Monsieur de l’Étincelle, tome II/Texte entier

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. TITRE-TdM).


MONSIEUR


DE L’ÉTINCELLE


ou


ARLES ET PARIS.


Roman de la vie moderne.


par


AMÉDÉE PICHOT


2e édition.


TOME DEUXIÈME.



PARIS,
LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN ET Cie
9, rue saint-germain-des-prés
M DCCC XXXVII.



DEUXIÈME PARTIE.





He visto comedia de que la primera jornada comenzó en Europa, la segunda en Asia, la tercera se acabó en Africa, y aun si fuera de cuatro jornadas, la cuarta acábara en America, asi se hubiera hecho en todas las cuatro partes del mundo.
Don Quijote.


CHAPITRE I,


Où l’auteur se permet une licence contre l’unité de temps et l’unité de lieu en invoquant Shakspeare.




Enter Times as chorus :

I — That please some, try all, both joy and terror
Of good and bad, that make and unfold error,
Now take upon me, in the name of Time,
To use my wings. Impute it not a crime
To me, or my swift passage, that I slide
O’er sixteen years, etc.[1]

.
Shakspeare, The winter’s tale.


Plus de douze années se sont écoulées depuis la découverte de la conspiration qui devait renverser le gouvernement royal de la France, et qui n’eut d’autre résultat que de faire fusiller deux ou trois jeunes enthousiastes, derrière lesquels se cachaient des chefs plus prudents, invisibles pendant le péril, mais qu’on aurait vus probablement venir réclamer les honneurs du succès. D’autres conspirations succédèrent à celle-là, aussi inutiles, aussi malheureuses, jusqu’à ce que la manie de conspirer fut traitée de crime par l’opposition libérale elle-même, résignée à se rallier paisiblement au pouvoir légitime, si le pouvoir se résignait, de son côté, aux petits inconvénients du régime constitutionnel. Il n’en fut pas ainsi, et la Restauration eut la maladresse de se suicider sous prétexte qu’elle était menacée de périr tôt ou tard du poison lent que le libéralisme lui administrait dans ses journaux, et des coups d’épingle que quelques députés taquins osaient tous les ans adresser au roi dans la personne de ses ministres.

Depuis douze années, la France avait donc vu d’abord un changement de règne démentir toutes les prédictions funestes associées à l’avénement du successeur de Louis-le-Désiré, puis ce successeur démentir lui-même les promesses de son avénement, et enfin une révolution inespérée appeler au trône une dynastie nouvelle, quasi-légitime et quasi-révolutionnaire. Il ne fallut pas moins qu’un fait aussi grave, auquel il importait à quelques uns de rattacher les fils depuis longtemps brisés des anciennes conspirations, pour ressusciter les noms bien oubliés de quelques victimes imprudentes. Les héros de juillet eurent la générosité de placer dans leur Panthéon les malheureux qui avaient, depuis quinze ans, subi la sentence des tribunaux royalistes ou des cours prévôtales ; le gouvernement nouveau ne craignit pas d’indemniser par des fonctions publiques ceux d’entre eux qui avaient pu échapper à leur condamnation, et il n’y eut pas besoin d’acte d’amnistie, comme en 1815, pour rouvrir les portes de la patrie à ceux que la grande nouvelle de 1830 alla surprendre dans les ennuis et les regrets de l’exil.

Douze années se sont écoulées. À côté de ces grandes révolutions de l’histoire, que de vicissitudes dans la vie privée des familles ! que de changements de fortune, que de liens rompus, là par la mort, ici par l’inconstance ! combien de frères devenus ennemis, combien d’amis qui ont oublié les noms l’un de l’autre, combien de veuves inconsolables qui se sont consolées, combien de fidèles époux qui sont à leurs troisièmes noces ! Encore douze années, et les scènes de ce drame sans fin se seront multipliées encore, toujours les mêmes et toujours variées, sans que le théâtre reste jamais vide, à la grande satisfaction des critiques partisans d’Aristote, et de l’imagination inépuisable des auteurs.

Nous voici de nouveau à Arles comme au premier chapitre de cette histoire ; mais que le lecteur parisien se rassure, nous n’y ferons pas un long séjour, nous le ramènerons bientôt à Paris. Pendant ce laps de douze années, le temps n’a pas détruit tous nos rapports d’affection avec la ville natale, mais il n’en a que trop diminué le nombre. Salut aux tombeaux qui renferment maintenant tout ce que nous avions de plus cher et de plus sacré sur la terre !… Et vous, derniers amis de celui qui ne vous serre plus la main qu’en passant, lorsque le souvenir de nos jeux d’enfants vous rappellera son nom, ne lui enviez ni les plaisirs, ni les honneurs de la grande cité ; il n’est pas de plaisirs ni d’honneurs qu’il ne donnât volontiers pour quelques heures de cette enfance si heureusement passée auprès de ceux qu’il ne reverra plus dans ce monde.

On se rappelle que madame Ventairon, la sœur de madame Babandy, avait un fils dont il était question dans toutes les lettres d’Odille que nous avons citées. Paul Ventairon a maintenant vingt-deux ans. C’est un des jeunes gens les plus distingués de la ville ; il a fait de bonnes études, il est déjà reçu avocat, et depuis son retour de l’école d’Aix, il travaille dans le cabinet de M. Honoré Clair, le Gerbier d’Arles, qui est aimé de tout le monde et même des avoués, quoiqu’il ait la mauvaise habitude de ne se charger d’un procès qu’après avoir tout fait pour concilier les parties. M. Honoré Clair, qui aime le jeune Paul, rend heureuse sa mère chaque fois qu’il la rencontre, en lui disant qu’on peut prédire à son fils une brillante carrière : « Paul, lui dit-il, a de l’esprit et de l’instruction ; il se permet bien de temps à autre quelques absences ; comme toute la jeunesse arlésienne, il paie son tribut d’admiration aux beautés de la ville, mais je le crois trop romanesque pour que la mauvaise compagnie ait beaucoup de charmes pour lui. Il ne dédaigne pas une partie de campagne, ni un petit voyage à Nîmes ou à Marseille, mais telle est sa facilité, assure l’indulgent M. Honoré Clair, qu’il a bientôt regagné le temps perdu. En un mot, ajoute-t-il, avant peu je me déchargerai sur lui du soin de toutes mes affaires, et mes clients n’y perdront pas. »

Quelle que soit la partialité de madame Ventairon pour son fils, à ce dernier trait elle ne peut s’empêcher de reconnaître que le maître de Paul n’a pas moins de modestie que de talent. Il est une autre satisfaction bien douce pour le cœur de madame Ventairon : toutes les mères qui ont des filles à marier la complimentent sur la bonne grâce de son fils et sur sa politesse ; enfin c’est partout le même écho de louanges. — « Je puis maintenant mourir en paix, dit-elle ; voilà Paul un homme ; il a un état, des moyens pour l’exercer avec avantage, et si je ne lui laisse pas une grande fortune, il ne dépendra que de lui d’en acquérir une en quelques années ; si j’en croyais même quelques avances indirectes, il pourrait peut-être déjà s’établir avantageusement, et avant que sa main me fermât les yeux, j’aurais bercé sur mes genoux des enfants qui m’appelleraient grand’mère. »

Tels étaient les faciles projets de bonheur que madame Ventairon formait tout haut pour son fils ; mais son ambition maternelle allait secrètement un peu plus loin. Paul, avec ses bonnes études et ses heureuses dispositions, avec un maître tel que M. Honoré Clair et la bonne opinion que toute la ville avait de lui, pouvait certainement être un jour le premier avocat d’Arles ; mais ne serait-il pas plus certain de le devenir s’il allait fortifier son talent par un séjour d’une année ou deux à Paris. M. Honoré Clair ne lui en avait-il pas donné lui-même l’exemple ? Ne pouvait-on pas attribuer une partie de sa supériorité à la fréquentation des célèbres professeurs de la grande cité, à cet usage du monde et à cette élocution élégante qu’on n’acquiert que dans une capitale ? — Avec sa bonne mine et ses espérances d’avenir, Paul pourrait choisir sans doute une femme parmi les plus riches héritières d’Arles ; mais la mieux dotée de ces héritières pourrait-elle lui apporter une dot égale à celle de sa jeune cousine, la fille d’Odille ? Les deux sœurs avaient fait maintes fois de cette union de leurs enfants le thème favori de leur correspondance ; qui s’opposerait à la réalisation d’un pareil projet ? Rien ne prouvait qu’Odille y eût renoncé. Elle se réservait sans doute une épreuve, celle de savoir si le jeune cousin conviendrait à la jeune cousine : rien de plus juste ; c’était donc une chance à tenter avant que l’une ou l’autre mère s’engageât ailleurs. Deux motifs au moins encourageaient par conséquent madame Ventairon à envoyer Paul à Paris.

Au moment où elle était encore un peu indécise, elle reçut de madame Babandy une lettre qui trancha toutes ses hésitations.

« Ma chère sœur, lui disait Odille, il me semble que nos lettres deviennent trop rares. Les années auraient-elles refroidi notre amitié ? J’espère bien que non pour ma part. Dans cette vie absorbante de Paris, chaque année efface peut-être, je le crains, quelques souvenirs du pays natal ; mais il en est un que je retrouve toujours le même dans mon cœur, celui de ma tendre reconnaissance pour toi. — Continuez à vous aimer, — ce furent les dernières paroles de notre bonne mère. Aucune des amies que j’ai à Paris, si ce sont des amies, ne peut invoquer pour elle ces paroles sacrées. Je sais, hélas ! que j’ai besoin de te renouveler cette protestation, car certaines personnes, ne pouvant concevoir mon espèce de métamorphose tout extérieure de pauvre demoiselle d’Arles en grande dame parisienne, t’auront dit que je n’étais plus la même. Ces certaines personnes seraient bien surprises si on leur prouvait que ce sont elles qui ont mis entre nous la glace de leur cérémonie. La plupart des provinciales qui arrivent à Paris se croient obligées de vous aborder par de grands compliments admiratifs ; si vous leur répondez par une politesse simple, naturelle, elles vous disent fière ; si vous voulez les ramener à la familiarité affectueuse d’une ancienne amitié, elles vous disent méprisante. Les recevez-vous seules, c’est que vous ne les croyez pas dignes de votre société habituelle ; les invitez-vous lorsque vous avez du monde, elles se sentent gênées, et vous accusent de les avoir voulu embarrasser ou éblouir. Je me suis aperçu enfin, patois et accent à part, que ces personnes et moi nous ne pouvions nous entendre parce que nous ne parlons plus la même langue, et qui pis est, ne vivons plus des mêmes idées. Voilà ce qui m’empêche de regretter, ma bonne sœur, de n’avoir pas repris le chemin de Trinquetaille, il y a douze ans, alors que, dans mon deuil et mon humiliation, je sentis bien que je n’avais plus que deux êtres à aimer sur la terre, toi là-bas, ma fille ici. Ce n’est pas à toi, j’espère, que j’aurais besoin de protester qu’en cette heure de désespoir je ne croyais choisir qu’entre deux solitudes, ta ferme de Camargues ou mon pavillon à Bellevue, et qu’il m’était impossible de calculer que peu à peu je me laisserais aller à accepter ces distractions, par lesquelles je me suis quelquefois étourdie bien plus que consolée.

» Quoi qu’il en soit, ma sœur, si je consens à passer pour légère aux yeux de tous, je ne veux à aucun prix accepter aux tiens cette réputation. Je réclamerai de toi, jusqu’à ce que je m’en croie indigne, ton amitié de sœur ; je la réclamerai au nom de tous mes sentiments, toujours les mêmes ; au nom des dernières paroles de notre mère, au nom de nos mutuelles promesses. Je n’en ai oublié aucune. Aussi est-ce avec joie que j’apprends que ton Paul te rend justement la plus fière des mères. Je ne le suis guère moins de mon Isabelle ; j’espère que tu voudras bien m’envoyer le portrait de notre jeune avocat ; cependant il serait plus naturel que l’original vînt en personne plaider sa cause. Nous sommes encore une jeune pensionnaire, mais nous avons déjà dix-sept ans. J’abandonne tout cela à ta prudence. Adieu, bonne et tendre sœur. » Ton Odille.

En répondant à ce dernier paragraphe, madame Ventairon n’abusa nullement de ses priviléges de sœur aînée. Elle remercia Odille de se croire liée par leurs anciens projets de jeunes mères, mais en ajoutant que cette espèce d’engagement, tout conditionnel, ne pouvait lier leurs enfants, et surtout la jeune cousine, qui, avec les avantages d’une dot de trois cent mille francs et son éducation parisienne, pouvait prétendre à un meilleur parti qu’un avocat de province. « Je ne veux donc point, disait-elle en terminant, bercer Paul de vaniteuses espérances ; mais comme j’ai toujours pensé qu’un peu du vernis de Paris ne saurait nuire à ses succès oratoires, je te l’expédierai bientôt par la diligence, pour qu’il fasse au moins connaissance avec sa tante et sa cousine. »

Le voyage de Paul étant arrêté, il fallut encore une bonne quinzaine avant que son trousseau fût fait ; car une mère arlésienne n’envoie pas son fils à Paris sans lui remplir au moins deux malles de linge ; quatre tailleuses (couturières) furent mises en réquisition, sans compter les voisines qui voulurent toutes obligeamment faire au moins quelques points aux cravates et aux jabots du jeune avocat. La maison Ventairon avait l’air d’un grand atelier de couture, et parmi toutes ces rivales d’Arachné la Lydienne, il en était plus d’une qui, tout en disant à M. Paul, pour répondre à ses compliments, qu’il oublierait bientôt les artisanes d’Arles auprès des belles dames de Paris, faisait preuve d’une modestie dont la jalouse Minerve eût été touchée.

Pendant ces quinze jours de préparatifs, ce fut la nouvelle du faubourg de Trinquetaille que ce départ. Qu’on ne s’écrie pas avec ironie : Voilà bien la petite ville, voilà bien le village, où tout fait événement ! Il nous semble qu’un pareil événement devrait intéresser Paris presque autant que la petite ville, depuis que nous avons vu tant de jeunes avocats de notre Midi qui pouvaient dire presque à coup sûr, en faisant leur malle : Je pars pour être chef de parti ou ministre, pour révolutionner la France ou la gouverner.

Quelle que fût la vanité maternelle de madame Ventairon, elle ne rêvait pas pour son fils une aussi éclatante destinée. Plus occupée de son bonheur que de sa gloire, elle lui recommanda plus encore de plaire à sa tante et à sa cousine que de se faire remarquer de ses professeurs. Naturellement, elle devait lui donner quelques instructions sur le caractère de madame Babandy, et sur sa position dans le monde ; mais, quant à ce second chapitre, elle avoua qu’il lui était impossible de se faire une idée bien exacte de la maison d’Odille, ne connaissant pas les habitudes de la vie de Paris. Ce qu’on lui en avait dit lui faisait quelquefois craindre que sa sœur, malgré toute sa franchise avec elle, n’eût fait quelques réserves à ses confidences, et qu’à l’exemple de madame de Staal, elle ne se fût peinte qu’en buste. Elle était loin de lui faire un crime de ne s’être pas enterrée vivante, comme la matrone d’Éphèse, après la mort de son mari ; mais elle n’approuvait pas que, quelque injuste qu’eût été Maurice de la condamner sur des apparences trompeuses, elle se fût laissé imposer une dette de reconnaissance pour le funeste service, sincère ou hypocrite, qui avait été si mal interprété par le monde comme par son mari. Une femme est tellement l’esclave de l’opinion, qu’il ne lui est pas permis de la braver alors même que les jugements de l’opinion sont iniques. Il est jusqu’à des vertus qui lui sont défendues quand elles ne s’accordent pas avec certaines règles de conduite. Or, madame Ventairon n’ignorait pas que madame Babandy, non seulement recevait toujours M. d’Armentières, mais qu’encore elle continuait à regretter que son mari n’eût pas rendu justice à son dévouement et à la rectitude de ses idées. Elle avait trouvé d’excellentes raisons pour expliquer à sa sœur comment le sage cousin exerçait sur elle une influence toute désintéressée ; mais ces raisons n’avaient pas bien convaincu madame Ventairon. Entre autres traits honorables cités par Odille en faveur de M. d’Armentières, celui-ci, avant l’expiration de son deuil, avait écrit à la jeune veuve que, puisque son amitié avait été calomniée, il croyait lui offrir la seule réparation en son pouvoir, celle de l’épouser dès que les preuves légales de la mort de Maurice seraient arrivées en France. Mais, se disait madame Ventairon, puisque ces preuves ne sont jamais arrivées, et que ma sœur aime à nourrir quelques doutes, ne devait-elle pas respecter plus scrupuleusement encore les soupçons même injustes de l’homme à qui, mort ou vivant, elle aime à conserver ses droits d’époux.

De toutes ces réflexions il s’était formé dans l’esprit de madame Vantairon une sorte d’opinion indécise qu’elle communiqua délicatement à son fils, en lui disant qu’elle attendrait le résultat de ses propres remarques pour savoir à quoi s’en tenir sur certaines médisances importées de Paris à Arles.

Le jour du départ arriva enfin. Tout joyeux qu’il était de voir Paris, le jeune avocat ne put quitter sans larmes, et sa mère, et tous les bons voisins qui l’accompagnèrent à pied, les uns jusqu’au pont de Fourques, les autres au-delà.

Quand sa mère l’eut béni et embrassé, elle le suivit des yeux quelque temps encore, puis alla prier jusqu’au soir dans l’église, pour demander au ciel la force de pouvoir rentrer seule sous le toit de sa maison, désormais déserte pour elle. Pauvres mères ! nous n’apprenons que plus tard tout ce que leur ont coûté ces séparations, dont bientôt les distractions du voyage effacent pour nous la douleur fugitive.




CHAPITRE II.


Retour à Paris par les Messageries Royales.




Veis, como vuelvan las espaldas y salen de la ciudad, y alegres y regocijados toman de Paris la via[2].
Don Quijote.


On était dans les premiers jours d’octobre ; notre jeune avocat avait résolu de passer par Nîmes pour y joindre un camarade d’études, qui devait aller comme lui faire son stage dans la capitale ; mais, justement le matin même, ce second voyageur, en revenant de faire ses adieux à un parent qui habitait la campagne, avait fait une chute de cheval et s’était mis au lit. Paul consentit à attendre quelques jours ; mais, la convalescence paraissant devoir se prolonger au-delà de la semaine, Paul ne crut pas pouvoir différer davantage, et, après avoir écrit à sa mère pour lui faire part de cet incident, il se mit en route pour Lyon, où il se proposait de faire une halle de deux fois vingt-quatre heures avant de prendre la diligence de Paris. En arrivant à l’hôtel de Milan, sur la place des Terreaux, où il était convenu que madame Ventairon lui adresserait sa première lettre, il en trouva deux, dont la moins ancienne en date, qui ne portait pas le timbre de la poste, était accompagnée d’un billet ainsi conçu :

« Le voyageur qui s’est chargé de cette lettre ne doit rentrer à l’hôtel que très tard dans la soirée ; il la laisse donc pour être remise à M. Paul Ventairon, prévoyant qu’il pourrait arriver pendant son absence, et voulant le prévenir que sa place est retenue pour demain matin. Les places du courrier de Paris et des diligences étant toutes prises jusqu’au 20 du mois, M. Paul ne sera pas fâché, peut-être, quand il aura lu la lettre de sa mère, qu’un ancien ami, à la fois pressé de partir pour la capitale et désireux de voyager avec lui, ait ainsi abrégé son séjour à Lyon. »

La lettre de madame Ventairon apprenait à son fils quel était cet ancien ami qui allait remplacer le compagnon de voyage resté à Nîmes malgré lui.

« Mon cher Paul, si j’avais pu deviner que tu fusses si près de moi ces trois jours-ci, je t’aurais envoyé chercher hier par un exprès, afin de changer la direction de ton itinéraire. Ma lettre te sera remise par un ancien ami de ton oncle, dont tu m’as entendu quelquefois mentionner le nom, et qui s’est détourné exprès de la route de Marseille à Paris pour renouveler connaissance avec nous.

» Cet ancien ami est M. Mazade, qui revient des grandes Indes, où, par suite des événements politiques, il était allé se fixer il y a douze ans. Il te racontera lui-même les aventures de sa vie avec sa franchise militaire, et tu verras, par son exemple, qu’il n’est pas de situation si désespérée qu’un homme de courage n’en puisse sortir avec honneur. M. Mazade, simple lieutenant en 1815, est aujourd’hui le généralissime d’un de ces royaumes formés des débris de l’empire du Mogol. Mais c’est surtout l’ami de mon beau-frère, de ton oncle Maurice Babandy, que tu dois aimer en M. Mazade. Je t’engage donc à le voir souvent à Paris, quoique je t’avertisse que ce n’est pas chez ma sœur que tu le rencontreras, attendu qu’il existe entre elle et lui de vieilles préventions, dont tu n’es pas appelé à être juge, mais qui exigent que tu concilies dans tes rapports la prudence à la franchise. Avec le temps, tu en sauras davantage, mon cher Paul. — Adieu… etc. »

D’après cette note et cette lettre, Paul Ventairon ayant répondu à sa mère, se contenta de faire battre ses habits de voyage, et alla employer le reste de la journée à parcourir les rues de Lyon. Il ne rentra que pour dîner. M. Mazade n’ayant pas paru encore, il se laissa séduire par l’affiche du spectacle ; mais il sortit de la salle avant que la petite pièce ne fût commencée. À son retour à l’hôtel de Milan, on lui dit que M. Mazade l’attendait depuis une heure, et il se fit indiquer sa chambre. Il n’eut pas besoin de se nommer.

— Ah ! c’est monsieur Paul, dit M. Mazade, en allant à lui pour l’embrasser : madame Vantairon ne se trompe pas, vous êtes tout son portrait. Mon jeune ami, j’espère que vous excusez cette embrassade d’un vieux soldat… Je vous ai vu tout petit enfant, monsieur Paul, il y a de cela plus de dix-sept ans, lorsque j’accompagnai votre oncle à Arles, en revenant de Waterloo. Que d’événements depuis ce temps-là !…

Pendant que M. Mazade parlait ainsi, Paul examinait attentivement sa figure. Quoiqu’il se dît vieux soldat, l’ancien officier de Berchigny avait l’air encore jeune. Malgré ses cheveux grisonnants et son teint cuivré par le soleil de l’Inde, il était impossible de lui donner plus de la quarantaine. Son visage empruntait toutefois une certaine gravité à la barbe épaisse qui lui descendait jusque sur la poitrine.

— Monsieur, lui répondit Paul, je serai bien heureux de mériter une partie de l’amitié que vous aviez vouée à mon oncle, pour qui, depuis l’enfance, ma mère m’avait inspiré une tendre et respectueuse affection. Ses malheurs, qui ont été aussi les vôtres, ont fait de son souvenir un véritable culte pour nous, et en vous voyant aujourd’hui, je ne puis m’empêcher de regretter plus vivement que jamais qu’il ne lui ait pas été donné comme à vous de revoir son pays, grâces à la révolution de juillet. Mais devons-nous perdre toute espérance de son retour ? Vous savez que nous nous plaisons à nous flatter quelquefois que sa mort pourrait encore être démentie.

— Mon jeune ami, répondit Mazade en lui serrant la main avec émotion, ces sentiments-là me vont au cœur. Mais je ne puis qu’échanger mes doutes et mes espérances avec les vôtres… Quand j’ai quitté l’Inde pour revoir la France, je me disais : ah ! qu’il me serait doux d’y retrouver mon ami, ramené comme moi sur le sol natal par cette révolution miraculeuse ! Vous savez que la fortune n’avait pas dirigé notre fuite dans les mêmes climats. La nouvelle de la mort de Maurice, qui me parvint en Angleterre, me décida à aller chercher fortune dans l’Inde puisque je ne pouvais plus me battre avec lui sous le drapeau de l’indépendance américaine J’ai voulu, du moins, retrouver ses traces, si c’était possible, avant de rentrer en France. Je reviens aujourd’hui des colonies espagnoles, où malheureusement son nom même était ignoré, excepté d’un brave hidalgo de Cuba, que voici, et qui a vu les procès-verbaux constatant le décès de cet oncle, que vous regrettez en digne fils de votre excellente mère. Permettez, mon cher Paul, que je vous présente un second compagnon de voyage, le seigneur don Antonio Scintilla… Seigneur don Antonio, voici le fils de madame Ventairon, qui nous a fait un accueil si affectueux à Arles.

Jusqu’à cette présentation à l’anglaise, Paul n’avait pas aperçu dans un coin de la chambre un personnage devant lequel Mazade s’était trouvé naturellement placé en s’avançant vers la porte à la rencontre de notre jeune Arlésien. C’était un homme un peu plus grand de taille que Mazade, paraissant plus âgé de deux ou trois ans, brun ou plutôt bronzé comme lui, d’une physionomie plus sérieuse, quoiqu’il lui manquât le grave appendice de la barbe orientale, et n’ayant que la moustache espagnole à moitié grise, de même que les cheveux. Paul fut frappé de la bienveillance de son sourire, triste mais doux, et il se sentit tout d’abord attiré vers cet inconnu par un sentiment d’affection respectueuse. Il ne se fit entre eux, dans cette première rencontre, qu’un échange des phrases banales de la simple courtoisie. Mais ceux qu’une sympathie secrète met ainsi d’accord à la première vue, savent ajouter aux plus simples paroles un accent particulier. M. Mazade lui-même, plus communicatif de sa nature que l’Espagnol, et qui avait beaucoup à raconter à son jeune ami, fit observer avec raison que, puisqu’ils devaient tous les trois occuper la même banquette de la diligence jusqu’à Paris, il était prudent de ne pas entamer ce soir-là un entretien qui les mènerait loin ; car il avait pour son compte une longue histoire à raconter. Ils se séparèrent donc pour aller dormir, et ne se retrouvèrent que le lendemain matin dans l’intérieur de la plus lourde voiture des Messageries Royales.

De même que, selon le dicton populaire, il n’y a qu’un moyen de se dispenser de payer un loyer, c’est d’acheter une maison ; il faut avoir sa voiture et prendre la poste si on ne veut pas rester pendant quatre longs jours et quatre longues nuits emballé vivant dans ces machines locomotives qui eussent paru une sublime invention au tyran Procuste. Paul, encore un peu écolier, dur à lui-même, et qui aurait dormi sur le mât d’un vaisseau comme le mousse dont un des rois de Shakspeare envie si pathétiquement le sommeil, subit très gaiement les cahots, la poussière et les autres inconvénients de sa cage de cuir ; Mazade, moins patient, exprima maintes fois son repentir de n’avoir pas acheté ou loué en débarquant à Marseille une calèche dans laquelle il eût moins regretté ses palanquins portés à bras d’homme ou son houdah fixé sur le dos d’un éléphant richement caparaçonné. — Le seigneur don Antonio Scintilla fit de temps en temps l’éloge des volantes havanaises. — Une jeune dame à qui Paul avait galamment cédé un coin, se contentait de répéter qu’une autre fois elle retiendrait tout le coupé pour elle et sa femme de chambre reléguée dans la rotonde. — Un cinquième voyageur revenait de Suisse, qui n’était pas fâché de se faire connaître pour artiste et littérateur, se plaignait qu’une entorse l’eût privé de faire la route à pied, quoiqu’elle offrît peu de sites pittoresques, disait-il dédaigneusement. — Enfin le sixième martyr, qui revenait d’Italie, oubliait l’impassibilité imperturbable des voiturins pour gémir du peu d’émulation du conducteur lorsque celui-ci se laissait dépasser par la concurrence. Par bonheur nos six voyageurs, après s’être bien mesurés des yeux, frictionnés des coudes, et tâtés des pieds ou des genoux, avaient fini par s’emboîter, y compris le dernier mentionné, malgré une courbure assez prononcée de son épine dorsale. Une fois ces mutuelles concessions faites amiablement à leur conformation physique, aux longues jambes de l’un et aux coudes anguleux de l’autre, les caractères cherchèrent aussi à se mettre en contact, et l’homme est un animal si sociable, quoi qu’en disent certains misanthropes, que la plus parfaite harmonie ne tarda pas à régner entre les six membres de cette république locomotive auxquels chaque secousse offrait un prétexte pour se quereller s’ils en avaient eu la moindre envie. Peu à peu la courtoisie devint même plus communicative et plus familière. Chacun s’abandonna selon son humeur à la spontanéité de sa franchise, et dit une partie de son histoire ou de son roman pour payer son écot à la conversation générale, tour à tour sérieuse et plaisante.

Le plus discret fut don Antonio Scintilla, et cela devait être ; un Espagnol ne saurait être prodigue de ses paroles comme un Français.

M. Mazade parla beaucoup : il est vrai qu’il avait plus de choses neuves et curieuses à raconter que personne ; d’ailleurs on ne lui épargna pas les questions aussitôt qu’il fut connu pour le personnage important de la diligence, le lion, comme on dit en Angleterre, qui allait nécessairement exciter la curiosité de tous les salons de la capitale et obtenir sans le demander une suite de réclames dans les journaux. Il pouvait jouir par anticipation de l’effet qu’il allait produire à Paris, lorsqu’après une ou deux haltes il se vit le point de mire de la rotonde, du coupé et de l’impériale ; peut-être enfin n’était-il pas fâché d’essayer comme tous les voyageurs quelques unes de ses anecdotes.

Paul Ventairon était avocat, il ne pouvait être muet ; cependant il n’était pas bavard. Élève d’un maître modeste, il avait pas le mauvais goût de vouloir s’imposer à des auditeurs bénévoles comme leur orateur exclusif ; jeune, il sentait fort bien qu’il avait plus à apprendre qu’à enseigner, et dans les discussions, il n’était pas homme à crier sans cesse : Je demande la parole. L’Espagnol et lui s’entendirent à merveille, et firent ensemble plus d’un à parte où Paul continua à s’attirer l’intérêt de don Antonio.

La dame avait d’abord fait la réservée, se voyant seule contre cinq, et en femme comme il faut, qui veut connaître ses interlocuteurs, avant de se faire connaître, puis comme rassurée par la bonne compagnie, elle s’était empressée de montrer qu’elle appartenait aussi au grand monde en introduisant dans sa conversation les noms de quelques amies titrées ou distinguées par leur fortune dans le faubourg Saint-Germain et la Chaussée-d’Antin. Elle revenait des eaux d’Aix-en-Savoie, et sa femme de chambre l’appelait madame la baronne de Bronzac. Avec ce nom gascon elle avait un accent allemand et faisait même quelques germanismes qui annonçaient qu’elle était née sur nos frontières du Rhin, ce qui lui donnait le privilége de ne pas parler le parisien le plus pur sans qu’on pût en rien inférer contre ses prétentions aristocratiques.

Le cinquième voyageur avait très longtemps éludé de se nommer, tout en laissant soupçonner que son nom méritait d’être inscrit sur les tablettes de ses compagnons de voyage, comme celui d’un artiste qui avait couvert les murs du salon de ses toiles, ou d’un auteur qui était à la tête d’une collection d’œuvres complètes et peut-être même à ces deux titres à la fois. Il se trouva à la fin du voyage que ce cumulard du génie, qui disait souvent : nous autres artistes et nous autres auteurs, n’avait jamais exposé un tableau ni publié un livre, mais que, peintre sans atelier, poëte et romancier toujours sous presse, il jouissait sans critiques de sa gloire future et critiquait impunément tous ses rivaux ; fort aimable d’ailleurs, sachant par cœur la vie privée de toutes nos illustrations, et les critiquant plutôt pour prouver qu’il était du métier que pour satisfaire une secrète envie. S’il se décide jamais à mettre au jour ses chefs-d’œuvre inédits, il ira à la postérité sous les noms de Justin d’Allinall.

Le nom du sixième voyageur était ce qu’il y avait de plus distingué en lui, car il appartenait à une de ces vieilles familles normandes qui datent au moins du règne de Charles-le-Chauve. Ce nom frappa vivement l’oreille de Mazade, mais il avait ses raisons pour ne s’en souvenir que lorsque le voyageur bossu, trop jeune pour le connaître, eut dit plusieurs fois qui il était, ce qu’il était, d’où il venait, où il allait. Le voyageur bossu ne se fit pas prier pour cela. Il s’appelait Bohëmond de Tancarville.

Quoique nous venions de décrire le personnel de l’intérieur de la diligence, nous n’avons pas l’intention de recueillir, comme Henri Monnier, sous forme de proverbe, tous les dialogues de nos acteurs. Nous n’en citerons que ce qui peut servir à l’histoire de ceux qui nous intéressent plus particulièrement.

Nous demandons pardon au lecteur de commencer par un lieu commun de notre cinquième voyageur qui, après avoir lorgné beaucoup madame de Bronzac, voulant à tout prix savoir si elle était veuve ou en puissance de mari, afin de se régler là-dessus, ne trouva rien de mieux pour la faire parler que de tirer de sa poche un numéro du journal de Lyon, acheté par lui avant de partir devant le bureau de la diligence. Après l’avoir parcouru il fit tout haut cette remarque : Voilà donc la loi du divorce portée à la Chambre ! la discussion intéressera quelques maris de ma connaissance…

— Qui ont de méchantes femmes nécessairement, dit madame de Bronzac à qui les yeux de M. Justin d’Allinall adressaient surtout sa réflexion.

— Les méchantes femmes sont rares sans doute, reprit M. d’Allinall, cependant il y en a,…. comme il y a de méchants maris, j’en conviens, madame.

— Eh bien ! monsieur, je vous assure, quant à moi, que si un de ces maris-là m’était échu en partage, je lui en passerais beaucoup avant d’avoir recours à une loi qui me paraît devoir être un encouragement au scandale et à l’immoralité.

— Vous êtes heureuse en ménage, madame, on le voit bien……

— Si je ne l’étais pas, croyez, monsieur, que j’aurais assez de philosophie pour ne pas me plaindre d’un mal sans remède.

— Diable, pensa M. Justin, elle est sur ses gardes, je suis repoussé avec perte et je ferai mieux de m’en tenir aux généralités de la question. — Décidément, madame, la loi aurait tort avec une majorité de dames, poursuivit-il tout haut, quoique nos législateurs aient reçu quelques pétitions signées de noms féminins ; mais c’est par des maris qu’elle sera discutée.

— Vous croyez qu’elle passera ?

— Il y a toute apparence.

— J’en félicite les amis dont vous parliez. Nous verrons de beaux scandales.

— Eh ! mon Dieu, madame, qui sait ? d’ici là ils auront peut-être changé d’avis.

— Allons, je vois que vos amis ne sont pas si malheureux qu’ils le disent, et que pour eux la loi du divorce ne sera qu’une menace dont ils essaieront de faire peur à leurs pauvres femmes, quand elles se permettront d’avoir de l’humeur ou de désirer quelque innocente distraction antipathique au seigneur et maître.

— Je le répète, madame, on voit que toutes vos querelles de ménage, si encore vous en avez, se réduisent à des bouderies d’amants ; mais vous m’accorderez qu’il y a quelquefois des circonstances graves qui peuvent justifier le divorce, et je parle ici dans l’intérêt des dames comme dans celui des hommes. La Gazette des Tribunaux nous fournit tous les jours des exemples de ce que je veux dire. J’ai traité, du reste, cette question sous une forme dramatique, dans un ouvrage qui, lorsqu’il sera terminé…

— C’est cela ! monsieur a besoin du divorce pour le dénouement d’un roman ou d’une comédie, où il y a une femme coupable et un mari embarrassé. J’ai déjà lu un roman du bibliophile Jacob sur ce sujet. Seriez-vous par hasard ?… mais non, vous êtes trop jeune et votre livre est à faire.

— Malgré ses prétentions aux cheveux blancs, le bibliophile est plus jeune encore que moi, madame…

— Vraiment ! je me figurais le bibliophile un vieillard quinteux, ayant pour muse une femme laide et grondeuse…

— Ah ! madame, êtes-vous donc dupe à ce point de nos pseudonymes ? C’est un doux et candide jeune homme, et sa muse est une des plus aimables et gracieuses femmes que je connaisse.

— Et il fait des romans en faveur du divorce ?

— Certainement, pour qu’un auteur traite impartialement une question pareille, il faut qu’il soit désintéressé pour son compte.

— Eh bien ! monsieur, le roman m’a fort amusée, mais il ne m’a pas convertie.

— Vous avez eu peur de tirer une conclusion sérieuse d’un ouvrage frivole. Pour moi, je ne serai romanesque que par la forme ; tous mes exemples seront empruntés à des situations réelles. Je ne vous en citerai qu’un. Peut-être connaissez-vous l’histoire du colonel Beralier ?

— Non, monsieur.

— Eh bien, le colonel Beralier avait été marié par Napoléon lui-même à une riche héritière, mais l’empereur avait exigé du colonel sa parole d’honneur qu’il ne quitterait son régiment que le temps rigoureusement nécessaire pour la cérémonie, lui promettant, après la campagne, un congé qui lui permettrait de faire plus ample connaissance avec sa moitié. Mais une campagne succédant à une autre, et l’empereur remettant toujours le congé promis d’année en année, le colonel se trouva avoir fait toutes les guerres de l’empire, depuis 1810 jusqu’en 1812, sans avoir pu revenir à Paris, où madame Beralier vivait dans une chaste retraite, lorsqu’un bulletin vint lui apprendre que son mari était mort glorieusement sur les bords glacés de la Bérésina. Le colonel fut pleuré par sa veuve pendant l’année d’étiquette ; mais au moment où elle s’y attendait le moins, la restauration ressuscita le défunt, qui n’était que prisonnier des Russes, et qui arrivant tout-à-coup à Paris trouva sa femme……

— Remariée ?

— Non, madame ; le mariage allait se conclure. Madame Beralier, après avoir porté le deuil, avait choisi pour successeur à son mari un garde du corps, qui s’empressa de céder la place au colonel. Mais celui-ci, sachant ce qui s’était passé, voulut invoquer la loi du divorce. Elle venait d’être abolie, grâces à M. de Bonald. Le colonel retourna chez les Russes, se contentant de dire qu’il préférait être prisonnier volontaire plutôt que mari malgré lui. Eh bien ! madame, voilà deux époux condamnés l’un à une prolongation d’exil, l’autre à une prolongation de veuvage : qu’est-ce que le divorce produirait de plus immoral ? Certes, M. et madame Beralier peuvent en tout honneur souhaiter le rétablissement du divorce, l’un pour revoir son pays, l’autre pour légaliser les consolations qu’elle avait cru pouvoir accepter d’un homme qui devait être son mari au bout de quelques jours.

L’histoire de M. Justin d’Allinall avait été écoutée avec attention par tous les voyageurs ; cette attention redoubla lorsqu’ici M. Bohëmond de Tancarville prenant la parole dit à son tour :

— Cette anecdote est si connue qu’il n’est pas étonnant que chacun y ajoute sa variante ; la vôtre consiste à faire croire que, malgré sa sagesse, madame Beralier avait brusqué quelques unes des cérémonies de son second mariage. Je suis fondé à croire, moi, au contraire, que le mort-vivant pouvait fort bien recevoir sa veuve, avec sa robe blanche et sa couronne de fleurs d’oranger, des mains de M. Théodose d’Armentières.

— M. Théodose d’Armentières est-il donc le héros de cette histoire ? demanda M. Mazade.

— Oui, monsieur, dit. M. Bohëmond ; l’avez-vous connu ? Vous devez savoir alors que c’est l’homme des mariages impossibles et que toutes les fois qu’il est sur le point d’en conclure un, tout-à-coup un incident inattendu vient le rompre. C’est tantôt par sa faute, tantôt par celle de sa partie adverse…. Je demande pardon de cette expression à M. l’avocat, et surtout à vous, madame…. ; mais toujours est-il que le mariage n’a pas lieu ; le hasard est pour beaucoup dans ces ruptures sans doute ; cependant le fait subsiste. L’on a fini par répandre le bruit qu’il était lié par un nœud secret, je veux dire par un mariage clandestin dont il se souvient et qu’on découvre tout-à-coup au moment où il va en contracter un autre. Il en est de même pour ses maîtresses, car personne n’en a eu plus que lui, depuis une aventure qui, ayant fait bien plus de bruit que celle de madame Beralier, le mit à la mode dans les salons et derrière les coulisses. Eh bien ! à peine est-il l’amant affiché de quelque illustration galante, qu’une explication survient et sa conquête assurée est abandonnée pour la poursuite d’une conquête incertaine. Malheureusement, quand les choses ont été si loin, les pauvres femmes se trouvent compromises pendant que le beau vainqueur triomphe de ses victoires stériles.

— Le mot de l’énigme n’est pas si difficile à deviner, dit madame de Bronzac ; j’ai rencontré quelquefois dans le monde M. d’Armentières et sa cousine madame Patandi ; il n’est personne qui ne dise qu’ils sont secrètement mariés.

— Secrètement mariés ! dit Mazade à qui don Antonio Scintilla toucha le coude, comme pour l’empêcher d’interrompre par ses exclamations, lequel geste fut remarqué par notre jeune avocat, assis sur le devant, vis à vis don Antonio, et qui écoutait comme lui avec un intérêt tout particulier.

— Je vous ferai observer, dit M. Bohëmond de Tancarville, s’adressant à madame de Bronzac, que, selon le rapport le plus général, on en avait dit autant de cette pauvre madame Beralier avant le retour du colonel son mari, et que si la cousine dont vous parlez fut surprise en conversation criminelle avec M.  d’Armentières, comme disent les Anglais, on prétendit que son cousin avait lui-même dénoncé son rendez-vous à la police pour être arrêté à temps dans l’intérêt des mœurs et de la morale. En un mot, il y a là un mystère incompréhensible comme dans toutes les bonnes fortunes qui ont fait à M. d’Armentières l’espèce de réputation grâces à laquelle il a le plaisir de se voir remarquer lorsqu’il entre dans un salon et d’entendre chuchoter son nom autour de lui.

— Mais, monsieur, dit madame de Bronzac, ce M. d’Armentières a eu au moins un duel par suite de ses aventures amoureuses ; il ne se battrait pas pour rien.

— Madame, Dieu me préserve de mal parler de son courage ! Son épée de garde du corps est en effet au service des dames. Il a cela de commun avec les anciens chevaliers, ou du moins avec don Quichotte, qui se fût fait tuer pour le seul honneur d’avoir baisé la main de la princesse de Trébisonde, mais que la princesse eût bien embarrassé en lui offrant de l’épouser. Ce n’est pas qu’il soit fou ni même romanesque ; au contraire, personne ne donne un meilleur conseil, surtout aux dames ; personne ne calcule mieux que lui le positif de la vie, toutes les chances d’une affaire, et je pourrais citer une célèbre danseuse avec qui il eut la générosité de passer une heure en tête à tête pour rédiger une consultation contre un engagement perfide que voulait lui faire signer le directeur de l’Opéra. Elle dut à M. d’Armentières une différence de vingt mille francs en sa faveur sur son traitement d’une année.

— Vingt mille francs ! s’écria M. Justin d’Allinall. Et quelle récompense exigea-t-il ?

— Aucune, excepté la faveur de monter dans sa voiture à la promenade de Longchamps. En un mot, c’est à mes yeux le plus chaste des séducteurs, et je vous prie de croire, monsieur, si jamais la Gazette des Tribunaux vous annonce mon divorce, que ce n’est pas son ancienne assiduité auprès de ma femme qui en sera la cause. Je suis sûr de lui comme d’elle.

— Monsieur est marié ? demanda madame de Bronzac, curieuse à son tour de savoir si le voyageur au dos voûté parlait sérieusement dans cette dernière allusion à lui-même.

— J’aurais dû me mordre la langue avant de tant parler, répondit M. Bohëmond de Tancarville ; mais je ne m’en dédis pas. Je le suis à moitié, madame….

— À moitié marié ! et vous pensez déjà au divorce. Je ne comprends guères…

— Ah ! madame, ce n’est que trop vrai, et je n’ai quitté l’Italie que pour aller à Paris achever mon mariage ou le faire anéantir.

— C’est une énigme dont le mot m’échappe de plus en plus.

— Eh bien ! madame, dit M. Bohëmond enchanté de voir qu’il avait piqué la curiosité de la belle voyageuse et des autres personnes de la diligence, puisque vous le voulez, je vous dirai ce mot qui vous paraît si difficile, mais je crois qu’il faut remettre mon récit à cet après-midi, attendu qu’avant cinq minutes nous arriverons au relai où notre sévère conducteur promet de nous laisser prendre une tasse de café au lait.




CHAPITRE III,


où le noble bossu raconte ses antipathies et ses amours.




There needs no more — when that same word……… A Blue !
There needs no more — when that same word is said,
The men fly from her, respectful and afraid ;
Save the choice friends who in her colour dress,
And all her praise in words like hers express[3].

Crabbe.


Qu’appelles-tu des bourgeois ? repartit fièrement la soubrette : pour qui prends-tu les comédiennes ? les prends-tu pour des avocates ou des procureuses ? Oh ! sache, mon ami, que les comédiennes sont nobles, archinobles, par les alliances qu’elles contractent avec les grands seigneurs.
Gil-Blas, liv. III, ch. x.


La sévérité du conducteur se relâcha si bien que le déjeuner à la fourchette remplaça la frugale tasse de café au lait. M. Mazade fît même déboucher quelques bouteilles de vin d’extra, qui se trouva bon par hasard, bien qu’un peu capiteux, et dont M. Bohëmond de Tancarville prit sa part, enchanté de tenir tête au généralissime franco-indien. Rentrés dans la diligence, les voyageurs sommèrent leur compagnon de raconter son histoire, et il ne se fit pas prier, après avoir prévenu madame de Bronzac que, s’il ne possédait pas au suprême degré l’art de gazer, il ne se permettrait pas de faire certaines confidences devant une dame. D’ailleurs, ajouta-t-il, je n’appartiens pas à l’école des romanciers modernes, qui ne laissent rien à deviner à leurs lecteurs, comme s’il n’était pas à la fois plus poli et plus littéraire de supposer que ceux-ci ont un peu d’imagination, assez du moins pour combler les lacunes de deux ou trois réticences.

— Ce préambule est-il bien rassurant ? demanda madame de Bronzac à son voisin.

— Ne vous alarmez pas, madame, si je passe pour un mauvais sujet parmi mes amis ; je suis très chaste dans mon langage, repartit le narrateur, qui, soit dit pour rassurer nos propres lecteurs, n’était après tout qu’un fanfaron de vices. — Je suis un cadet de la maison illustre de Tancarville, continua-t-il. On peut, depuis la révolution de juillet, parler de sa noblesse sans cesser d’être modeste ; la classe moyenne est tout, nous ne venons plus qu’après les bourgeois dans la hiérarchie sociale. Ce n’est pas précisément, il est vrai, l’opinion de mon père ; mais mon père est un vieillard de l’autre siècle, et en fait de préjugés, quant à moi, je me contente de ceux du mien ; il en reste bien assez, je vous assure. Cependant, tant que je n’avais pas atteint ma majorité, je devais respecter jusqu’aux erreurs de l’autorité paternelle et laisser croire que je subirais toutes les obligations de mon nom. Nous étions deux frères ; mon aîné fut envoyé à l’école de Saint-Germain : on me destina dès le berceau à entrer dans un séminaire. Dans l’ancien régime, je me serais fait abbé ou chevalier de Malte sans murmurer, et j’aurais pu même en vouloir à mon frère de m’envier ma pacifique vocation ; mais, venu au monde en l’année impériale 1808, je suis loin de me plaindre que mon aîné, après avoir bravement servi dans les houzards, se soit avisé tout-à-coup de jeter la sabredache aux orties pour prendre la soutane….

— Pardon, monsieur, si je vous interromps, dit M. Mazade ; monsieur votre frère s’appelle Tancrède de Tancarville, autrefois capitaine dans Berchigny !

— Oui, monsieur, et aujourd’hui évêque de ***.

— Évêque ! dit Mazade ; l’abbé Tancarville est évêque ! Monsieur, je l’ai beaucoup connu ; nous avons servi ensemble, et si vous étiez à sa première messe….

— Non, monsieur ; âgé alors de douze ou treize ans et élève du collège Henri IV, j’avais justement cette semaine-là causé un tel scandale par je ne sais plus quelle malice de petit mauvais sujet, que ma famille ne put obtenir un congé extraordinaire qu’on avait demandé au proviseur pour me faire assister à la première messe de mon frère. Je me souviens que je ne fis qu’en rire ; une pareille récréation était fort peu de mon goût. Mon père se consolait de ma turbulence, en pensant qu’elle indiquait des inclinations militaires et que le ciel ferait de moi, à défaut de mon frère, le vrai descendant de ces Normands qui autrefois, par partie de plaisir, s’en allaient conquérir l’Angleterre ou la Sicile. Je viens d’Italie, mais je dois avouer que ce ne sont pas des conquêtes de royaume que j’y ai faites.

Madame de Bronzac ne put s’empêcher de sourire : Mazade et les autres voyageurs tinrent leur sérieux.

— Cependant, continua M. Bohëmond, sans la révolution de juillet j’aurais obtenu une sous-lieutenance ; le roi l’avait promise à mon père, à qui le ministre l’avait refusée, sous prétexte que j’avais les épaules un peu inégales, comme si ce n’était pas là, M. de Chateaubriand l’a très bien dit dans sa Vie du duc de Berri, un signe caractéristique des grandes races militaires avant et depuis le maréchal de Luxembourg, qui était, lui, tout-à-fait bossu. En attendant ma sous-lieutenance, je n’étais pas plus tôt sorti de collége, que j’avais déjà prouvé par quelques bonnes folies qu’il ne m’eût pas été donné d’être un sage ecclésiastique, si mon frère n’avait pas changé les intentions de la famille à mon égard. Il faut que jeunesse se passe, dit mon père pendant quelque temps ; mais voyant que jeunesse ne se passait pas très vite, il se souvint que le mariage l’avait jadis sevré lui-même de ses habitudes dissipées, et il résolut de me marier.

Depuis plus de deux générations, la famille des Tancarville est alliée à la famille de Rollonfort, et, par suite d’une espèce de pacte traditionnel renouvelé à chaque nouveau mariage entre un Tancarville et une Rollonfort, il est convenu qu’une demoiselle de Rollonfort ne peut disposer de sa main que s’il n’y a aucun mâle du nom de Tancarville en état de l’accepter, ou après le refus motivé dudit mâle. Ce contrat se rattache à l’histoire d’une fière dame de Rollonfort, qui, après avoir dédaigné l’amour d’un Tancarville, se vit plus tard réduite à la dure condition d’implorer grâce et merci. Quoi qu’il en soit, en soumettant son occiput à la tonsure, mon frère avait laissé disponible une aimable cousine nommée Laure, âgée alors de seize à dix-huit ans, et si belle, que certes il fallait que sa vocation pour l’état ecclésiastique fût bien décidée. Laure, heureusement, n’était pas amoureuse du futur prélat, et avait d’ailleurs si peu de goût pour le mariage, qu’elle est encore aujourd’hui à marier. Ce fut moi que mon père jugea propre à réparer envers elle l’incroyable indifférence de mon frère.

— Il va sans dire que vous vous montrâtes plus galant que lui, dit madame de Bronzac.

— Je vois, reprit M. Bohëmond, que je vais avoir besoin de me justifier. Eh bien ! non, madame, je ne fus pas plus galant que mon frère envers cette belle cousine…… Remarquez, d’abord, que lorsque mon père m’en parla, il y avait déjà près de onze ans qu’elle attendait que le cadet effaçât les torts de son aîné. Laure a bien près de la trentaine, et je suis plus jeune qu’elle de huit ans. Je ne pouvais nier qu’elle n’eût encore toute sa beauté : mais sa grande taille, son air fier et son maintien de reine me faisaient craindre que dans le ménage l’autorité ne passât de son côté. Évidemment, mon père voulant me rendre sage malgré moi, c’était un Mentor qu’il prétendait me donner sous les traits de cette belle Minerve. Je ne me souciais pas de retourner ainsi la métamorphose du roman de M. de Fénelon. Une fois prévenu, j’entendis vanter en vain tous les mérites et tous les talents de mon incomparable cousine, bien résolu à ne pas l’aimer, et surtout à ne pas lui paraître aimable. Il faut tout dire : ses mérites et ses talents auraient suffi pour faire naître en moi une véritable antipathie. Imaginez-vous que dans les loisirs de sa longue virginité, la belle Laure s’était avisée de devenir une femme savante, un bas bleu !

— Avait-elle appris le grec et le latin ? demanda madame de Bronzac.

— Ah bien oui ! c’eût été trop commun pour son génie supérieur ; et tout mauvais écolier que j’aie été, j’aurais encore pu lui tenir tête par quelques vers d’Homère et de Virgile. Non, madame, dédaignant l’antiquité classique, ma savante cousine s’est jetée dans l’étude des langues orientales. Depuis dix ans, elle étudie l’arabe, le persan, le mogol, le sanscrit, l’hindoustani, et tous les dialectes de l’Inde ; je crois qu’elle sait le tartare mantchoux et même le pali, Dieu me pardonne ;… bref, c’est une monstruosité !

À ces mots, un éclat de rire interrompit le narrateur ; — et, à son grand étonnement, cette joyeuse interruption provenait du plus grave de ses auditeurs, de l’Espagnol don Antonio Scintilla, dont la figure triste et rêveuse fut toute bouleversée par cet accès d’irrésistible gaieté. Rien n’est contagieux comme le rire ; aussi Mazade, qui un moment auparavant semblait presque embarrassé de sa contenance, imita bientôt son ami ; Paul fît comme Mazade, M. Justin d’Allinall comme Paul, et madame de Bronzac comme tout le monde, sans trop savoir pourquoi, et au point de déconcerter le noble bossu lui-même, qui, dans son amour-propre de conteur épigrammatique, avait compté tout au plus sur un succès de sourire en cette partie de son récit.

L’Espagnol se crut obligé d’expliquer ce qui lui avait paru si plaisant dans cette sortie contre l’orientalisme : — Vous avez oublié dans votre verve, monsieur, dit-il à M. Bohëmond, que vous parliez devant mon ami M. Mazade, qui depuis douze ans, plus Indien que Français, est accoutumé à ouïr parler avec plus de respect des langues orientales. Je n’ai pu m’empêcher de trouver fort drôle qu’à son arrivée en Europe il entendît dire qu’on a refusé d’épouser une personne aimable et belle, uniquement parce qu’elle sait l’hindoustani !

— J’espère, reprit M. Bohëmond, que monsieur n’a rien vu d’offensant dans ce qui m’est échappé.

— Moi, dit Mazade, au contraire, je vous assure, et je crois avoir ri comme tout le monde, quoique convaincu qu’en effet ce n’est pas moi, membre très indigne de la Société asiatique de Calcutta, qui refuserais d’épouser une cousine parce qu’elle aurait étudié l’hindoustani. Continuez, monsieur, je vous en conjure, votre histoire m’intéresse et m’amuse au dernier point.

— M. Bohëmond continua : — C’est que non seulement ma cousine, que j’avais sur nommée ironiquement Lalla Roukh[4], par allusion à un poëme de Thomas Moore qu’elle préférait à tous les romans qu’on nous a traduits ou retraduits de l’anglais depuis quinze ans ; non seulement ma cousine Lalla Roukh, dis-je, a étudié les dialectes indous, mais encore elle sait par cœur toute la géographie de l’Inde ; elle a lu tout ce qu’on a publié sur cette contrée ; elle en connaît les mœurs et les usages comme si elle y avait vécu, et vous parle de Bénarès ou de Delhi comme elle parlerait de Paris ou de Lyon, du Gange et de l’Indus comme du Rhône ou de la Seine, et des monts Himalaya comme de la butte Montmartre. Je vous assure, M. Mazade, que vous en seriez étonné vous-même ; si vous voulez, quand nous serons à Paris, me permettre de vous présenter à ma cousine, vous vous croirez encore sur les bords de la Jumna. Elle a un petit chien qui répond au nom de Myzapour. Quant à moi, fort peu sensible à cette science extraordinaire, je déclarai à mon père qu’à aucun prix je n’épouserais Lalla Roukh de Rollonfort. Mon père me traita d’insensé et me défia de trouver mieux. Je le laissai dire, et je ris sous cape de son défi……. Ce mieux était trouvé.

Peut-être, en effet, aurais-je pardonné plus facilement à ma cousine sa passion pour l’hindoustani si je n’étais pas devenu amoureux d’une bayadère d’Europe. Vous la verrez, monsieur Mazade, et vous me direz si vous avez rencontré, de Tanjore à Delhi, de Surate à Calcutta, une danseuse plus adorable. Taglioni seule lui est supérieure, selon les partisans de Taglioni ; mais Taglioni vole avec les sylphes, et, selon moi, il vaudrait autant aimer un être aérien, d’un platonique amour, que d’aimer Taglioni ; tandis que sa rivale est une divinité palpable, un ange qui s’est fait femme, et dont on peut briguer les faveurs sans avoir l’air de courir après une apparition fantastique. Je ne vous la nommerai pas, d’abord parce que je l’aime vraiment, et que dans le véritable amour il faut toujours un peu de mystère, ensuite parce que le nom qu’elle porte pour le public n’est plus celui que je dois lui donner… J’ai dit ce matin que j’étais à moitié marié, c’est elle qui est ma femme.

— Et c’est contre cette divinité que vous allez réclamer le divorce, ou invoquer un prétexte de nullité ? demanda Paul.

— Oui, monsieur, à moins qu’elle ne consente enfin à la consommation de notre union.

— Quoi, vraiment ! Votre histoire est curieuse.

— Nous sommes à la péripétie, continua M. Bohëmond de Tancarville. Une fois amoureux de ma danseuse, je ne tardai pas à me faire présenter chez elle, et c’est là que je connus M. Théodose d’Armentières ; il était mon rival. Si une danseuse n’était pas un peu coquette, quelle femme le serait ? La nôtre ne s’en cachait pas, et, avec un art infini, elle opposait sans cesse ses deux soupirants l’un à l’autre, de manière à leur faire perdre la raison à tous deux. Pour moi, je ne conservai pas la mienne long-temps, et quand ma divinité pensa que j’étais aussi fou que M. d’Armentières, et M. d’Armentières aussi fou que moi, elle nous déclara que, fort indécise entre nous, elle choisirait celui qui lui prouverait qu’il l’aimait de la passion la plus vraie. — Je n’ai plus qu’une ambition, dit-elle ; je ne veux pas d’amant, je n’en ai jamais eu et je n’en aurai jamais ; mais je veux un mari : voyez, messieurs, si vous me croyez digne de porter votre nom. M. d’Armentières chercha son chapeau et se retira, me prenant à témoin pour déclarer qu’il ne battait en retraite que parce qu’on lui demandait une chose impossible. Je ne cache pas que cette retraite occasionna un peu de dépit à notre princesse. Si j’étais un fat, je refuserais d’avouer que M. d’Armenlières est d’un extérieur plus avantageux que moi ; mais j’ai ce qu’il n’a pas ; je veux dire, pour ne parler que de ce qui flatte encore la vanité d’une femme malgré la révolution de 183o, je veux dire que M. d’Armentières n’est qu’un gentilhomme de robe, et que mon frère m’ayant cédé son droit d’aînesse devant les hommes, pour ne le garder que devant Dieu, je suis aujourd’hui l’héritier d’un titre de marquis ; or, comme disait un jour mon père en parlant de moi, si mon fils Bohëmond n’a pas toutes les qualités physiques qui rendirent la princesse Anne Comnène amoureuse à la première vue de celui de nos ancêtres maternels dont il est l’homonyme, il a de quoi rendre amoureux par réflexion une princesse qui voudrait avant tout ne pas se mésallier[5].

— Eh bien, me demanda la fille de Therpsicore, allez-vous reculer aussi, ou serai-je madame la comtesse de Tancarville, avec l’espoir d’être un jour marquise ?

— Vous serez duchesse, si un jour je suis duc, m’écriai-je, car je ne veux pas d’autre femme que vous. Et le lendemain je lui apportai une promesse de mariage notariée ; il fut convenu que j’amènerais tout doucement mon père à me donner son consentement, mais que, dans l’intérêt commun, nous n’aurions recours aux sommations respectueuses qu’à l’expiration de l’année. Je me crus au comble de mes vœux. Le soir ce fut moi qui, en sortant de l’Opéra, donnai le bras à ma fiancée ; sa voiture nous transporta ensemble à son joli appartement de la rue de la Paix, que j’appelais d’avance le domicile conjugal ; mais là furent les colonnes d’Hercule de mon triomphe. — Monsieur, me dit-elle avec un air de décision qui ne souffrait pas de réplique, j’ai votre promesse, voici la mienne, rédigée ce matin même par Me Tourin, mon notaire. (Et elle me remit un papier.) Je compte sur vous, comptez sur moi ; je suis à vos ordres pour terminer nos affaires, et la comtesse de Tancarville n’aura plus rien à vous refuser.

Je restai interdit ; mais toujours plus amoureux, je ne pus qu’admirer cette dignité chaste qui me promettait la plus sage des épouses. Je ne cessai donc pas de me montrer maussade à ma cousine, et surtout de me faire détester de sa tante, mademoiselle Éléanore de Rollonfort, douairière vierge, prude romanesque. Avec la tante, je soutenais des thèses contre la fidélité en amour ; avec la nièce, je médisais du grand Mogol, du Nizam, du roi d’Oude, du Paishwa, des Rajas, des Begums et des Nababs de l’Inde. Je réservais toute mon amabilité pour les coulisses de l’Académie royale de Musique et de danse, où enfin mon assiduité donna des soupçons à mon père. Il me fit subir un sermon qui aurait rendu jaloux mon frère l’évêque, et m’enjoignit sous peine d’exhérédation d’aller faire un voyage à Naples et à Palerme, espérant, dit-il, que je puiserais là des sentiments plus dignes de nos ancêtres, c’est-à-dire que je me guérirais de ma passion pour une danseuse.

— Et vous revenez guéri ? demanda madame de Bronzac.

— Pas précisément, reprit l’héritier de la noble famille des Tancarville ; mais j’ai fait des réflexions : je me sens à la fois plus fort contre ma fiancée et contre mon père. C’est elle que je verrai d’abord ; si le plaisir de me revoir ne la rend pas plus tendre, plus confiante, j’en conclurai qu’elle n’aime de moi que mon titre, et je me retire, sauf à plaider contre elle si elle invoque le dédit de ma promesse de mariage ; puis j’épouse mademoiselle Laure de Rollonfort ; mais si je suis récompensé de revenir fidèle, je fais à mon père les sommations légales, et tiens mes engagements avec ma princesse d’Opéra, sans pitié pour ma savante cousine, de qui on dira que l’Église lui a pris le frère aîné, et le théâtre, le frère cadet.

— Prenez garde, monsieur le comte, dit madame la baronne de Bronzac, vous risquez de vous trouver sans femme entre celle que vous aurez adorée en vain, et celle dont vous n’avez pas craint de vous faire haïr.

— Mais je ne crois pas précisément, madame, que ma cousine orientale ait contre moi de la haine : j’ai plutôt piqué sa vanité ; il y aurait pour elle un petit triomphe à me voir abjurer à ses pieds mes préventions contre l’hindoustani, et je lui promettrai qu’après notre mariage je l’accompagnerais si elle le voulait à Seringapatam ou à Cachemyr. Dans sa dernière lettre, mon père me fait entrevoir qu’elle commence à s’impatienter de ne pas voir arriver un prince Feramorz, si je me rappelle bien le nom du prince déguisé qui demande Lalla-Rookh en mariage.

— Et après cette félonie, vous ne redouterez pas la vengeance de votre divinité d’opéra, dit M. Mazade.

— Monsieur, ce serait à mon grand regret que je serais félon comme vous dites, reprit M. Bohëmond, et j’espère encore que ce sera elle qui me rendra le plus heureux des époux ; il faudra bien alors que mon père dépose ses préjugés aux pieds de la belle… mais je dois taire son nom, si vous ne l’avez pas reconnue au portrait que j’ai essayé de vous en faire.

— Vous pourriez citer à monsieur votre père, dit M. Justin d’Allinall, l’exemple des plus grands seigneurs d’Angleterre. La célèbre miss O’Niel a épousé un gentilhomme irlandais, et joue très bien la dame châtelaine : la duchesse de Saint-Albans a été aussi une actrice : chez nous enfin n’avons-nous pas des pairs de France ou des fils de pairs qui ont pris femme au théâtre ?

— Quant à moi, dit M. Mazade, je me charge, si vous voulez, mon cher monsieur, en ancien camarade de monseigneur l’évêque votre frère, de décider cette question délicate : j’y suis intéressé de plus d’une façon ; mais sans la connaître je prends surtout le parti de votre danseuse… Je le dois… ne serait-ce que par égard pour la princesse Indienne dont je suis le généralissime ; car ma souveraine ne s’en cache pas, avant d’être reine de Jaghire elle a été bayadère.

— La reine de Jaghire, autrement appelée la Begum Sombre ? Ah ! ma cousine en parlait souvent, dit M. de Tancarville ; que de singuliers contes on fait sur cette princesse ! et vraiment, monsieur le généralissime, vous devriez bien nous dire aussi quelque chose de son histoire, et en même temps de la vôtre.

— Volontiers, dit M. Mazade, je n’ai rien à refuser au cousin de Lalla-Rookh et à l’époux, car vous le serez…, d’une bayadère de l’Académie royale de musique et de danse.




CHAPITRE IV,


Où le généralissime de la princesse Sombre raconte brièvement son histoire.




By the world, I recount no fables ; some certain spécial honours it pleased Her Greatness to impart to Armado, a soldier, a man of travel, that has seen the world[6].
Shakspeare.


Si j’avais votre talent pour conter, monsieur, dit M. Mazade en s’adressant à M. Bohëmond de Tancarville, je pourrais faire sans scrupule une longue histoire de mes aventures, car les événements n’ont pas manqué à ces douze dernières années de ma vie. J’ai visité des contrées bien peu connues ou bien infidèlement décrites. J’ai vécu trois mois avec ces peuples nomades appelés Pindaris, qui sont les cosaques de l’Inde centrale, et dont j’ai pu observer les mœurs bizarres. Je me suis trouvé parmi ces mystérieux sectaires appelés Thugs, qui ont fait du vol et du meurtre un acte de religion ; j’ai failli moi-même sentir le fatal lacet me serrer la gorge….

— Monsieur, dit M. Justin d’Allinall, pardon si je vous interromps, mais si vous avez gardé quelques notes de vos voyages et si vous étiez assez bon pour me les confier, nous autres auteurs nous savons tirer parti des moindres détails.

— Très volontiers, monsieur, et je vous remercie de me faire apercevoir que je commençais mon récit comme le sommaire d’un gros livre, tandis que je ne prétends détacher que quelques feuillets de mon histoire, pour arriver plus tôt aux renseignements que vous me demandez sur la reine de Jaghire.

Je quittai la France il y a douze ans, contumace et proscrit, après avoir failli deux ou trois fois me laisser arrêter en différant ma fuite, parce que je tenais à ne pas partir pour un exil peut-être éternel avant d’avoir réglé une ou deux affaires fort importantes. Je parvins enfin à passer en Angleterre ; de là je me disposais à m’embarquer pour l’Amérique espagnole, lorsque je lus dans un journal la nouvelle de la mort d’un ami que je voulais aller y rejoindre, et je pris une autre direction. Le hasard m’avait fait rencontrer un jeune prêtre du Martigues nommé l’abbé Mathias Jouve[7], amené de l’autre côté de la Manche par la passion des missions étrangères. Il étudiait l’anglais et le sanskrit à Oxford, avec l’intention d’aller convertir les Hindous au catholicisme. C’était un de ces hommes naïfs qui continuent la tradition des premiers apôtres par la simplicité de leur foi, mais qui négligent un peu trop la recommandation évangélique d’unir la prudence du serpent à la douceur de la colombe. Dans sa pieuse ambition, il se croyait déjà un autre François Xavier ; il ne prévoyait aucun obstacle au-dessus de son courage, et hâtait de ses vœux le moment où il pourrait planter sa première croix sur le faîte d’une pagode. La diversité de nos poursuites ne nous empêcha pas de devenir deux amis intimes. Vainement avions-nous de continuelles disputes sur la politique et la religion ; nous nous séparions toujours sans aigreur, et nous nous retrouvions avec le même plaisir, pour continuer à armes émoussées l’interminable duel de nos opinions, dans le jardin de ces colléges qui ressemblent à des palais, ou sous les ormes séculaires qui bordent le cours classique de l’Isis. L’abbé Jouve eut l’art, à la longue, de m’intéresser à ses études, de me les faire partager, et puis de me décider à m’embarquer avec lui à Liverpool pour Calcutta. Nous arrivâmes ensemble dans cette cité opulente où nous devions rester quelques mois pour nous acclimater. Nous nous rendîmes de là dans l’Inde centrale, l’abbé pour commencer sa prédication, moi pour offrir l’épée d’un officier de fortune au premier chef qui lèverait l’étendard de la guerre. Malheureusement j’étais parti d’Europe avec de bien fausses idées sur la puissance anglaise dans l’Inde, comme aussi l’abbé Jouve s’était fait de singulières illusions sur le caractère des Indous. À chaque pas nous commettions, lui et moi, de lourdes bévues qui faillirent parfois nous coûter cher. En Français étourdi, en vrai perroquet libéral, je faisais un emploi fort plaisant des articles du Constitutionnel, traduits en hindoustani. J’avais lu, et c’était vrai, qu’en 1798 le fameux Tipoo-Saëb s’était laissé saluer du titre de citoyen Tipoo, et avait livré ses grandes batailles en déployant un drapeau tricolore. Mais les temps étaient bien changés, et j’arrivais justement le lendemain des derniers combats où venait d’être anéantie la rébellion des Marates. Ces mots de Napoléon et de Liberté, magiques en Europe, faisaient sourire tous les Rajahs. Je poussai la folie jusqu’à me faire présenter au vieux Mogol, qui n’est plus que le très humble pensionnaire du gouvernement britannique, et j’obtins un durbar, c’est-à-dire une audience, où je débitai mon plus bel article sur l’indépendance nationale ; le grand Mogol, pour me prouver sa satisfaction, me décora du titre de flambeau de la sagesse occidentale, et me conféra un khélat ou vêtement d’honneur, ce qui me valut tout juste une réminiscence littéraire de la scène de Molière, dans laquelle M. Jourdain se laisse créer Mamamouchi. Je vis bien que je ne succéderais pas au rôle de M. Perron[8] auprès de ce fantôme de monarque. Quant à son peuple, telle est l’apathie politique des Indous, que vous pouvez les réduire à l’état d’ilotes, leur enlever leur souverain et les accabler d’impôts : ils courberont la tête sous la tyrannie étrangère ; mais si vous attaquez leur culte, c’est différent : le fanatisme seul réveillera leur indolence, et mon premier coup d’épée fut tiré pour disperser une troupe de forcenés qui menaçaient d’égorger mon ami l’abbé Jouve… devinez pourquoi ? le saint homme avait eu la maladresse de citer dans un sermon la parabole de l’enfant prodigue ; quand il en fut à l’endroit où le père de famille, voulant célébrer le retour de son fils, tue le veau gras, il s’éleva autour de lui une horrible tempête d’imprécations. Vous savez que la vache est l’animal sacré des Indous. L’abbé Jouve comprit qu’il n’est pas toujours prudent de traduire littéralement l’évangile, et il me promit que si jamais il introduisait de nouveau la même parabole, il substituerait au veau gras des textes saints, quelque animal moins respecté des adorateurs de Vishnou.

Quand je le vis bien convaincu de la nécessité de modifier un peu son système de prédication, je le laissai chercher des âmes à Jésus-Christ et me dirigeai vers le pays des Affghans, où je trouvai du moins de quoi exercer mon activité. Après diverses aventures, j’étais revenu momentanément à Delhi, lorsque je rencontrai mon ami l’abbé Jouve. Nous nous embrassâmes comme deux frères ; il y avait deux ans que nous ne nous étions vus.

— Eh bien ! me dit-il avec un sourire dont la douceur démentait son apparente ironie, avez-vous mis la main sur un autre Timour, sur un Washington tartare ou un Napoléon affghan ?

— Pas encore, lui dis-je, mais vous, mon père, êtes-vous le pasteur d’un bercail de fidèles, le curé au moins d’une petite paroisse indou-catholique ?

— Mieux que cela, me répondit-il ; je suis à la tête d’une cathédrale bâtie sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, chapelain d’une reine, et si bien en cour, qu’il dépend de moi de vous faire nommer au commandement de l’armée de nos États. Vous auriez même déjà reçu les insignes de votre grade si j’avais su où vous les faire envoyer, car j’ai parlé de vous, de votre ardeur martiale, de votre noble ambition.

Je crus que mon pauvre ami avait perdu la tête. — Allons, lui dis-je, on n’échappe pas à sa destinée ; il était écrit dans la mienne que je parviendrais par l’église. Je vous ai raconté comment j’avais, une première fois, refusé ses faveurs (je faisais allusion à un épisode de ma vie bien connu de votre frère, M. Bohëmond), mais à la seconde j’accepte.

— À la bonne heure, reprit l’abbé Jouve, nous voilà donc encore réunis ; nous partons demain pour la capitale du royaume de Jaghire, je vous présente à la princesse, et dimanche prochain vous m’entendrez prêcher dans Saint-Pierre-de-Meerut.

— À condition, mon cher abbé, que vous ne ferez pas tuer le veau gras par le père de l’enfant prodigue, répliquai-je, car j’essayai encore de plaisanter tout en ayant cessé de douter en voyant l’air naïvement sérieux de mon protecteur,

— Ah ! me dit-il, la leçon m’a profité. J’ai su capter mes néophytes par d’adroites analogies. J’appelle la messe le pourga (le sacrifice), et l’eau bénite, le tirtan. D’ailleurs, j’exerce maintenant mon sacré ministère sous les auspices de la souveraine elle-même, qui s’est convertie la première à mes sermons.

L’abbé Jouve ne me trompait pas. La bégum Somrou avait embrassé le catholicisme ; il faut même dire qu’avec le zèle des nouveaux convertis, il n’y avait rien qu’elle ne fût disposée à faire pour ce culte récemment adopté par elle, autant par politique que par conviction. La bégum avait proclamé le catholicisme la religion d’État, et avait voulu qu’un architecte d’Europe dirigeât la construction du temple où son chapelain officiait comme simple curé, jusqu’à ce qu’il lui fût expédié de Rome une bulle d’évêque. Pendant la route, l’abbé Jouve me raconta les détails de ce grand événement qu’il comparait à la conversion de Constantin ; naturellement il parlait avec indulgence de son illustre catéchumène, et il rectifia quelques unes de mes préventions contre celle dont j’allais devenir le premier sujet.

Je ne pouvais être arrivé dans l’Indoustan, depuis deux années et plus, sans avoir entendu au moins citer le nom de cette princesse ; mais c’était la dernière des puissances du second ordre élevées sur les débris du grand empire mogol à qui j’aurais voulu offrir mes services, tant je la croyais dévouée aux intérêts britanniques. Je n’ignorais pas d’ailleurs la cruelle mystification qu’elle avait fait essuyer à son second mari le Français Levassu. La bégum avait épousé en premières noces un nommé Sombre (nom prononcé Somron par les Indiens), qui en était devenu amoureux en la voyant danser. Elle n’était alors qu’une bayadère esclave. Sombre, qui avait fait une brillante fortune, vivait en vrai rajah près de Delhi ; il acheta la pauvre bayadère à son maître, la fit danser pour lui seul et finit par l’épouser, captivé par son esprit subtil autant que par son incroyable agilité. Il était vieux, et il ne vécut pas long-temps après ce mariage. En mourant, il légua toutes ses richesses à sa veuve. Celle-ci voulut à son tour prendre un mari à son gré. Elle choisit Levassu, jeune aventurier français, qui en peu de temps s’était élevé à un rang supérieur à celui de Sombre. Avec les richesses que lui apporta la bégum, il augmenta encore son influence et ses possessions jusqu’à pouvoir prendre place parmi les rajahs ou princes du pays ; il réunit sous ses ordres une armée nombreuse et guerroya en conquérant. Sa femme se montra la digne compagne de ce chef belliqueux ; elle voulut l’accompagner dans toutes ses expéditions, prendre part à tous les hasards de sa vie, monter à cheval ou sur un éléphant comme une amazone et combattre même dans l’occasion. Mais l’habitude du commandement lui inspira une ambition qui étouffa en elle tous les sentiments de la femme. Le partage de l’autorité ne suffit bientôt plus à la bégum. Elle conçut le projet de régner seule et de se débarrasser de Levassu. Elle fomenta contre lui de sourds mécontentements, lui fit faire de faux rapports sur les dispositions de ses troupes et chercha par tous les moyens à le dégoûter du pouvoir. Feignant elle-même le découragement pour le mieux tromper, elle était la première à rappeler à son mari les souvenirs de la patrie absente et se disait toute prête à le suivre en France s’il se décidait à s’y retirer. — Avec nos richesses, ajoutait-elle alors, ne serons-nous pas des princes là-bas comme ici ? dans votre pays du moins nous n’aurons pas à nous défier continuellement du lendemain. La sécurité manque à notre pouvoir. Ce n’est pas vivre que d’avoir sans cesse l’épée de la révolte suspendue sur nos têtes. — La bégum répétait ainsi adroitement ce qu’elle avait entendu dire à Levassu lui-même dans ses moments d’inquiétude et d’humeur. Bien sûre d’entrer dans sa pensée par ce langage, elle achevait de l’ébranler en exagérant sa tendresse pour lui au moment même où elle n’en éprouvait plus aucune. Un jour enfin on vient apprendre à Levassu qu’une partie de sa garde a formé un complot pour s’emparer de sa personne. À cette nouvelle, l’artificieuse bégum s’écrie que tout est perdu et elle décide enfin son mari à prendre la fuite sans plus de retard. Escortés de quelques affidés, ils partent à l’entrée de la nuit ; la bégum marche en avant dans son palanquin, se disant trop faible pour monter à cheval. Levassu forme l’arrière-garde de cette retraite avec les éléphants chargés des trésors. Si nous sommes surpris, lui a dit la bégum, je jure de me poignarder. — Je ne vous survivrai pas, lui a juré Levassu. Tout-à-coup il entend au loin sur la route des lamentations ; un messager accourt et lui annonce que les rebelles ont arrêté sa femme qui s’est donné la mort ; un autre vient bientôt après lui apporter son voile teint de sang, dernier gage de tendresse qu’elle lui envoie. Levassu perd la tête, et fidèle à son serment il se fait sauter la cervelle. On va annoncer cette catastrophe à l’avant-garde. Alors le palanquin de la bégum s’ouvre, elle en descend et monte à cheval :

— Le rajah n’est plus, s’écrie-t-elle aux troupes qu’elle avait elle-même apostées là pour se faire arrêter ; mais je vis encore. Il voulait vous abandonner, mais je vous reste. Femme, je devais lui obéir ; reine, je vous commanderai seule, et malheur à qui me désobéira ! Soldats, vous savez que je connais les chemins des dangers et de la victoire ; vous m’y verrez à votre tête.

Cette harangue électrisa les troupes, et la bégum les fît rentrer à Sirdanha, où elle continua de régner seule avec un mélange d’audace et de prudence qu’on n’attendait pas d’une femme.

Mon ami l’abbé Jouve me confirma tous ces détails, et me cita encore plusieurs traits propres à m’éclairer sur le caractère extraordinaire de sa souveraine, qui allait devenir aussi la mienne. Il ne put lui prêter beaucoup de vertus ; mais en qualité de confesseur, il ne pouvait non plus trop appuyer sur des fautes qu’il avait lui-même lavées dans l’eau du baptême, et en somme il me réconcilia peu à peu à l’idée de servir de mon épée cette Sémiramis de l’Inde.

L’abbé me présenta le lendemain de mon arrivée. À la porte du palais, je fus déjà reçu comme un grand personnage : les gardes me présentèrent les armes ; la reine m’attendait dans la salle du trône, où elle vint à moi avec une affabilité toute royale. L’abbé Jouve m’avait prévenu qu’elle était très bien conservée malgré son âge de soixante et dix ans ; mais je fus étonné de la trouver presque belle. Son embonpoint ne souffrait aucune ride sur son visage ; son teint, d’une rare blancheur, attestait son origine géorgienne. Napoléon, qui était si fier de ses mains, aurait admiré les siennes, et elle laissait voir avec une évidente coquetterie ses bras nus jusqu’au-dessus des coudes. Sous son jupon très court elle portait un pantalon en mousseline brodée, noué au-dessus de la cheville, de manière à faire paraître avec avantage les plus jolis pieds du monde chaussés de pantoufles brodées. Un magnifique châle enveloppait sa tête et venait se croiser sur son sein, encadrant sa figure aux traits prononcés, remarquable surtout par deux yeux vifs qui avaient quelque chose de la fascination magique du serpent.

Elle fut contente de ma conversation, et ne me cacha pas qu’elle mettait du prix aux services d’un officier français, désirant discipliner son armée à l’européenne, et jalouse de l’opposer avec avantage aux Sykes de Runjet-Sing dressés par le général Allard, s’il tentait jamais, à l’instigation des Perses ou des Russes, de franchir la frontière du Punjab. J’osai lui demander jusqu’à quel point elle se croyait forcée de suivre l’alliance anglaise en cas d’une pareille invasion, et elle ne me cacha pas qu’elle consulterait avant tout l’intérêt du moment. Ma conscience ainsi satisfaite, j’acceptai tous les honneurs qu’elle voulut bien me conférer. Deux jours après, je fus installé son ministre de la guerre et reconnu par ses troupes comme généralissime. C’était le dimanche, et, après la parade, j’accompagnai Sa Majesté à l’église où je pris place sous le dais royal. Mon ami le chapelain me fit l’honneur de choisir pour texte de son sermon ce verset de la Bible :

Et ils dirent à Jephté : Venez et soyez notre général, et combattez contre les fils d’Ammon[9].

Après le sermon, je fus invité à dîner par Sa Majesté ainsi que le prédicateur, et nous fumâmes avec la reine, qui me fit présent de son plus beau hooka ; car Sa Majesté fume elle-même avec beaucoup de dignité. Cela vous étonne peut-être, madame ? ajouta le général Mazade en voyant sourire madame de Bronzac.

— Cela m’eût étonnée naguère, répondit madame de Bronzac ; mais nous avons à Paris des dames qui en font autant depuis la révolution de juillet, entre autres une de nos illustrations littéraires qui écrit les plus beaux romans de l’époque un cigare à la bouche.

— Madame a raison, dit M. Justin d’Allinall.

— Et vous vous êtes décidé à quitter toutes vos grandeurs pour revenir en France ? demanda M. Bohëmond de Tancarville à M. Mazade.

— Je ne suis qu’en congé, répondit le généralissime de la princesse Sombre, et je n’ai pas obtenu sans peine de faire le voyage d’Europe. En gage de mon retour, je me suis gardé de revenir avec les dons que je tiens de sa munificence, et j’ai fait valoir à la reine l’intérêt qu’elle avait à une double mission dont je me suis chargé ; l’une regarde la cour des Tuileries, l’autre la cour de Rome. Je viens faire aussi un achat d’armes. Enfin mon ami l’abbé Jouve a répondu de moi.

— Comme Damon de Pythias… dit M. Justin d’Allinall.

— La comparaison est juste, sans doute, dit le général Mazade ; cependant j’espère que mon ami n’aura pas à mourir pour moi, malgré tout ce qu’on a pu raconter des cruautés de notre reine.

— Est-il bien vrai, demanda M. Justin, qu’elle a renouvelé le supplice des vestales pour une de ses femmes qui avait manqué à la chasteté ?…

— Il y a bien long-temps de cela, si cela est vrai, dit le général Mazade ; on prétend en effet qu’une de ses femmes fut condamnée par elle à être enterrée vivante, et que, pour être sûre que personne ne viendrait la délivrer, la reine étendit sa natte royale sur la dalle du caveau, où elle resta assise trois jours, y prenant tous ses repas, y fumant toutes ses pipes, et y dormant les nuits.

— Quelle horreur ! dit madame de Bronzac.

— Je dois ajouter, continua Mazade, que mon ami le curé de Saint-Pierre de Meerut, à qui je parlai de cet acte de cruauté épouvantable, hocha la tête, et m’assura que la reine s’était fait passer en cette occasion pour plus méchante qu’elle n’était, ayant au contraire secrètement favorisé elle-même l’évasion de la victime. Pour me le prouver, il s’arrêta un jour avec moi sur la grande place de Meerut où un jongleur venait d’amasser la foule. Après plusieurs tours plaisants, cet homme, sous un léger prétexte, entra tout-à-coup en fureur contre une petite fille de six à huit ans qui l’aidait à amuser le public. Malheureuse ! s’écria-t-il, à genoux, tu vas périr. — Grâce ! grâce ! disait la pauvre petite. Mais le jongleur, sans pitié, la saisit, et, de peur qu’elle ne s’échappe, la couvre d’un panier d’osier. Pendant que l’enfant continue à pousser des cris étouffés, l’homme, toujours plus irrité, cherche sa longue épée. — Grâce ! grâce ! crie encore la voix sous le panier. Mais lui, sans miséricorde, plonge le fer à travers l’osier, à plusieurs reprises, et le retire sanglant. Les cris d’agonie font frémir les spectateurs ; quelques uns même s’élancent sur le panier et désarment le furieux ; mais le panier soulevé reste vide, et les rires succèdent à l’émotion tandis que la petite fille, qui avait disparu comme une muscade sous un gobelet, fait le tour du cercle une escarcelle à la main. Les offrandes de la foule lui prouvèrent que cette scène d’escamotage tragique avait été bien jouée.

— Eh bien ! me dit l’abbé Jouve, croyez-moi, mon ami, notre princesse eût été une plus habile comédienne encore que ce jongleur ; elle n’eût pas permis qu’on regardât sous le panier.

— Je ne prétends pas, quant à moi, me faire garant de l’explication ; mais voilà comment mon pieux ami entend la charité chrétienne.

À cet endroit du récit du généralissime Mazade, la diligence s’arrêta devant une auberge où les voyageurs obtinrent la permission de dîner.




CHAPITRE V.


Arrivée à Paris. — Le neveu chez la tante. — Sages conseils d’un vieillard.




Tel est le fruit d’une imagination trop active, qui exagère par-dessus l’exagération des hommes, et voit toujours plus que ce qu’on lui dit. On m’avait tant vanté Paris, que je me l’étais figuré comme l’ancienne Babylone, dont je trouverais peut-être autant à rabattre, si je l’avais vue, du portrait que je m’en suis fait, etc.
J.-J. Rousseau, les Confessions, Ire part.


Le seul voyageur qui n’eût pas raconté son histoire, était don Antonio de Scintilla ; sa qualité d’étranger, son air de gravité naturelle ou plutôt de tristesse, malgré l’éclat de rire qui avait surpris M. Bohëmond de Tancarville, le mit à l’abri de toute question indiscrète. Une ou deux phrases du général Mazade auraient pu provoquer, de la part de ses compagnons de voyage, une curiosité plus importune quelques années auparavant, alors que l’Europe libérale saluait un nouveau Washington dans l’Amérique du Sud. Don Antonio avait fait la guerre au Chili et au Mexique, « il avait vu Bolivar ; » mais la comédie des Trois Quartiers, jouée sur tous les théâtres des départements, avait rendu ce mot proverbialement ridicule ; le Desrosiers de MM. Mazère et Picard étant un personnage sacrifié. On respecta d’autant plus la réserve de l’Espagnol, qu’elle n’avait rien de dédaigneux, qu’il était au contraire tout attention pour ce qui se disait autour de lui, et qu’après tout il est quelque chose qu’un beau diseur préfère à un compagnon qui cause, c’est un compagnon qui écoute.

Paul Ventairon eut cependant le secret, comme nous l’avons déjà dit, d’inspirer un intérêt affectueux à don Antonio, qui prenait évidemment plaisir à s’entretenir avec lui. Si une hauteur à gravir ou un chemin en réparation offrait aux voyageurs l’occasion, tant souhaitée en diligence, de précéder ou de suivre la voiture à pied, don Antonio ne manquait jamais de proposer à notre jeune avocat de descendre avec lui, ce qui indiquait l’intention de continuer quelque entretien commencé entre eux à la dernière montée. Aussi lorsque, débarqués au bureau des Messageries, les voyageurs se firent leurs adieux, don Antonio serra cordialement la main à Paul, en lui répétant, avec un accent de véritable amitié, qu’il serait très heureux de le rencontrer quelquefois avec M. Mazade. Quant à celui-ci, après avoir remis à Paul son adresse, il l’entraîna dans un coin de la cour et lui dit : « Mon cher Paul, puisque votre tante vous loge chez elle, ce sera à vous de venir me voir, car j’ai quelques motifs de croire que je ne saurais, sans quelque préparation, me présenter chez madame Babandy. Jusque là parlez peu de moi, n’en parlez pas du moins le premier, en évitant cependant de paraître vouloir cacher que nous nous sommes trouvés vous et moi à Lyon, et que nous avons fait route ensemble. N’affectez ni mystère ni précaution oratoire à mon sujet, de peur qu’on ne tire de fausses conclusions de notre rencontre à peu près fortuite.

Paul promit à M. Mazade de suivre ses instructions, qui, d’accord avec la lettre de sa mère, lui semblèrent toutes naturelles.

Chacun se jeta donc, avec son bagage, dans un fiacre, et le char numéroté auquel notre jeune avocat s’était confié le transporta rue Ch…, no 6, où demeurait madame Babandy.

Il était neuf heures du soir. Madame Babandy, de retour en ville depuis une semaine, avait justement choisi ce jour-là pour être chez elle, comme on dit à Paris ; mais la saison des soirées commençait à peine, « et il n’y avait, dans le salon, que quelques amis, » dit la femme de chambre. Pour quelques amis Paul ne crut pas nécessaire de faire une toilette complète, et se contentant des ablutions et du coup de brosse indispensables au voyageur qui vient de subir trois nuits et quatre jours de diligence, il s’empressa d’aller embrasser sa tante ; mais en entrant dans le salon, il fut ébloui par l’éclat des lumières et surtout par la vue de vingt à trente personnes dont sept à huit dames en demi-parure. Madame Babandy, obligée de tenir tête à tout ce monde, ne pensait pas d’ailleurs, quoique prévenue de l’arrivée de son neveu, qu’il entrât aussi brusquement ; mais elle s’avança vers lui, le serra dans ses bras avec des transports qu’elle n’essaya pas de contenir, et, l’attirant en un coin de l’appartement où il y avait une causeuse, fixa sur son visage ses yeux humides de larmes pour y retrouver les traits chéris de sa sœur.

Ces surprises et ces reconnaissances sont tout ce qu’il y a de plus antipathique aux habitués d’un salon parisien, à qui elles semblent toujours une répétition bourgeoise de quelque situation dramatique du Vaudeville ou du Gymnase. Au bout de quelques instants, les acteurs les plus naturels et les plus vrais de ces scènes imprévues, s’apercevant qu’ils sortent de la limite des émotions permises devant le monde, sont forcés de couper court à leurs sentiments les plus doux et de se mettre au diapason de la société. Madame Babandy avait trop d’usage pour oublier longtemps les personnes de son cercle, même pour le fils de sa sœur, qu’elle avait tout le temps de voir le lendemain et les jours suivants, lorsqu’un monsieur, qui croyait lui rendre service sans doute, prit la liberté de l’interrompre en l’avertissant avec le petit air grondeur d’une amitié intime que deux dames venaient d’entrer sans qu’elle eût fait attention à elles. Paul se sentit choqué bien moins de l’interruption que de la familiarité de l’interrupteur. — J’y vais, répondit madame Babandy, et se levant : Paul, ajouta-t-elle, je vous présente M. Théodose d’Armentières, mon cousin. — Puis elle alla s’excuser auprès des deux dames.

M. d’Armentières tendit la main à Paul, mais celui-ci ne lui donna la main qu’avec hésitation et froideur. Sa figure, sa première parole, son ton, lui avaient déplu par instinct… il le détestait déjà. Il s’étonnait de l’avoir entendu citer par M. Bohëmond de Tancarville comme un joli cavalier, et il l’eût trouvé laid, quant à lui, s’il l’avait osé, quoiqu’il le comparât naturellement à son rival bossu. Or, M. d’Armentières, bien pris dans sa taille, n’avait d’autre défaut qu’une tendance assez prononcée à l’embonpoint : son sourire, un peu ironique peut-être, était charmant ; il avait de belles dents et des yeux noirs. Les boucles nombreuses de sa brune chevelure se partageaient artistement sur le devant de sa tête, de manière à laisser à découvert un front très large et très élevé.

M. d’Armentières ne s’aperçut pas de cette antipathie spontanée, ou peut-être mit-il ce qu’il en aperçut sur le compte de la sauvagerie provinciale ; avec l’aisance la plus polie, il eut bientôt entamé une conversation qui en toute autre circonstance eût intéressé Paul, mais que celui-ci ne suivait qu’avec la préoccupation d’un esprit prévenu contre son interlocuteur. Il allait donc battre en retraite et profiter du juste prétexte de sa fatigue pour laisser sa tante tout entière à ses quelques amis, lorsqu’on annonça M. le baron de La Roubine. — Voici un de vos compatriotes, dit M. d’Armentières, qui, en même temps quittant Paul, alla vers le domestique chargé de la distribution des verres d’eau sucrée pour lui donner des ordres avec l’air d’un maître de maison.

Tandis que Paul faisait cette remarque, il entendit sa tante dire au baron de La Roubine :

— Monsieur le baron, vous allez trouver ce soir ici des nouvelles du Rhône : je vous présente mon neveu Paul Ventairon qui arrive d’Arles à l’instant même… Paul, voici M. le baron de La Roubine, un Arlésien.

— Soyez le bien-venu à Paris, monsieur, dit le baron. Comment se porte l’homme de bronze sur la tour de l’horloge ? De tous mes compatriotes encore debout, c’est le seul, je crois, qui soit plus vieux que moi.

Le baron de La Roubine était un vieillard assez grand de taille, au toupet poudré, à l’œil vif, au jarret souple, qui avait besoin de se dire octogénaire pour qu’on lui attribuât cet âge. Aussi mettait-il une certaine coquetterie à rappeler la date de sa naissance, sans craindre un moment après de se classer parmi les jeunes gens, jouant volontiers l’étourdi, et surtout très galant avec les dames mais de cette galanterie un peu leste qui rappelle le courtisan de Louis XV. Il faisait des vers anacréontiques, des bouquets à Cloris, des madrigaux et quelquefois aussi des épigrammes. Avec ce caractère il fallait qu’il parlât à des Arlésiens pour se souvenir qu’il était d’Arles, et par le fait ce n’était pas son accent qui l’eût trahi ; il l’avait heureusement perdu, et grasseyait le parisien sans la moindre teinte de la prononciation méridionale.

— Venez-vous, monsieur, vous fixer à Paris ? demanda-t-il à Paul, qui s’était rapproché de madame Babandy et du baron, en se glissant, un peu honteux de son costume, dans le coin le plus voisin de la porte.

— Non, monsieur, je ne viens qu’y faire mon stage au barreau.

— Eh bien, jeune homme, prenez garde de faire comme moi et comme quelques autres. Il y a bien soixante ans que je vins à Paris pour y passer six semaines tout au plus : j’y suis encore, et je ne suis pas retourné trois fois à Arles. Je me trouvai ici comme dans mon élément : je ne pouvais comprendre comment j’étais né ailleurs : je ne regrettai ni le soleil, ni les figues. Mais ce qu’il y a de plus curieux dans mon histoire, c’est que j’avais quitté Arles à la veille de m’y marier, et ne venais à Paris que pour y acheter mes présents de noces…. J’oubliai complétement quel devait être l’emploi légitime de mon argent, j’oubliai la future avec le mariage, et je suis resté garçon, infidèle à une seule femme, mais pour les aimer toutes depuis en réparation de ce vilain trait.

— Monsieur le baron, dit madame Babandy, j’espère que vous n’allez pas donner de mauvais conseils à mon neveu ?

— Moi, madame, je puis lui dire hardiment au contraire comme Jean de Paris :


Suivez en toute circonstance
Et mon exemple et mes leçons.


Qu’il ne fasse pas comme ces jeunes gens de l’École de Droit, que la brûlante passion de la politique détourne à la fois de l’étude et du plaisir. Qu’il laisse courir l’eau sous les ponts de la Seine et les révolutions sur les places publiques, sans vouloir se mettre en travers ni de la rivière ni du gouvernement ; qu’il ne s’épuise ni par trop de travail ni par trop de dissipation ; qu’il choisisse bien ses amis et encore mieux ses amies : dans soixante ans d’ici il me remerciera si je vis encore, ce qui n’est pas impossible, car il me semble toujours n’avoir que vingt ans, quoique je passe quatre-vingts.

— J’avoue, dit madame Babandy, que je vous ai entendu prêcher moins sagement la jeunesse.

— Ah ! madame, je parle de temps en temps sans réfléchir, en véritable étourdi, et quand je me trouve avec des fanfarons qui croient me faire reculer ; mais toutes les fois qu’une aussi jolie dame que vous me rappelle à la raison, je deviendrais un petit Caton pour lui plaire... En somme, mon jeune ami, de la modération en tout, c’est le moyen de vivre heureux et long-temps.

Le baron de la Roubine parlait peut-être là comme un vrai philosophe ; tel est le mauvais esprit de la romanesque jeunesse, que ce vieillard galant ne parut à Paul qu’un égoïste, et, quoiqu’il se crût obligé de sourire à tout ce qu’il disait, il ne se sentit guère plus porté pour lui que pour M. d’Armentières.

Madame Babandy le présenta encore à une ou deux personnes qui, très polies et ne lui disant rien que d’agréable, ne lui plurent guère davantage ; il jouait décidément de malheur : il s’était figuré en arrivant chez sa tante se trouver en famille, et il tombait en costume de voyage au milieu d’un riche salon, où un parent, contre lequel il était prévenu, des égoïstes, des beaux diseurs et des indifférents venaient s’interposer entre lui et sa tante. — Sa jolie cousine n’était pas là ; il n’eut garde de s’en plaindre. Enfin au bout d’une heure il parvint à s’échapper, et il se fit conduire à sa chambre. Là, le cœur plein et si agité qu’il désespéra de s’endormir malgré les fatigues de la route, il s’assit pour écrire à sa mère comment il était désenchanté de Paris avant de l’avoir vu.




CHAPITRE VI.


Une lettre et une explication.




Elle est peut-être d’un sexe où, sur certains points principalement, les taches les plus légères sont essentielles, où tout bruit est un déshonneur public, où toute raillerie est un outrage, où tout soupçon est une accusation, en un mot, où n’être pas loué est un affront et une infamie. Aussi saint Paul veut que les femmes chrétiennes soient ornées de pudeur et de modestie ; c’est-à-dire, il veut que ces vertus soient aussi visibles en elles que les vêtements qui les couvrent, et le plus bel éloge que l’Esprit-Saint fasse de Judith après avoir parlé de sa beauté, de sa jeunesse et de ses grands biens, est qu’il ne s’était jamais trouvé personne dans tout Israël qui eût mal parlé de sa conduite, et que sa réputation répondait à sa vertu.
Massillon, Sermon sur la médisance.


Paul ne commença la lettre suivante qu’après en avoir commencé et déchiré deux ou trois qu’il jetait au feu aussitôt qu’une expression trop franche de sa tristesse lui faisait craindre d’inquiéter sa mère :

« Me voici enfin à Paris depuis trois heures, ma bonne et tendre mère. Je te raconterai un autre jour mon voyage ; je ne veux ce soir que l’annoncer mon arrivée, te parler de ta sœur et te dire mes premières impressions, quitte à les rectifier plus tard. On m’avait bien averti que souvent la première vue de la capitale inspirait plutôt un abattement inexplicable que cette exaltation de l’intelligence qu’on devrait ressentir en pénétrant dans ce grand foyer de toutes les lumières. Il faut que cette sensation soit produite par l’air qu’on respire sur les bords de la Seine, car je la subis déjà sans avoir pu encore voir Paris. Nous y sommes entrés deux heures après le coucher du soleil, et par un brouillard épais. Je n’ai distingué ni maisons, ni rues, ni figures d’hommes et d’animaux à la lueur terne des réverbères qui me montraient tout juste les ténèbres visibles de Milton, nuit lugubre où j’étais étonné d’entendre une horrible confusion de bruits, et plus étonné encore de circuler rapidement dans notre lourde maison roulante sans écraser personne, sans accrocher aucune des nombreuses voitures qui nous croisaient continuellement. Je ne sais vraiment ce qui sortira demain matin de ce chaos nocturne et de ce brouillard fétide. Je ne demande pas mieux que ce soit Paris ; mais si je me réveillais au milieu du Pandémonium ou dans un désert, je m’expliquerais pourquoi je vais me coucher si étourdi par le bruit qui, à onze heures du soir, ébranle encore la maison où je suis, et en même temps si péniblement affecté par une singulière sensation de vide et d’isolement.

» Me voici cependant sous un toit ami, dans la maison de ta sœur, et ses bras ont tendrement serré ton fils, ma bonne mère. Eh bien, je te l’avouerai, malgré son accueil tout maternel, je ne sais quel désappointement a ici même refoulé au fond de mon cœur mes sentiments les plus affectueux. On me dit que ma tante est avec quelques amis, et je suis jeté au milieu d’une société brillante qui a dû me prendre pour un neveu malotru, un vrai taon venant se calciner les ailes à la flamme des bougies. Je me suis trouvé moi-même déplacé et ridicule ; tout le monde était là à son aise, j’étais seul comme un étranger, un intrus. Je n’ai pu m’empêcher d’être humilié, puis jaloux de tous ceux qui étaient là comme chez eux.

» Cependant, il faut être juste envers ma tante : elle avait oublié d’abord tout le monde pour moi ; il a fallu qu’on vînt lui faire sentir qu’elle n’était pas une reine de salon pour faire des à parte de tendresse avec le fils de sa sœur. On n’avait pas tort peut-être, mais, dans l’injustice de ma mauvaise honte et de ma susceptibilité, j’en ai voulu au beau monsieur qui venait, comme un souffleur de comédie, rappeler l’actrice à son rôle. Il est vrai que ce beau monsieur s’appelle M. Théodose d’Armentières, ce cousin de mon oncle dont nous avons parlé quelquefois, et dont, malheureusement pour ma tante, le monde ne parle que trop,… jusque dans les voitures publiques. Pauvre tante ! oh non, elle ne peut savoir tout ce que la calomnie et la médisance en racontent. S’il était vrai du moins qu’un mariage secret les unît…puisqu’enfin mon oncle n’est plus ! Mais pourquoi ce mystère, pourquoi ne pas avouer ce mariage, que je voudrais savoir vrai… quoique je sente que je ne pourrais jamais dire à ce M. d’Armentières ces mots : mon oncle, sans que mon âme ne se révolte tant je l’ai haï à la première vue, tant j’ai été blessé de le voir agir et parler chez la sœur de ma mère comme s’il y était le maître ? Tu comprendras maintenant, mère chérie, pourquoi je ne saurais dormir pour la première fois dans la maison de ma tante, avant d’avoir essayé d’épancher dans ton sein maternel le trop-plein de mon cœur.

» Te dirai-je, bonne mère, ce qui me rend si jaloux (c’est le mot) de ma tante ; c’est qu’à ce titre respectable de tante, quoique je n’ignorasse pas que la mienne est ta cadette de quinze années, je m’étais figuré que j’allais embrasser une autre mère qui m’en imposerait au besoin par son autorité douce mais grave. Qu’ai-je vu ? Une dame élégamment parée, avec un sourire ravissant, un son de voix musical, si belle et si fraîche, malgré ses longs chagrins, si jeune, en un mot, malgré ses trente-cinq ans et une fille de dix-sept, que je crois que moi aussi je suis devenu ce soir amoureux de ma tante comme tous ces courtisans de la mode à qui j’entendais répéter autour de moi : Comme elle belle encore ! Quel goût ! quelle grâce !… oh non, elle ne peut savoir ce qu’on ajoute plus bas sans doute à ces exclamations spontanées de l’admiration et de l’amour : oh non, le souffle de la calomnie n’a jamais osé s’élever jusqu’à son oreille. Pourrait-elle sourire encore à ce monde qui l’insulte en l’adorant ? Et sa fille… ? ah ! qu’il me tarde de la voir, et qu’elle doit être belle aussi pour peu qu’elle ressemble à sa mère !… Toutefois, il me semble qu’elle ne me plairait que davantage et que je ne serais que plus fier de lui plaire si, avec les mêmes traits, elle avait un caractère plus sérieux et un peu moins de sourires pour tout le monde… »

Le romanesque Paul s’était arrêté là. Occupé sans doute à composer l’idéal de sa cousine encore inconnue, amoureux d’elle d’avance, après avoir vu son portrait vivant, et revenant peu à peu du dépit de sa fausse honte dans le tête-à-tête que son imagination lui procurait, il avait cessé d’écrire, et insensiblement il s’était endormi. Tout-à-coup il se réveille et voit à côté de lui sa tante elle-même, qui lui touche légèrement l’épaule.

— Mon ami, lui dit-elle, en apercevant de la lumière dans votre chambre, je suis venue voir si rien ne vous manquait.

— Ah ! répondit Paul en se frottant les yeux, j’écrivais avant de m’endormir.

Madame Babandy sourit :

— C’est-à-dire vous dormiez, mon cher Paul, lui dit-elle, en rêvant que vous alliez écrire ; ou plutôt, le sommeil vous a gagné au beau milieu d’une lettre qui, j’en suis bien sûre, n’endormira pas celle à qui elle est destinée.

— Vous l’avez lue ? demanda Paul qui, en tressaillant au souvenir de ce qu’il avait écrit, ne douta pas que sa tante ne l’avait réveillé qu’après avoir satisfait sa curiosité.

— Non, Paul, répondit madame Babandy, souriant de l’embarras de son neveu ; et à votre trouble il semblerait que vous avez mal parlé de moi dans ce papier ; mais j’aime mieux croire que je viens d’interrompre seulement quelque sombre rêve.

Nos mauvaises pensées s’attachent quelquefois à nous avec une fâcheuse obstination. Paul persista dans la sienne et voulut se donner au moins l’avantage de la franchise avec sa tante, si elle était blessée de quelques insinuations de sa lettre.

— Eh bien, jugez-moi, puisque j’ai osé vous juger ! dit-il avec ce mélange de confusion et de hardiesse qui entraîne un écolier pris en faute à l’aggraver par une gaucherie envers le maître, s’il est au collége, ou dans la famille envers un parent qui a sur lui l’autorité de l’âge.

Madame Babandy ne comprit rien à ce mouvement mélodramatique ; et toujours souriant, elle prit la lettre pour savoir ce que son neveu pouvait écrire d’elle lorsqu’il l’avait à peine vue. Bientôt elle rougit, et mit une main à son front quand elle en fut au paragraphe où il faisait allusion à M. d’Armentières… Heureusement elle alla jusqu’au bout, et telle est sur le cœur d’une femme de trente-cinq ans la puissance d’un éloge sincère sur ce qui lui reste de beauté, d’un éloge sans calcul ni flatterie, que si Odille avait pu être offensée du début de cette lettre, elle eût peut-être pardonné la liberté de certaines remarques en faveur de la spontanéité du sentiment qui en avait dicté la fin. Mais la pauvre Odille, dans ces remarques de Paul, vit bien moins la censure irrespectueuse du jeune homme, que l’écho de ce que devait penser et dire la sœur qu’elle vénérait comme une seconde mère. Elle ne pouvait donc éluder d’y répondre, et sans la moindre amertume, elle aborda avec son neveu l’explication qu’elle aurait eue avec cette sœur.

— Paul, dit-elle, je ne vous en veux pas de ce que vous avez écrit ni de ce que vous n’avez pas osé écrire. Ma situation est équivoque parce qu’elle est tout exceptionnelle, et je suis heureuse de pouvoir sinon me justifier, du moins vous apprendre là où doivent s’arrêter vos soupçons et vos reproches à l’égard de la sœur de votre mère. J’aimais votre oncle, Paul, je l’aimais, je n’ai jamais aimé que lui, je l’aime encore dans sa fille ; une affreuse fatalité a seule pu dans le temps lui faire croire que j’avais oublié le soin de mon honneur et du sien. Il l’a cru, le monde l’a cru comme lui, le monde et lui ont été bien prompts à me condamner, bien injustes et bien cruels pour moi comme pour ce même M. d’Armentières que je ne dois pas laisser accuser non plus sans protester : mais Dieu seul peut proclamer un jour notre innocence, et dans l’autre vie seulement, car dans celle-ci on ne croirait pas à un miracle qui viendrait réfuter une calomnie favorite. Mais n’ai-je eu aucun tort ? mais n’ai-je pas donné à la malice du monde au moins quelques prétextes ? mon ami, pourquoi me ferais-je meilleure que je ne suis ? J’ai bien pleuré, j’ai pensé quelquefois que mes larmes m’étoufferaient, que ma douleur et ma honte me tueraient ; mais je leur ai survécu et le temps a triomphé de mon désespoir. Je suis femme, le malheur n’a pu refondre mon caractère : je me suis laissée aller peu à peu à accepter les distractions de ce monde que je n’estime pas, mais qui m’amuse ; qui me trompe, mais comme on trompe une reine en la flattant. J’ai écarté un à un tous mes vêtements de deuil, il est vrai, et cela vous blesse, mais tenez-moi compte des transitions ; il s’est écoulé douze ans et plus depuis la catastrophe qui semblait me condamner à un deuil éternel. N’oubliez pas cette date. Votre imagination rapprochant les distances me représentait à vous comme une Artémise aux pieds d’un mausolée ; vous me trouvez en robe de fête et vous en concluez qu’un éclair sinistre ne traverse pas quelquefois mon cœur, qu’un souvenir de regret ne vient jamais changer mes sourires en larmes ; mais alors, Paul, en me voyant porter un deuil de douze années, ne vous serait-il pas venu à l’esprit qu’un si long deuil indiquait peut-être un long remords ? Ah ! si j’étais coupable, c’est alors que ces tissus légers, que ces fleurs, me pèseraient plus que la robe de bure et la guimpe d’une religieuse ! Je n’ai pu prolonger au-delà de deux années la solitude où je m’étais retirée ; mais savez-vous pourquoi ? par ses dernières instructions votre oncle confiait l’éducation d’Isabelle à une maîtresse désignée par lui. Je n’examinai pas si ce n’était pas pour moi une injure de m’enlever ma fille à l’âge de huit ans, de préférer une maîtresse de pension à sa mère, avant que son intelligence pût sérieusement s’appliquer à de fortes études ; je ne demandai qu’une grâce à cette maîtresse qui m’était préférée, celle de me recevoir comme pensionnaire dans sa maison. Elle y consentit ; Eh bien ! qu’arriva-t-il ? je ne veux pas croire à de cruelles intentions ; je rends justice aux vertus, à la bonté, à la charité de madame Duravel ; peut-être que je fus trop susceptible, mais il me sembla que je la gênais, que j’étais pour elle une Madeleine pénitente dont la présence provoquait l’éternelle histoire du scandale que j’avais donné, et dangereuse pour de grandes demoiselles, comme le serait la lecture d’un roman malgré la bonne morale de son dénouement. Je n’échappai pas à quelques allusions blessantes, et je ne voulus plus courir le risque d’être humiliée devant ma propre fille ; je rentrai donc dans le monde. Voilà un long discours, mon cher Paul, mais vous l’abrégerez en l’écrivant à ma sœur ; il me reste à vous parler de M. d’Armentières et à vous prier de ne pas être plus injuste envers lui qu’envers moi. On vous a dit que c’était braver le monde que de continuer à le voir et à accepter surtout les services de son amitié. J’aurais dû, selon les uns, le repousser comme un homme à bonnes fortunes, toujours occupé d’une nouvelle séduction, et donnant le mauvais exemple de changer de maîtresses tous les six mois ; comme si j’avais le droit de censure sur les mœurs d’un jeune homme de trente et quelques années ! comme si, pour réfuter à mes yeux le reproche d’inconduite, il n’avait pas à me répondre : On m’a calomnié une première fois, vous ne le savez que trop ! Eh bien, on continue.

Selon les autres, c’est un homme dont toute la galanterie est un calcul, un joueur malheureux vivant aux dépens des femmes qui le trouvent aimable, et qui me ruine moi-même en me faisant payer ses dettes de jeu et ses fausses spéculations de bourse. Que direz-vous quand vous saurez que M. d’Armentières a si bien dirigé mes affaires depuis dix ans que, grâces à ses démarches et à ses bons conseils, les deux cent mille francs que m’a laissés votre oncle sont presque triplés. La maison où nous sommes m’appartenait ; je n’y ai plus que mon appartement assuré pendant deux ans encore, mais elle a été vendue le double de ce qu’elle avait été payée par votre oncle.

Au reste, mon cher Paul, lorsque je revis M. d’Armentières il y a dix ans, je ne pouvais lui fermer ma porte sans ingratitude ; son dévouement si calomnié avait failli lui coûter la vie dans un duel, et lui avait fait perdre son état. Enfin, j’étais seule, sans amis, j’avais besoin non pas d’un amant, mais d’un appui, d’un guide ; je m’abandonnai à ses conseils. Pour vous faire mieux comprendre la nature de nos rapports, j’ajouterai que, sans m’avoir jamais parlé d’amour, venant avec la générosité la plus tendre au secours de mon isolement, il m’offrit de m’épouser pour mettre un terme à une situation équivoque. Si j’avais accepté, c’eût été un mariage de raison et de convenance bien plus qu’un mariage d’amour ; oh non, je n’éprouverai jamais pour M. d’Armentières cette tendresse que Maurice seul m’aura inspirée ? Je ne le lui ai pas caché à lui-même ; et si jamais cette union, peut-être nécessaire, avait lieu, ce ne serait que lorsque je n’aurais plus de doutes sur la mort de votre oncle.

— Hélas ! dit Paul qui avait écouté jusqu’alors sans interrompre, et qui naturellement ne pouvait répondre qu’à cette dernière phrase : Cette mort dont ma mère a toujours aimé à douter comme vous ne paraît que trop certaine ; l’ami de mon oncle lui-même n’a pu le découvrir dans cette Amérique espagnole où devait le conduire le bâtiment sur lequel il paraît assez certain qu’il a été tué.

— L’ami de votre oncle, monsieur Mazade ? vous le connaissez, vous l’avez vu, Paul ? est-il à Paris ? d’où vient-il ? que vient-il faire ?

Paul ne put laisser ignorer plus longtemps à sa tante qu’il avait voyagé depuis Lyon avec M. Mazade, et lui répéta ce que celui-ci avait dit de ses vaines recherches à la Havane.

Madame Babandy essuya une larme : Hélas ! dit-elle, vous me faites trembler, mon ami : le nom de cet homme a toujours été de mauvais augure pour moi ; il vient me confirmer un malheur passé, et en même temps m’apporter un malheur nouveau, je le crains. Entre lui et M. d’Armentières, c’est une guerre à mort ; déjà deux fois ils ont échangé leurs balles et croisé leurs épées ; recommenceront-ils une lutte qui ne peut plus finir que par la mort de l’un des deux ?… mais je le verrai sans doute, cet homme implacable… il m’entendra… Adieu, mon cher Paul, vous me connaissez maintenant, et vous pouvez continuer votre lettre ou la recommencer ; cependant il serait plus sage de vous coucher, mon ami.

Paul baisa la main de sa tante et suivit son conseil. Mais malgré la fatigue, ce ne fut qu’au bout d’une heure qu’il put s’endormir, tant l’explication provoquée par lui-même l’avait agité.




CHAPITRE VII.


L’entrevue en pension.




« Yes, faith it is my cousin’s duty to make courtesy and say : father as it please you ; » — but yet, for all that, cousin, let him be a handsome fellow, or else make another courtesy, and say : father as it please me[10].
Shakspeare. Much ado about nothing.


« Le cœur des femmes ressemble aux maisons espagnoles, qui ont plus de portes que de fenêtres. Il est plus facile d’y entrer que d’y lire. » C’est un Allemand, Jean-Paul, qui a fait cette bizarre comparaison. Si le neveu de madame Babandy l’eût connue, il aurait subtilement pensé que peut-être sa tante ne lisait pas très clairement dans son propre cœur, mais il s’abandonna naïvement au bonheur de pouvoir la croire telle qu’elle s’était révélée à lui, et il écrivit à sa mère, avant le déjeuner, combien Odille était calomniée par ceux qui traitent de coquettes toutes les veuves jeunes, jolies et aimables, lorsqu’elles sont assez déhontées pour préférer les distractions innocentes des soirées, du spectacle et de la danse, aux bûchers des fanatiques veuves de Malabar ! En la revoyant dans son élégant déshabillé du matin, un peu fatiguée de sa réception de la veille, et surtout des larmes qui avaient légèrement rougi ses yeux, mais toujours belle, toujours avec le même sourire de la grâce et de la bonté, Paul put encore se dire qu’il était temps pour lui de voir la fille, de peur de devenir sérieusement amoureux de la mère. Il voulut montrer à madame Babandy la lettre qu’il avait recommencée en se levant. — Non, non, lui dit-elle, mon ami, vous y avez sans doute conservé certains éloges que je dois oublier, car avec vous, il faut que je m’habitue à n’être qu’une maman ; déjeunons d’abord, et puis j’irai vous faire faire connaissance avec Isabelle.

La tante et le neveu déjeunèrent et partirent pour la pension.

Il n’y a rien de moins romanesque pour un jeune homme de vingt-quatre ans qu’une première entrevue avec celle qu’il doit appeler un jour sa femme, quand à cette entrevue il est régulièrement conduit par la mère de la future elle-même, et que la scène se passe dans le salon d’un pensionnat, dont de temps en temps une petite fille curieuse entr’ouvre la porte, tandis que d’une pièce voisine sort le charivari des notes criardes d’un piano sur lequel une musicienne novice répète sa gamme.

Paul, qui dérobait quelques heures à Cujas et à Barthole, pour lire un roman ou même faire des vers, avait sans doute rêvé un théâtre plus poétique pour sa déclaration d’amour ; il lui eût fallu une rencontre plus fortuite, un peu plus de mystère, un bosquet, un ruisseau au champêtre murmure, un rossignol chantant, et voilà peut-être pourquoi il resta muet à la vue de la jeune personne qui vint embrasser madame Babandy, et à qui celle-ci dit : « Isabelle, tu peux aussi te laisser embrasser par ton cousin car c’est Paul que tu vois ; il est arrivé d’hier. » Non seulement il resta muet, mais encore, au lieu de profiter de la permission, il regardait immobile, et semblait attendre que sa cousine fit toutes les avances de ce premier baiser.

Cependant, il y avait un autre motif à son embarras. Le fait est que le pauvre Paul, à qui on avait annoncé une pensionnaire aux traits encore enfantins, et qui s’était imaginé avoir devant lui ses trois ans de stage pour la voir grandir et pour l’aimer, dut être tout surpris de l’apparition d’une grande et belle personne, plus grande que sa mère, avec presque tous ses traits, mais d’une beauté plus calme, plus sérieuse, et dont le sourire même annonçait la dignité native, peut-être aussi un peu de fierté.

Une mère véritablement coquette aurait pu être jalouse d’une fille aussi belle ; madame Babandy, qui heureusement valait mieux que sa réputation, fut toute glorieuse et triomphante de l’effet que produisait Isabelle sur le pauvre Paul.

— Eh bien ! mon ami, lui dit-elle, faut-il que ce soit votre cousine qui vous embrasse la première ?

Réveillé de son extase, Paul osa alors s’avancer vers Isabelle, lui serrer la main, et plus hardi, effleurer son visage de ses lèvres. Mais si ce fut pour lui le premier baiser de l’amour, ce ne fut pour Isabelle que le premier baiser d’un cousin. La belle pensionnaire n’avait jamais lu de roman, elle n’était pas préoccupée, comme tant de jeunes personnes à dix-sept ans, d’une idée unique, celle de sortir du pensionnat pour se marier, ou de se marier pour sortir du pensionnat. Elle avait bien ouï parler de son cousin Paul comme d’un mari probable, mais il y avait en elle cet instinct d’indépendance ou de chaste orgueil, qui, s’il condamne parfois les héritières à mourir vieilles filles, les préserve aussi plus souvent des malheurs d’un aveugle caprice. Elle s’était bien promis de juger avant d’aimer. Enfin, nous apprendrons plus tard qu’une émotion toute récente absorbait ce jour-là le cœur d’Isabelle, et le rendait moins accessible à celle qu’aurait pu, en telle autre circonstance donnée, lui causer la vue de son cousin. Au reste, elle ne s’arma pas d’une froide réserve ; elle fut digne, mais affable, autant que ces deux adjectifs peuvent s’appliquer à une jeune personne de dix-sept ans, dont la raison précoce n’avait aucun des ridicules de la pruderie ou du pédantisme. La glace une fois rompue, elle charma Paul par sa conversation, reçut ses compliments avec grâce, et ils se quittèrent fort bons amis.

— Allons, Paul, dit madame Babandy à son neveu, qui était tombé dans la rêverie en remontant en voiture, convenez que votre tante a un peu perdu à vos yeux !

— Ah ! répondit Paul naïvement, que ma cousine est belle ! mais……

— Mais quoi ? mon cher Paul ? que signifie ce mais ? la trouvez-vous trop timide maintenant, vous qui aviez peur qu’elle ne ressemblât trop à sa mère étourdie ?

— Ah ! pardon, ma chère tante, je ne ferai plus de comparaison ; tout ce que je voulais dire, c’est que je crains bien qu’il ne me soit difficile de plaire à ma belle cousine.

— Vraiment, vous êtes timide pour un avocat ! Vous me rappelez la phrase du Chérubin de Figaro, sur sa marraine : — « Qu’elle est belle, mais qu’elle est imposante ! » Rassurez-vous, mon ami, Isabelle n’aime pas les fats, vous êtes modeste, voilà déjà un titre à ses yeux. Plaisanterie à part, à votre place j’aurais plus de confiance.

— J’espère beaucoup en vous, ma chère tante.

— En effet, je suis de votre parti, Paul, mais cela ne suffit pas, et je vous avouerai même que je serais plus réservée à votre égard, si je ne savais que ce n’est pas moi qui puis décider ma fille. Nous serons du moins deux contre deux, si vous ne parvenez pas à gagner madame Duravel, la maîtresse de pension qu’Isabelle consultera, et qui a plus de crédit sur Isabelle que sa mère. Entre madame Duravel et moi, il y a une petite lutte d’opposition qui date de loin, et jusqu’ici c’est toujours elle qui l’a emporté ; c’est elle du moins qui a formé le caractère d’Isabelle, et qui, en lui prêchant l’affection filiale comme un devoir, a toujours su faire très large la part de la dette que contracte une élève reconnaissante envers sa maîtresse de pension, — « cette seconde mère, plus utile que la première, cette nourrice de l’intelligence, dont les soins ne sont pas moins précieux à la jeunesse que le lait à l’enfance, » — et autres phrases de la réthorique de ces dames. Comme au fond madame Duravel aime réellement Isabelle, et que je ne pouvais la lui enlever, il a bien fallu me contenter de mon rôle de maman honoraire et m’humilier devant la sagesse supérieure de la maman intellectuelle, comptant bien que mon gendre, qui ne sera pas un grave professeur, me pardonnera de n’être pas aussi gravement respectable que madame l’institutrice…… Maintenant, mon cher Paul, vous concevez que si madame Duravel n’était pas contente de vous et des informations qu’elle fera prendre sur votre compte, elle pourrait bien mettre son veto sur nos projets. Attendez-vous à un interrogatoire sévère sur vos principes de morale et de religion. Sa tendresse pour Isabelle est si inquiète et si jalouse, qu’elle est bien résolue à ne s’en séparer que lorsqu’elle aura trouvé la perle des maris.

— Voilà qui me fait trembler, ma chère tante ; mais il me semble que nous n’avons pas vu aujourd’hui cette scrupuleuse institutrice ?

— Non ; celle qui nous a introduits n’est que la sous-directrice. Madame Duravel était sortie, ce dont elle sera dépitée quand elle va savoir quelle visite Isabelle a reçue.

— Mais Isabelle ne sort-elle jamais ?

— Très rarement. On a toujours d’excellents prétextes pour me la refuser, et ce qu’il y a de plus cruel pour moi, c’est qu’Isabelle elle-même, depuis une année à peu près, entre si bien dans toutes les idées de madame Duravel, qu’elle préfère la pension à la maison maternelle. Elle m’aime beaucoup, me dit-elle ; je le crois, car de fausses caresses ne tromperaient pas une mère, mais elle n’aime pas le monde, ce qui est une petite épigramme contre moi, qui l’aime trop, selon madame Duravel. Cela veut dire encore que les personnes que je vois ne sont pas dignes d’être fréquentées par une élève de cette scrupuleuse dame, vous avez trouvé l’expression, mon ami ; et, par exemple, comme pour me faire sentir que son autorité sur ma fille lui a été déléguée par son père et non par moi, elle a eu bien soin de lui inspirer ses préventions contre M. d’Armentières. Isabelle le traite comme un étranger, et quand il s’avise d’aller la voir, on ne le reçoit pas toujours, ou c’est en présence de madame Duravel qu’il est admis auprès de sa cousine. Ah ! mon ami, combien doivent souffrir les femmes coupables ! que de petites humiliations je suis contrainte de subir, qui me briseraient le cœur si ma conscience ne me donnait pas la force de les mépriser sans me plaindre !

Au lieu de rentrer immédiatement, madame Babandy voulut elle-même montrer à son neveu quelques unes des merveilles de Paris, et tout en visitant les Tuileries, le Louvre, le Palais-Royal, elle continua à s’entretenir avec lui, tantôt de sa fille, tantôt de sa sœur.

Combien il était doux à Paul d’écouter sa tante, quand naturellement, et sans chercher une adroite justification, elle lui démontrait, par la naïve expression de ses sentiments les plus intimes, qu’elle était loin de mériter les insinuations perfides du monde, sur le passé de sa vie et sur sa vie actuelle ! Qu’elle lui paraissait aimable jusque dans ses faiblesses de jolie femme ! qu’il plaignait son oncle d’être mort avec l’idée qu’il était lâchement trahi ! qu’il regrettait ces temps chevaleresques où une femme calomniée trouvait tôt ou tard un champion qui n’invoquait jamais en vain pour elle le jugement de Dieu ! C’est qu’Odille n’était plus seulement pour lui la sœur de sa mère, mais encore la mère de celle qu’il aimait.




CHAPITRE VIII.


Il fait bon avoir des amis un peu partout. — Bonne
recommandation vaut bonne conduite.




He must be one with manners like her own,
His life unquestion’d, his opinion known ;
His stainless virtue must all tests endure,
His honour spotless, and his bosom pure ;
She no allowance made for sex or times,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
He at all times his passions must command,
And yet possess — or be refus’d her hand[11].

Crabbe.


Paul, quelque amoureux qu’il fût devenu à la première vue, ne se dissimula pas qu’il devait s’imposer une grande discrétion à l’égard de sa belle cousine, et qu’on ne lui permettrait pas d’aller souvent parler d’amour dans un pensionnat. Il eut donc la patience d’attendre toute une semaine avant de retourner chez madame Duravel. Madame Duravel y était cette fois, et ce fut elle qui lui dit qu’Isabelle prenait une leçon : il eut l’hypocrisie de ne pas paraître très contrarié, de prétendre même qu’il n’était pas fâché de consacrer une partie de sa visite à la grave institutrice dont il avait trop entendu vanter l’esprit et la bonté pour ne pas désirer le plaisir de sa conversation, puisqu’elle daignait l’inviter à s’asseoir et à causer avec elle.

Madame Duravel lui répondit gracieusement qu’elle avait elle-même ouï parler très avantageusement de M. Paul Ventairon, et qu’elle avait bien regretté d’être sortie la semaine précédente lorsqu’il était venu voir sa cousine. Après ces mutuels compliments, commença l’interrogatoire dont madame Babandy avait prévenu son neveu. Madame Duravel y procéda avec adresse. Habituée qu’elle était à sonder les consciences et à examiner les progrès intellectuels des jeunes demoiselles qui ont bien autant de finesses et de détours, quand elles veulent, qu’un jeune avocat, elle ne craignit pas d’entrer en discussion avec le nôtre. Elle était un peu bel-esprit, comme toutes les institutrices qui se piquent de savoir leur métier ; elle se croyait surtout très forte dans la dialectique, et se flattait de connaître le cœur humain aussi bien qu’un confesseur. Catéchisé par madame Babandy, Paul chercha d’abord à placer à propos une ou deux remarques judicieuses qui prouvèrent à madame Duravel qu’il n’était pas un sot, et puis il eut l’humilité de paraître se défier de son inexpérience et de déplorer sérieusement qu’un jeune homme ne pût pas se mettre sous la tutelle d’une seconde mère avant d’entrer dans le monde ; une institutrice seule pouvant compléter l’éducation des colléges et des écoles de droit, ce qui équivalait à peu près à dire que, dans notre système universitaire, on devrait introduire des pensions de demoiselles pour les hommes ; mais Paul Ventairon se garda bien d’exprimer son idée par cette formule bouffonne ; aussi elle eut du succès auprès de madame Duravel, et il lui sembla que cette dame n’approuvait pas moins le bon sens que l’esprit du cousin de son Isabelle. Comme il ne parla pas trop et qu’il la laissa briller, condescendance qui, selon lui, devait avoir son prix de la part d’un jeune avocat, il fut invité à venir demander des conseils si jamais il en avait besoin. La seconde mère d’Isabelle n’en était pas avare, et c’était ce qui avait peut-être impatienté dans le temps une grande pensionnaire comme madame Babandy : aussi déjà commençait-elle à en distribuer libéralement au docile Paul, lorsque la cousine entra, et l’entretien dut changer.

— Voilà ma fille, dit madame Duravel en souriant ; elle vient de prendre sa leçon d’espagnol… Voici ton cousin, petite ; dis-moi si ton maître est encore dans sa chambre ?

— Non, maman, le voilà qui traverse la cour.

— Eh bien ! je te laisse et je vais lui parler, reprit madame Duravel, dont la confiance alla jusqu’à faciliter ainsi un premier tête-à-tête à M. Paul ; mais celui-ci, tout en baisant la main de sa cousine, ne put s’empêcher de regarder par la fenêtre dans la cour pour voir si le maître d’espagnol était jeune ou vieux…. Les cousins amoureux ont nécessairement un peu de curiosité…… Paul crut reconnaître le don Antonio Scintilla de la diligence, l’ami du généralissime Mazade.

— Êtes-vous déjà forte en espagnol ? demanda-t-il à Isabelle.

— Pas très forte encore, répondit-elle ; il n’y a pas huit jours que j’ai commencé cette langue. Avez-vous appris l’espagnol, mon cousin ?

— Non, ma cousine, mais j’ai toujours eu envie de l’apprendre, et aujourd’hui plus que jamais. Je préférerais votre maître à tout autre. — Savez-vous son adresse ?

— Je doute qu’il veuille augmenter le nombre de ses leçons ; du reste, il loge dans la pension même, et vous le connaissez ; il nous a dit avoir voyagé avec vous depuis Lyon.

— Quoi ! ce serait don Antonio de Scintilla ?

— Lui-même.

— Ah ! c’est un homme fort distingué, instruit, de bonnes manières, qui cause fort bien et en bon français même, un peu grave, qui rit quelquefois cependant. Venait-il donc à Paris pour être maître de langues ? Je l’ai aimé tout d’abord. Je le croyais un colon riche. Je serais désolé qu’il fût réduit à cet état par suite des torts de la fortune.

— Je crois, dit Isabelle, qu’il l’a choisi plutôt par goût que comme un moyen d’existence… N’est-ce pas, bonne maman ? nous parlons de mon maître d’espagnol, ajouta Isabelle en s’adressant à madame Duravel qui reparaissait en ce moment… Mon cousin désirerait lui demander aussi des leçons.

— Je doute que M. Scintilla, dit madame Duravel, consente à prendre un grand nombre d’élèves. Cependant il nous a parlé de monsieur Paul en des termes si flatteurs que, par amitié, il pourrait faire une exception en sa faveur. M. Scintilla est un philosophe fort retiré qui n’est venu dans notre maison que pour y vivre obscur et oublié du monde ; ce serait le désobliger que d’aller le préconiser au milieu des salons, et Dieu sait cependant s’il y a dans aucun pensionnat, que dis-je ? dans aucune académie, un professeur capable d’enseigner comme lui, non seulement l’espagnol, mais encore la géographie et les mathématiques.

— Et l’histoire, et la botanique et la chimie ! ajouta Isabelle.

Je ne m’étonne plus, pensa Paul pendant ce panégyrique, si madame Duravel m’a si bien accueilli ; j’avais été recommandé par le flambeau de son pensionnat ; et moi qui croyais avoir tout à l’heure conquis par ma seule éloquence ses bienveillantes dispositions ! Soyons plus modeste, et surtout soyons reconnaissant envers mon ami don Antonio, que j’avais un peu oublié depuis huit jours.

— Madame, dit-il à l’institutrice, je disais justement à ma cousine que je m’estimais heureux d’avoir voyagé avec cet homme remarquable qui a daigné m’honorer de son amitié. Je doute en effet qu’il y ait à l’Institut un savant de sa force, et j’ai gardé des notes sur tout ce que j’ai appris dans sa conversation. Il paraît trop sérieux peut-être au premier abord, mais c’est la douce gravité des sages qui n’exclut pas une gaieté aimable dans l’occasion. Je respecterai toutefois sa retraite et ne l’importunerai pas souvent, quoique je tienne à le visiter de temps en temps pour cultiver une sympathie qui flatte ma vanité de jeune homme. À quelle heure peut-on le voir sans être trop indiscret ?

— Il vient d’être obligé de sortir pour affaires, répondit madame Duravel, et il m’a chargé de vous en exprimer son regret, vous sachant ici, mais il reste assez généralement chez lui toute la matinée ; venez de meilleure heure la semaine prochaine.

— À bon entendeur, salut. On ne veut me voir que tous les huit jours, pensa Paul, qui pesait les moindres mots échappés à celle qu’on lui avait désignée comme l’arbitre de sa destinée.

On ne parla pas que de don Antonio sans doute dans cette seconde visite de Paul à sa cousine. Cependant quand sonna la cloche des études et qu’il fallut prendre congé de la savante institutrice et de son élève favorite, ce qui préoccupa le plus Paul, ce fut de joindre le philosophe espagnol pour s’en faire un ami. Il alla donc faire une visite intéressée au général Mazade qui le lui avait fait connaître, et eut la mortification d’apprendre que celui-ci était parti le matin même pour une excursion de cinq à six jours en Normandie.




CHAPITRE IX,


Où Paul rend visite à un journaliste et entend parler
pour la seconde fois d’une célèbre danseuse.




They talk, the instant they have drop’d the pen,
Of dancing women and of acting-men ;
Of plays and places where at night they walk
Beneath the lamps, and with the ladies talk ;
While other ladies for their pleasure sing.
Oh ! tis a glorious and a happy thing :
They vould despise me, did they understand
I dare not look upon a scène so grand ;
Or see the plays when critics rise and roar
And hiss and groan, and cry : encore ! encore ![12]

Crabbe. The learned Boy.


Madame Babandy n’avait pas accompagné Paul dans sa seconde visite à la pension pour lui laisser l’occasion d’un tête-à-tête, non pas tant avec sa fille qu’avec l’institutrice, à qui il était nécessaire que notre jeune amoureux fît aussi sa cour. Elle apprit avec plaisir son succès et n’en attribua pas tout l’honneur aux bonnes recommandations de don Antonio de Scintilla, que son neveu eut la modestie de lui faire connaître. Mais elle ignorait qu’Isabelle eût un maître d’espagnol. « On me l’aurait sans doute appris à la fin du mois ou du trimestre, dit-elle ; mais vous voyez que je ne suis guère consultée sur cette brillante éducation ; madame Duravel en a la direction exclusive. Fort heureusement j’ai pris mon parti, et moins que jamais je suis tentée d’intervenir dans les études de ma fille, de peur de provoquer contre moi en retour, une fâcheuse opposition lorsqu’il va être question de son établissement dans le monde. Si madame Duravel consent à ne pas me contrarier là-dessus, je lui pardonnerai volontiers tout le reste. À vous, Paul, maintenant de vous ménager l’alliance de ce grand potentat, puisque vous êtes comme ces petits princes, qui ne peuvent être amoureux qu’avec l’autorisation de la Russie ou de la Prusse. »

Paul écrivit à sa mère sous quels heureux auspices ses amours commençaient, grâces à la franche amitié de sa tante, grâces surtout aux excellents conseils qu’elle donnait à son inexpérience. « En vérité, lui disait-il, je pourrais un jour quitter le barreau pour la carrière des ambassades et y obtenir des succès, tant j’ai un excellent maître de diplomatie. Et, en tout cas que ma première mission me fasse franchir les Pyrénées, je vais me procurer un professeur d’espagnol. »

Le lendemain, Paul fit l’inspection de son portefeuille, et il prit un cabriolet pour remettre quelques lettres. Il avait entre autres un pli à l’adresse d’un ancien camarade d’école, nommé Michel Farine, à Paris depuis deux ou trois ans. La mère de Michel était venue elle-même, le matin de son départ, le prier d’aller voir son fils, et il se reprochait d’avoir tant tardé. Il faut dire que s’il avait négligé cette commission comme la visite à M. Mazade, c’était que son brusque passage de la diligence dans un de nos salons à la mode lui avait appris que sa première affaire devait être de s’adresser à un tailleur ; or, malgré toute l’activité des artistes de cette classe, Paul n’était équipé que de la veille, à la satisfaction de sa vanité. Sa métamorphose l’avait déjà réconcilié avec la société de madame Babandy, et il croyait pouvoir désormais se présenter hardiment à ses amis et à ses ennemis, s’il est permis de détourner de son sens historique et moral la phrase d’Henri IV, ce roi aux mots familiers, et dont le pourpoint était percé au coude.

Allons d’abord chez un ami, se dit-il ; on m’assure que mon camarade Michel est un des dandys de Paris, lui, le fils d’un meunier ! Voyons s’il daignera me reconnaître et s’il essaiera de me jeter de la poudre aux yeux, comme M. de la Jeannotière à son ami Colin.

Il était onze heures avant midi, lorsque le cabriolet s’arrêta devant une belle maison de la rue de la Paix. Paul descendit. — M. Michel Farine, demanda-t-il au portier. — Au second, monsieur, la porte à droite ; suivez ce garçon qui lui porte son déjeuner.

Le déjeuner était attendu sur le palier par un domestique en livrée, la serviette à la main.

— Allons donc, monsieur s’impatiente, cria-t-il au garçon de café en l’introduisant, et il fermait la porte lorsque Paul s’avança.

— M. Michel Farine ! répéta-t-il.

— C’est M. Farin de Joyeuse-Garde que demande monsieur, dit le laquais.

— Lui-même, répondit Paul, qui se rappela alors avoir entendu dire à Arles que son camarade avait légèrement altéré ses noms. Il remarqua aussi que le laquais, plus jaloux que le portier de la désignation exacte de son maître, corrigeait délicatement la prononciation du mot Farine et substituait celui de Joyeuse-Garde à Michel, sans égard pour l’honnête parrain et pour le saint patron dudit M. Farine de Joyeuse-Garde.

— Monsieur va déjeuner, dit alors le domestique.

— Eh bien ! ma présence ne lui ôtera pas l’appétit, j’espère ; annoncez-lui M. Paul Ventairon.

Le domestique annonça Paul, qui fut introduit dans un élégant boudoir où un jeune homme, qu’il eut peine à reconnaître sous la large draperie d’une robe de chambre à ramages, se leva, et ouvrant les bras, lui donna assez cordialement l’accolade de l’amitié.

— Sois le bien-venu, lui dit-il, mon cher Paul ; nous allons déjeuner ensemble, n’est-ce pas ?

Paul avait déjeuné.

— Eh bien, tu me permettras d’expédier seul ces deux côtelettes, et d’avaler cette tasse de café ; cela ne nous empêchera pas de causer, n’est-ce pas ? Tristan, laissez-nous.

Le laquais sortit et les deux camarades causèrent.

— D’abord, dit M. Farin, que je te félicite d’être venu dans la capitale !

— Et moi, dit Paul avec un peu d’ironie, d’avoir conservé pour le lieu de ta naissance une affection si tendre que tu fais suivre ton nom de celui du moulin paternel ! Ton domestique lui-même a bien soin de vous demander à ta porte si c’est M. Farine de Joyeuse-Garde que l’on vient voir.

— Je te remercie de la remarque, mon cher Paul ; c’est d’un ami de me l’adresser à moi-même ; un envieux la réserverait pour en enrichir quelque nouvelle biographie des contemporains ; oui, mon cher, j’ai imité Voltaire dont le père s’appelait Arouet. J’aurais pu, comme certains auteurs encore vivants, me décorer de la particule, et me faire une généalogie qui remonterait jusqu’à Triptolème ; j’en connais qui, sans façon aucune, se disent d’une noblesse gauloise antérieure à l’usurpation du roi Pharamond, lequel, par parenthèse, n’a jamais existé ; je me suis contenté de rester dans le vrai. Ne suis-je pas de Joyeuse-Garde ? Si quelques sots veulent me croire gentilhomme, grâces à ce titre, pourquoi ne pas profiter de leur sottise qui accorde à mon nom ce qu’elle refuserait à mon mérite ? Je n’empêche pas les gens d’esprit d’aller vérifier si Joyeuse-Garde est un moulin et non pas un château. Qui sait, d’ailleurs ? ce fut un château avant d’être un moulin. Peut-être mes aïeux étaient-ils nobles avant de devenir meuniers !

— Mon cher Michel, j’admets l’hypothèse très volontiers, persuadé que tu n’en seras pas plus fier avec un camarade ; et puis, tu m’as cité Voltaire, c’est une autorité, pour un critique, car on sait aujourd’hui à Arles que tu tiens ici le sceptre du feuilleton. Dans quel journal écris-tu, et à quelles initiales reconnaît-on tes articles ?

— Mon cher Paul, tu me flattes, mais je ne tire pas plus vanité de mon crédit littéraire que de ma noblesse, de ma gloire anonyme que de mon nom aristocratique.

— En ce cas, tu es en bonne disposition pour lire les lettres que contient ce pli, car ta mère ne m’a pas caché qu’il y en a une de ta tante Capelan, qui, peu touchée de ta renommée mondaine, préférerait qu’au lieu d’écrire des feuilletons pour faire damner les auteurs, tu t’occupasses sérieusement du salut de ton âme.

— La pauvre tante ! je sais d’avance ce qu’elle m’écrit ; cette bonne dévote qui ne m’avait fait donner une éducation classique qu’avec l’espoir de me voir un jour marguillier de Mouriès ou de Maussane. Lisons cependant sa lettre. Je parie qu’après m’avoir bien prêché, elle m’annonce en postcriptum un nouveau témoignage pécuniaire de sa partialité pour moi :

« Mon cher Michel, ce n’est pas sans un vif chagrin que nous apprenons que tu as quitté tout-à-fait tes études de notaire pour faire des pièces de théâtre, des journaux et autres inventions du diable. Voudrais-tu me faire regretter de l’avoir préféré à tous mes neveux et à toutes mes nièces pour te donner une éducation dont tu ne ferais usage que pour ta perdition éternelle ? J’espère que ma lettre n’arrivera pas trop tard pour t’ouvrir les yeux sur l’abîme où tu vas te jeter en courant après un feu follet de vaine gloire. Rentre dans la bonne voie, mon enfant, et puisque Dieu t’a donné de l’esprit, ne sois pas assez ingrat pour le faire servir au triomphe de Satan. Je ne voudrais pas te reprocher ce que tu m’as coûté, mon cher Michel, mais rappelle-toi que tout ce que je possède me vient d’un saint ministre du Seigneur, et que l’héritage du bon abbé Fougasse ne doit pas être employé à scandaliser l’église. »

— À ce dernier trait seul, j’aurais reconnu celui qui a rédigé cette épître, s’écria M. Farine de Joyeuse-Garde. Tu sais, mon cher Paul, que ma tante tient en effet sa petite fortune de la reconnaissance du bon curé Fougasse, dont elle avait été quinze ans la docile gouvernante. Son successeur, l’abbé Juvert, est persuadé que cette fortune doit faire retour à l’église, et il regarde comme un détournement sacrilége des deniers ecclésiastiques tout ce que ma tante donne à sa famille. C’est lui qui lit mes lettres et qui fait les réponses, assez bien tournées quelquefois, j’en conviens, mais où je trouve toujours une allusion à l’origine sainte de l’argent qui m’est envoyé. Voyons le postcriptum.

« P.S. Je l’envoie encore quatre cents francs pour le prochain trimestre, mais ce sera la dernière somme de moi que tu auras sur la conscience, si tu n’en es pas plus digne que le trimestre passé. »

— Fort bien, monsieur l’abbé Juvert ; vous voulez me piquer en attendant de me couper les vivres, continua Farine de Joyeuse-Garde ; heureusement que je puis me passer de ces bienfaits changés en affront par le reproche et la menace !

— Je vois en effet à ton ameublement que tu peux te passer de l’héritage du curé Fougasse. À la bonne heure ! vive la gloire lucrative. Quel théâtre fait donc recette avec tes chefs-d’œuvre inspirés par le démon ? Quel magnifique libraire multiplie les éditions de tes livres ? Quel journal, quelle Revue payent à cinq francs la ligne tes articles dont tu feras un jour des volumes comme feu Geoffroy ?

— Tu n’y es pas, mon ami, et je ne veux pas te tromper sur mon existence littéraire. Je suis fort innocent des drames dont m’accuse l’abbé Juvert. Un ou deux débutants dramatiques m’ont, il est vrai, associé à leurs vaudevilles, mais sans que je leur aie fourni un couplet, et uniquement pour obtenir un feuilleton favorable. Des livres…. ? j’ai bien le temps de concevoir un sujet, de faire des recherches aux bibliothèques, de digérer des cahiers de notes, de combiner un plan, de mettre en œuvre enfin ma conception, et d’accoucher, au bout de je ne sais combien de mois, d’un volume ! Et qui m’aurait nourri pendant ce pénible enfantement de la patience et du génie ? Ce n’est jamais votre premier ouvrage que les libraires vous paient d’avance. Je ne dois pas un sou à un éditeur, et quelques uns me doivent la moitié de ce qu’ils m’avaient promis si mes articles déterminaient la vente de leurs publications. Je fais des auteurs, mon cher ami, mais je ne fais pas de livres : pas si bête !

— Mais quel est donc le recueil littéraire où tu t’es inscrit au rang de nos illustrations ? je n’ai pas vu ton nom dans la Revue de Paris que dirige notre compatriote Petit Darleville, si empressé à accueillir les jeunes muses méridionales, et qui a si souvent introduit le nom d’Arles sous la couverture beurre-frais.

— Lui ! mon cher ! c’est un Arlésien bâtard, malgré tous ses articles et ses chroniques sur sa ville natale. Je lui avais présente une nouvelle du plus haut intérêt… il m’invita poliment à dîner, il me prêta cent écus parce que je lui avouai que le besoin de cette somme m’avait forcé de délayer un peu la seconde partie de mon petit chef-d’œuvre, il m’assura qu’avec du travail j’aurais bientôt un style excellent, il lut deux fois tout haut avec moi une page qu’il dit être pleine de verve… mais, sous prétexte que le reste n’était pas de la même force, il voulut m’obliger à débuter par un article plus court. Je ne lui ai jamais pardonné ce trait-là, et toutes les fois que je trouve l’occasion de le draper… littérairement, bien entendu… je n’y manque pas.

— Et ses cent écus ?

— Ses cent écus ? oh ! il m’en devrait plus du double si je lui faisais paver tous les petits articles que j’ai rédigés contre lui… gratis, pour être sûr de leur insertion et prouver que je ne suis pas un Zoïle vénal[13].

— Peste, mon cher Michel, que de rancune ! comme tu traites tes ennemis !

— Eh bien ! tu me juges mal, je passe pour très bon garçon. Je n’attaque jamais le premier, et puis je fais toujours la guerre littérairement ; il y a des critiques qui vous harcèlent dans votre vie privée, qui calomnient votre caractère ; moi, plus impartial, quand j’en veux à un auteur, je ne déchire que ses ouvrages : je conviens volontiers qu’il est un honnête homme, s’il l’est toutefois, ce qui devient rare ; je respecte sa femme, j’honore sa famille, je ne méprise que son style. Gare à lui lorsqu’il lui échappe une faute de ponctuation !

— Grâces à ces distinctions délicates, en trouves-tu beaucoup qui rendent hommage à ton impartialité ?

— Je reçois plus d’hommages que tu ne crois, mon cher.

— Quoi ! et tu n’as pas d’ennemis ?

— J’en ai, certes, je m’en vante et je n’en suis pas fâché. Je leur dois ma verve et mon crédit ; mes amis ne voudraient plus de mes éloges si je louais tout le monde. Quand je loue quelqu’un, je ne reçois tout au plus qu’un remerciement ; mais quand je fais justice d’une réputation usurpée, je suis accablé de lettres complimenteuses. Il faut voir, si je parais au foyer d’un théâtre le soir d’un article sévère, quelle cour se groupe autour de ma seigneurie !

— Décidément, tu es une puissance ; tu as tes courtisans et tes tributaires.

— Je t’assure que je suis bon prince.

— Et tu ne crains pas le refus de l’impôt ?

— Mon ami, tu ne sais pas combien je suis désintéressé, insouciant ! Que d’ingrats qui, une fois que je les ai vantés, savent bien que je suis trop loyal pour me dédire comme tant d’autres feuilletonistes qui brisent eux-mêmes les idoles qu’ils ont encensées ! ils vivent sur mes éloges comme s’ils n’avaient plus besoin de faire renouveler leur passeport pour la gloire de temps en temps ! Au reste, je ne suis pas fâché de pouvoir citer quelques grands hommes de ma façon parmi mes débiteurs et mes envieux ; ils sont là pour témoigner de mon intégrité incorruptible. Je ne parle que des auteurs ; je suis moins indulgent envers les libraires ; ceux-ci sont des pirates, et l’on peut leur courir sus sans lettre de marque ! on ne leur enlève jamais que les dépouilles d’un frère ou d’un ami, et quelquefois son propre bien ; les piller c’est les forcer à restitution.

— Et les artistes ?

— Ils paient aussi la dîme ; mais quant à moi, je méprise de mettre les artistes à contribution, surtout les dames. J’accepte tout au plus leur cadeau, et je me contente de recevoir des loges des directeurs.

— Tu vas beaucoup au théâtre ?

— À l’Opéra plus qu’ailleurs, et dans les coulisses plutôt que dans la salle. Je veux t’y introduire ; c’est un privilége dont tu me remercieras, et tu feras d’utiles connaissances… on ne voit là que des jeunes gens à la mode, des pairs de France et des députés.

Avant d’avoir embrassé sa belle et sage cousine, Paul aurait accepté avec ravissement une proposition semblable ; mais il eut la conscience de répondre que ce ne serait pour lui qu’une affaire de curiosité de voir prendre une prise au chameau de la caravane dans la tabatière de Jupiter.

— Et une jolie danseuse en petit jupon levant la pointe du pied à la hauteur de l’œil en s’appuyant contre une ruine peinte par Cicéri ? lui répliqua M. Farin de Joyeuse-Garde. Tu ne serais pas charmé de ce spectacle, toi, enfant de la ville à qui Paris a dérobé sa Vénus pour son Louvre ! Tu t’es fait philosophe peut-être, mon cher Paul, à l’école d’Aix, et tu es plutôt de l’avis du père Bouïs qui, dans son vieux langage, dit qu’Arles était « sous la tutelle de la déesse Minerve et du dieu Mars, l’une vierge, l’autre gendarme ; l’une illustre en science, l’autre généreux en guerre ; l’une pour entretenir la paix avec les amis, et l’autre prêt pour se venger des ennemis ; ce qui a fait sortir d’Arles tant de grands docteurs et vaillants capitaines qui ont fait appeler cette ville le séminaire des sciences, et la noblesse plebs martia. » Tu vois que je sais ma royale couronne par cœur ; mais c’est sous les auspices de Minerve que je veux te conduire au sanctuaire de la danse, où tu ne peux te dispenser de venir admirer de près une des plus belles et en même temps des plus sages déesses de notre pays. Te souviens-tu de Mion, avec qui nous avons pris des leçons de danse chez le vieux Avy, ce Coulon des bords du Rhône ?

— Mion Escoube, la fille d’Escoube le fermier, qui disparut il y a trois ans de la ville, en écrivant à son père qu’elle allait se faire religieuse !

— Le brave homme est mort, je crois, persuadé que sa fille était en effet allée chercher un refuge contre les brutalités de sa marâtre dans quelque cloître ! Eh bien ! ce fut au théâtre de Lyon qu’elle alla prendre le voile de novice, et depuis deux ans elle est ici au grand Opéra où elle figure sur l’affiche sous le nom de Maria Balai. Quelle fut ma surprise de la reconnaître dans une des nones de Robert-le-Diable !

— Et te reconnut-elle toi-même volontiers ?

— Elle fit bien quelques difficultés ; je n’étais pas encore enrôlé parmi les condottieri de la presse, mais depuis que je suis devenu une des puissances anonymes du journalisme, elle s’est ravisée et a consenti à être pour moi Mion Escoube quand nous sommes tête à tête, à condition que dans les journaux je parlerais toujours avec admiration et respect de mademoiselle Maria Balai, de sa beauté comme de son talent.

— Tu n’es pas malheureux ! dit Paul avec un sourire.

— Malheureux ! non, mon ami ; toutefois je ne suis pas heureux comme tu l’entends. Il y a entre nous alliance offensive et défensive, mais une alliance toute politique et où le sentiment s’arrête à l’amitié. Cela vaut mieux : amants, nous nous serions déjà brouillés ; amis, rien ne peut nous désunir. J’avais bien voulu être plus galant ; mais avec une supériorité de raison étonnante dans une provençale, Mion me fit comprendre que je devais respecter sa vertu et me contenter d’être amoureux de son agilité ; mes éloges en ont plus de prix : il y a de la conviction jusque dans mon enthousiasme. En retour, son intimité atteste ma moralité.

— Il paraît que tu es convenu de faire l’article de sa vertu comme de son talent ?

— Non, sur l’honneur ; c’est une vestale ou un phénomène, si tu aimes mieux. Il y a chez elle un ton de décence et de bonne compagnie qui te charmera, puisque tu es philosophe, toi, et que je trouve un peu ennuyeux, moi, j’en demande pardon au saint conseiller de ma tante. Je ne te dirai pas que cette vertu de Mion soit naturelle comme sa danse, il y a même un calcul ou un système dans son rigorisme. Artiste par vanité, par vanité aussi elle veut se distinguer parmi les artistes sous le rapport des mœurs ; ou plutôt, elle ne me l’a pas caché, elle veut finir par un mariage, et je crois qu’elle est bien près d’en conclure un qui fera d’elle une grande dame. Où dînes-tu aujourd’hui ?…

— Je suis invité chez Darleville.

— Tant pis. J’aurais écrit à Mion de faire mettre un couvert de plus, car je dîne chez elle, et tu y serais venu dîner avec moi.

— Ce serait être bien sans façon avec mademoiselle Maria Balai !

— Oh, j’ai beaucoup de priviléges chez elle, et avec mes amis elle est d’une grâce parfaite ; d’ailleurs tu es un compatriote et un élève d’Avy. Mais n’importe, ce qui est différé n’est pas perdu, nous y dînerons un autre jour, et tu auras été annoncé, puisque tu es formaliste. Je ne suis même pas fâché que tu aies vu Mion sur les planches avant de la voir chez elle. Tu seras surpris, ébloui, mon cher ; je t’enverrai pour demain une stalle d’orchestre ; car une pareille divinité peut être vue de près. En vérité, elle pourrait se passer même de mes éloges, tant elle est bien. Aussi je me contente le plus souvent de parler avec quelque froideur de ses rivales, pour lui prouver que je ne l’oublie jamais, alors même que son nom n’est pas dans mes articles.

— Je comprends que tu es doublement utile à sa renommée !

— Mon dévouement est sans bornes, et je la soigne, absente comme présente ; c’est que la chose est importante ! sais-tu que, grâce à notre coalition, la Russie nous offre cent mille francs, et qu’il faut tout notre patriotisme pour rester en France avec cinquante mille francs seulement, et trois mois de congé qui à Londres, il est vrai, nous en valent quarante.

— Tu parles de ses appointements comme si tu en avais ta part.

— Diable ! il faut s’observer avec toi, mon cher Paul ; mais heureusement que tu es un ami. Enfin, tu recevras demain la stalle. Après l’avoir vue, tu conviendras que Mion Escoubète et mademoiselle Maria Balai méritent également ton estime et ton admiration.

— Je t’assure que tu m’as rendu curieux de la voir, dit Paul, qui crut avoir déjà entendu parler de sa compatriote dans la diligence.

L’entretien se prolongea encore une heure entre les deux camarades, et lorsque Paul quitta Michel, il se souvint des amusants chapitres que Gil Blas consacre à son ami Fabrice Nunez.




CHAPITRE X,


Où le jeune avocat dîne tête à tête avec une fille
de Therpsicore.




To farmer Moss in Langar vale, came down
His only daughter, from her school in town ;
A tender, timid maid ! who knew not how
To pass a pig-sty, or to face a cow :
Smiling she came, with petty talents grac’d.
A fair complexion, and a slender waist[14].

Crabbe. The widow’s tale.


Le lendemain Paul reçut la stalle promise et se rendit à l’Opéra avec la double curiosité que lui inspiraient le spectacle et l’actrice. Non prévenu, il eût été ravi : mademoiselle Maria Balai était réellement une charmante danseuse. Si elle ne méritait pas tous les éloges qu’en faisait M. Farine de Joyeuse-Garde, si elle n’était pas la première déesse de cet olympe où Mercure s’amuse à faire le commerce des contremarques à la porte, il n’y en avait pas qui fussent assez belles ni assez gracieuses pour lui disputer la seconde place. Ce qui ajoutait à l’émotion de Paul, c’est qu’il reconnaissait très bien Mion Escoube, ses yeux, ses traits, sa taille, ses pieds mignons, sa jambe arlésienne, etc. Mais comme le costume, la musique, les décorations et les autres accessoires de la scène divinisaient ces dons de la nature !! Par moment l’illusion était tellement complète qu’il croyait être transporté en rêve au pays de féerie : autour de lui on applaudissait ; mais lui, il était en extase, et ses yeux ne perdaient pas un seul des mouvements de cette jeune fille métamorphosée en nymphe. Pour mettre le comble à son ravissement, il lui sembla bientôt que la nymphe ou la fée l’avait remarqué, qu’elle lui souriait et lui adressait les gestes parlants de sa pantomime. On conçoit tout l’enchantement d’une pareille communication ; il n’est pas de fascination aussi puissante. Si la toile ne fût pas enfin tombée entre Paul et la divinité, il serait, je crois, resté toute sa vie immobile dans sa stalle comme le Thésée des enfers classiques, mais plus heureux que lui[15].

Cette nuit-là, je ne parierais pas que Paul fut fidèle dans ses songes à sa belle et sérieuse cousine. Le matin, il allait sortir lorsqu’un jockey en livrée bleue et jaune lui remit un billet légèrement ambré où il lut ces mots :

« J’ai su hier que M. Paul Ventairon croyait avoir besoin d’être présenté à mademoiselle Maria Balai. Je me chargerai volontiers de l’introduire chez elle, puisqu’il veut bien se souvenir de sa compatriote

» Mion Escoube.

» P. S. Si M. Paul est libre, qu’il vienne aujourd’hui même à l’heure du dîner, rue de la Paix. »

Si Paul eût été un fat, il eût douté de cette sagesse de Mion tant vantée par M. Farine de Joyeuse-Garde ; il aima mieux croire que cette galante invitation n’exprimait que la franchise de la danseuse. Quand sonnèrent cinq heures, il se dirigea vers la rue de la Paix enveloppé de son manteau, probablement avec la chaste intention de le laisser, comme Joseph, si les danseuses de l’Académie Royale de Musique étaient trop tendres pour leurs compatriotes. Heureusement pour sa conscience de cousin amoureux, il ne fut pas mis à cette épreuve. M. Farine de Joyeuse-Garde n’avait dit que la vérité sur la vertu de mademoiselle Balai. Toutefois, cette vertu n’empêcha pas la danseuse de recevoir avec une joie cordiale notre jeune Arlésien.

— Ah ! lui dit-elle, monsieur Paul, vous vous êtes défié de ma mémoire ! j’ai oublié beaucoup en effet mais vous, vous dont la mère fut une amie pour la mienne ? Donnez-moi de ses nouvelles. Que vous êtes heureux de l’avoir conservée ! Ah ! si ma mère eût vécu ! Dites-moi, monsieur Paul, comment se portent Polonie, Estivalette, etc., etc. ? savent-elles ce que je suis devenue ? Parle-t-on quelquefois de moi ?

— Je crois que toutes vos amies ne seraient pas moins surprises que je l’ai été avant-hier si elles apprenaient votre brillante fortune.

— Quelques unes seraient encore plus scandalisées que surprises, n’est-ce pas ? Enfin j’espère les revoir sous un autre titre que celui de danseuse de l’Opéra !….

— Cependant l’éclat qui vous environne, votre talent, votre gloire……

— Vraiment, monsieur Paul, avez-vous été content de mon rôle d’hier, ou me flattez-vous ?

Paul exprima son admiration en des termes qui convainquirent Mion de sa sincérité.

— Eh bien, dit-elle, vous me faites plaisir, car j’aime les éloges, et je suis un peu blasée sur ceux qui me sont adressés chaque jour, monotone stéréotypie, formules toutes faites d’avance, grâces auxquelles un journaliste peut rendre compte d’une représentation qu’il n’a même pas vue.

— Ceci s’applique-t-il à notre ami Farine de Joyeuse-Garde ?

— À lui plus qu’à tout autre, quoique je ne me plaigne pas de son assiduité : Dieu sait, au contraire, qu’il n’est que trop exact à son poste ; il me semble que sa plume de fer est toujours là suspendue sur ma tête à chaque pas que je fais.

— Vous parlez de cette plume comme vous parleriez d’un stylet. Heureusement qu’en bon compatriote il ne le tourne pas contre vous !

— Il a des raisons pour cela ;… ah, mon cher Paul, si vous saviez ce qu’il en coûte pour avoir du talent et comme nos amours-propres d’artistes sont obligés d’en rabattre lorsque nous additionnons les frais de nos apothéoses ! Quant à moi, qui suis toute vanité, j’en conviens, il me tarde de changer de piédestal ; et tenez, mon cher Paul, il me semble, en vous voyant, revoir un frère ; je veux m’ouvrir à vous comme une sœur… Il y a si long-temps que je n’ai pu me livrer à cet instinct d’une amitié confiante qui n’a pas été heureusement éteint en moi par la tyrannie de ma marâtre ! Mon ami, je vous demande vos conseils ; connaissez-moi bien pour me guider dans la dernière crise de ma vie.

Vous souvenez-vous par quelle invention obligeante vous me sauvâtes d’une des scènes affreuses qui m’attendaient à la maison lorsque je me hasardais à aller secrètement voir une amie, assister à quelque fête, ou recevoir une leçon de danse ? Je ne l’ai pas oublié, moi, et vous fîtes même intervenir votre mère dans cet officieux mensonge, le seul peut-être qu’elle ait à se reprocher, la vertueuse femme ! Malheureusement ma marâtre ne manquait pas de prétextes pour me punir ou m’humilier, et, tout en prétendant qu’elle voulait, pour mon bien, me corriger de l’orgueil qui faisait en effet, j’en conviens, le fond de mon caractère, il n’était sorte de vils traitements auxquels je ne fusse condamnée. Moi qui revenais d’une pension où j’avais pris la robe de demoiselle, je me voyais réduite à être la servante de celle qui avait été la servante de ma mère. Mon père, complice malgré lui de ses mauvais traitements, ne s’apercevait pas que cet orgueil qu’on voulait ainsi étouffer sans ménagement ne faisait au contraire que se roidir et s’enraciner plus profondément encore dans mon cœur. Plus on reprochait à la mémoire de ma mère son ambition de faire de moi une demoiselle, plus cette ambition devenait la mienne, plus je me disais que ma mère avait bien compris que je n’étais pas née pour être confondue avec une femme grossière comme celle que le fatal caprice de mon père ne pouvait m’empêcher de mépriser. Malgré elle je serai dame, me disais-je en moi-même ; je réaliserai les rêves de ma mère et les miens quand petite fille encore, en m’endormant sur le genou maternel, je ne prévoyais pas que, devenue orpheline, je passerais par les dures épreuves de mon héroïne favorite. Cette héroïne était la pauvre Cendrillon ; mais je m’identifiais surtout à Cendrillon chaussant les deux pantoufles de verre, passant sa robe brodée, et montant dans son beau carrosse pour se rendre à la fête où elle fit l’admiration de toute la cour.

Ces espérances présomptueuses non seulement me soutenaient contre l’avilissement et le désespoir, mais elles furent aussi d’un grand secours pour mon inexpérience de jeune fille à la fois délaissée et opprimée, lorsque les beaux messieurs de la ville m’offraient leurs perfides consolations. Je sentis de bonne heure que j’étais perdue si ma marâtre pouvait me reprocher un faux pas avec un noble ou un bourgeois qui m’aurait trompée par une vaine promesse de mariage. Ma fierté me défendait encore mieux contre mes égaux. Cependant la persécution pouvait finir par me jeter dans les bras de quelque amant, peut-être même d’un malotru, qui m’aurait arrachée à une odieuse domination, si la pensée que je pouvais être un jour malheureuse sous les yeux de ma persécutrice et l’irrésistible entraînement de ma destinée ne m’avaient décidée à fuir le pays.

J’avais rencontré chez madame A***, la marchande de modes, madame Phillis, une des actrices de la troupe départementale qui venait à Arles donner des représentations d’été. Ma figure lui avait plu au premier abord ; elle m’avait invitée à monter quelquefois dans la chambre garnie qu’elle occupait dans la maison de madame A***. Je l’intéressai en lui racontant combien j’étais à plaindre, et je n’hésitai pas long-temps à la suivre lorsqu’elle me proposa de partir secrètement avec elle pour Lyon où elle venait d’être engagée au grand théâtre. Je n’avais encore aucun projet arrêté sur ce que je pourrais faire dans cette ville ; mais j’étais bien décidée à y mourir de faim plutôt que de retourner à Arles sous la dépendance de ma belle-mère. Je vécus trois mois à Lyon avec madame Phillis, qui avait cru me reconnaître des dispositions pour la comédie. J’appris même un rôle que j’osai débiter avec assurance devant le directeur ; dans ce rôle je devais feindre la folle et exécuter un pas de danse. Le directeur eut la franchise de me dire : Mon enfant, vous serez applaudie à triple salve lorsque vous danserez, mais je crains que vous n’arriviez pas sans encombre jusque là. D’ailleurs j’ai besoin d’une danseuse, et j’ai une amoureuse de trop. — Je le remerciai de l’avis, et, après un mois d’études, mon début fut annoncé dans le ballet de Clary. Soit que le parterre de Lyon y mît de l’indulgence, soit que je fusse bien inspirée, j’obtins un succès qui me prouva que le directeur avait raison. Ce succès se prolongea six mois, et, au bout de ce terme, je reçus des offres pour l’Académie royale de musique. Voilà bientôt deux ans que la faveur du public parisien ne s’est pas démentie, et cet été le public de Londres m’a jeté aussi des couronnes. Eh bien ! mon cher Paul, je vous l’avouerai, ma vanité n’est pas satisfaite ; je ne suis encore que princesse de théâtre, ou plutôt il me semble quelquefois, pour revenir à mon rêve de la pantoufle de verre, qu’il est temps que Cendrillon quitte le bal et que le prince qui est devenu amoureux d’elle vienne lui offrir sa main. Un désir ne m’a jamais abandonnée, moi qui ai semblé renoncer à tous les souvenirs du pays natal, moi qui ai traduit mon nom en français de peur que mes compatriotes ne me reconnussent sur l’affiche où il est écrit en grosses lettres pour attirer la foule…. Il me serait doux de retourner en carrosse à Arles, d’aller fièrement pardonner à ma marâtre, de porter des cadeaux à toutes mes anciennes compagnes, et de m’entendre appeler par elles Madame la Comtesse, ou Milady…. car j’ai le choix, monsieur Paul : au lieu d’un mari, il s’en présente deux.

— Avec le premier, continua mademoiselle Maria, je reste en France ; avec le second, je passe en Angleterre. Avec le premier, j’entre dans une noble et riche famille, mais malgré elle, et probablement j’y serai froidement accueillie ; avec le second, je m’exile chez une nation étrangère dont les mœurs me sont antipathiques. Le premier est Français, mais sa taille, un peu contrefaite, peut prêter au ridicule ; le second est plus agréable, mais il est Anglais, et j’ai horreur des Anglais autant que des bossus. Voilà mon embarras ; il s’agit de me prononcer avant huit jours, et vous êtes le seul ami désintéressé qui puisse me dire si je dois être plus heureuse comtesse en France que milady en Angleterre. Arrivé d’hier, ne connaissant ni mon soupirant de Paris, ni celui de Londres, vous ne pouvez pas comme mes autres amis être gagné soit par M. Bohëmond de Tancarville, soit par lord Suffolk.

— Ma pauvre amie, répondit Paul, vous avez du malheur en vous adressant à mon impartialité. Je connais un de vos prétendus, si on connaît M. de Tancarville après avoir voyagé avec lui de Lyon à Paris. Mais, entre nous, je vois que vous êtes vous-même au-dessus de toutes les préventions de cœur et de caprice qui trompent tant de femmes dans le choix d’un mari ; puisque vous n’aimez ni l’un ni l’autre de vos prétendus, et qu’il y a autant d’objections contre le comte que contre le milord, et réciproquement, à votre place je m’en remettrais au sort, qui jusqu’ici vous a si bien servie en vous conduisant des bords du Rhône aux bords de la Seine, de chez Avy votre premier maître de danse au théâtre gouverné par M. Véron.

— L’idée est drôle, dit mademoiselle Maria en riant. Forcée de prononcer moi-même l’arrêt de l’un de mes soupirants, ne voulant pas avoir sur la conscience le désespoir qui pourrait bien pousser milord au suicide si c’est monsieur le comte qui est le préféré, que le hasard en décide ! — À ces mots, elle remit une plume à Paul, et le pria d’écrire les noms de Suffolk et de Tancarville sur deux feuilles de papier qu’elle glissa dans deux enveloppes pareilles : puis, mettant dans une corbeille doublée de soie rose ces deux plis cachetés, elle les mêla et en retira un.

— Voilà l’heureux mortel, dit-elle, qui sera mon seigneur et maître !

— Voyons, dit Paul.

— Non pas encore, mon cher ami. Je ne dois me prononcer que d’aujourd’hui en huit, et je ne veux pas pendant huit jours avoir des regrets si la victime du sort allait tout-à-coup se rendre plus aimable que son rival. Restez le dépositaire de ce papier, Paul ; je vais brûler l’autre…. (elle le jeta au feu). Vous me le remettrez à une soirée que je donne la semaine prochaine pour prendre congé de mes amis, car mon engagement est rompu avec M. Véron, et, si je ne me mariais pas, c’est en Russie que j’irais le mois prochain continuer le long bal de Cendrillon.

Paul mit l’enveloppe dans son portefeuille après y avoir écrit, par suscription, les noms de Maria Balai, et sourit en pensant à M. Bohëmond de Tancarville. Si ce n’est pas lui que le sort a désigné, se dit-il en se rappelant le mot de Ninon de l’Enclos, il pourra s’écrier lui aussi : Ah ! le bon billet qu’a milord Suffolk !

Ce jour-là Paul et mademoiselle Maria Balai dînèrent tête à tête, et notre jeune avocat put admirer l’excellent ton de sa compatriote… Elle était réellement née pour les grandeurs ! il admira encore plus sa vertu : L’ambition qui perd tant de pauvres filles en les livrant au premier séducteur qui leur parle de mariage, avait conservé celle-ci sage et pudique sous la robe chiffonnée que sa marâtre la condamna jadis à porter, comme sous la tunique de gaze, de soie et d’or des nymphes d’Opéra.




CHAPITRE XI,


Qui contient une conversation et rien de plus. — Le
dernier mot reste à M. d’Armentières.




Adriana : — Ah ! Luciana, did he tempt thee so ?
Might’st thou perceive austerely in his eye
That he did plead in earnest, yea or no ?
Look’d he or red, or pale, or sad or merrily ?
What observation mad’st thou in this case,
Of his heart’s meteors tilting in his face ?
Luciana. — Firs the denied you had in him no right.
Adriana : — he meant, he did me none ; the more my spite[16].

Shakspeare. La comédie des Méprises.


Paul n’avait pas dit à sa tante qu’il allait dîner avec une des princesses de l’Opéra. Au retour il a cru devoir lui en parler : le mystère en cette occasion eût exposé sa sagesse à des soupçons fort injustes. Il raconta donc sans réticence son innocent tête-à-tête ; mais il aurait pu se dispenser d’amuser madame Babandy du récit de la consultation matrimoniale que lui avait demandée Mion Escoube. Le secret d’une danseuse est assez généralement le secret de la comédie ; cependant ici notre jeune avocat commit une véritable indiscrétion. Madame Babandy ne fut pas non plus une tante fort discrète, lorsqu’à son tour elle communiqua à son cousin, M. d’Armentières, le bizarre moyen auquel mademoiselle Maria Balai avait eu recours pour terminer son indécision entre les deux rivaux. Il est vrai que Paul ne s’était pas servi auprès de madame Babandy de la banale formule : « Vous ne le direz à personne ; » il est vrai surtout qu’après ce qu’il avait appris dans la diligence, il aurait dû, en ne se privant pas du plaisir de raconter cette plaisante histoire, recommander à sa tante de ne pas la répéter, pour cause à lui connue, à son confident habituel. Or, justement madame Babandy rit d’autant plus volontiers de l’anecdote, qu’elle se divertissait d’avance de pouvoir en tourmenter un peu M. d’Armentières.

Si Paul avait été au courant des habitudes de celui-ci, il aurait pu remarquer que depuis son arrivée on le voyait moins assidu auprès de sa tante. Madame Babandy l’avait remarqué, elle, sans se douter encore que Paul en fut cause ; car M. d’Armentières n’avait pas cessé d’être poli pour Paul, mais il se sentait devenu moins nécessaire, et l’ami de la maison, chez une veuve, est jaloux de son influence comme un favori de reine à la cour. Madame Babandy, qui ne devinait pas la cause de sa bouderie, n’était pas fâchée de punir ce qui lui semblait un caprice par quelques coups d’épingle, petite vengeance bien permise au dépit d’une femme. Dans les liaisons intimes comme celles de M. d’Armentières et de madame Babandy, il y a des brouilles de ménage, presque des brouilles d’amoureux même, et c’est ce qui donne beau jeu à la médisance. Il est plus facile à une femme de contenir sa tendresse que son dépit.

Quoi qu’il en soit, M. Théodose d’Armentières étant venu quelques jours après le dîner que Paul avait fait chez mademoiselle Maria Balai, madame Babandy ne tarda pas à lui dire :

— Voilà deux grands jours que je vous ai vu, Théodose ; vous nous apportez au moins quelques nouvelles ; que dit-on dans les salons ou dans les foyers de l’Opéra ?

— Je vous avoue, ma chère cousine, que j’ai vécu ces deux jours-ci en véritable ermite. Je ne suis pas sorti de mon appartement, voulant expédier quelques comptes en retard et écrire quelques lettres.

— C’est donc à nous de vous apprendre ce qui se passe, si toutefois vous pouvez ignorer le prochain mariage d’une personne qui, par son talent, ses grâces, sa beauté, vous avait naguère attaché à son char.

— En vérité, je ne sais qui ce peut être, madame.

— Ah ! mon cher cousin, vous qui êtes si modeste, avez-vous donc adoré un assez grand nombre de beautés et de célébrités que votre mémoire ne puisse plus retrouver dans la foule la belle Maria Balai ?

— Madame, qui a pu vous dire… ? et avez-vous pu croire…. ?

— Qui, monsieur Théodose ? quelqu’un qui n’a pas voulu se nommer ; c’est par une lettre anonyme qu’un ami charitable, s’imaginant que j’avais un intérêt direct à savoir tous vos secrets malgré vous, m’informa dans le temps que vous étiez l’adorateur préféré de la moderne Terpsichore.

— Vous ne m’avez jamais parlé de cette lettre……

— Vous avez bien assez de lire celles que vous recevez à votre adresse avec la même signature, et d’ailleurs j’ajouterai que cette fois je pense que la lettre disait vrai. Avais-je le droit de vous faire la morale ?… Pourquoi paraître déconcerté ? Ah ! c’est ce mariage, mon pauvre Théodose, qui rouvre une plaie mal fermée. Ne vous désespérez pas, il n’est pas fait, il peut encore se rompre……

— L’ironie est de bon goût, ma chère cousine ; mais j’admire comme vous tenez registre de mes vieux péchés. J’avais certes oublié celui-là.

— Oh ! vous avez l’air piqué : est-ce un regret ou un remords que je réveille en vous ? Peut-être l’un et l’autre. Eh bien, parlez : si vous voulez renouer avec votre princesse, nous pouvons lui envoyer un ambassadeur qui a du crédit auprès d’elle. Je ne sais combien il a fallu de temps à mon cousin pour lui plaire ; mais ce qui vous surprendra peut-être, c’est qu’à peine arrivé de sa province, mon neveu a dîné en tête à tête avec la belle Maria.

Nous avons oublié de dire que Paul était en tiers dans cette conversation, mais réduit jusqu’ici aux à parte du dialogue, et se mordant les lèvres dans un coin où il feignait de lire le journal. Se trouvant presque interpellé, il leva la tête, et vit que M. d’Armentières le regardait avec l’air d’un homme qui se demande s’il est le but de quelque mystification.

— Oui ; continua madame Babandy, vous avez beau regarder Paul ; il ne me démentira pas : il a dîné, il y a deux jours, avec votre danseuse : il est son conseiller intime, son avocat, et cœtera……

L’et cœtera de cette énumération était encore une méchanceté comme les meilleurs cœurs de femmes s’en permettent quelquefois ; M. d’Armentières n’y voulut voir qu’une formule banale, une manière de finir la phrase, et il ne s’arrêta que sur le mot avocat.

— Je lui en fais mon compliment, dit-il à madame Babandy. Avocat de mademoiselle Balai ! Certes ce serait un beau début pour lui au barreau qu’un procès où figurerait une de nos notabilités dansantes.

— Jusqu’à présent je ne crois pas qu’il s’agisse de plaider ; mais Paul est le dépositaire de ses secrets, dit madame Babandy en appuyant sur ces derniers mots, qui faisaient allusion au billet cacheté que Paul avait dans son portefeuille. M. d’Armentières parut croire qu’il y avait sous ce mot un second argument ad hominem, et que c’était pour le moins une allusion indirecte qui ne concernait que lui, car il répondit un peu dépité :

— Dépositaire de ses secrets ! Heureusement pour mademoiselle Maria qu’un avocat, comme un médecin, ne doit jamais trahir ceux que lui confient ses clientes.

La leçon était dure. Paul rougit en reconnaissant qu’il la méritait ; madame Babandy en prit aussi sa part, et ce fut elle qui répliqua la première : — C’est moi qui suis une indiscrète ; mais sans danger pour la cliente de mon neveu, car je ne sais rien……

— Et moi pas grand’chose, ajouta Paul, quoique je craigne d’avoir un peu trop parlé. Par bonheur tout ceci n’ira pas plus loin ; car les plaisanteries deviennent quelquefois plus sérieuses qu’on ne voudrait.

— Et connaissez-vous réellement mademoiselle Maria ? demanda M. d’Armentières un peu rassuré, s’il avait toutefois quelque chose à craindre de l’indiscrétion de la danseuse, et par suite de celle de Paul, ou de celle de madame Babandy. Ce fut encore celle-ci qui répondit à cette question, se regardant comme battue dans son désir de tourmenter son cousin.

— S’il la connaît ?… depuis long-temps, et avant qu’elle fût danseuse : elle est née au Sambu, petit hameau de la Camargue, près d’Arles. Vous qui n’avez pas vu seulement danser cette rivale de Taglioni, mais qui avez pu causer avec elle, Théodose, ne vous êtes-vous pas aperçu de l’accent natal ?

— En effet ; mais elle ne m’a jamais désigné la ville du Midi où elle a pris naissance, et nous autres Parisiens nous ne distinguons pas facilement l’accent gascon de l’accent provençal ; j’avais cru même qu’elle était des frontières d’Espagne.

— Non, mon cousin ; cette belle Maria nous appartient en propre, chose que j’ignorais moi-même. Mais il paraît que je l’ai vue enfant jouer avec Paul, son père faisant valoir une propriété en Camargue voisine de la nôtre. Mademoiselle Maria Balai sera pour notre ville une seconde Camargo.

— Mais la fameuse Camargo était de Bruxelles, dit M. d’Armentières.

— Je l’avais cru comme vous d’après les biographies, dit Paul, mais M. Michel de Truchet, qui est la chronique vivante d’Arles, vous dira comment la Taglioni du XVIe siècle était une Arlésienne qui fut surnommée Camargo, en mémoire de son origine ; elle laissa en mourant une certaine fortune qui fut réclamée par ses parents, dont ils jouirent fort légitimement, sans réclamation aucune de la Flandre ou de la Belgique. Or, je vous demande si c’est là une preuve. Certes, si Homère avait laissé l’héritage d’un danseur, les sept villes de la Grèce qui se disputèrent l’honneur de l’avoir vu naître, n’auraient pas souffert, à défaut de sa famille, que la question passât indécise à la postérité[17].

— Prenez note de cela, mon cher Paul, dit madame Babandy, si quelque jour on nous disputait de même mademoiselle Maria Balai,… dont les vrais noms sont Mion Escoube : le saviez-vous, monsieur d’Armentières ?

— Je vois que, malgré la lettre anonyme, je suis ici celui qui connaît le moins ma danseuse, comme vous l’appeliez tout à l’heure, madame, dit M. d’Armentières, qui maintenant n’eût pas été fâché peut-être de savoir si mademoiselle Maria avait parlé de lui à Paul, ou qui voulait prendre ses précautions pour l’avenir.

— Je commence à le croire, répondit madame Babandy avec plus de malice qu’elle ne se l’imaginait, et nous vous en aurions appris bien d’autres si vous ne nous aviez fait apercevoir de notre indiscrétion. Paul, par exemple, a dans sa poche un papier mais voilà encore que je vais en étourdie révéler ce que je ne dois pas dire. Tenez, mon cousin, vous êtes un maladroit avec votre sage réflexion sur le devoir des avocats envers leurs clients. Je ne vous parlerai plus de mademoiselle Maria qu’après sa soirée d’adieux, où vous êtes invité sans doute comme un ancien ami ?

— Malheureusement ces dames ont encore moins de mémoire que ceux qui les oublient, dit M. d’Armentières : je ne suis pas invité.

— Paul, mon cher neveu, je ne compte donc que sur vous pour nous décrire cette fête brillante ; nous autres femmes du monde, nous sommes très curieuses de savoir ce qui se passe chez ces femmes de théâtre, où nous nous garderions bien d’aller, quelque envie que nous en ayons ; notre seul dédommagement est de parler d’elles toutes les fois que l’occasion s’en présente.

Aucune des trois personnes qui figurent dans le dialogue que nous venons de rapporter ne se sépara des autres contente d’elle-même. Paul se félicita seulement de savoir que M. d’Armentières ne voyait plus mademoiselle Maria, et il put se rendre à sa soirée sans craindre d’être accusé d’indiscrétion.




CHAPITRE XII,


Où entre autres choses M. Bohëmond de Tancarville nous apprend le dénouement du roman de Lalla-Rouhk, sa cousine, et voit reculer le dénouement du sien.




« Je t’attendais, me dit la suivante, pour l’assurer que tu es commensal de cette maison. Viens, suis-moi ; je vais te présenter à ma maîtresse. À ces paroles elle me mena dans un appartement composé de cinq à six pièces de plein pied, toutes plus magnifiquement meublées les unes que les autres. Quel luxe ! quelle magnificence ! Je me crus chez une vice —reine……

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Si l’on eût écrit toutes les belles choses qui se dirent cette nuit chez Arsénié, on en aurait, je crois, composé un livre très instructif pour la jeunesse. »
Gil Blas.


La soirée d’une danseuse ressemble à toutes les soirées du grand monde. Les plus gaies de ces dames se piquent d’être chez elles d’une décence exemplaire, réservant pour les petits Comités le laisser-aller de leur esprit. Mademoiselle Maria Balai, citée comme une prude par ses camarades, en recevait une ou deux par exception, et n’invitait que les collets-montés des autres grands théâtres. On voyait d’ailleurs dans ses élégants salons presque toutes les notabilités des lettres et des arts, dandys et journalistes, seigneurs étrangers, jeunes pairs de France et députés, deux docteurs et deux avocats, trois agents de change, deux notaires, etc., etc. Dans ce microcosme ou monde en miniature, mademoiselle Maria était toute à tous, se multipliant en quelque sorte pour se montrer en même temps dans les diverses pièces de son appartement, et ayant un mot à dire à chacun, mais sans se laisser prendre à la conversation de ces bavards égoïstes qui s’emparent d’une maîtresse de maison et interceptent jusqu’aux plus timides saluts qu’on lui adresse, de peur de perdre un seul de leurs lieux communs, s’ils la laissent échapper. Il fallait voir M. Farine de Joyeuse-Garde s’étendre à son aise, tantôt dans un fauteuil, tantôt sur un divan, et puis s’approcher de mademoiselle Maria avec un air familier, mais être chaque fois remis à sa place, non par une hautaine répulsion, mais par cette affabilité qui conserve les distances sans fâcher personne. Paul remarqua l’art avec lequel Maria variait en quelque sorte, par les intonations de sa voix ou l’accompagnement de son sourire, les mêmes paroles du vocabulaire des salons, adressées tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Si elle manquait un peu de naturel, trop occupée à représenter, si elle jouait la comédie en faisant la grande dame, c’était pour elle un rôle si bien dans ses goûts et qui lui coûtait si peu d’efforts, qu’elle ne perdait aucune grâce à être digne.

Paul retrouva chez elle le vieux baron de la Roubine : — Mon jeune ami, lui disait celui-ci, je vous félicite de vous être fait présenter ici. Mademoiselle Maria peut former un jeune homme mieux qu’une duchesse… de la nouvelle cour. — Mais quelque aimable que fût le baron, Paul se laissa, sans regret, enlever à sa conversation par M. Bohëmond de Tancarville, qui, lui tendant la main, l’entraîna dans le boudoir de mademoiselle Maria, où il n’y avait alors personne, les salons n’étant pas encore pleins.

— Que je vous retrouve avec plaisir, lui dit Bohëmond quand ils furent dans le sanctuaire de la danseuse. J’avais pensé à vous pour cette soirée ainsi qu’à tous nos compagnons de voyage dont j’ai pu découvrir l’adresse. Mais j’ai vu, en présentant ma liste à mademoiselle Maria, que vous étiez déjà sur la sienne.

— J’ai toujours à vous remercier du souvenir et de l’intention, dit Paul.

— Eh bien, vous savez maintenant, continua M. Bohëmond de Tancarville, le nom de la femme adorable dont dépend le bonheur de ma vie ; vous voyez si j’ai trop vanté sa beauté, sa grâce et son air de reine.

— Et vous voilà décidé à réclamer l’accomplissement de votre promesse réciproque ?

— Ah ! mon cher ami, il ne s’agit plus de cela. Je suis d’une maladresse à en mourir de dépit, et mes affaires sont bien compromises. Le lendemain de mon retour à Paris, aux termes mêmes de sa promesse, mademoiselle Maria se trouvant libre à mon égard, comme moi au sien, m’a donné un nouveau concurrent, un anglais, un milord Suffolk à qui mes délais ont laissé la carrière ouverte. C’est un concurrent sérieux, celui-ci, et qui n’a pas hésité à offrir sa main avec son cœur. Il doit venir ce soir comme moi chercher une réponse définitive, et après avoir conquis péniblement le consentement de mon père, je me vois menacé de perdre le fruit d’un an de constance sinon de fidélité.

— Heureusement votre cousine est toujours là. Vous ferez la paix avec le grand Mogol.

— Ah ! mon cher ami, voilà justement où je maudis ma destinée. Je n’ai plus le choix. Je me suis pris dans mes propres filets. Au débotté de la diligence, si je puis parler ainsi, j’avais vu Maria. Je la trouvai résolue à me circonscrire rigoureusement dans les termes de notre contrat ; j’eus beau lui dire que sa confiance ne répondait pas à mon ardeur, elle resta inflexible et tout fut rompu entre nous. En sortant de chez elle, tout bouillant de dépit, je m’en allai embrasser mon père et lui déclarer que j’étais prêt à lui obéir. Mon père me reçut comme un autre enfant prodigue, et le lendemain nous allâmes ensemble saluer nos cousines, mademoiselle Éléonore de Rollonfort et sa nièce Laure. En entrant, j’ai d’abord le malheur de marcher sur la patte de Misapour, le chien au nom indien. Misapour pousse des cris épouvantables. Jugez de la mauvaise humeur de la savante Lalla Roukh. Je répare de mon mieux ma maladresse envers le quadrupède favori, en le caressant, moi qui autrefois me faisais un plaisir de taquiner la sotte bête, pour mieux dégoûter de moi sa maîtresse. Misapour me montre les dents et je suis forcé de convenir que je me suis fait là un ennemi mortel. Je me mets alors en frais d’amabilité auprès de ma cousine : je suis gai, sentimental tour à tour ; inutiles efforts, pas un sourire pour moi, réception glaciale. Nous sortons fort mécontents mon père et moi, mon père surtout, qui purge sa bile en me reprochant mon ancienne maladresse et en prenant même le parti du chien Misapour contre son propre fils.

Je l’apaise de mon mieux et je lui dis que j’ai un moyen sûr de charmer ma cousine, ma bonne étoile m’ayant fait rencontrer un illustre général qui revient de l’Inde et dont elle me saura gré de lui procurer la connaissance. En effet, dès le même jour, je me mets en quête du généralissime de la reine Somrou, et je le supplie de se laisser présenter le surlendemain à mesdemoiselles de Rollonfort. M. Mazade y consent, et à l’heure convenue nous partons. Je jouissais d’avance de la surprise que j’allais causer. On nous annonce, nous entrons… je triomphe ! À notre vue un sourire effleure déjà les lèvres de la nièce et de la tante ; mais M. Mazade, sans attendre que j’énumère ses titres et qualités, s’avance le premier vers ces dames. Après un salam très peu oriental, il leur baise la main et leur parle comme s’il les avait vues la veille… mon cher, il les avait connues avant son départ pour l’Inde. Le généralissime de la reine Somrou avait aimé, il y a douze ans, ma tendre cousine, et, qui pis est, il en avait été aimé. Ce titre de généralissime, il était allé le chercher sur les bords du Ganges avec l’espoir de revenir un jour en conquérant auprès de sa belle, et celle-ci n’avait étudié l’indoustani, n’avait appelé son chien Misapour, que parce qu’elle ne désespérait pas de revoir un jour son vainqueur.

— Quel roman ! s’écria Paul.

— Un roman, dites-vous : oui sans doute, mon cher, mais un roman comme ceux de Walter Scott, plus vrai que l’histoire. Ah ! si je n’avais trouvé l’aventure originale, quelle figure j’aurais faite en entendant ces deux amants se parler par tendres allusions et se regarder avec des sourires significatifs, pendant que j’étais occupé à me défendre des attaques rancunières de Misapour qui, ce jour-là, ayant reconquis l’offensive, aurait voulu m’emporter au moins un mollet pour venger sa patte encore un peu boiteuse ! Avec mon caractère, je pris mon parti en brave, d’autant plus que la réception de l’avant-veille ne m’avait pas permis de m’expliquer catégoriquement sur mes intentions. D’ailleurs, M. Mazade se mit à raconter à ces dames mes amours avec mademoiselle Maria, et elles promirent d’unir leurs efforts aux miens pour obtenir de mon père qu’il fît fléchir son préjugé aristocratique en faveur de la violence de ma passion et de la sagesse de celle que j’aimais. Malheureusement ces négociations ne sont arrivées à bien que depuis huit jours, et lorsque je suis revenu tomber aux pieds de Maria, j’ai trouvé, comme je vous l’ai dit, que je n’avais plus d’autres droits sur sa main que ceux que me laisse son indécision entre un établissement en Angleterre et un établissement en France.

En ce moment, quelques personnes firent invasion dans le boudoir et interrompirent la confidence moitié bouffonne, moitié sérieuse, de M. Bohëmond de Tancarville. « Voilà mon nouveau rival, dit-il, et je dois, par courtoisie, aller me faire secouer la main. » En effet, il s’approcha de lord Suffolk. Anglais à la taille haute, à la figure sérieuse, qui estropiait notre langue avec une imperturbable assurance, ne se donnant pas la peine de chercher ses mots ni de revenir sur une bévue. Pendant que les deux rivaux causaient ensemble, mademoiselle Maria entra elle-même, et faisant signe à Paul d’approcher : Messieurs, leur dit-elle, je vous présente M. Paul Ventairon, mon avocat, pour vous prier de vous trouver avec lui, dans ce même boudoir, à la fin de la soirée. Il vous dira à quel moyen j’ai dû avoir recours pour qu’aucun de vous ne puisse me reprocher une injuste préférence. Et après avoir débité ces paroles avec un air un peu théâtral, sentant bien qu’elle avait appliqué un dénouement de théâtre à une des affaires les plus graves de la vie, mademoiselle Maria laissa Paul avec ses deux soupirants pour aller continuer à faire les honneurs de ses salons.

Revenus de leur première surprise, lord Suffolk et M. Bohëmond de Tancarville demandèrent à Paul l’explication de ce qu’ils venaient d’entendre. Paul leur apprit alors ce qui s’était passé entre Maria et lui, en donnant le tour le plus favorable à cette invention, qui parut fort originale à milord Suffolk. Ce noble fils d’Albion, toujours avec le plus grand sang-froid, déclara que mademoiselle Maria était, dans son genre, aussi excentrique que lui dans le sien, car il se piquait de n’être pas comme tout le monde, même en Angleterre, où les types d’humoristes ne sont pas encore épuisés.

Le généralissime de la Begum Somrou, de retour de sa petite excursion, avait été invité par mademoiselle Maria ; il se réfugia dans le boudoir, un peu fatigué de l’attention sérieuse qu’excitait sa présence. Un journal du matin avait justement révélé son arrivée à Paris, et désormais il devait s’attendre à attirer partout la foule sur ses pas, comme l’attira deux ans après le général de Runset-Sing. Après avoir échangé quelques paroles avec Paul, il s’empara de son futur cousin, M. Bohëmond de Tancarville, et s’entretint presque exclusivement avec lui, laissant notre jeune avocat faire plus ample connaissance avec lord Suffolk.

Enfin les salons naguère trop pleins commencèrent à se dégarnir ; plus de joueurs aux tables d’écarté, plus d’artistes, plus de diplomates, plus d’hommes de lettres ; les derniers plateaux de glaces et de sorbets retournaient presque intacts à l’office, et mademoiselle Maria Balai, entrant dans son boudoir, n’y trouva plus que lord Suffolk et Bohëmond de Tancarville avec Paul Ventairon.

— Eh bien ! Paul, dit-elle, remettez à l’un de ces messieurs le papier qui doit faire de moi la femme fidèle et soumise de celui à qui le sort m’a destinée.

Tous les trois suivirent des yeux, avec émotion, la main de Paul ; mais, ô désappointement… — J’ai égaré mon portefeuille ! dit-il.

— Est-il possible ! s’écrièrent à la fois lord Suffolk, Bohëmond et Maria. Paul eut beau chercher…… Rien.

— Eh bien ! dit Bohëmond, tirons nous-mêmes au sort.

— Non pas, reprit lord Suffolk, le portefeuille doit se retrouver, et je parie quatre mille livres sterling, si vous voulez bien les tenir, monsieur Bohëmond, que je suis plus heureux que vous. Je vous préviens que je ne suis pas moins heureux en gageure qu’en amour.

— Quatre mille livres sterling ! Cent mille francs ! dit Bohëmond. Perdre cent mille francs et mademoiselle Maria ! Non, milord. Je consens à attendre que le portefeuille se retrouve.

— Heureusement, dit Paul, je me rappelle toutes les maisons où je suis allé aujourd’hui, et le numéro du cocher qui m’a conduit ici à l’heure du dîner.

— Demain, dit milord, je ferai afficher dix mille francs de récompense pour celui qui vous rapportera le portefeuille. Contenait-il de plus fortes valeurs ?

— Non certes, milord, c’est un portefeuille d’avocat sans cause et qui ne vaut pas dix francs.

— J’espère donc bien, dit milord, qu’on vous le rapportera pour dix mille francs… Monsieur de Tancarville, je renouvelle l’offre de ma gageure.

M. de Tancarville ne renouvela que son refus.

Conclusion. La séance fut levée et le dénouement de ce singulier mariage fut reculé jusqu’à ce que Paul eût retrouvé son portefeuille.




CHAPITRE XIII,


Où Paul perd sa réputation de sagesse auprès de sa future, et où la vertu d’une danseuse reçoit sa récompense.




Behold, there stand the caskets, noble prince :
If you choose that where I am contain’d,
Straight shall our nuptial rites be solemnized ;
But if you fail, without more speech, my lord
You must be gone from hence immediately[18].

Shakspeare. The Merchant of Venice.


Paul se mit en route, à la recherche de son portefeuille, et sa seconde visite le conduisit à la pension d’Isabelle. Ce fut madame Duravel qui le reçut. — Je vous attendais, dit-elle ; vous venez chercher le portefeuille que vous avez laissé tomber hier dans la cour, et qu’une de ces demoiselles a ramassé. J’espère que vous ne m’en voudrez pas si je l’ai ouvert, pour tâcher d’y découvrir par quelque adresse de lettre à qui il pouvait appartenir ; mais je ne vous garantis pas que vos secrets aient été religieusement respectés par l’espiègle à qui vous devez cette restitution…. Cependant il est une lettre dont le cachet est resté intact, ajouta l’institutrice avec une petite moue à la fois sévère et ironique.

Paul se souvint qu’avec le papier sous enveloppe, le portefeuille contenait le premier billet par lequel la danseuse l’invita à dîner.

Allons ! pensa-t-il, me voilà mis à l’index de la pension parce que la scrupuleuse madame Duravel suppose que j’écris des billets doux à mademoiselle Maria Balai et que j’en reçois d’elle. La célébrité de ce nom a franchi la porte du pensionnat ; voyons jusqu’à quel degré je me suis compromis dans la bonne opinion de la grave matrone, et faisons-lui une confidence qui me justifie.

— C’est justement ce pli cacheté, dit Paul, qui m’a fait apercevoir que j’avais égaré mon portefeuille. Il n’y a qu’un nom sous cette enveloppe, mais c’est le mot d’une énigme qui décidera de la destinée de trois personnes lorsqu’il sera connu.

— Mais le mot de cette énigme, vous le connaissez, vous, monsieur Paul ?

— Non, madame, et cependant c’est moi qui l’ai écrit.

— Autant dire oui et non.

— Oui et non en effet. C’est une histoire qui a bien amusé ma tante et que je veux vous conter, madame.

— Pardon, monsieur Paul, mais sans pousser la dignité d’institutrice jusqu’à un ridicule rigorisme, permettez-moi de vous demander si je puis écouter dans le salon d’une pension de demoiselles une histoire dont une danseuse de l’Opéra est l’héroïne, à en juger par les noms écrits de votre main, pour servir de suscription à cette lettre…

— Fort bien, se dit Paul, j’ai contre moi un janséniste en jupe, mais peut-être n’est-ce qu’une ironie ; continuons. Et il raconta l’histoire de mademoiselle Maria comme la chose la plus simple du monde, en appuyant beaucoup sur la réputation de vertu de sa compatriote ; mais plus il célébrait les bonnes mœurs de la danseuse, plus madame Duravel se disait tout bas que notre jeune avocat la régalait d’un roman de sa façon. On sait que s’il est un lieu au monde où l’on ne puisse pas croire à la sagesse des actrices, c’est dans un pensionnat de demoiselles. Paul comprit qu’il aurait plus que jamais besoin des bons offices de son ami don Antonio de Scintilla, et il ne remporta pas son portefeuille avant d’avoir été lui rendre une visite. Le grave maître d’espagnol ne put s’empêcher de sourire des soupçons de madame Duravel, et promit de se faire garant à l’occasion de la bonne conduite de notre jeune avocat, sinon de celle de la danseuse dont il n’était pas aussi sûr. « J’ajouterai même, mon cher Paul, dit-il, au risque de faire un peu le mentor, que le salon d’une princesse de théâtre n’est pas précisément celui que je voudrais voir fréquenter à un stagiaire. Les coulisses sont encore plus dangereuses, et si vous m’en croyez, votre curiosité une fois satisfaite, cherchez ailleurs vos premiers clients. »

Ces conseils furent donnés avec une si franche cordialité, que Paul les prit en fort bonne part, quoiqu’à son âge on ne subisse pas des amitiés si prêcheuses. Mais où ferait-on de la morale si on n’en faisait pas dans une maison d’éducation ? se dit-il. Il alla donc sans scrupule apprendre à mademoiselle Maria Balai que son portefeuille était retrouvé, et de là il rentra chez sa tante, qui rit de bon cœur avec son neveu de la grimace pudique de madame Duravel et des sermons que lui avait valus la connaissance d’une danseuse.

Trois jours après, le boudoir de mademoiselle Maria réunit de nouveau lord Suffolk, M. Bohëmond de Tancarville et Paul Ventairon, qui remit enfin le papier fatidique à la bayadère arlésienne. Cette fois encore lord Suffolk proposa son pari de quatre mille guinées ; il y tenait en véritable Anglais. Avant que le sort eût parlé, M. Bohëmond de Tancarville eut la bonne inspiration de persister dans son refus ; le sort avait décidé que Mion Escoube ou Maria Balai serait milady Suffolk. Le pauvre Bohëmond s’éloigna de fort mauvaise humeur avec l’unique consolation de n’avoir pas perdu le même jour cent mille francs et la femme dont il était ou se croyait amoureux. L’assurance avec laquelle lord Suffolk avait renouvelé sa gageure lui fit soupçonner probablement que Paul s’était entendu avec lui, car il ne rencontra plus celui-ci sans lui rendre son salut d’un air de froideur et de rancune.

Le premier mouvement de lord Suffolk fut de demander une plume, de l’encre et du papier. Il rédigea lui-même la nouvelle de son prochain mariage avec la circonstance du pari refusé, afin de l’envoyer par le courrier du lendemain au Morning-Post. Selon l’usage anglais, il eut soin de ne mettre que les initiales des personnes nommées dans l’article, espérant bien que la sagacité des lecteurs habituels de la presse de Londres le reconnaîtrait dans cet épisode de sa vie excentrique.




CHAPITRE XIV.


Détails d’un ménage comme on en trouve quelques uns à Paris. — Fêtes de l’hiver et bal masqué de l’Opéra, où notre jeune avocat se conduit en noble paladin, et le noble Bohëmond en bavard déloyal.




Je ne puis souffrir que vous osiez noircir sa réputation. Je suis aussi trop discret pour vous dire le reste. En achevant ces mots, il rompit en visière à toute la compagnie et se retira, d’un air qui me fit juger que cette affaire pourrait bien avoir de mauvaises suites. Mon maître, qui était assez brave pour un seigneur de son caractère, méprisa ces menaces. « Le fat! s’écria-t-il en faisant un éclat de rire : les chevaliers errants soutenaient la beauté de leurs maîtresses; il veut, lui, soutenir la sagesse de la sienne ; cela me paraît encore plus extravagant. »

Gil Blas.


Malgré la protection de don Antonio de Scintilla, Paul fut forcé de s’avouer que madame Duravel ne lui faisait plus si bon visage depuis qu’il était atteint et convaincu d’être le confident d’une déesse de l’Opéra. Isabelle, cette belle mais sage pensionnaire, semblait aussi avoir appris que son cousin n’était plus ce merveilleux sir Charles Grandisson que la vertueuse institutrice croyait seul digne de son élève chérie. Don Antonio, toujours tolérant envers son jeune ami, ne lui épargnait pas toutefois ses conseils. On concevra facilement que Paul finit par trouver qu’il était un peu ennuyeux d’aller recevoir des leçons plus ou moins directes dans un pensionnat de demoiselles. Il ne cessa pas d’adorer Isabelle, mais comme les dévots d’Isis adoraient leur déesse, en franchissant rarement la porte du sanctuaire ; son imagination la plaça sur un piédestal exhaussé, la couvrit d’un voile de respect, et, se bornant aux pratiques obligatoires du culte, il attendit assez patiemment que sa chaste divinité daignât s’humaniser un peu avec son adorateur.

Madame Babandy, persuadée des excellentes intentions de son neveu, par caractère comme par position, ne pouvait que l’excuser de ce qui aurait paru une coupable indifférence à une mère chargée plus immédiatement du bonheur de sa fille. Bien mieux, Odille, qui depuis dix ans passait sa vie à chercher des distractions devenues pour elle une habitude, n’était pas fâchée d’avoir dans son neveu un cavalier qui l’accompagnait partout où elle espérait trouver à s’étourdir au milieu d’un monde frivole. M. d’Armentières n’avait perdu aucun de ses droits ; mais avec son neveu, madame Babandy ne dépendait plus exclusivement du bras de son unique cavalier, et pouvait se laisser bouder sans craindre d’être seule ou de subir un protecteur étranger que la société, toujours portée aux pensées mauvaises, n’eût pas manqué de métamorphoser en nouvel amant de la jeune veuve ; or, plus elle avait été imprudente avec son obligeant cousin, plus jusque là elle avait mis de réserve dans ses autres liaisons.

La politique de madame Babandy envers M. d’Armentières allait un peu plus loin que ce calcul du moment. Malgré les petits nuages qui passaient de temps à autre sur leur amitié, elle lui était attachée plus qu’à personne au monde, s’habituant à le considérer comme le second mari que la médisance lui avait imposé, plutôt qu’elle ne l’avait choisi ; mais il était accepté par elle comme pouvant lui rendre l’honneur et le rang d’une femme mariée le jour où les preuves authentiques de la mort de Maurice lui permettraient de changer de nom.

C’était donc autant pour lui que pour elle-même qu’elle était fîère de n’avoir aucune tache dans sa vie, car M. d’Armentières était le seul homme qui pût savoir combien on l’avait faussement calomniée. Il était assez singulier peut-être que de cette espèce de dépendance si long-temps exclusive ne fût pas né un sentiment plus tendre, et que la cousine et le cousin, d’un commun accord, vécussent avant le mariage comme beaucoup d’époux vivent après, le mari jouissant de toute sa liberté, la femme seule fidèle à l’article du Décalogue qui la concerne ; mais il en était ainsi. À ceux qui pourraient prétendre qu’avec toute sa sagesse madame Babandy devait trouver bien froide l’amitié d’un homme qui tous les six mois renonçait à se marier, depuis douze ans, afin de rester en quelque sorte toujours disponible pour elle, nous ferons observer que la veuve calomniée devait lui savoir quelque gré de vouloir bien lui laisser l’estime d’elle-même, puisque le monde était décidé à lui refuser la sienne. Quant aux suppositions du genre de celles de M. Bohëmond de Tancarville, nous ne saurions nous y arrêter ; M. Bohëmond, comme tous les fanfarons de vices, étant une de ces mauvaises langues qui ne sauraient faire autorité dans aucun cas.

De son côté, M. d’Armentières ne pouvait voir, sans un peu de jalousie, que Paul eût conquis en quelques jours presque autant d’influence que lui, après des années d’un loyal sigisbéisme ; car ce mot, emprunté aux mœurs italiennes, nous semble assez bien rendre son service désintéressé auprès de la veuve de son cousin. Il n’avait garde de le témoigner trop clairement, mais il était facile de s’en apercevoir à son humeur, et plus d’une fois madame Babandy eut à discuter des exigences qui lui auraient paru tout au plus raisonnables s’il avait joui légalement des droits de mari. Par exemple, un jour, M. d’Armentières se permit de ne pas approuver l’intention déclarée par madame Babandy de faire de Paul son gendre. Il avait des objections contre ce mariage : quelles étaient donc ces objections ? il ne le disait pas, mais il promettait de s’expliquer plus tard, et en attendant il trouvait imprudent d’autoriser de trop fréquentes entrevues au pensionnat. Il blâmait à cette occasion la faiblesse de madame Babandy, qui avait si facilement abandonné sa fille à la direction de madame Duravel, et se plaignait à elle de n’être jamais reçue qu’avec une injurieuse défiance par cette institutrice. Sur ce dernier chapitre, madame Babandy répondait que M. d’Armentières savait mieux que personne les embarras de sa position ; mais quant à ce qui regardait le mariage d’Isabelle et de Paul, elle éludait toute espèce de réponse, ne voulant pas blesser M. d’Armentières, et ayant de tout temps fait la réserve mentale qu’alors même qu’elle deviendrait madame d’Armentières, elle ne condamnerait pas sa fille à dépendre de son beau-père. À ses yeux, cette tutelle ne devait jamais être imposée malgré eux aux enfants d’un premier lit. Que ce soit la faute des enfants ou celle du beau-père, il est bien rare, disait-elle, que l’autorité de la famille ne finisse point par paraître une usurpation d’abord, pour devenir peu à peu une tyrannie.

Du reste, ces variations dans l’humeur de M. d’Armentières et ses demi-explications n’inquiétaient pas madame Babandy, qui n’y voyait que les préambules d’une proposition nouvelle de mariage ; car depuis quelque temps M. Théodose lançait volontiers dans la conversation les phrases bien connues des jeunes gens qui approchent de la quarantaine : Il faut cependant faire une fin ; — ou — on ne peut pas toujours vivre seul. En un mot, les bouderies de M. d’Armentières, ses plaintes, sa jalousie de Paul, ses taquineries, son opposition, etc., étaient prises en très bonne part, et madame Babandy interprétait tout cela comme l’expression d’une patience poussée à bout par dix ans d’attente et de délais. Or, cette fois, Odille pensait aussi que dix ans de constance méritaient une autre réponse que celle qu’elle avait faite dans le temps à son cousin ; elle aussi, était décidée d’en finir, et puisque M. Mazade lui-même était convaincu de la mort de son mari, elle avait consulté un homme de loi qui s’était chargé de faire toutes les enquêtes nécessaires pour constater cette mort. Renonçant à sa première idée, qui avait été d’avoir une entrevue avec M. Mazade, madame Babandy avait prié l’homme de loi de le voir. C’était donc aussi pour elle user des derniers jours de son indépendance que de substituer quelquefois le bras de son neveu à celui du cousin qui pouvait, avant l’expiration d’une année, devenir son légitime seigneur et maître.

Quant à Paul, il jouissait de sa faveur sans s’inquiéter des petits calculs auxquels il en devait une partie : sa tâche de cavalier servant lui paraissait d’autant plus facile, que son accès de misanthropie n’avait pas duré plus d’un jour, et qu’il avait bientôt partagé les goûts de sa tante pour la danse, la musique et le spectacle. L’hiver de cette année fut brillant à Paris. Ce n’était pas seulement à la cour et chez les ministres, chez les courtisans et chez les banquiers, mais encore chez les artistes et les hommes de lettres, qu’il y avait chaque semaine une fête nouvelle. À voir cette succession de galas, de banquets, de concerts et de bals, les esprits chagrins étaient réduits à dire que Ninive dansait sur le bord de sa tombe entr’ouverte ; mais Ninive écoutait à peine ces sinistres prophéties, Ninive souriait au nom de Jonas depuis qu’on le lui avait montré sur ses théâtres avalé par une baleine de carton et de toile peinte. Vainement l’émeute avait poussé ses premiers hurlements et jeté ses premières pierres, vainement l’approche du fléau asiatique avait été proclamée dans une feuille officielle ; Ninive voulut épuiser jusqu’à la lie la coupe de sa folle ivresse, et courir avec la même insouciance au moins jusqu’à son quarantième jour. Entre autres fêtes de cet hiver, Paul accompagna sa tante à ce bal du premier ministre qui effaça les bals les plus vantés des premiers jours du Consulat, alors qu’oubliant la tourmente révolutionnaire, la société de Paris saluait avec une sorte de frénésie le retour de l’antique gaieté française. Il vit les soirées de madame la comtesse d’Ap**, celles de M. Pa**, les bals déguisés de M. A. D***, etc., etc. ; bref il fut partout. Mais son carnaval n’eût pas été complet s’il n’avait connu aussi la monotone procession des bals masqués de l’Opéra. Il prit donc deux billets pour le quatrième samedi et y alla avec madame Babandy, qui s’était fait faire un domino blanc des plus coquets. Après un ou deux tours dans la salle et le foyer, la tante et le neveu s’assirent dans une loge où M. d’Armentières vint les rejoindre. La chaleur était étouffante ; madame Babandy fut forcée de détacher son masque et le tint à la main. En ce moment Paul vit sortir de la loge vis-à-vis, un domino noir et M. Bohëmond de Tancarville, qu’il avait déjà coudoyés sous le passage de la première galerie ; il lui sembla que le domino noir lui faisait un signe avec son éventail. Il demanda la permission à madame Babandy de la quitter et alla se promener dans le corridor. Il y fut bientôt rejoint par le domino noir qui abandonna en le voyant le bras de son cavalier et prit le sien, en lui disant à l’oreille :

— Je te cherche depuis trois samedis, et je parlais de toi tout à l’heure.

— Tu me connais donc, beau masque ?

— Un peu, et je désire te connaître davantage ; mais éloignons-nous et perdons de vue ce méchant bossu.

— Que t’a-t-il donc fait ?

— Il n’a jamais voulu me donner ton adresse.

— C’est à moi de lui en vouloir.

— Peut-être, car je prétends te rendre infidèle.

— Si tu veux me parler de ta voix naturelle et ôter ton masque, je crains bien en effet pour mon cœur.

— Tu me crois donc jolie ?

— Oui, à en juger par ces pieds mignons et ces doigts effilés. (Le domino venait d’ôter un de ses gants.)

— Pour être franche avec toi, la dame dont je suis jalouse a un visage plus régulier que le mien, mais je suis plus jeune, c’est un avantage ; ensuite je n’aimerai que toi, et vous êtes deux pour l’autre.

— De qui veux-tu parler ?

— De qui ? de la dame que tu partages avec M. d’Armentières.

— Adieu, je vois que tu ne me connais pas, ni elle non plus.

Et Paul laissait là le domino noir. Le domino s’attacha à son bras en continuant :

— Si on m’a trompée, tu ne dois en vouloir qu’à celui qui m’a répété encore tout à l’heure ce que je viens de te dire.

— Ah ! c’est M. de Tancarville qui t’a dit cela, fort bien ; c’est à lui que j’en demanderai l’explication.

— Si tu veux le punir, contente-toi de m’enlever à lui. Voilà trois samedis qu’il doit toujours m’apporter ton adresse ou t’emmener ici, et qu’il y vient seul en se disant fort amoureux de moi.

— T’a-t-il vue et sait-il qui tu es ?

— Pas plus que toi.

— Ce n’est pas assez pour que je sois sûr d’avoir la préférence. Je veux pouvoir lui dire que je t’ai vue et que je sais qui tu es.

— Volontiers, mais à la fin du bal… qui finira pour nous quand tu voudras.

— Je ne suis pas tout-à-fait libre de sortir encore, dit Paul qui éprouvait quelque curiosité après tant d’avances.

— Eh bien, donne-moi ton adresse, je t’enverrai la mienne demain… Ah ! voilà justement le maudit bossu qui nous a retrouvés ; évitons-le.

— Au contraire, s’il a des droits sur toi, il est juste qu’il les fasse valoir. Puisque nous ne t’avons vue ni l’un ni l’autre jusqu’ici, les chances sont égales entre nous.

Cependant Paul se laissait emmener dans une autre direction par le domino noir, mais trop lentement pour être perdu de vue si quelqu’un désirait les suivre ; enfin, dans un coin du corridor où la circulation était plus facile, il s’arrêta et tourna la tête s’attendant à trouver Bohëmond de Tancarville sur ses talons. En effet Bohëmond était là !

— Beau masque, dit celui-ci, je suis toujours à tes ordres.

— Je ne suis plus seule, répondit le domino, et je te remercie.

— As-tu donc déjà gagné le pari que nous avons fait ensemble ?

— Si je ne l’ai pas gagné je le gagnerai ; ainsi laisse-nous.

— Quel pari ? demanda Paul en fronçant le sourcil.

— Celui de vous rendre infidèle à la dame que vous accompagnez ce soir.

— Savez-vous qui est cette dame, monsieur, vous qui vous permettez d’en parler si légèrement ?

— Eh parbleu ! c’est madame Babandy.

— Et savez-vous aussi que je suis son neveu ?

— Son neveu ! voilà qui est plaisant ; mais en effet la place du cousin était déjà remplie…… Entre vous les choses se passent donc en famille ?

— Monsieur Bohëmond de Tancarville, vous êtes un impertinent, et je vous apprendrai à vous exprimer avec plus de réserve.

— Monsieur, vous me rendrez raison de ce propos.

— Je crois être l’offensé, monsieur, mais c’est ce que nos témoins décideront si vous voulez bien le permettre ; et comme il paraît que vous ignorez mon adresse, la voici……

La foule grossissait autour des acteurs de cette querelle, et ils se séparèrent, Paul emmenant le domino noir qui tremblait d’émotion.

— Êtes-vous réellement seule ici ? lui demanda notre jeune avocat.

— Seule, et je n’y étais venue que pour vous… malheureuse que je suis d’avoir ainsi provoqué une pareille scène ! quels remords pour moi si vous ne me promettez pas qu’elle n’aura pas de suites sérieuses !

— Ne vous reprochez rien, madame, et croyez que vous êtes très innocente de ce qui vient de se passer. Je sais que M. de Tancarville ne cherchait qu’une occasion de se venger d’un véritable complot qu’il m’accuse d’avoir tramé contre lui d’accord avec un lord anglais. Tout s’expliquera, rassurez-vous ; et surtout excusez-moi si je suis forcé d’aller rejoindre la parente avec qui je suis venu cette nuit au bal.

— Adieu donc ! dit le domino noir ; j’aperçois justement une amie qui me reconduira dans sa voiture, et que je reconnais au ruban orange qu’elle a attaché à son costume en signe de ralliement. Adieu, vous recevrez de mes nouvelles.

Paul rentra dans la loge de sa tante, où il éluda de son mieux les questions qui lui furent adressées sur le domino noir qu’Odille avait vu à son bras.




CHAPITRE XV,


Où il est prouvé qu’un duel ne prouve rien.




There all have kindness, most relief, — for some
Is cure complete, — il is the sufferer’s home :
Fevers and chronic ills, corroding pains,
Each accidental mischiefs man sustains.
Fractures and wounds, and wither’d limbs and lame,
With all that, slow or sudden, vex our frame
Have here attendance — here the sufferers lie,
(Where Love and Science every aid apply)
And heal’d with rapture live, or sooth’d by comfort die[19].

Crabbe.


— Lucile, il est six heures ; avertissez, je vous prie, M. Paul, et faites-nous servir le dîner, dit madame Babandy à sa femme de chambre.

— Mais, répondit Lucile, M. Paul ne rentrera probablement pas plus pour dîner qu’il n’est rentré pour déjeuner, et je crois pouvoir maintenant apprendre à madame qu’en sortant ce matin il m’a confié une lettre pour lui être remise, s’il n’était pas de retour avant la nuit.

— Que signifie ce mystère, Lucile ? donnez cette lettre.

La lettre contenait ces lignes :

« Chère tante, il est possible que je ne vous revoie plus : je vous quitte pour une affaire d’honneur. Je compte sur votre amitié pour préparer ma mère aux adieux que je lui adresse dans la lettre laissée par moi dans ma chambre. Et vous, chère tante, Paul vous remercie de vos bontés pour lui. »

On devine l’angoisse dont fut saisie madame Babandy à la lecture de cette lettre.

— Ô ma malheureuse sœur ! s’écria-t-elle, que lui répondrai-je quand elle me redemandera son fils ?

Elle se traîna jusqu’à la chambre de Paul et chercha parmi ses papiers quelque indication du lieu où il était allé se battre, voulant y courir. Deux billets datés de la veille frappèrent d’abord son attention : le premier était d’une écriture de femme, et contenait ce qui suit :

« Si monsieur Paul désire voir le domino noir de cette nuit, il le trouvera toute la journée chez madame Émilie de Bronzac rue Grange-Batelière, no 17. »

Le second billet était tout aussi laconique :

« M. Bohëmond de Tancarville attendra demain matin mardi M. Paul Ventairon, à la barrière d’Auteuil, avec deux pistolets et un témoin. »

Ô nuits funestes ! tels sont souvent vos fruits pour l’imprudente jeunesse : un rendez-vous d’amour et un rendez-vous de mort.

— Lucile, une voiture, dit Odille ; courons à Auteuil, que j’embrasse une dernière fois le pauvre enfant de ma sœur, s’il vit encore ; ou que ce soit moi du moins qui l’enveloppe de son linceul.

— Où voulez-vous aller sur de pareils indices, madame ? et d’ailleurs pourquoi mettre les choses au pire ? dit Lucile dont l’imagination était plus calme ; les mauvaises nouvelles ne se font pas si longtemps attendre ; si M. Paul était mort, on serait déjà venu vous l’apprendre. Espérons qu’il n’est que blessé, ou peut-être même ce duel n’aura pas eu lieu et se sera converti en un déjeuner, comme la fameuse rencontre de M. Adolphe, le fils de la dame du second.

— Une voiture, vous dis-je, Lucile, je ne saurais résister à mon inquiétude !

À peine madame Babandy prononçait-elle ces derniers mots, que le domestique vint lui annoncer qu’un étranger, un Anglais, désirait lui parler, et disait venir de la part de M. Paul. Madame Babandy se rendit au salon toute tremblante. Cet Anglais était lord Suffolk.

— Rassurez-vous, madame, dit-il ; M. Paul est blessé, mais non mortellement.

Lord Suffolk avait été le témoin de Paul, et il offrit à madame Babandy de l’accompagner si elle persistait à aller le voir ; — mais, ajouta-t-il, il serait plus sage d’épargner au blessé une émotion qui peut lui être nuisible : on l’a transporté dans la maison de santé du docteur Terence Valésien. Je serais venu plus tôt vous donner des nouvelles de ce combat, comme M. Paul me l’avait bien recommandé, si je n’avais voulu conduire d’abord à son chevet le premier chirurgien de Paris. Vous me pardonnerez, madame, j’espère, d’avoir prolongé votre inquiétude lorsque je puis vous dire que M. Dupuytren répond de la vie de M. votre neveu.

Madame Babandy consentit en conséquence à différer sa visite jusqu’au lendemain et dut se contenter d’interroger lord Suffolk sur les causes et les conséquences de cette funeste rencontre.

Lord Suffolk qui avait ses instructions là-dessus, ou qui croyait dire vrai lui-même, attribua le duel à la rancune que M. de Tancarville gardait à Paul depuis son mariage avec mademoiselle Maria Balai, rancune aigrie par leur dispute au sujet d’une dame masquée qui les avait intrigués au bal de l’Opéra.

Paul avait eu la délicatesse d’écarter jusqu’au nom de sa tante de cette querelle, mais la vérité ne resta pas long-temps ignorée d’Odille. Le lendemain, elle se préparait à se rendre à Auteuil ; Lucile, en l’habillant, lui raconta que le matin de très bonne heure, une dame, qu’elle avait reconnue pour l’avoir servie avant madame Babandy, était venue s’informer des nouvelles de M. Paul, et que, dans le premier mouvement de son trouble en apprenant l’issue du duel, cette dame s’était accusée d’être la cause de ce malheur par son imprudence à redire un propos méchant de M. de Tancarville sur madame Babandy. Ce propos, la charitable femme de chambre avait voulu le savoir, dans l’intérêt de sa maîtresse. Madame de Bronzac, car c’était elle, un peu moins réservée avec Lucile qu’avec ses compagnons de la diligence, l’avait répété mot pour mot, et Lucile le répétait elle-même, sans égard pour sa maîtresse, pour montrer combien cet excellent M. Paul était dévoué à sa tante. Quel bonheur pour une femme de chambre de pouvoir se récrier en pareille circonstance sur la malignité de certains hommes, et sur l’horrible abus qu’ils font de la langue que Dieu leur a donnée, tantôt pour séduire une pauvre femme, tantôt pour la calomnier !

Lucile put se livrer à toute l’énergie de son indignation, devant madame Babandy, sans être interrompue. Accablée de ce qui lui était raconté sur la vraie cause du duel de Paul, s’accusant d’avoir mis en danger la vie du fils de sa sœur, sentant plus amèrement que jamais l’injustice du monde à son égard, mais sans pouvoir se dissimuler qu’elle avait peut-être trop facilement pardonné à ce monde cruel, et accepté un peu légèrement son injurieuse indulgence, à condition qu’il ne la repousserait pas de ses frivoles plaisirs, Odille ne put résister à la lutte de ses émotions. Elle s’évanouit pendant que Lucile déclamait encore. Il fallut la transporter dans son lit ; elle y demeura près de six semaines avec une fièvre nerveuse, dont, plus d’une fois, les crises alarmèrent son médecin.

Dans ses douleurs les plus vives, madame Babandy s’inquiétait bien plus de son neveu que d’elle-même. Chaque jour elle envoyait demander un bulletin de son état. Heureusement Paul, à moins d’être chez elle, n’aurait pu recevoir des soins plus assidus que dans la maison de santé où le hasard l’avait conduit. En sortant le matin pour se rendre sur le pré, plein de confiance dans la justice de sa cause, comme les paladins des temps héroïques, vengeurs officiels de l’honneur des dames, il était allé réveiller lord Suffolk pour le prier de lui servir de second. Ce jeune lord, avec toute son originalité, était, au gré de Paul, le plus chevaleresque de ses nouveaux amis, de ceux de son âge du moins ; car il ne pouvait aller proposer une partie semblable ni au grave don Antonio de Scintilla, qui lui eût fait probablement un sermon sur le duel, comme sur l’amitié des danseuses ; ni au général Mazade, à cause de ses préventions connues contre sa tante ; ni à son camarade Farine de Joyeuse-Garde, qui aurait fait un article sur l’événement dans quelque petit journal. Lord Suffolk avait été enchanté de la préférence, d’autant plus qu’il n’était pas fâché d’observer sur le terrain le vaillant Bohëmond de Tancarville, naguère son rival, et avec lequel, par conséquent, il avait quelquefois rêvé qu’il échangerait personnellement une balle ou un coup d’épée. Le descendant des anciens preux de la Normandie attendait son adversaire de pied ferme ; trois mois d’exercice au tir de Lepage le rassuraient complètement sur les suites du combat occasionné par sa médisance perfide et sa bourgeoise jalousie. Un ex-garde du corps était avec lui. Les témoins ayant réglé les distances, Paul tira le premier, mais sans atteindre Bohëmond, qui, plus adroit et plus rapproché de six pas, lui logea sa balle dans le bas-ventre. Il faut rendre cette justice au vainqueur de cette triste rencontre ; quand Paul tomba, il courut à lui ainsi que son témoin, et ils aidèrent lord Suffolk à transporter le blessé chez le docteur Térence Valésien, M. Bohëmond déclarant, à plusieurs reprises, qu’il était désolé d’avoir si bien visé.

Le docteur Térence Valésien, déjà mentionné épisodiquement dans la première partie de cette histoire, s’était dit, quelques années auparavant, que les infirmités de la vieillesse n’épargnent pas toujours les médecins et les chirurgiens. En homme amoureux de son art, et voulant le pratiquer jusqu’à son dernier jour, il avait augmenté peu à peu les bâtiments de sa résidence d’Auteuil, jusqu’à ce qu’elle pût être convertie en une maison de santé. Lorsque le docteur y fit placer son enseigne, il déclara à madame Héloïse Valésien, sa femme, que désormais il n’irait plus en ville visiter ses clients, et que ceux qui voudraient être guéris ou opérés par lui, seraient prévenus qu’il logeait et nourrissait tous ses malades. — Ma chère amie, ajouta-t-il avec un ton de galanterie conjugale un peu sardonique, vous ne vous plaindrez plus que je vous laisse seule des journées entières, et en même temps je ne vous imposerai pas l’éternel tête-à-tête d’un vieux mari, car vous présiderez à la table de nos convalescents, et je suis bien persuadé, en termes d’hôpital, que ceux-ci ne seront pas pressés de demander leur exeat. Madame Héloïse Valésien fit, en effet, les honneurs de la maison de santé avec une grâce qui ajouta quelque chose peut-être à la réputation de son mari ; on trouvait, d’ailleurs, chez le docteur Valésien, une cuisine fort bien dirigée ; le vin surtout était excellent. Le docteur exerçait sa profession en conscience, n’ordonnant la diète et les tisanes qu’en citant ses auteurs, sans aucun calcul de lésinerie. Il n’avait point de répugnance à admettre ses confrères auprès de ses pensionnaires, et les invitait même volontiers à diner ; bref, c’était un septuagénaire fort aimable, qui riait volontiers, quoique quelques personnes l’accusassent, s’il faut tout dire, d’être ce qu’on appelle un faux bonhomme, dont la gaieté goguenarde plaisait surtout aux vieux garçons et aux vieilles filles. Il avait conservé le goût des expériences chimiques et de l’anatomie comparée, disséquant plus que jamais les animaux, depuis que l’âge ayant privé ses mains de leur souplesse et de leur dextérité, il s’abstenait consciencieusement de toute opération sur l’homme.

Dans cette retraite qu’il s’était ainsi ménagée au déclin de sa vie, le docteur Valésien quittait aussi quelquefois les armes de l’arsenal chirurgical, pour prendre la plume et rédiger des mémoires anecdotiques dont quelques lectures confidentielles préparaient le succès. Chaque nouvel hôte de sa maison était interrogé par lui avec une curiosité qui eût paru bien minutieuse, si les médecins n’avaient l’art de persuader à leurs malades qu’ils ne doivent rien ignorer de leur histoire pour connaître leur tempérament. Les duels n’étant pas la partie la moins dramatique des mémoires d’un médecin, le docteur Valésien ne négligea pas de confesser Paul sur tous les incidents qui avaient précédé sa rencontre avec M. de Tancarville ; il écouta avec un intérêt marqué toutes les confidences du blessé, et, sans s’expliquer autrement, hocha plus d’une fois la tête avec son air d’ironie accoutumé, comme s’il eût trouvé la cause du combat bien légère ; mais Paul ne vit dans ce hochement de tête expressif que la désapprobation habituelle de tous les vieillards, dont la sagesse ne comprend pas qu’une balle soit un argument. Du reste le docteur Valésien prouva que son nouveau pensionnaire l’intéressait réellement ; il mit à son service la garde la plus intelligente, assista à tous les pansements de sa blessure, et exigea qu’on lui rendît compte des moindres symptômes à toute heure du jour et de la nuit. Les amis de Paul, témoins de toutes ces attentions, le félicitaient d’avoir été providentiellement conduit chez un docteur à la fois si habile et si complaisant. Tous ceux dont il avait donné les noms avaient été religieusement avertis de l’événement par une note écrite de la main de M. Valésien. Don Antonio de Scintilla et le général Mazade étaient accourus des premiers, et ils se montrèrent aussi les plus assidus. Don Antonio moins froid qu’il le paraissait, passa plusieurs nuits au chevet de Paul et oublia complétement son habitude paternelle de lui faire des remontrances amicales. Il venait assez souvent le visiter le soir, parce que, disait-il, une partie de sa journée était prise par les leçons qu’il s’était insensiblement laissé aller à donner dans le pensionnat pour faire plaisir à madame Duravel. Le docteur Valésien eut bientôt distingué cet ami de Paul entre tous les autres. Ils avaient ensemble des conversations fort animées sur la médecine des colonies, et Paul découvrit que sans avoir étudié dans une école ni en Espagne, ni en France, le colon philosophe ayant été propriétaire d’une ou de plusieurs habitations cultivées par des noirs, avait cru de son devoir d’étudier leurs maladies, afin de leur porter au besoin les premiers secours de l’art. Selon le docteur Valésien, don Antonio de Scintilla était dans son genre un empirique de quelque mérite, et un observateur plein de sagacité. Sa confiance en lui alla jusqu’à lui lire un chapitre particulier de ses mémoires, qu’il passait toujours en les lisant à ses plus intimes amis.

Parmi ceux qui visitèrent Paul dans la maison du docteur Valésien, ce fut M. d’Armentières qu’il vit le moins souvent. Ce n’était pas chose surprenante ; M. d’Armentières était obligé de partager son intérêt entre le neveu blessé et la tante malade. Peut-être aussi, s’étant presque coudoyé le premier jour avec le général Mazade, la crainte de rencontrer celui-ci pouvait bien expliquer la rareté de ses visites.




CHAPITRE XVI,


Où la tante et le neveu entrent ensemble en convalescence.




Tout ce qu’il pouvait souhaiter était qu’elle ne le trompât point et qu’elle ne lui donnât pas de fausses espérances. Je lui dis encore que si elle n’avait pas la force de l’épouser, ou qu’elle lui avouât qu’elle en aimait quelque autre, il ne fallait pas qu’il s’emportât, ni qu’il se plaignît, mais qu’il devait conserver pour elle de l’estime et de la reconnaissance.

Madame de Lafayette.


Quelque intérêt que nous inspire notre jeune compatriote, le neveu de madame Babandy, nous ne saurions demeurer avec lui plus de six semaines dans une maison de santé, alors même qu’au bulletin quotidien de sa blessure le docteur Térence Valésien ajouterait quelques extraits de ses piquants mémoires, où figuraient de plus illustres malades que le jeune Paul Ventairon. Nous aimons que les épisodes d’une histoire ne soient pas de ces inutiles digressions qui égarent et dépaysent le lecteur au beau milieu d’un récit. Nous nous garderons même de succomber à la tentation de multiplier nos personnages en descendant avec le blessé dans le salon des convalescents, où régnait madame Valésien, qui n’était plus de la première jeunesse mais qui avait encore tous les agréments d’une femme parfaitement conservée aux approches de la quarantaine. Autour d’elle cependant nous trouverions non seulement une jolie nièce de dix-huit à dix-neuf ans, qui l’aidait à faire les honneurs de ce petit temple d’Hygie, mais encore des pensionnaires beaucoup plus occupés d’être aimables que malades, et composant un cercle de fort bonne compagnie. Dans le nombre on remarquait surtout en 1832 ces martyrs politiques du regret ou de l’espérance, ces champions du passé ou de l’avenir qui, avec l’agrément de M. le procureur du roi, faisaient deux ou trois mois de prison dans une maison de santé. Le docteur Valésien recevait avec la même hospitalité les vaincus de tous les partis, se vantant d’être resté un homme neutre, sans mauvaise pointe, au milieu de toutes les discussions pour et contre la révolution de juillet. Son libéralisme philosophique consistait à laisser crier aussi haut qu’ils voulaient ses malades légitimistes et républicains, prétendant, par une sorte de théorie allopathique ou homœopathique, comme on le préférera, qu’il y avait des folies qui ne pouvaient être domptées que par une autre folie. Paul pensa plus d’une fois que le docteur Valésien n’avait pas peut-être tort de traiter de fous ses pensionnaires politiques, tant leur exaltation était bruyante, et il comparait dans certains moments la maison de santé d’Auteuil à la maison d’aliénés fondée à Saint-Remy[20] par un docteur provençal tout aussi savant et non moins original que M. Valésien. Mais quelque violentes que fussent les querelles de ces ardents ennemis du juste-milieu, à peine madame Valésien paraissait-elle dans le salon, d’un commun accord toutes les fureurs s’apaisaient ; on eût dit qu’il n’y avait plus qu’une seule opinion ; c’était à qui aurait le plus tôt mis bas les armes pour placer un mot agréable et mériter un sourire. Tel était l’ascendant de la femme du docteur sur ses hôtes, ascendant qui ne peut être compris qu’à Paris, où déjà même, en 1882, la politique commençait à élever bien haut la voix devant les dames.

On ne pouvait refuser à madame Valésien un tact parfait ; son mari l’avait bien jugée en comptant sur son adresse à présider un salon où chacun entrait comme dans un club de souscripteurs avec le droit payé de se croire chez soi. Lorsque devant ses intimes le docteur, qui, comme tous les grands hommes, avait sa dose de vanité, parlait du bonheur de son ménage, il s’attribuait en partie le mérite d’avoir formé une maîtresse de maison aussi sûre d’elle-même. Cependant, ajoutait-il, je l’ai connue autrefois coquette et romanesque en même temps ; mais j’ai si bien modifié chez elle les protubérances de la coquetterie et de l’imagination, que ses défauts sont devenus des qualités. Le docteur Valésien avait toujours son ancienne manie des études crâniologiques, et il songeait à les appliquer paternellement à l’éducation de sa nièce, jeune personne que ses pensionnaires admiraient plus encore que sa tante, car elle était aussi belle que l’avait jamais été celle-ci et avec vingt-un ans de moins. Personne ne savait d’où venait cette nièce que le docteur Valésien avait un beau matin amenée à son aimable moitié en lui disant qu’elle lui était envoyée par une de ses sœurs de province. Quelques médisants prétendirent dans le temps que c’était la propre fille du docteur ; mais madame Valésien l’avait acceptée comme une nièce, sans question indiscrète ; et, enchantée bientôt de mademoiselle Cœlina, elle l’avait aimée avec un cœur de mère, tout en se montrant plus attentive que jamais avec son mari. S’il y avait un mystère dans cette famille, nous n’avons pu encore le percer à jour, malgré toute notre curiosité d’auteur. Quant à Paul Ventairon, il n’en savait pas plus que ses commensaux, lorsqu’il fut en état de sortir de la maison de santé pour aller enfin embrasser sa tante.

Madame Babandy entrait le même jour en convalescence. Dans l’intervalle le printemps avait succédé à l’hiver ; les marronniers étaient en fleurs, les arbres les plus tardifs étaient revêtus de leurs feuilles, et madame Babandy transporta toute sa maison à son pavillon de Bellevue, où Paul se rendit aussi, encore obligé de soutenir ses pas sur une béquille, mais recouvrant rapidement ses forces et sa gaieté naturelle. Sa tante au contraire semblait frappée d’une langueur au-dessus des secours de l’art, et d’une tristesse que pouvait à peine vaincre par moments la douce influence des plus beaux jours de la fin de mai. Paul ne put s’empêcher de lui en faire l’observation, et madame Babandy lui ouvrit toute son âme : il sut alors qu’elle n’ignorait pas que c’était lui qui avait provoqué M. Bohëmond de Tancarville, et pour quel motif. Elle ne se pardonnait pas le danger qu’il avait couru ; ce duel avait été pour elle comme une de ces épreuves terribles auxquelles la médecine expose les malheureux dont la démence a triomphé des remèdes ordinaires. Son imagination remontant le cours des années écoulées depuis la première catastrophe qui était aussi venue la surprendre au milieu du bonheur et de la sécurité, elle retrouvait tout-à-coup au fond de son cœur tout son deuil d’alors, tout son désespoir, comme si ce qui s’était passé depuis la mort de Maurice avait été un vain rêve, ou une de ces folies aux faux sourires qui ne prouvent que l’excès du malheur. Elle eût revêtu volontiers ses robes de veuve, car il lui semblait que ce n’était que d’hier qu’elle avait perdu à la fois son mari et l’estime du monde. La nuit elle se réveillait en sursaut, et croyait voir près d’elle un fantôme qui lui reprochait de l’avoir si facilement oublié ; le jour elle trouvait dans les paroles les plus simples un double sens et une allusion indirecte qu’elle s’appliquait impitoyablement. Vaincue par la persévérance de cette calomnie trop dédaignée naguère, elle s’abandonnait à une défiance jusqu’alors loyalement repoussée, et se surprenait à penser que M. d’Armentières avait été dans le temps le complice d’une conspiration contre elle ; puis, par une réaction soudaine, se trouvant ingrate envers le seul homme qui l’eût défendue il y avait douze ans, comme Paul aujourd’hui, elle hâtait de ses vœux le moment où elle pourrait lui dire : Je suis à vous ; couvrez-moi de votre nom comme d’une égide, et que ma reconnaissance vous tienne lieu d’amour.

Paul devint le confident de toutes ces contradictions d’une imagination malade, et d’une sensibilité surexcitée ; mais quelle que fût d’ailleurs son antipathie instinctive contre M. Théodose d’Armentières, antipathie dont sa raison n’avait pas tout-à-fait triomphé, il ne pouvait que plaindre la triste Odille, et il convenait à part lui qu’il était temps qu’elle mît un terme à sa situation équivoque par un second mariage. Par malheur on eût dit que ce parent si généreux, ce protecteur si fidèle, éludait toutes les conversations qui auraient pu l’amener à renouveler l’offre faite naguère par lui à la femme que sa générosité même et sa fidèle amitié avaient placée sous sa dépendance. Il parlait plus que jamais de la nécessité de faire une fin ; mais il affectait en même temps de discuter certaines thèses qui indiquaient assez clairement qu’à ses yeux les veuves étaient le pis aller des vieux garçons, et qu’un homme de trente-six ans, âge dont il faisait le sien par parenthèse, quoiqu’il en eût trente-huit, pouvait fort honnêtement prétendre au cœur d’une fiancée de dix-sept à dix-huit ; propositions qu’il retournait parfois en disant ce que Jean-Jacques Rousseau avait déjà dit avant lui, que les femmes de trente ans et au-delà étaient celles qui inspiraient les passions les plus vives aux jeunes hommes de vingt ; ce qui est fort heureux pour les jeunes personnes de dix-sept à dix-huit, dont il est bien prouvé, assurait-il gravement, qu’un trop jeune mari fait rarement le bonheur. Enfin Paul crut faire une découverte qu’il se garda bien de communiquer à sa tante. Madame Duravel ayant daigné conduire Isabelle à Bellevue, pour y passer huit jours auprès de sa mère convalescente, M. d’Armentières parut beaucoup plus attentif, pendant ces huit jours-là, pour la jeune pensionnaire que pour la maman, et ne tint aucun compte des signes d’impatience qu’il provoquait en troublant les promenades solitaires que la sage élève de madame Duravel faisait tous les matins au lever du soleil sous l’allée la plus couverte du jardin. Peut-être Paul eût-il été moins discret envers sa tante s’il n’avait été convaincu du peu de succès de M. Théodose, malgré ses trente-six ans, auprès de sa cousine ; mais dès le second jour de ces vacances anticipées, Paul reconnut que les bons offices de son ami don Antonio de Scintilla lui avaient obtenu le pardon de trois mois de dissipation, et même de ce fatal billet doux, écrit par lui à une danseuse, avec tous les commentaires dont il fut accompagné ; car l’imagination des demoiselles en communauté n’a besoin que d’un nom pour créer tout un roman. Le duel de Paul, sa pâleur, sa béquille de blessé, cette douce magie d’une conversation en tête-à-tête avec accompagnement du chant d’un rossignol qui avait manqué à sa première entrevue, achevèrent pour lui ce qu’avait commencé l’amitié de don Antonio, et la sage Isabelle avoua à son cousin que, quelle que fût son affection pour madame Duravel, elle ne songeait nullement à passer toute sa vie avec elle. En un mot, Paul était dans une sécurité complète quant à ce qui le concernait ; mais il prévoyait que lorsque les papiers attendus par sa tante arriveraient, ils ne suffiraient peut-être plus pour décider de sa destinée.




CHAPITRE XVII,


Où la crédulité du lecteur est mise à l’épreuve par l’apparition d’un revenant.




Yes, all are dreams ; but some as we awake
Fly off at once, and no impression make ;
Others are felt, and ere they quit the brain
Make such impression that they come again ;
For half a day abide some vulgar dreans.
And give our grandams and our nurses themes ;
Others, more strong, abiding figures draw
Upon the brain and whe assert : we saw[21].

Crabbe. Lady Barbara or the Ghost.


À force d’observer sa tante, Paul était parvenu à connaître ses pensées les plus intimes. Elle ne lui disait pas tout, mais elle faisait mieux, elle lui laissait deviner tout ce qui se passait en elle. Il avait la clef de son caractère, le secret de sa situation. Il lui suffisait souvent d’un sourire ou d’un regard de tristesse pour compléter le sens de ses demi-confidences et de ses phrases interrompues, expression de l’inquiétude vague qu’entretenait dans son âme une imagination malade. Cette mélancolie d’une convalescente était devenue pour Paul une espèce d’étude psychologique, et il la suivait comme aurait fait un médecin, avec une pitié réfléchie et une sympathie intelligente ; tantôt s’alarmant de quelque nouveau symptôme qui semblait faire craindre un dérangement de raison, tantôt se félicitant de pouvoir saisir un pronostic plus heureux.

Il y avait quelques jours qu’il était seul avec sa tante à la campagne, madame Duravel étant venue réclamer Isabelle. Odille se leva plus mélancolique encore qu’à l’ordinaire, plus pâle, plus abattue, plus taciturne. Paul attendait avec anxiété sa première parole, n’osant l’interroger. On se mit à table pour déjeuner ; c’était l’heure où arrivaient assez régulièrement les journaux et les lettres quand il y en avait. On apporta en effet le journal, mais seul.

— Quoi ! pas de lettre ! dit Odille.

— Vous en attendiez donc une aujourd’hui, ma chère tante ?

— Non…… oui, reprit-elle avec cette inquiétude qui indique une crainte en même temps qu’une espérance. C’est-à-dire, mon cher Paul, que vous vous moqueriez de moi si je vous apprenais que c’est une apparition qui me fait pressentir que je dois recevoir, par lettre ou autrement, quelque nouvelle étrange, ou du moins la confirmation si longtemps attendue de l’événement qui n’a jamais cessé d’occuper ma pensée depuis douze ans et dont le souvenir s’est tout-à-coup ravivé si fatalement en moi.

— Une apparition ! dit Paul avec surprise.

— Oui une apparition, répéta Odille ; si ce mot vous fait pâlir, jugez de mon effroi, lorsque j’ai vu, ou cru voir peut-être, le tombeau s’ouvrir, comme pour mieux me convaincre qu’il contenait réellement celui qui fut…. votre oncle…. En vérité, Paul, je suis trop émue pour vous faire ce récit dans tous ses détails… Après déjeuner j’aurai plus de courage, et vous m’aiderez à dissiper par votre incrédulité l’illusion funèbre qui me fait douter tour à tour de mes sens et de ma raison.

Paul ne savait que répondre. — Ma pauvre tante, se dit-il, semblait hier un peu mieux et de corps et d’esprit…. Serait-elle aujourd’hui plus mal ?

En ce moment, le jardinier entra dans la salle à manger et remit une lettre à l’adresse de madame Babandy : le facteur l’avait apportée avec le journal, mais maître Julien venait de s’apercevoir qu’elle était restée sur sa table. Madame Babandy se contenta de regarder Paul, lut la lettre et la lui passa pour qu’il la lût à son tour.

— Ne vous semble-t-il pas, mon cher Paul, que cette communication vienne exprès pour me prouver que mon imagination seule a évoqué l’image de celui que je ne dois plus revoir ? Relisez tout haut, je vous prie, cette lettre, car, en vérité, je ne sais plus si je suis éveillée, ou si je continue le rêve qui m’a encore poursuivie après ma vision.

Paul lut tout haut ce qui suit :


À madame Babandy, avenue de Bellevue, n° 12.

« Madame,

» À l’appui du jugement de déclaration d’absence, rendu à votre requête, il y a quelques années, par le Tribunal de 1re instance, je viens d’acquérir la certitude que votre mari, M. Maurice Babandy, a réellement cessé de vivre, et que l’acte de son décès sur le brick la Zéphyrine, fut, conformément à l’article 86 du Code civil, inscrit à la suite du rôle de l’équipage ; lequel rôle fut au débarquement déposé au consulat de la Conception et non à celui de la Havane, par M. Antoine de l’Étincelle, un des passagers qui parvinrent à s’échapper des mains du corsaire, après la prise du brick. Mon correspondant ajoute que copie dudit acte a déjà été faite il y a quelques mois, et doit par conséquent vous être parvenue, ne supposant pas que d’autres que vous aient eu intérêt à la réclamer. Avec la négligence habituelle aux créoles, il oublie de m’en envoyer un double ; mais M. le général Mazade, que j’ai eu l’honneur de voir d’après vos ordres, me confirme avoir obtenu les mêmes renseignements sur les lieux, par un des témoins de la mort de M. Babandy. Agréez, madame, etc.

» Ducrochet, avoué. »


— Vous le voyez, Paul, c’était mon culte pour une ombre, que je prenais pour ce sentiment plus vif et plus tendre qu’un vivant seul peut inspirer. Mais je vous raconterai tout à l’heure ma vision.

En se levant de table, Paul suivit sa tante dans le jardin, et lorsqu’ils furent au milieu de l’allée qui aboutit à la petite porte du kiosque :

— Mon ami, dit Odille, c’est ici, hier soir, que j’ai eu la vision que je veux vous confier. Mais d’abord regardez-moi ; il me semble que je suis calme ; mettez votre doigt sur mon artère ; je n’ai pas la fièvre, n’est-ce pas ? Eh bien, hier soir je croyais être comme aujourd’hui ; lorsque, au lieu de me coucher en même temps que vous, à dix heures, séduite par la beauté du clair de lune, je suis descendue dans cette allée. Je marchais rêveuse et les jeux baissés ; tout-à-coup je relève la tête en entendant un bruit de pas : je vois un homme qui venait à moi, silencieux et les bras croisés. Je m’arrête… il s’arrête… Je reconnais Maurice ; oui, Paul, Maurice vieilli par douze ans d’exil et de vie errante, l’air triste et taciturne, mais Maurice lui-même. Mes forces m’abandonnent, et je tombe évanouie au moment où il me semble qu’il me tendait les bras pour me soutenir. Quand je suis revenue à moi en prononçant son nom, j’ai cru revoir Maurice qui s’éloignait ; j’ai cru du moins entendre ouvrir et puis fermer la petite porte ; mais tremblante et n’osant tourner la tête, sans pouvoir me rendre compte de mes sensations, je me suis traînée jusqu’à ma chambre.

Là, avec une faiblesse d’enfant, je me suis jetée tout habillée sur mon lit… Je n’avais plus qu’une sensation, celle de la peur, cette peur du cauchemar qui paralyse tous nos instincts ; car je ne pensai ni à sonner Lucile ni à vous appeler vous-même à mon secours ; je ne sus que fermer les yeux et me coucher pour mourir, persuadée que le fantôme n’avait ouvert sa tombe que pour m’inviter à y prendre place à ses côtés. Enfin mon angoisse se calma ; je tombai dans un anéantissement qui me sembla en effet le prélude de la mort, et auquel je m’abandonnai avec une sorte de bien-être. Cependant ce n’était qu’un sommeil d’épuisement. Ce sommeil fut bientôt troublé par un rêve, qui me parut le retour de la vision du jardin, mais que je ne saurais, au moment où je vous parle, confondre avec cette première illusion,… si c’était une illusion. Je revis donc Maurice me reprochant de n’avoir pas le courage de supporter sa vue lorsqu’il venait m’apprendre que j’étais libre, et me remettre directement les preuves authentiques de sa mort. En parlant ainsi il me déployait une lettre et un papier…… Vous comprenez maintenant pourquoi j’attendais malgré moi une lettre ce matin quand je me suis réveillée. Néanmoins, mon cher Paul, il faisait jour, et j’avais retrouvé un moment la faculté de réfléchir pour me railler moi-même de ma peur, en me disant que la vision du jardin et le rêve de ma chambre n’ont été qu’un seul et même rêve. J’espérais aussi qu’en revoyant avec vous cette allée où Maurice m’est apparu, je reconnaîtrais moi-même combien mes sens m’ont abusée…. Eh bien, je ne sais pourquoi je frissonne encore comme si je retrouvais l’empreinte réelle des pas du fantôme. Je vous l’avoue, je me sens toute troublée, mon ami ; je subis malgré moi, ici, à la clarté du soleil, je ne sais quelle sensation indéfinissable ; n’est-ce qu’une suite de ma frayeur de cette nuit, ou un pressentiment de ma mort prochaine ?

Paul chercha à rassurer la pauvre Odille par tous les arguments que son imagination et son bon sens purent tour à tour lui suggérer ; mais peu content de ses propres raisons, et jugeant ce rêve ou cette vision comme un cas tout-à-fait pathologique, il vit avec plaisir arriver à son secours le bon et spirituel docteur de Bellevue, qui venait faire sa visite de médecin et d’ami. Quelque complaisant qu’il fût pour les faiblesses des dames, le docteur Deramon n’hésita pas à déclarer que madame Babandy était probablement somnambule, et disserta très agréablement sur ce phénomène. Odille sourit et se laissa presque persuader ; quant à son ordonnance, le docteur ne la rédigea pas ce jour-là en termes scientifiques ; mais deux ou trois parenthèses de son ingénieuse conversation signifiaient clairement que la belle visionnaire ne recouvrerait la santé et ne cesserait de voir des fantômes qu’en cessant d’être veuve.

Probablement, en cette circonstance, le bon docteur de Bellevue et le sardonique docteur d’Auteuil se fussent trouvés parfaitement d’accord, s’ils avaient été appelés tous les deux à rédiger une consultation, alors même qu’ils auraient lu la véridique histoire d’où nous avons extrait l’épigraphe de ce chapitre onirocritique. La suite prouvera qu’ils se seraient trompés.

Quant à madame Babandy, quelle que fût sa confiance en la faculté, elle ne savait encore ce qu’elle devait penser de sa vision, lorsque Isabelle vint pour passer la journée avec elle. La mère et la fille eurent ensemble un entretien sans témoin, et probablement il y fut question de ce qui préoccupait si vivement la première. Mais Isabelle retourna le soir après dîner au pensionnat, sans avoir révélé à son cousin ce qui s’était dit dans cet entretien. Seulement madame Babandy, à la fois plus rêveuse et plus agitée après le départ de sa fille, pria Paul de monter dans sa chambre, et lui dit : — Paul, je ne sais si vous êtes dans le secret ; mais si cela est, je ne mettrai pas autrement votre discrétion à l’épreuve, qu’en vous priant d’écrire à votre ami le professeur d’espagnol, qu’il ne peut quitter la France sans m’avoir vue ;… Qu’il fixe son jour et son heure, mais il faut qu’il me voie et m’entende.

— Que s’est-il passé ? demanda Paul, qui crut entrevoir quelque chose d’extraordinaire dans les paroles et l’accent de sa tante.

— Rien de nouveau, reprit Odille affectant plus de sang-froid ; Isabelle a été moins discrète que vous, sans toutefois trahir le secret qu’on lui avait fait jurer sans doute de garder ; mais en rapprochant ce qui lui est échappé aujourd’hui de plusieurs circonstances qui jusqu’ici m’avaient paru assez étranges, je crois que ce n’est pas seulement l’amour de la solitude ou la haine du monde qui a tenu le mystérieux don Antonio de Scintilla si éloigné de moi. Bref, ma fille prétend qu’il pourrait interpréter mes visions et mes rêves… Paul, voulez-vous lui écrire ?

— Me voilà en état d’aller moi-même le chercher, ma tante.

— Non, je ne voudrais pas que vous le vissiez avant moi ; contentez-vous de lui écrire de manière à l’amener ici, ou à obtenir de lui le refus positif de me voir. Il faut à tout prix que je sorte de mon incertitude ; ma tête s’y perd ; selon la réponse qui me sera faite, je verrai comment je dois agir.

Paul envoya le soir même au pensionnat de madame Duravel le domestique porter une lettre ainsi conçue et que sa tante lui avait à peu près dictée :


« Senor don Antonio, il y va de l’honneur d’une femme, de sa raison, de sa vie ; je vous attends ici le jour que vous fixerez vous-même, mais ne tardez pas. Ou vous me comprenez, et vous n’hésiterez pas à écouter celle qui veut vous voir ; ou ma lettre sera inintelligible pour vous, et vous viendrez en chercher l’explication, etc.

» Paul. »


Le docteur avait bien recommandé à Paul de ne pas contrarier la belle visionnaire, et d’éviter toute discussion inutile sur ses visions et ses rêves, de peur de l’agiter davantage. Paul se garda donc bien de lutter contre ce nouveau symptôme d’une imagination malade ; après avoir écrit, il laissa Odille seule, et alla exécuter ses ordres sans lui faire aucune objection.




CHAPITRE XVIII,


Où le revenant se fait connaître et commence à expliquer sa double existence.




Ah ! who comes here ?
I think it is the weakness of mine eyes
That shapes this monstrous apparition :
It cornes upon me, — art thou any thing ?
Art thou some god, some angel, or some devil
That makes my blood cold and my hair to stare ?
Speak to me, what is thou art[22] ?

Shakspeare.


In vain an author would a name suppress,
From the least hint a reader learns to guess[23].

Crabbe.


Le lendemain la réponse de don Antonio de Scintilla n’arriva pas ; le domestique ne l’ayant pas trouvé, avait laissé la lettre à madame Duravel. Odille resta triste et inquiète. Paul éluda de lui parler de sa vision, mais il y pensa tout le jour, comme on pense à une énigme.

Dans un vieux château, au fond d’une province marquée de noir dans la fameuse statistique de M. le baron Dupin ; au milieu d’un grand parc, avec une tour ou du moins un colombier en ruines, et une tradition superstitieuse transmise d’âge en âge à de crédules vassaux, une apparition aurait monté la tête de Paul Ventairon, jeune, poëte et amoureux ; mais dans un pavillon à l’italienne, situé à deux lieues de Paris, à l’entrée d’un hameau qui semble une des rues de la nouvelle Athènes, et où la royale résidence des petites-filles de Louis XIV n’a été démolie que pour construire de coquettes villas, sans traditions antiques, sans paysans inféodés à la glèbe, Paul avait beau être à l’âge de la poésie et de l’amour, il ne voyait définitivement dans l’histoire de sa tante, qu’un rêve de malade… Cependant, lorsque vint le soir, lorsque la lune laissa tomber comme la veille son voile argenté qui convertit la pelouse en un lac de lumière, au milieu duquel un double saule pleureur se détachait comme du sol d’une petite île, Paul, à son tour, descendit seul de sa chambre ; mais il trouva la lune si belle, qu’il ne put s’imaginer qu’un spectre choisît une pareille nuit pour sortir de son tombeau ; c’était plutôt une de ces nuits propices aux gracieuses apparitions où les fées seules dansent sur l’herbe, pendant que les petits lutins s’amusent à surprendre les insectes endormis dans les fleurs, et montant, l’un sur un scarabée, l’autre sur une sauterelle, exécutent la parodie des anciens tournois. Mais Paul ne vit pas même une scène de ces merveilles fantastiques des vieilles ballades, et son imagination n’alla pas au-delà du regret de ne pouvoir admirer l’astre des amants de compagnie avec Isabelle, qui lui avait naguère confessé qu’elle avait une véritable passion pour la lune. Pendant qu’il rêvait ainsi en amant platonique, il crut voir se détacher tout-à-coup un corps opaque d’un des berceaux du jardin, et, au même instant, venait à lui, sortant du même lieu, mademoiselle Lucile, la femme de chambre, dont le corps, n’étant pas non plus transparent, l’empêcha de reconnaître l’autre, qui s’éloignait du côté opposé et dans la direction de la porte.

— Vous n’étiez pas seule ? dit Paul à Lucile.

— Non, monsieur, répondit-elle ; je prenais le frais avec mademoiselle Suzon, la fille du jardinier de la manufacture.

— Fort bien, Lucile ; je ne vais pas courir après Suzon, mais je vais fermer la porte à double tour, ce que vous négligez de faire depuis plusieurs jours, malgré l’expresse recommandation de ma tante.

Paul n’attendit pas la réplique de la soubrette, qui, peut-être, ne s’en serait pas fait faute, et il se dirigea aussi lestement qu’il put vers la porte, pour l’ouvrir et avoir le temps d’apercevoir, dans le chemin, cette Suzon, fille d’un jardinier, qui lui parut être le jardinier lui-même.

— Voilà mon revenant tout trouvé, pensa-t-il ; c’est lui, sans doute, qui aura fait peur hier à ma tante en lui tendant les bras parce qu’il la prenait pour Lucile.

La porte ouverte, Paul se laissa tenter par la beauté de la nuit, et voulut monter jusqu’aux premiers arbres du bois de Sèvres, pour jouir du diorama que lui promettait le clair de lune ; ce diorama est si beau qu’il ne fut pas surpris de trouver déjà, sur la hauteur, un autre admirateur des belles nuits, appuyé contre la barrière ; mais il le fut un peu de reconnaître don Antonio de Scintilla.

— Vous ici, et à cette heure ! M’apportiez-vous la réponse à ma lettre ? lui dit-il.

Don Antonio était plongé dans une rêverie tout espagnole ; il se contenta de serrer la main à Paul, et celui-ci prenant un détour oratoire pour arriver à ce qui lui semblait de plus en plus une puérile superstition de sa tante, commença sur un ton de plaisanterie, espérant que son ami le professeur n’avait pas reçu la lettre mélodramatique dont il avait un peu honte pour elle, depuis qu’il croyait que sa vision seule la lui avait dictée.

— Seigneur don Antonio, je vois que vous êtes devenu un véritable oiseau de nuit ; vous ne fuyez plus seulement le monde et les dames qui veulent vous voir, le jour aussi vous fait peur. Au reste ce n’est pas à moi de vous en faire un crime, à moins d’être un ingrat ; vous avez tenu si souvent compagnie à ma garde, chez le docteur Valésien, que vous en aurez perdu l’habitude du lit et du sommeil…

Don Antonio écoutait sans répondre, et Paul continua cette allocution badine, sans vouloir faire attention que son mystérieux et taciturne ami n’avait jamais été moins disposé à partager sa gaieté.

— En vérité, seigneur don Antonio, comme vous paraissez n’avoir pas reçu ma lettre, je ne puis croire que vous soyez occupé ici à étudier les astres, pour expliquer les rêves ; et si, en faveur de mon admiration pour Don Quichotte, vous vouliez me permettre une comparaison tirée de ce chef-d’œuvre de votre langue, je vous dirais qu’en vous rencontrant ici, comme un solitaire poétiquement amoureux des étoiles, je me croirais volontiers transporté dans la Sierra-Morena, à l’époque où le chevalier de la Triste-Figure cherchait à y mériter le surnom de Beau-Ténébreux… ; ou bien, pour rentrer dans mon propre rôle, qui est aussi passablement romanesque sans que vous vous en doutiez, savez-vous ce que je fais depuis une heure dans le jardin de ma tante et aux environs ?… Eh bien, je fais la chasse aux fantômes… et après en avoir trouvé déjà un au gîte, en voyant de là-bas votre grande ombre se dessiner au clair de lune, je me suis dit : Voilà encore un revenant… Pour peu que votre rêverie dure, mon respectable ami, je ne me serai pas trompé…

Cette dernière apostrophe eut plus de succès que les précédentes, à ce qu’il paraît, car, s’arrachant enfin à son abstraction muette, don Antonio répondit à Paul, un peu étonné de le voir au courant de ce qu’il lui proposait comme une énigme :

— Paul, c’est donc un fantôme que votre tante a cru voir !

— Quoi, vous savez ?

— Voilà donc la cause de sa terreur, et non le remords, poursuivit don Antonio, que Paul, à son tour, laissa parler sans pouvoir l’interrompre, alors même que son sérieux interlocuteur semblait l’interroger.

— Vous en êtes bien sûr, n’est-ce pas, mon cher Paul, ce n’est pas sa conscience, mais l’effet de ce qu’elle a pris pour une véritable apparition, qui l’a privée de ses sens ? Oui, n’est-ce pas ! on a calomnié sa prétendue légèreté, son amour pour les distractions du monde, comme on avait calomnié sa crédule confiance dans un perfide parent ? Et toutefois, Paul, ses regrets étaient à peu près oubliés, avant qu’une indiscrétion de sa fille eût éveillé ses soupçons ; elle désirait honorablement la liberté de disposer de sa main. Ne serait-il donc pas bien cruel de rendre la vie à cet homme qui, au lieu de la défendre, ne fut pas moins injuste pour elle que les indifférents ? ne serait-ce pas bien cruel de l’enchaîner de nouveau à celui qui a pu cesser de l’aimer après l’avoir jugée sans l’entendre ? Après douze ans de nouvelles habitudes, des deux parts… qu’il serait difficile de se retrouver tels qu’on s’est quitté, de se comprendre encore ! Mieux vaut le spectre d’un mari, quelque effrayant que ce soit d’abord, que ce mari vivant, mais tellement différent de ce qu’il fut, qu’il hésite lui-même à se reconnaître.

— Mais qui êtes-vous ? demanda Paul en voyant l’effet qu’avait produit sur don Antonio la lettre dictée par sa tante, et tourmenté d’une anxiété singulière en écoutant un si étrange commentaire sur l’événement surnaturel qu’il se permettait tout à l’heure de tourner en plaisanterie.

— Qui je suis ? reprit don Antonio de Scintilla avec l’exaltation d’un homme vivement ému ; qui je suis ? Hélas ! le jouet de la plus bizarre fortune ; un homme qui ne sait quel titre et quel nom se donner dans cette France qui fut autrefois sa patrie et qui l’est encore, mais qu’il doit quitter le plus tôt possible pour toujours, quelques liens qui l’y rattachent aujourd’hui, parce qu’il en a une seconde depuis dix ans, et que cette seconde patrie lui offre seule désormais des dieux domestiques, une femme qui n’a point à redouter son retour, des enfants qui n’ont point à rougir de leur mère calomniée, et des neveux qui ne sont pas réduits à se battre en duel pour faire taire la médisance sur leur tante. Vous devez percer enfin, Paul, le mystère dont je m’entoure depuis que vous me connaissez en me croyant un colon espagnol. Je dois enfin me révélera vous et vous confiner le secret de ma destinée, le secret de mes deux patries, de mes deux noms, de ma double existence… Paul, je suis Maurice Babandy, le mari de la sœur de votre mère, le père d’Isabelle…

— Mon oncle ! s’écria Paul avec une émotion dans laquelle il y avait un sentiment d’indéfinissable terreur. Maurice s’en aperçut au tremblement de la main qu’il serra dans la sienne…

— Je vous effraie, vous aussi, Paul, n’est-ce pas ? continua-t-il ; accoutumé comme vous l’êtes à entendre parler de ma mort,… je vous parais sortir de la tombe, et vous cherchiez mon spectre tout à l’heure, disiez-vous, ce spectre qu’Odille n’a pu voir sans terreur, mais qu’elle reverra au grand jour, plus rassurée, j’espère, quand vous lui aurez annoncé qu’au lieu de venir réclamer mes droits d’époux vivant, je lui apporte ces preuves si longtemps attendues de ma mort, ces preuves légales qui lui permettront de se dépouiller d’un nom livré depuis douze ans à la dérision et à la honte.

Paul pouvait à peine répondre par une exclamation, tant les battements précipités de son cœur l’oppressaient. Une apparition l’eût moins troublé que le retour de son oncle vivant, avec un pareil langage dont l’exaltation douloureuse semblait l’avant-coureur de quelque catastrophe.

Maurice Babandy sentit le besoin de laisser calmer sa propre agitation, et ramena Paul en silence du côté du bois de Sèvres où il entra avec lui. — Paul, lui dit-il, asseyons-nous ici sous ce chêne[24] : je veux vous raconter mon histoire ; je veux que vous soyez juge entre Odille et moi, entre ma conscience et ma fatale destinée.




CHAPITRE XIX,


Où le revenant raconte son histoire et nous fait connaître enfin M. de l’Étincelle.




Ô vie humaine, m’écriais-je, quand je me vis seul et dans cet état que tu es remplie d’aventures bizarres et de contre-temps ! je n’éprouve que des disgrâces. À peine suis-je hors d’un péril que je retombe dans un autre.
Gil Blas.


L’oncle et le neveu s’assirent sous le chêne à l’entrée du bois, et l’oncle commença son histoire en ces termes[25] :

— On ne trouve que dans les romans une suite d’aventures comparables à celles dont se compose le tissu de ma vie ; je ne suis cependant devenu un héros de roman que bien malgré moi, et lorsque toutes les illusions que j’avais puisées dans les livres, comme tous les jeunes gens, s’étaient évanouies au bout de quelques années d’expérience. Un héros de roman ! ce titre m’eût peut-être flatté à dix-huit ans ; mais je ne crois pas avoir jamais possédé le caractère qu’il faut pour soutenir un pareil personnage : j’eus de bonne heure au contraire la conscience de mon imagination toute contemplative. J’avais choisi, il est vrai, l’état militaire, mais c’était à une époque où il était difficile qu’un jeune homme en choisît un autre, et ce fut là d’ailleurs la première erreur qui m’apprit que, malgré toutes mes velléités de gloire héroïque, et mon enthousiasme pour tout ce qui est grand et beau, j’étais né pour une carrière indépendante et une vie de studieux loisirs. J’avais choisi l’état militaire, en un mot, par un caprice d’écolier étourdi qui se laisse séduire par la vue d’un bel uniforme ; je le quittai avec la réflexion d’un homme mûr, n’ayant plus honte d’avouer que des goûts simples, l’amour du repos et d’une obscure médiocrité, la vraie philosophie enfin, m’appelaient à goûter le vrai bonheur dans le cercle circonscrit de la vie de famille.

Rentré dans la carrière civile, quelque intérêt que je prisse comme citoyen aux affaires de mon pays, je n’étais guère propre à figurer activement dans le drame de cette politique militante, qui se nourrit de haine, de colère, de vengeance et de toutes les mauvaises passions. Je me croyais à l’abri de toutes les révolutions dans mon impartialité philosophique, et j’aurai bien ri de la sorcière qui, après avoir prédit à deux de mes camarades de régiment qu’ils mourraient l’un général, l’autre évêque, m’aurait révélé l’avenir à mon tour en me disant que je serais successivement un conspirateur de caserne et un chef de bandits… J’ai cependant été l’un et l’autre… heureusement c’est en conservant, j’espère, toute l’indépendance de mes opinions et toute ma moralité. Hélas ! consolation triste et quelquefois périlleuse que cette protestation stérile contre la destinée ! Aussi lorsque je récapitule tout ce que j’ai subi d’événements malgré mes prévisions les plus sages, tout ce que j’ai été amené à faire contre mes principes, tantôt par compromis, tantôt par une nécessité irrésistible, je suis tenté de croire qu’il y a en moi deux hommes, ou dans le même homme deux natures ennemies, dont l’une, inutilement prévoyante, est éternellement condamnée à suivre l’aveugle et tyrannique impulsion de l’autre ; Je ne manque cependant pas de courage moral dans l’occasion ; mais on ne se connaît jamais assez soi-même pour que ce soit à moi d’expliquer ces contradictions ; je ne puis que les raconter.

Depuis mon retour en France, je rencontre tant de conspirateurs, c’est-à-dire tant de jeunes gens qui se vantent d’avoir conspiré, que je ne sais comment me défendre d’avoir conspiré moi-même ; il est pourtant vrai que je ne fus complice que bien involontairement du complot qui faillit me faire fusiller, moi onzième. Je fus condamné à mort, et puisque la révolution de 183o n’a pas encore amnistié ses héros, comme fit la restauration, si je voulais reprendre mon premier nom, j’aurais peut-être à purger ma contumace. Je fus assez heureux pour être averti à temps que notre folle entreprise était dénoncée à la haute police ; il fallut fuir et se cacher. Cette fois, du moins, je n’eus pas à hésiter entre deux partis à prendre. Mais quel que fût mon amour pour le sol natal, j’embrassai sans trop d’effroi la perspective d’un exil qui pouvait être éternel. Vivre à l’étranger, c’était réaliser dans une patrie de mon choix, un de mes rêves de solitude et de retraite : je me faisais déjà par la pensée une existence toute patriarcale dans quelque coin du Nouveau-Monde, soit sous le wigwam d’un pionnier de la civilisation agricole aux États-Unis, soit parmi les créoles plus insouciants des Antilles. Avec ma femme et ma jeune fille à mes côtés, me disais-je, qu’aurai-je à regretter de ma première patrie ? Avec ma femme !… Tout mon bonheur était là…. Hélas ! au lieu de m’être marié après avoir étudié les goûts d’une compagne et lui avoir donné le temps d’étudier les miens, au lieu de faire un mariage de raison, ou plutôt un mariage d’amour approuvé par la raison, j’avais choisi ma femme comme j’avais choisi mon premier métier, par un caprice de jeune homme ; plutôt pour satisfaire une passion poétique, que pour assortir un caractère au mien ; m’empressant de donner un dénouement à une aventure romanesque, et ne prévoyant pas que le roman commencerait justement pour moi là où il finit pour les autres. J’aurais dû au moins me défier de mon excessive confiance et ne pas oublier que la femme que j’épousais n’ayant ni l’expérience ni l’instinct du monde, exigeait de ma part une surveillance paternelle. Hélas ! cédant à la fausse honte d’un mari qui craint de passer pour jaloux et ridicule, je l’avais exposée à tous les piéges d’une séduction perfidement calculée par un homme qui nourrissait la plus basse envie contre moi. Au moment où je me consolais si facilement de la proscription avec la pensée de transporter dans l’exil mes dieux domestiques, j’appris que le lâche avait abusé de ma loyale et imprudente confiance ; mon déshonneur était public, affiché même par la vengeance des partis.

Je ne vous dirai pas tous mes projets de rage et de désespoir,… Paul, j’aime ma fille de tout l’amour d’un père : eh bien, je ne refuserais pas, je crois, de serrer la main que son époux me tendrait teinte de son sang… s’il ne l’avait versé que pour y laver un outrage pareil au mien. Heureusement la réflexion vint à mon secours. Je me souvins que j’étais père, j’eus le courage d’être juste, de faire la part de mes imprudences, et de ne punir que moi. Je finis par m’estimer assez vengé par le remords que j’inspirais peut-être. Je pardonnais ; je fus même généreux ; je crus l’être, veux-je dire ; non point par orgueil, mais par pitié, je ne maudis plus que moi seul, et après avoir un moment voulu mettre fin à mes jours, je me contentai de renoncer à tout ce qui m’avait jusque là attaché à la vie, à mon pays qui me proscrivait, à la compagne qui me trahissait ; je résolus de tout oublier, tout jusqu’à mon nom, pour aller recommencer bien loin de la France une existence nouvelle, la seule qui convînt à ma misanthropie. Si je parviens à fuir, me disais-je, j’irai dans quelque désert vivre de la vie sauvage ; tour à tour vagabond et solitaire, ne dépendant que des variations du climat ou des caprices de mon instinct. Vous voyez que j’étais philosophe dans certaines circonstances données.

Mais d’abord, je devais songer à éluder les recherches actives de la police, si je ne voulais pas être traîné devant une cour prévôtale, où la honte d’une condamnation politique n’était plus celle que je redoutais. Le hasard m’avait ménagé encore un évasion romanesque au moment où, n’avisant qu’aux moyens les plus simples, j’attendais patiemment qu’un ami me procurât un passeport, en gagnant un garçon de bureau de la préfecture. J’avais connu madame Duravel en Italie, demoiselle encore et fille d’un ancien officier, nommé Pescavier, commandant de place à Mantoue. Si mademoiselle Agathe Pescavier n’avait pas eu cinq ans de plus que moi, je crois que je l’eusse épousée, tant son père, très prévenu en ma faveur, répétait volontiers que nous étions nés l’un pour l’autre ; mais outre la différence d’âge, j’avais une autre objection contre mademoiselle Pescavier : elle était un peu fille savante, et, comme s’il eût prévu qu’elle finirait par devenir maîtresse de pension, mon camarade Mazade l’avait surnommée mademoiselle Férule. Pendant que je ne faisais à mademoiselle Agathe qu’une cour timide, notre intendant militaire, plus résolu que moi, la demanda en mariage. En ce moment j’étais absent de Mantoue pour quelques jours, et M. Pescavier, qui avant tout voulait marier sa fille, l’accorda sans scrupule à M. Duravel, en disant : « Ce pauvre Maurice ! il aura bien du chagrin, mais aussi que ne se décidait-il à parler ? » Je fus forcé de paraître triste pendant quarante-huit heures à mon retour, quoiqu’au fond du cœur je n’éprouvasse pour mademoiselle Agathe que cette tendre estime qui devient tout au plus une tendre amitié après le mariage. À vrai dire, l’excellent M. Pescavier, très sûr de la sagesse de sa fille, n’avait jamais manqué de supposer amoureux d’elle tous les bons sujets de l’armée, ne voulant pas qu’elle perdît l’occasion d’un établissement faute d’encourager, en tout bien et en tout honneur, un honnête officier qui aurait eu peur, au premier abord, de la dignité un peu froide de mademoiselle Agathe. Tels avaient été mes rapports avec madame Duravel, que je retrouvai six ans plus tard à Paris, veuve et à la tête du pensionnat qu’elle dirige encore. Ce fut chez elle que je restai caché pendant quinze jours, occupant la chambre d’une de ses sous-maîtresses, qui redescendait elle-même pour coucher avec madame Duravel, après être montée tous les soirs à son troisième étage comme à l’ordinaire, de peur d’éveiller les soupçons des personnes de la maison qui n’étaient pas du secret.

Un jeudi dans l’après midi, à l’heure où mademoiselle Julie Dorsange (c’était le nom de la sous-maîtresse) venait m’apporter mystérieusement mon dîner de tous les jours, j’entendis frapper à la porte les trois petits coups du signal convenu ; j’ouvris… mais au lieu de mademoiselle Julie, se présenta un inconnu, un jeune homme, qui pour aller au-devant d’une scène d’explication bruyante mit d’abord un doigt sur ses lèvres, ferma la porte, et profitant de ma surprise me dit : — Rassurez-vous, si vous êtes celui qu’on m’a dit que vous étiez… car alors je puis contribuer à vous sauver.

— Monsieur, répondis-je, je ne vous connais pas, et à votre air, comme à vos premières paroles, je dois croire que je ne suis pas connu de vous ; permettez-moi donc quelques précautions. Et je pris un pistolet qui était à la portée de ma main, sur les rayons d’une petite bibliothèque accrochée à la muraille. Le jeune homme sourit et me montra qu’il n’était pas sans armes. — Mais, me dit-il, si nous avons une balle à échanger, monsieur, ce ne sera pas ici ; pour vous prouver que si on ne m’a pas trompé, comme je commence à le croire, je ne viens qu’avec des intentions toutes pacifiques, voilà mes propres pistolets, monsieur, je vous les confie. Mais vous allez me laisser passer derrière cette alcôve, dont vous tirerez les rideaux sur moi.

Je ne pouvais deviner ce que signifiait cette singulière visite, lorsque trois nouveaux petits coups se firent entendre. Cette fois était-ce mademoiselle Julie, ou un autre inconnu ?

— Ouvrez sans crainte, me dit tout bas mon premier visiteur, ouvrez si c’est mademoiselle Julie, ce dont vous pouvez vous assurer sans que je m’y oppose ; mais laissez-moi passer derrière le lit, et qu’aucun signe ne me trahisse : si vous êtes réellement un proscrit, vous aurez gagné, au prix de cet acte de confiance, un ami, ou du moins un sauveur, je l’espère.

Les trois coups furent répétés, et la voix flûtée de mademoiselle Julie se fit entendre à travers la serrure :

— Dormez-vous, mademoiselle ? ouvrez, c’est moi, c’est Julie.

Je m’abandonnai à mon étoile pour ce nouvel épisode de roman ; je laissai cacher l’inconnu et j’ouvris. C’était Julie, et avec elle mon dîner.

Mademoiselle Julie était un peu causeuse, et, comme elle avait le temps, elle s’assit à la petite table où j’avais moi-même mis d’avance mon couvert, pour lui en éviter la peine.

— Eh bien, me dit-elle, vous me paraissez ému, et vous avez hésité à m’ouvrir.

Je ne sais quelle excuse j’imaginai, et alors mademoiselle Julie, me trouvant très laconique, eut la charité de me raconter tout ce qu’elle jugeait propre à me distraire ; mais elle ne me dit rien qui me parût de nature à intéresser beaucoup plus que moi le personnage caché dans l’alcôve, s’il était chargé de prendre des notes. Mon dîner étant fini, et après sa remarque assez souvent répétée, que, tout ancien officier de hussard que j’étais, je mangeais comme une demoiselle, et méritais bien, à ce titre, d’être nourri dans un pensionnat, mademoiselle Julie sortit en m’annonçant qu’elle viendrait encore le soir m’apporter à souper, quand toutes les pensionnaires seraient couchées.

J’allai droit à mon inconnu, et tirant le rideau de l’alcôve :

— Eh bien, monsieur, lui dis-je, où en était notre conversation ?

— Je ne puis que vous remercier de votre confiance, monsieur, répondit-il, et il me reste à la justifier. Je vais vous paraître bien ridicule quand vous saurez le but de ma visite, ou plutôt le piège que je tendais à cette pauvre Julie… et je tremble quand je pense que votre juste refus de vous prêter à une épreuve outrageante pour elle, pouvait me la faire croire coupable. J’aime Julie, monsieur, et j’en suis aimé ; j’ai promis de l’épouser malgré mon père, qui a d’autres vues sur moi. Julie, comptant sur mes serments, que je renouvelle ici devant vous, au moment de vous livrer son secret, Julie me recevait depuis un mois dans sa chambre toutes les fois que je pouvais me glisser le soir dans la maison. Tout-à-coup, elle me prévient que je ne dois plus chercher à la voir jusqu’à ce qu’elle m’écrive, et qu’elle a pour cela des raisons qu’il lui est impossible de me confier. Pendant deux jours je prends patience, puis tout-à-coup ma tête se monte, je me crois trahi, et je fais épier Julie par le portier, qui est dans mes intérêts depuis que dure notre intrigue. Cet homme m’apprend qu’un rival, plus heureux que moi, m’a succédé dans le cœur de Julie. Remarquez, monsieur, que si Julie s’est donnée à moi, je lui ai sacrifié de mon côté quelque chose, une patrie (car, quoique d’origine française, je suis né en Amérique), l’amitié de mon père, et probablement une partie de sa fortune, s’il meurt avant que je me sois fait pardonner un mariage auquel il ne consentira jamais tant qu’il ne sera pas accompli. Je fis part de mes soupçons à Julie, alors… (excusez-la, monsieur,) après m’avoir fait jurer sur l’honneur que votre secret serait le mien, elle me l’a confié, sans vous nommer, et avec assez de réticences pour me laisser dans l’esprit un dernier doute… Je ne sais, monsieur, jusqu’à quel point vous croiriez sur parole une femme aimée… À ma honte, moi, j’ai voulu m’assurer par moi-même que Julie ne me trompait pas. Vous êtes en droit maintenant de déclarer mon procédé indigne d’un galant homme, mais je puis le réparer utilement pour vous. Quant à Julie, il dépend de vous qu’elle ignore ma défiance à son égard.

Était-ce moi, si cruellement puni d’un excès de confiance, qui pouvais trouver ridicule ce qu’avait fait celui qui me parlait ainsi ?

— Vous avez mon secret, monsieur, lui dis-je, et j’ai le vôtre, mais j’ignore encore votre nom.

— Mon nom ? il faut bien que vous le sachiez, me répondit l’amant de Julie, car il doit devenir le vôtre jusqu’à ce que vous soyez hors de France. Je m’appelle Antoine de l’Étincelle, fils du marquis de l’Étincelle, gentilhomme français, et de dona Catalina-Mercedès-Seraphina de Padilla, que mon père épousa, il y a trente ans, à la Havane, où il avait émigré. Depuis la mort de mon frère aîné, je n’ai plus qu’une sœur plus jeune que moi de six ans, et nommée Dolorès. À l’époque de la restauration, mon père nous conduisit en France pour y perfectionner notre éducation ; il ramena mon frère et ma sœur, il y a trois ans, à l’île de Cuba, et me laissa en vrai cadet dans un régiment de chasseurs, où j’étais lieutenant avant de donner ma démission, quand, par la mort de mon aîné, je me vis l’héritier d’une assez belle fortune. Je ne craignis pas de faire quelques dettes ; et lorsque mon père m’écrivit de retourner auprès de lui, je lui répondis que mes créanciers s’y opposaient. Pour être plus sûr de m’arracher aux séductions de Paris, mon père est venu me chercher lui-même, il y a six mois, avec Dolorès ; il a payé tout ce que je devais, puis il est reparti le mois dernier, me donnant presque sa malédiction, parce que j’ai refusé de le suivre en lui demandant six mois de grâce et de répit. Il a dû s’embarquer au Havre la semaine dernière sur la Belle Angélique, capitaine Rondelet. Maintenant, ce que je vous propose, c’est d’accepter le passeport que j’avais résolu hier d’aller prendre, dans un premier mouvement de dépit, avec l’idée d’aller rejoindre ma famille, si Julie m’avait trompé… Il n’y a pas entre nous une grande différence d’âge, je me vieillirai de deux ou trois ans à la Préfecture de police, où j’ai un ami dans les bureaux, qui me laissera accuser le signe particulier que vous m’indiquerez. Nous sommes bruns tous les deux, de la même taille, et tous les lieux communs d’un passeport nous vont aussi bien à l’un qu’à l’autre ; enfin, vous examinerez celui que je vous apporterai demain soir, et s’il ne vous paraît pas sûr, j’essaierai d’obtenir mieux pour vous de l’ami dont je vous parle, si je le puis, sans être forcé de m’expliquer avec lui. Voyez à présent si ce qu’il y a de louche dans la manière dont je me suis introduit dans cette chambre vous permet de vous fier à moi, ou si vous voulez me garder votre promesse jusqu’à ce que vous ayez appris de ma Julie que je suis réellement Antoine de l’Étincelle, et non un furet adroit qui est venu reconnaître son gibier.

— Monsieur, lui dis-je, j’aurais dû faire cette réflexion quand je vous ai laissé vous cacher dans cette alcôve ; au reste, je ne suis nullement résigné à être trahi et livré aux tribunaux : ces pistolets sont bien moins pour moi une défense que l’arme du désespoir……

Mais je dois abréger les détails de cette rencontre providentielle. M. de l’Étincelle resta avec moi jusqu’à la tombée de la nuit, et me serra la main en sortant. Le surlendemain je reçus avec le passeport un bulletin d’une place retenue dans la diligence, et trois jours après j’arrivai au Havre ayant déjà subi en route l’inspection de deux gendarmes sans provoquer le moindre doute sur mon identité.

Je descendis à l’hôtel de l’Amirauté, près du port, avec mon bagage, et sur ma malle on lisait en grosses lettres M. DE L’ÉTINCELLE, lequel nom je me répétais sans cesse comme Ali-Baba se répétait celui de Sésame, car c’était le talisman qui allait m’ouvrir la porte de l’exil, devenu pour moi la porte de la liberté. Je demandai une chambre, et sur la question qui me fut faite : Monsieur désire-t-il manger à table d’hôte ? — Sans doute ! répondis-je, si la table d’hôte est nombreuse ; ne voulant pas avoir l’air de redouter d’être vu.

— Monsieur voudra-t-il me remettre son passeport pour que je l’inscrive sur mon registre ? dit madame Duval… Je lui tendis avec assurance le passeport tout déployé.

— M. Antoine de l’Étincelle ! remarqua madame Duval… Monsieur serait-il le fils de M. le marquis de l’Étincelle ?

— Lui-même, madame !

— Ah ! monsieur ! que vous allez ravir M. le marquis et mademoiselle votre sœur !…

M. le marquis et ma sœur ! ils ne sont pas partis sur la Belle Angélique ?

— Non, monsieur, l’ignorez-vous donc ? ils sont ici encore. M. le marquis ayant été malade, le capitaine Rondelet a mis à la voile sans pouvoir l’attendre ; mais le voilà rétabli, et il part demain sur le brick la Zéphyrine, faisant voile pour la Vera-Cruz… Joseph, voyez si M. le marquis est chez lui, le no 7, Joseph…

J’étais un peu déconcerté : comment me présenter à un père et à une sœur qui ne m’avaient jamais vus ? comment justifier ce qui pouvait leur paraître l’usurpation audacieuse de leur nom et de leur parenté ? comment éviter d’être dénoncé comme un chevalier d’industrie et pire encore peut-être ? Pendant que ces cruelles pensées traversaient mon cerveau, Joseph allait vérifier les clous vides du clavier de l’hôtel. — M. le marquis de l’Étincelle doit y être, dit-il, je ne vois pas sa clef.

Je n’avais heureusement encore qu’un parti à prendre dans ce nouvel incident de ma romanesque transformation. Il fallait aller me livrer à la générosité du père que le hasard m’avait donné. Je montai au no 7, et demandai le marquis de l’Étincelle : un vieux chevalier de Saint-Louis se leva à ce nom, et je crus reconnaître sa fille dans une jeune dame occupée à lire sur un canapé.

L’air sévère du vieillard m’eût intimidé si j’avais été réellement son fils. Mais je n’avais point à invoquer son affection, je ne m’adressais qu’à son honneur ; puis un regard que je jetai sur le visage de la jeune dame me fit espérer que j’avais pour second auditeur un juge plus indulgent, peut-être même au besoin un avocat.

— Monsieur, lui dis-je, nous sommes ici dans une maison publique, mais dans cette chambre vous êtes chez vous ; je m’y déclare votre hôte, comme si vous étiez sous le toit de votre habitation d’Amérique. Je viens à vous avec un titre sacré, avec le titre de proscrit. J’ai besoin de ce titre auprès de vous, monsieur, pour vous demander la permission de porter pendant quelques jours un nom qui ne m’appartient pas. Ce nom, c’est le vôtre, monsieur, ou du moins celui de votre fils, qui, pour reconnaître un léger service (car je ne savais trop comment éluder l’histoire de l’incident qui m’avait fait connaître son fils), a voulu que je quittasse la France sous son nom !

La solennité de mon début avait fait impression sur le vieillard, mais la mention seule de son fils suffit pour faire éclater une explosion de colère. Cet homme, qui m’avait paru si froid, était d’une nature irascible et violente : je venais de toucher une blessure récente dans son cœur de père :

— Vous venez de la part de mon fils, monsieur ! s’écria-t-il sans me laisser achever ; quelque mauvais sujet comme lui, sans doute, quelque complice de ses désordres, quelque joueur qui veut mettre la mer entre lui et ses créanciers ? Ah ! monsieur, vous avez aussi des dettes, continua-t-il en poursuivant son idée, vous avez des dettes ! votre père en a assez payé probablement, et vous venez pour jouer avec moi la seconde représentation de votre comédie, parce que mon fils vous aura dit que j’avais rempli admirablement le sot rôle de Géronte dont il m’a enseigné les répliques. Où est votre Scapin, monsieur ? Cumulez-vous les valets et les mauvais sujets ? Combien vous faut-il de ducats pour apaiser le brave qui veut me tuer ? Ne manque-t-il plus au matamore qu’un mulet, un petit mulet ? Mais c’est peut-être un Turc qui retient mon fils captif à bord de sa galère ? Que diable allait-il faire dans cette galère ?… n’est-ce pas ?… De quelle variante allez-vous me régaler ? voyons. Pour moi, grâce à monsieur mon fils, je ne suis bon, vous le voyez, qu’à faire les pères classiques. Passons donc tout de suite à la scène importante, monsieur ; je pars demain, et vous n’avez point de temps à perdre : pas tant de détours ; combien vous faut-il ? — Le colérique vieillard était en verve d’ironie. Je n’aurais pu interrompre sans danger le long discours que je vous abrège ; mais quand le marquis, ayant épuisé ses suppositions, eut besoin de reprendre haleine, je le suppliai de vouloir bien m’écouter à mon tour, et, sauf l’incident réservé (l’intrigue avec Julie), je lui racontai comment son fils, qui le croyait déjà en mer, m’avait remis son passeport en m’autorisant à passer pour Antoine de l’Étincelle ; je ne réclamai de lui que de ne pas me désavouer pendant quarante-huit heures, puisqu’il partait le lendemain, et que j’espérais, à l’aide de cet innocent subterfuge, pouvoir m’embarquer sur le même navire. Quant à de l’argent, je n’en demandais ni pour moi ni pour personne, et là-dessus je dus faire un petit panégyrique de ma moralité.

M. le marquis de l’Étincelle ne se rendit pas si facilement : depuis trois semaines qu’il avait quitté Paris, sa bile concentrée et contenue avec effort faisait explosion ; il s’emparait du premier venu qui lui parlait de son fils, pour se décharger, au moins en partie, du poids de la colère qui l’étouffait, sans se douter qu’il imitait encore justement ces honnêtes pères de Molière avec lesquels il s’irritait d’avoir été insolemment confondu.

En ce moment un garçon entra dans la chambre pour avertir qu’un agent du capitaine du port et un gendarme réclamaient les papiers des voyageurs qui s’embarquaient le lendemain.

— Monsieur, dis-je avec quelque fierté au marquis de l’Étincelle quand le garçon fut hors de la chambre, je ne vous devrai pas la liberté ou plutôt la vie malgré vous ; voilà ce passeport qu’il faut que je remette tout à l’heure si je veux partir demain : déchirez-le si dans votre justice vous ne croyez pas pouvoir vous rendre complice d’un innocent subterfuge auquel votre fils a prêté la main. Je ne m’exposerai pas à recevoir le démenti d’un vieillard ; je vous accepte pour juge et non pour ennemi.

Il paraît que le marquis de l’Étincelle avait éprouvé quelques cruelles mystifications de son fils, et qu’il se défiait de toutes les phrases qui avaient un air de tragédie ou de rhétorique. Sa fille craignit du moins que sa réponse ne fût pas ce qu’elle devait être, car elle se leva en ce moment, et avec un accent à la fois respectueux et ferme : — Mon père, me dit-elle, n’a pas oublié qu’il a été émigré, condamné à mort et sauvé par miracle : vous vous dites proscrit, monsieur ; vous pouvez à ce titre vous dire son fils et m’appeler votre sœur.

À ces paroles, prononcées dans une crise aussi dangereuse de ma vie, je crus entendre, non plus une jeune fille, mais un ange tutélaire qui venait à mon secours. Le vieillard laissa tomber tout ce qui lui restait de colère, comme s’il n’eût pas été moins subjugué que moi par une influence supérieure.

— Dolorès, dit-il, tu me connais mieux que je ne me connais moi-même… Monsieur, puisque vous venez avec nous, vous ne tarderez pas à être irrité autant que je puis l’être contre le fils qui a résisté aux prières de Dolorès. Je vous accepte pour fils, monsieur, quoique avec une fille comme celle qui me reste je m’étonne d’avoir pu penser qu’un autre enfant était nécessaire à ma vieillesse… Votre sœur, monsieur, continua-t-il en appuyant sur ces mots, votre sœur, comme pour réparer l’injure de son premier accueil, votre sœur a refusé pour moi de devenir la femme du plus riche habitant de la Havane, parce qu’elle a craint que son mari ne fût jaloux de son père… Êtes-vous marié, monsieur ?

— Je l’ai été, monsieur, répondis-je, n’osant pas le nier complétement, quoique dans ma pensée je me fusse promis de l’oublier et de me mentir à moi-même là-dessus, si c’était possible, dès que j’aurais mis la mer entre ma femme et moi.

— Vous l’avez été, et vous avez perdu votre femme ?

— Oui, monsieur, perdue !

— Je vous plains, monsieur, car j’ai connu cette douleur. Je la croyais au-dessus de toutes les consolations humaines, mais ma fille m’a consolé même de la perte de sa mère.

— Êtes-vous père, monsieur ?

— Oui, répondis-je, d’une fille.

— D’une fille ! eh bien ! fasse le ciel qu’elle ressemble à ma Dolorès !

Une fois sur ce chapitre, il était aussi difficile d’interrompre le vieillard que lorsqu’il s’abandonnait à son ressentiment contre son fils. Dolorès seule put le faire changer d’entretien en le suppliant d’attendre qu’elle ne fût plus là pour tant parler d’elle. Soit qu’acceptant le souhait du vieillard pour mon Isabelle, mon imagination la vit déjà grande et belle comme Dolorès, telle que je l’ai retrouvée, grâces au ciel ! après douze ans d’exil, soit que ma reconnaissance pour cette noble créole me rendît facile à croire tout ce qu’en disait son père, je ne pouvais regarder mademoiselle de l’Étincelle sans éprouver pour elle un sentiment de tendre vénération, semblable à celui qu’un catholique fervent pourrait éprouver pour un des anges des peintres espagnols, si tout-à-coup la toile de Murillo ou de Vélasquez s’animait à la prière du malheureux qui l’implore. Le matin encore je ne rêvais que le désert et la vie sauvage… déjà ma misanthropie s’adoucissait à la vue de cet ange sauveur ; mais, je vous le jure, Paul, le sentiment qu’il inspirait à mon cœur brisé par une trahison si récente, n’aurait pu se traduire que par ce chaste regret : Pourquoi le ciel ne m’a-t-il pas accordé une sœur comme Dolorès ! ou par ce vœu plus chaste encore : la douleur m’a déjà bien vieilli sans doute ; mais que n’ai-je encore douze années de plus sur ma tête pour être consolé par une fille comme Dolorès !

Mademoiselle de l’Étincelle appela une jeune négresse qu’elle avait amenée de la Havane, et par précaution me nomma à elle comme son second frère ; mais, ajouta-t-elle, c’est une précaution à peu près inutile ; cette esclave sait à peine deux mots de français.

Le reste de la journée fut employé par moi à me mettre en règle pour pouvoir m’embarquer le lendemain avec ma nouvelle famille.


CHAPITRE XX,


Où le revenant continue son histoire et raconte sa
rencontre tragique avec le Hussard de la mer.




Je cédai à la nécessité, puisque mon mauvais sort le voulait ainsi, et dévorant ma douleur, je me préparai à servir ces honnêtes gens.
Gil Blas.


Lorsque nous fûmes en pleine mer, je crus devoir remercier de nouveau le marquis de l’Étincelle de sa généreuse paternité. — Maintenant, lui dis-je, je ne porterai pas plus longtemps un nom qui ne m’appartient point. Je m’appellerai Maurice ; mais permettez-moi de rester votre fils par la reconnaissance…. Ne vous dois-je pas la vie, et à ce titre n’êtes-vous pas mon second père ?

— Monsieur Maurice, me répondit le marquis, ce que j’ai fait pour vous sans vous connaître, avec un reste de défiance et même avec un effort pénible, parce que vous n’aviez auprès de moi que la plus mauvaise des recommandations (il voulait parler de son fils), je le ferais aujourd’hui par estime et par amitié. Ce ne peut être que par quelque fatale méprise que vous vous trouvez compromis dans un complot, si c’est bien la vraie cause de votre exil, car je n’ai pas rencontré en France un homme dont les opinions soient plus raisonnables. Pour peu que nous restions encore ensemble, vous changerez mon caractère : avec vous je prends l’habitude de discuter, malgré la violence naturelle de mon humeur ; tandis qu’à Paris, dans la société même des gens de ma classe et de mon opinion, Dolorès vous dira que je ne passais pas un jour sans querelles.

Quelle que fût ma déférence pour M. le marquis de l’Étincelle, je n’avais fait cependant aucune concession servile à ses idées, qui, comme vous pensez bien, n’étaient pas toujours d’accord avec les miennes ; mais sa fille, qui redoutait toujours les écarts de sa violence, m’avait indiqué les points vulnérables de son humeur, et elle m’aidait souvent, par un sourire d’intelligence, ou même par un signe convenu, à m’arrêter à propos, afin d’éluder toute thèse délicate. Grâce à quelques innocentes réticences, nos causeries n’en étaient que plus variées, et l’irascible vieillard aurait dû surtout remercier Dolorès de pouvoir s’amuser paisiblement de discussions qui naguère, de son propre aveu, dégénéraient pour lui en aigres disputes funestes à son repos et à sa santé. Comme tous les colons, le marquis avait sur l’esclavage, des préjugés, ou du moins des idées qui me paraissaient telles, et mon libéralisme philosophique eut là-dessus bien des assauts à soutenir. Mais nous modifions si naturellement nos opinions quand notre intérêt nous le commande, que je fus bientôt battu, après que j’eus fait la réflexion qu’en allant m’établir dans un pays où, sans la traite des nègres, le sol ne produirait guère plus ni sucre ni café, je devais commencer en arrivant par avoir des esclaves comme tout le monde, tout en me promettant d’être avec eux un maître bon et humain. M. le marquis de l’Étincelle m’intéressait par le tableau de cette vie patriarcale des colons à tous les détails de laquelle il m’initiait d’avance. En retour, il aimait à m’interroger sur la vie agitée du soldat qui avait été la mienne avant la Restauration, et dont je lui faisais des récits plutôt en historien qui voit l’ensemble des événements, qu’en mémoriographe égoïste qui abuse un peu des pronoms personnels. Le marquis et Dolorès, par suite de leurs préventions favorables pour un homme qui, dans l’étroite enceinte d’un navire, était à peu près leur société unique, firent honneur à ma modestie de cette manière de narrer. Ils me supposaient presque injuste envers moi-même lorsque je disais avec naïveté qu’il n’y avait rien en moi du héros, et ils me mettaient bien au-dessus des braves un peu vantards de l’école impériale. De mon côté, plus je voyais Dolorès, moins je trouvais d’exagération dans l’enthousiasme de son père pour elle, plus je comprenais combien il était facile à ce vieillard impétueux, mais faible, de subir le doux ascendant du caractère d’une femme née pour le commandement, mais qui, même dans les habitudes despotiques de la vie créole, n’avait jamais oublié que la femme supérieure a besoin de dissimuler sa supériorité, sous peine de perdre les plus précieux attributs de son sexe.

Cette intimité un peu exclusive entre M. de l’Étincelle, sa fille et moi, nous empêcha naturellement de former aucune liaison avec les autres passagers ; cependant, quand nous approchâmes du terme du voyage, nous nous connaissions tous sur le bâtiment, et la conversation devenait plus souvent générale dans la chambre commune où, entre autres récits, on aimait comme d’usage à introduire des contes de voleurs et de pirates. Maintes fois cette supposition fut admise, que nous pourrions fort bien à notre tour fournir un épisode nouveau aux inépuisables histoires de la vie maritime ; et comme à cette époque les parages de l’Amérique du Sud étaient infestés de corsaires, le capitaine mettait volontiers aux voix la conduite qu’il devrait tenir si nous étions attaqués. Tant que le péril avait paru éloigné, le capitaine s’était vu encouragé à se défendre par la presque unanimité des passagers ; mais quand il s’aperçut que chaque jour une nouvelle objection lui faisait entrevoir qu’il pourrait bien finir par avoir une minorité imposante contre ce parti énergique, il regarda la question comme résolue, et nous déclara qu’il était homme à se faire sauter plutôt que de se rendre au Hussard de la mer si nous le rencontrions.

Une pareille désignation avait nécessairement fixé mon attention la première fois que j’avais entendu nommer ce terrible aventurier, et j’avais demandé au capitaine si ce hussard avait réellement porté le dolman et le shako avant d’écumer l’Océan. Le capitaine l’ignorait, quoiqu’il prétendît que ce brigand se distinguait de son équipage par un costume de hussard dont il se parait volontiers un jour de bataille. La cruauté de ce singulier pirate égalait son audace, et l’on ne se rachetait de ses mains que par des rançons exorbitantes.

Or, son nom était revenu si souvent dans les contes de la cabine et du gaillard d’arrière, que la plupart d’entre nous regardèrent comme une plaisanterie concertée avec le capitaine l’alarme donnée tout-à-coup par un matelot, qui, du haut du grand mât, nous cria qu’il reconnaissait parfaitement le brick du Hussard de la mer. Chacun courut aux armes ; et avec un enthousiasme dont le capitaine, véritable mauvaise tête, riait sous cape, nous nous écriâmes tous que nous étions prêts au combat. Au bout d’une demi-heure, un boulet de canon qui vint siffler à nos oreilles nous prouva que la plaisanterie n’était que trop sérieuse ; mais les plus timides n’osèrent plus reculer. Le brick était d’abord sous pavillon espagnol. S’apercevant de notre bonne contenance, le Hussard de la mer arbora son pavillon noir, pour nous annoncer franchement à quel ennemi nous allions avoir affaire. Je voulais engager le marquis de l’Étincelle à descendre dans la cabine avec sa fille ; mais il se révolta contre cette proposition, et pour la première fois depuis le Havre, il laissa éclater cette colère impétueuse dont je croyais presque l’avoir guéri. Dolorès le voyant inflexible, déclara qu’elle s’exposerait avec son père ; et en effet, elle ne cessa, pendant le combat, de nous apporter des munitions, allant et venant du pont à la Sainte-Barbe, avec une intrépidité qui exalta jusqu’aux fanfarons qui se repentaient tout à l’heure d’avoir montré une valeur trop empressée. Malheureusement, nous n’avions pour nous ni le nombre ni l’expérience de ces sortes de combats : un seul de nos boulets occasionna quelque avarie au pirate, et tous les siens nous étaient funestes. Notre fusillade lui fit plus de mal ; mais quand eut lieu l’abordage, nous eûmes bientôt le dessous. Une heure s’était à peine écoulée que notre brick était au pouvoir de l’ennemi, et chacun de nous, parmi les survivants, se trouva transporté à bord du bâtiment vainqueur, au milieu d’une troupe furieuse de bandits de toutes les nations qui demandaient vengeance à leur commandant. Un pistolet qui me fut tiré à brûle-pourpoint par un de ces coquins aurait dû terminer toutes mes aventures, si le bras qui faisait feu n’eût été presque tranché au même instant d’un coup de hache asséné par un des nôtres, ce qui m’avait valu de n’avoir que la joue gauche effleurée par la balle ; cependant j’étais tombé étourdi et presque aveuglé par l’explosion de la poudre. Lorsque je rouvris les yeux, le premier objet qu’ils aperçurent fut Dolorès luttant avec le terrible hussard lui-même, qui était parvenu à lui arracher des mains le poignard dont il paraît qu’elle voulait se frapper. En me voyant me relever pour courir à sa défense, elle me tendit instinctivement ses bras désarmés. Le pirate se retourne à ce geste, et vient à moi. Ma romanesque étoile me protégeait encore : je reconnais dans le Hussard de la mer, quoiqu’il ne fût pas en uniforme, un ancien soldat de Berchigny, qui me reconnaît lui-même et s’écrie : — Est-il possible ! c’est vous, capitaine Bon-Diable (on me donnait quelquefois ce surnom au régiment) ! — Oui, c’est moi, répondis-je, Martin Lavergue, et je te trouve à la tête d’une belle compagnie !

Aux regards du pirate, je vis que le prestige de mon ancienne autorité n’était pas évanoui, et j’osai lui parler comme s’il était toujours sensible à l’honneur du soldat français.

Martin Lavergue semblait honteux, et je ne sais quelle réponse il balbutiait, lorsque M. de l’Étincelle et sa fille vinrent se réfugier à mes côtés, comprenant que je devenais pour eux une protection ; mais presque au même moment je me sentis frapper par derrière d’un instrument tranchant, et je tombai une seconde fois évanoui. Il paraît que le coquin qui m’avait manqué dans le combat de l’abordage, furieux de la blessure qu’il avait reçue au bras droit, voulut prendre sa revanche avec son bras gauche, et il m’aurait fendu le crâne avec son coutelas, si le Hussard de la mer ne s’était écrié, en voyant approcher ce misérable ; « Arrête, au nom du Diable, » et n’avait, par son air de menace, enlevé une grande partie de sa force au coup qu’il ne put tout-à-fait détourner de ma tête. Quand je repris mes sens, j’étais dans un hamac et près de moi Dolorès et son père épiaient le moment où j’ouvrirais les yeux. — Nous sommes dans la cabine du capitaine des pirates, me dit M. de l’Étincelle, et, grâces à vous, mieux traités qu’aucun de nos compagnons de captivité ; mais j’ai été forcé de faire passer Dolorès pour votre femme, et à ce titre seul je dois, moi la vie, elle l’honneur…. Vous ne nous démentirez pas.

Or, deux jours s’étaient écoulés depuis le combat sans que j’eusse la conscience de ma situation, car ces deux jours avaient été deux jours de fièvre et de délire pour moi. Je ne sus que plus tard ce qui s’était passé. Irrités, de notre résistance, les pirates avaient jeté à la mer tous les passagers avec notre capitaine, ne conservant que ceux de ses matelots qui consentirent à s’engager avec eux. Quant à moi, je n’avais été épargné que sur l’assurance donnée par le Hussard des mers, que j’étais un ancien officier de l’empire qui n’avait quitté la France que pour aller combattre avec le fameux Benavidès, dont le hussard était un des lieutenants. À son tour, M. de l’Étincelle se trouva protégé par notre parenté supposée ; mais ne sachant pas si mon ancien soldat connaissait ma famille, il n’avait pas osé se dire mon père, et j’étais devenu son gendre, parce que Lavergue lui-même l’avait supposé, ayant vu Dolorès lever vers moi ses bras suppliants, puis accourir à mes côtés avec son père, et enfin s’abandonner au désespoir lorsque j’étais tombé pour la seconde fois. J’abrège des détails que vous devinez sans peine, mon cher Paul. De ma vie dépendait pour Dolorès la vie de son père, pour le marquis l’honneur de sa fille. Leurs tendres soins hâtèrent ma guérison. Les nouveaux rôles que nous nous étions distribués tous les trois changèrent tellement la nature de mes rapports avec Dolorès, qu’un jour le marquis joignant nos deux mains, me dit : — Maurice, pourquoi prendre cet air froid avec votre femme ?… parce que le pirate n’est plus là ? J’espère que mon mensonge n’en sera plus un si nous recouvrons la liberté ; vous nous avez parlé de la fille que vous laissez en France, Dolorès l’aimera comme si elle était sa mère…. Ma chère Dolorès, j’ai deviné tes vrais sentiments et je t’ai trahie, mais ne suis-je pas ton père ?

J’avais sur les lèvres la vérité ; mais en regardant Dolorès je n’eus pas le courage de la dire. Dès ce moment, Odille fut pardonnée ; dès ce moment, si je ne l’avais crue coupable, son souvenir eût été un bien cruel remords pour moi. Cependant, j’en atteste le ciel, ce que je n’avais pas osé avouer directement à Dolorès, je m’étais bien promis de l’avouer à son père, le même jour lorsque nous monterions tous les deux sur le pont, où Dolorès ne nous accompagnait jamais, d’après l’ordre du Hussard de la mer, qui craignait que sa présence n’excitât une fermentation dangereuse parmi les hommes de son équipage. — Il me tarde, m’avait-il dit, la veille encore, que nous ayons rejoint l’escadre de Benavidès, car j’ai entendu parmi mes gens quelques murmures. Si vous aviez été tué, capitaine, je n’aurais pu moi-même garder votre veuve pour moi seul, sans compromettre mon autorité.

Cet avis aurait dû m’inspirer plus de prudence pour moi-même, mais Martin Lavergue m’ayant rendu mes armes, avait désiré aussi qu’à l’appui de ce qu’il avait dit aux pirates pour nous sauver, je revêtisse mon uniforme de capitaine de hussards que j’avais heureusement dans la malle de hardes embarquées avec moi. Ce même uniforme n’avait pas vu le grand jour depuis 1815, mais il avait justement été réparé, grâce à la prévoyance de mon ami Mazade, pour figurer dans l’exécution du complot auquel je devais d’être le prisonnier d’un de mes anciens soldats. Je montai donc sur le pont en grande tenue, comme si mon cheval m’y attendait, et je m’y promenai quelque temps avec M. de l’Étincelle et le Hussard de la mer, qui, à propos de mon beau costume, nous raconta avec douleur qu’il avait depuis un mois renoncé à porter le sien trop usé par le service. — Mon cher Lavergue, lui disais-je, sachant bien que je caressais sa vanité de hussard, j’espère que tu voudras bien accepter celui-ci, quand nous nous séparerons. J’achevais à peine cette phrase, qu’une balle partie du gaillard d’arrière où nous avions déjà remarqué un groupe de pirates tenant conseil, vint siffler à mon oreille, et frappa au front le malheureux marquis de l’Étincelle que je reçus expirant dans mes bras.

— Misérables ! s’écria Lavergue, pendant que je cherchais à étancher avec mon mouchoir le sang du malheureux père de Dolorès ; — misérables ! quel est celui d’entre vous qui a osé tirer sur le capitaine Bon-Diable ? — car il ne doutait pas que la balle ne m’eût été destinée. Il se fit un murmure dans le groupe, et je m’arrêtai avant de descendre à la cabine, m’attendant à une révolte, où, quelque faible que je fusse encore de ma blessure, je n’aurais pas laissé le Hussard de la mer seul contre tout son équipage.

— C’est toi, Marcos ! ajouta-t-il en s’adressant à l’homme qui m’avait déjà blessé deux fois, et que le Hussard avait jusqu’à ce jour tenu aux fers ; c’est toi, Marcos ?

— Je ne dis pas non, répondit Marcos.

— Eh bien ! tant mieux, car je ne voudrais pas qu’il y eût un second lâche comme toi sur mon navire, continua le Hussard ; et puisque tu as encore un bras de trop, manchot maudit, tiens, voilà pour que le gauche ne soit pas jaloux du droit…. Et s’approchant de Marcos, le Hussard faisant feu, lui cassa l’épaule…. Je ne sais ce qui serait advenu, car Marcos avait compté sur des complices, mais en cet instant un mousse, qui pendant cette scène était resté perché avec indifférence au faîte du grand mât du brick, cria qu’il apercevait une voile. Était-ce un nouvelle proie ? Était-ce Bénavidès que le Hussard cherchait à rejoindre depuis plusieurs jours ? Dans l’une comme dans l’autre alternative, les pirates ne pouvaient songer à braver leur chef en faveur d’un homme désormais inutile au combat comme à la manœuvre.

— C’est bien fait ! Marcos n’a que ce qu’il mérite, crièrent les mieux avisés…. Vive le Hussard de la mer !

— Et le capitaine Bon-Diable ! ajoutèrent deux drôles qui, en même temps saisissant Marcos, le jetèrent par-dessus le bord, pour mieux prouver qu’ils n’avaient nullement songé à épouser sa querelle, ou peut-être ne voulant pas être compromis par lui, s’il dénonçait tous ses complices.

La sédition ainsi avortée serait devenue un triomphe pour le Hussard et pour moi si nous nous y étions prêtés, mais la triste situation de M. de l’Étincelle nous occupait exclusivement… Il était à craindre qu’il ne pût être transporté dans la cabine, et je me décidai à aller apprendre à Dolorès la triste cause de tout ce tumulte. Elle accourut sur le pont et reçut les derniers soupirs de son père. Cette scène touchante émut les pirates rassemblés bientôt autour du mourant. Ces hommes accoutumés à donner la mort, à se faire un jeu du carnage, et à voir sans sourciller les angoisses de leurs camarades, ne purent rester insensibles aux adieux déchirants de la fille et du père.

Je n’oublierai jamais le moment où Dolorès s’agenouillant leva les yeux au ciel, prononça une prière fervente, et détachant de son cou une petite croix d’or qu’elle m’avait dit lui avoir été remise par sa mère sur son lit de mort, la donna à baiser au vieillard ; celui-ci parut alors comme illuminé d’une vision céleste, et prononça sur la tête de Dolorès une bénédiction dont les termes lui semblaient dictés par un esprit venu d’en haut pour l’aider à mourir. Après ces paroles solennelles, il fixa aussi les yeux sur moi, et nous joignant les mains dans ses mains déjà froides : — Mon fils, ma fille ! dit-il, et il expira.

Le Hussard, qui s’était tenu l’écart, ainsi que les autres pirates, pendant le dernier quart d’heure de cette agonie, fit signe à un de ses hommes de lui apporter un pavillon français qu’il m’aida à étendre sur le défunt. Dolorès descendit dans la cabine, et quand j’allai l’y rejoindre : — Maurice, me dit-elle, ne pourriez-vous obtenir qu’on nous laissât transporter le corps de mon père au rivage, si, comme on nous le disait tout à l’heure, nous devons débarquer ce soir ?

Je remontai sur le pont pour solliciter cette faveur ; elle me fut accordée : mais déjà le Hussard était tout entier à la préoccupation de recevoir le bâtiment signalé si à propos une demi-heure auparavant. C’était l’Hersilie ayant à son bord Bénavidès sous le pavillon araucanien.




CHAPITRE XXI,


Où le revenant continue son histoire et celle du
Hussard de la mer.




3e outlaw : — By the bared scalp of Robin Hood’s fat friar ! this fellow were a king for our wild faction.
1er outlaw : — We’ll heve him ; sirs, a word.
Speed : — Master, be one of them : it is an honorable kind of thievery[26].
Shakspeare. Two Gentlemen of Verona.


Le Hussard de la mer me prévint que, selon toute apparence, je serais bientôt mandé à bord de l’Hersilie, où il allait me précéder pour faire à Bénavidès le rapport de sa croisière. En effet, le canot revint me chercher au bout de vingt minutes, et je fus présenté au fameux Bénavidès. Le Hussard de la mer n’était redoutable qu’au commerce ; simple flibustier à la tête d’un seul navire, toute son importance s’effaçait devant un chef qui, possédant non pas seulement une flotte, mais encore une armée de terre, prétendait fonder un État indépendant, et aspirait même à la conquête de tout le Chili. L’un et l’autre avaient eu le même point de départ, Bénavidès ayant commencé par être simple soldat comme Lavergue. Celui-ci, après 1815, fanatique de Napoléon, s’était embarqué sur un bâtiment qui, frété pour le tour du monde, devait relâcher à Sainte-Hélène, ou du moins on le lui avait promis. Tombé au pouvoir d’un corsaire, il accepta du service à son bord, et son intrépidité lui mérita bientôt de succéder au capitaine. Promu à ce commandement, il s’était souvenu de son rêve de 1815, et, en se rendant à Bénavidès, il y avait mis pour condition qu’ils iraient un jour ensemble délivrer l’empereur. Bénavidès n’était point avare de promesses envers ceux qui s’associaient à sa fortune, et celle-là ne lui avait pas coûté plus que cent autres. En attendant d’aller briser les fers de l’empereur de la vieille Europe, ce partisan s’occupait de créer à son profit un empire dans le Nouveau Monde, et déjà il parlait de son étoile avec la même confiance que jadis Napoléon de la sienne. Il faut convenir que le Spartacus américain pouvait se vanter d’avoir été protégé par une destinée merveilleuse dans quelques unes des traverses de sa vie. Fait prisonnier à la bataille de Maypo, le 5 avril 1818, par les Chiliens, il fut traduit à un conseil de guerre avec plusieurs déserteurs qui avaient passé à l’ennemi avant la bataille. Deux fois transfuge, Bénavidès n’avait changé une troisième fois de drapeau que pour échapper à un jugement prononcé contre lui comme meurtrier et incendiaire. Il ne pouvait donc éviter d’être condamné à mort ; on le fusilla avec les autres sur la place de Santiago. Après l’exécution, un sergent reçut l’ordre de faire transporter les cadavres hors la ville pour y être dévorés par les vautours. En les entassant dans le tombereau, il crut s’apercevoir que Bénavidès respirait encore, et, n’étant pas de ses amis, il lui donna un grand coup de sabre sur la nuque. Bénavidès en effet n’était pas mort ; même après cette nouvelle blessure il eut la force de se dégager, quand la nuit fut venue, du monceau de cadavres sous lesquels il était enseveli, et de se traîner jusqu’à la cabane d’un paysan, où il fut soigné secrètement jusqu’à guérison complète. Cette espèce de résurrection de Bénavidès fit beaucoup de bruit et donna un nouveau relief à sa réputation d’audace et de férocité. Le général San-Martin, le Libérateur du Pérou, crut qu’il pourrait tirer parti de cet homme extraordinaire dans l’intérêt de la cause patriote. Il lui fit dire qu’il n’était pas éloigné de lui confier un commandement. Bénavidès voulut traiter de puissance à puissance, et demanda une entrevue au Libérateur, qui se prêta à cette vanité d’un chef sans soldats : ils se virent, et Bénavidès, ayant fait ses conditions, alla provisoirement combattre dans les rangs de l’armée chilienne envoyée contre les Indiens de l’Arauco ; mais là il ne tarda pas à désobéir au général patriote. Se déclarant indépendant, à la tête de quelques soldats débandés, il fit alliance avec les tribus araucaniennes, et battit avec elles les troupes chiliennes. Ses succès réunirent plus de treize cents hommes sous son drapeau ; alors son ambition ne connut plus de bornes ; il voulut avoir une flotte comme une armée de terre, et, s’étant emparé par surprise d’un brick anglais, puis d’un brick américain, il parvint à augmenter sa marine en s’associant avec des pirates et en forçant les équipages de ses nouvelles captures à servir sur ses bâtiments. C’est ainsi qu’au moment où je lui fus présenté par le Hussard il avait sous ses ordres un capitaine anglais et un capitaine américain, qui lui servaient à la fois d’otages et d’officiers.

Bénavidès arrivait de l’île de Chiloé, où le gouverneur espagnol, ne se croyant pas obligé d’être plus délicat dans ses alliances que le général patriote San-Martin, lui avait promis un détachement de cent hommes et treize officiers. Bénavidès méditait une grande expédition contre le Chili, et il avait surtout le projet d’organiser un régiment à cheval. La recommandation du Hussard et mon uniforme me valurent d’être accueilli très favorablement. Considérant comme une chose convenue (fable ou vérité… peu lui importait) que j’étais parti exprès de France pour faire la guerre sous son drapeau, il me communiqua une partie de ses plans, pour entrer en en matière. Dans toute autre occasion, j’aurais pu moins facilement me laisser gagner à l’enthousiasme de son audace, bien que ces hommes d’action exercent un singulier ascendant sur les esprits les plus froids ; mais j’acceptai le rôle que m’avait préparé le Hussard, en pensant que je n’avais que ce moyen de procurer à Dolorès la facilité de gagner quelque ville espagnole, d’où elle se rendrait sans moi au sein de sa famille ; car, lorsqu’elle n’était pas devant mes yeux, je croyais encore que j’aurais le courage de lui avouer que je ne pouvais lier mon existence avec la sienne.

J’avais un tel besoin d’écarter les souvenirs du passé, et déjà le présent se remplissait pour mon âme de tant d’amertume, que peu à peu je cherchai à me monter la tête à moi-même pour surmonter toute espèce de répugnance et de prévention contre l’homme qu’au fond du cœur je ne pouvais mettre beaucoup au-dessus de Mandrin et de Cartouche, quoiqu’il prétendît se grandir jusqu’au piédestal de Napoléon. J’évoquais autour de lui tous ces conquérants de l’antiquité ou du moyen âge, tous ces fondateurs d’empires, ou ces champions de la colère de Dieu que l’histoire a revêtus d’une dignité factice, et qui ne furent peut-être, au plus beau jour de leur gloire, que d’heureux chefs de bandits. Sur cette même terre, dont je pouvais saluer du regard les majestueuses montagnes, pendant que Bénavidès m’associait à ses desseins ambitieux, qu’avaient été de plus que lui ces premiers conquistadores qui y plantèrent l’étendard de Charles-Quint, et se parèrent du titre pompeux de vice-rois des Indes ? Qu’avaient été les Pizarre, les Almagro, les Valvidia, sinon des pirates plus barbares que les sauvages qu’ils venaient égorger ou faire esclaves au nom d’une religion de douceur et de liberté ? Enfin, j’essayais de mon mieux par l’imagination de transformer Bénavidès en un farouche réparateur des crimes de la première conquête. La main qu’il me tendait sanglante ne tenait plus l’épée que pour repousser les descendants des anciens oppresseurs du sol américain. Avec lui j’allais combattre du côté de ces fiers Araucans, dont le poëte guerrier, Alonzo d’Ercilla, n’eut qu’à retracer avec fidélité les figures gigantesques pour trouver des rivaux aux héros d’Homère, pour élever une chronique rimée au niveau de l’épopée antique. C’est ainsi que je parvins à me justifier poétiquement du parti que j’allais prendre, indépendamment même de la nécessité qui m’en faisait une loi. Telle est l’illusion des hommes de mon caractère ; nés pour la rêverie et l’étude, si, entraînés tout-à-coup dans les péripéties de la vie active, ils trouvent l’appui d’une fiction pour s’y soutenir, et parviennent à colorer du reflet de leurs lectures la réalité qu’ils subissent malgré eux, ils finissent par se réconcilier avec une situation exceptionnelle, acceptant la tempête au lieu du calme, et les distractions tumultueuses d’une existence agitée au lieu de la quiétude de la retraite où, naguère, ils s’estimaient heureux de pouvoir s’ensevelir tout vivants.

Quand le soir nous débarquâmes à Arauco, j’étais revêtu du grade de colonel d’un régiment de lanciers, ou plutôt du cadre que j’en avais tracé sur le papier. Il est vrai que Lavergue avait cédé à la tentation de remonter à cheval, et pour commencer, j’avais en lui mon premier officier en attendant mon premier soldat. À cette époque, Bénavidès, ayant surtout besoin de grossir son armée de terre, imitait Napoléon convertissant les régiments de marine en régiments de sa garde, et il ne laissa sur ses navires que le nombre de matelots nécessaires pour les tenir mouillés dans la baie. Un vieux marin ayant refusé de quitter l’Hersilie, et de subir ce qui lui paraissait une métamorphose intolérable :

— Tu ne veux pas marcher sur la terre ferme ! lui avait dit Bénavidès ; apprends que tu serais un poisson que je te forcerais de voler. Il fut haché en pièces, et l’on attacha un lambeau de ses membres à un gibet pour servir d’exemple. Par suite de ce système qui sacrifiait tout à la nécessité présente, on enleva les voiles des bâtiments, et l’on en fit de larges pantalons pour les soldats ; les charpentiers montèrent les canons sur des affûts et construisirent des chariots et des caissons ; tous les mousquets de marine passèrent aux mains des fantassins. Lorsque, pour ma part, j’eus sous mes ordres une centaine d’hommes à cheval, et que nous demandâmes, Lavergue et moi, des lances pour en faire des lanciers, Bénavidès nous fit livrer tous les harpons et toutes les piques d’abordage.

— Il manque encore une chose importante à notre cavalerie, dit alors le Hussard de la mer, tout-à-fait réconcilié à son premier état… ce sont des trompettes ; et si le général voulait le permettre, nous pourrions en faire confectionner avec le cuivre dont est doublée la cale de l’Hersilie.

— Tu as raison ! s’écria Bénavidès. Et le cuivre, arraché aux flancs du vaisseau amiral, nous fournit douze trompettes avec lesquelles nous aurions pu défier peut-être les classiques trompes marines des Tritons, mais dont les fanfares paraissaient quelquefois un peu rauques à d’anciens hussards français.

Un mois après notre débarquement, nous nous mîmes en campagne. Je ne vous raconterai pas ici nos succès divers jusqu’à la défaite complète de Bénavidès à Chillan, vers la fin de décembre 1822 ; mais la guerre ne se termina réellement que lorsqu’il fut bien avéré que ce redoutable chef, arrêté dans sa fuite, avait subi la peine capitale.

Pendant ces dix-huit mois de batailles, j’avais combattu, il est vrai, sous les drapeaux d’un forban ; mais je pus du moins, pour prix de mes services, prévenir quelques uns de ces actes de férocité qui ont rendu le nom de Bénavidès si redoutable dans ces parages où son ambition sacrifiait amis et ennemis… D’ailleurs j’avais sauvé Dolorès, et j’avoue que cela suffisait à ma conscience, car j’avais contracté envers Dolorès une dette que je mettais au-dessus de toutes mes obligations en cette vie. Avec Dolorès affligée, avec Dolorès dans le deuil et les larmes, je ne m’étais plus souvenu que je n’aurais dû être qu’un frère pour elle ; lorsque je l’entendis m’avouer que sans son amour pour moi elle n’eût pas survécu à la mort de son père, pouvais-je lui percer le cœur en changeant cet amour en remords ? Dolorès s’était refusée à notre séparation, me déclarant que tant que je me croirais engagé à servir sous le drapeau de Bénavidès, elle demeurerait dans la ville d’Arauco, où j’accourais en toute hâte auprès d’elle dès que je pouvais quitter l’armée… Enfin elle eût voulu partir qu’elle ne l’aurait pu sans péril : Bénavidès la considérait comme ma caution. Ce chef soupçonneux en exigeait une de tous ses officiers étrangers ; il avait voulu que Dolorès habitât sa maison avec sa propre famille, sous prétexte d’honorer la femme du colonel de sa cavalerie, mais réellement pour la retenir captive. Il eût fini par me déclarer franchement, comme au capitaine du brick l’Océan, que je lui devais un otage, si je ne m’étais pas rendu à ses objections en apparence tout-à-fait amicales, lorsque j’avais réclamé le droit de faire conduire Dolorès à Valparaiso.




CHAPITRE XXII,


Où le revenant termine son histoire sans savoir s’il
doit être un mort ou un vivant.




To be or not to be, that is the question.[27]


Notre défaite à Chillan avait été si complète, que Bénavidès, désespérant de rallier son armée, déclara qu’il était prêt à faire sa soumission entre les mains du général chilien don Joaquin Prieto ; et quoique cette déclaration ne fût qu’une ruse pour mieux cacher sa fuite, ses officiers se regardèrent comme déliés de leurs engagements. La plupart ne servaient sous son drapeau que contraints et forcés, entre autres les capitaines de navire américains et anglais dont il avait fait des officiers d’infanterie malgré eux : ils firent donc sonner bien haut leurs griefs contre le vaincu, et le gouvernement du Chili, au lieu de les traiter en ennemis, leur permit de traverser en paix son territoire. Je profitai de cette bonne disposition envers les étrangers, sans toutefois prétendre, comme quelques uns de ceux qui avaient été pris les armes à la main, que je devais plutôt être considéré comme un prisonnier délivré par la victoire que comme un officier volontaire de Bénavidès. Peut-être même si je n’avais eu à m’occuper avant tout du sort de Dolorès, je crois que je me serais retiré avec l’armée de nos alliés, les Araucans, qui firent leur retraite en bon ordre, accoutumés depuis deux siècles à maintenir leur indépendance, et sachant bien que le jour des représailles, après une bataille perdue, ne tardait jamais long-temps à luire pour eux. Mais j’étais pressé de retourner à la ville d’Arauco, où nous n’avions laissé qu’une garnison peu nombreuse et composée d’Indiens, avec une cinquantaine de matelots d’un équipage anglais retenus par la seule crainte de compromettre la vie de ceux de leurs camarades que Bénavidès avait forcés de marcher en avant. Martin Lavergue m’accompagnait, assez indécis sur le nouvel état qu’il lui conviendrait de choisir, et n’espérant guère retrouver son brick à l’ancre. Nous fîmes diligence ; mais le bruit de la bataille nous avait précédés, et je fus saisi d’une cruelle inquiétude à l’approche d’Arauco, en voyant une immense fumée envelopper la ville jusqu’à la mer. Penelo, chef d’une tribu auxiliaire des Chiliens, avait surpris nos amis les Araucans ; ceux-ci, abandonnés par l’équipage anglais et se croyant trahis, s’étaient retirés du côté de leurs bois, après avoir mis le feu aux maisons et à tous les navires mouillés dans la baie. Je me précipitai à travers les débris fumants de cet incendie. La demeure de Bénavidès, comme toutes les maisons construites en pierre, avait été brûlée, mais la flamme n’avait dévoré que les portes et la toiture. Hélas ! où Dolorès pouvait-elle être ? comment retrouver ses traces ? Sur un des murs de l’appartement qu’elle avait occupé, je lus heureusesement ces lignes gravées avec un fer de pique : « Si cette pierre est encore debout lorsque Maurice viendra chercher ici Dolorès, elle lui dira que nous sommes partis pour la ville de la Conception. »

Je respirai… Nous nous consultions sur la direction la plus convenable à suivre pour aller rejoindre ces fugitifs, lorsque le Conway, vaisseau anglais qui croisait depuis peu dans ces mers, parut à l’horizon de la rade : il était commandé par le capitaine Basil-Hall, qui avait pour mission d’accorder sur son bord un asile aux matelots de l’Angleterre et des États-Unis prisonniers de Bénavidès, et devenus libres par sa défaite. Sur l’avis d’un habitant qui était resté presque seul au milieu des ruines d’Arauco, et qui s’était chargé de me diriger s’il me rencontrait, je n’hésitai pas à profiter des offres courtoises du capitaine Basil-Hall, qui repartait le lendemain pour Valparaiso et devait relâcher à la Conception, où il espérait trouver encore l’équipage du brick l’Océan. Le Hussard de la mer n’osa pas me suivre, ne se croyant pas en sûreté s’il était reconnu, et il préféra aller joindre les Araucans. Je ne le dissuadai en aucune manière, persuadé qu’il avait raison, car je n’aurais peut-être pas eu assez de crédit pour empêcher qu’il ne figurât au faîte d’une potence comme pirate. Le drôle avait d’ailleurs quelque peine à s’éloigner un peu trop d’Arauco, où il avait enterré, dans un lieu connu de lui seul, toute sa part du trésor de son navire lorsqu’il était descendu à terre pour remonter à cheval, dix-huit mois auparavant. Cet argent montait à une somme assez considérable pour fréter et armer un nouveau brick, si Martin Lavergue se dégoûtait de la vie indienne dont il allait faire l’essai.

La Conception a deux ports, Calcuhuana et Saint-Vincent ; nous touchâmes à ce dernier qui est plus près de la ville, où je me hâtai de me rendre en apprenant que les fugitifs d’Arauco y étaient arrivés par terre depuis trois jours. Les maisons de la Conception, les églises même et le palais de l’évêque attestaient suffisamment par leurs ruines que les Araucans et Bénavidès avaient plus d’une fois porté la guerre jusque sur ses places publiques. Au milieu du silence de ses rues désolées, j’entendis cependant s’élever tout-à-coup des chants de fête, et le cortége d’une procession me força de m’arrêter avant d’être arrivé au palais de l’Intendance, où j’allais m’adresser pour savoir dans quelle maison Dolorès avait trouvé un asile. Je vis défiler deux rangs de jeunes filles vêtues de blanc, couronnées de fleurs, précédées de fifres et de tambourins qui jouaient les airs les plus gais de la musique chilienne. Hélas ! toute cette foule chantante et joyeuse conduisait un cercueil découvert, où une petite fille, âgée tout au plus d’une année, semblait dormir… Elle était morte, et c’est l’usage, dans les colonies espagnoles, de se réjouir ainsi de la mort d’un enfant qui expire avant sa septième année, parce que, vous dit-on, c’est une âme qui va se mêler aux chœurs célestes avec sa robe d’innocence pure encore des taches du péché. Quelque gracieuse, quelque poétique, quelque consolante que soit cette manière de considérer la mort d’un enfant, je sentis aux battements de mon cœur qu’un cœur de père peut être jaloux du ciel. Cet ange pouvait m’appartenir……… Depuis six mois Dolorès était mère.

Nous nous revîmes pour ne plus nous séparer : le Conway nous transporta à Valparaiso, d’où nous pûmes enfin, sans de nouvelles aventures, nous rembarquer pour l’île de Cuba. Nous ne nous arrêtâmes à la Havane que peu de jours pour aller sur une des habitations du vieux marquis ; il nous tardait à Dolorès et à moi de vivre l’un pour l’autre, afin de nous consoler de tous nos malheurs et de toutes nos pertes ; car nous apprîmes en arrivant que, par une dernière catastrophe, Dolorès avait encore perdu son frère. À la nouvelle de la prise de notre bâtiment par les corsaires, M. Antoine de l’Étincelle s’était embarqué avec Julie, devenue sa femme, pour aller recueillir l’héritage paternel ; et ils étaient tous les deux morts de la fièvre jaune trois mois après leur débarquement. J’étais plus que jamais bien résolu à ne plus porter d’autre nom que celui qui avait associé ma destinée à celle de Dolorès, et l’on crut sans peine à la Havane que j’étais un neveu du vieux marquis auquel il avait marié sa fille en France. Ce fat à ce titre que sa famille nous accueillit. Quant à Dolorès, je n’avais pu la tromper plus long-temps ; depuis Arauco, elle savait que la mort seule d’une autre pouvait me permettre de légitimer notre union.

Il y avait déjà huit ans que j’avais presque oublié tous mes liens avec ma première patrie, et j’évitais même mes compatriotes qui auraient pu me la rappeler ; nous vivions sur notre habitation principale à cinq lieues de la Havane, où je ne paraissais que très rarement et pour peu de jours. Cependant je ne pus rester insensible à la nouvelle de la révolution qui promettait de régénérer la France, ou de modifier au moins une partie de ses lois politiques et sociales ; mais après ma première émotion, je commençais à retomber dans mon indifférence pour tout ce qui se passait en Europe, lorsqu’à ma grande surprise je vis arriver mon ami Mazade. Ce fut dans l’Inde centrale qu’il apprit cette révolution qui l’émut plus vivement que moi, et qui lui fit déserter ses honneurs, ses grades, et tout ce qu’il avait acquis de fortune, pour venir saluer le drapeau tricolore arboré au château des Tuileries. Il s’embarqua sur le premier navire qui mit à la voile de Calcutta. C’était un navire américain qui retournait à New-York. La route de New-York n’était pas la route la plus directe ; mais son impatience ne pouvait attendre un autre bâtiment ; il lui semblait désormais que le sol des Indes lui brûlait la plante des pieds. À New-York, la première personne que Mazade rencontra était notre ancien soldat Martin Lavergue, le Hussard de la mer, qui, en entendant par hasard prononcer ce nom de Mazade, s’approcha de lui, se nomma lui-même, et lui dit sommairement toutes les vicissitudes de sa vie vagabonde, dont la dernière a fait de lui un honorable citoyen des États-Unis à la tête de 500,000 dollars, ce qui lui donne une certaine considération soit en ville lorsqu’il y vient, soit dans sa maison des champs. Je figurais naturellement dans l’épisode de ses exploits au Chili ; Mazade compare les dates, et en conclut que la première nouvelle de ma mort ayant été prématurée, il est possible que je vive encore. Lavergue savait assez de mon histoire pour le mettre sur mes traces jusqu’à l’île de Cuba. Mazade n’a plus qu’une pensée, celle de me retrouver. Au lieu de prendre le paquebot du Havre, il prend celui de la Havane. — Quelque bonheur qu’il y eût pour moi à embrasser cet ami, je sentis à sa vue qu’il venait réveiller dans mon cœur des souvenirs hostiles à mon repos. Il ne me dissimula pas qu’il perdrait la moitié de la joie qu’il éprouverait à revoir la France s’il la revoyait sans celui qu’il appelait un autre lui-même ; mais aussi, à l’appui de ce qu’il appelait franchement son amitié égoïste, il fit valoir certaines considérations qui m’étaient personnelles, et qui devaient avoir du poids sur mon esprit. J’avais encore une fille en France, et je ne devais pas sacrifier mes devoirs envers elle à mes ressentiments contre sa mère. Dolorès eut la générosité d’être de cet avis. Paul, vous devinez le reste. Débarqués à Marseille, nous nous rendîmes d’abord auprès de votre mère ; en me souvenant d’anciens projets vous concernant ainsi qu’Isabelle, je désirais savoir par moi-même si je pouvais toujours les approuver. Je dois remercier votre mère, Paul, d’avoir si bien gardé le secret que je vous révèle moi-même. J’ai pu vous étudier sans être connu de vous. Hélas ! ce secret a failli vous coûter la vie : c’est pour moi, pour l’honneur de ma mémoire que vous avez été blessé…. Vous ignoriez….

Jusqu’ici Paul n’avait pas interrompu ce récit ; mais pouvait-il s’empêcher de répondre à cette interpellation ?

— Ah ! sans doute, dit-il, j’aurais volontiers risqué ma vie pour cette mémoire chérie et respectée ; mais lorsque je l’ai fait pour la défendre, je dois à la vérité de déclarer que c’est surtout avec la conviction de l’innocence de celle qui fut si long-temps calomniée par le monde et….

— Et par moi, Paul, alliez-vous ajouter avec raison ; hélas ! je n’ai reconnu que bien tardivement ma funeste précipitation, et c’est ce qui me jette dans une si cruelle perplexité. J’étais revenu en Europe pour y rompre légalement tous mes liens avec celle que je croyais une épouse coupable, tant les apparences étaient nombreuses et fortes contre elle. Mon passage chez votre vertueuse mère avait fait naître à peine quelques doutes dans mon esprit en faveur de sa sœur. J’arrive : … le monde l’accuse, après un laps de douze ans, comme le premier jour, et elle-même accepte la sentence que le monde a prononcée contre elle. Ses regrets si elle ne fut qu’imprudente, ses remords si elle fut justement condamnée, semblent oubliés également : elle n’aspire plus qu’à porter un autre nom que celui sur lequel est toujours restée la tache ineffaçable d’une honte publique…… Je sais ce que vous allez me répondre, Paul ; mais vous êtes dans l’erreur de penser que je m’arme ici d’injustes récriminations. J’allais vous dire qu’alors que je m’estimais toujours le plus outragé des hommes, et que je déplorais votre dévouement trop généreux, la rencontre fortuite d’une personne que je ne puis nommer ni désigner par sa profession sans risquer de trahir le secret que je lui ai promis, est venue tout-à-coup faire luire sur la vérité une révélation inattendue. Mais admirez la bizarrerie de ma destinée ! Vous savez maintenant mon histoire : injuste en France ou ingrat en Amérique, ma conscience peut-elle encore être mon guide ? Irai-je follement lutter contre la fatalité qui me poursuit, et chercher à détruire les effets d’une erreur irréparable. Il y a quelques jours, j’étais bien résolu à fuir et à ne plus rien accorder au hasard ; mais vous devinez par quels sentiments j’ai été entraîné à venir quelquefois errer ici le soir autour des lieux où j’aurais pu être si heureux… Une dernière fois, la porte étant entrouverte, je n’ai pu résister à la tentation de pénétrer, à la faveur de la nuit, dans ce jardin qui fut pour moi un autre Éden…. J’y suis apparu comme un fantôme à la mère de ma fille. Eh bien ! je vous le répète, Paul, mon retour troublerait peut-être encore plus son repos que mon apparition ; mais, puisqu’une indiscrétion d’Isabelle m’a trahi, je ne repartirai pas sans en faire l’épreuve, pour convaincre Odille que ce qui s’est passé depuis douze ans, erreurs et fautes, vieux souvenirs, habitudes nouvelles, tout sépare à jamais ceux qui auraient dû être à jamais unis. Paul, je verrai donc votre tante… je remplirai moi-même un autre devoir que je ne pouvais peut-être confier sûrement à un ami… mais cette lettre que vous lui remettrez vous apprendra à quelles conditions. Je m’annonce moi-même sous le seul nom que je puisse porter… et ce n’est pas celui de son époux. Maurice ne saurait plus être pour Odille, je le sens, qu’une ombre, qu’un fantôme. Sous le nom que l’exil m’a imposé, je puis lui rendre la liberté qu’elle réclamait hier encore, et régler de sang-froid nos mutuels rapports pour l’avenir…. Adieu, Paul ; si ma condition est acceptée, vous m’écrirez que vous m’attendez vous-même après-demain à neuf heures dans le kiosque, dont vous n’ouvrirez la porte qu’à moi seul.

Paul et don Antonio de Scintilla s’étaient rapprochés du chemin qui descend à Sèvres et là don Antonio ayant trouvé un cabriolet qui l’attendait, y monta, après avoir serré la main à son neveu.




CHAPITRE XXIII,


Où les uns trouveront que cette histoire devient bien romanesque, et où d’autres daigneront faire la réflexion que sans cette ressemblance avec un roman l’auteur ne se fût pas donné la peine de l’écrire malgré son amour pour le naturel et le vrai.




He then described the gloom, the dread he found.
When first he landed on the chosen ground,
Where indefin’d vas all he hop’d and fear’d,
And how confus’d and troubled all appear’d ;
His thoughts in past and present scenes employ’d,
All views in future blighled and destroy’d :
His were a medely of hewild’ring themes,
Sad as realities, and wild as dreams[28].

Crabbe. The parting hur.


C’était un message embarrassant que celui dont Paul se trouvait chargé. Ce qu’il venait d’entendre lui paraissait le plus fantasque des romans. Il se demandait, par réflexion, si cette longue confidence faite au clair de la lune n’était pas le produit de sa propre imagination, ou du moins un conte inventé à loisir, sinon pillé dans quelque chronique castillane et arrangé pour une Revue par don Antonio de Scintilla, qui aurait voulu en essayer l’effet sur son jeune ami, en vrai professeur de langue et de littérature.

— Mais abuser à ce point de la personnalité ! oh ! non, impossible ! Puis quelle invraisemblance, si ce n’était la vérité même… une vérité palpable et logiquement prouvée… que cette triple individualité d’un homme qui est à la fois Don Antonio Scintilla, M. de l’Étincelle et Maurice Babandy ; hier le spectre de mon oncle, aujourd’hui mon oncle vivant. Non, ce n’est ni un rêve, ni une apparition, ni un conte…. Mais qu’il a bien raison, quelle fortune singulière est la sienne ! quelle suite de coups de théâtre pour un homme qui ayant, jeune encore, soumis son imagination à son bon sens, ne demandait qu’à vivre prosaïquement comme un bon bourgeois affligé de trente mille livres de rente, et qui se trouve être depuis quinze années un héros de roman malgré lui. On n’invente pas ces contradictions perpétuelles entre le caractère et la destinée…. Mais ma pauvre tante, quel contre-coup pour elle ! Hélas ! c’est pour elle surtout que saigne mon cœur. Comment lui annoncer une pareille entrevue ! comment l’y préparer ! comment lui dire en même temps : Espérez et n’espérez pas !… Consultons la lettre que je dois lui remettre, puisque j’y suis autorisé, afin que je puisse mieux retenir sans doute les instructions dont je ne dois pas m’écarter.


À Madame Odille Babandy.
Avenue de Bellevue, n° 12,

« Vous désirez me voir, madame… Ce qui est arrivé, lorsqu’une imprudente indiscrétion m’a déjà offert à vos regards, devrait peut-être vous faire redouter comme à moi une entrevue qui ne saurait évoquer que de funèbres images…. Lisez le nom que je signe au bas de cette lettre. Je ne puis être celui dont une vaine ressemblance a réalisé pour vous l’apparition d’un fantôme. Cependant à cause de cette ressemblance même, je ne veux point vous fuir et refuser de vous donner de vive voix une explication pénible, mais nécessaire. Je suis porteur de papiers qui démentent suffisamment toute fausse espérance ; ces papiers vous rendent veuve, mais libre. Il y a plus, celui que je représente, celui dont je vous transmettrai les volontés dernières vivrait encore, qu’il y aurait entre lui et vous une barrière infranchissable. Supposez-le vivant, les rôles seraient intervertis ; il reviendrait convaincu de votre innocence, mais ayant à son tour besoin de votre pardon…. Seriez-vous prête à le lui accorder…. ce serait trop tard pour l’un comme pour l’autre, lorsque, erreur ou crime, partagé entre deux consciences et entre deux devoirs, ne pouvant rappeler l’irrévocable passé, esclave pour l’avenir d’une parole donnée en quittant l’Amérique, ne s’appartenant plus, en un mot, il ne vous reverrait que pour prononcer avec une indifférence feinte ou réelle l’adieu d’une éternelle séparation. — Décidez maintenant.

» Quant à moi, je regretterais plus vivement l’indiscrétion qui me rapproche de vous, si au moment où vous devenez libre de toutes vos affections comme de tous vos liens, je n’avais à vous éclairer sur une liaison déjà trop funeste…. Je vous verrai donc, madame, et je vous expliquerai ce que ma lettre contient d’obscur, mais à cette condition que vous ne reconnaîtrez en moi que

« Antoine de l’Étincelle. »


En effet, cette lettre mystérieuse indiquait à Paul dans quelles limites il devait se tenir pour rester l’intermédiaire de son oncle et de sa tante. Il la cacheta, et attendit avec anxiété que le jour se levât, ne pouvant fermer l’œil, tant cette péripétie du drame, dont il se trouvait un des acteurs involontaires, agitait et troublait ses esprits.

Le matin, lorsque Odille vit son neveu l’aborder d’un air sinistre, pâle, les yeux fatigués par l’insomnie et la fièvre, elle aurait pu lui demander sérieusement si à son tour il avait aperçu aussi un spectre dans le jardin. Paul lui remit la lettre. Odille la lut deux fois, frappée d’une sorte de vertige. Ce fut pour elle comme une de ces énigmes lugubres que le sphinx de Thèbes proposait à ses victimes avant de les dévorer.

Elle passa plus d’un quart d’heure absorbée dans ses réflexions, oubliant qu’elle n’était pas seule.

— Paul, dit-elle enfin, je vois à votre air que vous savez ce que contient cette lettre. L’on vous a bien recommandé, sans doute, de n’en pas dire plus que je n’en puis deviner, mais je n’ai rien à vous demander. Paul, écrivez que je respecterai le mystère qu’on m’impose : le ciel exauce un peu tard la prière que je lui adressai jadis, d’être entendue une fois, une seule fois, de mon juge, avant d’être condamnée. Je me serais soumise à tout alors !… Dieu soit loué de son retour ! quoiqu’il revienne plus effrayant pour moi par cette indifférence dont il me parle, que par la colère de sa première sentence…. Dieu soit loué de son retour !… Mais tâchons de nous accoutumer à la condition qu’on nous impose : ne parlons que de M. de l’Étincelle, Paul….

Affectant l’apparence de cette légèreté qui jusqu’ici lui était naturelle, Odille ajouta :

— J’ai connu ce nom : pendant le peu de temps que je demeurai chez madame Duravel, je me souviens d’avoir entendu raconter à une sous-maitresse qu’elle remplaçait une jeune orpheline qui, au grand scandale de la grave institutrice, s’était fait enlever par un créole de la Havane appelé M. de l’Étincelle ; et votre ami, le professeur espagnol dont ma fille nous parlait si souvent quand elle était avec nous, ce M. de Scintilla que je n’ai jamais pu voir, ni au pensionnat, ni à Paris, ni ici, son nom traduit en français se trouve être celui qui est au bas de cette lettre…. Ah ! je comprends tous les mystères de madame Duravel et d’Isabelle ! les mots à double sens qu’elles chuchotaient souvent…… Quelles précautions !… Mais vous aussi, Paul, vous étiez donc du secret ? pauvre enfant ! qui vous êtes fait blesser, qui avez risqué votre vie comme témoin à décharge dans cette enquête que le hasard seul, à ce qu’il paraît, m’a rendu favorable.

— Je vous jure, dit Paul, qu’il y a deux jours encore j’ignorais qui étaient M. de Scintilla et M. de l’Étincelle ; l’un, je le croyais un créole espagnol, l’autre, je n’en avais jamais entendu parler.

— Je vous remercie, Paul, je vous remercie ; écrivez à M. de l’Étincelle que je l’attends demain à neuf heures, et que je n’y serai que pour lui. Jusque là, Paul, vous approuverez que je n’y sois pour personne. J’ai besoin de me recueillir, de demander du calme, de l’indifférence même.

Odille se retira à ces mots dans sa chambre, et Paul écrivit à M. Antoine l’Étincelle que sa condition était acceptée.

Le lendemain matin, Paul descendit sur les huit heures dans le jardin, répétant pour la centième fois depuis la veille : — Pauvre tante ! sa tête résistera-t-elle à une pareille épreuve ?

Lucile lui avait dit que madame Babandy avait passé une partie de la nuit en prières. — Le ciel est juste, pensait Paul ; il est impossible que celui qui l’a tant aimée ne vienne lui offrir que les adieux d’une séparation éternelle en réparation de douze années de deuil et de calomnies ! Ah ! sans doute il accorde malgré lui plus qu’il ne le pense au réveil de ce premier amour que n’ont pu étouffer une si longue absence et les consolations de la belle créole.

Pendant que Paul se livrait à ces conjectures, l’heure fixée pour cette singulière entrevue était sonnée ; il monta donc au kiosque, et là il attendit encore dix minutes avec un battement de cœur qui redoubla lorsqu’il vit s’arrêter au tournant de la route une voiture d’où descendit le prétendu M. de l’Étincelle, accompagné du général Mazade. Ils avaient à peine mis pied à terre que la porte était ouverte. Paul entendit le général dire à son ami : — Eh bien ! ta fermeté t’est-elle revenue ? irai-je à ta place ? iras-tu seul ? ou dois-je attendre ?

— Tu m’attendras, Mazade, lui fut-il répondu… Paul, votre tante peut-elle recevoir M. de l’Étincelle ?

— Elle s’y prépare depuis hier, dit Paul.

— Je vous suis, si vous voulez m’introduire, et je retrouverai M. Mazade avec vous dans le kiosque.

Paul était trop ému pour parler davantage, et il précéda silencieusement M. de l’Étincelle jusqu’à la chambre d’Odille, d’où il se retira après l’avoir annoncé par ces simples mots :

— Ma tante, voici M. de l’Étincelle.




CHAPITRE XXIV,


M. de l’Étincelle oublie deux ou trois fois le rôle
difficile qu’il veut s’imposer.




Serait-il possible que Dorante vînt me chercher en ce lieu, qu’il me rapportât son cœur, qu’il fût touché d’un véritable repentir, et qu’il ne voulût plus désormais vivre que pour moi seule !
L’Esprit de divorce, comédie, par M. De Morand, gentilhomme arlésien.


Les deux personnes qui se trouvèrent ainsi en présence s’observèrent quelque temps sans se parler, décidées à garder aussi fidèlement que possible la condition de leur entrevue ; c’étaient leurs âmes qui cherchaient à se deviner dans ce long regard, et avant de s’envelopper en quelque sorte de la fiction qu’elles allaient adopter, elles auraient voulu échanger, peut-être malgré elles, au moins un sentiment de sympathie douloureuse. Il leur fut aisé de voir que l’expression d’impassibilité de leurs visages n’était qu’une affectation pénible, et que leur émotion ne tarderait pas à se faire jour. Odille, qui rompit la première ce silence significatif, feignit cependant de ne voir dans les yeux du prétendu M. de l’Étincelle que la froideur mélancolique dont il prétendait s’armer ; son instinct de femme eût suffi pour lui inspirer le langage de la plainte alors qu’on lui défendait de se livrer à la naïveté de ses sentiments.

— Vous vous êtiez bien annoncé, monsieur ; vous tenez parole : vous êtes bien celui que vous voulez être, un étranger pour moi, rien de plus. Il était à peu près superflu de me prévenir contre une fausse ressemblance, je n’aurais pu jamais reconnaître en vous celui dont le nom n’existe plus, dont le cœur n’est plus que cendres, je le vois bien.Votre lettre est obscure, monsieur, sur beaucoup de points, mais elle ne m’a paru que trop claire sur celui-ci : après m’avoir crue coupable pendant douze ans, vous pensez que si mon mari vivait, et s’il lui était enfin survenu des doutes en ma faveur, il croirait me devoir peut-être une réparation, mais une réparation dictée par un sentiment de justice, et non par un retour de tendresse. Il viendrait comme un juge me dire : Je me suis trompé, j’ai cru trop facilement ce faux témoin qui s’appelait l’opinion publique ; je vous ai condamnée, mais l’unique et tardive indemnité qu’il me reste à vous accorder, c’est de casser froidement ma première sentence.

— Madame, répondit M. de l’Étincelle, Dieu lui-même ne peut revenir sur le passé. Si votre mari vivait encore, il ne pourrait en effet vous rendre que cette justice froide et incomplète, il vous dirait : Moi qui ai cru être à la fois juste et clément, j’ai besoin à mon tour d’un pardon généreux. Lorsque je me privai volontairement de la compagne qui eût ôté à mon exil toute son amertume, je me croyais seul digne de pitié… elle l’était plus que moi. Je reconnais mon erreur, mais trop tard, hélas ! puisqu’il ne nous reste plus qu’à respecter réciproquement la situation nouvelle dans laquelle cette erreur fatale nous a placés l’un à l’égard de l’autre.

Si votre mari vivait, madame, et que la loi du divorce eût été rétablie, il l’invoquerait lui-même, non plus en sa faveur comme lorsqu’il vous croyait coupable, mais en la vôtre pour vous rendre libre… En l’absence de cette loi, avant de mettre de nouveau la mer entre vous et lui, avant d’aller s’ensevelir dans la solitude où sa destinée lui aurait donné un nouveau nom et une nouvelle compagne, il vous remettrait ces pièces attendues par vous, et qui, constatant sa mort irrévocablement, vous autorisent à vous dépouiller vous-même d’un nom qui ne peut plus être pour vous qu’une sorte de pénible souvenir.

— Voilà bien comme les hommes nous jugent d’après leurs propres cœurs. Au bout de douze ans d’une mort vraie ou supposée, quelle est la femme qui n’a pas oublié son premier lien ? Si cette femme n’a pas joué surtout pendant douze ans le drame tout extérieur d’un deuil d’apparat ; si le sourire a reparu sur ses lèvres ; si elle s’est mêlée de nouveau à la foule ; si, dans son isolement et sa faiblesse, elle s’est moins défiée du monde que de la retraite ; si, victime des convenances et de l’opinion, cette femme a paru se résigner à un lien nouveau ; oh ! sans doute, son cœur aussi est consolé de son veuvage ! c’est une femme légère pour le moins ; on peut évoquer sans danger pour elle le fantôme de son premier amour, ressusciter une image chérie, et lui dire froidement : si celui que vous avez aimé vivait encore, il n’aurait à vous offrir que le sentiment d’une tardive estime, achevez donc de l’oublier.

— Croyez, madame, qu’en se présentant inopinément à votre vue, celui qui vous a effrayé cédait lui-même à un invincible entraînement ; qu’il ne pensait qu’à revoir des lieux où le bonheur lui avait souri autrefois ; et que, sans cette rencontre imprévue, il se fût contenté peut-être de ces secrets adieux, ignorés de vous-même. S’il s’est décidé à venir vous remettre ces papiers qui vous rendent libre, c’est qu’il s’est imaginé avoir été trahi à la fois par son imprudence et par l’indiscrétion d’une fille bien aimée. Cette fille, madame, quand il est revenu en Europe, j’oserai vous le confesser, il avait l’intention de la ravir à sa mère coupable ; il la laisse à sa mère justifiée, en se félicitant d’être d’accord avec elle sur le choix d’un mari qui la rendra heureuse…

— Ma fille ! et son père, croyez-vous, monsieur, renoncerait ainsi facilement à elle en ma faveur, après lui avoir sans doute donné le regret de n’avoir pas toujours aimé et respecté sa mère autant que son institutrice…… Mais je me suis promis de ne faire aucun reproche, et d’être reconnaissante de toutes les grâces dont se composerait la réparation qui me serait accordée par mon mari s’il vivait encore, et si toutes vos autres suppositions étaient des vérités. Je vous remercie, monsieur, d’avoir daigné, au lieu et place de mon mari, me réhabiliter dans la bonne opinion de ma fille….

— La récrimination est amère, madame ; mais je m’y soumets.

— Vous vous y soumettez, monsieur ! Oh ! rien ne troublerait, à ce que je vois, l’heureux calme de celui que vous représentez si bien. Admirable philosophie que celle de l’indifférence ! Que je vous félicite, monsieur, si vous la possédez pour votre compte ! pour moi, je l’avoue, je suis plus modeste : je ne dois qu’à ma légèreté le sang-froid avec lequel je vous écoute… Que les femmes sont heureuses d’être si mobiles et si oublieuses ! Oh ! comme autrefois une seule des suppositions que nous faisons ici en devisant tranquillement eût suffi pour m’arracher des cris de désespoir ! Moi, supporter la froideur de Maurice alors que je l’aimais, oh ! non, non ; et je lui aurais dit : Plutôt votre colère, Maurice, plutôt vos soupçons et votre vengeance que cette réhabilitation sans amour. Maudits soient-ils ceux qui m’ont justifiée à vos yeux avec la logique et les preuves matérielles des avocats ; maudits soient ces hommes compatissants qui vous ont arrêté lorsque vous veniez armé de votre aveugle ressentiment me confondre par votre présence, me reprocher mon crime, ou m’accabler de votre mépris. J’étais prête à vous revoir ainsi, Maurice, sans embarras ; j’avais même rêvé autrefois dans ma douleur que vous pourriez venir, animé d’une jalousie plus terrible, me traîner par les cheveux, me fouler aux pieds, me laisser tout juste le temps de dire une prière, et me poignarder ; oui, je l’ai quelquefois cru possible, et j’envisageai une semblable entrevue sans effroi. Je me voyais expirante dans vos bras sans me plaindre… Mais entre le coup qui me perçait le cœur et mon dernier soupir, j’avais pu prendre le ciel à témoin de mon innocence, je vous avais persuadé… et je vous pardonnais ma mort, parce que votre violence même était une preuve d’amour… Excusez, monsieur, ce souvenir de mes premières angoisses ; douze ans se sont écoulés ; j’ai eu le temps de me consoler, je le répète, le temps de sourire de ce désespoir romanesque qui n’existe que dans les tragédies et les romans…. Vous croyez donc, monsieur, que si Maurice vivait, il aurait meilleure opinion de mon bon sens et me proposerait lui-même de l’imiter, de briser comme lui mon premier lien, d’en contracter un autre ; vous croyez que, par un sentiment de justice et d’impartialité admirables, il me pardonnerait d’avoir accepté la calomnie comme un jugement sans appel, et n’éprouverait aucune jalousie à me voir, lui vivant, faire sans hésiter ce que j’ai tant hésité à faire le croyant mort, ce que je n’aurais fait qu’en pouvant me dire que j’étais à peine infidèle à sa cendre, puisque je me remariais sans amour, et pour prouver au monde que celui qu’on accusait de m’avoir avilie m’estimait cependant assez pour me donner son nom ; car tels eussent été mes motifs, monsieur ; et vous croyez, je vous le demande, que Maurice aurait été assez indifférent, assez juste, si mieux aimez, pour m’engager lui-même à l’oublier dans les bras de l’homme qui a dû jadis, s’il m’aimait jadis, lui inspirer une si horrible jalousie ?…

— Oh ! non, jamais ! s’écria le prétendu M. de l’Étincelle, sortant enfin du cercle de froideur dans lequel il avait cru jusque là pouvoir se renfermer ; jamais, madame !

Les femmes connaissent mieux notre cœur que nous ne le connaissons nous-même ; nous sommes encore jaloux alors que nous n’aimons plus, et Maurice s’était en vain persuadé qu’il n’aimait plus Odille, parce que son cœur, partagé entre deux amours, se croyait tout entier à celui de Dolorès. Odille avait touché la corde sensible.

— Et cependant, reprit-elle, vous qui êtes un autre lui-même, disiez-vous, monsieur, au profit de qui pensez-vous donc m’apporter ces papiers qui me rendent libre ? Quel autre que M. d’Armentières, qui seul sait combien j’ai été calomniée, pourrait m’offrir son nom et sa main ? À quel autre oserais-je moi-même aller dire, si un autre me recherchait : Je vous préviens, monsieur, que je ne me marie que pour changer de nom ; que je vous apporte un cœur qui se réserve de n’être jamais qu’à mon premier mari, fidèle à sa cendre s’il est mort. Voilà quelles eussent été nos conditions avec M. d’Armentières, monsieur, voilà celles qu’il avait acceptées, cet homme qu’on a si légèrement cru coupable de trahison, alors qu’il était tout générosité, tout dévouement.

— Arrêtez ! madame, s’écria l’interlocuteur d’Odille : ce que j’ai entendu jusqu’ici eût percé le cœur de Maurice, ses regrets seraient devenus des remords, n’en doutez pas, lorsque croyant sa femme calomniée, mais devenue à bon droit indifférente pour lui, il apprendrait qu’il a été à la fois injuste et ingrat en disposant de lui-même ; mais quelque froideur qu’il pût affecter pour justifier pleinement la vôtre… quelque liberté qu’il dût laisser à votre nouveau choix, une seule chose lui serait impossible, ce serait de vous désigner lui-même celui dont il resterait toute sa vie jaloux, oui jaloux, même avec un autre amour, puisque telle est la contradiction de notre faible nature. Pour ce qui est de l’homme que vous avez nommé, vous vous trompez, madame, si vous croyez que sa justification soit la conséquence de la vôtre. Une des raisons qui m’ont fait consentir à cette entrevue est mon désir de le démasquer, cet homme sans cœur, cet héritier d’une haine de famille qu’une lâche envie sans l’excuse de l’amour poussa seul autrefois à troubler notre bonheur domestique ; cet homme qui, ne pouvant vous aimer, voulut du moins vous compromettre ; cet homme qui n’a cessé depuis de jouer un rôle de dévouement, de générosité et de sagesse pour mieux masquer son égoïsme infernal.

— Monsieur, dit Odille, cet homme accusé a voulu sauver Maurice proscrit ; cet homme a respecté la femme de l’exilé pendant douze ans ; cet homme a mis l’épée à la main pour punir un de mes accusateurs, et il eût lavé avec son sang la tache faite à votre nom, si une tache pareille se lavait avec du sang ; cet homme a sacrifié pour moi son état, il a refusé pour moi des établissements qui lui étaient offerts, et pour moi encore après douze ans de délais dont je suis seule responsable, il est prêt à réparer la calomnie dont il fut la cause innocente… J’aurais cru, monsieur, que de pareils titres devraient vous forcer sinon à l’aimer, du moins à ne pas le flétrir….

— Madame, je ne saurais admettre une pareille solidarité. Je viens, vous dis-je, pour démasquer les faux semblants de cet homme, son faux dévouement, sa fausse sagesse, sa fausse chevalerie qui se donne l’apparence de défendre une femme, et ne défend que sa propre vanité ; ses fausses promesses enfin, derrière lesquelles son égoïsme prévoyant tient toujours en réserve un prétexte évasif pour les éluder au moment de les accomplir ; trompant tout le monde autant par nécessité que par esprit d’intrigue, et qui vous trompe vous-même doublement aujourd’hui s’il n’a pas encore retiré cette offre de sa main ; car il a osé déjà essayer une nouvelle séduction contre votre fille.

— Contre ma fille ! s’écria Odille.

— Rassurez-vous ; il n’avait d’autre but que de se faire dénoncer à vous par votre fille elle-même, je dois le présumer, d’après ce que je sais d’ailleurs. Mais je tiens à prouver que je n’ai rien avancé de trop, et j’ai fait indirectement prévenir M. d’Armentières qu’il était attendu par vous ici ce matin Écoutez… c’est probablement lui qui sonne ; faites-le monter, et montrez-lui ces pièces ; vous verrez s’il est toujours disposé à être le successeur honoraire de votre premier mari.

— Je ne me prêterais pas volontiers, monsieur, à une pareille épreuve ; mais vous avez si long-temps cru à la calomnie qui a fait de moi une épouse coupable, que je ne puis trop vous convaincre de mon innocence. Entrez donc dans cette chambre, d’où vous pouvez tout écouter ; mais d’abord, quelque convaincue que je sois de la loyauté de M. d’Armentières, ou plutôt parce que j’en suis convaincue, je veux écrire d’avance ce que je serais maintenant déterminée à lui répondre, si c’était de lui-même qu’il renouvelât son offre d’ami dévoué.

En parlant ainsi, Odille écrivit quelques mots sur une feuille de papier à lettre, la cacheta, et la remit à M. de l’Étincelle. — Vous l’ouvrirez, dit-elle, quand vous aurez entendu la réponse de M. d’Armentières.

C’était en effet celui-ci qui entrait par la porte de la ville. Odille, paraissant sur la galerie, lui fit signe de monter, pendant que M. de l’Étincelle passait dans la chambre attenante à la sienne, et qui, comme toutes celles du pavillon, avait double porte, l’une sur un corridor, l’autre sur la galerie.




CHAPITRE XXV,


Où M. de l’Étincelle fait une réapparition
dramatique.




She is persuaded I will marry her, out of her own love and flattery, not out of my promise[29].
Shakspeare. Othello.


L’attente de la nouvelle scène qui se préparait pour Odille entretint l’énergie nerveuse qui venait de la soutenir dans cette explication pénible ; il y avait des larmes sur son visage quand entra M. Théodose d’Armentières ; mais ses yeux n’en étaient que plus animés, et ses lèvres frémissaient encore des dernières paroles qu’elle avait prononcées avec l’accent d’une vive émotion. Ignorant ce qui se passait, et se croyant attendu par Odille, M. d’Armentières pressentit en la voyant qu’il était menacé d’une scène orageuse ; mais, en homme qui s’y préparait depuis quelque temps, qui s’étonnait même qu’elle n’eût pas eu encore lieu après l’avoir provoquée à dessein plus d’une fois, il s’arma de tout son sang-froid naturel pour pouvoir être affectueux impunément.

— Chère cousine, dit-il, quelque triste nouvelle vous affecte ? Je vous demande ma part de vos chagrins.

— Depuis long-temps, Théodose, vous prenez cette part aussi large que possible ; vous avez aussi, j’aime à le dire bien haut, oui, vous avez accepté, avec un noble courage, toutes les charges de notre amitié, tous les périls et tous les sacrifices auxquels elle vous expose. Lorsque la calomnie vous atteignit comme moi de ses traits empoisonnés en dénaturant l’acte le plus loyal de votre dévouement pour votre cousin, vous n’hésitâtes pas à offrir votre sang à l’homme qui, sous prétexte de défendre l’honneur de son ami, ne fit que confirmer toutes les préventions qui s’élevaient contre moi : je ne l’ai point oublié, Théodose. Sachant bien que je n’ai au monde que vous qui puisse attester que je n’ai jamais trahi non seulement mes devoirs, mais encore mes sentiments de femme, vous vous êtes toujours tenu à mes côtés pour me couvrir de votre estime, et plus d’une fois vous avez, je l’ai su par d’autres que par vous, refusé d’unir votre sort à une compagne riche et belle, uniquement parce que vous n’avez jamais cessé de vous croire obligé d’être prêt à m’accorder la réparation d’une calomnie dont votre générosité même avait été le prétexte. Mes délais, mes hésitations, ma fidélité à la mémoire de l’homme qui avait eu mon premier amour, n’ont pu vous rebuter. Vous avez respecté tous mes scrupules, toutes mes superstitions ; eh bien ! Théodose, au moment où ces scrupules devraient se taire, où ces superstitions devraient enfin s’évanouir devant la preuve d’un événement dont j’aimais tant à douter, au moment, dis-je, où je reçois les papiers authentiques qui me rendent libre de disposer de ma destinée, une nouvelle accusation, qui vous attaque seul, cette fois, Théodose, cherche à m’inspirer la méfiance sur votre sincérité. Oui, Théodose, habitué comme vous l’êtes aux lâches calomnies, vous pouvez m’entendre vous répéter sans détour par quel travestissement de vos intentions on voudrait me persuader que le seul ami qui me soit resté dans mon malheur, n’a fait, depuis quinze ans, que se parer d’un masque hypocrite, m’abusant d’une fausse amitié, d’un faux dévouement, et de toutes les fausses vertus que lui prête ma crédule reconnaissance.

Dans la longue comédie que M. d’Armentières jouait en effet depuis quinze ans, il faut bien le dire, ce comédien consommé, complètement identifié à son rôle, avait prévu toutes les formes possibles de cette scène critique, et il avait sa réplique prête pour toutes les réclames.

— Il semblerait à vous entendre, ma cousine, dit-il, que depuis que nous nous connaissons, c’est la première fois qu’on essaie de me représenter comme indigne de votre aimable partialité pour moi.

— Non sans doute, Théodose, mais c’est la première fois que la calomnie fait sur mon esprit une impression si pénible, et heureusement aussi la première où je puisse du moins vous justifier aux yeux de celui qui vous attaque.

M. d’Armentières crut prudent de préparer ici sa retraite en ayant l’air de ne répondre qu’à cette dernière phrase.

— Justifier quinze années d’une amitié aussi tendre et aussi chaste, aussi intime et aussi pure que la nôtre, répondit-il, je n’y sais qu’un moyen, ma belle cousine, c’est de nous aimer quinze ans encore avec les mêmes sentiments. Je suis tout disposé pour ma part à n’y rien changer, et je me félicite, après avoir rêvé quelquefois quelque chose de plus, je l’avoue aujourd’hui, que nous nous soyons tenus dans le cercle d’une amitié toute platonique. Je ne serais pas sûr d’avoir été aussi fidèle que vous à une passion moins raisonnable : amant ou mari, qui sait si je mériterais votre persévérance à repousser toutes les insinuations par lesquelles on me poursuit dans votre estime ? Ah ! combien vous avez été plus sage et plus prévoyante que moi avec ce que vous appeliez vos scrupules et vos superstitions, ma chère cousine ? J’ai cru même parfois, vous le dirai-je, que vous auriez été fâchée de recevoir ces papiers tant exigés par vous, et dont l’absence servait d’excuse à vos refus, quand je croyais de mon devoir de vous proposer une union qui, tout en justifiant peut-être la calomnie pour le passé, l’aurait fait au moins peut-être taire pour l’avenir.

— Ces papiers sont arrivés, les voici, Théodose.

M. Théodose d’Armentières examina les attestations consulaires laissées par M. de l’Étincelle sur la table d’Odille, et qui établissaient le décès de Charles-Maurice Babandy sur le brick la Zéphyrine, etc., etc. Voilà un argument direct, pensa-t-il, il s’agit de l’éluder le plus tendrement possible.

— Je comprends, chère cousine, que vous soyez émue, fidèle comme vous l’avez été à cette mémoire chérie. On n’aime pas deux fois comme vous aimiez Maurice, comme vous l’aimez encore, et, malgré la docilité avec laquelle je souscrivais à toutes vos conditions lorsque j’offris de remplacer son nom par le mien, vous avez bien deviné que le mari aurait été plus jaloux que le cousin et l’ami. Aujourd’hui même que ces pièces écartent tous les doutes qui me restaient à moi comme à vous… je ne sais si je serais assez sûr de mon cœur pour n’être que de nom le successeur de Maurice. Il n’est plus ! ! je puis maintenant vous le dire, Odille, sans savoir si par cet aveu je n’ôterai pas à mon dévouement si calme une partie de son mérite… et pourtant je croirais plutôt en avoir montré un plus grand, un plus difficile Ah ! je ne vous l’aurais jamais révélé si vous ne m’en aviez guéri vous-même à la longue par votre sage et pudique fidélité à un autre ; mais, quelque insensible que j’eusse pu vous paraître, mon amitié a eu besoin d’efforts bien héroïques pour se contenir dans les bornes où vous l’avez toujours circonscrite ; et tout en maudissant la calomnie d’avoir troublé votre mutuelle confiance, que de fois j’ai envié à Maurice proscrit, errant, mort même, le bonheur d’inspirer de pareils regrets ! Jugez donc, chère cousine, si je suis aujourd’hui excusable de sentir renaître en mon cœur ces sentiments étouffés naguère par l’honneur et le devoir, de les sentir renaître pour celle que j’ai vu croître et grandir, votre vivante image…

— Pour ma fille ! s’écria Odille, qui aurait pu être en tout temps blessée, comme femme, de cette contre déclaration, mais qui, en un pareil moment, y trouvait la confirmation cruelle des doutes injurieux qu’elle venait de repousser avec tant d’énergie ; pour ma fille ! répéta-t-elle avec une amertume dont M. d’Armentières s’étonna, ayant donné à ses paroles ce qui lui semblait un tour si adroit et si galant.

— Oui, pour Isabelle, poursuivit-il, baissant la voix en commençant à craindre d’avoir dépassé le but ; je ne saurais dissimuler plus long-temps un amour qui vous explique pourquoi je me suis quelquefois plaint à vous de n’avoir pas été consulté dans certains de vos projets, auxquels j’ose croire que vous n’auriez pas donné suite, si j’avais voulu parler plus tôt. Mais j’ai long-temps hésité à vous faire part des miens, quelque persuadé que je fusse qu’ils pourraient heureusement s’accorder avec notre situation mutuelle, et que nous y trouverions, vous et moi, la réalisation si complète de tous nos plans de bonheur. J’espère, en parlant si tard, ne pas être accusé par vous de n’avoir songé égoïstement qu’à moi seul…

Odille gardait le silence, accablée de la vérité qui luisait à ses yeux. M. d’Armentières continua donc de traiter seul cette question délicate, et de la résoudre brusquement contre lui-même avec sa générosité habituelle : — Mais je savais toutes les objections que vous pouviez m’opposer, ma chère cousine, je craignais que M. Paul n’eût profité de tous les avantages que devait lui donner votre consentement ; peut-être a-t-il déjà su parler au cœur d’Isabelle…. ; dites-le-moi franchement, mon amie…, renonçant à jamais au mariage, je saurai alors dissimuler cette dernière passion comme j’ai dissimulé l’autre, j’aurai le courage d’en faire le sacrifice à votre repos et à celui d’Isabelle. Je vous ouvre mon cœur sans espoir, décidez de mon sort et croyez que……

— Assez, monsieur, assez, dit enfin Odille en l’interrompant avec dignité ; je n’ai pas besoin que vous veniez si obligeamment à mon aide pour me dicter refus pour refus. Votre générosité, qui ne vous abandonne pas dans cette dernière feinte, veut que la partie soit égale entre nous, que nous soyons également à plaindre, n’est-ce pas ? moi, de ne plus trouver ce second mari qui s’offrait à moi jadis avec une abnégation si touchante ; vous, d’être malheureux dans cette nouvelle passion ? Vous serez long-temps un problème pour moi, mon cousin ; depuis un quart d’heure, je vois pourquoi j’étais obligée de vous croire sur parole quand vous me répétiez autrefois qu’il y avait entre nous mille liens de sympathie, car je n’en trouvais aucun, il faut bien vous le dire. Je m’explique enfin l’ingratitude dont je me reprochais souvent de payer une amitié aussi dévouée, aussi attentive que la vôtre ; car nous autres femmes, nous nous estimons bien froides quand notre amitié ne ressemble pas un peu à l’amour. Tout s’explique enfin, Théodose : lorsque votre main était dans la mienne, nos cœurs étaient aux antipodes ; je ne pouvais vous comprendre, parce que j’étais la franchise et vous la dissimulation même. Quels ont été vos motifs dans cette longue comédie ? je ne veux pas les connaître. Quant aux miens pour vous soumettre à l’épreuve où vous vous démentez, apprenez qu’ils sont involontaires, et que je n’eusse tiré de votre dévouement d’autre avantage que de pouvoir l’opposer à ceux qui m’ont forcé de vous démasquer malgré moi.

Nous comparions tout à l’heure M. d’Armentières à un comédien : c’était en effet un comédien fort habile ; mais plus il était à son rôle, plus son embarras fut grand de se voir ainsi arrêté au milieu d’une de ses plus belles tirades, par une femme qui depuis douze ans se prêtait si naïvement à toutes les fables dont il composait ses rapports avec elle. Le comble de l’art eût été, selon lui, de finir le roman de leur intimité, comme il se vantait de l’avoir commencé, en martyr de l’amour et du devoir, qui savait souffrir et se taire, aimer et sacrifier sa passion. Jusque là, tels avaient été les bénéfices du personnage, héros sentimental dans certains salons, homme à bonnes fortunes dans d’autres, confondant amis et ennemis par ses réputations contradictoires, mais certain partout de fixer l’attention, unique but de sa stérile vanité. Qu’Odille eût jusqu’ici refusé de s’alarmer des indices de la passion nouvelle de M. d’Armentières, il ne s’en était pas inquiété : c’était une preuve qu’elle avait toujours foi en lui ; mais qu’elle refusât de croire à sa propre confession du fait, et qu’au lieu de le plaindre d’être si malheureux dans ses amours, elle y trouvât tout-à-coup le secret de sa longue comédie, c’était pis qu’un coup de sifflet pour l’auteur et le comédien, c’était la toile qui se baissait avant le dénouement au milieu des huées de la foule. Ne pouvant, comme Tartufe, s’emparer de la maison, il n’avait plus qu’à se retirer de la scène et aller recommencer ailleurs une autre pièce. Il ne resta donc à M. d’Armentières que la ressource de faire de son dépit un dernier faux semblant de résignation philosophique : — Madame, dit-il, je n’avais jamais eu besoin de réfuter la calomnie qui s’adressait à vous pour dénaturer une de mes actions ou un de mes sentiments ! vous lui opposiez vous-même mon caractère en démenti ; il paraît qu’aujourd’hui la calomnie a été plus heureuse, c’est mon caractère entier qu’elle a su travestir. Je suis de trop ici, recevez mes adieux : je désire que le monde juge plus favorablement notre rupture qu’il n’a jugé notre intimité. Puissiez-vous n’avoir aucun remords de m’avoir méconnu. Quant à moi, madame, je ne me résignerais pas ainsi à perdre votre bonne opinion, si je ne croyais qu’avec celui qui a le bonheur de m’être préféré, je vous deviens chaque jour moins utile, comme ami et comme protecteur.

À peine ces mots étaient-ils prononcés que la porte de la chambre où s’était jusque là tenu le témoin muet de la scène s’ouvrit, et montra à M. d’Armentières un visage qu’il reconnut, quoique bruni et altéré par le soleil du Nouveau Monde : — Rassurez-vous, monsieur, dit ce personnage qui venait démentir lui-même les pièces si bien rédigées pour attester sa mort ; — rassurez-vous, les amis et les protecteurs ne manqueront plus à madame Babandy, et si son nom lui pèse, j’en ai un autre à lui offrir ; le voilà avec mon adresse, monsieur. Soyez plus calme, Odille, ce n’est point une provocation en duel que je remets à M. d’Armentières : cette carte lui indique seulement que l’ami et le protecteur qui le remplace n’est pas celui qu’il a cru revoir… et qui seul aurait à lui demander raison de sa prétendue générosité… Faites trêve à cet effroi, monsieur ; je ne suis pas un spectre sorti du tombeau pour personnifier le remords. Ce que je viens d’entendre effacerait pour votre cousin lui-même, s’il vivait encore, douze ans d’injustes soupçons : vous lui rendriez sa femme, non pas seulement avec la chasteté du corps, mais encore avec celle du cœur. Cependant, monsieur, comme cette double réhabilitation ne pourrait être admise par le monde qu’en lui révélant un secret dont je ne veux pas abuser, souvenez-vous que M. de l’Étincelle consent à laisser ce secret sous le linceul de Maurice Babandy, qui pourrait en revenant à la vie ne pas se croire lié par la promesse que j’ai faite de le taire. Enfin, monsieur, comme vous seriez embarrassé dans le monde pour expliquer comment la mort de votre cousin peut vous dispenser d’épouser sa veuve, voici une déclaration signée par elle, et attestant d’avance qu’elle refuse l’offre de votre main et vous dégage de toutes vos promesses, tout en restant reconnaissante de votre fidèle dévouement. À vous tout l’avantage d’une honorable retraite, monsieur. Vous ne vous plaindrez donc pas de nous.

M. d’Armentières était attéré par cette apparition ; il se remit toutefois de son trouble pour répondre :

— Ce n’est pas ici le moment de nous expliquer, monsieur ; je serai à vos ordres partout où vous voudrez, et il sortit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Je vous le répète, Odille, dit Maurice, il n’y aura pas de duel entre nous, il y a deux mois, je vous aurais pas parlé ainsi ; mais ne m’interrogez pas là-dessus, et permettez-moi d’aller rejoindre dans le jardin quelqu’un qui aura comme moi à vous faire une loyale réparation…

Avons-nous besoin de dire au lecteur qu’avant de parler ainsi, Maurice avait serré Odille dans ses bras ?

Ce n’était pas assez peut-être, diront mes lectrices ; mais, héros de roman malgré lui, Maurice se défiait de tous les sentiments exagérés et de toutes les situations romanesques : que les dames lui pardonnent si, après ce qu’il venait d’entendre, il ne tomba pas aux genoux de la femme qui lui avait conservé douze ans cette double fidélité sur laquelle il ne comptait plus.

Quant à M. Théodose d’Armentières, nous le laisserons livré au dépit d’un homme qui sent trop tard qu’il a pendant quinze années, dépensé à de petites passions et à de petites intrigues une imagination et un esprit capables de faire la fortune d’un courtisan politique. Pour terminer notre comparaison de tout à l’heure, son désespoir était celui d’un comédien-auteur qui, au lieu d’être proclamé le rival de Shakspeare ou de Molière, se voit chassé d’un théâtre de vaudevilles. — Heureusement pour son activité il était assez jeune encore pour changer de scène, et au moment où nous écrivons, ses nouvelles aventures suffiraient pour nous fournir la matière d’un roman politique… Mais nous attendons son autorisation pour le publier.




CHAPITRE XXVI,


Où le héros retombe dans ses indécisions.




Refuse si tu peux, et choisis si tu l’oses.


M. de l’Étincelle, car Maurice, tout en renonçant à nier son identité, ne reprenait pas son véritable nom, M. de l’Étincelle raconta au général Mazade et à Paul comment il avait été entraîné à mettre de côté toute fiction avec Odille, et à remercier M. d’Armentières de l’avoir si bien lavée de tout soupçon, en se faisant contre elle un prétexte de sa fidélité même, pour se dispenser de tenir la parole qu’il ne lui avait donnée autrefois qu’avec l’intention d’éluder l’obligation qu’elle pouvait imposer à sa conscience. Paul écouta ce récit avec des larmes de joie, Mazade en souriant.

— Je m’attendais à cette conclusion, dit celui-ci, alors même que cette épreuve n’eût pas été aussi complétement triomphante pour la vertu d’Odille. Il faut avouer qu’il n’y a jamais eu d’absents plus heureux que toi et moi, Maurice ! revenir après douze ans d’exil, et retrouver, moi ma maîtresse fidèle au risque de mourir fille comme sa vieille tante, toi ta femme, ce qui est plus fort, non seulement justifiée d’une première calomnie, mais veuve encore lorsqu’elle te croyait mort, et restée aussi chaste et pure dans le monde que dans un couvent ! Vivent des cousins tels que les nôtres pour rivaux, M. Bohëmond de Tancarville avec son antipathie pour l’Indoustani et sa protubérance dorsale, M. d’Armentières avec sa peur du mariage qui le met en fuite chaque fois qu’une dame consent à l’épouser ! Mais, mon grave ami, pardonne-moi cette saillie militaire, et allons obtenir ma grâce d’Odille ; je la mérite pour t’avoir ramené à elle, sans savoir encore combien nous étions injustes à son égard. Adieu, à la Havane maintenant, j’espère !

— Tu parles bien vite, mon ami, répondit M. de l’Etincelle ; mon bonheur n’est pas pur comme le tien qu’aucune réflexion ne trouble : telle est la bizarrerie de ma destinée, que je n’ai plus que le choix entre deux ingratitudes et deux injustices… Ce matin encore, tout en déplorant ma facilité à croire aux torts d’une femme bien-aimée, tout en cédant à ton conseil de ne pas lui dire un éternel adieu sans lui avoir avoué mes propres torts, je me félicitais de pouvoir penser qu’elle ne m’aimait plus assez, après douze ans de veuvage, pour ne pas se contenter de la seule réparation que je venais lui offrir. Je ne croyais être moi-même indécis qu’entre deux devoirs, je le suis maintenant entre deux amours. Ma franchise exige que j’apprenne à Odille les secrets de mon exil ; tous les droits sont de son côté, mais je ne puis lui laisser ignorer ce qu’il m’en coûte pour les reconnaître : il faut qu’elle sache tout ce qui s’est passé dans mon cœur depuis douze ans, et quel changement s’est fait dans mon caractère ; il faut, quelle que soit sa détermination, que, cédant quelque chose à la fatalité, elle m’autorise à aller porter à une autre l’éternel adieu que je venais lui dire à elle ce matin. Je vous laisse donc, Mazade et Paul, pour décider avec Odille de mon sort : j’avais écrit une courte relation de tous les événements de ma vie depuis mon exil ; la voici : remettez-la-lui, et je ne reviendrai ici qu’après lui avoir accordé le calme de la réflexion. Mazade, je sais jusqu’où va l’égoïsme de ton amitié, qui met au-dessus de toutes les considérations le plaisir de finir nos jours ensemble ; mais n’oublie pas qu’il y va aussi de mon honneur… de mon honneur qui est ici le tien… Tu t’es engagé toi-même avec Dolorès à me ramener à elle… mort ou vif, ce furent les propres expressions. Adieu, mes amis, dites à Odille que je vais auprès de ma fille ; ce n’est pas là que j’oublierai le bonheur… mêlé, hélas ! d’amertume… que j’ai éprouvé aujourd’hui à la serrer dans mes bras.

Le général Mazade et Paul allèrent donc seuls trouver Odille, en convenant que, toujours jouet des circonstances, toujours poursuivi par sa capricieuse étoile, Maurice Babandy voyait chaque jour le roman de sa vie se compliquer d’un incident nouveau et d’un nouveau cas de conscience.




CHAPITRE XXVII,


Qui ne contient qu’une lettre.




Les passions et les engagements du monde lui parurent tels qu’ils paraissent aux personnes qui ont des vues plus grandes et plus éloignées. Sa santé, qui demeura considérablement affaiblie, lui aida à conserver ses sentiments ; mais comme elle connaissait ce que peuvent les occasions sur les résolutions les plus sages, elle ne voulut pas s’exposer à détruire les siennes, ni revenir dans les lieux où était ce qu’elle avait aimé.
Madame Lafayette.


La destinée de M. de l’Étincelle était cette fois entre les mains d’Odille. Les femmes seules peuvent prononcer sur une résolution, que les unes trouveront peut-être dictée par une susceptibilité exaltée, par une jalousie maladive, mais que les autres compareront peut-être à l’héroïsme de Rebecca demandant à Ivanhoe, pour unique grâce, la permission d’admirer sa fiancée lady Rowena.

Voici la lettre que reçut M. de l’Étincelle au bout de quarante-huit heures de réflexion qu’Odille lui avait fait demander :


À M. de l’Étincelle pour M. B.

« Je comprends vos scrupules, Maurice, et je les respecte ; je comprends votre indécision, et c’est à moi de la terminer.

» Je vous ai demandé un jour de plus pour vous répondre ; mais ma détermination était déjà ce qu’elle est aujourd’hui : M. de l’Étincelle doit partir ; Maurice lui-même pourrait rester à peine. Vous l’avez bien dit : Dieu, dans sa toute-puissance, ne s’est point réservé de revenir sur le passé. Pour vous retenir, Maurice, auprès de moi, je voudrais d’abord effacer douze années entières de votre vie et de la mienne, afin de reporter la réparation qui m’est offerte au lendemain du jour où la calomnie venait de me livrer à votre haine, ou plutôt à votre mépris ; alors que j’aurais, comme je vous le disais hier, remercié le ciel de me faire expirer à vos yeux, fût-ce de votre main, pourvu que mon cri de mort vous eût convaincu de mon innocence et m’eût rendu votre amour. Ah ! croyez-le bien, je n’accuse comme vous que la fatalité, si je parle comme vous aujourd’hui, après avoir trouvé hier ce langage si cruel. Le retour de votre estime est tout ce que je dois attendre de vous ; je le comprends et ne m’en plains pas. Mais ce n’est pas assez pour que je puisse me persuader que j’ai retrouvé Maurice ; non, ce n’est pas encore assez d’un amour partagé… Si je pouvais, moi, du moins, suffire comme autrefois à votre bonheur, certes, je réclamerais mes droits ; mais n’avoir sur une autre que l’avantage d’un contrat, ne serait-ce pas m’exposer à vous voir rétablir la balance en mettant de son côté la tendresse sous le nom de reconnaissance ou de pitié ? C’est en vain que les personnes s’éloignent si les cœurs se rapprochent. Bientôt vous auriez des regrets à dissimuler : la contrainte et l’amour vont mal ensemble ; la confiance serait bientôt évanouie là où la liberté n’existerait plus ; je serais jalouse de vos moments de tristesse, d’humeur même ; et si dans vos rêves ou peut-être dans vos caresses il vous échappait un nom qui ne fût pas le mien, qui sait si mon amour résisterait à cette épreuve ? Croyez-le, mon ami, ce serait tenter le ciel que d’accepter de vous autre chose que ma justification : vous ne pouvez pas librement m’accorder davantage ; vous vous tromperiez vous-même en me le promettant ; je ne vous exposerai donc pas à subir un devoir qui pourrait devenir une tyrannie.

» Ah ! si votre cœur avait à lutter contre un engagement que vous auriez honte d’avouer, si c’était le repentir qui vous eût ramené à moi et non la froide justice, si j’avais à vous faire oublier une coupable erreur et une rivale indigne de vous, j’aurais de mon côté votre conscience et je ne reculerais pas ainsi ; mais j’éprouve moi-même autant de pitié que de jalousie quand je me représente celle que vous seriez forcé de fuir comme plus malheureuse que moi. En effet, mon ami, mes droits mêmes, je le répète, me rendent moins intéressante qu’elle. Je pourrai maintenant être abandonnée sans rougir ; votre Dolorès, du moment où vous renoncez à elle, tombe dans la classe de ces infortunées que l’opinion flétrit d’un nom infâme, parce qu’un séducteur a abusé de leur crédulité. Je ne veux pas que personne puisse accuser Maurice d’avoir avili une femme qu’il a rendue mère. Adieu donc, Maurice ; puisque votre honneur vous défend de nous tromper toutes les deux, une seule du moins sera malheureuse sans honte, et encore, je le sens déjà en prononçant le mot d’adieu, si doux et si amer en même temps, il y a une bien grande consolation à pouvoir se dire qu’on se sacrifie à celui qu’on aime. Quelque légère que j’aie pu vous paraître, ne vous défiez pas de cet héroïsme de femme ; il me coûte moins que ne me coûterait la douloureuse dissimulation qu’il faudrait m’imposer tous les jours pour ne pas vous importuner de ma méfiance jalouse. Il est dur de vous perdre sans doute, mais mon éternel regret vous sauve un éternel remords, car vous n’avez plus désormais à vous reprocher une séparation toute volontaire. Je cède ma place en ce monde, mais je me divinise dans votre cœur ; je cesse mon rôle de femme pour devenir votre bon ange par mes prières.

» Maurice, adieu ; laissez croire encore à Dolorès que je fus coupable ; elle serait jalouse à son tour de la preuve d’amour que je vous donne ; mais quand vous apprendrez ma mort, justifiez-moi à ses yeux, le jour où un prêtre consacrera votre union.

» Odille. »


Dans un post-scriptum, Odille entretenait M. de l’Étincelle de sa fille, et annonçait qu’elle lui écrirait pour lui apprendre le lieu de sa retraite, aussitôt que son père serait parti, car elle était allée l’embrasser furtivement le matin, mais sans oser lui confier son projet de fuite et de disparition.

Quelque touché à cette lettre que fût M. de l’Étincelle, il eût été bien plus péniblement affecté s’il avait pu deviner qu’Odille lui dissimulait délicatement qu’elle ne s’éloignait de Bellevue qu’avec le pressentiment qu’elle avait d’aller mourir dans les bras de sa sœur. De trop vives émotions l’avaient agitée depuis quelques jours (et cela dans une convalescence encore mal assurée) pour que les symptômes de sa dernière maladie ne reparussent pas avec une complication au-dessus des ressources de l’art. C’était en cet état qu’elle avait fait acheter une chaise de poste où elle s’était jetée, accompagnée de sa femme de chambre, laissant à Paul ses secrètes instructions et la lettre pour M. de l’Étincelle.




CHAPITRE XXVII.




Conclusion par correspondance, où le lecteur trouvera entre autres choses une dernière médisance, — trois mariages, — un voyage en Angleterre, — une mort, — un testament, etc., etc.


Cette histoire ne peut avoir qu’une conclusion provisoire, comme toutes celles dont les principaux personnages vivent encore. Cette conclusion, l’auteur la trouve assez heureusement dans le recueil de lettres qui lui a été confié : il ne reprendra plus guère la plume en son nom, que si de nouvelles aventures poursuivaient M. de l’Étincelle, et encore faudrait-il qu’elles fussent assez romanesques pour mériter d’être rédigées sous la forme d’une suite à la première partie de sa vie. Ce qui manquera au dénouement actuel sera bien compensé, j’espère, par la véracité d’un récit, où une correspondance, qui ne fut nullement destinée à l’impression, s’enchâsse tout naturellement, tantôt textuelle, tantôt légèrement abrégée, jamais falsifiée. Si tous les auteurs de biographies et de mémoires pouvaient en dire autant, il serait enfin permis de croire à la bonne foi des biographes et des historiens.


premier extrait.


Voici ce qu’écrivait à madame Ventairon, sa mère, notre ami Paul, à la date de juin 1832 :

« Ta dernière est pleine de tristesse, ma bonne mère ; quelle est donc cette amie dont tu me tais le nom, qui se meurt et n’a d’autre consolation que de se sentir auprès de toi en mourant ? Je crois le deviner, et si tu m’en parles avec tant de réserve, c’est que tu crains mon indiscrétion auprès de M. de l’Étincelle : tu ignorais en m’écrivant qu’il vient enfin de partir. Avant de me quitter il m’a entretenu longuement de sa fille et de la mère de sa fille ; ce serait ajouter à ta tristesse que de te répéter cet entretien. Je ne puis te laisser ignorer cependant qu’il m’a avoué qu’il ne se fût pas tant hâté de partir dans l’espoir que son Odille reviendrait sur sa résolution et ne voulant pas paraître profiter avec un injurieux empressement de la liberté qu’elle lui a laissée ; mais il a reçu de la Havane une lettre dont il m’a lu quelques passages. La senora Dolorès ne lui cache pas ses larmes et son inquiétude. À peine avait-il mis le pied sur le bâtiment qui le ramenait en France, qu’elle se repentit d’avoir trop présumé de son courage. « Je serais auprès de vous, ajoute-t-elle, sans la maladie de mon fils Alphonse que je n’ai pas osé ni embarquer avec moi pour aller vous rejoindre, ni laisser souffrant loin de sa mère. Dieu soit loué de cet obstacle, puisque Alphonse est rétabli ; car en écoutant mon premier mouvement, je me serais peut-être croisée avec vous sur la mer, aimant à me persuader que vous aurez de votre côté abrégé votre voyage, et qu’au moment où je vous écris, le navire qui vous ramène est déjà en vue de la Havane. Aussi en quittant la plume, c’est pour aller au port chercher des yeux la voile que mes vœux impatients appellent toutes les fois que le vent peut lui être favorable. Mon ami, si, contre toutes mes prévisions, vous prolongiez votre séjour, ne vous étonnez pas de me voir arriver : ma place est partout où vous êtes. » Tu conçois d’après cette lettre, dont je ne te cite les expressions que de mémoire, de quelle perplexité le sacrifice de ta généreuse sœur est venu sauver un homme d’honneur, fatalement placé dans une situation à la fois odieuse et ridicule.

» M. de l’Etincelle n’est allé s’embarquer au Havre qu’après avoir assisté au mariage de son ami le général Mazade avec mademoiselle Laure de Rollonfort. Il a été un de ses témoins, l’autre était M. le chevalier de Faisanville, vieil émigré qui lui servit autrefois de second dans un duel, ce qu’il a rappelé à table par une de ces malicieuses allusions que ces honnêtes gentilshommes savent si bien glisser entre deux compliments. La cérémonie a été célébrée par M. de Tancarville, évêque de ***. La société réunie dans l’église Saint-Roch et puis chez mademoiselle Éléonore de Rollonfort, était tout ce qu’on peut trouver de plus aristocratique à Paris, aujourd’hui que la haute noblesse boude dans ses châteaux la ville et la cour. Aussi le général de la reine de Jaghire a-t-il négligé de faire insérer dans les journaux que Sa Majesté le roi des Français a daigné signer son contrat de mariage et le nommer officier de la Légion-d’Honneur.

» Madame la générale Mazade est d’une beauté très remarquable : ce n’est pas seulement son nom de Laure qui m’a rappelé une de nos plus belles Arlésiennes, mademoiselle Laure de S…c. Elle a comme elle un port de reine et une tête de déesse. Je ne sais si c’est une illusion, mais à son côté M. Mazade reçoit comme un reflet de cette noblesse et de cette dignité. Ses quarante ans n’ont pas éteint sa pétulance et son sourire de bonne humeur ; mais quand il donne le bras à sa femme, il prend naturellement un visage plus grave ou plus oriental, comme dit son cousin M. Bohëmond de Tancarville, avec qui je me suis réconcilié en cette occasion. Ce caustique boudeur a fait, il est vrai, toutes les avances, et m’a vivement touché en me disant : Mon cher adversaire, je suis désolé de vous avoir blessé, mais plus désolé encore d’avoir mal parlé de madame Babandy : je vous prie de croire que je me ferais volontiers tuer pour elle en réparation de mon impertinence.

» Je t’ai raconté, ma bonne mère, le désappointement de ce même M. Bohëmond de Tancarville au sujet de Mion Escoube, aujourd’hui lady Suffolk : il s’est approché aussi de milord qui était à côté de moi, et lui a dit fort gracieusement, qu’il lui avait l’obligation de se sentir au cœur un grand fonds d’esprit national, et qu’il allait partout prêchant contre l’alliance anglaise ; puis rappelant la phrase favorite de la famille de Tancarville, il a ajouté : Si un autre Guilhaume allait reconquérir l’Angleterre, je ne serais pas le dernier Normand à m’enrôler sous son drapeau, et certes, milord, vous auriez besoin de mettre une bonne garnison à votre château du Westmoreland.

» — En attendant la guerre, lui a répondu lord Suffolk, vous devriez bien, monsieur, honorer ledit château d’une visite pacifique. Au risque de vous laisser prendre le plan de la place, je vous y invite avec M. Paul Ventairon, qui doit venir y passer le mois de juillet. » J’ai en effet promis à lady Suffolk d’aller l’admirer là dans sa gloire de dame châtelaine, si tu approuves cette petite excursion en Angleterre que je veux faire sur les traces de notre compatriote, l’auteur de Charles Edouard. Déjà je me suis, en fiancé soumis et tendre, muni de l’autorisation d’Isabelle, certifiée par madame Duravel.

» Combien elle embellit tous les jours ! si cela continue, je te préviens que je ne pourrai, ma bonne mère, attendre le terme de mon stage pour l’enlever à madame Duravel, et cependant celle-ci ne cesse de répéter que son élève chérie ne saurait épouser qu’un avocat déjà célèbre par quelque bonne cause gagnée ou perdue. Avec ces prétentions de la jalouse institutrice, j’aurais bientôt pour mes rivaux tous nos modernes Démosthènes, les Berryer, les Sauzet, les Dupin et les Teste… qui heureusement pour ton fils se trouvent mariés. Par bonheur encore, ta future bru commence enfin à convenir dans nos tête-à-tête, qu’il n’est pas précisément nécessaire que je sois si haut placé au barreau pour être un bon mari. Mais ce qui me fait l’adorer bien plus que sa beauté, c’est qu’elle sent très vivement que les préventions qui lui furent jadis inspirées contre sa mère exigeraient en réparation un redoublement de respect et d’amour filial : elle se flatte donc qu’avant peu, ta pauvre sœur, qu’elle s’imagine être en voyage, ne tardera pas à revenir pour réclamer cette espèce d’arriéré. Son père l’occupe en proportion beaucoup moins… serait-ce aussi un pressentiment ? Isabelle serait-elle réellement menacée de ne plus revoir cette mère si mal jugée ?

» Ah qu’elle, avait bien raison de dire que le monde ne rétracte pas volontiers ses médisances et ses calomnies : te le dirai-je ? il y a peu de jours encore que j’en ai eu la cruelle preuve en entendant une belle dame dans un salon demander exprès des nouvelles de madame Babandy pour se faire répondre par une autre belle dame : Quoi ! vous ne savez pas ? ils sont partis ! — qui partis ? — Mais d’où venez vous donc ? madame Babandy et M. d’Armentières… partis ensemble pour un voyage au retour duquel ils nous feront part de leur mariage. — Eh bien ! je ne l’aurais jamais cru d’après un mot de M. d’Armentières. — Quel mot ? il en a dit quelques uns de charmants. — Le sage M. de Frémont, qui lui reprochait d’avoir conservé un faible pour la légimité, lui ayant demandé s’il était vrai qu’il se décidât enfin à se marier : — Mon cher, lui répondit M.  d’Armentières, je suis plus libéral que vous sur ce chapitre, je ne pourrais souffrir deux jours une femme légitime. — Oh ! c’est affreux !

» Affreux sans doute ! mais le mot n’en a pas moins été répété. Voilà l’homme que cette pauvre tante a si long-temps regardé comme le seul à qui elle pourrait un jour en appeler des médisances du monde. Mais combien il est dur que cette coïncidence de la double disparition de madame Babandy et de M. d’Armentières soit venu justement rendre une sorte de relief à un scandale dont on ne parlait plus, parce qu’il était trop vieux. Je me persuade heureusement que M. d’Armentières, qui quitta Paris trois jours après sa grande scène avec M. de l’Étincelle à Bellevue, ne tardera pas à reparaître quand il saura M. de l’Étincelle retourné aux colonies. »


deuxième extrait.


La lettre suivante, du même à la même, est datée d’un des plus beaux châteaux d’Angleterre, situé dans le comté de Westmoreland sur la rivière Loder, à deux milles de Penrith, et deux cent quatre-vingt-trois milles de Londres.


« J’ai tenu parole à lord Suffolk, et me voici dans sa résidence d’été depuis deux jours. C’est un château de féerie sous plus d’un rapport ; mais ce qui m’y charme le plus, c’est de penser que la fée dont tout ce qui m’entoure subit la loi est une compatriote. Quel hommage à la beauté de nos Arlésiennes dans cette réalisation littérale d’un des prodiges de l’Opéra !

» Je suis parti de Paris avec mon ami (nous sommes amis maintenant) Bohëmond de Tancarville ; M. et madame Mazade seraient venus avec nous s’ils n’avaient été retenus par le pénible devoir d’assister aux derniers moments de leur tante, mademoiselle Éléonore de Rollonfort. Je l’ai laissée au plus mal ; je crois bien que s’ils perdent cette excellente parente, le général et sa femme ne tarderont pas à prendre la route de l’Inde. Non seulement le général parle d’un pareil voyage comme d’une promenade, mais encore madame Mazade semble très désireuse d’aller vérifier par ses yeux si tout ce qu’elle a lu sur ce pays est exact. À les entendre tous les deux parler éléphants, palmiers, pagodes, palanquins, on ne saurait dire lequel de M. le général ou de madame sait le mieux son Hindoustan par cœur. Mon ami Bohëmond, dont je t’ai dit les mésaventures amoureuses, prétend que sa cousine souffle son cher époux lorsque sa mémoire de voyageur hésite sur quelque dénomination. Mais je reviens à nous, pauvres touristes, qui n’avons encore parcouru que quelques milles sur un paquebot à vapeur.

» Nous sommes venus de Calais à Londres par la Tamise. À quelques lieues en mer nous avons rencontré un navire de la compagnie des Indes qui nous a surpris par une de ses évolutions les plus pittoresques, en mettant toutes ses voiles dehors et en tournant sur lui-même avec la grâce d’un oiseau qui se pavane au milieu d’un bassin. La Tamise, ce fleuve roi, orgueil de l’Angleterre, ne peut être mieux comparé qu’à un jeune océan, car pendant long-temps l’œil n’aperçoit pas ses rivages, et les vaisseaux de haut bord le sillonnent en tous sens ; lorsqu’enfin les côtes se rapprochent à Greenwich, vous défilez à travers une double forêt de mâts qui semblent continués par les cent clochers en aiguilles que l’architecture ecclésiastique anglaise affectionne singulièrement. Au reste, nous avons vu de Londres tout juste ces mâts de la marine et ces mâts de l’église anglicane pour accourir dans ce comté lointain, réservant la capitale pour notre retour. Les stages ou diligences nous ont conduits jusqu’à Penrith, où nous avons pris une chaise de poste avec un petit postillon en veste rouge afin de faire notre entrée en conquérants, suivant l’expression de mon gentilhomme de Normandie, qui s’est révolté lorsque je lui ai proposé de nous transporter poétiquement à pied de Penrith à Loderdale-Castle. Au train dont nous allions, il ne nous a pas fallu plus de vingt-cinq minutes pour faire entendre le claquement de notre fouet à la première grille d’un parc majestueux. Ce n’est qu’après en avoir traversé la moitié que nous avons aperçu tout-à-coup, comme dans un roman, s’élever devant nous un des plus beaux châteaux gothiques de l’Angleterre, non toutefois un vieux château, mais un château reconstruit à neuf, dont les pierres encore blanches produisent l’effet du marbre. Sur les créneaux du donjon ou tour centrale, un drapeau rouge aux armes de lord Suffolk se déroulait autour de sa hampe. Aux abords de gate-way ou portique nous fûmes respectueusement salués par quatre laquais de parade en riche livrée, poudrés à frimas, de vrais Goliath pour la taille ; car un grand seigneur anglais ne choisit ses laquais, comme Frédéric choisissait ses grenadiers, que parmi des hommes de six pieds ; descendus au perron, nous en trouvons quatre autres qui saluent encore et nous ouvrent la grande porte. Sous le vestibule un neuvième laquais se présente ; celui-ci est en noir : c’est le valet de chambre de milord qui nous introduit dans ce qu’il appelle le breakfast room (la salle à déjeuner). Nous avions déjà eu le temps d’admirer le superbe escalier du vestibule tout en marbre, terminé par un dôme doré et aboutissant à deux galeries ornées de vases de fleurs disposés artistement. Dans la salle à déjeuner nous nous trouvâmes au milieu d’un petit musée ; je n’avais encore pu donner qu’un coup d’œil à un Murillo et à un Rembrandt, lorsque le valet de chambre qui était allé avec ses maîtres, rentra pour annoncer lady Suffolk et lady Cécilia Cliftongrove, sa belle-sœur.

» Soit prévention de ma part, soit l’influence de l’atmosphère aristocratique où elle respire depuis un mois, soit encore parce qu’elle n’était pas seule et qu’elle n’eût pas voulu, devant une fière belle-sœur, oublier un moment le soin de sa dignité, la noble pairesse me parut tout entière à son rôle de châtelaine. On voit bien, me disais-je, qu’elle a été présentée à la cour en passant à Londres, et qu’elle s’est faite déjà Anglaise du grand monde par sa grâce changée en affabilité ; au reste, elle m’eût peut-être embarrassé par plus d’abandon. Je t’avoue, ma bonne mère, que sans être précisément ébloui, j’étais sous le charme et je croyais à la métamorphose. Lady Suffolk renverse toutes les théories sur ce quelque chose qui trace une ligne de démarcation entre la noblesse de naissance et les parvenus. L’Opéra seul ne supplée pas à l’éducation ; c’est une princesse changée en nourrice. Mon noble compagnon lui-même, qui est naturellement comme chez lui dans un château, fut obligé, de son propre aveu, d’appeler toute son assurance à son secours pour ne pas être trop écrasé sous la dignité de l’accueil que lui fit son ancienne passion. Elle nous pria d’excuser milord absent pour un quart d’heure encore, en ajoutant que si par hasard cette absence se prolongeait, elle chercherait à nous faire elle-même les honneurs du château. Je n’eus pas l’indiscrétion de l’attirer hors du cercle des phrases générales de la conversation. Heureusement lord Suffolk ne tarda pas à l’entrer et nous mit un peu plus à notre aise ; mais alors, nouvelle excuse réclamée par lady Suffolk qui avait une toilette à compléter. En attendant, lord Suffolk nous conduisit à sa terrasse, qui n’a pas moins de trois cents pieds, et nous fit admirer la vue du nord, très préférable à celle du midi. Les lords anglais ont aussi leur petite vanité de propriétaire, et nous contentâmes celle de notre hôte en nous mettant en extase ; par malheur, le soleil, qui ajoutait à la magie de cette perspective vraiment belle, se cacha tout-à-coup derrière un gros nuage, et ce pauvre soleil anglais ne reparut avec ses humides rayons qu’après que le nuage se fut épuisé par une forte averse qui nous chassa de la terrasse. Pendant ce temps-là, lady Suffolk, sa belle-sœur et une jeune miss en visite au château, avaient complété leur toilette ; elles vinrent s’emparer de nous pour nous montrer les appartements : il ne nous fallut pas moins d’une heure pour parcourir tous les salons et toutes les chambres d’apparat. Que de tableaux, que de sculptures, que de fantaisies en fait de meubles ! Tout est royal ici, ma bonne mère, et encore une fois, c’est Mion Escoube qui peut dire : Tout cela m’appartient, je suis la reine de ces lieux. Quand nous fûmes bien fatigués, elle ouvrit une croisée et regarda le ciel : Ah ! dit-elle, le temps va s’éclaircir… John, qu’on attelle les chevaux gris à la calèche. John était encore un grand diable de laquais ; au son de voix de la nouvelle Aline, j’aurais cru que John était un sylphe, un petit page de fée aux ailes d’azur et d’or, un des lutins du Songe d’une nuit d’été qui allait nous arriver sur un rayon du soleil. À peine lady Suffolk avait-elle dit : Le ciel va s’éclaircir, qu’un rayon avait éclairé soudain l’horizon. John, quoique très peu fantastique, avec son teint fleuri et sa corpulence de mangeur de beefsteak, n’en transmit pas moins fidèlement les ordres de sa noble maîtresse à un de ces prodigieux cochers qui trônent comme des aldermen sur le siége de leurs carrosses. Les chevaux gris étaient au nombre de quatre, et formaient un attelage admirable pour une calèche découverte. Nous parcourûmes les domaines de milord précédés par un piqueur pour nous ouvrir les barrières, et suivis de milord sur un de ses chevaux de chasse. Lady Suffolk sait déjà les traditions de la famille ; c’était plaisir de l’entendre avec son accent provençal nous dire : « Vous voyez là les ruines d’un vieux manoir qui appartenait du temps de Cromwell à lady Pembroke, une des ancêtres de milord. Lady Pembroke était une autre lady Tillie-tudlem, mais avec plus d’énergie ; trois fois Cromwell fit brûler son château, trois fois elle le rebâtit pour le braver. Voici l’île du Dragon, nous allons descendre pour la visiter ; lady Cécilia prétend que c’était la demeure d’un méchant enchanteur… Écoutez, l’entendez-vous gronder à notre approche ? » C’était le murmure de l’eau qui s’irritait contre l’obstacle que lui opposaient les dernières pierres d’un pont emporté par un ouragan. Mais lady Suffolk cueillit de petites branches d’une espèce de frêne qui préserve des sortiléges, et nous en arma pour nous rendre, dit-elle, invulnérables si par hasard le magicien faisait le méchant. Au sortir de cette île, nous nous dirigeâmes vers une éminence que ces dames, oubliant peu à peu leur titre de pairesses, gravirent en nous défiant à la course ; lady Suffolk arriva la première au but désigné, je la suivis de près. « Avouez, me dit-elle en me montrant de là le château, que voilà une vue qui vaut toutes les toiles de Cicéri ; mais chut, ma belle-sœur est un peu puritaine. »

» Ces promenades ne finirent qu’une heure avant le dîner ; juge de notre appétit : pour ma part j’aurais dévoré, si je n’eusse été un peu gêné par deux valets qui se disputaient l’honneur de me servir. Nous étions huit à table, et nous avions derrière nos chaises plus de dix-huit laquais, maîtres d’hôtel ou écuyers tranchants ! »


troisième extrait.


La lettre suivante, écrite quinze jours plus tard, est datée de Londres.


« Me voilà de retour des lacs depuis trois jours, et dans huit jours encore je partirai pour Paris seul cette fois, M. Bohemond de Tancarville étant décidé à rester à Londres jusqu’à ce qu’il ait fait comme ses aïeux, ce qu’il appelle sa conquête d’Angleterre. Je commençais à ra’habituer à la vie de prince chez lord Suffolk. J’avais là mon petit appartement complet, mon cheval, mon groom, etc. Nos journées étaient bien remplies, je t’assure, et nos soirées aussi. J’ai une réparation à faire à la châtelaine, que j’accusais de se laisser un peu enivrer de ses grandeurs : elle m’a prouvé, quand j’ai pris congé d’elle, que le pays natal lui est toujours cher. Je t’apporte de sa part un joli petit tableau, représentant la Vierge, saint Joseph et l’Enfant-Jésus, avec des anges qui voltigent sur l’arbre qui les abrite, ou cueillant des fleurs sur les buissons ; c’est un petit chef-d’œuvre d’un peintre espagnol qui fera très bien au-dessus de ton prie-dieu. Pour moi, elle m’a donné un superbe exemplaire des œuvres de Wordsworth, le poëte des lacs, dont nous avions lu quelques pièces tout haut dans une de nos soirées.

« Je vous fais un cadeau intéressé, m’a-t-elle dit ; je vous demande en retour un petit volume qui manque dans la bibliothèque de milord, les œuvres de Coye, notre Burus arlésien, et je vous prie de me faire faire, par M. Huart, une copie de son joli tableau du cloître de Saint-Trophime. » Ce souvenir de la patrie arlésienne m’a fait trouver lady Suffolk deux fois plus belle.

» Le signet d’un des volumes de Wordsworth était placé non sans intention à la page où l’on lit la petite pièce suivante :


La rêverie de la pauvre Suzanne.


» — Au coin de Woodstreet, quand le point du jour paraît, on pend la cage d’une grive qui chante gaiement, et voilà trois années qu’elle chante. La pauvre Suzanne passait près de là, et elle entendit, au milieu du silence du matin, le chant de l’oiseau.

» Ce fut pour elle une mélodie magique. Qu’a-t-elle ? Elle voit une montagne qui s’élève, une vision d’arbres, des masses brillantes de vapeur glissent à travers Lothbury, une rivière coule dans la vallée de Cheapside.

» Elle voit de verts pâturages qu’elle a si souvent foulés aux pieds quand elle sortait avec son pot au lait sur la tête, elle voit une chaumière isolée, la seule demeure qu’elle aime sur la terre.

» Elle regarde et son cœur est ravi ; mais déjà ils s’évanouissent, ces nuages, cette rivière, le coteau et l’ombrage ; l’onde ne coule plus, la montagne s’abaisse, et les couleurs de ce tableau s’effacent aux yeux de la pauvre Suzanne. »


quatrième extrait.


Bohëmond de Tancarville à Paul Ventairon.


Londres.

« Puisque vous m’avez abandonné, mon cher Paul, au milieu des hérétiques d’Angleterre, comme dirait mon frère l’évêque, vous voilà condamné à recevoir une lettre de moi. Ma vanité est intéressée à vous apprendre que toutes mes tribulations matrimoniales touchent à leur terme, et qu’il est présumable que je ramènerai en France une lady qui me consolera de n’être ni l’époux de ma cousine orientale, ni celui de ma bayadère d’Europe. Pour compléter le dédommagement, le ciel veut que ma future soit la fille d’un nabab qui n’est pas revenu de l’Indoustan avec de simples titres honorifiques, comme M. le généralissime Mazade, et qu’elle aime la danse au point de regretter que sa fortune et son rang dans le monde l’aient privée du bonheur de rivaliser sur le théâtre avec Taglioni et Maria. Vous direz qu’elle n’a pas choisi un brillant danseur dans ma personne : non, mais un homme qui aime la danse avec un héroïque désintéressement, et qui conduira sa femme au bal tant qu’elle voudra : — telles sont nos conditions. Ne croyez pas que ce soit là tout mon mérite aux yeux de miss Olivia Dashing : elle a daigné me proclamer un mari original, et elle est aussi forte que lord Suffolk pour rechercher les choses et les personnes excentriques. Miss Livy, car elle me permet l’abréviation familière de son nom ; miss Livy avait déjà refusé deux prétendants à sa main, l’un parce que c’est un lord réformiste, et qu’elle trouve par trop commun d’être à la fois lord et ennemi des priviléges ; l’autre, parce que c’est le fils d’un whig de la cité, qui ne jure que par l’aristocratie, autre espèce d’originalité qui commence à s’user à Londres comme à Paris. J’ai donc eu l’honneur, moi Français, de lui paraître plus original que tous les Anglais qui ont mis à ses pieds leurs bizarreries depuis quatre ans qu’elle est orpheline et maîtresse de sa personne. Ce n’est pas une enfant que j’ai séduite, vous le voyez, mais une miss majeure, pouvant comparer et choisir avant de se donner avec ses cinquante mille livres de rente… Cinquante mille livres tournois seulement… mon cher ami, car dans mes calculs j’ai déjà réduit en monnaie française sa dot sterling. C’est peu de chose en Angleterre, mais ce sera suffisant en France pour réparer le château normand de mon père. Miss Livy tient à y faire la dame châtelaine, et sa cousine, lady Thompson, n’ayant épousé qu’un baronnet il y a deux ans, elle veut lui prouver qu’avec un peu de patience elle n’a rien perdu pour attendre… c’était une lutte d’amour-propre entre les deux cousines.

» Par exemple, je ne sais comment ma noble famille prendra cela ; mais la future comtesse de Tancarville veut être présentée à notre cour bourgeoise et danser avec le duc d’Orléans, qui est ici à la mode parmi les Anglaises. Aussi me suis-je rapproché de notre ambassade. Le prince de Talleyrand m’a parfaitement accueilli. Mais devinez qui j’ai rencontré déjà trois fois à l’hôtel diplomatique d’Hanover-Square !… mon ancien rival, M. Théodose d’Armentières, que tout le monde à Paris croit aux eaux avec une dame dont je ne parle plus qu’avec respect, vous le savez ; M. Théodose d’Armentières, j’en suis certain, est un agent secret de notre ambassadeur. Je l’ai vu encore au drawing room de S. M. Guillaume IV, chez le baron allemand de Thundergot, le factotum des Cobourg, etc., etc. Je me trompe fort, ou M. Théodose d’Armentières négocie quelque mariage délicat… non pour son compte bien entendu, mais pour quelque prince ou princesse nubile. Qui sait ? un adroit intrigant comme celui-là marierait le Grand-Turc à la république de Venise. Je ne réponds donc pas que la princesse Victoria reste long-temps disponible s’il s’est mis dans la tête de lui donner un époux.

» Pour en revenir à mon mariage, qui se fera sans tant de négociations, rendez-moi un service, mon cher Paul, c’est de monter dans mon appartement chez mon père, à qui j’écris en conséquence : derrière un petit tableau, représentant mon ancêtre Bohëmond à la cour de l’empereur grec, vous trouverez la clef de mon bureau et vous dépouillerez ma correspondance. Quelques lettres compromettantes peuvent y figurer, je vous prie de les jeter au feu. Miss Livy m’a fait promettre de lui délivrer tout le paquet ; mais c’est justement pour cela que j’ai dû faire quelques réserves mentales concernant deux espèces d’épîtres : d’abord celles où mes correspondantes oublient un peu trop leur vertu, et ensuite celles où elles la mettent sur un roc inaccessible ; les premières, parce que je me suis annoncé à miss Livy pour un Français assez modeste ; les secondes, parce que je ne veux pas non plus que ma vanité soit tout-à-fait sacrifiée. Dans cette liasse, dont on ferait un volume supplémentaire aux romans épistolaires de Richardson, vous remarquerez une demi-douzaine de poulets, moitié allemands, moitié français, signés du nom d’une dame en zac. Vous m’avez assuré que vous en étiez resté pour votre compte au premier poulet de cette signature ! tant pis pour vous si vous avez fait le discret ; la dame en zac m’échut par droit de vainqueur. (Maudite soit ma victoire, mon cher Paul, malgré ses dépouilles opimes !) Si par hasard le vaincu avait eu part à ses bonnes grâces, je me serais trompé en vous croyant le seul de mes amis qui pût, sans me traiter de vrai serpent, se charger de la commission délicate que je vous donne. Pour justifier la dame en zac, j’ajouterai que ce ne fut pas sans peine que je la déterminai à me pardonner votre blessure, et qu’elle eût attendu votre convalescence pour vous indemniser si je ne lui avais prouvé, sans le savoir alors et par un petit mensonge qui se trouvait être une vérité, que vous étiez fiancé à une jeune personne trop aimable et trop belle pour vous donner le moindre prétexte d’une infidélité. Au reste, la dame en zac, pour que vous n’en ignoriez pas, n’est plus à Paris ; on m’écrit qu’elle est encore à prendre les eaux d’Aix en Savoie, d’où elle revenait quand nous la trouvâmes dans la diligence de Lyon. Il paraît qu’elle y a tant parlé de ses belles connaissances du faubourg Saint-Germain et de la Chaussée-d’Antin, qu’un baron de Chambéry en a été ébloui, et se dispose à épouser la jeune veuve. Au moment où je vous écris, elle est peut-être au terme de ses pêches périodiques… car elle m’a avoué qu’ayant péché son premier mari dans un bain d’eau thermale, elle ne manquait pas tous les ans d’aller jeter le hameçon de ses charmes dans la même piscine. C’est une femme remarquable dans son genre, je vous assure, mon cher Paul, et qui ira loin à la cour de Sardaigne ; ce n’est pas une madame de Warens pour se contenter de Claude Anet, et même de Jean-Jacques Rousseau : elle est capable de voir à ses pieds Sa Majesté sarde… Mais, hélas ! je deviens bien verbeux sur ce dernier de mes péchés de garçons… peut-être parce que c’est le dernier… ayant promis à miss Livy d’être le modèle des époux.

» Adieu… il me tarde maintenant de revoir Paris avec ma belle conquête… C’est bien assez d’une branche de la famille de Tancarville en Angleterre. Je veux en conserver une à la France[30]. Je ne serai pas moins national que lady Suffolk, que son mari s’est engagé de conduire chaque année sur les bords de la Seine au moins pendant six mois.


cinquième extrait.


Madame Ventairon à Paul, son fils.


« Ma pauvre sœur n’est plus ! je lui ai fermé les yeux hier ; c’est à toi d’annoncer ce triste événement à Isabelle qui peut encore se dire qu’il lui reste en moi une mère, mais qui n’en pleurera pas moins amèrement celle qu’elle vient de perdre… Ah ! mon enfant, qu’il me tarde de vous serrer tous deux sur mon cœur désolé, de pleurer avec vous mon Odille qui m’avait quittée si heureuse il y a dix-huit ans, et qui n’est revenue que pour m’apporter ses dernières larmes et son dernier soupir !

» Voilà six mois qu’elle souffrait ou languissait, sans sortir de la chambre occupée autrefois par notre tante la religieuse, ne voulant voir que moi et le vieux père Vincent, son ancien directeur, me défendant de parler d’elle autrement que comme morte, et se regardant elle-même comme une âme en peine, à qui Dieu permettait de communiquer quelque temps encore avec sa sœur !

» Tu sais la cause de cette singulière exaltation que j’espérais toujours calmer par mes soins, et en entrant dans ses idées avec la complaisance qu’on doit à une malade ! Ah ! que Maurice s’est trompé s’il a cru que la femme qu’il abandonnait ainsi était celle qui, par caractère, devait le plus facilement se consoler dans son malheur ! Mais je ne l’accuse pas, garde-toi de l’accuser jamais, mon fils, c’est la recommandation que me faisait la pauvre Odille lorsqu’il m’échappait de la plaindre. Ah ! qu’elle se traitait sévèrement pour justifier celui à qui elle s’est sacrifiée avec une abnégation si héroïque !… Si je m’étonnais de cette abnégation, comme elle s’empressait d’en rabattre le mérite en l’attribuant à une orgueilleuse jalousie, ou en exaltant cette belle créole qu’elle bénissait comme ayant été l’ange consolateur de Maurice proscrit et cruellement abusé !

» Qu’il m’a fallu, mon cher Paul, de tendresse et de pitié pour lutter contre cette mélancolie de ma pauvre sœur ! Combien de fois j’étais forcée de sortir de sa chambre parce que mon cœur se brisait rien qu’à regarder le visage de l’infortunée, toujours belle, mais ayant perdu ce sourire à la fois doux et fin qui en était l’expression naturelle ! Quand elle essayait de le retrouver, ce n’était plus qu’un effort convulsif qui plissait ses lèvres, et appelait dans ses yeux une larme amère au lieu de cette espèce de rosée céleste qui jadis en adoucissait l’éclat. Je ne suis plus qu’une ombre, disait-elle en se mirant dans la glace.

» Enfin, ces huit derniers jours, un faux espoir était venu me bercer : elle avait repris quelque chose de son enjouement, en se transportant par l’imagination aux jours de notre jeunesse : elle me rappelait nos jeux et nos promenades ; elle parlait de ses fantaisies d’enfant et de jeune fille, de cette innocente envie de plaire et de cette indolence qui tour à tour la faisaient paraître coquette et indifférente aux hommages. Puis, elle comparait à son caractère celui d’Isabelle, en ajoutant que tu t’étais prononcé, mon cher Paul, pour le plus sérieux des deux. J’espère, me disait-elle, que rien ne manquera au bonheur de nos enfants ! Et puis, elle traçait des tableaux de ce bonheur sans y mêler la réflexion qui, auparavant, interrompait tous nos projets d’avenir, la réflexion de sa mort certaine ! Hélas ! c’est qu’elle était plus convaincue que jamais que cette mort était proche, et avant-hier elle m’a avoué que cette conviction secrète lui avait seule donné la force de s’associer ainsi à ma pensée favorite, lorsqu’il n’y avait plus pour elle d’autre espérance que celle d’aller dans le ciel devancer Maurice, et y retenir sa place à côté de la sienne pour l’éternité. C’était là son idée fixe : toutes ses prières, toute sa piété, tendaient à obtenir de Dieu dans l’autre vie le dédommagement des années pendant lesquelles Maurice aura vécu sans elle dans celle-ci, et elle sans Maurice.

» Une de ses dernières paroles a été pour me prier d’écrire à Maurice qu’il devait, en apprenant sa mort, se hâter de faire célébrer par l’église son mariage avec Dolorès… « À elle ce qui reste de jours à Maurice, m’a-t-elle dit ; qu’il soit à elle, sans lui causer de remords, et qu’elle vienne aussi jouir, quand son heure sonnera, des félicités du paradis chrétien… mais qu’elle sache que j’y serai plus jalouse que dans ce bas monde ! — Heureusement le bon père Vincent a été indulgent pour ces imaginations de notre pauvre malade, et sa religion éclairée s’est abstenue de contrarier ce qu’elles pouvaient avoir de peu orthodoxe………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…… Adieu, mon bon et tendre Paul, adieu… Je n’ai plus la force de continuer cette lettre. On enlève le cercueil de ma pauvre sœur… »


sixième extrait.


La lettre suivante est de M. de l’Étincelle à madame Ventairon, en réponse à celle qui lui annonçait la mort d’Odille.


« Elle a cru me consoler en mourant par les tendres adieux qu’elle vous a dictés… pauvre Odille ! Jusqu’ici, ces adieux, chaque fois que je les relis, ne font que rendre mes larmes plus amères… Elle ne s’est pas trompée, cependant : sans ces larmes, peut-être mon cœur se fût brisé, ma douleur m’eût étouffé.

» Comment vous décrire tout ce que j’éprouve ? Mais il n’est pas d’affliction que les femmes comme vous ne puissent deviner. Celle qu’Odille a bénie si généreusement de son lit de mort, et qui sait tout aujourd’hui, est à genoux pendant que je vous écris, priant Dieu pour elle, ou plutôt lui demandant la continuation de ses prières dans le ciel………

» …… Nous partons le mois prochain pour la France, ma chère sœur ; Dolorès veut vous voir, vous connaître, vous demander le titre de sœur ; elle veut connaître Isabelle et Paul, afin, dit-elle, de les aimer désormais autant que ses propres enfants. Nous vous conduisons ceux-ci pour que vous les bénissiez au nom de celle que nous pleurons. Si, comme il y a apparence, le navire sur lequel nous nous embarquerons, met à la voile pour le Havre, et que nous trouvions encore Paul à Paris, nous vous le ramènerons avec Isabelle, ou nous vous amènerons Isabelle seule si Paul est à Arles. Là vous déciderez vous-même de notre avenir à tous……

» P. S. Je r’ouvre ma lettre pour vous accuser réception du duplicata que m’apporte Mazade. Cet ami m’arrive avec sa femme. Voilà deux fois qu’il fait un assez grand détour pour me voir ; il se rend dans l’Inde pour y régler ses affaires avant de venir se fixer définitivement en France. Son séjour ici ne retardera nullement notre départ. »


septième extrait.


Lettre de Paul Ventairon à sa mère.


« Depuis hier mon oncle est à Paris. Dans quinze jours nous serons auprès de toi ; nous partirons le lendemain de mon mariage, qui se fera sans bruit, comme tu penses bien, à cause du deuil et de la situation particulière où nous nous trouvons tous. Je ne saurais te dire comme la pensée de cet événement me rend rêveur ! Me voilà d’avance sérieux comme un mari… Ce n’est pas du reste qu’il y ait au fond de mon cœur quelque triste pressentiment, malgré le souvenir de ma pauvre tante… Non, il paraît que c’est l’approche du bonheur qui me cause cette douce mélancolie. J’en cherche vainement une autre explication. Il me semble qu’Isabelle est encore plus rêveuse que moi… Comme son embarras et sa pudeur la rendent belle quand madame Duravel lui en fait l’observation !…

» J’hésite à te parler de madame de l’Étincelle. Je crois que je l’aurais trouvée moins bien si elle portait le premier nom de mon oncle…… mais je te l’avoue, bonne mère, cette belle Dolorès a dans toute sa personne je ne sais quel attrait qui commande à la fois le respect et l’affection. J’étais là ce matin lorsque mon oncle lui a amené Isabelle… Elles se sont embrassées en pleurant sans se rien dire, et mon oncle a fondu lui-même en larmes. Quand ce silence touchant a été enfin rompu, pas un mot d’Odille ! mais son nom était comme sous-entendu dans toutes les phrases de la conversation…

» D’aujourd’hui en quinze jours, ma bonne mère, nous partons ; avant trois semaines tu embrasseras ta fille et ton fils.

» P. S. J’ai reçu dans son temps la lettre de madame Farine la mère, au sujet de son fils. Je ne sais vraiment qu’y répondre : elle me demandait de bonne foi des renseignements que je ne pouvais lui donner de bonne foi, sans risquer de desservir un camarade. J’ai mieux fait, je crois, en décidant celui-ci à aller voir sa tante. Il part demain. Il était ici, à ce qu’il prétend, sur le point de faire fortune, et il fait un grand sacrifice à sa reconnaissance de neveu en partant. Sa fortune, inexplicable pour moi, consistait à fonder, par actions, un nouveau journal sous le titre de Gazette des………..[31]

» Il a peur qu’on lui vole son idée en son absence ; mais il part : le fait est qu’il était assez mal dans ses affaires depuis que, par considération pour sa tante, il avait rompu toute liaison avec le théâtre. »


huitième et dernier extrait.


Bohëmond de Tancarville à Paul Ventairon.


« Je ne puis, mon cher ami, que vous féliciter et de votre mariage fait sans tambour ni trompette, et de votre subite disparition après la cérémonie ; cela ressemble à un enlèvement. Il fallait cette petite couleur romanesque à une alliance telle que la vôtre, préparée prosaïquement et de longue main, et qui n’a rencontré aucun obstacle. Si j’eusse épousé comme vous une cousine, et il s’en est fallu de peu, vous le savez, je me proposais bien de ne pas me priver de quelque incident imprévu qui fît un peu parler de nous hors du cercle de la famille. Madame Mazade en a décidé autrement, et je l’en remercie, tant je suis heureux avec madame de Tancarville, qui pour me plaire se fait tous les jours un peu plus française, jusqu’à en paraître coquette.

» Le lendemain de votre départ sont arrivés lord et lady Suffolk, bien contrariés de ne pas vous trouver à Paris ; mais ils se rendent en Italie, et doivent passer à Arles, où lady Suffolk espère bien que vous l’attendrez. Si madame de Tancarville n’était pas in family way[32], comme on dit en Angleterre, nous serions du voyage ; mais le plus grand calme lui est recommandé jusqu’à ses couches ; elle doit s’abstenir du bal, à plus forte raison des secousses d’une chaise de poste. On ne saurait préparer avec trop de précaution l’heureuse venue de l’héritier des Tancarville, et si ma défunte mère s’était un peu plus ménagée pendant qu’elle portait votre serviteur dans son sein, le Bohëmond actuel ressemblerait peut-être un peu plus au Bohëmond du temps des croisades.

» Je vous annonce, mon cher Paul, la mort du docteur Térence Valésien. C’était un original, comme vous savez, et il a voulu, à ce qu’il semble, en donner une dernière preuve par son testament. Comme quelques uns de ses légataires sont de votre connaissance, je vous transcrirai les principaux articles de ce singulier adieu que le sardonique docteur adresse à ses amis et à ses ennemis :

« Je soussigné, sain de corps et d’esprit, etc.

» Je reconnais avoir été le plus heureux des maris pendant plus de vingt ans, grâce à la vertu et à l’amabilité d’Héloïse, ma chère et estimable épouse, qui malgré la différence de nos âges et son inclination pour un homme plus jeune que moi, a su me garder une fidélité exemplaire. En retour de tant de sagesse, je nomme pour mon héritier et légataire universel, à condition qu’il épousera ma veuve, M. Théodose d’Armentières, qui depuis plus de vingt ans aime chastement madite veuve et refuse de se marier pour attendre que ma mort lui permette de me remplacer légitimement dans ma maison.

» J’attends de la probité de mon légataire et de la tendresse de ma veuve, qu’ils adopteront ma nièce Cœlina ***, pour lui servir de père et de mère, la doter convenablement, et lui léguer un jour toute leur fortune comme je leur lègue la mienne.

» J’excepte du don de tout ce que je possède, fait à M. Théodose d’Armentières, sous la condition stipulée, ma bibliothèque, mon musée anatomique, mes instruments de chirurgie, mes dalhias et ceux de mes manuscrits ci-après désignés.

» Je fais don de ma bibliothèque, depuis le rayon no 1 jusqu’au rayon no 20, au docteur Goury, à Paris ; et depuis le no 21 jusqu’au no 41, au docteur Allègre, à Hyères. M. d’Armentières se réservera seulement les ouvrages de belles-lettres, et même parmi les livres de médecine, je le prie de conserver :

» 1o Quilleti callipædia, seu de pulchræ prolis habendæ ratione, poema didacticum, dédié au cardinal Mazarin avec cette épigraphe : Pulchrâ facial te prole parentem, Londoni, impensis J. Bowyer, mdccviii.

» 2o Pasqualicus puerorum emasculator ob musicam quo loco habendus, in-4o, Divinto, 1665.

» 3o Sevogt, Dissertatio de spadonibus, in-4o, Ienæ, 1690.

» 4o Judicia varia de conjugio spadonum, Lugduni, 1691.

» 5o Commentaire sur le 28e aphorisme de la Section VI des aphorismes d’Hippocrate, suivi d’une nouvelle recette contre la goutte et la calvitie, in-12, 1831, ouvrage tiré à 10 exemplaires seulement.

» Je prie mon correspondant de Toulon, le docteur Nestor Ruy, d’accepter mon petit musée anatomique, sauf le squelette no 5 d’un chien mort de vieillesse, malgré une opération délicate faite par moi audit chien, lequel squelette Théodose d’Armentières conservera en souvenir de mon adresse chirurgicale.

» Je lègue mes instruments au docteur Leroy d’Étioles, espérant qu’un jour ses malades se cotiseront pour lui ériger une fontaine dans une des places de Paris, au lieu de lui témoigner sa reconnaissance à sa porte, de manière à la rendre quelquefois inabordable ; mais M. d’Armentières voudra bien se réserver mon trépan, pour accompagner le squelette du chien qui lui est destiné.

» Je serai très flatté si le professeur Marjolin veut bien admettre mes dalhias dans sa belle collection. Je désire lui prouver par là que je n’ai pas oublié la gracieuseté avec laquelle il a donné mon nom à l’un des siens.

» Enfin mes manuscrits seront remis à l’auteur du PERROQUET de Walter Scott, et si ce legs lui était agréable, je ne serais encore quitte qu’à moitié envers lui après le plaisir que m’a causé son admirable Conte anatomique, avec l’introduction qui le précède dans le tome iie" de cet ouvrage, etc, etc.

» Tels sont, mon cher Paul, les principaux légataires du docteur Terence Valésien. Savez-vous qu’il laisse à M. d’Armentières une fortune de quarante mille livres de rente, et que celui-ci est bien récompensé de sa fidélité platonique à la veuve du défunt. Il n’est pas à Paris en ce moment, et ses amis attendent avec curiosité sa détermination. »


Ces lettres faisant connaître à peu près tout ce qui pouvait intéresser les lecteurs de cette histoire, relativement aux personnages qui y ont figuré, l’auteur réserve le reste pour la continuation, s’il se décide à en faire une.



FIN.


NOTES.


I.


Sur le costume des Arlésiennes.


Dans un article du Publicateur d’Arles, M. Michel de Truchet a donné les détails les plus curieux sur les modes d’Arles. En voici un extrait que je demande pardon à mon érudit compatriote d’abréger un peu.

« Le trousseau d’une mariée s’appelait à Arles le prouvesimen, et l’usage voulait que telle artisane qui avait à peine 1,500 francs de dot, se constituât et eût en effet des nippes, un trousseau ou garde-robe de 8 ou 900 francs, afin de préparer le cas du doublement des coffres, en cas de veuvage, ou encore, comme le disaient anciennement les femmes mariées, pour tirer de là de quoi habiller leurs enfants. Avec quelle vanité elles vous montraient leur armoire : on voyait d’abord le corps, la pièce, la pourtetta en baleine, recouverts de riches étoffes de damas tissues de soie et d’or, à l’instar des plus belles chasubles et chappes. Une ganse en or ou en argent selon la saison, large de trois doigts, servait à l’attacher au droulet. Les fichus, pour les grandes parures, étaient brodés en chenilles ; les autres étaient en indiennes apprêtées dites pise. Plusieurs douzaines de fichus mousseline claire de cambraisine, étaient pour mettre sur la tête quand il fallait se coiffer à la cardeline ; c’était pour tous les jours, per changear de net, se mettre seulement propre. Autrement la coiffe était en dentelle large de trois doigts. Les malines étaient les plus prisées, il en fallait pour une coiffe à la chanoinesse quatre pans, qui coûtaient 30 francs l’aune. La coiffe à bout en nécessitait une aune et quart. La velette, petit voile qui surmontait tout cela, devait être de la plus belle mousseline claire.

» La camisole, pour l’hiver, était invariablement de la plus belle écarlate ou du londrin ; pendant l’été, elle était en piqué blanc. La longueur de la manche ne dépassait guère la moitié du cubitus, y compris le retroussis de la chemise.

« Une partie caractéristique du costume arlésien, autrefois, était le casaquin ou le droulet, qui ne différaient entre eux que par les basques qu’avait le droulet et que ne portait pas le casaquin. Ils étaient en marok, en serge, en serge obscure ou en burate commune. La doublure était en soie couleur de feu.

» Le jupon, en hiver, était de kalmouc, de cadix, de burate ; l’été, il était en indienne. Dans les cas extraordinaires, comme baptêmes, mariages, les pièces de l’habillement étaient en gros de Tours, couleur aurore ou bleu de ciel.

» Le tablier était en indienne ou chaffracany, qui variait de couleur et de nom, selon les modes. Les plus connues ont été : la meke, le caranca, les pises à fond blanc. Pour tous les jours on ne portait qu’un tablier de camarette, et pendant un temps il fut à la mode d’y mettre une pièce de chaffracany rouge, en un coin, comme s’il y eût eu déchirure, quoique le tablier fût tout neuf. Les souliers étaient en damas, en péruvienne, en velours ciselé ou en petit grain : en damas ils coûtaient 56 francs.

« Nos Arlésiennes, pour conserver la blancheur de leur teint, portaient anciennement un chapeau de feutre noir dont les bords avaient jusqu’à vingt pouces de largeur, ce qui était une bonne précaution pour se préserver du soleil.

» Mais une remarque essentielle, c’est que dans ce costume arlésien on distinguait trois hiérarchies d’états ou professions ; car les simples paysannes ne se permettaient pas les mêmes joyaux que les artisanes, et celles-ci, les bijoux que portaient les damiselettes, bourgeoises, filles de marchands, procureurs, notaires, orfèvres, etc. Par exemple, les paysannes portaient autrefois un coulas d’argent au cou, qui avait une médaille suspendue, émaillée, représentant d’un côté un crucifix, et de l’autre l’image de la Sainte-Vierge. Les plus riches d’entre elles portaient encore une croix plate, en or, avec un coulan creux, de la grosseur d’une noix. Elles se paraient d’une grosse ceinture en argent. Les artisanes, les ménagères, au contraire, portaient un clavier en argent, très gros, très large, avec deux longues chaînes. Elles avaient à leur cou une croix d’or à sept diamants ; d’autres fois elles portaient une croix émaillée, blanche d’un côté et noire de l’autre, avec trois diamants, l’un au centre, l’autre au coulan et le troisième à la poire qui appendait, jouant librement. De plus, elles avaient au bras droit un énorme et large coulas en or, avec deux anneaux, larges d’un pouce : nous en avons déjà parlé. Quant aux états plus relevés, ils se distinguaient par la forme de l’habillement qui était un casaquin court, des manches en amadis plus longues, et la nature de l’étoffe moins coûteuse, qui n’était que d’indienne ou chaffracany. Les bijoux étaient une petite maltaise en or, ou un papillon représentant un Saint-Esprit en diamant, appendu à une chaîne de jaseron. La coiffure de ces derniers états étaient la carcasse, la lanterne ou velette à bout.

» Ce goût du luxe, surtout dans la ménagerie, a ruiné plus d’une famille, qui n’a pas craint de mettre plus de cent louis à une croix à sept diamants. »

M. Michel de Truchet a publié dans le journal d’Arles une foule d’articles remplis d’intérêt, que je louerais davantage si je n’étais moi-même trop loué par l’auteur. M. de Truchet a marché avec son siècle : avant la révolution, lorsque Arles avait une académie de trente gentilshommes, il en aurait été le président ; aujourd’hui il est devenu le collaborateur le plus actif du journal dont les rédacteurs sont les véritables académiciens de notre ville. Ce journal vient de réaliser un difficile problème, celui de coaliser les citoyens lettrés d’une ville de province dans un but commun, sans distinction d’opinion. Avec des hommes tels que MM. Estrangien, Jacquemin, Scipion du Roure, le capitaine Bayol et les anonymes dont je n’ai pu encore deviner les initiales, il n’est pas étonnant que le Publicateur contienne tant d’excellents articles d’archéologie, de statistique et de littérature, avec un feuilleton si varié.


II.


Note historique sur la reine de Serdanha.


Mon ami le généralissime Mazade ne se dissimule pas que la popularité plus récente du général Allard est venue le mettre un peu dans l’ombre. Le roi de Lahore passe aussi pour un plus grand monarque que la reine de Jaghire, et enfin un élégant écrivain du Journal des Débats, M. C. Fleury, a publié en faveur du général Allard et de Runjet-Sing une brochure qui a plus d’autorité qu’une histoire présentée sous forme de roman. Il faut dire encore que Victor Jacquemont, dans sa correspondance, a traité bien cavalièrement la souveraine du généralissime Mazade. Voici en quels termes il fait son portrait : « Sachez donc que le colonel Arnold me mena chez la Begum-Sumro un dimanche matin du mois de décembre dernier, quand j’étais à Meerut avec lui. Je déjeunai et dînai avec cette vieille sorcière, et même lui baisai la main galamment. En véritable John Bull, à dîner, j’eus l’honneur de trinquer avec elle ; de retour à Meerut, le lendemain, je reçus d’elle une invitation à dîner le jour de Noël. C’est une vieille coquine qui a une centaine d’années, cassée en deux, ratatinée comme un raisin sec, une sorte de momie ambulante qui fait encore elle-même toutes ses affaires, écoute deux ou trois secrétaires à la fois, tandis qu’en même temps elle dicte à trois autres[33]. » Après avoir parlé de sa cruauté en disant qu’elle égale son courage, Victor Jacquemont parle de l’église catholique bâtie par elle à Serdanha et prétend que la reine de Jaghire s’est faite dévote de peur du diable. On sait la haine de Victor Jacquemont contre les dévots, et il est facile de s’apercevoir qu’il eût été plus galant envers la reine de Jaghire si elle ne s’était pas convertie au catholicisme. Avant la publication des lettres de Victor Jacquemont, j’avais inséré dans la Revue de Paris, le 24 août 1833, les détails que j’avais trouvés sur la Begum-Somrou en lisant les voyages du major Archer et du capitaine Skinner. Heureusement pour la reine de Jaghire ou de Serdanha, le biographe du général Allard, en vrai chevalier, est venu depuis défendre cette princesse contre Victor Jacquemont. On me saura d’autant plus gré de citer ici cette défense, que mon siége étant fait, comme disait l’abbé Vertot, je n’ai pu en profiter dans le cours de l’ouvrage.

« Cette mission me plaît, j’aime à défendre les absents quand leur cause est bonne, et les gens qui sont loin quand je soupçonne qu’ils ont raison. Je vais donc vous raconter en peu de mots l’histoire authentique de Simrou-Beg-Ghum, princesse de Serdanha.

» Serdanha est un pays situé entre le Gange et la Djamma au N.-N.-E. de Delhi, à quelques lieues de Meerut[34], et forme une enclave sur le territoire britannique. Un Français nommé Sombre, simple soldat de la garnison de Chandernagor, étant venu servir sous les ordres du nabab de Patna, avait réussi auprès de ce prince, et il jouissait d’un certain crédit à sa cour. Lors de la chute du nabab et de la dissolution de l’empire du Grand-Mogol au profit des Anglais, Sombre se mit à la tête d’un corps de partisans, combattit pour son propre compte, et parvint à former une petite principauté sur le territoire de Serdanha. Louis XVI récompensa son courage et sa fortune, en lui envoyant, en 1776, un brevet de colonel.

» Sombre avait épousé une chrétienne ; mais l’usage des colonies lui permettait d’avoir une seconde femme, et il vivait maritalement avec une Persane que sa beauté avait rendue célèbre, et qui devait à la blancheur de son teint, avantage assez rare dans l’Indoustan, le surnom de Simron, « visage d’argent, blanc comme l’argent. » Nous dirions ici blanc comme neige. Le surnom de Simrou se trouvait en même temps, avec une altération légère, l’équivalent du mot sombre dans une bouche indienne.

» Sombre mourut, laissant sa veuve légitime dans un grand embarras, car il n’avait confié ni à sa femme ni à son fils le secret du lieu où il avait caché ses trésors, et le gouvernement de Serdanha allait faire banqueroute quand la belle Persane vint à son aide. Elle vendit tout ce qu’elle possédait, et ayant pris le commandement des troupes, elle fit respecter la veuve du nabab, sauva son enfant et protégea le territoire contre les ennemis du dehors ; enfin, après avoir pris soin de toutes choses, ne pouvant mieux faire, elle prit aussi la souveraineté de Serdanha.

» Un Français de Lorient, homme de cœur et de mérite, M. Levasseaux, commandait l’armée de la Begghum (Begghum signifie princesse). Il obtint toute sa confiance et la décida à embrasser le christianisme. La princesse offrit sa main à l’homme qui lui avait enseigné l’évangile. Quelques années s’écoulèrent ; M. Levasseaux, heureux de cette union, regrettait pourtant la France. Il persuada à la Begghum de renoncer aux honneurs de Serdanha et de se retirer en Europe avec lui. Les préparatifs achevés, les deux époux prirent clandestinement la fuite. Mais à quelques lieues des frontières britanniques, on les prévint que les troupes soulevées les poursuivaient ; bientôt ils furent arrêtés et reconduits séparément à Serdanha sous bonne escorte. Alors Simrou-Begghum fit dire à M. Levasseaux qu’elle avait avalé un diamant ; celui-ci s’imagina que la princesse voulait échapper par suicide aux outrages des vainqueurs et au supplice qu’elle redoutait, et, pour ne pas lui survivre, il se brûla la cervelle.

» La princesse ne mourut pas ; mais, profitant de la faute qu’elle avait commise, un fils du nabab français, le jeune Sombre, avait ressaisi le pouvoir fondé par son père, et il retenait Simrou-Begghum en prison. Par bonheur celle-ci parvient à s’échapper, réunit ses nombreux partisans, s’empare de la personne de Sombre (Louis-Renard), qui va la remplacer dans sa prison ; et pour s’assurer la paisible jouissance d’un pouvoir deux fois conquis par elle, Simiou-Begghum fait une donation en règle de son petit empire à la Compagnie anglaise qui doit en hériter à sa mort.

« Telle est l’histoire de Simrou-Begghum, reine de Serdanha ; cette princesse a aujourd’hui un peu plus de quatre-vingt-quinze ans ; mais l’âge n’a pas altéré la vivacité de son esprit. Elle a toujours dirigé elle-même et elle dirige encore les affaires de sa principauté ; finances, justice, guerre, elle veille à tout, et ses détracteurs eux-mêmes sont obligés de louer sa rare intelligence, sa fermeté et son courage. Sa générosité est célèbre dans l’Inde anglaise, et ses bienfaits s’étendent bien au-delà de son royaume ; ils vont chercher les malheureux à Calcutta, à Chandernagor, à Rome même, et c’est principalement à des Français qu’ils s’adressent. Simrou-Begghum, par sa double alliance, par sa conversation, par son goût décidé pour la France, est presque française ; aussi quand le général Allard rendit visite à la Begghum, avant de retourner en Europe, la princesse lui parla de la France avec enthousiasme, elle le traita en compatriote, et le chargea de porter au roi des Français une lettre de parchemin magnifique, renfermant dans le plus merveilleux amphigouri, les plus solennelles assurances de dévouement à sa royale personne ; elle avait joint à ce message son portrait peint à l’huile. J’ai vu ce portrait, il a été exposé quelque temps dans la salle des audiences de Sa Majesté. La princesse est coiffée d’un cachemire jaune qui retombe de chaque côté le long du visage sur ses épaules ; sa physionomie est fort douce, et si son teint n’est pas blanc comme neige, il est également impossible de retrouver dans ce portrait « cette sorcière cassée en deux, ratatinée comme un raisin sec, espèce de momie ambulante, » dont Jacquemont fait une si effrayante peinture……… »

À ces curieux documents nous pouvons seulement que la reine de Jaghire est décédée enfin en avril 1836. Il est bien fâcheux qu’avec tout son dévouement pour la France, elle se soit contentée d’envoyer son portrait au roi des Français ; elle aurait dû au moins partager également son héritage entre la France et l’Angleterre. Ce n’est pas la faute de M. le général Mazade ni du père Mathias Jouve si elle ne l’a pas fait.


Fin des notes.


TABLE DES CHAPITRES
DU SECOND VOLUME




fin de la table.
  1. Entre le Temps, faisant le rôle de chœur :
    Moi — qui plais à quelques uns et qui éprouve tout le monde, la joie et la terreur des bons et des méchants ; moi qui fais et défais l’erreur, je prends sur moi, en ma qualité de Temps, de me servir de mes ailes ; ne m’imputez pas à crime si dans mon rapide passage je saute par-dessus seize années.
    (Shakspeare, Conte d’hiver.)
  2. Vous voyez comme ils tournent le dos et sortent de la ville pour prendre, contents et joyeux, la route de Paris.
  3. Un bas-bleu ! Il n’en faut pas davantage. — À peine ce mot est prononcé que les hommes se tiennent à l’écart avec respect et terreur, excepté les amis intimes qui portent ses couleurs et célèbrent ses louanges dans la même langue qu’elle.
  4. Lalla Roukh, ou la Princesse mogole, 2 vol. in-12.
  5. L’ancêtre auquel faisait allusion le marquis de Tancarville était Marc Bohëmond, fils de Robert Guiscard, duc de la Fouillé et de Calabre. Dans la conférence qu’il eut à Byzance avec l’empereur Alexis, sa vue fit une impression si vive sur Anne Comnène, qu’elle a laissé de lui ce portrait remarquable :
    « Sa présence éblouissait autant les yeux que sa réputation étonnait l’esprit. Sa stature surpassait d’une coudée celle des hommes les plus grands. Sa taille était mince, sa poitrine large, ses bras nerveux. Il rappelait ces statues qui rassemblent en un même sujet des beautés que la nature réunit rarement. Ses cheveux étaient blonds et courts, son visage agréablement coloré ; ses yeux bleus paraissaient animés par la fierté et le désir de la vengeance. Si la hauteur de son corps et l’assurance de ses regards avaient quelque chose de farouche et de terrible, sa bonne mine avait aussi quelque chose de doux et de charmant. »
  6. Par le monde ! ce ne sont pas des fables que je raconte ; il a plu à Son Altesse de conférer des honneurs particuliers à Armado, un soldat, un voyageur, qui a vu le monde.
  7. Malgré la conformité des noms, personne, à Arles, ne confondra l’abbé Mathias Jouve avec un vénérable officier de l’Université, directeur du collége de Grasse.
  8. Le colonel Perron tint long-temps en échec la puissance anglaise dans l’Inde. Il avait succédé à M. de Boigne dans le commandement des troupes européennes au service de Scindiah, et il eut soin d’exclure les Anglais de tous les grades d’officier. Sans les imprudences de Scindiah, M. Perron pouvait arrêter dans son premier essor le vainqueur de Waterloo, qui n’était alors que sir Arthur Wellesley.
  9. Dixeruntque ad eum (Jephté) : venis et esto princeps noster, et pugna contra filios Ammon.
    Liber Judicum, Cap. ix, v. 6.
  10. Oui, certes, c’est le devoir de ma cousine de faire la révérence et de dire : « Mon père, comme il vous plaira. » Mais cependant, malgré tout cela, ma cousine, que le futur soit un joli garçon, ou bien faites une autre révérence, et dites : « Mon père, comme il me plaira. »
    S. Beaucoup de bruit pour rien.
  11. L’homme de son choix devait avoir les mêmes mœurs qu’elle, une vie à l’abri de la censure, des opinions connues, une vertu à toute épreuve, un honneur sans tache, un cœur pur ; elle n’accordait rien au sexe ni aux circonstances……. En tout temps il devait commander à ses passions, ou elle lui refuserait sa main.
  12. Ils parlent, dès qu’ils ont quitté la plume, des danseuses et des comédiens, des pièces de théâtre et des coulisses où ils vont le soir sous les lampions causer avec les dames, tandis que d’autres dames chantent pour leur agrément : oh ! c’est une chose heureuse et glorieuse ! Comme ils me mépriseraient s’ils savaient que je n’ose pas regarder un si magnifique spectacle, ni voir les pièces qui font partir des explosions de bravos et de sifflets, avec ce cri : bis ! bis !
    Crabbe. Le paysan lettré.
  13. M. Petit Darleville déclare ici que quoique le fait soit historique, M. Farine de Joyeuse-Garde se l’attribue à tort ; le héros des cent écus n’étant pas de notre ville, ni même de notre arrondissement, mais seulement d’un département voisin.
  14. La fille du fermier Moss, dans le vallon de Langar, vint de son pensionnat en ville chez son père ; délicate et timide fille ! qui ne savait comment passer devant une loge à pourceaux, ni regarder en face une vache ; elle vint souriante, parée de petits talents, avec un teint blanc et une taille svelte.
    Crabbe. Le conte de la veuve.
  15.        Sedet æternumque sedebit
    Infelix Thesaeus.
    Virgile.
  16. Ah ! Luciana, t’a-t-il donc tentée ainsi ? ne pouvais-tu deviner dans ses yeux s’il parlait sérieusement, s’il pensait oui ou non ? A-t-il rougi ou pâli ? a-t-il eu l’air triste ou gai ? qu’as-tu remarqué dans son visage, qui pût t’indiquer les orages de son cœur ?
    — D’abord il a nié que vous eussiez aucun droit sur lui.
    — C’est-à-dire qu’il ne m’en accorde aucun ; c’est ce qui double mon dépit.
  17. Il y a eu deux Camargos, car il est certain qu’il y en a eu une dont la famille était du troisième arrondissement des Bouches-du-Rhône. Reste à savoir quelle était la fameuse.
  18. Regardez, voici les trois cassettes, noble prince : si vous choisissez celle où je suis contenue, aussitôt notre mariage sera célébré ; mais si le sort vous trahit, sans plus de discours, monseigneur, vous vous éloignerez immédiatement.
  19. Là tous sont traités avec bienveillance, la plupart soulagés, — quelques uns complètement guéris. C’est la maison de tout homme souffrant. Fièvres, maladies chroniques, maux accidentels, fractures, blessures, membres paralysés ou estropiés, ce qui mine notre santé ou l’attaque soudainement, on soigne tout ici ; — ici les
    malades trouvent un lit : l’amitié et la science viennent à leur secours ; ceux qu’on peut guérir vivent avec bonheur, les autres meurent consolés par les soins qu’on leur prodigue.
  20. Tout l’Europe connaît aujourd’hui le magnifique établissement du docteur Mercurin à Saint-Paul, près Saint-Remy, troisième arrondissement des Bouches-du-Rhône.
  21. Toutes ces visions ne sont que des songes ; mais les uns, lorsque nous nous réveillons, s’évanouissent et ne nous font aucune impression ; les autres sont sentis, et avant de quitter le cerveau y laissent une telle impression qu’ils reviennent……… Quelques rêves vulgaires nous occupent une demi-journée, servant de textes aux commentaires de nos grand’mères et de nos nourrices. D’autres, plus remarquables, gravent sur le cerveau des figures durables, et nous disons avec assurance : J’ai vu.
  22. Ah ! qui vient ici ? Je crois que c’est la faiblesse de ma vue qui forme cette apparition extraordinaire. Elle vient à moi……… Es-tu quelque chose ? es-tu un dieu , un ange, un diable, toi qui glaces mon sang et me fais dresser les cheveux sur la tête ? Parle-moi ; qui es-tu ?
  23. En vain un auteur voudrait cacher un nom, la moindre indication suffit au lecteur pour deviner.
  24. Ce chêne vient d’être abattu au moment où il allait peut-être devenir un monument. Par bonheur, il reste encore à Bellevue un arbre extraordinaire, un arbre de poëte et d’artiste. C’est le cèdre qu’on admire dans le jardin de M. Guiton. Espérons que le chemin de fer passera loin de ses racines.
  25. Le lecteur comprendra qu’à la confidence un peu moins détaillée qui fut faite cette nuit à Paul Ventairon par son oncle, nous avons pu sans trop violer les probabilités dramatiques, et pour être plus sûr de la vérité positive, substituer ici en partie la relation manuscrite que M. Maurice Babandy avait rédigée d’avance, et dont il sera question plus tard.
  26. 3e brigand : — Par l’occiput tonsuré du gras chapelain de Robin-Hood ! ce camarade sérait un roi pour notre bande.
    1er brigand : — Nous l’aurons. Messieurs, un mot.
    Speed : — Maître, soyez des leurs : c’est un brigandage d’un genre honorable.
  27. Être ou n’être pas, telle est la question.
  28. Il décrivit alors l’émotion de sombre mélancolie et de terreur qu’il éprouva en arrivant dans ces lieux chéris, où tout était pour lui indéfinissable, espérances et craintes ; comment tout parut trouble et confus à sa pensée, partagée également entre le passé et le présent….. tous ses projets dans l’avenir anéantis, son âme tourmentée par un chaos d’images incohérentes, tristes comme des réalités, étranges comme des rêves.
  29. Elle est persuadée que je l’épouserai, parce qu’elle m’aime et se flatte, et non parce que je le lui ai promis.
  30. Il existe, en effet, en Angleterre, une famille de Tancarville, qui date de la conquête.
  31. Ce journal n’étant pas réalisé encore, la discrétion nous oblige de laisser le titre en blanc, toute l’idée étant dans le titre.
  32. En chemin d’avoir des enfants, enceinte.
  33. Correspondance de Victor Jacquemont, t. II, pag. 235.
  34. Serdanah est la capitale, mais la princesse résidait plus volontiers à Meerut.