Contes de l’Ille-et-Vilaine/Texte entier

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Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. NP-303).
LES
LITTÉRATURES POPULAIRES


TOME XLII
LES


LITTÉRATURES POPULAIRES


DE


TOUTES LES NATIONS





TRADITIONS, LÉGENDES
CONTES, CHANSONS, PROVERBES, DEVINETTES
SUPERSTITIONS




TOME XLII



PARIS
J. MAISONNEUVE, ÉDITEUR
6, RUE DE MÉZIÈRES, ET RUE MADAME, 26


1901


CONTES DE L’ILLE ET VILAINE




Adolphe ORAIN

CONTES


DE L’ILLE-ET-VILAINE



PARIS
J. MAISONNEUVE, ÉDITEUR
6, rue de Mézières, et rue Madame, 26

1901

Avant-propos[modifier]

Les contes publiés dans ce premier volume ont été recueillis en Ille-et-Vilaine depuis 1860 jusqu’à l’époque actuelle. On reconnaîtra facilement les anciens des nouveaux par la raison qu’il y avait autrefois des conteurs et qu’il n’en existe plus. Il s’en suit que les récits d’aujourd’hui ne sont qu’une analyse sèche de ceux du temps passé.

Hélas ! ils sont tous morts, ces petits couturiers, et ces pauvres vieilles filles qui allaient en journée dans les familles, exercer leur métier et raconter aux enfants des choses merveilleuses, tantôt attendrissantes à faire verser des larmes, tantôt effrayantes à vous faire trembler, le soir dans votre lit, sans oser bouger jusqu’au lendemain matin.

Je me souviendrai toujours d’un vieillard, appelé le père Constant Tual, qui venait à la maison coudre des pièces aux genoux et aux derrières de nos culottes, parce qu’en grimpant dans les arbres, c’était le plus souvent à ces endroits qu’elles étaient déchirées. Ces pièces n’étaient pas toujours de la même étoffe ni de la même couleur que le pantalon, ce qui nous contrariait bien un peu, mais nous nous consolions en écoutant les contes du bonhomme.

Oh ! les jolis contes, toujours variés, toujours amusants. Ils n’étaient pas immoraux, non ; mais ils étaient assaisonnés d’un certain esprit gaulois qui les faisait paraître tant soit peu risqués aux oreilles de nos mères. Il y en avait deux, surtout, que j’ai oubliés malheureusement, et qui étaient à coup sûr inédits, car je ne les ai plus entendus nulle part. J’irais les recueillir en n’importe quel endroit si je savais où les retrouver. L’un d’eux avait pour titre « Belle-ze-Rose, qui avait le feu au derrière », et l’autre : « Tiens bon et paisse ».

Paisser est un verbe du patois de chez nous qui veut dire coller. C’était l’histoire d’un sorcier qui, au moyen de sa baguette, faisait se coller, les unes aux autres, les personnes qui le gênaient. Elles ne pouvaient se dépaisser que lorsque le sorcier y consentait.

Que de détails charmants dans ces récits ; et, pour vous identifier avec les personnages, le petit couturier comparait ceux-ci à tel individu ou telle personne de votre connaissance.

Il y avait aussi une pauvre infirme appelée Nenotte Jumel, dont le répertoire était inépuisable, et un porteur de contraintes, du Grand-Fougeray, nommé Angevin, qui avait également une grande réputation comme conteur.

On trouvera, dans le présent volume, plusieurs contes du père Constant Tual, de Nenotte Jumel et d’Angevin.

A. O.
CYCLE MYTHOLOGIQUE
Contes de l’Ille-et-Vilaine


1.o – CYCLE MYTHOLOGIQUE
Les Fées, les Géants, les Magiciens, les animaux parlants, les métamorphoses, les aventures merveilleuses.


LA FÉE DU PUITS

Julie Denoual racontait, autrefois, aux veillées du village de la Porte-du-Parc, dans la commune des Iffs, le conte que voici :

Il y avait au temps jadis, disait-elle, une charmante petite fille qui avait eu le malheur de perdre sa mère. Son père s’était remarié à une veuve qui avait, elle aussi, une enfant qui était aussi laide que sa belle-fille était jolie.

Cette dernière devint promptement une pauvre martyre. La marâtre ne lui donnait pas à manger son content et l’accablait de travail. Chaque matin, elle l’envoyait garder les vaches en lui disant :

« Si tu ne reviens pas, ce soir, avec sept fuseaux de fil et sept fagots de bûchettes, gare à toi. »

Et, en effet, lorsque la fillette n’arrivait pas, malgré toute la diligence qu’elle apportait à son travail, à remplir la tâche qui lui avait été commandée, elle n’avait, pour souper, que quelques croûtes de pain noir, dont les chiens n’auraient pas voulu, et il lui fallait coucher dans un cachot rempli de rats, où la malheureuse mourait de peur.

Chaque jour la tâche augmentait, et les punitions devenaient plus sévères. L’enfant ne faisait que pleurer.

Un jour qu’elle s’était penchée sur la margelle d’un puits, son fuseau lui échappa et tomba au fond.

Grande fut sa peine en songeant qu’elle ne pouvait plus filer, et qu’elle allait être battue, le soir, en rentrant. Elle disait : « Non, jamais je n’oserai retourner à la maison ; il vaudrait mieux, pour moi, que je fusse morte. »

Tout-à-coup une voix venant du fond du puits lui dit : « Console-toi, mon enfant, la fin de tes épreuves est proche et c’est au tour de la marâtre à souffrir. Chacun, ici bas, a sa part égale de joies et de peines. Tiens, voilà ton fuseau, et tout le fil que tu aurais pu filer dans ta journée. »

L’enfant rentra joyeuse, et sa belle-mère, en la voyant si gaie, en fut jalouse, et la punit sans raison.

Le lendemain, elle lui donna une tâche encore plus lourde que d’habitude.

La fillette retourna, près du puits, raconter ses peines à sa bienfaitrice.

La fée la consola. « Voici une baguette, en bois de chêne, lui dit-elle ; lorsque tu désireras quelque chose, il te suffira de frapper, trois fois, le derrière de ton grand mouton blanc, pour obtenir ce que tu voudras. De même que lorsque ta belle-mère te privera de nourriture, et te donnera une besogne excédant tes forces, tu n’auras qu’à dire :

« Paine et vine et viande
« Mes sept faix de buchettes serrés,
« Et mes sept fusiaux de fi filés. »[1].

Lorsque la bergère se fut éloignée du puits, comme elle avait faim et soif, et que la filasse était encore sur sa quenouille, elle frappa trois coups de baguette, sur le derrière de son mouton, en prononçant la formule qui lui avait été indiquée par la fée, et une table, superbement garnie, surgit comme par enchantement. Des garçons vinrent la servir, et l’encouragèrent à boire et à manger. Elle trouva également près d’elle son fil et ses fagots.

À ce régime réconfortant, la fillette engraissa et devint fraîche et rose ; en un mot jolie à ravir.

Sa belle-mère, qui lui diminuait chaque jour sa ration de pain, ne comprenait rien à cette belle santé. Elle flaira un mystère et voulut l’éclaircir.

Un soir, elle dit à la fille de son mari :

« Demain matin, ma fille t’accompagnera en champ, et comme je n’aurai pas le temps de la peigner avant ton départ, tu lui feras sa toilette, en gardant tes bêtes. »

Le lendemain, les deux jeunes filles s’en allèrent ensemble, et lorsqu’elles furent rendues sur la lande où devait paître le troupeau, la laide alla s’asseoir sous une broussée d’épines et dit à la jolie : « viens me peigner. »

Celle-ci s’exécuta de bonne grâce, et la peigna si longtemps, si longtemps, qu’elle finit par l’endormir. C’était ce qu’elle voulait. Elle profita du sommeil de sa surveillante, pour frapper trois coups sur le derrière de son mouton afin d’obtenir à manger.

Tout alla bien pendant quelque temps, mais un jour la laide — sur la recommandation de sa mère — feignit de dormir et ne tarda pas à voir ce qui se passait.

Le soir, de retour à la maison, elle raconta qu’il suffisait, pour avoir tout ce qu’on voulait, de frapper trois coups sur le derrière du grand mouton blanc en disant :

« Paine et vine et viande,
« Mes sept faix de buchettes serrés,
« Et mes sept fusiaux de fi filés. »

Mais la mère et la fille eurent beau frapper sur le derrière du mouton blanc, comme elles ne possédaient pas la baguette magique elles n’arrivèrent à aucun résultat.

La marâtre, furieuse, résolut de se venger.

Elle se dit très malade et s’alita. Je sens que je vais mourir, dit-elle à son mari, et cependant je crois que si l’on me donnait à manger une côtelette du grand mouton blanc, je pourrais peut-être guérir.

Le mari se fit tirer l’oreille, car il aimait beaucoup son mouton qui avait été élevé par sa première femme et qui était le préféré de sa fille. Mais la malade geignait tellement sous ses couvertures, qu’il eut peur d’avoir à se reprocher la mort de cette malheureuse, et il envoya chercher le boucher pour saigner la bête.

Qu’on juge du chagrin de l’infortunée bergère en voyant le boucher s’emparer de son mouton blanc pour le saigner. Elle s’en alla, toute éplorée, raconter à la fée du puits le nouveau malheur qui la frappait.

Console-toi, lui dit celle-ci, ce mouton était bien vieux et ne pouvait vivre longtemps. Fais en sorte de te procurer ses quatre quilles[2] et sa tête. Tu planteras les quilles dans la terre, et tu mettras la tête dessus ; puis, de ta petite gaulette, tu les frapperas trois fois, en prononçant la formule ordinaire, et en ajoutant ce que tu voudras pour obtenir la chose qui devra assurer le bonheur de ta vie. Après cela, tu n’auras plus à compter sur moi, car je quitte ce pays pour n’y plus revenir.

La jeune fille eut beaucoup de peine en apprenant qu’elle allait perdre sa bienfaitrice. Elle se conforma, toutefois, à ses recommandations, se procura les pieds et la tête du mouton. Elle piqua les premiers en terre, mit la tête dessus, et frappa trois coups de sa petite gaulette, en disant :

« Paine et vine et viande,
« Mes sept faix de buchettes serrés,
« Mes sept fusiaux de fi filés
« Et un biau châtiau pour me loger ».

Elle n’eut pas plutôt prononcé ce souhait qu’elle se trouva transportée au loin devant un merveilleux palais dont les portes s’ouvrirent devant elle, et où elle retrouva les garçons qui avaient l’habitude de la servir lorsqu’elle frappait sur le derrière de son mouton pour avoir à manger. Ils l’invitèrent à entrer et lui firent visiter sa nouvelle demeure. Elle s’y installa et y vécut fort heureuse.

Puis, songeant à son père, elle envoya savoir ce qu’il était devenu. Le domestique revint annoncer à sa maîtresse que son père était mort, et que sa veuve, tombée dans la misère, était allée mendier son pain dans les contrées lointaines.

La châtelaine prit le deuil de son père, et se consola aisément, comme bien l’on pense, de la disparition de sa belle-mère.

Un jour, le fils du roi vint chasser aux environs du château, et demanda à qui appartenait cette superbe propriété.

— À la plus belle personne du monde, lui répondit-on.

Il eut le désir de voir cette beauté, et alla lui rendre visite.

L’ancienne gardeuse de moutons était encore plus jolie qu’autrefois, dans ses vêtements de deuil. Elle accueillit le prince avec beaucoup de grâce et le rendit éperdûment amoureux. Il revint la voir souvent, finit par demander sa main, et l’épousa.

Les noces furent splendides, paraît-il, et Julie Dénoual, en racontant ce conte, ne manquait jamais d’ajouter :

« J’étais cuisinière à ces noces, et comme je manquais de poivre, je mis une poignée de cendre dans la soupe. Malheureusement je fus aperçue par le chef cuisinier qui m’allongea un coup de pied dans le bas du dos et me renvoya, à la Porte-du-Parc où j’ai toujours demeuré depuis.


LA FÉE GROSSES-LÈVRES, LA FÉE GROS-DOIGT ET LE PETIT PÈRE RAGOLU.

Lorsque la petite Marie vint au monde, une fée dit à la mère que son enfant épouserait le fils du roi.

Si la pauvre fillette devait être reine et heureuse un jour, rien dans ses premières années ne put le faire présumer. Ayant perdu ses parents toute jeune, elle resta à la charge d’une vieille grand’mère qui avait bien juste de quoi vivre ; aussi cette nouvelle bouche à nourrir ne lui fit pas plaisir. La bonne femme devint acariâtre et déversa sa mauvaise humeur sur la pauvre orpheline qu’elle battait à tout propos.

Un jour qu’elles n’avaient que trois cuillerées de soupe et une galette pour leur déjeuner, Marie, poussée par la faim, profita d’une absence de sa grand’mère et mangea tout.

Qu’on juge de la fureur de la vieille qui, en rentrant dans la maison, ne trouva plus rien à se mettre sous la dent. Elle prit un martinet et frappa l’enfant de toutes ses forces.

Le fils du roi, qui passait par là, fut attiré par les cris de la malheureuse et demanda ce que cette petite fille avait à tant pleurer.

La bonne femme, craignant d’être punie, répondit au prince :

— C’est parce que je l’empêche de filer. Cette petite, voyez-vous, est trop travailleuse, elle se rendra malade, et je suis forcée de modérer son zèle. Aussitôt que je lui enlève sa quenouille et son rouet, elle pousse des cris à fendre les murs.

— Comme ça se trouve, ajouta le prince, ma mère cherche une fileuse, et je crois que cette fillette ferait admirablement son affaire. Elle est gentille et semble intelligente, si vous voulez me la confier, je vous récompenserai.

La grand’mère ne se fit pas longtemps tirer l’oreille, et accepta la bourse que le prince lui offrit.

La reine trouva Marie fort à son gré, et dès le lendemain la conduisit dans une chambre remplie de filasse.

— « Voici du travail, mon enfant, lui dit-elle ; tourne ton rouet tant que tu voudras, personne ne te dérangera. Je t’enverrai prendre aux heures des repas et te ferai promener dans les jardins pour te distraire. »

La pauvre fille qui ne savait pas filer, et qui, par timidité, n’avait osé l’avouer, se trouva dans un pénible embarras. Elle essaya de charger la quenouille, sans pouvoir y parvenir, et se mit à pleurer comme une Magdeleine.

Tout-à-coup elle vit entrer, par la fenêtre, une belle dame qui lui demanda la cause de son chagrin.

— Hélas ! dit l’enfant, il faut que je file ce lin, et je ne sais comment m’y prendre.

— Ne t’en inquiète pas. Je suis la fée Grosses-Lèvres, la meilleure fileuse du monde, et je vais faire ta besogne ; seulement tu m’inviteras à ta noce.

— À ma noce, Grand Dieu ! qui voudrait d’une pauvre orpheline sans sous ni mailles.

— N’importe, promets-le moi, et surtout souviens-toi de mon nom.

La jeune fille s’engagea à inviter la fée Grosses-Lèvres à sa noce lorsqu’elle se marierait, et tout le lin fut filé dans la semaine, et filé si fin, si fin, que la reine en fut émerveillée.

« Puisque tu es aussi adroite que cela, lui dit celle-ci, tu dois savoir coudre, et au fur et à mesure que le tisserand fera la toile, toi tu feras les chemises. »

La jeune fille n’osa pas encore dire qu’elle ne savait pas coudre et, quand elle se vit seule dans sa chambre, devant une pièce de toile, elle se mit de nouveau à fondre en larmes.

Soudain une nouvelle dame entra par la fenêtre et lui demanda ce qu’elle avait à tant pleurer.

— J’ai des chemises à faire, et ne sais par où commencer.

— Console-toi, ma mignonne, je suis la fée Gros-Doigt qui va les faire à ta place ; mais promets-moi de m’inviter à ta noce. »

L’orpheline, de plus en plus surprise, s’engagea envers la fée Gros-Doigt, qui fit toutes les chemises en un rien de temps et qui dit en s’en allant : « Surtout, n’oublie pas mon nom. »

Pendant ce temps, la reine parlait sans cesse, à son fils de la précieuse ouvrière qu’il lui avait amenée et répétait chaque jour : « C’est une perle, une vraie perle que cette enfant.

Le prince, à force d’en entendre parler, s’occupa davantage de Marie, et s’aperçut, à son tour, qu’elle était aussi une perle de beauté. Il en devint amoureux et déclara à sa mère qu’il voulait l’épouser.

Comme on était encore à l’époque où les rois épousaient des bergères — qui n’en étaient pas plus mauvaises reines pour cela — la mère du jeune prince consentit au mariage, et le jour de la noce fut bientôt fixé.

La reine dit à sa future bru : « Ma chère enfant, voici toutes les étoffes destinées à composer ton trousseau. Je t’engage à le préparer toi-même, car nulle ouvrière ne le réussira mieux. »

Nouvel embarras de la fiancée qui se retira dans sa chambre en se demandant si, cette fois encore, elle allait être secourue.

Au même instant elle aperçut un petit nain, qui était entré par le trou au chat pratiqué dans la porte. Il s’avança vers la future princesse, lui fit une révérence cérémonieuse en disant :

« Charmante damoiselle, je connais vos soucis et viens y mettre un terme. Je suis tailleur de mon état, et j’ai à mon service un bataillon de petits couturiers. Ne craignez rien, dans un instant votre trousseau sera prêt. Seulement n’oubliez pas d’inviter à votre noce le petit père Ragolu, ou sans cela vous vous en repentiriez. »

Le trousseau fut préparé en un clin d’oeil, et le petit tailleur en s’en allant répéta : « N’oubliez pas, surtout, le nom du petit père Ragolu. »

Les fêtes, chez la reine, se succédèrent sans interruption à l’occasion du mariage de son fils, et Marie y prit un tel plaisir qu’elle oublia presque le service des fées et du tailleur.

Quand le moment des invitations à la noce fut arrivé, elle se rappela les noms des fées Grosses-Lèvres et Gros-Doigt, mais elle ne se souvint plus de celui du tailleur.

« Ma fois tant pis, s’écria-t-elle, ce nain ne songe sans doute plus à ma promesse. »

Le jour de la noce, un repas splendide et plantureux réunit tous les invités, parmi lesquels se trouvaient les deux fées.

Au moment de se mettre à table on entendit des cris et une bousculade dans les corridors conduisant à la salle du festin. Malgré la défense énergique des valets, le petit tailleur, accompagné de ses ouvriers, fit irruption à la stupéfaction des convives, qui reconnurent en lui le plus terrible magicien du royaume.

Il alla vers la mariée et lui rappela la promesse qu’elle avait faite de l’inviter à sa noce.

— C’est vrai, répondit celle-ci ; malheureusement je n’ai pu me rappeler votre nom.

— J’en suis fâché, mais si vous ne vous le rappelez immédiatement, vous allez retourner passer quelques années chez votre grand’mère.

Au souvenir de celle-ci, la jeune princesse se sauva dans sa chambre où, par bonheur, elle entendit un perroquet qui répétait : « Petit père Ragolu ! Petit père Ragolu ! »

Elle redescendit aussitôt et s’en alla vers le nain auquel elle tendit la main en l’appelant petit père Ragolu.

La reine, le prince et les fées intervinrent à leur tour et décidèrent le magicien à prendre place à table.

Au dessert, le marié demanda comment Marie avait fait la connaissance des fées et du magicien ?

— C’est bien simple, répondit la fée Grosses-Lèvres ; sachant que cette belle jeune fille devait devenir votre épouse, nous avons voulu lui conserver sa beauté en la dispensant de faire le travail considérable qui lui avait été commandé. Voyez plutôt mes lèvres comme elles sont déformées à force de filer.

— Regardez mon doigt comme il est gros et malade à force de coudre, ajouta l’autre fée.

— Remarquez, dit le père Ragolu[3], comme je suis petit et difforme pour être resté les jambes croisées sur une table pendant toute mon enfance.

Le prince jura que sa femme ne travaillerait jamais.

La fête se termina par un grand bal, où les fées et le magicien exécutèrent des danses étonnantes, qui charmèrent les assistants.

(Conté par le père Constant Tual,
tailleur à la journée, à Bain-de-Bretagne).


LES BÊTES QUI CAUSENT.

La fermière Jeanne Gautier, qui demeurait au Plessis-Godard, dans la paroisse de Pancé, avait son homme depuis longtemps malade, lorsqu’elle fut invitée à une noce, au village de la Boufetière.

Cette femme, jeune encore, aimait beaucoup la danse, et bien que son mari fut plus souffrant que de coutume, elle n’hésita pas à se rendre à la fête.

Elle chargea sa voisine, Mélanie Robin, de garder le malade et de soigner sa vache, son coq, sa jument, son veau et son cochon, promettant de revenir à trois heures de la vêprée, et de donner à la gardienne un boisseau de grain râtis.

— Je veux bien vous remplacer, avait dit la voisine ; mais jusqu’à trois heures seulement. J’ai besoin d’être de retour chez moi à cette heure-là.

— Oui, oui, c’est entendu, je reviendrai de bonne heure.

Mais entraînée par le plaisir de la danse, elle disait en elle-même : « Bah ! Mélanie restera bien jusqu’à six heures ; on est en juin, les jours sont longs, elle aura tout le temps de faire sa besogne, puis je la récompenserai ; je lui ai promis un boisseau de grain râtis, je le lui donnerai chupé.

La malheureuse ne rentra qu’à sept heures du soir, et ne trouva plus la gardienne. Celle-ci, ennuyée de l’attendre, était partie.

Le pauvre moribond avait trépassé, et de ses yeux, restés ouverts, semblait suivre tous les mouvements de celle qui l’avait abandonné.

Les animaux, qui n’avaient rien à manger, poussaient des cris déchirants.

Dans l’étable elle crut entendre sa vache l’appeler. En effet, la bête, en beuglant, disait : « Jeanne ! Jeanne ! »

Le coq, dans la cour, en grattant le fumier, répondait : « Elle reviendra tantôt ! elle reviendra tantôt ! »

La jument hennissait : « Elle va v’ni ! elle va v’ni ! »

Le veau geignait : « Je meurs ! je meurs ! »

Le cochon, dans sa soue, grognait : « Hé ben ! Hé ben ! »

En voyant son homme défunt et tout ce désarroi chez elle, la fermière du Plessix-Godard se mit à braire à son tour et à maudire sa voisine : « Je lui avais promis un boisseau de grain râtis, puis chupé, mais la mâtine n’aura ren du tout. »

(Conté par Marguerite Courtillon,
fermière à Montru en Poligné).


LES TROIS RENCONTRES

Un vieux bûcheron et sa femme habitaient une cabane au fond d’un bois, et travaillaient du matin au soir pour élever leur famille composée de trois garçons.

Lorsque ceux-ci furent suffisamment grands et forts pour gagner leur vie leur père les réunit tous trois et leur dit : « Mes enfants, le moment est venu pour vous de quitter la maison paternelle afin d’aller apprendre un métier. Nous vieillissons, votre mère et moi, et nous ne pouvons plus que difficilement pourvoir à votre existence. »

— Moi, répondit l’aîné, je veux être soldat.

— Moi, dit le second, je veux être laboureur.

— Et moi, ajouta le plus jeune, je veux parcourir le monde pour voir les pays lointains.

Lorsqu’il fallut se séparer, tous versèrent d’abondantes larmes, puis bientôt les jeunes gens, un bâton de houx à la main, un petit sac sur le dos contenant une chemise et quelques hardes, s’éloignèrent chacun dans une direction différente.

Nous ne nous occuperons que du plus jeune, appelé Jean, qui s’en va, lui, à la recherche d’aventures.

C’était en été, le petit voyageur trouvait par les chemins les fruits tombés des arbres, et sur les haies les mûres sauvages qui suffisaient à sa nourriture. Il couchait, le plus souvent, sur la mousse au pied des arbres, et lorsqu’il pleuvait les paysans ne lui refusaient jamais un abri, dans la paille de l’étable ou dans le foin du grenier.

Un jour qu’il s’était endormi dans un creux de rocher au bord de la mer, il découvrit, à son réveil, un gros poisson qui allait mourir parce que les vagues, en se retirant trop précipitamment, l’avaient abandonné sur le sable.

N’écoutant que son bon cœur il reporta le poisson dans les flots.

Une autre fois, en regardant à ses pieds, il vit une fourmi qui, malgré des efforts inouïs, ne parvenait pas, à cause de l’irrégularité du sol, à transporter son œuf dans une fourmilière. Il eut pitié d’elle et lui présenta un brin de paille sur lequel elle monta, et il la porta, avec son œuf, où elle voulait se rendre.

Enfin, en longeant une haie, il entendit des cris déchirants dans un champ voisin.

Il s’y rendit aussitôt et vit un malheureux corbeau qui s’était laissé prendre dans les mailles d’un filet. Il courut bien vite à son secours, coupa les fils qui le retenaient prisonnier et lui donna la liberté.

L’oiseau noir, en s’envolant, poussa un cri joyeux de délivrance qui remplit de joie le cœur du voyageur.

Longtemps après ces trois rencontres, Jean, en traversant les rues de la capitale d’un petit royaume, inconnu de nos jours, entendit des archers qui publiaient, à son de trompe, que la fille du roi avait laissé tomber dans la mer une bague d’une immense valeur, et que le souverain promettait la main de sa fille au jeune homme qui rapporterait le bijou perdu.

Bien malin sera celui qui trouvera une bague au fond de la mer, pensait Jean, et cependant il suivit la foule qui se dirigeait vers le rivage.

Après s’être amusé à regarder tout le monde fouillant le sable, il dirigea ses pas vers un endroit désert où son attention fut attirée par un poisson qui frappait l’eau de sa queue, et qui levait, de temps en temps, la tête pour faire voir une bague qu’il tenait dans sa gueule.

Jean s’en empara et caressa le poisson qui lui dit : « Tu m’as sauvé la vie, et pour te récompenser je veux contribuer à assurer ton bonheur. »

Ravi de son sort, le jeune garçon s’empressa de porter le bijou au roi, qui fut très heureux de rentrer en possession d’un objet d’un prix considérable, et en même temps contrarié de voir qu’il avait été trouvé par un garçon d’aussi basse extraction.

— Tu n’as pas été longtemps à découvrir cette bague, s’écria le roi, et par conséquent ta peine n’a pas été grande ; aussi tu vas être soumis à une seconde épreuve. Je vais faire verser sur la pelouse du jardin six sacs de sable, et tu n’épouseras ma fille que si tu peux, la nuit prochaine, ramasser ce sable avec les mains, sans en oublier un seul grain, et le remettre dans les sacs.

— Ce que vous me demandez est impossible, répondit Jean, autant m’envoyer prendre la lune avec les dents.

— Tu peux toujours essayer ; mais si tu ne réussis pas, il sera inutile de te représenter au Palais.

Le pauvre voyageur s’en alla, tout déconfit, s’asseoir sur un banc du jardin, regardant le sable que des valets, en riant, étendaient devant lui avec un rateau. Il n’eut même pas le courage de bouger et bientôt s’endormit.

Grande fut sa surprise, le lendemain matin, de voir la pelouse nettoyée, et tout le sable enfermé dans les sacs. Il n’osait en croire ses yeux.

Tout à coup il aperçut une fourmi qui vint à lui en disant : « Tu m’as rendu service un jour, et comme le poisson de la mer, je veux contribuer à assurer ton bonheur. J’ai prié toutes mes amies les fourmis de venir à mon aide, et nous avons fait ta besogne pendant ton sommeil. »

Rempli de joie, Jean alla prévenir le roi que son travail était achevé.

— C’est bien, lui dit le roi avec ironie, il ne te reste plus qu’à aller me chercher les deux pommes d’or, qui pendent aux branches d’un pommier sur la montagne de la Mort, et que garde un dragon.

Jean, comprenant enfin que le roi ne voulait pas lui donner sa fille, ne répondit rien. Il salua et reprit son bissac et son bâton pour continuer ses voyages.

Il marchait la tête basse, songeant à l’ingratitude des hommes, lorsqu’il entendit voler un oiseau au-dessus sa tête. Il leva les yeux et aperçut un corbeau qui tenait en son bec un rameau de pommier auquel pendaient deux pommes d’or.

L’oiseau déposa son précieux fardeau aux pieds de Jean et répéta, lui aussi : « Je veux, moi, l’oiseau de l’air, comme le poisson de la mer, et la fourmi de terre, contribuer à ton bonheur. »

Le voyageur s’empara du rameau et hésita un instant à aller le porter au roi. En examinant cependant ces pommes, d’or massif, d’une valeur immense, il résolut de retourner à la cour.

Qu’on juge de l’étonnement du souverain en voyant ces merveilles, convoitées du monde entier, et qui avaient coûté la vie à des milliers de personnes assez téméraires pour avoir cherché à s’en emparer.

« Ce garçon, réfléchit-il, qui retrouve un bijou au fond de la mer, qui, en une nuit, ramasse une grande quantité de sable répandu dans l’herbe, qui dérobe au dragon les pommes d’or de la montagne de la Mort, n’est pas le premier venu. Il le regarda attentivement, lui trouva la figure distinguée, franche et bonne.

— Je vais te faire habiller par mon tailleur, lui dit-il, et demain je te présenterai à ma fille.

Jean ne parut nullement emprunté sous ses habits de velours galonnés d’or, et, comme il était joli garçon, il fut très bien accueilli de la princesse qui lui trouva beaucoup d’esprit.

La noce ne tarda pas à avoir lieu, et jamais fêtes et réjouissances ne furent plus belles.

(Conté par la mère Chevalier,
cuisinière à Bain-de-Bretagne).


PETIT JOUR

On apprit un jour, en Bretagne, que le pape venait de mourir, et qu’on faisait à sçavoir, dans le monde entier, à tous ceux qui se croyaient assez savants, et assez pieux, pour briguer l’honneur de le remplacer, qu’ils devaient se rendre, sans retard, à Rome, pour y subir les épreuves nécessaires à cet effet.

Deux jeunes gens, les deux frères, répondant à cette invitation, se mirent en route, et ne tardèrent pas à rencontrer un pauvre garçon, sorte d’illuminé, qui, son chapelet à la main, s’en allait, lui aussi, vers la capitale de la chrétienté.

Lui ayant demandé son nom il leur dit s’appeler Petit Jour.

Il leur apprit aussi qu’il comprenait le langage de tous les animaux, ce qui les fit beaucoup rire ; mais ils ne tardèrent pas à avoir la preuve de ce que Petit Jour avançait.

Ils eurent à traverser un étang dans lequel des grenouilles coassaient.

— Que disent ces bêtes ? demandèrent les deux voyageurs à leur compagnon.

— Elles chantent la mort d’une jeune fille qui s’est noyée il y a un mois.

Informations prises, le fait fut reconnu exact, ce qui remplit d’étonnement les deux frères.

Une nuit qu’ils couchaient dans une ferme, ils furent réveillés par un chien qui hurlait.

— Que dit donc encore cet animal qui nous réveille si mal à propos ?

— Il prévient que des voleurs s’approchent de la ferme pour la dévaliser.

Tout le monde fut debout dans un instant et put s’armer promptement, chasser les brigands qui venaient avec l’intention de mettre l’habitation au pillage.

Enfin les voyageurs continuèrent leur route, et en arrivant près de Rome, ne furent pas peu surpris de s’entendre saluer par le chant mélodieux d’une bande d’oiseaux aux couleurs éclatantes.

— Qu’ont donc ces oiseaux à nous saluer ainsi ?

— C’est, répondit Petit Jour, qu’ils reconnaissent dans l’un de nous celui qui doit être élu pape.

— Lequel de nous désignent-ils ?

— Je ne sais pas encore, répondit le savant, qui s’était cependant aperçu que c’était à lui que s’adressaient les louanges des oiseaux du ciel.

Lorsqu’ils eurent pénétré dans la basilique de Saint-Pierre de Rome, et répondu aux questions qui leur furent posées, la couronne d’or suspendue à la nef, et qui devait orner le front du représentant de Dieu sur la terre, vint se poser d’elle-même sur la tête de Petit Jour, qui n’était autre que saint Pabu, premier évêque de Saint-Pol-de-Léon.

(Conté par Pierre Patard, cultivateur
à la Croix-Madame, commune de Bruz).


LES MÉTAMORPHOSES


I

Un bonhomme, père de trois garçons, avait dépensé le peu qu’il possédait pour faire apprendre des métiers à ses deux aînés, de sorte qu’il ne lui restait plus rien pour le troisième. Le pauvre vieux en était désolé.

Un jour qu’il se promenait sur une route avec son dernier né, ils rencontrèrent un Monsieur qui vint à eux et leur dit :

« Voilà un enfant qui n’a pas de profession et qui, cependant, ne peut vivre de ses rentes. Si son père veut me le confier, je lui apprendrai tous les métiers du monde. Mais j’y mets une condition : Dans trois ans, dit-il au père, vous viendrez me trouver dans mon château, qui est situé au milieu de la forêt de Haute-Sève ; là je vous conduirai dans mon colombier où vous trouverez votre fils changé en pigeon. Il vous faudra le reconnaître parmi tous les oiseaux ou, sinon, il m’appartiendra. Est-ce convenu ? ajouta-t-il. »

Comme le bonhomme hésitait à répondre, supposant bien avoir affaire au diable, le petit gars, — qui n’était point bête — s’approcha de son père et lui dit tout bas : « Acceptez, mon père, je traînerai de l’aile et vous me reconnaîtrez ».

— C’est marché conclu, répondit le vieillard, qui confia son fils au voyageur.


II

Lorsque les trois ans furent expirés, le père Jacques — c’était son nom — se rendit au lieu indiqué par l’étranger et trouva celui-ci qui l’attendait. Ils entrèrent aussitôt dans un colombier où des centaines de pigeons roucoulaient et voletaient.

— Reconnaissez-vous votre fils ? demanda l’inconnu au vieillard.

Le bonhomme avait beau écarquiller les yeux et regarder de tous côtés, il ne voyait que de merveilleux pigeons faisant la roue. Tout-à-coup il aperçut dans un coin un petit pigeon maigre, malade et malpropre qui traînait une aile en marchant.

V’la mon failli gars, s’écria le vieux, je le reconnais à sa mauvaise mine.

— C’est lui, en effet, maugréa le maître. Emmenez-le.

Le pigeon, redevenu homme, s’en alla avec son père.


III

À quelque temps de là, le jeune gars, qui savait tous les métiers, dit à l’auteur de ses jours :

— Père, voulez-vous gagner de l’argent ?

— Ce n’est pas de refus, mon fils.

— Eh bien ! je vais me changer en chien de chasse et vous me conduirez dans les champs, où je prendrai pour vous tous les lièvres et lapins qui s’y trouveront. Si l’on vous demande à acheter votre chien, vendez-moi très cher, mais réservez le collier, ou sans cela vous ne me reverrez plus.

La métamorphose s’accomplit, et le bonhomme eut à ses côtés un superbe épagneul qu’il mena à la chasse et qui lui prit du gibier autant qu’il en put porter.

Tous les jours suivants, ce fut la même chose et l’on vint de très loin admirer ce chien incomparable.

Un chasseur émerveillé offrit un prix considérable de l’animal. Le bonhomme, qui avait déjà refusé plusieurs acheteurs, accepta cette fois, mais à la condition qu’il conserverait le collier de son chien.

Ce marché fut accepté.


IV

Quelques mois s’écoulèrent et le gars revint encore à la maison.

— La foire de Saint-Aubin-du-Cormier, dit-il à son père, aura lieu bientôt, et ce jour-là je me changerai en un beau cheval que vous conduirez vendre à la foire. Je serai très fringant, mais ne craignez rien, vous pourrez me monter sans crainte. Mon premier maître — qui n’est autre que le diable, comme vous savez — viendra pour m’acheter ; vendez-moi s’il vous offre une grosse somme d’argent, mais à aucun prix ne lui cédez le licol.

— Il sera fait selon ton désir, mon gars.

Le matin de la foire, le paysan trouva dans son étable un superbe cheval qui se laissa monter sans difficulté, qui encensait comme un cheval de race, qui caracolait, et qui ne tarda pas à faire l’admiration de tous les amateurs de chevaux à la foire de Saint-Aubin-du-Cormier.

Le bonhomme en demandait cinq cents écus, somme énorme à cette époque pour le prix d’un cheval ; aussi le marchand allait-il s’en aller sans trouver d’acheteur, lorsque le diable se présenta.

— Combien le cheval ? dit-il.

— Cinq cents écus sans le licol.

— Je vous offre le double, avec le licol, ou sans cela rien de fait, et il s’éloigna.

Le bonhomme se dit « mille écus, le prix de la ferme que je convoite depuis si longtemps. Le pain assuré pour le reste de mes jours. Baste ! le gas est si fin qu’il saura ben se tirer d’affaire », et il appela le diable qui s’en allait.

Celui-ci compta mille écus et enfourcha l’animal qui ne semblait plus aussi fringant.


V

Le bonhomme, malgré son or, pleurait en s’en allant, et regrettait son fils, comprenant trop tard qu’il avait commis une mauvaise action.

Pendant ce temps-là, le diable disait au cheval : « Cette fois je te tiens, vilaine bête, et tu ne m’échapperas pas. » Et il l’éperonna dur et longtemps.

Lorsque l’animal fut couvert d’écume, Satan s’arrêta dans une auberge et ordonna au garçon d’écurie de mener boire sa bête à l’étang voisin. « Tu ne lui enlèveras pas son licol, je te le défends ».

Le garçon fit la promesse de lui laisser son licol, mais arrivé au bord de l’eau, le cheval se mit à froncher, c’est-à-dire à renifler, et refusa de boire.

Le conducteur se dit : « Ma foi, tant pis ; je vais lui enlever son licol, et son maître n’en saura rien. »

Aussitôt le licol enlevé, le cheval se précipita dans l’eau et se changea en guernette (petite grenouille).

Qu’on juge du désespoir du pauvre garçon d’écurie. Il s’en alla bien vite à l’auberge et raconta en pleurant, au propriétaire de l’animal, ce qui lui était arrivé.

— Conduis-moi vite à l’endroit où il a disparu.

Arrivé au bord de l’eau, le diable se changea en brochet et poursuivit la grenouille qui, se voyant sur le point d’être prise, se métamorphosa en pigeon, et s’envola sur une cheminée.

Le brochet sortit de l’eau et redevint un homme armé d’un fusil qui ajusta le pigeon. L’oiseau se laissa choir par la cheminée.

L’étranger entra dans la maison, où une noce avait lieu, et demanda s’il n’était pas tombé quelque chose par la cheminée.

Si, répondit la mariée, une orange que voici dans mon tablier.

— Donnez-la-moi, car elle m’appartient. La jeune femme avança la main pour prendre l’orange, qui devint aussitôt un grain de millet qui tomba par terre.

Le diable se métamorphosa en coq ; mais le millet, prompt comme l’éclair, se changea en renard et dévora le coq.

Le malin renard redevint un jeune gars qui se jeta dans les bras de son père, qu’il aperçut au milieu des assistants.

— Comme tu arrives à propos, mon pauvre gars, dit le vieux, c’est la noce de ton frère aîné qu’on célèbre aujourd’hui.

On fit fête, comme bien vous pensez, à l’élève du diable, qui désormais n’avait plus rien à craindre de son maître.

(Conté par François Déhoux,
fermier à Gosné.)


LA MORT DU GÉANT GARGANTUA

Il y avait, autrefois, au bourg de Saint-Grégoire, un simple journalier qui était père de onze enfants. Sa femme avait succombé en donnant le jour au onzième.

Le pauvre homme avait beau peiner, d’un bout de l’année à l’autre, et du matin jusqu’au soir, il ne parvenait pas à rassasier toutes ces petites bouches affamées.

L’aîné des enfants, âgé de treize ans, abandonné à lui-même, était devenu un maraudeur et un vaurien de la pire espèce, la terreur des habitants, non seulement de Saint-Grégoire, mais de tous les villages environnants.

Son père, n’entendant parler que de ses aventures et de ses méchancetés, résolut de s’en séparer. Il mit une chemise de rechange dans un mouchoir au bout d’un bâton, et invita son fils, muni de ce bagage, à aller gagner son pain ailleurs.

Le gars partit et s’en alla tout d’une abrivée[4] jusqu’à Hédé. Comme il n’avait jamais vu ni d’aussi grande, ni d’aussi belle ville, il ne se lassait point d’admirer les maisons à porches ou à pignons sur rue, couvertes en ardoises, et le châtiau capable de loger toute une garnison. Il regardait aussi d’un œil d’envie, se promenant avec leurs mères, les petits garçons superbement habillés, tandis que lui n’avait que des loques et des haillons.

La nuit vint, il fallut songer à chercher un gîte. Jean s’en alla frapper à la porte d’un filassier, et tout en tournant son chapet[5] entre ses mains, demanda poliment au maître de la maison s’il avait besoin d’un ouvrier.

« Tu arrives comme mars en carême, mon garçon, répondit le filassier. Notre compagnon est parti ce matin, et si tu veux le remplacer j’y consens. Seulement, j’y mets une condition à seule fin que tu ne puisses pas me quitter dans un moment de mauvaise humeur. Le premier de nous deux qui se fâchera coupera une oreille à l’autre.

— Accepté, ricana le mauvais gars, qui méditait déjà des tours de sa façon.

— Comment t’appelles-tu ?

— Jean Cheminet, de Saint-Grégoire.

— C’est bien. Viens souper, puis tu iras te coucher, car ici on se lève de bonne heure pour travailler.

Le nouveau compagnon mangea comme quatre et alla dormir.

Le lendemain, au lever du jour, le filassier appela son ouvrier, lui dit de se lever, et le conduisit à l’atelier où il lui expliqua ce qu’il avait à faire.

Aussitôt que le maître eut tourné le dos, Jean éparpilla la filasse par terre et se coucha dessus.

Lorsque la servante vint, vers huit heures du matin, lui apporter sa soupe et qu’elle le vit couché et dormant à poings fermés, elle s’en alla dire à son maître qu’il n’avait pas eu la main heureuse dans le choix de son compagnon. « Il dort, ajouta-t-elle, au lieu de travailler. »

À midi la servante retourna lui porter son déjeuner et le trouva dans la même position, étendu sur la filasse.

Aussi le soir, quand Jean vint souper son maître voulut lui faire des observations, mais le jeune ouvrier riposta :

— Vous vous fâchez, je crois. Allons, apportez bien vite votre oreille et que ça finisse.

— Je ne me fâche pas ; mais je ne puis cependant te nourrir à rien faire.

— C’est bon, c’est bon, je travaillerai demain.

Le jour suivant, il se coucha comme la veille et ne fit œuvre de ses dix doigts.

Le maître était furieux, mais ne voulait pas le laisser paraître.

Sa femme le voyant contrarié lui dit : « Si tu veux m’en croire, nous enverrons le petit fainiant garder nos vaches dans la prée, au bord de l’étang. »

— Bonne idée, répondit l’homme. Et l’on envoya l’enfant garder les vaches.

C’était un jour de foire à Hédé, et les marchands de vaches passaient à travers la prée.

— Où allez-vous comme ça ? leur demanda le gars.

J’allons à la foire de Hédé acheter des vaches.

— Vous n’avez pas besoin d’aller si loin. En v’là que j’vas vous donner pour ren. Mais vous allez, par exemple, après l’avoir tuée, monter la vieille gare[6] au haut du saule tétard qui est au bord de l’eau, puis vous écourterez la queue des autres. Je jetterai tous ces bouts de queues dans l’étang pour faire croire que les bêtes se sont noyées.

Les marchands de vaches ne demandèrent pas mieux et firent ce que voulait le pâtre.

Quand ils furent partis, le gars courut bien vite chez son maître, pour lui raconter que des brigands avaient noyé les vaches dans l’étang, à l’exception de la gare qu’ils avaient pendue au haut d’un saule, « On ne voit plus sur l’iau que les bourgeons de leurs quoues », ajouta le méchant sujet. »

Le filassier était au désespoir ; il voulait battre le gars.

« Vous êtes donc fâché ? dit celui-ci. Dame ! si vous êtes fâché, approchez votre oreille. »

Le maître ne répondit rien, et le lendemain, il l’envoya garder des moutons au même endroit.

D’autres marchands passèrent par la prée, et Jean leur demanda où ils allaient.

— À la foire de Bazouges, acheter des moutons.

— Ne vous donnez point tant de peine ; prenez les miens, seulement étranglez la vieille brebis naire et juchez-la au haut du grand châtaignier que voici. Écourtez ensuite les moutons, et mettez les bouts de queues à flotter sur l’étang.

Les marchands firent ce qu’on leur demandait et emmenèrent les moutons.

Le vaurien alla prévenir son maître du nouveau malheur qui venait de lui arriver.

La première idée du filassier fut de chasser le pâtou, et il aurait mis son projet à exécution, sans un voisin qui lui dit : « Envoie-le donc garder tes cochons dans la forêt de Tanouarn, et le géant qui l’habite saura bien t’en débarrasser. »

— Tu as, ma foi, raison ; il sera puni comme il le mérite.

Jean fut tout de même effrayé, quand on lui ordonna d’aller garder les cochons dans la forêt. Il avait souvent entendu parler du géant Gargantua, qui dévorait, non seulement les enfants, mais encore les personnes assez imprudentes pour s’aventurer dans ces grands bois.

Néanmoins, il partit l’oreille basse et la larme à l’œil.

Chemin faisant, il rencontra une vieille femme qui, le voyant si abattu et si malheureux, lui demanda ce qu’il avait.

C’que j’ai, dit-il, je vas de ce pas me mettre sous la dent du géant Gargantua, et n’est-il pas triste de mourir à mon âge ?

Jean raconta à la bonne femme ce qu’il allait faire dans la forêt de Tanouarn.

La vieille qui était fée et qui détestait Gargantua, dit au gars : « Écoute, je vais te donner le moyen d’échapper au géant. Tu conduiras, chaque matin, tes cochons sur la lisière de la forêt, dans laquelle tu les feras pénétrer. Quant à toi, tu resteras à les attendre, et le soir, lorsque tu voudras les remmener, tu souffleras dans ce sifflet que je t’offre, et aussitôt tes animaux viendront te rejoindre. Si tu exécutes de point en point mes instructions il ne t’arrivera aucun malheur. »

Qu’on juge de la joie du pâtou qui remercia la fée et s’en alla en chantant.

Pendant quinze jours il se conforma aux prescriptions de la vieille, et il ne lui arriva rien de désagréable.

Mais la curiosité n’était pas le moindre défaut du gardeur de cochons. Aussi passait-il son temps, caché derrière un arbre, essayant d’apercevoir Gargantua. Ne pouvant réussir, il crut vraiment que le géant n’existait que dans la cervelle des esprits faibles.

Partant de cette idée, il fit quelques pas dans la forêt, s’y engagea chaque jour un peu plus, et finit par s’avancer au plus profond des fourrés.

Tout à coup, un bruit de branches brisées se fit entendre, et un homme, d’une taille gigantesque et d’une corpulence effrayante, surgit au milieu des halliers.

Il saisit l’enfant, avec le pouce et l’index, par le milieu du corps, le plaça dans le creux de sa main gauche, et lui dit en essayant de sourire, et en montrant des dents formidables : « Petit ver de terre, qui es-tu ? et que viens-tu faire ici ? »

Jean, qui avait déjà eu le temps de se remettre de sa frayeur, lui répondit :

— Je suis un petit ver de terre, en train de se promener, et qui ne te craint point.

Gargantua fut bien étonné de cette réponse, lui qui s’attendait à des pleurs et à des cris.

— Tiens, ajouta-t-il, tu me plais, failli moucheron, et si tu consens à demeurer avec moi, nous arriverons peut-être à nous entendre.

— C’est selon. Que faudra-t-il faire pour t’être agréable ?

— Une seule chose, manger autant que moi.

— Quant à cela, je te rendrai des points quand tu voudras, répondit l’enfant.

— C’est ce que nous allons voir, le dîner est servi, mettons-nous à table.

Jean Cheminet fit bouffer sa blouse sur son estomac, la rentra, par le bas, dans son pantalon, et serra la boucle de ce vêtement. Puis, au lieu d’avaler les écuellées de soupe et les nombreux morceaux de viande que lui servait le géant, il les faisait disparaître dans sa blouse, de sorte que Gargantua était repu, quand l’enfant semblait encore avoir faim.

— Comment diable fais-tu pour mettre tant de choses dans un aussi petit corps ? demanda le gros homme.

— C’est bien simple : Quand j’ai l’estomac plein, je me l’ouvre d’un coup de couteau, ce qui me soulage, comme bien tu penses, et me permet de recommencer à manger. Joignant le geste à la parole, il défonça sa blouse d’un coup de couteau, et la victuaille tomba par terre.

— Mais c’est superbe, s’écria le géant qui n’avait pas son pareil pour la gourmandise. Et on ne ressent aucune douleur ?

— Aucune.

Gargantua s’empara d’un immense coutelas qu’il dirigea vers lui, sans oser, toutefois, s’en frapper. Son convive, qui guettait le moment favorable, asséna sur le manche de l’instrument tranchant un vigoureux coup de poing qui le fit disparaître jusqu’à la garde dans le corps du géant.

Le malheureux poussa un cri, et glissa sous la table pour ne plus se relever.

Jean Cheminet siffla ses cochons, et retourna à Hédé raconter la mort de Gargantua.


CINQ CENTS D’UN COUP DE POING !


I

Trois compagnons du tour de France se rencontrèrent, un jour, sur une route, et se firent les signes cabalistiques d’usage pour s’assurer qu’ils avaient bien subi les épreuves exigées des vrais compagnons.

Satisfaits de voir qu’ils appartenaient, tous les trois, à la même corporation, ils se serrèrent la main, et allèrent boire un coup dans le prochain cabaret.

C’était en été, et la maison dans laquelle ils entrèrent était remplie de mouches.

Tout en buvant, l’un d’eux voyant les mouches se poser sur la table, à côté de son verre, frappa du poing sur les bestioles et en tua cinq.

— C’est peu, dit un des compagnons. Voyons combien je vais en faire passer de vie à trépas ? Il frappa sur la table et en tua huit.

— Ah ! par exemple, dit le troisième, vous vous y prenez mal, voici ce qu’il faut faire. Apercevant du lait dans un pot, il en versa sur la table, et aussitôt un véritable essaim de mouches s’abattit dessus. Il frappa juste au milieu et fit cinq cents victimes.

Ce fut un véritable hourra ! On écrivit sur un papier : cinq cents d’un coup de poing ! et cet écriteau fut cousu sur le devant de la casquette du terrible tueur de mouches.

Après cela les trois compagnons se séparèrent.


II

Nous suivrons seulement l’homme à l’écriteau, les deux autres n’ayant rien fait d’intéressant.

Notre voyageur marcha, jusqu’au soir, par des chemins qui lui étaient inconnus, et arriva devant une maison située sur la lisière d’une forêt.

Pan ! pan ! frappa-t-il résolument à la porte.

Une servante vint ouvrir et lui demanda ce qu’il désirait.

— Un logement pour la nuit, car je suis harassé de fatigue, et j’ignore où je me trouve.

— Sauvez-vous bien vite, ajouta la fille, vous êtes ici chez un ogre qui vous ferait un mauvais parti.

— Je ne crains rien, répondit l’ouvrier. Donnez-moi à souper et à coucher, vous me rendrez un signalé service.

— Entrez, dit-elle.

L’ogre — véritable géant colossal — était assis au coin de la cheminée. En voyant entrer cet étranger, il l’examina des pieds à la tête. Tout à coup il aperçut l’écriteau : Cinq cents d’un coup de poing ! « Diantre, se dit-il, ce doit être un solide gaillard ; mais c’est égal, son compte sera réglé avant demain matin. »

On donna à manger au voyageur, puis on lui montra sa chambre.

Avant de se coucher il regarda sous son lit, — affaire d’habitude, — et découvrit le corps d’un homme fraîchement assassiné.

Le compagnon attira le cadavre, le plaça dans le lit, en lui mettant un casque à mèche pour lui cacher la figure, puis il se glissa à la place du mort.

Vers minuit, il entendit des pas lourds monter l’escalier, la porte fut poussée avec fracas et le géant, armé d’une barre de fer, se précipita du côté du lit sur lequel il frappa à coups redoublés. On entendait craquer les os du cadavre.

Persuadé qu’il avait tué le voyageur, l’ogre s’en alla en sifflant.

« Je n’ai plus rien à craindre désormais, se dit le compagnon, faisons un somme ». Il sortit de sa cachette, prit le cadavre, le remit sous le lit et s’allongea dans les draps.

Le jour, en pénétrant dans la chambre, réveilla le dormeur qui se leva, fit sa toilette et descendit l’escalier.

Le géant devint tout pâle en le voyant. Surmontant son émotion, il lui demanda :

— As-tu bien dormi, jeune homme ?

— Très bien. Vers minuit, cependant, j’ai été mordu par une puce. La gueuse m’a réveillé un instant, mais je me suis rendormi aussitôt.

« Diantre ! pensa l’ogre, quel gaillard ! Il a pris pour une morsure de puce, les coups que je lui avais assénés. Comment viendrai-je à bout de cet homme ? »

— Tu devrais bien m’aider, lui dit-il, à remplir d’eau les deux cuves que voici, pour permettre à ma servante de faire la lessive.

— Volontiers.

Mais, au lieu de prendre l’une des cuves, qu’il n’aurait d’ailleurs pu porter, il s’arma d’une pioche en fer, ainsi que d’une pelle et se dirigea vers le puits.

Le colosse l’y suivit, portant les deux cuves. Mais voyant le compagnon décrire, avec sa pioche, un cercle sur la terre, tout autour du puits, il lui demanda ce qu’il faisait ainsi.

— Un tour de mon métier, répondit le voyageur. Je vais transporter le puits chez toi, dans ta cuisine, et ta domestique pourra puiser de l’eau à volonté, sans se déranger.

— Non, non, s’écria le géant, je préfère qu’il reste ici.

— À ton aise. Mais alors je me repose et te regarde faire.

« Quel drôle d’homme ! » pensait l’ogre, qui en avait quasiment peur.


III

La nuit suivante, le géant laissa son hôte dormir tranquillement, et le lendemain, il lui proposa d’aller abattre un arbre dans la forêt.

Le voyageur, ayant accepté, demanda une corde longue et solide, puis, rendu dans la forêt, il dit à l’ogre : — Tiens un bout de cette corde tandis que je vais prendre l’autre pour enceindre la forêt, nous tirerons ensuite, chacun de notre côté, et au lieu d’un arbre nous abattrons tout.

— Non, non, répondit le géant, pas de bêtise, je ne veux qu’un arbre.

— Alors ce n’est pas la peine de se mettre deux pour une aussi petite besogne, et je te regarde faire.

« Est-il étonnant ! murmurait l’ogre. » Le troisième jour ce dernier dit à son hôte : — Il existe, non loin d’ici, un château renfermant une princesse ravissante, gardée par un dragon monstrueux. Le roi a promis la main de sa fille au mortel assez heureux pour l’arracher de cette prison, en tuant le monstre qui en défend l’entrée. J’ai réfléchi qu’à nous deux nous pourrions peut-être en venir à bout.

— Je n’en doute pas. Allons-y gaiement.


IV

Tout brave qu’était le tueur de mouches, il eut tout de même froid dans le dos en apercevant l’horrible bête qu’ils allaient avoir à combattre.

Le géant, toujours armé de sa barre de fer, s’avança le premier et, croyant frapper l’animal, n’atteignit que sa chaîne qui se brisa sous le coup terrible du colosse.

Le dragon, ainsi mis en liberté, et voyant devant lui le compagnon du tour de France, se précipita sur lui, et d’un coup de tête le lança en l’air à une hauteur prodigieuse. Mais, chose étonnante, l’ascensionniste retomba, à califourchon sur la bête.

L’ogre, aussitôt, enfonça sa barre de fer dans les flancs de l’animal et le tua.

— Maladroit ! s’écria l’ouvrier. Pourquoi as-tu immolé cette bonne bête que je commençais à dompter ? Tu n’as donc pas vu que, pour éviter son choc, je me suis élancé dans les airs afin de retomber sur elle et de la dresser à ma guise ?

Le géant s’excusa, et crut vraiment tout ce que disait le voyageur.


V

Le roi, informé que sa fille était libre, arriva immédiatement. Lorsqu’il vit qu’elle avait deux libérateurs il fut très embarrassé lequel choisir pour gendre.

En attendant sa décision, tous les quatre s’en allèrent ensemble ; mais, comme le palais du roi était assez éloigné, ils furent obligés de coucher dans une hôtellerie qui n’avait qu’une chambre réservée aux voyageurs.

Le soir, en soupant, le roi dit : « J’ai une idée ! Notre chambre est à quatre lits. Vous coucherez de chaque côté de la princesse, qui épousera celui de vous vers lequel elle sera tournée demain matin en se réveillant. »

« Accepté ! » s’écrièrent-ils.

Après souper le compagnon dit au géant : « Tu sais, mon vieux, qu’il faut faire un brin de toilette lorsqu’on couche dans la même chambre qu’une princesse. Je possède une pommade aux mille fleurs qui embaume. Je vais t’en offrir. » Et il lui présenta d’affreux saindoux pourri, que l’ogre s’empressa d’étendre sur sa noire tignasse. Il lui conseilla aussi de croquer une gousse d’ail, pour chasser le mauvais air. L’ogre le fit incontinent et ils allèrent se coucher.

Pendant la nuit, lorsque la princesse se tournait, en dormant du côté du géant, l’odeur de l’ail et de la pommade aux mille fleurs l’obligeaient à changer de place. Aussi, le matin se réveilla-t-elle du côté du voyageur.

L’ogre, l’oreille basse, s’en retourna dans sa forêt détrousser les passants, tandis que le rusé tueur de mouches accompagna le roi, dans son palais, où il épousa la princesse.

(Conté par Jean Renault, garde dans la
forêt de Tanouarn, commune de Dingé).


LA BOURSÉE D’OR

Il y avait une fois un jeune coq qui, en grattant un fumier, découvrit une bourse pleine de beaux louis d’or.

Fier de sa trouvaille, il s’en allait portant sa bourse dans son bec, lorsque, passant devant une ferme, il fut appelé par la ménagère qui lui demanda ce qu’il emportait ainsi :

« Une boursée d’or », répondit-il.

— Veux-tu l’échanger contre une belle poignée de grain jaune ?

— Nenni, dit le coq, je veux la garder.

— J’ajouterai au grain une belle galette de blé-na[7].

— Nenni, nenni, dit le coq, qui était cependant bien gourmand.

— Comme tu voudras. Je t’aurais donné par-dessus le marché un gros morceau de miche[8] chaude, sortant du four.

Le coq ne put résister plus longtemps et accepta.

La fermière lui donna tout ce qu’elle avait promis, et s’empara de la bourse.

De retour au poulailler, le coq raconta à sa famille le copieux diner qu’il venait de faire, grâce à l’or qu’il avait trouvé.

« Imbécile ! lui dit son père, tu t’es dessaisi d’une fortune pour avoir quelques grains de blé. Une oie ne serait pas aussi bête que toi. Va-t’en, tu es indigne d’être un coq ; ne reparais devant mes yeux qu’avec la bourse d’or que tu as si sottement échangée ».

Le petit coq, tout honteux, s’en alla réclamer sa bourse, et il pleurait bien fort supposant qu’on ne la lui rendrait pas.

Chemin faisant, il rencontra un loup auquel il avait eu occasion de rendre service. Il lui raconta son histoire et le pria de lui venir en aide.

— Que faut-il faire ? demanda le loup.

— Fourre-toi dans mon ventre, répondit le coq, qui avait son idée.

— Comment cela ?

— Change-toi en grain de blé et je vais t’avaler.

Le loup prit la forme d’un grain de blé, que le coq engloutit aussitôt dans son ventre.

Plus loin, il fit la rencontre d’un renard qui, apprenant qu’il avait un loup dans le corps, non seulement ne le mangea pas, mais encore demanda à être de la partie.

« Qu’à cela ne tienne, dit le coq, change-toi en millet. »

Le renard se changea en millet, et le coq le mangea.

L’oiseau, continuant son chemin, vint à passer près d’une rivière qui murmurait tout bas :

— Où vas-tu, maître coq ? où vas-tu maître coq ?

— Je vas réclamer une boursée d’or qui m’a été prise par une fermière du voisinage. Si tu veux venir avec moi, je te donnerai un beau louis jaune.

— Que faut-il faire ?

— Te fourrer dans mon ventre, et pour cela, te changer en grain de sable.

La rivière y consentit et ne tarda pas à aller rejoindre le loup et le renard.

Le coq ainsi lesté arriva à la porte de la fermière, monta sur une bille de bois, et se mit à crier de toutes ses forces : « Rendez-moi ma boursée d’or ! Rendez-moi ma boursée d’or ! »

Le fermier qui n’était pas patient, dit à sa femme :

— Voilà un coq qui m’ennuie.

— Renferme-le dans l’écurie, et demain nous le mettrons à la broche.

Le coq se laissa enfermer ; puis, quand la nuit fut venue, lorsque tout le bétail se trouva réuni devant les rateliers, il s’écria :

« Compère le loup, sors de mon ventre et vient te régaler. »

Le loup se rua sur les vaches, les bœufs, les chèvres, les moutons, et en fit un carnage effroyable. Une fois bien repu, en compère prudent, il prit la clef des champs.

Le lendemain matin, quand le fermier entra dans son écurie, il ne trouva pas un seul animal vivant.

Le paisan fut au désespoir, et ses cris et ses plaintes réveillèrent tous les habitants de la ferme. Sa femme arriva la première et accusa le coq de ce malheur.

— Tu crois ? dit le mari. Eh bien ! attends un peu, j’vas le mettre dans le poulailler avec nos vieux coqs, qui vont le rosser d’importance.

Mais aussitôt dans le poulailler, le coq dit : — Compère renard, sors de mon ventre et viens à mon secours.

Le renard sortit et saigna, pluma, mangea toutes les volailles du fermier. Après cela il s’en alla rejoindre le loup.

Qu’on juge de la colère des métayers en s’apercevant du nouveau malheur qui venait de leur arriver.

— La bourse pleine d’or ne suffira pas pour réparer toutes ces pertes, répétait le fermier.

— Il faut en finir au plus vite avec ce maudit coq, répondait la femme, et le mettre sans plus tarder dans le four.

— Oui, mettons-le tout de suite, criait le mari en jetant des fagots enflammés dans le four ; et, si tu m’en crois, femme, pour le punir de toutes ses méchancetés, nous allons l’y mettre tout vivant.

La fermière, encore plus furieuse que son homme, s’empara de l’oiseau et le jeta dans le four.

— Rivière, rivière, s’empressa de dire le coq, à mon secours, car je brûle !

La rivière coula de toutes parts ; elle inonda, submergea non seulement le four, mais encore la ferme et ses environs. Les habitants se sauvèrent à la hâte, fuyant devant le flot toujours croissant qui menaçait de les noyer.

Le coq, qui s’était envolé sur un toit, riait dans sa barbe de toute cette débâcle.

Il pénétra dans la ferme par les fenêtres restées ouvertes, effectua une visite domiciliaire dans toutes les armoires et finit par découvrir sa fameuse bourse. Il ne se possédait pas de joie et cria de toutes ses forces : « Je la tiens ma boursée d’or ! » Puis il s’envola vers le poulailler de son père et de sa mère à qui il remit son trésor, en leur racontant ses aventures.

Les poules riaient à se tordre sur leur fumier, en écoutant cette histoire.

(Conté par Marguerite Courtillon
de Bain, âgée de 69 ans.)


LA BÛCHE D’OR


I

Trois frères, orphelins, vivaient ensemble dans une hutte faite de mottes de gazon et de branches entrelacées, au milieu de la forêt de Broceliande.

Ils n’avaient d’autres ressources que leur métier de charbonnier ; aussi travaillaient-ils jour et nuit pour subvenir au besoin de leur existence.

Un soir, après avoir terminé une fournée de charbon, Jean, l’aîné, dit aux deux autres :

— Frères, maintenant que la besogne est à peu près achevée, et qu’il n’y a plus qu’à surveiller le feu, je vous laisse pour aller danser à la noce de Jérôme Chouan, qui a lieu cette nuit au bourg de Paimpont.

— Va, répondirent Jacques et François.

Il se rendit aussitôt dans la cabane pour faire sa toilette. Il prit son petit veston de tirtaine, un pantalon qui n’avait encore que deux pièces, l’une au genou, l’autre au derre, des cocars frais ressemelés, et son grand chapiau des dimanches, puis il partit en chantant.

Le cadet se dit à son tour : « À quoi bon rester deux ici pour entretenir le fourneau ? petit François fera bien cela tout seul. D’autant plus, pensait-il, qu’ils sont tous réunis, filles et gars, chez Julien Guenel, autour du feu, à boire du piot, à manger des châtaignes et à dire des contes. Plus que ça que je resterais ici à mourir d’ennui. »

Et lui aussi s’en alla, recommandant bien à François de ne pas laisser le feu s’éteindre ou sans quoi tout serait perdu.

Petit François n’avait encore que treize ans, et était d’une obéissance et d’une complaisance dont ses frères abusaient souvent.

Or, ce soir-là, le pauvre enfant tombait de sommeil, car, outre qu’il avait aidé ses frères tout le jour, il avait encore passé une partie de la nuit précédente à veiller.

Il ne dit cependant rien, et prit la pique pour remuer la braise du fourneau afin d’attiser le feu.

Les heures s’écoulaient lentement et le sommeil le gagnait, malgré tout ce qu’il pouvait faire pour y résister. Il marchait cependant pour se tenir éveillé et allait du fourneau à la hutte et de la hutte au fourneau ; mais rien n’y faisait, il eut beau lutter, il succomba et s’endormit.

François fit un rêve : il était roi, croyait-il, et gardait les vaches, monté sur un grand cheval blanc. Ses richesses lui permettaient de manger de la galette et du lard à tous ses repas. Qui eut pu le voir endormi aurait lu sur sa figure le plaisir que lui causait ce songe enchanteur.

Ô ciel ! désenchantement et malheur ! lorsqu’il se réveilla, il n’était plus le beau prince chevauchant sur la lande ; mais bien le pauvre charbonnier dont le fourneau était éteint, et qui allait être battu par ses frères.

Que faire ? que devenir ? comment se tirer de là ? Les allumettes étaient inconnues et l’on voyait, chaque matin, les bonnes femmes aller de porte en porte chercher, dans un vieux sabot, quelques charbons embrasés chez les voisines qui avaient pu conserver du feu sous la cendre.

Le pauvre petit François s’arrachait les cheveux de désespoir, en invoquant, à son aide, tous les saints du paradis.

Tout à coup, en levant les yeux au ciel, il aperçut au-dessus des arbres de la forêt, des flammes qui s’élevaient à une hauteur prodigieuse.

— Tiens, s’écria-t-il, d’autres compagnons noirs ont allumé un grand feu pour se préserver de la rosée, je vais aller, bien vite, leur demander quelques tisons.

Il s’élança dans la direction des flammes, et fut étrangement surpris de voir, en approchant, qu’elles étaient de diverses couleurs : bleues, blanches, jaunes, rouges, etc.

Elles éclairaient à une telle distance qu’il put distinguer l’endroit où il se trouvait.

Il s’arrêta soudain. Une sueur froide lui coulait sur le front en s’apercevant qu’il était à deux pas de la Crezée[9] de Trécelien près de la fontaine de Baranton hantée par les fées.

Minuit sonna à l’église de Paimpont.

Ce fut alors seulement que François se souvint que les divinités des bois se donnaient rendez-vous en ces lieux, chaque nuit à pareille heure, pour se livrer à leurs ébats et à leurs danses. Il se rappela que les mortels qui voulaient les épier et les surprendre, étaient entraînés, malgré eux, dans leur ronde infernale et tombaient morts d’épuisement.

Fallait-il avancer ? Fallait-il retourner sur ses pas ? Était-ce encore possible ?

Comme il faisait ces réflexions, plusieurs nymphes sortirent des bocages qui l’entouraient, le saisirent et l’emmenèrent, bon gré, mal gré, plus mort que vif, au milieu de la Crezée, en face d’un immense brasier devant lequel le dieu des chênes se rôtissait les jambes.

Ce dernier en apercevant le nouveau venu, s’écria d ! une voix formidable : « Mortel ! que viens-tu faire ici ? »

François lui raconta, en pleurant, ses chagrins et sa méprise. Le dieu des chênes, en l’entendant, vit bien que le pauvre enfant ne mentait pas et s’attendrit à son récit, aussi lui dit-il, d’une voix presque douce, en lui désignant le feu : « Jeune homme, pique, n’y reviens pas, et fais-en bon usage. »

Le petit charbonnier ne se le fit pas dire deux fois ; il enfonça sa pique dans le brasier et en retira une bûche enflammée qui l’éclaira pour retrouver son chemin. Aussitôt arrivé, il la mit dans son fourneau dont le feu reprit comme par enchantement. Quand ses frères revinrent, la cuisson du charbon était terminée et rien ne pouvait leur faire supposer ce qui était arrivé.


II

Le matin, François fut chargé, comme d’habitude, de nettoyer le fourneau.

Il enlevait les cendres et le frasil avec une pelle en songeant aux événements de la nuit, lorsque tout à coup il recula surpris en voyant la bûche qu’il avait apportée briller encore d’un éclat merveilleux.

Une fois remis de son émotion, il s’en approcha, la retourna dans tous les sens, reconnut qu’elle était éteinte, l’essuya du revers de son tablier et s’aperçut enfin qu’il avait sous les yeux, et en sa possession un énorme lingot d’or.

Ses frères étaient allés vendre le charbon.

François ne songea toute la journée qu’à sa trouvaille. Abandonné à lui-même depuis son enfance, il se laissait aller à ses mauvaises passions : « Cette bûche d’or, songeait-il, représente des sommes immenses, c’est-à-dire la richesse qui procure le bonheur et les plaisirs. Elle m’appartient, puisque c’est à moi seul qu’elle a été donnée, Jean et Jacques n’y ont aucun droit. »

Les bons sentiments, cependant, se révoltaient à cette idée et lui faisaient dire : « Tu as été orphelin tout enfant et tes frères ont remplacé tes parents morts. »

Aussitôt les mauvaises pensées revenaient à la charge et lui soufflaient : « Depuis que tu as l’âge de travailler, tu leur as rendu au centuple ce qu’ils ont fait pour toi. Tu es quitte envers eux depuis longtemps, ne te gêne pas, garde ton or. »

Satisfait de ce dernier raisonnement, François alla faire un trou sous un hêtre et y cacha son trésor.

À partir de ce jour, il n’eut plus un instant de repos ; adieu les rêves joyeux. Sa vie changea complètement. Les soucis s’emparèrent de lui et ne le quittèrent plus. Il fuyait ses frères, ses amis, ses camarades, tout le monde. Il errait seul dans la forêt, songeant à quitter ces lieux pour aller à Paris monnayer son or et revenir ensuite acheter, dans le pays, toutes les propriétés à vendre, afin de faire crever de dépit et de jalousie ceux qui l’entouraient présentement, car le démon de l’orgueil le dominait.

Cependant, malgré sa bûche d’or, il était pauvre et ne pouvait effectuer ce voyage tant désiré. De longues années s’écoulèrent ainsi à économiser liard par liard, sou par sou, la somme qui lui était nécessaire.

Son temps se passait à aider ses frères auxquels il n’adressait jamais la parole, à rêver à sa fortune, à compter ses épargnes cachées dans un bas, et à surveiller son trésor qu’il couvait sans cesse du regard.

Ses économies n’augmentant pas selon ses désirs, il laissa ses frères pour aller travailler avec d’autres charbonniers qui le payèrent plus cher.


III

Enfin le jour tant désiré arriva.

Sans dire adieu à personne, il quitta le pays, emportant sur son dos sa bûche d’or dissimulée par de vieux habits attachés avec des cordes.

En voyant passer par les chemins ce failli gars, pâle, maigre, chétif, sous un aspect misérable, l’on ne pouvait se douter qu’il était porteur d’une fortune considérable.

Il voyageait ainsi, de village en village, économisant le plus qu’il pouvait afin de ne pas subir de retard, et, pour cela, vivant en Bretagne de pommes et de châtaignes tombées des arbres ; plus loin de raisins dérobés aux vignes, ou de mûres sauvages. Il acceptait aussi, avec empressement, l’hospitalité que les paysans lui offraient par compassion et pitié pour sa mauvaise mine.

Un soir, après une longue route, il vit les toits de la grande ville se dessiner devant lui ; mais exténué de fatigue, il chercha un gîte dans les faubourgs.

Le lendemain matin, il brisa sa bûche d’or en morceaux et s’en alla les vendre chez les orfèvres. Des sommes énormes lui furent versées. Il dépouilla dans l’échoppe d’un marchand, ses vêtements de charbonnier et revêtit des habits de bourgeois qui, avec son teint hâve, lui donnèrent l’air d’un monsieur.

Il s’en alla loger dans un hôtel et goûta bientôt à tous les plaisirs qu’offre Paris.

Doué d’une intelligence peu commune, d’une physionomie douce et agréable, et ayant avec cela de l’or à pleines mains, il se façonna promptement aux belles manières.

Un cortège d’amis lui fraya son entrée dans le monde. Les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes devant lui, et le marquis de Comper — tel était le nom qu’il avait pris, — ne tarda pas à devenir un chevalier accompli, adulé, choyé, envié !

Tous ces succès, qu’il accueillit d’abord avec enthousiasme, le fatiguèrent de bonne heure, il était breton, et le souvenir de son pays le suivait partout.

Au milieu des fêtes les plus brillantes, François, le charbonnier, songeait aux grandes futaies de la forêt de Trécelien et aux champs de blé noir parfumés. Souvent il se disait : « Je pourrais là-bas, tout aussi bien qu’ici, m’amuser et recevoir mes amis.


IV

Or, un beau matin, en sortant d’un bal — sans prévenir personne, selon sa coutume — il rentra à l’hôtel, prit son or, acheta un cheval et des armes, car les routes n’étaient pas aussi sûres que de nos jours, et revint en Bretagne.

Le voyage s’effectua sans encombres et, à son arrivée, il acheta un superbe château aux environs de Plélan.

Après cela les fêtes commencèrent. Les gentilshommes de la contrée furent invités.

Les meutes de chiens aboyèrent dans les cours. Les cors retentirent dans la forêt. La musique se fit entendre dans les salons.

Les dîners, les bals, les chasses ne cessèrent pas. Des prodigalités sans nombre furent faites, les pauvres seuls n’y prirent pas part et se virent délaissés et oubliés.

À ce train, la bûche d’or diminua sensiblement, aussi le marquis de Comper voulut-il demander au jeu les sommes qu’il avait follement dissipées. Ce fut là son malheur ; il acheva de perdre ce qui lui restait.

Après une orgie effroyable, François joua, dans une nuit, jusqu’à sa dernière obole et redevint aussi gueux que dans ses jeunes années. Au plus fort de la partie on vint le prévenir que le feu s’était déclaré dans les écuries et qu’on ne pouvait s’en rendre maître. Trop occupé de son jeu, et voulant regagner au plus vite de quoi tenter de nouveau la fortune, il se contenta de hausser les épaules.

Quelques heures après, tous les bâtiments étaient la proie des flammes, et rien ne put être sauvé.

Lorsque l’incendie eut tout consumé, chacun rentra chez soi, mais personne n’invita François à l’accompagner. Ses amis de débauche l’évitèrent. Le malheureux resta seul assis sur les débris en cendres de sa fortune envolée.

Il y resta tout le jour abimé dans sa douleur. La faim l’obligea à chercher un abri. Il se souvint seulement alors qu’il avait des frères dans le pays et se dirigea du côté de son ancienne cabane.

Jacques et Jean étaient en train de faire le fourneau et chantaient en travaillant.

Ils avaient aperçu, plusieurs fois, le marquis à cheval, suivant sa meute, et lui avaient trouvé un air de ressemblance avec leur frère ; mais ils ne pouvaient croire que ce fût lui. Cependant, quand ils le virent entrer chez eux, il n’y eut plus de doute, c’était bien François vêtu comme un grand seigneur.

— Frère, lui dirent-ils, tu es donc bien riche pour avoir un château, des chevaux, des chiens qui doivent coûter plus cher à nourrir que tous les paysans de la forêt, et de nombreux amis.

— Je ne le suis plus, répondit-il ; mon château est brûlé, mes chevaux et mes chiens sont vendus, mon argent est dépensé, mes amis m’ont fui. Je n’ai plus rien et j’ai faim et froid.

— Partage notre repas et réchauffe-toi à notre feu reprirent les charbonniers en lui désignant le foyer et un pot rempli de soupe de pain noir. Il y a toujours ici une place pour le pauvre.

François mangea et s’approcha du feu pendant que ses frères continuaient leur travail.

L’accueil, bienveillant, de ceux-ci l’humilia plus que s’ils l’avaient repoussé. Il souffrit de les voir meilleurs que lui, et ne voulut pas rester plus longtemps chez eux.

D’un autre côté, le travail lui était devenu impossible, et il comprenait bien qu’il ne pouvait rester avec ses frères sans les aider. — Allons ! se dit-il, du courage ! Tentons la fortune une dernière fois et, pour cela, allons rendre visite aux dieux de la forêt, dans la Crezée de Trécelien.

Il profita des ténèbres pour s’éloigner de la cabane.


V

Un peu avant minuit, l’infortuné marquis s’achemina timidement vers la Crezée.

Il faisait un temps affreux, le tonnerre grondait, les éclairs sillonnaient la nue.

François aperçut, comme la première fois, les flammes de diverses couleurs qui passaient par-dessus les cimes les plus élevées des arbres de la forêt.

Les hiboux faisaient entendre leurs cris sinistres. Les chauves-souris et les engoulevents passaient comme des ombres autour des buissons. C’était en été, c’est-à-dire à l’époque où les grenouilles, les crapauds, les sauterelles et les grillons chantent toute la nuit ; mais ils ne donnaient pas signe de vie. Par exemple on entendait le bruissement du vent dans les halliers, les mélèzes se plaignaient, les fougères tremblaient, les bruyères frissonnaient, la nature entière gémissait.

Le marquis s’arma de courage et avança.

Des éclats de rire, des voix, des chants partirent tout à coup du bocage et le malheureux se vit cerné et entraîné dans une danse échevelée.

Le dieu des chênes, en le voyant, le reconnut aussitôt et lui dit d’une voix terrible :

« Mortel ! que viens-tu faire ici ? »

François voulut lui raconter la même histoire de son fourneau éteint ; mais le vieillard l’interrompit :

« Je la connais, celle-là, elle est trop forte ! Du reste, ajouta-t-il en ricanant, nous verrons bien tout à l’heure si tu dis vrai. Enfonce ta pique dans le feu et tâche d’en retirer une bûche. »

Pâle, les yeux hagards, le pauvre diable se précipita vers le brasier, y introduisit sa pique et chercha à la retirer. Impossible ! Elle semblait retenue par une force invisible. Ses mains se contractèrent et semblèrent faire partie inhérente de l’instrument. Les flammes vinrent d’abord lécher la pique, puis les bras du malheureux qui, malgré ses cris de douleur, fut enlevé et dévoré par le feu.

Le matin, à l’aube, les danses cessèrent, les nymphes disparurent, les flammes s’éteignirent, le cadavre calciné de l’infortuné jeune homme resta seul dans la Crezée.

Plus tard, ses cendres se couvrirent d’écorce, des rameaux poussèrent et, aujourd’hui l’on voit encore, à la même place, un vieux petit arbre rabougri, dont les branches piquent la terre, et que l’on nomme l’arbre au charbonnier.

(Conté par Marie Niobé, du village du
Canée, commune de Paimpont.)


CYCLE CHRÉTIEN




2o CYCLE CHRÉTIEN
Dieu, la Vierge, les Anges, les Saints, les Miracles.


LE TABOURET DU PARADIS

On raconte qu’un habitant de Guichen, étant mort, s’en alla à la porte du Paradis demander à saint Pierre de le laisser entrer dans le Ciel pour parler au bon Dieu.

— Notre Seigneur n’est pas là, en ce moment, répondit le grand portier. Attends un peu.

Le solliciteur, affaibli par la maladie qui l’avait fait quitter la terre, s’accroupit sur un tapis et, tout à coup, aperçut à ses pieds une clef en or, tombée sans doute du trousseau de saint Pierre.

Il la prit, et, ayant regardé tout autour de lui, il vit une petite porte, avec une serrure dans laquelle la clef entrait parfaitement. Ayant ouvert cette porte, il se trouva dans la salle du trône, où le bon Dieu tient ses audiences, entouré des anges, qui ont chacun un tabouret d’argent.

La pièce étant déserte, le Guichenas eut l’idée de prendre, pour un instant, la place du Père Éternel.

Il ne fut pas plutôt assis sur le trône qu’il domina notre planète, et découvrit tout ce qui s’y passe.

Il vit, notamment, des lavandières en train de faire leur lessive. Lorsqu’elles eurent étendu leur linge, sur les ajoncs d’un coteau, elles s’en furent prendre leur repas.

Un fin voleur, qui guettait ce moment, sortit de dessous un buisson, s’empara du linge, l’attacha avec des branches de genêts et se sauva.

Le bon Dieu intérimaire, scandalisé d’un pareil larcin, saisit l’un des tabourets d’argent, et le lança dans la direction du fripon.

Entendant du bruit, le bonhomme de Guichen descendit bien vite du trône, et retourna sur son tapis, laissant ainsi le bon Dieu et ses anges reprendre leur place.

Le Père Éternel s’aperçut aussitôt qu’un tabouret manquait ; il demanda à saint Pierre ce qu’il en avait fait.

— Absolument rien, répondit le portier. Aurait-il était dérobé, ajouta-t-il, par l’homme qui est à la porte et qui désire vous parler.

— Fais-le entrer, dit le bon Dieu.

— Est-ce toi qui as pris le tabouret qui se trouvait à ma gauche ?

— Oui, mon Seigneur, je l’ai bien pris mais je ne l’ai pas gardé.

— Qu’en as-tu fait ?

— Je l’ai lancé à la tête d’un voleur qui s’emparait du linge des lavandières.

Le Père Éternel éclata de rire et dit : « Peste ! comme tu y vas ; s’il me fallait assommer tous les voleurs qui sont sur la terre, pour le coup ce serait la fin du monde.

(Conté par le père Gruel, jardinier à Bruz).


LE BON DIEU A LAILLÉ


I

Le bon Dieu, en compagnie de saint Jean et de saint Pierre, vient quelquefois sur la terre et effectue des promenades dans les pays qu’il affectionne.

Un jour qu’il s’en allait à pied, de Rennes à Bain, toujours accompagné de ses deux saints favoris, il s’arrêta à Bout-de-Lande pour déjeuner.

Dans l’auberge où il entra, on leur servit une omelette au lard et de la tête de veau qu’ils trouvèrent parfaites, car ils mangèrent tout.

Le bon Dieu, en se levant de table, dit : « Pierre, règle la dépense. »

— La bonne plaisanterie, répondit le portier du paradis, vous savez bien que je suis gueux comme Job.

— Alors c’est à toi, Jean, de régler ce que nous devons.

— Je n’oserais jamais, Seigneur, j’aurais trop peur de vous humilier.

— Je vois bien que vous êtes des farceurs, dit Le bon Dieu en souriant, et il jeta une pièce d’or sur la table.

— Je ne puis vous rendre la différence, répondit la bonne femme, je n’ai pas de monnaie.

— C’est bien, gardez tout, reprit le bon Dieu, vous en aurez besoin bientôt.

Le mari de la cabaretière, qui fumait sa pipe au coin du feu, avait d’un œil d’envie convoité la bourse pleine d’or du bon Dieu.

« Si je pouvais l’avoir, se disait-il, ma fortune serait faite et je n’aurais plus besoin de travailler. »

Il regarda de quel côté se dirigeaient les voyageurs et lorsqu’il les vit prendre la route de Bain, il s’empara d’un gros bâton et s’en alla à travers champs les attendre au coin de la lande de Morhéan.

Le maître du monde marchait en avant, et arriva le premier près du malfaiteur qui s’élança sur lui, le prit à la gorge et s’écria : « La bourse ou la vie ! »

Dieu le toucha seulement du doigt et le changea en âne. Puis il chassa devant lui la bourrique aux longues oreilles, qui baissa la tête d’un air penaud.


II

Arrivés au haut de la côte de Bel-Air, ils rencontrèrent un meunier qui se rendait à son moulin, chargé d’un énorme sac de grain.

Le pauvre diable n’en pouvait plus, et la sueur lui coulait sur le visage.

— Tu sembles bien fatigué, mon brave homme, lui dit le Seigneur Dieu, tu n’as donc pas d’âne à ton service ?

— Hélas ! je suis trop pauvre pour cela.

— Si tu veux je vais te louer le mien.

— Je ne demande pas mieux, si vous voulez être raisonnable.

— Je te laisserai mon âne pendant sept ans et, chaque jour, tu déposeras une obole dans une tirelire que tu me remettras à l’expiration de notre marché.

— C’est une affaire conclue, répondit le meunier, qui avait examiné la bête en détail et l’avait trouvée capable de faire un bon service.

— Ce n’est pas tout, ajouta le bon Dieu, je dois te dire que mon âne ne mange point. Chaque fois qu’il semblera avoir faim et qu’il braira comme pour demander sa bronée, tu prendras un bâton et frapperas dessus à tour de bras jusqu’à ce qu’il se taise.

Le meunier était ravi comme bien on pense.


III

Lorsque les sept années furent écoulées, le bon Dieu, toujours accompagné de saint Pierre et de saint Jean, revint à Bel-Air chercher son âne.

Le meunier avait fait fortune, car sa bête qui, en effet, ne mangeait point, avait travaillé comme quatre animaux de son espèce.

Il la rendit au bon Dieu et lui remit le montant exact des oboles amassées, jour par jour, qui formaient un assez joli chiffre.

Le Seigneur se rendit à l’auberge de Bout-de-Lande.

— Nous reconnaissez-vous ? dit-il à la bonne femme qui vint au-devant d’eux, voilà juste sept ans que nous sommes venus déjeuner ici.

— Et vous nous aviez servi, ajouta saint Pierre, une omelette au lard et une tête de veau comme on n’en mange pas dans le paradis.

— Ne pourriez-vous pas nous en servir de pareilles ? s’empressa de dire saint Jean, qui était tant soit peu gourmand.

— Vous aurez ce que vous désirez, mes seigneurs, répondit la bonne femme qui reprit en gémissant : « Oui je me souviens de votre première visite et ne saurais l’oublier, car c’est à partir de ce jour que mon pauvre homme a disparu. »

— Votre homme, dit le bon Dieu, mais il est à la porte qui n’ose entrer. Allez donc le chercher.

La femme courut ouvrir la porte et trouva son mari qui, après l’avoir embrassée, vint se jeter aux pieds du bon Dieu en lui demandant pardon.

— Relève-toi, lui dit le Seigneur, tu es pardonné. Prends cet argent que m’a remis le meunier de Bel-Air, et rappelle-toi que l’argent gagné est le seul qui profite.

(Conté en 1847 par M. Loiseleur, maître de poste
à Bout-de-Lande dans la commune de Laillé).


LA VIERGE DU COUDRAY
légende

La fermière du Bois-Greffier, dans la paroisse de Pléchâtel, et quelques paysannes des villages voisins de ce petit manoir s’étaient réunies pour faire une lessive, et après avoir lavé leur linge, au doué de Madré, elles allèrent l’étendre sur les buissons de la lande.

Tout à coup elles entendirent un enfant pleurer, et l’une des laveuses poussa des cris perçants en s’apercevant que son petit gars, qui s’était approché trop près du doué, était chai dedans.

La pauvre mère courut vers la mare et fut bien étonnée de voir deux mains maintenir son enfant hors de l’eau. Elle s’empara de sa garçaille et alla raconter aux autres femmes ce qu’elle venait de voir. Toutes allèrent aussitôt regarder dans le doué, mais n’aperçurent rien.

Quand les hommes vinrent, avec des chevaux, chercher le linge, on leur fit part du miracle.

« Faut vider la mare », dirent-ils, et c’est ce qu’ils firent immédiatement.

Lorsque l’eau fut écoulée, ils découvrirent une statue de la Vierge qui, pendant les guerres de Religion, avait sans doute été prise dans l’une des chapelles détruites, de Saint-Éloi ou de Saint-Melaine.

Après l’avoir lavée et nettoyée, les paysans la portèrent dans la chapelle du Coudray, petit édicule caché au fond d’un bois, le seul qui avait été épargné.

Le lendemain matin, la mère du petit gars tombé dans le doué se rendit à la chapelle du Coudray, pour remercier la Vierge d’avoir sauvé son enfant ; mais, à sa grande surprise, la statue, apportée la veille, n’était plus là.

Tout attristée, elle s’en retourna chez elle, en passant, toutefois, près du doué. L’eau était claire et elle aperçut, sous une touffe de jonc, la protectrice de son enfant.

De plus en plus étonnée, elle alla raconter au curé de Bain ce qui lui était arrivé.

Le prêtre lui dit : « La Vierge, qui n’est pas de la chapelle du Coudray, veut y être conduite solennellement, et je vais faire tout ce qu’il faut pour cela. »

Il annonça le miracle qui venait de s’accomplir au doué de Madré, et aussitôt le clergé des paroisses de Bain, de Pléchâtel, de Messac, de Poligné, de Pancé, suivi d’une foule immense, conduisit processionnellement la Vierge dans la chapelle du Coudray.

Depuis ce jour, la vieille statue de bois, trouvée au fond de l’eau, par les lavandières du Bois-Greffier, occupe la place d’honneur dans la chapelle où elle est l’objet d’une très grande vénération.

(Conté par la mère Dorel, fermière à
la Cour, près de la chapelle du Coudray).


SAINTE ONENNA
légende


I

Il existe, dans un coin isolé de la Bretagne, sur la lisière de la vieille forêt de Brocéliande, dans le département du Morbihan, une humble bourgade, presque inconnue du reste du monde. Ce village qui forme le chef-lieu de la commune de Tréhorenteuc, est sous la protection de sainte Onenna, fille d’un roi breton.

Ce pays est remarquable, à tous les points de vue : Comme il est extrêmement accidenté, les vallons et les coteaux qui le coupent en tous sens en font un jardin anglais naturel, avec des sinuosités et des méandres sans fin, qui l’ont fait appeler par les poètes d’autrefois : le Val sans retour, nom qu’il porte encore aujourd’hui. Enfin, les touristes qui visitent ces lieux, vont généralement se reposer de leurs fatigues à l’ouest du village, près d’un endroit appelé Néant, pour écouter le charmant murmure de jolies cascatelles formées par la réunion de plusieurs ruisseaux.

C’est en cet endroit que me fut racontée, par une vieille femme gardant sa vache, la naïve légende que voici :


II

Judhaël, le roi de Domnonée — plus connu dans les campagnes bretonnes sous le nom de Hoël III, le roi des bois — avait sa résidence à Gaël. Son épouse Pritelle, fille d’Ansoch, lui donna quatre garçons : Iosse, Winoc, Judicaël et Hoël, ainsi qu’une fille appelée Onenna. Inutile de dire que cette dernière, qui, parait-il, était fort jolie, reçut à elle seule plus de caresses du roi et de la reine que ses quatre frères ensemble.

La jeune princesse n’avait pas encore dix ans, lorsqu’un pieux ermite reçut l’hospitalité du roi, et séjourna plusieurs semaines à Gaël. Il sut promptement se faire aimer d’Onenna, qu’il combla de jouets et à laquelle il fit toutes sortes d’amitiés. Souvent il répétait tout bas, en admirant les gentillesses de l’enfant : « Chère petite sainte, ton pays à toi n’est pas de ce monde, et tu t’en iras de bonne heure dans ta douce patrie. »

Onenna l’entendit une fois, et ces paroles l’impressionnèrent vivement. Douée d’une intelligence peu commune, elle réfléchit longtemps à ce qu’avait dit l’ermite, et comprit, sans avoir recours à ses parents, qu’elle eût craint d’affliger, que son séjour sur cette terre serait de courte durée, et qu’il lui fallait l’employer dévotement pour pouvoir mériter le ciel. À partir de ce moment, elle ne songea plus qu’à prier Dieu et à accomplir toutes les bonnes œuvres que son cœur lui suggérait. Elle pensa qu’elle ne pourrait que très difficilement faire son salut dans le château de son père et résolut, malgré tout le chagrin qu’elle allait causer à sa famille, de s’éloigner de sa demeure royale pour aller vivre misérablement quelque part.

Un jour donc, sans prévenir personne de ses projets, elle partit à pied et s’aventura seule dans la campagne. Elle rencontra sur une lande une petite pâtoure, à laquelle elle proposa de troquer ses guenilles contre ses vêtements. La paysanne, qui comprit bien qu’elle allait faire un bon marché, s’empressa d’accepter. Onenna ainsi déguisée en mendiante, s’éloigna de la maison paternelle, et se mit à la recherche d’une position obscure.

Après avoir marché bien longtemps pour ses petites jambes, peu habituées à des courses pareilles, elle arriva près d’un vieux château. La nuit venait, et la pauvre enfant, seule au milieu des landes désertes et sauvages, désirait ardemment trouver un gîte pour se mettre à l’abri des loups si nombreux à cette époque en Bretagne.

Ce ne fut pas cependant sans appréhension qu’elle souleva le lourd marteau de la porte d’entrée de cette demeure qui lui était inconnue. Un valet vint lui ouvrir ; mais en la voyant sous un aspect aussi misérable, il s’apprêtait déjà à lui refuser l’entrée du château, quand Onenna, de sa voix douce, lui exprima, les larmes dans les yeux, la crainte qu’elle avait de passer la nuit seule dans la campagne. Le domestique parut attendri et lui demanda où elle allait, qui elle était, et le but de son voyage.

— Je suis, répondit-elle, une pauvre fille, à la recherche d’une place, afin de pouvoir gagner ma vie.

— Entrez, lui dit-il ; allez vous reposer dans l’étable, et si demain vous voulez aller garder les oies sur la lande, pour votre nourriture, peut-être consentira-t-on à vous garder.

La fille du roi de Gaël s’en alla coucher dans la paille, et le lendemain sur la recommandation de la femme de basse-cour, elle commença ses fonctions de gardeuse d’oies. Elle s’acquitta de ses devoirs avec un zèle et une vigilance au-dessus de tout éloge. Les ruses des renards et des oiseaux de proie furent déjouées par la prudente enfant. Les oies finirent bientôt elles-mêmes par la connaître et lui obéir. Elles la suivaient partout sans qu’elle eût besoin, pour cela, de les menacer de la gaule qu’elle portait toujours sous son bras.


III

Chaque après-midi, de retour au château, après avoir compté, rentré et soigné les oiseaux confiés à sa garde, elle aidait les autres domestiques dans leurs travaux ordinaires ; puis, lorsqu’il lui restait un peu de temps, elle en profitait pour aller prier la Vierge Marie, dans une petite chapelle située au fond d’un jardin. Lorsqu’elle s’y rendait, sans songer qu’elle faisait mal et qu’elle pouvait contrarier quelqu’un, elle cueillait sur son passage les plus belles roses du jardin, pour aller les offrir à Marie.

La châtelaine, s’étant aperçue que ses roses disparaissaient, voulut connaître l’auteur de ce larcin. Elle épia toutes les personnes qui entrèrent dans le jardin, et vit Onenna qui, sans crainte, faisait sa moisson. Elle ne l’interrompit pas et la suivit. L’enfant entra dans la chapelle, déposa ses fleurs sur l’autel, et se prosterna ensuite devant la mère de Dieu.

La châtelaine admirait le recueillement et la piété de cette jeune fille, dont la figure s’illuminait en prononçant ses prières.

Tout à coup, ô miracle ! deux anges, qui semblaient descendre du ciel, prirent l’enfant par les bras et la soulevèrent de façon à lui permettre de recevoir un baiser des lèvres de la sainte Vierge.

Cela eut lieu tellement vite que la châtelaine crut avoir rêvé. Mais, cependant, qui donc avait pu lui causer une hallucination semblable ?

La gardeuse d’oies était là, non plus à genoux comme tout à l’heure, mais appuyée sur l’autel, en extase devant la statue de Marie, qui semblait lui sourire encore.


IV

Lorsque la jeune fille sortit de la chapelle, sa maîtresse la suivit, et lui demanda, brusquement, s’il était vrai que deux anges l’avaient, tout à l’heure, fait embrasser la Vierge.

Onenna sembla contrariée d’avoir été surprise ; mais ne voulant pas mentir, force lui fut de dire la vérité.

La châtelaine, entendant la voix douce de la princesse, et son langage qui ne ressemblait en rien à celui des paysannes de la contrée, voulut savoir qui elle était, et comment elle se trouvait dans une condition aussi humble.

Prise au dépourvu, et ne pouvant plus dissimuler son nom et sa naissance, Onenna se décida à raconter son histoire, sans omettre les motifs qui lui avaient fait quitter sa famille.

La châtelaine, attendrie au récit de l’enfant, l’embrassa avec effusion, lui fit comprendre qu’elle ne pouvait plus longtemps causer un aussi grand chagrin à ses parents, et lui proposa même de la reconduire à Gaël.

Onenna accepta. Elles partirent le lendemain matin, et lorsqu’elles arrivèrent à la cour du roi breton, elles trouvèrent le malheureux Judhaël et l’infortunée reine dans les larmes et portant le deuil de leur fille, qu’ils croyaient perdue. La princesse eut de la peine à les reconnaître, tant ils étaient changés et maigris.


V

Qu’on juge de la joie qu’ils éprouvèrent en revoyant leur enfant. Après l’avoir presque étouffée de caresses et de baisers, ils pleurèrent de joie en écoutant le récit de la châtelaine. Le bonheur reparut à la cour du roi Judhaël.

Des années s’écoulèrent ainsi, pendant lesquelles Onenna employa tous ses jours, tous ses instants à secourir les malheureux et à soigner les malades. C’était la fée bienfaisante de tout le pays.

Hélas ! la prédiction de l’ermite devait s’accomplir. La princesse fut atteinte d’hydropisie. Elle endura des souffrances atroces sans se plaindre, voyant approcher le terme de sa vie, pour ainsi dire avec joie, sachant bien que, pour elle, c’était la fin des peines, et qu’elle allait retrouver la Vierge de la chapelle, qui déjà semblait l’appeler du haut des cieux.

Ainsi finit sainte Onenna, qui n’est plus connue aujourd’hui que des paysans de la commune de Tréhorenteuc.

(Conté par Jeanne Niobé, ménagère
au village du Canée en Paimpont).


La
VENGEANCE DE SAINTE EMERANCE
(légende)

Lorsque l’on quitte la petite ville de Bain, par la route de Châteaubriant, on aperçoit d’abord un bel étang, puis le village de la Chapelle. Ce village, dont le nom rappelle l’existence d’une chapelle détruite, a seulement conservé, comme dernier vestige de l’ancien édifice religieux, une grossière statue de bois vermoulu qui représente, dit-on, Sainte Emerance.

Cette statue se trouve sur le bord de la route, dans une cavité de mur, et le voyageur qui passe en ces lieux est très intrigué de voir, sur la tête de la sainte, une quantité de petits bonnets d’enfants.

Sainte Emerance a le pouvoir, paraît-il, de donner du lait aux nourrices qui n’en ont pas suffisamment, et il en vient de tous côtés, et de très loin, qui offrent à la sainte un bonnet qu’elles lui posent sur la tête.

Un jour qu’il était chaudebaire[10], le gas Victor, un mauvais sujet de Bain, s’en alla plaisanter sainte Emerance sur son lait et ses bonnets. Il ne se borna pas à des injures, il frappa la statue de son bâton, et jeta les bonnets par terre.

Il n’eut pas plutôt commis ce sacrilège, que du lait lui sortit par le nez et les oreilles et, en telle abondance, que ses vêtements en furent bientôt couverts.

Il rentra chez lui pour se laver et changer de vêtements ; mais rien n’y fit, le lait continua de couler. La mère de Victor lui dit :

— Il ne te reste qu’une chose à faire, malheureux enfant, c’est d’aller te mettre à genoux devant sainte Emerance, te repentir de ta faute et lui demander pardon.

Le vaurien, vraiment effrayé, suivit le conseil de sa mère et jura de ne plus recommencer.

— Je veux bien, pour cette fois, écouter ta prière, lui dit la sainte, mais prends garde à toi, car malgré ton jeune âge tu t’enivres, et, une fois dans cet état, tu deviens violent et colère. Si tu ne te corriges pas, il t’arrivera malheur. Ta mère, elle, est une sainte et digne femme, à laquelle je te prie de remettre le fromage que voici, qui m’a été offert par des pèlerins. Elle seule devra en manger, et toi tu n’y toucheras pas, rappelle-toi ma recommandation.

Victor, heureux d’être débarrassé de son lait, porta le fromage à sa mère. Chose étonnante, la bonne femme en mangea tous les jours et le fromage ne diminua pas.

La mère de Victor, étant tombée malade, fut obligée de s’aliter et ne put faire de cuisine. Son fils, ennuyé de ne manger que du beurre avec son pain, coupa un morceau de fromage de la sainte, malgré la défense qui lui en avait été faite.

Lorsqu’il ouvrit une seconde fois le buffet, toujours pour y prendre du fromage, il ne le trouva plus, et vit à sa place un gros chat noir qui se sauva dans l’appartement.

Victor, qui avait encore bu, plus qu’il n’aurait dû le faire, se précipita sur un bâton et frappa le chat de toutes ses forces.

Soudain, à la place de l’animal, il vit sainte Emerance qui s’écria : « Méchant garçon, tu me frappes encore ! Tu es donc incorrigible et tu n’as tenu compte d’aucune de mes recommandations. Tu continues à boire, tu as mangé le fromage auquel je t’avais défendu de toucher, tu es toujours aussi violent et aussi colère.

« Pour ta punition, tu vas te rendre au bourg de Teillay, où tu te feras indiquer la route aux lièvres qui traverse la forêt. Une fois sur cette route, tu iras te placer sous un grand hêtre qu’on aperçoit de loin, et bientôt tu entendras le son des cors et les aboiements des chiens. Ce sont les barons de Châteaubriant qui chassent une biche.

« Lorsque l’animal passera près de toi, il s’arrêtera pour te donner le temps de monter sur son dos, et tu me l’amèneras.

« Exécute bien de point en point tout ce que je viens de te dire, et si tu t’en écartes d’une ligne, tu le regretteras toute ta vie. »

Victor se rendit sur la route aux lièvres, dans la forêt de Teillay, et vit bientôt la chasse s’avancer vers lui. Une biche couverte d’écume s’arrêta ; il l’enfourcha et la conduisit vers Bain.

Lorsqu’il eut dépisté les chiens des barons de Châteaubriant, il se dit en lui-même : « C’est assez agréable de courir ainsi sur une biche. Si au lieu de m’en aller tout droit, je faisais une promenade à travers champs, sainte Emerance n’en saurait rien. »

La bête, en voyant qu’il cherchait à l’éloigner de la route, poussa des soupirs et voulut résister ; mais il la frappa si violemment de son bâton qu’elle partit au galop.

Une fois lancée, elle ne s’arrêta plus. Ce fut une course vertigineuse, fantastique, échevelée, folle ; elle passait à travers les halliers des bois, les haies des champs, les genêts, les buissons, les ajoncs, et malgré tout ce que fit son conducteur pour l’arrêter, il ne put y réussir.

Tout à coup elle arriva sur le bord d’un précipice. Victor, tremblant de frayeur, voulut à toute force la retenir, mais il n’y parvint pas. Elle s’élança dans l’espace et lui, perdant connaissance, roula dans une carrière abandonnée d’une profondeur immense.

Lorsqu’il reprit ses sens, il se tâta et vit qu’il n’avait aucun mal. Depuis des siècles, les feuilles tombées des arbres s’étaient amoncelées au fond de ce ravin et formaient une litière qui avait amorti sa chute.

Il chercha aussitôt une issue, pour sortir de ce puits profond et n’en trouva aucune. Les parois en étaient aussi lisses que du marbre taillé.

Après avoir appelé de toutes ses forces, gémi, pleuré, et tout cela inutilement, il se consola, il le fallait bien, et se demanda comment il allait vivre.

Des châtaigniers qui ombrageaient l’ouverture du précipice y avaient laissé tomber leurs fruits. Il en ramassa des quantités considérables qu’il emmagasina dans une grotte profonde qui lui servit en même temps de demeure et où il se fit un lit de feuilles sèches.

Presque chaque nuit, des animaux — lièvres et lapins — tombaient en courant dans ce gouffre. Il s’en emparait et, comme il avait un briquet sur lui, et que le bois mort ne manquait pas, il allumait du feu et les faisait rôtir.

Les habitants du pays s’éloignaient de ce ravin qu’ils croyaient hanté par le diable, et lorsqu’ils virent de la fumée s’en échapper, ils l’appelèrent le trou de l’enfer.

Victor vécut dans cette prison souterraine pendant de longues années ; mais depuis bien longtemps il n’en sort plus de fumée, et le malheureux a dû rendre son âme à Dieu, à moins que ce ne soit au diable.

(Conté par Alexandre Roger,
aubergiste à Bain.)


SAINT PIERRE ET LE MEUNIER
de Chancor

Les meuniers n’ont point, à l’heure qu’il est, une très bonne réputation ; et au temps jadis, ils passaient, à tort ou à raison, pour être tant soit peu fripons.

Aussi quand le père Limel, du moulin de Chancor, fut mort et qu’il alla à la porte du Paradis, saint Pierre lui dit : Tu t’es trompé de chemin, mon bonhomme, les meuniers n’entrent point dans le ciel.

— Vous me laisserez toujours ben regarder ce qui s’y passe ?

— À quoi bon ? répondit le portier, ça te fera regretter davantage d’avoir trompé tes pratiques pendant ta vie.

— N’importe, j’aurai toujours vu la demeure des bienheureux.

Saint Pierre, en voyant l’entêtement du meunier, entr’ouvrit la porte, et le père Limel y mussa la tête.

Le fit-il exprès ou bien le hasard fut-il son complice ? Ce qu’il y a de certain, c’est que son bonnet tomba dans le ciel.

— Mon doux Jésus ! s’écria-t-il, mon bounet qu’a chai dans le paradis. Oh ! un bounet tout neuf, couvert de fine fleur de farine de froment. Laissez-ma aller le chercher, je vous en prie.

Le pauvre homme avait l’air si désolé de la perte de son couvre-chef, que le saint en eut pitié.

— Va le chercher et dépêche-toi, lui dit-il.

Limel ne se le fit point dire deux fois, il s’élança dans le paradis, et, d’un coup de pied, envoya son bonnet le plus loin qu’il put, courut après et alla s’asseoir dessus.

Saint Pierre eut beau l’appeler, il ne répondit pas. Les saints eux-mêmes, dont il gênait le passage, lui dirent de se ranger de leur place.

— Je n’occupe la place de personne, puisque je suis seulement assis, sur mon bonnet.

Tout à coup, la porte du paradis s’ouvrit, et l’on entendit crier :

— À quinze francs les trois moulins, personne ne dit mot ? à quinze francs les trois moulins, une fois, deux fois quinze francs ?

— Arrêtez, arrêtez, cria le meunier, c’est tout de même trop bon marché, je mets une surenchère, et il sortit du paradis.

Saint Pierre, qui venait de lui jouer un tour de sa façon, ferma aussitôt la porte à double tour et dit au bonhomme : « Je t’avais bien dit que les meuniers n’avaient point de place dans le ciel. »

(Conté par Fine Daniel,
cultivatrice au Houx en Bruz).


LE CHEMIN DU PARADIS


I

Le père et la mère Conan habitaient la forêt de Rennes où le bonhomme exerçait la profession de bûcheron. Ils avaient sept garçons qui travaillaient avec leur père. Malgré cette nombreuse progéniture les braves gens n’étaient pas heureux ; non pas qu’ils fussent dans la misère, mais parce qu’ils désiraient une fille et que leur vœu ne s’était pas réalisé. Ils n’en dormaient ni jour ni nuit, et ils en perdaient le boire et le manger.

Le bûcheron et sa femme auraient volontiers, je crois, donné leurs sept gars pour une fille, et ils avaient même décidé que si le bon Dieu leur en envoyait une, ils se débarrasseraient de leurs garçons et consacreraient à la fillette tous leurs instants.

Or, la ménagère était sur le point d’avoir un huitième enfant et leur appréhension était extrême.

Un matin, le père appela ses sept fils qui se disposaient à partir pour aller travailler, et leur dit :

« Mes enfants, lorsque vous reviendrez ce soir, si vous trouvez un bâton près de la porte vous entrerez comme de coutume. Si, au contraire, vous trouvez une quenouille, la porte vous sera fermée, parce que le moment sera venu pour vous de quitter le foyer paternel pour aller ailleurs tâcher de gagner votre vie. »

Les pauvres jeunes gens parurent bien surpris de cet ordre de leur père ; mais ils s’y résignèrent sans murmurer.

Tous s’en allèrent au travail et trouvèrent la journée bien longue en attendant le moment qui devait décider de leur sort.


II

Pendant ce temps-là, une fille était née au logis des époux Conan, qui ne se possédaient plus de joie et qui s’étaient empressés de planter une quenouille à leur porte.

Les sept garçons furent donc obligés d’aller coucher ailleurs. Ils choisirent un endroit dans la forêt pour y construire une demeure et se mirent immédiatement à la besogne. Comme ils étaient courageux et travailleurs, ils eurent bientôt élevé, avec des mottes de gazon et de jeunes arbres, une maison pouvant les préserver des attaques des animaux sauvages, et les mettre à l’abri des intempéries des saisons.

Il fut décidé entre eux que le plus jeune des garçons resterait au logis pour préparer les repas pendant que les autres iraient à leur journée.

Les sept frères s’aimaient beaucoup, et s’entendaient à merveille. C’était un vrai plaisir que de les voir, le soir en été, assis sur un banc à la porte de la cabane. Tout en causant de choses et d’autres, tout en riant à qui mieux mieux, ils mangeaient avec un appétit superbe la soupe et les mets plus ou moins bien accommodés par le plus jeune.

Des oiseaux familiers tels que des rouges-gorges et des pinsons venaient, sans crainte, jusqu’à leurs pieds, manger les miettes de pain tombées par terre.


III

Le père Conan sembla rajeunir à la vue de son frais bébé, et se remit à la besogne avec une nouvelle ardeur afin de procurer à la mère et à l’enfant le plus de douceurs possible.

Désirée — c’était le nom donné au poupon si longtemps attendu — devint bientôt une belle fille douce et mignonne quoique très gâtée.

Un jour qu’elle jouait, sur le seuil de la cabane, avec une bague que son père lui avait achetée, une pie, perchée sur un arbre voisin, fondit tout à coup sur l’objet brillant et s’en empara.

Qu’on juge du chagrin de la fillette qui, au lieu d’appeler sa mère, occupée à l’intérieur de la maison, se mit à poursuivre la voleuse et à lui réclamer son jouet en pleurant. La méchante bête se sauvait devant l’enfant, tout doucement, de branche en branche, se plaisant à l’entraîner au loin par des sentiers détournés.

Elles arrivèrent ainsi jusqu’à la demeure des sept frères. L’oiseau alla se percher sur la cheminée de la maison, ouvrit un large bec pour laisser choir la bague dans le foyer, puis s’envola tout-à-fait au milieu des arbres en jetant en l’air de petits cris qui ressemblaient assez à des rires moqueurs.

La petite fille, exténuée de fatigue, s’aperçut seulement qu’elle était loin de chez elle et qu’il lui serait impossible de retrouver son chemin toute seule. D’un autre côté, désirant avoir sa bague elle surmonta sa timidité et entra dans la cabane.

— Tiens, s’écria un petit garçon en l’apercevant, te voilà, Désirée ! tu viens donc voir tes frères ?

— Comment ! mes frères ! — répondit la fillette rassurée par la figure franche et ouverte du petit bûcheron, — je n’en ai pas.

— Détrompe-toi, la petiote, tu en as sept, et je suis le plus jeune.

— Mais alors, pourquoi n’êtes vous pas chez nous ?

— Parce que le papa et la maman Conan ont trouvé la couvée trop nombreuse apparemment et qu’il a fallu déguerpir…

— Alors je suis contente d’être venue ici faire votre connaissance.

— Tu es mignonne tout plein ! dit le petit garçon en embrassant sa sœur qu’il avait reconnue pour l’avoir vue plusieurs fois aux abords de la maison paternelle.

« Assieds-toi, lui dit-il, mange une tartine de miel, et des alizes que je viens de cueillir, puis ensuite tu me diras comment il se fait que tu sois seule en ces lieux.

Désirée raconta l’histoire de la pie qui l’avait volée et de la bague tombée dans les cendres.

Les deux enfants se dirigèrent aussitôt vers le foyer où ils se livrèrent à de minutieuses recherches qui furent couronnées de succès. Les frères aînés arrivèrent un instant après, et firent fête à leur sœur qui, trouvant leur maison plus gaie et plus belle que la sienne, ne pensa plus à s’en aller.

Plusieurs des petits bûcherons étaient très adroits et s’étaient amusés à sculpter des saints, des vierges et des petits objets en bois, de toutes sortes qu’ils donnèrent à Désirée.

Malgré l’insistance de ses frères, la fillette ne voulait pas retourner chez ses parents et n’y consentit qu’après plusieurs jours de supplications. Hélas ! quand elle revint, il était trop tard. Les bonnes gens n’avaient pu survivre à la perte de leur fille qu’ils avaient cru dévorée par les bêtes fauves. Force fut donc aux jeunes bûcherons de ramener leur sœur chez eux et de se charger de son éducation.


IV

Quand Désirée fut assez grande pour faire la cuisine, ses frères lui dirent :

« Tu resteras seule désormais à la maison pour préparer nos repas. Mais écoute bien la recommandation que nous allons te faire : ta vie en dépend. Ne laisse jamais ton feu s’éteindre, ou tu serais obligée d’aller en chercher chez la seule voisine que nous ayons, et comme son mari est un ogre, s’il venait à te rencontrer, il te mangerait.

— Oh ! alors, j’en prendrai bien soin, répondit-elle.

En effet, tout alla pour le mieux pendant les premiers mois. Malheureusement, un jour que Désirée s’était oubliée à donner à manger à ses oiseaux, le feu s’éteignit.

Elle pleura longtemps son étourderie. Cependant, comme l’heure du dîner approchait, il fallut bien aller chercher du feu dans la maison de l’ogre.

Ce ne fut pas sans hésitation et sans crainte qu’elle s’y résigna.

Par bonheur la femme de l’ogre était seule. En voyant la pauvre enfant tout en larmes, elle en eut pitié et s’empressa de lui remettre du feu, en lui disant : « Sauve-toi vite, car j’attends mon mari à l’instant même. »

La fillette traversait la cour de la maison pour s’en retourner, quand elle vit l’ogre qui rentrait. Elle n’eut que le temps de se blottir sous une brouette, qui se trouvait là par hasard, avant d’être aperçue par le mangeur de chair humaine.

Ce dernier passa près d’elle en dilatant les narines et en disant :

« Tiens ! tiens ! Il y a une souris de prise à la maison, car ça sent rudement la chair fraîche. »

Désirée tremblait comme la feuille. Aussitôt qu’elle l’eut vu entrer chez lui, elle se sauva à toutes jambes.

Pendant ce temps-là, l’ogre disait à sa femme : « Il y a quelqu’un ici, car je sens la chair fraîche.

— Tu te trompes, mon ami, c’est un veau qui tourne à la broche et qui répand cet odeur. »

L’ogre, ne pouvant croire qu’il se fut trompé de cette façon, fureta dans tous les coins sans rien découvrir bien entendu.

À partir de ce jour, Désirée surveilla très attentivement son feu.

Plusieurs mois s’écoulèrent encore de la sorte.

Malheureusement, un matin de printemps, pendant que l’enfant était allée cueillir les premières sylvies de la forêt, les tisons de l’âtre se changèrent en cendres, et malgré tout ce que put faire la pauvre fillette pour les rallumer, elle n’y parvint pas.

Hélas ! nouveau chagrin et nouvelles larmes qui ne servirent à rien. Il fallut retourner chez l’ogre.

Cette fois-ci, ce fut lui qui vint ouvrir.

Désirée manqua mourir de frayeur à la vue de cet énorme géant qui ouvrait une bouche démesurée en laissant voir des dents formidables. C’était sa manière à lui de manifester sa joie.

La malheureuse crut que c’était pour l’avaler, et jeta des cris perçants quand elle le vit s’avancer pour la prendre.

La femme de l’ogre intervint fort heureusement et supplia son mari de lui permettre de donner du feu à la petite fille et de la renvoyer. « C’est, lui dit-elle, la sœur de nos bons voisins les bûcherons, qui seraient vraiment désolés de ne plus la revoir. Rends-lui la liberté, je t’en supplie. »

L’ogre se récria d’abord très fort, mais finit cependant par se laisser fléchir parce qu’il venait de faire un copieux repas et que sa femme lui en promettait un pareil pour son souper. Désirée put donc s’en retourner.

Malheureusement, on se familiarise vite avec le danger, et une troisième fois elle laissa son feu s’éteindre.

L’ogre qui se trouvait encore là se montra moins traitable que précédemment. Malgré tout ce que put dire, faire, et promettre sa femme, il ne voulait pas laisser partir Désirée, et n’y consentit qu’à la condition suivante :

— Chaque matin, dit-il, je passerai devant la porte de la maison de tes frères, et tu me donneras ton petit doigt à sucer par le trou au chat.

Trop heureuse de s’en tirer de la sorte l’enfant y consentit.


V

Le lendemain matin, l’ogre s’en alla frapper à la porte des bûcherons qui étaient déjà au travail. Désirée l’entendit et passa la main par l’endroit convenu. Le monstre lui suça le petit doigt jusqu’au sang.

Le surlendemain ce fut de même, ainsi que les jours suivants.

De fraîche et rose qu’elle était, l’infortunée fillette devint promptement maigre comme un hareng.

De plus, ses doigts, sa main, son bras enflèrent, et elle ne put bientôt plus s’en servir.

Ses frères lui demandèrent souvent ce qu’elle avait, mais elle répondit toujours invariablement : « Ce n’est rien. Je me suis coupée en taillant le pain de la soupe ; mais je suis presque guérie. »

Il arriva cependant qu’un matin la pauvre enfant ne put passer sa main par le trou, tellement elle était enflée.

L’ogre fut obligé d’avancer la tête à l’intérieur de la maison pour arriver à ses fins.

Les bûcherons s’alarmèrent de l’état de santé de leur sœur et finirent, à force de questions, par connaître la vérité.

Après s’être bien consultés, ils décidèrent que le lendemain matin, lorsque le monstre viendrait pour sucer le doigt de Désirée, ils se cacheraient, armés de haches, des deux côtés de la porte, et lui abattraient la tête.

En effet, le lendemain, l’ogre arriva comme de coutume, frappa à la porte de la cabane et avança la tête comme il avait fait la veille. Aussitôt les haches s’abattirent et lui coupèrent le cou.

Leur joie fut grande, à ces pauvres enfants, en se voyant pour toujours débarrassés du monstre qui désolait la contrée et faisait frémir d’effroi.


VI

Les bûcherons traînèrent le cadavre de leur ennemi dans un petit jardin qu’ils avaient défriché derrière leur habitation. Ils le coupèrent en plusieurs morceaux et l’enfouirent dans une fosse qu’ils recouvrirent de terre.

Pour se souvenir de l’endroit où ils l’avaient enterré, ils y semèrent une fève.

Qu’on juge de leur surprise lorsqu’ils virent cette plante croître dans l’espace de quelques jours, d’une façon prodigieuse. Elle atteignit promptement la hauteur des arbres les plus élevés et finit par disparaître dans les nuages.

L’aîné des frères voulant connaître son élévation grimpa le long des rameaux qui étaient opposés l’un à l’autre, et formaient pour ainsi dire une échelle, ce qui en facilitait l’ascension.

Il monta toute la journée et arriva enfin à la porte du ciel, où il trouva saint Pierre qui, après lui avoir demandé son nom et divers renseignements auxquels le jeune homme répondit sans hésiter, lui dit :

« Entre dans le Paradis. Ta place y est marquée, car tu as toujours été honnête et bon.

Plusieurs jours s’écoulèrent et ses frères furent très inquiets de ne pas le voir revenir.

Le cadet voulut s’assurer de ce qu’il était devenu, et monta, lui aussi, le long de la fève. Il eut le même sort que son aîné.

Tous montèrent les uns après les autres, et furent admis dans le Paradis.

Quand vint le tour du plus jeune, Désirée se mit à pleurer comme une Madeleine, en s’écriant :

— Oh ! ne me quitte pas, je t’en supplie. Toi aussi, tu ne reviendras plus, j’en sais persuadée, et alors je serai seule ici.

— Rassure-toi, sœur, lui répondit l’enfant, dans quelques heures, tu me reverras.

En effet, lorsque saint Pierre lui ouvrit la porte du Paradis, le petit garçon refusa d’entrer à cause de la promesse qu’il avait faite à sa sœur. Mais quand le saint lui eut assuré que Désirée le rejoindrait, il consentit à pénétrer dans le séjour des bienheureux.

La pauvre fillette l’attendit vainement pendant un long mois, et voyant qu’il ne revenait pas, elle porta un escabeau au pied de la fève afin d’atteindre les premières branches, puis monta, elle aussi, le mieux qu’elle put.

Tout alla bien pendant quelques heures ; bientôt cependant, elle eut le vertige en regardant au-dessous d’elle ; ses forces l’abandonnèrent, elle perdit courage, eut peur et s’empressa de descendre.

Ne voulant pourtant pas rester au milieu des bois, elle recommença le lendemain et ne fut pas plus heureuse, bien qu’elle montât un peu plus haut.

Enfin, après de ferventes prières à tous les saints, et à force de temps et de persévérance, elle arriva à la porte du ciel, où saint Pierre l’attendait.

Il lui ouvrit la porte toute grande.

Elle aperçut aussitôt ses frères, ainsi que son père et sa mère, qui étaient autour d’une table somptueusement servie.

Elle se précipita dans leurs bras, et, après les avoir tous embrassés avec effusion, elle continua avec eux le festin commencé, ce qui lui rendit les forces qu’elle avait perdues dans son voyage.

(Conté par Julie Jamelot,
ravaudeuse, à Rennes).


LA COURONNE DU ROI DE DOMNONÉE

Le bourg de Gaël, si humble et si ignoré aujourd’hui, a été jadis la capitale de l’ancien royaume de Domnonée. Judhaël[11] y régna au VIe siècle.

En 540, ce bourg se trouvait situé à l’extrémité est de l’immense forêt qui partageait la Bretagne en deux parties depuis Gaël jusqu’à Corlay, et qui comprenait les forêts de Paimpont, de Brécilien, de la Hardouinaye, de Moncontour, de la Nouée, etc.

Judhaël avait perdu plusieurs de ses amis de la rage et il en ressentait une vive affliction lorsqu’un pieux ermite, cachant son nom royal de Conar, sous celui de Saint-Méen, vint lui demander l’autorisation de fonder un monastère dans son royaume. Il reçut un bienveillant accueil du roi et obtint ce qu’il désirait. Pour remercier son hôte, Saint-Méen le pria de formuler un vœu. Judhaël lui dit : « Je désirerais pouvoir guérir de la rage tous les malheureux qui en seront atteints ».

Aussitôt le cénobite fit jaillir du sein de la terre la source que l’on voit encore aujourd’hui près de l’église de Gaël et dont l’eau guérit de l’hydrophobie.

À une époque où la guerre était chose fort commune, le roi de Gaël eut à se défendre de l’invasion des Frisons et soutint un combat près de l’endroit appelé aujourd’hui le Gué-de-Plélan. Dans ce combat, où il fut victorieux, il perdit la couronne, qu’il avait sur la tête, et qui était d’une valeur considérable par la quantité et la grosseur des diamants dont elle était ornée.

De retour dans son château, Judhaël, malgré ses succès, eut un véritable chagrin de l’accident qui lui était arrivé. Il tenait d’autant plus à cette couronne qu’il l’avait reçue de ses pères. Aussi dit-il à ses trois fils qui l’entouraient :

« Allez, enfants, en toute hâte, à la recherche de l’objet perdu. Celui d’entre vous qui sera assez heureux pour le découvrir et me l’apporter, celui-là sera désigné par moi pour me succéder sur le trône de Domnonée. »

Les trois jeunes gens partirent aussitôt.

Mais, lorsqu’ils furent seuls dans les bois, les deux aînés se séparèrent du plus jeune et s’entretinrent longtemps ensemble. « Judicaël, disaient-ils, a toujours eu plus de chance que nous dans tout ce qu’il a entrepris. Il est, en outre, le préféré de notre père, qui ne l’envoie que dans l’espoir que son esprit subtil lui fera découvrir ce que nous chercherons en vain. Laissons-le s’égarer au milieu de ces bois où les loups le mangeront peut-être, et courons vite au lieu du combat. »

Ils mirent immédiatement leur projet à exécution et abandonnèrent le pauvre enfant.

Lorsque celui-ci se vit seul, il appela ses frères aussi longtemps que ses forces le lui permirent ; mais bientôt, épuisé de fatigue, il se laissa choir au pied d’un arbre et fondit en larmes. Heureusement pour lui Saint-Méen l’avait entendu, et vint près de lui s’informer du sujet de ses peines. Judicaël raconta au vénérable ermite le but de son voyage et la conduite de ses frères.

« Console-toi, mon fils, lui dit le saint ; Dieu m’a placé sur tes pas pour te secourir. Je vais, non seulement t’indiquer ton chemin, mais encore te donner les moyens de retrouver la couronne de ton père. »

Il lui fit don d’une branche de coudrier et reprit : « Lorsque tu seras embarrassé pour continuer ta route, tu mettras cette baguette à tes pieds, et le petit bout se tournera toujours du côté vers lequel tu dois te diriger. Enfin, tu trouveras une énorme pierre et le cadavre d’un guerrier qui tient encore, entre ses mains, la couronne qu’il a voulu ravir au roi ton père. »

Après avoir remercié l’ermite, l’enfant prit la baguette et s’en alla vers le Gué-de-Plélan, où il parvint sans difficulté, grâce à son talisman.

Arrivé à l’endroit qui fut choisi, plus tard, par un autre roi breton, Salomon, pour y faire sa résidence, et où l’on voit encore, aujourd’hui, les vestiges de son château, Judicaël se trouva au milieu d’un véritable champ de carnage. Les guerriers, pour la plupart encore revêtus de leurs armures, jonchaient le sol de leurs corps et imprégnaient la terre de leur sang. Le jeune prince frissonna de la tête aux pieds, en présence de ce spectacle si triste, si nouveau pour lui ; et, dans une fervente prière, il demanda à Dieu de faire cesser ces guerres impies.

Un peu remis de son émotion, Judicaël se rappela le motif de sa présence en ces lieux, et plaça la branche de coudrier à ses pieds. Le petit bout de la baguette se tourna aussitôt vers un bloc énorme de quartz, situé à une assez grande distance. Pour aller jusque-là, l’enfant fut obligé de prendre toutes les précautions possibles pour ne pas trébucher au milieu des cadavres. Enfin, il aperçut un guerrier, d’une immense stature, couché sur le dos, le corps traversé d’un javelot, tenant entre ses mains la précieuse couronne. Judicaël s’en empara bien vite et s’empressa de quitter ces lieux qui le remplissaient d’horreur et d’effroi.

Il oublia bientôt l’impression pénible qu’il avait ressentie, au milieu des morts, et ne songea plus qu’à la joie qu’il allait causer à son père.

Dans sa précipitation à s’emparer de la couronne, l’enfant avait laissé, près de la grosse pierre, la baguette du saint, et il s’en aperçut malheureusement trop tard pour retourner sur ses pas car la nuit commençait déjà à paraître.

Après s’être orienté de son mieux, il marcha aussi longtemps que le jour le lui permit ; mais, lorsque les ténèbres l’eurent entouré complètement, il s’abrita sous une touffe de bruyère pour y prendre le repos dont il avait si grand besoin après une journée remplie de fatigues et d’émotions.

Le lendemain matin, les oiseaux le réveillèrent en chantant, sur sa tête, leurs joyeuses chansons. Il secoua, comme eux, la rosée dont il était inondé et chercha ensuite les sentiers qui devaient le ramener à Gaël.

Il erra longtemps à l’aventure à travers les bois, et parvint cependant à retrouver le chemin qu’il avait parcouru la veille. Tout-à-coup, il entendit des pas derrière lui, puis des voix qu’il reconnut pour être celles de ses frères. Ceux-ci, en effet, ne tardèrent pas à le rejoindre.

En le retrouvant vivant, et possesseur de l’objet qu’ils avaient inutilement cherché, ils éprouvèrent une vive jalousie et une pensée criminelle traversa leur cerveau. Ils se consultèrent du regard, et voyant que la même idée leur était venue à tous les deux, ils se précipitèrent sur le pauvre enfant et lui portèrent à la tête de si violents coups de bâton qu’ils le tuèrent sur-le-champ, avant qu’il pût prononcer une parole.

Lorsque les assassins eurent ainsi consommé leur crime, ils creusèrent une fosse, au pied d’un chêne, pour y cacher le corps de leur frère, qu’ils recouvrirent de terre et de gazon. Josse et Winoc — tels étaient leurs noms — s’emparèrent ensuite de la couronne et la rapportèrent au roi breton, qui, n’apercevant pas Judicaël, leur demanda ce qu’ils en avaient fait.

— Nous ne l’avons pas vu, répondirent-ils ; en vous quittant, il nous a laissés pour aller seul de son côté, supposant sans doute être plus heureux que nous.

Cette réponse ne satisfit pas le roi, qui ordonna immédiatement à tous ses serviteurs de parcourir le pays pour retrouver son fils. Toutes les recherches furent sans résultat, et l’on supposa qu’il avait été la proie des loups. Judhaël ne se consola pas de la perte de cet enfant qu’il chérissait, et souvent, en voyant l’air gêné et embarrassé de ses deux autres fils, des doutes affreux lui vinrent à l’esprit.

Cinq années s’écoulèrent, et le temps n’apporta aucun soulagement à la douleur du malheureux père.

Au retour d’un voyage à travers son royaume, le roi, en passant près de l’endroit où le crime avait été commis, aperçut un petit pâtre qui, en soufflant dans un os disait :

    « Mes frères m’ont tué,
    Et se sont emparés
De la couronne de mon père ;
    Voilà bientôt cinq ans,
Qu’un beau jour de printemps,
Ils me couchèrent dans la terre. »

Judhaël, étonné de ces paroles, s’approcha du berger et lui demanda ce qu’il disait ainsi :

— Je n’en sais rien, répondit l’enfant ; j’ai trouvé cet os, et, en soufflant dedans, je fais sortir les paroles que vous venez d’entendre.

— Où l’as-tu trouvé ?

— Ici, au pied de ce chêne, et il désigna un petit monticule de terre qui ressemblait à une tombe.

Le roi ayant fait enlever par ses hommes les mottes de gazon, ne tarda pas à découvrir le cadavre de son fils bien-aimé. Une exclamation de surprise, et en même temps d’admiration, s’échappa de toutes les bouches lorsqu’on vit le corps, après cinq ans, complètement intact et presque aussi frais que s’il venait d’être enterré. Un bras encore meurtri avait été brisé par les coups, un os, en étant sorti, avait sans doute percé la terre, et c’était cet os qui était entre les mains du pâtre.

Le père prit son enfant dans ses bras, le pressa sur son sein, et envoya immédiatement chercher saint Méen.

L’ermite, en présence de ce miracle, se jeta la face contre terre, pria Dieu avec ferveur, puis se releva la figure rayonnante, s’approcha du mort, replaça l’os du bras et oignit tout le corps d’un onguent qu’il avait sur lui. Bientôt les chairs se colorèrent, le sang parut circuler, les yeux s’ouvrirent, les membres s’agitèrent et l’enfant revint à la vie.

Ce miracle ne tarda pas à être connu de tout le peuple de Domnonée, et le nom de Judicaël fut dans toutes les bouches. Le roi fit arrêter et enfermer Josse et Winoc, afin de les faire juger et punir comme ils le méritaient ; mais Judicaël obtint leur grâce et leur pardonna.

Il n’eut point à regretter cette noble action, car les deux frères se repentirent et firent oublier, par leur belle conduite et leurs vertus, le crime dont ils s’étaient rendus coupables.

Judicaël, à la mort de son père, lui succéda sur le trône.

(Cette légende me fut racontée, il y a bien longtemps, par mon ami Vincent Guyot, alors percepteur à Saint-Méen, qui, lui, la tenait de plusieurs de ses contribuables).


LES CONTES FACÉTIEUX




3o — LES CONTES FACÉTIEUX


LE MARIAGE DE JEAN L’INNOCENT

Les gars d’autrefois étaient plus timides que de nos jours. Jamais un jeune homme n’aurait osé aller, seul, demander une fille en mariage. Il se faisait accompagner d’un homme âgé, ayant la langue bien déliée, et qui savait faire valoir les qualités du galant. Cet individu qui, le plus souvent, exerçait la profession de couturier, était désigné sous le nom de Chaussenaire.

La mère Gefflot, du bourg de Saint-Erblon, avait un gars, appelé Jean, point trop fin, qu’elle désirait marier. La vieille songea à Perrine Jambu, du village de Teslé, qui lui semblait posséder tout ce qu’il faut pour rendre un homme heureux.

Un petit tailleur à la journée fut chargé d’accompagner le fils pour la demande en mariage, et la bonne femme leur fit, à tous les deux, la leçon sur ce qu’ils devaient dire. Lorsqu’ils furent en présence de la fille, le jeune homme, après avoir fait connaître le but de sa visite, énuméra, comme ça se fait toujours, ce qu’il possédait.

— La belle prée, qui est à l’entrée du bourg de Saint-Erblon, est à ma.

Oh ! ajouta Chaussenaire, tu pourrais ben dire les deux.

— J’ai huit vaches dans mon étable.

— Tu pourrais ben dire seize.

— Deux belles juments dans mon écurie.

— Tu pourrais ben dire quatre.

— Trois cochons dans ma soue.

— Tu pourrais ben dire six.

— Tout cela est bel et bon, répondit la fille ; mais j’aime mieux être franche, et vous dire que je ne peux pas vous épouser, parce qu’on m’a dit que vous aviez une jambe pourrie.

Le couturier, tout entier à son rôle, et ne remarquant pas que c’était la fille qui parlait, ajouta :

— Oh ! vous pourriez ben dire les deux.

En entendant cette réponse, Perrine Jambu se sauva et laissa les deux hommes seuls, qui comprirent qu’ils n’avaient plus qu’à s’en aller.

De retour chez lui, Gefflot raconta à sa mère ce qui leur était arrivé.

— Le couturier et toi vous êtes aussi bêtes l’un que l’autre. Je parlerai à Perrine et lui ferai comprendre qu’on t’a desservi près d’elle.

En effet, la bonne femme rencontra, le dimanche suivant, la fille au bourg de Saint-Erblon, et lui offrit un micamot[12] dans un cabaret. Elle lui affirma que son Jean n’avait ren aux jambes, qu’il était sain comme un petit gardon, et qu’elle pourrait s’en assurer de ses propres yeux.

— Va à Teslé, dit la mère à son gars, et cette fois, tâche de bien t’y prendre. Si tu veux savoir si Perrine t’aime, jette-lui des petits brochons de bois à la figure, et si elle te les renvoie, c’est qu’elle est bien disposée pour toi.

L’innocent, comme on l’appelait à Saint-Erblon, arracha tout le long du chemin, les planches des barrières des champs et, en arrivant chez la fille, il lui lança à la figure des morceaux de bois capables de la tuer.

Celle-ci se sauva et il ne la revit plus.

La mère de l’idiot eut toutes les peines du monde à faire comprendre à celle qu’elle voulait pour bru que son fils n’était point méchant, que c’était par timidité qu’il agissait ainsi ; qu’une fois marié, elle le façonnerait à son bada[13] comme elle voudrait.

Elle offrit un nouveau café à la fille. Ayant appris que Perrine Jambu était avare, au point d’écorcher un pou pour en avoir la peau, elle lui dit : « Votre fiancé ira dans la semaine vous faire voir son bien, et j’espère que vous serez satisfaite ! »

La bonne femme dit à son fils : — Prends ta hanne[14] qui a des pièces aux genoux, et à chaque beau champ que tu feras voir à ta future, tu frapperas sur tes genoux à l’endroit des pièces, en disant : « Cette pièce-là est à ma. » De cette façon tu ne mentiras pas, et plus tard on n’aura point de reproches à te faire.

Jean retourna chez la fille et lui proposa une promenade dans les champs. Elle accepta.

Quand l’innocent apercevait une grande prairie ou un champ de blé, il s’écriait en se frappant sur le genoux : « Cette pièce-là est à ma. »

En le voyant si riche, la jeune fille qui, comme nous l’avons dit, était avare, consentit à l’épouser.

Le lendemain de la noce, la nouvelle mariée dit à son époux : « Allons voir nos terres. »

— Quelles terres ? répondit Gefflot.

— Les beaux champs que tu m’as fait voir en disant : « Cette pièce là est à ma. »

— Je ne parlais pas de la terre, mais bien des pièces cousues aux genoux de mon pantalon.

La jeune femme se mit à pleurer en pensant qu’elle avait épousé un idiot pauvre, lorsqu’elle avait cru être la femme d’un riche imbécile.

(Conté par Juhel, aubergiste
à la Mine de Pont-Péan près Rennes).


JEANNE L’HÉBÉTÉE


I

Le père Guenoche Boniface, du village des Riais dans la commune de Bain, n’était point un mauvais homme, bien le contraire : c’était un petit vieillard toujours souriant, toujours poli, toujours prévenant.

Il baissait humblement la tête et saluait jusqu’à terre toutes les personnes qu’il apercevait, voire même celles qu’il ne connaissait pas.

Je me suis longtemps demandé, lorsque j’étais enfant, pourquoi ma grand’mère disait toujours en le rencontrant : « Boniface est trop poli pour être honnête. »

Maintenant, je sais pourquoi.

Le père Guenoche était, paraît-il, tant soit peu fripon. Aussi ses voisins ne l’avaient point en grande estime, parce qu’ils ne comprenaient pas, — ou plutôt comprenaient trop, — comment il se faisait qu’étant fainéant et ne possédant rien, Boniface eût toujours chez lui des provisions de toutes sortes.

Ainsi, le bûcher qui était à sa porte ne diminuait jamais, et cependant on faisait bon feu chez le père Guenoche, qui de sa vie n’avait acheté de bois.

Les plaisants disaient qu’il se chauffait avec du bois de lune ! Cela voulait dire qu’il s’en allait la nuit, au clair de lune, chercher dans les champs le bois qui s’y trouvait et que les propriétaires avaient négligé d’enlever.

Il ne possédait pas un seul lopin de terre, ni le plus petit courtil derrière sa masure, et son grenier était rempli de pommes de terre, de châtaignes, de fruits, etc.

C’étaient encore, m’est avis, des provisions de lune !


II

Boniface Guenoche n’avait pas été heureux dans ses spéculations. Il avait voulu faire un mariage d’argent, et pour cela il avait épousé une jeune fille presque idiote, appelée Jeanne l’Hébétée, qu’il supposait devoir être riche un jour. Or il arriva, qu’à la mort des parents de l’héritière, ces derniers avaient plus de dettes que d’avoir, ce qui fit que Boniface fut attrapé.

Il s’en consola facilement, car il n’était pas homme à se faire du chagrin. Sa femme lui tint lieu de servante, et il ne lui en fallait pas davantage. Il ne la rendait pas malheureuse, car elle faisait tout ce qui lui était agréable ; Boniface ne pouvait pas d’ailleurs être bien gênant : il ne rentrait chez lui que pour manger et dormir ; le reste du temps s’écoulait en promenades par les champs et les bois.

La pauvre Jeanne l’innocente, — comme l’appelaient aussi ses voisins, — avait besoin d’aimer, paraît-il, car toute son affection s’était reportée sur un animal avec lequel elle vivait presque exclusivement. Or, cet animal, le croirait-on ? était un cochon ! Elle partageait ses repas avec lui, le promenait sans cesse, le caressait comme si c’eût été un petit chien ou un angora, lui donnait les noms les plus tendres, et l’ornait de toutes sortes d’atours. Elle lui attachait des rubans aux oreilles, autour du cou, et allait jusqu’à lui faire porter des bagues à la queue.


III

Un cousin du père Guenoche, qui habitait le petit village de la Ferté, près de celui des Riais, vint un jour pour inviter Boniface et sa femme à son mariage qui devait avoir lieu le lendemain. Il n’y avait à la maison que Jeanne qui lui promit d’y aller et de faire part de son invitation à son mari.

Comme Jeanne l’Hébétée voulait emmener son cochon à la noce, elle lui essaya, le matin de la fête, plusieurs toilettes, le para de ses plus beaux atours, lui mit une couronne de fleurs sur la tête et l’enrubanna le mieux qu’elle put.

L’animal, ainsi affublé, sortit dans le chemin du village où il fut aperçu par un chien qui, peu habitué à voir des cochons semblables, se mit à le poursuivre tant et si bien que la bête prit la fuite.

Un peu plus tard, Jeanne qui s’était occupée de sa toilette à son tour, ne voyant pas rentrer son favori, l’appela et le chercha sans pouvoir le trouver. Elle pleurait comme une mère qui a perdu son enfant. Boniface en eut pitié et lui dit : « Va de ton côté et moi du mien ; en agissant ainsi nous le retrouverons plus facilement, et si tu découvres quelque chose d’extraordinaire ne manque pas de m’appeler. »

Chacun prit un chemin différent.

Il n’y avait pas dix minutes qu’ils s’étaient quittés que Boniface l’entendit crier de toutes ses forces.

Il accourut promptement, et fut tout surpris de trouver sa femme occupée à regarder un grand genêt qui avait une bouse de vache sur la branche la plus élevée.

Vois donc, vois donc, disait-elle, la vache qui a fait cela devait-elle être grande !

— Innocente ! répondit Boniface en haussant les épaules, c’était bien la peine de me déranger. Tu ne vois donc pas que ce genêt avait été couché par terre, et qu’il s’est relevé ensuite avec cette bouse qui fait ton admiration. Tu seras, je le crains bien, bête jusqu’à la fin de tes jours.

Jeanne, satisfaite de l’explication, continua ses recherches, et le père Guenoche retourna vers l’endroit d’où il était venu.

Mais quelques minutes plus tard ce fut lui qui, de son côté, appela sa femme pour lui aider à charger sur son épaule une valise remplie de pièces d’or qu’il avait trouvée.

Ils retournèrent chez eux cacher leur trésor, et Boniface ayant fait comprendre à sa moitié qu’avec cette fortune il pourrait lui acheter tous les cochons qu’elle souhaiterait, l’innocente se consola.

Ils partirent ensuite pour aller à la noce de leur cousin.


IV

Comme les époux Guenoche étaient en retard à cause de la perte du malheureux cochon, lorsqu’ils arrivèrent tout le monde était à table et ils furent émerveillés du grand nombre de plats qui étaient servis. Cela leur sembla d’autant plus étonnant que les nouveaux mariés n’étaient que de pauvres gens comme eux. Ils en eurent bientôt l’explication.

« Vous avez bien fait de venir partager le repas de votre cousin, leur dit-on, car il n’y a que lui pour avoir une pareille chance. Figurez-vous que juste au moment où il était à se demander ce qu’il donnerait à manger à ses invités, un cochon, paré comme pour une noce, est entré chez lui, envoyé sans nul doute par la Providence, pour le tirer d’embarras. »

Jeanne manqua s’évanouir en entendant ce récit. Mais le voisin qui leur racontait cela ne s’en aperçut pas et continua.

« Il l’a bien vite saigné et mis à toutes les sauces. Vous n’avez jamais mangé ni meilleurs boudins ni pareilles saucisses ! Et le lard rôti donc ? Oh ! s’écria-t-il, j’y songerai longtemps, à ce fameux dîner. »

Boniface fit signe à l’Hébétée de modérer son émotion et de manger, comme les autres, ces mets si vantés.

Jeanne était gourmande, aussi fit-elle taire son chagrin en avalant force boudins et saucisses.

Selon l’usage des noces bretonnes, on resta à table toute la vesprée, puis on dansa toute la nuit, et le lendemain on recommença à manger ce qui restait de la veille.

Quand il n’y eut plus rien à prendre, c’est-à-dire quand le tonneau de cidre fut vide et qu’il ne resta même pas un morceau de pain pour les époux, chacun reprit le chemin de son logis.


V

En arrivant à leur demeure, le père et la mère Guenoche rencontrèrent un étranger assis sur la margelle du puits, qui leur demanda s’ils n’avaient pas trouvé, la veille, une valise qu’il avait perdue.

« Non, ma foi, » s’empressa de répondre Boniface. Sa femme qui n’était pas à sa hauteur, lui dit :

« Mais, notre homme, j’ons cependant trouvé queuque chose hier. »

Boniface lui imposa silence et pria l’inconnu de ne pas faire attention aux paroles d’une malheureuse privée de sa raison.

L’étranger n’insista pas davantage et s’en alla.

Il n’y avait pas une heure qu’il était parti, qu’une bande de voleurs vint frapper à la porte des époux Guenoche.

Boniface, qui les avait aperçus, déterra bien vite son trésor, le chargea sur son dos, et se sauva le plus promptement qu’il put, par une porte de derrière donnant sur la campagne.

Sa femme, se croyant obligée de l’imiter, voulut, elle aussi, emporter quelque chose, et ne trouvant à sa portée qu’un sac de pommes de terre s’en empara et suivit son mari.

Lorsqu’ils eurent marché quelques instants, ils comprirent que, chargés comme des baudets, ils ne pourraient aller loin sans être rattrapés ; aussi résolurent-ils de monter dans un arbre pour éviter les voleurs et regarder de quel côté ceux-ci se dirigeraient.

Il y avait justement près d’eux un gros châtaignier, dont les branches n’étaient pas trop élevées, et dans lequel ils grimpèrent en s’entr’aidant.

À peine étaient-ils blottis au milieu du feuillage, que les voleurs arrivèrent acharnés à leur poursuite, et vinrent justement sous l’arbre dans lequel ils étaient montés, parce que de cet endroit on dominait toute la campagne environnante.

Ne comprenant rien à la disparition subite des époux Guenoche les bandits se doutèrent d’un piège et résolurent d’attendre, sous cet arbre même, le retour des fugitifs, qui d’après eux devaient être cachés dans le voisinage.

Qu’on juge de l’effroi de Boniface et de sa moitié, en les voyant s’installer à leur aise sous le châtaignier, allumer du feu, attirer leurs provisions et s’apprêter à faire bombance.

Jeanne l’Hébétée ployait sous son fardeau et sentait les pommes de terre lui briser les épaules et le dos.

Tout à coup, à un mouvement qu’elle fit, le sac, qui était mal attaché, se délia et les tubercules tombèrent comme des bombes sur la tête des voleurs qui, surpris et effrayés, se sauvèrent à toutes jambes.

L’innocente, ravie d’avoir si bien réussi à renvoyer ses ennemis, descendit du châtaignier, et se mit à rire aux larmes en les voyant fuir dans toutes les directions.

Les bandits s’arrêtèrent cependant et eurent honte de leur frayeur. Le moins poltron les rallia et ils revinrent sur leurs pas.

La pauvre hébétée était toujours là qui se tordait à force de rire. Lorsqu’elle les vit, il était trop tard pour se sauver. Les brigands l’entourèrent, s’emparèrent d’elle, l’attachèrent solidement au pied de l’arbre et menacèrent de la tuer si elle ne leur disait immédiatement où s’était caché Boniface.


VI

Jeanne aurait bien voulu ne pas trahir son mari mais comment faire ? sa vie en dépendait.

Elle eut cependant le courage de ne pas prononcer un mot pouvant le compromettre ; seulement elle le chercha des yeux dans le feuillage pour le consulter sur ce qu’elle devait faire, et cette manœuvre seule suffit aux voleurs pour le découvrir. Ils l’aperçurent avec sa sacoche, collé comme un écureuil contre une branche autour de laquelle il tournait comme un pivert, afin de se dérober à leurs regards.

L’un des brigands arma son fusil et menaça de le descendre s’il ne venait aussitôt déposer à leurs pieds le trésor qu’il avait sur les épaules.

Toute fuite était impossible, toute résistance absurde ; aussi Boniface laissa choir en gémissant, sa regrettée valise et descendit au milieu de la bande qui, pour le récompenser, l’attacha au même arbre que sa femme et les laissa là tous les deux, dos à dos, en emportant leur fortune.

Les malheureux eussent sans doute passé la nuit dans cette position gênante, si l’étranger qu’ils avaient rencontré le matin, n’était venu briser leurs liens et dire à Boniface :

« Tu vois, bonhomme, que l’argent volé ne profite jamais. »

Puis il ajouta : « Les brigands eux-mêmes qui viennent de s’en aller avec mon argent n’iront pas loin sans être arrêtés, car j’ai prévenu la maréchaussée qui les attend près d’ici. »

— Qui donc êtes-vous ? » demandèrent-ils.

— Je suis un saint du Paradis, répondit l’inconnu, envoyé par Dieu tout exprès pour voir jusqu’où pouvait aller ton penchant pour le vol. Maintenant que je suis fixé sur ton compte, je te préviens que si tu ne cesses la vie de rapine que tu mènes depuis trop longtemps déjà, tu recevras bientôt le châtiment de tes crimes. »

Après avoir prononcé ces paroles, le saint cessa d’être visible pour les époux Guenoche qui s’en retournèrent chez eux en méditant sur ce qu’ils venaient de voir et d’entendre.

À partir de ce jour, Boniface changea d’existence ; il devint aussi laborieux qu’il avait été fainéant, et voulut, sur le produit de son travail, rendre à tous ses voisins la valeur du dommage qu’il leur avait causé.

Il mourut en saint homme, bénissant Dieu de l’avoir converti.

(Conté par le père Marnel,
facteur à Bain, âgé de 69 ans).


LE MEUNIER DU BOËL


I

Il y avait autrefois, au moulin du Boël, un jeune et beau meunier, appelé Yaume[15] Ballard, qui vivait avec sa mère, dans une maison qu’ils avaient fait construire sur le bord de la Vilaine.

La bonne femme, qui se faisait vieille, et qui désirait voir sa famille augmenter, engageait sans cesse son fils à se marier. Elle fit tant et si bien qu’elle l’y décida, et lui trouva, elle-même, dans un village voisin, une fille sage, vertueuse, et qui semblait convenir en tous points à son gars.

Les accordailles eurent lieu, la noce suivit de près. Tous les parents et amis furent invités, car plus il y a de monde, plus il y a de profit pour les mariés. Il est d’usage, chez nous, que les invités payent, non seulement les frais de la noce, mais toute la batterie de cuisine. Les uns apportent du cidre, les autres du vin, celui-ci un mouton, celui-là une oie grasse, celle-ci un chaudron, celle-là une marmite, etc., etc.

Aussi la fête dura-t-elle tant qu’il y eut à boire et à manger.

Lorsque les gens de la noce furent partis et qu’il ne resta plus le moindre rogaton à grignoter, le mari dit à sa moitié :

« Femme, si tu allais à la fontaine chercher de l’eau pour faire la soupe. Il y a longtemps qu’on n’a entendu le tic-tac du moulin, et il va falloir se remettre à la besogne ; mais auparavant il faut prendre des forces. »

La nouvelle mariée prit aussitôt une cruche et se rendit à la fontaine.

Plus d’une heure s’écoula, et elle ne revenait pas.

Le mari impatienté dit à sa mère : « Allez-donc voir ce que fait votre bru. »

La vieille se dirigea à son tour vers la fontaine, et aperçut Perrine assise sur une pierre, plongée dans des réflexions tellement profondes qu’elle avait oublié le motif qui l’amenait en ces lieux.

« Que faites-vous donc là ? lui cria la vieille. Votre mari vous attend. Dépêchez-vous ! Il ne faut pas le mettre en colère dès les premiers jours de votre ménage. »

— Oh ! répondit la jeune femme, je songe à une chose qui me chagrine ben.

— À quoi donc ?

— Je pense que si j’avons des garçailles comme oui, tous les noms qui sont pris comme oui, quels noms j’leur donnerons-t-y comme oui ?

— En effet, répondit la mère du meunier, la chose est sérieuse et mérite qu’on s’en occupe. Tous les noms tels que Pierre, Jacques, Baptiste, ont déjà été donnés, et je ne vois pas comment nous ferons pour en trouver de nouveaux.

Et la vieille alla s’asseoir près de sa bru, afin de réfléchir plus à l’aise.

Le meunier, exaspéré, s’en fut à son tour vers la fontaine et vit de loin les deux femmes qui semblaient changées en statues, tant leur immobilité était complète.

« Qu’avez-vous donc à ne pas bouger de place ? leur cria-t-il. Vous est-il arrivé malheur ou bien êtes-vous folles ? Voyons, répondez-donc.

— Non, mon ami, dit la mariée. Venez tâcher de nous tirer d’embarras, car enfin, si j’avons des garçailles comme oui, tous les noms qui sont pris comme oui, quels noms j’leur donnerons-t-y comme oui ?

Le pauvre homme, furieux d’une pareille réponse, dit à sa mère : « C’est là la femme que vous m’avez choisie. Merci du cadeau ! Vous pouvez la garder pour vous. Quant à moi, je pars, je quitte ce pays témoin de mon malheur pour aller au loin cacher ma honte. Je ne reviendrai, ajouta-t-il, que si je trouve trois femmes aussi bêtes que la mienne. »

Malgré les larmes de la jeune femme et les supplications de sa mère, il partit sur le champ.


II

C’était par une chaude journée de Juillet, et Yaume gravissait péniblement les coteaux, contrarié de ce qui venait de se passer, le cœur serré de quitter sa vieille mère et le pays qui l’avait vu naître.

Il marchait lentement par cette chaleur accablante.

En passant près d’un village, il vit dans un courtil une vieille femme occupée à frotter des choux avec du saindoux.

— Que faites-vous donc ainsi, ma bonne femme ? lui demanda-t-il.

— Mais monsieur, je graisse mes choux. Hier soir en dînant notre homme me dit que les choux étaient maigres, et pour qu’il ne fasse pas le même reproche aujourd’hui, je les couvrons de graisse, comme vous voyez.

— Ma pauvre vieille, ce que vous faites là ou rien c’est la même chose. Mettez donc plutôt votre saindoux dans la marmite avec vos choux, et votre mari ne se plaindra plus.

— Vous avez p’t’être ben raison, tout de même, répondit la ménagère, qui se mit alors à réfléchir sur ce qu’elle devait faire.

Le meunier se dit en lui-même : « Le mari de cette femme n’est pas mieux partagé que moi ; sa moitié est aussi bête que la mienne. » Puis il continua sa route.

Un peu plus loin, il rencontra dans un chemin creux, au pied d’un arbre, une autre femme qui, avec un bâton, frappait un cochon de toutes ses forces.

— Pourquoi frappez-vous cet animal ? lui demanda le meunier.

— Parce qu’il ne veut pas monter dans ce chêne, pour manger les glands qui s’y trouvent et qu’il est maigre à faire peur, comme vous pouvez en juger.

— Grand Dieu ! que vous êtes simple ! s’écria Yaume. Votre cochon n’est ni un chat ni un écureuil pour pouvoir grimper aux arbres, et vous ne parviendrez jamais à l’y faire monter.

« Tenez, dit-il, faites comme moi, frappez les branches du chêne avec votre bâton pour en faire tomber les fruits, et vous procurerez à votre bête les aliments dont elle a besoin pour se nourrir. »

Et, joignant le geste à la parole, il fit tomber les glands dru comme grêle sous les coups redoublés de son bâton.

« Juste ciel ! que vous êtes malin ! s’écria la paysanne. De quel pays êtes-vous donc pour avoir tant d’esprit ? »

Yaume ne répondit pas et continua son voyage en se disant à part lui : « Voilà une femme encore plus bête que la mienne ! »

L’orage qui menaçait depuis longtemps commençait à éclater, et de grosses gouttes de pluie tombaient du ciel.

Comme il entrait dans un village pour chercher un abri, il aperçut une jeune fille qui pleurait de rage parce qu’elle ne pouvait parvenir à jeter dans un grenier, avec une fourche, des noix qui avaient été mises à sécher au soleil.

Le voyageur resta stupéfait devant ce tableau d’un nouveau genre.

— Quelle est donc, mon enfant, la cause de vos larmes ? lui demanda-t-il.

— Vous le voyez bien, répondit la fillette de plus en plus furieuse de ne pouvoir réussir ; si je ne parviens pas à rentrer ces noix avant la pluie, elles vont être mouillées et ne se conserveront plus.

— Ce que vous dites là est vrai, reprit le meunier ; mais n’auriez-vous pas par hasard un autre instrument qu’une fourche pour faire cette besogne, une pelle par exemple ?

— Si fait. Il y en a cinq ou six dans l’écurie en face de vous.

Le meunier se rendit au lieu désigné ; prit une pelle et dans quelques minutes jeta lui-même toutes les noix dans le grenier.

La paysanne s’extasia sur l’adresse de l’étranger et l’invita à entrer dans la ferme pour se reposer un instant et laisser passer l’orage.


III

La pluie ne dura pas longtemps. Le soleil reparut radieux. Le meunier prit congé de ses hôtes et se rappelant sa promesse du matin, qui consistait à revenir au moulin s’il rencontrait trois femmes aussi naïves que la sienne, il s’achemina vers sa demeure.

Ne vaut-il pas mieux, songeait-il en marchant, endurer chez soi les faiblesses d’esprit de sa femme que de s’en aller, de par le monde, voir et entendre les absurdités de toutes sortes que commettent et débitent des étrangers.

Il arriva au Boël où sa mère et sa femme, espérant bien le voir revenir à chaque instant, l’attendaient avec impatience.

Une bonne soupe au lard cuisait sur le feu et répandait une odeur qui vint chatouiller agréablement, les narines du nouveau marié.

Vraiment ému, le meunier embrassa tout le monde et raconta, en mangeant sa soupe, les singulières rencontres qu’il avait faites dans la journée.

À partir de ce moment, jamais ménage ne fut plus heureux, et les nombreux enfants que le ciel envoya aux jeunes époux eurent tous des noms chrétiens, malgré les appréhensions de la meunière qui craignait tant comme oui que tous les noms fussent pris comme oui.

(Conté par Julien Guillou,
pêcheur d’anguilles, à Pont-Péan, âgé de 72 ans.)


LE TAILLEUR ET LE COUVREUR


I

Un couvreur et un tailleur, qui habitaient le rez-de-chaussée de la même maison, se détestaient cordialement et passaient leur vie à se vexer l’un et l’autre et à se jouer tous les tours imaginables.

Le premier, dont la profession était plus lucrative que celle de son voisin, s’était payé le luxe d’un petit jardin qu’il cultivait, matin et soir, avant et après sa journée.

Le second, pauvre boiteux, qui, à cause de son infirmité s’était vu obligé d’apprendre le métier de tailleur de campagne, — métier qui vous empêche tout juste de mourir de faim, — supportait sa misère en chantant des chansons.

Comme toutes les personnes à la vie sédentaire, ce pauvre diable avait éprouvé le besoin d’avoir près de lui un être pour le distraire. Il n’avait choisi ni un chat, ni un chien, ni un serin, mais bien une poule, qui lui tenait société et mangeait les miettes de pain tombées par terre.

Il arrivait souvent que la poule n’ayant pas suffisamment de nourriture à la maison, s’en allait dans le jardin du voisin picorer les salades et dévaster les plates-bandes.

Le couvreur la surprit plusieurs fois en flagrant délit de vol, et, furieux, la chassa à coups de pierres, et invita le tailleur à la renfermer.

Il ne fut tenu aucun compte de l’observation ; aussi un jour — cela devait arriver — la malheureuse bête fut prise à un piège, plumée et mise à la broche.

Le couvreur, après avoir commis cette mauvaise action, vit le tailleur à sa fenêtre et lui cria :

« Voisin ! Trop gratter cuit ! »

L’infortuné boiteux ne comprit pas tout d’abord ce que signifiaient ces mots : Trop gratter cuit ! mais ne voyant pas rentrer sa poule, la vérité se fit jour dans son esprit.

« C’est cela, s’écria-t-il tout piteux, ma pauvre bête qui, tout à l’heure, était à gratter son jardin, est sans doute à cuire en ce moment. »

Pour s’en assurer, il appela sa poule de toutes ses forces, lui prodigua les noms les plus tendres, mais ne réussit pas à la faire revenir.

La perte de cette bête lui causa un véritable chagrin, et lui suggéra des idées de vengeance.

Profitant de l’absence du voisin, qui était allé à sa journée, il voulut s’assurer si ce qu’il supposait était vrai, et imagina, à cet effet, le stratagème suivant : il se rendit près de la femme du couvreur, restée seule à la maison, et arriva tout essoufflé, pouvant à peine parler, la figure à l’envers, lui annoncer qu’un affreux malheur était arrivé à son mari.

« Il est tombé du haut d’un toit, lui dit-il, et vous appelle à grands cris avant de rendre son âme à Dieu. »

La malheureuse femme s’arracha les cheveux de désespoir, et courut bien vite vers l’endroit où son mari était allé travailler.

Pendant ce temps le tailleur, qui avait reconnu sa poule à la broche, s’en empara prestement, remplit de cidre un énorme piché (vase en grès, très en usage en Bretagne), et déroba une douzaine de galettes de blé noir qui venaient d’être faites à l’instant. Puis il se sauva chez lui et mangea sa poule pour se consoler de l’avoir perdue.


II

Le petit boiteux était en train de faire bombance aux dépens de son ennemi, quand celui-ci, du haut de son toit, aperçut sa bonne femme pleurant, levant les bras au ciel et courant à toutes jambes.

« Que peut-elle bien avoir ? se demandait-il, pour laisser son rôti brûler, juste au moment où je me disposais à l’aller manger ? »

— Oh ! mon pauvre homme ! criait la femme, fasse le ciel qu’il ne succombe pas à ses blessures, ou ne reste pas estropié pour le reste de ses jours, que deviendrions-nous grand Dieu !

— Qu’as-tu donc, femme, à gémir ainsi ? demanda le couvreur en descendant les barreaux de son échelle.

— Comment ! répondit-elle, te voilà sain et sauf lorsqu’on vient de m’annoncer que tu étais mourant ?

— Et qui t’a dit cela ?

— Mais le tailleur, parbleu ! Existe-t-il au monde un singe plus méchant que lui ?

— Tu n’as pas compris, sotte que tu es, reprit le couvreur, sentant son rôti lui échapper, qu’il est venu reprendre sa poule à la broche ?

— Hélas ! s’il n’a pris que cela ? ajouta la femme d’un air consterné.

— Il me le payera ! murmura le couvreur en méditant une revanche.

Tous les deux s’en retournèrent, l’oreille basse ; et comme ils étaient obligés de passer sous la fenêtre du tailleur, celui-ci qui les guettait leur cria en les voyant :

« Trop parler nuit ! »


III

Habitué à ne boire que de l’eau et à ne manger que du pain sec, le tailleur qui avait absorbé le piché de cidre, le poulet tout entier, et les douze galettes chaudes, ne tarda pas à se sentir gêné. Le malaise fut toujours croissant et l’indisposition arriva à un tel point que le voisin entendit bientôt les soupirs et les plaintes du gourmand.

Au lieu de lui porter secours, le couvreur s’en fut en ricanant entr’ouvrir la porte, lui demander de ses nouvelles, et lui dire d’un air goguenard :

« Eh bien ! voisin, trop manger fait mal au ventre ! »

« Je me vengerai ! » avait répondu le petit tailleur en se tordant sur son grabat.

Et c’est en effet ce qui arriva.

La femme du couvreur, quoique bonne ménagère et aimant son mari de tout son cœur, était ce qu’on appelle en Bretagne une estropiée de cervelle, c’est-à-dire d’une intelligence tellement bornée que cela frisait l’idiotisme.

Un jour que son mari et elle avaient tué un cochon — ce qui se fait chaque année dans tous les ménages à l’aise — le couvreur en le mettant dans le charnier disait après chaque couche de lard bien rangée et bien recouverte de sel :

« Voilà pour Janvier, voilà pour Février, voilà pour Mars, » etc.

Le tailleur, qui, de sa chambre, entendait les réflexions du voisin, se dit en lui-même :

« Tiens, il serait facile de lui jouer un nouveau tour. »

Il réfléchit toute la nuit, et le lendemain, déguisé en mendiant, et profitant de l’absence du couvreur, il se présenta chez ce dernier pour demander l’aumône.

« N’arrêtez pas, lui répondit la ménagère, nous sommes de pauvres gens qui n’avons pas le moyen de faire la charité.

— Comment ! reprit le faux mendiant, vous n’avez rien à donner au bonhomme Janvier ?

— Si fait, dit-elle ; si vous vous appelez Janvier, j’ai quelque chose pour vous.

Et elle remplit son bissac de morceaux de lard.

Un instant après le tailleur, sous un autre déguisement retourna chez la bonne femme, et d’un air suppliant la pria de l’assister.

— Vous vous trompez, mon pauvre homme, nous sommes trop misérables nous-mêmes pour secourir les autres, et nous ne pouvons rien vous donner.

— Vraiment, vous n’avez rien pour le vieux père Février ?

— Si fait, répondit-elle ; si vous vous appelez Février, j’ai quelque chose pour vous.

Et elle lui donna une seconde couche de lard.

Il en fut de même pour Mars, Avril, Mai, etc ; et quand le couvreur rentra, sa femme lui fit part des nombreuses visites qu’elle avait reçues et lui montra le charnier vide.

Une scène violente eut lieu entre le mari et la femme.

« Il faut que tu sois bien innocente[16] tout de même, ma pauvre femme, dit le couvreur, pour t’être laissée duper de la sorte. Tu n’avais donc pas compris que lorsque je disais : « Voilà pour Janvier, voilà pour Février, j’entendais par là que chaque couche de lard devait nous suffire pendant le mois que je désignais ? »

« Ma foi non », répondit-elle naïvement.

Le couvreur supposa bien que le tailleur ne devait pas être étranger à l’aventure ; mais il n’avait pas de preuves. Il ne lui en garda pas moins rancune, ainsi que nous le verrons tout à l’heure.


IV

À quelque temps de là, les deux ennemis étaient à travailler chez une grosse fermière des environs.

Le couvreur, tout en installant ses échelles dans la cour de la ferme, dit à la ménagère, qui était venue causer un instant avec lui :

— Vous n’avez donc pas craint de prendre ce petit tailleur en journée chez vous ?

— Non ; et pourquoi cela ?

— Vous ignorez donc qu’il est enragé ?

— Enragé ! Vous plaisantez.

— Pas le moins du monde, continua le couvreur, et il peut vous arriver les plus grands malheurs si vous n’exécutez pas, de point en point, ce que je vais vous conseiller.

— Dites bien vite ! répondit la fermière effrayée.

— Eh bien, lorsque vous le verrez couper son fil avec les dents, assénez-lui aussitôt un vigoureux coup de manche à balai derrière la tête, ou sans cela il sautera sur vous pour vous mordre.

— Dieu du ciel ! serait-ce possible ?

— Vous voilà prévenue, ajouta le couvreur en grimpant sur son toit. Faites maintenant ce que vous voudrez.

Comme beaucoup de tailleurs, le petit boiteux coupa son fil avec les dents, et la fermière, encore sous l’impression des paroles du couvreur, sauta, comme une furie, sur son balai, et avant que le pauvre boiteux eût pu proférer une seule parole, elle lui donna un si solide coup de bâton derrière la tête, qu’elle l’étendit sans connaissance à ses pieds.

En le voyant dans cet état, la fermière, qui naturellement n’était pas méchante, regretta sa vilaine action et donna tous ses soins au malheureux.

Étant d’une force peu commune, elle lui avait allongé un si terrible coup, que le petit couturier ne recouvra ses sens qu’au bout de quelques heures. Lorsqu’il put enfin parler, il demanda d’une voix presque éteinte ce qu’il avait fait pour recevoir une pareille correction. La fermière lui raconta alors son entrevue avec le couvreur, et le boiteux, tout souffrant qu’il était, oublia son mal pour se venger immédiatement de son ennemi.

« Tout ce que vous a révélé mon voisin, lui dit-il, est malheureusement vrai. Je suis enragé, bien enragé ; et si vous ne m’attachez pas tout de suite avec une corde d’une solidité extrême, je serai capable dans un instant, de vous dévorer.

« Tenez, continua-t-il, allez bien vite dans la cour, prenez cette énorme corde qui pend à l’échelle du couvreur, et revenez me lier les pieds et les mains. »

La bonne femme éperdue, courut détacher de l’échelle la corde qui retenait l’échafaud du couvreur sur le toit, et aussitôt ce dernier fut précipité par terre. Dans sa chute, il se brisa une jambe et s’enfonça deux ou trois côtes.

Le tailleur ayant de nouveau perdu connaissance, les deux ennemis furent placés sur un brancard et transportés, dans la même charrette à l’hôpital de la ville voisine.

On les mit l’un près de l’autre, dans des lits d’où ils purent converser lorsqu’ils entrèrent en convalescence. Ils se rendirent bientôt quelques petits services, et en vinrent, en riant, à énumérer toutes les misères qu’ils s’étaient faites, et convinrent enfin qu’ils avaient été bien sots de se nuire de la sorte.

Leur guérison s’effectua en même temps, et ils s’en retournèrent chez eux se donnant le bras comme de vieux amis, et se promettant bien de rester unis le reste de leurs jours.

(Ce conte a été recueilli à la Guerche
par M. More, agent-voyer de canton.)


JACQUES ROBERT A LA PORTE DU PARADIS


I

Il est d’usage, dans nos campagnes, de faire dire une messe le jour du premier anniversaire de la mort d’un parent.

Cette cérémonie s’appelle : Service de bout de l’an.

Or, un an après le décès de Jacques Robert du village de la Faroulais en Guichen, on célébrait en cette commune, pour le repos de l’âme du défunt, la messe en question.

Jacques avait laissé, en mourant, une veuve et un fils. Ce dernier, du nom de Jean-Pierre Robert, vicaire à Noyal-sur-Seiche, était arrivé la veille au soir chez sa mère, et tous les deux assistaient à l’office.

La messe terminée, les Messieurs prêtres — comme on dit chez nous — firent bon accueil au jeune abbé, et le curé l’invita même à dîner au presbytère. M. Robert accepta et laissa sa mère s’en retourner seule au village.

C’était en Novembre, c’est-à-dire à l’époque des jours tristes et sombres ; la bonne femme tout impressionnée de la cérémonie religieuse s’en allait en songeant au passé, à son enfance sitôt écoulée, à sa jeunesse, à son mariage avec Jacques si tendre et si bon. Elle se voyait encore fraîche et parée au bras de son époux. Que de fois n’avait-elle pas parcouru gaîment ce même chemin qui lui semblait si désolé aujourd’hui ! En comparant son isolement aux joyeux propos d’alors de grosses larmes coulaient le long de ses joues creuses et tombaient sur sa piécette[17].

Lorsqu’elle fut arrivée dans sa chaumière, elle se laissa choir sur une chaise et se mit à sangloter en regardant, dans un coin de la cheminée, le petit banc de bois sur lequel son pauvre homme passait les soirées d’hiver à fumer sa pipe.

La vieille était ainsi depuis quelques instants plongée dans sa douleur, lorqu’un étranger entr’ouvrit la porte et entra tout doucement.

C’était un petit homme à l’air doux et poli, vêtu comme un bourgeois ; il s’approcha de la veuve et lui demanda d’une voix onctueuse quel pouvait être le sujet d’un aussi grand chagrin.

— Ah ! Monsieur, dit-elle en gémissant plus fort, je pense à mon cher défunt homme Jacques Robert, que le bon Dieu m’a enlevé l’an passé. Je ne puis me consoler d’un pareil malheur. Si, au moins, j’étais sûre qu’il fût dans le Paradis, je serais moins affligée. Il devrait bien y être, car, de son vivant, il était tellement bon qu’il n’aurait pas voulu faire de mal à une mouche.

— Brave femme ! reprit l’étranger, je puis vous donner des nouvelles de votre mari. J’arrive du Paradis où j’ai obtenu à grand’peine une permission de quelques jours pour venir dire à ma mère, qui habite les environs de Redon, que je suis dans le ciel au nombre des élus.

Comme je sortais du Paradis, j’ai aperçu à la porte de ce lieu de délices un pauvre homme qui m’a paru bien à plaindre, et qui suppliait saint Pierre de le laisser entrer.

Le grand portier ne s’est point laissé attendrir et lui a déclaré nettement qu’il ne l’admettrait que lorsqu’il serait décemment habillé. Saint Pierre, qui semble le connaître depuis longtemps déjà, l’appelait Jacques Robert, et je vois à présent que c’est votre homme qui est là bien désolé d’être exclu du séjour des bienheureux.

— Mon Dieu ! qu’a-t-il donc fait ?

— Rien, répondit le saint. Seulement Jacques est dans un bien triste état : il n’a pour se couvrir le corps qu’un méchant drap de lit percé en maint endroit, et un pareil costume est prohibé dans le Paradis.

L’hiver commence à se faire sentir là-bas comme ici, et le pauvre diable grelotte de froid. Il a les mains et les pieds couverts d’engelures.

— Ô ciel ! s’écria la bonne femme, que mon Jacques doit souffrir, lui qui était si friloux[18]. Quand je l’avions à la maison, il était toujours gelé et se fourrait dans la cheminée pour se chauffer à son aise. Malgré cela, ses mains et ses pieds étaient crevés par le froid. Il n’avait pas moins un pouillement ben cossu[19], un bon bonnet de laine pour se garantir les oreilles, un gros gilet de tricot, un caleçon et des bas bien chauds, ce qui ne l’empêchait point d’être gueroué[20]. La nuit il me fallait lui envelopper les jambes dans mon tablier de demi-laine pour les dégourdir.

Mais vous, mon bon monsieur, reprit la veuve Robert, vous aviez donc d’z’habits comme il en faut dans la société des saints ?

— Mais oui, ma bonne femme, sans cela je n’aurais pas été reçu dans le ciel. Quand on m’enterra, l’on eut soin de mettre dans ma bière un habillement complet, de l’argent, du tabac, en un mot tout ce qui m’était indispensable.

— Ah ! mon doux Jésus ! qui aurait su cela ? J’aurions si ben mis toutes ses galicelles[21] les plus propres pour que notre Jacques ne soit pas arrêté en chemin. S’il avait encore sa pipe et son tabac, ça le réchaufferait toujours un brin.

— Estimable femme, dit l’inconnu, je veux vous être agréable : si vous avez quelque chose à faire parvenir à votre mari, je m’en chargerai volontiers. Je retourne dans quelques jours dans le Paradis, et je lui porterai tout ce que vous voudrez.

— Cher saint homme du bon Dieu, répondit la vieille, que vous me faites donc plaisir. Comme je suis aise de pouvoir profiter de l’occasion qui m’est offerte de soulager mon époux. Je cours vous chercher un petit paquet.

La vieille revint un instant après avec une veste de belinge[22] toute neuve, que son mari avait fait faire peu de temps avant sa mort.

— Tenez, dit-elle, en la présentant à l’étranger, v’là qui sera chaud et qui permettra à mon défunt Jacques de passer la mauvaise saison sans trop souffrir du froid.

— Il n’y a qu’un malheur, répondit l’inconnu, c’est qu’on ne porte point d’étoffe comme cela dans le Paradis. Il faut du drap et de bonne qualité.

— Mon Dieu ! dit la veuve Robert, comment faire ? j’ai bien dans une armoire un habit de drap fin, mais il est à mon fils le prêtre ! Ma foi, tant pis, je vas vous le donner tout de même. Le gars aimait tant son père qu’il ne m’en voudra pas de vous l’avoir remis pour lui.

— Ce vêtement peut aller, répondit le saint, en l’examinant avec soin ; mais il faudra des chemises, — une douzaine au moins — et en toile fine, une douzaine de mouchoirs de poche, une paire de souliers, une douzaine de paires de bas de laine, et des bonnets de nuit.

— J’ai tout cela, dit la bonne femme, et je vas vous le bailler. C’est pourtant à mon fils le prêtre !

Et la veuve Robert présenta à l’étranger d’excellentes chemises, une douzaine de grands mouchoirs de poche à carreaux, une paire de souliers, à boucles d’argent, des bas en laine de brebis, etc.

— C’est très bien, reprit le voyageur, mais ça ne suffit pas, voyez-vous, j’aime autant vous le dire tout de suite, car vous ne trouverez probablement jamais une pareille occasion de faire le bien à votre époux.

— Que faut-il donc encore saint homme de Dieu ?

— Avec les effets que vous me confiez pour lui remettre, Jacques Robert sera à coup sûr admis dans le Paradis. Mais c’est que dans ce pays la vie est très chère depuis quelque temps. Ainsi le tabac, par exemple, vaut le double de ce qu’il coûte ici. Puis les vêtements ne sont pas non plus bon marché parce que nous n’avons qu’un marchand d’habits pour tout le monde, et le gaillard abuse de la situation.

Il faudrait donc, continua-t-il, que votre mari ait à sa disposition une petite somme d’argent pour acheter son tabac et renouveler ses vêtements quand ils viendront à s’user.

— C’est vrai, dit la bonne femme, je n’y pensais pas ; et je ne veux cependant point qu’il soit à plaindre dans l’autre monde, lui qui était si bon pour moi.

Elle se dirigea vers son armoire, et tira d’un vieux bas trois cents francs qu’elle remit à l’inconnu.

— C’est bien peu, dit-il, en comptant l’argent. Il en faudrait au moins le double, tout est si cher dans le Paradis.

— Jésus ! s’écria la veuve Robert en soupirant, j’ai bien encore dans un coin de mon armoire de petites éliges[23] que je conservais pour payer ma ferme. Il y a six cents francs environ, je vas vous les bailler. Quand mon fils le prêtre saura que j’ai tout donné ce que je possédais pour soulager son père, il ne m’en voudra pas, je l’espère bien, et il me dédommagera des sacrifices que je fais.

Le saint dit, en serrant la bourse que lui offrait la veuve : « Jacques Robert sera au comble de la joie lorsqu’il recevra cela. Je vous assure, continua-t-il, que quand saint Pierre le verra tout de neuf habillé il s’empressera de le faire entrer dans le royaume des cieux. »

Le messager céleste fit un ballot des effets de l’abbé et après une foule de signes de croix, prit congé de la vieille qui le conduisit jusqu’à la porte, en le comblant de bénédictions et en lui recommandant d’embrasser et de dire mille choses de sa part à son pauvre défunt.


II

Le déjeuner commencé à midi au presbytère de Guichen s’était prolongé assez tard dans la vesprée, ces messieurs aiment tant à causer lorsqu’ils sont à table et qu’ils ont le temps. Aussi quand le jeune vicaire rentra à la brune dans sa chaumière il y avait environ une heure que le voyageur était parti.

L’abbé fut étrangement surpris de voir sa mère toute rayonnante de joie, lui qui appréhendait de la trouver dans les larmes.

— Qu’avez-vous donc ? mère, dit-il en entrant, vous semblez bien joyeuse !

— Ah ! notre gars, répondit la vieille, que n’arrivais-tu plus tôt, tu aurais rencontré un saint qui est venu me donner des nouvelles de ton défunt père.

Figure-toi que Jacques est à la porte du Paradis et ne peut y entrer parce qu’il n’a qu’un drap pour le couvrir ; saint Pierre exige un habillement complet. Pour sûr, mon gars si tu avais entendu comme moi raconter les misères de Jacques là-haut, tu aurais pleuré, ça fendait le cœur ! Quand je pense qu’il souffre ainsi depuis un an ! Pas seulement une hanne[24] à mettre quand il fait froid ! Et tu sais comme moi s’il était frilou, ton pauvre défunt père.

— Mais quel est donc ce saint, ma mère, dit le jeune prêtre, qui vous a donné de pareilles nouvelles ?

— Ah ! mon fils c’est un grand saint, je t’assure. Si au moins tu l’avais ouï prêcher. Il va jusqu’à Redon pour retourner ensuite dans le Paradis. Il a bien voulu se charger d’un paquet pour mon homme ; aussi je lui ai baillé tes chemises, tes bas, tes mouchoirs et ton habit. J’ai pensé, mon gars, que tu avais trop bon cœur pour laisser notre pauvre Jacques guerouer à la porte du bon Dieu.

— Certainement, ma mère, vous avez bien fait mais n’avez-vous rien donné autre chose ?

— Si, mon Jean, ne me gronde pas. Tout est si cher dans le ciel, m’a dit le saint, que je lui ai remis cent écus que j’avais dans mon armoire depuis longtemps et aussi les six cents francs que j’avais éligés pour payer notre ferme. Que veux-tu, ton défunt père pourra fumer au moins sa pipe lui qui aimait tant cela, et acheter des habits neufs quand ceux que je lui envoie seront usés.

— J’aurais été bien aise de voir votre saint, ma mère, reprit l’abbé, pour le remercier de vouloir bien se charger d’une pareille commission pour mon père.

— Il n’y a pas plus d’une heure qu’il est parti, répondit la bonne femme. Je l’ai vu prendre le chemin de Redon. Ton cheval est défatigué, et si tu veux le rattraper il en est encore temps, chargé comme il est, je suis certaine qu’il n’est point rendu au pont du Canut.


III

Jean-Pierre Robert n’écoutait plus sa mère et galopait déjà de toute la vitesse de sa bête sur la route de Redon.

La vieille l’admirait, et s’écriait : « Pauvre gas, comme il est content d’entendre parler de son père ! »

À une lieue de Guichen, Jean aperçut le fripon qui cheminait péniblement avec son fardeau sur les épaules.

Au bruit des pas du cheval de l’abbé, notre homme se détourna et, comprenant l’imminence du danger, franchit d’un bond un fossé qui le séparait d’un grand champ d’ajoncs où il se cacha.

Le prêtre qui l’avait suivi des yeux se disait en lui-même : « Je te tiens, coquin, tu vas me rendre ce que tu as volé à ma mère ». Et il lança sa monture jusqu’au bord du landier.

Descendre de cheval, attacher la bête à la barrière du champs et retrousser sa soutane, fut l’affaire d’un instant. Il fureta ensuite de tous côtés dans la lande pour découvrir le voleur.

Tandis qu’il était occupé à scruter minutieusement chaque touffe d’ajoncs, le fin voleur avait réussi à se glisser jusqu’à l’endroit où était attaché le cheval, et, dénouant le licol, plaçant son ballot sur le devant de la selle, il enfourcha l’animal qui, cravaché jusqu’au sang, se sauva comme s’il avait le feu au derrière.

L’abbé, las de parcourir inutilement le landier qui lui écorchait les jambes, regagna la barrière ; mais resta bien déconfit en ne voyant plus de cheval. Il comprit malheureusement trop tard qu’il était encore dupe de cet effronté fripon. Tout penaud, le jeune prêtre revint à la Faroulais où, sa mère qui l’attendait sur le seuil de la porte lui demanda s’il avait rattrapé le saint.

— Oui, dit-il, et comme il était très chargé, je lui ai offert mon cheval pour lui permettre de retourner plus vite dans le Paradis. »

(Conté par Constant Tual,
couturier à la journée, à Bain).


MON DIEU, MON DIEU, QUAND J’IRONS-TI DANS LE PARADIS ?

Une vieille bigote de la paroisse de Bruz s’en allait tous les soirs à l’église, se prosternant la face contre terre, et terminait chaque fois sa prière en répétant à haute voix :

« Mon Dieu, Mon Dieu, quand j’irons-ti dans le paradis ? »

Le bedeau chargé de fermer les portes du Saint-Lieu fut obligé à plusieurs reprises d’inviter la fille à s’en aller ; mais elle y mettait tant de mauvaise volonté que le pauvre homme trouvait souvent sa soupe froide en rentrant au logis.

Pour se venger, il résolut de jouer un tour à la vieille, et pour cela il se concerta avec le sonneur de cloches.

Un soir que la bonne femme répétait en-encore : « Mon Dieu, Mon Dieu, quand j’irons-ti dans le paradis ? » les hommes qui étaient montés dans le clocher répondirent : « Demain, ma fille ».

La vieille se leva, rayonnante de joie, et courut bien vite dans le village annoncer la bonne nouvelle à ses voisines.

— Venez demain matin chez moi, leur dit-elle, pour vous partager tout mon mobilier.

Le lendemain soir, elle se rendit à l’église où le bedeau et les sonneurs avaient attaché à l’extrémité d’une corde traversant la nef, un callebasson sorte de grand panier profond dans lequel on l’invita à monter.

— Faut-il garder mes sabots ? cria-t-elle.

— Oui, gardez tout, répondit le bon Dieu. Elle s’installa commodément dans son panier et cria : « Tirez à vous ! »

L’ascension s’opéra aussitôt ; mais une fois que la vieille fut arrivée à la nef ils lâchèrent la corde et la fille descendit plus vite qu’elle n’était montée.

Furieuse elle sortit de son panier en disant : « Je ne l’aurais jamais cru, mais il y a des mauvaises gens dans le ciel comme sur la terre. » Et elle s’en retourna dans son village réclamer tout ce qu’elle avait donné le matin à ses voisines. Celles-ci lui répondirent : « Ma fille, fallait rester dans le paradis ; ce que tu nous as donné est bien à nous. »

(Conté par Fine Daniel, fermière à Bruz.)


SAINT COURT-EN-BRUYÈRE, SAINT TIRE-AU-JOUG ET SAINT BÊLANT.

Au temps jadis, vivait dans une petite bourgade située sur les bords de la Vilaine un brave homme de curé qui était toujours à court d’argent, parce qu’il donnait beaucoup aux pauvres.

Les notables de la paroisse vinrent un jour le trouver à son presbytère et lui dirent : « Monsieur le Recteur (c’est ainsi qu’on appelle les curés chez nous), les lieux de pèlerinage sont une cause de richesse pour les pays où ils se trouvent, et nous avons songé que, si nous possédions des reliques de saints en renom, nous pourrions attirer chez nous de nombreux étrangers qui nous apporteraient leur argent. »

— Bien pensé, mes amis, répondit le curé ; mais les reliques de saints sont rares et coûtent cher.

— Nous nous en doutions, monsieur le Recteur ; aussi avons-nous fait une collecte qui a réussi au-delà de toute espérance. Nous vous apportons le montant de cette quête, en vous priant de faire diligence pour nous procurer au plus vite les reliques que nous désirons. Nous annoncerons leur arrivée en grande pompe, ainsi que la cérémonie à laquelle elles donneront lieu et les brillantes fêtes qui suivront.

Le bon curé prit le magot avec la ferme résolution de se mettre en campagne pour découvrir les saintes reliques. Mais il ne tarda pas à avoir besoin d’argent pour ses pauvres. Bientôt, hélas ! le produit de la quête fut englouti !

Des mois et des mois s’écoulèrent et tous les jours les bonnes gens disaient à leur pasteur : « Eh bien ! monsieur le Recteur, aurons-nous bientôt nos reliques ? »

— Oui, mes enfants, je suis en pourparlers avec des moines qui doivent me les procurer, et j’espère qu’ils me les apporteront prochainement.

Malgré cela les reliques n’arrivaient point, et les ouailles du curé commençaient à murmurer.

Ne pouvant plus différer davantage, le pauvre pasteur qui se voyait dans l’impossibilité de rendre l’argent qu’il avait reçu annonça à ses paroissiens que les reliques tant désirées étaient arrivées, et fixa au dimanche suivant la date de la cérémonie.

Les braves gens ne se possédaient pas de joie et colportèrent la nouvelle dans tout le pays.

Le curé, pour se tirer d’embarras, prit des os de lièvre, de bœuf et de mouton, les fit bouillir, nettoyer, blanchir, les entoura de bandelettes et, finalement, les plaça séparément, dans trois vieux reliquaires qu’il avait pu se procurer d’un colporteur, en échange de calices et de ciboires hors de service.

Au jour dit, les cloches sonnèrent à toute volée, les femmes parées de leurs plus belles toilettes, les hommes en habits de fête, arrivent en foule à l’église, se pressent, se heurtent pour approcher de l’autel sur lequel sont déposés les trois reliquaires.

La messe d’actions de grâces est célébrée, l’église retentit de chants d’allégresse, puis enfin le curé monte en chaire et s’exprime ainsi :

« Mes chers frères, j’ai sans doute bien tardé à vous procurer les reliques que vous attendiez avec tant d’impatience ; mais c’est qu’aussi je voulais avoir, pour notre paroisse les restes des plus saints martyrs de la foi chrétienne, de ceux-là, qui, ayant le plus souffert ici-bas, sont à même, là-haut, de nous attirer les célestes bénédictions de Dieu.

« J’y suis arrivé, non sans peine, mes chers frères, et les reliques sacrées que vous avez sous les yeux sont celles que j’ai cru devoir choisir.

« Le premier reliquaire renferme un fragment de tibia du bienheureux saint Court-en-Bruyère. Toute sa vie, mes frères, ce saint a été en butte aux méchancetés des hommes. Il a été chassé et pourchassé partout où il est allé. Bien que réfugié au milieu des champs et des bois, où il ne vivait que de légumes et de racines sauvages, il a été traqué de buissons en buissons comme une bête fauve. Toute son existence n’a été qu’un long supplice, et il est mort lâchement fusillé. Priez-le donc souvent, mes frères, car ce fut un grand saint.

« Le second reliquaire contient les restes mortels du bienheureux saint Tire-au-Joug.

« Celui-ci, mes frères, fut la bonté même, la mansuétude incarnée. Il n’est pas de service qu’il n’ait rendu au genre humain. Aidant le laboureur, dès l’aube matinale, à creuser le sillon large et profond qui devait contenir les richesses de la vie, il a travaillé jour et nuit comme un pauvre mercenaire. En récompense de ces durs labeurs, il a été battu, fouetté, aiguillonné jusqu’au sang, et cruellement assommé ! Honorez, honorez, mes frères, ses restes vénérés que vous devez être fiers de posséder.

« Dans le dernier reliquaire sont les côtes du bienheureux saint Bêlant » Oh ! celui-là, mes frères, invoquez-le souvent et vous en serez récompensés.

« Doux comme l’agneau du Sauveur, il a toute sa vie pratiqué le symbole de la charité chrétienne, il s’est dépouillé de tout ce qu’il possédait pour vêtir les hommes et les préserver de la froidure. Et vous croyez sans doute, mes frères, qu’ils ont été reconnaissants envers lui du bien qu’il leur a fait. Erreur ! Oh ! ingratitude humaine ! ils l’ont traîne au supplice comme un vil scélérat, ils l’ont conduit à la boucherie, et là il a été ignominieusement égorgé !

« Oh ! mes chers frères, bénissons Dieu ; remercions-le d’avoir permis que nous fussions sous la protection de pareils saints, et chantez avec moi les cantiques les plus beaux. »

Après cette allocution, le digne Pasteur descendit de la chaire, acheva la cérémonie au milieu de la joie la plus complète, et depuis ce temps on célèbre tous les ans, à pareille époque, les fêtes des trois illustres martyrs saint Court-en-Bruyère saint Tire-au-Joug et saint Bêlant.

(Recueilli par Victor Hamon,
percepteur à Saint-Hilaire des Landes).


LE CURÉ GOURMAND

Un curé, d’un petit bourg de l’Ille-et-Vilaine, était extrêmement gourmand et aimait par-dessus tout l’oie grasse.

Un jour il dit à sa bonne :

— Il faudra que nous mangions une oie à nous deux. Chaque fois que tu en mets une à la broche, il nous arrive cinq à six convives, et c’est à peine si chacun de nous peut y goûter.

— C’est une affaire convenue, répondit la bonne, et pour qu’on ne voie pas l’oie à la cuisine, je la ferai rôtir dans votre chambre.

Le jour où l’oie fut servie sur la table, pour être mangée par le curé et sa bonne, ils aperçurent, venant de la campagne, toute une bande d’ecclésiastiques qui s’invitaient, sans façon, comme cela se pratique d’habitude dans les presbytères.

Le curé, les apercevant le premier, s’écria : « Cache l’oie, ma fille, voici de la compagnie qui nous arrive. »

En allant ouvrir la porte à ses confrères, l’infortuné prêtre prit un air souffrant et leur dit :

— Oh ! mes amis, comme vous arrivez mal aujourd’hui ! Je suis malade, très malade même, incapable de vous recevoir, et, d’ailleurs, je n’ai rien à vous donner à déjeuner.

— Nous le regrettons, répondirent les prêtres en faisant la grimace, ce sera pour une autre fois ; nous allons aller demander l’hospitalité dans un autre presbytère où nous serons peut-être plus heureux.

— C’est cela, mes amis.

Aussitôt qu’ils furent partis, le curé dit à sa bonne.

— Où as-tu mis l’oie ?

— Vous ne devineriez jamais où je l’ai cachée !

— Dans le cellier ?

— Non.

— Sous ton lit ?

— Non, non, vous ne la trouveriez jamais.

— Enfin, où est-elle ?

— Sous la nappe de l’autel, dans l’église.

Le presbytère était contigu à l’église et une porte y donnait accès.

Des couvreurs, occupés à réparer le toit de l’église, avaient senti l’odeur de l’oie, et étaient descendus voir d’où venait ce parfum alléchant. Trouvant la bête cuite à point, ils l’avaient dévorée à belles dents, et placé les os dans les mains des saints de l’autel.

Le curé dit à sa servante : « Va vite chercher l’oie que nous nous régalions. »

La fille y alla et revint aussitôt en criant au miracle ! « Les saints, dit-elle, ont mangé l’oie ! »

Le prêtre se rendit à son tour dans l’église, et lorsqu’il vit les saints brandissant les tibias de l’oie, il se prosterna la face contre terre, demandant à Dieu pardon de sa gourmandise, ne doutant pas que c’était une punition du ciel.

Conté par Nenotte Jumel, âgée de 68 ans,
couturière à la journée (Bain).


LES DEUX OREILLES DU CURÉ

Au temps jadis, un riche fermier de la paroisse de Bazouges-du-Désert, ayant tué deux perdrix, invita son curé à venir les manger avec lui. Le prêtre accepta.

Au jour fixé, le paysan dit à sa femme : « J’ai invité notre recteur à diner, et voici deux perdrix que tu vas mettre à la broche. »

La fermière, aussitôt, alluma un bon feu, retroussa ses manches jusqu’aux coudes, et se mit à la besogne ; c’était une bonne cuisinière ; mais, comme gourmande, elle n’avait pas sa pareille à dix lieues à la ronde.

Lorsque les perdrix furent cuites à point, elles dégagèrent un parfum qui vint agréablement chatouiller les narines de la bonne femme. Or, bientôt elle n’y tint plus. « Faut bien que je les goûte après tout. » pensait-elle ; et, ma foi, elle détacha une cuisse de l’une des perdrix, qu’elle savoura avec délices. Une fois que son palais fut imprégné du jus de l’oiseau, ce fut fini : elle mangea l’autre cuisse puis les deux ailes, et enfin la carcasse.

Au même instant, elle aperçut le curé qui arrivait tranquillement, en lisant son bréviaire, Elle courut à lui en disant :

— Oh ! monsieur le curé, quel malheur ! mon pauvre homme qui est devenu fou, mais fou à lier, puisqu’il veut, dit-il, vous couper les deux oreilles. Sauvez-vous bien vite, ou il va mettre son projet à exécution.

Le prêtre, bien que surpris de cette réception, s’empressa de retourner à son presbytère, ne voulant, pour rien au monde, faire le sacrifice de ses oreilles.

La gourmande, en rentrant dans la cour de la ferme, rencontra son mari qui sortait d’une étable. « Cours vite, lui-dit-elle, après monsieur le curé, le voilà là-bas qui emporte nos deux perdrix. »

— Ah ! par exemple, c’est tout de même trop fort, répondit le fermier, qui prit son élan et courut après le curé.

— Arrêtez, arrêtez, répétait-il, donnez m’en une seulement, et je m’en contenterai.

— Non, non, non, répondait le prêtre en se sauvant, non même pas une, et il se couvrait les oreilles de ses mains en fuyant à toutes jambes.

Désespérant de le rattraper, le paysan rentra chez lui où sa femme, pendant son absence, avait mangé la seconde perdrix.

(Conté par M. Didier, instituteur en retraite.)


LE MONDE FANTASTIQUE



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4.o — LE MONDE FANTASTIQUE
Le Diable, les Sorciers, les Lutins, les Revenants.


LE MÉDECIN DE FOUGERAY

C’était un bien drôle de petit homme que le père Langevin, tailleur et porteur de contraintes au Grand-Fougeray. On se souvient encore de lui à l’heure actuelle, bien qu’il soit mort depuis plus de trente ans.

Il était gueux comme Job, laid à faire peur, borgne, bavard, railleur et chansonnier quand il en avait le temps. L’une de ses chansons lui valut un mois de prison, ce qui ne l’empêcha pas d’en faire d’autres.

M. Delacoudre, vicaire de la commune, très sympathique, très considéré, ne détestait pas le petit tailleur à cause de son esprit et de ses vives reparties. Il aimait à le plaisanter quand il le rencontrait. Or, un jour qu’il passait devant la maison de l’ouvrier, il l’aperçut à sa fenêtre.

— Tiens, dit-il, c’est ici la résidence d’un seigneur, car son singe est à la fenêtre.

— Pardon, monsieur l’abbé, répondit Langevin, en saluant jusqu’à terre, vous vous trompez, c’est la demeure d’un meunier, car son âne est à la porte.

— Ça, c’est touché, s’écria M. Delacoudre ; aussi voilà un franc pour aller boire à ma santé.

Ce fut en chassant, que je rencontrai le porteur de contraintes, qui venait de parcourir toute une partie de la contrée et qui semblait harassé de fatigue. Je l’invitai à venir s’asseoir près de moi, sur un talus au pied d’un hêtre, et tirant une gourde de ma carnassière, je lui offris un verre de cognac. Ah ! alors, je devins son ami, et ce fut là, en pleine campagne, qu’il me dit le conte du Médecin de Fougeray.

Je transcris ce conte tel que je l’écrivis sous sa dictée, laissant ainsi au bonhomme la responsabilité de ses appréciations sur le caractère des habitants du pays.

Il commença ainsi :

Il faut dire les choses telles qu’elles sont : Les habitants du Grand-Fougeray ne sont guère hospitaliers et n’aiment pas les fonctionnaires du gouvernement, encore moins les gens qu’ils appellent des hors-venus, c’est-à-dire les étrangers au pays qui viennent y résider. De tout temps il en a été ainsi.

Jadis, un jeune homme qu’on ne connaissait nullement vint se fixer à Fougeray, comme médecin. C’était un grand garçon blond, avec un accent étranger, qui vivait très retiré et ne cherchait à faire aucune connaissance.

Il avait loué, sur la place, une petite maison composée de deux pièces au rez-de-chaussée et de deux chambres au premier étage. En hiver, on ne le voyait presque jamais, mais on apercevait de la lumière le long des nuits dans sa chambre. En été, il restait assis à sa porte, sur un banc de bois, fumant dans une grande pipe allemande, et regardant les hirondelles planer autour du clocher de l’église. Ses yeux ne quittaient pas les oiseaux, qui semblaient évoquer en lui des souvenirs de son pays lointain.

Si quelqu’un, par hasard, lui adressait la parole, il répondait à peine, et n’engageait jamais la conversation.

Comment expliquer qu’il eût choisi une bourgade perdue au fond des terres, de préférence à un endroit passager ? C’est ce qu’on ignorait et ce que personne n’aurait osé lui demander.

Il n’avait apporté avec lui aucune lettre de recommandation, et n’avait été présenté à personne. Un serviteur, aussi froid que son maitre, faisait le ménage, la cuisine, et soignait le cheval que le médecin avait cru devoir acheter pour faire ses courses.

Hélas ! ses courses, il n’en faisait guère, car il n’était pas souvent appelé près des malades, Et cependant on le disait instruit et adroit.

Il y avait aussi, à cette époque, à Fougeray, un vieux praticien qui n’avait que le titre de chirurgien et qui, néanmoins, exerçait la médecine. Il est vrai qu’il ne faisait que des saignées et n’ordonnait que des purgations. Et cela suffisait pour remettre sur pieds nombre de malades qui, soignés par des savants, eussent succombé. C’était lui qui prétendait que les animaux étaient moins bêtes que nous. « Voyez le chien, disait-il, quand il se sent malade, il cesse de manger et se couche. Si l’homme l’imitait, il pourrait se passer de médecin. »

Le pauvre docteur mourait d’ennui et commençait à perdre courage, lorsqu’un soir, revenant fort tard de voir un ouvrier, qui avait eu la jambe broyée dans un éboulement de carrière, il traversa l’immense lande des Morelles aujourd’hui défrichée. Sur cette lande, qui se trouve dans la commune de Sainte-Anne-sur-Vilaine, il aperçut des milliers de petites lampes allumées, formant des groupes séparés les uns des autres. Il arrêta son cheval pour examiner plus attentivement ce spectacle étrange.

Sans qu’il entendît le moindre bruit, un cavalier vint se ranger à côté de lui, et lui dit : — Voilà qui t’étonne, jeune homme, et si je t’explique ce que cela signifie, ta surprise sera plus grande encore.

— Qui êtes-vous ?

— Peu t’importe. Toutes ces lumières sont les âmes des habitants du pays, et ne sont visibles qu’à mes yeux et aux tiens. Elles sont disposées sur cette lande comme les bourgs et les villages le sont dans les paroisses qui nous entourent.

Le nom des personnes est inscrit sur les lampes et le degré d’intensité de la lumière indique la force de vitalité de chacune d’elles.

En outre, des indications font connaître le nombre d’années, de mois, de jours, d’heures qui leur reste à vivre.

— Encore une fois, reprit le docteur, qui étes-vous ?

— Je pourrais ne pas te répondre, car moi je ne te demande pas la raison qui t’a fait quitter ton pays ; et il attacha sur le jeune homme un regard perçant qui fit trembler celui-ci.

— Enfin, puisque tu désires tant me connaître, je suis Satan, mais Satan bon diable qui, voyant ton désespoir, a eu pitié de toi, et vient t’offrir ses services.

Lorsque tu connaîtras, par le moyen de mes lampes, la durée de la vie de tous les habitants de la contrée, tu feras promptement fortune. Songe donc, pouvoir affirmer à des malades au bord de la tombe, que tu réponds de leur existence, et laisser à ton confrère les pauvres diables dont les jours sont comptés. Tu n’auras de repos ni jour ni nuit.

Tiens, regarde là-bas, là-bas, cette lumière qui tremblotte, c’est le cabaretier de la Bréharais qui est en train d’expirer. Soudain la lumière disparut dans l’espace, l’âme du vieillard avait quitté la terre.

Une bande d’oiseaux de nuit s’éleva du milieu de la lande en poussant des cris lugubres.

Il y avait des lampes qui brillaient d’un éclat superbe. Celles-là, c’étaient les âmes de la jeunesse, forte et vigoureuse, qui avait de longues années à vivre.

Le jeune docteur dit à Satan : « Je cherche vainement ma lampe à côté de celles de mes voisins, et je ne l’aperçois pas. »

— Non, tu ne peux la voir. Il n’est pas en mon pouvoir de te faire connaître la durée de ta vie. Je puis l’indiquer celle des autres, mais non la tienne.

Ces lampes seront visibles pour toi toutes les nuits sur cette lande où tu pourras venir les consulter.

— Et qu’exigez-vous en échange ? demanda le docteur.

— Rien, ou presque rien. Tu n’auras, pour me satisfaire, qu’à noter, — mais très exactement, — les défauts et les vices de toutes les personnes que tu seras appelé à soigner.

— C’est un triste métier que vous me faites faire, répondit le jeune homme.

— Tu es libre de refuser.

— Non, j’accepte, car il faut que je fasse fortune promptement.

— Très bien ; mais remplis scrupuleusement tes engagements ou autrement il t’arriverait malheur.

— Je ferai mon devoir.

Lorsque le docteur eut rappelé à la vie des moribonds indigents, et refusé de donner ses soins à des personnes riches, on le considéra comme un grand savant. Il n’est pas de bassesses qu’on ne fit, près de lui, après l’avoir dédaigné si longtemps. Jusqu’à son valet qui fut l’objet d’attentions et de prévenances de la part des autorités du pays.

Les cadeaux abondaient dans la maison du médecin qui, malgré ses succès, semblait plus sombre que jamais.

Il devint avare et amassa or et argent pour pouvoir quitter promptement un pays qu’il avait pris en aversion. Ses voyages la nuit, sur la lande des Morelles, le faisaient frissonner lorsqu’il y songeait et ses rencontres avec le diable le glaçaient d’effroi.

Son esprit chagrin lui fit-il oublier de prendre ses notes, aussi exactement qu’il l’avait promis, ou bien sa lampe avait-elle brûlé son huile ? toujours est-il qu’un matin il ne rentra pas chez lui.

C’était en hiver, et il avait neigé toute la nuit. Au dégel, son cadavre fut trouvé par des pâtres sous une touffe d’ajoncs. L’infortuné docteur avait à la main une lampe d’une forme toute particulière et d’un métal inconnu.

Le domestique du médecin disparut sans doute avec le trésor de son maître car on ne le revit plus à Fougeray, et on ne trouva rien dans la maison abandonnée.


L’ENFANT VENDU AU DIABLE

On raconte, à Bruz, qu’un batelier du village de Pierrefitte, dont la femme venait d’accoucher d’une fille, passa un pacte avec le diable. Il promit à Satan de lui livrer son enfant lorsqu’elle aurait sept ans, si, à cette époque, sa fortune était faite.

Le batelier et sa femme, qui avaient toujours été misérables, étonnèrent leurs voisins par le changement de vie qui s’opéra dans leur ménage du jour au lendemain. Ils vivaient maintenant comme des rentiers, avaient pris une domestique pour les servir, et achetaient des terres.

Les bonnes femmes du village remarquèrent, par exemple, une chose étrange chez la petite fille. Chaque fois que sa mère la laissait seule à la maison, elle la trouvait, en rentrant, blottie sous son berceau. Plus tard, quand quelqu’un entrait chez ses parents, elle allait bien vite se cacher au même endroit.

L’époque fatale arriva. La servante du batelier à laquelle on avait confié l’enfant s’absenta un instant seulement, et, à son retour, elle trouva la petite fille étranglée. Personne n’avait été vu dans la maison où rien, d’ailleurs, n’était dérangé.

Le père, en apprenant cet événement, se souvint du marché qu’il avait conclu avec le diable, et eut un tel chagrin de la perte de sa fille, qu’il en mourut.

À partir de ce jour, personne ne voulut habiter la maison du batelier, qui prit le nom de maison du diable. Elle ne tarda pas à tomber en ruines et, aujourd’hui, elle a disparu.

(Conté par le père Patard, âgé de 65 ans,
fermier à la Croix-Madame, commune de Bruz.)


LE DIABLE COURTISANT LES FILLES

Lorsqu’on quitte le petit bourg de Derval, dans la Loire-Inférieure, pour venir vers Rennes, on descend une côte assez rapide qui porte le nom du Tertre rouge. Au versant de cette côte, à droite, est un petit village appelé la Robinais.

Or, il n’y a pas plus de cinquante ans, les filles de la Robinais aimaient trop la danse, il faut bien le reconnaître. Elles se réunissaient le dimanche soir, et souvent même plusieurs fois par semaine, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre, pour se divertir jusqu’à une heure assez avancée de la nuit.

Les gars non seulement du village, mais de tous les environs, venaient à ces réjouissances.

Un soir, on fut bien surpris de voir arriver un beau monsieur, qui demanda la permission de prendre part à la danse. Comme il avait fait sa demande bien poliment, on ne le refusa point et même bientôt ce fut à qui danserait avec lui, tant il était aimable.

À partir de ce jour, il assista à toutes les fêtes. On ne savait ni qui il était, ni d’où il venait ; mais il était si gai, si plein d’entrain qu’il avait su enjôler tout le monde.

Cependant les jeunesses qui dansaient avec lui, cessaient d’aimer le travail, ne songeaient qu’au plaisir et se faisaient belles pour plaire au monsieur.

Plusieurs d’entre elles quittèrent le pays et n’y revinrent jamais. Malgré cela l’étranger continuait à venir au village et se montrait surtout assidu près d’une fille du nom de Jeanne. Ils valsaient un soir ensemble, chez la femme Guérin, lorsque celle-ci, assise dans un coin avec sa garçaille sur les genoux, fit la remarque que, chaque fois que le couple s’avançait, l’enfant jetait des cris lamentables. Ce fait étrange l’étonna.

Elle avait entendu dire que, lorsque le diable s’approchait d’un innocent, c’est-à-dire d’une garçaille n’ayant pas l’âge de raison, le pauvre petit se mettait à pleurer. Elle examina donc attentivement les jambes du monsieur, car elle savait aussi que Satan peut s’enmorphoser (se métamorphoser) comme il veut, mais qu’il lui reste toujours un pied difforme.

Qu’on juge de son épouvante, lorsqu’elle vit au bout du pantalon du danseur un pied fourchu. Elle le fit remarquer à plusieurs jeunes gars qui, sans mot dire, sortirent aussitôt, montèrent à cheval et, s’en allèrent au galop chercher le curé de Fougeray, car celui de Derval était absent.

Le prêtre arriva heureusement quelques secondes avant minuit. Il était revêtu de l’étole et avait à la main le goupillon plein d’eau bénite. Il entra aussitôt, à la stupéfaction des danseuses, s’avança vers l’étranger qui tenait Jeanne par la main et l’aspergea d’eau bénite. Satan, car c’était lui, jeta un cri de rage et de souffrance, puis s’accula dans un coin.

— Comment voulez-vous que je le fasse disparaître ? dit le curé ; en vent, en pluie ou en fumée.

— Pas en pluie s’écria-t-on, j’serions noyés.

— Pas en vent non plus, ajouta la bonne femme chez laquelle on dansait, ma maison cherait.

— En fumée alors, répondit le prêtre. Et il aspergea d’eau bénite le diable qui disparut en fumée par la cheminée, en laissant une odeur de soufre derrière lui.

Trois tours de danse de plus, assure-t-on, et Jeanne était perdue.

Cette fille, qui est morte jeune, avait conservé sur le bras la marque de la griffe que le diable lui enfonça au moment où il fut aspergé par le curé de Fougeray.

(Conté par Marie Bregeon, fermière à
la Belle-Étoile, commune de Fougeray,
âgée de 58 ans.)


LA FAUX DU DIABLE

Au temps jadis, les bonnes gens de Hédé coupaient leur foin avec des ciseaux de tailleur, aussi n’avançaient-ils guère en besogne.

Le diable seul, qui venait de temps en temps par là chercher de grosses pierres pour la construction du Mont Saint-Michel, possédait un instrument qui coupait le foin d’une prairie dans un rien de temps. Mais il ne s’en servait que la nuit et refusait de le prêter.

Son outil tenait du prodige ! Il abattait le foin en andains, c’est-à-dire en lignes, ce qui permettait, aussitôt qu’il était sec, d’en faire des mulons.

Satan promit un jour à un mauvais sujet de ses amis de lui couper son foin la nuit suivante. Saint Michel en fut informé et alla piquer des dents de herse, qui sont en fer comme vous savez, dans la prée du particulier. Puis il se cacha dans le creux d’un vieux chêne en attendant la nuit. Le corps tout entier disparaissait dans l’arbre et la tête seule émergeait au milieu du feuillage.

Vers minuit, il entendit siffler derrière une haie et vit le diable se diriger vers la prairie. Arrivé à l’échalier, Satan s’arrêta, se mit à frapper avec un marteau sur le tranchant de son outil, qu’il emmancha ensuite au bout d’un grand bâton. Puis il l’aiguisa tout debout et, enfin, d’un geste régulier des bras, le fît manœuvrer au milieu du foin qui cheït tout autour de lui.

Lorsque l’instrument rencontra la première dent de herse, il s’ébrécha. Satan se mit à jurer comme un beau diable et continua son travail. À la seconde dent l’outil se brisa et le diable dit : « Bon v’là ma faux cassée ; il va falloir la porter à la forge. » Et il s’en alla, toujours en jurant, vers le bourg de Dingé.

Le lendemain saint Michel se rendit chez le maréchal et lui demanda si on lui avait apporté un outil à réparer.

— Oui, répondit le maréchal, et un outil comme je n’en ai jamais vu.

— Eh bien ! tu m’en fabriqueras un semblable, et je t’expliquerai ce qu’on peut en faire.

— Bien volontiers.

Saint Michel ne fit point comme le diable, il prêta sa faux, et apprit à tout le monde à s’en servir. Voilà comment l’usage de ce instrument est devenu familier.

En voyant des faux dans toutes les mains, Satan comprit que son secret avait été découvert, et il supposa tout de suite que saint Michel l’avait épié. Furieux, exaspéré, il alla lui proposer un duel.

— J’accepte, répondit l’Archange, mais à une condition, c’est que ce sera dans un four.

— Où tu voudras.

Et tous les deux s’en allèrent vers le prochain village.

Chemin faisant, saint Michel trouva une petite mailloche en bois qui sert aux bonnes femmes à écraser le chanvre et le lin avant de le brayer. Il la mit sous son bras et continua sa route.

Arrivés près du four, le diable prit par un bout le frigon, ou perche à enfourner le pain, et se glissa dans le four. Saint Michel l’y suivit, et, pendant que son compagnon tirait sur sa perche, beaucoup trop longue pour pouvoir entrer dans le four, il lui maillochait la tête à tour de bras.

Grâce ! grâce ! s’écria Satan, ou tu vas me tuer.

Je veux bien te faire grâce, mais à la condition que tu vas quitter le pays et que tu n’y reviendras plus.

Le marché fut conclu et, depuis cette époque, on n’a jamais revu le diable dans le canton de Hédé.

(Conté par M. Guillou, instituteur,
à Hédé, âgé de 73 ans).


MIRLIFICOCHET
(Récit du petit écolier)


I

Il y avait autrefois un sorcier appelé Mirlificochet qui était la terreur du pays.

Il ne fallait rien lui refuser, disait-on, car il jetait des sorts.

Si on le chassait des maisons aux portes desquelles il demandait effrontément l’aumône, il se retirait, marmotant des paroles entre ses dents, et, bientôt, les personnes qui le repoussaient avaient la fièvre et leurs animaux tombaient malades. Les chevaux avaient la gourme, les moutons la gale et les vaches ne donnaient plus de lait.

Un jour, il s’en alla frapper à la porte d’une bonne femme qui n’avait, pour toute fortune, qu’une poule qui lui donnait un œuf tous les matins.

Pan, pan, pan !

— Qu’est là ?

— Mirlificochet c’est ma (moi).

La vieille, tout épeurée, lui ouvrit, et lui demanda ce qu’il désirait.

— Voici un épi de blé, dit-il, que je vous prie de me garder. Je viendrai le chercher dans la vesprée.

La bonne femme lui répondit selon la coutume du pays :

— Mettez-le là.

Il ne lui sera fait ni bien, ni ma (mal).

Malheureusement la vieille eut besoin de se rendre à la fontaine chercher de l’eau pour délayer sa farine de blé noir, afin de faire de la galette, et, pendant son absence, sa poule mangea l’épi de blé.

À son retour, la pauvre femme jeta les hauts cris en voyant ce qui était arrivé, et s’arracha les cheveux de désespoir.

Elle en était là de ses lamentations quand le sorcier ouvrit la porte et réclama son épi.

— Mon doux Jésus ! s’écria la vieille, je ne l’ai plus. Je suis sortie une minute, et pendant ce temps, ma poule l’a mangé.

— Ça m’est égal, répondit Mirlificochet, mais comme j’ai pour habitude de reprendre mon bien partout où je le trouve, j’emporte votre poule qui a mon grain dans le ventre.

Malgré les récriminations de la bonne femme et les cris de la poule, il s’empara de l’oiseau et l’emporta chez lui.


II

Quelques jours après, le devin, — comme on l’appelait encore, — s’en alla frapper à la porte d’une riche fermière.

Pan, pan, pan !

— Qu’est là ?

— Mirlificochet, c’est ma.

— Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda la fermière peu flattée d’une pareille visite.

— Je viens vous demander la permission de déposer chez vous, pour quelques instants, la poule que voici à laquelle j’ai lié les pattes et les ailes.

— Qu’à cela ne tienne, répondit la paysanne, heureuse de s’en tirer à si peu de frais.

— Mettez-la là.

Il ne lui sera fait ni bien ni ma.

Mirlificochet mit sa poule dans un coin et partit.

Dans les villages, les cochons courent en liberté par les chemins et pénètrent, sans façon, dans les maisons pour dévorer les restes des repas jetés sous les tables.

Un cochon, gros et gras, entra chez la fermière et, n’ayant rien trouvé à manger, s’avança vers la poule, garrottée dans un coin et la croqua bel et bien.

La ménagère, désolée, ne savait à quel saint se vouer, lorsque le sorcier arriva réclamer sa poule.

— Je suis dans la désolation, lui dit la métayère ; mais le cochon que vous voyez là vient de manger votre poule.

— J’en suis fâché pour vous, répliqua le devin, mais comme je prends mon bien partout où il est, j’emmène la bête qui l’a dans le ventre.

La femme eut beau dire que son mari allait la battre, Mirlificochet fit semblant de ne pas entendre et chassa le porc devant lui.


III

À quelque temps de là, il conduisit son cochon à la porte d’une autre ferme et frappa :

Pan, pan, pan !

— Qu’est-là ?

— Mirlificochet, c’est ma.

— Que désirez-vous ? demanda la maîtresse de la maison.

— Je voudrais vous confier mon cochon, pendant que je vais aller faire une course dans un village voisin. Et je ne serai pas longtemps avant de revenir le crir.

— Laissez-le là.

Il ne lui sera fait ni bien ni ma.

Le sorcier laissa son cochon et ferma la porte.

Tout à coup une petite fille qui revenait de l’école, ouvrit le husset, et l’animal, qui s’ennuyait au logis, profita du moment où la garçaille entrait pour se sauver à travers champs.

Tout ce qu’on put faire pour le rattraper fut inutile. La vilaine bête s’enfuit dans un bois et ne reparut pas.

Mirlificochet arriva réclamer son bien.

— Vous nous voyez tous au désespoir, dit la ménagère. Ma fille a ouvert la porte et l’animal s’est échappé.

— Comment ! s’écria le devin furieux, mon cochon est perdu ! c’est ainsi qu’on se moque du sorcier ! Eh bien, dit-il à l’enfant, tu vas faire un tour dans ma masure. Et joignant le geste à la parole, il prit la fillette par les cheveux et la jeta dans le fond d’un grand sac qu’il chargea sur son épaule. Il emporta l’enfant chez lui, en dépit des pleurs de la mère, et même des menaces de tous les serviteurs de la ferme qui n’osèrent cependant pas l’en empêcher.

La pauvre fillette évanouie de peur fut déposée dans la soue au cochon prenant ainsi la place du déserteur. Elle n’eut pour toute nourriture que les vieilles croûtes de pain et les débris de légumes destinés à l’animal.

L’infortunée, pendant tout son séjour chez le sorcier, pria nuit et jour la sainte Vierge de lui venir en aide.

Ses prières ne tardèrent pas à être exaucées.


IV

Un matin, Mirlificochet remit l’enfant dans son sac et sortit. Il alla frapper à la porte d’une bonne femme qui, entourée de sa petite famille, était en train de cuire de la bouillie.

Le sorcier lui demanda, comme à l’ordinaire, à lui laisser son sac pour un instant, et la vieille y consentit.

Lorsque la bouillie fut cuite, la bonne femme avec une cuillère de bois remplit six grandes écuelles de terre. Elle fit ensuite un trou dans la bouillie, au milieu de chaque vase, y mit un gros morceau de beurre et dit d’un air satisfait : « Voilà le dîner des ouvriers préparé. Maintenant, ajouta-t-elle, en s’adressant aux enfants, à votre tour, les mioches ; que ceux d’entre vous qui veulent gratter la bassine prennent place tout autour. »

— Moi, je veux bien, dit une voix plaintive qui s’échappa du sac.

— Qui vient de parler là ? s’écria la mère.

— C’est moi, ma marraine ; moi, Yvonnette, votre filleule, qui suis enfermée dans le sac du sorcier.

La vieille courut au sac, l’ouvrit et en fit sortir la petite fille qui, pâle et défaite, se précipita à son cou et demanda sa part de bouillie, car elle mourait de faim.

— Comment te trouves-tu là ? Que t’est-il arrivé ? demandèrent la bonne femme et les enfants.

Yvonne raconta son malheur et ses aventures en versant de grosses larmes.

Sa marraine lui donna bien vite l’un des vases destinés aux ouvriers, en l’engageant à manger pour réparer ses forces. « Je te promets, lui dit-elle, que tu ne retourneras pas chez Mirlificochet. »

En effet, elle cacha sa filleule derrière des fagots, et mit à sa place, dans le sac, un chien très méchant qu’elle avait dans son écurie.

Lorsque le sorcier vint chercher son sac, la bonne femme lui dit de le prendre.

Tout devin qu’il était, Mirlificochet ne s’aperçut pas du tour qui lui avait été joué, et s’en alla ployant sous son fardeau.


V

Le chien, peu habitué à voyager de la sorte, se fâcha, se démena dans le sac, et enfin se mit à gratter le dos du sorcier.

Finiras-tu bientôt de ragaler, vilaine bête ? Je vas joliment te corriger, tout à l’heure.

L’animal n’en continua pas moins à gigoter et à enfoncer ses ongles dans les reins de Mirlificochet.

Ce dernier passait sur un pont et, sentant une douleur très violente, il crut que la fille le mordait. Dans sa colère, il lança son sac dans la rivière.

Le chien, une fois dans l’eau, supposant à son tour et à juste titre, qu’on voulait le noyer devint furieux ; il parvint, avec les pattes et les dents, à briser sa prison et sortit de l’eau.

En apercevant le sorcier sur la rive l’animal s’élança sur lui, le mit en pièces et le dévora.

Le pays fut ainsi débarrassé du terrible sorcier Mirlificochet.

(Conté par Alfred Marcel,
de Bain, âgé de 8 ans).


LE MENEUR DE LOUPS

À l’époque où il y avait quantité de loups dans nos bois, certains sorciers s’en rendaient maîtres, et se faisaient suivre, la nuit, par ces animaux qui étaient d’un dévouement incroyable pour les hommes qui avaient su les amadouer.

En voici un exemple, qui vous sera certifié par les vieilles gens de la paroisse de Bruz qui, tous, l’ont entendu raconter dans leur enfance.

Un meneur de loups jura de se venger d’un fermier de Montival, qui lui avait attiré des désagréments. Ce dernier avait pour habitude de mettre, la nuit, ses chevaux à paître dans la prairie de la Planche, qui dépendait de sa ferme. Le sorcier, sachant cela, dit un jour, dans un cabaret, que la nuit suivante il mènerait ses loups se promener de ce côté. Le fermier en fut informé et, le soir, armé d’un fusil, il alla se cacher dans les branches d’un ormeau.

Le meneur de loups arriva, à son tour, avec sa meute. Il se mit à califourchon sur l’échalier du pré et dit à ses animaux : « Allez, mes amis, et surtout choisissez le plus gras. »

À peine eut-il achevé ces mots qu’il reçut un coup de feu qui l’étendit par terre. Fut-il tué ? On n’a jamais pu le savoir.

Au bruit de la détonation, les loups, au lieu de se sauver, revinrent près de leur maître et remportèrent aussitôt chez lui, au village du Houx, dans la commune de Bruz. Ils le montèrent dans le grenier où personne ne put pénétrer.

Le cadavre de cet homme n’a jamais été retrouvé.

On a toujours supposé que, pour devenir sorcier, il avait dû vendre son âme au diable, et que Satan était venu le prendre et l’emporter.

(Conté par M. de la Durantais, maire de
Bruz qui tenait ce conte de sa mère, décédée).


LE LUTIN

Un soir d’hiver, nous dit le gars Daubé, de Liffré, vers sept heures et demie ou huit heures, comme nous demeurions à la Croix de la Mission, mon père qui était bûcheron, envoya mon frère François à la Mortais, chez Pierre-Marie Louvet, pour lui demander s’il fallait commencer à abattre ses chênes. Il y avait ben une lieue de chemin, et il était tout à fait tard quand mon frère rentrit. Il était essoufflé et le peil[25] li piquait dans la tête.

— Qu’as-tu donc ? li dit mon père.

— Ah ! mon Dieu ! Je viens de voir ce que je n’avais jamais vu.

— Qu’as-tu vu comme ça ? que j’lui dîmes.

— J’ai vu le lutin.

Et il nous raconta qu’au moment de passer la planche jetée sur le ruisseau des prés Moriaux, il avait aperçu, de l’autre côté, un mouton tout blanc qui ouvrait la goule tant qu’il pouvait.

— Tiens, pensit mon frère, v’là un drôle de mouton ; on dirait qu’il rit de ma.

Mais comme le gars n’était peuroux race en tout, il n’y prit point autrement de garde, et continua sa route.

Arrivé à la brèche du champ, v’là mon François qui s’mit à califourchon sur la barrière pour passer de l’autre côté, quand tout d’un coup, sauf votre respect, il se trouvit à bas, le cul par-dessus la tête, sans pouvoir comprendre comment que ça se fit.

Il se releva promptement, et vit le mouton près de lui, qui riait aux grands éclats, sans comparaison comme une personne naturelle.

Pour le coup, la peur le print et il s’en sauvit jusqu’au village, le mouton à ses trousses à c’qui nous dit.

Dame ! François en resta tout drôle de c’t’affaire-là, pendant pus de huit jours, et pourtant, je vous l’promets, il n’était point bobillon l’pauv’gas.


LES PILOUS

Un soir de la Toussaint — il n’y a pas longtemps de cela — le neveu du père Gautier, de Saint-Brice, s’en alla chercher du foin dans le fenil pour affourer ses vaches. Quand il fut dans le grenier, il entendit du bruit dans tous les coins, mais sans rien voir. Ce bruit ressemblait à celui que font les ouvriers lorsqu’ils écrasent les pommes à cidre dans les auges de bois ou de pierres.

Le gars, effrayé, appela son tonton qui monta à son tour dans le senas[26], et dit bien poliment aux lutins : « Voulez-vous ben, s’il vous plaît, cesser votre tapage, que je prenne du foin pour ma jument ? » Le bruit cessa ; mais le fermier était à peine dans le degré[27] que le tapage recommença, c’étaient les pilous.

Plusieurs personnes, réunies dans une étable pour la veillée, entendirent les lutins. Le bruit commençait comme s’il n’y avait que deux pilous à marcher : un, deux ; un, deux.

Le gas Pelot[28] dit en riant : « Si vous étiez trois, m’est avis que ça irait mieux. » On entendit : un, deux, trois ; un, deux, trois. D’autres personnes demandèrent quatre pilous, cinq pilous, etc., et le nombre de coups allait toujours en augmentant.

Une autre fois, trois jeunes filles couchées ensemble entendirent les pilous. Elles voulurent imiter les personnes de la veillée, mais elles en demandèrent trop, et les lutins vinrent frapper et marcher sur la carrée du lit. Effrayées, les filles se turent, laissèrent les pilous s’amuser à leur aise, et bientôt tout rentra dans le silence.

Un vieil avare dit un jour : « Tiens, puisque les pilous viennent chez nous et que nous avons de la filasse à piler[29], pourquoi ne feraient-ils pas notre besogne, ça nous dispenserait de payer des journalières. »

Tout joyeux de son idée, il porta un gros paquet de filasse dans son grenier, d’où partait le bruit.

Le soir, les pilous firent leur manège habituel ; mais le lendemain matin, quand le bonhomme eut grimpé son degré, qu’on juge de sa désolation, lorsqu’il vit sa filasse hachée et éparpillée à tous les vents. Il y en avait partout : sur les poutres, sur les chevrons du toit, dans tous les coins et recoins. Vous dire si l’avare avait le nez long, et s’il eut envie de recommencer.

Autre part, on entend ces lutins dans le coin du foyer ou dans les murs de la maison, malgré tout ce qu’on peut faire, il n’est pas possible de les apercevoir.


L’ÉCLAIREUR.

Dans les prés, sur le bord des rivières et aussi près des mares, les paysans annuités dans les champs, voient souvent une petite lumière tremblotante, qui file droit devant eux. Lorsqu’ils n’ont pas peur ils cherchent à profiter de cette clarté pour passer facilement les mauvais endroits, afin de rentrer plus tôt chez eux ; mais il arrive parfois que la lumière s’éloigne trop vite ou s’éteint subitement. Alors l’imprudent retardataire, n’y voyant plus, tombe dans la mare ou dans le ruisseau, c’est alors qu’il entend à son oreille le rire sonore du méchant lutin que les bonnes femmes de Saint-Brice appellent l’Éclaireur ou l’Éclairou.


MARTINE

Il n’y a pas de bête au monde plus capricieuse, plus jalouse, plus méfiante, plus rusée et aussi quelquefois plus cruelle que Martine ; son bonheur consiste à faire endêver les gens et elle passe sa vie à causer des peurs effroyables et à jouer des tours aux pauvres ouvriers des champs attardés par les chemins.

Tantôt on rencontre dans un endroit sombre sous de grands chênes une masse informe représentant grossièrement un bœuf ou une vache ; tantôt on voit une bande de moutons sortant d’un champ d’ajoncs, tantôt on aperçoit un cochon blanc comme neige qui grossit à vue d’œil, se précipitant sur le voyageur qui cherche à l’approcher. Eh bien ! tout cela c’est Martine !

Parfois elle est couchée près d’un passage[30] ou bien derrière la haie d’un champ ou bien encore à l’entrée d’une rote[31] fréquentée.

Tout le monde a vu ou entendu parler de Martine. Il n’est question que d’elle pendant les longues soirées d’hiver, quand les paysans vont à la veillée les uns chez les autres pour manger des châtaignes grillées et boire des pichés de cidre.

Un soir, à l’époque de la moisson, vers la mi-août, plusieurs enfants après le grain battu s’amusaient à jouer dans l’aire. Ils se roulaient sur la paille et riaient à qui mieux mieux. Le fermier, fatigué du travail de la journée, et déjà couché, ne pouvait dormir avec tout ce tapage. Voulant effrayer les enfants afin de les renvoyer il s’enveloppa de son drap de lit enfonça son bonnet de coton jusqu’aux oreilles et sortit à pas de loup. Il n’eut pas plutôt quitté la maison qu’il aperçut dans un petit chemin creux qui longeait l’aire une trée[32] accompagnée d’une dizaine de petits pourcets. Ces vilains animaux grognaient d’une voix formidable en s’avançant vers le bonhomme qui fut pris de peur, et rentra bien vite chez lui en criant : « V’là Martine ! »

Toutes les personnes du pays ont vu à différentes reprises cette grosse truie sortir la nuit d’une vieille grange délabrée et chose étonnante passer par un pertu[33] pas plus grand que la musse au chat de la porte de Monsieur le curé.

Un vieillard de la commune de Montours, en rentrant chez lui, rencontra à un carrefour de route un mouton d’une allure étrange. La bête laissait le bonhomme approcher tout près d’elle, puis tout à coup se sauvait pour s’arrêter un peu plus loin. Après bien des tours et des détours le mouton entra dans le cimetière où le pauvre vieux tout essoufflé le suivit. Ô ciel ! il vit la bête diminuer de volume. Elle devint de la grosseur d’un chat, puis plus petite qu’une belette et enfin disparut aux yeux du vieillard ébahi.

Autrefois, sur la route de Monteurs, tout à l’entrée du bourg, lorsque des voyageurs passaient entre onze heures et minuit, ils apercevaient près d’un échalier une ombre qui s’avançait sur eux, les rouait de coups et disparaissait ensuite en riant aux éclats, c’était toujours Martine, la bête de Montours.

Un robuste gaillard voulut s’assurer, par lui-même, s’il était vrai que cette bête terrassait tout le monde et, une nuit, il se rendit à l’endroit qu’elle choisissait pour ses promenades nocturnes. C’était en décembre ; il faisait un froid à ne pas mettre un chien dehors, et ne voyant rien auprès de l’échalier, il dit tout haut : — Où est donc la bête qui jette tout le monde à bas ? — La voici ! répondit une grosse voix, et aussitôt une lutte terrible s’engagea. Quel en fut le vainqueur ? On n’en sait rien. Mais toujours est-il que l’insensé qui était allé se battre avec Martine mourut quelques jours après, refusant de raconter ce qui lui était arrivé. Les bonnes femmes qui l’ensevelirent déclarèrent qu’il n’avait aucune trace de blessures sur le corps.

Il arrive souvent aux personnes qui voyagent le soir, à la campagne, d’apercevoir en marchant le long d’une rote, ou en passant un échalier, soit un peloton de laine, soit un couteau, soit un autre petit objet.

Malheur à qui se baisse pour le ramasser, et l’emporter chez lui, car la nuit suivante il ne pourra dormir. Les meubles de sa demeure seront culbutés et brisés ; lui-même sera arraché de son lit et battu jusqu’au jour.

C’est Martine, le mauvais génie.

Les gas de Montours sont braves, c’est reconnu, un brin têtus et tant soit peu querelleurs. Aussi, malgré le malheur arrivé à l’un de leurs camarades, deux jeunes gens résolurent d’aller provoquer la bête, et tâcher de lui jouer un tour si c’était possible. Ils se rendirent, par un beau clair de lune, afin de mieux voir à qui ils avaient affaire à l’endroit désigné et attendirent de pied ferme. Un quart d’heure se passa et ils commençaient à désespérer de rencontrer Martine, lorsque tout à coup ils virent sortir d’une has[34] deux grandes chèvres gares[35] dont le poil traînait jusqu’à terre, avec des cornes d’une longueur énorme.

Leouis[36] le plus courageux, dit à Joson[37] : « Enfourchons les bêtes » et ils sautèrent à califourchon sur les biques. Aussitôt que celles-ci furent montées leurs jambes s’allongèrent démesurément, puis elles partirent avec une vitesse incroyable. Un cerf au galop n’aurait pu les suivre.

Le poil des chèvres et les cheveux des cavaliers volaient au vent. Les biques semblaient aller droit devant elles, franchissant les talus, les haies, les fossés, traversant bois et broussailles. Elles s’arrêtèrent enfin sur le haut d’un rocher dominant une rivière. L’un des gas dit en reprenant haleine : « À tout coup é n’passeront tout de même point c’te rivière. » Il n’avait pas achevé de parler que le torrent était franchi et que son compagnon s’écriait : « Quel saut pour des biques ! » Soudain, et en même temps, les chèvres firent une telle ruade que les deux cavaliers, lancés à plus de dix mètres dans la poussière, perdirent connaissance. Quand ils revinrent à eux, ils étaient près de leur demeure, brisés, moulus, jurant qu’ils laisseraient désormais Martine tranquille.


LES BIHEROUS

Les paysans de la commune d’Étrelles trouvent, parfois, des bouteilles dans les fossés de leurs champs. Si, par malheur, ils les débouchent et se frottent avec la liqueur qu’elles renferment ils sont aussitôt changés en Biherous.

C’est alors que commence pour eux une vie infernale : toutes les nuits ils revêtent la forme d’un animal qui s’en va courir la campagne à travers la commune dans toutes les directions. Les malheureux maigrissent, perdent leurs forces et, finalement, meurent, si dans leurs courses folles, ils ne rencontrent une autre bouteille dont le contenu a le pouvoir de détruire l’effet de la première. Dans ce cas, ils sont sauvés ! Avec le retour à la santé, ils oublient même tout ce qui leur est arrivé.


LE CHAT NOIR

Un soir, une habitante de Vitré, en se promenant sous les porches de la place d’Armes, trouve un magnifique chat noir assis sur un banc.

Elle l’appelle, lui donne les noms les plus tendres ; la bête arrive, se laisse caresser, fait le gros dos.

Comme cette femme est du quartier, et qu’elle ne connaît pas ce chat, elle le met dans son tablier et l’emporte.

Quinze jours se passent, et le matou de plus en plus aimable, est choyé, non seulement par sa maîtresse, mais encore par toutes les voisines qui viennent l’admirer.

Tout à coup les yeux de l’animal brillent d’une façon étrange, et, de jour en jour, deviennent hagards, méchants, menaçants.

Le troisième jour ils semblent être de feu, et le chat ne se laisse plus approcher. Il jure sans cesse : foutt ! foutt ! foutt ! on le dirait enragé. Le soir il saute sur la table, regarde fixement sa maîtresse et enfin s’écrie : « Reporte-moi où tu m’as prins[38]. »

La pauvre femme effrayée le reporte, en tremblant, sous les porches de la place d’Armes. Aussitôt le chat saute sur le banc où on l’a pris, de ses yeux jaillissent des flammes, et soudain, il disparaît laissant une marque de feu à la place qu’il occupait.

Jamais personne ne l’a revu.

(Conté par Jean Hurel, journalier
à Montours, âgé de 52 ans.)


PAYEL OU LE LUTIN MAITRE-JEAN

À Bourg-des-Comptes, où il est appelé Payel, Maître-Jean est accusé d’avoir tué un homme. Cette accusation nous étonne, car c’est le seul crime qu’on lui reproche. Voici d’ailleurs ce qu’on nous a raconté :

À mi-côte du chemin étroit et tortueux qui descend de Bourg-des-Comptes au gracieux village de la Courbe, situé sur le bord de la Vilaine, on rencontre une sorte de carrefour appelé dans le pays : Les Trois Barrières. Cet endroit, au premier abord, n’a rien de mystérieux. Les trois barrières n’inspirent pas la moindre défiance : l’une est à gauche et les deux autres à droite de la route.

Le jour, les moins braves y vont sans crainte, mais la nuit, quand les troncs des vieux chênes prennent des aspects fantastiques, quand on entend le gémissement du vent dans les sapins du bois des Rondins, ou le bruit lugubre de la rivière, tombant d’un bief dans l’autre, par-dessus la chaussée, les plus braves ont peur.

Les filles du bourg ou du village ne passent qu’en tremblant, et les gars pressent le pas, sifflent un air de noce ou entonnent une chanson de conscrit pour se donner du cœur c’est que les trois barrières, voyez-vous, n’ont pas bonne renommée, tant s’en faut !

— Pourquoi ? — Ah ! pourquoi ? Parce que c’est l’endroit choisi par Payel pour jouer des tours au pauvre monde.

Si vous voyez, vers minuit, sur un talus ou dans un creux de fossé, une bête blanche, chien ou chat (on n’est pas bien sûr), qui vous regarde fixement avec des yeux de feu qui vous font froid dans le dos, méfiez-vous, c’est Payel. On ignore qui il est, et d’où il vient. Les uns pensent que c’est le diable qui prend cette forme pour tourmenter les gens (ça se pourrait ben, le gars n’est point gauche et il en est ben capable). Les autres croient que c’est une espèce de mauvais génie, d’esprit malfaisant, une manière de sorcier.

Un homme du village de la Courbe, qui était venu travailler à Bourg-des-Comptes, retournait chez lui, sa journée faite, quand par malheur, il rencontra Payel aux trois barrières. Le failli chien se jeta sur lui, l’étrangla et l’emporta.

Le lendemain on vit des traces de lutte, et un chat gris pendu à un pommier. Quant au pauvre homme, on n’en entendit plus jamais parler. D’autres assurent qu’on retrouva auprès d’une des barrières, son chapeau et ses sabots.

Ces choses-là ne sont point faites pour vous rassurer. Heureusement que Payel n’est pas toujours aussi méchant. Il peut arriver même qu’il vous laisse aller tranquillement en se contentant de vous regarder d’une façon inquiétante à travers les feuilles. Mais plus souvent il commence par vous faire quelques niches. Il vous fait buter contre un caillou, ou vous jette votre chapeau à terre, et vous tire les cheveux quand vous passez sous une branche. Oh ! ne vous rebiffez pas ! Oh ! ne vous mettez pas en colère contre lui ; n’essayez même pas de l’intimider par des gestes ou des menaces ; ne l’insultez pas et, surtout, n’allez pas l’appeler Payel, ou malheur à vous. Il se jettera dans vos jambes, vous fera tomber, vous cognera contre les arbres, vous entortillera dans les ronces et vous choquera la tête contre les pierres du chemin.

Il n’y a qu’un moyen de lui plaire ; mais il y en a un. Le croirait-on ? Il est sensible à la flatterie. Si jamais vous le rencontrez sur votre chemin, une nuit que vous vous serez attardé, ne vous émeillez[39] pas, ne faites pas le Monsieur, tirez-lui ben joliment vot’bounet ou vot’chapiau, et dites-lui, poliment, de votre plus douce voix : « Bonjour Jeannette. Oh ! que tu es gentille ! viens ma belle Jeannette. » Cela lui suffit, il ne vous en demande pas davantage. Appelez-le Jeannette et il est heureux. Quand vous lui aurez donné ce nom qu’il aime, vous pourrez errer sans crainte, et rester par les chemins à toute heure de jour et de nuit.

Aujourd’hui les jeunes gens se font gloire de ne plus croire ce que disent les vieux, mais combien y en a-t-il, à la Courbe, gars et filles, de ceux qui font les braves à midi, et rient de tout ce qu’on voit dans les ténèbres, qui ne passeraient pas, à minuit, aux trois barrières, sans trembler comme des feuilles de peuplier.

(Conté par Julien Blandin, vieillard de 70 ans,
à la Courbe en Bourg-des-Comptes).


PETIT JEAN.

La mère Bouillaud, du Fretay, en Pancé, me disait un jour : « Tout est bien changé chez nous, depuis quelques années. Autrefois, Petit Jean était notre ami ; s’il promenait nos chevaux au clair de lune il les soignait ben. Le matin, ils étaient lavés, étrillés, le crin tressé. Tandis qu’aujourd’hui, à l’exception de celui qu’il aime, les autres sont maigres comme des coucous et n’ont plus de courage. Il les fait galoper tout le long des nuits et les rend fourbus. Autrefois, quand j’allais à la messe, c’était lui qui attisait le feu pour faire bouillir la soupe, et souvent, en rentrant, je trouvais mon ménage fait, mes meubles frottés, ma batterie de cuisine brillante comme le soleil.

« Ah ! oui, tout est ben changé ! À c’tt’-heure il tête nos vaches, met le cidre à couler dans les celliers, saigne les poulets, éparpille le grain dans les greniers et, avec cela le gredin, — pourvu qu’il ne m’entende pas, — nous joue des tours à nous faire mourir de honte ! »

— Mais il doit y avoir un motif pour qu’il ait ainsi changé. Que lui avez-vous fait ?

— Ah ! voilà : il y a environ six ans ; c’était, si j’ai bonne mémoire, le dimanche de la Chandeleur ; le valet de ferme était à l’enterrement de sa mère, et notre homme alla coucher à sa place dans l’écurie pour veiller sur les chevaux.

Le lit est accroché au mur, à une certaine hauteur, et, pour y monter, il faut se servir de l’échelle qui conduit au senas[40] où l’on ramasse le foin.

Le bourgeois fut donc pour prendre l’échelle, lorsqu’il vit sur un des barreaux un gros chat qui dormait. Il eut le malheur de saisir un fouet qui se trouvait à sa portée et de lui en allonger deux ou trois coups sur les reins en criant : « Au chat ! au chat !

Le lendemain, le valet n’étant pas de retour, notre homme coucha encore dans l’écurie. Quand il eut ôté ses vêtements, et qu’il ne lui resta plus que sa chemise sur le corps, il reçut deux vigoureux coups de fouet sous les jarrets et il entendit en même temps quelqu’un qui criait : « Au chat ! au chat ! » Il en eut presqu’une faiblesse, se fourra vivement sous les couvertures où il trembla de peur jusqu’au matin.

— Eh bien ! Puisque Petit Jean a rendu la correction qui lui avait été donnée, il devrait bien vous laisser tranquilles.

— Nenni ben sûr ! Il nous fait mourir de honte, j’vous dis.

— Mais comment cela ?

J’mariimes notre fille v’la deux ans. Quand elle se rendit au marché de Bain pour acheter ses hardes, elle trouva sur la route un bel écheveau de soie noire, « Bonne trouvaille, dit-elle, cette soie servira à coudre ma robe de noce. »

Elle la donna à sa couturière qui en eut assez pour coudre la robe et le cotillon, et qui déclara n’avoir jamais eu de soie meilleure et plus solide.

Le jour de la noce, en sortant de l’église, au milieu du bourg, v’la la robe et le cotillon de la mariée qui tombent en morceaux. La soie avait fondu et notre pauvre fille se trouvait en chemise devant tout le monde. J’en rougis encore, rien que d’y penser. Croiriez-vous que les invités eux-mêmes riaient à se tenir les côtes ? Je les aurais ben battus ! Les étrangers, les gamins, passe encore, mais les invités, je ne leur pardonnerai jamais ça. Ma pauvre fille se sauva en pleurant, chez une amie qui lui faufila sa robe, et nous revînmes à la ferme ben attristés d’un pareil affront ! »

Aux vacances suivantes, je retournai visiter les ruines du château du Fretay, et j’allai, selon mon habitude, dire bonjour à la mère Bouillaud.

Après avoir causé avec elle pendant un instant, je lui dis tout bas dans l’oreille : « Et Petit Jean que devient-il ? » À mon grand étonnement la figure de la bonne femme s’illumina et elle me répondit : « Nous en sommes débarrassés, Dieu merci ! »

— Comment avez-vous fait ?

Elle me prit par la main, m’obligea à m’asseoir et me fit le récit suivant :

« Une nuit, notre garçon d’écurie fut réveillé par un bruit de porte qui s’ouvrait et se refermait. Il mit la tête hors du lit, et, à la clarté de la lune, vit un petit nain, pas plus gros qu’un lièvre qui attachait un cheval au râtelier. La pauvre bête était couverte de sueur et d’écume ; mais son cavalier l’essuya, l’étrilla, la lava, s’en fut prendre dans un coffre un picotin d’avoine qu’il mit devant elle dans la mangeoire, puis le nain prit tout le foin des autres chevaux et le porta à son préféré.

« Quand celui-ci fut bien soigné, Petit Jean — car c’était lui, — se changea en grillon, et s’en alla par le trou de la serrure.

« Je te pincerai, dit notre valet, qui n’est point bête.

« En effet, le lendemain soir, il introduisit dans la serrure des graîtes, c’est-à-dire de la poussière de lin broyé, qui est comme vous savez d’une finesse extrême.

« Quand Petit Jean, toujours sous la forme d’un grillon, voulut pénétrer dans l’écurie pour aller faire sa promenade à cheval, il jeta par terre des milliers de graîtes qu’il fut obligé de ramasser, car c’est là la punition des lutins. Il y passa la nuit en trépignant de rage, et ne put pas en venir à bout avant le premier chant du coq. Depuis ce moment il a quitté la ferme. »

— Où est-il allé ?

— Au village du Bignon-Gémier.

— Et là que fait-il ?

— Des tours pendables. Écoutez plutôt :

« Désirée Hurel revenait d’en champ, avec ses vaches, lorsqu’elle trouva, en traversant une pâture, un peloton de laine. Elle le ramassa, ben contente, en disant : « J’ai là de quoi faire une bonne paire de chausses[41] pour cet hiver. »

« Tout le long du chemin elle regardait son peloton qui, chose étonnante, grossissait grossissait, et devenait plus lourd. En arrivant au Bignon-Gémier, le peloton pesait plus de cinq livres.

« Elle le déposa sur un bout de table, et un instant après, quand elle fut pour le reprendre, elle mit la main sur un gros chat qui riait de l’air effaré de la jeune fille.

« Désirée poussa un cri, les voisins accoururent, mais le chat avait disparu, et le peloton de laine aussi.[42]. »


LE PETIT MINEUR
De la mine argentifère de Pont-Péan

Le petit mineur est le lutin protecteur des ouvriers de la mine, qu’il affectionne et qu’il aime. Passant sa vie au milieu d’eux, il surveille, inspecte les travaux, et évite autant qu’il le peut des malheurs à ses amis.

Si un travailleur s’asseoit, un instant, pour se reposer ou pour manger un morceau de pain dans un endroit dangereux, aussitôt le petit mineur l’en prévient. Il fait pleuvoir dru comme grêle, sur la tête de l’ouvrier, de la poussière, des graviers et même des cailloux pour l’obliger à déguerpir au plus vite.

D’autres fois, lorsque les terrains doivent s’écrouler sans qu’on s’en doute, ou bien encore quand les échafauds et les boiselages sont pourris et menacent de s’effondrer, le lutin qui voit tout, qui entend tout, donne l’alarme. Il frappe des coups précipités et distincts aux endroits dangereux ; il imite, à s’y méprendre, le bruit des craquements souterrains et fait prendre la fuite aux mineurs. Ceux-ci vous affirmeront même qu’ils ont été appelés par leurs noms au moment d’une catastrophe. Les faits sont venus trop souvent, hélas ! confirmer les prédictions du petit mineur, et n’ont fait qu’accroître, comme on le pense, son pouvoir surnaturel.

Pendant des manœuvres de pompes, de halage de cages de minerai, au moment où quelque travailleur courait un danger imminent, soit qu’il fût prêt à passer quand la cage descendait dans le puits, soit dans toute autre circonstance périlleuse, on a entendu, soudain, au milieu des ténèbres, et au moment suprême, des commandements étranges qui avaient pour effet de conjurer le danger ; ce danger passé, personne n’avait donné d’ordres ; ce ne pouvait donc être que le petit mineur.

Que de fois n’a-t-on pas vu des puits sur le point d’être abandonnés parce que leurs galeries étaient devenues stériles. Les ingénieurs, les directeurs, avaient déclaré que toutes les recherches était désormais inutiles, qu’il n’y avait plus rien à espérer. Soudain, au milieu du silence profond de ces noirs souterrains, des coups de pioche se faisaient entendre, — mais très distinctement, — à intervalles réguliers, et lorsqu’on se dirigeait du côté du bruit, on reconnaissait que la terre avait été fouillée. En creusant le sol, à cet endroit, on retrouvait le filon perdu.

Les mineurs de Pont-Péan ont une telle croyance dans le lutin, que la veille de la Sainte-Barbe, ils vont le consulter pour savoir s’ils mourront dans l’année. Ils descendent à cet effet dans la mine, à leurs chantiers, et là, chaque mineur allume une chandelle qu’il laisse brûler. Si la lumière s’éteint avant d’être consumée, c’en est fait de leur existence : le génie invisible est passé qui a fixé le terme de la vie de son protégé.

(Conté par Yvon Le Goff, âgé de 48 ans,
mineur à la mine de Pont-Péan).


LA BÊTE DE LA LOHIÈRE

Le château de la Lohière, en Loutehel, dans l’arrondissement de Redon, possédait autrefois quatre grandes tours munies de moulins à grains. Entouré de fortifications, de bois, d’étangs et de deux larges douves, avec pont-levis, ce château était réputé imprenable.

Une fois cependant, il faillit tomber entre les mains des assiégeants : l’ennemi avait gagné l’un des gardes de la Lohière, et lui avait fait promettre de placer une lanterne, sur le faîte de la plus haute tour.

Le soir indiqué, le garde, rongé de remords pour sa trahison, eut recours à un stratagème qui eut plein succès : il alluma la lanterne, mais au lieu de la mettre à la place convenue il la hissa au haut d’un grand alizier[43] qui reçut tous les coups. Quand le flambeau fut éteint, les agresseurs, croyant être maîtres du château, se disposaient à y entrer, lorsque, tout à coup, les assiégés les attaquèrent par dernière et les jetèrent dans les étangs.

Plus tard, la Lohière fut possédée par Mlle Jeannette de la Piphardière, une belle fille dans son temps, paraît-il, mais aussi méchante qu’elle était jolie.

Jeannette s’en allait toujours escortée de deux chiens, grands comme des génisses, qu’elle excitait et lançait sur les personnes qui lui déplaisaient et qui ne tardaient pas à être dévorées par les molosses.

Les étrangers ou les malheureux qui se permettaient d’entrer au château sans la permission de Mlle de la Piphardière ne reparaissaient plus dans le pays. Ils étaient ou mangés par les chiens ou jetés dans les étangs quand les animaux étaient repus.

Cette femme était, en un mot, la terreur de la contrée.

À une lieue de la Lohière se trouvait le château de Querbiquet, habité par une autre demoiselle de la Piphardière, sœur de la précédente, mais qui était, elle, une véritable sainte. On eût dit qu’elle avait été créée et mise au monde pour racheter les fautes de sa sœur.

La châtelaine de Querbiquet invita, un jour, la belle Jeannette à dîner chez elle. Celle-ci s’y rendit emmenant avec elle nombreuse et brillante société ; mais lorsqu’elle vit que les invités de Querbiquet étaient les pauvres du pays, elle entra dans une colère extrême, injuria sa sœur et partit précipitamment en jurant de ne jamais la revoir.

Fort heureusement pour les convives déguenillés, Jeannette avait laissé ses chiens à la maison.

À quelque temps de là, la méchante fille mourut à la grande satisfaction de tous ; mais comme sa vie avait été trop courte pour faire le mal, qu’elle avait projeté, elle continua longtemps, après sa mort, à faire de la misère au pauvre monde.

Elle est revenue pendant des siècles sous toutes les formes d’animaux.

Un charretier allait-il chercher son cheval à la pâture, aussitôt qu’il l’avait enfourché, la bête partait à fond de train vers l’étang du Loup-Borgnard dans lequel elle se précipitait et disparaissait. Aucun obstacle ne pouvait l’arrêter. On la voyait bientôt reparaître sur la rive opposée en riant aux éclats, pendant que le cavalier se noyait s’il ne savait nager.

Cet étang du Loup-Borgnard, qui existe toujours, est, dit-on, sans fond. Un pauvre diable qui y avait été jeté par Jeannette de la Piphardière y resta trois jours. Il y rencontra des monstres affreux qui le poursuivirent jusque sous le bourg de Loutehel. Ce ne fut que le soir du troisième jour qu’il put leur échapper, et qu’il revint à la surface du lac.

Lorsqu’un pâtre allait chercher ses bêtes aux champs, il devait prendre de grandes précautions pour les ramener sans les frapper, car s’il avait le malheur de toucher du fouet ou de la gaule la bête de la Lohière, cachée sous la peau de l’un de ces animaux, elle le rouait de coups et le laissait gisant par terre mort ou évanoui.

Les charretiers et les pâtres n’étaient pas seuls à rencontrer Jeannette ; toutes les personnes voyageant la nuit étaient exposées à la voir tantôt sous une forme, tantôt sous une autre.

Un soir, Moinard, le sacristain de Loutehel, trouva dans le bourg, près du cimetière entourant l’église, un mouton qui lui barra le passage. Las de pousser inutilement devant lui cet animal qui s’obstinait à rester en place, le sacristain lui asséna un coup de bâton sur le dos. Mal lui en prit : le mouton, qui semblait tout petit, s’allongea soudain, grossit à vue d’œil, s’élança sur l’homme, lui posa les pieds de devant sur les épaules en cherchant à l’écraser de son poids qui devenait de plus en plus lourd.

« C’est la Piphardière », pensa Moinard, et comme il avait entendu dire qu’elle n’avait plus aucun pouvoir dans le cimetière, à cause de la sainteté du lieu, il s’en approcha insensiblement, et parvint bientôt à franchir la pierre qui l’en séparait. En effet le mouton s’enfuit ; mais chaque fois que le sacristain cherchait à sortir, soit d’un côté, soit d’un autre, il rencontrait toujours le bélier qui lui montrait ses cornes. Force lui fut de passer la nuit au milieu des tombes.

Jeannette se promenait aussi souvent dans les appartements du château de la Lohière, où elle éteignait les lumières, enlevait les couvertures des lits, jetait les dormeurs par terre, ou frappait ceux qui, le jour, s’étaient moqués d’elle.

Il y avait cependant un moyen d’éviter ses maléfices, et, pour cela, il suffisait de lui adresser des compliments. Elle était sensible aux louanges. Si, au lieu de l’injurier, on lui disait bien gentiment : « Te voilà, belle Jeannette, laisse-moi, ne me fais pas de mal, je t’aime bien, je suis ton ami, etc. » ; alors elle s’en allait tranquillement, ou même s’employait à votre service si vous en aviez besoin.

Sa rage est aujourd’hui assouvie. On n’entend plus parler d’elle, il n’y a guère que les ivrognes, revenant des foires et des marchés, qui affirment l’avoir rencontrée. Mais les habitants de Loutehel, et même de tout le canton de Maure, vous déclareront, quand vous voudrez, que leurs pères ou grands-pères ont été maltraités par la bête de la Lohière, il n’y a pas plus de cinquante ans.

(Conté par M. de la Vigne,
Maire de Loutehel).


LE CHEVAL SELLÉ ET BRIDÉ

On voyait autrefois la nuit, dans la pâture de Lantouchais, située près du château de la Perdrilaye, commune de Pipriac, un cheval sellé et bridé.

D’où venait-il ? On ne l’a jamais su.

Les étrangers et les voyageurs, qui n’en avaient pas entendu parler, ou bien encore les jeunes insensés du pays, qui voulaient faire parade de leur bravoure, et qui le montaient, étaient emportés dans une course folle, vertigineuse, à travers bois et landes jusqu’au lever du jour. Ils rentraient chez eux anéantis, brisés.

Le curé de Saint-Just, informé de la présence de cet animal qui faisait des incursions dans sa paroisse, bénit une branche de coudrier et la donna à un cavalier habile, en lui disant d’aller, sans crainte, enfourcher le cheval sellé et bridé.

Le gars se rendit, à minuit, dans la pâture de Lantouchais où il rencontra ce qu’il cherchait. Il se dirigea vers la bête qui se laissa approcher et monter. Aussitôt dessus, il la fouailla de sa baguette.

Le cheval trembla des pieds à la tête ; puis il fit des bonds terribles, cherchant à jeter son cavalier par terre sans pouvoir y réussir. Il eut bientôt le corps couvert d’écume, ses jambes fléchirent, et, finalement épuisé, n’en pouvant plus, il tomba mort au pied d’un menhir.

Quand, le lendemain matin, on alla pour le voir, à l’endroit où il avait expiré, on ne l’y trouva plus. Le diable, qui devait être son compère, l’avait emporté, depuis cette nuit on ne l’a revu ni à Pipriac, ni ailleurs.

(Conté par Mlle Le Gall qui habite
le château de la Perdrilaye.)


LE POULAIN DE LA HELLIÈRE

Au mois de mai 1899, une sorte de poulain, ayant une crinière de lion, se promenait la nuit dans les champs de la ferme de la Hellière, près de Bain-de-Bretagne. On l’a même aperçu, en plein jour, dans une pâture près des habitations.

Des chiens de garde, très méchants, ont été détachés le soir et n’ont jamais consenti à poursuivre cette bête. Ils rentraient aussitôt en tremblant dans leurs niches, la tête basse, la queue entre les jambes.

Voici ce que l’on raconte au sujet de cette apparition :

Il y a environ dix ans, le corps d’une jeune femme, morte sans le secours de la religion, fut trouvé, un matin, à l’entrée de l’avenue qui conduit à la Hellière, ancien manoir converti en ferme. On a supposé que c’était elle qui revenait sur la terre, sous la forme d’un animal fantastique.

Les gens les plus braves n’osaient sortir, le soir, et tout le monde était effrayé.

Un prêtre est allé sur les lieux, a dit des prières pour la défunte, a relevé le courage des hommes, a rassuré les femmes et les enfants, et, depuis ce moment, le poulain à la crinière de lion, ne se montre plus, et le calme commence à renaître dans les esprits.

(Conté par Peignon, jardinier
à Bain-de-Bretagne, âgé de 52 ans).


LE CHIEN NOIR

La mère Valentin, fermière aux Noyers, dans la commune d’Orgères, me fit un jour le récit suivant :

Une femme étant en mal d’enfant, au village de la Haie-de-Chartres, on envoya, la nuit, un tailleur appelé Favrais, chercher une sage-femme qui habitait la Grenadière, dans la paroisse de Bruz.

En marchant, Favrais s’aperçut qu’un tout petit chien noir le suivait. Bientôt l’animal le devança, marchant devant lui au point de l’empêcher d’avancer, tournant tout autour de sa personne, faisant mille farces.

Aux échaliers des chemins, le chien chercha plusieurs fois à jeter le tailleur par terre, puis, soudain, apparut à l’homme d’une grosseur démesurée.

L’infortuné couturier fut pris d’une peur affreuse et se mit à courir comme un insensé.

Quand il arriva chez la mère Drouin, — c’était le nom de la sage-femme, — il n’avait plus figure humaine. Il raconta ce qui lui était arrivé et dit à la vieille : « Venez voir, dans la cour, le chien noir qui me suit depuis chez moi. »

La sage-femme sortit de chez elle, mais ne vit rien. Elle supposa que le bonhomme avait bu un coup et fait un mauvais rêve.

— Partons, dit-elle, puisqu’on m’attend.

Elle n’eut pas fait un quart de lieue qu’elle partagea la frayeur du tailleur : le temps était calme, les étoiles brillaient au ciel, pas un souffle d’air ne venait effleurer leur visage, et cependant les buissons frissonnaient, les arbres gémissaient, et un bruit étrange semblait les poursuivre.

Lorsqu’ils arrivèrent à la Haie-de-Chartres une voix leur dit : « ne vous pressez pas, vous avez le temps. » Et cependant personne n’était près d’eux.

La sage-femme entra dans la maison, où la malade était au plus mal ; si elle avait seulement tardé de dix minutes, elle eut trouvé morts la mère et l’enfant. La délivrance eut lieu fort heureusement et un garçon vit le jour.

Au même instant, par la fenêtre donnant sur le courtil, et laissée ouverte, on entendit les branches d’un cerisier craquer, se briser et tomber par terre.

C’était, à n’en pas douter, le diable caché dans l’arbre, qui manifestait à sa façon son mécontentement de n’avoir pu empêcher la mort de deux créatures humaines.


LA BÊTE DE BRIELLES.

S’il y a des lutins et des animaux bienfaisants dans nos campagnes, il n’en est pas de même de la bête de Brielles qui renverse toutes les personnes qu’elle rencontre sur son chemin, et qui ne cherche qu’à lutter, le soir, avec les gars du pays. Malheureusement, ces luttes sont presque toujours mortelles, pour les jeunes audacieux qui ont osé résister à cette abominable bête.

Elle apparaît le plus souvent, sous la forme d’un mouton ou d’un chien. Cependant quelquefois elle ressemble à un cheval gigantesque.

À Brielles, au Pertre, et dans les communes voisines, on l’appelle la bête de Brielles ; à Gennes, c’est Birette, à Étrelles c’est le Biheron.

On croit que cette bête change de forme chaque nuit. Elle ressemble à tel ou tel animal, selon qu’elle s’est roulée sur le laissé[44] d’un mouton, d’une chèvre, d’un chat, d’un chien, d’un cheval, etc.

Il y a tantôt trente ans, un garçon meunier avait à traverser un ruisseau sur une planche jetée en travers d’un cours d’eau. Il est bon de dire qu’il était un brin chauddebaire[45]. Au moment où il allait mettre le pied sur la planche, il aperçut, à l’autre extrémité, un gros mouton noir qui venait en sens inverse. « J’allons ben var si j’vas t’céder la place[46], s’écria le gars, et ils marchèrent l’un vers l’autre jusqu’au milieu de la planche où une lutte terrible s’engagea. Le mouton donnait force coups de tête, l’homme cherchait à happer l’animal à la brassée. Vingt fois ils tombèrent dans le ruisseau, vingt fois ils remontèrent sur la planche. Le meunier n’en pouvait plus, il était haletant, couvert de sueur et de contusions. La lutte avait commencé à onze heures du soir et le jour allait poindre. D’un dernier et vigoureux coup de tête, le mouton culbuta son adversaire dans le ruisseau et prit la fuite.

Le pauvre meunier, lui, se traîna jusqu’à son moulin, où il s’étendit sur son lit pour ne plus se relever. Le lendemain, il expira.

Lorsqu’une personne est dangereusement malade, si quelqu’un des siens est assez malin pour surprendre la bête de Brielles, lui lancer la lame d’un couteau entre les deux yeux et faire couler au moins trois gouttes de sang on peut être assuré que le malade guérira.

À la ferme de la Marche, dans la commune du Pertre, vivaient, il y a soixante ans, le père Clouet, sa femme et sa nièce. Un soir que le repas était achevé, les deux femmes lavaient la vaisselle près de la fenêtre, pendant que le vieillard, dangereusement malade, geignait en se dolant dans son lit, quand tout à coup la mère Clouet aperçut, dans la cour de la ferme, caché sous une charrette, un animal aux yeux brillants braqués sur la fenêtre. Pas de doute possible, c’était la bête de Brielles qui venait assister à l’agonie du pauvre vieux. Bien que saisie de peur, elle songea à son homme qui, à ce moment, se plaignait plus fort que jamais. Elle prit un couteau dans sa pochette, l’ouvrit doucement et le lança si adroitement qu’il alla frapper la bête juste entre les deux yeux. L’animal poussa un cri de douleur et se sauva.

Les deux femmes sortirent aussitôt pour voir s’il y avait du sang de répandu. Elles constatèrent avec joie qu’il y en avait, non seulement sur la lame du couteau, mais aussi par terre. Lorsqu’elles rentrèrent au logis, le père Clouet se sentait déjà mieux, et, le lendemain, il était hors de danger[47].

La bête de Brielles existe toujours. Il y a peu d’années, dans la commune du Pertre, près le village de la Mançonnière, qui est situé sur la limite des départements de l’Ille-et-Vilaine et de la Mayenne, passait sur la route stratégique une voiture pesamment chargée. Il était tard, le conducteur marchait à côté de ses chevaux en les excitant du fouet, lorsqu’il vit un gros chat couché sur le revers d’un talus. Il lui allonge un coup de fouet en disant : « Tant pire pour toi si tu es la bête de Brielles. » L’animal fit « Foutt foutt foutt, » et sauta sur l’échalier du champ d’où il regarda sournoisement le charretier. Celui-ci le poursuivit et le frappa de nouveau. Ce fut trop : le chat s’élança sur son agresseur et le mordit cruellement au bras.

Depuis cette morsure le malheureux conducteur a contracté une odeur tellement insupportable qu’on le fuit comme la peste ; les cabarets lui sont interdits ; il reste à la porte des églises sans oser y entrer et sa femme l’a abandonné.


LE SUAIRE DU CIMETIÈRE

Une couturière du bourg de Liffré, étant assez bonne ouvrière, avait beaucoup d’ouvrage, aussi prit-elle une apprentie pour l’aider.

Toutes deux allaient en journée non seulement dans le bourg, mais également dans les villages de la paroisse et même dans les communes voisines.

Un soir qu’elles s’en revenaient et qu’il faisait quasiment nuit, elles passèrent près d’un cimetière. Tout à coup, la maîtresse s’arrêta épouvantée et dit à son apprentie :

« Regarde donc un suaire que voilà étendu sur une tombe avec des cierges allumés aux quatre coins. » — Mais je ne vois rien, répondit la jeune fille, c’est sans doute pour me faire peur.

— Comment ! Tu ne vois rien ? Là, à droite, à côté de la vieille croix paroissiale en granit.

— Vous avez pour sûr la berlue, car moi je ne vois rien.

Une fois rentrée chez elle la couturière raconta à sa mère ce qui lui était arrivé. « Je suis certaine dit-elle, d’avoir vu un suaire sur une tombe du cimetière et quatre cierges allumés. Cependant mon apprentie, elle, n’a rien vu. »

— Celle qui voit, répondit la mère, est dans la grâce du bon Dieu, et celle qui ne voit rien est en état de péché mortel. La première fois que t’apparaîtra cette vision, il faudra t’armer de courage, entrer seule dans le cimetière, t’agenouiller près de la tombe, toucher le suaire et réciter des prières pour le mort qui a été enterré à cette place.

Dès le lendemain soir, l’ouvrière aperçut ce qu’elle avait vu la veille. Elle congédia son apprentie et, plus morte que vive, alla prier sur la tombe.

Comme elle touchait le linceul étendu à ses pieds, une voix semblant sortir des entrailles de la terre, lui dit : « Ce linceul servira à t’ensevelir. »

La couturière se sauva, effrayée, et s’en alla répéter à sa mère les paroles qu’elle venait d’entendre.

— C’est la peur que tu as eue, qui t’a rendue folle, et c’est ton esprit surexcité qui t’a soufflé aux oreilles des mots insensés. Il faudra retourner, mon enfant, sur cette tombe, afin d’avoir l’explication de ce mystère.

— Oh ! je n’oserai jamais.

— Je t’accompagnerai un bout de chemin, et je resterai à t’attendre.

— Oui, comme cela j’y consens.

Elle retourna sur la tombe au suaire, où elle entendit, très distinctement, les paroles suivantes :

— C’est ta sœur, morte il y a un an, qui par ma voix te supplie de demander à ta mère de faire dire un trentain pour le repos de son âme.

— Elle ne voudra pas me croire.

— Alors tu lui montreras l’empreinte ineffaçable des cinq doigts de ma main, marquée sur ton épaule.

Et la pauvre fille sentit la main du squelette peser sur elle.

Comme elle se relevait épouvantée, la voix répéta encore : « Le linceul qui est sous tes pieds servira à t’ensevelir. »

La couturière alla rejoindre sa mère, à laquelle elle fit part de ce qu’elle venait d’entendre, et lui montra les cinq doigts du squelette marqués sur son mouchoir de cou.

Elle avait été tellement impressionnée qu’elle rentra malade chez elle, s’alita pour ne plus se relever. Une fièvre terrible s’empara d’elle, et la conduisit au tombeau après huit jours de délire et de souffrances.

Lorsqu’elle fut morte, on aperçut sur une table, sans savoir qui l’avait apporté, le linceul du cimetière qui servit en effet à ensevelir le corps de l’infortunée couturière.

(Conté par la mère Sauvé, femme de ménage
à Liffré, âgée de 57 ans).


LE BEDEAU DE CHANTELOUP

L’histoire que je vais vous raconter est bien vieille, nous dit le père Constant Tual, couturier à la journée ; mais elle est cependant connue de tous les habitants du canton du Sel, car elle s’est passée à Chanteloup.

Il y avait, au chef-lieu de cette paroisse, un jeune gars qui cumulait les fonctions de bedeau et de chantre, ce qui ne l’empêchait pas d’être cordonnier de son état.

Comme la plupart des musiciens, puisqu’il était sonneur de cloches, il aimait bien à lever le coude, et s’oubliait volontiers au cabaret avec des amis.

Le bedeau a un métier pénible à la Toussaint, car il faut sonner presque toute la journée, et même le lendemain, le jour des défunts.

Il est vrai qu’il en est dédommagé par la quête qu’il va faire à domicile chez tous les habitants, non seulement du bourg, mais des villages de la commune. Comme à ce moment tous les cœurs sont angoissés par le souvenir de ceux qui leur furent chers, on se montre généreux avec celui qui a sonné pour les morts, et le sonnou, comme on l’appelle, s’en retourne chez lui les poches remplies de gros sous, et même parfois de petites pièces blanches.

Une année que Jean Déhoux — c’était son nom — rentrait de sa tournée chez les paroissiens, et qu’il avait bu dans toutes les fermes, il était quasiment chaudebaire.

Il rencontra deux camarades de son âge auxquels il proposa une partie de boules. La proposition fut acceptée et, tous les trois, pour ne pas être dérangés dans un chemin où les charrettes passent à chaque instant, se rendirent dans les allées sablées du cimetière.

Le bedeau, après ses libations, n’y voyait pas très clair et jouait comme un étourdi. Aussi sa boule alla-t-elle se perdre dans les hautes herbes des tombes.

Tous les trois la cherchèrent inutilement.

— Je sais bien où en trouver une, dit Jean Déhoux, et il alla dans l’ossuaire, près de la porte de l’église, et y prit une tête de mort.

Ses camarades se récrièrent et voulurent l’empêcher de commettre un pareil sacrilège ; mais l’ivrogne leur répondit : — Qu’est mort, est mort ; et je ne crains pas qu’il vienne me réclamer sa tête.

Il joua donc, quelques instants, avec cette boule d’un nouveau genre qui bientôt eut le même sort que la précédente, et s’égara dans les ronces.

Le malheureux en prit une seconde dans la charnière — comme il appelait l’ossuaire, — mais cette fois ses amis refusèrent de jouer plus longtemps et se retirèrent. Lui maugréa contre eux et jeta, brutalement, la seconde tête de mort dans un coin du cimetière.

Bien qu’il aimât à boire, le bedeau de Chanteloup ne dépensait pas pour cela son argent : il préférait se faire régaler par les autres ; aussi avait-il amassé pas mal d’écus qui lui permirent d’acheter une maison avec son courtil et quelques lopins de champs.

Il était comme qui dirait un petit propriétaire, et tout gars à Chanteloup, qui, a le cul terrou, c’est-à-dire qui possède de la terre, trouve facilement à se marier.

Jean Déhoux avait demandé la fille d’un fermier en mariage, une belle créature sur ma foi, et il avait obtenu sa main.

Les noces furent superbes. Il y avait plus de 300 personnes. Le soir, après le repas, les danses commencèrent dans l’aire à battre le grain.

Le fils du propriétaire de la ferme des parents de la mariée ne quittait pas celle-ci, et ne dansait qu’avec elle. Flattée de cette préférence, elle écoutait, ravie, les compliments du jeune homme.

Jean Déhoux était resté à boire et à chanter avec les gars qui ne savaient pas danser.

Tout à coup un homme entra dans la pièce où étaient les buveurs et demanda le marié.

— Me voici. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Ce sont deux messieurs qui demandent à vous parler. Ils sont là, derrière le pailler, dans le champ du Four.

Le bedeau supposa que c’étaient des étrangers qui désiraient danser, comme cela arrive quelquefois aux noces de campagne, et il alla les rejoindre.

Deux hommes recouverts de grands manteaux se promenaient en l’attendant.

Jean avança vers eux, mais recula aussitôt, épouvanté, lorsqu’ils ouvrirent leurs manteaux et qu’il vit deux squelettes, sans tête, qui s’emparèrent de ses mains sans qu’il songeât à faire de résistance, ni à pousser un cri tant sa frayeur était grande. Ces spectres le conduisirent dans le cimetière.

Vers deux heures du matin, lorsque les danses cessèrent, la mariée chercha son époux sans pouvoir le trouver. Elle n’en fut nullement contrariée supposant qu’il était à cuver son vin dans un grenier. Elle accepta le bras de son jeune danseur qui la conduisit chez elle.

Le lendemain, des enfants, en se rendant au catéchisme, découvrirent auprès d’une tombe le cadavre du bedeau de Chanteloup. Il avait été décapité et tenait sa tête dans une main comme pour jouer aux boules.


LA TÊTE DU MORT.

Il y a bien près de cent ans, une jeune femme vint s’offrir comme domestique dans une auberge de Pont-Péan, qui servait de pension à des employés de la Mine. Elle semblait honnête et fut acceptée.

Cette femme, étrangère au pays, était fort belle, mais d’une beauté étrange : ses yeux noirs, durs et brillants, semblaient lire jusqu’au fond de l’âme de ceux qu’elle regardait. Jamais elle ne riait ni ne plaisantait avec qui que ce soit, et semblait même sous l’empire de souvenirs pénibles.

Elle produisit une vive impression sur l’esprit d’un comptable de la Mine, qui en devint éperdument amoureux.

Il demanda sa main qu’elle refusa d’abord, bien que ce fut un parti avantageux pour une servante. Le jeune homme ne se découragea pas : il redoubla d’attentions pour elle, et s’y prit de telle façon qu’il finit par vaincre sa résistance et la décida à l’épouser.

Le jour de la noce ayant été fixé, le fiancé alla, selon l’usage, inviter ses parents et amis à son mariage.

L’idée d’épouser cette belle fille, qu’il aimait de tout son cœur, le rendait fou de joie et, dans chaque maison où il entra, il accepta de boire et de trinquer à la santé de la nouvelle mariée ; aussi, en s’en revenant, était-il d’une gaîté extraordinaire.

En passant par un chemin creux, il mit le pied sur un gros caillou rond qui le fit trébucher.

— Toi aussi, dit-il au caillou, en éclatant de rire, je t’invite à ma noce.

À son grand étonnement, il entendit le caillou lui répondre :

— J’accepte ton invitation et tu peux être certain que j’assisterai à ton mariage.

Le jeune homme cessa de rire, se baissa et au lieu d’un caillou vit une tête de mort.

Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, une peur effroyable s’empara de lui, et il se sauva à toutes jambes jusqu’à Pont-Péan.

Quand il arriva dans le village il était tard, et tout le monde dormait. Il rentra seul dans sa chambre où son sommeil fut agité jusqu’au lendemain matin ; mais lorsqu’il vit le jour pénétrer chez lui, il crut avoir fait un mauvais rêve et attribua à l’ivresse l’histoire de la tête de mort qu’il finit par oublier complètement.

La messe de mariage eut lieu à Bruz. Après la cérémonie, on alla manger la beurrée dans les divers cabarets du bourg et l’on ne revint à Pont-Péan que pour le repas.

C’était en octobre ; la nuit vient de bonne heure et, lorsque les invités entrèrent dans la grange où le festin devait avoir lieu, il faisait quasiment nuit. On alluma quelques quinquets fumeux apposés aux poutres.

Les servantes apportèrent les soupières pleines de soupe.

Lorsqu’on enleva le couvercle de celle qui avait été placée devant la mariée, il en sortit une tête de mort qui se mit à sauter sur la table autour des assiettes et des plats.

Les femmes jetèrent des cris perçants et se sauvèrent. La mariée eut une crise de nerfs, perdit connaissance, et l’on fut obligé de l’emporter chez elle. Aussitôt qu’on l’eut enlevée, la tête de mort disparut et les hommes, se rassurant les uns les autres, se remirent à table où ils furent rejoints par les bonnes femmes alléchées par l’odeur des mets qui parvenait jusqu’à elles.

Bientôt les têtes s’échauffèrent, car les mineurs boivent ferme, et les chants commencèrent.

Lorsque, vers dix heures, le marié put, sans contrarier ses amis, aller rejoindre sa femme, il rentra chez lui.

La pièce était dans l’obscurité la plus complète. Il avança doucement vers le lit, et appela sa bien-aimée par les noms les plus tendres. Personne ne lui répondit. Il approcha davantage et mit la main sur l’oreiller où il supposait que devait reposer une tête fraîche et charmante.

Il recula d’horreur : ses doigts s’étaient posés sur le crâne froid et glacé de la tête de mort.

— Ne crains rien, lui dit celle-ci : il vaut mieux, pour toi, que tu me trouves ici que celle que tu cherches, qui est possédée du démon.

Elle est partie au loin sans même songer au chagrin qu’elle allait te causer.

Non, l’infâme n’est plus là. Elle a fui pour m’éviter, mais je saurai la rejoindre.

Je l’ai aimée plus que toi peut-être, cette misérable sans cœur et sans entrailles qui, après s’être donnée à moi, a voulu recouvrer sa liberté. Elle n’a pas hésité, pendant que je dormais à côté d’elle, à me trancher la tête à coups de hache.

Par d’habiles mensonges, elle a pu faire croire à son innocence et éviter le châtiment de son crime ; mais la tête qu’elle a coupée la poursuivra jusqu’à sa dernière heure.

(Conté par Marie Patard, de la Croix Madame,
commune de Bruz, âgée de 24 ans).


L’ENTERREMENT NOCTURNE

On peut encore voir, à l’heure actuelle, dans le cimetière de Saint-Martin, de Vitré, attenant à l’ancienne église paroissiale, une très vieille maison qui servait autrefois d’habitation au fossoyeur et à sa famille.

Au moment où nous écrivons ces lignes (juillet 1897), on nous assure que ces bâtiments vont bientôt disparaître.

Le fossoyeur de Saint-Martin avait une fille, couturière de son état, qui habillait les mariées de la campagne, assistait à leurs fiançailles et à leurs noces, de sorte qu’il lui arrivait souvent de revenir chez elle la nuit.

Un soir qu’elle venait de rentrer dans la maison de son père, elle se mit à la fenêtre de sa chambre au moment où minuit sonnait à l’horloge du clocher de l’église. Soudain, un spectacle étrange s’offrit à sa vue : Elle vit sortir de l’église, passer sous sa fenêtre et traverser le cimetière, le cortège habituel et complet d’un enterrement.

Bien que les prêtres fussent nombreux, pas le moindre bruit ne parvenait à ses oreilles ; on eût dit que leurs pieds effleuraient à peine l’herbe des tombes et ne touchaient pas le sable des allées.

Derrière le cercueil marchait un homme, complètement nu, dont le visage, éclairé par la lune, exprimait la douleur la plus profonde.

Le cortège se dirigea vers un point éloigné du cimetière et disparut derrière les arbres.

Cette vision impressionna vivement la jeune fille, qui ne cessa d’y penser jusqu’à la nuit suivante, où elle eut cependant le courage de revenir à sa fenêtre quand l’horloge sonna minuit.

La même procession défila sous ses yeux. Son effroi fut plus grand encore que la veille, et aussitôt que les portes de l’église s’ouvrirent, elle fut entendre la première messe, et se rendit au confessionnal raconter ce qu’elle avait vu.

Le prêtre, après avoir bien réfléchi, lui dit : « Le malheureux affligé que vous avez vu suivre le cercueil doit être un homme assassiné et enterré sans avoir eu de suaire pour lui couvrir le corps. C’est un linceul qu’il vient réclamer aux vivants, et c’est à vous qu’il s’adresse.

« Il faut donc que vous portiez un drap à l’endroit où se dirige chaque nuit la procession, et vous soulagerez ainsi une pauvre âme en peine.

« Mais retenez bien ceci : Vous ne devrez jamais révéler à âme qui vive ce que vous avez vu, car autrement votre drap vous serait rendu et le pauvre infortuné recommencerait à souffrir. Vous le verriez, chaque nuit, reparaître dans le cimetière. »

La couturière se conforma aux prescriptions de son confesseur et la vision cessa.

Deux années s’étaient écoulées, la jeune fille avait repris sa gaîté et oublié l’enterrement du cimetière de Saint-Martin.

Or, un soir, elle alla filer dans une étable où gars et filles étaient là à raconter des histoires et à chanter des chansons.

Quand ce fut son tour de causer, l’une des fileuses lui demanda : « Eh bien ! et toi, belle silencieuse, tu ne dis plus jamais rien. Ton sac est donc vide ? Il fut un temps cependant où tu n’étais pas de même : tu chantais aux noces toute la journée, et le soir tu racontais des contes à faire trembler jusque dans les moelles. »

Piquée au vif, et sans prendre le temps de la réflexion, elle répondit : « Je sais une histoire plus terrifiante que toutes les vôtres et qui m’est arrivée à moi-même. » Elle raconta ce qui précède.

De retour chez elle, les événements de la soirée lui revinrent à l’esprit, et seulement alors elle se rappela les recommandations de son confesseur. Elle regretta amèrement ce qu’elle avait fait et se mit à sa fenêtre pour s’assurer des conséquences de sa légèreté.

Hélas ! au coup de minuit, la lugubre procession, qu’elle n’avait plus revue depuis deux ans, sortit de l’église, et l’homme nu, plus triste, plus affaissé que jamais, suivait le cortège.

Le lendemain, l’infortunée couturière retrouva son drap à l’endroit où elle l’avait mis.

Elle en éprouva un si profond chagrin qu’elle tomba malade, s’alita et mourut un an après.

On assure à Vitré qu’elle fut ensevelie dans le drap qui avait servi, pendant deux ans, au revenant de Saint-Martin.

(Conté par Marie Clouet,
cuisinière à Vitré, âgée de 32 ans).


LE LINCEUL DU MORT

Par un soir d’hiver, une bonne femme de la Baussaine, dans le canton de Tinténiac, en revenant de ramasser du bois mort, dans une cerclière, aperçut, au coin d’une lande, un objet roulé dans un drap blanc attaché avec des épingles.

Elle déposa son fagot sur une broussée d’ajoncs et enleva les épingles.

Qu’on juge de la surprise de la vieille, lorsqu’en ouvrant le drap elle découvrit un cadavre. Comme c’était une avaricieuse elle poussa, du pied, le corps dans un fossé et dit : « Puisqu’il est mort, il n’a plus besoin de linge, » et elle emporta le drap chez elle.

Le lendemain soir, lorsqu’elle fut couchée, elle entendit ouvrir sa porte et quelqu’un s’approcher de son lit. Elle fut d’autant plus surprise qu’elle avait fermé sa porte à double tour et retiré la clef de la serrure.

Effrayée, elle se cacha sous la couverture et entendit une voix qui répétait sans cesse : « Rends-moi mon drap et mes épilles[48], rends-moi mon drap et mes épilles ! »

La bonne femme ne dormit pas de la nuit, et le matin, lorsque le jour vint l’obliger à quitter son lit, elle ne vit rien de dérangé chez elle et trouva la porte fermée à double tour.

« J’aurai rêvé », dit-elle.

Le soir — toujours à l’heure où elle avait trouvé le cadavre sur la lande — elle entendit de nouveau ouvrir sa porte, et une personne s’avancer vers son lit, qui répéta : « Rends-moi mon drap et mes épilles ! »

Je ne dors cependant pas, disait-elle, et j’entends toujours cette voix prononçant les mêmes paroles.

Toutes les nuits ce fut la même chose.

La vieille, ne dormant plus, dépérissait à vue d’œil.

Elle se décida enfin à confier ses peines au recteur de la paroisse, qui l’engagea à reporter le soir même le drap où elle l’avait pris.

Toute tremblante, elle s’y rendit. Il faisait nuit noire lorsqu’elle arriva sur la lande.

Elle déposa le drap et les épingles sur le bord du fossé où elle avait repoussé du pied le cadavre du mort. « Je t’attendais, dit une voix qui partait du fossé. »

La bonne femme se sauva tout épeurée, et, lorsqu’elle rentra dans le village, elle était folle.

Un an après, jour pour jour, on la trouva morte sur la lande où elle avait volé le linceul du mort.

(Conté par Julie Denoual du village
de la Porte-du-Parc, dans la commune
des Iffs, âgée de 66 ans).


TABLES DES MATIERES




 p. I


Les Fées, les Géants, les Magiciens, les Animaux parlants, les Métamorphoses, les Aventures merveilleuses.

La Fée du puits, p. 3. — La Fée Grosses-Lèvres, la Fée Gros-Doigt et le Petit père Ragolu, p. 11. — Les Bêtes qui causent, p. 20. — Les trois Rencontres, p. 22. — Petit Jour, p. 29. — Les Métamorphoses, p. 32. — La Mort du Géant Gargantua, p. 39. — Cinq cents d’un coup de poing ! p. 50. — La Boursée d’or, p. 59. — La Bûche d’or, p. 65.


Dieu, la Vierge, les Anges, les Saints, les Miracles.

Le Tabouret du Paradis, p. 83. — Le Bon Dieu à Laillé, p. 86. — La Vierge du Coudray, p. 91. — Sainte Onenna, p. 94. — La Vengeance de sainte Émérance, p. 103. — Saint Pierre et le Meunier de Chancor, p. 109. — Le Chemin du Paradis, p. 112. — La Couronne du roi de Domnonée, p. 127.


Le Mariage de Jean l’Innocent, p. 139. — Jeanne l’Hébétée, p. 144. — Le Meunier du Boël, p. 157. — Le Tailleur et le Couvreur, p. 165. — Jacques Robert à la Porte du Paradis, p. 177. — Mon Dieu, mon Dieu, quand j’irons-ti dans le Paradis ? p. 191. — Saint Court-en-Bruyère, Saint Tire-au-joug et Saint Bêlant, p. 193. — Le Curé Gourmand, p. 199. — Les Deux Oreilles du Curé, p. 202.


Le Diable, les Sorciers, les Lutins, les Revenants.

Le Médecin de Fougeray, p. 207. — L’Enfant vendu au diable, p. 216. — Le Diable courtisant les filles, p. 217. — La Faux du diable, p. 221. — Mirlificochet, p. 225. — Le Meneur de loups, p. 233. — Le Lutin, p. 235. — Les Pilous, p. 237. — L’Éclaireur, p. 240. — Martine, p. 241. — Les Biherous, p. 247. — Le Chat Noir, p 248. — Payel ou le lutin Maître-Jean, p. 249. — Petit Jean, p. 254. — Le Petit Mineur de la mine argentifère de Pont-Péan, p. 260. — La Bête de la Lohière, p. 263. — Le Cheval sellé et bridé, p. 269. — Le Poulain de la Hellière, p. 270. — Le Chien Noir, p. 272. — La Bête de Brielles, p. 274. — Le Suaire du cimetière, p. 279. — Le Bedeau de Chante-loup, p. 282. — La Tête du mort, p. 288. — L’Enterrement nocturne, p 292. — Le Linceul du mort, p. 297.



  1. Pain et vin et viande
    Mes sept faix de bûchettes serrés,
    Et mes sept fuseaux de fil filés.
  2. Jambes.
  3. Ragolu, dans le patois d’Ille-et-Vilaine, veut dire rugueux, raboteux ; mais dans ce conte il signifie mal fait, mal bâti.
  4. D’une traite.
  5. Chapeau.
  6. Noire et blanche.
  7. Blé-noir.
  8. Pain de ménage.
  9. Clairière.
  10. Presque ivre.
  11. Les habitants de Paimpont, de Saint-Méen, de Gaël, le désignent sous le nom de Hoël III le roi des bois.
  12. Café.
  13. À sa volonté.
  14. Culotte.
  15. Guillaume.
  16. Synonyme d’imbécile.
  17. La piécette est le haut du tablier que les paysannes attachent sur la poitrine.
  18. Frileux.
  19. Habillement bien confortable.
  20. Glacé.
  21. Vêtements.
  22. Grosse étoffe, sorte de bure fabriquée dans le pays.
  23. Épargnes.
  24. Un pantalon.
  25. Poil, cheveux.
  26. Grenier au foin.
  27. Échelle.
  28. Paul.
  29. Broyer.
  30. Échalier.
  31. Nom donné aux petits sentiers.
  32. Truie.
  33. Trou.
  34. Haie.
  35. Blanches et noires.
  36. Louis.
  37. Joseph.
  38. Pris.
  39. Effrayez.
  40. Grenier.
  41. Bas.
  42. Ce récit du peloton de laine m’a été raconté d’une autre façon par une bonne femme d’Ercé-près-Liffré, appelée Françoise Michaux. Dans cette variante, la laine se change, non pas en chat mais en crapaud.
  43. L’alizier, dont il est question, est tombé de vieillesse en 1884 seulement ; il mesurait 1 m 30 diamètre.
  44. Fiente.
  45. Demi-ivre.
  46. Nous allons bien voir si je vais te céder la place.
  47. M. de la Plesse, maire de Vitré, qui nous fit, dans le temps, le récit de la bête de Brielles, déclara le tenir du père Clouet son fermier. Celui-ci affirmait avoir rencontré, le soir, la bête en question, qui ne lui avait jamais fait de mal, par la raison qu’il avait eu soin de lui céder la place et de s’éloigner d’elle au plus vite.
  48. Épingles.