de malfaiteurs, cela semble prendre du sérieux et de la vraisemblance, alors qu’en prison l’on se souvient avoir dû entretenir des relations avec le directeur de l’établissement.

Puisqu’on m’arrêtait à sa porte et avant même que j’eusse tiré l’huis, je n’avais qu’une chose à faire :

Un pas en arrière.

Je le fis. Et me réfugiai chez mon complice.

Le gardien portier-consigne, qui ne s’opposa pas violemment à ma rentrée, fut sans doute plus tard assez vertement tancé.

Le fait est que la situation devenait bizarre :

Un prisonnier libéré dont l’écrou a été levé, dont le nom est biffé des registres, dont le départ a eu lieu et qui cependant se trouve encore là, récalcitrant comme un locataire décidé à ne point se laisser déloger.

Je réintégrai ma chambre, brûlai au plus vite certains papiers qui compromettaient ma valise, et j’attendis…

Ce ne fut pas long.

Huit soldats du poste, leur sous-officier, le gardien-chef et deux porte-clefs — force imposante, vinrent me sommer de déguerpir.

De bonne grâce je cédai à ces recors en uniforme, à ces gentils soldats de France, qui ne comprenaient guère ce qui se passait et se dandinaient hébétement avec des yeux étonnés vers la flamme qui, dans la cheminée, consumait les derniers feuillets.

À la porte, sans impatience, les policiers guettaient toujours.

Je changeai d’escorte et nous allâmes au poste de police le plus voisin, à celui de la rue Cuvier, à l’angle de l’une des entrées du Jardin des Plantes.

Le brigadier de service, un vieux à l’œil soupçonneux, ne vit pas sans inquiétude que je portais une cravate flottante : pour éviter la responsabilité d’un suicide par la lavallière, il confisqua la cravate.

Mon entrée au violon se fit ainsi dans une tenue incorrecte.

Il est vrai que, dans le réduit noir et puant où l’on me poussa, la chose ne fut pas remarquée, attendu que j’eus pour compagnons trois ivrognes uniquement occupés à inonder les alentours en des hoquets éclaboussants.

Plus tard on amena aussi une connaissance à moi, le père Lapurge, célèbre au quartier latin pour des chansons pas banales où le mot dynamite éclate au refrain.

C’est un maçon, le père Lapurge, chauve, replet, la figure rose et placide.

Et si tranquille et si doux.

L’on dirait un petit commerçant du Marais — il terrorise les parages du Panthéon.

Je lui demandais déjà de me chanter l’une de ses romances au picrate, lorsqu’un sergent de ville vint me chercher.

Le commissaire de police voulait me voir.

— Eh bien ! vous n’en sortirez donc pas, fit-il rondement, et le violon de la rue Cuvier ne vaut pas Sainte-Pélagie. Ah ! pour ça, non. Ça sent mauvais. Voyons, voulez-vous rester dans le poste ? Ce n’est pas à tout le monde qu’on fait de ces faveurs-là. Mais pas de blagues. J’ai votre parole, hein ?

— Quelle question, Monsieur le commissaire ! Vous savez qui je suis…

— Mais oui, mais oui ; autrefois j’ai écrit aussi dans les journaux. Je connais ça.

Et, très supérieur, compréhensif, avec un geste protecteur, cet ami de la presse s’éloigna.

Assis sur le banc de bois, près du bureau, j’attendis des heures, écoutant les agents revenant tour à tour donner des renseignements sur les funérailles :

— Ah là là, ce qu’il y en a, des insolations. J’ai conduit trois types à la Pitié.

— Mon vieux, il fallait voir le défilé des pompiers de Chatou. Épatant !

— Il y a trois chars pleins de fleurs. Ce que c’est chic.

— Toutes les rues sont interceptées, le panier à salade ne viendra pas avant ce soir.

— Quels sont donc les gens du cortège, en béret et en culotte ?

— Pour ça, je l’ignore. Il y en a de toutes les façons. Il y en a avec des chapeaux à plumes, des bottes et de grands manteaux. Il y en a d’autres en costume de chasse ; seulement, voilà : ils n’ont pas de trompes.

— Tu n’as rien vu si tu n’as pas remarqué les bonshommes en bicorne et en habit jaune.

— Qu’est-ce qu’ils représentent, ceux-là ?

— C’est la délégation des maris ! tonna le brigadier avec un coup de poing sur la table.

Ce furent des rires aux éclats. Jamais plus bruyamment on ne donna raison au brigadier. On se tordit. Les sergents de ville parlaient maintenant de la « cavalcade ».

— Ce que ça altère !

Et tous ces hommes gantés de blanc, portant le brassard de deuil, donnaient, irrésistible, l’impression de croquemorts de carnaval.

Pauvre Carnot, le mal pleuré !

Si l’on ne pensait pas au défunt, on ne songeait guère à moi non plus.

Après boire, les agents sortirent prendre l’air devant le poste.

C’était le moment.

En face de moi une fenêtre, égayée de capucines, s’ouvrait, donnant sur le Jardin des Plantes. Rapide, je franchis comme un cerceau de feuillage et pris ma course par les allées…

Un mince treillis de fil de fer rompu, le bruit de ma chute, donnèrent l’éveil.

— Arrêtez-le !

Et, plus vite, j’allais parmi l’étonnement des promeneurs de cette journée de dimanche :

— Arrêtez-le !

Derrière moi, déjà, une meute s’était formée, hurlante. Je percevais l’éclosion d’une cruauté timide, s’enhardissant crescendo.

La foule s’éveillait, se mettait en branle.

Et tous.

Et de partout.

De proche en proche s’enflait la voix, murmure confus qu’aiguisaient maintenant des cris de femmes, et c’était jusqu’à des enfants me jetant leur corde dans les jambes.

Je tournai court et, par malechance, vers une sortie donnant précisément sur cette même rue où se trouvait le poste, quelque cent mètres plus bas :

— Arrêtez-le, arrêtez-le !

C’était l’hallali. Il me fallait courir en droite ligne tandis qu’en avant, prévenus par les cris, des hommes se massaient, barrant la route.

Un individu se campa devant moi, les bras tendus :

— On ne passe pas !

Je répondis le poing sur la face du policier-amateur, ce pendant que de plus belle on criait :

— Arrêtez-le, c’est un anarchiste !

Le peuple ne s’y trompa point :

L’amateur étant mal vêtu, ce fut lui qu’on prit pour l’anarchiste !

Avec un ensemble touchant, à bras raccourcis, l’on tomba sur le courageux citoyen :

— Mais ce n’est pas moi, implorait-il.

Rien n’y fit. Et tout cela se passa si prestement et avec un tel entrain que le bonhomme était à demi assommé lorsque les sergents de ville arrivèrent.

— Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi, répétait-il, en se cramponnant à mon veston.

— Tu vas te taire, firent les agents en lui bourrant la figure, tu es plus coupable que lui.

Dans la confusion, ces brutes avinées croyaient que le pauvre sire trop zélé avait voulu favoriser ma fuite… Tout à la fois j’étais pris et assez rudement ramené vers le poste.

La foule, ignoble et lyncheuse, hurlait sur notre passage, faisait la haie, agitant les poings et les cannes en un hystérique désir de porter des coups anonymes.

Lâche peuple !

Et c’était le blessé qu’on visait !

Ma sauvegarde fut d’être intact et mieux vêtu, la tête haute et le regard sûr. Un seul faux pas et j’eusse été traité comme l’autre.

Je ne rentrai même point au poste ; la voiture cellulaire venait d’arriver et je roulais vers le Dépôt pendant qu’à ma place, dans le violon, on bouclait le bon citoyen.



DANS LA RUE


Devrai-je dire : de Mazas à Jérusalem — et retour (via Marseille, Sainte-Pélagie et le Dépôt) ? Je puis le penser. À l’occasion de l’enterrement Carnot, voici que je retrouve au Dépôt la poignée de compagnons qu’on arrête à toutes les fêtes, le premier mai y compris.

Ces fêtes-là généralement se terminent, pour eux, à Mazas.

Cependant presque aussitôt le directeur me fait appeler :

Je suis libre.

Les policiers imbéciles m’ont appréhendé trop tôt. Ils ont outrepassé leur consigne qui devait être de me laisser au moins quelques heures de liberté — le temps moral de commettre un délit. Ce que c’est que d’être pressé !

La gaffe me donne quelques journées de répit. Et je m’en vais sans plus d’entraves…

Autour de la Conciergerie, les petites rues et les quais parlent bas et c’est comme une transition avant la clameur des boulevards.

Les dix-huit mois volés à ma vie sont déjà le passé.

Le présent seul importe.

Qu’à sa première sortie un convalescent soit troublé ; j’ai secoué la léthargie de la prison plus vite parce que ce fut brutalement. Et maintenant les passants que je frôle, le bruit des voitures, l’air vif ne m’étourdissent point. Mon pas est resté familier au pavé parisien.

Où me mène-t-il ?

Rejoindre les anarchistes ?

Ici, je suis forcé de conclure : je ne suis pas anarchiste.

En cour d’assises, à l’instruction comme aux séances, j’ai dédaigné cette explication. Mes paroles de rage ou de pitié étaient qualifiées anarchistes — je n’épiloguais pas sous la menace.

À présent il me plaira de préciser ma pensée première, ma volonté de toujours.

Elle ne doit pas sombrer dans les à-peu-près.

Pas plus groupé dans l’anarchie qu’embrigadé dans les socialismes. Être l’homme affranchi, l’isolé chercheur d’au-delà ; mais non fasciné par un rêve. Avoir la fierté de s’affirmer, hors les écoles et les sectes :

Endehors.

Les nouvellistes facétieux ont commenté d’une manière plutôt superficielle en s’écriant : « Mais c’est l’En dedans ! » quand on nous jetait en prison.

Et voilà que sur les grisailles de tous les doutes ceci apparaît en l’éclat d’une couleur vigoureuse :

La Volonté de Vivre.

Et vivre hors les lois asservissantes, hors les règles étroites, hors même les théories idéalement formulées pour les âges à venir.

Vivre sans croire au paradis divin et sans trop espérer le paradis terrestre.

Vivre pour l’heure présente, hors le mirage des sociétés futures ; vivre et palper cette existence dans le plaisir hautain de la bataille sociale.

C’est plus qu’un état d’esprit : c’est une manière d’être — et tout de suite.

Assez longtemps on a fait cheminer les hommes en leur montrant la conquête du ciel. Nous ne voulons même plus attendre d’avoir conquis toute la terre.

Chacun, marchons pour notre joie.

Et s’il reste des gens sur la route, s’il est des êtres que rien n’éveille, s’il se trouve des esclaves nés, des peuples indécrassablement avilis, tant pis pour eux ! Comprendre c’est être à l’avant-garde. Et la joie est d’agir. Nous n’avons point le temps de marquer le pas : la vie est brève. Individuellement nous courrons aux assauts qui nous appellent.

On a parlé de dilettantisme. Il n’est pas gratuit, celui-là, pas platonique : nous payons…

Et nous recommençons.





DE MAZAS À JÉRUSALEM


I. — MALFAITEUR
 16
 29
  
 53
III. — VILLÉGIATURE ANGLAISE
IV. — LE GRAND TRIMARD
 99
 113
 166
 175
 189
 192
 204
V. — DES DEUX CÔTÉS