La Douceur de vivre/Texte entier

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. --354).
LA


DOUCEUR DE VIVRE


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS




DU MÊME AUTEUR
Format grand in 18.


l’amour qui pleure 
 1 vol.
avant l’amour 
 1 —
un été à salonique 
 1 —
Hellé (Ouvrage couronné par l’Académie française
 1 —
madeleine au miroir 
 1 —
la maison du péché 
 1 —
notes d’une voyageuse en turquie 
 1 —
l’oiseau d’orage 
 1 —
l’ombre de l’amour 
 1 —
la rançon 
 1 —
la rebelle 
 1 —
la veillé des armes (le départ, aout 1914) 
 1 —
la vie amoureuse de françois barbazanges 
 1 —




une journée de port-royal, édition illustrée pour bibliophiles 
 1 vol.




En préparation :
les routes secrètes 
 1 vol.
le fruit de cendre 
 1 —




Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.




Copyright, 1911, by Marcelle Tinayre



E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY



MARCELLE TINAYRE



LA
DOUCEUR DE VIVRE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, rue auber, 3




Il a été tiré de cet ouvrage
CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,
tous numérotés.
À PIERRE GUSMAN
qui célébra Pompéi avec le crayon, le burin et la plume,
M. T.

LA DOUCEUR DE VIVRE




I


La rue commence au chevet de l’église et finit à la berge du canal. En été, quand le soleil baisse, l’ombre du clocher s’allonge sur les pavés humides où l’herbe arrachée repousse toujours. Les maisons à pignon et à colombage, accotées l’une à l’autre de guingois, sont expressives comme ces maisons animées qu’on voit dans les tableaux de « diableries ». N’est-pas Breughel au Bosch qui a dessiné leurs façades, ouvert les yeux glauques de leurs croisées, et planté sur leurs chef caduc un beau hennin pointu en tuiles rouges ?

Au bout de la rue, l’église Sainte-Ursule-et-les-Vierges monte comme un rempart, tout hérissée de flèches, d’arcs-boutants et de gargouilles. Le jour, on ne distingue pas les verrières, éteintes et fanées parmi les réseaux noirs du plomb, mais les soirs de fête, quand les chapelles intérieures s’allument, une floraison miraculeuse, feu, émail, pourpre et saphir, apparaît dans les lancettes sombres des ogives.

C’est ici le cœur vénérable de Pont-sur-Deule.

Au delà de l’église-cathédrale, la ville est déjà modernisée. On trouve des voies larges, bien éclairées, des magasins, succursales de Paris. Plus loin, derrière l’Esplanade, hors de l’enceinte de Vauban, le nouveau quartier industriel développe ses grands murs de brique enfumée, ses toits de zinc et de verre, ses cheminées qui salissent le ciel. Et plus loin encore, c’est la campagne, pareille aux fonds des batailles de Van der Meulen ou de Wouwermans, coupée de canaux, plantée de peupliers et de moulins, ronde à perte de vue sous le ciel rond, balayée par l’ombre des nuages, verte, avec, çà et là, le rouge vif d’un toit de ferme, la tache fauve d’une vache paissante, — la campagne cultivée, habitée, où l’on sent partout la présence et le labeur de l’homme, où l’on n’est jamais seul avec la nature…

Mais, entre l’église et le canal, l’innocente petite rue, verte d’herbe, sonore de cloches, garde un air ancien, tranquille et dévot. Épargnée par les « embellisseurs » et par les industriels de Pont-sur-Deule, avec ses vieilles façades de brique, avec ses vieux toits pourpres ou bleus, elle a conservé son nom du Moyen âge, son nom légendaire et parfumé : « Rue au Chapel-de-roses ».

Un après-midi de novembre, le bruit d’une porte qu’on ferme, le bruit d’un pas sur les pavés, éveillent la petite rue assoupie. Mademoiselle Broquette, la mercière, lance un coup d’œil furtif entre les bonnets ruches, les journaux et les cartes postales qui ornent la vitrine de son magasin. Au premier étage d’une maison, un store à franges se soulève. Mademoiselle Hautremont, la vieille infirme, regarde dans le miroir-espion suspendu à sa fenêtre… Et chacune pense :

« Il y a quelque chose de nouveau chez les Wallers. »

Tous les jours, par tous les temps, à six heures précises, M. Guillaume Wallers, l’archéologue, sort de son logis pour une promenade apéritive. On sait qu’il va suivre le petit quai du canal jusqu’à la rue du Port ; qu’il s’arrêtera au café Belle-Fleur, place de l’Homme-sans-tête, et qu’il rentrera chez lui par la grande rue du Beffroi et la place Sainte-Ursule-et-les-Vierges.

Les gens guettent M. Wallers comme les bourgeois de Kœnigsberg guettaient Emmanuel Kant. La ponctualité de l’archéologue égale celle du métaphysicien. Il tient, dans le quartier, le rôle de ces automates qui surgissent des antiques horloges compliquées, annoncent l’heure par une révérence, font trois petits tours et s’en vont. Quand mademoiselle Hautremont et mademoiselle Broquette voient paraître leur illustre voisin, elles savent qu’il est temps d’allumer le fourneau et de préparer le souper… Six heures !

Mademoiselle Hautremont n’en croit pas ses yeux… Oui, c’est bien M. Wallers qui ouvre, avec lenteur, un parapluie considérable. C’est bien lui, sa haute taille, sa bedaine, sa tête en œuf, ses larges joues couperosées, ses cheveux roussâtres qui blanchissent, son pardessus à col d’astrakan orné de la rosette rouge. Il n’a pas le type conventionnel du savant. Il ressemble à un échevin de Franz Hals, à quelque syndic des drapiers ou des maîtres marchands de toile.

Mademoiselle Hautremont pose son tricot, pique la longue aiguille dans son tour de faux cheveux, au coin de l’oreille, et elle appelle :

— Émilie !… Émilie !

Émilie accourt. Cinquante ans, mi-duègne, mi-béguine, demoiselle de compagnie et servante-maîtresse.

— Émilie ! Monsieur Guillaume qui sort, à cette heure-ci !

— À cette heure-ci ? Mademoiselle est bien sûre ?

— Il est arrêté devant mademoiselle Broquette. Il regarde les journaux…

Et les langues d’aller leur train ! Mademoiselle Émilie se souvient qu’elle a vu la cuisinière des Wallers acheter deux faisans et une langouste. On sait que M. Wallers est fin gourmet, qu’il possède la meilleure cave de Pont-sur-Deule, mais, lui, sa femme et sa fille, ne mangeraient pas deux faisans et une langouste énorme, au souper !

Mademoiselle Hautremont fait observer à mademoiselle Émilie que les trois Wallers ne seraient pas seuls à savourer ces bonnes choses :

— Madame Coppenolle est chez eux depuis quatre jours…

La vieille infirme prend un air mystérieux et un ton de blâme quand elle prononce le nom d’Isabelle Van Coppenolle.

Cette jeune cousine de Wallers a fait beaucoup parler d’elle, — et quand on parle d’une femme, en province, ce n’est pas pour en dire du bien. Flamande d’origine, Flamande par sa robuste beauté blonde, elle a répudié toutes les vertus de sa race et se souvient trop d’avoir été élevée à Paris. Sa mère, veuve avant la trentaine, riche, jolie, frivole, s’est hâtée de la marier pour se remarier elle-même avec un Américain. Depuis sept ans, Isabelle est la femme du filateur Van Coppenolle ; elle habite Courtrai qu’elle déteste. Elle a deux enfants, un honnête homme de mari, une belle-mère un peu tracassière, une grosse fortune, une admirable santé et elle se trouve malheureuse. Deux ou trois fois par an, sous divers prétextes, elle passe la frontière qui est toute proche et se réfugie chez les Wallers. L’archéologue la reçoit fraîchement, mais il est le seul parent d’Isabelle, et il a pris l’habitude de la protéger. Lui-même, hélas ! a vu se disloquer le ménage de sa fille. Les circonstances, plus que son humeur naturelle, lui défendent la sévérité. Il s’entremet donc auprès de M. Van Coppenolle et tâche de réconcilier les époux. C’est l’affaire de quelques jours. Isabelle, bien morigénée, reprend le train. « Je ne recommencerai plus ! » dit-elle. Et, cinq ou six mois plus tard, elle recommence.

Mademoiselle Hautremont suppose que la crise actuelle approche du dénouement et que M. Van Coppenolle arrive, pardonnant et pardonné. Le séjour de la fantasque Isabelle ne peut se prolonger, puisque M. Guillaume Wallers va partir pour Naples.

Mademoiselle Émilie, qui sait tout, hoche la tête… Il y aura peut-être, ce soir, chez les Wallers, un festin de réconciliation, mais sera-ce bien en l’honneur des Van Coppenolle ?… On dit… on dit tant de choses !…

— Quoi ?… Est-ce que Marie Wallers et le docteur ?…

Mademoiselle Hautremont rend à la fille des Wallers son nom de demoiselle. La duègne rectifie :

— Madame Laubespin n’est pas divorcée, pas même séparée légalement… Une réconciliation serait facile… Or, il paraît que le docteur Laubespin doit venir bientôt à Pont-sur-Deule… Il est en procès avec la vieille dame qui a loué sa maison du faubourg…

— L’occasion serait excellente… dit mademoiselle Hautremont, toute pensive…

— Aujourd’hui, peut-être… Le train de Paris arrive à cinq heures… Et il est certain que monsieur Wallers attend quelqu’un… Le pauvre cher monsieur a trop souvent recollé le ménage de sa nièce. Il préférerait raccommoder celui de sa fille.

Mademoiselle Hautremont ne peut qu’approuver ce sentiment. Certes, on ne doit pas comparer Marie Laubespin à Isabelle Van Coppenolle, une femme charmante et malheureuse à une coquette écervelée. Marie s’est résolue à la séparation, parce que son mari la trompait, parce qu’il avait, à Paris, une maîtresse et un enfant ! Que M. Laubespin se fasse pardonner ! Marie lui sera clémente…

— Pourtant, conclut la vieille demoiselle, s’il y avait quelque nouveauté, mon neveu Claude en serait averti. La dernière fois qu’il est venu à Pont-sur-Deule, il a soupé chez les Wallers. Je serais bien étonnée qu’ils eussent un secret pour Claude puisqu’ils le traitent comme le fils de la maison…

— Qui vivra verra !…


Ainsi, les moindres faits et gestes de M. Wallers, de sa femme, de sa fille, de sa nièce, sont observés et commentés par les voisins. Bien que l’esprit de la petite ville mêle un peu d’aigreur à ces commérages, on s’accorde, à Pont-sur-Deule, pour admirer la famille Wallers, et particulièrement M. Guillaume.

Pendant trois siècles, les Wallers furent notaires à Pont-sur-Deule, et Guillaume Wallers, le premier, rompit avec cette tradition ancestrale, — avec celle-là seulement. Il fit ses classes au collège de Pont-sur-Deule, puis au lycée du chef-lieu ; il fut étudiant à Paris, chartiste, élève de l’école de Rome ; mais, parvenu à la célébrité, il refusa toute fonction officielle et ne voulut même pas se fixer à Paris. Vrai bourgeois flamand, par l’écorce épaisse, le sens pratique, le goût des jouissances matérielles, aimant les belles choses et l’argent qui permet de les acquérir, excellent chef de famille, catholique sans mysticité, Guillaume Wallers n’avait pas, comme on dit, le pied parisien. Il épousa, vers la trentaine, une demoiselle Hansuys, de Courtrai. En même temps, il achetait la maison de la rue au Chapel-de-roses où il commença d’entasser meubles, tapisseries, livres, objets d’art et curiosités de toute espèce. Il souhaitait douze enfants. Il n’eut qu’un fils et une fille, et les joies de cette paternité n’allèrent pas sans rançon. Jacques, l’aîné, très intelligent, ne fut point du tout « intellectuel » ; le sang des Hansuys parlait en lui, et il se révéla, dès l’adolescence, homme d’action et homme d’affaires, comme ses ancêtres maternels. Il voyage, maintenant, dans l’Argentine, et achète des laines pour le compte d’un grand peigneur de Roubaix. Marie, plus délicate, plus affinée, reçut au couvent des Ursulines la même éducation que sa mère avait reçue vingt ans plus tôt. Elle en sortit, avant sa dix-huitième année, munie de principes religieux très solides et d’un petit fac-similé de brevet supérieur qui enorgueillissait beaucoup madame Wallers.

À cette époque, Marie Wallers était exactement la jeune fille à l’ancienne mode, qui ne soupçonne rien des réalités de l’amour, qui ne soupçonne même pas sa forme de femme et qui s’est toujours baignée en chemise montante et les yeux fermés. Cette éducation qui peut faire des niaises ou des hypocrites, peut aussi façonner des âmes où la vie spirituelle est forte et profonde, où l’instinct humain de l’amour fleurit en mysticité. Marie apportait, dans tous ses jugements, l’intransigeante logique de la jeunesse, et prétendait conserver, dans le monde, ses idées et ses habitudes du couvent. On l’avait accoutumée à l’examen de conscience, à la méditation, à l’effort perpétuel de la volonté qui réprime les mouvements de l’instinct. Elle avait pris au sérieux les enseignements de ses maîtresses ; elle tâchait, naïvement, d’y conformer sa vie extérieure et intérieure. Toujours attentive à gouverner ses pensées, à contrôler ses actes, à s’approcher de la perfection idéale, elle paraissait froide et même guindée. Personne n’eût deviné dans cette âme close l’immense trésor des rêves, des tendresses, des ferveurs, accumulé depuis l’enfance, et dérobé à tous les regards.

M. Wallers, en bon papa, voulut conduire sa fille dans le monde. Le monde, à Pont-sur-Deule, n’a rien qui puisse enivrer les sens et troubler le cerveau d’une enfant dévote. Marie connut les sauteries, les charades, les concerts et les ventes de charité. Les mères qui avaient de grands garçons furent bien aimables pour elle et en particulier madame Laubespin. Marie ne croyait pas être un beau parti, mais madame Laubespin était bien renseignée. Cette dame possédait un fils, interne des hôpitaux à Paris, bientôt docteur en médecine… Il venait souvent à Pont-sur-Deule. On lui fit voir Marie… Il la trouva jeunette et maigrelette, très peu femme, et du même sexe que les anges, avec son long corps fragile, étroit, comme élancé pour le vol. Blonde entre les blondes, elle éblouissait par l’éclat d’une chevelure soyeuse, gonflée, évaporée en nuage d’or ; le bleu de ses yeux était pur, sans nuances vertes ou grises, et sa peau, trop fine, nacrée autour des paupières, avait la fraîcheur de ces roses à peine roses où semble courir un sang vermeil dans une pulpe argentée. C’était la beauté du Nord, la beauté suave des très jeunes filles anglaises, fleur des climats humides, si tendre qu’elle se flétrit et se couperose vite sous l’action de l’air et du soleil.

André Laubespin qui aimait les beautés plantureuses, ne fut séduit qu’au second regard, mais le coup de foudre, un peu tardif, parut l’ébranler tout entier. Il découvrit le charme de l’Agnès française, rose en bouton, papillon roulé qui déplie ses ailes. Et il voulut plaire à son tour. Les Wallers lui étaient favorables : jeune, intelligent, assez riche pour n’être pas soupçonné de vilains calculs, il pouvait choisir entre les jeunes filles de Pont-sur-Deule. Marie l’agréa. Laubespin ignorait tout de son âme. Elle-même prenait pour l’amour l’obscur pressentiment de sa destinée, l’éveil bien vague et bien incomplet de l’instinct féminin et maternel. Elle rêvait à des tendresses fidèles, à des causeries sous la lampe, à des berceaux…

Ils s’épousèrent, et les premiers mois du mariage furent joyeux et doux. Le jeune docteur, installé à Chantilly, où il remplaçait un vieux médecin routinier et bourru, vit chaque jour s’accroître sa clientèle. Il semblait aimer sa petite femme, et n’avait pas encore épuisé le charme de cette candeur et de cette fragilité ; mais, au fond, il était sensuel et voluptueux, et il regrettait que Marie appartînt encore au « sexe des anges ». Tardive, délicate, comprimée par l’éducation, mal préparée à l’intimité conjugale, elle se prêtait à l’amour docilement, et n’imaginait pas d’autres plaisirs que ceux de la tendresse.

André était trop jeune aussi, trop impatient, et peut-être trop égoïste pour accomplir la tâche parfois difficile d’une éducation amoureuse… À la fin de la première année, Marie devint enceinte. Sa grossesse fut très pénible et elle accoucha prématurément d’un enfant mort… Madame Wallers, qui était venue à Chantilly, ramena sa fille à Pont-sur Deule pour la distraire et la consoler. André Laubespin venait la voir tous les dimanches… Mais, entre-temps, il allait à Paris. Il continua d’y aller, seul, quand Marie fut rentrée chez elle. Il ne pouvait pleurer longtemps un être qui n’avait pas vécu ; il avait besoin de gaieté, de mouvement et de plaisir. S’ennuya-t-il de trouver à son foyer une femme toujours souffrante et endeuillée ? Comprit-il les différences essentielles de leurs caractères et de leurs tempéraments ? Sous prétexte de ménager Marie, il se détacha d’elle et se créa, au dehors, des intérêts, des habitudes, des liens qu’elle ignora longtemps. Marie n’était pas jalouse : elle concevait l’adultère comme une monstruosité, un crime répugnant qui devait être bien rare… Enfin, elle ne supposait pas qu’André pût lui mentir pendant des mois et des années, avec préméditation et sans remords. Jamais femme ne fut plus désarmée devant son mari, plus crédule, plus docile. Ses parents la croyaient heureuse ; elle-même croyait l’être, engourdie dans cette existence de chrysalide. N’ayant pas commencé de vivre, elle ressentait l’espèce de résignation fatiguée des gens qui ont beaucoup vécu.

Trois ans, quatre ans, passèrent, et l’inévitable petit hasard qui produit les catastrophes apprit brusquement à Marie le secret d’André Laubespin. Il avait — depuis combien de temps ? — une maîtresse et cette maîtresse était devenue mère. Marie éprouva une douleur atroce, faite de surprise, de dégoût et d’humiliation. L’idée de la paternité d’André lui fut plus cruelle que l’idée de la trahison. Elle se sentit blessée dans sa fierté intime, diminuée dans sa chair, elle qui n’avait pu donner la vie !… Et le mari adultère lui apparut comme un être bas, souillé de mensonges, vautré dans l’ordure… Le dégoût submergea l’amour et même la jalousie… Il y eut une explication. André s’emporta. Il osa dire — ce que tout homme eût compris et même certaines femmes, mais non pas Marie Laubespin ! — il osa dire que Marie l’avait déçu, qu’elle était un cerveau, un cœur, une âme, non pas une amante de chair…

Le lendemain, Marie quitta sa maison. Elle se réfugia dans sa famille où André, tout confus, la rejoignit. Elle pardonna, par devoir d’épouse chrétienne, mais son naïf amour était mort. Elle n’estimait plus André et ne l’approchait qu’avec répugnance. Bientôt, elle eut la certitude qu’il retournait chez sa maîtresse… Et ce fut la définitive séparation.


Tel est le petit drame de famille qui émut naguère Pont-sur-Deule et qui n’a pas eu son dénouement logique par un bon divorce ou par une réconciliation. Quelques amis des Wallers conservent l’espérance de manger le veau gras avec le mari prodigue, repentant et pardonné. On pense qu’une femme de vingt-sept ans ne peut s’accommoder toujours d’une situation fausse, qui, selon les idées de la petite province, la déprécie et l’oblige à une demi-dépendance.


Cependant, insoucieux des commérages, sous son parapluie déployé, Guillaume Wallers suit le quai du canal. Le vent fouette les ormes malingres, et la pluie redouble, criblant l’eau verte, l’eau si lente qu’on reconnaît à peine le sens de son courant. Déjà, sur la rive opposée, le vitrage d’une fabrique s’éclaire, bleu d’électricité, envoyant un reflet métallique au ciel bas. Les panaches noirs des hautes cheminées se teintent d’une rougeur sanglante. Une cloche d’atelier sonne, répondant à une cloche de couvent. Les premières lampes jaunissent les fenêtres des estaminets où les mariniers se querellent en patois flamand, autour des chopes. Sur les péniches chargées de betteraves, des enfants jouent malgré la pluie, des enfants pâles, bouffis, aux cheveux filasse. Et, d’une cabine, monte une voix de femme berçant un nourrisson.

Et voilà M. Guillaume Wallers dans les rues qui mènent au boulevard de la Gare. Toutes se ressemblent, avec leurs petites maisons de brique aux croisées vertes. Il y a des gens dans ces maisons, mais rien ne révèle leur présence. Jamais ils n’ouvrent leurs fenêtres dont les stores frangés découvrent un petit musée de bibelots, statuettes et jardinières, tournés vers le dehors pour l’admiration des passants… On devine une lampe, une forme penchée sur un ouvrage de couture… Vagues lueurs, vagues ombres… Mais ces logis fermés sont pleins d’yeux. Et, chaque fois que le miroir-espion reflète la bonne figure colorée de M. Wallers, un témoin caché le suit du regard et se demande :

« Où va-t-il ?… Pourquoi ?… Comment ?… Et qu’est-ce que cela signifie ?… »


II


Pendant que M. Wallers intrigue ainsi les curieux, Marie, seule dans la chambre qui lui sert d’atelier, copie en miniature, sur parchemin, les fragments d’un évangéliaire.

La pièce où elle travaille est prise sur le grenier même. La fenêtre unique, voilée dans sa partie inférieure, ouvre au sommet du pignon. Un jour presque vertical tombe sur la grande table chargée de tubes, de palettes, de godets et de pinceaux. Quand Marie lève les yeux, elle n’aperçoit que les nuages ; mais, debout, elle peut découvrir le panorama des toits pointus, enchevêtrés, ici bruns de vieillesse, là d’un rouge neuf et joyeux, ailleurs d’un violet bleuâtre ou d’un gris de plomb… Des toits, rien que des toits ! Il faut se pencher par la fenêtre pour admirer la flèche de Sainte-Ursule, à gauche, et le beffroi dont la tour carrée, large de base, fortement enracinée au sol, monte d’un jet puissant, se complique, s’affine et s’achève en plein ciel par un campanile bulbeux, miracle de fantaisie et de hardiesse.

Le cher asile de Marie reflète son âme : ordre, pureté, clarté, — point de joie… Point de tristesse pourtant. Après avoir beaucoup pleuré, Marie est devenue calme, puis sereine ; et, maintenant, elle ne semble pas malheureuse de n’avoir pas de bonheur. Est-ce l’amour ravivé de Dieu, est-ce l’amour nouveau de l’art qui l’a tirée de sa passivité mélancolique ? Claude Delannoy, à qui rien n’échappe de ce qui intéresse Marie, dit parfois que l’on peut tout espérer d’une femme qui vit à la hauteur des oiseaux et des cloches. Les inguérissables, les découragés, craindraient cette solitude baignée de lumière. Le jour les blesse, comme la vérité. Ils veulent les demi-teintes, le clair-obscur, les contours indécis… Marie Laubespin aime à voir clair en elle et autour d’elle.

Cette renaissance de son énergie s’est manifestée surtout depuis deux ans, depuis qu’elle a entrepris, à l’instigation de son ami Claude, une série de miniatures, d’après les maîtres italiens et flamands. Ces miniatures — variations admirables sur un thème unique — doivent former le Livre des Annonciations, dont Guillaume Wallers écrira le texte. Une dizaine sont terminées, mises sous verre, et placées en ordre sur les murs. Presque toutes sont italiennes, exécutées d’après des photographies, des croquis et des notes de couleur prises aux Uffizi de Florence. Elles répètent la même scène, dans un décor analogue, et pourtant aucune ne rassemble à l’autre.

Il y a des Annonciations joyeuses et des Annonciations tragiques ; et celles de l’aube, et celles du soir, et celles qui sont violettes comme l’améthyste, et celles qui s’embrasent comme les rubis de l’amour divin. Chacune est un grain du rosaire que les vieux peintres catholiques ont égrené. Et de toutes formes, de toutes couleurs, de toute époque ; elles disent : Ave Maria !

Avec quelle tendresse, avec quelle piété, Marie Laubespin a ciselé ces pierreries précieuses ! Quelle aimable compagnie elle a trouvée en ces beaux êtres vêtus de robes splendides, inclinés pour l’adoration, et qui emplissent l’atelier d’un muet cantique et d’un frisson d’ailes !

C’est pour eux que les cloches de Sainte-Ursule sonnent les trois angélus ! C’est pour eux que s’épanouissent, dans un vase de cristal, les roses blanches, les marguerites blanches, les chrysanthèmes blancs, toutes les fleurs immaculées des quatre saisons. Ils sont les gardiens, les confidents, les consolateurs de la jeune femme qui vit parmi eux, comme une jeune fille, et qui, sans doute, a oublié l’homme impur et son méchant amour.

Tous rappellent une pensée, une joie, un chagrin, associés par ce souvenir au travail délicat de l’artiste.

Marie était bien lasse encore quand elle peignit cette Vierge siennoise, d’après Simone Memmi, cette Vierge qui n’est point belle, qui n’est point femme, qui a l’ovale allongé, les yeux étroits, la bouche aux coins tombants d’une figure japonaise et qui se blottit, se cache dans sa grande chaire de marbre. Elle semble avoir peur de l’ange aux ailes fauves, l’ange d’or sur fond d’or, couronné de sombre feuillage, ceint d’une écharpe volante, et qui tend, non pas le lys mystique, mais un rameau pareil à sa couronne, grêle et obscur, détaché d’un arbre inconnu, peut-être le dernier rameau du vieil arbre de la science…

Elles furent aussi les amies des jours tristes, la Vierge d’Orcagna, si grave, telle une savante abbesse qui interrompt sa lecture pour écouter le messager, recueillie et point surprise, — et la Vierge de Botticelli, dans sa chambre ouverte sur un panorama de villes compliquées et de fleuves sinueux ; cette Vierge, qui n’est pas très jeune, qui a beaucoup pensé déjà et beaucoup pleuré, qui prévoit et accepte les glaives, tandis que l’ange, vêtu de pourpre et de violet comme le soir d’automne, la regarde, l’adore et la plaint.

Elles furent les compagnes des jours apaisés, la Vierge d’Agnolo Gaddi, blanche et bleue, en robe stricte, princesse d’un roman céleste, enclose dans la demeure enchantée, la tour d’ivoire où l’ange même n’entrera pas… Et la Vierge de Baldovinetto qui accueille le messager avec un geste de châtelaine indulgente ; et la Vierge très blonde, attribuée à Vinci, assise au crépuscule dans le jardin des cyprès, devant la table de marbre qui est peut-être un sarcophage antique : elle a une main levée, l’autre main sur le Livre des Prophéties ; son voile découvre son front qui retient toute la lumière…

Plus tard, quand Marie Laubespin se reprit à vivre, quand elle redevint belle, et retrouva cet air de ses quinze ans, cet air distrait, étonné, de la jeune fille en attente, au printemps de cette année même, elle se plut à peindre les plus féminines des madones, celles qui ne prient pas, qui ne lisent pas, qui sont des enfants pieuses et bien coiffées, dans leur petite chambre…

La plus jolie, c’est la fillette florentine de Lorenzo di Credi, dans le beau palais qui ouvre sur un jardin aux buis taillés et sur des montagnes bleuissantes… Oui, vraiment, une fillette très sage, qui étudiait sa leçon près de son petit lit quand l’Annonciateur est entré. Elle l’invite, du geste, à s’approcher, et sourit, contente, comme si on lui promettait un fiancé fils de roi et un bel enfant tout pareil à sa poupée. Et l’ange, n’est-ce pas le serviteur favori du roi lointain, le page naïf, joufflu sous ses boucles, et bien intimidé ?

Et, maintenant, Marie a délaissé les vierges italiennes, et elle inaugure la série des flamandes, par cette exquise madone de l’évangéliaire, chef-d’œuvre d’un maître inconnu, — fillette aussi, comme la Florentine, mais plus humble, moins jolie, d’une grâce presque chétive, qui veut être la servante et non la fiancée du Seigneur. Son front est bombé, ses cheveux rares, sa poitrine étroite. Comment pourra-t-elle porter l’enfant ? Ce n’est pas la rose mystique, ce n’est pas la colombe, ce n’est pas l’étoile du matin : c’est une pauvre petite fille de Flandre, une pâquerette née à l’ombre des cathédrales, sans force, sans vie, sans éclat, mais qui fleurit de bonne volonté et qui attend que Dieu la cueille…

Et de toutes les saintes Marie, ses patronnes, Marie préfère celle-là.


III


Elle s’applique, profitant du jour qui baisse, inclinant son profil délicat, au petit nez, au menton fin. Son pinceau effleure les ailes ocellées de l’archange, vertes et bleues, comme un émail persan. Et elle est si absorbée qu’elle n’entend pas le coup, discret frappé à la porte.

On frappe encore.

Cette fois, Marie Laubespin a entendu. Elle ne bouge pas et crie seulement :

— C’est toi. Belle ?… Entre…

Et, tout de suite, d’une voix changée, qui tremble un peu :

— Comment, c’est vous, Claude !

Elle a reconnu le pas du visiteur. Sans quitter sa chaise, elle tourne la tête, tend la main. Mais qu’a donc Claude ? Il touche à peine cette main que Marie lui offre. Son visage maigre, aquilin, au type hispano-flamand, paraît vieilli par l’inquiétude. La moustache noire ne dissimule pas le pli amer de la bouche. Ses beaux yeux fauves, brouillés de vert, ont une étrange expression…

— Vous arrivez d’Arras ?… Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ?… Pourquoi n’avez-vous pas répondu à ma lettre ?

— Parce que je voulais une explication… Je me suis décidé brusquement à partir, et j’ai aperçu votre père à la gare. Il attendait le train de Bruxelles qui arrive cinq minutes après le train de Paris. Il n’a eu que le temps de me dire : « Viens dîner ! » et il s’est élancé vers un singulier bonhomme qui l’a embrassé, oui, embrassé sur les deux joues !… Je les ai laissés à leurs effusions, et je suis allé mettre mon sac chez ma tante… Et me voilà !

Marie demande :

— Vous êtes sûr ?… Un singulier bonhomme embrassait papa ?… C’est invraisemblable, Claude ! Papa est allé chercher à la gare et conduire à l’hôtel du Cygne un jeune homme qu’il n’a jamais vu, qui s’est annoncé par lettre, et qui est le fils du feu professeur Ercole di Toma, le grand archéologue napolitain.

— Je ne connais pas…

— Un vieil ami de papa. Ils ont fouillé ensemble un peu partout, en Sicile… Monsieur di Toma a laissé deux fils, un sculpteur et Angelo, le peintre, notre convive de ce soir… C’est cet Angelo qui doit illustrer le fameux ouvrage : l’Art et la Vie à Pompéi

— Si son talent ressemble à son plumage, ce monsieur Thomas…

— Di Toma, Claude ! vous le dépoétisez !

— Vous verrez s’il est poétique ! Une espèce de rasta, habillé d’étoffes trop minces, chaussé de souliers jaunes et coiffé d’un vieux feutre gris… D’ailleurs assez beau garçon, mais odieux !

— Il n’a jamais quitté son pays ; il n’est pas riche ; il porte les vêtements qu’il porterait à Naples, en cette saison… Soyez charitable, Claude !

Le jeune homme ne répond pas. Il s’est assis dans la bergère, devant le petit poêle rougeoyant. Marie nettoie ses pinceaux et couvre la miniature que son ami n’a même pas regardée. Elle vient enfin s’asseoir près de lui, et ils évitent de se regarder, chacun sentant la gêne de l’autre, voulant parler et n’osant parler…

Il dit enfin :

— Isabelle est à Pont-sur-Deule ?

— Oui, jusqu’à demain. J’irai à Courtrai avec elle pour voir Frédéric Van Coppenolle. Accompagnez-nous… Ce sera une occasion de saluer madame Vervins, notre vieille amie, au Béguinage.

Claude ne paraît pas entendre la timide invitation.

— J’admire, dit-il, le soin que vous avez de réconcilier des gens qui ne s’aiment pas, qui ne s’accordent pas, qui finiront par se détester.

— Pourquoi ? Isabelle est très bonne et Frédéric est un honnête garçon, ni méchant, ni sot, laborieux, dévoué à sa famille…

— Frédéric est un balourd et Isabelle une écervelée. L’un est resté Belge et l’autre est devenue Parisienne. La bière forte et le vin mousseux !

— Puisqu’ils sont mariés…

— Ils divorceront !

— Claude !… Les sentiments religieux d’Isabelle…

— Parlez des vôtres, Marie, je les respecte en les maudissant, puisque je souffre à cause d’eux… et vous aussi peut-être… Mais les sentiments religieux d’Isabelle !… Non ! C’est à mourir de rire… Isabelle n’a jamais réfléchi sérieusement à quoi que ce soit, excepté à ses robes, à ses chapeaux et à ses amoureux… Ne protestez pas ! Je dis amoureux et non amants. Et je veux croire avec vous qu’Isabelle est vertueuse, ce qui d’ailleurs m’est indifférent… Je pourrais tout au plus m’étonner de cette ardeur que vous mettez à réconcilier les Van Coppenolle, vous qui avez fait du mariage une expérience si malheureuse. Mais je ne m’en étonne plus trop. Je sais maintenant que vous prêchez d’exemple.

— Expliquez-vous. Je ne comprends pas…

— Pourquoi m’avez-vous écrit la lettre froide, réticente et calculée que j’ai reçue hier ? Vous m’annoncez, brusquement, que vous avez changé d’avis, que vous suivrez votre père à Naples et que vous y resterez huit ou dix mois !… Rien ne me faisait prévoir ce voyage, et j’en chercherais encore la véritable raison, celle que vous n’osez pas dire, si une phrase de ma tante, tout à l’heure, ne m’avait éclairé… Votre mari doit venir à Pont-sur-Deule, et votre famille prépare une réconciliation… On disait même que monsieur Laubespin était attendu, ce soir… Cela, je ne l’ai pas cru, puisque j’avais rencontré votre père, à la gare, avec son Napolitain et qu’il m’avait invité… Pourtant…

— Mon pauvre Claude !… Vous êtes fier de votre clairvoyance et de votre beau raisonnement. Il n’y a pas de quoi… Votre tante a beaucoup d’imagination, et vous, une étrange crédulité… Ne cherchez aucune relation entre un racontar de petite ville et mon voyage qui ne sera pas, je vous l’affirme, un second voyage de noces… J’ajoute que ni monsieur Laubespin, ni moi, ne souhaitons reprendre la vie commune…

— Bien vrai, Marie ?… Ah ! je respire !… Vous me pardonnez, dites ?…

— Oui, mon ami.

— Et, malgré votre lettre, vous resterez ?

— Non…

— Pourquoi ?…

— Il faut que je m’en aille, Claude, il le faut ! pour moi, pour vous… Je sens que je vous fais du mal, et cela me trouble… Je voudrais vous guérir et je ne le puis qu’en m’éloignant…

— C’est à cause de moi ?…

— Oui… Il y a un malentendu entre nous. Vous me regardez comme une veuve ou une femme libre, qui peut, selon son cœur, accueillir ou repousser votre amour. Vous oubliez que le choix ne m’est pas permis, que je suis mariée devant le prêtre, et que les torts de monsieur Laubespin ne suppriment pas mes devoirs… Ah ! pourquoi m’avez-vous parlé ? Je ne soupçonnais rien. Je croyais à votre fraternelle amitié. J’étais presque heureuse…

— Est-ce possible, Marie ! C’est moi que vous fuyez, et parce que, dans un moment d’émotion, j’ai eu la faiblesse d’avouer un amour que je croyais deviné !… Si j’étais dangereux pour votre repos, si vous m’aimiez… mais vous ne m’aimez pas !… Alors, que craignez-vous ?… Mes importunités ?… Je saurai me taire. Je me suis tu vingt ans. N’avez-vous pas trouvé en moi un frère et un ami ?

— Je ne les trouve plus… Je trouve un homme qui se plaint, qui m’effraie, que je fais souffrir et qui me tourmente… Tout à l’heure encore, vous m’avez cherché une querelle absurde. La semaine dernière… c’était autre chose…

— Je vous ai baisé la main… comme tant d’autres fois.

— Non, pas comme les autres fois… Tout est changé, Claude…

Elle secoue la tête, et son petit visage exprime une volonté irrévocable qui consterne le jeune homme.

Il soupire, sans protester, le front dans ses mains. Et des souvenirs l’assiègent qui lui montrent Marie mêlée à toute son existence d’homme et d’enfant.


Leurs mères s’étaient mariées la même année, et madame Wallers eut d’abord un fils, Jacques. Marie attendit, pour naître, que Claude fût né. On aurait pu les endormir dans le même berceau. Mais l’heureuse petite Wallers fut choyée dès sa naissance, tandis que Claude, tout de suite orphelin, ne connut pas le lait, le sourire, le baiser de la femme et la cadence de ses genoux. Pauvre poussin de couveuse !

Les seuls plaisirs de son enfance délaissée, il les eut chez les voisins Wallers qui l’invitaient à passer des après-midi avec le gros Jacques, bruyant et pleurard, Isabelle, la cousine de Paris, coquette et gourmande, et cette petite Marie, blonde, qui semblait en porcelaine.

Et, bien que le gros Jacques fût l’aîné d’un an, Claude, plus grand, plus mâle, était, dans tous les jeux, celui qui tue les méchants et protège les faibles : il était l’explorateur casqué de papier qui arrache la petite Marie aux cannibales ; il était saint Christophe, qui porte Jésus sur son dos. Il était le père de toutes les poupées…

Marie l’aimait. Marie lui offrait la moitié de ses gâteaux, sa boîte à couleurs, son jeu de patience, et elle lui écrivait, au premier janvier, sur du papier à dentelle acheté par la bonne… Marie, la froide et fragile Marie, chérissait Claude parce qu’il était mal habillé, pas riche, et qu’il n’avait pas de maman.

S’ils avaient grandi côte à côte, au lieu d’être séparés par le collège et la pension, leur tendresse enfantine eût suivi sa pente naturelle et fût devenue de l’amour. Mais, quand Marie sortit du couvent, Claude, bachelier, partit pour Paris. Aux vacances, il voyagea. Et le cœur incertain de la jeune fille appartint à l’homme fait, à l’homme hardi qui, le premier, voulut le prendre.

Et c’est alors que Claude comprit son amour, né de ses émotions puériles comme un fleuve formé d’humbles ruisseaux. Il fut déchiré jusqu’à l’âme, mais stoïque dans sa douleur, raide d’orgueil, il cacha sa jalousie. En se comparant au fiancé de Marie Wallers, il pensa que la lutte n’était pas possible, et l’humiliation éprouvée exaspéra son désir d’être « quelqu’un », de dépasser Laubespin par le succès et la fortune… Il travailla avec rage, au lieu de se lamenter, car il avait un tempérament d’homme d’action et répugnait aux tristesses contemplatives et stériles. Et, Marie étant à jamais perdue pour lui, heureuse loin de lui, il tâcha de l’oublier. Il tint, dans ses bras, de doux corps féminins ; il fit, parfois, pleurer des femmes qui l’aimèrent et qu’il crut aimer… Mais aucune ne lui rendit ce sentiment de tendresse protectrice et timide, cette fraîche joie, cette volupté pure et délicate qu’il avait ressentis aux dernières grandes vacances, avant le mariage de Marie, l’année qui fut leur seizième année…

Et voilà qu’après dix ans ils se retrouvèrent, lui, devenu ingénieur des mines en Artois, elle, presque libérée, dans la vieille maison tiède encore de leur enfance. Marie était moins jolie qu’autrefois, car c’est l’amour de l’homme qui fait la beauté de la femme. Ses joues étaient devenues trop minces, ses tempes creuses ; ses paupières se fripaient dans les larmes, comme une soie trop fine, et sa chevelure lumineuse éteignait ses reflets… Mais, plus que jamais, elle était cette enfant faible, silencieuse et touchante que Claude avait tant aimée ! Elle était la petite Marie…

Mais lui, le grand Claude, il n’était plus un collégien pauvre et ombrageux. Il avait fait ses preuves. Il valait Laubespin. Il vaudrait davantage.

Son âme s’ouvrit toute au rêve éblouissant de la revanche et de la conquête.

Un jour de printemps, dans le clair atelier, pendant que chantait le carillon de Sainte-Ursule, Claude éclata en mots d’amour. Il dit la monstruosité d’un mariage fictif qui enchaîne les époux, redevenus étrangers par les sentiments et par les intérêts ; il cita des femmes divorcées qui conservaient l’estime des honnêtes gens ; il insinua que l’annulation en cour de Rome est facilement obtenue quand on a de la fortune et des amis haut placés…

Marie fut épouvantée par ces discours. Elle crut que le Tentateur s’était incarné sous la forme chère de Claude. D’abord, muette et consternée, elle répondit enfin, en pleurant. Claude ignorait-il qu’elle était une vraie chrétienne, qu’elle voyait dans le mariage non pas un contrat, mais un sacrement ? L’amour qu’il implorait d’elle, l’Église l’appelait tout simplement, tout crûment : adultère.

— Et moi qui croyais à votre amitié ! Moi qui étais si confiante, si heureuse ! Il faut nous séparer…

Il trembla. À force de promesses, pourtant, il rassura la jeune femme. Il obtint qu’elle oublierait l’aveu intempestif. Mais quand un homme a dit : « Je vous aime » à une femme elle garde le son de ces mots dans l’oreille et dans le cœur, et elle croit les entendre, déguisés, sous les phrases les plus banales. La peur de l’amour, sans cesse, la ramène à l’idée de l’amour.

Vint le dernier dimanche d’octobre. Claude avait déjeuné chez les Wallers. Il monta dans l’atelier pour voir les Annonciations.

Marie soufflait sur le papier de soie qui couvrait les enluminures, et la feuille légère et transparente se rebroussait ou s’envolait. Parfois, l’haleine de la jeune femme effleurait les mains impatientes de Claude.

Il avait d’abord regardé les peintures précieuses, mais bientôt ses yeux se détournèrent des Madones et des archanges, et caressèrent d’un regard hésitant le cou nu de Marie, sa nuque ambrée, où les tresses aux fortes racines croisaient leurs cordes soyeuses, dorées à la base et qui s’argentaient en remontant vers le front, selon la courbe de la tête. Et Claude était fasciné par cette chevelure dont la splendide orfèvrerie brillait dans la lumière comme un joyau, et qui exhalait une odeur de jeunesse, mêlée au parfum pur de l’iris.

Soudain, la jeune femme fit la moue :

— Vous êtes distrait, Claude !

Elle rejeta les miniatures sur la table et se tourna vers Claude… Et elle reconnut tout à coup ce visage qu’elle avait vu, le jour de l’aveu, et qu’elle pensait bien ne revoir jamais. Une émotion l’envahit, plaisir triste et douce peine…

Soudain, Claude prit la main de son amie et la baisa, dans ce creux sensible et délicat de la paume, puis sur la chair du poignet ; tout le long du bras demi-nu, jusqu’au pli du coude où l’épiderme plus mince laisse transparaître une petite veine bleue. Puis la porte se referma derrière lui, et la jeune femme se retrouva seule.

Les anges, autour d’elle, élevaient des lis, et les Madones, sous les colombes planantes, accueillaient dans leur âme l’époux divin. L’atelier baignait dans le silence et la blancheur comme un oratoire.

Marie s’assit, la tête dans les mains, et pria.

Pendant ce temps, Claude emportait dans sa solitude d’Arras le souvenir de la nuque dorée, du bras mince, de l’artère battante sous la peau fiévreuse. Et toute la nuit il veilla, malade d’amour, rêvant de cette pulsation plus troublante que le spasme de la volupté, comme s’il avait possédé, dans un baiser profond, le cœur même, le cœur mystérieux et caché de Marie…


« Tout est changé ! » a-t-elle dit… Maintenant, la pensée de Claude émerge des souvenirs profonds, et retrouve la réalité présente… Oui, tout est changé depuis cette dernière visite, depuis ce baiser. Et la lettre de Marie, ce voyage brusquement décidé, révèlent que la dévote timide a pris peur.

Pourtant Claude ne veut pas qu’elle parte. Il ne le veut pas !

Obstiné contre l’évidence, espérant modifier cette résolution qui le désespère, et où il devine l’influence souveraine du confesseur, Claude emploie l’éternelle tactique, celle qui réussit toujours quand la femme est tendre et qu’elle aime un peu. Il se plaint, pour se faire plaindre. Il dit sa solitude, les folles, les mauvaises pensées qui lui viennent…

La porte du poêle projette un reflet ardent sur le tapis, mais la fenêtre est pleine de nuit bleue. Un Esprit voilé, triste et souriant, le Crépuscule qui a le visage du Souvenir, est entré dans la chambre. Son geste invisible amollit les volontés, rapproche les âmes…

« Marie ! ne m’abandonnez pas ! Ne me livrez pas aux tentations du désespoir… Je suis un homme, et le meilleur de nous ne vaut pas grand’chose… Apprenez-moi à vous chérir comme vous voulez être chérie, dans le sacrifice et la pureté… J’essaierai, Marie, quoique un tel amour me soit difficile… Faites ce miracle de me rendre pareil à vous ! Mais ne me quittez pas, ne partez pas, bien-aimée ! »

Elle ne bouge pas, comme endormie, quoique ses yeux fixes brillent dans l’ombre… Et soudain, elle se lève, va vers la table, cherche et tâtonne… La clarté brutale d’une lampe jaillit.

— Non, Claude ! Épargnez-nous… Je souffre de vous faire souffrir… mais il faut que je parte… Ma décision est prise… N’insistez pas… Et puis, descendez… Mon père est revenu, je pense… On vous attend… Je dois m’habiller…

— C’est bien. J’ai compris…

— Claude !

— Je vous ai trop importunée. Pardon ! Je me retire…

Il est parti !… Elle demeure, au milieu de l’atelier, immobile, la bouche entr’ouverte comme pour appeler… Et un flot de larmes coule sur ses joues.


IV


Guillaume Wallers et ses hôtes n’attendaient plus que Marie.

Ils étaient réunis dans la bibliothèque aux boiseries brunes, qui avait aux fenêtres des verdures drapées en rideaux, et sur toutes ses parois, du parquet au plafond, des livres, des milliers de livres. Les vieilles reliures de veau fauve à fers dorés, les peaux de truie plus mates que l’ivoire, les maroquins et les brochages composaient une tenture chaude, éclatante et sombre comme certains tapis d’Orient. La cheminée à hotte et à colonnettes de marbre noir, aussi ancienne que la maison, recélait un énorme feu de houille, un vrai feu anglais, soigneusement couvert de cendre. Comme on n’avait pas allumé le lustre ciselé de dauphins, deux lampes inégales répandaient des lueurs amorties. La plus grosse était placée presque au centre de la pièce sur une table carrée ; l’autre, sur le bureau, éclairait l’encrier majestueux, le portrait de Marie dans un petit cadre, et une réduction en bronze vert de la Victoire pompéienne.

En ce moment, debout, le dos au feu, Guillaume Wallers déclarait :

— Ce que monsieur di Toma vient de nous raconter me trouble un peu. Dieu me garde de critiquer ce que je n’ai point vu. Je connais la haute compétence et le tact de monsieur l’inspecteur Spaniello. Mais cette idée de refaire les toits écroulés et de replanter les jardins me paraît dangereuse. Vous affirmez que ma première visite me rassurera. Je le souhaite. Mais je crains beaucoup les architectes et les maçons. Quand ces gens-là se mettent dans une ruine, c’est pour l’habiller de neuf et la maquiller… Voyez ce qu’ils ont fait de Carcassonne en la coiffant d’ardoises gothiques, dans ce sec Languedoc où les châteaux, les villes, les villages, les moindres masures, cuisent au soleil leurs toits de tuiles orangées…

Il s’interrompit :

— Voilà ma fille.

Et il présenta :

— Monsieur Angelo di Toma… Madame Laubespin.

Claude était près de madame Wallers sur le canapé. À droite de la cheminée, le vieux M. Meurisse, filateur et maire de Pont-sur-Deule, écoutait placidement l’ami Wallers, et, de l’autre côté, il y avait Isabelle Van Coppenolle et, derrière elle, un jeune homme qui s’avança pour baiser la main de Marie.

Elle pensa au portrait cruel que Claude avait fait de ce garçon, et elle fut étonnée de le trouver ridicule, mais d’un ridicule sympathique et gentil. Il avait échangé ses souliers jaunes contre des bottines vernies, et sa jaquette mince découvrait un gilet d’été, une cravate claire, un plastron et un col si luisant qu’on les eût dits en « linge américain ». Cet ajustement lui donnait un air un peu rasta, et sa figure même n’était pas tout à fait d’un homme du monde à cause de la perfection classique du nez droit et de la bouche en arc, à cause des cils trop longs et des dents trop régulières sous la petite moustache ébouriffée, plus châtaine que les cheveux. C’était une beauté gênante, beauté de modèle, d’aventurier ou de ténor, faite pour les oripeaux et les guenilles.

Tout de même, Angelo di Toma n’en était pas responsable ! Et il se faisait pardonner cette scandaleuse beauté à force de gentillesse. Dans un français correct, mais avec un terrible accent, il tourna un joli compliment à Marie qui ressemblait, dit-il, à son père et à sa mère, et aussi à une infante de Vélasquez… La robe blanche voilée de noir transparent, les perles au cou, la cocarde rose à la ceinture, les cheveux cendrés et argentés… Oui, c’était l’Infante !

M. Wallers approuva ; madame Van Coppenolle, demanda si elle avait, elle aussi, le type des dames de Vélasquez, bien qu’elle sût très bien ne pas l’avoir, mais elle aimait à provoquer les louanges. M. di Toma, depuis qu’il était entré dans le salon, n’avait regardé qu’elle : il profita de la circonstance pour la regarder encore, en détail et de tout près. Elle posait, comme devant un peintre, inclinée et souriante dans le fauteuil de velours pourpre à dossier très haut. Grande et forte, avec de lourds cheveux dont elle savait adoucir la nuance ardente, elle avait les yeux verdâtres, le rire facile, la bouche mûre d’une Néréide de Rubens ; elle en avait la chair lactée, nacrée, presque soyeuse dans la lumière, et que l’ombre enveloppe d’une transparence azurée. Le sang riche de la jeunesse colorait de rose vif les lobes des oreilles, les joues, les lèvres, les mains mêmes, et les hommes qui déshabillaient des yeux ces formes provocantes devaient penser que le beau corps, nu, gras et blanc, était fleuri et fouetté du même rose.

La robe d’Isabelle la couvrait sans la cacher. C’était un fourreau en crêpe de Chine crème, tout brodé, tout ramage d’or ; des perles dans les cheveux ; des perles au cou. Sur les épaules, une écharpe de plumes floconneuses. Cette toilette, trop riche pour un dîner de famille, contrastait avec la mousseline noire de Marie et l’honnête satin broché, couleur puce, de madame Wallers. Isabelle s’en excusa :

— Tu vois, dit-elle à sa cousine, je me suis mise « en peau ». C’est que ma femme de chambre avait fourré cette vieille robe dans ma malle, — à tout hasard… Je n’avais pas autre chose, — à moins de dîner en peignoir ou en costume tailleur.

— Je pense, dit l’Italien, que cette femme de chambre mérite notre gratitude. Madame est aussi belle qu’Hélène Fourment.

Il considérait Isabelle avec un étrange regard de peintre, d’amoureux et de maquignon.

Guillaume Wallers dit :

— C’est très juste. Ma nièce ressemble à Hélène Fourment.

— Cela ne me flatte guère, oncle Guillaume.

— Tu es difficile !

— Un Rubens, c’est bien vulgaire.

— Oh ! dit Claude, vous êtes une Flamande, ma chère Isabelle, bien que vous détestiez la Flandre et ses habitants. Les Rubens ont bien leur charme !… J’ajoute, pour vous consoler, que vous n’avez pas l’âme flamande, pas du tout. On voit que vous avez été élevée à Paris.

M. di Toma demanda ce qu’était l’âme flamande en général et celle de madame Van Coppenolle en particulier.

— L’âme flamande, dit Isabelle, c’est celle de ma belle-mère : un petit lumignon dans une énorme lanterne en verre épais. La mienne…

— C’est, repartit Claude, une bougie rose dans une lanterne en papier, très jolie et qui flotte au vent.

On rit. Isabelle ne se fâcha pas.

— Sans plaisanterie, reprit-elle, l’âme flamande est bien engagée dans la matière et elle est animée par l’amour du bien-être, l’amour de l’argent et l’amour de soi. Les personnes qui possèdent cette âme, quand elles sont du sexe féminin, s’enorgueillissent surtout de leurs qualités ménagères, de leur fécondité et de leur vertu. L’âme flamande loge dans le ventre, comme le voulaient les anciens, si j’en crois mon oncle Wallers.

La bonne madame Wallers hocha sa tête placide à bandeaux gris, et elle déclara ces plaisanteries fort inconvenantes.

— Pardon, ma tante ! dit Isabelle. J’accorde qu’il y a deux Flandres : la vôtre, qui est celle de Watteau, et l’autre, celle de Teniers, qui est aussi celle de ma belle-mère.

— Et celle de ton mari !

— Et celle de mon mari !

M. Meurisse, à qui déplaisait cette ironie, dit gravement :

— Vous devriez mentionner, au moins, les vertus de notre race. Flamands belges ou Flamands français, nous sommes cousins sinon frères et nous avons bien des tendances communes… Il est vrai que nous sommes lourds et positifs, un peu portés sur la… bouche, et que notre rire est épais… Nous n’avons rien d’aristocratique… Mais nous avons toujours défendu nos libertés ; notre histoire est glorieuse ; nous sommes sérieux, actifs, entreprenants. Notre département du Nord, à lui seul, paie le quart des impôts qui constituent le budget annuel de la France…

Cette révélation n’émut pas madame Van Coppenolle.

M. Meurisse ajouta :

— Et c’est chez nous que l’on trouve encore des familles chrétiennes et des femmes qui ont beaucoup d’enfants.

— Mais, chez nous aussi, dit Angelo, les femmes sont fécondes, trop fécondes. Nous peuplons la Tunisie et l’Argentine… Mon père était l’aîné de douze enfants.

— Je plains madame votre grand’mère, dit Isabelle, entre ses dents.

— J’ai eu trois frères et une sœur qui sont morts en bas âge. Il ne reste que Salvatore et moi.

M. Meurisse demanda qui était Salvatore.

— Mon frère… un sculpteur… un génie !

— Vraiment ?

— Oui, un génie ! répéta Angelo, avec emphase. Il a étudié avec notre illustre Gemito qui est fou… Mon frère, seul, pouvait l’intéresser à quelque chose de la sculpture… Dio mio !… cette folie, quel malheur !…

M. Wallers rappela que Gemito était un grand artiste, le plus original des sculpteurs italiens, et le plus sincère. Ses figurines, d’après les types populaires de Naples, ont leurs ancêtres directs dans les petits bronzes de Pompéi.

— Salvatore n’imite pas Gemito, mais il s’inspire des mêmes traditions, dit Angelo… C’est une grande misère pour nous qu’il n’ait pas de santé… Mais c’est un génie !… Et un cœur !… Il m’aime !… C’est terrible comme il m’aime !… Je suis son enfant…

— Vous demeurez ensemble ? dit madame Wallers, émue par cette explosion d’amour fraternel.

— Toujours ensemble, toujours… L’hiver, dans notre maison de Naples, et l’été, dans notre villa de Ravello qui est un héritage de famille, car nous ne sommes pas Napolitains d’origine ; nous sommes Amalfitains, des barons Atranelli…

Il ajouta, modestement :

— Noblesse déchue…

Wallers souriait :

— Le professeur Ercole di Toma ne m’avait pas révélé la haute origine de votre famille. C’était un homme simple.

— Et un brave homme ! fit Angelo avec chaleur… Disons la vérité : il était honteux de notre décadence et n’en parlait jamais qu’entre nous. Je le consolais : « Papa, l’art aussi est une noblesse !… »

— Vous avez raison.

— Mon père !… Ah ! que de bien il voulait à monsieur Wallers !… Il parlait de lui à tout le monde : « Le professeur Wallers ! quelle science ! quel cœur ! quelle génialité !… Dites, je vous prie, y a-t-il en Europe un savant comparable au professeur Wallers, mon illustre confrère ?… Allons, osez le dire !… » Et tout le monde répondait : « Vous êtes heureux, monsieur di Toma, d’être l’ami de Guillaume Wallers, et il est heureux d’avoir en vous un ami si chaud… » Pauvre homme ! Il vous aimait d’une manière extraordinaire !

Angelo prononça cet adjectif en ajoutant plusieurs r et en fixant sur son hôte un regard menaçant. Mais Guillaume Wallers connaissait cette mimique napolitaine. Il répondit :

— Moi aussi, cher monsieur, j’ai beaucoup estimé le professeur di Toma qui était un galant homme et un vrai savant.

Ainsi, tous deux, chacun à sa façon, avaient exprimé exactement la même pensée.

Angelo continua :

— Quand j’ai entrepris ce voyage, ma mère m’a dit : « Va porter au professeur Wallers la dernière pensée de ton père. » Et je me suis fait un devoir de m’arrêter à Pont-sur-Deule… On eût dit que je sentais, à l’avance, votre bonté… Et, quand vous êtes venu devant moi, dans la gare, je vous ai dit : « Ah ! faites-moi cette faveur !… Que je vous embrasse !… » Merci à Dieu ! moi, pauvre étranger, j’avais deviné en vous un second père…

La candeur de ce discours désarma l’ironie de Claude. Il pensa que l’Amalfitain — des barons Atranelli — devait être vaniteux, exubérant, mais bon diable. Évidemment, il n’avait aucun sentiment du ridicule. Il étalait ses affections de famille sans fausse honte.

On passa dans la salle à manger. Madame Wallers prit le bras du filateur et Marie celui d’Angelo.

À table, Claude dut s’asseoir près d’Isabelle, tandis que Marie était à l’autre bout, entre Wallers et M. di Toma.


À peine assis, il regretta d’être venu, la gorge serrée, l’estomac contracté, le cœur pesant et douloureux. Il n’avait pas faim. Tout et tous lui étaient insupportables.

Il regarda Marie avec rancune… Elle répondait par des monosyllabes aux phrases de son voisin ; elle était pensive, triste, pâlie par les nœuds roses de son corsage, et beaucoup moins belle que sa triomphante cousine, Claude en fut un peu consolé. Il aurait voulu que Marie devînt laide, pour que nul homme, excepté lui, ne la désirât.

Le dîner fut copieux, délicat, servi lentement, selon les traditions sacrées de la province. Wallers était orgueilleux de sa cave et disait la provenance et l’âge des vins. On parla de cuisine. Angelo montra une compétence singulière et donna la recette des anchois à la mie de pain et des aubergines farcies…

Madame Wallers se récria :

— Vous savez faire la cuisine !

— Naturellement… Je sais faire un peu de tout… Je peins, je gratte la mandoline, j’improvise des chansons, je mène un bateau, j’encadre mes toiles, et je raccommode, au besoin, mes habits, quand mon domestique me manque… Je sais aussi faire la femme de chambre…

— Comment ?

— Je boutonne les bottines et j’agrafe les corsages, sans me tromper…

Marie et madame Wallers parurent embarrassées. Isabelle éclata de rire. L’archéologue dit, avec bonhomie :

— Ce sont vos modèles qui vous ont enseigné cet art ?

— Eh ! certes…

Il riait franchement, de toutes ses dents solides, carrées, brillantes. Madame Van Coppenolle observa qu’il avait une très belle bouche, fine aux angles, ironique et voluptueuse. Les yeux splendides n’étaient pas langoureux bêtement. Ils étaient tour à tour rieurs et tendres, malicieux et ingénus. Ils exprimaient avec une sincérité amusante le plaisir qu’avait Angelo à vivre une belle soirée chez un homme illustre, auprès de jolies femmes.

Le naturel, qualité si rare et presque impossible dans les pays du Nord, où la religion et les mœurs tendent à comprimer les instincts et à restreindre leurs manifestations, le naturel était le plus grand charme d’Angelo. Sans doute, comme tous les Italiens, il devait avoir de la prudence, de la méfiance même et des arrière-pensées. Mais personne, vraiment, ne s’en apercevait, et lui même n’en avait plus conscience. Il vivait le présent avec une merveilleuse facilité. On eût dit qu’il connaissait les Wallers depuis toujours, tant il leur ouvrait aisément son âme. Pourtant, il ne disait rien qu’il pût regretter jamais d’avoir dit.

Quand on revint dans la bibliothèque, Marie offrit le café. Tous les hommes fumaient, avec la permission de madame Wallers… Le bel Angelo roulait une cigarette pour madame Van Coppenolle, M. Guillaume Wallers, à qui l’on permettait la pipe, s’était installé dans un vaste fauteuil. Il appela Angelo pour l’interroger sur son voyage.

— Quelle impression vous a faite notre France ?

— La France !… Oh ! belle, belle, élégante, surtout sympathique… Quelle finesse dans les nuages des paysages, dans les esprits, dans la langue même…

On ne put tirer de lui aucune réflexion critique, mais sans doute, il devait faire des réserves. Bien qu’il fût, chez les Wallers, comme un familier, il appréhendait que sa franchise ne compromît une amitié naissante. D’ailleurs cette franchise lui paraissait prématurée, grossière, inutile. Est-ce que les Wallers, arrivant à Naples, ne l’eussent pas accablé, lui, Napolitain, des compliments usités, classiques, sur la beauté de la ville ? Se fussent-ils plaints de la saleté, de la mauvaise odeur, de la friponnerie du peuple ?… Non. En personnes bien élevées, ils eussent attendu que le miel des douceurs fût épuisé, et que l’orgueil du fils de Naples eût été satisfait par l’habituel hommage.

— Et le Nord ? dit Marie. Il ne vous a pas déplu, avec ses plaines, ses villes ouvrières, ses charbonnages ?

— Oh ! très intéressant… J’aime les beffrois et les carillons, si poétiques ! Et les hôtels de ville et les musées… Van Eyck… Memling…

Il confondait la France et la Belgique, pour mieux louer. Et il dit que Pont-sur-Deule était une cité charmante.

— Allons donc ! fit madame Van Coppenolle, vous ne pouvez pas aimer ces pays-là sincèrement. Vous faites un grand effort d’imagination pour vous persuader qu’ils vous plaisent et que vous les comprenez. Cher monsieur, je ne suis pas bien savante, mais j’ai un peu voyagé, et je suis absolument sûre que, si le Midi fascine souvent l’homme du Nord, le Nord n’attire guère l’homme du Midi. Il faut être né en Hollande, en Allemagne ou en Angleterre pour y vivre avec plaisir, tandis qu’on voit des gens de toutes races se fixer, par choix, dans les pays méditerranéens.

Claude s’écria qu’il n’était pas un de ces hommes, et qu’il n’éprouvait aucun besoin de vivre « sous un ciel toujours bleu » qui incite à la jouissance et à la paresse. Et comme il était irrité et agacé, et qu’il commençait à prendre en grippe le bel Angelo di Toma, il ne mesura pas ses paroles en opposant l’activité disciplinée des gens du Nord à la misère, à l’incurie, à l’immoralité méridionales.

Angelo ne répondit pas. Il souriait toujours, mais il regardait Claude comme un gentilhomme peut regarder un rustre incivil, intempestif, ennuyeux, un seccatore. Guillaume Wallers interrompit Claude :

— Je ne suis pas suspect d’ingratitude filiale envers ma bonne Flandre, dit-il, en secouant la cendre de sa pipe. Et j’ai presque tous les défauts, sinon toutes les qualités de ma race. Mais j’ai vécu en Italie… Or, pour tout homme qui a reçu la culture gréco-latine, pour nous Français, surtout, celle terre est une seconde patrie. Vraiment, je ne m’y suis pas senti étranger… C’est peut-être, mon cher Claude, parce que je suis archéologue et non ingénieur, soit dit sans t’offenser, et sans prétendre établir une hiérarchie professionnelle… D’ailleurs, tu as le droit de penser que les ingénieurs rendent plus de service à la société que les archéologues…

— Voyons ! monsieur Wallers, vous vous moquez de moi !

— Ces comparaisons me semblent bien vaines. Chaque pays apporte un élément nécessaire à la civilisation, mais qui nous a donné la civilisation ? Elle est née, comme Vénus, de la Méditerranée, et c’est aux Grecs que tu dois les mathématiques. Les ingénieurs même sont tributaires de Pythagore et d’Euclide. Rome et l’Italie ont recueilli l’héritage grec, et la France après elles…

— Je n’en disconviens pas, dit Claude, mais cet héritage est dispersé maintenant dans tous les musées et dans toutes les bibliothèques du monde. Tout homme en peut prendre sa part, sans franchir les Alpes. Votre amour de l’Italie ne me surprend pas, parce que vous vivez dans le passé, pour le passé, et que les traces du passé, là-bas, vous fascinent… Vous ne regardez pas l’Italie de 1909 ! Elle ne vous intéresse pas…

— Pardon !… pardon !… Je ne suis pas uniquement attentif au passé, puisque je peux vivre à Pont-sur-Deule et m’intéresser au développement industriel de ma ville… J’insiste auprès du conseil municipal pour qu’on ne démolisse pas les vieilles maisons, pour qu’on ne débaptise point la rue au Chapel-de-roses, mais je ne suis pas offusqué par les cheminées des fabriques et les murs — d’ailleurs affreux — des ateliers. Notre petite ville est une bonne artisane, fière et laborieuse, qui s’habille de grosse laine, mais qui a du linge dans son armoire et de l’argent dans sa cassette… Si je vais en Italie, je peux trouver aussi des villes artisanes, commerçantes, industrieuses, dans la vallée du Pô… T’avouerai-je, mon cher Claude, que je préfère leurs sœurs de Grande-Grèce ou de Sicile, déesses mendiantes, princesses ruinées, ou belles filles toutes nues ; celles enfin qui ressemblent le moins possible à Pont-sur-Deule ? Elles me révèlent, ces païennes, ces voluptueuses, ce que tu n’as jamais senti : la douceur de vivre.

Claude répondit en riant :

— Elles vous démoralisent !

— Peut-être…

— Mon oncle, dit Isabelle, arrêtez-vous. Je crains des révélations qui troubleraient ma tante… Elle ne vous permettrait plus d’aller à Naples, tout seul.

— J’aurai Marie pour me rappeler à la sagesse.

— Tant pis ! Ce serait bien amusant que vous fissiez des folies !… Emmenez-moi. Je vous jure que personne ne saura rien.

Mais Wallers, avec une terreur comique, déclara qu’il ne se chargerait pas d’Isabelle.


Vers onze heures, le vieux Meurisse dit à Claude qu’ils pourraient bien reconduire M. di Toma jusqu’à son hôtel.

Le descendant des Atranelli n’avait aucune envie de se retirer. La politesse l’obligea pourtant d’accepter la compagnie du filateur et de Claude. Ce furent des adieux touchants. Angelo n’embrassa pas M. Wallers, mais il lui répéta qu’il le considérait « comme un second père ». Il dit aussi à madame Wallers que la signera di Toma lui serait à jamais reconnaissante d’avoir accueilli son enfant. Jamais orphelin, quittant sa famille adoptive pour une expédition dangereuse, ne fut plus ému qu’Angelo. Pourtant, il devait rester un jour encore à Pont-sur-Deule afin de visiter Sainte-Ursule, l’hôtel de ville et le petit musée municipal.

Il baisa la main de l’ « Infante » qu’il avait fort peu regardée, et lui exprima son immense plaisir de lui montrer bientôt la belle Naples. Et il insinua que madame Van Coppenolle serait aussi la bienvenue.

— Ma mère vous recevra toutes deux comme ses propres filles et vous aurez des chambres superbes, sur le golfe et sur le Vésuve. Je vous promènerai partout, je vous ferai voir des choses extraordinaires, la Naples que les étrangers ne connaissent pas. Et nous irons à Pompéi, à Salerne, à Ravello… Ah ! Ravello, quelle beauté ! Notre palais a encore un petit cloître plein de roses et de citronniers dont le parfum seul est une sympathie !…

— Eh bien, dit Isabelle, avec un soupir, vous réserverez vos chambres, votre palais et vos citronniers pour Marie. Moi, je rentre à Courtrai et je vous souhaite un bon voyage, car je ne vous reverrai plus.

Claude et Marie parlaient tout bas, au seuil de la porte, et l’on entendait Meurisse et Wallers qui riaient dans le vestibule.

Angelo murmura :

— Qu’est-ce qui vous rappelle à Courtrai ?

— Mon mari, mes enfants, ma belle-mère. Je ne suis pas libre, hélas !…

— N’importe ! Je vous reverrai… et peut-être… oui, pourquoi pas… en Italie ?… Vous n’avez qu’à dire : « Je veux ». Quel homme — même votre mari que je ne connais pas ! — résisterait à un ordre de cette belle bouche ?…

— Allons ! ne me détournez pas de mes devoirs !

Elle riait, un peu gênée par le regard d’Angelo.

— Vous ferez la cour à ma cousine, sans succès possible, car elle est vertueuse et elle n’aime que le bon Dieu !

— Est-ce que je pense à votre cousine ? dit-il, avec une sorte de brutalité qui flatta délicieusement Isabelle…

» Quand on vous a vue…

— Les Napolitains ont la mémoire courte et le cœur changeant.

— Je rêverai de vous… Ma pensée vous attirera. Vous serez forcée de venir…

— C’est peu probable.

Il reprit le ton câlin :

— À quelle heure partez-vous ?… Ne puis-je vous saluer à la gare ?

— J’ignore quel train je prendrai…

— J’irai à tous les trains.

— Et vos projets ?… le musée, Sainte-Ursule…

— Au diable les vieilleries gothiques !…

— Et mon oncle Wallers ?

— Je lui ferai dire que je suis malade…

— C’est ça ! vous lui conterez des blagues, à ce brave homme que vous aimez comme un second père.

— Certes, je l’aime…

— Prenez garde ! Voilà Marie…

Et, tout haut :

— Adieu, monsieur di Toma ! Charmée de vous connaître.


V


Le lendemain, sur le quai de la gare, pendant que Marie et Claude choisissaient un compartiment, la bonne madame Wallers employait les minutes d’attente à faire un petit discours qui résumait bien ses sermons :

— Que ce soit ta dernière fugue, Isabelle ! Nous t’avons toujours accueillie et défendue, mais nous ne voulons pas t’encourager à la révolte, et nous te blâmons…

— Je le sais, ma tante, dit Isabelle, qui regardait les « illustrés » de la librairie.

Elle pensait :

« Devant elle, je n’oserai jamais acheter la Vie parisienne… Et il n’y a que ça d’amusant ! »

— Frédéric nous a écrit qu’il te recevrait sans rancune et qu’il tâcherait d’être plus doux…

— Il dit ça !…

— Pourvu que tu montres de la bonne volonté et que tu cesses de critiquer les idées et les façons de sa mère…

— Elle ne cesse de critiquer les miennes !

— Avec raison.

— Avec aigreur.

— Il faut reprendre le gouvernement du ménage que tu as abandonné, par faiblesse et paresse, à madame Van Coppenolle. Ne la supplante pas, tout d’un coup, mais, peu à peu, remplace-la. Surveille les domestiques ; mets les comptes en état ; fais des économies ; occupe-toi des enfants, au lieu de passer des heures à polir tes ongles, à essayer des robes, et à lire des romans ridicules où des femmes ennuyées trompent leur mari…

Isabelle soupira. Jamais elle n’aurait le temps d’acheter la Vie parisienne qui publiait un roman délicieux de Colette Willy et une nouvelle dialoguée d’Abel Hermant… Résignée, elle promena un regard distrait sur le quai sale et humide, sur les rames de wagons au garage, sur les portes des salles d’attente qui battaient lorsqu’un voyageur retardataire arrivait, chargé de valises.

Le reflet d’une pensée secrète passa dans ses yeux glauques.

Madame Wallers demanda :

— Tu cherches quelqu’un ?

— Non, ma tante… Je vous écoute…

— Tu suivras mes conseils ?

— Oui. Dès demain, je vérifierai le livre de la cuisinière, je promènerai les enfants, je tricoterai des gilets pour les pauvres, et je jouerai des valses, le soir, après dîner, pour distraire madame Van Coppenolle et son fils… Après ça, si je ne suis pas heureuse, c’est que votre recette ne convient pas à mon tempérament.

— Tu seras heureuse, dit avec candeur madame Wallers.

Placide et reposée, le menton gras bien au chaud dans les brides de sa capote, elle vanta la félicité des ménages unis, loua son vieil époux qu’elle adorait, et s’attrista en parlant de sa fille.

— Vois, Belle, notre pauvre Marie !… Sa vie est brisée… Et pourtant elle a eu de la patience. Elle a pardonné une fois… Si elle avait été mère, elle aurait pardonné toujours, même en sacrifiant sa fierté de femme… Tu n’as pas connu ces humiliations. Frédéric est incapable de te tromper…

Isabelle eut un sourire aigu.

— Incapable, certainement !

Claude l’appelait. Elle embrassa madame Wallers et remonta dans le wagon. La portière fermée, elle baissa la glace et pencha au dehors son buste serré dans une jaquette de loutre, sa tête coiffée d’une martre fauve comme ses cheveux.

Le train s’ébranla.

— Adieu !… Adieu !

Isabelle agita son mouchoir et madame Wallers répondit par de petits signes. Soudain, la porte d’une salle d’attente s’ouvrit. Un homme, essoufflé, parut, qui avait un pardessus clair, des souliers jaunes, un feutre grisâtre. Il agitait un bouquet de violettes, avec un geste de fureur et de désespoir, comme pour arrêter le train qui filait et dont on ne voyait plus que le fourgon d’arrière…

Alors, Isabelle se rassit, contente…


Les villes se succédaient, pareilles, et continuées l’une par l’autre : des murs gris après des murs gris, des toits de zinc, des toits de verre, des toits de larges tuiles d’un vilain rouge. Le long de la voie, il y avait des petites cours de maisons pauvres, des jardinets où séchait du linge.

Et les murs, les toits, les jardins, le linge, étaient salis par la poussière de charbon, par l’impondérable suie suspendue dans cet air tout barbouillé de fumée.

La fumée qui sortait des mille cheminées industrielles ou ménagères ne pouvait monter. Tout de suite rabattue par le ciel lourd, elle s’étalait, stagnante et diffuse.

— Quel affreux pays ! dit Isabelle. La laideur des choses s’accorde avec la laideur des gens. Toutes ces figures lymphatiques et blondasses me font penser à des lapins albinos roulés dans le charbon.

Elle montrait les groupes d’ouvriers qui regardaient passer le train.

— Vraiment, la race n’est pas belle… Voyez, Claude, ces traits grossiers, ces corps massifs.

— La race n’est pas fine, mais elle est puissante lorsqu’elle ne dégénère pas par l’effet du travail prématuré ou de l’alcool.

Isabelle reprit :

— Il y a beaucoup d’alcooliques parmi nos ouvriers. Mon mari est très dur pour eux. Moi, je les excuse. Ces gens trouvent à l’estaminet ce que le pays ne leur offre pas : la chaleur, le bruit, la gaieté… une bruyante et brutale gaieté…

— C’est vrai, dit Claude. Le Nord, triste, gris et mouillé, incite aux réactions violentes, et la sensualité populaire, la fureur populaire, sont plus animales ici que partout ailleurs. Le Flamand, lent à s’émouvoir, est, quand il s’émeut, une brute redoutable ! Livré à l’instinct, c’est l’homme des kermesses de Teniers, c’est le gréviste de Germinal… Il boit jusqu’au vomissement ; il tape jusqu’à la mort de l’adversaire… Et comme il est, au fond, un primitif, encore près du barbare, il est sincère et point comédien. C’est pourquoi il manque de finesse et d’élégance… Tandis que les gens du Midi, plus civilisés, je vous l’accorde, mêlent du cabotinage à toutes leurs émotions… Rappelez-vous le descendant des barons Atranelli qui trouvait en mon oncle Wallers « un second père ».

— Il est tout de même gentil, dit Isabelle. Et elle revoyait Angelo haletant, désolé, brandissant ses violettes inutiles.

Marie fit observer que les mêmes causes peuvent produire des effets contraires et que la Flandre des kermesses est aussi la Flandre des béguinages. Les âmes qui ne s’épanchent pas au dehors, qui trouvent autour d’elles la monotonie, la platitude, la laideur utilitaire et la jouissance brutale, se réfugient dans la paix domestique ou dans la mysticité. Et elle cita la vieille madame Vervins qui édifiait par ses vertus les béguines de Courtrai et qui écrivait ses rêveries et ses visions comme Lydwine ou Ruysbrœck l’admirable.

Isabelle croyait madame Vervins un peu folle.

— J’ai cessé d’aller la voir. Elle m’ennuie et je la scandalise.

Mais Marie et Claude vénéraient madame Vervins qui était une amie des Wallers et une sainte. Ils se promettaient bien de lui rendre visite le jour même.

Après le défilé dans les salles de la douane et le changement de train à la frontière, Isabelle devint songeuse. Sa figure, toute riante de jeunesse et de belle humeur, ressembla tout à coup à la figure d’une enfant grondée.

Elle regardait d’un œil hostile le paysage qui continue le paysage français et qui paraît différent, comme si la ligne de frontière séparait vraiment deux morceaux du monde. De ce côté belge, un peu avant Courtrai, il y a encore des cheminées, des usines et des hangars, et des écriteaux bleus, et des « réclames », mais, par endroits, c’est tout à fait la campagne, avec des fermes, des pâturages et la verte Lys indolente parmi les bouquets de saules et les champs de lin. Des canaux portent des péniches, gigognes dont la cotte rouge et noire abrite un tas d’enfants barbouillés. Et, surplombant les canaux, des chaussées emmènent vers l’horizon une double file inclinée de peupliers grêles, tremblants, dorés et mêlés de ciel.

Le ciel de Flandre ! Ce n’est pas l’écran bien tendu où les rochers, les villes, les phares, les bateaux, se découpent en masses ou en silhouettes, belles de leur propre beauté. C’est un fluide vivant, une âme éthérée qui joue sur le pays sans relief, sans couleur et sans caractère et lui fait, avec des ombres et des reflets, un visage expressif et changeant comme les heures. Les vieux peintres qui lui donnaient presque toute la place dans leurs tableaux, qui le faisaient si vaste, si tourmenté, si tendre, au-dessus des pâturages et des dunes grisés, ces peintres savaient bien qu’on ne regarde la terre mouillée, la mer livide, et l’arbre tordu, et le moulin, qu’à cause de lui, le ciel !

Par ce jour d’automne, il semblait immense. Sa large courbure, ne trouvant pas de colline où s’appuyer, tombait derrière l’horizon, enveloppant toute la campagne et se confondant avec elle. À la limite de son cercle, il absorbait les formes lointaines des cités, beffrois, clochers, vaisseaux d’église, et les fûts des cheminées colossales, et les croix tournantes des moulins. Parfois, une goutte de bleu trouait sa blancheur uniforme et se diluait aussitôt dans l’épaisseur vaporeuse. El l’on sentait la présence du soleil languissant à une espèce de clarté transfuse, à un insensible frisson pâle qui se propageait avec lenteur dans les couches superposées de la brume.

Et, passé midi, quand le train fut à Courtrai, le soleil, plus fort, glissa un rayon amorti comme un sourire de religieuse. Claude, voyant Isabelle inquiète, lui dit :

— Le soleil vous salue. C’est un bon présage.

Elle descendit la dernière, embarrassée de sa fourrure et de son sac. Frédéric Van Coppenolle s’approcha d’elle.

Il était grand, non pas gros, mais empâté par la quarantaine. Ses cheveux cendrés, ses yeux gris, son allure lourde, son apparence lymphatique, lui donnaient, au premier examen, l’air bonhomme et même bonasse… Dès qu’on lui parlait en face, le regard coupant, la voix brève, déconcertaient l’interlocuteur… Et peu de personnes s’avisaient de le contredire sans nécessité.

Une seule y trouvait quelquefois du plaisir : c’était Isabelle, dans ses mauvais jours de rancune et de caprice.

Les deux époux se tendirent la main d’un geste simultané. Ils ne s’embrassèrent pas. La curiosité de la foule était odieuse à M. Van Coppenolle.

Il demanda :

— Tu vas bien ?… Pas fatiguée ?…

— Non, pas fatiguée du tout… Et toi ?… les enfants ?… ta mère ?

Isabelle prononça ce dernier mot avec effort.

— Moi, je vais bien, comme toujours… Je n’ai pas le temps d’être malade. Jacques est enrhumé… Ma mère le soigne…

Isabelle rougit.

— Elle pourra se reposer, maintenant. Je me chargerai du petit… C’est bien naturel.

— Très naturel, en effet.

Ensuite, M. Van Coppenolle remercia Claude et Marie d’être venus. Il était poli, peut-être sincère, car la présence des deux jeunes gens rendait plus facile la rentrée d’Isabelle au bercail. Les explications délicates étaient retardées ou empêchées. Et cela valait mieux pour tout le monde.


Les Van Coppenolle habitaient, rue des Grandes-Halles, un hôtel tout neuf, en style moderne allemand qui était une chose hideuse. M. Guillaume Wallers l’ayant visité, une seule fois, en conservait un souvenir vivace comme d’une injure personnelle. Bien qu’il estimât Van Coppenolle, il ne pouvait lui pardonner la façade boursouflée et bariolée, la porte en « crapaud bâillant », la véranda ronde comme un œil de cyclope et le dévergondage du toit qui mariait indécemment le pignon gothique au dôme byzantin, et la mansarde française à des ornements de faïence et de brique vernissée !

Frédéric Van Coppenolle, exprimant en pierre, en plâtre et en stuc, sa théorie la plus chère, avait élevé ce monument à la Modernité !

— C’est une infirmité spirituelle et un signe d’impuissance et de vieillissement que de vouer aux reliques du passé une adoration superstitieuse, disait-il. Je ne m’habille pas, je ne me nourris pas, je ne me soigne pas, je ne pense pas comme mon grand-père. Pourquoi me servirais-je de sa vieille maison et de ses vieux meubles qui ne correspondent plus à mes goûts et à mes besoins ? Est-ce qu’il s’est gêné, lui, pour démolir la bicoque de son aïeul et remplacer le mobilier du dix-septième siècle par un solide palissandre dans le goût de la Restauration ?… Mes petits-enfants jetteront bas l’hôtel que je construis, et, d’avance, je les approuve…

Cette doctrine audacieuse n’appartenait pas au seul Frédéric Van Coppenolle. D’excellents artistes la proclamaient en France et en Allemagne, et, quelquefois, leurs tentatives de rénovation artistique prenaient un air de mystifications. Mais certains — non pas tous — certains, parmi les Français, avaient un goût naturel, un sens héréditaire de l’ordre et de l’élégance, une éducation esthétique qui manquaient à M. Van Coppenolle. Ce filateur n’avait pas eu le loisir de se cultiver. Il aimait les arts avec une ingénuité et une intransigeance terribles.

Très germanophile, ayant le respect de la force matérielle et du succès, ses préférences allaient aux décorateurs allemands. Il acceptait, en bloc, le pire et le meilleur de cet art pénible, volontaire, dont la richesse agressive flatte la vanité d’un peuple parvenu. Cependant, il achetait des tableaux à Paris, au Salon d’automne.

Pour édifier l’hôtel et pour l’aménager, il n’avait pas tenu compte du sentiment d’Isabelle, qui protestait comme femme et comme Française. Elle avait aussi, à sa manière, et pour d’autres raisons, le snobisme de la modernité et ne se souciait pas de ressembler moralement à son arrière-grand-père, bien qu’elle n’hésitât point à se meubler, à s’habiller et à se coiffer dans le style du premier Empire, quand la mode souveraine l’ordonnait ainsi. Tandis que M. Van Coppenolle, novateur passionné dans l’ordre industriel, économique et artistique, conservait sur la femme, le mariage et l’amour, des opinions énergiquement réactionnaires.

En rentrant dans sa maison, Isabelle, pour la centième fois, eut l’impression qu’elle n’était pas chez elle, mais chez son mari, chez l’homme qu’elle n’aimait pas, qu’elle raillait par bravade et qu’elle craignait, sans avouer cette crainte. Elle reconnaissait en lui une force — un maître ! — le maître de ce logis fastueux et bourru, confortable et triste. Rien ne révélait l’influence de la femme, rien ne reflétait son âme souple et légère et tendrement sensuelle dans ces salons bleu de nuit ou vert émeraude, dont les boiseries sombres et luisantes rappelaient les fumoirs des paquebots. Par des couloirs ripolinés, peints de nénuphars en frise, Isabelle s’en fut, avec sa cousine, dans la chambre des enfants. Elle était bien émue, et Marie pensa qu’elle affectait à tort, par gaminerie, une indifférence aux devoirs maternels dont certaines gens lui faisaient un crime.

En réalité, Isabelle aimait ses enfants, et elle les eût aimés beaucoup plus s’ils n’avaient pas été la cause innocente ou l’occasion de presque toutes les querelles conjugales. L’esprit autoritaire de Frédéric intervenait dans ces détails d’élevage qui, partout, relèvent du pouvoir féminin. Aussi, les enfants et les scènes de ménage étaient malheureusement associés dans la mémoire d’Isabelle, et l’absence des enfants évoquait, au contraire, pour elle des images de loisir et de paix. Cependant, l’instinct naturel, forcé et gêné par les circonstances, demeurait vivace et se réveillait parfois spontanément. Isabelle, en apercevant son fils, eut un élan sincère et joyeux :

— Mon gros Jacques !

Il était dans son petit lit, et il tailladait des gravures.

— Maman, tu es revenue !…

Et tout de suite :

— Qu’est-ce que tu m’apportes ?

Elle n’apportait rien.

Le mioche fut déçu. Fatigué d’être embrassé, il reprit ses ciseaux pendant que madame Van Coppenolle mère racontait sa maladie avec une abondance d’explications qui agacèrent Isabelle comme un reproche.

Elle dut écouter jusqu’au bout la vieille dame, qui ressemblait à Frédéric, et elle se souvint des conseils de la bonne tante Wallers… « Ne la supplante pas. Remplace-la ! » Madame Van Coppenolle mère n’était pas de ces personnes qui se laissent remplacer. Ses mains masculines avaient une façon de tenir les moindres choses qui était une prise de propriété, et, assise dans son fauteuil, elle y semblait installée, soudée, pour la vie !

La nurse anglaise amena la petite fille, paquet de broderies, de rubans roses et de cheveux blonds. Elle avait trois ans et, déjà, par tous ses traits, par tout son caractère, elle était une Van Coppenolle. Sa mère la caressa sans obtenir des caresses, et l’aïeule dit que l’enfant était excusable, puisqu’elle était déshabituée.

— À cet âge, on oublie si vite !

Alors, Isabelle passa dans sa chambre et se mit à pleurer.

— Tu vois, disait-elle à Marie, ils n’ont pas besoin de moi, ni Frédéric, ni les enfants, et, si je n’étais pas revenue, leur vie aurait continué, tranquille et toujours pareille. Je ne les aime pas comme je voudrais les aimer, — mais eux, ils n’ont pas même le désir de m’aimer ! Je leur suis étrangère.

Marie la consola.

— Tu oublies que les enfants sont légers, égoïstes, variables. Ils aiment ceux qui sont là, tant qu’ils sont là… Mais, en grandissant, ils s’attachent… Fais-leur crédit de quelques années.

— Oh ! Marie, je vais être malheureuse. Tout m’oppresse ici, tout, cette maison, ces meubles, et le pays, et le climat, et les discours de Frédéric et les silences de ma belle-mère, et ces carillons si tristes que j’entends, la nuit, quand je ne dors pas, auprès de mon mari qui dort… J’arrive à peine et le froid m’entre dans l’âme. Je t’en prie, parle à Frédéric, dis-lui que je suis malade, que tu veux me soigner, me garder… Emmène-moi, là-bas, en Italie…

Elle s’obstinait, puérilement, dans ce désir de voyage qui démentait ses résolutions et ses promesses et Marie eut grand’peine à la calmer.

L’attitude de madame Van Coppenolle mère donna au déjeuner une froideur cérémonieuse. Frédéric affectait de ne pas voir les yeux rougis de sa femme et il était, avec elle, ni plus ni moins aimable qu’à l’ordinaire. Il parla du voyage de M. Wallers à Pompéi, et, à ce propos, il renouvela la querelle des anciens et des modernes. La prétendue beauté antique le laissait indifférent, lui, homme du vingtième siècle ; il regardait du côté de l’avenir, vers les créateurs de formes et de rythmes nouveaux, vers les édifices de fer et de cristal, de faïence et de brique aux couleurs gaies qui composeraient les cités futures. Le gris linceul vésuvien pouvait ensevelir Pompéi, Frédéric Van Coppenolle n’irait pas troubler dans son repos ce pauvre squelette de ville !

— Je ne donnerais pas un sou aux archéologues, mais je paierais largement les artisans et les artistes qui renouvelleraient les cadres usés de la vie.

Sa voix sonnait durement dans la salle à manger aux boiseries d’obscur palissandre, aux tentures d’un vert exaspéré, au lustre de cuivre étincelant, pareil à la couronne de Charlemagne, et il expliquait ses théories avec un ton d’autorité et de certitude qui les rendait insupportables comme un défi.

Claude et Marie respirèrent quand ils furent seuls dans la rue, seuls ensemble. Tout le bien qu’ils avaient dit de M. Van Coppenolle, leur revenait à la mémoire, et ils étaient un peu confus, un peu déçus, et bien plus indulgents pour l’épouse révoltée.

— Comme Frédéric est devenu sec et tranchant ! dit la jeune femme.

— Dès qu’il se range à mon opinion, j’ai envie de le contredire, fit Claude… Ah ! son regard, sa voix, ses doctrines, ses meubles, sa maison !… Pauvre Isabelle !

— Vous la plaignez, et, pourtant, vous l’avez ramenée à la prison conjugale ! Mais l’avenir montrera bien si le ménage Van Coppenolle peut durer… Maintenant, oublions-le… Allons voir de très vieilles choses et des gens bien inutiles. Ça nous changera…

Marie Laubespin sourit. Elle sentait Claude plus doux et plus gai que la veille, heureux de cette faveur innocente qu’elle lui avait accordée, et, résigné, croyait-elle, à la séparation inéluctable.

Elle-même avait épuisé toute sa force de sévérité, et, protégée par la pensée du départ prochain, elle goûtait sans remords le plaisir d’être seule avec l’ami de son enfance.

« Je l’aime vraiment beaucoup, se disait-elle en le regardant. Il ne soupçonne pas que j’ai pleuré, hier, sur le chagrin que je lui faisais… Ah ! qu’il soit enfin raisonnable, qu’il sente le prix de ma tendresse de sœur, qu’il ne souffre plus, jamais plus ! »

Elle le comparait à Van Coppenolle et lui trouvait les mêmes qualités pratiques, la même froide énergie, avec plus de souplesse intellectuelle et une chaleur d’âme qui manquait à Frédéric. Elle lui savait gré de n’être pas toujours et uniquement l’homme des chiffres, d’aimer, comme elle, les vieilles choses émouvantes.

Quant aux « gens inutiles », elle doutait que Claude les aimât autrement que par boutade et pour réagir contre les Van Coppenolle. Encore fallait-il définir ce qu’on appelle « inutilité »…

Côte à côte, du même pas, ils marchaient sur les petits pavés ronds qui fatiguaient un peu Marie ; Claude, tous les cent mètres, devait ralentir le pas. Alors, il souriait à sa compagne et il songeait qu’il la porterait bien, dans ses bras solides et contre son ferme cœur, tout le long du chemin et tout le long de la vie.

Mais elle ne voulait pas être portée. Elle voulait marcher seule sur les durs cailloux et se meurtrir les pieds, sans avouer qu’elle était faible et qu’elle avait mal. Et Claude ne pouvait rien, que la suivre.

Il la suivait, caressant des yeux la robe grise et la toque de chinchilla douce sur les cheveux blonds comme une peluche argentée où resterait un peu de neige.

Les jeunes gens traversèrent la grande place où l’hôtel des postes, tout neuf et gothique, élève un beffroi doré en face du vieil hôtel de ville. Isolée dans un square, une tour de briques porte cinq clochetons d’ardoises et une draperie haillonneuse de feuillage automnal mi-parti rouge et vert. Et, partout, dans les maisons, dans les églises, dans les jardins, la volonté des hommes et la fantaisie de la nature reproduisent cet accord joyeux du rouge et du vert, atténué par le gris ambiant de l’atmosphère.

Rouges sont les péniches sur la verte Lys qu’enjambe un pont de pierre ; rouges, avec des croisées vertes, les maisons des petites rues autour de l’église Saint-Martin et du Béguinage. Et le Béguinage même, où Claude et Marie pénétrèrent librement, à la fraîcheur d’une aquarelle humide.

Une cour triangulaire, une pelouse, une statue de sainte sous un acacia, des géraniums dans le gazon ; des deux côtés de la cour, des maisonnettes basses d’un blanc pur, avec des fenêtres vieillottes à tout petits carreaux, peintes en vert, ce même vert qu’ont les jeunes feuilles des tulipes… Les grands toits rouges, aux pentes inégales, semblent adossés à l’église Saint-Martin, et c’est d’eux que le beau clocher paraît sortir, gris comme un ramier, moiré de mauve par le crépuscule, enjolivé de boules, de pointes ouvragées, de girouettes d’or sur ses clochetons bulbeux.

Avec trois couleurs, on pourrait peindre ce lieu, humble et puéril ainsi qu’un pensionnat pour de vieilles enfants très sages. Un peu de rouge, un peu de vert, un peu de gris pour les fonds, les blancs mêmes du papier. On n’aurait pas besoin de placer, devant la chapelle, à gauche, sous le porche de brique, une béguine noire et blanche comme une hirondelle fatiguée. L’âme du Béguinage s’exprimerait par la simplicité de la composition, par la crudité enfantine des couleurs, par la tranquille tristesse du ciel sur le clocher d’ardoise…

Claude et Marie ne s’attardent pas à regarder derrière la vitre, sous le porche aux colonnes torsadées, le Christ espagnol vêtu de pourpre et qui saigne horriblement, entre deux anges suaves, bleu tendre et rose tendre, dont l’un tient un grand mouchoir. Les jeunes gens vont, par les ruelles tournantes, où l’herbe croit entre les maisonnettes blanches, vertes et rouges. Des noms latins sont inscrits sur les portes. Dans un enclos gazonné, des linges étendus rappellent les lits chastes et les cercueils. Et voici l’huis Sainte-Genovèfe où loge madame Vervins…


C’est encore un souvenir d’enfance qui réunit Claude et Marie : ce Béguinage, cette ruelle, cette maison rouge que précède un jardinet humide, pleins d’asters mauves et de gros dahlias couleur de sang séché. Un soir de grandes vacances, madame Wallers les amena, tous deux, chez la dame fluette et noire qu’on appelait déjà la « sainte ». Les deux mioches avaient grand’peur de cette dame qui leur parut très vieille, avec sa voix faible, ses yeux fiévreux, ses mains décharnées. Elle leur parla, cependant, comme une dame ordinaire, comme une bonne amie de leurs mamans, et ils remportèrent de cette visite deux petites croix émaillées et une rose de Jéricho… Marie conserve la croix émaillée. Claude a perdu la sienne, depuis longtemps.

Plus tard, ils revinrent au Béguinage et ils comprirent ce qu’était madame Vervins. Veuve à cinquante ans et très riche, elle avait quitté le monde après la mort de ses enfants et de son mari, et, ne se croyant pas digne d’entrer au couvent, parmi les vierges consacrées, elle était devenue la pensionnaire des béguines. Là, réalisant un rêve ancien, elle étudia les mystiques et les imita par sa ferveur, par ses austérités, par son goût de la plus haute théologie. Et ses directeurs virent renaître en elle l’âme des grandes abbesses du Moyen âge. On prétendit même qu’elle était favorisée de Dieu, qu’elle avait des visions et des extases et qu’elle les racontait en des poèmes mystérieux dont l’ardeur éclatante et sombre rappelait Catherine Emmerich. Mais elle cachait à tous ces œuvres connues seulement de quelques prêtres et qu’on publierait sans doute lorsque madame Vervins dormirait dans le cimetière du Béguinage.

Elle était très âgée, maintenant, et personne n’était admis près d’elle, sauf les Wallers, ses vieux amis, et Claude, fils de sa filleule qu’elle avait beaucoup aimée.

Sœur Joanna, la béguine qui soignait madame Vervins, ouvrit le judas de la porte verte, et, reconnaissant Marie et Claude, les fit entrer dans le jardinet.

— Sœur Joanna, je repars tout à l’heure. Puis-je saluer madame Vervins ?

La béguine secoua sa tête grosse et rougeaude que la coiffe ennoblissait. Et elle expliqua que la chère sainte était tombée en faiblesse, dimanche dernier, qu’elle ne prenait plus de nourriture et que son âme, tirant sur les liens corporels, s’était à demi libérée… Madame Vervins habitait déjà le paradis…

Claude voulut se retirer. Alors, sœur Joanna déclara qu’il pouvait bien revoir la « sainte » encore vivante et que, peut-être, elle lui parlerait… Marie insista :

— Nous ne ferons qu’entrer et sortir, dans le plus grand silence.

Elle persuada son ami et ils montèrent le petit escalier, derrière sœur Joanna.

La petite chambre de madame Vervins, basse de plafond, avait deux fenêtres sous des stores empesés. Des rideaux en calicot blanc dissimulaient la couchette de l’alcôve. Un Christ d’ivoire et d’ébène dominait le prie-Dieu et, sur la cheminée, il y avait une Vierge en plâtre.

Réverbérée par ces blancheurs, la froide lumière se concentrait sur le fauteuil garni d’un oreiller blanc. Madame Vervins, renversée dans l’oreiller, était rigide, immobile et diaphane. La cloison des narines semblait traversée par le jour ; les paupières baissées étaient fines comme des pétales flétris ; et cette tête de vieille femme, sertie d’argent par deux minces bandeaux, était déjà une chose précieuse et digne du reliquaire.

Marie s’agenouilla près du fauteuil et baisa la main délicate et desséchée. Elle parla tout bas, comme à l’église.

— Je vais partir très loin, avec mon père… J’ai désiré vous revoir et vous demander une pensée, une prière pour moi…

Et plus bas encore :

— Pour moi et pour ceux que j’aime. Vous que Dieu écoute, obtenez peur moi… pour eux… la paix !

Elle prononça ce mot avec une gravité douloureuse, parce que les êtres jeunes préfèrent le bonheur à la paix, et que Marie n’osait demander le bonheur.

Madame Vervins regarda les beaux yeux tristes qui la suppliaient et elle répondit :

— Je prierai pour toi.

Une douceur indéfinissable se répandit comme une onde sur le visage ciselé par la mort prochaine.

Claude, à son tour, s’avança et mit un genou sur le carreau glacé. Il était au niveau de Marie :

— Et moi, dit-il, ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis le fils de Madeleine, votre filleule…

Madame Vervins ne parut pas l’entendre. Elle le regarda, profondément, puis elle revint à la jeune femme.

— Ton fiancé !… Tu es venue avec ton fiancé !… Ta mère m’avait dit que tu te marierais bientôt, petite !… Mais tu es trop jeune… et lui… et lui…

Le passé, le présent, se confondaient dans sa mémoire expirante. Elle croyait être au jour ancien où Marie lui avait annoncé ses fiançailles.

La jeune femme balbutia :

— Ce n’est pas mon fiancé, madame, c’est Claude… Claude Delannoy…

Madame Vervins répéta :

— C’est Claude, ton fiancé !

Sa figure retrouvait peu à peu la pâleur et la rigidité du cadavre. Ses paupières s’abaissèrent ; ses mains glissèrent, et sa voix, plus lointaine, dit encore :

« Allez en paix, pauvres enfants ! Je prierai pour tous deux. »

Sœur Joanna fit un signe. Claude se releva, entraînant son amie qui défaillait…

Dehors, dans la ruelle brumeuse où le soir violaçait les murs de briques, sur les pavés luisants, ils marchèrent, Claude tenant toujours le bras de Marie. Des lampes s’allumaient derrière les petits carreaux voilés, et la cloche sonnait, lente, lente…

Claude dit enfin :

— Marie, ceux qui meurent en Dieu voient peut-être l’avenir… Une sainte nous a fiancés… Dans ce monde ou dans l’autre, vous serez mienne… Ne protestez pas ! Ne parlez même pas… J’ai peur des mots que vous diriez, par scrupule, et qui ne seraient pas sincères, peut-être… Ne gâtez pas cette minute merveilleuse… Ou bien que votre cœur réponde, s’il a compris ?

Il sentit qu’elle s’appuyait à son épaule :

— Claude !… Votre cœur à vous ne comprendra-t-il pas ?… Il faut que je vous fuie, parce que… parce que…

Elle gémissait, Claude se pencha et baisa le reflet du ciel dans ses yeux en larmes…


VI


Gare d’Arras, 10 décembre.

Marie bien-aimée, vous êtes partie ! Le train vous a emportée, et il me semble qu’il a passé sur ma poitrine. J’ai regardé la lanterne d’arrière s’évanouir dans la nuit, et je suis rentré au café de la gare où je vous écris sur ce mauvais papier. La plume tremble, et voilà que l’encre s’étale… Personne ne me regarde. J’ai mis ma main gauche sur mes yeux. Vous seule saurez que je pleure…

Je n’ai pas honte, Marie. Ma douleur est en moi, telle une compagne intérieure qui va vivre de ma vie et qui me parlera de vous. Je l’accueille courageusement, mais je ne suis pas encore accoutumé à elle… Demain, je souffrirai autant que ce soir, mais je ne pleurerai plus.

Ô Marie, Marie, qui êtes mienne et qui vous refuserez toujours, Marie lointaine, Marie trop prudente, souvenez-vous de Courtrai ! Jamais, depuis ce soir divin, vous n’avez consenti à répéter l’aveu que j’avais cueilli sur vos lèvres… Vous voulez que notre amour demeure enveloppé de silence, et votre âme scrupuleuse redoute les paroles comme si c’étaient des baisers. Mais, quand vous serez bien loin de moi, rassurée par la distance, devenez moins sévère ; faites-moi la charité d’un mot tendre. Je vivrai huit jours de ce mot-là.

Au revoir, Marie ! Puissiez-vous n’être pas trop fatiguée ! Vous trouverez à Naples cette lettre qui va vous suivre et qui vous dépassera, puisque vous perdrez une journée à Rome. Écrivez-moi. Racontez-moi tout. Faites-moi voir le pays, les choses, les gens. Aidez mon imagination amoureuse et inquiète à me représenter votre vie, là-bas… Et n’oubliez pas Courtrai !

Je baise vos chères mains.

CLAUDE.

Selon votre désir, je ferai porter des violettes sur la tombe de madame Vervins.

Naples, 16 décembre.
Mon cher Claude,

Je trouve, en arrivant, votre lettre d’Arras. Elle m’émeut infiniment et j’y veux répondre tout de suite, bien que les minutes me soient comptées. Je n’oublie rien ; je pense à vous ; et si mes pensées ne s’expriment pas toujours dans la forme que vous souhaiteriez, si je vous parais prudente, ou timide, ou froide, à votre tour, mon ami, souvenez-vous de Courtrai.

MARIE.

Par télégramme :

Reçu lettre. Vous supplie donner détails précis sur tout. Idées absurdes me tourmentent. Pourquoi rester à Naples ? Quand irez-vous à Pompéi ? Votre triste

CLAUDE.
Naples, 20 décembre.
Mon cher Claude,

Je reçois votre dépêche et je me demande si vous devenez fou ! Quelles sont ces idées absurdes qui vous tourmentent ? Vous désirez que je quitte Naples et que j’aille à Pompéi ? Hélas ! je ne saurais vous satisfaire. Il pleut à torrents depuis une semaine : il pleut comme il a plu à Sienne, à Pise, à Rome, comme il pleut sans doute en Flandre. Et papa, désolé, ne veut pas que Pompéi, enlaidie par les averses, le brouillard et la boue, me déçoive comme Naples m’a déçue…

Je n’ai pu vous écrire hier, car je n’ai pas eu un instant de solitude et de silence. Aujourd’hui, papa est allé chez la duchesse d’Andria qui est une femme exquise et un écrivain de talent. S’il s’arrête, au retour, chez Mathilde Serao, je ne le reverrai qu’à la nuit, car la romancière du Pays de cocagne l’intéresse passionnément. Je n’accompagne pas mon illustre père. La fatigue est un bon prétexte pour excuser ma sauvagerie.

Vous voulez des détails précis sur les gens et les choses… J’essaierai de vous contenter, parce que je vous aime beaucoup — et même beaucoup trop ! — quoique je ne sache pas vous le dire…

Prenez le plan de Naples, celui du Baedeker que nous avons acheté ensemble à la gare de Lille et que je vous ai laissé afin que vous puissiez me suivre, jour par jour, kilomètre par kilomètre. Cherchez le quai Caracciolo. J’habite là, tout près de ce grand jardin public qu’on appelle la Villa Nazionale. C’est le quartier des étrangers, vide le jour, sinistre le soir, animé vers cinq heures par le défilé des voitures qui font la promenade obligatoire sous les regards des jeunes snobs.

Donna Carmela di Toma, mon hôtesse, tient une pension modeste, inconfortable et peu achalandée. Le descendant des barons Atranelli ne nous avait pas révélé ce secret de famille.

Le soir de mon arrivée, j’ai traversé, en voiture, de grandes rues bien régulières, dallées de lave, sillonnées de tramways électriques, encombrées de charrettes et de petits fiacres malpropres. Les lampadaires électriques bleuissaient la nuit mouillée. Les boutiques, éblouissantes de clarté brutale, jetaient un dur reflet sur la foule hâve, nonchalante et guenilleuse. On devinait des coupures de ténèbres dans les blocs épais des maisons, des impasses, des ruelles grouillantes. Les coups de timbre, le grincement des trolleys, le bruit des roues, les cris des marchands, m’étourdissaient… Et j’étais écœurée par l’odeur d’huile chaude qu’exhalent les cuisines en plein vent.

Des femmes au chignon pointu, aux larges boucles d’oreilles, les épaules couvertes d’un petit châle, s’en allaient, traînant des pantoufles éculées dans la boue… Des gamins sans chemise, la culotte retenue par une ficelle, sales, sales, horriblement sales, couraient près de notre voiture, quémandant des sous et levant leurs pauvres petits visages d’enfants rachitiques, aux yeux insolents, câlins et tristes.

Et puis, dans le quartier commerçant de Toledo, devant les cafés, il y avait encore des femmes en châle et des enfants déguenillés, mais aussi de jeunes bourgeois de la ville, vêtus comme Angelo di Toma, avec ce même faux-col brillant, ces mêmes manchettes démesurées, ce même feutre gris clair enfoncé, un peu en arrière et de côté, sur les cheveux d’un noir terrible… Beaucoup de faces olivâtres, presque vertes, des types espagnols et sarrazins, et quelquefois un personnage au grand nez comique et spirituel, attestant la parenté de race avec Polichinelle.

Aux carrefours encombrés, la voiture avançait lentement ou s’arrêtait. Alors, les beaux messieurs nous regardaient fixement, papa et moi, sans gêne, et peut-être sans intention désobligeante. Mais tous ces regards noirs, directs, veloutés, m’horripilaient ainsi qu’un contact physique…

Angelo et Salvatore di Toma suivaient dans une autre voiture. Leur mère, très souffrante, avait dû se coucher et elle ne pouvait nous recevoir elle-même. Mais Angelo qui sait tout faire avait fait le maître de maison ; il nous avertit, avec candeur, qu’il avait choisi nos draps — des draps à dentelle ! — et commandé le dîner… car nous dînons à part, les autres pensionnaires n’étant pas dignes de nous être présentés.

Nous arrivâmes. Un garçon de seize ans, maigre comme un chat de campagne, saisit une des malles et l’emporta sur son dos. Je crus qu’il allait périr écrasé. Salvatore me rassura : « C’est un de mes modèles : un corps d’acier, tout en nerfs et en muscles… Il gagne quelques sous à porter des bagages… et, le reste du temps, il fait le voyou sur le port, parce que de travailler ça le fatigue !… Il a une force inouïe, mais elle est dans sa tête, vous comprenez, dans sa volonté… Alors, ça ne dure pas. Ça ne vaut que pour un effort… » Le garçon d’acier, ayant déposé la malle sur le palier du second étage, tendit la main. Papa donna une demi-lire. Aussitôt, le visage du garçon prit une expression tragique : la surprise, la colère, la douleur, l’effroi, se peignirent sur ce masque de voyou malicieux… Papa voulut ajouter un sou. Mais Angelo interpella le porteur mécontent qui retrouva instantanément son sourire, mordit la pièce pour l’éprouver, et s’en alla en sifflant…

Le vestibule de l’appartement était sombre, et une seule lampe brûlait devant un tableau représentant saint Antoine. Une grosse femme échevelée, au profit classique, ceinte d’un tablier bleu, s’élança sur moi, saisit mon sac et mon parapluie… Des sons rauques raclaient son gosier. C’était Nunziata, la cuisinière, qui annonçait un fâcheux événement. La femme de chambre, Carulina, qui aurait dû nous attendre, nous installer et nous servir, était partie… Oh ! pas pour bien longtemps !… une heure au plus… Mais on pensait que les Français s’attarderaient à la gare et Carulina n’avait pas cru mal faire en courant jusqu’à la place Barbaia, chez la sorcière… La pauvre se mourait de crainte, depuis qu’elle avait renversé le saladier, car le saladier contient la salade, la salle est imprégnée d’huile et tout le monde &ait que l’huile renversée porte malheur.

Angelo et Salvatore qui commençaient à se fâcher excusèrent Carulina. En effet, la chose était grave !… L’huile renversée !… On ne plaisante pas avec les présages… Au même moment, Carulina parut, non moins échevelée que la cuisinière, et non moins abondante en gestes et en discours. La fattuchiara l’avait rassurée par je ne sais quelle opération cabalistique… Et nous eûmes enfin le loisir de dîner.

La salle à manger des Toma n’a pas de cheminée, mais elle a un poêle. Ce poêle est mis pour la décoration. On ne l’allume jamais, parce que ce serait avouer qu’il fait froid à Naples et que ça discréditerait le pays devant les pensionnaires étrangers. On nous servit un potage aux moules, l’inévitable macaroni, des boulettes de viande hachée, une salade verte et dure, des oranges grosses comme des boulets et de petits pots d’une crème brune que Salvatore nous recommanda…

— C’est exquis… la friandise purement napolitaine… Sanguinaccio… Goûtez, madame, goûtez !

Il m’offrait la becquée avec une petite cuiller. Je m’informai prudemment.

— Qu’est-ce que c’est le sanguinaccio ?

— Une crème de chocolat, cannelle et sang de cochon.

Du boudin au chocolat ! Le cœur me lève… Je remercie le bon Salvatore qui continue de sourire, la cuiller à la main. Une orange me suffira.

Mais que vois-je ?… Papa, oui, papa, qui attaque le pot de sanguinaccio et qui goûte l’horrible mixture… Il ferme les yeux, réfléchit :

— Il ne faut pas avoir de sots préjugés quand on voyage, Marie ! Cette crème, eh bien, ce n’est pas mauvais du tout !

Papa, lui si gourmand, lui si difficile, lui qui fait trembler nos cuisinières, à Pont-sur-Deule !… Il a mangé des kilomètres de macaroni ; il a bu le vin épais qui violacé le fond des verres ; il absorbe maintenant le sanguinaccio !… Rien ne le rebute. Tout le divertit. Tout lui plaît. Il loue les talents et le profil de la cuisinière qui lui rappelle Déméter indignée.

— Eh bien, qu’as-tu ?… me dit-il. Pourquoi me regardes-tu d’un air consterné ?… Tu ne m’avais jamais vu en voyage ?… Je suis comme ça… En Italie surtout… Je serais honteux de manger à la française et de me loger à l’anglaise… En Italie, je deviens Italien…

Les deux frères di Toma s’exclament ! Vont-ils embrasser papa ?… Avec un bon sourire, mon père raconte des histoires de son premier séjour, — il y a trente-cinq ans ! Son regard va loin, loin, dans le passé… et il murmure :

— Le dialecte de Naples réveille un écho dans ma mémoire… Et c’est ma jeunesse qui répond.

Carulina, qui sert le café, est en extase. Ses yeux de chatte moqueuse s’attendrissent. Elle fait des petits signes d’approbation… Et, tout à coup, elle laisse tomber une assiette…

Angelo crie :

— C’est la troisième depuis hier…

Mais Carulina n’est pas émue. Elle ramasse les débris sans cesser de regarder papa…

… Et voilà ma première soirée à Naples, mon cher Claude.

Le lendemain, dès mon réveil, je courus à la fenêtre.

Carulina, qui avait ouvert les persiennes, m’invitait à contempler le panorama :

— Voyez, madame !… Cette colline, à droite, c’est Pausilippe… Et là, à gauche, cette tour dans la mer, c’est Castell’Ovo… Et, après, c’est le port et ce sont les villes vésuviennes… Portici, Résina, Torre del Greco, Torre-Annunziata… et la péninsule de Sorrente… Et le Vésuve, madame, le Vésuve !…

Je ne voyais rien qu’un large quai, noyé d’eau ; à droite une longue silhouette grise, couchée dans la mer, et, à gauche, un tas de maisons très laides, en paquet, les unes sur les autres, dégringolant jusqu’au Castell’Ovo qui est une bien petite Bastille. L’arête de rocher, qui coupe Naples en deux et descend de Pizzo-Falcone au quai de Santa-Lucia Nova, me cachait la plus grande partie de la ville et presque toute la concavité du port… Mais, à travers les gazes grises de la pluie, je devinais la faucille du golfe, dont la pointe extrême est Sorrente, des montagnes foncées et un tronc de cône bleu sombre, strié de brun, écrasé de nuages… Le Vésuve !

C’était le Vésuve ! C’était la baie de Naples ! le paysage célèbre, trop célèbre, trop vanté, trop chanté, trop photographié, trop peint ! le paysage que nous avons vu sur tant d’albums, sur tant d’affiches, dans les presse-papiers en cristal, dans les lentilles grossissantes des porte-plume, sur la couverture des romances, sur les abat-jour en lithophanie de nos grand’mères ?… Ce paysage, le bleu de la mer, le bleu du ciel, le grand pin parasol au premier plan, l’horizon qui file entre les branches, la ville étalée en bas, le Vésuve au fond, la fumée en panache… je me rappelais cette image, et des poèmes, et des chansons. C’était ça le « fortuné rivage » cher à Lamartine, c’était ça, dolce Napoli, suol ridente !

Il pleuvait ! la mer Tyrrhénienne blanchissait contre les récifs de Capri. Au bout de la Villa Nazionale, dans ce petit port de la Mergellina, les barques échouées ressemblaient à des coques de moules vides.

Découragée, je fermai la fenêtre et je pensai à vous, mon cher Claude, qui me croyez toute joyeuse et ivre de bleu, comme une alouette !

Je revis papa au déjeuner. Il était allé au musée et chez quatre ou cinq amis intimes dont j’entendais les noms pour la première fois. Il avait acheté un bouquet d’iris et de capillaires et deux douzaines de cartes postales. Il manqua se fâcher parce que je regardais son pardessus tout ruisselant. — La pluie des pays qu’on aime ne mouille pas ! — Et je commence à sentir que papa aime l’Italie d’un amour obstiné, partial, aveugle, pour des raisons qui ne sont pas toutes archéologiques ou esthétiques. Quels souvenirs a-t-il donc gardés de Naples, souvenirs tels que sa passion résiste aux averses et au ciel boudeur ?

Donna Carmela, notre hôtesse, allait un peu mieux. Elle voulut se lever et présider notre table. Quand elle parut, appuyée au bras d’Angelo, papa et moi nous fûmes stupéfaits par l’extraordinaire ressemblance de la mère et du fils. Donna Carmela est abîmée par l’âge et l’embonpoint, mais elle a les beaux traits d’Angelo avec un teint plus pâle, des cheveux plus sombres et la sévérité superbe d’une Livie. Le deuil qu’elle porte lui interdit toute fantaisie de toilette d’un goût par trop napolitain. De son esprit et de son caractère, je ne saurais rien vous dire : elle parle à peine le français. Pourtant, je la crois douce par indolence. Elle doit adorer ses fils, surtout le cadet, cet Angelo qui lui ressemble et qui règne en despote — en despote bon enfant — sur toute la famille.

Je ne sais s’il travaille beaucoup, M. Angelo ! Il se lève tard ; il flâne ; il fume des cigarettes et c’est dans l’après-midi seulement qu’il rejoint son frère à leur atelier commun du Pausilippe. Salvatore le gronde quelquefois, mais il est indulgent et tendre jusqu’à la faiblesse.

La nature, si clémente pour donna Carmela et pour Angelo, a été cruelle pour Salvatore. C’est un homme petit, large, un peu contrefait. Ses cheveux, rudes et bouclés, sont presque gris autour du front. Ses yeux ont l’éclat de l’émail dans une face écrasée et douloureuse ; et il me fait songer à un Othello très doux, un Othello sans amour ni jalousie.

Êtes-vous satisfait, Claude ? Vous connaissez maintenant « les gens et les choses » qui sont mêlés à ma vie. Mais vous ne connaissez pas mon cœur, puisque vous êtes inquiet — ce qui m’offense — et malheureux… ce qui m’attendrit…

Ayez confiance en moi. Votre

MARIE.


22 décembre.

Mon cher Claude, je suis seule chez madame di Toma. Mon père est parti, hier, pour Pompéi et je ne sais quand je pourrai l’y rejoindre… L’autre jour, au musée, dans les petites chambres où sont les vases et les bijoux pompéiens, il m’a déclaré :

— Le temps est abominable ; et ce qui est plus grave, l’auberge de la Lune, où nous devons loger, est pleine de monde… Je trouverai une chambre pour moi, mais, toi, ma pauvre enfant, tu ne peux vivre dans un taudis. Laisse-moi partir en avant et préparer notre gîte… D’ailleurs, je suis annoncé… On m’attend…

Je me suis résignée. Papa m’abandonnait. Il ne résistait plus à la séduction de cette Pompéi qui hante ses rêves, dont il parle comme il parlerait d’une femme aimée. Il m’a confiée aux bons soins de donna Carmela, d’Angelo et de Salvatore, et il est parti, pour la gare, en voiture découverte, rayonnant de joie, sous un parapluie considérable, un vrai parapluie de Sylvestre Bonnard que je lui ai acheté moi-même dans un magasin de la Chiaia… Et j’ai compris que vents et tonnerres ne sauraient effrayer un archéologue passionné, parce qu’un archéologue passionné voit surtout dans les paysages les murs croulants, les pots cassés et les vieux cailloux. Papa, vêtu d’un imperméable et coiffé d’une casquette de chauffeur, erre dans les ruelles de Pompéi, sous l’averse qu’il ne sent pas. Si Pompéi était submergée par la mer, il s’y promènerait en scaphandre.

Et me voilà seule, Claude, bien mélancolique, seule dans cette grande chambre d’une somptuosité misérable qui a un plafond peint à fresque, de colombes et d’amours. Je contemple avec horreur la pyrogravure de l’armoire viennoise, les coquilles d’or sur les panneaux en tôle du lit, les baldaquins en damas de coton rouge qui se tortillent, au-dessus des fenêtres, lourds de franges, de pompons et de glands… Tout mon mobilier est ainsi, moulures, ciselures, enluminures, festons et astragales, — et de la poussière dans les creux…

Il pleut toujours… Dehors, une carriole de maraîcher, traînée par un vif petit âne, fait retentir les dalles du quai. Des bersaglieri viennent de passer, musique en tête. Et, maintenant, un piano mécanique casse en petits éclats la chanson vulgaire et caressante :

Dors, Carmè ! le meilleur de la vie, c’est dormir !…

Et j’ai envie de suivre le conseil du poète napolitain. J’ai envie de fermer les persiennes, de me mettre au lit et de pleurer, sans raison, sans contrainte, comme une petite fille punie, de pleurer jusqu’à m’endormir…

Hélas ! je ne suis pas faite pour le voyage et le déracinement. Je suis une casanière, une maniaque, une jeune femme devenue une vieille fille, malgré le mariage néfaste, la maternité malheureuse, l’amour qui s’offre et que je ne puis accueillir… Mon âme est un rosier dont la fleur sèche avant d’éclore… Mon destin, c’est de vivre à Pont-sur-Deule et non pas à Naples ; de filer la laine de mes songes, dans l’ombre du foyer, au lieu de perdre des jours et des jours ici où tout me gêne et me repousse…

Au revoir, mon ami. Je dois écrire encore à maman et à notre Isabelle qui se plaint toujours et qui m’envie… Si elle me voyait !…

MARIE.


VII


La maison de Salvatore, penchante au flanc du Pausilippe, était bien belle quand on l’apercevait de la mer. Les Allemandes sentimentales qui louent des barques à la Mergellina, pour l’excursion classique du Cap, ne manquaient jamais de la montrer à leur époux avec un « Ach ! » d’émotion… Car c’était vraiment une maison pour l’amour, ce cube de pierre, couronné de balustres, et qui brillait dans le noir feuillage hivernal comme une orange sanguine…

Mais quand on la voyait de la route, et de près, la maison de Salvatore n’était point belle. Au bout d’un maigre jardin planté d’artichauts et de salades et loué aux habitants du villino mitoyen, la bâtisse négligée depuis longtemps montrait la misère emphatique de moulures, de colonnes, de frontons peints en trompe-l’œil sur un fond rougeâtre. Les pluies de nombreux hivers avaient lézardé les plâtres et décoloré les stucs. Une famille, redoutablement prolifique, transformait le premier étage en lapinière et décorait les fenêtres de paillasses à carreaux, de torchons sales, de langes malodorants et de bas rayés jaune et vert. Les piailleries des enfants ne gênaient pas Salvatore qui avait transformé en atelier le rez-de-chaussée de la maison. Il y venait aisément de Naples, par le tramway du Pausilippe.

Angelo et Marie traversèrent le jardin, et le jeune homme se mit à crier :

— Oi !… Tore !… Tore !

Une voix répondit, de l’intérieur :

— Angè !…

Et la porte s’ouvrit, et Salvatore parut, en blouse d’atelier, les mains grasses de terre.

— Donna Maria ! — Il appelait parfois la jeune femme par son prénom, à la mode napolitaine.

— Donna Maria ! vous êtes venue aussi !… Vous excuserez la pauvreté du logis, la simplicité de la réception ? Vous êtes une artiste, et cela me met à l’aise, car les artistes de tous les pays, n’est-ce pas, forment une seule famille…

— Vous me faites bien de l’honneur, dit Marie.

La simplicité de Salvatore lui plaisait infiniment. Elle riait, fraîche dans ses fourrures grises qu’elle entr’ouvrait pour respirer mieux… Et elle avoua :

— Je suis encore dans la surprise du miracle. En descendant sur le quai Caracciolo, j’ai aperçu tout à coup… Naples !… la vraie Naples que j’avais méconnue et que je ne soupçonnais pas. Je n’ai rien pu dire. Je n’ai pas même écouté monsieur Angelo qui me désignait Portici, Resina, Sorrente. Je n’ai vu que du bleu… Et, jusqu’à Pausilippe, dans la baladeuse de ce tram qui tourne si brusquement et qui grince, j’ai regardé, regardé, regardé !

— Eh bien, regardez encore, dit le sculpteur, avec bonhomie, au lieu de vous enfermer dans mon atelier…

Il écarta le feuillage d’un chêne vert et fit passer la jeune femme devant lui. Le jardin finissait brusquement, par un escalier taillé dans le roc et qui dévalait en zigzags rapides jusqu’à la mer.

Et Naples était là, étendue à gauche, contre la draperie violette de ses collines. Ses maisons étagées, couleur d’ocre et d’orange, ou roses, ou grises, ses jardins, ses dômes, ses mâts, ses fumées, n’arrêtaient pas le regard, et l’on ne voyait rien en elle de ce qu’on cherche dans les autres villes : la silhouette imprévue, le détail pittoresque, le mouvement de la vie et les marques du passé. De Naples, on ne voyait rien que Naples elle-même, la Sirène aux tresses bleuâtres, nue, nacrée, dorée, rougissante comme les coquillages voluptueux, emplissant de sa forme infléchie la courbe de son berceau marin.

Et juste à l’horizon du Pausilippe, à la place où la coquille du golfe se creuse plus profondément, où la chevelure de la déesse couchée éparpille ses perles sur le rivage, une masse sombre s’érige contre le ciel. Sa ligne précise et pure continue la ligne de la campagne ondulée, puis monte, largement, très haut, et se brise avec les cassures nettes d’une pierre précieuse. Une vapeur légère interrompt le beau contour qui reparaît et descend en longue pente, tandis que les montagnes sorrentines se reculent et s’entassent dans l’étroite péninsule, fuyant vers la mer le monstre assoupi. C’est le Cyclope aux rouges fureurs, dont l’œil flamboie de jalousie, par les nuits chaudes, quand la Sirène amoureuse secoue sa chevelure de parfums et chante avec ses mille voix la douceur de vivre.

Il était calme, ce jour-là, le Vésuve ! Sa couronne de fumée glissait sur sa rude épaule ravinée, et les ombres des nuages errants lui faisaient un manteau de pourpre obscure, troué et déchiré par la lumière.

Capri, à droite, isolée sur la mer, semblait un bloc de cristal que traversait et colorait le bleu même de l’eau.

Jamais Marie Laubespin n’avait vu un bleu pareil à celui-là, ni dans le ciel, ni dans les rivières, ni dans les vitraux des églises, ni sur les pétales des fleurs les plus bleues. Ici, seulement, croyait-elle, la nature avait accompli le miracle de l’azur qui imprègne les eaux profondes, l’air mobile, et la matière même de ces décors volcaniques qui ont, suivant les heures, les nuances de l’ardoise, de l’améthyste, du jade ou du saphir, mais qui participent toujours, clairs ou sombres, à l’immense symphonie du bleu.

Marie demanda naïvement si les naturalistes ont dit vrai, et si c’est une algue minuscule qui teinte en indigo la mer Tyrrhénienne. Angelo fut indigné :

— Une algue ?… Peccato !… Qu’est-ce qu’ils disent, ces messieurs-là ?… La Tyrrhénienne est bleue parce qu’elle fut le miroir de Vénus et qu’elle garde le reflet de ses yeux bleus… Et c’est pourquoi les jeunes femmes qui la contemplent trop longtemps deviennent amoureuses.

Marie fronça le sourcil.

— Les femmes de chez vous, peut-être ?

— Oh ! non, dit Angelo, paisiblement, toutes, toutes !… Elles sont ensorcelées… surtout les Allemandes !… Il y en a qui viennent, en voyage de noces, et qui restent à Capri. Elles font l’amour avec un pêcheur ou avec un chevrier…

— Vous vous moquez ?

— Interrogez les gens de Capri… Ils vous diront si c’est rare, cette aventure… Et nous avons connu à Pompéi un gardien qu’une artiste américaine a épousé, un simple gardien qui savait à peine lire… Mais il était beau !…

— Et l’Américaine était folle.

— Pourquoi ? Elle a eu un beau mari et lui une femme riche…

— Et vous approuvez ça ?

— Puisque c’était leur plaisir à tous deux.

Salvatore déclara :

— Mon frère plaisante.

Mais Angelo semblait penser que la beauté vaut la fortune et qu’un joli garçon possède en sa propre personne un capital naturel et fructueux.

Marie lui tourna le dos et dit à Salvatore qu’elle voulait visiter l’atelier.


Le jour du nord-est, calme, et refroidi, tombait sur le blanc triste des plâtres, sur les ébauches emmaillotées de toile humide. C’était un pauvre atelier, sans luxe, sans bibelots, presque sans meubles, et Marie l’aima en souvenir du sien.

Trois hommes, assis sur des chaises de paille, causaient, dans la fumée des cigarettes. Salvatore les présenta : le comte Arfano, l’ami Gramegna, et Felice Santaspina, maître de musique.

Le comte Arfano, sec comme un Arabe, l’œil aigu et la main fine, parlait français et même parisien, tandis que l’ami Gramegna, blondasse et pâle, avec de grosses lèvres, commençait des phrases pénibles qu’il achevait toujours par un geste. Et le maître de musique, tout noir, les poignets velus, les cheveux plantés bas sur le front, bas sur la nuque, roulait des yeux de charbon et ne soufflait mot.

Marie, intimidée, s’assit dans l’unique fauteuil et pria ces messieurs de ne pas jeter leurs cigarettes. Ils la regardaient avec cette curiosité caressante des méridionaux qui paraissent toujours un peu amoureux de toute femme jolie. Et le comte Arfano se mit à parler des Françaises. Il vanta leur élégance spirituelle, leur grâce « plus belle que la beauté », leur habileté merveilleuse à mettre en valeur tel ou tel détail de leur personne, l’heureuse légèreté de leur caractère qui les défend des passions vives et les conserve jeunes jusqu’à cinquante ans.

Il traçait ainsi l’image de la mondaine égoïste, intelligente et capricieuse, peu de chair dans beaucoup de chiffons, peu de tendresse dans beaucoup d’ironie. Il généralisait, confondant la Parisienne et la Française. Et son accent était si câlin, son regard si amène, que ces mauvais compliments, étaient tout de même des compliments, et qu’il semblait, en critiquant les Françaises, leur faire — à elles toutes et à Marie en particulier — une déclaration d’amour.

Avant que Marie eût protesté, il se leva pour partir, et baisa la main de la jeune femme, d’un air passionné et respectueux, tandis que Salvatore tâchait de le retenir :

— Eh ! diable, il n’est pas si tard, comte… cher comte…

Le cher comte était déjà parti.

Angelo déclara :

— Eh ! laisse, Tore… Il me déplaît, cet homme ! Il n’a dit que des sottises… Et puis, je n’aime pas ses yeux…

Le maître de musique et le gros Gramegna tressaillirent et firent, ensemble, un signe conjurateur.

— Crois-tu, Angè ?… qu’il serait… jettatore ?…

Le sculpteur haussa les épaules.

— Le cher comte a rapporté de France une âme ulcérée à cause de quelque femme !… Mais il aime la peinture et la sculpture. Mon frère et moi n’avons pas de meilleur client… Disons la vérité ! Tous les peuples se regardent à travers les lunettes des préjugés et des rancunes nationales. Le comte pense que les Françaises sont frivoles et sans cœur… Et voilà madame Marie, une Française toute bonne, toute douce, qui a une méfiance de nous autres, Napolitains, parce qu’on lui a raconté des histoires de lazzaroni, de camorristes et de ruffians… Ne dites pas non, madame Marie ! Vous n’aimiez pas Naples, hier, parce qu’elle était laide, sous la pluie. Aujourd’hui, vous l’aimez parce qu’elle est belle, sous le soleil. Ainsi de nous. Il faut nous regarder dans notre jour, dans noire « éclairage », pour nous comprendre. Nos pauvres gens du peuple sont ignorants et sales. L’étranger ne voit que ça. Il les croit paresseux et immoraux parce que ces misérables portent gaiement leur misère… Dio mio !… Que je pourrais dire de choses là-dessus !

— Tore ! dit Angelo, nonchalamment, ne fais pas le socialiste…

Salvatore s’empourpra.

— Socialiste !… Je le suis, socialiste, et même anarchiste… et je crache sur le gouvernement !… Et ma sculpture — Ange, tu peux rire — sera socialiste comme moi… Oui, je montrerai les vices tout nus : la paresse, le jeu, l’ivrognerie, la débauche, la prostitution des enfants, toutes les tares, toutes les monstruosités du peuple. Et, en les voyant, on dira : « Quelle pitié ! » parce qu’on sentira, dessous, la cause, et l’excuse, qui est la souffrance !… Et puis, je montrerai les vertus à côté des vices : la charité naturelle et naïve, la compassion, le dévouement maternel, la douceur résignée, l’espérance invincible… Et, dans mes figurines, on entendra battre le cœur de Naples, ce cœur qui est tout instinct et tout sentiment.

Il criait, il gesticulait. Gramegna et Santaspina l’écoutaient, avec des exclamations admiratives.

Alors le sculpteur prit, une à une, les statuettes éparses à tous les coins de l’atelier et les disposa sur la table.

— Voyez, madame Marie, j’ai commencé mon œuvre… Oh ! je n’ai pas l’obsession du colossal. Je ne prétends pas égaler Michel-Ange et je serai trop heureux si j’approche de mon maître, Gemito. Mes figurines ne seront jamais plus grandes que le Narcisse ou le Faune dansant de Pompéi… Je les vois comme autant de petits poèmes, en cire, ou en bronze, dans la manière de mon cher et glorieux ami et homonyme, Salvatore di Giacomo.

Marie ne connaissait pas Salvatore di Giacomo.

— C’est un grand poète ! Il a composé beaucoup de chansons amoureuses qui ont été couronnées au concours de Piedigrotta, et que les voyous mêmes savent par cœur. Mais ses chansons ne sont pas le plus beau de son œuvre. Je vous traduirai la série des petits poèmes d’O’Munasterio, ou d’O’Funneco Verde, et vous direz avec moi : « Celui qui fait parler les mariniers, les camorristes, les filles, d’une façon si familière, si forte, si pathétique, celui-là, c’est un poète ! » Voyez, madame Marie ! Je lui ai emprunté presque tous ses modèles, et c’est la plèbe du Funneco Verde qui est devant vous…

Comme un montreur de marionnettes isole tour à tour chacun de ses petits acteurs, pour les présenter au public, Salvatore prenait chaque statuette, la caressait de ses mains créatrices qui semblaient la parfaire et l’animer d’une vie intense. Marie les admirait. L’art de Salvatore ne rappelait pas la mollesse et la préciosité de la moderne sculpture italienne. Rien n’y révélait le classicisme d’école, rien non plus la dangereuse recherche de l’originalité. On y sentait bien la grâce ingénieuse, la verve satirique de la race, mais aucun détail superflu, aucun rapetissement de l’idée réduite à l’anecdote. C’était vraiment un très grand art, malgré les dimensions réduites des figures. Il se rattachait à l’art grec par la simplicité savante des moyens, par le sens exquis de la proportion qui donne aux moindres statuettes le caractère décoratif d’un monument. Mais on y sentait une tendresse que les Grecs n’ont jamais exprimée s’ils l’ont connue.

Salvatore di Toma aimait les pauvres, même ignorants et criminels. Les pauvres reposaient ses yeux et son âme de l’écœurante banalité des riches qui, par snobisme, se ressemblent tous. La verdeur des propos, la franchise des gestes, la nudité des corps sous les guenilles, la naïveté des passions et même la pureté primitive et parfaite du type, l’artiste ne les rencontre que dans le peuple.

Salvatore, infirme et un peu sauvage, ne fréquentait pas les salons, et ne perdait pas de temps en amourettes. Tandis que son frère Angelo cherchait dans le monde des portraits féminins à peindre, et des comtesses à séduire, lui, le boiteux au masque africain, errait par les vicoli du Mercato ou de la Vicaria, entre la Marine et la porte Capouane. Il parlait à tous ; il entrait partout, dans les bassi des artisans, dans les tavernes des camorristes, dans la prison même dont il connaissait le directeur. Il n’y avait pas de fête populaire, pas de pèlerinage à Montevergine, pas de mascarade, pas de manifestation politique, pas de cortège de grévistes défilant à Toledo, pas de procès criminel aux assises, où Salvatore di Toma ne parût, mêlé à la foule, et dessinant, dessinant, sur un petit album de toile grise.

La racaille napolitaine, fière de lui, l’adorait, le revendiquait pour sien. On le montrait aux enfants. On l’appelait, familièrement : « Tore !… Notre Tore !… » Et par impossible, s’il avait eu un ennemi, vingt bons garçons l’en eussent débarrassé gratuitement, par sympathie…


Il pria Marie de choisir une des statuettes. Elle prit la Fille abandonnée, maigre, serrée dans un petit châle, chancelante sous le poids léger du nourrisson qu’elle emporte à l’hôpital des Enfants trouvés.

— Que cela est triste ! dit Angelo… Et quelle compagnie pour une jeune dame, cette drôlesse et son avorton !…

— Allons, Gramegna, donne les verres, le marsala, les douceurs… Et toi, Santaspina, au piano. Il faut rappeler le doux rire sur le visage pensif de madame Marie…

Preste, il remplissait les verres, et Salvatore, gauchement, offrait à Marie les gâteaux feuilletés. Elle se laissait servir, accoutumée déjà à la gentillesse familière de ses hôtes.

Salvatore avait conquis son estime, et un peu de son amitié. Quant à l’autre, c’était, pensait-elle, un grand gosse inconscient du ridicule et qui devait tout faire par jeu, — même la peinture, même l’amour.

Il était assis aux pieds de Marie, sur un escabeau, et il lui présentait l’assiette des « douceurs »… Elle remarqua tout à coup la beauté de ses yeux, la nuance veloutée des iris sombres, nageant dans un fluide bleuâtre, sous les franges pressées des longs cils. À Naples, les beaux yeux ne sont pas rares, mais quels yeux, à Naples même, eussent humilié ceux d’Angelo ? Les coquettes mouraient de jalousie en les regardant, et les voluptueuses n’osaient pas les regarder. Les cheveux aussi étaient beaux, vivaces et rudes, d’un noir bleuté de raisin, avec ce mouvement ondé qui rappelle les jolies boucles de l’enfance et qui attire les mains des femmes pour un geste caressant et maternel.

Marie sentait la chaleur du vin dans sa poitrine. Ses paupières lasses flottaient sous un brouillard léger et, par tout son corps, elle éprouvait une sensation exquise de repos, de déliement, d’indifférence…

Angelo murmura :

— Vous n’êtes pas fatiguée ?

— Un peu étourdie…

— Vous avez trop chaud…

Elle écarta les pans de sa fourrure, et deux roses, froissées à son corsage, s’effeuillèrent sur ses genoux. Angelo recueillit les pétales, un par un. Il les respirait, les roulait dans ses paumes, les mordillait…

— Santaspina va jouer… C’est un grand musicien… un virtuose !… Mais il ne peut se produire, pauvre homme, parce qu’il doit faire le professeur pour gagner l’argent…

Mais Santaspina était modeste. Il se débattait, entre Salvatore et Gramegna, avec des mines de vierge violée… Et il fallut le pousser, le traîner, le maintenir sur la chaise, devant le vieux piano aux dents jaunes…

Dompté, il se résigna. Enfonçant dans son faux col sa nuque noire, il étendit ses bras, et…

Trémolos, arpèges, fioritures, trilles de la main gauche, trilles de la main droite ! Le maestro s’est emparé de Donizetti, de Bellini et de Rossini, ancêtres vénérables et démodés. Il les saisit par leur perruque romantique, les enjolive, les enguirlande, les frise au petit fer, et les fait sauter dans les cerceaux bleus et roses, pour amuser les demoiselles !… Fantaisie sur le Trouvère ! Grand « Caprice » sur Norma ! Pot-pourri de la Favorite !

Le maestro joue avec ses doigts, avec ses épaules, avec sa tête, avec tout son petit corps frénétique. C’est un acrobate qui bondit sur le tremplin des octaves, d’un bout à l’autre du clavier ; c’est un escamoteur qui jongle ; c’est un artificier qui fait éclater des fusées en majeur, des bombes en mineur, et dont les mille mains aux mille doigts secouent des millions d’étoiles sonores ; c’est un gondolier qui rame, en longs arpèges égaux ; c’est un amant qui se pâme dans les points d’orgue, soupire, chavire, expire…

Marie, consternée, l’écoute… Il ne s’arrête que pour recommencer. Collé à sa chaise, implacable, il fonctionne… Maintenant l’heure est venue des grandes difficultés, des grands triomphes… Santaspina tourne à demi la tête. Il annonce :

— Le morceau de musique contre la jettature.

Des quartes ! rien que des accords de quartes frappés avec l’index et le petit doigt en imitant le geste conjurateur… Et pour finir : le Deuil de l’amour, nocturne exécuté sur les touches noires, rien que sur les touches noires !…

« Che spressione !… » soupire Gramegna, hypnotisé… « Che sentimento !… » Le bon Salvatore loue la vélocité, la souplesse, la résistance du pianiste… Et tous deux hochent la tête, avec une componction dévote derrière le dos du musicien… Quand l’accord suprême écrase le vieux piano et fait branler toutes ces statuettes sur les tables — pan ! pan ! pan ! pan !… — le sculpteur et Gramegna s’élancent vers leur ami, le félicitent, l’embrassent !… On entend, dans un flux de paroles, déguisés par la prononciation dialectale, les noms des pianistes célèbres, Risler, Diémer, Paderewski, que Santaspina égalerait, qu’il dépasserait, qu’il anéantirait, s’il ne devait — pauvre homme ! — faire le petit professeur, au cachet, pour gagner sa vie.

Marie est gênée par ce dithyrambe… Jamais elle n’osera dire à Santaspina : « Monsieur, je vous remercie. Vous jouez fort bien du piano… » Et même, elle en veut à Salvatore, à Gramegna, de cette ridicule outrance… « Ils manquent de sincérité !… » pense-t-elle. Mais elle commence à mieux observer, à mieux comprendre, et à se défier des impressions hâtives… Non, Salvatore n’est pas un menteur !… Il exprime honnêtement sa pensée… Seulement, il l’exprime en italien ou en napolitain. Et sa pensée est exactement celle d’un Français, mais transposée, haussée d’un ton par la langue… Ce n’est pas sa faute s’il met un dièze à chaque adjectif… — les touches noires, rien que les touches noires ! — L’air est le même. Santaspina ne s’y trompe point.

Le prudent Angelo a voyagé chez les gens du Nord dont la langue discrète et nuancée met des bémols aux adjectifs. Il ne veut pas choquer Marie ; il ne veut pas se compromettre ; et il veut assurer pourtant à Santaspina l’éloge copieux qui lui est dû…

« Vous ne savez pas, donna Maria, qu’il a joué pour vous, pour vous seule, et qu’un mot de vous le consolera de tous les déboires du métier… »

Marie surprend le coup d’œil du pianiste vers elle, — coup d’œil tendre, orgueilleux et confus, coup d’œil d’artiste dont la vanité enfantine mendie, comme mendient les gamins du pavé : « Un sou… un petit sou !… Nu soldo ! signora bella ! » Marie ne résiste plus. Elle complimente. Elle loue. Elle exagère !… Elle ajoute un dièze aux adjectifs ! Et ça lui coûte un peu de peine, mais ça fait tant plaisir au musicien !

À s’entendre parler ainsi, elle éprouve bien quelque honte… Elle ne se reconnaît plus… Que dirait Claude ?… Il dirait que Naples a déjà troublé et un peu corrompu son amie.


Mentalement prononcé, le nom de Claude fait tressaillir la jeune femme… Claude ! Il était si près d’elle, tout à l’heure, quand elle lui écrivait : « Je suis déçue et triste, et je me souviens… » L’ami bien-aimé rentre dans son âme… Il rentre !… Elle ne l’avait pas senti s’éloigner !

Marie s’interroge… Quoi ? elle a pu oublier Claude, un si long moment, distraite de lui par ce paysage qu’il ne verra pas, et par ces gens qu’il n’aimerait pas !… Oublier les absents, n’est-ce pas les tuer jusqu’à ce que le souvenir les ressuscite ? La promenade, la causerie, la musique, ont interrompu le miracle qui rend sensible au cœur une mystique et perpétuelle présence. Marie a le remords d’une petite infidélité, d’une faute commise « par omission ».

Elle recule son fauteuil, et, d’un mouvement de tête, évite la clarté de la lampe que Salvatore vient d’allumer. Les roses tombent de sa ceinture à ses genoux, et Marie les laisse glisser et s’effeuiller à terre. Elle recroise son écharpe, et il lui serait bien agréable qu’Angelo ne la regardât plus.


Santaspina joue un refrain populaire. Salvatore chante, et par instants Angelo fredonne la reprise, à la tierce ; Marie n’écoute pas. Avec le souvenir de Claude, la tristesse inquiète et douce est revenue…

— Nous abusons de votre bonté, donna Maria ? Voulez-vous retourner à Naples ? dit Salvatore… Oui, n’est-ce pas ?… Eh bien, nous vous accompagnons. Gramegna prendra le tramway avec nous, et il ira jusqu’à la station, parce qu’il rentre coucher à Pompéi… C’est à Pompéi qu’il habite, et qu’il travaille…

— Que fait-il de son métier, monsieur Gramegna ?

— Il continue, morceau par morceau, le plan en relief des fouilles qui est au musée, et il reconstitue aussi des villas romaines… C’est un artiste en son genre, don Antonio Gramegna.

— Il ne connaît pas le français ?

— Non.

— J’aurais voulu lui parler de mon père.

Gramegna fit un signe d’intelligence. Il ne comprenait pas le français, mais il le devinait. Et, Salvatore traduisant, il raconta qu’il avait vu M. Wallers à l’auberge de la Lune. La verdeur et l’entrain du célèbre archéologue surprenaient tous « ces messieurs de l’administration ».

— Il arrive le premier à l’ouverture des portes et il s’en va le dernier.

— Et il oublie sa fille !

Non, il ne l’oubliait pas ! Il se disait heureux de la savoir à Naples, chez la bonne madame di Toma… Il la ferait venir à Pompéi dès que la meilleure chambre de l’auberge serait libre. Un professeur allemand occupait cette chambre.

— Tous les jours, il annonce qu’il va partir et il ne part jamais… Monsieur Wallers est obligé de prendre patience… Il dit seulement que don Angelo devrait s’établir à Pompéi, pour la commodité du travail…

— Mais quelle idée !… je peux bien travailler à Naples, dit Angelo qui parut contrarié.

Santaspina et Gramegna partirent, sans attendre leurs camarades. Salvatore emmaillota ses ébauches, remit en place les petits bronzes, posa enfin sa blouse d’atelier. Comme il sortait, avec Angelo et Marie, on entendit le grincement du tramway qui filait vers Naples…


Marie proposa de marcher jusqu’à la station prochaine.

À son passage, sur la route, les voisins de Salvatore manifestèrent une curiosité sympathique. Les frères di Toma étaient si connus ! On les aimait tant, Salvatore pour son grand cœur et Angelo pour son beau visage ! C’était un plaisir de les voir, escortant cette blonde — une étrangère, peut-être une miss, venue de Londres ou de Chicago, excentrique, richissime… et amoureuse !

Amoureuse de qui ?… De Salvatore ou d’Angelo ? Les commères, assises devant les portes, n’avaient pas le moindre doute… Elles murmuraient : « Quant’e carina ! » assez haut pour qu’Angelo les entendît. Et les repasseuses qui travaillent derrière leur croisée, en camisole, la joue droite toute rouge d’avoir tâté la chaleur du fer, envoyaient à Marie un regard complice et point jaloux… Le peuple napolitain est bienveillant à l’amour qui passe !

Marie ne soupçonnait pas que les regards et les sourires de tous ces gens la fiançaient à Angelo, mais le jeune homme devinait la méprise, et, nonchalamment subissait la suggestion amoureuse… Marie était à lui, un peu, puisqu’on la croyait à lui… Il tenait le rôle de l’amant ou du fiancé, et il prenait l’attitude, il imaginait, il ressentait presque les sentiments du personnage… Naguère, l’éclatante Isabelle l’avait fasciné. Il n’avait pas remarqué les grâces plus modestes de Marie. Mais le cœur d’Angelo suivait ses yeux, et ses yeux voyaient Marie, à toute heure !

— Quelle jolie femme ! murmurait Salvatore. Comme elle a parlé de mes pauvres statuettes ! Comme elle a été charmante pour Santaspina !… Regarde-la marcher !… C’est une nymphe du Nord, une petite reine de Thulé !… Je voudrais la modeler dans la cire !

Angelo répondait :

— Jolie, mais froide !

— Froide, Angè ?

— Comme la neige, froide « à faire tomber les dents ».

Ils avaient dépassé la station. Marie voulut marcher encore.

Elle n’écoutait pas ses compagnons qui d’abord avaient parlé français, par politesse, et qui revenaient à leur dialecte provincial. Avançant comme à regret, elle tournait sa tête éblouie vers le ciel d’ouest qui s’embrasait derrière elle. Il n’était pas rouge, mais ardemment jaune, strié de fauves fumées, traversé de tous les ors flamboyants et clairs qui vibrent dans une fournaise vue en plein jour. Le promontoire, découpé en violet pur contre cette immense flamme, cachait le centre mobile de l’incendie, le disque du soleil descendant vers Procida. De la crête au flanc de la colline, une légère ombre mauve glissait sur les jardins d’orangers, sur les murs couronnés de pâles roses. Les pins tordus écartant leurs hauts bras verts la recevaient sur leurs ombrelles. Et cette ombre couvrait la route, gagnait les maisons encore vêtues de lumière rose, tandis que la lumière, abandonnant les fenêtres, les corniches, les terrasses, remontait comme un voile tiré par en haut.

L’ombre déborda sur la route, tomba de la falaise à la mer, changea la nacre irisée en nacre grise. Maintenant elle touchait le pied du Vésuve. L’énorme masse du volcan, pourpre et crevassée de pourpre plus obscure, prit la couleur des charbons sous la cendre, se violaça, s’éteignit, parut se dissoudre dans la brume, tandis que le sommet brûlait, tout seul, au milieu du ciel.

Alors Naples se para de gaz en guirlandes. Les cloches de ses trois cents églises argentèrent le crépuscule, — et le noir paquebot de l’Orient-Mail, qui doublait Capri, étincela tout à coup comme une galère en fête.


VIII


Sous le ciel bleu cru et le soleil vertical, la ruelle à demi dégagée faisait une coupure dans l’espèce de remblai grisâtre qui entoure Pompéi. M. Guillaume Wallers, debout sur ce remblai, s’inclinait, au risque de choir, et regardait le travail des ouvriers que surveillait, en bas, son jeune confrère, M. l’inspecteur Spaniello. La lumière entrait, d’aplomb dans la ruelle, et touchait, à trois mètres de profondeur, le sol antique, étonné de la reconnaître. À gauche, un mur de briques devait clore quelque jardin enfoui, et sur ce mur, apparent déjà, on devinait le serpent rouge, peint par le propriétaire, pour éloigner les gens malpropres… De l’autre côté, la coupe du terrain montrait nettement les couches superposées de pierres ponces, de cendres, des scories, de terre végétale et de sable volcanique, et racontait l’histoire de la ville morte, enveloppée d’un triple linceul par les éruptions renouvelées au cours des siècles.

Au bout de la tranchée, des ouvriers en pantalon de velours, ceinturés de laine écarlate, frappaient dans la cendre durcie qui ne vibrait pas sous leurs coups. Le bruit mat des pioches, le glissement sec et léger des lapilli, le gris plâtreux des décombres, le silence des hommes, donnaient à cette besogne et à ce lieu un caractère funèbre.

Des gamins parcouraient la ruelle, emportant sur leur tête des paniers pleins de gravats et rapportant des paniers vides, et l’on eût dit de petites ombres qui accomplissaient dans un coin des enfers quelque tâche éternelle et vaine.

— Y a-t-il une inscription ? cria d’en haut M. Wallers.

M. Spaniello examinait la surface découverte du mur.

Il répondit :

— Vous voyez le serpent agathodémon… Je crois distinguer aussi des lettres presque effacées.

M. Wallers dit en riant :

— Défense de… !

— Non, c’est plutôt une affiche électorale.

M. Spaniello prit son lorgnon, et, suivant du doigt les jambages inégaux et enchevêtrés, il épela :

Trebium ædilem vos faciatis… C’est un appel aux électeurs, fait par les amis d’un certain Trebius qui voulait être édile…

— Vous restez dans ce trou ?… Venez donc jusqu’à la Casa Vettii voir ma fille. Elle m’attend avec le petit Angelo qui dessine le triclinium.

— Je vous accompagne…

M. Spaniello, qui était jeune et leste, choisit une place où le talus s’abaissait. Des planches mal équilibrées formaient une sorte d’échafaudage. Le savant fut tout de suite près de M. Wallers, et les ouvriers l’applaudirent.

À travers les décombres des nouvelles fouilles, les deux confrères gagnèrent la rue de Stabies.

C’est une belle rue où l’on aperçoit, quand on va vers le nord, la croupe violette du Vésuve, et, quand on va vers le sud, les vagues bleuâtres et veloutées des montagnes qui dominent la vallée du Sarno. Elle a, comme toutes les rues de Pompéi, un sombre et houleux dallage marqué par les sillons des chars, de hautes bornes, des cuves de pierre, des trottoirs très élevés, et les maisons, de chaque côté, célèbres ou banales, ouvertes ou fermées par des grilles, ressemblent à mille et mille autres maisons. Le visiteur novice, l’humble touriste ordinaire, n’y voit que des murs bas et compacts qui gardent sur leur tuf le gris de la cendre, sur leurs briques le reflet rougeoyant d’un four. Presque partout, les étages supérieurs ont croulé sous le poids des matières volcaniques, et les maisons se sont effondrées en dedans. Déblayées, nettoyées, elles ne sont plus que leur propre squelette. Par la brèche du vestibule, apparaissent d’autres pans de murs, des colonnes dont la base est peinte, quelquefois une vasque, une table de marbre, une stèle, un Eros parmi les rocailles de ce qui fut un jardin. Et l’on entrevoit des fresques sur les parois qu’un auvent tout neuf protège. Le cinabre vif des stucs a noirci, les faux marbres se sont décolorés ; mais, dans l’ensemble, les tons d’ocre et de brun rouge dominent, chaudement patinés par le soleil.

Pauvre touriste ! Dans cette rue où M. Spaniello et M. Wallers se promènent, avec des regards possesseurs, il suivra le guide qui ânonne, le gardien qui ouvre les grilles, et la bande des Américains aux pieds rapides. Le Bædeker en main, il s’évertuera à distinguer l’atrium toscan de l’atrium tétrastyle, et l’atrium testudinatum de l’atrium corinthien ! Il confondra le tablinum et le triclinium, les décorations du premier style avec celles du quatrième style. Sa curiosité fatiguée ne saisira plus aucune différence entre ces débris de demeures, et ne se ravivera qu’aux petits détails érotiques dans les chambrettes closes où les dames n’entrent pas !


Par ce midi de mars, plus chaud qu’un midi de mai en France, aucune horde étrangère ne déshonorait la solitude lumineuse et le silence.

— Les Wisigoths déjeunent à l’hôtel Diomède ! dit M. Spaniello… Tout à l’heure, ils arriveront en masse. C’est jeudi. L’entrée est gratuite. Au diable, les Anglais à carreaux et les Allemands vert foncé !… Ils vont cueillir mes violettes !… Nous manquons de gardiens, monsieur Wallers !…

Il soupira :

— Oh ! pardon, monsieur Wallers ! Je vous quitte un instant. Je ne peux passer devant les Amours dorés sans regarder mes oléandres, et demander quelques nouvelles de mes bulbes de lis… Lilium candidum… On les a mis en terre un peu tard, mais je crois qu’ils fleuriront cet été. Le fantôme du propriétaire antique sera évoqué par le fort parfum de ces nobles lis, bien dignes d’orner la demeure d’un Isiaque, d’un Initié !

— Allez donc ! fit M. Wallers.

La rue de Stabies et la rue des Vettii sont parallèles et communiquent par un étroit vicolo. Dans le silence immobile et brûlant passait un frisson de guitare, et goutte à goutte, une flûte cachée versait ses notes de cristal.

« Eh quoi ! pensa M. Wallers, il est midi, et l’heure des mirages n’est pas celle des revenants ! La nuit, quand la lune indulgente blanchit les colonnes du péristyle, les ombres des frères Vettii reviennent assurément dans leur jolie salle à manger rouge et noire, et elles boivent une ombre de vin dans une ombre de coupe, tandis que des ombres de danseuses réjouissent des ombres d’invités, bons fêtards pompéiens et petites grues !… Mais aujourd’hui, les revenants se trompent d’heure… »


L’administration italienne a fait recouvrir d’un toit la Casa Vettii, précieuse entre toutes. La lumière et le clair-obscur, la nuit et la lune se partagent comme autrefois la galerie du péristyle, et, sur la mosaïque des chambres, les heures nouvelles suivent pas à pas la trace argentée ou sombre des heures défuntes. Priape, concierge symbolique de ce lieu aimable, n’a pas quitté le vestibule où sa présence effarait les dames, mais il se morfond derrière un volet. Un gardien plus honnête accueille maintenant les visiteurs. Toutes les pièces principales, l’atrium, les chambres, le triclinium intime et le triclinium de gala, ouvrent sur le péristyle dont les colonnes enferment un petit jardin. On a retrouvé le dessin exact des plates-bandes ; on a réparé les tuyaux de plomb qui amènent l’eau fraîche du Sarno, et, parmi les myrtes et les lierres, on a relevé les stèles, les vasques, les tables de marbre et les statuettes des enfants qui portent des oies.

Les colonnes cannelées sont blanches, mais la galerie, les appartements sont peints de couleurs encore vives. Partout le jaune, le noir et le blanc rehaussent la splendeur du cinabre. Ici des ornements légers courent sur un fond noir ; des nymphes aux voiles bleuâtres s’envolent, isolées au centre des panneaux rouges ; des Amours et des Psychés jouent sur les frises. Ailleurs, de véritables tableaux représentent des scènes mythologiques où pâlissent, près des bruns héros, les nudités fanées et froides des déesses.

C’est un art mièvre et délicat qui vint de Grèce par la route d’Alexandrie, pour amuser des libertins et des courtisanes qui avaient encore du goût.

M. Wallers prétendait que cette maison sent la femme… et même la petite femme !

Il entra, appelé par la musique, salué par des rires. Le gardien avait transporté sa chaise dans la galerie du péristyle, et, sur cette chaise, Angelo di Toma était assis, grattant la guitare. Marie, en robe blanche, s’appuyait à la rampe de fer qui défend l’accès du jardin. Son corps était dans l’ombre, mais elle avançait sa tête qui brillait au soleil comme un fruit d’or.

Elle riait, et le gardien, tranquille, riait auprès d’elle ; et tous deux admiraient le joueur de flûte qui dansait en agaçant un chevreau, dans le jardin historique et archéologique, dans le jardin sacré des Vettii !… Il avait sept ans tout au plus, des jambes nerveuses, un petit torse bronzé sous un lambeau de chemise, et il semblait le frère divin de son chevreau. Le même feu sombre, la même gaieté animale flambaient dans leurs yeux, et les cheveux de l’enfant, noirs et roussis par le soleil, étaient pareils au poil dur de la bête. D’une colonne à une autre colonne, ils déroulaient la frise changeante de leurs attitudes ; et parfois, arrêtés un instant, ils sculptaient au flanc d’une vasque un merveilleux bas-relief, le motif classique du Faune enfant et de la chèvre.

M. Wallers, ravi du spectacle, se dissimula pour ne pas effrayer les danseurs. Les petits doigts sales tenaient la flûte avec une grâce charmante. Le rythme des petits pieds valait un beau vers, et le chevreau même, sensible à la mesure, ne sautait pas à contretemps.

Mais l’inspecteur Spaniello parut, à son tour, et, nouvelle Méduse, pétrifia de crainte le gardien, l’enfant et le chevreau. Pourtant l’inspecteur Spaniello était le meilleur des hommes. Ses subalternes l’adoraient. En toute autre circonstance, il eût montré sa bonhomie naturelle, au lieu de crier, de lever les bras, et de rappeler les prescriptions du règlement !

— Dans le jardin !… Dans le jardin des Vettii !… Hors d’ici, petit misérable !…

L’enfant ne réfugia dans la robe de Marie ; le chevreau épouvanté sauta la barrière et se cacha dans la cuisine où les marmites mélancoliques se rouillent sur le fourneau, depuis dix-neuf siècles. Le gardien s’épuisa en excuses, — et Angelo, sans se troubler, posa sa guitare :

— C’est le fils d’un custode qui habite à la porte Marine. J’ai voulu montrer à madame Marie comme il dansait bien… Et nous devons le peindre avec son chevreau… Consolez-vous ! Il n’a rien abîmé. Il n’a pas brisé une feuille de violettes…

Le gardien ramena le chevreau par les oreilles. Alors L’enfant se précipita vers l’animal qui bêlait et tremblait sur ses jattes fines. D’un même bond, franchissant l’atrium, ils disparurent dans la ruelle.

— Voilà, dit Guillaume Wallers, les derniers Génies des Vettii qui abandonnent la maison, chassés par nous, les barbares.


IX


Marie et Wallers, Angelo et Spaniello, redescendirent ensemble la rue de Stabies. M. Wallers ne riait plus. Il s’était avisé que les aquarelles d’Angelo étaient à peine ébauchées, et l’artiste nonchalant prévoyait déjà la rude algarade et le blâme public infligés par le « second père ! »

Pour retarder le moment désagréable, Angelo pressait le pas, et prenait de l’avance, entraînant Marie Laubespin loin devant les archéologues. Et il se rappelait les beaux jours qu’il avait vécus, avec elle, à Naples, pendant que M. Wallers s’installait à Pompéi.

Salvatore était le patito de Marie, mais Angelo était un cavalier servant. Son âge et sa figure le prédestinaient à ce rôle aimable. Sa mère et son frère trouvaient tout simple qu’il accompagnât madame Laubespin, et quand il disait, par hasard : « Je resterai à la maison », ou : « J’irai à Pompéi. Il faut que je travaille… », on le regardait comme un héros. Pendant le mois de janvier, il avait organisé des excursions, des visites au musée, à San-Martino, aux Camaldules, des soirées musicales avec Santaspina et quelques violonistes amateurs. Il avait même donné des leçons d’italien à la dame de ses pensées, afin de lui enseigner les nuances exquises du langage, et pourquoi : « Je vous aime ! » n’est pas plus tendre que : « Je vous veux du bien ! » C’était une bien agréable existence, toute de galanterie, de courtoisie et de rien-faire, c’était la « vie noble », qui convient à un gentilhomme « des barons Atranelli »… Et « bonne nuit » pour l’archéologie et la peinture !

Cependant M. Wallers invitait son jeune collaborateur à le rejoindre, mais Angelo ne se souciait pas d’habiter l’auberge de la Lune, parmi les Scandinaves gigantesques, les Allemands informes et les peintresses anglaises aux chignons couleur de filasse. « Naples est si près, disait-il. Je viendrai tous les jours… » Et il n’était venu que tous les trois ou quatre jours, entre deux trains, et il avait conté quelques histoires de voleurs au second père… L’horaire était changé… le tramway de la gare avait eu des pannes… la montre d’Angelo était sujette à des syncopes… Donna Carmela était malade… Des cousins de Palerme arrivaient par le bateau…

À cette dernière nouvelle, M. Guillaume Wallers avait répondu simplement :

— Ne me parlez pas de bateau ! Cette ironie est déplacée… Maintenant, mon cher Angeîo, je vous donne vingt-quatre heures pour renvoyer vos cousins en Sicile et venir vous-même à Pompéi. Une chambre est disponible à l’auberge de la Lune. Ma fille y serait fort mal, mais vous y serez fort bien. Nous travaillerons ensemble et vous réglerez votre montre sur la mienne…

L’ukase de M. Wallers marqua la fin des temps heureux. Le descendant des barons Atranelli songea que la « vie noble » coûte cher et que sa bourse était plate. Le terne qu’il poursuivait, au lotto, depuis cinq ans, ne voulait pas sortir. La douloureuse obligation du travail s’imposait. Angelo fit bon visage à mauvaise fortune.

À ce moment, M. Wallers était dans la fièvre de ses noces avec Pompéi. Il redécouvrait la ville. Il la possédait par les yeux et par la pensée.

M. Weiss, de Munich, M. Hoffbauer, de Dusseldorff, M. Stremsoë, de Christiania, et ses quatre filles blondes, le vieux petit abbé Masini, de Turin, les frères Barrington, de Londres, enfin le colossal peintre russe dont personne ne pouvait prononcer le nom, — tous ces gens qui transformaient en Babel l’auberge de la Lune, qui vivaient à Pompéi, de Pompéi, et pour Pompéi, étaient devancés, le matin, par M. Guillaume Wallers, à l’ouverture de la porte Marine. Quelquefois, il traînait avec lui Angelo, réveillé bon gré mal gré.

Et l’étude commençait, méthodique et minutieuse. Les carnets de notes gonflaient les poches du savant. Il s’embusquait à tous les carrefours, avec son appareil photographique. L’architecture, d’abord, l’intéressait… Il lui accordait un mois ; puis deux mois pour la peinture et la sculpture ; deux autres mois pour les objets usuels, les bijoux, les inscriptions.

Le plan de l’ouvrage était fait, mais cet ouvrage comportait deux cent cinquante illustrations — dessins, gravures, aquarelles en couleurs — qui représentaient une année de travail pour Angelo. Et M. Wallers n’entendait pas qu’un dessinateur inexact compromît l’heureux achèvement, et la publication opportune du chef-d’œuvre.

Il lâchait Angelo vers onze heures et le retrouvait à une heure, pour la collation. Après le café, saint Janvier lui-même, escorté de toutes les âmes du purgatoire, n’eût pas décidé le peintre à reprendre ses pinceaux. Cigarette, bavardage, flânerie… M. Wallers accordait une heure à la paresse napolitaine ; mais, l’heure écoulée, il donnait le signal… Et l’on retournait aux ruines.

Quelquefois, en passant à la porte Stabienne, on appelait M. Spaniello qui habitait un villino blotti contre le rempart. Angelo s’en allait seul par les rues déjà tièdes. Il s’arrêtait devant toutes les maisons fameuses, devant tous les jardinets où M. Spaniello avait replanté, dans les trous authentiques, les oléandres et les violettes, le lierre et l’iris ; il causait avec tous les gardiens, et, quand des touristes passaient, les étrangères un peu jolies apprenaient ce qu’est l’œillade napolitaine, le regard de velours noir qui glisse de côté, entre les cils, et qui appuie, qui insiste, qui dit : « Je voudrais bien… » et quelquefois : « Voulez-vous ?… »

Il rêvait à des aventures… Souvent, il entrait dans la baraque où le placide Gramegna construisait des villas romaines, hautes de quinze centimètres, en cire, en plâtre, en bois, et si complètes que pas un chapiteau, pas une brique, pas une dalle, pas un morceau de mur en faux marbre — troisième style ! — du modèle original, ne manquait à la copie… Gramegna était ravi de voir Angelo, mais il n’avait rien à lui dire, excepté les accidents survenus à telle colonnade, fabriquée avec de petits morceaux d’os, à tel jardin, d’un décimètre carré, taillé dans du liège et peint en couleur de verdure et de rocaille. L’excellent Gramegna était comme l’excellent Spaniello, un maniaque, doucement envoûté par Pompéi. Ses ambitions, ses amours, toute son existence d’homme jeune, tenaient dans l’enceinte ruinée, entre la porte du Vésuve et la porte de Stabies, entre la porte d’Herculanum et la porte de Nola.

Angelo lui demanda un jour s’il était amoureux…

— J’ai une maîtresse, répondit Gramegna effrontément.

Et il ajouta, avec un bon rire :

— Tu la connais. Elle loge dans le petit musée, près de la porte Marine… On peut l’y voir, toute nue, comme Vénus. Et pas une Napolitaine n’a des reins plus élégants et des jambes plus fines.

Il parlait du célèbre moulage qui reproduit la forme d’un jeune corps féminin dissous dans la cendre durcie.

Angelo ricanait :

— Si ça te suffit !

Et il insinuait que Pompéi « manquait de femmes ».

— Allons donc ! À l’auberge de la Lune…

— Des Walkyries, énormes et blanches, de véritables icebergs… Elles me glacent le sang À force de les voir, je me sens devenir phoque… Non, Gramegna, celle que j’aimerais…

— Celle que tu aimerais, Ange, n’est pas pour toi !…

Gramegna recommençait à tailler son liège, à pétrir ses boulettes de cire, et Angelo s’en allait.

Il transportait son chevalet et son escabeau de la maison du Faune à la maison du Poète magique, des « Amours dorés » aux « Noces d’argent », des Thermes au Forum triangulaire… Et partout, il traînait un regret et un désir qui le faisaient jurer tout bas… Mais quand il s’était décidé à travailler, la beauté du lieu, le plaisir presque sensuel de tripoter la couleur, l’échauffaient d’une fièvre imprévue. Pompéi s’animait sous ses yeux, écartait ses voiles de cendre, offrait sa chair brune, son visage éclatant et fardé. Tous ces gris fins, ces roux dorés, ces jaunes somptueux, ces laques noires, tout ce cinabre chantant, toute cette polychromie des colonnes, des murs, des pavements, pénétrait Angelo, qui la reflétait en lui, comme un miroir, et devenait, suivant son expression même, « tout plein de couleur en dedans ». Il buvait la couleur ; il la goûtait ; il croyait l’entendre vibrer dans l’air limpide, vibrer dans son sang et dans ses nerfs… Alors, le travail redouté devenait une jouissance. Angelo lavait ses pochades avec une adresse et une célérité merveilleuses, car il savait tous les « trucs » du métier. Il avait du talent, mais il avait surtout ce que les peintres appellent de la « patte »… Puis cette ardeur tombait tout d’un coup. Angelo bâillait, allumait une cigarette et chantonnait « Capille nire » ou « Luna nova ». Son âme éteinte ne reflétait plus que l’ennui.

Les fins de journée surtout étaient lugubres. Quand les derniers visiteurs avaient franchi les tourniquets, Angelo n’était pas libre de partir en laissant ouverte, derrière lui, quelque maison précieuse. Il devait attendre le custode qui fermerait les portes et les grilles… Parfois, seul dans un petit jardin, il suivait sur les murailles peintes la remontée de la lumière, toujours plus oblique et plus rouge. Bientôt, les crêtes calcinées, les chapiteaux des colonnes, s’empourpraient sur le bleu verdissant du ciel. Les chambres, dont on avait refait la toiture, s’emplissaient d’une ombre inquiétante… Les nymphes des fresques mouraient dans cette ombre, et les amphores de terre cuite, dressées contre la paroi, devenaient de mystérieuses femmes aux longues jambes serrées… Ces amphores troublaient Angelo. Il se rappelait des histoires de goules et de stryges que sa nourrice calabraise lui avait contées dans sa petite enfance. Pompéi païenne est tout imprégnée de péché ; l’eau bénite n’a jamais touché ses dalles ; les démons de la luxure habitent ses réduits secrets où des courtisanes et des jeunes hommes mêlent leurs corps académiques !… Un bon chrétien ne se sent pas tranquille, le soir, dans ce lieu hanté par des âmes qui n’ont pas connu Jésus-Christ. Angelo ne faisait pas de bravade, puisqu’il était seul ; les vieilles Peurs superstitieuses lui passaient des doigts glacés dans le dos. Alors, simplement, il esquivait un signe de croix, baisait son pouce, et invoquait son patron, l’ange Michel…

Enfin, ne tenant plus en place, il sortait dans la rue, nerveux comme un chat, tout crispé d’horripilation, et il écoutait le silence. Son ouïe hallucinée croyait reconnaître un glissement de voiles, un rire fêlé… Rien… Le Vésuve, au bout de la rue, élevait sa croupe crevassée, qui semblait venir en avant. Une odeur de narcisse montait des jardins, odeur puissante et subtile où se mêlaient un parfum d’éther et un très léger relent de cadavre…

Le crépuscule versait sa cendre sur la cendre…

Et c’était l’heure où les boutiques de Toledo s’éclairent, où les dames, revenant de la Villa Nazionale, font arrêter leurs équipages devant les pâtissiers. Les petits « journalistes » crient à voix rauque les dernières nouvelles… Les vendeurs de citrons et de figues d’Inde allument leurs lanternes de papier… La galerie Umberto regorge de foule. Angelo se rappelait la table du glacier, les vitrines des photographes et des marchands de corail… Il avait eu des aventures, dans cette galerie… Ô Naples bruyante, fleurie, souillée, chère Naples, où es-tu ? Le triste Angelo revoit tes filles drues, chevelues et chaudes, et regardant Pompéi roulée au linceul du soir, il pense :

« Sainte Madone ! il me semble que je couche avec une morte. »

Un vrai Napolitain porte le dieu de la combinaison dans son âme ingénieuse. Angelo eut des conférences secrètes avec le garçon et la fille de chambre, à l’auberge de la Lune. Et le professeur allemand qui s’éternisait dans la plus belle chambre — dans la future chambre de Marie ! — trouva un scorpion dans sa cuvette. Le scorpion était mort et desséché depuis l’automne, mais le professeur faillit tomber en syncope, et sa fureur balbutiante fit craindre à MM. Weiss et Hoffbauer qu’il ne mourût entre leurs mains, de congestion. Malgré les efforts de ses compatriotes, il voulut quitter immédiatement l’hôtel et, le soir même, il prit le train pour Pœstum, Taormine et Syracuse.

Angelo donna une pièce au domestique, un baiser à la servante, et consola le patron en lui promettant le secret sur cette aventure.

La chambre au scorpion fut nettoyée et M. Wallers annonça la prochaine arrivée de sa fille. Alors, Angelo se multiplia. Il fit le peintre décorateur, l’ébéniste et le tapissier. Par ses soins, le plafond devint un ciel bleu où s’envolaient des hirondelles ; un vieux rideau se rajeunit en housse sur un fauteuil ; des mousselines orientales, un peu usées, un peu effrangées, cachèrent les portes, et, pour rendre une virginité à la table branlante, à la toilette boiteuse, on fit venir de Naples quatorze petits pots de ripolin.

M. Wallers, candide et sans aucun soupçon, admirait l’activité du jeune homme.

Il disait à M. Spaniello :

— J’ai calomnié le petit di Toma ! Je le croyais paresseux… Point du tout ! Il n’était que distrait et léger. Bien surveillé, il fera merveille… Et je me félicite de le tenir ici, sous ma main. Sans doute, à Naples, quelqu’un l’empêchait de travailler… ou quelqu’une…

Marie arriva enfin, conduite par Salvatore. Elle trouva sa chambre toute blanche, avec un plafond tout bleu, et partout des roses peintes en guirlandes, partout un parfum de térébenthine qui s’en irait vite dans les courants d’air… Une botte de jonquilles cachait la petite brèche du pot à eau et se reflétait dans la glace un peu fendue… Marie reconnut les soins d’Angelo. Elle en fut touchée :

— Grâce à vous, dit-elle, je me plairai ici… J’y serai tranquille et heureuse.

Et elle ne vit pas que Salvatore soupirait.

Guillaume Wallers, ce jour-là, oublia Pompéi pour sa fille… Il était content de la revoir. Sa tendresse paternelle déborda sur Angelo, et il fit mille compliments au jeune homme.

Mais, le lendemain même, il perdit quelque illusion sur la vaillance de son collaborateur.


Il se plaignait encore à M. Spaniello, tandis qu’Angelo et Marie marchaient devant eux, dans la rue étroite.

— Sacré Angelo ! avec sa guitare et son chevreau danseur !…

— Il est jeune, monsieur Wallers ! À sa place, moi-même…

— Vous ne feriez pas sauter des chevreaux dans le jardin des Vettii…

— Ça, non, jamais !…

— Vous êtes un homme sérieux…

— Je suis sérieux, mais je suis homme, répondit doucement M. Spaniello…

Il regardait les jeunes gens qui marchaient côte à côte, au même pas, et il songeait que l’aveuglement des pères égale celui des maris. Mais il n’osait expliquer sa pensée… Il dit seulement :

— Madame Laubespin a tout à fait l’air d’une jeune fille, et je ne puis croire qu’elle ait été mariée…

M. Wallers n’entendit pas cette réflexion de son collègue. Il admirait la porte Stabienne qui arrondit encore sa noble voûte dans l’épaisseur du rempart, et il considérait les derniers chantiers des fouilles qui marquent la limite de la Pompéi exhumée. De la porte Stabienne à la porte de Nola, la cendre et la pierraille volcanique couvrent encore une Pompéi dormante, et les cactus, les herbes grises, les pins chétifs croissent librement sur son linceul.

— Vous avez dit que Pompéi n’apparaîtrait pas tout entière avant un siècle ! s’écria Wallers, désolé. Ces paroles de mauvais augure me reviennent, chaque fois que je passe par ici… Dans un siècle, Spaniello, dans un siècle !… On trouvera des maisons charmantes, des peintures que l’air n’aura pas flétries, des bronzes grecs, des bijoux, des papyrus… Dans un siècle ! Et nous ne verrons pas ces merveilles ! Nous serons morts… Pourquoi toutes les nations civilisées ne se cotisent-elles pas afin d’envoyer ici des milliers d’hommes qui délivreraient Pompéi et la rendraient, complète, à nos yeux vivants ?

— L’argent nous manque, dit tristement M. Spaniello. La contribution de l’État est presque nulle, et ce sont les visiteurs qui assurent le budget de Pompéi… Mais consolez-vous, cher monsieur Wallers. Les quartiers ensevelis sont très probablement des quartiers pauvres…

— Hypothèse !

— … et, d’autre part, Pompéi délivrée perdra beaucoup de son charme avec son mystère. La femme nue plaît moins que la femme demi nue dont le voile incertain glisse, s’arrête, retenu par la hanche et le genou… À découvrir Pompéi, lentement, notre curiosité passionnée s’avive ; la moindre beauté aperçue nous donne l’ivresse de la conquête et de la possession…

— Elle nous donne aussi la fièvre de la jalousie. Dès que vous avez trouvé une fresque sur un pan de mur, vous la cachez pour en jouir tout seul, et c’est à regret que vous la livrez aux profanes… Ainsi dans cette nouvelle villa, qu’un fermier a découverte en creusant un puits, à Boscotrecase, près du Vésuve, il y a une fresque…

M. Spaniello s’agita nerveusement :

— Ne me parlez pas de cette fresque, monsieur Wallers !… Je serais heureux de vous faire plaisir, mais je ne puis vous introduire dans la villa, tant que le gouvernement n’aura pas acheté le terrain au propriétaire qui a fait les fouilles, pour son compte personnel.

— On dirait que je vais la voler, votre fresque !

— Oh ! monsieur Wallers, vous savez bien que la loi italienne réserve à l’État la priorité pour l’achat des œuvres d’art. Mais l’État n’est pas riche, et les propriétaires peuvent être tentés par l’argent américain…

Ils discutaient ainsi, arrêtés devant l’atelier des Foulons. Marie et Angelo étaient déjà tout près de la porte Stabienne. La jeune femme tourna la tête :

— Bon ! voilà papa et monsieur Spaniello qui se querellent. Ils oublient que je vais à Naples.

— Vous allez à Naples ! Et pourquoi ?… Pour acheter des blouses blanches ! Ma mère vous les enverra…

— Et mes miniatures que j’ai laissées dans l’atelier de votre frère ?

— Il vous les enverra, avec les blouses…

— Non, non ! je dois les apporter moi-même…

— Qu’en ferez-vous ?

— Je les achèverai. La lumière, dans ma chambre, est assez bonne…

Angelo éclata :

— Alors… alors, ce sera fini de nos promenades, de nos conversations… Je ne vous verrai plus ! Je passerai des journées sinistres, tout seul, comme un vrai hibou des ruines !…

— Mais, vous-même, vous devez travailler.

— Je le dois, oui… parce que je ne peux pas faire autrement… parce que monsieur Wallers me tient à la chaîne… Tandis que vous, une femme, une jeune femme !…

Il grommela quelques mots en italien.

— Que dites-vous ?

— Je me plains.

— Plaignez-vous en français.

— Je ne saurais pas… Vous me trouveriez ridicule… Les Françaises trouvent ridicules les sentiments profonds, les passions naïves qui s’expriment sincèrement…

Marie le regardait en souriant et reprenait involontairement la comparaison qu’elle faisait dix fois par jour, à propos de tout. Angelo, introduit par les circonstances dans l’intimité des Wallers, avait des libertés et des privilèges qui naguère appartenaient au seul Claude, mais sa présence, par un détour bizarre, ramenait toujours Marie vers l’absent.

« Ah ! pensait-elle, comme mon pauvre Claude a tort de craindre les réflexions que je puis faire !… Angelo est très beau, et je ne le trouve pas ridicule, mais il est fait pour être peint et sculpté, et non pas pour être aimé… du moins par une femme de ma race… Ces cheveux trop noirs, cette peau ambrée, cet excès de cils et de sourcils, lui donnent un air… l’air d’un homme pas assez lavé… Pourtant, il est soigné, Angelo ! Il n’est pas comme son ami Santaspina qui nous a révélé, un jour, qu’une brosse n’avait jamais déshonoré ses belles dents… C’est un enfant, un grand enfant, pas méchant et d’âme très simple, un enfant qui déteste le travail prolongé, l’ennui, la pluie, les gens qui parlent de la morale et les gens qui parlent de la mort… Il a l’ingénuité des enfants, leur despotisme câlin, leur rouerie… Près de lui, je me sens presque vieille ; et il me traite comme une grande sœur… Et parfois, au contraire, sa puérilité me rajeunit, et je redeviens petite fille… »

Cet enfantillage d’Angelo divertissait beaucoup Marie qui avait toujours vécu parmi des gens graves, ou tout au moins sérieux et pratiques. Elle aimait Angelo comme on aime les petites choses charmantes et inutiles, comme on aime les compagnons de voyage, rencontrés sur le pont d’un bateau. On dîne avec eux, on cause avec eux, on descend avec eux, aux ports d’escale ; on est, avec eux, plus familièrement qu’avec des amis, et, la croisière terminée, on les oublie…

Mais Claude était celui qu’on n’oublie pas, avec qui l’on voudrait aller, par la mer paisible et la mer tempétueuse, jusqu’au bout du voyage.


X


Sonore et grise, entre deux files de platanes, la route de Salerne suit la voie ferrée, touche Pompéi à la porte Marine, redescend un peu vers la mer et longe, à quelque distance, le rempart antique, de la porte Stabienne à l’amphithéâtre.

Elle traverse la vallée du Sarno, les terres basses où fut l’ancien port de Pompéi. Des maraîchers cultivent leurs légumes — les artichauts surtout — sur ces terres fécondées par le volcan, et l’odeur des engrais naturels, dont ils abusent, dépoétise quelquefois le paysage…

L’auberge de la Lune est bâtie au bord de cette route, loin de la gare, loin des quatre ou cinq hôtels dont le groupement compose, avec le bureau de poste et deux ou trois maisons particulières, la moderne Pompéi. Ces hôtels privilégiés reçoivent le premier flot des caravanes et se partagent presque également les « Cooks ». Dans la saison chaude, quand le voyageur se fait rare, les pisteurs accueillent le moindre touriste par des cris de cannibales affamés. Ils l’enveloppent, le harcèlent, le rabattent jusqu’au restaurant où des garçons mélancoliques, en habit noir taché, balaient les mouches avec des balais de papier tricolore. Et quand le malheureux se hasarde hors du restaurant, un essaim de cochers l’assaille, claquant du fouet et vociférant les noms de Castellamare et de Sorrente. À peine sauvé des cochers, il tombe dans la horde des guides — soi-disant autorisés — qui bourdonnent à ses oreilles : « Cent sous… cent sous… cent sous… » Et, parvenu au guichet de la porte Marine, il demeure ahuri, assourdi, et tout étonné du silence.

Les peintres, les savants, dont la bourse est légère et qui se contentent d’un gîte simple et d’une chère modeste, se retrouvent en famille à l’auberge de la Lune. M. Wallers y était venu, autrefois. Il aimait cette bâtisse jaunâtre, irrégulière, sans style, sans façade, avec des escaliers extérieurs, des portes cintrées, des terrasses avançantes qu’abrite un auvent de roseaux. Il aimait la cour encombrée de cages à poules, de barriques, de jarres, d’ustensiles domestiques, et la salle à manger qui forme un pavillon détaché, vert de clématite grimpante ; et le jardin où de grands eucalyptus versent une ombre aromatique sur une exèdre de pierre.

Ce matin-là, quand Wallers, Angelo et Marie entrèrent dans la salle à manger, la plupart des pensionnaires attaquaient déjà la zuppa alle vongole qui est une agréable soupe aux coquillages.

La plus longue table était occupée par les barbares de l’extrême Nord, fils de Vikings, grands et forts comme des ours, et dont les cheveux et les barbes présentaient toutes les variétés du blond. Presque tous étaient peintres. Leurs femmes, hautes sur jambes, chair de lait, tresses de lin, marquaient un goût regrettable pour le costume-réforme, les brassières de bébé ; les robes sans ceinture et de couleur verte ou violette.

La seconde table, plus petite, était réservée aux archéologues. L’Allemagne et la France y fraternisaient, non sans quelque réserve. M. le docteur Hoffbauer, vaste personnage au teint de jambon, au nez trop petit, au rire énorme, chevelu d’un chaume raide et roussâtre, représentait la culture germanique. Excellent homme, malgré la pédanterie nationale, un peu gaffeur, très pacifique au fond, il portait sa moustache retroussée comme celle du kaiser, mais cette moustache de savant s’obstinait à retomber vers le menton bien nourri troué d’une fossette innocente.

Son collègue, M. Weiss, Allemand du Sud, plus vif et plus souple, enseignait l’histoire romaine aux étudiants de Munich, tandis que M. Hoffbauer était exclusivement un lecteur d’inscriptions, un déterreur de palais et de temples, qui avait fait campagne en Grèce et en Asie Mineure. Son érudition était immense, sa patience infinie, sa sensibilité presque nulle. M. Hoffbauer, bien différent de Guillaume Wallers, avait une éducation esthétique purement livresque. Ses yeux voyaient des chapiteaux, des frises, des métopes, des architraves, des statues, des fresques, des caractères gravés — et jamais M. Hoffbauer ne se fût trompé sur le style, l’origine, la date approximative, la signification et la destination de ces objets vénérables ! — mais leur beauté, M. Hoffbauer ne la voyait pas… Il la connaissait, il la concevait, intellectuellement ; il la démontrait comme un théorème ; il l’imposait comme un dogme ; il l’eût défendue contre les Philistins, à coups redoublés de sa lourde plume… Mais, pareil aux adorateurs d’Isis, il n’avait jamais vu la déesse. M. Hoffbauer était un grand cerveau aveugle. Indifférent au monde extérieur, il n’avait même pas cet amour de la nature qui est indépendant du sens esthétique, et qui est si commun chez les Germains. Quand M. Wallers décrivait le charme d’une peinture, quand M. Weiss racontait la merveille d’une aurore, vue de l’Etna, M. Hoffbauer disait bien : « Ach !… colossal… colossal… » mais il discutait aussitôt tel ou tel détail de la fresque, citait des opinions, réfutait des arguments, construisait une hypothèse. Et l’on sentait que le moindre caillou étrusque, mycénien ou crétois, l’intéressait plus que l’aurore.

L’abbé Masini, fureteur, imaginatif, spirituel, était d’une autre race et d’une autre école. Il se rapprochait de Wallers, car il cherchait la vie dans l’art, et les hommes dans leurs œuvres. Peut-être sa documentation était un peu mince, ses hypothèses trop hardies, ses jugements trop rapides. Il avait une disposition dangereuse à embellir les choses qu’il aimait, et ses ouvrages, abondants, éloquents, passionnés, révélaient un artiste presque trop sensible pour devenir jamais un grand savant.

Les frères Barrington, deux jumeaux à figures rasées, vêtus de kaki, chaussés de guêtres jaunes, se ressemblaient exactement. Ils n’étaient pas archéologues : ils se disaient « esthètes ». William était peintre ; Edward était architecte.

Il y avait encore une demi-douzaine de personnages qui ne parlaient pas français, et qui occupaient un bout de la troisième table, — celle des touristes passagers.


— Monsieur le professeur Wallers, où étiez-vous, ce matin ? dit M. Hoffbauer avec un dur accent et un sourire épanoui… Je suis allé à cette ferme près du Vésuve, où l’on a trouvé les restes d’une villa… Il y a de très belles peintures dans cette villa, monsieur Wallers. L’administration n’a pas d’argent pour les acheter, et la loi italienne interdit au propriétaire de les vendre, et même de les montrer, contre argent… Je suis allé chez le fermier pour le convaincre de me laisser prendre une petite photographie.

M. Wallers bondit.

— Et vous avez…

— Ach !… Je n’ai rien… Le fermier a peur du gouvernement… Peut-être il veut… comment dites-vous ?… que je chante… Et moi, je ne veux pas chanter… D’ailleurs, ce qui est défendu est défendu… J’ai dit seulement : « — Vous avez bien vu la fresque, mon ami ? — Sissignore… — Vous pouvez me la décrire, bien exactement ? — Sissignore… — Eh bien, décrivez, en détail, n’est-ce pas ? le fond, la bordure, le sujet, tout, et je vous donnerai vingt lires…

— Je veux bien, dit le fermier ; ça représente… »

M. Hoffbauer s’esclaffa, tapant sur la table :

— Il m’a dit la chose que ça représente… mais, moi, je ne pourrais vous l’expliquer qu’en latin, à cause des dames… Et encore ! pas en latin… à cause de l’abbé !

Marie demanda :

— Faut-il que je m’en aille ?

— Non, madame, répondit Hoffbauer. Monsieur votre papa ira voir le fermier. Moi je ne dirai rien de plus… par respect pour vos jolies oreilles, bien que ce soient des oreilles françaises…

— Comment, monsieur Hoffbauer, vous semblez croire que les Françaises écoutent facilement des inconvenances !…

— Mais puisque c’est l’habitude ! Allez, allez dans votre Paris, on sait bien que les dames du monde, quand elles vont à Montmartre… elles en entendent, hein ! des… comment dites-vous !… des gauloiseries…

— Ce sont les étrangères qui vont à Montmartre, déclara Wallers…

— Pardon !… répliqua Hoffbauer, à mon dernier voyage, je suis allé avec ma femme et ma belle-sœur dans une restauration nocturne, que mes cousins de Leipzig nous avaient indiquée. Un endroit tout à fait « chic parisien »… et il y avait là des Parisiennes, habillées comme des dames du vrai monde… et même comme de petits jeunes hommes du monde… Ach !

M. Weiss toussa…

— Il y avait aussi votre femme et votre belle-sœur, répondit sèchement M. Wallers. Mais il n’y avait pas ma femme à moi, ni ma fille. J’ajoute que moi-même, à mon âge, et avec mes occupations, je ne fréquente pas ces endroits qui sont de sales endroits, monsieur Hoffbauer, et que vous trouveriez à Berlin si vous les cherchiez…

M. Weiss, conciliateur, s’interposa :

— Je pense, dit-il, que monsieur le professeur Hoffbauer fait la distinction nécessaire entre des Parisiennes de music-hall et les autres… celles qui méritent tous les respects, comme madame Laubespin.

Hoffbauer appuya :

— Je distingue, certainement, je distingue…

Et désolé d’avoir contrarié Wallers, qu’il estimait beaucoup, il chercha quelque chose d’agréable à lui dire :

— Madame Laubespin a la grâce française qui nous charme tous, mais j’apprécie en elle des qualités plus solides, et j’ose dire surprenantes. Madame Laubespin ne dédaigne pas les soins de l’intérieur ; elle sait broder ; elle m’a donné une recette de pudding que j’ai traduite pour ma chère fille Pompeia. Madame Laubespin aime les enfants ; elle n’est pas coquette, pas frivole, et le sérieux de son esprit me fait dire : elle a quelque chose d’allemand.

— Non ! s’écria Angelo dit Toma. Gretchen et Charlotte sont des bourgeoises vulgaires auprès de madame Laubespin… Regardez-la… Tout en elle est sentiment, tout est poésie et mélodie… Quand elle marche entre les cyprès et les tombes antiques de la Voie des sépulcres, je crois voir descendre sur elle un nuage de fleurs semées par les anges… Et je salue la nouvelle Béatrice par qui je voudrais être un nouveau Dante… Disons la vérité ; il y a en madame Marie quelque chose d’italien.

— Il est vrai, dit l’abbé Masini, mais vous savez que Béatrice représentait la théologie. C’était une abstraction. Madame Laubespin, par sa modestie et sa piété, me fait songer à sainte Cecilia qui était artiste comme elle…

— Vous me comblez, messieurs, répondit la jeune femme en riant, mais je me connais : je suis une petite provinciale, un type féminin très commun en France, et j’accepte vos éloges pour en faire hommage à mes sœurs innombrables…

— Innombrables ?… Marie exagère un peu, dit Wallers avec tendresse… Même en France. elle est exceptionnelle, parce qu’elle est parfaite…

— C’est comme ma fille Pompeia, en Allemagne, fit M. Hoffbauer, dont les bons petits yeux s’attendrirent… J’aime beaucoup ma fille Mycenia, et ma fille Olympia, mais j’ai une prédilection pour ma fille Pompeia.

Ainsi l’amour paternel ramenait la paix dans les âmes des archéologues, et la France et l’Allemagne oubliaient leur rivalité.

Après le déjeuner, M. Hoffbauer remonta dans sa chambre, M. Weiss partit à pied pour Castellamare, et l’abbé Masini s’en fut chez M. Spaniello. Il voulait emmener Guillaume Wallers, mais celui-ci n’était pas en humeur de promenade. Il prit le courrier que la petite servante Luisella lui apportait sans façon, — et, sans plateau, et s’installa, pour lire, sous les eucalyptus du jardin. Les barbares blonds s’égayaient autour de l’auberge, chargés de chevalets, d’albums, de boîtes. Deux des Walkyries jouaient au volant.

— Tiens ! dit Wallers, une lettre de Van Coppenolle !

— Frédéric t’écrit, papa ? Il doit te proposer une affaire…

Wallers ouvrit l’enveloppe, parcourut la missive de M. Van Coppenolle, et se dérida un peu.

— Devine. Marie !… Devine ce que Frédéric a imaginé ?

— Il vend son hôtel pour en construire un autre plus moderne ?

— Il m’annonce son départ… Oui, notre cher cousin va représenter la grande industrie belge au Congrès commercial de Chicago. Il réalise le rêve de sa jeunesse : voir Chicago !… Mais ce n’est pas tout.

— Il emmène Isabelle ?

— Il réserve cette question… Autre chose l’intéresse. Cet ennemi de l’archéologie voudrait acheter, en bloc, tous les gravats et cendres de Pompéi.

— Pourquoi faire ?

— Pour faire du ciment. Il connaît un architecte bavarois qui est l’associé d’un entrepreneur italien, et tous trois rêvent de fonder une société et de bâtir, par toute la Péninsule, des maisons ouvrières, avec des logements salubres, à bon marché… Pompéi fournirait le ciment…

— C’est sérieux, papa ?

— Très sérieux. L’idée est peut-être bonne.

Marie se récria :

— Des corons à Naples, papa ! Quelle horreur ?

— Et l’horreur des rues actuelles, foyers de misère, de corruption et de maladies ?… Je ne veux pas vous offenser, mon cher Angelo, mais on est dégoûtant dans votre ville…

— Papa, s’écria Marie, tu redeviens Flamand parce que tu es fâché ! Allons, retrouve ce bel optimisme qui m’indignait, en décembre, quand je détestais Naples ! Oublie la fresque, oublie monsieur Hoffbauer… Vois comme la lumière est belle aujourd’hui ! Nos étés de France sont moins splendides que ce printemps. Monsieur Angelo, je vous confie mon père. Vous ferez l’impossible pour lui rendre sa bonne humeur…

— Madame, je vous obéirai exactement, et je ferai l’impossible…

Elle courut chercher son ombrelle et son petit sac. M. Wallers se déridait un peu.

— Comme ma chère fille est gaie ! dit-il… Elle était si grave à Pont-sur-Deule, si fermée, si froide, vieillie par le chagrin avant d’avoir vécu ! Elle s’est épanouie ici… la distraction, les visages nouveaux, l’air de Naples…

— L’air de Naples ? dit Angelo. Il a fait bien des miracles… Et madame Marie n’a pas fini de changer…


XI


Marie trouva Salvatore à la gare. Elle revit avec amitié la figure laide et charmante, le masque d’Othello souffreteux, qu’éclairaient deux yeux limpides, brillants de joie. Quai Caracciolo, la maison était en fête. Carulina et Nunziata avaient nettoyé, paré, fleuri la chambre aux meubles viennois, aux damas de coton rouge, et, dans cette chambre, donna Carmela, attendait Marie.

— Chère madame Laubespin, chère fille ! Tous les jours, elle croît en beauté… Regarde, Tore ! C’est une fleur de lis, c’est un sucre !… Asseyez-vous, belle ! parlez-moi de votre illustre père, le professeur Wallers… et de mon pauvre fils Angelo ? Pourquoi n’est-il pas venu ?… Devait-il vous laisser aller seule dans ce train ?… Allons, parlez ?… Il n’est pas malade, mon Angiolino ?

Donna Carmela serrait le bras de Marie à lui faire mal… Sa belle figure blanche, sous les bandeaux de marbre noir, sa belle figure de Junon romaine prenait l’expression tragique de la Vierge des Douleurs. Et quand Marie eut apaisé l’angoisse maternelle, en disant qu’Angelo n’était pas libre, qu’il devait travailler, la mère et le frère se répandirent en paroles d’admiration… Cher Angelo ! pauvre Angiolino ! lui, si beau, si gracieux, si sympathique, il travaillait, par ce jour de printemps !

— Et vous, monsieur Salvatore ? Vous ne travaillez donc pas ?

— Je suis à l’atelier dès six heures du matin, madame…

— Eh bien ?

— Eh ! ce n’est pas la même chose…

Il est sérieux, Salvatore, et donna Carmela pensait aussi que le travail d’Angelo était plus précieux, plus attendrissant que le magnifique labeur de Salvatore. Et Marie, un peu indignée de cette injustice, comprit qu’il ne fallait pas insister… Donna Carmela, femme excellente, au cœur puéril et pur, chérissait son fils cadet en vraie Latine, amoureuse de l’homme et surtout de l’homme qu’elle a fait. La tendresse maternelle chez les femmes de cette race est très instinctive, très physique ; elle a la violence de l’amour… Donna Carmela était folle, depuis vingt-cinq ans, folle de passion pour ce fils qui était elle-même, recréée, élevée à la dignité masculine, rajeunie, embellie, adorée…

— Maintenant que je vous ai vue, dit Marie, je me sauve. Je vais visiter les magasins de Chiaia et, demain, la couturière viendra prendre mes mesures ici.

— Permettez que je vous accompagne ? demanda Salvalore timidement.

— Bien volontiers. Il me faut des gants, des chaussures…

— Eh ! n’allez pas à Chiaia ! Tous ces marchands sont des voleurs… ils dépouillent l’étranger. Je vous conduirai chez d’honnêtes gens, qui sont de mes amis, et qui vous vendront des choses splendides, pour rien, pour le plaisir… Ils m’aiment d’une amitié extraordinaire, ces hommes-là !

Marie, confiante, suivit Salvatore. Ils prirent un tramway jusqu’à San Ferdinando et remontèrent à pied vers la place Dante, par l’ancienne rue Toledo. Les promeneurs et les badauds foisonnaient devant les charcuteries, les boutiques de journaux, les salons de coiffure, les débits de tabac où l’on vend les billets de lotto.

— Votre sac ? disait Salvatore… Tenez-le bien… Cachez votre chaîne de montre…

— Il y a des voleurs ?

— Eh ! qui le sait ?… À Naples, il y en a toujours !…

Madame Laubespin voyait la rue s’allonger, interminable… Elle demanda si la boutique de l’honnête homme était proche… C’était tout près, à dix minutes !… Mais, à ce moment-là, Marie fut poussée hors du trottoir par un grand diable au profil de Polichinelle, aux moustaches de matamore… Salvatore se précipita.

— Il vous a touchée ?

— Non… à peine… laissez-le… Je n’ai aucun mal… Monsieur Salvatore !… Je vous en prie !…

Mais Salvatore, pâle de colère, ne voulait rien entendre.

— Madame, je connais mon devoir !

— Allons-nous en !

— Madame, je ne permettrai pas que cet imbécile…

L’imbécile se retourna.

— Imbécile toi-même !

— Ose approcher !… Avance !… fils de…

— Avorton de chauve-souris !

— Porc ! entremetteur !

— Puisses-tu mourir égorgé !

— Malheur aux âmes de tes morts !

— Que ta sœur…

Salvatore n’avait pas de sœur, mais, à l’accusation d’inceste, il répondit en vouant son adversaire aux derniers outrages du diable, et il acheva la série de ses imprécations par un vœu d’une barbarie raffinée :

— Puisses-tu avaler un parapluie fermé et le rendre ouvert !

Le matamore ne trouva pas de réplique… Les cochers, les badauds, les mendiants, un moine, très intéressés par la querelle, disaient chacun leur mot, un mot toujours drôle et souvent très vilain, car le dialecte brave l’honnêteté… Ils avaient reconnu le sculpteur et prenaient son parti… L’homme aux moustaches enfonça son chapeau, roula des yeux meurtriers, jeta un blasphème et s’en alla, bravement.

Marie n’avait rien compris aux invectives napolitaines, mais elle était toute tremblante. Elle supplia Salvatore d’être plus pacifique une autre fois. Mais il répondait obstinément :

— Madame, je connais mon devoir…

On arriva enfin chez le gantier qui était un tout petit gantier, dans une boutique noire, au bout d’une impasse. Salvatore leva les bras au ciel :

— Don Ciro Torelli, ami cher !… comment va la santé ?… et la signora Torelli, voire femme ?… et vos jolis enfants ?…

Le gantier se répandit en discours, anecdotes, proverbes, donna des recettes de remèdes et critiqua le gouvernement… Après une heure de palabres, il ouvrit ses boîtes de gants. Alors, plein d’un zèle amical, Salvatore défendit les intérêts de Marie, marchanda sou par sou, perdit une autre demi-heure en débats et fut tout glorieux d’obtenir une réduction de deux francs quarante centimes.

La même scène recommença Corso Umberto, chez le cordonnier, qui parla interminablement de tous les pieds de tous les di Toma qu’il avait chaussés dans sa vie déjà longue. Il voulut vendre à Marie des bottines de grande toilette, à tige haute, en cuir verni vert amande, ou rose, ou rouge cardinal : « Mais quelle belle chose ! voyez !… Est-ce élégant ? Est-ce tchic !… » Salvatore approuvait… Marie protesta… Enfin, après des essayages et de longs débats — avec intermèdes d’historiettes et de considérations politico-religioso-sociales — elle acheta deux paires de souliers et s’en alla fatiguée, étourdie, avec Salvatore, rayonnant. Il avait obtenu un rabais de trente-trois sous !

Le lendemain, à son réveil, Marie fut bien étonnée de recevoir une lettre d’Angelo. Le papier sentait fortement la cigarette et portait une fleur bleue collée à ses quatre coins, « hommage de la flore de Pompéi à la plus belle des Françaises ». L’écriture était ornée, le style galant, le sens très mystérieux. Angelo pensait que la « gentille et belle dame » serait heureuse d’avoir quelques nouvelles de son père bien-aimé, lequel était toujours mélancolique. Certes, Angelo faisait plus que l’impossible pour le consoler, et pourtant lui-même, infortuné, avait bien besoin de consolations…

Marie montra cette lettre à Salvatore.

— Moi aussi, dit le sculpteur, j’ai reçu une lettre d’Angelo. Il me prie d’aller voir aujourd’hui un de mes modèles, un certain Ciccio, bonne gouape de camorriste, qui loge chez sa mère, une honnête femme, très pauvre, quand il n’est pas en prison, et je dois, ce soir même, avertir Angelo si j’ai trouvé l’oiseau dans le nid… Mon frère a donc besoin d’un modèle, et de ce modèle ?

— Probablement… Voulez-vous m’emmener chez la mère de Ciccio ?

— Vous, madame Marie ?… C’est impossible.

— Il y a un danger ?

— Non, mais les vieilles rues de la vieille Naples !… Enfin, si vous le désirez, je veux bien vous conduire dans cette Naples qui est mienne, que je connais, pierre par pierre, et presque homme par homme… Prenez une robe courte et foncée, mettez du parfum à votre mouchoir et cachez vos bijoux…

Le temps avait bien changé depuis la veille. Le sirocco soufflait une haleine d’orage et le soleil luttait vainement contre les vapeurs épaissies. Salvatore et Marie allèrent en voiture jusqu’à San Lorenzo.

La mère de Ciccio devait habiter tout près de là, dans la rue San Gregorio Armeno, ou dans la rue San Biagio ai Librai, ou dans la rue dei Panettieri. L’adresse était vague, mais Salvatore savait que la bonne femme était brodeuse en ornements d’église et que son plus jeune fils travaillait chez un mouleur.

Or, la rue San Gregorio Armeno appartient aux artisans et aux industriels qui décorent les églises. Ils logent, côte à côte, dans les boutiques basses et sombres, au rez-de-chaussée de ces vieux palais qu’emplissent les familles ouvrières. Un chrétien très riche, très pressé, qui ne craindrait pas le goût napolitain, pourrait en moins d’une heure choisir tout le mobilier et toute la parure d’une cathédrale sans quitter la rue San Gregorio Armeno. Le ciseleur et monteur en bronze lui offrira un assortiment de candélabres, de tabernacles, de bouquets d’autel en simili or ou argent ; le mouleur proposera les christs et les madones, d’un blanc brutal, qui iront, chez son voisin, le peintre, recevoir les couleurs riantes de la vie, et que les brodeuses d’en face vêtiront de soie fleurie et dorée.

Salvatore s’arrêta chez les mouleurs qu’il connaissait particulièrement. Il affectait, par gentillesse, de les traiter en artistes, en confrères. Ces gens lui apprirent que le jeune Gennaro Cocumella avait délaissé le plâtre pour le commerce des ex-voto, — au bout de la rue, le cinquième magasin à gauche, chez don Pasquale di Rosa !

Salvatore et Marie continuèrent leur chemin, sous le feu croisé des regards qu’échangeaient les petites brodeuses, assises presque dans la rue, les teinturiers en fleurs accroupis sur le trottoir, lavant leurs mains violettes au ruisseau, les fleuristes qui assemblent ces fleurs teintes en bouquets et en couronnes. Le « magasin » de don Pasquale était un simple éventaire dans une sorte de renfoncement, près d’une imposante boutique où un homme hilare vendait des cercueils de toutes tailles, laqués de blanc, laqués de noir, dorés, argentés, avec de belles fleurs artificielles, des choux de tulle, des flots de rubans. De loin, à travers les vitres, on aurait dit des pianos et des petits meubles d’agrément chargés de corbeilles à l’occasion d’un mariage. Trois ou quatre de ces cercueils étaient posés dehors, dressés contre la muraille, pour engager la clientèle, et toute la population du quartier avait admiré la bière capitonnée en satin blanc, — un vrai nid de jeune mariée !… Seul, don Pasquale di Rosa était sincèrement attristé par ce mobilier funéraire qui faisait saillie sur le trottoir et dissimulait en partie son « magasin ». Les dévotes, en revenant de San Gregorio, dépassaient sans les apercevoir les chapelets en noyaux de dattes, les dizaines en mosaïque, les rosaires d’ambre et de corail teint, et la collection bien complète et vraiment élégante des ex-voto. Il y en avait pour tous les goûts, pour toutes les bourses, pour toutes les circonstances, en plâtre, en cire, en bois, en celluloïd, en métal argenté. Les dames stériles, qui avaient obtenu la fécondité, les mères, qui avaient voué un enfant malade à la Madone, pouvaient acquérir des poupons emmaillotés, sans bras, tout pareils à des larves de vers à soie, — ou à ces fromages de Caccio-Cavallo, d’un blanc jaune, étranglés par une ficelle qui leur fait une espèce de tête. Les infirmes, les malades guéris, trouvaient aisément la figuration en cire de l’organe préservé, grâce à l’intercession miraculeuse de la Madone du Carmel ou de la Madone du Rosaire, de sainte Agathe, de saint Cyr ou de saint Antoine. Et quel beau choix de nez, de bouches, d’oreilles détachées, de jambes avec ou sans cuisse, de seins jumeaux, bien ronds et bien bombés, aux pointes vermeilles, de dos creusés par un sillon ; de ventres douillets au nombril rose et creux, de séants mêmes ! si naïfs qu’ils n’étaient point obscènes. Enfin, aucune pièce ne manquait à la collection, si quelques-unes manquaient à l’étalage. Don Pasquale, dans sa sollicitude, n’avait pas oublié que la Vierge, dûment invoquée, peut épargner à ses dévots les suites d’une imprudence amoureuse et l’inimitié de Vénus.

Ce digne commerçant, jaune, mince et penchant comme un cierge de cinq sous, expliqua longuement à Salvatore que le jeune Gennaro était en course, que sa sœur Nannina faisait soigner à l’hospice sa joue coupée par le rasoir d’un amant, et que Giuseppina, leur mère, demeurait maintenant dans un vicolo du Carmine…

— Nous irons au Carmine.

— Je vous conduirai moi-même ! La portière gardera mon magasin… D’ailleurs, on ne fait plus d’affaires en ce moment… La foi se meurt… Naples n’est plus Naples… Tout l’argent va aux somnambules, aux devineresses, aux assistés… Qui pense encore aux saints ?… Antoine a des clients… François se maintient… mais les autres ?… Si sainte Anne n’était pas la patronne de la Camorra, vous ne verriez plus tant de gens habillés de vert… Allez, tout ça finira mal ! Dieu se lassera… Le Vésuve est tout près de Naples !

Et, reprenant un ton commercial :

— Si madame, qui est si jolie, veut acheter un petit souvenir ? Si madame a une dévotion particulière ?… Quoi ! pas un vœu, pas une grâce à demander ?… Madame ne souhaite pas un bel enfant, un amant fidèle ?… J’ai là des breloques contre le mauvais œil, des cornes, des mains, de petits balais, dernière nouveauté… Madame préfère un tableau ? Ces peintures, faites à la main, en couleurs fines, par un artiste célèbre, représentent les principaux accidents qui peuvent arriver au cours de la vie… Voilà la chute de cheval, l’écrasement sous l’automobile, l’attaque nocturne, l’empoisonnement par les champignons… Voilà la petite fille qui tombe dans le puits. Ses parents sont à genoux ; les pompiers lancent des cordes ; la Madone apparaît dans le ciel… Voilà…

— Madame ne comprend pas l’italien, dit Salvatore.

— Eh bien, dit l’homme triste, expliquez-lui l’affaire et je vous donnerai une commission sur la vente… J’ai d’autres images, plus curieuses, et…

— Vivez en santé, bonsoir !…

Le sculpteur entraîna Marie. Elle était un peu scandalisée par l’exhibition anatomique.

— Bah ! c’est l’usage… Personne n’y fait attention… Ce sont des choses naturelles… Savez-vous qu’on a trouvé les mêmes ex-voto, en terre cuite, à Pompéi, dans le temple de Vénus et dans le temple d’Isis ? Nos saints sont les génies antiques, les petits dieux familiers qui ont changé de noms. Notre Madone est une déesse… Elle a pris à l’Aphrodite Uranie sa robe bleue semée d’étoiles.

— Alors, Naples n’est pas chrétienne ?

— Elle ne l’a jamais été… Superstition, tradition, poésie, vieux mythes déformés, gestes rituels, paroles, formules, fétiches, voilà notre christianisme napolitain.

— Je vous avoue qu’il me fait horreur… Quelle morale peuvent avoir ces gens-là ?

— Ils n’en ont pas. Ils ont un certain instinct de fraternité, de charité, qui subsiste chez les plus misérables. Les œuvres d’assistance sont très anciennes et très nombreuses dans notre pays, et l’aide individuelle y est pratiquée, à tous les degrés, par tout le monde… Quand une mère nourrice tombe malade, les voisines allaitent son bébé ; les adoptions sont très fréquentes. On n’est pas méchant à Naples : on est ignorant, immoral et sale, mais pas méchant… Il y a bien des rixes, des duels à quatre, à six, à huit, où les témoins se battent entre eux pour l’honneur ; il y a bien des amants qui font des estafilades à la figure de leur maîtresse, comme à cette Nannina dont le marchand d’ex-voto nous parlait… Mais, tout de même, on n’est pas méchant… La rasulata, le sfregio, c’est un mouvement de passion que les femmes pardonnent toujours… Quelquefois, elles en sont fières…

— Cela ne vous choque pas, vous, monsieur Salvatore ?…

— Un peu… pas trop… Je comprends les impulsions inconscientes qui commandent aux gens de ma race…

— Ah ! que je suis loin de vous ! dit Marie… Aussi loin que si j’étais née en Amérique… Nous ne donnons pas le même sens aux mêmes mots ; nous ne concevons de la même manière ni la foi, ni la vertu, ni le bonheur, ni la dignité de la vie, ni l’amour…

— C’est vrai, dit tristement Salvatore… Notre sentimentalité — qui est réelle — ne ressemble en rien à la vôtre, et c’est peut-être dans l’amour qu’un homme du Midi et une femme du Nord se sentent étrangers… Pourtant — oserai-je le dire, madame Marie ? — vous avez subi l’influence de ce pays à votre insu… Mon frère, ma mère, nos amis qui vous ont vue, remarquent un changement en vous…

— Quel changement ?

— Vous êtes plus jolie, beaucoup plus jolie, et, plus… moins… enfin, plus femme…

Il regarda Marie qui fut surprise par le sombre éclat de ses yeux et la contraction légère de sa bouche… Mais tout de suite la bonne figure bronzée reprit sa douceur.

— Marchez près de moi, madame Marie, et n’ayez pas peur… Voici la rue que je cherche.

La rue ?… Même pas une ruelle, un passage, une fente, large de deux mètres à peine, dans un colossal pâté de vieux palais, si vieux qu’ils se souviennent de la reine Jeanne ! Ils montent comme des falaises, et le ciel, tout en haut, n’est qu’une bande d’un gris terne ou d’un bleu brutal, selon les jours, et le soleil n’est qu’un haillon d’or, jeté obliquement du toit aux derniers étages. Les murs décrépits, lézardés par les tremblements de terre, ressemblent à des figures sinistres qui auraient reçu le sfregio. Des poutres énormes servent d’étais et diminuent l’espace libre… Des cordes, tendues d’une fenêtre à l’autre, superposent l’ignoble pavoisement des chemises, des langes souillés, des camisoles rapiécées de cotonnades diverses. Plus bas, dans le clair-obscur éternel, bâillent des cavernes noires, des trous d’ombre, où les lampes rougeâtres agonisent devant l’image d’une Vierge ou d’un saint.

Marie, effarée, relevait sa robe et posait ses pieds hésitants sur le sol putride couvert d’une épaisse couche d’ordures. Elle évitait les femmes assises devant les bassi ténébreux où grouillaient des larves blêmes. Les ménagères au sein flasque, enceintes ou nourrices, faisaient cercle autour du fourneau familial. Elles épluchaient des légumes, vidaient des poissons, et laissaient choir entre leurs pieds nus les pelures et les entrailles sanglantes, qui allaient pourrir sur place. Une vieille à figure sibylline semblait prophétiser, avec des gestes de théâtre. Une adolescente anémique chantait, tandis que la coiffeuse épouillait gravement ses abonnées à un sou par semaine. Et quelquefois des gens passaient, béquillards ou manchots, rongés de maladies étranges, horribles avec leur face sans nez ou sans yeux.

Marie balbutia :

— C’est l’enfer !

— C’est l’envers du pays bleu… Voyez ce que la misère séculaire a fait de la belle race demi-grecque… Pourtant, ces malheureux ne sont pas hostiles ; ils ne sont pas envieux ; ils ne sont même pas tristes. Le goût de la joie est si fort dans ces âmes simples, dans ces corps qui devraient être usés et qui résistent… Oh ! prenez garde !… Allez tout droit et regardez devant vous !… — Il prit le bras de Marie et l’entraîna, pour dépasser une douzaine d’enfants installés le long des murs… — On dirait un club, tant ils sont sérieux !… Allez vite, madame !…

Le mouchoir parfumé n’était pas inutile… Plus loin, à l’angle d’une autre ruelle, un marchand disposait, sur une table dégoûtante, des fruits de rebut : cerises, citrons doux, mandarines, nèfles du Japon. Un autre faisait frire des beignets, et l’odeur de l’huile chaude se mêlait au souffle empesté des taudis et du ruisseau.

Salvatore interrogea le marchand.

— Donna Peppina Cocumella ? s’écria l’homme. Eh ! c’est elle-même qui parle au revendeur de ferraille… Je vais l’appeler… Oï !… oï !… donna Peppi !… Venez !… Son Excellence vous demande !…

Les gamins en chemise, les bébés tout nus, qui touchaient du doigt la robe de Marie et se sauvaient comme des rats, reprirent en chœur :

— Donna Peppi !… Donna Peppi !

Une grosse femme pâle, coiffée d’un fichu d’indienne, accourut. Elle brandissait une cafetière de cuivre sans fond.

— Excellence !… Quelle faveur !… Et votre jolie femme !… Vous êtes venus me chercher ici, moi, infortunée !… Arrière, enfants ! Puissiez-vous mourir assassinés !… N’approchez pas ! Nous sommes ici des gens convenables… Je ne savais pas que Son Excellence avait une si belle épouse…

— Madame est une amie, donna Peppi, et elle ne vous comprend pas. Elle est Française.

— De Paris !… Ô Madone !…

Les autres femmes du vicolo, attirées par le grand événement, répétaient :

— Paris !… Paris !…

Marie, affreusement gênée, se contraignait à sourire.

Cependant, donna Peppina Cocumella racontait abondamment l’histoire de sa fille, séduite par cette canaille de Rafaele, et blessée par lui… Elle n’avait rien dit au commissaire, Nannina ! C’était une fille de cœur, capable de tuer son homme, mais non pas de le livrer… Quant à Ciccio… il était quelque part, du côté des Granili, pour affaires… Mais demain, sûrement, Son Excellence le trouverait à l’osteria du Capucin…

— Merci à vous, donna Peppi !…

Le sculpteur mit une pièce dans la main de la bonne femme, tandis que la marmaille assemblée criait :

— Un sou, Excellence !… Un sou !… Je meurs de faim. Excellence !… Pour le macaroni, monsieur !… Vous êtes bon !… Vous avez une belle femme !… Un sou, don Tore !… Mon père est à l’hospice… Ma mère est morte en accouchant !…

— Au diable ! répondait Salvatore qui connaissait les litanies de sainte Mendicité…

Donna Peppina, à coups de cafetière, le délivra.

— Vous n’avez pas honte, bâtards, enfants de prêtre ?…

Salvatore et Marie, engagés dans le dédale infect des ruelles, aperçurent enfin le campanile sombre et baroque, la petite coupole en céramique jaune du Carmine.

Devant eux la place du Marché s’étendit, désolée, défoncée, souillée d’immondices, avec des pavés de lave grise en tas, des parapluies verts ou rouges fichés dans le sol, abritant quelques marchands de fruits, de chiffons ou de ferraille. Les deux obélisques commémoratifs de la grande peste piquaient ce long espace presque vide où tient toute la tragique histoire de Naples, entre des maisons lépreuses, une église et une prison. Là, Conradin fut décapité. Là, Masaniello souleva la plèbe en émeute.

Elle était sinistre, cette place, et laide sous le ciel où roulaient des volutes de vapeurs obscures et chaudes comme des exhalaisons d’un volcan. On sentait derrière ses maisons affreuses d’autres maisons plus affreuses, et d’autres encore, à peine séparées par les puits obscurs des vicoli, tout un entassement de pierres fétides et d’humanité animale. C’était vraiment un cercle de l’enfer, le royaume de la Misère, reine affamée, squelette en haillons, qui trône dans une âcre odeur de pourriture et d’ammoniaque…

L’envers de Naples, l’envers du pays bleu !

Mais les nuages pâlissent, et, dans la vapeur plombée devenue blanchâtre, un rayon glisse comme une épée qui agrandit le trou bleu… Le soleil s’efforce. Il triomphe. Un phare splendide s’allume au sommet du Carmine. Les vitres sales sont des brasiers ou des miroirs ; la poussière est un or vaporeux qui monte ; les ternes guenilles suspendues changent de couleur. Des blancs purs, des verts bizarres, des rouges magnifiques, des bleus fanés et doux palpitent, et, dans le plus infâme des vicoli, une voix de femme se met à chanter, joyeuse et rauque…


Le lendemain fut une journée à surprises. Marie reçut une nouvelle lettre d’Angelo. Des phrases italiennes, fleuries de superlatifs et de points d’exclamations, ornaient le texte français, comme des festons et des guirlandes. Et le sens de ces phrases était si transparent que Marie, stupéfaite, laissa tomber sur ses genoux la lettre et l’enveloppe toute pleine de narcisses effeuillés…

Mais non !… elle se trompait !… Elle voulait s’être trompée… Elle interprétait faussement ces expressions trop tendres où elle retrouvait l’habituelle emphase italienne… Un homme qu’une femme n’a jamais encouragé, d’aucune manière, qui n’a aucun espoir d’être accueilli ou même écouté, ne risque pas un refus, surtout quand cet homme est séduisant, qu’il a le goût, l’habitude et la faveur des femmes… Angelo ne manquait pas d’expérience. Il ne pouvait confondre la cordialité d’une amie avec le manège d’une coquette…

Mais il ne se rendait pas compte, très exactement, du sens qu’une étrangère peut donner à certaines attitudes et à certaines paroles. Il « mettait des dièzes » comme Santaspina. Lorsqu’il s’enhardissait trop et qu’un froid passait entre Marie et lui comme un petit souffle du nord, il esquivait la « gaffe » imminente… « Excusez, madame Marie ! j’ai dit quelque sottise ? C’est que je l’ai dite avec mon cœur, et mon cœur italien ne sait pas encore sentir à la française… Mes sentiments comme mes paroles ont l’accent de mon pays que vous trouvez encore un peu ridicule… Moi, je ne songe pas au ridicule ! Je ne suis pas un Français… » Le ton était si franc, le regard si candide, le geste de la main posée sur le cœur était si comique et si gentil, que Marie était désarmée…

Elle pensait aussi qu’Angelo n’était pas « du monde » quoiqu’il parlât beaucoup des barons Atranelli. Petit bourgeois de Naples, un peu bohème, un peu rapin, et, à vrai dire, point du tout « élevé », il confondait la galanterie et la politesse… Tant de Français, surtout dans le Midi, font la même confusion ! À toute femme, il eût servi le même régal de douceurs. Il disait : « Vous êtes belle… Vous êtes divine… Je rêve de vous nuit et jour !… » comme il eût dit : « Charmé de vous connaître, madame !… » Et ses regards brûlants, ses soupirs, ses allusions à une tristesse qui l’accablait, à un secret enfermé dans son âme, à la mort qu’il eût volontiers soufferte pour assurer la félicité de certaine personne véritablement angélique, tout ce galimatias, toute cette camelote sentimentale, ce n’était pas le désir, ce n’était pas l’amour !… C’était une mode locale, un « produit du pays », comme les chansons, le sanguinaccio, le corail teint et la lave travaillée !…

Pourtant, s’il se croyait épris, quelle complication et quel embarras ! Marie imagina les manœuvres séductrices, l’aveu à grand fracas, et elle résolut d’empêcher à tout prix des scènes délicates et pénibles. L’essentiel, c’est que l’homme n’ait pas prononcé les mots décisifs. Quand il s’en est tenu aux allusions, il peut supposer que la femme n’a pas compris, et l’amour-propre est sauf, — l’ombrageux amour-propre masculin, plus sensible et vivace que l’amour même.

« Au besoin, pensa Marie, je ferai intervenir Salvatore, discrètement… »

L’après-midi, elle prit le tramway du Pausilippe pour se rendre à l’atelier. Trois ou quatre fois, elle avait travaillé chez Salvatore, et elle lui avait laissé quelques-unes de ses miniatures ébauchées, et tout son petit matériel de peintre… Dans le tramway presque vide, un monsieur aux sourcils charbonneux, au teint de caroube, la regarda comme pour l’hypnotiser… Gênée, elle ouvrit le Mattino. Alors, le monsieur vint s’asseoir près d’elle… Il lui demanda :

— Madame est Française ?…

Marie ne répondit pas.

— Américaine ?… Oui, Américaine !… Ces cheveux blonds, quelle belle chose !… J’aime toutes les blondes… Et madame est mariée ?… Non ? Oui… Toute seule à Naples ?… Elle habite loin d’ici ?…

Marie s’obstinait dans son silence… Deux petits soldats, un prêtre crasseux et une blanchisseuse suivaient avec un vif intérêt le manège du monsieur, et le contrôleur, bon enfant, s’efforçait de ne pas gêner ces manœuvres d’approche.

Le monsieur se présenta : Antonio Pellegrino, avocat… âme tendre et passionnée… seul dans la vie…

Marie se leva.

Le monsieur se leva aussi.

« Permettez que je vous aide à descendre… »

Déjà, elle avait sauté sur la route, et elle était dans le jardin de Salvatore. L’avocat trop galant l’avait suivie. Il lui envoya des baisers, à travers la grille, puis il se mit à courir pour rattraper le tramway.

Marie crut divertir Salvatore en lui racontant cette aventure, mais il entra dans une grande colère… Il parlait de rejoindre le tramway, de descendre l’individu, de le gifler, de le bâtonner, de le provoquer. Il criait : « Porco ! vigliacco !… » Puis sa fureur changea d’objet… Il fit mille reproches à Marie. Pourquoi s’en allait-elle, seule, dans Naples, au lieu de se faire accompagner par un ami sûr et dévoué ? Et, tout à coup, il commença une série de réflexions vagues et générales sur le danger d’être jolie et jeune, et seule dans un pays où les hommes ne pensent qu’à l’amour — même les vieillards, même les disgraciés, même ceux qui font profession de philosophie et de renoncement !… Et il en vint à plaindre les malheureux qui adoraient Marie, sans aucune chance de réciprocité…

— Quels malheureux ?

— Vous le savez bien… Tant de passions que vos yeux ont faites… en France… et même à Naples !…

Elle riait, mais il ajouta tristement :

— On ne peut vous connaître sans vous aimer… mais on peut être assez humble ou assez fier pour ne rien dire… Il y a peut-être un homme qui vous aime, qui vous porte « écrite et scellée » dans son cœur et qui se donnerait à vous tout entier sans demander même l’ongle de votre petit doigt pour le baiser… Et il y en a un autre, peut-être, plus séduisant et plus heureux…

Il s’interrompit :

— Eh ! qui frappe encore ?…

En maugréant, il ouvrit. C’était Angelo !…

C’était Angelo, vêtu de gris clair, coiffé d’un simili panama tout neuf, l’œillet à la boutonnière, les joues bien rasées ! Il embrassa, son frère et se jeta presque aux pieds de Marie… Il délirait de bonheur… Libre !… pour deux jours, il était libre !… M. Wallers lui avait octroyé un congé !

— Papa vous a laissé partir? Quelle histoire lui avez-vous contée ?

— Je n’ai pas conté d’histoires à monsieur Wallers… Je lui ai dit la vérité… Je dis toujours la vérité… C’est pour une affaire grave… une affaire de famille… monsieur Wallers, qui est si bon, qui m’aime comme son enfant, m’a dit : « Prenez deux jours. Vous reviendrez avec ma fille… » Et me voilà !

Marie flaira le mensonge joyeux, la combinaison galante… Elle répondit un peu sèchement qu’elle avait résolu de rentrer à Pompéi le soir même…

Angelo devint tout à fait extravagant… Il déclara que madame Marie offensait tous les di Toma en refusant leur modeste hospitalité, qu’elle hésiterait avant de percer trois cœurs nobles, trois cœurs dévoués, qui battaient pour elle !… Donna Carmela serait malade de chagrin, pauvre femme !… Et Salvatore, lui aussi, s’abîmerait dans sa douleur… Quant à Angelo, il ne pourrait supporter le mépris d’une personne si chère à tant de titres…

— N’est-ce pas, Tore ?… Parle, Tore, dis quelque chose !

Le sculpteur considérait son frère et Marie d’un air étrange.

Marie, agacée par l’insistance et l’emphase d’Angelo, prit son carton et sa boîte à couleurs et répéta qu’elle était obligée de partir.

Angelo regarda son frère et Salvatore comprit que les phrases et les grands gestes étaient l’expression caricaturale d’un vrai chagrin, d’un gros chagrin… Alors, il pria Marie à son tour,

— Puisque votre père ne vous attend pas, restez deux jours encore… ou même un seul jour… Faites cette grâce à ma mère et non pas à nous…

Et comme il la sentait ébranlée, il ajouta :

— Nous serons très occupés, tous deux. Maman surtout profitera de votre présence.

— Soit ! Je partirai demain à quatre heures, dit Marie.

Elle regretta aussitôt sa faiblesse.

— Faites-moi chercher une voiture, voulez-vous ? Je désire rentrer à Naples et je redoute le tramway… La galanterie napolitaine est un peu gênante et il me déplaît fort, je vous assure, qu’on me fasse la cour malgré moi.


Angelo avait-il compris la leçon ? Il fut extrêmement cérémonieux pendant le dîner et s’éclipsa bien avant le dessert avec Salvatore… Donna Carmela essaya vainement de les retenir.

— Mais où vont-ils ?… Que font-ils ?… Mon Angiolino a une figure triste comme un vendredi saint !… Peut-être qu’il souffre à cause d’une femme, mon cher fils, mon cœur !…

Une anxiété touchante crispait son beau visage de Junon polychrome — marbre blanc pour la figure, marbre noir pour les cheveux — et elle semblait attendre de Marie une indication ou une confidence…

— C’est une âme, mon Angiolino, c’est un feu !… Il n’avait pas sept ans, il faisait « à l’amour » avec sa cousine Grazia qui était déjà grande… Il disait : « Je suis le mari de Grazia… Je veux coucher dans son lit… » Et, une nuit, il est allé dans le lit de Grazia… Quelle scène pour l’en sortir !… Nous avons tant ri !… Madone !… Et son pauvre père disait : « Il aimera les femmes, mais elles lui rendront amour pour amour. » C’était le plus magnifique enfant de Naples !…

Marie répondit à cette explosion d’orgueil maternel en vantant le génie de Salvatore.

Donna Carmela leva ses belles mains vers le ciel.

— Jésus, son Seigneur et son patron, le bénisse, pauvre malheureux !… Il aurait dû ressembler à son père… car il a tant de cœur, mon Tore, un cœur si clair, un cœur si doux, qu’il mériterait la plus parfaite des femmes. Hélas ! il est infirme, pour mes péchés !… Il a honte de sa personne, lui, un artiste, créateur de corps sans défauts…

— Je ne trouve pas Salvatore déplaisant, dit Marie. Pourquoi ne serait-il pas aimé ?

— Merci à vous, belle chère fille, pour ces paroles… Mon Tore ! S’il vous entendait !… Il vous veut tant de bien ! Vous êtes « le noir de ses yeux… » Et qui ne vous aimerait, petite tête d’or, petit ange ?

Marie songeait :

« Cette famille di Toma est singulière !… Ils ne pensent qu’à l’amour, et voilà donna Carmela, une honnête créature, pieuse et même dévote, qui semble m'offrir un de ses fils, au choix… »


XII


Isabelle à Marie.
5 avril.

Grande nouvelle, bonne nouvelle, ma chère Marie ! Frédéric part pour Chicago et il refuse de m’emmener avec lui. D’autre part, je refuse absolument de rester avec ma belle-mère… Les bons conseils de ma tante Wallers, mes efforts, ma patience, ont été bien inutiles… Madame Van Coppenolle ne se borne plus à critiquer mes toilettes et mes actions. Elle me fait espionner par les domestiques et je la soupçonne d’avoir organisé chez nous un cabinet noir… Parce qu’un ami de Frédéric, un jeune architecte français — et digne d’être Munichois ! — avait pris l’habitude de venir, à mon jour, causer, bien innocemment, d’art et de littérature, parce qu’il m’envoyait des revues, des livres, des fleurs, madame Van Coppenolle s’est hérissée ! Elle a prétendu que je flirtais avec ce M. André de Matys, que j’étais le déshonneur des Van Coppenolle et le scandale de Courtrai ! Frédéric n’est pas jaloux, tu le sais ! Ma paresse et ma froideur le rassurent, et, d’ailleurs, il est persuadé qu’un homme tel que lui ne peut être trompé ni en affaires ni en amour… Mais il approuve, en bloc, tout ce que dit, tout ce que fait sa mère, depuis les théories éducatives jusqu’à la façon de tourner la salade… Je t’épargne le détail de la scène conjugale qui suivit l’intervention de la douairière… Cette fois, je me révoltai. Je parlai de me réfugier à Pont-sur-Deule et d’y rester…

— J’irai vous chercher.

— Je refuserai de vous suivre.

— La loi est pour moi.

— Je me moque de la loi… Nous divorcerons. Je ne demande qu’à divorcer.

Ma belle-mère poussa des gémissements plaintifs.

— Jamais on n’a divorcé dans la famille Van Coppenolle…

— Tout arrive.

— Votre cousine Marie…

— Nous ne sommes pas faites du même bois… Et plût à Dieu que j’eusse épousé André Laubespin ! Je me fusse mieux accommodée de ses vices que de vos vertus… D’abord, si l’on me pousse à bout, je me passerai du divorce… Je me ferai enlever !… J’entrerai au théâtre !… On lira le nom de Van Coppenolle sur des affiches !…

Je parlais, je criais, je pleurais, et l’horrible salon bleu tremblait, des boiseries au lustre. Frédéric ferma les portes, baissa les stores… « Êtes-vous folle ! si l’on vous voyait !… » Il était blême et je crus qu’il allait me battre… Mais, hélas ! il se contint… Cependant, mon affreuse belle-mère prenait le parti de s’évanouir. Je la laissai aux soins de son fils et je montai dans ma chambre.

Le soir, mon mari se présenta, tranquille et dur. Il me déclara que sa mère refusait de me garder à Courtrai en son absence. Je répondis que j’étais chez moi et que je refusais, moi, de garder madame Van Coppenolle.

— Jamais ma mère ne quittera cette maison qu’elle gouverne pour le bien de tous, puisque vous êtes incapable de diriger votre ménage, d’élever vos enfants…

— Alors, je partirai… Je vous accompagnerai en Amérique. C’est mon droit. La loi que vous invoquez m’oblige à vous suivre et vous oblige à me recevoir !

Frédéric n’avait pas prévu cette proposition. Il sembla déconcerté, mais il se reprit tout de suite.

— Je ne ferai pas un voyage d’agrément, ma chère amie… (Il se radoucissait.) Vous vous ennuieriez et vous me gêneriez beaucoup… Pour tout concilier, ne seriez-vous pas heureuse de passer quelques semaines en Italie, auprès de votre oncle Wallers et de votre cousine ? Ils auraient soin de vous et vous n’en recevriez que de bons conseils et de bons exemples…

Je n’en croyais pas mes oreilles…

— C’est sérieux ?

— Très sérieux !…

Je perdis la tête !… Je battis des mains !… Je faillis danser de joie…

— Oh ! Didi ! que tu es gentil !

J’appelais Frédéric « Didi », comme aux premiers jours de notre mariage, et j’allais me jeter à son cou — fallait-il que je fusse folle ! — quand il déclara, sèchement :

— Je constate que vous quitterez votre famille sans regrets !… Mais ne me remerciez pas… Je vous envoie en Italie pour avoir la paix, pour n’être pas troublé par l’écho de vos querelles avec ma mère… Vous partirez dans quinze jours. Commandez vos toilettes. Bonsoir…

Il s’en alla et je me trouvai fort allégée de reconnaissance, mais si heureuse, si heureuse, que je ne pus dormir de la nuit…

Ô Marie ! j’aurai donc ma part de ce printemps napolitain qui embaume tes lettres à Claude, — car, méchante, tu ne m’écris guère et je n’ai de tes nouvelles que par notre ami d’Arras ! — Je verrai tous ces gens que tu dépeins si bien, le bon Salvatore, la « Junon polychrome », les savants allemands et le bel Angelo qui doit être un peu amoureux de toi, chère dévote, parce que tu es charmante, parce que tu es vertueuse, parce que tu ne l’aimes pas, parce que, peut-être, un autre… Mais non, ne rougis pas, ne t’offense pas, chérie ! Je respecte tes secrets… Je ne suppose rien… Claude, qui ne venait jamais à Courtrai, vient quelquefois, le dimanche, pour parler, pour m’entendre parler de toi. Il m’aime un peu, parce que je t’aime… Et il est triste, triste…

Je m’arrête… À bientôt, ma chère Manie, ma jolie sœur. Je passerai quelques jours à Paris pour préparer mon trousseau de voyageuse…

Tendres baisers.

ISABELLE.


Frédéric Van Coppenolle à Guillaume Wallers.
Courtrai, 3 avril.
Mon cher oncle,

Pouvez-vous recevoir ma femme, de la mi-avril jusque vers la fin de juin ? Vous rendriez un grand service à Isabelle, à ma mère et à moi-même. De graves intérêts m’appellent en Amérique. J’ai besoin de n’être pas troublé et tourmenté par de sottes querelles domestiques et familiales. Isabelle méconnaît les hautes vertus de ma mère qui est à bout de patience. Il m’est impossible de les laisser seules tête à tête pour deux mois, et, d’autre part, j’ai résolu que mes enfants resteraient avec leur aïeule. Vous approuverez certainement ma résolution.

Bien souvent, vous avez accueilli ma femme chez vous, contre mon gré. Vous ne refuserez pas de l’accueillir encore, avec mon assentiment. J’ai parfois regretté votre trop grande indulgence pour les caprices et les défauts de votre nièce, mais je reconnais que vous seul, et Marie, pouvez exercer une influence salutaire sur cette Parisienne écervelée. Même à Courtrai, dans notre sage petit monde flamand, elle affecte des allures de mondaine ; elle cherche à plaire ; elle oublie qu’une mère de famille ne doit plus compter parmi les femmes que l’on courtise… Ramenez-la, mon cher oncle, à une conception plus juste des devoirs féminins. Elle vous respecte et vous aime et elle est, au fond, plus légère que méchante, et plus bornée que véritablement immorale. Je ne lui reproche pas la médiocrité de ses goûts, car j’ai horreur des intellectuelles, mais les êtres inintelligents doivent, au moins, quelque docilité aux êtres qui leur sont supérieurs. La hiérarchie est nécessaire dans la famille, comme dans la société.

Recevez, mon cher oncle, l’assurance de ma gratitude et de mes sentiments dévoués.

FRÉDÉRIC VAN COPPENOLLE.


Claude à Marie.
Arras, 8 avril.

Marie aimée, la simplicité même de votre franchise rassure mon cœur ombrageux, un peu ému, cependant, par vos confidences… Je suis de votre avis, M. Angelo est un peu « jeune » — à moins qu’il ne soit très expérimenté et très malin. Vous ne l’avez pas encouragé ; vous le découragerez, s’il est nécessaire, par votre attitude ou même par l’expression très nette de votre mécontentement. S’il est fin, il sentira la partie perdue ; s’il persiste, vous le traiterez comme un sot ou comme un insolent. De toutes façons, vous devez en être débarrassée. Je ne crains pas ce rival un peu grotesque, malgré sa beauté. Cette espèce-là n’est pas dangereuse pour une femme de votre caractère, et je redouterais plutôt Salvatore, s’il n’était affreux, — car il est affreux, n’est-ce pas, il est horrible ? J’ai besoin de croire qu’il est horrible afin de ne pas le haïr éperdument !… — Vous déclarez que c’est une « âme noble » et un « grand artiste »… Tant mieux pour lui si ses mérites justifient votre admiration. Mais, Angelo !… C’est un fantoche, mon amie ! C’est un polichinelle, avec un profil grec et sans bosses. On n’est pas jaloux d’un pantin. L’histoire des lettres et de l’arrivée imprévue qui m’avait contrarié me semble tout à fait comique… Pourtant, vous n’auriez pas dû céder aux prières de cette famille accapareuse, et je m’explique mal la faiblesse qui vous a fait rester à Naples un jour de plus… Je m’étonne aussi que l’absence de confort, et la promiscuité forcée avec trop de personnes, ne vous aient pas dégoûtée encore de Pompéi. Le printemps, dites-vous, est plus chaud qu’un été de France, et les ruines, sous le soleil, ont une température de four… Ne restez pas plus longtemps dans cet endroit pittoresque, poétique et malsain. Madame di Toma vous a offert de passer quelques semaines dans la montagne, à Ravello, je crois ? N’hésitez pas. Partez pour Ravello. Le fantoche, retenu par votre père, vous laissera enfin tranquille, et je vous permets, à l’extrême rigueur, la compagnie de Salvatore… Vous voyez que je suis bien raisonnable et point jaloux. Êtes-vous contente ?…


Même jour.

… J’apprends à l’instant, mon amie, par un billet d’Isabelle, qu’elle sera bientôt près de vous !… Je ne puis me défendre d’un regret poignant, et il me faut toute ma raison, tout mon courage, pour ne pas sauter dans le train qui va passer ce soir… le même train qui vous emporta… Ah ! que je suis malheureux et que je me sens vous aimer, et que je vous sens lointaine, Marie, petite Marie !

Vous ne comprenez donc pas que je souffre de cette séparation voulue par vous, et par vous si allègrement supportée ! Vous ne comprenez donc pas que je m’affole à comprimer ma passion, à lui opposer je ne sais quels obstacles créés et maintenus par vos préjugés — je lâche le mot, tant pis ! — Si vous m’aimiez, comme ces préjugés tomberaient vite !… Mais vous ne m’aimez pas… Vous n’êtes pas une vraie femme, vous…

Pardon, Marie ! je viens d’écrire des phrases qui vous indigneront. Je ne veux pas les supprimer. Ce serait une sorte de mensonge… J’ai subi une crise douloureuse… Devinez, si vous pouvez, et pardonnez-moi…

Je vous adore, hélas ! et vous m’aimez bien. Chacun de nous donne à l’autre tout ce qu’il peut donner. La part n’est pas égale. Ce n’est pas votre faute…

Je prie votre cousine de s’arrêter ici entre deux trains. Je veux la saluer au passage… Nous sommes devenus très bons amis. Mais, que vous importe ?… Vous n’êtes pas jalouse, parce que vous êtes trop sûre de moi.

Je baise vos mains.

CLAUDE.


XIII


Depuis son retour de Naples, Marie Laubespin délaissait Pompéi. On ne la rencontrait plus, blanche au soleil, dans les ruelles ; elle ne s’asseyait plus dans la bicoque où Gramegna modelait des temples romains. Elle ne cueillait plus, avec M. Spaniello, les violettes d’Holconius et les roses du Centenaire. M. Wallers, interrogé, répondait :

— Ma fille reconstitue une miniature de missel, c’est une tâche difficile ; Marie a besoin de solitude et d’assiduité… Mais, quand arrivera ma nièce Van Coppenolle, elle fermera sa boîte à couleurs, et Pompéi la reprendra toute…

À l’auberge, chacun respectait ce travail de Marie. M. Hoffbauer félicitait la jeune femme de sa piété archéologique et réclamait des indications précises sur l’origine, l’époque, l’état du missel flamand. L’abbé Masini demandait un calque, un petit dessin, avec la signature de la copiste. Seul, Angelo demeurait morne et courroucé. Il avait accablé Marie en assez de lettres qui étaient restées sans réponse et il comprenait bien que madame Laubespin évitait les explications. Après le déjeuner, elle affectait de prendre le bras de Wallers, pour une brève promenade sous les eucalyptus. Le soir, elle ne quittait pas l’exèdre où siégeait la petite Académie cosmopolite des savants. L’après-midi, elle s’enfermait, et le triste Angelo soupirait et jurait, seul, dans quelque jardin à statues et à rocailles.

Parfois, quelqu’un proposait une excursion intéressante ; Marie disait toujours : « Pas maintenant… Quand Isabelle viendra… » Et tous les petits plaisirs étaient ainsi reculés, subordonnés à cette venue prochaine de madame Van Coppenolle dont Marie vantait la beauté, l’aimable caractère, l’humeur enjouée. Elle prenait Angelo à témoin : « Vous connaissez ma cousine… N’est-elle pas une magnifique personne ?… Avouez que vous fûtes ébloui, en la voyant… » Angelo répondait tout haut : « Oui… oui… magnifique… élégante… sympathique… » Et, tout bas, il grognait : « Votre cousine peut venir… Je ne perdrais pas le sommeil pour elle, si je ne l’avais déjà perdu… »

Cependant M. Wallers et ses confrères eussent été bien étonnés en pénétrant par surprise dans la chambre de Marie. Sur la table ripolinée par Angelo, le feuillet du missel brillait comme un émail vert et rouge, et il y avait beaucoup de godets, de pinceaux, de palettes, de loupes, de vernis, de poudre d’or en flacons, étalés un peu partout. Mais le parchemin tendu sur un châssis ne portait que les faibles linéaments du décalque et quelques traces de couleur… Marie, la vaillante, la consciencieuse, ne faisait absolument rien.

Ses intentions étaient excellentes. Chaque jour, elle se disait : « Je suis honteuse de mon inertie. Je vais travailler, comme à Pont-sur-Deule… » Elle tirait le verrou de la porte, ôtait sa robe, mettait une blouse de toile et s’asseyait… Quand elle avait posé quelques touches, elle oubliait le pinceau dans l’eau trouble du verre ; le coude sur la table, le menton sur la main, elle rêvait, l’œil amusé par le vol immobile des hirondelles du plafond, par la chute effeuillée d’une rose, par la marche d’un rais lumineux sur le tapis. Une étoffe barrait horizontalement la fenêtre, mais les vitres supérieures découpaient le ciel d’un bleu épais où voguaient les galères argentées des nuages, et par l’autre fenêtre, large ouverte sous les rideaux, l’odeur des grands eucalyptus entrait, forte et salubre, sucrée par le parfum des jeunes fleurs d’orangers. Sur la maison, autour de la maison, tout était lumière, flamme et silence…

Marie bâillait, s’étirait, dans un voluptueux ennui. Le poids de ses cheveux l’irritait. Elle arrachait les épingles, laissait couler les longues tresses. Puis elle reprenait son pinceau, qu’elle replaçait dans le verre, et qu’elle oubliait encore. Elle finissait par s’étendre dans le fauteuil ou sur son lit.

« Je suis souffrante… J’ai trop chaud… Le climat de ce pays est éprouvant… »

Lassitude de l’effort avant l’effort ! N’est-ce pas tout simplement la paresse ? Ce vice était si peu familier à Marie Laubespin qu’elle le prenait pour une maladie !

« Qu’ai-je donc ? se disait-elle… Tout le monde me trouve changée, et je sens bien une espèce de déséquilibre… C’est la faute du pays, de la saison, de Claude qui m’écrit des lettres jalouses, et de tous ces gens qui me tourmentent avec leur manie d’amour… Je n’ose plus sortir avec Angelo, ni causer, ni rire avec lui. Je pense à ce qu’il doit penser et à ce que je penserais, moi, s’il était Claude, et non pas un fantoche napolitain… C’est une hantise gênante, malsaine… Dès qu’Isabelle arrivera, je préparerai notre exode à Ravello… Claude sera content… Angelo sera fâché… Qui sait ?… Il est peut-être moins amoureux qu’il ne croit… Oh ! que tout cela me fatigue !… »

Parfois elle s’imaginait, très sincèrement, qu’elle était malade, parce qu’elle avait perdu le goût du travail, parce qu’elle était curieuse de petites sensualités innocentes… La saveur des fraises, le parfum des roses, la caresse de l’air tiède sur ses bras nus éveillaient en elle une sensibilité nerveuse qu’elle ne connaissait pas… Ses nuits, éclairées et frissonnantes de songes, la laissaient sans énergie pour le lever matinal.

À cette heure blanche où le sommeil, amant aérien, s’attarde et palpite sur le corps qu’il possède, Marie se laissait engourdir par une langueur inconnue. Elle était comme abandonnée au courant d’un fleuve de lait, dans un brouillard blanc, dans un silence de limbes. Des formes confuses flottaient, images de ses désirs incertains, et se précisaient en figures délicieuses qui avaient beaucoup de Claude et un peu, très peu, d’Angelo… Et le passé, le mariage, la maternité, le demi-veuvage, la réclusion volontaire, s’anéantissaient dans la mémoire troublée de Marie… Éveillée tout à fait par la lumière, elle ouvrait sur le monde les yeux clairs d’une adolescente à qui l’avenir appartient…

Elle faisait sa prière, mais, au lieu de méditer sur ses fautes, elle remerciait Dieu de la beauté du jour ; elle l’abordait comme une enfant familière qui ne soupçonne pas le mal. Son mysticisme, ses peurs excessives, ses scrupules paralysants, son austérité gourmée, se transformaient en un sentiment de gratitude joyeuse. Marie ne croyait pas son âme en péril ; confiante en la promesse de madame Vervins, elle était sûre d’aimer Claude chastement, sous le regard des anges… Rien ne lui révélait la présence du démon, et si elle l’avait pu voir, de ses yeux, elle ne l’aurait pas reconnu, parce que le démon, à Pompéi, n’est qu’un petit faune…

Ainsi, le sourd travail de l’éclosion troublait la chrysalide féminine. La sève d’une seconde puberté gonflait les veines de Marie, la fatiguait parfois de ces migraines légères, de ces brusques palpitations qui marquent les jours orageux du printemps des jeunes filles…


Un jour, lasse de n’avoir point travaillé, elle éprouva la nostalgie de cette Pompéi voisine qu’elle fuyait pour n’y pas rencontrer Angelo. Elle s’avoua qu’il y avait, dans cette abstention, un peu de lâcheté et beaucoup d’enfantillage… Angelo pouvait croire que Marie le redoutait, par faiblesse ! « Tant pis ! je lui parlerai, s’il m’aborde, d’un ton aisé et naturel. S’il risque un aveu, je l’arrêterai tout court, et il ne recommencera plus. »


Elle alla d’abord chez M. Spaniello. Il était absent. Un gardien l’avertit que M. di Toma dessinait la basilique et que M. Wallers devait être sur la voie des Tombeaux, au delà de la porte d’Herculanum, Il fallait donc, pour le joindre, traverser Pompéi tout entière, du sud au nord, dans sa dimension la plus grande… Marie remonta la rue de Stabies, où circulaient quelques Anglais avec leur guides, prit à gauche la rue de Nola, et gagna la Voie Consulaire qui se prolonge hors de la ville et devient la Voie des Tombeaux.

Elle aimait ce coin de Pompéi, qui ressemble à la via Appia comme la mélancolie ressemble à la douleur, comme la plainte d’Horace à Postumus et son regret des années qui coulent, ressemblent aux grands vers désolés de Lucrèce. Point de sublime, mais de la gravité, une élégance austère et délicate, une composition riche en détails exquis et simplifiée par le plus grand des artistes : le temps. Le paysage funèbre tient tout entier dans l’axe de la porte triomphale : c’est une route droite, aux dalles houleuses, entre deux rangées de tombes qui la dominent… Ici un banc de marbre en hémicycle ; là-bas une exèdre couverte ; des cippes penchés, des colonnes rompues ; les fuseaux noirs des cyprès sur le bleu du ciel ; au fond la campagne violette qui couvre Herculanum ensevelie.

Le soleil déclinait ; les ombres plus longues annonçaient le soir ; le marbre pâle et le travertin gris des tombeaux s’ambraient doucement dans la lumière. Marie regardait, sur les tombes aux froides guirlandes, les noms féminins dont elle aimait la douceur liquide, la sonorité assourdie… Et elle saluait au passage les Pompéiennes mortes avant la catastrophe, celles qui avaient eu les honneurs funèbres, les flûtes tibicines, les chants des pleureuses, le bûcher rituel, les libations, celles dont la cendre toute pure emplissait les belles urnes d’albâtre oriental ou de verre bleu… Mamia, prêtresse publique, possédait, derrière un banc de marbre, une tombe offerte par les décurions… Nivoleia Tyché régnait sur un palais à plusieurs chambres. Son buste en demi-relief ornait toujours un côté du sarcophage dédié à ses affranchis. Mais, entre tous ces fantômes, Marie préférait Servilia, dont les mânes légers voltigent peut-être sur la tombe de l’époux qu’elle appelle tendrement « l’ami de son âme ».

Elle alla jusqu’à la maison de Diomède, Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/223 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/224 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/225 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/226 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/227 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/228 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/229 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/230 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/231 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/232

— Je vous pardonne vos extravagances, et je vous garde mon amitié, à cause de votre mère et de votre frère… mais nous ne pouvons plus rester ensemble à Pompéi… J’irai à Ravello… Vous aurez le temps de réfléchir, de vous calmer… Nous ne reparlerons plus jamais de cette histoire… Allons venez !… on nous attend… Soyez raisonnable…

— Non, je n’irai pas avec vous… J’ai bien le droit d’être malheureux tout seul… Quand je pense à tout ce que j’ai fait pour vous !… des choses que vous ne savez pas… des choses inouïes, des crimes !…

— Des crimes ?

— Oui… j’irai peut-être en prison… Et vous, en France, vous vous moquerez de moi avec l’homme que vous aimez… Oh ! je vous déteste, méchante, méchante !…

La colère le reprenait. Marie déclara :

— Quand votre accès sera fini, vous retrouverez l’amie que j’étais, une amie sûre et indulgente… Jusque-là, bonsoir, monsieur Angelo !

Elle descendit l’escalier, et s’en alla vers la porte d’Herculanum, inquiète mais calme et digne, et sans hâte, avec cette assurance qu’on simule devant les animaux suspects et les fous.


XIV


Madame Van Coppenolle, penchée à la portière, cheveux et voiles au vent, regardait approcher Pompéi dans un poudroiement de poussière, de fumée et de soleil. Là-bas, sur le quai, des gens attendaient. Isabelle songeait tendrement à sa cousine, sa seule amie, qu’elle n’avait pas revue depuis leur voyage de Pont-sur-Deule à Courtrai… Elle se rappelait le départ dans le matin gris, madame Wallers, maternelle et sermonneuse, et l’arrivée d’Angelo, éperdu, avec ses fleurs inutiles… Et ce temps-là lui semblait aussi ancien que la Flandre lui semblait lointaine…

La locomotive nonchalante entra dans la gare, souffla, siffla, et s’arrêta un peu trop tôt. Isabelle, presque au bout du convoi, devait descendre sur le ballast… Mais, comme elle tâtait le loquet Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/235 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/236 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/237 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/238 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/239 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/240 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/241 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/242

— Croyez-vous ?… dit Isabelle…

Elle prit à poignée les pétales de roses qui parsemaient ses cheveux, son cou, son corsage et les jeta tous, comme des baisers, sur la figure pâlissante d’Angelo.


XV


Madame Van Coppenolle régnait sur l’auberge de la Lune. Les Anglais scandalisés, les Allemands subjugués, les Italiens séduits, trouvaient en elle « un type de Française comme on en voit dans les romans ». La Luisella qui l’adorait essayait ses robes en cachette et vidait ses flacons d’ « œillet royal » pour plaire à Peppino, le garçon des chambres. Peppino, noir, gras, frisé, toujours dépourvu de bretelles, toujours coiffé d’un feutre sur l’occiput, soupirait pour l’étrangère inaccessible dont il baisait le parfum dans les cheveux de Luisella… Tous deux, forts d’une expérience déjà longue, assuraient que la passion de don Angelo pour madame Laubespin était finie, et que le signor di Toma « faisait à l’amour » avec la belle dame rousse.

Marie n’était pas jalouse d’Isabelle et ne Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/245 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/246 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/247 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/248 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/249 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/250 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/251 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/252 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/253 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/254 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/255 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/256 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/257 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/258 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/259 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/260 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/261 dame di Toma serait inquiète de la voir revenir à vide. Impossible de télégraphier. La dépêche serait distribuée demain matin…

Marie parle, Isabelle écoute et approuve. Elle n’a plus de volonté… On veut qu’elle s’en aille ? Elle s’en ira où la fatalité la mène… Incapable de raisonner, elle conserve tout juste la lucidité qu’il lui faut pour ne pas se trahir.

Angelo sort de la maison et dit que M. Wallers repose… Il prend la main d’Isabelle :

— Montez, madame ! Nous n’avons plus que cinq minutes…

Marie envoie un baiser :

— À bientôt, Belle !… Je ne tarderai pas. Amuse-toi beaucoup et sois sage ! Ne te laisse pas enlever par monsieur di Toma !… Veillez sur Isabelle, monsieur Angelo, je vous la confie.

Et la voiture roule, en tressautant sur les dalles.


XVI


— Les dieux le veulent, Belle chérie, les dieux sont plus forts que nous… Ah ! Vénus Pompéienne est très puissante, et je ne l’ai pas priée en vain… Ne soyez pas triste. Votre oncle — vous savez que je l’aime ! — sera guéri demain, et votre cousine, ce joli dragon qui me déteste — car elle me déteste ! — viendra vite à Ravello pour s’assurer que vous êtes vivante et que je ne vous ai pas dévorée…

Ils étaient seuls, dans le wagon imprégné d’une odeur de cigare. Les voyageurs, debout dans le couloir, leur tournaient le dos et regardaient fuir le golfe bleu derrière les montagnes foncées.

— Ma cousine ne vous déteste pas.

— Elle m’exècre. Je parie qu’elle vous a dit du mal de moi. Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/264 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/265 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/266 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/267 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/268 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/269 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/270 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/271 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/272 phosphorescentes rayaient les ténèbres. Devant la porte éclairée, Angelo se dressa, tandis qu’Isabelle jetait un faible cri. Mais, tout de suite agenouillé, il baisa ses pieds nus.

Il balbutiait :

— Fiancée ! amante ! épouse !

Puis il la saisit, il souleva sans effort le grand corps pâmé dont les cheveux balayèrent le tapis de roses et, répétant le geste rituel de ses ancêtres, il franchit le seuil nuptial.


XVII


Quand la porte se rouvrit, entre les colonnettes blanches, le frisson de l’aube passait sur la mer. La nuit aux pieds d’argent, aux tresses bleues, fuyait vers le large et jetait la lune fanée pardessus les hauteurs de la Campanelle. Quelques lambeaux de son voile, accrochés aux pentes crépues, assombrissaient encore les ravines et les vallons noirs d’orangers. Mais déjà les maisons de Ravello, les jardins en terrasses et le campanile de Saint-Pantaléon apparaissaient dans une transparence azurée.

Isabelle s’arrêta sous la guirlande liminaire. L’écharpe violette, enroulée à son corps, traînait sur ses pieds nus. À demi tournée vers Angelo qui la retenait, elle murmura :

— Ne me suis pas… On pourrait nous voir… Le jour vient… Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/275 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/276 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/277 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/278 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/279 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/280 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/281 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/282 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/283 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/284 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/285 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/286 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/287 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/288 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/289 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/290 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/291 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/292 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/293 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/294 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/295 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/296 et à la mélancolie lascive. Il abusait du sentiment, des larmes, des soupirs, et la positive Isabelle trouvait que la légende a bien dénaturé l’amour napolitain et la gaieté napolitaine.

Elle était beaucoup moins élégiaque, et sa sensualité bien portante et peu raffinée, s’attablait au plaisir comme à un banquet de kermesse.

Il boudait, tourné contre le mur. Elle lui tira les cheveux et lui murmura dans l’oreille :

— Eh bien, oui, je te jure de garder notre secret. Es-tu content !… Veux-tu que je m’en aille ?

Non, il ne voulait plus la chasser… La bougie qui coulait sur le flambeau de cuivre sans bobèche, posé à même le dallage, oscillait dans le courant d’air de la porte. Des traces d’or broché brillaient sur la tenture cramoisie ; les rameaux du figuier sauvage tremblaient contre la fenêtre, et les deux amants réconciliés balbutiaient ces paroles que tous les amants répètent depuis des siècles, en faisant les gestes éternels : paroles puériles et hardies, charmantes et niaises, qu’Isabelle et Angelo prononçaient, chacun dans sa langue, parce qu’à cette minute précise Angelo avait oublié le français et Isabelle l’italien.


XVIII


Le soleil d’onze heures frappait durement la maison blanche, et l’ombre, raccourcie, n’était guère qu’une ligne bleue, au ras des murs. Une vague brûlante déferlait à travers le ciel, sur Ravello éclatante et silencieuse, dressée à la pointe de la montagne comme une cité d’Orient.

Marie cherchait Isabelle, dans l’étroit jardin en corniche que les anthémis jaunes, la sauge écarlate, les cinéraires bleu-faïence, les œillets jaspés, les roses, toutes les roses, bariolaient de taches claires et crues. Le toit touffu de la pergola concentrait un peu de fraîcheur dans le demi-jour glauque qui verdissait l’or acide des citrons. Marie aperçut enfin Isabelle et Angelo assis sur le banc de marbre, entre les colonnes. Ils causaient d’un air languissant et ne virent pas la jeune femme qui s’approchait d’eux. Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/299 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/300 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/301 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/302 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/303 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/304 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/305 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/306 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/307 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/308

» — Père Sandro, Dieu vous les cache pour ne pas vous donner d’orgueil ; mais moi, pécheresse, je les vois clairement et je sais que ce sont les âmes du purgatoire qui vous aiment et vous protègent. »

Don Alessandro avait cru les yeux de Teresina et non les siens propres. Depuis cette nuit mémorable, il avait une grande dévotion à ces pauvres âmes et priait pour elles soir et matin, et spécialement à sa messe du vendredi…

— Ah ! soupirait donna Carmela, puissent-elles nous faire trouver le trésor ! Nous fonderons une messe quotidienne à leur intention…

L’idée du trésor mettait tout le monde en verve. Chacun proposait un moyen de recherche inédit et original, et les domestiques mêmes, Peppino et Luisella, qui apportaient des carafes d’eau pure, disaient leur mot, avec la familiarité coutumière aux serviteurs italiens. Ils finissaient par s’asseoir sur le bord de la terrasse, pas loin des maîtres, ne gênant personne et n’étant point gênés, au grand scandale d’Isabelle Van Coppenolle. Et quand Salvatore prenait sa guitare et qu’il chantait, avec Angelo, les romances chères à donna Carmela, la chambrière et le jardinier accompagnaient le refrain de leurs voix traînantes.

Donna Carmela s’attendrissait. Ces chansons démodées — Fenesta vasciala Monacella… Il primm’amore — lui rappelaient sa jeunesse, ses fiançailles, ses noces heureuses, — et elle essuyait une larme, tandis que don Patrice, transporté dans le passé, fredonnait la Marche de Garibaldi.

Ces reposantes soirées détendaient les nerfs de Marie. Elle devenait, pour une heure, pareille à ces bonnes gens qui l’entouraient, si simples, si contents de vivre, réjouis par le ciel étoile, le jardin en fleur, la musique, la sympathie des âmes du purgatoire et la possession d’un trésor imaginaire. Isabelle et Angelo se jetaient des fleurs en riant ; Peppino agaçait Carulina ; donna Carmela égrenait le chapelet des souvenirs, et, dans l’ombre, Salvatore se rapprochait de Marie. Une passion désespérée gonflait sa poitrine. Il murmurait en son âme l’aveu qu’il interdisait à ses lèvres, et le bonheur deviné d’Angelo lui donnait envie de pleurer. Il pensait que Marie partirait bientôt et qu’il ne la reverrait jamais en ce monde. Alors il ciselait, d’après elle, l’image idéale, la statuette immatérielle qu’il lui élèverait dans le sanctuaire de sa mémoire… Il contemplait, pour les revoir toujours, la petite tête aux cheveux cendrés par la nuit, la robe pâle, la main maigrelette sur le marbre du banc… Cependant Marie songeait à Claude, à la ruelle du Béguinage, au baiser dont elle avait, à peine, senti la douceur fugitive… Elle songeait : « S’il était là, maintenant ! Si nous étions seuls !… » L’ombre autour d’elle s’imprégnait de volupté diffuse ; le parfum des orangers était si intense qu’il semblait changer la couleur de l’air. Des étoiles pleuvaient sur le golfe. Et des voix aériennes, éparses, plus légères que les vibrations sidérales, venaient du fond de la nuit, du fond des temps, quand la brise soufflait du sud où sont les îlots des sirènes…

Chacun regagnait sa chambre… Marie, déshabillée, faisait sa prière, à genoux sur le carreau ; elle demandait à Dieu la force de faire son devoir, et surtout la grâce de le connaître… L’insoluble problème la sollicitait… Couchée, elle ne dormait pas. Une fièvre brûlait ses veines… Elle essayait de lire. Son esprit s’évaguait toujours. Alors, elle se mettait à la fenêtre ; elle appuyait au fer du balconnet ses paumes et sa joue brûlantes… Ses larmes coulaient. Elle appelait : « Claude !… mon cher amour, mon seul amour !… »

Au bout du jardin, la porte entr’ouverte de l’atelier, irradiait une lueur rougeâtre qui s’éteignait tout à coup.


XIX


M. Wallers réclamait vainement son collaborateur. Il envoyait des lettres comminatoires qui faisaient pleurer madame Van Coppenolle et blasphémer Angelo di Toma. La nuit, dans la chambre voûtée, les deux amants cherchaient ensemble le moyen de prolonger leur lune de miel, en bernant l’archéologue…

— Reviens à Pompéi ! disait Angelo. N’es-tu pas libre ?

— Marie veut rester à Ravello.

— Qu’elle y reste !

— Mon départ lui donnera des soupçons… Elle nous rejoindra. Et que ferons-nous, dans cette auberge de la Lune où chacun épie son voisin ? où les portes ne ferment pas, où les cloisons sont si minces qu’on entend, d’une chambre à l’autre, voler les mouches ?

Angelo s’irritait :

— Comme tu as peur d’être compromise ! Si tu m’aimais passionnément, tu serais plus brave. Moi, j’irais te retrouver dans ta maison, jusque dans ton alcôve.

Il lui rappelait l’histoire sanglante du beau Carafa d’Andria et de Marie d’Avalos, surpris et assassinés par un mari jaloux. Il enviait la destinée de ces amants et souhaitait mourir en défendant Isabelle contre le terrible, le sanguinaire Van Coppenolle !… Isabelle frémissait. Autrefois elle eût pouffé de rire, mais elle subissait l’influence romantique du décor, et, de jour en jour, à mesure qu’elle s’éprenait davantage, elle perdait le sens français de l’ironie.

Pour ne pas gâter leurs joies, elle ne parlait jamais de l’avenir, et elle fermait la bouche d’Angelo, avec un baiser, quand il se hasardait à rêver tout haut… « Ah ! si tu pouvais, si tu voulais !… » Il n’osait prononcer les mots de fuite et de divorce, mais il eût trouvé tout simple qu’Isabelle abandonnât Van Coppenolle pour goûter, aux bras de son amant devenu son mari, une félicité éternelle… Les enfants ?… Angelo les prendrait bien, les enfants d’Isabelle ! Il les aimerait, pêle-mêle, avec les futurs petits di Toma. L’odieux filateur se remarierait en Belgique, et tout le monde serait parfaitement content. La fortune d’Isabelle permettrait de restaurer le palais Atranelli et de découvrir le trésor… Alors, Angelo, riche, plus riche que sa femme, relèverait le titre de baron. Salvatore travaillerait sans le vil souci du gain et produirait des chefs-d’œuvre… La maman vivrait heureuse, au sein d’une famille toujours accrue, et dépasserait l’âge de cent ans…

Ainsi rêvait Angelo, mais il n’était pas dupe de ses désirs. Il savait bien qu’Isabelle retournerait chez M. Van Coppenolle. Un pauvre diable de peintre ne peut dire à sa maîtresse : « Le mensonge me fait horreur. Quitte ton foyer, partage ma misère et admire ma délicatesse sentimentale. » Désintéressé à sa façon, Angelo ne s’embarrassait pas de ces délicatesses qui ressemblent à un chantage, et son immoralité insouciante n’allait pas sans générosité… Il n’était pas scandalisé quand un beau garçon pauvre épousait une femme riche, parce que l’amour est la seule chose importante, et que des amoureux doivent mettre tout en commun, la table, le lit et la bourse. Si la femme riche, mariée et mère, ne pouvait épouser le beau garçon, celui-ci devait rester pauvre et ne pas moins chérir sa maîtresse… Ainsi Angelo, né au pays des sigisbées et des maris jaloux, accommodait ensemble des idées contradictoires. Mais la haine du mensonge, la manie de la sincérité intempestive, la rage de crier à la face de l’univers des vérités dangereuses et désobligeantes, la folie de gâcher une vie, plusieurs vies, par scrupule moral, au nom d’un principe, — tout ça, c’était des idées de gens du Nord, des inventions ibséniennes !… Le sentimental Angelo avait le sens du relatif. Il savait qu’en ce monde les pauvres créatures pécheresses font ce qu’elles peuvent et non pas ce qu’elles voudraient faire…

Salvatore, témoin discret des amours fraternelles, se réjouissait en son cœur que madame Van Coppenolle eût sauvé Marie Laubespin de l’irrésistible Angelo. Isabelle lui devenait sympathique comme une belle-sœur, et il ne pensait pas à blâmer ces deux beaux jeunes gens qui ne faisaient de mal à personne en se faisant l’un à l’autre tant de plaisir… Salvatore, le plus honnête et le meilleur des hommes, ne mêlait pas les choses de la morale aux choses de l’amour.

Il avait remarqué la tristesse de madame Laubespin et il faisait parfois des allusions timides à la peine qu’il souhaitait consoler. Un jour, après avoir lu des lettres de France, Marie, seule au jardin avec Salvatore, céda au besoin de confidence qui tourmentait son cœur solitaire. Encouragée par le bon regard, le sourire affectueux du sculpteur, elle raconta l’histoire de son amour. Elle trouva, pour dépeindre Claude, des mots expressifs qui émurent Salvatore. Il murmurait : « Simpatico !… tanto simpatico !… » et il plaignait, sans jalousie, cet homme que Marie aimait. Et sa petite madone, sa petite fée de Thulé, aux cheveux d’or et d’argent, lui devenait plus chère, puisqu’elle était sensible et malheureuse.

Mais quand elle lui demanda un conseil précis, il ne sut rien dire. En réalité, il ne comprenait rien aux scrupules religieux de Marie. Il n’admettait pas qu’elle pût hésiter entre Claude Delannoy et André Laubespin, qu’elle sacrifiât un bonheur certain à un devoir abstrait, et qu’elle eût le remords du péché dont elle n’avait pas la jouissance. Il déclara :

— C’est de la métaphysique !…

— Vous ne me conseillez pas de divorcer, Salvatore ! Je suis très sincèrement, très profondément catholique, comme ma mère, comme toutes les femmes de la famille Wallers… Tant que monsieur Laubespin vivra, je ne me sentirai jamais libre… Même divorcée, même mariée à Claude, je ne serais pas heureuse, parce que ma conscience et mon cœur se combattraient…

— Oui, oui… répétait le sculpteur… Je dis bien : c’est de la métaphysique… Mais pourquoi divorceriez-vous ?… Aimez qui vous aime, et fiez-vous à la miséricorde de Dieu… Et votre Claude, qu’il vienne donc ! Tout s’arrangera…

Il s’obstinait dans cette idée, et Marie s’aperçut qu’ils étaient, tous deux, aux antipodes du monde moral… Et, comme elle estimait beaucoup Salvatore, qu’elle le tenait pour un très brave-homme, loyal et délicat, elle fut infiniment troublée…

Cependant M. Wallers tomba un beau jour au palais Atranelli. Toute la maisonnée lui fit fête ; Angelo dissimula son déplaisir et Isabelle, consternée, insista pour que le cher oncle demeurât quelque temps à Ravello. Elle trouva un complice involontaire dans la personne de don Alessandro qui ouvrit ses archives à M. Wallers et le promena d’église en église. Pendant ce temps, Angelo bâclait ses dessins par douzaines.

M. Wallers n’apportait aucune nouvelle importante. Sa femme lui écrivait qu’André Laubespin allait mieux, bien qu’il parlât toujours de sa mort prochaine.

— Pour le moment, dit Wallers à sa fille, il faut te tenir tranquille. Nous verrons si ton mari persistera dans ses bonnes dispositions. Je soupçonne que sa gueuse de maîtresse lui a joué quelque vilain tour…

— J’espère que non ! s’écria Marie…

— Ne t’effraie pas… Je comprends que tu n’aimes plus André et que tu ne désires pas le revoir… Ta volonté sera respectée. Mais enfin, pense à l’avenir !… Ta mère et moi nous sommes vieux… Nous te manquerons un jour… Que sera ta vie stérile et solitaire, ma pauvre enfant ? Si André, transformé, devenu un autre homme, s’efforçait de mériter ton pardon et ton estime, à défaut d’amour, ne devrais-tu pas essayer… Au fond, il n’est pas méchant, Laubespin !

M. Wallers repartit le surlendemain avec Angelo. Salvatore les suivit de près, et les deux cousines restèrent seules avec don Alessandro et donna Carmela. Mais avant la fin de la semaine, madame Van Coppenolle déclara qu’elle allait mourir de neurasthénie aiguë. Elle ne dormait plus, et montrait une humeur exécrable. Son mari était à New-York, et il allait rentrer en France.

— Pourvu qu’il ne vienne pas me relancer jusqu’à Naples ! disait Isabelle. Il m’a parlé autrefois d’une société qu’il veut fonder pour l’exploitation des déchets volcaniques… Il est capable d’arriver sans crier gare, et de m’emmener… Revoir Pompéi avec Frédéric, quelle désillusion ! Il faut le devancer, Marie, il faut revenir à l’auberge de la Lune et retrouver nos amis, le gentil Spaniello, monsieur Hoffbauer, l’abbé Masini…

Elle fit si bien qu’elle décida sa cousine. Marie était si triste qu’elle n’avait plus de volonté.


XX


André Laubespin à Marie Laubespin.
4 juin 19…

Marie, on vous a dit que j’étais malade… Moi je sais que je vais mourir, et c’est pourquoi j’ose vous écrire…

J’ai été bien coupable envers vous, mais j’ai eu, loin de vous, de grandes tristesses. Je ne suis plus l’homme joyeux que vous avez connu. Une femme m’a puni du mal que je vous ai fait… Mais cette histoire ne vous intéresse pas. Sachez seulement que je suis seul, que ma maison est vide, que mon pauvre enfant est livré à des étrangers.

On m’apprend que vous reviendrez bientôt en France… Si je vis encore, à ce moment-là, ne me permettrez-vous pas de revoir une fois, une seule fois, le visage que j’ai aimé ?

Je baise vos mains humblement

ANDRÉ.


Claude à Marie.
4 juin 19…

Votre mère m’a tout dit… Vous ne devez pas revoir un homme qui vous a trompée et abandonnée et qui feint d’agoniser pour vous attendrir !…

Je ne doute pas de votre cœur, ma bien-aimée, et j’attends avec confiance votre décision… Il faut choisir, Marie !

Dites un mot et je pars !… Je n’ai pas su vous conquérir toute, mais ce que vous m’avez donné est à moi. Je le garde et je le défendrai…

CLAUDE.


XXI


Marie s’éveille dans sa chambre de Pompéi. Après une longue conversation avec Isabelle, elle s’est endormie très tard, fiévreuse, suffoquée de larmes, et elle ne retrouve plus, dans sa mémoire engourdie de sommeil, le souvenir de la décision qu’elle a prise…

Elle sait qu’elle a reçu deux lettres à la fois ; celle d’André, si touchante, et qui paraît si sincère dans son humilité, — celle de Claude, impérative et douloureuse…

Marie allume la bougie dont la lueur jaune lutte avec la pâleur bleue du petit jour et elle relit les deux lettres. Le coude dans l’oreiller, les yeux vagues, elle songe aux conseils de Salvatore, aux conseils d’Isabelle, à cette complicité des gens et des choses, qui, depuis des mois, transforme sa vie intérieure. Elle n’est plus la froide jeune femme, résignée à la solitude des veuves ; elle n’est plus la Marie des madones et des anges, la recluse volontaire qui travaillait et priait si bien « à la hauteur des oiseaux et des cloches », et gardait secrète en son âme la petite lampe d’une tendresse très pure… Un vent joyeux a soufflé du midi. Il n’a pas éteint la lampe, mais il en a fait un brasier terrible dont l’ardeur éblouit Marie… Tout brûle, à ce grand feu, elle vieil idéal n’est plus que cendre…

Marie se construira un autre idéal, avec l’amour de Claude et la facile sagesse pratique que ses amis napolitains lui ont enseignée. Elle essaiera de croire à leur Dieu indulgent et elle sera très heureuse… Naples l’a guérie de la maladie de l’absolu, de la manie métaphysicienne. Demain, elle signifiera à M. Wallers sa volonté de divorcer, d’épouser Claude… Le père se révoltera d’abord, puis il cédera ; mais la pauvre maman, pieuse, sera épouvantée… Il y aura des scènes pénibles…

Et André ?… Marie lui pardonne de tout son cœur, mais elle le met hors de sa vie comme il la mit, naguère, hors de la sienne… Qu’il guérisse, qu’il retrouve sa maîtresse, qu’il l’épouse ou qu’il choisisse une autre femme, Marie se désintéresse de lui… Elle ne réussit même pas à fixer, par la pensée, les traits vagues et flottants de son visage.

Il faut être égoïste quand on veut être heureux.

Marie essaie, maladroitement, avec un reste de remords…

Elle ne pleure plus ; elle se persuade qu’elle est très contente ; mais elle ne peut dormir. Ses nerfs vibrent comme des cordes, son cœur bat d’un rythme irrégulier, et elle sent un poids au creux de sa poitrine… Les angoisses, les doutes vont-ils revenir ? Ah ! faible Marie qui se croyait si forte !… Saisie d’une peur enfantine, elle cherche un refuge, un secours… Elle appelle sa cousine endormie…

Isabelle ne répond pas… Alors, Marie se lève et ouvre la porte qui fait communiquer les deux chambres… Dans le crépuscule matinal, elle aperçoit le lit intact, avec l’oreiller gonflé et la couverture rabattue…

Elle comprend… Un éclair a traversé sa mémoire, et c’est dans tout son être, physique et moral, une étrange révolution… L’image du couple enlacé, la brutale réalité physiologique agit comme un moxa sur l’âme engourdie et enivrée d’amour… Marie se reconnaît instantanément, à la révolte de sa fierté, à cette honte qui lui fait cacher sa figure dans ses mains, comme si elle participait à la faute et à la souillure d’Isabelle… Angelo !… Ce fantoche !… ce bellâtre !… Il tient Isabelle, là, de l’autre côté de la cloison, il l’embrasse, il…

La porte voisine a craqué… On chuchote. Marie perçoit les adieux rieurs et languissants qui se prolongent au seuil de la chambre d’amour… Maintenant la clef tourne dans la serrure. Isabelle entre. Ses cheveux de soie rousse tombent jusqu’à ses reins, sur la dentelle du peignoir saccagé ; elle a les paupières gonflées, cernées de mauve, et sa bouche, dans sa figure pâle, conserve la forme du baiser. Son corps, nu sous la batiste, exhale une odeur fauve, odeur de femme en amour qui dégoûte l’autre femme. Marie regarde avec une répulsion presque haineuse cette nudité trahie par le peignoir, les jambes puissantes, le ventre large, les deux seins lourds et rigides, aux délicates veines bleues… Sa cousine l’effraie, comme une espèce de bête…

Alors, sans rien dire, dès que leurs yeux se sont rencontrés, et qu’Isabelle, blêmissante, s’est mise à trembler de tout son corps, Marie rentre dans sa chambre. Elle voudrait fuir vers la plage, se laver toute dans la mer, comme si elle participait à la souillure d’Isabelle. Et surtout, elle voudrait ne jamais revoir sa cousine, ne jamais revoir Angelo… Elle a subi la contagion de leur fièvre impure ; elle a failli devenir semblable à eux !… Elle a respiré, dans l’air qu’ils respiraient, ce poison du désir qui troubla ses nuits, qui lui fit évoquer parfois, en songe, un Claude trop hardi, trop proche… Ah ! les conseils d’Isabelle !… Son petit rire équivoque quand elle disait : « Après tout, si tu ne veux pas divorcer, ce ne sera pas une raison pour être malheureuse, pour martyriser Claude… »

Tous les préjugés de la dévote, tout le dégoût chrétien de la chair, et aussi le sentiment d’avoir été trompée, prise au piège, animent Marie Laubespin d’une colère angélique… Elle a la nostalgie de l’air, de l’eau, de tout ce qui est pur, calme et glacé… Et les roses mûres qui s’effeuillent sur la petite table lui répugnent soudain, avec leurs corolles lâches et lascives, leur pourpre flétrie, leur parfum qui se décompose…

— Marie !… écoute !…

Isabelle est là. Elle tend les mains vers sa cousine ; elle balbutie sa justification…

— Je ne sais pas comment c’est arrivé… J’ai perdu la tête… C’était la première fois, je te jure…

Elle ment très mal, et elle a moins de honte que d’inquiétude… Marie la repousse :

— Laisse-moi !… Je ne te demande aucune explication… C’est ignoble, ce que tu as fait… Ton mari t’avait confiée à nous… Et tu nous as trompés en le trahissant… Va-t’en ! Je ne t’estime plus. Je ne t’aime plus…

Isabelle est si bouleversée qu’elle ne trouve pas de réplique. Elle s’affaisse contre un fauteuil, sur le tapis, et son émotion dégénère en crise nerveuse. Elle soupire et pleure à gros sanglots comme une petite fille.

— Ô Marie, que tu es dure, que tu es impitoyable !… Je comprends ton indignation, et toi, tu ne comprends pas ma peine… Tu me regarderas toujours comme une vilaine femme, et tu ne penseras jamais que j’ai peut-être des excuses…

— Des excuses, toi ? Une chrétienne, une mère !…

Isabelle soulève sa tête et, toujours pleurante, écarte de ses joues ses cheveux mouillés. Elle murmure :

— Ne mêle pas les enfants à cette histoire… Je suis une mère, mais je suis aussi une femme, et ça n’a aucun rapport, l’amour maternel et l’autre amour… Tu sais très bien que j’étais malheureuse, entre mon mari et ma belle-mère, et que tout, dans ma maison, m’était devenu antipathique… Toi-même tu trouvais Frédéric vaniteux et sec… Et tu n’avais pas la naïveté de croire que je l’aimais ?

La colère, tout à coup, fouette son âme humiliée. Elle se redresse :

— Je déteste Frédéric, je le déteste ! Je suis là, comme une criminelle, à faire semblant de me repentir et je ne me repens pas du tout… Ce qui est arrivé devait arriver… Ah ! l’Italie est dangereuse pour les femmes du Nord qui ne sont pas des couveuses et des ménagères ! Il ne faut pas apporter à Naples une âme mécontente, un cœur vide, des sens inquiets… Ici, dès le premier soir, j’ai été comme une femme qui aurait bu de la tisane toute sa vie et qui boirait du vin, à pleins verres, par un jour chaud… La liberté, la joie, l’amour, tout à la fois, c’est une terrible ivresse, et de plus solides que moi ont chancelé… Elle est très commune, mon aventure, elle est même banale, mais elle se renouvellera toujours…

— Oui, dit Marie, c’est l’aventure de la princesse et du tzigane, de l’archiduchesse et du pianiste, de George Sand et de Pagello !… Tu as suivi d’illustres exemples !… Tu peux être fière !…

Isabelle s’était remise debout. La glace de la toilette refléta son visage meurtri par les larmes, décoloré par le reflet livide du matin et les lueurs jaunes de la bougie… Elle trempa une serviette dans l’eau et rafraîchit ses paupières ; puis elle ferma son peignoir et tordit ses cheveux. Un sourire insolent passa sur sa bouche…

— Et toi, Marie, ne peux-tu être moins fière ?… Tu te crois irréprochable, toi ! pétrie d’une chair céleste, incapable de prendre jamais un amant… Mais tout de même, tu as changé, depuis que tu as quitté la Flandre !… Tu as respiré l’air de Naples et tu commences à fondre, petit glaçon de vertu !… Oui, tu me l’as avoué, hier soir : l’amour est plus fort que tes préjugés de bigote, et Claude Delannoy fait une rude concurrence au bon Dieu !… Tu vas divorcer, Marie ! tu vas désespérer ta famille et scandaliser les pimbêches bien pensantes de Pont-sur-Deule ! Tu épouseras Claude, devant le maire, et tu penseras que tu restes la femme d’André devant Dieu… Au point de vue catholique, tu commettras l’adultère, et tu seras la maîtresse de Claude comme je suis la maîtresse d’Angelo… Sois donc plus indulgente, et ne me jette pas la pierre, parce que tu n’es pas sans péché…

Isabelle piquait ces petites phrases, comme des flèches, dans la conscience douloureuse de Marie, et elle voyait sa cousine tressaillir aux mots de « maîtresse » et d’ « adultère ».

Il y eut un silence de quelques secondes. Marie, les yeux fermés, semblait souffrir. Elle dit enfin, très doucement :

— Tu as raison. Je n’ai pas le droit de te juger… Moi aussi, j’ai connu la tentation… Moi aussi j’ai subi le mauvais enchantement de ce pays et j’étais prête à renier tout ce qui n’était pas mon amour… Il y a une heure à peine, j’étourdissais ma conscience avec un tas de sophismes hypocrites… Je ne distinguais plus mon devoir qui est pourtant bien simple et bien net… J’étais grisée, et la griserie durait depuis des mois… Mais c’est fini… Je crois que je retrouverai la force du sacrifice…

Isabelle regrettait déjà sa violence. Elle balbutia :

— J’ai parlé sans réfléchir, Marie. Ton mépris m’avait exaspérée… Pourquoi changer d’avis ?… Tu aimes Claude ; il t’aime ; je souhaite votre bonheur… Si tu ne veux plus me connaître, moi je n’oublierai jamais notre amitié, et, divorcée ou pas divorcée, tu me seras toujours chère…

Marie la prit dans ses bras :

— Ma pauvre Belle ! pourquoi ne te connaîtrais-je plus ?… Tu as commis une faute, mais je t’aiderai à la réparer… À deux, nous serons plus fortes pour les jours tristes qui vont venir… Donnons-nous du courage, l’une à l’autre… J’en aurai besoin, autant que toi… Veux-tu que nous retournions dans notre Flandre ? Tu reverras tes petits ; je reverrai ma vieille maman… Chacune fera son devoir, comme elle pourra, et, quand nous aurons du chagrin, nous pleurerons ensemble…

Isabelle ne répondait pas. Marie la pressa longtemps, avec les paroles les plus affectueuses, les plus émouvantes, sans obtenir aucune promesse. Madame Van Coppenolle détournait la tête, dérobait ses mains, balbutiait…

— Elle dit enfin :

— Non, Marie… Ne me demande pas ça… Je serais capable de te quitter en route et de revenir.

L’eau verte des larges yeux se troublait, pleine de souvenirs et d’images, comme ces flaques marines où des herbes dénouées et des bêtes grouillantes brisent, en remous, le reflet du ciel… Ils ne regardaient plus Marie, ces yeux nuancés et cernés par la nuit amoureuse. Invinciblement, ils regardaient vers le mur de gauche, et ils voyaient, réellement, une chambre obscure et petite, un jeune homme endormi…

— Je ne peux pas…

— Il faut pouvoir. Belle !

— Je ne veux pas… Je n’ai ni la force, ni le désir de renoncer au seul être qui m’aime.

Une colère passa dans sa voix.

— Tu me parles de m’en aller demain !… tu feins de croire que je regrette ma faute !… Ma pauvre Marie !… Si tu savais !…

Elle rejeta ses cheveux avec un grand geste d’orgueil et ses joues pâles s’enflammèrent.

— Tant pis ! je dirai la vérité brutalement. L’hypocrisie est inutile, puisque tu as surpris mon secret… Ma faute, c’est le seul bonheur que j’ai eu, c’est le fruit que j’ai volé, parce que je mourais de soif et de faim, et dont je garderai le goût délicieux jusqu’à l’heure de ma mort ! C’est ma revanche sur le mari qui m’a prise, presque enfant, comme une femelle, pour que je lui fasse des petits ; qui m’a gâté l’amour, gâté la maternité, gâté la famille, qui m’a dominée, humiliée, ennuyée effroyablement, et jamais, jamais aimée ! Non, non, je ne regrette pas ma faute ! Je ne regrette que ma lâcheté de tout à l’heure, mes larmes, la défaillance de mes nerfs… Rien ne m’empêche de dire que j’ai été heureuse et que cent mille ans de purgatoire ne paieraient pas les jours que j’ai vécus à Ravello !…

— Tai-toi ! C’est abominable ! Tu te glorifies de ton adultère !

— J’ai été aimée comme tu ne seras jamais aimée !

— Dieu me sauve de cet amour-là !

— La nuit, quand tu écrivais à Claude des lettres prudentes, toi qui n’as pas le courage de l’amour, je descendais au jardin, je passais sur un chemin de roses effeuillées ; et l’air était si tiède que je croyais être nue… Comme la porte était lumineuse, sous la guirlande !

— Je l’ai vue briller dans la nuit, cette porte ! et je n’ai pas deviné que tu allais vers elle, sournoisement, comme une voleuse.

— Notre petite chambre !… la fenêtre et le figuier !… le verre où nous buvions !… la lampe qui se pâmait avec nous… J’ai tout ça dans ma mémoire ; j’emporte ce trésor ; je le contemplerai tous les soirs de ma vie, et je ne pleurerai plus d’être née…

— Tu as perdu toute pudeur… Tu es digne de ton amant !

— Envie-moi, Marie ! Sois jalouse !

— À qui t’es-tu donnée !…

— Tu ne le connais pas…

— Ensemble, nous avons ri de lui… de son langage, de ses façons…

Les yeux d’Isabelle détestaient Marie.

— Je ne le connaissais pas…

— Tu l’aimes parce qu’il est beau, parce qu’il est flatteur et cynique, parce qu’il t’a dépravée.

— Non, tu ne sais pas pourquoi je l’aime.

— Il te perdra tout à fait ! Il ruinera ta vie ! Je veux te sauver, malgré toi… Tu te trompes, Belle ! tu n’aimes pas cet homme d’un amour profond ! Tu es dupe de ton imagination et de tes sens… L’Italie t’a ensorcelée… C’est l’Italie que tu aimes dans la personne de ce bellâtre… Si tu le revoyais ailleurs, ton Angelo, quelle désillusion !

La bougie, brûlée jusqu’à la bobèche, crépita et s’éteignit. Une blancheur dorée remplaçait la pâleur bleuâtre de la première aube. Derrière la mousseline paraissaient les silhouettes effilochées, les vertes feuilles pleurantes sur l’écorce rosâtre des eucalyptus. Dans la petite chambre au plafond peint d’hirondelles, les deux femmes, redevenues ennemies, se regardaient sans se reconnaître. Marie, si défaite qu’elle semblait amaigrie, s’adossait à la table et parlait d’une voix ferme et triste, Isabelle ne tenait plus en place. Elle tournait et piétinait dans l’espace étroit, entre la porte et le lit. La tension nerveuse raidissait son grand corps de bacchante, et sa chevelure détordue rougissait comme une torche sous le vent qui la couche et la paillette d’étincelles.

Par moments, elle riait d’un rire démoniaque :

— Tu l’as toujours exécré, Angelo ! parce qu’il est simple et qu’il suit l’impulsion de son cœur au lieu de disserter sur la philosophie de l’amour… Parbleu ! je sais bien qu’il n’est pas un grand homme ou un saint homme : mais tel qu’il est, avec ses défauts, il me plaît cent fois plus que les gens pratiques, les gens corrects, les gens lugubres, et tous les empaillés qui ont ton estime et ta sympathie.

— Le connais-tu ?… As-tu éprouvé son cœur, étudié son caractère ?

— Et toi ?

— Plus que tu ne penses.

— Vraiment ?

— Depuis sept mois, je l’ai vu presque tous les jours. Je l’ai observé…

— Avec toutes tes préventions de bourgeoise flamande !

— Il n’est pas méchant, mais il n’est pas sûr… Il est de ceux qui aiment la femme la plus proche, pourvu qu’elle soit crédule et complaisante, et qui se consolent des mépris de l’une par les faveurs de l’autre…

Isabelle s’arrêta de marcher :

— Quoi ?… Que veux-tu dire ?

— Il t’a prise. Il ne t’a pas choisie… Ah ! j’aurais dû le surveiller et comprendre ses manœuvres, et t’avertir… Mais j’avais confiance en toi ! Tes moqueries n’épargnaient pas ton futur amant et je ne le croyais pas dangereux…

— Tu veux m’humilier en le rabaissant !

— Je veux t’éclairer… Huit jours avant ton arrivée, Angelo pleurait d’amour aux pieds d’une autre femme…

Un frisson passa sur la figure d’Isabelle. Marie continua :

— Il a été ta revanche, mais toi aussi, pauvre folle Isabelle, tu as été sa revanche… Ton ennui, son dépit, les circonstances vous ont rapprochés… Et vous avez appelé ça : un amour !… Au fond, c’est une histoire très vulgaire et pas jolie du tout…

La jalousie, naguère éveillée par des imprudences d’Angelo, assoupie par ses serments et ses caresses, mordait Isabelle au vif de sa chair. Elle dissimula pourtant son trouble…

— Tu inventes ce que tu veux… Tu crois bien faire. Tous les moyens te semblent bons pour me dégoûter d’Angelo, mais je ne suis pas émue…

— Il te faut des preuves ?

Marie ouvrit l’armoire et prit sa boîte à couleurs… Parmi les tubes et les pinceaux, il y avait une demi-douzaine de lettres pliées dans leurs enveloppes.

— Voilà !… Dieu sait que je voulais détruire, sans les montrer à personne, ces élucubrations d’Angelo di Toma !… Elles sont assez innocentes en elles-mêmes, mais elles expliquent les événements moins innocents, qui suivirent…

Isabelle avait saisi le paquet : elle maniait les enveloppes d’où tombèrent quelques pétales de narcisses… Elle reconnut la manie d’Angelo qui collait toujours des fleurs aux angles de ses lettres ; elle reconnut la légère odeur d’ambre et de cigarette qu’elle avait respirée dans les billets de son amant, la même odeur qui imprégnait les mains brunes, la courte moustache frisée, les cheveux aux boucles rudes.

Cette sensation physique bouleversa l’amoureuse plus que tous les discours de Marie.

Elle lut… Ces épîtres n’exprimaient que des espérances, mais la profusion des épithètes et des adverbes, les apostrophes, les points d’exclamation, leur donnaient une force emphatique, une sorte d’éclat et de mouvement passionné… Fatalité, désespoir, mort, — ces mots revenaient comme un leitmotiv qu’Isabelle avait trop entendu ; et elle reconnaissait des phrases familières à Angelo, et qu’elle croyait toutes neuves et spontanées quand il les murmurait sur ses lèvres…

Elle se rappela la scène de Ravello, le verre brisé dans un accès de fureur, le serment exigé, le regard sombre d’Angelo quand il parlait de Marie.

Il avait menti dès le premier soir ! Il avait menti tout le temps !

L’orgueil d’Isabelle saignait. Elle relut deux fois les lettres, regarda les dates, et sentit encore le parfum de tabac et d’ambre qui l’empoisonna d’une atroce jalousie sensuelle… Elle était certaine qu’Angelo n’avait pas été l’amant de Marie, — mais il avait désiré l’être… Il parlait de la « beauté fine », du « chaste sourire de madone » ; il comparait madame Laubespin à la « neige vierge des cimes », et, pour mieux louer l’amante idéale, il témoignait de son dégoût pour les femmes « toutes de chair et de matérialité »… qui ne savent pas dire « non »…

Isabelle l’exécra tout à coup, et elle exécra Marie qui lui infligeait une leçon humiliante…

Elle replia les papiers et les rendit à sa cousine.

— Je te remercie… Tu es trop bonne… Mais tu aurais pu me mettre au courant… Somme toute, je t’ai débarrassée d’un flirt encombrant… Je t’ai rendu service… Maintenant, je sais ce que je dois faire…

— Belle !

— Ne t’occupe pas de moi, je te prie !… Toutes mes excuses pour le désagrément que je t’ai donné cette nuit… Si tu étais restée chez toi, nous aurions encore quelques illusions bien agréables l’une et l’autre. Adieu, ma chère ! Tu as bien gagné ton repos…

Elle entra dans sa chambre. Marie, stupéfaite, n’osa la suivre.

Il y eut un moment d’absolu silence. La jeune femme remit les lettres dans la boîte. Elle éprouvait une angoisse étrange comme un remords…

Et tout à coup, un sanglot étouffé, un gémissement sourd, le cri à dents, serrées, à lèvres closes, de la femme qui enfonce sa bouche dans l’oreiller, parvint jusqu’à elle…


XXII


Elles s’étaient réconciliées dans les larmes et, maintenant, Isabelle s’abandonnait aux soins consolants, à la volonté de Marie. Cette grande femme exubérante était, au fond, une molle et passive créature, capable de courtes violences, et tout de suite anéantie par le chagrin.

Si quelqu’un, près d’elle, avait plaidé la cause d’Angelo par une interprétation simplement exacte des faits, la colère de madame Van Goppenolle fût tombée bien vite ; mais, de bonne foi, Marie avivait la blessure, entretenait la rancune jalouse et représentait le séducteur sans malice comme un épouvantable Machiavel. Isabelle avait manifesté l’intention de revoir Angelo pour lui signifier la rupture. Marie s’opposa vivement à cette entrevue dangereuse. Non, assez de scènes et de drame ! Isabelle partirait, le plus tôt possible, après qu’Angelo aurait restitué les lettres, la photographie, les menus souvenirs qu’il conservait de la déplorable aventure.

— Et s’il refuse ? S’il veut une explication ? S’il provoque un scandale ?

— Nous ferons intervenir mon père.

Isabelle jeta des cris… Plutôt mourir que d’avouer la vérité à M. Wallers.

— Trouve une autre solution. Parle à Angelo !

— C’est bien délicat… Veux-tu, Belle, nous confier à Salvatore, le bon Salvatore, le plus indulgent des hommes ? Il fera le nécessaire pour convaincre Angelo, et, au besoin, pour l’éloigner ?

Isabelle accepta la proposition de sa cousine.

— Va tout de suite à Naples. Je te promets de ne pas quitter ma chambre, de ne pas revoir ce misérable…

Salvatore allait quitter son atelier du Pausilippe quand il reçut la visite imprévue de madame Laubespin.

— Je viens à vous comme à mon meilleur ami, lui dit-elle. Il faut que vous rendiez un grand service à ma pauvre cousine, à moi-même, et à toute notre famille.

— Disposez de moi, madame Marie. Je vous obéirai aveuglément.

Marie lui conta l’aventure d’Isabelle et la scène de la nuit précédente.

— Vous n’aviez aucun soupçon ? dit Salvatore étonné… Moi, je savais, depuis Ravello, que mon frère aimait votre cousine… Mais à leur âge, n’est-ce pas, ils sont bien libres de faire ce qui leur plaît. Madame Van Coppenolle est une femme superbe et Angelo est un beau jeune homme… Je me disais : « Dieu, qui les a faits pour l’amour, leur pardonnera… »

— Angelo est libre, Isabelle a un mari, des enfants…

— Eh ! personne ne l’a vu, ce monsieur Van Coppenolle ! C’est comme s’il n’existait pas… Qu’est-ce qu’il va faire en Amérique ? Quand on a une belle femme, on la garde, on la surveille… Si votre cousine était la femme d’Angelo, elle ne ferait pas dix pas toute seule, dans la rue, et ne resterait pas cinq minutes tête à tête avec un jeune homme avant d’être tout à fait vieille…

Il n’était pas indigné. Il était contrarié… Troubler de pauvres amants, venger l’honneur de M. Van Coppenolle, désespérer Angelo, — quelle sotte corvée !

Alors, Marie, sentant la résistance, acheva son récit et montra les lettres délirantes d’Angelo.

Salvatore changea de couleur…

« Je comprends, dit-il… »

Il éprouvait un sentiment bizarre de peine et de plaisir. Son frère avait convoité la petite reine de Thulé, la fée blonde ! Et peut-être, si madame Van Coppenolle n’était pas arrivée, peut-être eût-il vaincu l’indifférence de Marie Laubespin ! Il était si beau, cet Angelo, si passionné, qu’il ne trouvait point de cruelles…

— Je croyais que c’était très sérieux, son amour avec votre cousine !… Madone ! Est-il possible qu’Angelo lui ait donné la comédie ! Il paraissait si sincère, à Ravello ! Je pensais : « Le voilà pris !… Il suivra la Van Coppenolle ou il l’enlèvera… »

— Elle l’aime encore et je crains sa faiblesse, si elle revoit Angelo. Appelez votre frère ici, retenez-le deux ou trois jours. J’emmènerai Isabelle à Rome, pour la distraire, puis à Turin, et elle sera un peu calmée et consolée en arrivant chez son mari.

— Et vous ?

— Ne parlons pas de moi… J’ai été un peu folle, pendant quelques semaines, mais je sens que ma folie est passée… Je n’ai pas l’audace ou l’inconscience qu’il me faudrait pour être heureuse. Triste j’étais arrivée à Naples ; je partirai plus triste…

— Et que ferez-vous ?

— Mon devoir, quel qu’il soit. J’ignore l’état réel de monsieur Laubespin. S’il est perdu, je tâcherai d’adoucir ses derniers jours ; s’il guérit…

— Eh ! puisse-t-il mourir !… Vous ne divorcerez pas, vous abandonnerez votre Claude ?

— Je l’aimerai toujours, même s’il ne me pardonne pas ma décision. Je le chéris d’une tendresse si forte, qu’elle résistera à toutes les épreuves… mais nous souffrirons…

Salvatore la vit si malheureuse qu’il faillit pleurer.

— Chère madame Marie !… si bonne, si belle, si douce !… Dieu ne permettra pas votre malheur ! Il ne demande pas l’impossible à ses créatures…

Elle retournait à Pompéi. Le sculpteur l’accompagna à la gare. Le ciel, comme un fleuve ardent, coulait entre les toits aplatis du Corso Umberto et roulait quelques vagues de nuages. La lumière débordait d’un côté dans la grande rue moderne et commerçante, et faisait étinceler sur les façades grises les lettres dorées des enseignes. L’autre côté était dans l’ombre… Une cohue extraordinaire de véhicules et de piétons s’agitait dans la bande d’ombre et la bande de soleil. Les fiacres, les charrettes, les voitures à bras et les automobiles s’affrontaient, s’enchevêtraient aux carrefours en une masse mouvante qui s’ouvrait devant les tramways dont le timbre autoritaire dominait toutes les clameurs et les rumeurs. Puis les tramways mêmes s’arrêtaient pour laisser défiler un convoi funèbre, un corbillard vitré comme un carrosse, chargé de roses rouges et de roses blanches, et superbement orné à ses quatre coins d’archanges en zinc argenté, sonneurs de trompettes. Il emportait son mort à vive allure, au rythme des litanies que précipitaient des religieuses, des pénitents bleus, des moines marrons, et les vieillards délégués par l’Hospice des pauvres.

Marie observa que personne ne saluait le cercueil.

— Et pourquoi faire ? dit Salvatore. On salue le Saint-Sacrement, mais pas un mort !… Un mort, ce n’est rien…

Un pianino passa, et la mesure à six-huit d’une tarentelle fit broncher les psaumes que clamaient les pénitents par les trous de leurs cagoules bleues. Des chèvres, conduites par un vieillard tout frisé, borgne comme Polyphème, sautèrent sur le trottoir et faillirent renverser le petit kiosque du glacier, tout jaune de citrons et d’oranges. Devant les boutiques, les commères assises, un tablier bariolé sur le ventre, une camisole lâche sur leur gorge de Bellones mûres, lisaient passionnément la liste des numéros sortis à la loterie. Les émigrants stationnaient, par troupeaux, à la porte des agences de navigation. Des bourgeoises en robes de soie, coiffées de chapeaux empanachés, promenaient leurs beaux enfants bruns. Des religieuses mendiaient pour les pauvres ; des prêtres râpés et sales causaient avec des moines épanouis, — et de temps en temps, une des ruelles transversales, fente obscure et fétide dans le quartier modernisé, lâchait des gamins blêmes, des filles plâtrées, des vieilles pareilles aux figures allégoriques de la Peste et de la Famine.

Marie les apercevait au passage, mais vieillesse, infamie, laideur, prises au courant de la foule, qu’en restait-il, dès que le soleil les avait touchées ? Nul ne pensait à s’émouvoir, nul ne pensait à se plaindre. Les heureux oubliaient la pitié comme les malheureux oubliaient leur peine, dans la béatitude physique qu’apportait le plus précoce, le plus merveilleux des étés. Le paysan brutal assommait toujours son petit âne, mais l’âne avait une rose à l’oreille ; le mendiant aveugle tendait un moignon ignoble vers les passants, mais sa mélopée lugubre avait des langueurs de romance, et derrière le corbillard-carrosse, les pénitents bleus regardaient de côté les belles filles, sans se soucier du mort « qui n’est rien »…

La joie de vivre, élémentaire et puissante, enflait les veines de toute créature, et la bienveillance infinie qui tombait du ciel avec la douceur et l’éclat du jour doré promettait déjà l’absolution aux péchés de la nuit prochaine…

Salvatore devina les pensées de Marie. Il lui dit tristement :

— Vous commenciez à aimer Naples… Maintenant, vos idées du Nord reviennent. Quand vous serez en Flandre, vous direz : « Cette Naples, quelle ville de débauche et de saleté !… Ces Napolitains, quels polichinelles !… » Tout ça parce que mon frère à aimé votre cousine.


Dans le train qui la ramenait à Pompéi, Marie Laubespin se rappelait cette phrase du sculpteur, pendant que défilait la banlieue, déshonorée déjà par des fabriques. Elle se défendait d’être injuste envers ce pays qui lui avait fait du mal, qui avait bouleversé la vie d’Isabelle, et qui pourtant laisserait dans leur mémoire, à toutes deux, un souvenir trop lumineux, trop parfumé, et peut-être une souffrance nostalgique…

Elle songeait aux images conventionnelles et peu flatteuses que les étrangers se font du peuple napolitain, aux « impressions de voyage » écrites par des touristes naïfs qui ont fréquenté des patrons d’hôtels, des guides, des entremetteurs et des filles, et qui, n’étant jamais entrés dans une vraie famille napolitaine, dépeignent la pauvre belle cité comme un repaire de voleurs, de ruffians et de prostituées…

Ils sont sincères ; ils racontent ce qu’ils ont vu, mais ils n’ont pas tout vu, et ils se trompent, de bonne foi, et trompent leurs lecteurs par des généralisations audacieuses et hâtives.

Certes, il existe à Naples une population avilie par la misère, et tous les commandements de Dieu n’y sont pas respectés, mais on y peut trouver Salvatore di Toma, et Spaniello, et donna Carmela, et tant d’autres qui leur ressemblent.

Ce sont des gens de la vieille Naples. Ils ont la bonté facile, la plasticité intellectuelle, cette chaleur de cœur qui supprime les inégalités de la fortune et du rang. Ils ne sont pas « moraux », mais le sentiment plus que l’intérêt gouverne leurs âmes mobiles. À la fois très raffinés et très primitifs, individualistes jusqu’aux moelles, par tempérament et non par doctrine, car ils ne s’embarrassent jamais de théories, ils n’ont pas les vertus du Nord, mais ils n’ont pas le dur égoïsme du lutteur, la morgue du parvenu, le snobisme. Ils ne méprisent pas le pauvre. Ils sont indulgents à « l’homme qui n’a pas réussi » ; ils s’attendrissent sur les drames d’amour, même quand le mari trompé ou l’amante trahie jouent du revolver ou du couteau : « Eh ! c’est l’amour ! c’est la nature !… »

Leurs petits-enfants ne leur ressembleront plus, et Naples même, dans vingt ans, ne sera plus Naples. Elle deviendra une ville banale et prospère, industrielle et commerçante, et les horribles vicoli du Carmine, pleurés des peintres, seront remplacés par des cités ouvrières. Des Granili à Torre del Greco s’étendra une Naples enfumée, active et triste, où la morale entrera avec l’hygiène. Et les dieux attardés s’en iront, et Vénus Pompéienne ne sera plus qu’une pièce de musée pour la joie des archéologues…


XXIII


Isabelle et Marie étaient à Rome depuis vingt-quatre heures. Elles avaient quitté Pompéi en l’absence d’Angelo.

Ni les musées, ni les jardins, ni les églises ne tentaient madame Van Coppenolle. Elle suivait sa cousine ; mais, quand son corps était au Vatican, ou au Colisée, son âme errait à travers le monde. Elle voyait, comme un panorama, l’Europe à vol d’oiseau, Courtrai presque en haut, Naples tout en bas, et le bateau qui conduit Frédéric Van Coppenolle, à Anvers, et les trains qui filent entre Naples et Rome, et qui peut-être amènent un amoureux repentant et désespéré… Le reste de l’univers est un nuage…

Isabelle ne se plaisait qu’à dormir et à pleurer, Elle disait à Marie : « Comme nous allons être malheureuses !… » Et elle insistait, ingénument, sur le pluriel.

Maintenant, elle n’engageait plus madame Laubespin au divorce ; elle ne parlait plus de Claude ; elle faisait des allusions discrètes à « ce pauvre André ». Elle aurait trouvé fort mauvais que Marie se ravisât, et elle pensait : « Tu as voulu que je sacrifie mon amant. Tu me dois l’exemple de l’héroïsme ; sacrifie ton amour !… » Mais elle se croyait beaucoup plus malheureuse que sa cousine, parce que Marie ne pleurait jamais devant elle.

Le matin du troisième jour, Marie reçut un télégramme qui était allé de Pont-sur-Deule à Pompéi, puis de Pompéi à Rome. Madame Wallers avertissait sa fille qu’André Laubespin venait de mourir brusquement, d’une embolie.


— Tu vas être heureuse !… répéta Isabelle, en ranimant Marie qui s’évanouissait. Tes peines sont finies… André n’a plus besoin de toi. Il a emporté ton pardon, et tu penseras à lui sans remords… Tu auras tout, Marie, l’amour, le bonheur, et même la paix de ta conscience… Claude t’attend, Marie !… Tu vas être heureuse !

Ainsi elle réconfortait la jeune femme qui avait trouvé des forces pour le sacrifice et qui demeurait éperdue et faible devant le bonheur, presque honteuse de ne pas regretter André Laubespin.

— Il y a cinq ans que mon âme est veuve de lui, et je me souviens à peine de l’avoir aimé, dit Marie… Je n’affecterai pas une douleur hypocrite… Pourtant, je suis profondément émue par ce mystère terrible de la mort…

Elle s’inquiéta de l’enfant abandonné et promit de veiller sur lui.

Puis elle songea au départ.

— Veux-tu que nous prenions le train de nuit ? dit Isabelle. Tu auras une journée encore pour te reposer, après cette émotion. Ton père doit être prévenu. Il faut télégraphier à Claude… Nous brûlerons Turin… J’irai, avec toi, à Versailles, pour les obsèques… Je ne te quitterai pas… Allons ! Marie, sois énergique !

Elle s’agitait fébrilement, feuilletait l’indicateur, sonnait le portier pour demander la note. Marie, étendue sur un divan, la tête dans ses mains, rêvait et priait.

Mais, après le déjeuner, l’activité d’Isabelle s’arrêta, comme une pendule se ralentit. Une morne immobilité, un silence orageux remplacèrent l’agitation et le verbiage. Et tout à coup, madame Van Coppenolle dit :

— Comme je te détesterais, Marie, si je ne t’aimais pas tant !… Me voilà toute seule à souffrir… Quand je te verrai avec Claude, je me rappellerai que j’ai été heureuse aussi…

— Non, Belle, tu n’étais pas heureuse ; tu étais grisée…

— Et si c’était mon bonheur à moi, la griserie ?… Une illusion qui dure, c’est une réalité, la seule qui compte, puisqu’on n’en connaît pas d’autre…

Elle soupira et dit, avec une étrange nuance de vanité dans la tristesse :

— J’ai été follement heureuse, plus que tu ne le seras jamais…


Dans l’après-midi, Marie Laubespin voulut visiter quelques églises, et faire le pèlerinage des catacombes de Saint-Calixte, mais madame Van Coppenolle se déclara très suffisamment édifiée et fatiguée par Saint-Pierre, Saint-Jean de Latran et Sainte-Marie Ara Cœli, qu’elle avait vus la veille.

Elle préférait se promener au Pincio.

Marie passa une journée mélancolique et douce, errant d’église en église, et laissant un bouquet de prières à chaque autel. Délivrée du bavardage affectueux et des plaintes d’Isabelle, délicieusement seule, elle alla, en voiture, jusqu’au tombeau de Cecilia Metella. La voie Appienne, avec les statues, les exèdres funéraires envahies par la mousse, les cénotaphes croulants, lui rappela la voie des tombeaux à Pompéi, Elle ne retrouvait pas la douceur campanienne dans l’austère paysage où les files brisées des aqueducs s’en vont vers Rome, parmi les joncs des marais, les oliviers frissonnants, les pins aux larges ombelles. Ici, c’était une autre Italie, et le conseil qui émanait de cette terre romaine était mâle et grave ; tout, et même la mort, parlait d’éternité. « Ne cueille pas le jour qui passe. Travaille, aime, prie et grandis ton âme à la mesure de tes espérances… »

Quand Marie revint à l’hôtel de la place d’Espagne, le portier lui dit que madame Van Coppenolle avait envoyé les bagages à la gare et qu’il avait le bulletin de consigne.

— Madame a tout réglé. Elle a dit que madame Laubespin pourrait prendre le train du soir pour la France…

— Elle est au Pincio ? Elle va revenir ?

— Madame Van Coppenolle a reçu des visites… Elle est sortie vers quatre heures avec ce monsieur qui était venu à midi… Madame Van Coppenolle ne pouvait pas descendre, puisqu’elle déjeunait avec madame. Alors le monsieur est revenu dans la journée… Un jeune homme brun, en gris, qui a l’accent de Naples…

— Eh bien, j’attendrai ma cousine, dit Marie qui prévoyait une catastrophe…

Elle monta dans sa chambre. Comme elle se reprochait amèrement d’être restée à Rome, au lieu d’emmener Isabelle, tout droit, en Belgique ! L’amoureuse avait-elle prévu que son amant la rejoindrait ? Avait-elle prolongé la halte, à Rome, pour donner une chance suprême à Angelo ?

Elle l’avait reçu dans le petit salon, et dans sa chambre même… Un bout de cigarette consumée, près du divan, révélait une présence masculine…

— Qu’elle revienne ! Mon Dieu, faites qu’elle revienne ! disait Marie.

Elle ne revint pas… Un peu avant l’angélus, un gamin apporta une lettre.

Marie, debout près de la fenêtre, lut cette confession rapide, écrite sur un mauvais papier, avec une plume boueuse, au buffet de la gare Termini. L’écriture inégale, presque illisible, s’en allait de travers et çà et là, des larmes avaient délayé l’encre…

« …Je l’aime trop… Je ne peux pas me passer de lui… Et lui aussi m’aime… Il m’a tout expliqué… Tu l’as mal compris et mal jugé… Je le sens tellement sincère, et malheureux autant que moi… Et maintenant que je lui ai pardonné, je n’ai plus la force de recommencer ma vie d’autrefois sans lui… Nous partons. J’écrirai à Frédéric et j’espère qu’il consentira au divorce…

» Ne m’accable pas, Marie, toi qui vas être heureuse ! Je te supplie de voir mes enfants, de me donner, quelquefois, de leurs nouvelles, en attendant qu’on me permette de les embrasser… Pauvres petits ! C’est sur eux seuls que je pleure, mais ils ne souffriront pas de mon absence. Ils m’oublieront vite…

» Adieu, Marie ! Je penserai à toi, quand tu seras la femme de Claude, et je ferai des vœux pour votre bonheur, même si vous me méprisez… Adieu, ma petite Marie !… »


Une larme tomba des cils de Marie Laubespin et fit une étoile sur la signature brouillée.

« Dieu te pardonne, pauvre Isabelle !… Je ne te juge pas. Je te recevrai, si tu reviens, déçue et repentante… »

… Le reflet du ciel colorait l’ombre de la chambre. Soudain, l’air vibra. Un immense frisson sonore passa sur la ville, et Marie, qui oubliait déjà la pécheresse amoureuse, Marie, rendue à ses beaux rêves, sentit palpiter dans le soir romain tous les anges invisibles, aux ailes d’or, d’émeraude et de vermillon, qui avaient été les compagnons mystiques de sa solitude.

Ils accouraient, ceux de Flandre et ceux de France, ceux d’Allemagne et ceux d’Italie, ceux des missels et des évangéliaires, ceux des fresques et des tableaux, ceux qui ressemblent à des faucons, ceux qui ressemblent à des colombes. Messagers de la bonne nouvelle, tenant les lis du pur amour, ils murmuraient avec la voix des cloches :

Ave Maria !


Naples 1904 — Paris 1910.


FIN

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 8454-2-19
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