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Les Cervelines/Texte entier

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Calmann-Lévy éditeurs (p. --346).

COLETTE YVER


LES


CERVELINES

— Roman —

COLLECTION NOUVELLE


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS





LES CERVELINES
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR
Format in-18
comment s’en vont les reines 
 1 vol.
princesses de science 
 1 —
les dames du palais 
 1 —
le métier de roi 
 1 —
un coin du voile 
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 1 —
mirabelle de pampelune 
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aujourd’hui 
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la bergerie 
 1 —
les cervelines 
 1 —
les cousins riches 
 1 —
dans le jardin du féminisme 
 1 —
le festin des autres 
 1 —
l’homme et le dieu 
 1 —
vous serez comme des dieux 
 1 —
haudequin, de lyon 
 1 —
COLETTE YVER




LES CERVELINES

PARIS

CALMANN-LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS


3, rue auber, 3





Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous les pays.

LES CERVELINES


I

— Qui est-ce, ces deux petites femmes que tu viens de saluer, Tisserel ?

Elles avaient passé d’un marcher ferme et droit sur l’asphalte du trottoir où s’allongeait la terrasse du grand café de Briois. Il faisait déjà presque nuit ; elles avaient passé dans la lumière bleue que, le long du quai de la grande ville, les cafés projetaient. L’une, de haute taille, blonde, enveloppée d’une cape blonde comme ses cheveux ; l’autre, frêle, vêtue de noir, portant en arrière de ses bandeaux bruns un canotier uni, comme les saints leur nimbe.

Elles avaient passé vite sous les regards oisifs des consommateurs ; mais Tisserel, « le médecin joyeux et poli » comme l’appelaient ses amis, le jeune docteur Tisserel qui fumait là, devant son bock, en compagnie d’un camarade, les avait reconnues et saluées.

— Ce sont deux jeunes filles, répondit-il. La petite brune, c’est Marceline Rhonans. Tu sais bien, Marceline Rhonans dont tout le monde parle à Briois. Son amie, la grande blonde qui l’accompagne, c’est mon élève, mademoiselle Jeanne Bœrk, l’interne de mon service à l’Hôtel-Dieu.

Très jovial au café, avec sa redingote déboutonnée sur le buste large, sa pipe qu’il tirait d’un coup de lèvres plébéien, son haut de forme de travers, Tisserel, pour prononcer le dernier nom, cessa de fixer son ami de ses belles prunelles luisantes de brun. Il prit sa pipe, secoua les cendres sur le rebord de la table, avala son bock, et, caressant sa barbe, regarda obstinément vers la coulée du fleuve, dans le noir du quai.

L’ami murmura :

— Je suis tout de même heureux de la connaître enfin.

— Pourquoi enfin ? demanda Tisserel ingénument.

— Parce que tu en parles tout le temps ; tu trouves toujours le moyen de glisser son nom à propos de tout et à propos de rien, sans t’en apercevoir peut-être, hein ? Alors cela m’avait donné envie de la connaître… Elle est fort bien.

Tisserel paraissait ennuyé.

— Il y a un an… commença-t-il.

Il s’étendit, fuma quelques secondes silencieusement, les yeux mi-clos. Son ami l’avait regardé d’un éclair rapide et timide des prunelles, puis avait repris son immobilité. Il était petit et fluet ; c’était un être caché.

— I] y a un an, reprit Tisserel, quand elle est entrée dans mon service, c’est vrai que j’ai eu la petite commotion, là, en plein. C’est une jolie fille, une campagnarde très saine, très belle de formes. Dans les salles blanches de l’hôpital, avec sa blouse blanche, son tablier blanc et sa crinière blonde ébouriffée, elle faisait un effet inouï le matin, vigoureuse et forte comme elle était, au milieu de tous les rachitismes, de toutes les atrophies, de toutes les misères. Tu vois cela, n’est-ce pas, ce beau corps qui triomphait parmi les autres ? Mais ce qui me renversait, c’était le prodige de cette femme, son intelligence. Elle me présentait chaque matin des feuilles d’observations, c’était à ne pas y croire ; des lignes nettes, sans ratures, concises, strictes ; alors que, couramment, les jeunes étudiants amoncellent pêle-mêle et touffues toutes les remarques inutiles sur un malade, celle-là faisait un choix ; elle agençait ses notes avec une sorte d’art, au bout duquel le diagnostic s’arrangeait de lui-même, sans qu’elle l’énonçât, — à ce point que j’ai cru souvent que ses observations, elle les avait copiées dans un manuel ; mais le manuel, c’était elle. À cette heure, elle est plus forte que moi ; elle nous dépasse tous pour la pathologie ; il n’y a guère à l’Hôtel-Dieu que le père Le Hêtrais qui puisse lui tenir tête, et encore. Le Hêtrais n’a pas sa pénétration, je dirai même sa divination du malade.

Après une pause :

— J’ai fait en sorte qu’elle devinât ce que je pensais d’elle.

— Et elle l’a deviné ?

— Elle l’a deviné, et j’ai bien vu qu’elle se souciait de moi comme d’une guigne. Moi, j’aurais voulu l’épouser ; j’étais très pris. J’étais amoureux même de son esprit, de son savoir ; ç’aurait été une jolie camarade de vie, moitié ma femme, moitié un ami ; mais cette créature-là n’est capable que d’une seule passion : l’ambition. Elle n’aimera jamais ; ou, si elle aime, ce n’est pas un homme, c’est un grand homme qu’il lui faudra, celui-là, il la prendra par son orgueil ; elle est blindée d’orgueil des pieds à la tête ; elle n’est que cela.

Son silencieux compagnon sourit invisiblement.

— Si j’avais été n’importe quelle célébrité, médicale ou autre, continua Tisserel sans rien remarquer, elle m’aurait pris, comme piédestal, comme point d’appui, pour se hausser ; je la sens rongée de fringale de gloire ; elle rêve de Paris, d’illustration, de la grande apothéose lente que font les journaux. Un simple médecin de province comme moi n’était rien pour elle… un peu plus seulement que l’infirmier qu’elle a sous ses ordres.

— Et tu en as pris ton parti ?

— Si je l’ai pris, mon cher !

Et Tisserel se mit à bourrer sa quatrième pipe pour la soirée. Il ne parla plus de mademoiselle Bœrk. Il ne parla même plus du tout. Le silence se prolongea longtemps.

À dix heures, les deux amis se levèrent et quittèrent le café. Tisserel rentrait tous les soirs à dix heures « pour ne pas faire veiller sa petite sœur », expliquait-il. Le frère et la sœur, orphelins, habitaient ensemble une maison du boulevard Gambetta où le docteur exerçait. Mademoiselle Tisserel surveillait la maison, surveillait les domestiques, surveillait la comptabilité de la clientèle. Elle avait vingt-trois ans. C’était une charmante fille, dévouée, jolie et tendre. Elle avait refusé deux mariages qui la séduisaient, en songeant à la solitude que son frère en éprouverait. Tout le long du jour, elle écrivait ou brodait en chantant. Mais le soir, il lui venait des tristesses et des larmes sans fin et sans motif ; c’est pourquoi son frère ne voulait pas la voir prolonger ses veillées. Elle aimait aussi beaucoup son chien, un fort terre-neuve qu’elle mangeait de caresses.

C’était une nuit de mai très obscure, bien que le ciel fût libre. Le vacillement des étoiles était si vif, qu’on les aurait crues incessamment soufflées par le vent. Mais c’était une nuit profonde et tiède, sans lune, de celles qu’aiment les vrais amis de la Nuit. Tisserel éprouvait un plaisir indistinct à s’y promener, et il fit un détour pour reconduire chez lui, rue des Bonnetiers, l’ami qui l’avait accompagné ce soir. Redevenu correct d’aspect, le chapeau droit, la redingote serrée au corps, la cigarette aux doigts, contre son ordinaire il parlait peu ; mais, sous l’influence d’un certain contentement intérieur, il chantonnait, et il scandait son allure en marchant, au rythme à deux temps de sa chanson, la valse de Froufrou, qui depuis quelque temps obsédait la rue, à Briois.

Ils suivirent d’abord la rue Jeanne-d’Arc, celle qui, remontant la pente douce de la ville, du quai aux boulevards, coupe Briois en deux parties, la vieille cité aux silhouettes gothiques, et la neuve, celle des marchands de coton. C’était une nuit d’un bleu sombre ; les trottoirs étaient gris perle, et il y tombait de chaque lampadaire électrique des lueurs violettes ; les maisons n’étaient que de hautes façades jaunâtres, ou couleur de sang avec les briques. Quand ils passèrent sous la voûte du beffroi, la vieille chose fantastique s’enlevait en l’air dans un gris bleu de pierre décoré d’ogives noires. Et déjà se découvrait, pan par pan, à chacun de leurs pas, au bout de cette rue de la Grosse-Horloge si découpée de pignons, la façade rigide, le rideau géant de dentelle, la cathédrale, dans sa pierre blanchissante.

Ils marchaient vite, peu littérateurs, sentant cette poétique plus qu’ils ne la voyaient. Tisserel reprenait sans cesse son refrain murmuré : Froufrou, Froufrou, qui lui tenait en tête. Quand ils longèrent la haute muraille de l’archevêché, son ami l’appela :

— Tisserel !

— Quoi ?

La pause dura pour le moins une minute ; le silencieux ami semblait chercher ses mots, faire effort sur lui-même ; à la fin, ayant levé sur le jeune docteur, qui le dépassait de beaucoup pour la taille, le regard de ses yeux étranges, bleu ciel, presque féminins, dans sa face chevelue et hirsute, il demanda :

— Cette demoiselle Bœrk est-elle pour longtemps dans ton service ?

— Je ne sais pas au juste, mais je pense dix-huit mois.

— Ah ! tant pis.

Cet ami, dont le mutisme et toute l’allure timide contrastaient tant avec les manières de Tisserel, était un médecin aussi, le docteur Jean Cécile ; il avait été camarade de lycée de Tisserel ; c’était lui de qui les photographies d’enfant remplissaient un coin de la cheminée dans la chambre du docteur, boulevard Gambetta. À treize ans, c’était un délicieux visage, les cheveux foncés et bouclés, les yeux tendres. À quinze ans, l’aspect féminin de cette physionomie, où rien de viril ne naissait encore, subsistait. Quelques mois plus tard, un trait vague encore, la moustache à demi dessinée bouleversait tout. Puis ici venait une lacune et il reparaissait, homme enfin, à vingt-trois ou vingt-cinq ans, les sourcils accrus, les cheveux épaissis, la barbe poussée, tout le masculin appareil pileux, barbare, farouche, encadrant les yeux bleus de femme.

Le contraste était d’ailleurs dans tout son être. Délicat et mal membré, il possédait une voix gutturale et forte, un baryton qui vibrait d’énergie, de mâle maîtrise ; et, timide comme il était, taciturne, triste, presque craintif, il avait mangé dans le temps de ses études, à Paris, le tiers de ce que possédaient ses parents, qui étaient de riches commerçants à Briois.

Il avait l’âge de Tisserel : trente-deux ans mais il venait seulement d’arriver de Paris où il avait fait ses études, pour s’établir ici, n’ayant voulu que fort tardivement passer son doctorat, — poussé toujours par des raisons mystérieuses comme sa personne.

Il était à Briois pour sa vie. S’il en était heureux ou fâché, personne ne pouvait le savoir, à ceux qui l’interrogeaient, il répondait par le même sourire sans joie qui n’était qu’un effort d’amabilité vers eux. Mais pour Tisserel, il avait un regard particulier, profond, grave et dévoué, qui disait son amitié d’exception.

Ils avaient gagné sa porte ; ils s’arrêtèrent face à face sur le trottoir. Alors Tisserel, que tourmentaient ses réticences :

— Pourquoi me dis-tu cela ?

— Parce que ces femmes-là sont des êtres auxquels il ne faut pas s’attacher.

— Je ne suis pas attaché à elle, reprit vivement Tisserel.

— Oui ; mais tu n’en es pas détaché non plus, c’est clair. Je te connais bien. Tu chantais tout à l’heure, tu chantais Froufrou, tu pensais à elle, tu te disais que demain, tout le temps de ta visite à l’Hôtel-Dieu, tu parcourrais les salles en sa compagnie, tout près d’elle. Et si dans l’heure actuelle quelqu’un venait te dire : « Demain, mademoiselle Bœrk n’assistera pas à votre visite, elle n’y sera plus jamais, elle est partie, » eh bien, tu ne chanterais plus. Est-ce vrai ?

— Mais ce n’est pas aimer une femme, cela. C’est tout simplement de… de l’admiration ; pas même de la sympathie, tu entends bien, je n’ai aucune sympathie pour elle.

— Leur danger, reprit lentement Cécile, c’est justement qu’on ne peut avoir d’antipathie pour elles ; elles sont bonnes. Elles n’ont pas de vices, pas de défauts souvent. Elles sont pétries de vertus, de qualités austères ; elles sont pures et réfléchies, mais ce sont des cervelines.

Puis, sur le même ton :

— Veux-tu que je te reconduise chez toi à mon tour ?

Tisserel, intéressé, se remit en marche le premier.

— Qu’appelles-tu des cervelines ?

— Des femmes qu’il y a maintenant, qu’il y a en masse à Paris surtout, mais en province aussi. Les romanciers ont dénoncé le danger des coquettes, le danger des aventurières, le danger des dévergondées ; mais il y a le danger des cervelines qui est peut-être le pire, parce que les autres, au moins, c’étaient des femmes. Menteuses ou vicieuses, avec des mots ou malproprement, elles nous aimaient ; elles faisaient, comme elles le pouvaient, l’acte de charité ; elles étaient des compagnes, niaises, ou perfides, ou brutales, ou méchantes, mais des compagnes. Celles-là sont des cervelles ; de belles petites cervelles, qui portent de jolies robes, des attraits, de la grâce, qui ont gardé de la femme, et de la meilleure, tout, tu entends bien, tout, sauf le cœur, et le cœur, souvent même, sauf l’amour.

— Tu n’es pas féministe, lui dit en riant Tisserel.

— Féministe ?… Quoi ? Tu penses à ces vigoureuses personnes militantes qui prêchent l’inimitié contre l’homme, en faisant état de se masculiniser, et qui empruntent des extravagances de leurs chefs de file un renom de ridicule ? Mais ce n’est pas d’elles que je te parle ; le péril n’est pas là. Il est chez celles qui sont demeurées charmantes, qui n’ont pas de système, pas d’affiliations, pas de mots d’ordre, mais qui, ayant laissé leur vie refluer au cerveau, n’ont plus besoin d’amour, tout simplement. Elles ne se marient pas ; on ne les appelle pas vieilles filles, ce sont des personnalités… on dit des personnalités, tu comprends. Elles pullulent. C’est la faute des hommes. Il y a eu un bouleversement dans l’équilibre des sexes. L’homme a refusé de se charger de la femme, depuis au moins deux ou trois générations, depuis Balzac, depuis le règne de l’Argent. Maintenant c’est la femme qui, pouvant s’en passer, ne veut plus se charger de l’homme.

Le docteur Tisserel, qui n’avait pas l’habitude d’un aussi large cercle de pensées, en demeurait troublé, incapable de juger tout de suite si Cécile exprimait là une vérité, ou s’il s’emballait seulement, comme font souvent les hommes, le soir, au sortir du café. Tisserel pouvait exprimer des idées générales en clinique, il était même assez fort en déductions pathologiques, mais il ne s’embarrassait guère d’autre chose, intellectuellement parlant. Il s’était libéré des idées religieuses facilement, sans les luttes déchirantes que quelques-uns connaissent. En politique, il ne concevait pas d’autre milieu possible pour y établir son opinion que le centre gauche ; et il demeurait centre gauche imperturbablement, raillant aussi bien les conservateurs que ceux qu’il appelait avec tout le monde « les dangereux utopistes ». Sa vertu était un grand sens commun. Il n’aurait pas eu l’idée de chercher en lui la moindre appréciation sur un état social quelconque.

Pour Cécile, après cette débauche de paroles, il redevenait muet. Ils avaient recommencé de marcher sans rien se dire. Ils approchaient du but et cheminaient au pas sous les platanes énormes du boulevard, qui étendaient sur leurs têtes leur frondaison noire, frissonnante. Ce ne fut qu’aux approches de sa maison, quand Tisserel, revenu de sa surprise, comprit combien était extraordinaire cette sortie de son ami qui lui dit :

— Tu deviens tragique. Tu leur en veux donc beaucoup, à ces pauvres femmes savantes ? Si tu connaissais Jeanne Bœrk, je t’assure…

— Mais je voudrais la connaître : elles m’intéressent toutes, et celle-là plus que les autres. Invite-moi donc un matin dans ton service sous un prétexte quelconque, je la verrai.

— Viens demain si tu veux, vers neuf heures, salle 8, au premier, à gauche : les tuberculeuses. Je t’en montrerai une qui fait de la méningite, elle a 43, une résistance de cheval ; il y a longtemps qu’à sa place un homme aurait vu la boîte à dominos. Celle-là a dix-huit ans, elle est renversante, c’est un très joli cas. Je te présenterai à mademoiselle Bœrk ; mais il y en a une autre qui t’intéresserait encore bien plus dans cette catégorie de femmes, c’est son amie Marceline Rhonans. Bonsoir, mon vieux, nous voilà rendus, à demain alors.

— À demain, reprit Cécile, qui leva lentement sur lui, selon sa coutume, ses prunelles pâles dans la nuit.

La maison que les Tisserel habitaient était une bâtisse blanche, carrée, dressée au fond d’un grand jardin, et qui, fort simple, avait, à cause de son toit irrégulier, de ses murs défraichis à point, une certaine vétusté inconfortable et distinguée. On y accédait par un perron sans rampe, trois marches aux arêtes moussues. Les fenêtres étaient très hautes ; il y avait au toit plusieurs girouettes ouvragées. Dans le fond, de grands marronniers. Il y sentait un peu l’avant dernier siècle, et à cause de cela Henriette Tisserel, qui possédait très fort le sens des choses indéfinissables, avait fait tendre les chambres et le salon d’indiennes à ramages et de papiers à personnages. Ce n’étaient que carquois et que torches flambantes, que guirlandes et rubans noués à l’anse d’une corbeille, que chalumeaux et que tourterelles, que Myrtils et que Chloés. Le cabinet du docteur, à droite dans le vestibule, était seul meublé sévèrement de bois de chêne et tapissé de papier-cuir. Le nickel de quelques instruments brillait sur la table de travail, posés dans la laine rouge ; sur la cheminée trônait un bronze, souvenir d’une vieille cliente riche.

En entendant le pas de son frère dans l’escalier, la jeune fille ouvrit sa porte. Elle était prête pour le coucher ; les cheveux nattés en deux tresses brunes qui lui pendaient aux reins ; un peignoir rouge, libre de formes et traînant, cachait la robe de nuit dont les dentelles affleuraient aux manches. Sous ces étoffes flottantes, on la devinait très mince et gracile. Le col large de la robe dévoilait les secrets du port de tête ; elle avait une manière très spéciale de rejeter en arrière la nuque, ce qui tendait l’ossature délicate du menton, les lèvres, le nez au profil retroussé, toute l’expression du visage comme vers d’imaginaires tendresses auxquelles elle marchait. Même ses yeux aimaient, on ne savait quoi, rien sans doute, ou bien tout…

Ils s’embrassèrent ; elle lui fit un petit reproche pour rentrer si tard, et ils causèrent de leur journée, adossés au chambranle de la porte.

— Ton petit homme qui avait le croup ? sauvé ? quelle joie ! Et le pauvre vieux monsieur de la rue Thiers, toujours en vie ? Tu es prodigieux, Paul, je t’assure ; alors pas de mort aujourd’hui ?

— Si, une typhique, une jeune femme.

— Quel âge ?

Et elle pâlissait.

— Vingt-huit ans.

— Vingt-huit ans ! c’est affreux ; tu avais bien prescrit les bains froids, les lotions ?

— Tout, ma petite, sois tranquille, je sais mon métier aussi bien que toi. Que veux-tu ? Il faut pourtant que les malades meurent de temps en temps.

Il fit un geste de parfaite impassibilité ; un vrai geste de médecin qui connaît la mort, qui la touche, qui la viole, pour qui elle n’est plus qu’un accident, un résultat fatal et indifférent.

Henriette demeurait triste comme chaque fois que son frère perdait un malade. Il devait lui cacher la moitié de ses décès ; elle l’en aurait moins aimé. Elle dit encore :

— J’ai aperçu ton interne cette après-midi en me promenant.

Elle pressentait qu’il aimait Jeanne Bœrk ; et, selon ce qui arrive souvent entre frère et sœur très unis, elle participait de ce sentiment, elle s’y associait ; elle aurait voulu, comme s’y prend un homme qui fait sa cour, encenser et aduler cette inconnue dont elle était jalouse. Elle éprouvait envers l’étudiante, non pas de la sympathie, mais un besoin de conquête, le besoin de la gagner à Paul dont elle souhaitait passionnément le bonheur. Elle ajouta :

— Sa mise originale me plaît tout à fait.

Le docteur reprit, sans pouvoir réprimer l’éclair de joie qu’eurent ses yeux :

— Cécile et moi nous l’avons vue aussi ce soir de la terrasse du café. Cécile ne la connaissait pas.

— Avait-elle sa cape jaune ?

Elle attendait toujours une confidence de sa part, mais chaque fois qu’ils parlaient de mademoiselle Bœrk, leurs propos n’étaient basés que sur certains détails extérieurs de sa personne ; il y avait après cela une limite que Tisserel n’enfreignait jamais. Il était confus, inconsciemment, d’avouer, devant la solide et généreuse affection de sa sœur, ce qu’il éprouvait pour l’insensible fille dont il n’attendait que du chagrin.

— Elle avait sa cape jaune, comme toujours, répondit-il.

— Et monsieur Cécile, comment l’a-t-il trouvée ?

— Charmante.

Et comme onze heures sonnaient à toutes les pendules, du haut en bas de la maison silencieuse, le frère et la sœur s’embrassèrent une dernière fois, et se quittèrent. Prestement, d’un mouvement vif qui fit battre les tresses sur les plis de sa taille, elle s’enfonça dans sa chambre : et là, réfugiée en hâte devant la glace, pendant que ses yeux disaient son amertume, elle laissa tomber de ses lèvres, avec l’intonation qu’avait eue le docteur, ce seul mot :

— Charmante !

Cette rêveuse et tendre fille avait dans le cœur un sentiment caché pour le docteur Jean Cécile.

II

Le docteur Jean Cécile, prêt à partir, ouvrit les fenêtres de sa chambre. Il demeurait au second, et voyait en face de lui s’élever les hautes murailles de l’archevêché. La rue était profonde et humide, mais le ciel brillait de splendeur printanière, et il sentait bon dehors. Cécile venait souvent à ce balcon, peu gêné par le voisinage de l’Éminence qui logeait en face, et il pensait, plus qu’il ne rêvait, à mille choses diverses ; il pensait à cette vie mystérieuse murée derrière les fenêtres grillées de l’épiscopal, au vieillard en robe rouge, repu d’honneurs, excédé de louanges, prince plébéien, apôtre chamarré, impotent et autocrate, qui finissait sa vie dans la solitude grandiose de ce triste palais. Il pensait à d’autres choses absentes de là, à son enfance : combien de fois, petit garçon, sa mère l’avait promené, le dimanche dans ce quartier qui était, aux jours fériés, l’un des plus passagers de Briois ! Il pensait aux douze années passées à Paris, à ce qu’il avait souffert.

— Oui, je leur en veux, répondit-il mentalement à la question que lui avait faite Tisserel hier soir. Je leur en veux, parce que ce ne sont que des fantômes de femmes, et qu’elles nous trompent ; et chaque fois que je pourrai en démasquer une, je le ferai ; j’arracherai le charme, et je mettrai à nu la matière cérébrale qu’elles ont sous leur corsage, et je dirai aux autres hommes. voyez-vous ce que c’est qu’une cerveline…

En articulant cela, il pensait à Tisserel, et à l’étudiante qu’il allait voir tout à l’heure. Ce qui le poussait, c’était autant la rancune que son amitié.

Il y a deux ans, son chef de service à Lariboisière, le célèbre Ponard, lui avait un soir téléphoné pour lui indiquer une garde à faire dans une maison neuve de la rue de la Pépinière. Il fallait partir sur-le-champ. Il pensa que c’était pour une diphtérie et ne changea rien à son costume d’internat. Il se munit d’une blouse et de deux journaux pour la nuit, sortit et sauta dans un fiacre qui passait.

En descendant devant l’adresse indiquée, il nota la somptuosité de l’architecture, les loggias à chaque étage, l’emploi de la pierre de taille dans la façade, l’ampleur des balcons, et il s’en alarma, car il n’aimait pas les gens très riches. Sa timidité les redoutait, l’assurance que donne l’argent mortifiait sa gaucherie ; la plupart du temps, il sentait son savoir, sa valeur nuls pour eux.

Au quatrième étage, l’ascenseur s’arrêta : les portes de verre jaune s’ouvrirent et un domestique à faux col glacé apparut devant lui, demandant :

— Monsieur est l’interne de monsieur le docteur Ponard ? Monsieur vient pour Madame ?

— Pour madame Lebrun ? Oui, c’est moi, répondit Cécile troublé.

Aussitôt, ses pieds se sentirent calfeutrés dans une laine touffue de tapis. Il traversa une anti-chambre surchargée de fleurs, de rosés surtout, qui s’effeuillaient par paquets sur les tables cirées ; puis un salon petit, resserré, habillé d’étoffes si claires qu’il lui parut tout blanc, à la lampe ; il n’eut pas le temps de voir les fleurs qui se cachaient ici dans les bibelots, mais il en respira les parfums en passant. Des fleurs encore dans une autre pièce semblant une bibliothèque. Les gens d’ici avaient évidemment une passion de bouquets, de parfums, une manie d’amateurs de roses. On était au mois de février, c’était un détail bien significatif de luxe à outrance.

Le domestique qui le précédait frappa à une quatrième porte ; une voix de femme dit d’entrer.

La malade était au fond, couchée dans un lit à quatre colonnes qui ressemblait à un catafalque et qui était visiblement copié sur l’art antique, avec ses enroulements d’étoffe remontant en quatre torsades au baldaquin. Sa tête, sa chevelure blonde de femme jeune, admirablement coiffée, reposait sur un oreiller de dentelle ; des dentelles aussi pendaient aux draps. À son entrée, quand elle bougea, il vit qu’elle portait une chemise de soie à reflets bleus. Son visage un peu bouffi de blonde grasse lui donnait environ trente-cinq ans, mais elle était actuellement vieillie par une expression de souffrance aiguë ; elle devait avoir moins. Elle n’était pas seule ; une vieille paysanne, sa cuisinière apparemment, la gardait.

— Monsieur, dit-elle, avec une concision de préambule qui est difficilement le fait des femmes, j’ai une fracture du pied avec plaie ; ma blessure doit être surveillée à cause de la sortie des esquilles et des lavages continuels qu’il faut. Mon excellent ami, le docteur Ponard, a pensé que vous voudriez bien vous charger de moi pour cette nuit.

— Oui, madame, répondit Cécile, si gêné qu’il lui était égal de paraître un rustre avec cette réponse niaise.

Il cherchait une place pour son chapeau et le petit paquet qu’il tenait. La malade s’en aperçut, et des yeux fit signe à la vieille servante de le décharger ce qui indiquait combien elle était maîtresse d’elle et pleine de savoir-vivre, jusque dans sa souffrance.

Cécile s’était dit dès l’entrée : « C’est une demi-mondaine. » Et si elle portait en ce moment une sorte de masque grave, noble presque, tel qu’on n’en voit pas aux femmes qui font du plaisir leur règle, il l’attribua au ravage secret de la douleur dans ce corps luxuriant. Elle l’étonnait, le déroutait. Il se sentait très regardé par elle, très analysé dans tous ses gestes ; mais il ne concevait envers elle aucune liberté.

— Voulez-vous me montrer votre blessure ? demanda-t-il de sa voix rude.

Elle ouvrit elle-même le lit, et lui, redevenant médecin, c’est-à-dire lui-même, l’être sûr et fort qu’il était réellement, ôta le pansement, prenant à poignée et fermement ce pied tuméfié, bleui, brûlant, pendant qu’entre elle et lui, par mots brefs, s’engageait un dialogue de renseignements sur l’accident. On aurait dit deux hommes causant. Elle lui racontait, sans un seul détail intempestif, comment elle était tombée en sautant de voiture, le diagnostic de Ponard, ce qu’il avait prescrit ou prévu. Elle ne poussa pas un cri quand il palpa les os brisés ; elle cessa seulement de parler, épuisée par ce qu’elle souffrait.

La vieille servante le conduisit dans la pièce contiguë, qui était le cabinet de toilette où il pourrait purifier sa trousse. À onze heures, un premier pansement ayant été fait, la jeune femme sonna, et le domestique apporta sur un guéridon un goûter servi, du bouillon, des vins, des biscuits. Cécile refusa. Il lui eût été odieux de manger près du lit où souffrait cette belle créature. Depuis son arrivée, ils n’avaient échangé que les mots strictement nécessaires. Il allait falloir causer ; le malheureux se demandait anxieusement de quoi ; mais elle coupa court à ses perplexités. Elle déclara qu’elle allait dormir ; elle priait sa gardienne de conduire Cécile à son cabinet, où il serait confortablement avec quelques livres, dont certains pourraient lui plaire.

Ainsi, elle trouvait indiscret qu’il connût même son sommeil ; elle l’écartait ; elle avait toutes les délicatesses voulues : s’était-il donc trompé, et cet intérieur odoriférant de femme jeune et isolée n’était-il pas le logis qu’il paraissait ? D’ailleurs, tout y était admirablement correct et d’air honnête. La vieille servante était la parente ou la mère du valet de chambre ; elle n’avait pas quitté d’une seconde sa maîtresse, et elle gardait à son égard cette sincérité dans le respect que donne aux gens de service l’estime.

La proximité de la gare du Havre mettait dans ce quartier une animation nocturne, et quand le grondement des voitures s’apaisa, on commença d’entendre ici le tonnerre sourd des trains, leurs sifflets, leurs appels. Cécile, encore aujourd’hui, après tant de mois, revivait dans la précision de la réalité cette nuit étrange, passée à la porte de cette chambre de femme, avec l’ignorance absolue de ce que pouvait être cette femme ; prude ou folle, vénérable ou courtisane, en tout cas mystérieuse et attirante comme une énigme.

À l’heure qu’on sortait des théâtres, une allée et venue se produisit à la porte. Le carillon de la sonnette éclata plusieurs fois, et Cécile reconnut des voix d’hommes qui s’informaient de la patiente. Il essaya de lire, mais il choisit successivement cinq ou six romans dans la bibliothèque sans rien trouver qui l’amusât. Quand madame Lebrun le fit appeler, à deux heures du matin, son opinion sur elle était faite ; il était moins gêné ; en la soignant il osa lui dire :

— Il faudra pourtant bien que ce pied-là ne soit pas déformé.

Mais elle ne sourit même pas : elle souffrait trop ; les mains jointes, elle le suppliait de lui accorder une piqûre de cocaïne. La température montait ; elle avait aux yeux des larmes de fièvre ; il éprouva un plaisir inconscient à la soulager.

Lorsque Ponard fut venu faire sa visite, le matin, ils partirent ensemble. Dans la rue, à peine eurent-ils touché le trottoir que Ponard, un grand diable sec et roux, lui dit en souriant :

— Elle est charmante, hein ? Vous ne me remerciez pas ?

— Mais si, Maître, je vous remercie ; seulement cette belle dame : vous aura sans doute moins de reconnaissance que moi.

— Comment donc, mon cher ? Elle vous a trouvé délicieux et parfait.

— Qui est-ce ? demanda Cécile en rougissant.

— Qui est-ce ? avais-je donc oublié de vous le dire ? Mais c’est Pierre Fifre, l’auteur de « Paysans », de « Madeleine-Capucine », vous savez bien, l’année dernière, à l’Odéon, ce succès…

— Une femme ? Pierre Fifre ?

— Tiens ! et laquelle encore ! Pauvre petite ! Quel dommage de la voir massacrée. Comme cela. C’est qu’elle n’a que son talent pour vivre. C’est l’épouse divorcée d’un grand banquier d’ici ; il ne lui donne pas ça, c’est honteux ; elle a horreur des procès, alors elle trime ; l’argent sort par les fenêtres et rentre par la ponte ; elle vous gagne ça comme un homme, en quelques traits de plume.

— C’est luxueux chez elle, hasarda Cécile.

— Oh ! luxueux ! fleuri plutôt. Ses amis, savent comme elle aime les roses, et grâce à eux cela foisonne chez elle. Car on l’adore, vous savez ; ses amis, hommes et femmes, raffolent d’elle ; elle est leur amie gâtée. Elle est si bonne et si… haute dans son malheur, et si brave contre le sort.

Pendant plusieurs jours après ce dialogue, Cécile demeura gêné par le seul souvenir de cette jeune femme qu’il avait méconnue. Il se rappelait sans cesse, honteux et dépité, le geste qu’il avait eu pour soutenir son pied souffrant, en lui disant désinvoltement : « Il faudra pourtant bien que ce pied-là ne soit pas déformé. » Cette galanterie bête et sans façon, s’adressant à cette femme de valeur, à cette respectable femme, le couvrait maintenant de confusion. Qu’avait-il dû paraître à ses yeux ?

Un mois passa. Il cessa de penser à son aventure de la rue de la Pépinière, d’autant que le sou venir lui en était plutôt fâcheux. Ponard et lui n’avaient plus jamais parlé de la belle romancière ; c’était fini ; quand, un après-midi, comme il travaillait dans sa chambre de l’hôpital, on frappa chez lui. C’était son chef de service qui introduisait à ses yeux, vêtue d’une claire robe de drap bruissante et soyeuse, l’élégante authoress dont le blond visage n’était qu’un sourire sous son grand chapeau.

Le timide Cécile rougit et perdit la tête ; ses yeux affolés cherchèrent un fauteuil qu’ils ne virent pas sous les livres. Pendant ce temps, la jeune femme, qui marchait encore avec une difficulté légère, s’aidant d’un manche d’ombrelle pour avancer, lui tendait la main, et il reconnut cette voix de l’autre jour qui lui remémorait le lit, les torsades de damas, le baldaquin et la chambre parfumée sous le jour pâle de la lampe.

— Je suis venue vous remercier moi-même, disait-elle ; une lettre ne m’aurait pas suffi : le docteur Ponard me l’a affirmé, vous avez contribué autant que lui à ma guérison, et je vous dois, comme à ce vieil ami, de n’être pas infirme aujourd’hui.

— Je n’ai rien fait, madame, balbutia-t-il

— Quoi, vous n’avez rien fait ? Ne l’ai-je pas senti quand vous m’avez broyé les os à votre second pansement, reprit-elle en riant. Il paraît que c’est là que vous m’avez sauvée.

Sa gaîté, son élégance bruyante de Parisienne, tout le féminin épanouissement de sa personne emplissait la chambre de l’étudiant. Lui eut l’instinct qu’il ne pourrait plaire à une telle femme que par la franchise de sa simplicité. Elle le dominait. Il parla de lui, de son enfance, de ses parents, de la ville de Briois et de ses monuments. Il parlait en sentant ces sujets très au-dessous d’elle, mais il était trop peu artiste pour se lancer dans une conversation vraie avec cette femme célèbre, et il espérait la toucher, intelligente de tout comme elle devait être, par cette humilité.

Quand elle fut partie, il trouva sur sa table, pliés par sa main dans une minuscule enveloppe, deux billets de cent francs.

Ses besoins faisaient qu’il aimait l’argent, mais la possession de celui-ci lui déplut et le gêna. Il eut l’idée de lui renvoyer cette somme, ou de la lui faire remettre, plus courtoisement, par Ponard. Il hésita. Plusieurs jours se passèrent. Puis il lui survint une dette de jeu qu’il solda avec la plus grosse partie de ces billets.

Il s’imaginait avoir été ridicule aux yeux de la brillante femme, et le souvenir qu’il en gardait se ternissait de ce mécontentement de soi. Puis il se rappelait, en d’autres moments, l’autorité que son métier lui avait un instant donnée sur elle, et comme elle l’avait supplié pour la cocaïne dans ses souffrances. La joie qu’il avait eue alors à la calmer lui revenait au cœur, décuplée ; il la savourait, l’exagérait, magnifiant en pensée ce geste minime de soulager, par une piqûre de sa lancette, cette belle jeune femme.

Un matin, Ponard lui dit entre deux salles : « Vous savez que vous avez tout à fait conquis Pierre Fifre, et qu’elle veut absolument vous avoir à dîner ce soir avec moi. » Il lui sembla qu’on le prenait par les épaules et qu’on le jetait tout vivant dans le Paradis. Jamais rien ne lui avait donné de soi cet orgueil ; ni ses lauriers au collège, ni ses examens de fin d’année où il obtenait toujours des notes rares, ni ses succès d’étudiant joli garçon parmi les femmes, parce que jamais rien n’avait été si imprévu, si mornement désiré et inaccessible en même temps. Il lui avait plut Elle le demandait ! Alors il pouvait ouvrir grandes les écluses à ce flot de passion qu’il s’étouffait à repousser depuis des semaines ; alors il la reverrait !

Le mois finissait et il y avait dépensé son trimestre. Il alla chez une fleuriste du boulevard pour commander des roses, mais on lui refusa le crédit. Il courut chez : un changeur. Il vendit sa montre on lui en donna un louis ; il ajouta son épingle, les boutons de sa chemise il eut un autre louis. Mais ce bouquet qu’il voulait devait être une folie ; quelque chose d’outré, de démesuré, qui parlât. Il revint à l’internat ; il proposa sa trousse à son voisin de chambre qui en cherchait une d’occasion ; puis, n’ayant pas réussi, il grimpa sur sa table, prit sur la planche de sapin de sa bibliothèque les trois derniers livres de Ponard qu’il venait d’acheter, trois in-4° cartonnés escargot-vert ; il courut l’hôpital pour les offrir à qui les voudrait et en eut cinquante francs. Il était six heures. Il garda cinq francs pour son cocher et mit le reste dans les fleurs.

— C’est cher, se dit-il, mais cela m’évitera de lui dire que je l’aime, ce qui serait ridicule de ma part.

À sept heures, quand il sonna rue de la Pépinière, elle accourut à lui dès l’antichambre. Elle avait une robe de soie rouge, légèrement excentrique, et elle s’était amusée, par originalité plutôt que par pose, à se tailler dans les cheveux des papillotes d’aïeule, qui tombaient en spirales blondes, bougeantes, dansantes sur la peau rose de ses joues. Elle prenait un air courroucé, avec un fond de contentement secret qui éclatait malgré tout ; elle s’écria :

— Comme vous m’avez fâchée ! Moi qui vous invitais avec tant de sans façon ; m’envoyer cette montagne de fleurs comme à une princesse ! Cela n’a pas le sens commun.

— Je croyais que vous aimiez les roses, madame, dit-il gauchement.

— Je les adore. Il y a des hommes qui ont la passion de boire, moi je les bois avec mes narines, avec mes yeux, avec mes doigts, j’ai la passion de l’esprit de rose.

— Alors il n’y en avait pas trop, reprit Cécile en pénétrant avec elle dans le salon.

Ponard était là, avec une amie de Pierre Fifre, une artiste peintre un peu connue, à laquelle la maîtresse de maison présenta Cécile comme un jeune médecin de grand avenir. Il se sentit de suite dans un petit temple de célébrité où personne n’accédait qu’en vertu d’une notoriété quelconque, où l’on faisait argent de la moindre réputation, où l’on escomptait la renommée au plus petit talent, où rien ne valait que par l’illustration. Et il pensa au magasin de ses parents à Briois.

Les deux jeunes femmes, avec Ponard, échangèrent des aphorismes ; on mit sur le terrain des questions de morale médicale, les grands cas de conscience du médecin, tout ce que les gens de lettres aiment à voir dans un métier sous le nom de devoir professionnel ; ce qu’ils y voient uniquement souvent, compliqués et mal au point comme ils sont. Cécile se taisait. Il causait toujours fort peu, et, ce soir, il y avait dans la conversation quelque chose d’un peu factice où il ne pouvait pas entrer, lui qui avait toujours simplement envisagé son métier comme un moyen intéressant de gagner de l’argent en faisant de la science.

Là où il se trouvait, on ne prit pas son silence pour de l’incapacité. Il avait une physionomie réellement étrange qui lui prêtait un air artiste ; le bleu de ses prunelles pensives y aidait en grande part.

— Oh ! concluait la romancière en le regardant avec un demi-sourire, monsieur Cécile en pense là-dessus plus long qu’il ne veut dire.

Et il avait beau se défendre d’opinions extraordinaires et secrètes, s’avouer incompétent dans cette casuistique bizarre, on interprétait toujours son abstention comme une supériorité de pensée, ce qui est souvent le triomphe des silencieux. Intelligent, il l’était extrêmement. Il possédait non seulement une intelligence passive d’homme studieux se nourrissant de livres et s’en rassasiant ; il avait dans l’esprit une activité personnelle, la constante inquiétude qui fait naître l’observation, le jugement, les idées. Mais c’était une intelligence saine et normale, privée de la fièvre artiste qui crée, et du sens poétique qui déplace l’axe des choses. C’était un être délicat, mais parfaitement équilibré, donnant à sa personne physique ce qu’elle demandait, et cultivant l’autre pareillement. Il se laissait aller vers cette femme qui surgissait dans sa vie, par un entraînement réfléchi, voulant courir la chance de se faire aimer d’elle qui était libre ; libre de cœur, il le savait libre dans la loi, libre dans sa conscience, ayant repoussé, paraissait-il, les règles religieuses.

Quand il la revit, seule cette fois, chez elle, en visite, dans le petit salon où les fleurs qu’il lui avait données achevaient de se flétrir, ternies et collées en une masse blanchâtre, sale, elle lui dit :

— Vous, monsieur Cécile, vous êtes un rêveur.

Elle le regardait complaisamment, contente d’avoir chez elle, sous sa main, ce garçon sympathique qui lui faisait timidement la cour, et dont elle allait pouvoir explorer à l’aise l’intellect intéressant. Mais Cécile, loyalement, voulait se faire connaître mieux, s’expliquer à elle.

— Je ne suis pas un rêveur, loin de là, je ne sais pas rêver. Je vois les choses telles qu’elles sont. J’ai fait trop d’autopsies ; un médecin est bien trop clairvoyant, après son école dans le réalisme de la chair humaine, pour avoir conservé cette sorte de naïveté dont le rêve doit être nourri, j’imagine. Les mots mêmes se sont dépouillés pour lui de leur mélodie conventionnelle, de l’esprit irréel dont vous les animez. Ainsi, là où vous dites le cœur d’un homme, avec un sens d’affectivité et de noblesse, nous autres, nous voyons le viscère…

Il n’avait jamais tant parlé devant elle ; cette première phrase enchanta la jeune femme. Exultant, ses grands yeux clairs et rieurs victorieux, elle reprenait en battant des mains, pendant que les papillotes frêles dansaient sur ses tempes :

— Voyez si vous n’êtes pas un rêveur : âpre, triste, rude, mais un rêveur vrai pour parler de la sorte.

Elle ne devait pas en démordre tout le temps qu’ils se connurent, car bientôt ils se lièrent. Elle sentait trop, sans le définir strictement, le culte qu’il lui vouait, pour ne pas s’approcher de lui d’instinct. Dans le nombre de ses camarades, cela fit, un de plus. Elle l’invitait souvent aux petits repas intimes qu’elle donnait à trois ou quatre : amis seulement par groupes de sélection. Il rencontra là une dizaine d’hommes appartenant pour la plupart au monde de la presse, et un plus grand nombre de femmes, car bien qu’elle se familiarisât très vite avec n’importe qui, la romancière, Eugénie Lebrun, comme on l’appelait dans la vie privée, réservait ses préférences, le véritable don de son âme aux amitiés féminines. Les hommes n’étaient jamais, à proprement parler, pour elle, que des visiteurs, À l’approcher de près, pendant, une année, à l’étudier, à la connaître un peu plus, chaque jour, Cécile s’attachait passionnément à cette femme qu’on ne pouvait voir sans aimer. Ponard avait dit vrai : ses amis raffolaient d’elle. D’abord, elle était souverainement franche, mettant à avouer ses sentiments, bons ou mauvais, cet amour de la vérité et cette analyse qui avaient fait d’elle un auteur féminin si spécial. Elle aurait détesté une camaraderie basée sur un jugement faux, sur une admiration outrée de sa personne. Puis, ce qui était délicieux en elle, c’était sa bonté dévouée et tendre. Cécile sut bientôt comment elle partageait son temps de cinq à sept on la voyait recevoir, et ses hôtes la quittaient de bonne heure, le soir, avertis qu’elle gardait une partie de la nuit pour le travail. Son après-midi était prise pour des emplettes ou des visites ; mais les matinées de cette créature d’énergie et d’activité ?

Ses matinées étaient employées à des démarches, à des suppliques dont la chargeait sans trêve la classe des femmes laborieuses qu’elle aimait tant aider. Elle en connaissait par centaines qui venaient processionner chaque matin à sa porte actrices en quête d’engagements, professeurs cherchant des cachets, chanteuses demandant l’aumône d’un concert où se faire entendre, employées de l’État la sachant bien avec un ministre, petites débutantes de lettres apportant leurs manuscrits recopiés en belle ronde ; jamais, jamais elle ne se lassait de les recevoir, de leur sourire, de les encourager. Elle les aimait toutes, parce qu’elles étaient faibles, parce qu’elles étaient femmes ; elle leur promettait les recommandations qu’elle donnait toujours de sa personne ; elle les réconfortait avec de l’espérance, elle les reconduisait à la porte elle-même, en les embrassant quand c’étaient des jeunes filles, et le lendemain il en revenait davantage, comme il en va des pauvres dans les maisons « où l’on donne ».

Cela se savait. Quand Cécile connut cette bonté touchante de son amie, il se sentit étouffé de bonheur, et se mit à l’en chérir plus fort. Il n’avait jamais vu de femmes ressemblant à celle-là, et elle éveillait en lui, qui ne connaissait que les amours vulgaires, une nouvelle et douce façon d’aimer. Il l’avait d’abord crue coquette, éprise d’elle, parant son corps avec raffinement, avec religion, avec volupté. Mais à revoir si souvent, pendant la même saison, la robe rouge qui l’avait un peu choqué la première fois, portée toujours avec la même indifférence, la même simplicité, surtout à l’examiner dans tous ses gestes, dans ses poses, à scruter ses intentions, il finit par formuler cette conclusion que, « chez elle, le désir de plaire était descendu au minimum qu’il peut atteindre chez une femme ». Cependant, depuis un an qu’il la connaissait, l’aimant au point de n’avoir plus souci de rien au monde, ayant oublié ses amis, ses plaisirs, ses études pour elle, vivant jour et nuit pour la demi-heure qu’il allait passer le soir dans le petit salon de la rue Pépinière, deux ou trois fois la semaine, il ne lui en avait jamais fait l’aveu. Il s’était réglé en cela sur la manière dont la traitaient les autres hommes, demi-camarades, demi-cérémonieux, jamais galants. Sa timidité le martyrisait, mais demeurait plus forte que tout.

Pourtant il se sentait préféré aux autres ; il devenait facilement pour elle un confident. Elle le tenait au courant de ses mécomptes, de ses délicates souffrances d’artiste, de ses lassitudes, de ses cruelles intermittences de talent ; souvent, il ne la comprenait qu’à demi ; leur intimité était fondée sur une illusion ; elle ne voyait en lui qu’un homme d’esprit ; lui, en elle, qu’une femme, et leurs respectives tendances se complaisaient à ce mirage, qui était justement l’envers de la réalité.

Il se sentait devenir plus morose, plus triste en tout son être ; au lieu de le plaindre, de s’enquérir de ce qui le rongeait, elle semblait prendre plaisir à considérer sa mystérieuse détresse. Plus d’une fois, il la surprit souriante, complaisante à sa vue d’homme morne. Il est en effet des femmes à qui rien n’est savoureux comme une secrète douleur masculine. Elle lui prêta le vague ennui des gens de doute et d’inquiétude ; cet état d’âme lui plut beaucoup plus que tout, et elle lui demanda d’entendre des pages qu’elle avait écrites précisément dans une disposition d’esprit semblable, sur le poids de la vie et les incertaines souffrances.

Cet acte de rien éclaira Cécile. Il l’illumina. Il comprit quel homme artificiel, créé par son imagination d’écrivassière, il demeurait pour elle, alors qu’il était simplement un fort et viril amoureux. Ils avaient inconsciemment joué une comédie dont le dénouement était qu’elle lui échappait, qu’ils tendaient mutuellement aux ombres de ce qu’ils étaient l’un et l’autre, qu’il ne l’atteindrait jamais.

Je la veux, pourtant ! murmura-t-il en redescendant l’escalier, dans le tremblement de sa colère, la première colère qu’il eût eue contre cette douce et innocente femme.

Et, en rentrant, il lui écrivit. Ignorant de l’art d’écrire, des harmonies suggestives de la phrase et de toute rhétorique, il écrivit la lettre suivante qui était son va-tout, qui, par sa hardiesse, pouvait lui faire perdre irrévocablement son amie, ou la lui gagner ; qu’un rustre aurait pu signer, ou un fou, ou un génie, parce que c’était un cri de vérité et de passion.

« Madame,

« Vous allez probablement en rire : je vous aime ; c’est depuis que je vous ai vue, depuis la première fois. Je ne suis pas un lettre comme vous, comme vos amis ; j’abhorre les formules dont ils se seraient servis, dont plusieurs se sont servis sans doute pour vous dire cela ; je ne suis ni un artiste, ni un rêveur, ni un poète comme vous vouliez absolument que je le fusse. Vous m’avez parlé tantôt d’un mot qui me déplaît, l’état d’âme ; je n’ai pas d’état d’âme, je vous adore ; je ne peux plus vivre aussi loin de vous, voilà l’état de mon ame. Vous m’avez pris pour quelqu’un que je ne suis pas ; je n’aime pas la littérature, pas les romans, pas les vers, pas même ce que vous écrivez et qui souvent n’est pas vous, pas votre sensibilité vraie, pas la forme même de votre âme qui m’est chère. Je n’aime que votre sourire qui est bien vous, les actes de votre charité qui sont encore vous vraie, et vous-même. Mon affection est à un paroxysme que vous ne pouvez mesurer ; je veux cesser de vous voir, ou cesser de vous voir en indifférent ; j’aimerais mieux m’en aller, quitter de suite Paris si vous me repoussiez. Je ne suis pas grand’chose à vos yeux, surtout maintenant, mais il me fallait en venir à cette franchise. »

Et en attendant le matin, au lieu de dormir, il supputa les chances qu’il avait de pouvoir l’épouser. Ils étaient du même âge tous les deux ; elle était entrée de plain-pied dans la célébrité ; lui n’y arriverait sans doute jamais ; ils étaient en tous points dissemblables, et elle ne semblait pas l’aimer. C’était donc de la démence que d’y songer. Pourtant il ne songeait qu’à cela.

Dans la journée du lendemain, il reçut un télégramme l’invitant à dîner, seul, rue de la Pépinière.

Il ne trouva Pierre Fifre ni fâchée, ni follement heureuse ainsi qu’une autre femme l’eût été. Nulle surprise en elle. Elle s’attendait à ce qui était arrivé. C’était un accident prévu de leur camaraderie. Elle lui dit affectueusement :

— Merci de votre lettre exquise.

Il s’y trompa d’abord. À demi mort d’anxiété, il l’écoutait, la dévorait des yeux. Elle avait dit ces mots avec une sorte de tendresse qui semblait agréer délicatement sa passion, lui sourire, presque l’appeler. Elle continua :

— Vraiment, rien ne m’a jamais touchée comme cette lettre. Vous qui prétendiez ne savoir pas écrire ! Je l’ai lue et relue ; elle est admirable. Pourtant elle m’a rendue très malheureuse. D’abord il m’en coûte de vous faire du chagrin, d’autre part vous êtes l’ami sur lequel je compte le plus, dont je me séparerais avec peine, et cependant, pour rester tel, il ne faudra plus me parler de ces choses, monsieur Cécile.

Le coup de massue l’atterra sans lui arracher un mot de revendication. Seul, il avait pu écrire cette lettre violente où, pour une fois, s’était exhalée vraiment son âme. Maintenant, devant cette dominatrice de sa vie, il redevenait troublé et muet. Il lui parut soumis.

— Mon intimité, expliqua-t-elle sans phrase et sans prétention, mon intimité a été le gage de la confiance que j’avais en vous. Je vous ai laissé comprendre sur quel ton devait vibrer la note de notre amitié. Je ne suis pas une femme, moi, monsieur Cécile, je suis Pierre Fifre. Si mes amis me faisaient la cour, je cesserais d’être la maîtresse de maison… estimable, pour laquelle j’ai pu passer jusqu’aujourd’hui, il me semble.

Cécile fit un effort inouï, chercha ses mots, et mit à jour, lentement, cette pensée :

— Mais si parmi eux… l’un d’eux, au lieu de vous faire la cour, madame, vous apportait un amour héroïque, quelque chose qui soit capable d’éclipser tout, et même de grandir jusqu’à vous cet ami obscur, ne vous semble-t-il pas que… votre vie changerait… que vous pourriez orienter vers lui seul vos vues, votre âme, et vous contenter de lui ?

Les yeux d’Eugénie Lebrun, ses yeux clairs, d’un bleu léger, s’emplirent de larmes. Ici l’extrême bonté de son cœur était atteinte ; elle sentit qu’elle affectionnait vraiment ce jeune homme, et voulut ne le repousser qu’avec douceur.

— L’amitié que je vous offre, que je vous donne, est bien plus que l’amour, fit-elle gravement.

Il comprit que c’était un principe de son existence qui tombait là de ses lèvres, et que la chose terrible, orageuse et grondante comme le feu qu’il sentait en lui ne pouvait atteindre cette tranquille et paisible créature de pensée.

— Car enfin, reprit-elle au bout d’une minute en hochant la tête, l’amour…

Son calme le désespérait. Il devenait lucide, il concevait tout à coup sa vraie nature, résorbée dans l’impassibilité de l’observation. À force de se jouer avec les drames, les cas, les misères de la passion humaine, la romancière avait contracté cette sereine philosophie de les voir comme des agitations inutiles, sans gravité, des illusions.

L’heure du repas interrompit pour un moment la lutte aiguë où ces deux êtres se disputaient silencieusement la maîtrise l’un de l’autre. Ce fut un dîner triste ; Cécile ne desserrait pas les lèvres. Son amie s’affligeait aussi de son chagrin, mais superficiellement, comme une mère s’attendrit avec un sourire indulgent aux déceptions puériles de son enfant. Elle semblait dire, avec toute sa manière d’être : « Vous souffrez à cause de moi, mais cela passera. » Cette nuance n’échappa pas & Cécile qui s’en irrita. Lui aussi avait éprouvé cette impression de scepticisme devant l’amour des autres ; souvent il s’était dit, raillant la conviction pieuse qui entraînait certains de ses camarades vers leurs petites amies : « Comme ils se prennent au sérieux ! comme ils s’illusionnent ! » Et plus d’une fois, en effet, le lendemain des plus beaux serments, les amoureux se déliaient l’un de l’autre, à propos d’un verre de champagne, d’un nœud de dentelle, ou d’une pièce de cinq francs qu’on ne donnait pas.

Ce qu’il fallait, c’était lui montrer combien peu son sentiment ressemblait aux autres, combien il le dépassait ; et il cherchait une expression littéraire qui la touchât, et qu’il ne trouva pas.

On restait chez elle peu de temps à table ; ils repassèrent de bonne heure au petit salon tendu de perses blanchâtres. Elle lui parla de sa lettre. Ils étaient assis à une table basse, et leurs visages restaient dans l’ombre de l’abat-jour jaune qu’ils dominaient. En pleine lumière, ses mains potelées, d’un blanc ivoirin, brassaient de vieilles photographies qu’elle triait. Elle disait :

Vous avez une volonté intermittente, tour à tour ferme et chancelante ; c’est ce qui ressort de votre forme d’écriture. Votre réflexion n’atteint pas non plus le fond des choses, ce qui ne veut pas dire que vous soyez irréfléchi. Vos S sont étonnants ; très rare aussi, la boucle de vos majuscules. En somme, cela confirme tout ce que j’avais conçu de votre caractère, sauf pour ce qui est de la sensibilité, que je croyais moindre.

Oh ! sa lettre, sa pauvre lettre ! Ce morceau de lui-même ! Avait-il donc frémi si peu entre ses doigts qu’elle n’y eût cherché qu’un examen graphologique, la curieuse ! Elle était férue de graphologie depuis quelque temps ; elle voyait dans cet art un outil pour forcer les sanctuaires secrets des âmes et l’avait saisi avidement.

Cécile reprit avec colère :

— Si vous aviez pu comprendre véritablement ce que je ressens pour vous, vous n’en auriez pas décidé si légèrement ; mon amour ne ressemble à aucun autre.

— Mon mari m’a dit cela aussi autrefois, répondit-elle en souriant, tout en continuant à classer ses instantanés, et sans regarder le jeune homme.

— Et vous l’avez aimé, lui ?

Son regard la fascina si fort qu’elle se tourna vers lui.

— J’avais vingt ans, dit-elle, j’avais le droit de le croire, d’autant plus qu’il était sincère, comme vous l’êtes, mon pauvre ami ! Huit ans après, quand nous avons été… déchaînés par la Loi, j’ai connu, je puis bien vous le dire, une ivresse de liberté et de contentement que nulle ivresse ne peut certes égaler. Vous me comprenez : l’enchantement de mes vingt-huit ans libres a été plus : savoureux que celui de mes vingt ans amoureux. Voilà pourquoi je vous disais tout à l’heure l’amitié que je vous offre vaut plus que ce que vous me demandez. Et je trouve qu’il serait dommage de compromettre cette chose durable, capable de nous procurer à l’un et à l’autre tant de douces heures dans la vie, — car je vous classe dans la catégorie des amis de toujours, — il serait dommage de compromettre cette liaison pour une autre qui finirait mal ; c’est l’éternelle histoire, vous savez !

Cécile eut envie de se récrier ; ce n’était pas une liaison transitoire qu’il voulait ; elle se méprenait ; c’était sa vie dévouée tout entière, c’était l’union éternelle que la mort peut seule rompre, c’était le mariage tel que les parents de Cécile et toute son ascendance bourgeoise l’avaient connu et pratiqué depuis des siècles. Mais il conçut aussitôt l’idée de son infériorité sociale vis-à-vis de cette femme célèbre, et il se tut, humilié, vaincu. « Son amitié, oui, c’est cela, son amitié, » se dit-il.

La lutte se poursuivit pendant une année. Le docteur Ponard fut mis dans la confidence et fit la demande en mariage au nom de son élève, en l’avenir duquel il avait d’ailleurs foi. Elle n’accepta pas ; elle ne pouvait pas accepter, possédant de la vie tous les agréments, heureuse, fêtée, absorbée par son art, et libre. Le mariage ne pouvait rien ajouter à son bonheur, mais il était seulement un moyen de le détruire. Elle répondit par ces phrases « Ce petit Cécile est vraiment un charmant homme. Je l’estime autant que possible et j’ai pour lui un très vif attachement ; mais qu’il ne s’entête donc plus dans le genre romanesque. Je l’aime mille fois mieux laconique et glacial, comme aux premiers temps de notre connaissance. Je suis peinée d’avoir à lui causer un chagrin, mais vous savez avec moi, mon cher docteur, que ce genre de tourment n’est pas éternel. Veuillez donc lui faire connaître que je ne me remarierai pas… et qu’il m’est profondément sympathique. »

Elle continua d’être gaie, de porter son âme rieuse dans son corps magnifique, qui paraissait à ce moment refleurir de jeunesse. Elle eut cette année-là un très retentissant succès avec son roman Les Chevilles. L’amour y foisonnait, y ruisselait, y débordait. L’état d’esprit de l’époque s’entendait à déchiffrer l’énigme du titre : Les Chevilles. On savait de quoi il s’agissait, ce que sont les chevilles au théâtre pour l’auteur d’une pièce, ce qu’elles doivent être dans la vie passionnelle d’un homme. L’œuvre était d’une écriture alerte, pimpante. À point, quelques journaux illustrés dévoilèrent le portrait de l’auteur que le gros public persistait à croire Pierre Fifre, selon l’état civil. Elle avait été photographiée dans sa robe rouge, légèrement tapageuse, avec les papillotes estompées aux tempes, les lèvres ouvertes et riantes sur les dents. Elle fut irrévocablement fixée ainsi dans l’esprit des lecteurs, qui revoyaient bien sous ces traits de belle blonde, saine et joyeuse, la romancière divertissante et simple qu’elle était.

Jean Cécile vit tout cela ; il assista, pendant qu’il se consumait devant elle, à cette prise de possession par le public de la femme qu’il aimait. Il la vit grisée de gloire, occupée des critiques, relisant son livre, le refaisant en pensée, l’analysant, y concevant la substance d’une œuvre nouvelle, plus forte, plus parfaite. Il lui reprocha un jour de s’intéresser si peu à lui au milieu de ce brouhaha. Elle répondit :

— Je vous associe à ma vie dans le sens qui me plaît. Pourquoi vous plaignez-vous ? Je vous fais le témoin de ma véritable existence. Voudriez-vous que je vous traite en étranger ?

Elle avait raison, il n’eut rien à objecter.

Une autre fois, devant elle, il ne put retenir des larmes de colère, de dépit et aussi de passion. Elle vit ces larmes, s’en émut, et articula enfin cette pensée inexorable qui faisait le fond de tous ses discours au jeune homme depuis des mois :

— Mon pauvre Cécile, vous savez pourtant bien que cela passera.

Il finit par s’aigrir, par la prendre, à force de l’aimer vainement, en abomination. Il n’allait plus que rarement rue de la Pépinière. La fin fut dramatique ; il y eut une scène entre eux. Son calme bonheur l’exaspérait trop. Cela vint à propos de rien ; à propos de très jolis vers gais qu’elle avait écrits pour un journal quotidien et qu’elle lui fit lire avant de les envoyer à la composition.

— Votre joie de vivre m’offense, lui dit-il en repoussant vers elle le manuscrit quand il en eut fini la lecture. Vous êtes heureuse, c’est votre droit ; mais vous avez une manière insolente de l’être vis-à-vis de moi, moi qui souffre par vous.

— Oh ! je vous en prie ! fit-elle avec une moue en l’arrêtant de la main, je vous en prie, mon cher Cécile, n’entrons pas dans ce sujet ; parlez-moi d’autre chose.

— Je ne puis pas parler d’autre chose aujourd’hui, il faut que cela finisse ; il me faut savoir si vous tenez un peu à moi, si je suis moins pour vous que le premier lecteur venu à qui vous offrez les coquetteries de votre esprit, si mon sort vous occupe encore faiblement, car mon sort va se décider.

— Quand cela ?

— Ce soir.

— À propos de quoi ?

— À propos de vous, par vous ; ce n’est pas vivre que mener l’existence à laquelle vous m’avez réduit, j’y renonce, je veux savoir aujourd’hui même, maintenant, si vous comptez me renfermer éternellement dans ce rôle ridicule d’ami amoureux que vous m’avez imposé. Car dans ce cas, je dois vous le dire, je vous ferais mon dernier aveu d’amour et je partirais. Répondez-moi, mais répondez-moi !

Elle allait et venait dans le salon, semblant l’écouter distraitement. Elle portait une robe d’intérieur, d’étoffe mauve, qui traînait. Elle se dressait aux murailles pour dessiner des plis de draperies aux perses blanches des rideaux ; elle épluchait çà et là des roses dans les corbeilles ; déplaçait une statuette, époussetait du doigt un bibelot. Elle continua de s’occuper silencieusement, tout un moment. La présence de Cécile, chose devenue ordinaire, ne l’arrêtait plus dans une foule de petits soins de son intérieur pour lesquels c’était son heure. Elle s’amusait maintenant à recoller un marbre minuscule qu’avait brisé le valet de chambre. Elle remettait l’un après l’autre, avec mille délicatesses, de petits membres fins qui n’égalaient pas en grosseur son doigt.

— Voyons, dit-elle à Cécile lentement, interrompue à chaque virgule par la difficulté de sa besogne manuelle, ne soyez ni injuste, ni fou. Vous désirez me voir compromettre la paix que je possède, pour la conquête de laquelle j’ai lutté si fort, afin de me plier à un sentiment dont vous êtes le jouet ! Je ne puis le nier, ce sentiment me touche, mon ami ; je ne suis pas une insensible ; je n’ai pu apprendre en indifférente que vous m’aimiez ; vous, vous entendez bien, vous ; car de tel ou tel autre, cela m’eût été parfaitement égal. Seulement, à votre déclaration, il aurait fallu que je m’émeuve au point de perdre le sens de la réflexion et de l’expérience ; comment voulez-vous ! Songez combien je suis en garde contre ces sortes de choses, combien je suis défiante, combien je fais strictement la part de l’illusion dans l’amour.

— Vous êtes une sans cœur ! prononça Cécile hors de lui.

— Vous mentez et vous êtes un ingrat, car je vous ai montré l’affection que la plus tendre parente n’aurait pas eue pour vous. Mais vous auriez voulu l’emballement aveugle de la femme. Je ne suis pas, je ne puis pas être une créature aveugle, moi ; je vous retournerai votre phrase : j’ai fait trop d’autopsies, d’autopsies mentales dans la substance mystérieuse des âmes ; rien ne me trompe plus. Me donner par simple affection, j’aurais pu le faire. Et puis après ? Je vous aurais enchaîné, car vous m’auriez épousée, n’est-ce pas ? Je vous aurais enchaîné à une femme bougeante, vibrante, distante de vous par bien des côtés, je crois. La lassitude serait vite venue, soyez en sûr. Mon Dieu ! que les hommes intelligents sont donc étranges de se fier encore, après tout ce qu’ils voient et expérimentent, à un caprice qui est la moindre chose du monde !

— Un caprice ! L’amour réel, long, profond, ne finissant qu’avec la vie, existe. J’ai vu de vieux époux amoureux. Mon père et ma mère, qui sont à Briois de simples marchands, exempts de sentimentalité et de poésie, et qui ont dépassé cinquante ans, ne sont plus que deux vies enlacées en une seule, deux esprits fusionnés avec une pensée uniforme, des cœurs accordés à l’unisson.

— Cela ne se rencontre pas souvent, fit la jeune femme avec son sourire sceptique qui lui donnait sa plus jolie, sa plus spirituelle physionomie, fendant ses yeux, ses lèvres, dans la chair rose du visage.

— Pas dans votre monde, mais dans le mien.

— Vous ne m’auriez pas rendue heureuse, mon pauvre ami ; ma solitude m’est agréable. J’y poursuis mon rêve intérieur. Souvent je rentre chez moi, marchant dans une vision d’or, dans l’irréel, émue du grand décor parisien qui n’a jamais cessé de m’enchanter : je suis dans une ville magique. C’est la Seine bordée par la silhouette du Louvre, et s’en allant se perdre dans la grisaille du brouillard, avec Notre-Dame dans le fond ; les passants sont des êtres légers, ouatés de songe ; les élégantes sont jolies ; les beaux messieurs ont du chic ; les ouvriers trapus et musclés, du caractère ; les mendiants sont pittoresques ; tout est en place, parfait ; je me dis : que cette ville est belle ; que la vie est bien faite ! Tâchons de faire un peu de bien, d’aimer de plus en plus cette bonne humanité qui le mérite à tant d’égards. Puis je goûte au souper ; des œufs frais, des légumes fortement parfumés d’odeurs potagères ; j’adore le thym, la sariette, le céleri, le cerfeuil ; ce sont tous les baumes maraîchers du printemps, la coquetterie de la terre nourricière que je mange ; et sans gourmandise, mais avec raffinement et saine poésie, je dine. Après, je me donne au travail. Rien ne me trouble, rien ne vient heurter ni démolir l’architecture de ces sensations exquises, de ce monde illusoire que je vois. Lorsque j’étais en ménage, combien de fois maussade, grognon, accablé de déceptions pesantes d’argent, irrité contre les flous en redingote, mon mari arrivait aux repas ravageant mon optimisme, ruinant ma contemplation secrète, ma joie de vivre ! Je sais bien qu’il avait raison, que les coquins courent les rues, que la laideur triomphe, que la Douleur est maîtresse de tout, et que j’étais dans l’erreur ; mais c’était une erreur consciente et délicieuse, l’illusion d’une illusion que j’avais péniblement édifiée et que j’aimais. Vous agiriez de même, mon ami…

— Alors, pour une illusion d’illusion, comme vous dites, vous sacrifiez la réalité d’être entourée, fêtée d’un amour comme le mien qui est quelque chose d’indicible…

— Je suis une solitaire.

Il la regardait à ce moment avec une vraie haine. Son talent étincelait dans l’ostensoir vivant de sa personne ; ses yeux spirituels, sa lèvre en sa mobilité, les mouvements menus de ses boucles, son geste, tout cela n’était que l’expression de sa mentalité puissante. Tranquille, à peine remuée cérébralement d’une petite émotion de pitié qu’elle notait pour le prochain besoin littéraire, elle le martyrisait, elle le tuait, sans perdre une période de sa phrase longue, coupée d’un rythme à peu près régulier, en quatre ou cinq propositions graduées par mots, — ce qui était son style d’écrivain Elle lui parut un monstre, une erreur de la nature, cette femme à cervelle hypertrophiée, dont les œuvres faisaient le délice d’une élite d’hommes, dont le Paris intellectuel raffolait ; penseuse virile, créature d’art, chose d’esprit dont tout l’être tenait entre les deux pariétaux. Et sans doute, ce qu’il pensait d’elle alors, elle en eut l’intuition, car elle s’humanisa. Elle tenait à Cécile qui lui procurait mille jouissances féminines, elle tenait à lui pour son intelligence, pour son caractère d’homme qui lui plaisait, pour l’attrait physique de sa personne auquel, demi-femme, elle n’était pas entièrement insensible, et surtout pour cet amour qu’elle dédaignait en s’en repaissant. Car ce lui était encore la meilleure gloire de tout, quoi qu’elle en dît, au milieu de son triomphe cérébral, que ce triomphe corporel de sa grâce. Un instinct de suprême rouerie s’éveilla en elle. Elle lui tendit la main :

— Je vous ai laissé lire au dedans de moi, lui dit-elle, je vous ai loyalement montré mon âme et je vous ai fait mal ; ne m’en veuillez pas, dites ?

— Je ne vous en veux pas, madame, seulement je reprends le cours normal de ma vie, ma vie que vous aviez endiguée, captée en vous, au point que rien, rien…

Les mots ne sortaient plus de sa gorge, il fit une longue aspiration et reprit :

— Je retourne à Briois.

Elle fit :

— Ah !

Puis ses paupières tombèrent sur ses yeux humides, ses lèvres pâlirent, son visage rose se décolora.

— Mes parents, continua Cécile, me pressent de m’établir enfin là-bas. Qu’est-ce que je fais ici ? Gâcher ma vie !…

— Vous m’avez accusée d’être insensible, voyez ! dit-elle.

Et elle lui montra en face les vraies larmes de ses yeux.

Il eut un éclair d’espoir ; ce geste pouvait tant signifier. Il lui demanda, plein d’une fièvre telle qu’elle en eut une sorte d’effroi :

— Dites-moi de rester, et vous savez bien que je renonce à tout.

— Ponard, balbutia-t-elle, n’aurait demandé qu’à vous lancer ici ; la plupart de nos grands docteurs ne vous valent pas, il me l’a dit.

— Mais vous, vous, que me dites-vous ?

Elle détourna la tête sans répondre, en faisant un geste vague… Toute une minute, escomptant cette émotion qu’il lui voyait, il attendit un mot d’amour, le mot qu’il voulait, qu’il croyait entendre déjà, qui le rendait fou.

Elle ne le dit pas. Il essaya de parler ; la colère montait en lui, submergeait le chagrin ; il avait le cœur plein de violences mauvaises, mais il ne put les articuler ; il étouffait. Elle le vit se lever avec un soubresaut dans la poitrine, faire vers elle un mouvement, et puis gagner la porte. Il partit en silence. Elle le crut fâché, passagèrement fâché. Il ne revint jamais…

Cette histoire triste continua de planer sur la vie de Cécile, sur son âme déjà morne, comme un brouillard sur un jour de décembre. Il y a, chez les hommes jeunes, une expectative latente d’une époque d’existence meilleure, calmée, rénovée, que réalise en partie le mariage. Cette expectative mourut en lui, laissant après soi un grand vide, l’ennui. Il prépara ses examens de doctorat qui lui valurent un succès, puis il écrivit à son père de lui meubler un appartement, car il arrivait.

Ce lui fut un déchirement double ; il quittait non seulement la femme qu’il aimait, mais la ville qui l’avait, dix années, séduit. Il mit le pied sur le sol de Briois ayant au cœur une irritation sourde contre le sort, contre la vie. Cependant le souvenir de Pierre Fifre déjà s’apaisait en lui ; celle qui l’avait tant de fois désespéré avec son implacable prophétie : « Cela passera, mon ami, » commençait à n’être plus à son imagination qu’une figure lointaine, sans force pour l’enfiévrer. Cela passait en effet, comme une maladie que le corps a vaincue, qui ne fait plus souffrir, qui s’est éteinte dans l’être, le laissant seulement plus débile, plus endolori. Elle avait eu raison, la cruelle femme, cela n’était pas éternel, cela était un leurre auquel bien avisées celles qui ne se prennent pas ; sa détestable sagesse était la bonne ; six mois n’avaient pas encore passé sur cette immortelle passion, qu’il l’oubliait déjà des heures entières, se souvenant seulement, par ressauts pénibles, de cette femme qui lui avait été refusée…

Et aujourd’hui que tous ces détails se déroulaient en sa mémoire, pendant que ses yeux distraits cherchaient du balcon la rue et ses passants, rien ne s’éveillait plus en lui, ni amour ni haine, contre la créature charmante et bonne qui l’avait rendu malheureux ; mais ce qu’il poursuivait de sa rancune, c’était l’état de choses qui a dénaturé les femmes, qui tend à les changer, qui déplace leurs fonctions de vie, qui les force à produire seules et personnellement ce pain quotidien qu’elles n’acquéraient, jadis, que par le doux marché de l’amour.

À sa propre histoire, il s’était attardé ; quand il revint vers sa pendule, neuf heures étaient sonnées. Il descendit en courant et, pour joindre plus tôt Tisserel, il prit un tramway qui devait le mener près de l’Hôtel-Dieu. Non pas absolument troublé, mais amolli par les réminiscences qu’il avait rappelées, il se laissait emporter, à demi somnolent. Des femmes causaient sur la banquette opposée ; il n’y prit point garde ; il revoyait les choses du salon rue de la Pépinière, un certain coin où une table découpée portait une Tanagra ombragée d’une plante minuscule, gracile et verte, formant palme sur la figurine : tout cela, avec la draperie de perse à ramages dans le fond, était si réel devant ses yeux, qu’il eût pris la statuette, lui semblait-il, en étendant la main.

— Il y a un monde fou, dit une dame qui le réveilla de sa torpeur ; on se bat moins pour entendre la conférence que pour voir Marceline Rhonans.

C’est de l’obsession, pensa-t-il ; qu’est-ce donc encore que celle-là dont tout le monde parle ?

La dame poursuivit :

— Elle est de plus en plus à la mode ; ici, on est tout à fait engoué d’elle.

— Il est certain, reprenait une interlocutrice, que c’est une personne bien spéciale, un phénomène. Songez donc, cette créature-là sait tout !

— Quel âge a-t-elle ?

Le tramway s’arrêtait ; le docteur Jean Cécile était arrivé devant l’Hôtel-Dieu et dut descendre ; mais une pointe de curiosité lui fit imperceptiblement regretter la réponse qu’il n’avait pas entendue.

Quand il eut franchi la grille et pénétré dans la cour longue, à double allée de sycomores, qu’enclavaient les lourdes bâtisses de l’hôpital et leurs rangées de fenêtres régulières, il fut repris par les influences agréables de son métier. Il aimait les hôpitaux, instinctivement, comme les pieux fidèles aiment l’église, comme les habitués, le théâtre, comme un artiste, les musées. Ses narines s’ouvraient familièrement aux relents échappés des salles : cette odeur douce, presque sucrée de l’iodoforme, qui reste aux gens du monde, évocatrice de chairs malsaines, de purulences, d’atrocités morbides, mais où il retrouvait, lui, son atmosphère coutumière. En passant aux abords des cuisines, il reconnut les graillons, les parfums graisseux d’eaux de vaisselle qu’il avait rencontrés dans tous les hôpitaux par lesquels il avait passé. Il franchit une voûte, passa dans un jardin frais où des corbeilles de jacinthes mauves et roses embaumaient au bord de la pelouse centrale. Il connaissait l’Hôtel-Dieu pour l’avoir fréquenté au début de ses études médicales ; allant à la salle 8, il prit l’escalier 5. Une blouse bleue d’infirmier descendait : il l’arrêta.

— Le docteur Tisserel ?

— Il passe la visite là-haut, à sa salle.

— Merci.

— Monsieur est docteur ?

— Oui.

Ces gens de maladie devinent toujours le médecin, ils le flairent, ils le voient, à quelque chose d’inappréciable et qu’on ne sait pas. Ils collaborent trop étroitement avec lui pour qu’il n’existe pas entre eux une sorte de cohésion psychologique.

— Montez, dit celui-ci en continuant sa route.

Dans un couloir, une religieuse blanche glissait en saluant. Elle portait dans un vase de verre un liquide équivoque, rosâtre, trouble ; Cécile pensa que cela venait d’une ponction, et qu’elle s’en allait à l’analyse. Le couloir était gris. À droite, des fenêtres donnaient sur le jardin ratissé des religieuses : À gauche, de grandes portes cintrées, peintes acajou, s’ouvraient sur des salles. Il arriva au chiffre 8 et ouvrit la porte d’une main légère et silencieuse.

C’était une des plus belles salles ; de hautes murailles d’un blanc vernissé supportaient le plafond lointain où, par intervalles, de grosses poutres transversales formaient saillie. Trente lits : quinze à droite et quinze à gauche, où se fit tout un mouvement de têtes quand il entra ; têtes de femmes, enserrées de bonnets, têtes blêmes, retombées sur l’oreiller, têtes dressées, fiévreuses, impatientes, tournées vers l’inconnu de la porte comme vers la libération de leur monotonie morne d’ici. Au lit 17, Tisserel debout, sa barbe brune tombant sur la blouse blanche, le binocle un peu hautain, la tête droite, pontifiait ; tandis qu’un tout jeune externe, l’oreille sur le dos nu d’une malade, s’appliquait à ausculter pour la première fois ; trois ou quatre autres jeunes gens suivaient, et au pied du lit, blonde, la blouse cintrée et coquette serrée au col et aux poignets, les mains croisées aux reins, la grande Jeanne Bœrk, immobile.

Lorsqu’on eut aperçu Cécile qui venait, tout le cours de clinique se disloqua. Le jeune externe débutant se mit à faire de la percussion sur l’omoplate saillante de la poitrinaire ; les autres s’écartèrent pour causer et rire. Jeanne Bœrk, sans perdre une ligne de sa négligente cambrure, regardait en face le nouveau venu ; et Tisserel marcha vers lui la main tendue, souriant, sans voir le regard angoissé que, du lit 19, sous ses cheveux gris ébouriffés, une vieille femme, devant ce retard de son examen, lui lançait. Toutes étaient folles de ce beau garçon de médecin qui leur faisait de petites plaisanteries, les soignait familièrement, leur donnait de l’entrain à souffrir ; sa visite était leur joie quotidienne, l’unique. Il trompait chaque jour un peu plus ces incurables sur leur état, leur annonçait la guérison avec une bonne humeur qui les attendrissait. Chacune se croyait l’objet de sa grande préoccupation, chacune lui prêtait, à l’égard de soi-même, une sensibilité d’ami, de bon ami ; le temps qu’il parcourait la salle, ces yeux de femmes ne le quittaient pas, suivaient tous ses mouvements, l’enveloppaient amoureusement, l’attendaient avec délice. « Il est si bon, monsieur Tisserel ! » répétaient-elles du matin au soir. Mais aucune n’avait rêvé de lui, ne s’était éprise de toutes ses forces de petite moribonde comme la jeune fille dont la résistance à la méningite aiguë avait fait un cas si exceptionnel. À le voir s’attarder près d’elle chaque matin, revenir parfois exprès pour elle à la contre-visite de quatre heures, suivre ses souffrances avec une sollicitude grave et dévorante, s’épuiser pour elle en des diagnostics inimaginables, elle s’était crue préférée aux autres, et sa reconnaissance débordait. Dans ses crises atroces de céphalalgie, elle ne répétait, ne criait que son nom. Il était pour elle le tout-puissant guérisseur et la toute bonté.

— Mademoiselle, fit Tisserel en se tournant vers l’interne, voulez-vous me permettre de vous présenter mon ami, le docteur Jean Cécile.

Elle tendit sa grande main :

— Bonjour, monsieur.

Blonde comme Eugénie Lebrun, et comme elle, belle personne, elle n’avait ni la finesse artistique des traits de l’autre, ni sa grâce parisienne. Cécile en fut frappé dès cet abord. Le raffinement excessif de celle qu’il oubliait maintenant lui apparaissait aujourd’hui mieux que jamais ; devant cette paysanne fortement, lettrée qui rappelait les bières bues en Flandre, et dont les doigts de carabin, fumés sous l’ongle, fleuraient la cigarette. Elle le regardait hardiment, de ses yeux limpides et froids qui avaient vu tant de choses, tant de carnages secrets dans la chair morte, tant d’œuvres du fer dans la chair vivante, tant de nudités répugnantes, tant de sang, tant d’horreurs. Elle intimidait : Cécile avec ces yeux indifférents et superbement intelligents tout à la fois. Il lui fit un compliment sur la réputation qu’elle avait déjà dans le monde médical, ici.

— Oh je ne fais rien d’extraordinaire, reprit-elle, j’aime mon métier, tout simplement.

— Et ce métier ne vous a pas semblé trop pénible ?

— Pénible ? demanda-t-elle, ouvrant les lèvres et les yeux étonnés.

— Pénible, oui, mademoiselle ; il n’est pas le fait d’une femme de voir souffrir, voir mourir, vaincre l’impressionnabilité élémentaire ; c’est très dur au début, même pour un homme.

— Dieu merci, fit-elle en riant de bon cœur, je ne suis pas de celles qui s’évanouissent en voyant du sang.

Et, véritablement, elle était très séduisante à rire ainsi. Ses deux mains aux hanches serrant autour de la taille les fronces de sa blouse, elle ressemblait aussi bien à un bel adolescent qu’à une femme, la tête ployant en arrière, les lèvres béantes montrant les dents, le rouge ardent et sain de la bouche.

— Et j’ai un très bon estomac, ajouta-t-elle. aussi ne suis-je pas du tout sensible aux mauvaises odeurs. Je me suis vue à l’amphithéâtre, travailler sur un cadavre après sept jours, sans en être incommodée. Vous rappelez-vous, docteur ?

Et elle se mit à regarder Tisserel en face, comme elle avait fixé tout à l’heure les yeux sur Cécile. Et Tisserel, pour qui tout en elle était prétexte à s’émerveiller, renchérit avec une sorte d’orgueil :

— Douze jours ; vous vous êtes servie de la fillette au phlegmon douze jours !

Mais elle rectifia, expliqua que cette fois le cadavre avait passé par l’étuve ; et elle avait des mots anodins, bénins, souriants, pour signifier cette cuisson humaine, presque inavouable. Cécile ne put réprimer un mouvement de stupeur chagrine. Il avait certes l’habitude de ces choses et n’y prenait pas plus garde qu’il ne devait ; mais les entendre de la bouche de cette jolie fille, cela changeait tout, et il sentit un frisson entre les deux épaules, comme sous une douche aiguë.

— Vous étiez l’élève de Ponard, monsieur, demanda-t-elle encore à Cécile ; vaut-il vraiment tant qu’on le dit ?

— Il vaut plus, mademoiselle, et je vous le souhaite comme maître quand vous irez à Paris.

— Que c’est drôle d’entendre un jeune médecin louer son chef de service s’écria-t-elle, en ajoutant encore à l’adresse de Tisserel que cette phrase visait : n’est-ce pas, docteur ?

— Ah ! çà, vous dites donc du mal de moi par derrière ? reprit Tisserel exultant qui frottait le verre de son lorgnon du coin de son mouchoir, en cachant un sourire satisfait.

— Moi, je fais comme monsieur Cécile, mais nous sommes deux exceptions qui confirmons la règle.

Le maître et l’élève vivaient sur un pied de camaraderie très stricte, très limitée à de certains propos dont le genre d’esprit un peu taquin ne variait pas. Ils avaient adopté, d’un accord inconscient, ce genre quasi fraternel dont ils ne se départaient jamais, parce que c’était le seul auquel ils pussent s’en tenir, le seul qui fût de bon goût entre eux.

La timidité de Cécile d’un côté, et le peu d’usage mondain que possédait l’étudiante, étaient deux bornes serrées à la conversation. Tisserel parlait seul maintenant ; il parlait de Briois, du bel avenir que Cécile devait y rencontrer. Tout à coup, Jeanne Bœrk s’écria :

— Briois ! Mais vous savez, docteur, qu’il est en passe de devenir un rival pour Paris ; cela confine à la concurrence. N’avez-vous pas lu le Petit Briochin d’hier, et l’article de Marceline ?

Et retroussant sa blouse, elle prit dans sa jupe noire un journal roulé, fripé aux plis du papier, qu’elle déploya tout en grand.

Cécile parcourut quelques lignes qu’elle montrait, où il était écrit qu’une nation puisant son unité à l’unité de sa capitale, il devenait dangereux que d’autres villes pussent croître à l’égal de cette capitale unique. Il lui demanda :

— Qui est-ce qui a fait cela ?

— Marceline Rhonans.

La persistance de ce nom prenait la forme d’un agacement. Il se souvint de la veille au soir. Tisserel avait dit, au passage des deux jeunes femmes devant la terrasse du café : « L’autre, c’est Marceline Rhonans dont tout le monde parle. » Mais comment était faite cette autre vaguement entrevue ? À peine s’il se rappelait la longue cape blonde qui enveloppait, de la tête aux pieds, l’étudiante.

— Un auteur, cette dame ? questionna-t-il encore.

— Non pas ; tout simplement le professeur d’histoire au lycée de jeunes filles ; une personne fort instruite.

— Bon ! pensa Cécile, encore une Cerveline par là, sans doute.

— Gardez le journal, monsieur, s’il vous est agréable de faire par lui connaissance avec mon amie ; vous jugerez au moins de son érudition. Son article est très fort ; je le lui ai dit hier : « Ma chère, votre prose vaut à elle seule les deux sous du Petit Briochin. »

Cécile leva sur elle ses yeux surpris, elle ne plaisantait pas ; cette phrase, elle l’avait bien en effet offerte à son amie en guise de compliment. Il y avait en elle ce mélange de savoir et de rusticité ; la niaiserie campagnarde qui affleurait au-dessus de l’intelligence. Dès maintenant, elle déplaisait à Cécile et elle l’attirait en même temps. Il remarquait très avidement Tisserel. À ce moment, le jeune médecin était retourné vers ses élèves, au lit de la malade ; il avait repris la leçon, et Cécile lui voyait cette fièvre imperceptible des hommes devant celle qu’ils aiment ; il avait des poses soignées, les yeux plus luisants ; il s’étudiait pour Jeanne Bœrk. Il disait à l’externe :

— Vous reconnaissez le son mat en percutant ; maintenant, promenez l’oreille au sommet de la poitrine, au-dessous de la clavicule gauche. N’entendez-vous pas ? (Comptez jusqu’à neuf, ma petite, de toutes vos forces.) — N’entendez-vous pas comme le bruit d’un grain de sable tombant dans une assiette d’étain ?

— Oui, oui, oui, criait l’autre, dans un triomphe naïf ; j’entends ! j’entends !

Jeanne Bœrk, se penchant à l’oreille de Cécile, murmurait :

— Le râle caverneux, le gargouillement, le tintement métallique intermittent, c’est l’excavation pulmonaire en plein. Il a de la chance, pour un début, de tomber sur un sujet aussi typique ; de mon temps on n’en pouvait trouver ; il a fallu me seriner théoriquement la leçon de Laënnec pendant des semaines sans un exemple.

Tisserel revenait vers eux.

— J’ai rarement vu d’auscultation aussi belle ; c’est mademoiselle Bœrk qui me l’a découverte, je dois l’avouer. Elle a parfaitement diagnostiqué tout ce qu’il y a là.

Et il regardait vaniteusement, complaisamment, cette superbe fille dont il était le maître, et qui le précédait quelquefois dans la connaissance de la maladie, sans qu’il en eût d’autre sentiment qu’une joie profonde d’amoureux.

Alléché dans tous ses appétits de médecin par ce qu’il entendait dire, Cécile ne put se retenir d’approcher du lit ; il fit coucher la malade, la questionna de sa voix creuse et lente ; s’informa de son état fiévreux, de sa toux, même de son métier et de son âge. Elle était journalière Briois et elle avait quarante ans, bien qu’elle en parût cinquante. À la fin, il paya son étude d’un mot d’espoir. Ils étaient tous les trois autour d’elle, Tisserel, l’interne et lui, sereins et satisfaits de ce cas magnifiquement accusé, qui ne laissait pas un doute dans leur esprit, et leur faisait formuler à chacun la même pensée : « Elle en a pour deux mois ! »

— À propos, s’écria Cécile, soudain, tu ne m’as pas montré ta méningitique que je venais voir.

— Trop tard, mon cher, dit Tisserel avec le geste d’un collectionneur auquel vient à manquer son bibelot le plus rare à l’heure même qu’il voulait le montrer ; elle est morte cette nuit !

III

C’était un soir de dimanche. Figée et silencieuse, la ville vide s’endormait dans un grand ennui. De-ci de-là, aux abords des églises, les fins d’offices laissaient un fourmillement de fidèles se répandre, se diluer dans les rues ; puis tout s’évanouissait, et les rues reprenaient leur couleur terne, tandis que les clochers, où des bourdons s’attardaient encore à de lentes volées, recevaient là-haut les rouges dorures du soleil sur la pierre. La ville était grise, mais tout alentour il faisait beau, et les collines qui l’enserraient, où l’on voyait grouiller les promeneurs comme de petits insectes noirs, les collines se coloraient d’un beau vert lumineux sous le bleu du ciel limpide.

Le dimanche, dans Briois, rien n’était plus morne que les deux hôpitaux. L’Hôtel-Dieu surtout. Les sycomores de la cour d’honneur étaient plus roussis, plus poudreux ; les bâtisses aux longues rangées de fenêtres passaient au gris foncé et fumeux. Tout l’aspect du monument s’attristait ce jour-là d’un manque d’allégresse, c’était comme le spleen des malades, de tous les malades immobiles dans leurs lits blancs, condensé aux vitres et vous regardant invisiblement.

Dans la petite chambre qu’elle occupait au second étage, à l’aile gauche, assise à sa table de travail, devant un livre de pathologie, Jeanne Bœrk bailla en étirant, les bras en croix, tous les muscles de sa belle et puissante personne. Le casque de ses cheveux brillait comme de la lumière, et sa santé rayonnait davantage dans le blanc écru de sa blouse. Cette blouse était sa coquetterie ; elle la conservait hors des salles, dans sa chambre, à la salle de garde, partout ; c’était sa livrée, son uniforme, qui lui rendait tangible la conscience d’être ce qu’elle était. Elle y était mi-homme, mi-femme, en même temps jolie et virile, gracieuse et sans-gêne.

Elle tira sa montre, vit qu’il était cinq heures, réfléchit un instant les poings aux hanches, dans la pose qu’elle affectionnait, puis ferma son livre, se débarrassa de sa blouse et du tablier blanc qui en enserrait les plis à la taille, pour revêtir son costume de ville, la cape de drap jaune avec le canotier noir.

Les femmes aiment à soigner l’ordre de leur chambre, à la laisser, elles parties, dans un arrangement religieux d’attente. Insoucieuse de ces minuties, Jeanne Bœrk avait déposé les vêtements ôtés sur son petit lit étroit d’étudiante ; sa pantoufle large de fille du peuple traînait à terre ; sur la cheminée, près d’un bouquet fané, souvenir d’une malade, s’amoncelaient peignes et épingles, les ustensiles de sa coiffure. À sa bibliothèque seule, régnait la symétrie. Hormis ce meuble, aucun autre ne l’occupait dans sa chambre.

Elle sortit et traversa ce quartier du gros commerce briochin, voisin de l’Hôtel-Dieu, où les dimanches amoncellent tant de silence. Cours désertes où s’échafaudent les ballots de coton, magasins moroses où l’on voit s’étager, derrière les baies cadenassées, les rondeurs bises des pièces de cotonnade roulées. Maisons opulentes et tristes où rien ne vibre, volets clos et portes cochères rigides. Le boulevard s’offrait à elle… De son, pas un peu indolent, elle vint y cheminer jusqu’à la petite maison de briques, où elle sonna.

— Mademoiselle est ici ? demanda-t-elle à la jeune servante qui lui ouvrit.

Et comme on lui répondait que oui, elle entra délibérément, s’enfonça dans le couloir étroit et obscur à demi, et monta l’escalier seule, sachant qu’elle était chez elle dans ce petit logis discret et confortable de son amie.

— Marceline ! criait-elle, c’est moi.

Devant elle, la porte d’un salon s’ouvrit, et la Cerveline apparut, petite, habillée de toile blanche à la mode anglaise, le col empesé serré d’une cravate d’homme en soie noire, sa chevelure brune bien coiffée, fraîche, rieuse et jeune.

— Je me doutais, je me doutais, disait-elle, que l’ennui dominical vous amènerait aujourd’hui.

Ses yeux gris brillaient d’esprit, rien que quand elle prononçait « bonjour », le temps que Jeanne Bœrk serrait dans ses grandes paumes campagnardes la fragilité de sa main maigriotte. Sa main était une petite chose d’ivoire blanc attachée à un poignet de fillette, le tout d’une finesse d’aristocratie très accentuée. Elle s’appelait en réalité, Marceline de Rhonans. Son père était un fonctionnaire haut placé dans le Midi ; mais comme elle s’était séparée de sa famille volontairement, pour suivre sa carrière, elle avait aussi détaché de son nom. la particule patronymique, délibérément, ainsi qu’elle faisait toutes choses, sans qu’on sût pourquoi.

— Ce mois de juin est étouffant ici, fit l’étudiante en se couchant paresseusement sur le bras de son fauteuil.

Pourtant, le salon de Mlle Rhonans était plein d’une fraicheur agréable ; depuis le matin, les persiennes y étaient tenues closes, avec les fenêtres ouvertes ; il y entrait une sorte de couleur verte et dorée qui venait des arbres du boulevard poudrés de soleil, et tout était baigné dans cette demi-ombre peinte : la tapisserie en papier velours gris perle, le piano drapé de soie orange, les photographies, et, sur la cheminée, le cadran de la pendule Louis XVI porté par quatre cariatides en marbre blanc, dont les poignets étaient cerclés d’or. Le tapis semblait noir ; aucune fleur parmi les bibelots, mais un petit bananier qui ondulait imperceptiblement au vent coulis des persiennes.

Rien n’est exquis comme, par une journée chaude, ces petits salons où le jour et la chaleur ne font que filtrer ; rien ne vaut les volets fermés, le silence béat de ces pièces obscures ; mais ici, quelque chose s’ajoutait encore à ce bien-être : c’était la présence de la puissante âme féminine qui y régnait ; âme de savante et âme de jeune fille en même temps, dont personne n’avait jamais mesuré l’étrange profondeur. À vingt-six ans la maîtresse d’histoire du lycée Sévigné demeurait seule, servie par une jeune domestique ; elle remplissait la maison de sa dominante personnalité. On voit parfois des créatures effacées vivre chétivement dans des chambres où elles n’occupent qu’une place restreinte, sans que rien d’elles ne soit imprimé dans les choses ; éternelles étrangères qui n’ont pas de chez elles vrais ; avec leur faux air d’être en garni en des logis transitoires, jusque parmi des meubles familiaux. Marceline Rhonans, qui avait meublé pièce par pièce cette maison, selon son goût volontaire et original, était ici chez elle comme jamais femme ne le fut. Cette petite personne, qui n’aurait pas déplacé sur sa table une statuette sans discuter avec elle-même son acte, avait mis dans l’arrangement de sa maison la poésie même de son être. D’abord, un alliage très fort de masculin : cette cheminée en était un exemple, avec la grâce rigide de sa pendule posant à même le marbre nu de l’entablement, deux chandeliers blanc et or achevant seuls de la parer. L’appartement contigu était le cabinet de travail, où tout était sacrifié à la commodité du labeur cérébral. Des étagères de sapin, courant à portée de sa petite taille autour des murs ; à la fenêtre, de simples rideaux de mousseline pour accroître encore en blancheur la lumière entrant librement ; sur la cheminée, un buste de Michelet et des photographies éparses ; dans le fond, un mannequin articulé qui lui servait pour draper ses voiles dans l’Histoire du Costume. L’espèce de petit homme qu’elle paraissait souvent triomphait et se dessinait dans ce sanctuaire froid de science. On l’imaginait assise à ce grand bureau de notaire, dont les tiroirs recélaient les cahiers de son écriture épaisse et noire, sa brune tête émergeant, jolie et méditative, du faux-col garçonnier fourré sous les rondeurs grasses du menton. Tout ce qui était encore en elle intimité, mystère, et femme, se refoulait, se remisait, comme accessoires encombrant, dans sa chambre. Mais encore était-ce un lieu fort peu connu ; toutes ses amies, et Jeanne Bœrk, la plus aimée de toutes, n’en avaient jamais ouvert la porte. C’était la chapelle secrète ; et ce fort esprit sentait s’offenser en soi une pudeur imprécise à laisser voir à d’autres femmes le portrait de sa mère autour duquel elle mettait des fleurs, et l’oreiller de son lit où elle s’enfonçait quelquefois le soir pour cacher ses larmes d’isolée.

Pendant que l’étudiante étendait sur le fauteuil sa lassitude, toujours empressée, la vive Marceline choisit sur la table un étui de laque et l’offrit à son amie. Dégantés, les doigts forts, au toucher délicat et adroit, fourragèrent dans la botte, puis les deux amies grattèrent ensemble leur allumette, tandis que leurs lèvres graves de savantes happaient du même geste friand la cigarette, dont toutes deux raffolaient.

Elles fumèrent d’abord sans rien se dire, ayant si rarement, dans leur vie laborieuse, le loisir de ces moments de bien-être, de ces minutes oisives, où elles pouvaient ne pas penser. Mais dès que les premiers parfums de fumée eurent touché son cerveau, Jeanne Bœrk, ressaisie d’activité, demanda :

— Qu’avez-vous donc fait aujourd’hui, ma chère ?

— Ce matin, reprit mademoiselle Rhonans adossée à la cheminée et tenant aux doigts sa cigarette d’où montait tout droit : un ruban de fumée bleue qui l’enveloppait ensuite de ses vaporeux serpentins, ce matin, la messe à la cathédrale. Ah ! vous allez à la messe ? vous ?… je ne savais pas.

— J’y retourne, fit Marceline avec son sourire enfantin qui lui donnait dix-huit ans.

— Ah ! vous allez à la messe ? vous ?… répétait l’étudiante, cela m’étonne.

Toutes deux humèrent encore le parfum de quelques bouffées, silencieuses, puis mademoiselle Rhonans se remit à dire :

— Je n’ai pas toujours été religieuse, mais je let redeviens ; en somme, je sens très puissamment que là réside la vérité.

— Oh ! riposta Jeanne Bœrk, les jambes croisées, la cape glissée de ses épaules dégageant son buste large, la vérité religieuse, c’est assommant ; ça ne se démontre jamais.

Elle aurait voulu découvrir Dieu à force de microscopes, comme une maladie, comme un microbe ; tant que grâce à des grossissements merveilleux entre deux atomes d’éther, elle n’aurait pas aperçu des parcelles de l’Invisible, l’Invisible était nul pour elle. Elle en riait. Belle et saine créature végétale, dont le genre d’études avait circonscrit la mentalité aux seules choses objectives, et qui s’en contentait.

La nerveuse et fine, et intuitive Marceline, dont l’esprit contenait dix fois celui de son amie, reprit seulement :

— Non, cela ne se démontre pas.

Et pendant qu’elle se taisait, une ardeur passait sur ses yeux, pareille à ce qui se passe dans la flamme qu’on avive. Elle connaissait depuis peu. la joie désirée de tant d’hommes, la joie cherchée, demandée et si souvent refusée : posséder Dieu. Sa pensée et son cœur s’en repaissaient continuellement, comme d’une viande dont on fut longtemps sevré. Sa conviction était née en elle, toute seule, sans la fécondation d’aucune idée venue du dehors, sans discussion, sans preuves. Telle est la foi. Mais aussi, ne se souciait-elle pas d’expliquer à Jeanne Bœrk cette opération mystérieuse. Elle se contenta de préciser par cette comparaison qui prenait dans sa bouche une sorte de magnificence :

— C’est comme l’amour.

Elles étaient faites toutes deux de telle façon que la plupart du temps, quand Marceline parlait, Jeanne Bœrk n’entendait qu’une fraction de sa pensée ; ainsi en fut-il à ce mot où la jeune femme exprimait la nature de cet ordre de vérité.

— Oui, l’amour ne s’explique pas non plus, continua l’étudiante ; ainsi Tisserel, vous savez qu’il est toujours amoureux de moi.

— Vrai ?

— Sans se lasser, ma chère, et de plus en plus, je crois bien. Ça se voit à je ne sais quoi, quand il tourne autour de moi pendant la visite, quand il parle, alors qu’il devrait regarder ses élèves et qu’il ne les regarde pas du tout ; j’ai souvent envie de lui éclater de rire au nez ; il en est bête parfois, le pauvre garçon.

— Le docteur Tisserel ? Vous savez qu’il est fort bien, bel homme et distingué.

— Vous trouvez ?

— Et très sympathique, il me semble. Tenez, je vais vous dire ce qui m’a frappée en lui ; j’ai rarement rencontré chez un homme un air plus loyal. Sa vertu, ce doit être l’honnêteté.

Jeanne Bœrk, la tête renversée de façon que la nuque posât à l’appui du fauteuil et secouant dans l’air les cendres de sa seconde cigarette, répondit indolemment :

— Possible…

— Et si peu que je le connaisse, je trouve que sa prédilection est quelque chose d’honorable pour vous.

— Oh mon Dieu !  : honorable… je ne vous dis pas ; en tout cas, cela ira jusqu’à la demande en mariage, j’en suis bien persuadée, et je m’y attends d’un jour à l’autre.

Marceline Rhonans regardait complaisamment cette luxuriante fille poussée, épanouie, embellie dans l’atmosphère des amphithéâtres comme au libre soleil des champs, et elle s’attendrissait de la penser aimée, mûre pour toutes les choses du grand mystère humain, et peut-être à la veille de s’y donner. Elle vint s’asseoir à ses côtés.

— Jeanne, ma chérie, lui dit-elle, pourquoi ne l’épouseriez-vous pas ?

Un éclat de rire vibrant haut et clair résonna en écho de sa phrase dans le petit salon ; un éclat de rire de femme vulgaire et peuple, mais si perlé, et séduisant, qu’on lui pardonnait ; Jeanne Bœrk, qui ne savait pas pleurer, savait rire ; c’était ce qui avait le plus ensorcelé l’oreille de Tisserel que ce rire de campagnarde intelligente, le soir, à la salle de garde, après le vin.

— L’épouser mais après… qu’est-ce que j’en ferais, ma pauvre amie ?

Elle avait résumé là un état de choses d’une si flagrante fatalité qu’il n’y avait rien à répondre. Qu’aurait fait en somme d’un mari cette créature souverainement occupée, de qui la vie était orientée déjà sans retour dans le chemin du travail scientifique, et qui prenait là toutes ses joies, son intérêt, sa raison d’être. Elle s’amusait à l’extrême d’être médecin ; elle ne se lassait pas de son incessante poursuite contre le mal, contre ce qu’elle appelait, elle, les causes pathogènes. Devant chaque bacille entrevu, sa passion curieuse, renaissait ; elle les cultivait, les surveillait, les combattait, en triomphant ou se laissait vaincre, avec une activité sagace et réfléchie, abstraction faite de l’être humain servant de champ de bataille, car elle n’était ni sensible ni nerveuse. Était-ce bien à cette femme qu’on pouvait demander de fonder un foyer, de se donner à un homme et d’être mère ?

— D’abord, continua-t-elle, je ne veux pas renoncer à mon métier : alors nous nous ferions concurrence, et une concurrence sotte, insupportable, ridicule ; car je suis plus forte que lui, soit dit sans offenser ce brave Tisserel. Dix fois, vingt fois déjà, je l’ai surpris en erreur, diagnostiquant mal, hésitant, oublieux, perdant la tête. Tant que nous sommes étrangers, je m’en amuse ; mais comprenez-vous, ma chère, cette rivalité entre mari et femme ? Positivement, je m’exposerais à rougir de lui ; et vous avouerez que ce serait désagréable. Puis il deviendrait envieux de moi, et ce serait tout à fait bête.

D’aimer, d’être aimée, il n’était pas question. Elle ne se laissait pas prendre à la magie de ces mots ; elle n’y pensait pas. Cette fille de vingt-deux ans, au physique riche et plein de forces, travaillait cérébralement neuf, dix ou onze heures par jour ; elle avait après cela de gros sommeils d’enfant, exempts de songes, comme ses veilles laborieuses l’étaient de rêves ; elle vivait ainsi, satisfaite, tout son être dans un bel et parfait équilibre artificiel.

Elle reprit encore :

— Et puis, j’en ai trop vu dans ma salle, de pauvres malheureuses exténuées, vieillies, tuées par cette noble vie de famille que l’on prône tant, la maternité, les soucis et le reste. Et je me demande pourquoi, oui vraiment je me demande pourquoi j’irais troquer mon sort agréable contre cette existence. Vous-même, Marceline, vous ne vous êtes pas mariée, vous voyez bien.

Mademoiselle Rhonans sourit, avec un mouvement de tête très amusant. Elle n’était pas absolument jolie, à cause de la structure osseuse du visage, mais elle avait en elle mille choses gracieuses.

— Pour moi, répondit-elle, c’est tout différent. D’abord, je n’ai jamais eu de roman comme vous, ma belle Jeanne ; mes parents m’ont seulement proposé deux ou trois mariages que j’ai refusés. Il vous serait encore aisé de tenir un ménage sans briser votre carrière. Combien voyez-vous maintenant de doctoresses qui ont mari et enfants ? Mais moi, comment voulez-vous, dites, comment voulez-vous ? Le mariage ne m’est pas possible.

Alors, ne tenant jamais en place, furetant de ci de là dans le petit salon sombre pour souffler au hasard les grains de poussière dont elle était la grande ennemie, elle se mit à dire tout haut ce qui était son rêve intérieur, le programme enchanteur de sa vie. Jeanne Bœrk ne comprenait, ne pouvait comprendre qu’à demi les émotions, les vibrations, la poésie de cette femme. Marceline Rhonans était possédée d’une passion, elle en était dévorée, exaltée, enfiévrée jusqu’à l’ivresse. Elle aimait quelque chose d’inconcevable à tout le monde, quelque chose de mort, d’aboli ; elle aimait jusqu’à une sorte de morbide folie artiste l’âme des peuples finis, les races éteintes, les évolutions ténébreuses des nations antiques, ce qui fut, l’Humanité-mère, le Passé. Parallèlement à sa tâche professionnelle de maîtresse d’école, elle travaillait ce rêve : écrire de l’antiquité une histoire monumentale, comme il en a été fait de la France, une histoire morale, dégageant des batailles et de la chronologie la vie nationale.

Toute son existence l’avait menée là. Dans son enfance originale, petite fille absorbée sans cesse par des enthousiasmes secrets, mal définis, elle avait entrevu en se promenant seule, les yeux fermés, dans le jardin de ses parents, des apparitions étranges venues en son cerveau sur de banales phrases de son Histoire ancienne. C’étaient des scènes vagues, estompées, imprécises, qu’elle créait avec peine, d’après quelques descriptions sur ses livres. Rome et les Latins n’étaient pas assez énigmatiques pour l’avoir séduite ; mais c’étaient Sparte, la Phénicie obscure, la Perse aux arts opulents : Les abrégés qu’on lui donnait à lire n’avaient fait avec leur concision, qu’exciter sa faim de connaître, évoquer des visions plus chatoyantes. Elle se mit à rêver, la nuit, à de puissantes Lacédémoniennes, voilées de blanc, errant dans les palais à colonnes dont sa petite Histoire grecque lui montrait en image, les ruines. À onze ans, dans le même jardin qui était toujours le théâtre de ses songeries, elle creusa obstinément la terre pendant de longs jours, dans un but archéologique. C’étaient en elle des imaginations sans consistance, indéfinissables ; préludant à ce qu’elle devait concevoir à quinze ans : le désir précis d’étudier l’antiquité. Alors, sa fièvre se résolut en travail. Elle posa, dès ce moment, avec sa précoce intelligence, les bases de ses études projetées, et se fit apprendre les langues mortes. Ses parents, qui ne pouvaient lui réserver la moindre petite dot, s’effrayaient pour tant de ce grand labeur sans nécessité ! À dix-sept ans, c’était une enfant délicieuse, d’un aspect très méridional, le visage doré, les yeux câlins, gris clair sous des boucles brunes : elle était de celles à qui l’on prédit, dès cet âge, que les épouseurs abonderont. Elle séduisait : extrêmement tous les hommes qui l’approchaient et ses parents, malgré la modestie de leur fortune, étaient tranquilles sur son avenir, quand elle déclara vouloir entrer dans l’enseignement. Ce fut un éclat dans la famille. M. de Rhonans qui était monarchiste, lui fit des lycées de filles une peinture désobligeante ; et sa pieuse mère crut qu’elle les déshonorerait tous en entrant dans ces lieux de mauvais ton. Il leur paraissait avant tout intolérable que leur enfant travaillât pour vivre, et ils demandaient à cor et à cri le pourquoi de cette énormité.

La douce et docile Marceline leur démontra l’irréfutable vérité. Elle devait, dans l’insuffisance de sa fortune, pourvoir elle-même à son existence ; sans compter sur le hasard d’un mari. Elle entendait d’ailleurs vivre indépendante ; exempte des chaînes secrètes et douloureuses de la médiocrité mondaine. De plus, son goût la poussait à devenir historienne ; elle le serait : Ce furent de plus grands cris. Son professeur intervint : c’était un homme de valeur qui avait jusqu’alors seul entrevu le prestigieux esprit de la jeune fille. Il essaya de dévoiler à la famille de Rhonans un peu de cette âme insondable ; il parla du respect dû aux volontés de cette jeune créature d’exception, devant laquelle il fallait s’incliner comme devant une force plus haute.

Elle lutta encore deux années, puis passa l’agrégation, fut nommée professeur : dans une école normale de province, et enfin vint à Briois, dont le lycée féminin, le plus brillant de France, requérait l’éclat d’une personne telle.

Elle y avait un cours de deux heures chaque après-midi, et deux cours de matinée par semaine.

À part, elle traduisait, travaillait et annotait Thucydide pour la guerre du Péloponèse, dont l’histoire lui avait toujours paru le miroir même où se reflétaient les deux personnalités troublantes de la Grèce, Athènes et Sparte. Elle donnait aussi de nombreuses répétitions aux aspirants du baccalauréat et, depuis que sa réputation s’élargissait, se colorait dans la ville grâce à ses conférences à l’Hôtel des Sciences, il devenait de mode que les femmes, et même les hommes du monde vinssent prendre près d’elle des leçons particulières.

— Ma chérie, disait-elle à Jeanne Bœrk, encore une dizaine d’années et je serai presque riche, et en même temps armée à point pour les définitives études que j’entends faire. Alors, je démissionnerai et je voyagerai. C’est sur place, sur la terre même où elles ont passé, que je connaîtrai bien ces nations qui m’intéressent, la phénicienne surtout. Dire que cela viendra peut-être un jour… que je verrai ce pays, cette mer, la même, vous entendez, la même qui tentait ces ancêtres, qui leur offrait l’Europe !…

Et elle s’arrêtait. Il y avait dans son enthousiasme quelque chose de sacré que profanait l’indifférence de l’étudiante, et sa vision s’acheva secrètement, faite de ces paysages irréels que son ardeur d’artiste lui créait sans cesse.

Elle ne parlait plus. Jeanne Bœrk, somnolente, froissait dans ses doigts une dernière cigarette sans penser à rien. Marceline vint à la fenêtre, poussa les volets. La lumière — une lumière blonde de soleil couchant — envahit soudain toutes les choses du petit salon : le bois sombre du piano dans le fond, la pendule d’or et de marbre blanc, la table aux photographies. Dehors, le ruban circulaire du boulevard, poudroyant et désert sous ses arbres, enclosait la ville. Un grand silence en venait ; le silence béat des fins de dimanches en été. Dans le ciel décoloré, Briois se découpait avec la silhouette de ses clochers, de ses flèches, de ses tours, les silhouettes bougeantes et vives des fumées blanches. Une félicité semblait émaner de la ville, on aurait dit un dimanche de fête intérieure et calme. Des jardins, où les acacias étaient en fleurs, en même temps que les seringas commençaient à s’ouvrir, des parfums violents arrivaient par effluves.

Marceline pensait à ces voyages qu’elle ferait, qu’elle était sûre de faire, libre de tout et maîtresse d’elle comme elle l’était. Elle irait d’abord en Grèce, puis de là, vers la côte d’Asie. Elle verrait la Palestine, le Jourdain, et enfin Beyrouth, ce Beyrouth dont les photographies posaient là, près d’elle, sur la table, et où elle s’installerait le temps qu’il faudrait, pour respirer et découvrir sous le voile de la moderne Turquie le mirage fuyant de l’Antiquité, que sur ces contrées l’immuable nature éternise. Elle pensait à ces Phéniciens, à ces êtres pacifiques, à leur vie étrange qu’elle posséderait un jour pour la mettre en parallèle avec cette autre vie phénicienne actuelle que réalise le peuple britannique. Elle pensait à ce travail, à ses joies…

Son existence apparaissait lumineuse, pleine et féconde, comme un beau fleuve qui devant elle se serait offert. Elle en pouvait suivre les eaux irrésistibles avec sécurité. Tout ce qu’elle souhaitait l’attendait dans le futur. Sa vie actuelle, faite de succès, de sympathies, de jouissances cérébrales, la contentait déjà. Elle était jeune, admirée, indépendante ; elle était entourée de très près d’amitiés, et celle de Jeanne Bœrk, froide et forte, édifiait à sa vie morale un invisible soutien. Jeanne était capable d’être une amie serviable et loyale. Toutes deux s’aimaient un peu comme deux bons camarades heureux de se trouver ensemble et tacitement prêts à se dévouer l’un à l’autre. Leur connaissance datait d’ailleurs d’une fièvre grave qu’avait eue Marceline, et pendant laquelle l’étudiante l’avait entourée de mille soins désintéressés, le jour et la nuit. Sans qu’il y eût entre elles la moindre tendresse, elles étaient sûres l’une de l’autre comme deux choses accotées ensemble, et qui tiennent de leur point de contact leur équilibre.

Inconsciemment, Marceline Rhonans éprouvait les douceurs latentes de cette fin de jour, du poème de sa vie, de cette amitié ; douceurs fondues en une seule émotion d’aise, de bonheur. Elle se sentit souverainement heureuse. Et avec son âme spéciale, Jeanne Bœrk vint encore accentuer le sens de cette impression :

— Le mariage, ma chère, c’est bon pour les hommes… fit-elle en éclatant de rire.

IV

Il y eut cette année-là à Briois un mois de juillet torride, pendant lequel il ne tomba pas une goutte de pluie. Implacablement, chaque matin, le soleil se levait et semblait faire fondre dans l’embrasement du ciel les nuages qui naissaient. Une lumière inconnue ruisselait le long des rues aux façades du midi, fonçant la ligne d’ombre opposée. Le pavé sec étincelait sous le sabot lourd des chevaux de camion traînant le coton filé, et il vint à se créer dans la ville, comme aux champs, une heure de la méridienne ; sous le soleil au zénith la cité s’assoupissait, les rues devenaient désertes ; dans l’air, les choses surchauffées, les toits, les faîtes d’églises, avaient un tremblement de leurs lignes sur le bleu du ciel, et la flèche de la cathédrale, l’aiguille géante de fonte, semblait vibrer.

De quartier en quartier, le docteur Jean Cécile allait cependant, visitant sa neuve clientèle éparse partout ! Cet été de Briois, les fatigues de sa vie pénible, l’ennui l’accablaient. Il faisait son métier sans goût ; sans plaisir, soignant d’anodines maladies, de vulgaires fièvres typhoïdes, des angines insipides, puis des affections chroniques dépourvues d’intérêt, les cancers, les cardialgies, les arthrites, qui condamnent à l’inertie le médecin, inutile spectateur de leurs progrès. Que cette médecine bourgeoise était loin de ses scientifiques travaux d’hôpital, pleins de surprises !

On le voyait arpenter la rue de la République, les quais, les boulevards, les faubourgs, sonnant ici, sonnant là, indifférent et lassé. Il souffrait de la chaleur, et quand il rentrait chez lui pour l’heure de la consultation, retrouvant sa maison sans gaîté ni luxe, il pensait au salon de la rue de la Pépinière, parfumé de roses, de bien-être, où, à pareille époque, l’an dernier, il venait se reposer. Le salon était encore le même là-bas, rien n’y avait dû changer ; la romancière y recevait sans doute toujours ses amis. Pourtant Jean Cécile se disait, avec un seul regret physique pour le fauteuil confortable, mis auprès de la soucoupe de glace et du guéridon à l’eau fraiche : « Ce que j’y ai perdu du temps ! »

Alors il se mettait au balcon et contemplait en face les murailles lourdes et noires, sans fenêtres, de l’Archevêché.

Quelquefois il enviait Tisserel et sa jolie maison embellie par Henriette. Il allait souvent dîner chez lui et cet intérieur lui paraissait charmant, charmant comme un jeune ménage ami, avec cet avantage qu’ici, la grâce de la maîtresse des lieux et sa personne elle-même n’étaient pas de ces biens prohibés qu’il est seulement licite d’admirer. Cette délicieuse fille était libre, il y avait pensé plus d’une fois ; et en outre elle lui causait un certain embarras, parce qu’à diverses reprises il avait senti vers lui comme un mouvement de cette âme, de ce corps délicat.

Un soir surtout. Il arrivait comme de coutume pour le repas, à sept heures ; elle était au jardin, parmi le gazon échevelé de la pelouse qui lui grimpait jusqu’aux genoux. Quand elle l’aperçut, ses deux bras se portèrent en avant dans un instinct d’accueil tendre aussitôt réprimé, et pendant qu’elle venait à lui, sa longue robe bleue balayant l’herbe, il vit pour la première fois la particularité de son visage, la ligne du profil, des lèvres, dessinant dans l’espace comme un perpétuel baiser. Et il eut à cette minute, comme jamais, l’impression que c’était vers lui que tendait ce besoin de caresses.

Tisserel était rentré. On dina. Il faisait une chaleur étouffante dans la salle à manger, et trois fenêtres ouvertes sur les frondaisons sombres des marronniers ne donnaient qu’un jour de crépuscule. Jean Cécile parlait peu. Paul et Henriette discouraient seuls. La nuit tombait tout à fait quand on apporta sur la table les petits pois juteux, baignés dans le beurre sucré, qui fumaient de sariette, de thym et de marjolaine. On ne voyait plus que la pâleur luisante des porcelaines, l’éclat incolore des verres et, autour de la table, les trois blancs visages.

Cécile, dans les senteurs maraîchères de cette cuisine d’été, revoyait Pierre Fifre qui en était si gourmande. On n’allumait pas encore les lampes pour savourer mieux la fraîcheur du soir, et il sentait sur les siens, à chaque instant, les yeux d’Henriette Tisserel qui se croyaient voilés d’ombre. Mais il avait le dégoût d’aimer. Toute la doctrine de la romancière sur l’amour lui revenait maintenant, trouvant un argument de plus dans sa lassitude, et il y acquiesçait. Ce qu’il devinait chez Henriette ne lui inspirait qu’un agacement froid et inquiet.

La jeune fille demanda :

— Voulez-vous prendre le café et fumer au jardin ?

D’ordinaire, elle quittait à ce moment la salle à manger ; mais il ne lui était guère possible, avec cette combinaison, de ne pas suivre les deux hommes. Ce fut ce que pensa Cécile. Et il regarda cette frêle créature, troublée, heureuse et peureuse près de lui comme les femmes qui aiment. Mais il n’en éprouvait rien qui pût s’appeler de l’amour. Il était un peu touché seulement et il s’avisa pour la première fois d’un certain air maladif qui était en elle.

Quand ils furent assis tous trois sur le banc de bois devant la table du jardin, il faisait nuit à demi, et toutes les conversations étaient tombées d’elles-mêmes. Dans la voûte noire des marronniers, au-dessus de leurs têtes, il n’y avait pas un bruissement. La nature ici semblait lourde comme un sombre décor de plomb ; mais par delà la haute grille du jardin, et vers la ville qui se découpait en formes nettes sur le ciel encore un peu lumineux du couchant, tout s’allégeait. C’étaient des fines silhouettes des toits, le long tube effilé des cheminées d’usines que l’industriel Briois semait partout ; c’était la puissante chose gothique, énorme comme un rocher noir à jour sur la lueur du fond la tour de l’église abbatiale ; plus loin deux bouts de clochetons, et, pointant une étoile unique en flamme dans le ciel décoloré, la flèche que la cathédrale invisible portait dans les nues.

— Tisserel, dit Jean Cécile, tu sais que ta sœur tousse.

— Henriette ? mais non, elle ne tousse pas.

— Comme tu voudras, mais elle tousse.

Paul se tourna vers sa sœur.

— N’est-ce pas que c’est un petit rhume de rien ?

— Mais oui, répéta Henriette dont la voix tremblait un peu ; monsieur Jean est bien bon de s’occuper de cela.

Lorsque Henriette était née, Jean, qui avait neuf ans, était déjà le camarade de son frère ce souvenir mettait entre elle et lui une amitié d’un tour spécial, qui n’était pas de l’intimité, parce qu’ils s’étaient vus très peu, mais quelque chose de familial, tiré de tant de réminiscences communes et lointaines. Son rôle de médecin ajoutait à cette facilité de leurs rapports ce que sa timidité glaciale y ôtait. Il se leva et s’en alla se placer devant elle.

— Montrez votre main ? fit-il, jetant son cigare.

Et quand il tint cette main moite et tiède, fiévreuse, au toucher morbide, il fut effrayé de percevoir les secousses des artères violentes, affolées d’émoi, qui battaient à brusques saccades dans sa main.

« C’est donc sérieux ! » pensa-t-il avec une pointe de fatuité et en même temps, il s’affligeait de ce symptôme qu’il avait reconnu à fleur de cette peau de jeunesse, dans la pauvre petite main de malade qu’il venait de tenir. Malade, elle l’était sûrement ; atteinte déjà, à peine sans doute et dans des limites curables, mais sans erreur possible ; et il était temps d’avertir le frère qui ne voyait rien. Il se hâta même de dire, pour mettre en règle sa conscience d’homme aimé en vain :

— Surveille-la, Tisserel ; je la trouve bien fatiguée, mademoiselle Henriette.

— Elle a pourtant une rude santé, fit Tisserel en haussant les épaules.

Ils ne se dirent encore plus rien tous trois ; le scintillement des deux cigares et leurs fumées pâles faisaient des trouées dans l’ombre.

À un détour d’allée, Sultan, le terre-neuve d’Henriette, apparut, sa robe noire ne se détachant de la nuit que par l’ondulement de sa marche lente. Il était robuste et dressé sur ses pattes comme un lion, l’écartement des yeux lumineux mesurait l’ampleur de son beau front. Sa promenade tranquille s’arrêta court à la vue des hommes il hésita, puis obliqua vers eux sans hâte, posant l’une après l’autre sur le sable ses pattes lourdes.

— Sultan, mon bon chien chéri, murmura Henriette tendrement.

Le terre-neuve pressa le pas ; on vit ses yeux dardés sur ceux de la jeune fille, et il vint rouler dans sa robe et sous ses mains, sa tête, son cou, ses longues oreilles flasques. Henriette serrait dans ses doigts délicats cette grosse chose aimante ; elle lui chuchotait des douceurs, elle lui fermait à pleine main les yeux, caressait cette gueule haletante de fauve, les lèvres noires humides, et, se penchant avec une sorte de passion, tout à coup se mit à l’embrasser.

Cécile se renversa au dossier du banc pour fumer plus à son aise. Son sentiment pour cette pauvre jolie fille si tendre était surtout une ironie un peu touchée, compatissante, repentante même, mais incorrigible. Il jouissait d’être ainsi aimé mystérieusement par ce cœur d’Henriette, avec un dilettantisme glacial qui lui faisait dire : « C’était de l’autre que je voulais cela. Il est trop tard ! »

Cependant, quelques instants après, comme Tisserel et lui, las de ces conversations tronquées par la présence d’une jeune fille, sortaient en semble, il lui demanda :

— N’as-tu pas remarqué que ta sœur est souffrante ?

— Non, je n’ai pas remarqué, fit le joyeux garçon.

Alors Cécile voulut préciser, fût-ce par un mot cruel, et donner à son ami la secousse d’un terrible éveil. Il s’agissait de la vie d’Henriette, et il sentait une sorte d’allégement de conscience dans cet intérêt affectueux qu’il avait d’elle.

— Tu as peut-être tort de n’y prendre pas garde ; surveille ses poumons. L’as-tu auscultée ? Le coup porta comme il pensait. Tisserel s’arrêta court, le dévisagea, les yeux vacillants d’angoisse soudain sous le lorgnon ; et il répéta le terme qui terrifie :

— Auscultée ?

— Elle avait ce soir de la température, poursuivit Jean Cécile implacablement, et je n’aime pas sa toux. Maintenant, si tu ne vois rien…

— Je n’ai pas vu, je n’ai pas regardé ; je la croyais solide, répétait le malheureux dont Cécile avait ruiné la tranquillité d’âme et qui luttait pour la reprendre. Elle ne peut pas être malade ; j’en aurais été le premier averti. Elle ne se plaint pas…

— Si elle était ma sœur, prononça Jean qui s’intimidait un peu de prononcer ces mots, je l’examinerais de suite et je ferais quelque chose d’énergique. Je te le dis, tu m’entends, elle est malade.

Tisserel reprit, pour se tromper soi-même :

— C’est un rhume, je suis sûr.

Il avait pour sa sœur une affection large, caressante, souvent impérieuse et forte comme un amour de père ; une affection choyée aussi, entretenue par mille attentions de la part d’Henriette, de laquelle il ne pouvait se passer. C’étaient ses cigarettes roulées par ses doigts ; son café savoureusement fait par elle ; la cuisine surveillée selon son goût par la vigilante fille ; ses cravates choisies. Puis les soirées passées ensemble pour la comptabilité de la clientèle ; Henriette assise près de lui à la table de son cabinet, entre une tête de Rude et le presse-papiers de bronze qu’elle lui avait donnés, Henriette comptant les visites et additionnant les honoraires, soumise et bonne comme une petite épouse, et si résignée à n’être plus rien le jour où l’épouse vraie viendrait ! C’était sur cette chère associée de sa vie que planait la menace du mal, du mal même qui s’étalait le plus puissamment à ses yeux dans sa salle d’hôpital, celui qui l’occupait spécialement, que dans sa lutte de médecin il avait pu mieux connaître mais jamais étouffer, le mal inguérissable qu’il charriait peut-être invisiblement dans les plis de son habit quand, sortant de son service, il revenait à la maison.

Les paroles de Cécile l’avaient mis dans l’épouvante ; quelque chose de lugubre lui donnait cette pensée perdre Henriette ! Et son contentement intérieur de garçon heureux, ravagé soudain par cette peur, ne pouvait se ressaisir. Mais il voulait donner le change, tromper son ami et se tromper lui-même sur ce qu’il ressentait. Et c’est toujours aussi l’éternel besoin des hommes de se jeter plus éperdument, quand ils souffrent, vers la femme qu’ils ont élue au-dessus des autres il pensa si vivement à Jeanne Bœrk, tout à coup, qu’il sentit ne pouvoir attendre au lendemain pour la voir.

— Une idée me prend, dit-il à Jean, il y a en ce moment aux Sociétés Savantes, des conférences fort curieuses faites par cette Marceline Rhonans. Mademoiselle Bœrk m’en parle avec beaucoup d’admiration, veux-tu entendre celle de ce soir ?

Cécile tira sa montre.

— Elle doit être avancée déjà.

— Qu’importe ! reprit Tisserel, nous aurons toujours l’aspect de la salle, et il sera suffisamment réjouissant par cette chaleur d’entendre cette petite femme pérorer une demi-heure encore sur les modes des dames grecques. Nous entrerons d’ailleurs subrepticement par le haut de l’amphithéâtre.

— Allons, dit Cécile, secrètement satisfait.

La vérité est qu’il était depuis longtemps fort désireux de voir enfin cette Cerveline dont il entendait sans cesse le nom à la volée dans la ville, et que cette occasion lui souriait. Vois-tu, disait-il à Tisserel, ces femmes-là m’amusent. Tu sais comment je les apprécie ; mais cela me garnit l’opinion d’en connaître ; je meuble ainsi mon argumentation. Tu m’as montré ta belle interne, je t’ai dit ce que j’en pense ; c’est une femme superbe, mais elle te fera du chagrin un jour ou l’autre si tu ne t’en méfies pas. Ce sont les pires de toutes. Je me suis trop appesanti à réfléchir sur leur cas ; je les ai étudiées, je les ai soignées ; il y a eu chez nous des étudiantes finlandaises, une typhique et deux diphtéritiques ; je te donne ma parole qu’elles ne sentaient rien, des demoiselles en cire. On les a sauvées toutes, et je n’ai pu apprendre quelle figure ces créatures-là font devant la mort ; mais comment elles vivent, je le sais, et il me plaît d’en rencontrer de nouvelles au hasard de mon existence.

Un flot pressé de promeneurs descendait le quai à petits pas, dans la fraîcheur de la nuit et du fleuve proche. Une moitié de Briois était de hors. Les terrasses des cafés allumaient des plans de lumière électrique dans cette procession fourmillante d’hommes fatigués, de femmes vêtues de toile claire. De temps à autre, en passant, on entendait éclater un orchestre tzigane, des envolées vibrantes et nerveuses de violons, des valses saccadées. Plus loin, c’était un chœur de voix de femmes, chantant dans une langue étrangère qu’on ne distinguait pas. Et il sentait dans l’air l’absinthe, le cigare, la poudre de riz, tandis que du fleuve, qu’accusait dans l’ombre la mâture estompée des bateaux de fort tonnage. venait l’odeur de l’eau.

Les deux hommes, pour abréger, laissèrent de trottoir encombré et s’enfoncèrent dans la rue Grand-Pont, au haut de laquelle s’élève, comme une montagne sculptée, la cathédrale. Un air chaud vous soufflait au visage ; des bavardages venaient des maisons aux fenêtres ouvertes ; la ville était sonore et palpitante dans cette capiteuse nuit de juillet, on y sentait vibrer la vie.

Et soudain, Jean Cécile fut pris d’une fringale de bonheur. La soirée chez les Tisserel l’avait attristé, avait comme excédé sa faculté de porter incessamment son âme dans les horizons mornes. Cette pauvre petite Henriette, amoureuse de lui, frappée à demi, poitrinaire déjà, faite pour mourir sans doute avant d’avoir goûté aux choses dont elle semblait toujours rêver, c’était la destinée la plus navrante qu’il eût vue, la plus conforme aussi, dans sa fatale cruauté, à son jugement porté sur la vie. Mais c’était le point culminant de ce qu’il avait imaginé de triste. Maintenant, c’était pour lui la satiété. Il se sentait jeune, il voulait jouir, quitte à jeter par-dessus bord l’affligeant souvenir d’Henriette.

Ils traversèrent la place du Parvis, la rue aux Juifs, puis le gothique Palais de Justice aux pâles sculptures blanches dans la nuit, et ils arrivèrent à l’Hôtel des Sciences.

Au dehors, les grandes baies illuminées du petit amphithéâtre de droite leur indiquaient leur chemin dans l’intérieur du bâtiment. Ils gravirent à pas de loup un escalier, datant de l’époque où cet hôtel était un monastère, et dans la demi-obscurité que laissait un bec de gaz unique, Tisserel, au second étage, ouvrit une porte étroite.

Dans une clarté puissante venue des quatre lustres, la salle descendait de gradin en gradin, jusqu’à la chaire du maître, en bas, où derrière, comme un rideau, était abaissé le tableau noir. Les gradins étaient remplis d’une foule ; on voyait les chapeaux immobiles des femmes, les têtes d’hommes découvertes, penchées, tendues vers l’avant : têtes de vieillards, d’hommes jeunes, d’adolescents, toutes emportées dans une attention passionnée, comme au théâtre, lorsque joue une actrice très chère.

Ce ne fut qu’au second coup d’œil que Tisserel et son ami virent Me Rhonans. Elle était habillée d’une robe de drap noir, finement gantée jusqu’au coude de gants noirs aussi qui cachaient, lorsqu’elle levait les mains en parlant, leur petitesse extrême ; et sous sa coiffure lourde de méridionale, sombre et savante, se voyait son lumineux visage pâli par les lustres. Elle était debout, allant et venant en menus circuits, ni pédante, ni théâtrale, souriante parfois des lèvres, de ses clairs yeux confiants levés sur l’assistance ; parfois aussi, pour inscrire une date à la craie, elle se tournait vers le tableau, et il se dessinait alors sur le noir de ce fond une forme noire adorable. Sa robe était si bien faite, ses cheveux si beaux, sa nuque si blanche, son geste si précieux qu’un mouvement courait imperceptiblement l’auditoire, dont, Cécile le voyait, elle était l’idole. Tous ces yeux la dévoraient, suivaient les mots de ses lèvres, les douceurs changeantes de ses prunelles, les grâces de sa personne bougeante. Elle les séduisait tous, et Jean Cécile, qui était venu pour railler cette femme savante, en fut impressionné. On ne raille pas les femmes très aimées.

Sa voix, qu’elle devait forcer un peu pour être bien comprise partout, était d’un timbre bas, avec des réminiscences de l’accent languedocien, qui la ponctuaient de minute en minute d’une pointe de piquant. Elle disait : « Les gran-des da-mes romaines » et parlait de péplum « couleur de vi-o-let-te », ce qui avait quelque chose d’indéfinissable et de charmant. Sur la grande table, devant elle, une masse d’étoffes aux nuances variées était jetée ; Cécile et Tisserel venaient d’arriver et de trouver une place en assourdissant le bruit de leurs pas, quand elle prononça :

— Je vais maintenant reconstituer quelques draperies dont j’ai pu étudier la façon.

Et quand Tisserel, curieux, eut suivi la direction du regard et du sourire qui accompagnaient cette phrase, il rencontra les fortes épaules cambrées et l’éclatante chevelure coiffée du petit canotier de Jeanne Bœrk. C’était pour elle qu’il était venu ; il calcula qu’ils pourraient sortir ensemble, qu’il la reconduirait, et il fut satisfait, car jamais autant que ce soir il ne s’était senti emporté orageusement vers elle, au point de ne plus voir autre chose dans la salle que le morceau de soie rouge de son corsage, son col robuste dégagé de la robe et ses cheveux.

Alors Marceline Rhonans, les bras chargés de ces voiles orange, pourpre, violets ou verts, qui paraissaient sans poids, marcha vers le mannequin posant à l’angle de l’hémicycle. Elle l’articula à souhait, le mit en vue, et prestement commença ses évocations étranges de la femme antique.

Le silence se fit. Elle semblait s’amuser extrêmement ; c’était un jeu pour elle, on l’aurait crue dans un salon au milieu d’amis qui, dans la réalité, se chiffraient ici par centaines. Comme une femme du monde retrace ses ennuis de couturière, elle conta les difficultés surmontées pour s’être procuré ces tissus particuliers commandés en Angleterre, et teints à Briois d’après ses propres indications. Et, tout en causant, elle fronçait au cou du mannequin un long pan d’étoffe indigo qui fut en quelques minutes une robe. On entendait, d’instant en instant, crier son long ciseau miroitant, et, sans s’être dégantée, elle cousait de rapides enfilées qui faisaient des plis de statuaire. Sur ce bleu cru et violent de la tunique, elle posa une soutane orange, taillée d’avance et légère comme une gaze ; du bas en haut de l’étoffe ses doigts coururent, rebroussant des plis qui se tendirent comme de souples cordes lâches, et, tenant dans sa main toute cette gaze ainsi froncée, elle la fixa sur l’épaule, d’où semblèrent ruisseler toutes les lignes du vêtement : le péplum était fait.

Personne ne la regardait plus alors que Jean Cécile, perdu dans la foule, contre une fenêtre là-haut. Il n’avait jamais conçu d’une personne inconnue une image différant plus de la réalité qu’en cette circonstance. À l’amie de Jeanne Bœrk il avait prêté, depuis qu’il entendait prononcer partout son nom, les virilités froides de cette belle fille, jusqu’à sa force corporelle, jusqu’à l’impassibilité de son âme, sa sécheresse cachée. Il l’avait vue en pensée, grande, le regard dur, orgueilleuse de sa science. Et il avait maintenant devant lui ce petit être vibrant et plein de charme, à l’exubérance distinguée, exprimant dans un langage ordinaire les plus éternelles choses de l’art. « Une paléologue doublée d’une modiste », disait-il à Tisserel en la voyant créer, en quelques coups de doigts, ces formes de la beauté antique.

Le plus joli de tout fut la pose du voile, quand Mlle Rhonans prit à deux mains une étoffe d’un blanc jaunâtre, aux transparences indécises, et qu’elle en cacha le chef horrible du mannequin. Une femme naquit vraiment, mystérieuse, flottante, qu’on aurait crue vive dans ces étoffes, sans visage, sans mains. Ce fut si vrai que Marceline elle-même, saisie, s’arrêta, une seconde, éprise de son œuvre.

Et pendant cette seconde, au hasard des rangs, à droite, à gauche, partout, des auditeurs s’étaient levés. L’admiration les emporta ; ils crièrent : « Bravo ! » avec une hésitation ; puis, voyant qu’ils allaient entraîner la salle s’ils le voulaient, timidement battirent des mains. Soudain, l’amphi-théâtre crépita comme un tonnerre. Du même coup, tout le monde était debout, et il n’y avait qu’un seul bruit de toutes ces mains, mains gantées de femmes, paumes d’hommes nues et sonores, menottes nerveuses des petites lycéennes s’entre-choquant dans le délire. C’était la dernière conférence de l’année. L’enthousiasme accumulé depuis qu’on entendait cette exquise savante développer son lent enseignement, ce qu’elle avait intitulé pour cette session scolaire : Rome, cette secrète prédilection que chaque femme gardait pour elle, l’attrait d’exception qu’elle exerçait sur les hommes, tout éclatait sans pouvoir se contenir. Les chapeaux fleuris des élégantes s’agitaient, et Jeanne Bœrk, la tête renversée, riant d’un rire large et heureux, applaudissait plus fort que personne, et les petites élèves du lycée Sévigné, rangées aux bancs inférieurs, ivres du triomphe de leur amie, lançaient des baisers.

Un frisson de surprise d’abord fit rougir Marceline ; interdite, elle se retourna face à son auditoire qu’elle interrogea des yeux. Elle rougissait de plus en plus ; ce déchaînement d’admiration lui paraissait inconvenant ; elle détestait les choses exagérées : elle était en même temps confuse et choquée de tout ce tapage. Puis le sens l’en pénétra, le sens délicieux d’amour, d’adulation de religion. Elle se vit aimée, louée tendrement, l’âme caressée de mille fluides admiratifs qui venaient à elle issus de tous ces yeux, dans ce tumulte. Elle blêmit et baissa la tête, écrasée par ce rêve.

Et ce fut dans cette gloire, l’atmosphère étouffante et lumineuse de cette soirée de science y ajoutant sa note voluptueuse, parmi ce tapage mourant des applaudissements qui s’éteignaient, à travers cette ovation spontanée d’un auditoire, que Jean Cécile connut Marceline Rhonans.

V

Depuis ce soir de juillet où, après la conférence fameuse, Tisserel et son ami avaient escorté la rentrée des deux jeunes femmes, ils ne s’étaient pas revus. Les amitiés masculines ont de ces intermittences, elles s’impressionnent de la moindre influence, elles pâlissent et deviennent fades sous la moindre lueur de passion, et Tisserel cessa de rechercher Cécile. Il s’écoula trois semaines.

Ce fut le mois d’août. Il apparut dans des nuées épaisses d’orages, d’orages brûlants qui n’éclataient pas, qui résonnaient des journées entières en de sourdes détonations lointaines, qui cerclaient les fronts de malaises et de migraines, pendant qu’une sorte de ciel blanc, papillotant, miroitant, éblouissait les yeux.

Tout le monde parlait de la pluie comme d’une douceur inespérée. L’eau manquait.

Tisserel avait aussi dans l’âme tout ce qui était dans la nature. Il devenait un homme nouveau. Il souffrait. Il se passait en lui des choses ténébreuses, accablantes, et plus que la terre ne demandait de pluie, il avait soif de la tendresse de Jeanne, depuis cette nuit blanche où ils avaient ensemble cheminé dans la ville.

Comme jamais, ce jour-là, elle avait été bonne et charmante. Tout enfiévrée encore du triomphe de Marceline, elle ne parlait que de cela, elle s’oubliait pour son amie, elle jouissait à sa place, elle donnait l’illusion d’une femme affectueuse, d’un cœur. C’était cet aspect nouveau qui achevait de la perfectionner aux yeux de Tisserel ; elle se féminisait tout à fait, elle était presque touchante. Paul, à partir de cette minute, sentit se greffer sur cette espèce de goût violent qui était pour elle en lui, l’amour dont on chérit sa fiancée. La pensée qu’il l’amènerait un jour dans la maison du boulevard Gambetta, qu’il l’entourerait de soins, la cajolant, comme une grande enfant, créant à sa jeunesse isolée une vie de douceurs, lui donnait des rêves qui le tenaient longtemps le soir, à l’heure du cigare, sous les marronniers du jardin. Il en était venu, le joyeux buveur de bocks du grand café de Briois, à supposer la place qu’elle prendrait sur le banc de la tonnelle, enroulée d’un long peignoir à dentelles de jeune épousée, près de lui qui l’enlacerait ; et il goûtait à ce mirage des émotions qui lui faisaient souhaiter de ne pas sortir des soirées entières.

Alors le lendemain, il arrivait à l’hôpital exalté et malheureux. Quand il ouvrait la porte de la salle, indifférent aux pauvres têtes émaciées dans le linge blanc de leur bonnet qui s’agitaient à chaque lit, inattentif à la sœur du service, une vieille qui lui faisait des salamalecs : « Monsieur le docteur, nous avons un décès, cette nuit, à 2 heures, le 17… » Il ne voyait que là-bas, près du poêle noir au long tuyau en fût de colonne, la fraîche et belle Jeanne en blouse blanche, qui venait nonchalamment.

Les quatre externes s’approchaient à leur tour, et ils allaient ensemble, tous, de lit en lit ; le docteur et l’interne l’un près de l’autre, la sœur à la ruelle opposée, et les jeunes gens autour d’eux. Une paresse invincible prenait alors Tisserel de parler, d’enseigner ; il ne savait plus faire sa clinique ; le travail d’un diagnostic lui coûtait de l’effort et de l’ennui, et dans le plaisir de l’entendre, insensiblement il avait laissé Jeanne Bœrk se substituer à lui ; quand elle disait ses observations, ses prévisions, l’application à la malade d’un cas de ses livres, elle faisait véritablement le cours. Et il venait pendant ce temps à Tisserel des imaginations extravagantes ou ridicules : prendre et dénouer ses cheveux ; prendre et baiser les plis de sa blouse, chasser d’ici ces petits hommes d’étudiants qui pouvaient la regarder hardiment et cependant n’y pensaient guère, étant de cet esprit qui ne voit dans la femme cérébralement rivale, qu’une ennemie.

Cette passion naïve et touchante, du reste, ne le rendait pas meilleur. Les rigueurs étouffantes de ce mois d’août exténuèrent un grand nombre de malades, plus que ne l’aurait fait l’hiver. Il en mourait chaque jour une ou deux. En ouvrant la porte de sa salle, Paul Tisserel pouvait voir dans le creux d’un oreiller, au hasard des lits, une serviette blanche carrée, jetée sur la saillie d’un visage, et savoir qu’il y avait, dessous, une morte. On y vit mourir une vieille femme, la journalière aux râles caverneux, une petite bonne de dix-huit ans, une jeune mère que le mari, un maçon, venait voir tous les jours ; une autre, veuve, qui laissait quatre enfants. Toutes ces atrocités vinrent heurter, sans l’émouvoir, son féroce égoïsme d’amour. Même la pointe d’émotion qu’il avait autrefois devant la mort des jeunes s’émoussa. Il n’eut plus pitié. Il les soignait, et quand elles n’étaient plus, signait le constat de décès, simplement, sans rien ressentir. Et il n’était même pas assez analyste de soi pour s’apercevoir que l’amour ne rend pas bon. Jeanne Bœrk était trop pour lui ; elle alimentait trop souvent de sa proximité parfumée sa fièvre d’amoureux, elle introduisait dans cet homme normal et honnête une démence.

Ce qui était surtout à peine avouable, c’est qu’il ne s’affligeait pas outre mesure du début de maladie découvert chez sa sœur. Quand, sur le conseil de Cécile, il l’avait auscultée et que la terrifiante lésion pulmonaire lui était apparue, il avait eu le plus violent chagrin. La crainte de ne pas sauver Henriette, le sentiment de son impuissance le torturèrent ; et il se demandait : « Pourquoi elle, et non pas une autre, une inconnue ? Pourquoi cette belle jeunesse marquée pour être flétrie, tandis que tant d’autres vont s’épanouir ? » Et sa propre existence lui semblait empoisonnée jusqu’au terme par ce malheur : perdre Henriette.

Puis des jours passèrent, et l’image de Jeanne entrait en lui si impérieusement qu’il se distrayait. Il pensa que sa sœur pouvait guérir, que cette douleur était impossible ; il y pensa… ou plutôt il n’y pensa plus que par intermittences, ressaisi par les forces de la vie qui fait les êtres chacun pour soi. Une ou deux fois même l’idée lui vint fugitivement qu’Henriette n’eût pas été heureuse si, ayant épousé Jeanne, il l’eût amenée dans cette maison…

Une nuit, l’orage éclata.

Le fracas du torrent de pluie que le vent balayait par paquets sur les toits réveilla tous les sommeils dans la ville. C’était un bruit de cataclysme, et les éclairs, partant de plusieurs points du ciel alternativement, entretenaient comme une clarté perpétuelle. Dans sa petite chambre jolie, aux courtines claires, Henriette sauta du lit, et le corps moite encore, dans sa longue chemise traînante vint à la fenêtre, curieuse et angoissée en même temps des affres de cette tempête ; elle se sentait bien commettre une imprudence ; son frère lui avait dit : « Prends garde, tu as un peu de bronchite. » Mais cette menace lui était presque une douceur en lui rappelant l’ami Cécile qui avait eu d’elle, certain soir, un intérêt si délicieux. Comme elle l’avait aimé ce soir-là, ce Jean, dominée par l’étrange beauté de cette tête d’homme attirante et magnétique, toute son âme tendrement séduite par son geste de bonté !

Depuis il n’était pas revenu. « Pourquoi ? » se demandait Henriette. Et vers la ville illuminée d’éclairs violets, la flèche guidait ses yeux. La cathédrale était là, à ce point précis ; soudée à l’abside et venant en avant, la masse de l’archevêché, et devant l’archevêché, la maison de Jean dont elle fixait ainsi la place. « Oh ! grand ami Jean ! murmuraient ses lèvres, sans bruit dans le fracas de l’orage, vous rendre heureux ! »

Puis elle pensait chagrinement à Paul dont elle devait aussi faire le bonheur, sous une telle obligation, lui semblait-il, que, cette nuit, si Cécile était venu la demander en mariage, elle l’aurait repoussé pour éviter à son frère le chagrin de demeurer seul dans sa maison. Que deviendrait-il sans elle ? Et les comptes de la clientèle ? Et les cigarettes qu’il ne roulait jamais lui-même ? Et les repas qui seraient solitaires ?… Jean et Paul ! Elle était à l’un, elle était à l’autre, mais si différemment ! si passionnément attirée vers l’un, si tendrement par sa conscience vers l’autre ! Et son instinct de se dévouer, hésitant, revenait encore vers celui pour qui le dévouement ne se payait d’aucun délice, simple devoir fraternel. Elle eut aussi la pensée de Sultan, qu’elle entendait dans le jardin secouer sa chaîne sous l’ondée, et qui serait malheureux, elle partie. Pauvre fontaine d’amour, ruisselant vers tout ce qui vivait, et qui, sans le savoir, s’épuisait, s’en allait ainsi en silencieuses tendresses méconnues !

Elle sentit froid. « Être un tout petit peu malade, songea-t-elle, pour qu’il ait peur, pour qu’il revienne !… » Et elle demeura sans mouvement à regarder les lourds marronniers assouplis et fléchissants sous l’étreinte de la rafale. Puis, si brave qu’elle fût, il y eut soudain un tel coup de tonnerre semblant déchirer des voiles de bronze dans des nues si proches, qu’elle fut terrifiée. Elle bondit à son lit où elle s’allongea, un peu essoufflée.

Quelque chose continuait de l’oppresser ; quelque chose de tiède, un râle fluide qui pesait en sa gorge. Elle eut la sensation bizarre que son cœur saignait, et l’affaire lui parut amusante, car elle avait un fonds d’extrême gaîté. Dans le noir, elle s’essuya les lèvres sans songer, et quand vint une lueur immense d’éclair qui s’attarda dans la chambre, montrant les recoins, le marbre blanc de la cheminée, la pendulette d’or, les chaises, les indiennes Watteau des courtines, elle vit aussi le mouchoir aux larges taches rouges.

— Du sang ! pleura-t-elle, du sang !

Elle se sentit perdue.

La peur de mourir l’envahit, et le sens de la mort, la chose que l’on conçoit si mal dans la santé, fut si vif en elle, que tout son pauvre corps tremblait comme dans une agonie prématurée. L’inconnu de la mort ! Le noir de la mort ! Le supplice de la mort ! Elle en creusa le mystère stérilement, sans pouvoir en retirer rien que plus d’épouvante devant la douleur du dernier soupir. Les idées religieuses ne s’éveillèrent en elle que pour la torturer de doute. Le monde spirituel auquel elle voulait se raccrocher s’échappait d’elle, fuyait comme un mirage devant la réalité brutale de sa détresse. Dieu ? Qui l’avait vu ?…

Et le sang tiède montait toujours à sa bouche, goutte à goutte.

Un coup vif retentit à sa porte. Elle reconnut la main de Paul qui s’était levé en songeant à elle :

— N’as-tu pas peur, ma petite Henriette ? disait-il.

Et elle se mit à le supplier de venir, la voix tout altérée de larmes :

— Paul, viens, viens me voir, je t’en prie !

Et quand il fut près d’elle, rassurée rien que par sa présence, par la lumière de sa lampe qui rassérénait la chambre, elle s’efforça de sourire :

— Paul, regarde, je viens de cracher un peu de sang.

Tisserel tressaillit et lui arracha des mains le mouchoir qu’elle cachait. Il l’examina en silence, incapable de dire un mot.

— Eh bien ? demanda-t-elle, anxieuse.

— Eh bien ! ma mignonne, ce n’est rien du tout.

Et elle le vit blême comme un mort.

— Rien du tout ; poursuivit-il. Tu vas rester là, bien sagement étendue sans bouger, sans parler, sans t’inquiéter, car ce petit accident-là, je t’en donne ma parole, c’est la moindre chose du monde. Pendant ce temps, je vais te faire préparer une potion à l’ergotine, le remède classique, et tout sera dit.

— Et je ne mourrai pas, Paul ?

Il fit mine de rire.

— Tu es une petite folle. Si tous le clients que j’ai vus dans ton cas avaient passé le pas pour une bêtise pareille, je t’assure que j’y perdrais mon latin.

Il ne savait plus ce qu’il disait. Il lui recommanda de dormir, et s’en fut précipitamment…

— Je suis un misérable prononça-t-il en se frappant du poing le front quand il fut seul dans sa chambre ; je suis une brute ! C’est moi qui J’ai laissée envahir par le mal. Cécile m’avait prévenu ; qu’ai-je fait pour elle ?…

Il avait envie de battre de la tête contre les murs et de pousser des cris de rage. Il aurait voulu rentrer dans le passé, pour revivre avec moins de négligence et d’incurie. Que de choses il aurait pu tenter, pour arrêter à temps l’envahissement du bacille ! Quelle thérapeutique désespérée un autre aurait essayée ! Et en y songeant il se répétait :

— Tu la perdras, Henriette, tu la perdras et ce sera ta faute !

Il se sentait un être amoindri et ignoble. Il faisait dans l’appartement des marches désordonnées ; il était fou.

Il vit quatre heures, s’enveloppa d’un caoutchouc et sortit sous l’averse que le temps n’apaisait point. L’idée de cette potion nécessaire le pressait encore moins que le besoin d’agir, de se mêler au cœur même de ce chaos, d’être roulé dans la tempête, ruisselant de pluie, et de vibrer dans la rue avec les choses, aux secousses du fracas de la foudre. Et il marchait, courbé, de lourds paquets d’eau plaquant sur ses épaules de beau garçon les plis de son vêtement, ayant l’impression que c’était son chagrin qui gémissait dans l’univers. C’était un orage terrible, de ceux que, des années entières, les habitants d’une ville se rappellent, qui leur servent à dater leurs souvenirs. Sur le boulevard, Tisserel vit un platane géant brisé ; dans la rue, un réverbère couché à terre, et de temps à autre, dans les nuages, le coq d’or de la flèche étincelait, touché de la foudre. Tisserel ne souhaitait que plus de ravages, plus de bruit et plus de détresse. Collé à ses jambes, le caoutchouc lui versait de minces rigoles de pluie.

Soudain, une vision lui sourit. Il pensa au sommeil de Jeanne Bœrk, si paisible dans son lit d’étudiante, et que l’orage n’avait sans doute pas troublée, car elle lui avait raconté comment elle dormait, paresseusement, lourdement, sans que rien la réveillât. Ce sommeil naïf lui semblait plus touchant que rien autre en cette créature d’intelligence et de raison. Elle y devenait l’enfant très chère que les hommes aiment à voir dans leur fiancée. Et il se dit qu’il irait la trouver dans quelques heures pour lui confier son angoisse, simplement, pour lui demander de guérir Henriette et de le consoler.

Dès lors, il cessa d’être désespéré ; sa confiance dans la science de Jeanne la lui montrait comme une toute-puissance, et surtout, il sentait l’heure venue, exceptionnellement préparée pour atteindre enfin au cœur de cette impénétrable femme, par l’artifice de son chagrin.

Quand il revint au chevet d’Henriette, sous cet aspect des lamentables passants qu’on voit errer boueux et misérables dans la rue, aux jours de grandes ondées, elle s’était endormie. Toute pâlie par l’angoisse éprouvée, ses deux tresses défaites et pendant le long de ses bras, l’ossature si frêle du visage, haletante d’un souffle un peu trop vif de malade, il la contempla longtemps…

VI

Tiens, docteur, comme vous arrivez tôt aujourd’hui, s’écria Jeanne Bœrk quand, dès huit heures, elle vit Tisserel entrer dans son petit bureau attenant à la salle d’opérations. Qu’y a-t-il donc ?

— Il y a, murmura-t-il en se laissant tomber sur une chaise, les coudes à la table de bois blanc, il y a que je suis bouleversé, que je perds la tête et que je suis venu…

— Ah ! fit-elle indulgemment et sans cesser de se boutonner, sur l’avant-bras, de longs poignets de toile aseptique. Est-ce que…

— Je vous en prie, je vous prie, continua Tisserel, asseyez-vous un peu là, mademoiselle Bœrk ; c’est à vous qu’il faut que je dise… il m’arrive un chagrin terrible.

Il pensait à ceux de ses amis que leurs amantes passagères, frivoles, légères, mais tendres, apaisaient dans leurs grandes peines par de si bonnes, de si consolantes caresses. Si Jeanne, à ce mot de chagrin, lui eût seulement tendu la main, au lieu de le regarder, curieuse et glaciale comme elle était devant lui !

— Je vous ai parlé de ma sœur, poursuivit-il, ma petite sœur si gentille, qui entoure ma vie de tant de soins. Je la vois perdue. Tous les symptômes d’un commencement de phtisie. Depuis un mois j’avais des inquiétudes, puis la marche s’accélère ; cette nuit, le premier crachement de sang. Je la sens m’échapper, me glisser entre les mains.

Jeanne n’était pas venue s’asseoir auprès de lui, comme il l’aurait aimé : elle était demeurée debout, plus stupéfaite qu’émue par cet abandon subit d’un homme dont elle n’avait jamais connu que la correction. Elle dit :

— Vous exagérez, je crois, beaucoup, docteur. C’est de vous que j’ai appris la curabilité de la tuberculose ; mademoiselle votre sœur a tous les éléments de guérison autour d’elle.

— Je sais bien, je sais bien tout ce que j’ai dit à la clinique ; mais on ne soigne pas sa sœur comme une malade d’hôpital. Je ne peux pas expliquer cela ; quelque chose m’avertit que je ne la sauverai pas. Dites-moi que vous viendrez la voir, n’est-ce pas ? vous la soignerez avec moi ; je vous en prie, je vous en prie, mademoiselle Bœrk !

Et il se leva en parlant, il vint à elle et saisit ses mains qu’il pressait en la suppliant, ses belles mains de statue, blanches et grasses, qu’il aurait voulu couvrir de baisers. Par une succession de portes vitrées, on pouvait apercevoir la salle, avec la sœur de service s’empressant autour des lits, et les infirmières en bonnet de nuit procédant au lavage phéniqué du parquet. Ici, la salle d’opérations aux blancheurs éblouissantes s’ouvrait plus retirée et plus mystérieuse. Tisserel y entraîna Jeanne. Elle dégagea ses mains qu’elle croisa, selon son habitude, à la cambrure des reins.

— Pardonnez-moi de me montrer à vous déprimé à ce point, lui dit Tisserel ; si vous saviez comme je souffre !

Jeanne se crut obligée de répondre.

— Vous êtes sous le coup d’une forte émotion, il faut reprendre votre sang-froid. Cet orage aussi énerve tout le monde.

Et elle prononçait ce lieu commun sereinement, ses beaux yeux froids et calmes, en lissant de sa main les rondeurs dorées de son chignon. Il y avait ici deux fenêtres aux vitres gaufrées qui donnaient à la lumière une couleur d’albâtre ; et cette lumière heurtée aux blancs luisants des murs, à l’émail du plafond verni, aux faïences miroitantes des cuves, à la neige des ouates préparées, prenait, sans souvenir du temps gris et pluvieux qu’il y avait au dehors, un éclat de soleil. Le lit d’opération, d’un bleu tendre et joli, posait au milieu comme un mystérieux chevalet de supplice ; dans le fond, d’énormes bouilloires pour la désinfection, des alambics géants, tout en cuivre rouge, étincelaient.

— Eh ! je me moque de l’orage, fit Tisserel ; je ne suis pas énervé, mais je suis malheureux. Si vous saviez ce qu’est pour moi cette enfant ! Je m’en aperçois aujourd’hui ; si aimante, si douce ; la bonté ! Elle passait sa vie à entourer la mienne de petites joies discrètes. Discrète ! Elle l’était tant dans son dévouement, que je ne le voyais pas toujours. L’ai-je jamais remerciée ? Et maintenant, maintenant, songez-vous à cela ? la perdre, ma pauvre Henriette !

Le lorgnon tombé, la tête fléchie et douloureuse, il étalait à plaisir devant elle son chagrin, comme un mendiant fait montre de sa misère pour apitoyer. Il avait tant besoin à ce moment de sa compassion, d’un mot affectueux de ses lèvres, un seul mot qu’elle aurait pu dire avec un mouvement vers lui et qu’elle ne dit pas ! Elle paraissait simplement ennuyée de cet aspect soudain et larmoyant sous lequel le docteur lui apparaissait.

— Bast ! Vous ne la perdrez pas… en la soignant bien… finit-elle par dire.

Tisserel s’approcha d’elle encore.

— Vous viendrez, n’est-ce pas ? vous viendrez chez moi après la visite ; je veux que vous la voyiez. J’aurais pu demander au docteur Le Hé. trais de venir, j’aime mieux que ce soit vous. Il me semble que c’est vous qui me la rendrez ; vous viendrez, n’est-ce pas, mademoiselle Bœrk ?

Elle rit.

— Si vous y tenez tant, oui, mais que ferai-je de plus que vous, docteur ?

— Vous avez une grande science, une grande intelligence des malades. Cette responsabilité de sa vie m’écrase ; je crois plus en vous qu’en moi même. Et il me semble bon de l’abandonner à vous, la pauvre petite fille.

Il en arrivait à ne plus pouvoir retenir les mots de sa passion.

— Si vous saviez, si vous saviez ! murmura-t-il !

— Eh bien ! oui, reprit-elle nerveusement, j’irai et c’est entendu.

Au même instant, la porte s’ouvrit et une infirmière entra. Le chef de service et son interne étaient, sans le savoir, très espionnés dans leurs rapports par le personnel des salles qui rôdait sans cesse autour d’eux, dans une avidité de certaines choses dont ces gens sont friands et qu’ils devinent. Cette femme venait sous le prétexte de nettoyer la salle ; elle feignit la surprise en apercevant le docteur et Jeanne, et se retira en s’excusant. Elle les avait vus debout l’un devant l’autre, à la minute même où Paul s’était rapproché de l’étudiante, dans l’imprécise supplication qui était dans tout son être. Le secret de leur colloque trahi serait connu dans tout l’hôpital ; mais Tisserel se réjouit intérieurement de ces invisibles liens que les interprétations malignes broderaient entre eux. Il se sentait désormais attaché à l’étrangère qu’était pour lui Jeanne, par une espèce d’union amoureuse accréditée dans les imaginations autour d’eux.

La visite fut passée selon l’ordinaire. Paul était triste et Me Bœrk dédaigneuse. Cependant, quand le docteur eut quitté le service, elle se hâta de revenir dans sa chambre. C’était quotidiennement son heure la meilleure pour le travail. Tout souci de sa salle écarté, elle se plongeait jusqu’au déjeuner dans une étude si recueillie que ses camarades, bien au courant de cette manie, ne seraient jamais venus, sous nul prétexte, la déranger. Mais ce jour-là elle ôta sa blouse, prit son chapeau au lieu de son Laënnec, ajusta des deux mains, longuement, devant la glace, la moulure pleine de son corsage, et sortit pour se rendre chez Henriette Tisserel, car ceux qui la connaissaient de plus près n’auraient jamais pu se rappeler l’avoir prise en défaut de complaisance. Elle mettait à rendre service à ses amis une bonne grâce extrême, qui ne comptait ni la peine, ni les accrocs à sa stricte vie réglée ; et puisque son maître Tisserel avait désiré qu’elle vit sa sœur, sans cesser de railler pour cela cette sympathie passionnée qu’elle avait lue en lui ce matin, elle allait la voir, ni très coquette, ni très bonne, serviable par nature, tout simplement.

Quand on introduisit dans la chambre d’Henriette cette dame de mise un peu étrange, qui ressemblait à une belle touriste cossue et sobre, il ne restait plus rien en elle de l’étudiante hardie que connaissait l’Hôtel-Dieu, nourrie du sans-gêne et du sans-façon carabins. Elle se sentait un peu désorientée en approchant de cette jeune fille du monde, d’un monde très fermé pour elle qui n’avait été, jusqu’à treize ans, qu’une fille de fermiers. Il était toujours demeuré en elle un peu de la gamine rude d’autrefois. Quand l’Université était venue cueillir dans son village, voisin de Landrecies, cette petite fille dont l’instituteur avait dénoncé la valeur, elle aurait pu se prêter, en même temps qu’à l’élaboration intellectuelle dont elle était le sujet, à un certain transformisme moral, auquel les filles du peuple s’assouplissent si aisément. Mais elle avait trop conscience de soi, de sa nature, pour éprouver le besoin de rien emprunter aux castes qui n’étaient pas la sienne. Elle ne devait pas chercher à changer. Pourtant ce matin, devant cette jeune malade exténuée dans le creux de son lit, silencieuse, ignorante de tout ce qui meublait la puissante mentalité de la doctoresse future, elle s’intimidait, craignant de manquer d’usage.

Tisserel était là, près du lit. La vue de Jeanne l’illumina. Il se leva d’un mouvement fou, vint à elle, prit sa main et l’écrasa dans les siennes.

— Oh ! mademoiselle Bœrk, murmura-t-il, que vous êtes bonne !

Ce mouvement de tendresse n’échappa pas à Henriette, non plus que le sourire indéchiffrable par lequel l’interne y répondit ; immobile dans l’oreiller par l’effroi du sang qui pouvait sourdre encore de sa poitrine déchirée, dépassant, sans oser bouger, toutes les prescriptions de son frère, elle suivait de ses mouvantes prunelles et de son âme attentive ce qui se passait près d’elle. Surtout, elle dévorait des yeux cette Jeanne Bœrk qui remplissait ses pensées, depuis qu’elle la savait aimée de Paul. Pour la première fois elle allait lui parler.

— Le docteur a désiré que je vous voie, mademoiselle, fit Jeanne gauchement en venant au lit ; voyons, vous êtes donc malade ?

— Pas bien malade, mais je suis contente que vous soyez venue, répondit Henriette en la fixant des deux gemmes bleues ardentes et limpides qu’étaient ses jolis yeux de brune.

Et comme l’étudiante se penchait pour prendre sa main, Henriette émue jusqu’aux larmes, dans un sourire fin et entendu qui voyait déjà mille choses poétiques de fiançailles entre cette jeune femme et son frère, lui lança le bras autour du cou et lui donna le plus tendre, le plus doux baiser de sœur que la Cerveline eût jamais reçu.

— Je vous aime tant à l’avance, mademoiselle Bœrk !

Jeanne, plus gênée qu’heureuse devant cette expansion d’enfant affectueuse, était fort embarrassée d’y répondre. Elle se laissait embrasser, en cachant dans le frêle visage de la malade l’épanouissement de son sourire étonné, pendant que Tisserel, muet, suivait la scène.

À la fin, elle se dégagea, trouvant pour toute formule de circonstance des mots comme : « Ne vous fatiguez pas, ne remuez pas trop. » Pourtant, elle avait goûté une douceur inconsciente pendant le temps qu’elle avait passé serrée dans ces bras aimants ; une douceur qu’elle avait laissé fuir, sans savoir, car il est une éducation de la tendresse faute de laquelle on ignore comment jouir de son cœur. Maintenant encore, en se dégantant devant le lit, elle demeurait surprise, regardant complaisamment cette vision nouvelle de malade élégante, le cou fin et long parmi les dentelles, l’aristocratie même de l’abandon au lit. Et elle se sentait attachée à Henriette par un intérêt secret.

— Je vais vous ausculter, mademoiselle.

Le canotier ôté, laissant nus ses beaux cheveux, débarrassée de la demi-excentricité de la cape blonde retombée en masse sur une chaise, elle se pencha sur Henriette, elle posa son oreille, sa petite oreille coquette et mignonne dans la joue grasse sur le cœur d’Henriette, et elle n’en comprit pas les mouvements précipités. Droit et impassible au pied du lit, Tisserel les regardait toutes deux, et il voyait les yeux d’Henriette, immobilisée, lui sourire finement au travers des frisons de Jeanne.

Le cœur d’Henriette ! Jeanne Bœrk l’écouta longtemps battre à secousses incomplètes, alourdi et gonflé des tendresses qui l’étouffaient. Silencieuse et absorbée dans un travail puissant de synthèse, elle s’attardait aux secrets de cette poitrine qui parlait en bruissements sinistres. Sa force et son autorité rayonnaient maintenant ; elle n’était plus ni la campagnarde, ni l’étudiante garçonnière et fruste, ni la fille rude qu’on aime en vain, ni la femme d’exception de qui les yeux ont tout vu de la misère humaine ; elle était la Science. Nul à l’Hôtel-Dieu de Briois n’avait de l’auscultation le maniement sûr qu’elle en possédait : cette sagacité de l’oreille mêlée à la connaissance anatomique qui construit comme un nouveau sens occulte de la vue. Tisserel le savait, elle auscultait mieux que lui ; mieux que le père Le Hétrais, le maître de l’École, mieux qu’aucun des autres chefs de service. C’est pourquoi il lui avait demandé de venir.

Henriette ensuite s’assit et se courba dans le lit sur Ses genoux ; elle présentait à l’oreille de l’étudiante les omoplates blanches et maigres, qui apparaissaient sous la dentelle de la chemise. Elle était souffreteuse et chétive auprès de l’opulence fraîche de Jeanne, et la soie rouge du corsage appuyé contre elle la blêmissait. On entendit le tapotement des doigts de mademoiselle Bœrk qui percutait. Ce fut interminable.

— Je suis bien malade, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en se recouchant.

Jeanne, les yeux fixés au plancher, réfléchissait sans répondre ; l’impression des pronostics opérait en elle ; elle travaillait encore son sentiment sur ce cas, et son esprit en était trop pris pour qu’elle pût être distraite.

— Vous m’avez trouvé quelque chose de bien grave ? réitéra la voix navrée d’Henriette.

— Grave ? mais non, mademoiselle, dit-elle gauchement, j’ai bon espoir de vous guérir.

Et l’on voyait si bien qu’elle mentait, qu’Henriette se sentit reprise d’une angoisse physique pareille à celle de la nuit, quand le sang lui était monté aux lèvres. Tisserel regardait Jeanne désespérément.

— Il faudra bien écouter le docteur, continua-t-elle ; il va vous mettre, je pense, à un régime sérieux. Il vous faut beaucoup de repos, et vivre à l’air perpétuellement.

Elle ne sut trouver ni le sourire d’artifice du médecin exercé près du malade, ni la phrase gaie qui le trompe et le console. Une autre femme l’aurait pu, mais non pas elle ; c’était là une habileté professionnelle que devait lui suggérer plus tard une longue pratique de la clientèle, mais non pas aujourd’hui, son cœur. Elle alla devant la glace remettre son chapeau, si préoccupée qu’elle ne vit ni les cretonnes à fond blanc, semées de Daphnis et de Chloés roses, qui la drapaient, ni la pendulette d’or, ni les sièges blancs aux coussins d’indiennes claires parés de petits rubans, ni tout ce qui faisait de cette chambre quelque chose de pur et de joyeux. Le travail de pensée se continuait toujours en elle.

Quand ils furent seuls, elle et Tisserel dans l’escalier, il lui demanda :

— Eh bien, que vous avais-je dit ?

— La tuberculose est plus avancée que je ne croyais, dit-elle crûment ; les râles sous-crépitants, les craquements secs… Il faudra faire l’analyse. D’ailleurs, nous considérons presque toujours ces hémoptysies comme prémonitoires de ce que vous savez. Le sang était ?…

— Rouge vermeil mêlé d’écume.

— C’est l’hémorragie de la fluxion collatérale…

Ils avaient gagné le jardin, où leurs talons s’enfonçaient dans le sable détrempé de pluie. Midi sonnait. Il faisait sombre et chaud ; une infinité de petits branchages hachés étaient semés à terre, les marronniers, aux palmes lavées et luisantes, étaient sans un souffle dans l’air où rien ne vibrait.

VII

Un soir de septembre, comme montait du fleuve, impalpablement le premier brouillard de la saison, Jean Cécile revint chez lui, fatigué. Il gravit ses deux étages, trouva sa porte fermée et s’en étonna. Une fois entré, il appela Henri, le jeune homme qui lui servait en même temps de cuisinier et de valet de chambre. Il n’y était pas.

Cécile prit un journal et attendit. Au bout d’une heure, las de patienter, il alla visiter la chambre du garçon. Elle était vide et désordonnée ; la malle en était retirée ; des journaux froissés traînaient à terre. Cécile se rappela lui avoir payé ses gages le matin même et ne douta pas qu’il fût parti.

— Ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! pensa-t-il.

Et il rentra dans son cabinet, se trouvant le plus malheureux des hommes.

Ayant des visites pour le soir, il décida d’aller dîner au restaurant voisin plutôt que chez ses parents ; mais auparavant, de rage, il prit une feuille de papier et se mit à écrire à l’adresse du docteur Ponard cette lettre :

« Mon cher Maître, je me souviens que vous m’avez rendu service autrefois, à propos d’une affaire que vous savez ; les choses n’ont pas marché selon votre complaisance, il le valait mille fois mieux ainsi ; j’étais en passe de la pire nigauderie, les circonstances m’en ont sauvé.

« Mais c’était une chance d’un ordre négatif, en me préservant d’une erreur irréparable qui faisait mon malheur, elle ne m’a pas rendu heureux. Je mène ici la vie la plus sotte du monde, je soigne trois érysipèles, autant de catarrhes, quatre ou cinq gastralgies, une demi-douzaine de cancers, et je rentre le soir si las que dans mon cabinet je m’endors en voulant lire. L’existence matérielle elle-même me réserve à tout moment des surprises désagréables ; je suis chez moi à l’hôtel, inconfortablement, et je m’ennuie. Décidément, je crois que rien ne vaut le ménage. Il faudrait que quelqu’un me mariât.

« Voudriez-vous, mon cher Maître, vous charger de la besogne ? Vous me connaissez assez pour me choisir une femme. Je ne suis pas absolument difficile, n’agissant en cela sous nulle pression d’entraînement bête. Je la voudrais seulement silencieuse, souriante et très jeune. Ignorante surtout ! ne sachant rien au monde que s’habiller bien ; une toute petite cervelle d’oiseau, incapable de penser plus d’une minute (que peut-on bien faire d’une femme qui pense !) et dont je sois le mari, mais pas le lecteur.

« Il suffirait qu’elle m’apportât en dot de quoi payer sa modiste et sa couturière. Ma clientèle la nourrira et lui donnera des gâteaux, car je la veux gourmande, avec de jolies dents. J’ai gagné deux cents francs le premier mois que j’ai exercé. Le second, les honoraires ont passé au double, et depuis, la progression arithmétique a continué. Marié, je verrais ma clientèle changer de forme et de caste. Le mois prochain, il y aura dans l’École un concours qui me donnera, je pense, un service dans un des hôpitaux, chose fort en honneur ici.

« Vous n’ignorez pas, mon cher Maître, que vous êtes le seul ami auquel je puisse demander a, etc…

Et il finit d’écrire en flânant, jouant de sa plume en l’air, entre deux doigts. Il cherchait à évoquer la petite créature qui viendrait ici bientôt, qui bourdonnerait et bavarderait autour de lui à ses heures de travail, dans ce cabinet ; qui s’accouderait au balcon, effrontément curieuse, pour chercher derrière les meurtrières vitrées de l’archevêché la mystérieuse vie du vieux prélat. Il ne lui aurait pas voulu alors plus que seize ans ; un enfant ; une chose à aimer. Et inconsciemment, il lui donnait la petitesse mignonne et les traits de brune de la jolie conférencière qu’il avait reconduite chez elle, un soir, avec Tisserel et Jeanne Bœrk. Venu pour s’en moquer, il l’avait trouvée délicieuse à faire causer et à entrevoir, cette singulière Rhonans.

— Elles sont toutes comme cela, se disait-il, celles de la nouvelle couche, qui n’arborent au dehors rien de masculin, ni de ridicule. Elles ont le sens d’être bien mises, elles gardent, par instinct, une certaine grâce extérieure. C’est intimement et moralement qu’elles sont défigurées. Leurs corps reste toujours le Temple féminin, où l’on allait autrefois pour le culte des Tendresses ; mais il est désaffecté.

Il avait été ce soir-là, — un peu exalté par la chaleur excitante, et aussi sous l’influence de cette ovation qu’il venait d’entendre, — il avait été, près de Marceline, tout différent de son aspect ordinaire, flatteur à l’excès et parleur intrépide. « On voit bien que vous savez tout, lui disait-il en remontant la vaste rue Jeanne-d’Arc, bleuâtre, vide et sonore dans la nuit ; mais ce n’est pas cela qu’on admire en vous, car d’un livre on apprendrait aussi ; mais c’est le quelque chose de génial que vous mettez à l’exprimer ; vous n’êtes pas une savante, vous êtes une artiste. » Positivement, à cette minute son enthousiasme débordait. Et comme on passait alors sous la tombée drue et violente d’un jet de lumière électrique, venue des hauts lampadaires, elle tourna vers lui son visage qui souriait : « C’est la vision finale du costume qui donnait cette illusion », prononça-t-elle, très simple. Et il eut l’impression, en recevant d’un coup tout le regard de ses yeux, qu’il venait d’apercevoir l’abîme d’une âme.

Depuis il s’était repris et se jugeait même un peu ridicule pour s’être, à son âge, livré comme un lycéen ou quelque vieux radoteur galant à cette débauche de louanges envers une femme qu’il pouvait être appelé à revoir. Marceline avait raison ; c’était l’illusion du mannequin habillé qui avait fait l’ivresse de la salle. « Un mannequin habillé, c’est un peu ce qu’elles sont », se répétait-il dans sa marotte contre ces créatures cérébrales qu’il exécrait. Mais il se disait aussi que celle-là ne ressemblait ni à Eugénie Lebrun, ni à l’interne de Tisserel.

Peu de jours après, il reçut la réponse de Ponard. Elle était favorable. On le vit, un certain lundi de ce mois de septembre, installer dans son appartement l’un de ses jeunes confrères en remplacement, et s’en aller prendre le train. Il se rendait à Paris. Il avait un air pressé et inquiet qui n’était pas le sien.

C’était la fin du jour. Les paysages couraient au lointain, mouillés et pâlis par l’automne. Pendant qu’à la vitre droite du wagon les dorures du soleil couchant noyaient tout, à gauche, on voyait les feuillages roux des coteaux se peindre sur le bleu profond de l’Orient. Cécile pensait au soir où, par ces mêmes pays, il ramènerait à la maison sa petite compagne. Il la voudrait craintive de tout, peureuse sous les tunnels, le cherchant. Son maître Ponard lui avait écrit qu’elle s’appelait Blanche ; et il s’étudiait à prononcer ce nom, comme pour s’entraîner, dès maintenant, à l’amour. Mais son tempérament cruel parlait plus haut que ces naïvetés tendres, et il se moquait de soi-même : « Parce que mon domestique a pris la poudre d’escampette, se disait-il, je me marie ; la voilà bien, la mystérieuse attirance des âmes l’une vers l’autre ! Je veux, en rentrant, trouver mon dîner prêt ; la voilà bien, la poésie ! »

Le docteur Ponard habitait la plaine Monceau. La voiture qui l’y conduisait, au sortir de la gare du Havre, prit la rue de la Pépinière. Il revit lentement au passage la maison neuve, aux balcons sculptés, aux loggias peintes, et même, en se courbant dans le fiacre, il découvrit les fenêtres du quatrième dont il reconnut les rideaux. Il était un peu plus de six heures. La romancière devait être au milieu de sa cour d’amis. Et il n’éprouva rien, absolument rien.

Ponard seul connaissait cette singulière histoire d’amour. Jean ne l’avait contée à personne à Briois, pas même à ses parents, pas même à Tisserel. Il ne le dirait pas à cette petite fille qui allait être, si tout s’arrangeait, sa femme. Et le secret lui devenait lourd, maintenant qu’il n’y trouvait plus aucun délice ; il aurait voulu en causer avec quelqu’un de très intelligent, de très fin, qui se serait intéressé à cette curiosité psychologique, qui aurait pris plaisir à l’entendre raconter, une femme amie.

À son arrivée, le grand chirurgien, qui avait le matin réussi une grosse affaire d’opération et se trouvait d’humeur enchantée, lui fit fête comme à un fils. Il était pressé et lui dit à peu près :

— Vous avez bien raison de vouloir vous marier ; c’est bon pour la clientèle. Notre petite amie a vingt ans ; c’est la fille d’un confrère, Bassaing ; vous savez bien, Bassaing qui refait les nez. La petite vous a vu quelque part et vous lui plaisez tout à fait ; elle l’avait dit à sa mère ; aussi ai-je sauté sur l’aubaine. Venez dîner demain avec nous ; c’est mardi, elle y sera. Voici sa photo ; elle n’y est pas flattée ; elle a des cheveux blonds et onduleux, et des yeux délicats de myope qui sont mal venus au virage. Ce sont des gens riches.

Cécile se saisit de la photographie et la regarda sans rien dire, longtemps. Blanche Bassaing ne lui plaisait guère. Il avait beau se représenter que les yeux délicats de myope étaient mal venus au virage, il se disait : « Si elle avait été en état de se marier, j’aurais encore mieux aimé la pauvre petite Tisserel que je n’aime pas. »

Mais elle lui fut d’un effet très agréable le lendemain, quand il arriva pour le gala de présentation et que, sous la lumière blanche des bougies, très éclairée, il la vit avant toute autre figure. Les cheveux d’un blond gris et terne étaient comme poudrés ; ses yeux, sans grande intelligence, n’exprimaient rien, mais elle avait un profil pur, et des narines délicieuses, ce qui rappela plaisamment à Cécile le mot de Ponard : « Vous savez bien, Bassaing, qui refait les nez. » Elle était en gris perle avec du satin argent étincelant le long de sa robe et autour du col très haut, comme des garnitures de métal.

À l’arrivée de Jean, elle pâlit sans le regarder. Le père et la mère étaient là. Ils affectaient de causer avec animation. Il y avait dans cette présentation quelque chose de traditionnel et d’éternel. Le dîner fut stupide. Ponard lui-même, qui était à certaines heures plein d’esprit, se trouvait, pour parler, gêné par mille entraves ; le futur beau-père n’osait questionner Cécile sur Briois, craignant de trop s’avancer par ce semblant d’intérêt à la ville. La silencieuse petite Blanche, placée auprès de Jean, répondait seulement à ses questions d’une voix délicate et hâtée, et comme elle mangeait à peine, en abaissant son regard, il voyait sur le rebord satiné de la nappe se poser sa main courte, grassette et rose. Il regardait déjà ce petit être si obscur comme étant à lui, à la manière des objets qu’on est sur le point d’acquérir, et il se répétait : « Elle est bien, vraiment, elle est très bien. »

Après le dîner quand on fut passé au salon, madame Ponard envoya la jeune fille au piano. L’instrument se trouvait dans une sorte d’alcôve ouverte, décorée de fleurs, de plantes vertes et de baies à vitraux. On invita Cécile à lui tenir compagnie, et on les laissa là, ensemble. Alors la petite Parisienne, savante en musique, laissa voir un peu de son âme dans ce langage passionné du piano. Les mains courtes et molles, raidies sur le clavier, y frappaient des accords puissants ; elles y faisaient courir, vertigineusement enlacées et agiles, des guirlandes, des farandoles d’harmonie ; puis sur vinrent les pianissimos attendris ; elle tira des entrailles du meuble des sons de velours, des murmures, en bruit de chuchotement, et à ce moment, quittant des yeux sa musique qu’elle suivait obstinément, elle se tourna et fit à Jean un joli sourire.

Ce fut la décisive étincelle. Pour la première fois Cécile pensa qu’il ferait bon tenir dans ses bras cette jeune vie et lui rendre l’amour offert. Cet aveu combiné de la musique et des prunelles vacillantes qui lui avaient ri, quelle chose franche et exquise ! Il lui dit sans aucun vocatif :

— Je n’ai jamais entendu personne jouer comme vous.

Elle répondit :

— Vous souvenez-vous un soir de l’année dernière, vous achetiez au Louvre des cravates ; madame Ponard et une amie vous ont rencontré ! Il y avait un orage terrible. Les dames vous ont proposé leur voiture pour rentrer dîner ici. L’amie emmitouflée d’un caoutchouc, cachée sous une voilette blanche, que la voiture a déposée chez elle en passant, qui était-ce ?

— C’était vous ! murmura Cécile, délicieusement remué.

Après cette soirée, il passa trente-six heures dans l’état le plus troublé qu’il eût jamais connu. L’idée de ce mariage, maintenant résolu sans qu’il pût en douter, le remplissait d’épouvante. Il se jugeait fou d’avoir pris, sans que la passion la justifiât, cette formidable initiative. Il lui semblait que sa vie allait se rompre.

Il profita de son séjour à Paris pour prendre toutes les distractions qu’il put, étant forcé de mener à Briois la vie austère du médecin très observé. Puis le surlendemain, il reçut à son hôtel ce télégramme de Ponard :

« Mon pauvre ami, je joue de malheur avec vous ; Bassaing vous trouve charmant, mais il exige pour sa fille une fortune personnelle qui permette à son gendre de venir s’établir ici, et qui n’est pas la vôtre. La maman est au désespoir, car vous lui aviez tout à fait tourné la tête, et la petite ne cesse pas de pleurer depuis, enfermée dans sa chambre. Bassaing est impitoyable, je ne le comprends pas et ne le lui ai pas envoyé dire. Venez déjeuner. »

D’abord, Jean eut une longue aspiration libre, comme s’il venait de franchir le seuil d’une prison. Ainsi, tout ce qui le terrifiait depuis deux jours ne comptait plus, sa vie n’allait pas changer, et la terrible, l’écrasante initiative n’aurait pas de suite. Ce fut une saveur de liberté qu’il dégusta toute une longue minute. Puis le chagrin de la pauvre petite Blanche qui le pleurait l’atteignit et il eut envie de pleurer aussi, à peine, du bord de la paupière, à la pensée de ne l’avoir pas. Peu à peu, il s’exaspéra à se rappeler ses cheveux abondants et légers, qui faisaient à la lumière des torsades argentées, son regard vacillant de myope qui filtrait sous les cils blonds, ses petites narines roses, l’élégance de sa robe, à laquelle la finesse de son corps donnait sa forme. Imaginairement, elle avait été un soir sa fiancée, il y avait eu entre eux de silencieuses, de tacites accordailles, une espèce d’offrande mutuelle. Et on la lui refusait ! Il l’avait fugitivement aimée à la seconde où elle lui avait souri, et il rappelait âprement cette seconde, ce sourire et cet amour. Le père la lui refusait ! De quel droit ? Et l’offense arrivait enfin jusqu’à son orgueil. Il avait déplu au père, non point par défaut d’argent, de quoi le docteur Bassaing était averti à l’avance, mais par ce qui lui avait manqué aux yeux d’Eugénie Lebrun, par le fait d’être un individu nul et peu remarquable, de n’être pas quelqu’un. Il se sentit abreuvé de honte.

Revoir Ponard, pour le remercier seulement, car il refusa le repas, lui fut une humiliation atroce. L’homme célèbre prenait la chose légèrement, il en plaisanta ; mais Cécile était affreusement blessé. Il se trouvait le rebut d’une certaine caste de gens haut placés, lui, petit médecin de province.

Il refit, à travers les campagnes, où l’œuvre sournoise d’automne s’accentuait, un voyage cruel. Dès cinq heures, une brume envahit les lointains, et par la portière il venait un air frais et vif qui donnait faim, qui donnait envie d’une salle à manger chauffée, éclairée d’une lampe, avec une bonne soupe de famille fumant le bouillon gras sous l’abat-jour. Et il comptait maintenant tous les rêves ridicules faits à l’aller.

Il débarqua sur le quai de la gare de Paris, à Briois, plus maussade que jamais. Il commençait à tomber une petite pluie fine. La fin des vacances ramenait au gîte une quantité de voyageurs qui encombraient les salles. Soudain il reconnut, dans le passage hâtif d’une jeune femme à l’allure vive, Marceline Rhonans. Elle revenait aussi de voyage : la rentrée des classes la rappelait au lycée de jeunes filles. Cécile pensa qu’elle s’en allait, ainsi que lui, dans une maison froide et vide, où toute jeune et femme qu’elle fût, elle serait seule. Elle y allait vaillamment, respirant dans sa fragilité la force.

VIII

Marceline Rhonans, après avoir passé dans le Midi, près de ses parents, les deux mois de liberté que lui accordait l’Université, reprenait sereinement possession de sa solitude. Quand la jeune servante qui l’avait accompagnée eut aéré, chauffé, éclairé la petite maison du boulevard, avant que des malles fussent encore défaites, Marceline ouvrit instinctivement la porte de sa chambre de travail, comme si là eût été le véritable foyer de sa demeure. Les étagères de sapin où couraient ses livres faisaient autour de sa pensée des barrières armées ; le buste de son maître, Michelet, y laissait emprisonnée une âme flottante ; sa table, sa plume et ses papiers étaient des choses familières, participant presque de sa personne. Sa vie était ici, et son seul plaisir, quoiqu’elle eût versé bien des larmes lorsqu’à la grande gare méridionale, là-bas monsieur et madame de Rhonans l’avaient une dernière fois serrée dans leurs bras. Et elle pensait à cela en se disant :

« Tout être a une capacité de bonheur particulière. On n’a du bonheur que ce qu’on en prend ; mais le même ne convient pas à chacun, et la grande sagesse est de se connaître assez pour bien choisir le bonheur convenable à son tempérament. Je suis une créature de travail. Être heureuse, pour moi, consiste à éliminer les joies étrangères à mon bonheur spécial. Jeanne Bœrk et moi sommes pareilles en cela ; mais elle est moins tentée que moi par mille choses. Elle n’aurait jamais l’idée qui m’a hantée, tout hier, d’abandonner sa profession pour vivre en famille, facilement. Il y a des âmes qui se contentent de Dieu, il y a des femmes qui se contentent de l’amour de leurs enfants, mais la plupart des gens sont tellement affamés de bonheur qu’ils veulent mordre à tous, sans s’occuper duquel leur est propre, de celui qu’ils peuvent s’assimiler.

Et elle se mit à ouvrir des lettres qui étaient venues en son absence. Il y en avait trois ou : quatre. Aucune n’était signée. Elles étaient inspirées par la dernière conférence de mademoiselle Rhonans, écrites sous cette influence demi-amoureuse qui avait ce jour-là entraîné son auditoire à un éclat. Elle souriait en lisant.

« Qu’il doit faire bon, gracieuse savante, disait la plus prolixe, écrite par des doigts tremblants ; qu’il doit faire bon marcher dans le chemin de la science guidé par votre main aussi ferme que douce. Je voudrais redevenir enfant pour être votre écolier. Qu’il me soit permis au moins d’effeuiller sous vos pas, sans que vous sachiez jamais de quel bouquet fané ils tombèrent, les pétales parfumés encore de mystérieuses roses. »

— Que veut donc dire au juste ce grand-père ? se demandait Marceline, plus touchée encore qu’amusée.

Une autre lettre, qui était évidemment conçue sous l’action d’humanités récentes, prenait le genre de pasticher l’antique.

« Imagine, Divine, sur la pente de l’Aventin, une maison dont l’atrium regarde le temple de Jupiter Capitolin ; dans cette maison, un citoyen de la ville dont la tunique se noue sur une épaule robuste, et dans ce citoyen une âme qui n’admire que toi. Ton nom vient des dieux, prêtresse de Clio, et les oracles qui volent sur tes très nobles lèvres n’ont pas été jusqu’ici entendus ».

Elle riait et cherchait en souvenir, parmi les éphèbes dont tout un clan visiblement enthousiaste d’elle suivait assidûment ses conférences, lequel pouvait s’être permis, par ce stratagème honnête et tout littéraire, le plaisir de la tutoyer en écrivant. « L’Aventin, se disait-elle, c’est la côte de Bois-Thorel, et le temple de Jupiter Capitolin ne peut correspondre qu’à la cathédrale ; mais tout cela reste une indication bien vague pour découvrir mon citoyen. »

Une troisième lettre exigeait une réponse, poste restante, avec un chiffre donné ; une autre semblait venir d’une femme. Une espèce de vanité coquette prenait Marceline à les relire. Elle savait bien qu’on n’eût pas admiré sa science dans ces termes, sans sa jeunesse et son charme. On était amoureux d’elle. Des inconnus, des anonymes, presque des ombres. Et ces êtres, dans leur mystère, elle les savait vivre à Briois, près d’elle ; c’était ce visage qu’elle croiserait demain dans la rue, c’étaient ces yeux qu’elle sentait ardemment attachés sur elle, le soir à l’amphithéâtre.

— Je suis contente d’avoir été utile à ces intelligences, jeunes ou vieilles, prononça-t-elle froidement, pour fixer sans merci, dès maintenant, quel genre de satisfaction elle devait retirer de ces aventures.

IX

Un de ces matins-là, avant qu’elle n’eût recommencé ses cours au lycée, elle vit entrer dans son petit salon, doré d’une arrivée de soleil automnal, Jeanne Bœrk et Jean Cécile. Ils entraient, par un jeu de la lumière dû aux rideaux à demi baissés, dans un rai de poudre d’or. Il y eut à leur vue, dans ses yeux, une telle surprise, que Jeanne Bœrk éclata de rire.

— Hein ! ma chère, je vous amène là une visite que vous n’attendiez guère. Avouez que vous êtes bien étonnée ?

— Je l’avoue, dit Marceline, la main tendue vers Jean, mais c’est un étonnement fort agréable.

Elles l’entouraient toutes deux de mots aimables, de rires, de petites prévenances. Jeanne Bœrk bruyante, dont s’épanouissait le visage charnu et rose, Marceline plus aristocratique, plus finement charmante. Entre elles deux, il avait pris un siège petit où s’amoindrissait encore son être frêle. Il s’intimida parmi ces mentalités vigoureuses de femmes qui le dominaient. Quel coup de tête l’avait poussé à venir jusqu’ici rechercher la Cerveline ? Quelle curiosité ridicule le lancinait depuis quelques jours, jusqu’à lui faire dire à Jeanne Bœrk, ce matin :

— Je voudrais bien connaître mademoiselle Rhonans.

— Venez donc avec moi la voir, avait répondu Jeanne familièrement.

Quelle irréflexion dans son acte inexpliqué d’avoir suivi la jeune interne sur ce mot.

— Vous me faites un grand honneur, mademoiselle, en voulant bien me recevoir, balbutiait-il, oubliant l’assurance que l’exercice de sa profession lui avait peu à peu inculquée. Mademoiselle Bœrk sait quelle admiration profonde j’ai pour votre talent.

Cette phrase lui sembla soudain d’une sottise extrême, et il se sentit rougir pour l’avoir prononcée. Il avait à sa droite la belle Jeanne Bœrk, dont la taille se dressait svelte dans l’ampleur du fauteuil ; à sa gauche, Marceline en noir, un col blanc étroit enserrant le cou ; il voyait ses cheveux crépelés, ses yeux malicieux et doux franchement ouverts sur lui, avec la naïveté de regard des gens de science, sa bouche longue et fermée où dormait une si tranquille énergie. Et il se disait mentalement : « Oh phénomène, phénomène ! sur quel ton te parler ! »

— Mon talent ! se mit-elle à dire, lequel ? Combien de simples maîtresses d’école me surpassent dans l’art d’enseigner !

— Vous avez un outil rare, l’éloquence, interrompit Cécile.

— Non ; mon cas es tort simple, dit-elle, riant d’elle-même en parlant ; j’ai travaillé prodigieusement ; je ne puis pas beaucoup, moi, je veux. Je n’ai rien créé, rien trouvé ; ce que je dis n’est pas de moi ; j’ai appris et je répète ; je suis l’organe de mes maîtres. Cela ne vaut pas d’admirer beau : coup, docteur. Voir un enseignement public entre les mains d’une femme est encore une chose un peu nouvelle et qui donne une illusion d’originalité et de pittoresque ; est-ce vrai ?… À cause de cela, on a été pour moi beaucoup trop bon ici, je suis très gâtée, cela me donne une sorte de confusion ; si vous saviez quelle reconnaissance j’ai pour mon auditoire !

— Il vous aime, dit Cécile étrangement.

— Il est bien trop bon, bien trop bon, répétait Marceline soudain gênée.

L’impression lui venait que l’auditoire s’incarnait tout à coup dans cet homme inconnu et impénétrable, qui lui tenait des discours empreints de mystère et d’impersonnalité. Dans ce corps délicat, portant ce visage mâle de peinture italienne, elle s’inquiétait d’une âme ; elle était prise d’intérêt, d’attrait, et les yeux féminins de Cécile la déroutaient ; ils la faisaient curieuse de lui. Tous deux, au même instant, firent le même souhait de se comprendre mutuellement ; mais ce fut une rencontre invisible d’esprits, et ils se mirent à parler de choses banales, ce qui causait à Jeanne Bœrk une sorte d’agacement. Elle s’ennuyait. On la voyait frotter de la semelle sa bottine large de paysanne. Elle s’était promis de cette entrevue quelque plaisir, et voilà que non seulement son amie et le médecin échangeaient des lieux communs, mais encore ne s’occupaient nullement d’elle ; et c’était un détail qui la gênait toujours. Elle entendit Marceline demander :

— Vous êtes monsieur, l’ami du docteur Tisserel, dites-moi donc comment se trouve sa sœur qui était souffrante ?

— Sa sœur ! s’écria Jeanne. Ah ! ma chère, vous portez encore le deuil de Louis XVI, mais il y a longtemps que la petite Tisserel est partie ; la voilà installée à Menton pour l’hiver, et j’en suis fort aise, car j’étais très ennuyée d’avoir consenti à la voir.

— Vous ne m’aviez pas dit cela, Jeanne, interrompit Marceline.

— Je n’y ai pas pensé, fit-elle, indifférente.

Puis elle ajouta, par contraste :

— Elle est perdue !

Jean tressaillit et la regarda :

— Croyez-vous ? demanda-t-il d’un ton si vif que Marceline y vit l’anxiété.

Et Jeanne ne répondit que par un mot, un mot de métier qui était entre eux, gens de médecine, presque à clé, et qu’elle dit un doigt levé pour en signifier mieux tous les sous-entendus et la portée sans limites :

— L’analyse !

Il y réfléchit, les préoccupations de sa sotte affaire matrimoniale avaient pris tout le mois, et il n’était pas allé voir Tisserel chez lui une seule fois. Dans leurs rencontres fortuites, le malheureux frère d’Henriette mettait une rouerie douloureuse à cacher l’état de sa sœur ; il imaginait des améliorations fictives, il atténuait les signes, il disait : « Elle va mieux », quand au contraire elle s’en allait de jour en jour, mangée vive par le bacille mystérieux. Il l’avait conduite dans le midi, il se flattait de l’aller chercher, guérie, en mai prochain, et voici que Jeanne Bœrk disait : « Elle est perdue ! »

— Je l’avais connue enfant, murmura Cécile en se tournant vers Marceline dans une émotion qui n’était pas dépourvue de coquetterie, elle était bonne et charmante, c’était une délicieuse fille.

— Oh ! la mort ! frissonna Mlle Rhonans.

— Elle est inacceptable, continua Cécile, elle me révolte, je ne m’y soumets jamais, je la hais toujours, mythologiquement, ainsi que les anciens, comme une personne.

Marceline le regarda très au fond des yeux.

— Vous souffrez beaucoup quand vous perdez un malade, docteur ?

— Oui, mademoiselle, je souffre égoïstement de mon impuissance contre la mort et de la répercussion qu’a en nous la mort des autres qui avertit.

— Ah ! mais, s’écria Jeanne, savez-vous que vous n’êtes pas gais ce matin ! Je n’ai pas amené ici monsieur Cécile pour entendre ces choses lugubres auxquelles on ne doit point penser.

— C’est ennuyeux, mais j’y pense souvent, moi, reprit Marceline ; je cherche à deviner : la religion éclaire tant la mort.

— Vous êtes religieuse ? demanda Cécile.

— C’est-à-dire, monsieur, que je ne suis guère que cela, ainsi que ce doit être quand on a vraiment reçu l’impression de la divinité. La foi vous repétrit un être moral, tout spécial ; c’est vraiment une vie nouvelle, un système qui vous régit l’âme.

— Comment faites-vous pour croire ? dit Jean avec tristesse.

— Je ne sais pas ; on parle difficilement de cela. Il y a là des choses qui n’ont pas de terme pour être exprimées. J’ai passé plusieurs années fort incrédule, et la religion m’a reprise. Si je pouvais vous dire ce qui est venu en moi, c’est que je vous le pourrais transmettre ; nous ne connaissons qu’un mot qui le signifie, mais il vous est fermé, et les cœurs seuls qui en ont senti la fécondité et la force le peuvent entendre. C’est la grâce.

Jeanne Bœrk se mit à rire, mais non pas Jean. Ce n’est pas que la conviction de Marceline l’atteignit nullement, mais il aimait la religion chez les femmes, et il lisait dans les yeux de celle-ci, quand elle parlait de foi, une grande sincérité, et quelque chose d’auguste que les piétés féminines, d’ordinaire, ne lui avaient pas fait concevoir.

— La grâce… répéta-t-il ; je voudrais que cela fût suffisant pour m’expliquer…

— N’attendez pas une explication, il n’y en a pas. C’est du domaine à côté de votre vie intellectuelle normale. On ne traduit pas l’un dans l’autre.

— Vous m’amusez, avec votre argumentation plutôt naïve de la grâce, se mit à dire Jeanne.

Cécile, rien qu’à ce mot, comprit entre les deux amies une effroyable distance d’âmes ; elles étaient, l’une et l’autre, à des plans totalement inégaux de pensée, et il eut quelque plaisir à se sentir, quoique irréligieux, beaucoup plus près de Mlle Rhonans que de l’étudiante.

Délicatement, Marceline déplaça la conversation ; elle n’aimait pas ces dissidences d’idées avec son amie. La causerie allait devenir alerte et piquante. Jean Cécile se retira.

« Je suis fou, se disait-il en route, comme il gravissait la rue du Bois-Thorel, en chemin vers une de ses cancéreuses, je suis fou de m’être lancé dans l’intimité de cette femme-là. D’abord à quoi ressemblait ma visite de ce matin ? Qu’y suis-je allé faire ? C’est la faute de cette grande niaise de Jeanne Bœrk ; quand on la retire de sa médecine, cette créature-là, il n’y a plus rien. J’ai été ridicule de la suivre chez son amie. Ces choses-là ne se font pas. Et le plus bête de tout, c’est que j’ai eu l’air ému en entrant, je l’ai senti ; je ressemblais à un homme qui perd un peu la tête. Il n’y a pas à dire, cette Rhonans est exquise. »

Il fit sa visite. La vieille dame malade lui prit les mains et les étreignit si fort, en regardant affectueusement son jeune médecin, qu’il se devina l’objet de son adoration et en demeura tout attendri. Il déroula des bandes de toile purulentes, découvrit à la place de la gorge ruinée des choses sans nom, effleura de ses doigts aseptisés cette sanguinolence qu’il enveloppa délicatement d’ouates blanches, de mousselines fraîches, exhalant l’iodoforme ; et quand il partit, lui laissant en son pauvre corps un air propre et soigné, il vit le visage terreux, dans la blancheur de l’oreiller que salissaient seulement quelques mèches grises, le suivre des yeux tendrement, jusqu’à la porte. Et il se sentit quelque orgueil à cette éternelle royauté du médecin sur les âmes.

C’était ici le point de la ville le plus élevé, d’où l’on découvrait tout Briois ; la multitude de ses toits d’ardoises étagés en pente douce, avec, en bas, le grand méandre élégant du fleuve que le ciel bleuissait. Il surgissait, de-ci de-là, des clochers, des tours d’église que l’heure de midi remplissait d’angélus. C’était un bruit de cloches discrètes, se mêlant, s’harmonisant. Au milieu, la cathédrale, en masse noire, portait sa flèche de fonte comme une chose sans poids, sur un soubassement à jour. Au loin, d’autres aiguilles émaciées par la distance : c’étaient les cheminées d’usines du faubourg, avec leurs fumées que le vent tirait toutes dans le même sens oblique, comme de gros écheveaux de coton gris. L’angélus du travail y semblait sonner aussi, en appels prolongés de sifflets. Les bouquets d’arbres, de droite et de gauche, jaunissaient. Le soleil était voilé de brume. C’était l’adorable quiétude de l’automne.

Jean Cécile pensait :

— Celle-là est très femme, rien qu’à sa manière d’escamoter le raisonnement sur la foi, avec son sens du mystérieux. Elle est à mille lieues de l’autre. Elle a de petites mains charmantes et elle ne les montre pas quand elle parle, ce qui est très significatif de simplicité, et si rare ! Vraiment elle me plaît beaucoup, beaucoup, et si je n’étais pas si vieux, si méfiant, et si échaudé par l’expérience, eh bien ! je crois.

Il ne précisa pas sa pensée, indécise entre le mariage, l’amour, et l’idée de fantastiques ivresses. La marche en descente le berçait ; il voyait dans une somnolence douce décroître, comme il allait, le panorama peint des tièdes couleurs d’octobre. Henriette qui se mourait, Blanche Bassaing qui avait désiré d’être sa femme, Pierre Fifre et son sourire dans les boucles blondes, Jeanne Bœrk aux grands yeux froids, Marceline vibrant de mille frissons de vie, figuraient autour de lui de vagues présences agréables. Oh ! toutes ces créatures si diverses, si différemment charmantes, si curieuses toutes.

Ses yeux erraient sur le moutonnement noir de Briois. Çà et là, entre les toits, perçaient les rondeurs vertes d’un bouquet d’arbres : un jardin. Et l’on suivait aussi, sur l’indice des platanes circulaires, la ligne du boulevard enchâssé dans la masse de la ville. Le regard de Jean s’orienta au dôme d’une paroisse, à la trouée d’une rue, élimina deux ou trois hôtels riches dont il reconnaissait le faîte ouvré, puis, minutieusement, découvrit un toit petit, une cheminée où fumait comme la vapeur bleue d’une cigarette, quelque chose de perdu, de discret dans l’abri des platanes, la maison de Marceline.

Et il fut terrifié sur le coup, tout ce jour-là, même la nuit et les jours qui suivirent, de la commotion que lui avait donnée la subtile aperçue de ce toit petit, dont la cheminée fumait presque invisiblement parmi les platanes du boulevard.

X

— Après tout, articula Jean Cécile, comme la conclusion d’une réflexion hésitante et timorée, qu’est-ce qui m’empêche ! je serais bien bon…

C’était un soir ; sur cette phrase, il sortit et longea, l’une après l’autre, l’archevêché et la cathédrale, pour atteindre plus vite l’Hôtel des Sciences. Aujourd’hui, les conférences d’histoire recommençaient. L’amphithéâtre était encore à demi vide, il s’emplissait d’un bruit de bottines lentes, en quête de places. Quelques lampes seules donnaient leur lumière. Jean choisit, au bas de la salle, un coin de banc d’où, très dissimulé, il pouvait voir, à quelques mètres de ses yeux, la chaire du maître encore déserte. Sur le bureau brûlait une lampe à gaz avec un abat-jour en carton vert, et cette lampe, faite d’un tube de cuivre, avec le buvard tacheté d’encre posant sur la table et le fauteuil de bureaucrate, parurent à Cécile d’une poésie incomparable.

Une dégringolade de souliers lourds parmi les gradins l’avertit que les jeunes gens arrivaient. Bruyamment, ils envahirent le centre de la salle qu’ils emplirent de leurs rires et de la gravité creuse et muante de leurs voix d’adolescents. Après, ce furent les petites lycéennes de quinze ans, une vingtaine, jolis types de fillettes qui se faisaient au cou des espèces de chignons et qui arrivaient les mains ballantes aux hanches, l’air sérieux.

Il y avait dans le fond une porte brune surmontée d’une horloge. C’était par cette porte qu’entrait le maître. Cécile y avait les yeux invinciblement rivés. Cinq minutes devaient encore s’écouler, puis trois, puis deux avant que cette porte s’ouvrit, et, sans qu’il s’en doutât, ces minutes où il attendait, dans une espèce de fièvre nerveuse, la venue d’une femme presque inconnue encore, furent sur toute sa vie influentes et décisives. Elles préparèrent en lui, par leur lenteur d’attente, exaspérante, de secrètes opérations de sensibilité. Et ses yeux fixés à cette porte en vinrent à tant désirer de la voir s’ouvrir, qu’il croyait en sentir vibrer les moulures, comme si quelque main gantée la poussait doucement, derrière.

Tout le monde — la salle était pleine — regardait aussi cette petite porte brune. À l’horloge, l’heure sonna, laissant un bourdonnement profond dans le silence qui se fit. La porte ne s’ouvrit pas. Il y eut des chuchotements bas. Cécile eut un battement de cœur sans que l’idée l’effleurât de se railler lui-même. D’idées, il n’en avait pas d’autres que celle de la mystérieuse personne qui devait apparaître là, par cette porte, dans une seconde. Rien ne lui semblait plus désirable que cette entrée de Marceline. Les lustres étaient allumés ; l’amphithéâtre baignait dans la lumière : et la petite porte brune, rigide, semblait remuer illusoirement.

Jean s’efforçait à ressaisir en lui le souvenir, l’image, les traits de Mlle Rhonans, et tout fuyait. Il n’était plus lui-même, il n’avait plus ni réflexion, ni conscience de soi ; et il souhaita soudain si fort de la revoir, qu’il vit la porte s’ouvrir en effet, et que Marceline un peu pâle, toute en noir, entra.

Elle vint les yeux baissés prendre le fauteuil préparé ; sa main, invisiblement tremblante, disposa sur le buvard ses notes en feuillettements hâtés. On n’entendait pas un souffle. Sous l’éclat violent de l’abat-jour, on voyait penché son visage très blanc, avec, au fin rebord des tempes, le dessin ondulé d’un lourd bandeau noir. C’était une coiffure nouvelle qui lui seyait beaucoup. Enfin, lentement, elle leva la tête, et ses yeux rencontrèrent, étagés dans le vague, ces yeux sans nombre qui la regardaient. Elle dit d’une voix légèrement altérée :

— Je parlerai cette année d’Athènes.

Cécile n’entendit pas un mot de ce qu’elle disait. Il buvait sa vue délicieusement. Il pensait :

— Quel sorte d’homme suis-je ? J’ai trente-deux ans ; qu’ai-je fait de ma vie ? Je suis une loque. De tous mes désirs, de tous mes efforts, de toutes mes pensées, de toutes mes ambitions et de tous mes actes mis bout à bout, depuis que je me connais, ressort-il quelque chose qui puisse s’appeler un homme ? Moralement aujourd’hui, je suis la résultante de mille minutes successives mais décousues. Oh ! la belle continuité forte de cette femme qui avoue être une volonté, qui sait ce qu’elle veut faire d’elle et qui le fait. Le bonheur qu’il doit y avoir de s’orienter à la règle d’une religion sûre, comme elle.

La conférencière se fit apporter une caisse de laquelle elle retira quelques objets provenant d’un cimetière sur la route de Tanagra, une poupée trouvée dans un cercueil de petite fille ; une écaille de moule pleine de minium desséché, fait pour peindre les lèvres ; un peigne de femme, fragment d’une collection de la ville. Elle lut, en même temps, quelques pages de Thucydide. Cécile voyait la blancheur de la nuque ployée sous la lampe.

— Je suis venu à elle pour la juger, se disait-il, et c’est elle qui me jugera. Celle-là n’est pas une Cerveline, elle peut aimer.

Et toute l’heure de la leçon, lui que personne ne voyait, il la mangea des yeux, follement.

Après le cours, il la suivit de loin, dans les ténèbres de la rue. Il pleuvait. Il lui parut horriblement triste qu’elle rentrât par ce soir d’hiver, si seule, chez elle ; sur le boulevard, il vit sa mince forme noire disparaître dans l’étroite maison ; il entendit la porte se refermer sans bruit, et il sentit ses yeux se mouiller de larmes. Il lui revenait une âme d’enfant.

XI

Le docteur Le Hêtrais, le directeur de l’école à Briois, un vieux aux yeux rouges clignotants sous les lunettes, mais qui avait été le plus brillant médecin de la ville, le docteur M., de l’Institut, venu pour la circonstance, avec un autre professeur de la Faculté, le maître Delval, entrèrent dans la salle des blessés, suivis de Cécile et d’un jeune nouveau venu à Briois, le docteur Gérey, tous deux concurrents au service vacant de cette salle. Les trois vieillards, solennels et gourmés, cravatés de blanc et décorés, firent sur les malades une impression profonde. Chez les blessés, il ne règne pas la navrante pitié qu’il y a dans Îles autres salles. La vie révoltée contre la souffrance semble y fluer plus puissamment, comme fouettée d’une énergie de plus. Il y ruisselle du sang, mais rouge et pur, et l’iodoforme odorant et médicinal vous prend seul aux narines quand on entre. On n’y voit pas souvent mourir. Les blessés n’ont pas l’air, comme les malades, retranchés déjà du monde ; ils en ont encore tous les intérêts, et ils peuvent croire plus aussi en ceux qui les soignent, car le vrai médecin, c’est le chirurgien.

C’étaient ici, pour la plupart, des visages épais d’artisans, briquetés ou terreux dans le blanc des draps. La visite de ces savants de Paris les honora ; et aussitôt, ils jetèrent les yeux sur les deux jeunes hommes en blouse blanche qui suivaient. Il se fit entre l’un et l’autre, parmi les lits, une élection mentale. Cécile, malgré la blouse, avait, avec sa cravate coquette, son haut col à la mode, quelque chose qui leur sembla efféminé et parisien. Gérey était un grand blond, à la barbiche pointue, dont les yeux se promenaient, sans grande expression, d’un lit à l’autre, pour revenir chercher, de temps en temps, le regard ami du docteur Delval, son ancien maître. Celui-là leur parut plus « comme il faut » et les séduisit par sa dissemblance avec Cécile. Chacun formulait à peu près : « J’aimerais bien mieux ce grand jeune homme à l’air si doux, que cette espèce de petit excentrique. »

Cécile avait de réussir une indicible passion, et bien qu’il fût à peu près sûr de lui, qu’une longue continuité de succès dans tous ses examens lui fût une garantie, que Tisserel et tous ses amis lui eussent affirmé d’avance : « Tu es nommé, » la violence de son désir lui causait une peur. C’était à cause de Marceline. Il croyait qu’à ses yeux, chef de service à l’hôpital, il fût devenu un autre être. Toutes ses ambitions se réduisaient maintenant à ce titre, à tel point que dans la ville, au milieu de ses courses, si par la trouée d’une rue lui arrivait d’apercevoir le campanile maigre de l’Hôtel-Dieu, perché sur son grand toit, au fond de la cour des sycomores, il sentait tout un mouvement physique d’envie, comme un enfant devant un jouet.

On découvrit le premier lit sur un corps informe dans les ouates qui l’enveloppaient ; on aurait dit une statue brisée, précieusement entourée de coton, et c’est bien un peu là ce qui était : un accident horrible, un couvreur tombé d’un quatrième étage, fractures des chevilles, des genoux, du bassin, un homme en débris, à demi mort, blême dans la creux du matelas. Cécile fut appelé à parler le premier. Dans le service de Ponard à Lariboisière, il avait eu un cas analogue. Il fit du traitement des réductions sans appareil, une thèse solide, animée d’enthousiasme, quand sous les pansements ôtés, membre par membre apparut le corps en voie de guérison. Les trois vieux docteurs l’écoutaient, pesaient ses termes, hochaient la tête, palpaient de leurs mains blanches, épaissies de graisse, les flancs, les hanches du patient qui tressaillait. Derrière eux, Gérey tendait le cou, démesurément, pour voir. Un peu plus loin, la jeune religieuse du service, dans sa bure blanche, rêvait ; ses yeux mystiques, faits aux nudités et aux souffrances de la chair, en distillaient le sens spirituel. Dans le fond de la salle, des infirmiers en bleu faisaient des pronostics sur le concours. L’un disait : « Le petit médecin est bien gentil. »

Une inquiétude commença de naître en Cécile : on ne lui adressa pas un compliment sur sa théorie, qu’il avait sentie, en parlant, belle et puissante.

Le docteur Gérey dut s’expliquer, au lit suivant, sur une extraction de balle. Il resta court deux ou trois fois, et le docteur Delval l’aidait d’un mot. Le docteur M. de l’Institut, lui adressait alors un regard d’encouragement avec un certain mouvement de tête que Jean surprit, et aussitôt, il s sentit perdu d’avance, incapable de lutter contre le protégé de ces célébrités.

La clinique fut longue, bien qu’on n’allât qu’aux cas les plus intéressants. Cécile voyait plus clairement que sa science contrariait les examinateurs ; il en conçut un regain d’audace ; il se surprit à être brillant, il s’étonnait lui-même. L’autre parlait sous le bienveillant sourire des trois vieillards. Deux voitures les emportèrent à l’amphithéâtre de dissection qui se trouvait dans une rue voisine. Un cadavre d’homme était préparé avec plusieurs pièces anatomiques. On commença d’entendre, dans le grand hall dallé en pente douce, le cri étrange du scalpel dans les muscles mous du mort. Il allait par petites déchirures brèves, par saccades ; c’était Cécile qui opérait.

L’atmosphère se faisait plus fétide.

Delval, un peu à l’écart, disait au père Le Hétrais :

— Gérey est un chirurgien né.

… Le docteur Gérey fut nommé chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu.

Jean Cécile, avec ses amis, rit de l’affaire : il était excité, fiévreux et en esprit. Les jeunes étudiants, d’abord révoltés de cette injustice, s’amusaient de l’entendre « blaguer» le vieux de l’Institut et les autres. Mais quand il traversa la ville à pied pour revenir chez lui, sa fièvre se calma. La saveur amère de cette malchance qui le poursuivait l’atteignit enfin ; la colère montait en lui.

— Il est donc écrit que rien ne me réussira ! murmura-t-il tout haut ; et il se laissa tomber dans un fauteuil pour songer à tout le travail produit depuis des semaines en vue de ce concours. Dans sa cheminée, un feu de houille flambait timidement pour les premières fraîcheurs d’octobre. Sur sa table, dans sa reliure sang de bœuf, avec le titre en noir, était posé son Traité de chirurgie pratique sur lequel il venait de passer tant de nuits. Soudain, hypnotisé par ce livre, il se leva, le prit et le jeta au feu, où on le vit fumer lentement avec une forte odeur de carton brûlé qui remplit la pièce : il était hors de lui-même ; imperceptiblement, ses dents grinçaient.

À la fin, il éclata en sanglots nerveux, sans larmes, et la crise dura longtemps.

Tisserel fut invité au dîner des internes, le soir, à l’Hôtel-Dieu, en l’honneur du docteur Gérey. Ce dîner avait été préparé pour Cécile ; il lui en coûta de s’y rendre, parce que c’était comme acquiescer au passe-droit dont son ami avait été victime. Mais il ne résista pas à l’attrait de Jeanne Bœrk qui y devait être.

Des visites l’ayant retenu en ville, il arriva tard.

Depuis trois quarts d’heure déjà la fête était en train. En montant le grand escalier tournant qui mène à la salle de garde, il commença d’entendre le bruit qui s’y faisait.

Il ouvrit la porte. La table était déjà très excitée ; on demanda un ban pour le docteur. Il y avait au plafond trois lampes électriques, dont les larges réflecteurs en abat-jour allumaient les murailles jusqu’aux deux tiers de leur hauteur. On y voyait étinceler la décoration de trophées bizarres. Un panonceau, deux plats à barbe, une boule d’or portant crinière, des plaques de sonnettes, un tuyau de cheminée, la lanterne d’un réverbère, tous les produits des larcins, qui, à ce qu’il semble, sont de bon ton traditionnel chez les étudiants. Parmi les vestons noirs dont s’enclosait la table, le corsage clair et la chevelure d’or de Jeanne Bœrk dominaient. C’était une reine. Elle avait ce soir l’air en passe de coquetterie. Elle était mise en vrai costume de dîner, décolleté jusqu’à mi-pente des épaules, bruissant de soie, d’un jaune lumineux ; un collier de velours rouge serrait la naissance du cou que la chaleur avait pâli. Ses cils blonds laissaient filtrer son regard impassible. Paul vit qu’elle avait gardé près d’elle une place vide, et en perdit la tête de joie. Une atmosphère de viandes grillées, de jus suaves, de poivre, de mousse, de vanille, de fruits fins, montait de la table. L’éclat de la nappe, très blanche, ternissait les assiettes de faïence défraîchie. Le service des verres était dépareillé, mais un infirmier y versait des vins précieux que le président des internes avait fait acheter, — fruits d’une collecte. La marée des rires et des voix recommença de s’accroître.

— Je mourais de peur qu’il ne fût trop tard pour arriver, dit Tisserel en s’asseyant près de sa voisine.

— Vous voyez que vous arrivez au contraire bien assez tôt, répondit-elle, très froide.

À sa gauche, un jeune interne, qu’on appelait Captal d’Ouglas, était penché jusqu’à demi par terre, avec un désir évident d’attirer l’attention. Tisserel lui demanda ce qu’il faisait.

— J’ai laissé échapper un gros mot, cria-t-il sous la table, je cherche à le rattraper.

— Il est trop tard ! clama-t-on dans le tumulte, mademoiselle Bœrk l’a entendu.

Captal d’Ouglas se releva, sa face enfantine congestionnée et suffoquée. Il ajusta son lorgnon, et montrant de très près l’oreille petite à l’excès de Jeanne, il dit ;

— Impossible, il était trop gros !

Mlle Bœrk prit à deux doigts son verre plein d’eau et y but quelques gorgées imperturbablement. Toute la table à son tour leva vers elle son verre. On criait : « Bravo d’Ouglas ! » Il y avait de tous ces garçons à elle une haine, une jalousie exaspérée d’homme à femme, que rien ne désarmait ; ils étaient envieux d’elle, de son intelligence, de sa science, de son travail. Ils étaient dépités de cette beauté de femme perpétuellement offerte et en même temps fuyant toujours, inutile, et mystérieusement virilisée. Ils sentaient en elle une équivoque, ayant tous commencé par être amoureux d’elle, pour n’avoir ensuite rencontré sous cette forme corporelle, grisante, que sa mentalité dure. C’étaient — ces petits hommes paresseux, galants âpres à leur métier — autant d’ennemis dont elle avait à se garder toujours. On aurait cru voir une meute de jeunes chiens furieux défendant une pièce de viande contre l’adresse sournoise d’une chatte ayant fourvoyé sa grâce dans leur clan hargneux et vorace.

Tisserel en souffrait pour son amie. Cette arrogance masculine d’adolescents envers la sereine créature qui les dominait de si haut le révoltait. Mais il n’y pouvait que de s’irriter en silence, en l’entourant de plus d’admiration amoureuse.

— Ils doivent vous excéder ? lui demanda-t-il tout bas, presque tendrement.

— Oh ! je vous assure qu’ils me laissent parfaitement indifférente.

Elle coupait en petits morceaux un blanc de poulet dans son assiette.

Le docteur Gérey appela le servant et l’envoya chercher du champagne. Il parlait peu, gêné par son succès : le vin lui servirait d’éloquence. À l’un des bouts de la table, on vit deux ou trois jeunes externes étouffer de rire dans leur serviette. De là naquit un murmure qui se propagea de bouche en bouche, indistinct.

Tisserel, Gérey et deux autres se contaient une ablation d’estomac.

— Mademoiselle Bœrk, s’écria Captal d’Ouglas connaissez-vous l’affaire du Collier ?

— Non, je ne la connais pas, répondit-elle distraitement.

Et elle se tourna vers Gérey, qu’elle écoutait narrer l’opération faite à Paris par son maître Delval avec un anesthésiant nouveau. Elle l’interrompit :

— Je ne comprends pas qu’on renonce au chloroforme. Il faut que le malade dorme. Son sommeil est la sûreté du médecin. J’ai vu Le Hétrais bien embarrassé d’une femme qu’il opérait d’un squirre, pour un juron qui lui a échappé. Elle était seulement insensibilisée par une formule d’éthyle qu’il avait imaginée lui-même. Elle s’est mise à crier qu’elle était perdue ; le bonhomme s’est troublé, la chose a duré trois heures.

— C’est la faute du bonhomme et non pas de l’éthyle, dit un interne.

— Moi, je ne ferai rien que sous le chloroforme.

Captal d’Ouglas fit signe à l’un de ses amis, qui se leva et s’en alla dire à l’infirmier du réfectoire :

— Vous aurez quarante sous si vous renversez la sauce, en servant, sur le corsage de mademoiselle Bœrk.

On déboucha le champagne.

— Mademoiselle Bœrk a raison, appuya Tisserel.

Et comme la conversation se généralisait, il se pencha vers elle et lui dit timidement :

— Henriette m’a écrit. L’hémoptysie ne s’est pas renouvelée depuis quinze jours ; sa température baisse. Elle me dit : j’embrasse mon cher médecin, mademoiselle Bœrk.

— C’est gentil cela, fit Jeanne en souriant.

Tisserel avait envie de tomber, à ses genoux pour ce sourire. Il était ce soir transporté d’amour à ses côtés, et il avait l’illusion qu’elle le devinait, qu’elle lisait en lui, et que discrètement avec l’impeccable noblesse qu’il lui prêtait, son âme se rapprochait de lui.

— Avant demain, nous aurons l’extrême explication, se dit-il.

_ Et dans son cerveau, le nuage léger du champagne rendit tout à coup son rêve vaporeux et immense.

Il se fit autour de la table une recrudescence de bruit, quand, d’un coup, trois bouteilles eurent passé de vin en mousse, et de mousse en gaîté. Des chansons s’esquissèrent, des pieds battirent la cadence. On entendit :

        Il est d’venu homme Sandwich
        Sur le boul’boul, sur le boul’Mich.

Le verre de Jeanne était demeuré plein. Elle ne buvait jamais que de l’eau. Elle avait un grand mépris de ces gaîtés artificielles dont on n’est pas le maître. Elle ne s’accordait que la cigarette. Son sang-froid, le flegme de ses yeux calmes, paraissaient fâcheux et chagrins au milieu de cette jeunesse grisée. Ses doigts forts, mais fuselés au bout, roulaient de minuscules mies de pain pour tromper son oisiveté ; elle disait bas à Tisserel :

— Je regrette monsieur Cécile ; celui-ci ne peut pas…

Elle s’arrêta court dans un tressaillement des épaules ; une longue cascade de sauce brune venait de s’abattre sur sa manche, rayant la soie, collant les dentelles du coude, filant le long de son poignet nu. L’homme avait outrepassé la consigne et gagné copieusement les quarante sous promis. Elle ne dit pas un mot d’impatience, et son seul mouvement d’orgueilleuse tranquille fut celui du dédain devant cet être stupide et maladroit. Mais une huée sortit de la poitrine des convives ; on apostrophait l’infirmier qui emportait son plat avec la même paix de conscience que s’il venait d’administrer à quelque malade une douche pure et froide. Il y eut des cris indescriptibles ; tout le monde était levé. Du bout de ses doigts, Jeanne sentit avec dégoût que des gouttes graisseuses avaient éclaboussé jusqu’à ses cheveux. Captal d’Ouglas, avec des mines qu’elle ne pouvait voir, lui avait jeté autour du cou sa serviette. Elle l’arracha et la lui rendit. Tisserel demeurait immobile, poussant le culte jusqu’à n’oser toucher sa robe.

Elle dit, en quittant la table : « Il me faudrait de l’eau, » et se rendit à l’appartement contigu, qui était à proprement parler la salle de garde, bien qu’on en étendit le nom au réfectoire des internes. Elle savait qu’une fontaine s’y trouvait. D’Ouglas la suivit. On se rassit ; la table clamait :

    Il est d’venu homme sandwich
    Sur le boul’boul, sur le boul’Mich’
    Lui qu’était le plus rigolo,
    Du service des hôpitaux.

Tisserel, inquiet et mécontent, vit ce jeune homme, qu’il détestait à cause de sa contemption pour Jeanne, l’accompagner dans ce cabinet voisin et s’y enfermer avec elle. Il aurait donné dix ans de sa vie pour soustraire la jeune femme aux taquineries de l’interne ; la crainte de jeter sur elle un ridicule par cette sollicitude ostensible le clouait à sa place. Il lui semblait entendre la voix de Me Bœrk s’animer de colère ; mais le tapage de la table devenait assourdissant, et il se pouvait que ce fût une illusion. Plusieurs minutes se passèrent ; il crut qu’il n’y pourrait pas tenir, il tremblait.

La porte s’ouvrit, et Jeanne reparut, sérieuse. Ce fut d’Ouglas que Tisserel regarda, et il vit dans ses yeux, avec son air puéril mélangé de cynisme, quelque chose de mauvais ; sa bouche se pinçait sous la moustache naissante, les ailes du nez maigre riaient. Jeanne vint reprendre sa place ; il s’aperçut soudain qu’elle n’avait plus au cou son collier. En même temps, le silence se fit, un silence déconcertant pour l’oreille, après le tumulte passé ; il ressemblait à un réveil après l’ivresse. D’Ouglas demeurait mystérieux et muet. Tous les regards vinrent se fixer au beau col nu de Jeanne. Elle, sans nul trouble, promena ses yeux glacés sur tous les convives.

Après le fromage, sans bruit, elle se leva et disparut. Elle avait dit, pour Tisserel seul :

— J’ai ce soir à travailler.

Mais elle ne fut pas plus tôt hors de la salle, que celui-ci quittait la table à son tour. Instinctivement, par une divination d’amoureux, il avait senti ce soir la vaillance fléchir en elle, et comme une détresse morale. Elle souffrait ! À cette pensée, le monde entier n’aurait pu le retenir de se jeter à sa suite, d’aller à elle, de lui offrir son appui.

On le rappelait :

— Docteur ! docteur ! où allez-vous ?

Il referma la porte sur lui sans répondre.

Il monta l’escalier quatre à quatre, et rejoignit Jeanne sur le palier du second étage où se trouvait, parmi quelques chambres d’internes, la sienne.

— Vous êtes souffrante ? lui demanda-t-il, essoufflé.

— Pas du tout. J’en ai assez d’être en bas, voilà !

— Ainsi vous le voyez, ils sont parvenus à vous lasser.

Sur le petit pavé rose de l’escalier, sa jupe noire traînait ; elle se tenait des deux mains à la rampe de fer forgé en arabesques. Une lampe très voisine illuminait la soie du corsage et celle de sa chevelure. Tisserel, un instant, crut voir humides et rougies ses paupières baissées. Cette vue le bouleversa. Jamais, depuis qu’ils se connaissaient, ils ne s’étaient rencontrés dans un tel silence, une solitude et une intimité pareilles. Par la fenêtre à petits carreaux, on apercevait, de l’autre côté de la cour, la salle des fiévreux que traversait lentement la sœur de garde faisant sa ronde de nuit. En bas, les chants et les rires ne faisaient plus qu’une seule rumeur.

— Oui, continua-t-elle, j’en ai assez de cette vie ridicule qu’ils me font. Ils sont embusqués derrière chaque heure de ma journée pour m’offrir quelque stupidité de leur goût. C’est de la lâcheté. Ils abusent de ce que je ne peux les mettre à la raison à l’aide du coup de poing. Si je les dépasse dans mes études, ils n’ont qu’à travailler comme moi ; si c’est un crime de travailler quand on est femme…

— Mademoiselle Bœrk !… interrompit Tisserel, timidement.

— J’ai tout pris en philosophe jusqu’ici ; mais ce soir, ils ont dépassé les bornes. C’est Captal d’Ouglas qui a tout mené ; le coup de la sauce était monté d’avance, j’en suis sûre ; quant à d’Ouglas, c’est un voleur, ni plus ni moins ; il m’a volé mon collier, volé, sous une forme de galanterie bête ; il me l’a détaché du cou et n’a plus voulu me le rendre. C’est pour pouvoir le montrer en ville et dire : « Voyez ce que mademoiselle Bœrk m’a donné ! »

— Pourquoi, mais pourquoi ne m’avez-vous pas appelé ?

— L’aventure était trop sotte pour que j’y mêle tout le réfectoire.

— Pas tout le réfectoire, mais moi ! Doutez-vous que je sois dans l’hôpital l’ami le plus respectueux, le plus fidèle que vous ayez ? Vous ne m’avez jamais confié combien cette persécution vous atteignait, c’est mal, mademoiselle Bœrk ; vous savez que j’aurais fait tout au monde pour vous épargner quelque ennui. J’aurais été si heureux ! si heureux ! Promettez-moi que maintenant vous me direz plus librement ces choses, quels services vous attendez de moi.

— Merci, docteur, merci.

— Non, ne me dites pas merci ; je vous en prie, je serais si heureux, je vous le dis, si heureux ! j’ai tant… d’admiration pour vous, mademoiselle !

Il fut pris d’une si grande peur d’elle, soudain, qu’il changea de ton.

— Vous aurez votre collier et Captal d’Ouglas sera puni comme il le mérite ; comptez toujours sur moi, n’hésitez jamais à me demander quelque chose, considérez-moi comme à votre disposition.

Elle souriait maintenant en répétant :

— Merci, docteur, merci.

Il dit encore :

— Vous êtes si seule ici… une jeune fille !… vous avez dû souffrir quelquefois, vous ne me l’avez pas dit ?

Il n’avait plus le courage de partir, il serait demeuré la nuit entière appuyé à cette rampe d’escalier claustral, près de celle qu’il aimait et qui lui semblait ce soir tendre, faible et triste comme jamais. À la fin elle se reprit :

— Vous êtes bien bon, j’accepte ce que vous me proposez ; je serai ravie d’être vengée de ce méchant gamin de d’Ouglas ; je vous suis très reconnaissante, docteur, très reconnaissante.

Et elle lui serra la main familièrement, en s’éloignant vers sa chambre, le troublant, le déconcertant un peu plus.

En retournant chez lui, il sonna chez Cécile, rue des Bonnetiers. Il le trouva jeté tout habillé sur on lit, les souliers écorchant la soie de l’édredon.

— Tu viens m’apporter tes condoléances, dit Jean ; cela part d’un bien bon naturel.

— C’est une vilaine affaire que ce concours, répondit Tisserel, j’en suis aussi ennuyé que toi ; ces choses-là ne relèvent pas le corps médical.

— Bast ! on commence à s’y faire : c’est passé dans les mœurs ; seulement, tu sais, votre père Le Hêtrais s’est conduit envers moi malhonnêtement.

Tisserel réfléchit un instant. Au bout d’une longue minute, il prononça :

— Oui…

Surpris de cette hésitation, Cécile releva la tête.

— Est-ce que tu trouves le mot trop fort ?

— Non, non, c’est le terme juste. On ne se laisse pas imposer de la sorte un monsieur Gérey par la Faculté de Paris.

— C’est bien là ma veine ! conclut Jean.

Il fumait maintenant, assis au bord du matelas, les talons battant le bois du lit. Il continua :

— Je suis fini à Briois ; cette histoire-là me poursuivra tout le long de ma carrière ; je ne m’en débarrasserai pas.

— Pardon, je crois au contraire…

— Que crois-tu ?

— Il se créera un mouvement d’opinion pour toi, qui va te faire célèbre. On saura bien en ville quelle injustice s’est passée, cela va te rendre intéressant tout plein, dix fois plus que cet imbécile de Gérey.

— Qui est-ce qui dira l’injustice en ville ?

— Tout l’hôpital.

— Toi peut-être ? Tu dénonceras Le Hêtrais, hein ? ton chef d’école, le personnage représentatif de l’Hôtel-Dieu pour le public ; mon pauvre ami, c’est impossible ; tu fais, vous faites, nous faisons tous corps avec lui. Il existe une cohésion professionnelle. Entre amis, tu blâmeras bien Le Hêtrais, tu le traiteras au besoin comme il le mérite, mais je te défie de dire devant un malade ce que tu en penses. Je t’en défie, tu entends ; et tu auras raison. Mille rapports te lient à lui ; c’est ton ancien maître, et quand même n’aurais-tu pas la crainte de t’en faire un ennemi, grâce aux langues bavardes déjà prêtes à lui rapporter tes blâmes, que d’instinct, par dignité et esprit de corps, tu chercherais à cacher en ville sa conduite.

Soucieux, Tisserel pensait que demain il irait trouver le vieux docteur à propos de Jeanne Bœrk, en Solliciteur, presque humblement. Cécile disait vrai.

— Je suis un être malheureux, voilà tout, finit Jean.

On sentait qu’en lui cette déception avait une portée lointaine et inconnue ; Tisserel ne connaissait rien de sa secrète vie sentimentale, mais il était bon camarade et il le vit souffrir extrêmement, il s’écria :

— Rien ne me retiendra de dire au père Le Hêtrais lui-même mon opinion sur toi, sur Gérey et sur lui. Il n’avait pas le droit d’agir comme il l’a fait.

Il était outré ; il s’emporta, se leva, frappa du poing sur la table. La redingote déboutonnée laissait voir, à la lueur pâle de la bougie, un grand pan de plastron lustré ; son haut de forme posait en arrière, son lorgnon tombé battait le gilet, ses yeux de myope clignaient de colère, sa main torturait sa barbe. Il alla jusqu’aux injures, jusqu’aux gros mots pour invectiver le vieil homme, et il affirmait toujours que rien ne le retiendrait, rien.

Puis, se souvenant tout à coup que ce soir, il avait fêté avec les autres le rival de Jean, il lui confessa cette faiblesse ; il était exalté et attendri, ; il parla de Jeanne, des ennuis qu’elle avait eus à subir, de l’intuition qui l’avait conduit à être présent, lui, à ce souper où elle ne comptait que des hostiles, et comme bien lui en avait pris.

— C’est honteux de traiter une femme comme ils l’ont traitée !

Il s’ingéniait à la faire plaindre par Cécile qui la jugeait toujours durement, qui ne l’aimait pas ; et il fut tout à coup stupéfait de l’entendre dire :

— Pauvre petite !

— Tu trouves aussi, n’est-ce pas, continua-t-il triomphant, tu trouves que…

— Que les hommes sont des brutes de s’acharner après ces créatures d’intelligence, parce qu’elles ont cessé d’être… ce qu’ils auraient voulu. Alors, quoi ? Sont-elles notre propriété ? N’ont-elles pas le droit d’être ce qu’elles veulent, des penseuses ou des amoureuses à leur gré, sans que nous puissions y trouver à redire ? N’ont-elles pas le devoir de vivre même, et de se créer leur place au soleil au même titre que nous ? La femme naît libre, après tout, comme l’homme ; il n’existe pas, d’elle à lui, de redevance.

— Évidemment, faisait Tisserel.

— Et si elle doit compter sur elle seule dans l’existence, c’est l’homme qui en est cause. On n’aime plus les femmes.

— C’est positif, soupirait Tisserel.

— Il faut les aimer pourtant, même celles-là. Les unes comme des maîtresses, les autres comme des sœurs, mais toutes. On aime bien les enfants en bloc : l’Enfant. Ce sont de grandes enfants. Il y en a de prodiges, durcies d’orgueil. Il faut vaincre les orgueilleuses à force de les chérir, et les aimer, même invincibles, car on peut encore trouver en elles un ami. Mais les haïr, pourquoi ?… pourquoi ?

— Oui, pourquoi ! répétait Tisserel, ébloui par ce verbe tendre qui trouvait en son esprit amoureux des échos agrandis.

— Et les persécuter, c’est odieux !

Jean Cécile avait fait apporter des liqueurs ; ils fumèrent et burent jusqu’à une heure avancée de la nuit, dans cette chambre de garçon, épuisant, à causer, ce sujet qui leur était à chacun secrètement cher ; la lueur des bougies perçait à peine le nuage de tabac.

XII

Tisserel arriva le lendemain à l’Hôtel-Dieu dans le brouillard du petit jour, un petit jour d’octobre, un brouillard glacial dans lequel les sycomores, d’un pâle jaune d’or, laissaient pleuvoir leurs feuilles mortes ; il avait gelé la nuit, légèrement.

Il demanda d’être conduit à la chambre de M. Captal d’Ouglas. Le jeune homme, dont la veille s’était prolongée fort tard hors de l’hôpital, dormait encore. Pendant que l’infirmier le réveillait à coups de poings dans la porte, Tisserel sentit le dessous de ridicule que cachait sa démarche. N’ayant aucun mandat à revendiquer, il allait s’abaisser à une prière devant ce tout jeune homme, son subalterne. Il lui fallait le collier pour Jeanne Bœrk. Il le demanderait avec politesse, puisqu’il n’avait pas le droit de le réclamer la canne à la main. Au bout d’une heure, d’Ouglas aurait conté la chose à tout l’internat ; ces jeunes gens riraient de lui ; ensuite, ce serait la ville qui s’amuserait à ses dépens ; à Briois, les médecins étaient fort en vue, on parlerait du flirt du docteur Tisserel avec sa belle interne…

— Entrez ! cria la voix épaissie de sommeil de l’étudiant.

Le buste à demi sorti du lit dans la chemise de nuit lâche, ouvrant les yeux avec peine pour reconnaître le visiteur, les paupières gonflées, la voix trouble, il demanda :

— Qui est là ?

— C’est moi, d’Ouglas, fit Tisserel délibérément.

— Tiens docteur, cette visite ! asseyez-vous par ici ou par là, quelque part.

Il montrait les chaises de paille. Tisserel s’efforçait à rire, mais il restait debout devant le lit. Il commença de suite.

— Vous savez, d’Ouglas, qu’hier soir vous avez été un peu loin dans votre gaîté.

— Ma gaîté ?

— Je pense, d’ailleurs, que vous l’avez compris maintenant et que vous allez me remettre ce ruban de mademoiselle Bœrk. Elle est fort contrariée.

— Ce ruban est à moi, dit tranquillement le jeune homme en regardant Tisserel en face.

— Comment ! quand vous l’avez pris !

— Docteur, sans entrer dans d’autres explications ou détails, j’estime que cette chose doit rester personnelle entre mademoiselle Bœrk et moi. Le fait est que je tiens d’elle un objet qui m’est très précieux, et que je n’ai nulle raison pour m’en dessaisir ; à moins que vous n’ayez, vous, quelque motif sérieux à revendiquer pour m’obliger à cette restitution.

Le malheureux Tisserel éprouvait de plus en plus quel petit rôle il jouait ici.

— C’est justement ce qui est fort simple, reprit-il avec quelque timidité. Je suis le chef de service de mademoiselle Bœrk ; il y a toujours une sorte de patronat du médecin à son interne ; quand cet interne est une femme, à plus forte raison, lui doit-on son appui.

— Oh ! oh ! docteur, fit d’Ouglas en souriant, un chef de service n’est tout de même pas un tuteur.

Paul sentit que ce garçon commençait à se moquer de lui. Il lui fallut, pour tenir bon, se rappeler la tristesse de Jeanne, les promesses qu’il lui avait faites, l’abandon moral où elle se trouvait dans cet hôpital. Il dit avec humeur :

— Appelez le rôle du nom que vous voudrez, il n’en est pas moins vrai que mademoiselle Bœrk n’a pas cherché d’autre protection que la mienne quand vous l’avez excédée de vos tracasseries. Or, sachez bien désormais, vous, d’Ouglas, et vos camarades, que je considère mademoiselle Bœrk comme la personne la plus vénérable et la moins propre à servir de jouet à vos gamineries. Je prends comme personnellement tout ce que vous aurez dirigé d’ennuis, de vexations, de taquineries contre elle. C’est pourquoi, ce matin, je vous redemande ce collier qu’elle désire.

D’Ouglas se croisa les bras flegmatiquement.

— Pourquoi se l’est-elle laissé prendre ?

— Je ne vous permets pas de dire ce qui n’est pas vrai, cria Tisserel hors de lui. Vous le lui avez pris ! Ce que vous avez fait est indigne, et ce que vous dites honteux. Je veux ce ruban.

— Je ne l’ai pas ; il est chez moi, en ville.

Ces mots glacèrent Tisserel. Jeanne l’aurait-elle jamais ? Que d’inquiétudes jusque-là !

— À midi, vous entendez, d’Ouglas, à midi je reviendrai ici et vous me le remettrez.

— Et c’est à vous aussi, docteur, que je devrai faire des excuses ? reprit-il, gouailleur. Pardonnez-moi de n’avoir pas compris plus tôt…

— Quoi ?

— Je veux dire que je n’avais pas cru vous offenser de la sorte, et que je m’excuse, en effet, dès maintenant, docteur, très sincèrement. Pour le collier, le voici, ajouta-t-il en mettant la main sous le traversin où il l’avait caché ; c’est à regret que je vous le donne. Il m’était d’un grand prix.

Et il fit une espèce de soupir dont l’ironie révolta Tisserel. Mais Tisserel avait maintenant le ruban dont il sentait le velours mou s’écraser dans sa main. Il le serrait gourmandement, comme le gage de mystérieux bonheurs. Il ne s’occupait plus d’avoir été joué par ce jeune homme, d’avoir donné sa passion en pâture à l’ironie de cette bande, d’être ouvertement le chevalier servant et malheureux de la cruelle Cerveline. Il protégeait entre ses doigts, avec toutes sortes de respects, le collier. Il lui semblait tenir une chose de feu. Il se hâta de sortir, laissant d’Ouglas rire à l’aise de l’aventure, et dans le corridor il chercha naïvement, bêtement, un coin désert pour un baiser furtif sur le velours.

Il tira sa montre, vit qu’il avait encore une demi-heure avant le temps de la visite, et s’en alla demander à la porterie si M. le docteur Le Hêtrais était arrivé.

— Il vient de passer, lui dit-on.

Le directeur de l’École avait au-dessous de l’hôpital militaire, dans le bâtiment du fond de la cour, au rez-de-chaussée, un somptueux cabinet de travail. Quand Tisserel entra, il était à son grand bureau, la plume à la main, une toque de velours coupant son haut front blanc ridé, le visage levé pour voir, sous ses lunettes, le visiteur. Il devint sévère.

— Ah ! c’est vous, Tisserel ! C’est bon, je suis bien aise. Vous aviez à me parler ?

Tisserel se rappela Cécile, Gérey, le concours, sa phrase : « Rien ne me retiendrait, rien ! » et il se sentit atrocement gêné. Le vieillard le regardait en face, le dévisageant.

— J’avais à vous entretenir, monsieur le directeur, d’une affaire concernant l’internat.

— Dites-moi, interrompit Le Hêtrais, il m’est revenu, à propos d’autre chose, des bruits fâcheux. Comprenez-vous de que je parle ?

— Je ne comprends pas, fit Tisserel troublé.

— Vous devez savoir, pourtant ; j’ai appris que, dans l’École, en a fortement commenté le choix du docteur Gérey comme chirurgien en chef.

Tisserel esquisse un geste vague.

— On a dit que j’avais commis une injustice, et il s’est formé un véritable mouvement contre moi ; je sais que les internes sont tous dans ce mouvement. On m’a traité de vieille ganache, ce qui m’est fort égal, mais on a incriminé la validité de la nomination. Est-ce vrai ?

— Je le crois, balbutia Tisserel.

— Ceci est plus grave, parce que l’attaque vise le principe même de l’autorité dans l’École, et cela, je ne puis le souffrir.

— Je le comprends.

— Je ne vous demande pas de dénonciation contre vos jeunes camarades, Tisserel, je sais d’ailleurs que vous vous tenez en dehors de ces cabales. Mais vous êtes un jeune médecin sérieux, qui possédez mon estime, et vous auriez pu être influencé par le bruit mené autour de cette affaire, ce qui me fâcherait.

Tisserel se hasarda à dire :

— Le docteur Cécile est mon ami. Je désirais son succès.

Le vieil homme haussa les épaules.

— Il vous aura, comme les autres, parlé de passe-droit, c’est clair ! De passe-droit, il n’y en a pas eu. Gérey n’est pas un garçon brillant, il ne paie pas de mine, son extérieur me séduit pas, mais il a la lenteur sagace du véritable opérateur. Il était hier fort intimidé ; aussi n’avons-nous pas dû tenir compte de certaines hésitations qui lui donnaient apparemment le dessous contre Cécile. Selon moi, un examen doit porter moins sur le point précis d’une question posée, que sur la base de savoir qui est dans le candidat. Nous avons compris que Cécile, joli parleur, rhétoricien, avec son aspect de médecin coquet, n’aurait pas la prudence sensée de l’autre, qui possède moins d’esprit, à ce qu’il semble, mais qui sait.

Tisserel devenait nerveux et tremblait à d’appui du fauteuil où posaient ses mains. Il ne demandait qu’à se laisser envelopper par : l’argumentation facile du père Le Hêtrais, et qu’à s’accréditer dans ses bonnes grâces ; mais sa conscience ne se réduisait pas si facilement. Il sentait lui échapper cette belle occasion de défendre son ami ; il se sentait commettre une vilaine petite trahison.

— Personne n’a le droit de juger votre détermination, monsieur le directeur, dit-il à la fin, s’entraînant par ses propres paroles à la conviction. Il ne faut pas trop écouter la gaminerie des internes. Pourtant, c’est contre l’un d’eux que je viens vous remettre une plainte.

— À propos de…

— À propos de mademoiselle Bœrk.

— Ah ! toujours des ennuis. Je m’en doutais à l’avance. Aussi ai-je vu d’un mauvais œil l’intrusion d’une femme dans l’internat. Mais, sacrebleu ! que les femmes restent à leur place, et les hommes resteront à la leur !

— Mademoiselle Bœrk est à sa place, monsieur le directeur ; elle fera un médecin admirable, et son intelligence virile la voulait là où elle es. Aussi, je ne comprends pas la persécution qui s’exerce contre elle, chez ces messieurs ; Captal d’Ouglas, surtout, a été hier au delà de ce qui est permis.

Et il raconta l’histoire du collier et du cabinet de la salle de garde.

— Vous étiez hier soir au dîner de Gérey ? demanda le père Le Hêtrais, satisfait.

— J’y étais.

— Vous avez eu raison ; on ne doit pas, comme plusieurs l’ont fait, à cause d’une mesquine affaire de jalousie, tourner le dos à un nouveau confrère.

— Je demande, reprit Tisserel, que d’Ouglas soit puni.

— C’est bon, je le ferai venir et lui adresserai un blâme.

— C’est que… j’aurais voulu quelque chose qui pût s’appeler un châtiment…

— Je le menacerai de renvoi.

— La persécution continuera plus sourdement, mais de plus belle, car il se vengera sur mademoiselle Bœrk de l’humiliation subie.

— Alors, quoi ? que faudrait-il à votre sens ?

— Le renvoi ; le renvoi immédiat.

— Oh ! oh ! pensez-vous que la chose vaille…

Alors Tisserel s’emporta ; sa chaleur et son franc-parler lui revinrent. Il expliqua le sens de méchanceté profonde que cachait l’artifice de d’Ouglas, le ridicule et même le doute qu’il avait cherché à répandre sur la réputation de la jeune fille, l’inconcevable irrespect qui en autoriserait d’autres plus sérieux encore. Il peignit Jeanne grave et travailleuse, poursuivant durement sa carrière, sous les railleries et l’hostilité de cette bande d’hommes dont personne ne s’occupait à la protéger. Son attendrissement lui suggérait çà et là un terme exquis ; sans qu’il l’eût dit, il ressortait de son discours qu’elle était souverainement belle et respectable, et ses méchants camarades, autant de monstres.

— Sa vie est devenue intolérable, monsieur le directeur, je lui en ai arraché l’aveu ; elle n’y peut plus tenir. Personnellement, comme son chef de service, j’ai un devoir à remplir près d’elle ; songez qu’elle a vingt ans, qu’elle est seule, seule parmi tant d’ennemis. Eh bien ! s’il me l’était permis, j’exigerais, moi, qu’à titre d’exemple et à titre de punition, Captal d’Ouglas quittât l’hôpital.

Le père Le Hêtrais paraissait fort ébranlé. Tisserel trouva le moment bon pour ajouter :

— Ce jeune homme est un des plus indisciplinés de l’École, il est de ceux qui ont mené le plus grand bruit contre la nomination de Gérey ; il est paresseux et sa disparition ne pourra qu’être salutaire à l’internat.

— Oui, je sais, je sais, il est mal noté.

— Et de votre part, monsieur le directeur, cet acte pourrait être considéré comme un hommage rendu à une jeune femme dont personne jusqu’ici ne s’est soucié de défendre l’estime. Ce serait une leçon d’ure portée incalculable donnée à la stupidité méchante de ces jeunes gens, et comme une règle muette pour l’avenir.

— Pourquoi, demanda le vieux médecin, pourquoi mademoiselle Bœrk n’a-t-elle pas d’elle-même porté plainte ?

— Elle a bien trop de fierté, trop de dignité orgueilleuse : elle se raidit sous les injures sans demander de pitié à personne. Il a fallu que je la devine à bout d’endurance, pour obtenir d’elle, à force de la presser, un mot de sa détresse secrète elle est si forte !

Le père Le Hêtrais réfléchit encore un instant et dit :

— Eh bien, sur votre demande, Tisserel, nous signifierons son congé à Captal d’Ouglas.

Quand Tisserel arriva dans la salle, Mlle Bœrk et les externes y étaient déjà. Il rayonnait. Jeanne, dont le corsage rond et serré se devinait sous les fronces de la blouse blanche, causait avec la sœur ; les jeunes gens flânaient le long des lits. Il était d’un quart d’heure en retard, et il sortait d’un cauchemar, mais enfin, il avait gagné cette salle qui était pour lui la chapelle de son amour, de son intimité avec sa sévère amie ; cette grande salle morne, où se mouraient tant de femmes, était devenue le lieu charmant des rendez-vous que l’homme meuble de tant de poésie. Aujourd’hui lui semblait le jour béni, celui qu’il attendait depuis tant de mois pour entrer enfin dans la vie cachée du cœur de Jeanne, pour recevoir d’elle la première offrande affectueuse de sa reconnaissance, le cadeau suprême d’une émotion. Comme il allait à elle, et qu’elle tendait la main négligemment, en continuant de parler à la sœur, il prêta à ses traits quelque chose de nouveau, une expression de bonne amitié née des confidences de la veille. Il murmura :

— J’aurai un mot à vous dire après la visite.

Que cette visite alors lui parut interminable ; Il en épiait la fin dans une langueur agréable d’attente, auprès de celle-là même qu’il attendait. Il était délicieux d’être ainsi à la porte du bonheur, presque certain de la voir s’ouvrir. Il était, en parlant, ému et tremblant ; il expédia les auscultations, enleva lui-même, d’une main preste, la besogne des pointes de feu chez une malade récalcitrante, consulta à la volée vingt-huit feuilles de température, donna treize ordonnances, répéta aux externes ce qu’il leur avait dit les jours précédents, et de lit en lit, souriant des yeux derrière le lorgnon en disant les choses médicales les plus désespérantes, il regagna la porte d’arrivée.

Alors, il demanda d’un signe à Jeanne de le suivre.

— Vous allez être contente, lui dit-il, en la faisant asseoir à sa table à écrire dans le petit bureau de la salle d’opération, tandis qu’il restait debout devant elle ; vous allez être contente, je pense, mademoiselle Bœrk.

Il ne souriait plus, ses yeux exprimaient une béatitude et Jeanne, en gaîté ce matin, s’amusait secrètement de lire sur cette face d’homme qui brûlait de supplication, d’adoration muette, d’extase, les choses mêmes qu’il s’efforçait de taire. Elle se renversa au dossier de la chaise, croisa les jambes, et, les deux mains nouées à son genou, demanda :

— De qui vais-je être contente, docteur ?

— De votre serviteur, prononça-t-il, très intimidé.

— Mais j’ai toujours été contente de vous, il me semble, fit-elle en riant.

— Hier soir, reprit-il, en essuyant, comme contenance, le verre de son lorgnon, ce que vous m’avez dit m’a bouleversé. J’ai compris, comme je ne l’avais pas fait encore, la difficulté de votre condition, et ce que vous avez silencieusement enduré depuis que vous appartenez à l’hôpital. J’en ai souffert cruellement, toute la nuit, toute la nuit… et je n’ai plus eu d’autre idée que de mettre fin à ce qui existe. Pour vous éviter le moindre ennui, je voudrais…

Il pensa qu’en toute vérité, pour cette raison-là il donnerait réellement sa vie, mais il s’abstint de le dire, trouvant la phrase ridicule.

— Docteur, je vous assure… commença Jeanne.

Il reprit sans l’entendre :

— Je ne puis supporter de vous voir malheureuse.

Elle se récria :

— Mais je ne suis pas malheureuse ! docteur.

— Vous souffrez…

Elle le regardait, stupéfaite.

— Je souffre ?

— Ne cherchez plus à me tromper ; je vous ai vue hier soir ; je ne l’oublierai jamais. J’ai été coupable envers vous, j’aurais dû intervenir plus tôt, vous défendre. Mais ils n’auront rien perdu pour avoir attendu ; la leçon va être dure, il y aura un coup de théâtre.

Il s’arrêta une seconde, pour savourer l’impression de Jeanne, et il articula, dans un air indicible de triomphe :

— Captal d’Ouglas est renvoyé.

Il fouilla dans sa poche pour en retirer le collier rouge.

— Tenez, là, êtes-vous contente ?

Et il riait comme un enfant, sans voir la stupeur de Jeanne.

— Dites-moi, ai-je bien employé ma matinée ? Voir d’Ouglas, parlementer, reprendre le collier, voir Le Hêtrais, parlementer, obtenir le renvoi de ce vilain individu. Je vous affirme que l’affaire a été dure, j’ai dû faire courbette sur courbette, mais je m’en moque si vous êtes heureuse maintenant.

Elle répéta :

— Captal d’Ouglas renvoyé !

Il amena doucement à lui une chaise, s’assit à ses côtés, et, sans la regarder, les yeux obstinément fixés à l’encrier de la table, il se remit à parler.

— Comprenez-vous le sens de tout cela ? Vous sentirez-vous moins seule désormais ici ? Saurez-vous enfin que vous y avez un ami, un grand ami, à qui vous pourrez demander tout, tout, même sa vie, jour par jour, heure par heure.

Il continuait tout bas des choses qu’on n’entendit plus, tant sa voix s’étranglait.

— Dans ce cas, s’écria enfin Jeanne, dont la mauvaise humeur éclata, je lui demanderais bien de mettre un peu plus de modération et de prudence dans ses coups de théâtre. Mon pauvre docteur, de quoi donc êtes-vous allé vous mêler ! Renvoyer d’Ouglas ! Mais dans ce qu’il a fait il n’y avait pas de quoi fouetter un chat ; et je serai désormais plus détestée, plus tracassée qu’auparavant à cause de cet exemple. À quoi donc avez-vous pensé ?

— À vous ! répondit le pauvre Tisserel confus et mortifié, je n’ai pensé qu’à vous, à l’ennui où je vous avais vue hier. J’ai cru vous faire plaisir. Il ne se pouvait pas que ce garçon gardât de vous cet objet, c’était impossible, mademoiselle, impossible ! Je l’aurais tué plutôt. Il n’était pas possible non plus qu’il continuât à vivre près de vous, dans l’intimité de l’internat. Vous savez bien comme hier vous étiez abreuvée de leurs taquineries ?

— Comment ! Hier j’ai eu un moment d’humeur bien explicable. Voir un corsage neuf gâché pour le bon plaisir de ces messieurs ! J’ai été dépitée, voilà tout. Il m’a échappé quelques mots de colère. Vous avez donc pris cela au tragique ?

Tisserel était atterré comme un homme qui verrait changée en statue de pierre la femme à qui pour la première fois, il tend les bras. Il bégaya :

— Vous disiez : « J’en ai assez de la vie qu’ils me font ; ils sont embusqués derrière chaque heure de ma journée… c’est de la lâcheté. » Est-ce vrai ? répondez-moi : est-ce que ces gamineries stupides ne vous faisaient pas à la fin une existence intolérable ?

Jeanne Bœrk éclata de rire, de son rire aigu et chantant qui ravageait d’amour l’âme de Tisserel, et, se tenant les hanches, plébéienne et jolie comme jamais avec ses façons mitigées d’artisane et d’étudiante, elle cria :

— Leurs gamineries, mais, docteur, dans le fond, je m’en fiche !

XIII

Par une affreuse bourrasque de novembre, sa carte de livres sous le bras, protégeant à grand’peine sa jupe des plaques de boue du trottoir, Marceline Rhonans sortait du lycée et cheminait sous les platanes dénudés du boulevard. Il faisait nuit à demi ; elle se hâtait, toujours pressée, ayant rempli sa vie presque démesurément de travail. Le temps était froid et humide ; elle voyait de loin apparaître sa petite maison ; il y aurait du feu, la lampe, le silence, les livres ; cette soirée lui semblait, dans ce tranquille chez-elle, infiniment plaisante et désirable. Le dessin aérien des ramures sèches s’allongeait avec le boulevard, devenant dans le lointain touffu, massif et noir.

— Un monsieur attend Mademoiselle au salon, lui dit la servante quand elle entra.

Marceline, surprise, nomma plusieurs de ses élèves ; ce n’était aucun d’eux. Elle monta et reconnut, dans un coin du salon peu éclairé, Jean Cécile.

— Pardonnez-moi, lui dit-il, pendant qu’elle allumait elle-même des lampes et qu’elle faisait flamber au feu de nouvelles bûches, pardonnez-moi d’avoir insisté à ce point pour vous voir. Il était urgent que je vous parle. Il s’agit de personnes que vous et moi, chacun de notre côté, affectionnons, et je vous devinais, sans savoir, prête à vous rendre utile à leur bonheur ; c’est ce qui a autorisé mon indiscrète attente.

— Je suis enchantée de vous voir, monsieur, répartit Marceline qui parlait avec la plus grande sincérité, éprouvant vers Cécile un double mouvement de sympathie et d’estime, et je suis heureuse que vous ayez bien voulu m’attendre.

Elle se croyait très inconnue de lui, ignorant que, sans jamais y manquer, deux fois la semaine, à l’Hôtel des Sciences, tant que durait sa conférence, il se dissimulait dans un coin de l’amphithéâtre pour l’observer, l’épier, la regarder, se pénétrer de sa mystérieuse personne.

Elle le fit se rapprocher du feu, lui donna le fauteuil le plus commode. Au même instant, un orage éclata, dont on entendait l’averse fouetter les vitres ; dans le creux lointain de la cheminée, une rafale s’engouffra et gémit. On devinait, au dehors, dans les arbres battus de pluie, le frisson et la détresse de l’hiver. Marceline fit tomber la draperie des rideaux, comme pour mieux enclore le salon tiède, pour l’envelopper, l’enfermer davantage. Au foyer, de grandes flammes jaillirent du bois ; la lueur en vint s’arrêter à la soie orange du piano. La pendule aux quatre cariatides battait doucement. Son chapeau noir ôté, Marceline s’assit devant Jean et l’écouta.

Il dit :

— Mademoiselle Bœrk est votre amie ?

— La meilleure des amies, monsieur.

— Alors, vous n’avez pas le droit de la blâmer. Mais moi, j’ai ce droit et celui de vous dire que je pense mal d’elle…

— Oh ! Jeanne peut-elle avoir fait quelque chose de mal ?

— Oui, dit Cécile lentement ; elle a fait quelque chose de très mal. Elle a fait un chagrin terrible, sans mesure, au cœur d’homme qui méritait le plus de ménagements, le plus d’égards et le plus de bonté.

Marceline eut un sourire de gravité qui indiquait plus d’esprit que de gaîté.

— Le docteur Tisserel est votre ami, monsieur, dit-elle.

Et elle ajouta, pour qu’entre eux rien ne restât de douteux ou de trouble :

— Vous voyez que j’entre vite dans notre sujet. Je sais de quoi il s’agit ; je le sais par Jeanne Bœrk, comme vous le savez par monsieur Tisserel ; vous avez bien fait de venir me trouver ; nous ressemblons aux témoins d’un duel qui peuvent en discuter les conditions, raisonnablement et de sang-froid ; et je veux vous dire de suite, parce que vous me faites de la peine en étant si sévère pour elle, que ma cliente est la plus charmante fille, la meilleure, la plus au-dessus d’aucun reproche.

Cécile regardait la jeune femme en face et dit d’une voix étrange :

— Tisserel l’aime passionnément.

Marceline ne souriait plus.

— Je le savais, fit-elle en détournant les yeux vers le feu, je l’avais deviné plus que Jeanne ne me l’avait dit. Jeanne est une travailleuse ; elle s’occupe plus de sa médecine que de rien autre, et l’importance de cette question, unique à ses yeux classe pour elle les choses de la vie bien plus que leur portée réelle. Cependant elle m’avait parlé de monsieur Tisserel, dont elle se savait aimée.

— Et que vous en a-t-elle dit ?

— Si peu de chose ! Elle regrettait d’avoir été remarquée à ce point par lui, puisqu’elle ne peut pas lui donner le bonheur qu’il souhaite avoir près d’elle.

— Elle ne peut pas ! fit Cécile durement, et pourquoi ne peut-elle pas ?

— Jeanne Bœrk n’est pas une femme semblable à une autre femme, monsieur ; les conditions de sa vie en font un être d’exception ; c’est, si vous voulez, une femme savante.

— Oui, je le sais, et prodigieusement savante ; mais quelle loi, voulez-vous me le dire, s’oppose à ce que, telle qu’elle est, pétrie de pathologie, farcie de cliniques, dévorée vive par les curiosités techniques, elle se laisse aimer par ce bon garçon de Tisserel qui en est fou ?

Marceline réfléchit un long moment, puis répondit :

— Elle n’a pas le temps !

Une irritation secrète prenait Cécile et le poussait à l’agression. Lorsque, timidement, désolé et sans espoir, Tisserel lui avait suggéré de voir en sa faveur l’amie de Jeanne, il avait reçu à demi-mot l’invitation à s’entremettre dans cette idylle d’hôpital ; il s’y était prêté avec de l’empressement, presque de la vivacité. C’était se ménager avec mademoiselle Rhonans le colloque le plus curieux, le plus instructif qu’il pût avoir au monde. C’était avec elle la clé d’une liaison d’amitié ou d’amour, selon les tendances qui, plus tard s’éveilleraient en eux ; c’était rassasier l’inexprimable attirance qu’exerçait sur lui la plus singulière femme qu’il eût vue. Chose bizarre, il ne retrouvait plus dans ce petit salon, plein d’imprécises béatitudes, l’éblouissement que Marceline provoquait en lui à l’amphithéâtre. Elle redevenait une créature ordinaire, tranquille et amicale, et qu’il éprouvait un étrange besoin de dominer et de malmener.

— Vous voulez dire : elle n’a pas de cœur ! lança-t-il avec une intention bien réfléchie de la blesser.

— Oh ! s’écria Marceline indignée, Jeanne qui est si bonne !

Et aussitôt, voyant combien il l’avait chagrinée, Cécile se repentit.

— Pardonnez-moi, lui dit-il, pardonnez-moi ; je suis un peu exaspéré d’avoir vu ce que la froideur et l’indifférence de votre amie ont fait de mal à Tisserel, et je me sens très disposé à dire des injustices. Ce n’est pas pour cela que je suis venu. Voyons, mademoiselle, est-ce qu’au lieu de défendre opiniâtrement mademoiselle Bœrk, — qui a eu, vous avouerez bien, quelques torts, et dont la main fut au moins un peu lourde, — vous ne pourriez pas faire avec moi une espèce de petit pacte, me promettre de prendre contre elle le parti d’un homme qui n’a pas, je vous le certifie, d’autre défaut que de l’aimer, de l’aimer ingénument, puérilement, comme un enfant de dix-huit ans, et si fort qu’il en souffre, qu’il en souffrira toute sa vie.

— Oh ! toute sa vie ! répéta-telle, railleuse.

L’ironie de ces quatre mots glaça Jean : il n’était plus question des amours de Tisserel ; il y retrouvait vifs le scepticisme d’Eugénie Lebrun, l’impassibilité de Jeanne Bœrk, la théorique cruauté de la Cerveline. Il eut l’idée que, devant cette jeune et charmante Rhonans, si vibrante, il pourrait parler indéfiniment de ces tendres choses sentimentales, de ces touchantes peines amoureuses qui émeuvent toutes les femmes, sans éveiller en elles autre chose que le dédain de la passion.

— J’avais bien raison, se dit-il, elles sont toutes les mêmes, les nonnes du dieu Cerveau !

Et durant une minute il détesta Marceline du fond de son cœur. Elle continuait :

— Toute sa vie, c’est beaucoup dire. Le sentiment de monsieur Tisserel n’est pas de ceux qui symbolisent l’éternité ! En avez-vous eu du moins des exemples, monsieur ?

Cécile se souvint qu’il avait oublié Eugénie Lebrun en six mois, il eut un peu honte de soi et se réconcilia du coup avec les jolis yeux de Marceline qui le regardaient, en disant cela, si spirituellement.

— Tisserel, reprit-il avec une gravité profonde ; est un homme délicat, sûr et bon. Il chérira toujours, d’une affection qui se creuse au lieu de s’évanouir, la femme qui se sera donnée à lui, et cette femme-là sera une créature privilégiée ; si vous saviez quelle bonne pâte d’être cela fait ! ajouta-t-il en riant.

— Je le sais bien, dit Marceline, je l’ai dit à Jeanne. Il y a longtemps que j’ai compris la belle nature de monsieur Tisserel. Je le lui dirai encore. J’irai la trouver, je vous le promets, je plaiderai pour votre ami.

— C’était pour cela que j’étais venu. Je savais que vous feriez cette bonne action. Il y a quelque chose de triste à voir séparés ces deux cœurs, nos amis, dont l’harmonie ferait le bonheur. Imaginez qu’elle a été terriblement dure pour Tisserel. Le malheureux venait de se mettre en quatre pour elle, il arrivait triomphant lui apprendre comment il faisait chasser de l’hôpital un camarade coupable d’une peccadille envers elle, puis, comme je le suppose, naïf et entraîné ainsi qu’il est toujours, il aura, dans le feu de sa victoire, parlé trop clairement de ce qui l’étouffe, de ce qui le tue. Alors, m’a-t-il dit, — et c’est ce qui m’a paru d’elle méchant et révoltant, — elle a ri ! elle s’est moquée de lui ! elle s’est fâchée de son zèle, et pour le dévouement d’affection aveugle dont il faisait l’aveu, elle a affecté de ne pas l’entendre.

Cécile fit une pause, puis regardant de nouveau Marceline comme il l’avait déjà regardée tout à l’heure, il lui posa cette question :

— Croyez-vous mademoiselle, qu’une femme ait le droit de rire de l’amour d’un homme ?

— Jamais de la vie ! s’écria vivement Marceline qui tisonnait, à mille lieues de soupçonner ce que cette réponse faisait naître soudain de bienêtre et de paix dans l’âme de son visiteur.

Elle lui dit quand il partit :

— Revenez dans deux jours.

Au dehors, les longs sifflements du vent continuaient, le froid s’infiltrait par le fin bord des vitres aux fenêtres. Et, seule dans le petit salon, Marceline eut l’impression que l’hiver lugubre et désolant qui la retrouvait chaque année si transie, si navrée dans cette ville du Nord où elle était perdue, avait ce soir une belle poésie sévère, et elle ne se sentit ni perdue, ni seule, ni triste. Elle passa dans sa salle de travail, ayant à préparer sa conférence du lendemain. Aux rayons de bois blanc de sa bibliothèque, elle cueillit çà et là un livre ; il y en eut bientôt une dizaine sur son bureau. Elle s’y installa et prit une plume, mais au lieu d’écrire elle se mit à penser.

— La drôle de chose d’être mêlée à ce roman. M’employer à marier Jeanne Bœrk ! c’est le comble de l’étrange. Jeanne mariée ? Pourquoi faire ? comme elle dit. Et le plus fort, c’est qu’elle a — raison. Dans son ménage, comment pourra-t-elle continuer d’être la créature d’étude, de travail et de recherches qu’elle a été jusqu’ici ? Après l’hôpital, il lui faudra le laboratoire, cette bonne Jeanne est faite pour devenir un grand savant, un homme célèbre. Il n’est vraiment pas permis de briser une pareille carrière. Comment me suis-je embarquée en cela ! J’ai eu pitié du malheureux Tisserel. Ces pauvres hommes attachent à l’amour une importance étrange ; ils voudraient tout y subordonner. Ce n’est pourtant dans la vie qu’un accident, un accident physique, tout au plus un plaisir, c’est-à-dire quelque chose de court, de transitoire. Tout le monde confond le plaisir avec le bonheur ; c’est stupide. Le bonheur est permanent, le bonheur est un état ; il naît de nous. Le plaisir est extérieur, il est en même temps agréable et inutile comme tout ce qui passe. Si Jeanne, qui est pleinement heureuse de la belle ordonnance de sa vie, renonçait à cette ordonnance pour l’agrément d’être aimée, — en ménage, j’ai toujours vu qu’une femme est aimée deux ans tout au plus, — elle ressemblerait au chien qui lâche la proie pour l’ombre ; elle vendrait son bonheur pour un plaisir. Enfin j’ai promis et j’irai demain, au rebours de ce que je pense, la chapitrer. Je n’aime pas voir souffrir ; je me dirai que monsieur Tisserel est horriblement malheureux : on sait bien ce que sont ces grands malheurs et leur durée, mais ce qui aggrave tout ici, c’est qu’il a perpétuellement sous les yeux, et qu’il continuera longtemps d’avoir, comme un festin servi aux regards d’un affamé, la beauté de Jeanne. Il y a là quelque chose de cruel, j’en conviens. J’ai vu des hommes se tuer. Se tuer ! perdre la vie qui est la possession de tout, pour l’amour !

Quand on vint l’avertir que le repas du soir était servi, elle s’aperçut qu’elle n’avait rien fait.

— Ce petit docteur Cécile est bien sympathique, se dit-elle, mais il me fait perdre trop de temps.

XIV

Elle ne manquait jamais à une promesse faite. Elle alla voir Jeanne Bœrk le lendemain, à l’Hôtel-Dieu. Dès l’entrée dans la cour d’honneur, sous les arbres, elle aperçut un groupe blanc d’internes, avec, au milieu des toques noires qui s’agitaient, le casque blond des cheveux de Jeanne. Presque pareille à eux, sauf sa forme de femme qui apparaissait en la blouse, elle se détacha. de la bande et vint à son amie qu’elle avait reconnue.

— Montez chez moi, voulez-vous ? Ils nous ennuieraient ici. J’étais en train de passer en jugement. Tisserel est le plus grand imbécile du monde, je vous raconterai cela ; il m’a mise en fâcheuse posture devant tous les autres en faisant renvoyer, à cause de moi, le petit Captal d’Ouglas.

— Vous êtes une ingrate ! lui dit Marceline en se retournant vers elle dans le petit escalier de l’internat, à la rampe forgée d’arabesques.

Dans sa chambre, elle offrit à Mlle Rhonans le fauteuil de reps vert décoloré, et s’assit sur son lit de fer. Il faisait froid. Marceline, dans sa jaquette de fourrure noire, frissonnait, et on la voyait blêmir sous le treillis de soie de la voilette. L’air vif de la cour avait rougi les joues de Jeanne, la blouse échancrée laissait voir un corsage léger. Elle ignorait le froid, et sa vigoureuse santé aimait comme un bien-être le souffle de l’hiver ; les deux mains à droite et à gauche posant au matelas, elle commença de raconter son aventure avec d’Ouglas et ses griefs contre son chef de service. Marceline l’arrêta.

— Ne dites pas de mal de votre maître Tisserel, Jeanne, c’est pénible à entendre ; il vous aime tant !

— Trop, ma chère ; il n’est pas permis d’aimer bêtement à ce point une femme qui ne vous le rend pas !

— Et pourquoi ne l’aimez-vous pas ?

Jeanne leva vers son amie ses grands yeux froidement étonnés :

— Pourquoi n’aimez-vous pas les plats d’oignons sautés, vous ?

EL elles rirent toutes deux sans pouvoir s’en retenir.

— Voyons, dites-moi, reprit Marceline, cela ne vous touche pas un peu, dans le fond de votre cœur, l’amour de cet homme qui ne pense qu’à vous ?

— Non.

— Vous n’avez pas un peu de regret de le faire souffrir ?

— Pourquoi s’entête-t-il à vouloir ce qu’il ne peut avoir ? Je n’ai jamais été coquette avec lui ; je ne l’ai jamais encouragé, bien au contraire ; quand ses allusions, ses ombres d’aveu ont été trop claires, je lui ai montré fort ouvertement que je ne voulais pas comprendre. Que pouvais-je faire ? montrez-moi en quoi j’ai eu tort ?

— Vous avez, il me semble, prononça en hésitant mademoiselle Rhonans, vous avez un petit tort qui est au fond de vous-même, invisible et puissant comme une goutte d’essence dans un verre d’eau et dont tous vos actes s’imprègnent. Ma chérie, pardonnez-moi de vous parler ainsi, vous avez au fond de votre âme une goutte d’essence d’orgueil, et vous ne dites pas un mot, vous ne faites pas un geste qui ne laisse passer, qui n’emporte de vous un parfum secret d’arrogance. Vous rayonnez la fierté ; il y avait un mot autrefois qui réalise tout à fait, me semble-t-il, votre belle personne de femme et votre royale intelligence : la superbe. Vous avez trop de santé, trop de gaîté, trop de sapience, trop d’éclat de statue et trop de feu cérébral. Vous avez en vous tant d’opulence que vous vivez sur votre propre fonds, sans nul besoin des autres.

Elle avait eu beau envelopper de flatteries son reproche, elle vit les traits de Jeanne durcis d’une espèce de colère retenue. L’étudiante n’avait jamais eu d’autres maîtres que des médecins : ceux-ci n’avaient même pas eu à blâmer le magnifique travail qu’elle fournissait sous leurs yeux. Elle ignorait la critique, elle ne pouvait la supporter.

Marceline essaya de l’attendrir.

— Vous n’avez jamais pensé qu’il pourrait venir on jour, dans votre vie, un être dont l’attrait serait plus fort que tout, pour qui vous quitteriez le reste avec une jouissance complète ? Tisserel est bon et doux ; il se serait plié à vos goûts, à vous, comme un dévot au culte de son idole. Il serait venu vous prendre un soir, songez à cela, un soir mystérieux, février ou septembre, le printemps ou l’automne, tremblant, silencieux ; je le vois dans la voiture qui vous emporte, si religieux de vous, si absorbé en vous qu’il ne peut parler, et vous à la fin, vous laissant aimer, touchée par cet homme qui vous aura suggéré sans rien dire l’art de s’oublier, de se sacrifier par tendresse.

Jeanne, qui avait laissé jusqu’au bout s’écouler ce discours lent et hésitant de son amie, s’écria tranquillement au point final :

— Ah ! ça, Marceline, êtes-vous folle ?

— Pourquoi folle ? parce que je dis des choses que vous ne comprenez pas ?

— Parce que vous dites des choses ridicules auxquelles vous ne m’aviez pas habituée. Comment, ma chère, vous en êtes encore là ! ces histoires d’amants, d’enlèvements, de baisers dans les fiacres, la nuit, les conquêtes de cœur, avec la chute éplorée dans les bras du bien-aimé pour finir, cela vous fait toujours de l’effet, dites ? Savez-vous pourtant ce qu’il y a au fond de toutes ces machines-là quand on y réfléchit ?

— Vous réfléchissez trop, vous, Jeanne, fit Marceline sous ce choc à son élan.

— Trop ? on ne réfléchit jamais assez, et vous le savez bien.

— Ou bien vous réfléchissez mal. Vous n’avez pas calculé, je suis sûre, l’utilité dont peut être parfois dans la vie d’une femme un mari.

— Dites-moi, Marceline, le docteur Tisserel vous a-t-il chargée de me demander pour lui ? Car vraiment cela tourne à la proposition de mariage. L’affaire serait amusante.

— Ce que je vous dis là, je vous le dis de moi-même parce que je le pense, reprit adroitement mademoiselle Rhonans. Votre condition d’exception est difficile. Votre réputation, qui vous est nécessaire pour réussir dans la clientèle, est une flamme exposée à mille vents. Voyez : déjà, votre aventure avec cet interne aurait pu se répandre autour de vous d’une manière fâcheuse sans l’intervention de votre bienfaisant Tisserel. Quoi que vous en disiez, ma chère, il vous a tirée là d’un mauvais pas. Je n’aurais pas été tranquille de savoir votre collier dans les mains de ce garçon. Briois, qui est malveillant, aurait vite connu l’histoire et ne l’aurait pas prise en bonne part. Vous êtes maintenant au milieu d’étudiants qui vous jalousent pour vos concours ; une fois docteur, vous aurez autour de vous, soit que vous demeuriez ici, soit que vous exerciez à Paris, des médecins, et si ces messieurs ne s’amusent pas à répandre sur la soie de votre corsage la sauce du rôti, ils pourraient verser sur celle de votre renommée quelque chose de plus corrosif. Après les jalousies puériles d’ici, vous trouverez l’envie. Il me semble que ce serait très bon d’avoir près de vous un homme… votre homme, comme dit bien le peuple.

— Soyez tranquille, fit Jeanne qui se mordait les lèvres d’envie de rire, mon honneur n’aura pas besoin de gardien.

Puis elle se redressa, croisa les bras, les épaules tombant un peu sur le buste noble et plein ; les paupières qu’elle avait légèrement charnues et dorées de cils, abaissées, la lèvre grave, elle était à regarder ainsi indiciblement pudique. C’était toute la tranquillité physique de son être traduite au dehors.

— Je défie n’importe qui reprit-elle, magistralement sûre de soi, de trouver contre moi un mot à dire.

Marceline n’objectait rien. Jeanne avait raison ; ce n’était pas sa vertu qui s’imposait, c’était une sorte de supériorité impeccable, la force d’une essence spéciale.

— Et puis, ajouta-telle encore, ce que l’on dit de moi, je m’en soucie comme d’une guigne ! Tout au plus m’en inquiéterais-je au point de vue de la clientèle, et je sais qu’on ne pourra rien dire ; alors…

— Alors vous demeurez sans pitié ?…

— Marceline, demanda Jeanne gravement, que feriez-vous à ma place ? Répondez-moi, franche comme vous êtes.

Mlle Rhonans, « franche comme elle était », ne répondit pas. Elle hésitait véritablement incertaine de son exact sentiment sur l’affaire. Les choses de l’amour la mettaient toujours en défiance, elle les jugeait froidement, en philosophe et, les dépouillant de tout l’illusoire qui les enveloppe, les pesait dans leur excessive légèreté. Mais les arguments que sa compassion pour Tisserel lui avait suggérés se retournaient maintenant contre elle ; ils obscurcissaient presque agréablement son impitoyable clairvoyance. Elle répondit, comme un abstinent qui parlerait d’ivresse, quand il vient de respirer une liqueur capiteuse :

— Moi, si quelqu’un m’aimait de la manière dont monsieur Tisserel vous aime, ma belle Jeanne, je crois positivement que je me laisserais tenter par ce genre de bonheur.

— Oh ! Marceline ! allons donc ! s’écria la Cerveline indignée.

Cette interjection de Jeanne la poursuivit longtemps et lui fut un thème à des méditations qui dépassèrent de beaucoup en portée le romanesque incident actuel.

— Jeanne est plus forte que moi, pensait-elle ; il lui est donné de voir un homme se mourir d’amour à ses genoux sans en être autrement troublée que s’il s’agissait d’un chien pâmé devant une victuaille prohibée. Elle a raison ; toutes ces gourmandises ne sont ni plus ni moins intéressantes les unes que les autres. L’illusion consiste en la façon de les habiller. Jeanne ne se laisse prendre à aucun des déguisements de la passion. Elle est plus forte que moi, qui déjà commençais à m’attendrir. Seulement, où est la supériorité ? Jeanne reste froide parce qu’elle ne peut pas s’attendrir ; moi, je m’attendris parce que je ne peux pas rester froide. Lequel est le plus glorieux ?

Le problème la tourmentait partout, dans la rue, à son cours du lycée. Elle y parla de la Révolution française devant sa vingtaine d’élèves, et elle s’interrompait court parfois, distraite de son Michelet, dont elle s’inspirait toujours en parlant, pour regarder ces visages de petites femmes ayant toutes quinze ans. Inégales, dissemblables, jolies ou vulgaires, spirituelles ou niaises, et toutes vouées fatalement à la loi de la passion de l’homme.

— Les meilleures seront les plus tendres se disait-elle ; et elle aimait mieux, inconsciemment, non les plus studieuses, mais les frimousses naïves, irréfléchies, en quête toujours d’un baiser déjà. Fallait-il être forte comme Jeanne ?

À l’amphithéâtre, où elle arriva le soir avec un cours à peine préparé et qu’elle dut lire en partie, tant le travail de sa journée avait été mal agencé, elle eut à plusieurs reprises la tentation de s’arrêter. Elle abrégea. C’était une belle nuit d’hiver, blanchie de clair de lune. Quand elle sortit, des couples furtifs se promenaient au long des murs, dans les rues. Elle observait les femmes abandonnées au bras de leurs amants et qui paraissaient si bien, dans ce geste, la figure de l’amoureuse, démente, trompée, victime du mensonge éternel, du seul qui puisse recommencer tous les jours sans qu’on cesse d’y croire. Fallait-il être faible comme elles ?

Aimer ? ou vaincre l’amour ? Son sommeil fut plein de cette incertitude. Dès le matin, trois jeunes gens qu’elle préparait au baccalauréat pour l’histoire vinrent prendre leur leçon. Rien ne lui donnait plus le sentiment de sa maîtrise et de sa puissance que d’être à son bureau devant ces trois grands garçons vigoureux qui copiaient docilement sur de petits cahiers, avec une aveugle confiance en ce qu’elle disait, les mots tombés de ses lèvres. Ils étaient timides, ne prononçaient pas devant elle une parole qui n’eût trait à son enseignement ; ils lui récitaient des leçons et lui donnaient l’impression d’être elle-même un homme beaucoup plus âgé qu’eux. Pour l’adieu, sur le seuil de son cabinet d’étude, ils lui allongeaient au bout de leurs grands bras musclés de silencieuses poignées de main anglaises qui ébranlaient sa frêle personne, quand elle aperçut debout, près du piano, dans le salon, Jean Cécile qui l’attendait.

— Eh bien ? lui demanda-t-il anxieusement quand ils furent seuls, eh bien ?

— Eh bien ! monsieur, répondit-elle très positive et décidée désormais, j’ai vu Jeanne Bœrk et je vous jure que j’ai poussé l’éloquence à ses extrêmes limites ; mais comme je le pensais, elle ne veut pas, elle ne peut pas agréer les sentiments de monsieur Tisserel. L’impossibilité même en est si évidente que je m’étonne d’avoir mis mes efforts à l’encontre d’une chose si simple. Jeanne mène la vie la plus agréable…

— Tisserel la trouve fort à plaindre, harcelée comme elle l’est par tous ses camarades. Il en souffre pour elle…

— Il en souffre plus qu’elle, allez ! Jeanne est une solide nature qui ne s’embarrasse pas de puérilités. Elle possède le bonheur. Écoutez-moi bien, docteur, je vais vous dire ici quelque chose d’absolu et de vrai : l’état d’âme clair et simple, sans complexité, de ma belle amie, d’où vous concluerez vous-même, naturellement, à l’impossibilité de notre intervention pour y rien changer. Elle est heureuse : elle a établi son esprit dans un état de contentement permanent, elle exerce toutes ses facultés d’après leur tendance qui est le travail scientifique. La médecine lui procure des jouissances que vous avez dû connaître, mais imparfaitement, si vous n’aviez dans votre vocation médicale ce quelque chose d’impérieux et de violent qui soit assez fort pour y mener à travers tant d’obstacles, une femme. Ce furent sans doute chez vous de vifs plaisirs, c’est chez elle le plaisir à l’état latent. Vous connaissez son intelligence, son talent ?

— Vous pouvez mettre : son génie. Tisserel m’a dit le mot ; j’aurais pu ne pas le croire, mais d’autres confrères me l’ont répété à propos d’elle. Elle a le diagnostic d’un vieux médecin.

— Elle est inouïe, mais elle le sait ; elle se juge à sa valeur ; sans vanité risible, elle juge une ville provinciale impropre à son essor scientifique ; il lui faut les grands laboratoires et la célébrité, il lui : faut Paris. Vous l’y verrez, vous entendrez son nom : elle sera l’éditeur d’un grand microbe ; on dira « le mal de Bœrk ». Il me semble déjà voir cette maladie ; tout le monde croira en être atteint. Quel triomphe !

— Vous avez beau jeu à rire des médecins, dit Cécile, vous êtes une historienne !

— Je ne ris pas des médecins, reprit-elle gaîment, mais des malades.

— Les médecins sont aussi quelquefois des malades.

Elle ne comprit pas sa pensée dans cette phrase et reprit :

— Heureuse dans le présent avec un tel idéal, bien résolu pour l’avenir, savante, chercheuse, inventeuse, comment vouliez-vous qu’elle m’écoutât quand j’allais lui dire de renoncer à sa belle et lumineuse existence ?

Dans la pénombre où elle le voyait à peine, les traits de Jean se décomposèrent. Les sourdes colères qui naissaient parfois secrètes et terribles dans son âme molle commençaient à s’éveiller. Il dit, de sa voix creuse qu’il affermissait :

— Il y a pourtant en elle une femme, voyons !

Marceline devina ce qu’il pensait et reprit :

— À peine. Le travail lui a refait une nature. Toutes ses forces lui sont données. Elle n’aime pas monsieur Tisserel.

— Et si elle l’avait aimé ?

— Oh ! dit Marceline avec un geste de la main où se cachait un peu de dédain, alors… Une personne qui aime n’a plus tout à fait ses facultés de jugement, de réflexion… et il se pourrait qu’elle eût commis l’imprudence de céder.

— Et à votre sens, questionna Cécile qui, de ses yeux calmes, invisiblement plongeait en elle, en ses yeux, en son âme, à votre sens aurait-elle eu tort ?

C’était l’énoncé du problème qui vingt-quatre heures l’avait tourmentée ; mais, Dieu merci, la solution était prête, ferme et assurée en elle ; elle n’hésita pas.

— Si elle aurait eu tort, la pauvre amie ! Ah ! docteur, que me demandez-vous-là ?

Elle souriait, mais se retint en voyant que Cécile, les deux mains crispées au fauteuil, les yeux détournés, la désapprouvait.

— Alors, dit-il, étouffant d’indignation, vous ne comprenez pas qu’une femme puisse un jour renoncer à tout pour donner à un homme le bonheur qu’elle s’ôte ? Vous ne croyez pas qu’elle trouve à cela un bonheur nouveau qui fasse pâlir et éteindre l’autre ? Vous ne croyez pas que l’amour puisse valoir la gloire, que la tendresse ne dépasse le savoir, et le cœur… le cerveau ?

— En poésie, oui, dit-elle, je le crois.

Elle souriait doucement.

— Mais vous le niez dans la vie réelle ?

Elle n’aurait pas su dire au juste quelle impression lui produisait alors le regard de Cécile qui se fixait à elle, mais elle se hâta de dire :

— Vous allez nous juger mal, Jeanne et moi qui partageons là-dessus la même opinion : je ne le voudrais pas ; je ne voudrais pas, docteur, que vous me preniez pour une femme sans cœur. Sachez bien que le dévouement, je l’adore partout, je m’agenouille devant, je le vénère ; j’ai connu des femmes, des jeunes filles dévouées à leurs parents, à des frères infirmes ; j’ai eu, tenez, une de mes jeunes amies, une normalienne si remarquable que — quelques protections aidant — après peu de temps d’exercice on l’avait nommée à Paris. Ses parents habitaient une petite ville de Provence. Le père était paralytique. La mère tombe malade. Mon amie s’appelait Martiale : Martiale, avant de se rendre à son poste, vient aux derniers moments de la vieille dame ; le papa, redevenu presque enfant, s’attache à elle désespérément, la supplie de ne plus le quitter. Elle demande au médecin combien de temps encore peut vivre le bonhomme. Il lui répond : un an ou un peu plus, mais pas deux. Là-dessus, Martiale écrit au ministre qu’elle refuse le poste proposé et qu’elle demande sa mise en retrait d’emploi. Je suis allée voir un jour cette jeune fille qui, pour mettre un peu de douceur dans les derniers mois de cet agonisant, avait brisé sa vie. Et entrant dans leur petite maison, j’avais autant de respect qu’en pénétrant dans une église ; et quand elle allait et venait, mon amie, pour soigner son vieux, j’avais envie d’embrasser le pan de sa robe comme une relique. Ah ! c’était beau !

Jean vit ses yeux pleins de larmes.

— Martiale avait trouvé, continua-telle, que l’amour vaut la gloire, que la tendresse dépasse la science, et le cœur, le cerveau. Quand il s’agit d’amoureux, je suis moins admirative de leur naïve crédulité. J’ai vu tant de choses, si vous saviez, docteur, tant de choses !

Elle se leva, repoussa sa chaise, se détourna pour essuyer ses yeux, humides encore de l’émotion de tout à l’heure, puis, comme pour faire la paix, prit les cigarettes qu’elle vint offrir à Jean. IL refusa.

— Je ne fumerai pas ici mademoiselle.

— Mais je vais fumer avec vous ! s’écria-t-elle, j’ai la passion de ça, moi.

Ce fut pour Cécile une stupeur de la voir, masculine et rieuse, allumer d’un geste vif, à ses lèvres, la cigarette dont on la devinait coutumière et gourmande. Il se ressentait toujours des influences bourgeoises, scrupuleusement honnêtes, de son ascendance, et il en pouvait avec peine dégager précisément l’honnêteté du scrupule. Marceline le choquait à fumer ainsi, avec lui. Il croyait voir une grisette en cette femme savante, et l’ambiguïté le déroutait. Était-ce une coquetterie de sa part ? Voulait-elle seulement lui enseigner à être chez elle à l’aise, sans contrainte ? Il s’affligeait avec excès de ce rien, comme si déjà cette jeune créature eût été à lui, et qu’il eût eu à répondre de ses actes. Il aurait voulu lui dire :

— Ne faites pas ce qui me déplaît.

— Venez voir quelque chose, docteur, appela-t-elle, en abattant du petit doigt la cendre dans une coupe ; venez voir.

Il y avait sur la table où elle s’appuyait un album de photographies qu’elle ouvrit et feuilleta lentement devant lui. Par petits ovales sombres dans le blanc des pages, à la volée, une multitude de visages passèrent à ses yeux, jaunis, troublés, démodés. Elle le maintint ouvert à une page plus fraîche où des figures jeunes apparurent.

— Voici mes amies d’enfance, dit-elle. À l’époque de leur mariage, elles m’offraient toutes leur photographie avec celle du fiancé, selon l’usage. Celle-ci s’appelait Thérèse : voyez ses yeux vifs et volontaires ; elle avait dix-huit ans ; l’officier qui lui fait pendant, et qu’elle a épousé, l’avait connue au bal ; de part et d’autre, ç’avait été le coup de foudre ; la décision du mariage restait en suspens cependant ; les parents s’y refusaient. J’étais sa confidente. Vous n’imaginez pas les ruses, les bassesses, les machinations sournoises de cette petite fille, jusque-là fort loyale et droite, pour retrouver de-ci de-là l’objet de ses rêves. Ce fut une vie de tours de force. Elle me disait pour toute excuse : « Je l’adore ! » Ils s’écrivaient des lettres clandestines, qu’elle me montrait quelquefois. Le jeune homme n’y parlait que de mourir d’amour. À la fin, c’est l’insoutenable volonté de Thérèse qui l’a emporté… Voici l’une de mes jeunes cousines. Pour celle-ci, l’histoire fut du dernier romanesque : c’était une tête chaude et originale ; une méridionale accomplie. Le fiancé que vous voyez ici, et qui était un charmant homme dans le monde, avait une réputation terrible d’emportements. À sa première demande, la famille opposa un refus formel, et selon l’usage antique, on mit au couvent pour une année la petite personne éplorée. Par malheur, il y avait là une belle-mère dont l’imagination exaltée faisait avec l’amoureux exaspéré et la petite recluse, un trio complet. Celle-ci n’était pas depuis six semaines au monastère qu’elle escaladait une fenêtre de parloir ; imaginez-vous cela, un enlèvement en règle, à notre époque, un roman espagnol ! Le moyen âge ! La belle-mère prêtant sa calèche pour la circonstance ! Il paraît que ni l’un ni l’autre des fiancés n’aurait survécu à la séparation… Le contrat fut signé sur-le-champ, bien entendu… Voici la jolie Marguerite, qu’on appelait « Souris », tant elle était vive et drôlette ; elle n’est pas reconnaissable ici, sérieuse et triste comme vous la voyez. Elle avait pris l’amour au tragique ; le jeune homme, qui écrivait un peu, lui adressait des poésies assez réussies ; elles transformèrent en rêveuse mystique la petite écervelée. Les fiançailles furent longues. L’exaltation passionnée vibrait à la corde la plus haute, la plus tendue : c’était un poème vivant que ces deux jeunes gens. À cette même époque, Berthe que voici s’enthousiasma d’un clerc de l’étude de son père, un jeune paysan sans nul mérite. comme il doit vous paraître ici, rien qu’au nœud de sa cravate et à la raie mal portée de ses cheveux. On s’étonne et s’indigne d’abord ; puis l’amour réciproque est tel qu’on célèbre le mariage. La dernière ici, c’est notre amie Béatrix dont les yeux étaient si beaux et si sombres, que nous lui disions toujours : « Tu joueras la tragédie. » Elle l’a jouée. Ce beau garçon que vous voyez près d’elle, journaliste, romancier, épris d’elle jusqu’à la folie, s’est jeté un jour dans le Rhône, à cause des sombres yeux tragiques. Rassurez-vous, il n’y resta que le temps voulu pour attendrir notre amie, et il y eut un beau sourire pour réchauffer après son âme transie, comme un rayon de soleil provençal pour sécher sa redingote professionnelle.

Marceline se reprit un moment, passa la main à son front.

— Oh oui ! j’en ai vu ! j’en ai vu ! Que de mots d’amour répétés, croisés, puis redits encore à m’en lasser ! que de formules, d’attitudes, de prières, de menaces, de promesses jetées dans le moule éternel ridiculement usé ! Quelle atmosphère de lettres tendres, de baisers, de soupirs, de rêveries ! Thérèse, Berthe, Marguerite, Marie, Béatrix, et combien d’autres qui ne sont pas ici ! Et que de larmes, que de sanglots, que de désespoirs, et quel vent de passion criant son éternité !

Cécile l’écoutait, se plongeait avec elle dans ces souvenirs comme dans le livre de sa vie.

— Il n’y a pas dix ans de cela, continua-t-elle tristement. La pauvre Thérèse et le bel officier sont séparés de corps et de biens. Elle a mis à son procès ce que vous voyez dans ses yeux, l’acharnement qu’elle avait apporté à son mariage… Ma petite cousine au coup de tête, qui a des enfants, reste enchaînée par eux à l’homme terrible qui la martyrise de ses violences. J’ai reçu l’autre jour une lettre navrante de la jolie et tendre Marguerite ; son mari est un drôle ; il tourne toujours les vers aussi facilement, mais s’il lui adressait encore ceux qu’il fait, ce seraient, me dit-elle, des vers de haine. J’ai entendu dire que Berthe et son rustaud vivaient à peu près heureux ; il l’a lentement attirée vers son niveau. Ce sont devenus deux paysans rapaces, unis dans les intérêts matériels et l’amour de l’argent. Quant à la belle Béatrix, elle et son mari habitent maintenant Paris, et si je vous disais le nom de ce monsieur, vous comprendriez sans doute du coup que les jours de ma pauvre amie ne sont pas tissés de fils d’or, et que le temps est déjà bien lointain où il voulait, pour elle, se noyer dans le Rhône.

Il semblait à Cécile qu’impalpablement sur ses pensées, sur son imagination, sur son âme, Marceline tendait un voile gris. Il lui en voulait d’être si impitoyable.

— Comprenez-vous maintenant, monsieur Cécile, disait-elle, comprenez-vous qu’une femme clairvoyante et lucide comme Jeanne Bœrk, qui se sent tenir dans les mains du bonheur sûr, se refuse à la passion, si flatteuse qu’elle soit, de monsieur Tisserel ? Il suffit de se posséder bien, de ne se livrer à rien d’irréfléchi pour se garder d’entraînements fâcheux. Franchement, compromettre un avenir comme celui de Jeanne !

— Tisserel ne ressemble pas à tous les personnages que vous me montrez là, s’écria-t-il indigné : Tisserel est un être bon, loyal, affectueux, sa passion même à quelque chose de rare qui ne se rencontre pas. Si vos amies ont eu de mauvais maris, qu’est-ce que cela prouve ?

— Je les ai connus tous, reprit Marceline tranquillement, et sauf le clerc de notaire, qui à donné à sa femme le bonheur, je vous jure que c’étaient de charmants hommes, des amis parfaits. Pour celui qui enleva au couvent ma petite cousine, on disait aussi que sa nature, malgré ses violences, était rare et belle. Ils ont tous aimé ces jeunes filles sincèrement, loyalement, aveuglément, et quand ils parlaient d’en mourir, je me fais garante qu’ils exprimaient là vraiment la puissance de leur passion.

Elle souriait encore avec une douce indulgence.

— Voilà, docteur, mon argument ; je n’en ai pas d’autres contre le sentiment de monsieur Tisserel. Vous allez me reprocher mon incrédulité ; est-ce de ma faute si ce terrible album est là pour me raconter des histoires singulièrement instructives ? J’aimerais bien n’avoir pas à être sceptique, allez !

Cécile se sentait écrasé par l’irréfutable sagesse de cette femme. Il avait autrefois entendu, dans la bouche d’Eugénie Lebrun, une philosophie pareille qu’était venue confirmer l’expérience. Cette unité de pensées, en des créatures si divergentes, achevait de fixer en lui, solide et charpentée, la figure de la Cerveline. Mais il s’efforçait inutilement à haïr celle-ci. Plus elle se retirait de lui par son impassibilité de cérébrale, plus il adorait les grâces de son corps, son corps délicat de statuette précieuse, ses yeux jolis, rieurs, ayant en leur regard quelque chose d’immense, et comme une bénignité démentant ses paroles.

— Il y a de bons ménages, dit-il, j’en connais d’admirables, de saints.

— Moi aussi, répondit-elle vite, j’en connais un surtout, celui où je suis née ; mon père et ma mère sont idéalement unis.

— Comme les miens, dit Cécile très intimement.

Ils se sentirent tous deux émus pareillement, une seconde. Cécile hasarda :

— Alors…

— Alors, reprit-elle, nullement ébranlée par cette réplique, c’est par milliers qu’il y a dans la société de ces exceptions-là, de ces mariages heureux, fondés… Au fait, savez-vous, monsieur Cécile, sur quoi sont fondés les heureux mariages ? Sur une simple harmonie d’humeur : la douceur de la femme et l’amabilité du mari, uniquement. Si l’on peut assurer cet accord des caractères entre deux êtres, il est permis de les lancer hardiment dans la vie ensemble. Mais qui pourrait répondre de ce mécanisme délicat des âmes ?

— Oui, se répétait Cécile en continuant ses courses de clientèle par la ville, qui peut répondre de ce mécanisme délicat des âmes ?

De son sourire, cette mystérieuse Rhonans avait insinué en lui le ravage du doute, du doute de l’amour cruel et démoralisant comme le doute religieux. Pensée par pensée, il perdait la foi en l’amour, et il voyait, rien qu’en songeant à Marceline, s’évanouir le sentiment délicieux qui commençait en lui pour elle.

— Je n’y retournerai pas, se dit-il, à quoi bon ?

XV

Tisserel, un jour, trouva chez lui cette dépêche de Menton : « Venez immédiatement chercher votre sœur. »

Il la lut quatre fois et ce fut seulement après que la douleur l’en remplit tout à fait dans son cœur, dans son corps. Il souffrit d’une force de révolte qui tendait à repousser ce télégramme vers son origine, à refouler la propension mystérieuse qui l’avait transmis, à le détruire dans l’esprit de son auteur, à reculer vers ces instants passés où il croyait encore qu’Henriette guérirait. Et quand à l’implacabilité des choses accomplies se furent meurtries ses volontés désespérées, quand il vit que son irrévocable destinée était de perdre Henriette, il prit le chemin de l’hôpital pour y retrouver Jeanne Bœrk.

Ce que Cécile lui avait dit de ses négociations malheureuses ne comptait plus. Dans l’angoisse de sa souffrance, il la voulait aujourd’hui, dans l’instant même. Il était comme un homme qui porte un fardeau trop lourd et que personne n’aide ; il ne pouvait plus continuer d’être seul. Il trouva Jeanne dans sa chambre d’interne, où il n’avait jamais pénétré ; elle écrivait : elle se leva, l’introduisit aimablement, le fit asseoir et lui demanda ce qu’il y avait.

Tisserel la regardait sans répondre.

— Expliquez-vous, docteur, reprit-elle tranquillement, que voulez-vous ?

Elle demeurait évidemment plus préoccupée de sa dernière phrase restée en suspens, l’encre encore humide, que des traits décomposés posant devant elle, et du regard ardent qui cherchait le sien. Soudain elle vit Tisserel tirer de sa poche le papier bleu du télégramme qu’il jeta sur la table, sous ses yeux. Seulement alors, la curiosité l’anima : elle lut et murmura, atteinte vraiment enfin :

— Oh ! mon Dieu ! votre pauvre petite sœur !

Elle comprenait aussi que c’était la marche vers la fin qui s’accélérait inopinément. Elle s’apitoya : Elle qui n’avait jamais éprouvé la cruauté de la mort se mit à la sentir tout à coup, en pensant à cette fille charmante qu’elle avait soignée en amie, qui l’avait caressée, qui l’avait attendrie comme personne. Ses mains, ses poignets serrés dans la toile blanche de sa blouse retombèrent sur sa table de travail ; ses joues fraîches pâlirent. Tisserel, qui n’avait pas dit un mot encore, la vit ; il la vit atterrée ; il vit ses yeux superbes, si froids, se glacer d’une larme ; alors il bondit à elle, les bras tendus.

— Oh ! Jeanne, supplia-t-il ayez pitié de moi !

La minute était venue où elle allait pleurer de vraies douces larmes : du même coup, les larmes et le cœur figés, elle se leva dans son orgueil offensé. Lui continuait, en attirant à lui de toutes ses forces ses mains qu’il avait prises :

— Elle va mourir, je vais la perdre. Ayez pitié de moi ! Aimez-moi, Jeanne, je suis un homme si malheureux ; laissez-moi vous aimer ; ne me faites pas de mal, j’en ai trop déjà, vous m’en avez fait trop, et je vais perdre Henriette !

Elle le laissa continuer longtemps ses lamentations ; il se répétait indéfiniment, il redisait les mêmes termes qui entremêlaient son angoisse et son amour. « Je suis malheureux, je vais perdre Henriette, je vous aime ! » Jeanne s’écartait seulement de lui dans un recul presque invisible. Elle le plaignait. Il pleurait à grosses larmes ; quelque chose de bon naissait en elle vers lui ; véritablement elle aurait voulu le consoler. À la fin, il se pencha sur les mains qui se dérobaient, ses lèvres s’y attachèrent.

Alors, ce qui eût gonflé la vanité de toute autre femme, cette faim d’elle qu’il avait, cette première caresse d’homme qui leur crée à toutes, d’ordinaire, une vie neuve du cœur, qui les épanouit, cette primeur du baiser lui fit honte, à elle. Ses traits se durcirent, elle ne sentit plus la pitié, mais la colère. Son souverain dédain de l’amour, qui la faisait rire jusqu’ici des illusions, des naïvetés de la passion, s’irritait d’être ainsi méconnu. La croirait-on la dupe de ces choses trompeuses dont elle appréciait si bien la nature secrète ?

— Oh ! laissez-moi tranquille ! je vous en prie, fit-elle durement.

Et elle le repoussa, forte dans son corps de paysanne comme il pouvait l’être lui-même.

— Je vous aime, Jeanne.

Elle haussa les épaules.

— Ne me dites pas cela, rien ne m’agace comme cette formule. Je ne comprends pas que des hommes intelligents puissent s’approprier cette phrase usée et stupide.

— Plutôt que ces cruautés, murmura-t-il, brisé, dites-moi quelque chose qui me console ; voyez où j’en suis !

Il était retombé, confus, amoindri, dans le fauteuil de reps vert où il cachait à deux mains son visage défait. Cette humiliation d’un homme devant elle plut à Jeanne ; la sensation d’être vraiment sa dominatrice et de l’avoir réduit calma son humeur. Elle vint devant lui, debout, se serrant des poings la taille.

— Docteur ? commença-t-elle.

Brusquement, à cet appel, il leva vers elle son visage tuméfié, enlaidi par les larmes, et il la regardait dans une extase si amoureuse qu’elle eut envie de se moquer de lui ; mais elle ne rit pas, n’étant en son fond nullement méchante.

— Docteur, je vous jure que votre peine me fait beaucoup de chagrin et que…

Il balbutia, l’interrompant :

— Mon amour !

Elle lui tourna le dos, dépitée par ce terme maladroit.

— Je vous en supplie, recommença-telle avec un frémissement d’impatience, n’employez pas ces mots ; une fois, c’est assez. C’est un ordre de choses qui m’horripile. Il y a, Dieu merci, entre un homme et une femme, d’autres sujet d’entente que celui-là. Soyons bons camarades, je ne demande pas mieux ; nous le sommes déjà ; vous traversez uns crise, ce ne Sera rien. Allons donc ! il faut raisonner un peu. Je déteste tout ce qui est aigu, passager ou inutile. À quoi servirait l’accomplissement de ce que vous souhaitez ? À quoi bon, après ! Car enfin, il faut toujours ramener la question à la discussion libre et lucide. Moi je vivrai seule ; je lai voulu et il me le faut. Il me faut me posséder entièrement si je veux accomplir tout le travail de ma vie. Ne pensez pas qu’il y ait là rien de personnel et que votre amour-propre n’en souffre pas ; je ne me marierai avec aucun autre.

— Donnez-moi de votre vie ce que vous voudrez, soupira Tisserel, pourvu que ce soit un peu de vous !

— Oui, reprit-elle, je comprends ; ce serait infiniment plus commode que le mariage ; je n’ai pas de préjugés, pas de superstitions ; les conventions. ne me gênent en aucune sorte ; mais le public, la clientèle en ont ; je me ferais le plus grand tort. Tout se sait, et on est si exigeant pour une femme médecin ! Si je veux réussir et me faire la vie agréable que je rêve, je dois réaliser en tout mon personnage aux yeux du monde.

— Oh ! ces calculs ! s’écria Tisserel hors de lui.

— Et ma liberté ?

— Votre liberté sera entre vos mains. Vous me la donnerez, vous la reprendrez à votre guise.

— Je parle, dit-elle fièrement de cette liberté de la Jeanne Bœrk d’aujourd’hui qui ne cache rien, que tout le monde peut connaître, qui fait son métier tout droit sans ruses ni dessous ridicules. Je déteste l’amour, que je trouve niais ; mais surtout ses petitesses, les mensonges auxquels il plie les femmes. Je suis au-dessus de cela, et j’en suis orgueilleuse.

Un rayon de soleil de décembre, entre deux nuages, filtra en cette minute dans le linon blanc des rideaux et vint sur elle. Elle resplendit. Il y eut positivement un éclat de noblesse farouche en cette superbe fille cérébrale, affirmant ainsi sa quiétude d’âme que ne troublait nulle imagination ni désordre sensuel. C’était telle que Tisserel l’aimait. Il ne pensait plus guère alors à la pauvre Henriette !… Jeanne était outragée et tremblait de colère ; Paul recevait dans tout son être le suprême assaut de l’amour ; la fièvre en croissait en lui par ressauts de feu.

— Il ne vous est pas permis, prononça-t-il à la fin, de me faire souffrir à ce point.

— La raison, reprit-elle doucement, doit être en nous plus forte que tout. Sommes-nous, oui ou non, les maîtres de nous-mêmes ? Si nous savions bien diriger notre barque, sans souci de certains caprices, nous serions capables de nous créer une belle et heureuse-existence. La philosophie, docteur, ne doit pas être étrangère à l’aiguillage de notre vie ; je parle de la philosophie pratique et rudimentaire que, sans livre, on possède en soi. Pour moi, cette philosophie.

Elle n’acheva pas ; les yeux terribles, le front fou, tout crispé, Tisserel exaspéré de colère la regardait :

— Taisez-vous ! bégaya-t-il en étouffant, taisez-vous

Elle eu de lui soudain une peur atroce ; n’allait il pas la tuer ? Elle devinait sa métamorphose inopinée d’amour en haine ; elle eut une vision de cette inimitié d’homme à femme, qui était inconsciemment le fond de sa sagesse de Cerveline, et plusieurs secondes, où sa frayeur paralysait sa force, elle eut cette hantise de mourir ici, dans cette chambre, sous sa main.

— Laissez-moi, supplia-t-elle, toute fierté vaincue, laissez-moi, monsieur Tisserel !

Il n’aurait pas touché à l’un de ses cheveux, sa colère lui fit honte. Il retomba à genoux devant elle ; il pleurait ; et dans ses larmes, c’était Henriette qu’il appelait. Toute blanche et frissonnant encore, Jeanne, immobile, regardait avec délices souffrir l’homme qui l’avait humiliée, quand elle vit sa porte s’ouvrir, glisser, en même temps qu’une voix, ignorante de ce qui se passait ici, disait joyeusement.

— Je puis entrer, ma chérie ? c’est moi, Marceline.

En toilette d’hiver, frileuse, mince et vive dans ses fourrures noires où l’on ne voyait plus d’elle qu’un peu de son visage et la lueur de ses grands yeux gris, rieurs, Marceline Rhonans pénétrait chez son amie comme on entre chez un être limpide et simple de qui la vie vous est ouverte. Un soubresaut l’arrêta quand elle vit à quel drame elle venait se mêler. Le prélude, où elle avait joué son rôle avec Jean Cécile, devenait maintenant lumineux pour elle : cette idylle triste, d’avance condamnée, pressée vers son dénouement par la passion du malheureux Tisserel, avait dû venir se briser ici tout à l’heure, dans une scène suprême. Elle voyait l’ami de Cécile, les traits ravagés, reculer vers le fond de la chambre ; elle voyait Jeanne, blême et défaite, créature nouvelle révélant pour la première fois comme une faiblesse de femme et qu’elle reconnaissait à peine. Elle hésita. Aucun des trois ne parlait. Ce fut une minute pénible, chargée de confusion, interminable.

— Je reviendrai, dit-elle, en rebroussant chemin vers la porte.

Jeanne Bœrk l’aurait laissée partir ; son orgueil souffrait de montrer à son amie ce qu’elle avait enduré. Mais Tisserel eut comme un accès de sympathie désespérée vers cette autre femme qui était chère à Jeanne et qui, Cécile le lui avait dit, s’était montrée bonne pour lui. Il vint à elle.

— Non, restez, lui dit-il ; il faut que vous restiez ; c’est un heureux hasard qui vous envoie.

— Il n’y a pas de hasard, fit gravement la religieuse Rhonans, il y a une Intelligence, une Volonté mystérieuse qui nous conduit.

— Nous avons besoin de vous ; elle a besoin de vous et moi aussi, disait-il.

Il avait en effet d’elle un besoin affectueux que connaissent, envers les amies de celles qu’ils aiment, tous les hommes.

— Vous savez tout ! confessa-t-il très bas.

Mais Jeanne mit le holà à cette confidence.

— Un grand chagrin atteint le docteur, dit-elle froidement. Mademoiselle Tisserel doit être plus mal, une dépêche demande d’aller la chercher immédiatement là-bas.

Elle aurait mis de bon cœur sur le compte de cette tristesse nouvelle tout cet appareil tragique où Marceline les avait surpris ; mais celle-ci, pour s’y tromper, était trop fine. Elle les regardait l’un et l’autre indulgemment, sachant bien ce qui était entre eux, puis elle dit à Tisserel :

— Je comprends votre peine, docteur, et je m’y associe sincèrement ; mais qui vous défend d’espérer encore ? Le germe de votre espérance est dans votre petite sœur elle-même.

— Et si elle ne guérissait pas ? murmura : t-il accablé.

— S’il fallait que cet horrible malheur vous arrivât, dit-elle de sa manière exquise, je voudrais qu’il y eût près de vous un cœur digne de vous, qui vous consolât, et je veux croire que vous l’aurez ; je vous estime assez même, docteur, pour souhaiter que ce fût le cœur de ma meilleure amie.

L’acte de bonté un peu hardi qu’elle avait commis, à la face même de Jeanne, fut payé sur le champ par le regard de folle reconnaissance que Paul leva sur elle. Son rigorisme froid de travailleuse cérébrale avait fléchi soudain, devant la détresse d’amour qu’elle avait comprise dans cette âme d’homme, elle qui ne pouvait voir nul être souffrir. Dès maintenant, elle condamnait Jeanne à tout hasard et sans réflexion. Elle se tourna :

— Ma chérie, fit-elle très émue, je le devine, c’est vous qui avez fait peine à monsieur Tisserel.

— Si vous-saviez !… finit-il lui-même.

Dure et impassible, Jeanne Bœrk entendait tout dans une irritation secrète. Elle en voulait à Marceline. Debout entre celle-ci et le docteur, elle grattait de l’ongle, le long de son corsage, les plis de sa blouse ; l’étincelle de colère qui s’était rallumée dans ses yeux leur avait donné leur beauté absolue, et le frémissement qui était en elle prêtait à son aspect l’illusion d’une vie qu’elle ne possédait pas.

— Voyons, lui dit Marceline, vous qui êtes si bonne, Jeanne, laissez-vous toucher. Faites le sacrifice de votre orgueilleuse liberté, vous êtes tant aimée !

— Jamais ! prononça cruellement l’étudiante : jamais je ne perdrai conscience au point de compromettre ma vie pour une folie. Je sais ce que je veux, et je le ferai toujours. Au surplus, je trouve étrange, Marceline, vous qui pensez comme moi, de vous voir… oublier un principe qui est le vôtre même.

— On peut briser ses principes si en les brisant on n’atteint que soi. Le meilleur des principes est encore de se renoncer pour les autres.

Elle exaltait Tisserel à parler de la sorte. Il se sentait fort de cette alliée que lui envoyait le sort ; cette douce voix de femme, d’une femme presque inconnue plaidant sa cause, lui donnait un regain d’espoir et de passion. Marceline, oublieuse de le longue et sceptique théorie élaborée contre l’amour, l’autre jour, avec Jean Cécile, fut témoin de ce qui devait ébranler son cœur tendre, plus que tous les arguments du monde ; elle vit Tisserel souffrir d’amour ; elle entendit prononcer les mots qui se murmurent plus qu’ils ne se disent, qui sont moins des mots que des parcelles d’âme passant au bord des lèvres ; elle vit la splendeur de Jeanne et la prière extasiée de l’homme qui l’aimait, et elle avait envie de prendre de force les bras de son amie, de les ouvrir et de dire : « Venez ! »

Ce fut mademoiselle Bœrk qui parla.

— Le déjeuner des internes est sonné, dit-elle avec un grand calme, je vous fais mes adieux, docteur. Je regrette que vous soyez venu jusqu’ici pour un genre de scène que je déteste ; bons amis autrefois, nous ne pouvons plus l’être maintenant.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il effrayé.

— Qu’il vaut mieux ne plus nous rencontrer désormais. Je vais demander à quitter le service, même l’Hôtel-Dieu, et à passer à l’hôpital des Enfants.

— Jeanne ! murmura-t-il, je ne vous verrai plus !

— Ce sera parfait, dit-elle avec son sourire, et surtout excellent au point de vue de ma carrière, ce changement de service.

Et elle le conduisit d’un air courtois vers la porte.

Il saisit la rampe de fer forgé qui dessinait sa spirale noire sur le pavé rose de l’escalier, et se mit à descendre lentement ; il descendit trois marches et se retourna : elles étaient encore dans l’embrasure de la porte, les deux amies, serrées l’une à l’autre ; la charmante Rhonans avec son sourire de bonté, écrasant sa silhouette imprécise de fourrure sombre sur le tablier blanc de l’interne. La main de Tisserel fit un geste de désespoir…

— Vous resterez, Jeanne, disait là-haut Marceline.

— En vérité, ma chère, je ne sais ce que vous avez aujourd’hui, répliqua Jeanne qui s’était ressaisie, mais franchement, je vous ai trouvée stupide.

— Il est possible que je le sois, Jeanne, aussi je m’en vais ; seulement, laissez-moi vous dire mon impression : les femmes ne doivent pas être faites pour abreuver de chagrin l’homme qui les aime, ainsi que vous en avez agi.

— Attendez donc que nous causions.

— Pas aujourd’hui, j’ai à faire.

Elle n’avait jamais connu le trouble qu’elle éprouvait. Il lui fallut, après cette visite, se rendre au lycée ; son travail lui était à charge. Il lui venait un ennui de tout. En parlant, en lisant, en corrigeant la tâche des petites lycéennes, elle avait toujours présent à l’esprit le cas de conscience de Jeanne. Quand elle fut revenue chez elle, au lieu de s’asseoir à sa table à écrire, comme elle en avait coutume, elle restait oisive dans sa chambre. Elle songeait à ce qu’elle avait vu : Tisserel aux pieds de Jeanne, l’aspect héroïque, farouche et douloureux de la passion, sa violence et sa douceur. Elle revoyait la belle et rigide statue qu’était demeurée son amie sous l’effusion de ce mystère sacré. Elle ne dédaignait plus : elle avait senti là quelque chose d’auguste et de délicieux, et dans le secret de son être, elle éprouva soudain la douleur nouvelle : l’envie de l’amour.

Elle fut jalouse de Jeanne. Non point pour les Splendeurs corporelles qu’elle possédait, ni pour ses traits, ses yeux royaux, dans la chair grasse et fine du visage ; mais pour l’inoubliable regard dont elle avait vu Tisserel les contempler. Ces yeux de l’amour, ils la suivaient partout, durant tout le jour. Elle ne prenait pas un livre qu’ils ne fussent derrière à la regarder, elle ne fermait pas les yeux que la vision n’en éclatât lumineusement au fond d’elle-même. Quand la nuit fut venue, elle continua de les voir. Elle était pleine d’une tristesse mortelle.

XVI

Ce fut la veille de Noël qu’à travers la France, dans le creux des oreillers, des coussins blancs, au glissement d’un rapide, Tisserel ramena à Briois ce qui restait encore de la jolie et vitale Henriette : un petit visage fripé, sans couleurs, où ne régnaient plus que des yeux énormes ; une forme émaciée, sans poids, sans lignes perdue dans les plis de la robe de nuit, comme une longue poupée tiède qu’un enfant aurait portée. Les fièvres effrayantes avaient consumé sa vie. Il lui en demeurait encore un peu, comme dans un flacon épuisé un reste de liqueur précieuse dont les aromes légers se sont évaporés, et qui conserve en quelques gouttes tout le feu de ce qui fut sa violence. Elle existait encore sur cette parcelle de vie, comme si elle en eût possédé de quoi créer un monde ; ce n’était plus qu’une étincelle, mais elle brûlait comme un brasier. Ses membres restant inertes, son cerveau produisait et renouvelait sans cesse un travail de rêve, et son pauvre cœur flambait.

La lampe du wagon éclairait sur le blanc du drap son visage terreux, les osselets pâles et longs qu’étaient ses mains. La sœur garde-malade qui la soignait s’était endormie, elle appela Paul tout près d’elle.

— Les cloches vont sonner tout à l’heure pour la messe de minuit, lui dit-elle en chuchotant et haletante ; tu me préviendras, je veux les entendre ; ce sera la dernière fois ; je ne les entendrai sûrement pas l’année prochaine.

Elle fit une pause. Elle était brisée maintenant à cette idée de la mort prochaine. Elle en parlait volontiers, sans se défendre pourtant d’un air de rancune contre ceux dont la vie triomphait.

— L’année prochaine, toi, tu les entendras sonner ; tu te rappelleras cette nuit, tu penseras à moi.

— Nous les entendrons ensemble, fit Paul douloureusement.

Mais ces mensonges ne servaient plus qu’à irriter le chagrin d’Henriette, comme un refus de comprendre ce qu’elle souffrait. Elle aurait aimé mieux le voir pleurer sur elle, que s’efforcer à cette bonne humeur qui la choquait.

— Non, dit-elle, on ne me trompera plus ; j’en ai trop rencontré là-bas, je me suis étudiée sur les autres ; je ne verrai pas l’été. Tant de gens le verront, mon Dieu !

Paul l’écoutait silencieusement, l’air impassible et le cœur tordu.

Le train fendait la mer noire des ténèbres. Dans les villages qui fuyaient au loin, en silhouettes veloutées de nuit, on commençait de voir les églises devenir transparentes et les maisons s’illuminer de points de feu. Comme l’air était adouci par un vent du sud humide et tiède, Tisserel avait baissé la glace, et de temps en temps, par à-coups, stridents ou imperceptibles, au caprice de la voie sinuant dans la campagne, on entendait le bourdonnement des cloches. C’était l’universel carillon que rencontraient les voyageurs à chaque point nouveau qu’ils joignaient. Ils traversèrent lentement une ville : ce furent les vibrations sonores des bourdons de cathédrale, le concert majestueux des coups de bronze dans l’air, et l’illumination intime des foyers. Henriette murmura :

— Le réveillon qui s’apprête.

Elle pensait à cette foule joyeuse à laquelle appartenait encore ce monde dont elle était déjà détachée ; et toujours elle était hantée de ce mystère : comment tous ceux-là continueraient-ils d’être quand elle ne serait plus, elle qui se sentait porter en elle tout l’univers ! Sur sa petite joue diminuée, tendue aux pommettes, des larmes glissèrent. Tisserel n’y put tenir : il la prit à deux bras dans son oreiller.

— Je ne veux pas que tu pleures ; je te guérirai. Je suis médecin, je te jure de te guérir, je m’y engage, tu entends !

— Paul, tu sais bien que tu ne pourras pas.

— Si tu le veux avec moi, je le pourrai.

Il suffisait parfois d’un rien pour lui donner, ainsi qu’aux gens bien portants, l’illusion d’une vie sans fin. La petite chose frêle qu’elle était devenue pouvait se diluer en immenses mirages.

— Tu crois ! dit-elle vraiment.

Il ne restait plus à ses pauvres jolis yeux d’autrefois le pouvoir d’aucune expression : ils demeuraient mornes et faibles, mais Paul la sentit contre lui frémir d’espoir.

— Sais-tu lui dit-elle tout à fait aphone, j’en avais un peu l’idée quand j’ai déclaré vouloir revenir à Briois. J’aurais envie d’une consultation entre toi, mademoiselle Bœrk et monsieur Cécile. Crois-tu qu’il s’intéresse un peu à moi, ton ami ?

— C’est-à-dire que ta santé lui tient très à cœur, j’en suis sûr.

Elle ne répondit pas ; ses yeux se fermèrent ; elle eut dans ses traits une telle altération, que Tisserel qui la tenait toujours, inerte dans les coussins, eut l’angoisse atroce de la fin. Mais il se rassura en sentant sous ses doigts les battements à longues saccades du cœur, et en voyant se mouiller ses cils fermés. Elle pleurait.

— Qu’as-tu, Henriette ? demandait-il en l’embrassant aux yeux, au front, aux ondes de ses beaux cheveux que la fièvre avait assombris ; qu’as-tu ?

— Quelque chose que je ne puis te dire, Paul.

— Dis-le moi, chérie, je sens que ton pauvre cœur en étouffe. Je suis tout ensemble ton père et ta mère, je suis ton ami ; il faut me dire tout. Quelque idée te fait peur, dis ?

Elle secoua la tête.

— Je ne puis pas le dire, je ne l’ai jamais dit à personne.

La poésie de cette nuit de Noël, tragique au fond comme une nuit de Toussaint, mais dont son âme, amoureuse de la vie, n’avait senti que le charme joyeux, l’avait exaltée et passionnée. Un mariage d’impressions douces se faisait entre l’espoir que lui donnait son frère, et la sensation de S’en aller vers Briois, c’est-à-dire vers Jean, celui auquel jamais elle n’avait cessé de penser. Le revoir ! C’était cette idée qui la faisait vibrer comme une créature de vigueur dans les bras de Paul, qui lui donnait ses larmes heureuses et l’air de mourir. Lui la questionnait tendrement, qu’avait-elle ? Il s’inquiéta, la tourmenta. À la fin, cette ardeur de mourante l’éclaira ; il se souvint qu’elle avait vingt-trois ans, qu’elle possédait sur la vie des droits puissants, que ce petit cœur infiniment frais et pur pouvait bien s’être gonflé de tendresses secrètes pour quelque être de rêve qu’aiment les jeunes filles ; quelque poitrinaire de là-bas… Qui savait ?

— Ma petite Henriette, murmura-t-il en cherchant des mots exprès pour toucher à ces délicatesses, n’y a-t-il pas dans ton cœur… un nom…

Elle ne répondit pas.

— À qui penses-tu en cette minute, Henriette ?

Le faible sang qui la faisait encore vivre n’eut pas la force de monter à ses joues ; elle ne rougit pas ; ses yeux morbides n’eurent pas une lueur quand elle dit :

— C’est à Jean !…

Elle défaillit seulement un peu plus dans l’oreiller.

Tisserel fut pris d’un grand trouble devant la découverte de ce secret. L’âme d’Henriette lui parut soudain un abîme. Elle aimait. Il la contempla comme une femme nouvelle. Défigurée, dans sa chair fanée, sous les choses mortes et figées qu’étaient devenus ses yeux fleuris, et l’aspect horrifiant de la mort qui s’affirmait déjà, elle lui parut belle. Aux plis de sa bouche, la souffrance des affections meurtries, qu’il connaissait si bien, se dessinait ; médecin et en même temps expert douloureux en ces choses, il comprenait et analysait les battements de son cœur alourdi, et jusqu’à sa fatigue de porter en soi ce fardeau de son cœur. Il l’embrassa longuement au front comme une chose sacrée. « Voilà donc ce que c’est qu’une femme qui aime ! pensait-il dans une cruelle envie, en la tenant ainsi, ne pesant guère plus à son bras qu’un cœur aux palpitations sourdes ; la voilà, vibrante, tremblante, amoureuse de l’ami lointain, dont sa pensée depuis des années, peut-être, est pleine. Elle n’a plus qu’un souffle de vie, elle le lui donne ; il lui vient un espoir absurde de guérir, elle le retourne vers lui ; tout ce que je tiens ici, tout ce qui fut un être charmant, tout ce qui est encore une vie humaine, la plus haute, la plus exquise, est à Jean ; elle lui est donnée en pensée, mon Henriette ; ce que je dis être mon Henriette, et qui est son Henriette à lui, sans qu’il s’en doute, le malheureux ! »

— Tu l’aimes, lui, Cécile ?…

Et il ajouta ce cri naturel de la curiosité familiale entre frères et sœurs, qui s’indignent et s’irritent de tout ce qui peut se jouer dans le cœur des autres à leur insu.

— Depuis quand ?

— Depuis presque toujours, fit-elle, les yeux clos, épuisée ; je puis bien te le dire, c’est vrai, mon pauvre Paul, je ne sais ce qui me retenait si fort de tout te conter. Je le voulais, au fond, pour que tu le lui dises quand j’aurai disparu, si je ne me remets pas. C’est surtout quand il est revenu se fixer à Briois ; j’ai senti que c’était l’être pour qui j’étais créée ; j’éprouvais que je lui aurais obéi avec délices ; il m’aurait demandé de le suivre dans un désert, je l’y aurais suivi ; il m’aurait demandé de souffrir toute ma vie pour le rendre heureux, j’aurais souffert en jouissant comme tu ne peux le savoir ; il m’aurait demandé ma jeunesse, ma joie, ma santé, je lui aurais tout donné, Paul, tout ! Hélas, il ne m’a rien demandé du tout ; et je me suis sentie bien inutile alors, bien bonne à rien. La maladie m’a prise. S’il m’avait aimée, il y aurait peut-être eu en moi un ressort qui se serait levé pour réagir, pour lutter. Je n’avais pas le courage. Oh ! il m’a fait bien du mal sans le savoir… le pauvre ami. Si je meurs, tu le lui diras après… je veux qu’il sache.

Il la vénérait en ce moment avec une religion plus profonde ; il se répétait :

— Voilà ce que c’est qu’une femme qui aime, qui ne s’appartient plus, et qui, blessée à en mourir, aime encore celui qui la tue ! Voilà pourquoi elles sont faites ; voilà ce qu’elles devraient être toutes ; voilà ce qu’un homme devrait adorer à genoux quand il le rencontre.

Il s’expliquait mieux à présent la marche souveraine du mal sur la pauvre nature déprimée par son chagrin d’amour. Elle avait eu, pour expliquer tout, un mot de lucidité : « S’il m’avait aimée, il y aurait peut-être eu en moi un ressort qui se serait levé pour réagir. » C’était cette réaction animale de tout être jeune et vital sur les causes morbides qui avait fait défaut. Sa peine la minait en même temps que le bacille. Il avait été loisible au mal d’aller vite.

— Cécile est un misérable ! se dit-il, pris de haine pour son ami.

Le train vertigineux roulait toujours dans la nuit. Les cloches s’étaient tues partout ; mais les lampes, en petits points de feu, luisaient toujours aux carreaux des maisons lointaines. C’était partout maintenant le joyeux réveillon. Ce bonheur répandu, presque national, fit mal à Tisserel. Il se révoltait. Son regard tomba sur cette enfant qu’il chérissait plus fort que jamais ; elle s’endormait ; il l’étendit le long de son matelas avec un soin tendre. Vraiment, elle était morte à demi ; ce n’était plus d’elle qu’un souvenir ; et elle se mourait d’aimer… Comme c’était adorablement féminin et beau ! Alors il se souvint du corps magnifique et fort de Jeanne Bœrk, qui insultait de son insensible béatitude cette chère petite créature de douleur, et il comprit qu’il avait fini de l’aimer.

XVII

Ces jours de fête, pendant lesquels Marceline Rhonans eut dans sa vie laborieuse le vide des vacances, lui donnèrent le spleen. M. de Rhonans, son père, devait venir à Briois ; un malaise le retint, elle resta seule. La bonne entente qui jusqu’ici n’avait pas cessé entre elle et Jeanne Bœrk était troublée par un sentiment étrange que ne définissait ni l’une ni l’autre. Elles ne se ravirent pas de toute cette période. Marceline apprit d’ailleurs le changement de service qui transférait, à l’hôpital des Enfants, dans le quartier opposé de la ville, le nouveau logis de l’étudiante ; elle s’expliqua que les soins de l’installation l’aient retenue. Elle voulut passer son temps à lire, mais elle se sentit prise d’un dégoût de tout qu’elle n’eut pas même le courage d’analyser. Tous les soirs, à quatre heures, la servante allumait les lampes du salon ; et elle se tenait là, un livre à la main, à regarder flamber les bûches dans la cheminée. Cette pièce était celle qu’elle trouvait la moins triste. Le premier janvier, elle y reçut plusieurs visites d’élèves dans le courant de l’après-midi. Elle l’avait ornée de fleurs. Il y avait sur la cheminée, à droite et à gauche de la pendule Louis XVI, dans des vases de cristal ; des violettes fines et des mimosas lumineux et légers ; il y avait, sur la table où posaient les photographies de ruines phéniciennes, des roses et des tubéreuses qui rendaient odorant le moindre mouvement d’air, et des abat-jour de soie peinte projetaient, sur les lambris blancs et le papier velours gris perle, des lueurs roses. À cinq heures, elle se trouva seule. Elle se dit alors que le docteur Cécile allait venir sans doute. Il y avait entre eux une naissante amitié qui s’était rapidement conclue sur le genre de terrain où ils s’étaient rencontrés et connus. Il était presque élémentaire qu’il vint aujourd’hui. Elle l’attendit, les yeux sur la pendule. Elle éprouvait à sa conversation, et à une sorte d’essence fine qui émanait de lui, un extrême plaisir. Elle se le rappelait assis au fauteuil qui lui faisait vis-à-vis ; elle revoyait la distinction délicate de son geste, son regard en même temps impénétrable et chercheur ; son œil bleu féminin sous l’arcade puissante du sourcil. Elle l’attendit deux heures. Il ne vint pas.

Elle dîna. On aurait cru que pour la première fois elle s’apercevait que dans cette petite salle à manger tiède et paisible, avec ses auvents fermés sur le boulevard, elle était seule. De temps à autre, le passage d’un tramway électrique l’ébranlait comme un coup de tonnerre, et tout rentrait dans le silence. De la ville recueillie en cette fête familiale du « jour de l’an », aucun bruit ne venait. Mais dans chaque foyer, pensait Marceline, que de cris d’enfants, que de rires, que de tendresses, que de chansons ! Vivre seule et sédentaire, c’était trop. Quand viendrait pour elle la période de sa grande exploration vers le passé ? Pour quand son voyage ?

Elle avait à peine effleuré les mets servis ; elle remonta au petit salon. En regardant le bois s’éteindre au feu, elle se sentit des larmes dans les yeux.

Alors, d’un effort se ressaisissant, elle prit une décision grave. Elle avait à Paris un vieil ami de son père, ancien professeur de Faculté, membre de l’Institut et fort influent dans cette sphère où il s’occupait d’elle. Elle lui écrivit le soir même de ce premier janvier, lui demandant si les voyages qu’elle avait toujours rêvé de faire en préparation de son histoire de l’antiquité ne pourraient pas affecter la forme d’une mission universitaire dont elle serait chargée au nom du département de l’Instruction publique. Elle répugnait d’ordinaire à demander une faveur, et cette lettre était peut-être le seul exemple d’une chose qui, dans ses actes, ressemblât à une supplique. Mais c’était encore là une face de sa force qui accomplissait, sans de trop minutieux scrupules, le grand programme de sa vie. L’ennui dont elle se sentait la proie depuis quelque temps lui avait trop causé cette peur que donne aux gens sains la maladie. Son énergie luttait.

Le vieil homme demeura plusieurs jours sans répondre. Elle perdit l’espoir de réussir, et gagna par contre cette blessure d’amour-propre d’avoir sollicité une impossibilité. Elle voulut faire une cure de travail, et préparer plus soigneusement que jamais sa conférence d’ouverture des cours publics sur la Grèce. Elle fit dans la bibliothèque de Briois, qui tenait une partie du musée de peinture, des pauses qui se prolongèrent des journées entières. Une frénésie laborieuse la possédait. Elle avait le cerveau en feu. Après avoir lu tout ce que les rayons municipaux possédaient sur son sujet, elle écrivit en une nuit sa conférence, qu’elle n’avait jamais sentie si piquante et si renseignée à la fois. Elle y avait eu des mots d’esprit et une philosophie, majestueuse en son fond, qui s’offrait badinement, car cette aimable mentalité de femme transformait et allégeait toujours, à l’usage de ses auditeurs, les bases lourdes de la grande Pensée.

— Le repos ne me vaut rien, se disait-elle, c’est dans le travail que je m’alimente ; que Dieu veuille toujours me mener comme un cheval qu’on harcèle, fouette et éperonne, pour qu’il ne s’arrête jamais.

Et si quelqu’un l’avait entendue, frêle de forme comme elle était, avec la finesse féminine de son cerveau qui était sa caractéristique, formuler cette comparaison, si saisissante pourtant, avec la plus puissante des bêtes de somme, il aurait ri sans comprendre. C’était vrai. Il y avait dans sa destinée quelque chose d’austère et de terrible, une loi implacable. On l’aurait bien saisi en ces jours-là à la voir étouffer sa mélancolie sous l’amas des idées, des réflexions, des recherches, des abstractions qu’elle entassait à plaisir, à profusion, comme un trompe-la-faim, sur les besoins inavoués de son âme.

Et ce fut ainsi armée qu’elle reparut pour la première fois de l’année à l’Hôtel des Sciences. Un bien-être la prit. Elle pensa qu’après la crise bizarre traversée elle allait reconquérir les nobles habitudes d’autrefois. Elle aimait son auditoire en masse, comme une personnalité ; une personnalité née d’entrer à l’amphithéâtre, à deux ou trois cents pour l’entendre. Jamais elle ne s’était sentie le posséder mieux ; jamais elle n’avait connu ainsi son pouvoir, sa maîtrise sur ces cerveaux épris d’elle ; sans détailler tous ces visages d’hommes ou de femmes sous l’éblouissement de tant d’yeux qui la dévoraient, elle reconnaissait à la volée les rangées accoutumées, les groupes des jeunes gens à droite, certains chapeaux de femmes, où parfois, dans l’effort de la phrase cherchée, son regard s’était obstiné comme il arrive à ceux qui parlent en public. Elle avait ce qu’elle appelait l’exaltation des grands jours, la sensation d’art et de force qu’elle aimait tant éprouver en parlant.

Pour ceux qui l’écoutaient ce soir-là, ce fut une magie. Insensiblement, par sa parole, elle avait fait disparaître les formes du lieu. L’amphithéâtre n’était plus, ni ses hautes baies cintrées où flottait la toile blanche des rideaux froncés, ni ses lustres électriques éclairant la descente des gradins, ni le tableau noir gigantesque du fond qui se coulissait par feuilles horizontales au gré du maître. Une peinture vague de l’antiquité, teintée de couleurs de rêve, se faisait à leurs yeux. Il passait dans l’air comme une procession légère d’Athéniennes aux lignes pures ; Marceline évoquait jusqu’aux battements de leur voile, analysé strictement au poids même de l’étoffe, jusqu’au piétinement de leurs sandales de cuir, jusqu’à la cadence de leur marche, aux parfums de leurs cheveux et de leurs corps, frottés de nard. Elle décrivit, d’après Thucydide, une messe païenne au temple de la déesse. On vit les colonnes immenses, les architectures lourdement abattues en moellons ruinés, sous les ronces, réédifiées en quelques mots fins de cette pittoresque imagination ; puis par plaisir, par une fantaisie de son âme religieuse, elle s’attarda à l’esprit de foi de ces assemblées possédées d’un culte ; elle réédifia l’architecture bien autrement poignante et précieuse de ces âmes. Elle négligeait, comme on le doit parfois, les formes extérieures du sentiment pour ne plus retrouver sous ces violences mystiques que l’universel et impérissable sens de la Divinité chez toute l’espèce humaine, ce qui était pour elle la lumineuse expression de Dieu. Elle dit à ce sujet des choses émues et infiniment hautes ; elle parla de la tendance eucharistique des Grecs. Les termes lui devenaient ici rares et difficiles ; elle se sentait parler à des intelligences qui ne la comprenaient plus, peut-être, ce qui est pour l’artiste le plus douloureux sentiment. Dans un travail violent de pensée, cherchant des mots qui rendissent sa théorie susceptible d’être entendue de tous, la tête posée sur une main et tournée machinalement, les yeux fixés, sans voir, vers un coin de l’amphithéâtre moins peuplé d’auditeurs, elle poursuivit :

— Le Grec, suivant un rite, plaçait sous ses aliments, à table, un gâteau de froment où il représentait le principe de la nature ; il l’appelait le Pain-Cérès. C’étaient, ces gâteaux, des Cérès, comme il disait…

Elle s’arrêta, la pensée déviée, prise d’une inimaginable distraction et ne sachant plus rien ; ses yeux, qui ne voyaient pas, s’étaient éclairés soudain et avaient vu. Ils avaient vu là-bas, dans ce coin où ils n’allaient jamais, ceux de Jean Cécile rivés à eux. Il était là ! il était venu l’entendre ! il la regardait sans qu’elle le sût ; et quand ils se furent ainsi reconnus à ce hasard des prunelles, elle sentit en elle un inexprimable contentement, qui fut presque vers lui un sourire dont nul ne vit rien, que lui seul.

Ainsi fut noué entre eux, dans cette seconde de silence, au milieu de sa pensée la plus abstraite, une espèce de mystère. De ce moment elle se reprit à parler, mais elle ne parla plus que pour lui.

— Le chrétien qui communie, dit-elle, ne peut-il pas trouver, dans cette obscure cérémonie, une expression de cette faim eucharistique dont les théologiens reconnaissent l’existence ?

Un regain d’éloquence la prit ; elle parla longtemps encore sans que personne soupçonnât quelle fatigue l’avait tenue toute une minute en suspens dans sa phrase. Elle fut gaie, amusante et spirituelle. Il courait dans l’auditoire, à l’entendre, des frémissements d’admiration. On riait délicieusement, légèrement, de ses mots charmants. Cécile le remarquait avec orgueil, avec jalousie, avec l’anxiété que tout fût fini et qu’il pût l’entendre lui parler seule, dans la rue, quand il l’aurait rejointe à la sortie.

Pendant que la foule, débordant de l’Hôtel des Sciences, s’éparpillait en stationnements de groupes, bruissante, bourdonnante, le long de l’étroite rue que borde à gauche la muraille aux clochetons aériens du Palais de Justice, Marceline rapidement se faisait une trouée et disparaissait vers la rue Jeanne-d’Arc. On s’écartait pour elle ; il se faisait à son passage du silence, on la suivait des yeux…

Ce fut sur le boulevard désert que Jean, qui l’escortait de loin, l’aborda. Elle le savait proche d’elle ; elle l’attendait. Sa survenue ne la surprit pas ; elle lui tendit la main.

— Comme vous avez été aimable, docteur, de venir m’entendre ce soir ; j’en suis très fière.

— Depuis que je vous connais, répliqua-t-il, c’est un plaisir que je ne me suis jamais refuse. Vous venez à mon cours, vous ?

— J’y suis toujours à cette même place où j’ai senti que vous me voyiez ce soir.

Ils marchèrent ensemble, sans rien se dire, avec une sorte d’embarras, tout un moment.

— Je vous remercie, dit à la fin Marceline.

— Les remerciements, c’est moi qui vous les dois, fit Cécile, ce soir surtout, pour les choses adorables que vous avez dites. Je ne croyais pas qu’on pût éprouver une satisfaction telle à entendre traiter de pareilles questions par une femme. Je vous admire, mademoiselle.

Marceline ne repoussa pas le compliment qui la touchait comme nulle louange ne l’avait jamais fait. L’admiration de Cécile, dont elle sentait si bien, sous l’expression dénuée de formes, la vérité, la pénétrait d’un triomphe exquis, le seul qu’elle eût absolument goûté jusqu’ici. Elle se sentait vraiment, pour cet homme fin et secrètement mélancolique, une amitié vive, une amitié pressante, désireuse de s’avouer, d’être exprimée et franchement posée entre eux. Elle le lui dit à peu près par ces mots :

— Je suis heureuse, moi, docteur, que vous ayez pour ma manière de penser cette sympathie ; j’ai cru le deviner ce soir en parlant, et moralement cela m’a été un inexprimable repos dans mon travail de parole. Il est si pénible de sentir des voiles infranchissables entre les intelligences et soi ! Je souhaite qu’entre nous il n’en soit jamais ainsi, et qu’une bonne entente dure toujours, au contraire.

Cécile ne lui répondit pas ; elle se demanda pourquoi. Ils cheminaient l’un près de l’autre, très lentement. Cette nuit de janvier était claire et gaie avec de beaux nuages d’un blanc doux, velouteux, qui voilaient presque sans cesse la lune. Il ne passait personne. Les allées sarclées s’allongeaient sous la ramure des platanes nus la lune y esquissait de temps en temps l’ombre des arbres en raccourci, et les deux jeunes gens piétinaient alors dans ce réseau noir, irréel, des branches enchevêtrées. Ainsi se tendaient traîtreusement sous la marche de leurs cœurs, d’artificiels obstacles.

Ils allaient atteindre la maison de Marceline. Jean fit rêveusement :

— L’entente absolue…

Elle crut alors qu’il faisait allusion à ses convictions religieuses qu’il ne partageait pas : ce qui serait toujours entre eux une divergence.

— Je l’espère, cette entente, dit-elle. En tout cas, sous certains aspects différents, combien souvent les âmes sont proches ! Vous êtes, monsieur, inconsciemment religieux ; il y a en vous une piété innée ; vous connaissez Dieu sous un autre nom que nous, que moi ; pour vous c’est le Bien, et vous le servez. Je vous crois bon. La bonté, c’est la piété. Voyez comme nous pourrions nous entendre.

Ils étaient arrivés ; elle lui dit adieu. À quoi tenait que ce soir, quoi qu’ils dissent, quelque chose d’eux-mêmes allait plus loin que leurs paroles ? Marceline souriait, lui tendit la main. Cécile la regarda et dit :

— Je vous admire.

Et elle trembla si fort qu’elle eut peine à mettre dans la serrure son étroite clé. Elle pensa en montant l’escalier : « Comme ce cours m’a fatiguée ! je ne suis pas capable de lire une ligne ce soir. » Elle gagna sa chambre et se débarrassa lentement de sa toilette de ville. Une fenêtre plongeait dans une espèce de jardin, fermé de maisons hautes, et qui paraissait ici profond et sombre dans la demi-nuit. Elle vint y songer à cette conférence, qu’elle sentait sa meilleure. « Qu’ai-je pu dire ce soir, se demandait-elle, qui lui ait tant plu ? » Elle se remémorait ses mots, ses évocations, l’idée et l’unité qui présidaient à sa causerie. Et toujours lui revenait l’avertissant souvenir de l’adieu de Cécile ; ce « je vous admire » si étrange qu’il avait dit, les yeux levés sur elle. Parfois une idée lui venait, qu’elle repoussait comme ridicule : « C’est un intellectuel, j’en suis une autre, et voilà tout… », se disait-elle.

Le lendemain matin, le courrier lui apporta la réponse du vieil ami auquel elle s’était adressée :

« Ma chère enfant, lui disait-il, j’ai voulu voir plusieurs personnes au sujet de ce que vous me demandiez, et qui de prime abord m’avait paru impossible, étant une chose sans précédent. Je dois vous avouer que les hommes compétents auxquels j’en ai parlé en ont jugé comme moi. Vous ne pouvez pas être chargée de mission d’études dans une contrée qui n’offre pas d’intérêt au département dont vous relevez. L’administration de l’Instruction publique n’aurait rien à y gagner. Cependant, les démarches que j’ai faites m’ont donné lieu d’entendre, à côté de ce qui nous occupe, divers propos vous concernant qui m’ont fort intéressé. J’ai compris que votre réputation était faite ici, que votre talent y est tenu en honneur, et que, du lycée de Briois comme de l’École des Sciences, sont venus de vous des échos très flatteurs. Sans nommer personne, je puis vous le dire, l’estime dans laquelle on vous tient ici — tant pour votre mérite et votre savoir que pour votre personne même — m’a fait penser que Ce que vous désirez serait accordé d’avance. Si donc vous teniez à pousser plus loin votre dessein, vous pourriez venir et, agissant vous-même, intéresser à ce que vous souhaitez des personnalités utiles. Les études que vous projetez sur l’antiquité peuvent prendre, de votre valeur propre, une haute importance, et je ne m’étonnerais pas que certains de ces messieurs le conçoivent. Il existe des bourses de voyage, et s’il n’en était pas, vous êtes de ces personnes pour qui l’on en créerait aisément. Voyez donc ce que vous avez à faire, et comptez sur le succès. »

Marceline lut cette lettre ; elle la relut pour y retrouver la satisfaction d’amour-propre dont ces lignes pouvaient très justement l’emplir. Plutôt qu’un grand orgueil, elle en concevait cette quiétude agréable de sentir sur soi la complaisance des sphères plus hautes. Ainsi ses chefs, cette lointaine et profonde hiérarchie, dont elle dépendait, mettaient en elle leur confiance et leur admiration. Elle en éprouvait une joie presque naïve ; elle n’y avait jamais songé ; elle l’ignorait. Mais pour le point de la lettre qui répondait justement au désir de sa vie même, il la laissa presque indifférente.

— M’en aller ? se demanda-t-elle, pourquoi ?

Elle omit de se poser la question inverse :

— Ne pas profiter de l’offre, pourquoi ?

Elle connaissait assez le discret personnage qui lui avait écrit ces lignes pour ne pas deviner que tout ce qu’il lui disait était dit à bon escient, et au nom même de ceux-là dont mystérieusement il parlait. C’était presque une avance que lui faisaient là ses supérieurs, un engagement qu’ils prenaient de se prêter à ses désirs, elle se sentit l’enfant gâtée de l’austère administration, et elle s’en contenta. Il lui venait un sens nouveau de sa jeunesse, qu’elle n’avait pas eu l’autre jour en se lançant en cette affaire. Elle se regardait à la glace et se disait : « de suis une jeune fille. » Elle : avait en effet vingt-six ans, et sa forme vive, ses yeux bougeants et gais les démentaient encore. Et soudain l’excursion formidable, non point tant dans les lieux que dans le temps, l’écrasait. « Je suis heureuse ici », pensait-elle, ayant oublié le marasme et la solitude où elle avait été prise l’autre jour de cette idée : fuir Briois. Et il lui semblait salutaire de jouir encore quelques années de cette agréable vie, mitigée de travail, de fortes satisfactions mentales, et de douces sympathies qu’elle sentait autour d’elle plus qu’elle ne les nommait.

Elle répondit au vieil ami par une lettre vague, qui semblait n’être pas signée par sa main si ferme et décisive. Elle ne s’y engageait ni ne se reprenait ; elle remerciait du bon vouloir dont elle profiterait en temps utile. Et quand la lettre fut partie, son existence ainsi fixée à Briois lui parut délicieuse comme jamais. Les petites lycéennes la trouvèrent ce jour-là pleine d’une joie intérieure qui lui faisait tenir des propos amusants dont elles riaient de toutes leurs forces. L’après-midi, elle donna ses leçons activement, sans distraction ; elle avait, établie au fond de toutes ses pensées, une de ces gaîtés puissantes, comme en donne parfois, sans qu’on sache pourquoi, une radieuse journée de printemps. Il pleuvait…

Quand elle se retrouva seule le soir, en sa salle d’études, les coudes posés au grand bureau, elle ferma les yeux et revit Jean Cécile lui dire, à la porte, l’autre nuit — l’expression de ses prunelles. timides si grave, si belle :

— Je vous admire !

Alors son cœur se gonfla d’une bonté, d’une charité grisantes ; elle sentit que de toutes ses espérances, de ses projets, de ses joies, des règles de sa vie, d’elle-même, elle pourrait faire sans pompe, et très obscurément, le don complet à ce cœur d’homme qui éveillait en elle les suaves tendresses inconnues. De ce qu’il n’était ni célèbre, ni très brillant, elle tira un délice de plus à immoler tout ce qui, jusqu’ici, lui avait été si orgueilleusement cher. Il lui venait des larmes comme elle n’en avait jamais eu ; si paisibles, si douces !

— C’est beau et bon, s’avouait-elle ; et je n’ai pas honte ; c’est divin ! S’il veut ma vie, je la lui donnerai, et je sens qu’il la veut ; je sais qu’il va venir, un jour, bientôt, demain peut-être, et qu’il me la demandera. Cher ami ! cher ami !

Elle n’en disait pas plus, ce vocatif suffisait à toute l’émotion de son âme. Les mots de passion qu’elle avait entendus autour d’elle, dédaigneusement, riant volontiers de leur niaiserie enivrée, ne pouvaient convenir au sentiment simple qui la possédait. Elle était surhumainement heureuse ; si loin au-dessus de tout, que le plus fort argument de sa philosophie de cérébrale contre l’amour ne lui était même plus sensible. Une chose mystérieuse l’avait soudain portée à ces altitudes où elle gardait l’impression illusoire que nul n’avait jamais atteint ; ce qui lui ôtait toute faculté d’un jugement qui s’exerce par comparaison.

On sonna. Elle reconnut la voix de Jean et elle s’effraya d’avoir eu à ce point le sens de sa venue prochaine ; car alors c’étaient déjà leurs esprits irrémédiablement, occultement enchaînés par des forces qu’ils ne pouvaient ni mesurer ni maîtriser. Et elle se sentit si pâle, si défaite à sa venue, qu’elle écarta de son visage la lampe, pour être moins vue de lui.

Ils étaient aussi tremblants l’un que l’autre. Lui s’excusa de venir, il donnait pour prétexte de sa visite, qui serait très hâtive, un dernier mot qu’il lui devait concernant Tisserel et Mlle Bœrk. Marceline le recevait pour la première fois dans l’intimité de son cabinet de travail. Elle le vit regarder longuement la table où s’accomplissait le mystère de son grand labeur quotidien, les rayons de bois blanc chargés de livres, le buste de Michelet là-bas, éclairé par la lampe qu’elle avait repoussée jusque-là…

— Mon pauvre camarade est bien malheureux, disait-il, mais non point par ce que vous pensez. Mademoiselle Tisserel est revenue à Briois ; son état inspirait de telles inquiétudes, qu’il a dû aller la reprendre là-bas. Vous imaginez ce voyage, auprès de cette mourante ! Il m’a écrit d’aller le voir. Je l’ai trouvé horriblement déprimé.

— Vous savez, interrompit-elle, que Jeanne…

— Je sais le coup d’État, dit-il. En ville la rumeur publique me l’avait appris, et ce que nous connaissons de sa vie me l’a fait comprendre. Elle fuit Tisserel ; elle fait bien ; il commençait à la haïr. À l’hôpital des Enfants, il ne la verra plus.

Marceline ne répondit pas. Elle revivait la scène qu’elle avait eue sous les yeux. Elle était trop discrète pour en rien dire, mais Cécile devait être instruit de tout, car il la devina.

— Tisserel m’a parlé de vous, mademoiselle, fit-il avec une intonation nouvelle plus grave, plus émue, qui fut pour Marceline l’équivalent du plus tendre aveu ; il m’a dit ce que vous avez été pour lui délicate et bonne. C’est vous, je ne sais comment, qui avez adouci pour lui l’amertume de n’aimer plus une femme qui lui était très chère. Il m’a conté votre pitié, votre mot de pitié. Il m’a dit : « Mademoiselle Rhonans est meilleure qu’elle ! »

— Qu’avez-vous répondu ? demanda Marceline sans trop savoir ce qu’elle disait.

— Rien, fit Cécile, je ne vous ai pas mesurée à elle.

Elle sentait avec un bonheur immense tout ce qu’il gardait en lui sans vouloir le dire. Après un silence, il reprit :

— Tisserel a été bien imprudent ; je l’avais averti ; on n’aime pas une Cerveline.

— Une Cerveline ? releva en souriant mademoiselle Rhonans, que le mot amusa ; vous appelez Jeanne une Cerveline ?

— Je pressens que le terme s’imposera bientôt pour signifier les femmes qui lui ressemblent, dit Cécile, d’une voix qui s’altérait. Vous le verrez ; on l’emploiera, parce qu’il y en aura trop, pour ne pas former comme une caste… Vous comprenez, une Cerveline ?…

Il la regardait alors anxieusement, désespérément.

Marceline ne répondit pas ; elle leva seulement ses deux mains à ses tempes, avec un mouvement qui était comme le signe d’un reflux de vie. Elle avait deviné. Elle avait aussi deviné, à n’en pas pouvoir douter davantage que s’il l’eût dite tout haut, la demande qui était dans ses yeux, dans l’ardente prière de tout son être. Elle se recueillit un instant, sachant qu’elle allait dire là quelque chose d’irrévocable, la concession suprême de ses altières théories, le mot dont la portée secrète allait l’engager à cet homme comme une promesse.

— Je ne suis pas une Cerveline.

Il comprit qu’elle l’aimait. Il allait être heureux, et de quel glorieux bonheur ! De tout ce dont cette âme magnifique lui faisait don ; et il éprouvait que c’était là véritablement une oblation sans prix. Ce n’était pas seulement de sa personne — l’être charmant qu’elle paraissait aux yeux — qu’elle lui faisait don ; elle renonçait aussi pour lui à une existence illustre ; elle brisait sa vie pour la lui offrir. Sa célébrité, l’ordonnance admirable de ses travaux, ses plans d’avenir, son essor libre d’indépendante, elle lui donnait tout. Il en sentit moins d’orgueil, qu’une reconnaissance et une humilité éperdues.

— Oh ! si j’étais un grand homme ! soupira-t-il en se prenant le front de ses deux mains.

Marceline transfigurée souriait.

— Que feriez-vous, monsieur Cécile, si vous étiez un grand homme ?

— Je dirais des choses qui ne me sont pas, qui ne peuvent pas m’être permises !

— Mais qu’appelez-vous être un grand homme, redit-elle encore, stupéfaite de se trouver vers ces tendres propos, ces paroles affectueuses, une tendance délicieuse. Moi, j’appelle un grand homme un être d’une grande intelligence, d’un grand cœur, et d’une grande vie. Il lui faut être fin, délicatement curieux de tout, savant en mille choses qui ne s’apprennent pas dans d’autres livres que dans celui de sa propre Pensée ; il lui faut avoir cette candeur des hommes qui s’appelle la franchise. Il lui faut être bon, indulgent aux autres, charitable et utile. Oh non Dieu, utile surtout !… et capable d’aimer beaucoup. Cet être-là, quand même il ne serait pas populaire dans toute une nation, quand même son nom ne serait pas universel, serait encore un grand homme.

Cécile le voyait clairement, c’était lui qu’elle avait peint dans ces douces paroles pleines d’amour. Il ferma les yeux sans répondre et se dit : « C’est ma fiancée qui me parle. » Plus elle se rapprochait de lui par cette sorte d’engagement si touchant, plus elle lui semblait inaccessible, sacrée et vénérable. Sa fiancée ! sa sainte fiancée ! Pour quelle femme avait-il éprouvé jamais ce qui devant celle-ci closait ses lèvres au mot le plus bénin d’amour. Il ne savait rien d’elle, de sa vie antérieure, des pensées qui avaient pu peupler ce jeune cour, de ce qui s’y était passé de secret ; mais avec toute la formidable science qui dormait sous ce front de jeune fille, quelque chose d’indiciblement pur régnait. Elle possédait, elle, ce qui est la franchise de la femme jeune : la candeur. Il lisait en elle et pensait : « Par quels mots lui dire que je l’adore ? »

Il ne le lui dit pas ; il lui semblait avoir devant les yeux une enfant qu’un terme trop vif épouvante. Il la voulait délicate et s’offensant d’un rien. Elle serait sa femme ! Ils s’achemineraient à l’Union par les voies honorables et tranquilles des fiançailles bourgeoises. Il s’étonnait d’avoir pu venir seul chez elle, à la nuit, comme ce soir ; soudainement il en était gêné ; il ne pourrait plus recommencer désormais, et il fit un projet…

— Moi, je ne suis rien, prononça-t-il après un long silence de rêve, vous le verrez quand vous me connaîtrez mieux, mais vous pourriez m’apprendre à être quelqu’un.

— Hélas ! suis-je quelqu’un moi-même ? murmura-t-elle.

Elle pensait, il le vit bien, à l’harmonie de sa vie que le doux entraînement de l’amour était venu déranger, sans qu’elle y pût rien sans doute ; elle se sentait faible ; combien il l’aimait ainsi ! Et il se rappela ses inflexibles principes contre la passion, son scepticisme, son dédain de l’amour, et l’album qui était le document terrible où elle puisait sa philosophie. Chose exquise ! sa philosophie, elle la lui avait donnée maintenant, et il l’avait ainsi déjà presque toute à lui.

— Vous êtes, lui dit-il avec une religion profonde, la plus haute, la plus noble des femmes, la meilleure.

Il se leva pour se retirer ; ils traversèrent ensemble le cabinet d’études et le petit salon ; il disait tout bas à côté d’elle :

— J’étais si triste, si malheureux, si seul !… mon appartement de garçon m’était une prison. J’y ai eu des idées si sombres ! j’y ai passé de telles heures ! Ce soir, j’y emporte l’espérance qu’est votre sourire. Ma vie est changée par vous, pour vous ; elle est à vous. Que je suis heureux !…

Ses lèvres muettes, mystérieuses, tendrement entr’ouvertes, débordaient de bonté vers lui quand il se retourna pour la revoir encore.

XVIII

Dans la petite maison du boulevard, était née une Marceline nouvelle qui commençait de devoir allier péniblement sa vie de travail et sa vie de rêve. Le travail lui devenait terrible ; la pensée de Jean la hantait trop ; il lui arrivait de lire des yeux des pages entières pendant lesquelles son esprit n’avait rien vu d’autre que lui. Cécile lui écrivit le soir même de sa visite, et alors commença entre eux ce roman d’amour épistolaire, étrange, indéfini, factice, où chacun d’eux se surfaisait, se contrefaisait, ainsi qu’il arrive dans les lettres qui sont encore moins l’expression des sentiments que le langage. Jean ne savait pas écrire ; il avait l’âme pleine de subtilités dont ce n’était pas son métier de traduire littérairement l’impalpable essence. Marceline avait d’écrire une habitude consommée ; sa pensée possédait mille formes adroites et fines où en arrivait à se perdre sa simple tendresse de femme qui aime pour la première fois. Et par-dessus tout, régnait dans leur correspondance une contrainte de pudeur excessive, venue de ce que, dès le jour où ils avaient compris leur amour mutuel, ils ne se l’étaient pas déterminé franchement l’un à l’autre ; et toujours leurs lettres gardaient la forme de cette amitié passionnée, imprécise.

« J’ai été heureux ce soir, pour la première fois de ma vie, disait-il dans la lettre-prélude, de voir que la personne dont j’avais le plus désiré l’estime voulait bien me compter pour quelque chose et ne pas repousser mon obscure admiration. Marceline, je n’ai pas d’autre mot pour vous que celui de vous admirer ; ce sera celui de toute ma vie. Je souffre qu’il soit sur mes lèvres de si peu de prix. Qu’ai-je à vous offrir ? Je ne suis qu’un pauvre médecin de province, je n’ai rien en moi de brillant ou de flatteur. Si grande que soit mon admiration, si constante et immense, que sera-t-elle pour vous ? »

Marceline reçut ces lignes avec une grosse émotion ; mais elle fut un peu déçue à les lire. Elle aimait incomparablement plus ce qu’elle avait deviné dans l’âme de Jean que ce qu’il en écrivait là. « M’admirer toute sa vie ! se disait-elle avec l’esprit critique et inquisiteur qui était au fond d’elle-même et que l’amour n’avait pu détruire ; le pauvre ami ne sait pas que, dans le mariage, on se blase vite sur les qualités intellectuelles de celui ou de celle qui partage avec vous la vie. Qu’il m’aime toujours, plutôt, je ne lui demande que cela. Pour cette admiration éternelle, je ne la vois guère en ménage. » Elle lui répondit, sa plume tremblant d’émoi :

« Je ne veux plus, cher ami, que votre modestie vous fasse écrire des choses qui me peinent. Si j’ai un peu de talent, et je crois que celui que vous avez conçu de moi dans votre indulgence dépasse dix fois celui dont j’ai pu faire montre devant vous, — rien ne me sera plus flatteur que d’apprendre si je vous ai intéressé. Mes petites lycéennes m’écoutent en bâillant quelquefois ; je n’arrive à capter l’attention des femmes qui m’entendent à la conférence que par des artifices où se prend leur légèreté : je leur montre un bijou antique ; je dessine au tableau la ligne d’une tunique, ou je drape un voile au mannequin. Aux jeunes hommes qui m’écoutent, je fais la part de la psychologie dont ils sont friands. Mais si la forme de ma parole, les images dont je l’illustre, et surtout la pensée dont, à l’insu de mes auditeurs, j’en tâche de faire la substance, vous ont atteint et vous ont plu, cher ami, Croyez que là vraiment est mon succès, et que je n’en demande pas d’autre. »

Elle attendit impatiemment la réponse à cette lettre où il n’était pas un mot qui ne vibrât d’une pensée tendre. Elle vint de suite. Cécile disait :

« J’ai beau reconnaître sous votre plume la bonté qui lui dicte de tels encouragements, je ne parviens que plus difficilement à me croire, mon amie, moins indigne de vous. Votre bonté est une grandeur de plus qui vous éloigne de moi, et je ne vous en admire que davantage. Que dois-je paraître à vos yeux, avec ma petite science restreinte, ce doctorat, ce misérable grade dont la diffusion diminue le mérite, et qui nous donne quoi ? Le droit d’aller visiter des malades que nous ne pouvons guérir s’ils sont mortellement frappés. J’ai peur que vous n’ayez, vous, celui d’avoir de moi un grand dédain, et c’est ce qui me comble de confusion. Je voudrais à mon tour faire quelque chose de grand qui me rapprochât de vous. »

— Eh ! qu’il me parle donc d’autre chose, s’écria Marceline en lisant. Il n’a pas le même genre de succès que moi, c’est entendu ; mais pour différente qu’elle en soit, son intelligence vaut la mienne, et nous aurions à traiter tant d’autres sujets intéressants que celui de son infériorité illusoire !

Elle essaya de l’y pousser.

« En écartant certains aspects de gloriole bien légers et bien vains, cher ami, je découvre au contraire dans votre métier une supériorité dont je suis fière. Vous avez entre les mains un pou voir magnifique qui n’est pas d’instruire, chose souvent froide et stérile, mais de soulager. Voyons, quand même vous ne guérissez pas, est-ce que de paraître au malade un appui souverain, de l’illusionner, d’être son espoir, ce n’est pas encore un rôle ? Vous êtes de ceux qui peuvent le mieux pratiquer la loi d’amour sur la terre ; je crois que personnellement vous êtes un de ceux qui la comprennent le plus ; comment pourrais-je ne pas vous trouver bien au-dessus de moi ! Songez que j’ai souvent envié votre admirable métier. Philosophiquement, c’est l’un des plus grands. Nous en causerons quelquefois, n’est-ce pas ? Vous me parlerez de vos malades, j’unirai mes vœux aux vôtres pour leur guérison ; car je crois qu’on peut créer autour de ceux qui souffrent comme une atmosphère bienfaisante par ce bon vouloir secret. Avez-vous remarqué que, dans les nations monarchiques, parmi les familles régnantes, il est peu de maladies qui ne cèdent, qui ne cèdent à quoi ? non pas certes au savoir des médecins royaux, lesquels, avec tous leurs titres, n’ont pas reçu la toute-puissance ; non plus à la constitution physique des altesses, qui n’ont ni le sang plus riche ni la vie plus inviolable que d’autres, mais au désir devenu immense de tout un pays qui prie, le désir public, le désir national qui vainc Dieu. Hélas, j’oublie que sans doute vous ne m’entendez pas bien quand je parle de ces choses. »

Et sa lettre longue se perdait en considérations minutieuses sur les idées religieuses où ils se séparaient. Cette Intellectuelle recherchait passionnément dans l’amour l’intimité cérébrale ; à la seule pensée de Cécile, son cœur vraiment se fondait d’affection ; mais c’était en elle une émotion incomplète si elle n’embrassait pas aussitôt la mentalité même de son ami ; ce qui, inconsciemment pour elle, était tout lui-même. Plus anxieusement que jamais, elle attendit sa réponse sur ce terrain qu’elle avait préparé pour qu’ils s’y pussent rencontrer. Ces discussions délicates avec l’homme à qui elle s’était donnée en pensée, n’était-ce pas délicieux !

Cécile répondit :

« Chère Marceline, ma vie ne suffira pas à vous dire ma reconnaissance. Je suis infiniment moins que vous, et vous voulez bien me rapprocher de vous. C’est un mystère qui me confond. Il n’est pas une heure de ma journée où je ne me le rappelle. Plus je vous connais, mon amie, et plus mon admiration pour vous va s’augmentant. Il me semble que je ne parviendrai jamais à vous mériter, si dévoué que je sois à votre volonté, à votre personne dont je suis indigne ; je ne vaudrai jamais la bonté que vous avez de ne pas trop me dédaigner. »

Elle comprit, avec un peu de chagrin, qu’il n’en sortirait pas ; c’était bien là la lettre masculine où l’homme, avec tout l’esprit qu’il possède, peut s’acharner, faute de n’avoir su du premier coup la dire assez subtilement, à une idée fixe, thème sur lequel maladroitement il brode ses enroulements de pensée épaisse. Elle ne l’en aima pas moins. Elle eut seulement le sens douloureux que deux esprits, si épris l’un de l’autre soient-ils, ne fusionnent pas.

En effet, leurs lettres d’amour continuent sur ce ton respectif. Ce n’étaient de leurs sentiments réels que de vagues émanations ; chacun d’eux en souffrait et s’y complaisait ; et pendant que se succédaient, s’entre-croisaient, se poursuivaient ces petites enveloppes anodines où était censée se condenser la passion de ces deux êtres, chacun d’eux, dans le mystère de sa vie, jouait le véritable drame de leur amour.

Quand il avait deviné que cette idéale Rhonans, si impénétrable et inaccessible jusqu’ici, abdiquait pour lui l’orgueil de sa liberté, ivre de joie, de cette joie qu’il cherchait péniblement à exprimer, à épuiser dans ses lettres, il n’avait plus songé qu’à hâter l’union à laquelle la veille il n’aurait osé croire. L’admirable mariage que ce serait ! En revenant chez lui, il remeubla en rêve sa chambre, où il n’entrait plus sans une impression exquise d’attente certaine. « Je la recevrai ici, » pensait-il. Et il imaginait de merveilleuses étoffes, des couleurs féeriques pour les draperies, des bois rares, des formes inimitables pour les meubles. Dans la rue on le voyait s’arrêter, flaner longtemps aux vitrines d’ameublement. Il s’attendrissait à la vue des armoires où elle ramasserait peut-être, avec le soin pieux qu’y mettent les femmes, les linges blancs de son trousseau ; les toiles fines précieusement brodées, toutes ces coquetteries intimes et cachées que, médecin, il connaissait si bien ! Son choix s’arrêtait toujours sur une forme, un bois nouveaux. Il voulait le lit sombre, paré de graves sculptures. Il n’en trouvait pas qui méritât le repos de son amie. Il s’inspirait à son insu du style et du goût qu’il avait vu régner rue de la Pépinière chez Pierre Fifre. À la fin, comme rien ne le contentait à Briois, il écrivit à un architecte de ses amis de lui dessiner des formes d’ameublement pouvant convenir « à une personne très éprise de la civilisation, de l’imagination et de la forme antiques des Grecs ».

Puis il s’agissait en même temps d’établir vite, officiellement leur condition de fiancés, de l’établir même à leurs propres yeux, pour lui permettre ces aveux de passion qui étreignent le cœur des hommes. Il avait reçu de son ascendance bourgeoise un sens excessif des convenances contre lesquelles jamais il ne serait allé. Dès le lendemain du jour où Marceline, si franche et si vraie, lui avait fait l’adorable confession : « Je ne suis pas une Cerveline, » il résolut de se rendre chez ses parents et de leur confier, son projet de mariage, pour qu’ils eussent à faire la démarche de la demande conventionnelle. Il pensait les surprendre, peut-être même les réjouir à la perspective de sa vie ainsi fixée près d’une personne telle. Il ne soupçonnait pas ce qui l’attendait là.

Ses parents possédaient le grand magasin de chaussures qui fait à Briois, de ses hautes glaces à biseaux de miroir, l’angle de la rue Jeanne-d’Arc et du quai. Il y vint ce soir de janvier ; le jour traînait un peu, une fois le soleil couché, dans l’espace large et dégagé de la coulée du fleuve ; c’était un crépuscule teinté de brume bleuâtre qui éclairait encore faiblement l’intérieur du magasin. Comme des bibelots fins, les bottines, la forme noire cambrée des souliers, le brillant des empeignes glacées se miraient dans le cristal des étagères aux étalages ; sur le parquet ciré, glissaient les vendeuses pimpantes et jolies qui lui sourirent à son entrée. Au comptoir du fond, sa mère chiffrait dans un gros registre.

C’était d’elle qu’il tenait sa membrure délicate, sa chevelure sombre et ses yeux de couleur tendre. Elle avait plus de cinquante ans, et dans son visage un peu maladif et fané, où le bistre de Jean s’accusait en olivâtre, ses yeux beaux et distingués brillaient, jeunes toujours. Il lui fit lever la tête en disant :

— Bonjour maman !

— Ah ! Jean fit-elle tranquillement, c’est toi.

Mais au rayon qui passa dans ses yeux en l’apercevant, on pouvait deviner que ce fils unique résumait pour elle la vie avec ses tourments et ses joies.

— Montons, veux-tu ? ajouta-t-elle, si tu as le temps !

Elle savait qu’il venait souvent à la hâte entre deux visites, les mains fleurant l’iodoforme, l’esprit inquiet du diagnostic à faire, la tête pleine des atrocités de la maladie dont il était le perpétuel témoin. Mais aujourd’hui il avait à causer. Elle le précéda donc, par l’escalier tournant de l’arrière-boutique, vers l’appartement splendide du second qui dominait le fleuve. Il y avait là un salon meublé de fauteuils Louis XIII et de tapisseries, dont les trois fenêtres commandaient un balcon sur le quai ; mais on ne l’ouvrait que le dimanche, et dans la semaine il y avait aux dossiers des fauteuils des housses de coutil, des mousselines camphrées à même les tapisseries des tentures, et des voiles de gaze sur chaque bibelot. Madame Cécile mena son fils dans une petite pièce d’angle qu’elle appelait commercialement son bureau, et qui était à la vérité le plus coquet des boudoirs. Elle y possédait une sorte de bonheur-du-jour moderne en marqueterie fine, qui valait bien des paires de bottines. Il portait quatre ou cinq photographies du jeune docteur à l’âge où Jean était encore l’enfant dont il avait toujours gardé la finesse et le regard. Sa mère le fit asseoir devant ce meuble sur une chaise de damas rose ; elle était à son fauteuil.

— Papa n’est pas ici, dit-il, je le regrette ; j’aurais eu besoin de vous deux.

— Tu as encore des dettes ? demanda la mère sévèrement.

— Non, je n’ai plus de dettes, je vous l’ai déjà dit, je gagne de l’argent, au contraire. Et c’est à cause de cela que je peux et que je veux maintenant me marier.

— Ah ! fit seulement madame Cécile qui, pour cacher son trouble serra ses lèvres où naissait à chaque coin de bouche le duvet ombreux des brunes.

— Vous n’en êtes pas fâchée, je suppose, maman ; j’ai bientôt trente-trois ans, j’ai besoin d’un intérieur ; ma vie n’est pas gaie tous les jours.

— Je crois, répondit-elle amèrement, que tu avais chez nous un intérieur tout prêt à te recevoir, quelle heure qu’il fût. Dans tes moments d’ennui tu aurais pu en profiter. Tu n’en as pas abusé.

— Quand on est homme, il faut un chez soi, maman, reprit-il doucement, plus ému que froissé de ce reproche de mère. La femme que j’ai choisie…

— Tu l’as choisie déjà ! dit-elle en s’efforçant de sourire ; vas-tu me la nommer ?

Elle était prise d’une curiosité attendrie et jalouse vers cette inconnue qui la ferait souffrir et qu’elle chérirait quand même, croyait-elle, sur le seul choix de Jean. Elle imagina une jeune fille du grand monde briochin, du grand monde dont elle était le fournisseur, et qui traitait avec elle sur un certain pied d’intimité, car cette riche marchande de race avait en elle cette distinction tranquille, la sapience calme, l’ordre moral absolu, qui faisaient d’elle comme le type de la bourgeoise provinciale. Plusieurs noms, plusieurs beaux visages d’héritières passèrent dans son orgueilleuse imagination maternelle. Jean la com. prit et trembla ; il dit :

— Vous avez entendu parler de mademoiselle Rhonans, le professeur du lycée Sévigné qui fait, à l’Hôtel des Sciences, de si fameuses conférences ?

— Certes oui : plusieurs de nos clientes sont ses élèves, et je t’avoue que je ne comprends guère l’engouement…

Cécile l’arrêta d’un mot.

— C’est elle.

Lentement, les yeux froids et cruels, Mme Cécile croisa les bras.

— Elle c’est de cette créature-là que tu es allé t’éprendre ? Toi si sensé et intelligent, avec ton expérience d’homme qui a vécu à Paris, dans le milieu le plus composite où tu aurais dû apprendre tout ? Toi Jean, songer à faire de cette femme savante ta femme ? Toi que j’ai entendu si souvent railler ces créatures phénomènes qui n’ont ni l’esprit d’un homme, ni le cœur d’une femme, des natures déformées, des têtes farcies de science, des âmes sèches…

Jean pensait aux tendresses de son amie, et ruisselait d’une joie intérieure de persécuté.

— Maman, permettez, dit-il, je l’aime.

— Tu l’aimes ! À dix-huit ans, mon enfant, c’est un argument pour se lancer dans une sottise, mais il y a quinze ans que tu ne les as plus, tes dix-huit ans ; et il ne t’est plus permis de compromettre ton bonheur sur ce mot-là, qui est un mot de caprice.

— Ce mot-là, reprit Jean avec une ferveur secrète, il se mesure à la taille même de celle qui me l’inspire. Si vous la connaissiez, Marceline !

— Tu la connais donc bien, toi ?

— Comme on peut connaître une âme limpide et sincère, se révélant d’elle-même à ceux qui la contemplent. Je l’étudie, sans quelle le sache, depuis six mois, cette âme-là ; je l’ai approfondie, interrogée, creusée, et je l’admire ! Vous-même, si prévenue, mais si loyale et si bonne, maman, vous l’admireriez aussi, elle vous prendrait comme elle m’a pris, si fort, que mon avenir maintenant, c’est elle, ou alors…

— Ou alors ? demanda la mère exaspérée, ironique et froide.

— Ou alors je m’en vais je ne sais où, et je ne reviens plus…

Intelligente et terriblement sensée, elle mesurait en silence, dans l’être de son fils qu’elle connaissait si bien, le ravage de cette passion. Elle avait trop de sang-froid pour éprouver beaucoup de pitié devant ce tourment très inconcevable à ceux qui ne l’endurent plus ; mais en revanche, elle ressentait toute la colère qu’un pareil aveu devait lui inspirer. Elle dit, en modérant ses termes pour conserver plus de force :

— Les reproches que j’ai à faire à mademoiselle Rhonans ne sont pas en eux absolument graves. Ils le deviennent relativement à ce qu’elle est désormais pour toi. Je n’aime pas les femmes si instruites. Elles ne sont pas dans leur voie. Celle-ci a fait trop parler d’elle ; pour un professeur c’est de la renommée, mais pour une femme d’intérieur, c’est quelque chose d’inconvenant. Quoi ! Une jeune fille dont le nom est sur tous les murs comme celui d’une actrice, qui se donne en spectacle deux fois la semaine dans un lieu public, qui pérore devant une assemblée à laquelle il est loisible à tous les hommes d’aller se mêler pour l’admirer comme tu dis, cette jeune fille-là deviendrait ta femme ? Drôle de jeune fille, certes, mais surtout drôle de femme.

Jean ne répondait pas. Il songeait : « Peut-être renoncerait-elle à sa carrière. »

— Tout cela n’est pas de bon ton, reprit madame Cécile, ce n’est pas comme il faut.

— Si vous connaissiez mademoiselle Rhonans, dit-il à la fin, ne se maîtrisant plus, si vous la voyiez une fois seulement, car je gage que vous ne l’avez jamais même rencontrée, — vous reviendriez sur votre jugement. Pas une femme n’a plus de dignité ; pas une jeune fille n’est plus jeune fille ; et quand elle parle au public, sa science justement la transfigure, la fait plus respectable et comme impersonnelle. Sa vie est un type de perfection noble.

— Je sais des choses que tu ignores, dit-elle confidentiellement.

— Vous savez… murmura Jean irrité et effrayé.

— On s’occupe trop d’elle à Briois pour que certains détails sur sa personne ne me soient pas arrivés. Ces dames en parlent souvent au magasin ; je les écoutais sans me douter de ce qui me menaçait, hélas ! Et j’ai appris ainsi un fait bien significatif.

— Quoi ? dit Cécile qui ne cachait pas son angoisse soudaine.

Mme Cécile prononça, les lèvres pincées de dégoût, comme si elle allait parler d’un vice dont le terme offense :

— Du matin au soir elle fume !

Il rit alors avec un allègement qui lui fit regarder sa mère d’un œil tout attendri.

— Eh bien oui, elle fume, maman, des petites cigarettes qui sont très gentilles à lui voir tenir ; c’est pour elle ce qu’est aux autres femmes un bonbon ; un bonbon capiteux dont son pauvre cerveau fatigué, mené rudement comme celui d’un homme, a quelquefois l’impérieux besoin. Je n’aimais pas absolument cela tout d’abord, mais vraiment, dites-moi où est le mal ?

— C’est un geste de mauvaise femme, reprit la mère implacablement ; je ne te dis pas qu’il soit une faute, mais il éclaire la nature de celle qui le fait ; il est l’indice d’une émancipation d’esprit qui en dit long sur elle ! Une femme qui fume ! Est-ce que ton père me l’aurait permis, Jean ? Est-ce que tu imagines ta mère ayant aux lèvres une cigarette, est-ce qu’elle serait alors pour toi ce qu’elle a été ? Une femme qui fume ! elle dit : « Je me moque de tout, de ma réputation, du bon genre, des traditions, de l’usage… »

— Maman, elle ne s’en moque pas, seulement elle les raisonne ; elle prend des traditions ce qui en est bon…

— Ne pas les prendre toutes, c’est se détacher de ceux qui les ont pratiquées des générations avant vous : méfie-toi de la femme qui prend dans les traditions seulement ce qui lui plaît, car dans le ménage, combien de choses traditionnelles finiront par ne plus lui plaire ! Méfie-toi surtout de cette femme savante, mon pauvre Jean, qui sera plus occupée de ses livres que de toi…

— Savez-vous de quelle manière elle m’aime ? fit-il la gorge serrée.

— Oui, je le sens ; je ne peux te l’expliquer ; je le devine ; j’ai peur, mon pauvre enfant, j’ai peur pour toi.

— Samedi soir il y aura à l’Hôtel des Sciences une conférence, maman ; mademoiselle Rhonans la fera ; vous y viendrez.

— Je n’irai certainement pas.

— Vous viendrez, maman, parce que j’aime cette jeune fille et qu’elle ne peut pas vous être indifférente. Vous viendrez pour me faire plaisir, pour la voir avec moi, à côté de moi, pour ne pas me briser de chagrin en affectant de la mépriser.

Il vint à sa mère, la prit au cou.

— Je vous en supplie, maman !

— Je ne donnerai jamais mon consentement à un pareil mariage !

— Ne dites rien encore, ne parlons pas de mariage ; venez la voir. Elle ne vous saura pas dans l’auditoire, vous l’observerez à l’aise ; vous serez séduite, allez, comme moi ! Vous viendrez, maman, dites ?

Elle se défendait encore. Il la cajola de mille manières, et elle ne fut pas indifférente à ces caresses intéressées où elle retrouvait l’âme enfant de ce fils qui lui échappait un peu plus chaque jour avec le cours de la vie. Elle demeura glaciale, mais elle eut envie de pleurer, et quand elle le repoussa doucement, elle ferma les yeux pour qu’il ne vit point les larmes y naître.

Le lendemain, il revint encore. Son père était présent. C’était un grand vieillard à qui l’obligation d’achalander avait donné comme un reflet de courtoisie mondaine. Il connaissait la pointure, les petits défauts du pied, jusqu’aux pratiques intimes du marcher de toutes les grandes dames de Briois ; mais c’était un passionné de l’économie politique, dont il avait toujours un livre à la main. Et s’il entretenait ces dames de sujets anodins où revenait souvent la bottine, il pouvait causer avec n’importe lequel de leurs maris, auxquels il citait couramment Proudhon, son grand homme. Pour ce qui n’était pas de ce sujet, il empruntait volontiers à sa femme ses jugements. Elle lui avait parlé depuis la veille de Mlle Rhonans et du projet qu’avait conçu leur fils. Il fut désolé de sa propre désolation et n’eut pas la tentation de défendre contre elle le sentiment qu’il comprenait mieux qu’elle, cependant.

Jean les trouva butés à cette idée ferme que Marceline, cette créature de bonté et de dévouement, n’était qu’une organisation orageuse, déformée, incapable d’assurer à un homme le bonheur de toute une vie. Les mêmes propos qui avaient été dits la veille furent échangés. Tous les arguments de Mme Cécile, qui dormaient en elle en infrangible conviction, s’exprimaient incomplètement, malaisément, par ces subtilités. L’innocent nuage de sa cigarette teignait toujours la jeune savante de couleurs libertines que l’austère bourgeoise n’aurait su admettre. Mais Jean s’exaspérait ; il retenait ses colères pour ne point perdre tout. Il s’ingéniait à des souplesses d’humeur, à des supplications. Sa peine éclata. Alors son père s’émut le premier. Ses prétentions intellectuelles s’accommodaient assez de l’intellectualité forte d’une telle belle-fille. Il n’avait pas, quoique plus logique, le sens intuitif qui permettait à sa femme de parler juste sur ce qu’elle ne connaissait pas, souvent. Il était ébranlé. Il prit son fils dans ses bras et lui dit des douceurs. Le troisième jour, lorsque Jean vint faire la tentative suprême, il fut convenu que, le magasin fermé, les parents iraient le soir entendre la conférencière.

Tranquilles et régulières, pendant ce temps, les lettres d’amour s’échangeaient. Longuement, avec la joie nouvelle de dire ces choses, Marceline les écrivait interminables. Sa table de travail étonnée la recevait penchée à demi sur le cher papier où elle pratiquait l’art suave et féminin de remplir et inonder d’amour des pages entières où le seul mot d’aimer ne se fût pas trouvé. Ces lettres étaient sa préoccupation constante. Ses cours de lycée, le devoir laborieux de ses journées lui devinrent à charge ; elle y était souvent distraite, pensant à ce qu’elle écrirait en rentrant. Et quand elle rentrait, plutôt que de se mettre au travail, elle trouvait le prétexte d’une fatigue pour prendre, avant ses livres, son papier à lettres.

Elle se répétait fréquemment : « Comme je suis heureuse ! »

Cependant le samedi, jour de sa conférence, arriva sans qu’elle eût le loisir de la préparer. Elle avait dans le courant de la journée des répétitions qui ne lui permirent pas de s’en occuper. Il lui vint le trouble du devoir pressant qu’on est dans l’impossibilité d’accomplir, et par-dessus tout régnait la joie, une sorte d’ivresse légère de voir Jean ce soir. Dans la rue, entre deux cours, chez elle, dans l’intervalle des leçons, elle essayait de construire en pensée la charpente de ce qu’elle dirait. On l’aurait vue se prendre le front dans la main pour mieux capter son imagination éparse : elle ne pouvait coordonner deux idées. Il n’y avait plus pour elle ni conférence, ni amphithéâtre, ni auditoire, mais seulement Jean qui l’écouterait ; et combien lui étaient peu désormais ces lointaines choses du passé, la nuageuse philosophie qui s’en dégageait et leur leçon d’art superflue !

Au dernier moment, pressée par l’heure, elle, si consciencieuse toujours, chercha dans ses auteurs des pages qu’elle pût lire à haute voix. Elle alla jusqu’à calculer le temps que lui ferait gagner cette lecture, et le peu qu’il lui resterait alors à dire pour atteindre la fin de cette heure durant laquelle elle devait parler. Ce peu, elle n’eut pas le courage de le chercher ailleurs que dans sa dernière conférence où elle avait senti que certains passages plaisaient tant. Elle résolut de se répéter, de se plagier elle-même, pendant qu’à sa mise, au dernier instant, elle donnait des soins excessifs.

Au moment d’entrer par les couloirs inférieurs qui menaient à l’amphithéâtre, elle sentit une émotion telle qu’effrayée, elle se demanda sur quel ton elle parlerait tout à l’heure. Revoir Jean après ce qu’ils s’étaient dit l’autre jour, après le travail qu’avait accompli entre eux la tendre correspondance, se reconnaitre, s’entre-regarder, de loin, dans cette lumineuse salle publique, parmi tant d’êtres inconnus, c’était échanger les plus mystérieuses, les plus adorables choses. Et en effet, quand elle ouvrit la porte, qu’elle vint prendre sa place, et que d’un regard furtif à l’endroit où ses yeux l’avaient découvert l’autre jour, elle le reconnut, elle baissa la tête, et savoura la minute la plus béatifique qu’eût jamais dû lui procurer cette surprise d’amour où sa fière nature s’était laissé vaincre. Elle sentit tout d’un coup ce qu’il était devenu pour elle. Plus tard, le souvenir de ce moment devait lui revenir et lui servir à mesurer combien ce sentiment d’aimer était entré en elle.

Pâle et tremblante comme elle ne l’avait jamais été en parlant, elle commença de rappeler le dernier cours. À cause des mots qui la fuyaient, il lui vint aux lèvres certaines tournures grammaticalement étranges qu’elle ne pensa pas répudier. Elle eut des répétitions de termes, des pléonasmes, des phrases tortueuses, toutes choses que d’ordinaire, dans sa coquetterie de parole, elle évitait par une recherche à demi précieuse. Ces incorrections, elle les percevait une fois dites, et il lui en vint une honte extrême, à cause de Cécile d’abord, et à cause de l’auditoire dont elle se ressouvint tout à coup, comme si elle eût en vérité oublié sa présence devant elle. Elle se mit à lire, mais avec l’impression d’avoir manqué ou terriblement gâté sa leçon d’aujourd’hui. De temps à autre, elle lançait à sa petite montre posée sur le bureau de rapides regards. Cette heure à couvrir d’une pensée qui la fuyait, d’une suite d’idées insaisissables, lui parut sans fin. Elle était si troublée de tout ce qui lui arrivait, que, lorsqu’elle voulut résumer en quelques mots sa lecture, elle s’arrêta net devant un terme introuvable.

Cette humiliation lui donna la plus terrible secousse. Elle se reprit après ce silence où il avait passé sur elle comme un ridicule. Elle n’avait pas préparé de notes où elle pût prendre un point de repère ; elle fit une conclusion rapide, — hâtive, bousculée ; et, quelques minutes manquant encore à sa montre pour que l’heure fût achevée, elle leva la séance. Elle avait de revoir Jean, de lui parler, de s’expliquer avec lui un besoin infini. Elle pensa que, comme l’autre jour, ils se rencontreraient sur le boulevard désert, loin des curieux ; et dans la rue, sous les lampadaires bleuâtres, elle se mit à marcher doucement, lentement, l’attendant. Elle gravit ainsi la rue Jeanne-d’Arc, ralentissant son pas chaque fois que derrière elle elle devinait la marche qu’elle croyait reconnaître ; mais elle gagna le boulevard avant qu’il ne l’eût rejointe ; et elle s’en alla de cette allure attardée d’une femme qui attend, sous les rangées des platanes noirs. Il n’y vint pas.

Alors en rentrant, se rendant compte que depuis cinq jours elle avait vécu sur la pensée de ce rendez-vous imaginaire, dans la rue, ce soir, elle eut un désespoir d’enfant, une crise de larmes comme elle ne s’en était jamais connu. Pourquoi n’était-il pas venu à elle, que se passait-il dans son cœur ?

Elle ne disait plus : « Comme je suis heureuse ! » mais « Comme je souffre ! » Et en effet elle avait beau remonter dans ses souvenirs, elle ne trouvait rien de plus déchirant que cette déception atroce de n’avoir pas vu Jean ce soir, comme elle l’avait tant désiré. Que d’inquiétudes en découlaient que d’incertitudes sur ce qui s’était joué dans l’âme de son ami, que de honte à la pensée d’avoir été devant lui si peu brillante !

De la nuit, elle n’en put dormir. Où étaient ses nuits calmes d’autrefois, où le poids de la fatigue cérébrale l’entraînait, à peine les yeux clos, dans un sommeil invincible, tranquille, peuplé de songes raisonnables et beaux ! Elle était maintenant rongée par l’anxiété de l’attente, en pensant à la lettre que le matin lui apporterait, et, jusqu’à l’heure du courrier, son agitation ne lui permit de rien faire.

Mais, au lieu de l’apaiser, cette lettre ne fit qu’aggraver son trouble. Jean l’avait écrite la veille, avant d’avoir fait à ses parents cette visite où ses prières les avaient décidés à se rendre à la conférence du soir. Il ne savait encore rien de leur résolution et, par prudence, avait omis de parler d’eux.

« Mon amie, lui disait-il, car insensiblement l’amour était venu à s’exprimer dans leurs lettres sans que le verbe en fût jamais tracé, j’ai pensé à vous tout le jour en faisant mes courses insipides. J’ai pensé aux choses lumineuses et savantes que vous nous direz ce soir, et je me suis demandé s’il était vrai que nous puissions enfin nous revoir, fût-ce sous l’apparence indifférente que nous devrons garder encore aux yeux du monde, jusqu’à ce que puisse être dévoilé au plein jour le grand secret qui fait que vous n’avez pas dédaigné un pauvre être tel que moi. Puissiez-vous ce soir, en parlant, sentir que le plus indigne de vos auditeurs est le plus dévoué, le plus à vous, le plus admiratif de vous, de votre merveilleux savoir, de votre talent, de votre bonté. »

Elle finit par deviner qu’il existait quelque obstacle à cette union dont il n’effleurait jamais le sujet, et qui pourtant jusqu’ici lui avait paru certaine entre eux. Son esprit positif et bien ordonné pouvait difficilement endurer l’incertitude et les choses mal définies. Qu’étaient-ils l’un à l’autre jusqu’aujourd’hui ? Et elle reprenait les lettres de Cécile pour les analyser, y rechercher un mot qui établit clairement leur situation exacte. Elle ne le trouva pas. L’aimait-il seulement ? Il ne l’avait jamais dit : elle discuta terme à terme avec elle-même ces missives maladroites, où il se défendait seulement d’être digne d’elle : pas une ne pouvait servir de base à une certitude d’être aimée.

Ce fut un nouveau tourment, un doute épouvantable. Le sentiment de Cécile pour elle pouvait s’interpréter par une admiration qui n’était pas faite pour l’étonner, car elle continuait de recevoir par intervalles de ces lettres anonymes où ses auditeurs enthousiastes ne se retenaient pas de lui transmettre des hommages passionnés, dont le style ne différait guère de celui de Jean. Alors, tout ce qu’elle avait si tendrement dit de son côté lui devenait d’un souvenir intolérable, et elle résolut, dans une telle alternative, de ne pas écrire aujourd’hui.

Le temps n’était plus où parmi des pensées cruelles, le travail lui pouvait être de quelque secours. Le travail lui était à charge désormais. Elle manquait non seulement de goût et de courage, mais de la faculté même de travailler. Ses élèves l’observaient curieusement, distraite, nerveuse, absente de tout comme elle était, et les yeux rougis.

Le second jour elle reprit sa plume, d’une main si tremblante que l’écriture en était méconnaissable.

« Pardonnez-moi, disait-elle, cher monsieur et ami, de n’avoir pas répondu dès hier à votre lettre. Il m’est très agréable de correspondre souvent avec vous, mais vous savez si mes travaux sont impérieux ! Il se pourra quelquefois qu’un devoir à corriger l’emporte sur la lettre que j’avais à vous écrire. Vous ne m’en voudrez pas ; notre amitié, où je prends tant de plaisir, est plus forte, Dieu merci, que ces petits accidents involontaires. Quant à la cacher, comme vous le dites, pourquoi ? Certes, j’ai beaucoup de respect pour les convenances mondaines qui sont de bon aloi, mais je n’éprouve pas autre chose que de la fierté, soyez-en sûr, à penser que vous voulez bien être du nombre de mes amis. Quoi qu’en pense même votre modestie, je m’en fais gloire et vous traiterai ouvertement comme tel. Ce sera de pouvoir jouir d’agréables conversations, d’échanges d’idées, et de conversations utiles, le meilleur moyen. »

Elle pleuvait amèrement de devoir faire rentrer dans les bornes d’une simple camaraderie intellectuelle les choses délicieuses auxquelles depuis quelques jours elle goûtait. Mais de plus en plus, s’influençant de ses propres réflexions, elle se disait qu’il fallait, de leur sorte de liaison, écarter toute idée d’amour, et elle se gourmandait, passant, à regretter ce qu’elle avait espéré et à le déprécier en même temps, les plus cruelles heures.

Cécile ne répondit pas à cette lettre. Elle en avait secrètement espéré une réfutation irritée et vibrante. Ce silence lui fit plus de mal que tout. Ce jour-là, elle arriva au lycée si déprimée et défaite, qu’une petite amie vint lui dire : « Qu’avez-vous ? » Elle pensa éclater en sanglots ; et elle se sentit maintenant aimer Jean plus que jamais, puisqu’elle souffrait tant de le perdre.

Mais quand elle rentra chez elle, elle le trouva au petit salon, l’attendant.

— Je m’étais fait une loi, lui dit-il, de ne plus venir ici, puisque ce n’était plus seulement en ami que j’y venais… et voilà qu’il y a entre nous un malentendu terrible, un malentendu qui ne peut plus durer, puisqu’il met le mensonge entre vous et moi, là où nous devrions nous regarder en face et lire l’un dans l’autre ! Hélas ! je ne croyais guère avoir encore à conquérir ce que je m’étais tant réjoui d’avoir obtenu ! Vous ne m’aviez pas compris !

La bienheureuse certitude revenait en Marceline ; mais quoiqu’elle aimât infiniment la franchise absolue, elle ne pouvait, par dignité, raconter à Cécile ce qui s’était joué en elle de craintes, de tourments, sur cette seule ambiguïté de leurs rapports. Elle avait pris un rôle elle dut le tenir.

— Monsieur Cécile, dit-elle souriante devant lui, enveloppée de sérénité et de grâce tranquille, vous possédez absolument ma sympathie et mon amitié. Quant à vous comprendre, je crois que…

— J’avais juré, prononça-t-il de sa voix creuse et tremblante où passait une si puissante émotion qu’elle en fut touchée, j’avais juré de ne pas prononcer devant vous, qui êtes la plus respectable jeune fille, des aveux que la tradition de ma famille veut que les parents sanctionnent, mais vous me forcez de vous dire ce que j’aurais voulu vous laisser deviner… c’était d’être ma fiancée que je vous avais demandé, Marceline.

Elle le sentait épouvanté de ce qu’il venait d’avouer, confus et craintif, se croyant très peu de chose auprès d’elle, profondément humble. Elle lui donna sa main :

— Votre fiancée ? dit-elle avec une loyauté tendre ; supposez alors que je la sois. Ils se recueillirent en des minutes de silence qui leur firent faire dans l’union plus de progrès que les mots les plus cherchés et les plus sincères. Contemplatifs, ils l’étaient un peu l’un et l’autre, ils s’exaltèrent dans une sorte d’ivresse d’âme. Quand ils s’en réveillèrent et que, sans timidité et seulement confiants l’un en l’autre, leurs regards purent se croiser, ils comprirent qu’une alliance était déjà faite entre eux, une sorte de parenté d’êtres voués l’un à l’autre, qui n’ont plus honte des sincérités entières. Et comme, fût-ce en amour, l’amour-propre est encore le maître sentiment, Marceline posa de suite la question qui lui tenait le plus au cœur depuis ce qui lui était arrivé de fâcheux à sa dernière conférence.

— Qu’avez-vous pensé de moi samedi en m’écoutant ?

Ce que je pense chaque fois que je vous vois ou vous rêve : que nulle femme n’est digne d’être aimée que vous.

Elle éprouvait qu’il était adorable d’entendre ce qu’autrefois elle eût trouvé si plat ; elle en dégusta le savoureux bonheur, puis ajouta :

— Je me suis égarée en parlant ; j’ai perdu pied, qu’a-t-on pu dire dans la salle !… c’est la première fois. J’avais le cerveau un peu fatigué.

— Vous avez dit des choses charmantes, seulement vous n’en avez pas dit assez ; je ne voudrais entendre que ce dont votre pensée même est la source ; vous avez lu ; c’était encore pour moi entendre votre chère voix ; je n’ai pas écouté Thucydide, mais la voix qu’il empruntait. Vous croyiez donc avoir mal parlé ? Mais vous m’avez émerveillé comme toujours.

— Cher ami, reprit-elle affectueusement, pouvais-je vous demander de me juger ! Et pourtant j’étais coupable ce jour-là ; j’avais manqué de conscience, j’avais essayé de me soustraire au travail qui est toujours nécessaire, et de parler sans préparation. J’en ai été punie par un petit chagrin celui de ne pas vous rencontrer le soir comme à notre dernière promenade…

Il ne répondit pas : elle vit qu’il souffrait ; elle se demanda de quoi et s’offensa qu’il y eût dans son âme, pour elle, des secrets, surtout un secret la concernant. Elle vit s’altérer le masque maigre et mat où se crispaient des rides de douleur, et l’expression du regard bleu qui semblait venir de si loin. Elle lui dit, de ce ton ineffable de la femme qui aime et qui a pitié :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Nous n’en sommes plus à nous cacher la vérité, reprit-il avec effort. Vous m’en voudriez si je ne tendais pas au contraire à faire tomber tout ce qu’il y a d’obscur entre nous. Chère Marceline, j’ai un grand chagrin !

— Pour tout chagrin comme pour toute joie, interrompit-elle, vibrante, nous sommes deux désormais.

— Oui, nous sommes deux, et c’est pourquoi je souffre double. Mes parents qui sont des cœurs simples, unis dans un idéal mariage, au milieu des circonstances les plus normales de la vie, ont été effrayés, Marceline, quand je leur ai parlé de vous, qui êtes si grande, si lointaine de leur existence bourgeoise. Comme ceux qui n’ont jamais quitté leur terre, ils ont été troublés par la distance qui les éloigne de vous, fille d’une terre intellectuelle étrangère. Vous êtes cette bru étrangère, en effet, qui terrifie les mères.

Choyée de tous, admirée et fêtée comme elle était, la sensible Marceline, dans son orgueil secret, reçut la cruelle blessure.

— Vos parents me détestent ! fit-elle sans pouvoir dissimuler son amertume.

— Ils ne connaissaient pas votre personne qui m’est chère, mais ils connaissaient votre nom dont la réputation les éblouit. Sous votre nom de savante j’ai voulu leur faire connaître Marceline, celle que j’aime. Ils sont allés vous écouter samedi, ils étaient à la conférence.

— Ils étaient à cette conférence ? fit Marceline rougissant de honte.

— Ils vous ont vue, mon amie ; mon père était là, devant vous, sans que vous le sachiez ; une heure durant, ma mère vous a regardée ; elle savait ce qui lie — et de quelle manière ! — son fils à vous. Que voulez-vous, elle s’est émue à vous voir, à vous entendre, à vous connaître, mais elle sent dans votre âme des abîmes insondés. Simple marchande et d’instruction rudimentaire, elle voit en vous bien plus un phénomène, une anomalie, qu’une femme.

— Une Cerveline, comme vous dites, reprit-elle.

— C’est cela ; une Cerveline incapable de tendresse ou de dévouement, dont la seule science peuple l’âme, ayant distillé l’orgueil là ou règne le doux abandon de la femme, la Cerveline dure, cruelle, volontaire… Hélas ! les créatures comme mademoiselle Bœrk ont gâté le métier de femme savante, elles ont créé le type auquel on les mesure toutes. Mes parents n’ont pas su concevoir quel être pondéré, à l’équilibre admirable, vous demeuriez, vous. Ne leur en veuillez pas.

— Je les comprends, dit Marceline attristée. Je l’ai pensé et senti souvent ; au milieu de tant de sympathies qui me pressent, je suis une solitaire !

Cécile tressaillit ; cette phrase-là : « Je suis une solitaire ! » avait réveillé dans son souvenir l’écho de la même phrase prononcée jadis sur ce même ton par Eugénie Lebrun. Comme elles s’étaient rencontrées toutes deux, l’authoress légère et charmante, l’impitoyable et jolie Cerveline, avec sa fiancée pleine de tendresse. Pourquoi ? Avaient-elles donc une parenté secrète d’esprit ? Il en eut froid au cœur.

— Vous l’avez été, vous ne le serez plus, murmura-t-il.

— J’ai bien peur, dit-elle, si jamais les obstacles qui nous séparent tombent un jour, de vous emporter dans mon désert.

— Le rêve de tout homme qui aime vraiment ! finit-il.

Ils fermèrent les yeux. Des choses vaporeuses, des idées d’évasion vers les sphères recueillies, les idées que caressent tous les amoureux, passèrent en leur cerveau. Le monde s’écarterait de ces deux êtres singuliers, trop séparés de lui par mille distances, ils seraient solitaires à deux, rivés l’un à l’autre.

— Racontez-moi ce que vous a dit votre mère quand elle m’eut vue, demanda Marceline à la fin ; ne me cachez rien ; je l’aime d’avance, invinciblement, puisqu’elle est votre mère, et qu’elle ne me haïra que de trop vous aimer.

— Elle ne vous haïra jamais, Marceline, puisqu’elle vous a vue. Mon père m’a dit de vous : « Elle est charmante » et ma mère : « Elle me plairait beaucoup. » Comprenez la subtilité de ce conditionnel déjà conquis, séduit, sous le charme, et qu’épouvante toujours l’étrangeté de votre cérébralité trop puissante. Vous voulez savoir tout ? Elle m’a répété : « Mais cette femme-là te préférera toujours ses livres ! »

— Lui avez-vous dit que vous étiez sûr du contraire ? demanda-t-elle avec le plus tendre, le plus dévoué des sourires, qui faisait à celui qu’elle aimait l’absolue promesse.

— Je lui ai dit ce que je croyais alors, mon amie, et que je sais maintenant : quelle confiance je pouvais avoir en votre cœur.

— Et alors ?

Jean se troubla. Il ne pouvait plus continuer la révélation de cet entretien qu’ils avaient eu, si terrible, acharné, attisé d’une double passion, la commerçante perspicace, lucide, judicieuse, de sang-froid, et le pauvre amoureux produisant comme argument unique, sa propre fièvre aveuglée. Ils s’étaient dit là, la mère et le fils, touchant cette mystérieuse Rhonans, des propos intimes et redoutables ; ils l’avaient analysée, cherchant l’impénétrable anatomie de cette âme anormale. Ils l’avaient sondée, accusée, disséquée. Ils avaient abordé — tout rêve et toute poésie mise à part — la question du mariage, et Mme Cécile avait alors posé cette condition à l’estime et à l’approbation qu’on demandait d’elle pour cette belle-fille imprévue :

Lui as-tu demandé si, une fois en ménage, elle renoncerait à ce qui jusqu’à présent a fait sa vie, et que tu devras absorber, toi, Jean ? C’était la plus sagace et la plus irréfutable logique. La seule épreuve à laquelle on pût connaître ce que recélait vraiment de puissance d’aimer cette femme d’exception, Jean n’aurait pas trouvé dans son amour l’implacabilité nécessaire pour la formuler. Il adorait Marceline comme il l’avait connue, son activité mentale de maîtresse de sciences faisant corps avec elle, parachevant sa personnalité ; il ne l’en aurait pas dégagée. En devenant sa femme, elle continuerait d’être la savante qu’il vénérait trop humblement pour rien exiger d’elle, hors le don de son amour. Mais la mère avait raison. Médecin établi et de clientèle riche, il ne pouvait avoir pour femme une institutrice. Il y a dans le monde une foule de lois subtiles ou ridicules qui forment ainsi, sans qu’on sache au juste pourquoi, une fatalité. Exiger de Marceline le renoncement à sa carrière, c’était lui faire avouer le plus grand, le plus démesuré, le plus touchant amour. L’avouerait-elle ?

— Et alors, dites, Jean, qu’a-t-elle répondu ?

Il sentit tellement impossible envers cette créature de majesté et de grandeur cérébrale, la mise en demeure brutale : « Si vous voulez que je vous épouse, oubliez ce qui fut votre joie et votre raison d’être, cet enseignement qui vous a faite triomphale et glorieuse, » qu’il mentit.

Et alors, ma mère m’a expliqué ses craintes sur la grande place que tiendrait en vous ce qu’elle appelle « vos livres », l’ensemble de vos préoccupations si prodigieusement distantes des petits détails de la vie. Elle a peur — vous souriez — que vous ne fassiez pas une bonne femme d’intérieur. Elle m’a demandé si vous connaissiez la cuisine et si vous saviez diriger une lessive. Je lui ai démontré quel esprit complet vous étiez, embrassant tout…

Marceline en l’écoutant à son tour s’attrista. Elle était par trop fine ; elle devina rien qu’au ton sur lequel il parlait qu’il inventait et qu’ils s’étaient dit, sa mère et lui, en parlant d’elle, des choses où sa pauvre nature inconnaissable, insaisissable avait dû être étrillée d’injustice et de prévention. Véritablement, elle souffrait ; il ressemblait si peu à l’existence glorieuse dont elle avait joui jusqu’ici, d’être ainsi réprouvée par une femme qu’elle dépassait de si haut ! d’être bannie d’une famille qui, loin de s’enorgueillir d’elle, ne la subirait que par force. Il lui venait aussi de s’appeler en réalité Mlle de Rhonans, une fierté d’aristocrate qui se cabrait en elle à la seule pensée de cette marchande de souliers.

— Écoutez, dit-elle à Jean avec une irritation cachée qui faisait trembler sa voix, vous direz à votre mère de ma part ceci : que je n’entrerai jamais dans votre famille sinon les portes et les cœurs grands ouverts, et qu’il me faudra la gagner avant d’être votre femme, ou bien…

— Mon Dieu ! frémit Cécile tout haut, si je devais ne pas vous obtenir !

Et il était si terrifié qu’elle eut de lui une pitie véritable.

— Ayez confiance, lui dit-elle, Dieu a dû nous concevoir l’un pour l’autre.

Et, pour sceller ces fiançailles idéales que son esprit religieux surajoutait aux autres, elle se fit embrasser de lui pour la première fois en lui disant :

— Vous serez toujours le seul pour moi, mon ami, dans le futur comme dans le passé.

Ce coup de bonheur le grisa ; il laissa échapper cette phrase qui, tout ambiguë qu’elle fût, devait être à Marceline comme la clé de ce qu’il lui dérobait :

— C’est de vous seule désormais que j’ai à vous obtenir.

— Mais puisque vous avez ma promesse, Jean ?

Il ne répondit pas.

Il la quitta presque silencieusement. Ce silence travailla en elle dès qu’il fut parti. Pourquoi avait-il dit « C’est de vous seule que j’ai à vous obtenir ? » Intuitive comme elle était, elle ne tarda pas à venir sur la voie de la vérité ; sans se l’exprimer absolument, elle soupçonna cette pensée de l’implacable commerçante qui désapprouvait si fort l’intellectualité excessive : lui faire renoncer à sa carrière.

Elle était à ce moment à sa table de travail, ayant devant les yeux une liasse de devoirs à corriger concernant la guerre de Trente ans. Elle était déprimée et fatiguée, sans goût, à l’heure où la prenait la partie la plus infime de son travail. L’idée d’être débarrassée de tant de soucis, dans un facile repos d’amour la séduisit tout à coup. Elle écrivit brusquement, nerveusement ce mot à Jean :

« Dites-moi toute la vérité, mon ami ; vous me paraissez en cacher toujours un peu. Votre mère n’a-t-elle pas manifesté le désir que je quitte l’enseignement ? Je veux le savoir, parlez-moi ouvertement. Il me faut être fixée : n’est-ce pas en cela que, selon votre parole de tantôt, vous avez encore, malgré ma promesse, à m’obtenir de moi ?

XIX

Le lendemain, en même temps que cette lettre, le facteur remettait à l’appartement de la rue des Bonnetiers une autre lettre venant de Paris. Elle était du docteur Ponard. Cécile, en reconnaissant les deux écritures, rejeta la seconde enveloppe, et ouvrit en tremblant celle de Marceline. En lisant, il rougissait. Était-ce possible qu’elle sût enfin ce qu’on exigeait d’elle ? qu’allait-elle penser de sa mère et de lui ? Puis à relire plusieurs fois ce mot bref et déterminé qui, tout d’abord, avait été pour lui un coup douloureux, il crut y deviner comme une soumission implicite à l’abdication qu’on demandait d’elle, et enfin il fut heureux qu’elle eût parlé la première d’une chose dont il aurait eu honte d’avoir à s’ouvrir avec elle. Il allait lui répondre sur-le-champ ; la lettre de Ponard était là qui le sollicita.

« Mon cher Cécile, lui disait son ancien maître, j’ai eu le chagrin de perdre l’autre semaine mon pauvre camarade Bassaing ; la plus stupide des maladies, la congestion pulmonaire, l’a emporté en quatre jours. Il avait voué sa vie à des études physiologiques bizarres et rares ; c’était un savant raffiné ; il est mort d’une maladie de pauvre, comme un maçon d’un « chaud et froid »… Vous le connaissiez peu, et encore sous un jour mauvais ; vous ne vous étiez pas compris. Je ne vous aurais donc pas appris ce triste événement, sans la circonstance qui, du fait de cette mort, rend libre notre gentille amie la petite Blanche. Elle n’est pas mariée ; vous lui plaisiez beaucoup ; et sa mère m’a confié qu’elle regrettait toujours le gendre que vous eussiez été ; c’est à quoi il faut attribuer, je crois, que cette charmante fille ait repoussé depuis tous les partis. Ce pauvre Bassaing craignait que vous ne fussiez pas assez riche et assez brillant pour sa fille. Assez brillant surtout. Moi je sais que vous le deviendrez à Paris, et riche par-dessus le marché. Voyez donc si vous avez à tourner une seconde fois votre voile de ce côté. Si vous demandez Blanche maintenant, je puis vous dire que vous êtes sûr de l’obtenir. »

Jean eut un certain plaisir à relire deux fois cette lettre ; il revit soudain la robe grise svelte, comme garnie d’argent avec le satin, et sous les cheveux pâles, sous les cils blonds et longs, le regard délicat de myope. Il s’attendrit, prononça : « Pauvre petite ! » Il la revit au piano, chez les Ponard, lui souriant. Il refit en pensée son voyage de retour, quand, sous le coup du refus, il revenait à Briois si triste. Il évoqua les paysages de septembre qui de droite et de gauche fuyaient loin du train, noyés de brumes et jaunissants, et son découragement en débarquant à la gare de Briois, jusqu’au moment où il avait vu glisser devant lui la silhouette vive de Marceline, rayonnante de grâce corporelle et de force morale.

— C’est de ce jour-là que j’ai commencé à l’aimer, se dit-il.

Depuis, que d’étapes, et comme cet amour avait pris la mesure de sa vie elle-même ! Ponard voulant maintenant le marier, quelle dérision ! et ce mariage somptueux qui lui aurait donné tout ensemble l’opulence et la grande vie de science, venant s’offrir au moment même où son amie lui écrivait en somme cette question : « Que faut-il sacrifier de mon existence pour avoir le droit de vous appartenir ? »

À la pensée de ce mariage, en un tel moment, il aurait ri, s’il n’avait été envahi par la plus violente émotion d’amour que le souvenir de Marceline lui eût jamais donnée. En vérité, malgré la furtive vision de Blanche Bassaing et la certitude agréable d’occuper ce cœur lointain et exquis de jeune fille, il reconnut que sa grande tendresse pour sa fiancée montait, montait toujours. Et se sentant aussi plus de droits, lui qui repoussait, pour elle, en s’en riant, la fortune et la gloire, il lui écrivit enfin ces lignes qui eussent pu être cette fois une lettre de femme :

« Chère Marceline, vous avez formulé vous-même ce que je n’aurais jamais eu la force de vous dire. Ce que vous pensez, en effet, ma mère l’a souhaité ; elle vous le demande. Je ne vous l’aurais jamais demandé. Je vous voyais, en vous donnant à moi, me donner votre liberté de travail, votre temps, vos conceptions d’avenir, mais non pas ce qui fait de votre œuvre comme une mission, ce qu’on aime enfin pour l’avoir choisi, embelli, pour ce qu’on lui a donné et pour ce qu’il a rendu le métier. Éteindre, Marceline, ce flambeau lumineux de votre enseignement, taire ces conférences où se complaisent tant d’intelligences fines sur qui vous entretenez une adorable autorité, renoncer à ces apothéoses délicates que vous offrent les esprits, à ces triomphes qu’on vous a faits parfois, où je vous ai connue un soir, mon amie, c’est, il me semble, commettre en même temps une grande injustice et un grand sacrilège ; est-ce assez que votre bonté d’un côté, et de l’autre l’immense tendresse que je vous porte pour les motiver ?… »

Si en lisant cet aveu, le soir, à l’heure qu’elle se hâtait pour sa conférence, elle n’y avait vu que la honte et le regret qui étreignaient le cœur de Cécile en écrivant, elle aurait été seulement touchée ; mais une chose unique la frappa, si cruellement qu’elle en eut une sorte de colère : cette condition, ouvertement exprimée, d’abdiquer sa carrière.

Que serai-je alors, se disait-elle, que deviendra ma personnalité ? Madame Cécile : je serai madame Cécile. À quoi se passeront mes journées ? Je devrai faire des visites et, en l’absence de mon mari, seule chez moi, dans les loisirs que me laissera la direction du ménage, je pourrai lire quelquefois. À intervalles, j’aurai dans les mains un livre, comme au prisonnier on ouvre parfois, sous prétexte de pitié, une lucarne vers l’espace. Il me sera permis, de suivre les travaux des autres, leur bel essor mental qui me sera prohibé, à moi.

Cette idée du mariage lui parut soudain une captivité ; lentement, en songeant, elle boutonnait au poignet son long gant noir ; ses yeux tombèrent sur les photographies qu’éclairait à peine sa lampe. C’était Beyrouth ; vues insignifiantes, aux petites constructions orientales, hérissées çà et là de la palme d’un arbre exotique. Son imaginative puissante y faisait autrefois revivre Tyr ou Sidon. La vision de ce qui, à certaines heures d’enthousiasme, s’était édifié en son esprit des splendeurs phéniciennes, lui revint. Son cœur se serra : elle rappela désespérément le souvenir de Jean. Elle prononça à mi-voix : « Je l’aime ! »

La flamme de son art l’avait ressaisie. Devant son auditoire de ce soir-là, elle prit sa revanche. Elle parlait dans des circonstances troublantes où s’exaltait son talent. Jean était là, devant elle, et pendant que ses yeux attendris se posaient sur lui, tout son cerveau vibrait d’une ivresse de pensée et de création. Il lui semblait, en parlant, faire l’adieu dernier à cette antiquité dont elle était si éprise ; elle s’y plongeait, s’y baignait, s’y noyait. Elle causa des jeux enfantins en Grèce. On la sentait vivre en ce passé nuageux. Elle rappelait, par des silhouettes de statues tanagréennes, esquissées en croquis au tableau, certains groupes qu’on aurait crus mythologiques, et où elle voyait seulement la reproduction d’un amusement de gamins athéniens ; tel celui où l’enfant vaincu au jeu de la balle doit porter sur ses épaules le vainqueur. Comme si elle avait voulu dire à Jean : « Voyez ce que vous perdez à clore mes lèvres… » elle déploya presque à l’excès la plus minutieuse érudition et son art de parole ; elle allait avec une sorte de témérité, touchant à tous les sujets, à tous les détails ; elle mettait à son discours de la fièvre, de la passion. Jean Cécile était confondu ; la glorieuse science de cette admirable Rhonans condamnait tellement la demande qu’il avait osé faire…

Ils se retrouvèrent comme le premier soir sur le boulevard désert ; il s’approcha d’elle doucement ; elle l’accueillit d’un regard sans lui rien dire. Elle avait le cœur si gonflé, qu’au premier mot, lui semblait-il, elle eût éclaté en sanglots. Jean n’osait pas parler non plus, comprenant plus qu’à demi ce qu’elle souffrait. Ils marchaient silencieusement, ayant tous deux un sentiment de reproche mutuel intolérable. Quand ils eurent gagné la porte de Marceline, elle dit :

— Allons encore un peu plus loin, voulez-vous ? j’ai à vous parler.

Elle prononça si froidement cette phrase que Cécile en eut un frisson de peur.

— Tant que vous voudrez m’accorder la joie de marcher à vos côtés, fit-il éperdu, j’irai, j’irai au bout de la terre.

— Il s’agit de parler sérieusement, mon ami, reprit-elle ; le moment n’est pas au madrigal. J’ai reçu votre lettre tout à l’heure… vous me faites bien souffrir ; je dirai plus, même : vous m’affolez. Ce que vous me demandez m’épouvante tellement que je ne puis mesurer quelle plaie fera en moi ce sacrifice. Je ne vois plus clair. Renoncer à mon métier !…

— Vous m’en voulez, Marceline ? dit-il douloureusement.

— Je ne vous en veux pas, mon ami, je sais que cette exigence ne vient pas de vous ; je donne seulement tort à votre mère qui m’impose, pour votre soi-disant bonheur, un semblable écrasement de moi-même.

Et il vit, sous les fourrures, sa poitrine se soulever d’un tel soupir, qu’il comprit à ce moment la totalité de ce qu’elle endurait.

— Marceline, dit-il, vous ne souffrez pas plus que moi.

— Il me faut choisir entre vous et le déchirement de ce qui fut jusqu’ici ma vie !

— Et moi, je dois vous demander de faire ce choix ! Est-ce que ce n’est pas plus terrible encore, moi qui donnerais ma vie pour vous rendre heureuse !

Cette fois, la nuit sans lune ne les enveloppait plus que de ténèbres. Ils obliquèrent ensemble, presque d’un même instinct, vers les ruelles qui grimpaient, entre les jardins, la côte du Bois-Thorel. Ils éprouvaient une consolation physique à marcher dans ce noir sans être vus, presque sans se voir. Ils ne savaient pas où ils allaient ; ils cherchaient machinalement à se perdre, comme leurs esprits se perdaient aussi dans d’insondables sentiments.

— Choisir entre mon métier et vous, Jean, du premier regard c’est chose facile, car, je n’ai pas de honte à vous le dire, mon ami, je vous aime. J’ai vu dans le mariage la perte de ma liberté, de cette absolue tranquillité intellectuelle si favorable au travail ; j’avais rêvé d’une œuvre que je préparais lentement, qui devait être celle de ma vie, mon but, et dont je ne vous ai jamais parlé : une Histoire de l’antiquité que j’aurais écrite vieille, sur tous les matériaux amassés dans mon existence, dans mes voyages, dans mes études ; j’ai vu dans le mariage l’impossibilité d’une tâche qui m’aurait demandée toute, et sans hésiter, quand vous m’avez dit : « Voulez-vous être ma fiancée, » vous le savez, je vous ai répondu que je l’étais. Mais me sevrer de tout ! me retirer ma raison d’être faire de moi un être nouveau, me donner une autre vie, me changer, me faire mourir enfin, car mourir n’est que cela !…

— Marceline ! cria Jean, oubliez ce que je vous ai dit, je ne veux que votre joie, je vaincrai ma mère.

— Non, fit-elle tristement, vous ne la vaincrez ni ne la convaincrez : c’est moi qui dois l’être. Je me résignerai ; vous me tiendrez lieu de tout. Je vois qu’il se fera en moi un vide terrible quand je n’aurai plus le travail auquel je suis en proie depuis dix ans. Vous le comblerez.

Et sur cette phrase, l’un et l’autre, sans se le dire, comprirent en quoi résidait le nerf du délicat et profond problème de douleur. Le vide terrible dont parlait Marceline se creuserait dans son intelligence, dans cette divinité avide qu’elle avait accrue et alimentée en elle par l’offrande continue de ses activités ; dans ce que Cécile, expert en cette psychologie, avait un jour de rage appelé le dieu Cerveau. C’était là qu’une fois la divinité délaissée s’agrandirait chaque jour le gouffre ; et tout ce que son cœur de femme, faible partie de son être puissant, élaborerait de plus tendre, n’aurait rien de commun avec cette faim inassouvie.

— Alors, redit-il, égoïstement joyeux quand même, malgré l’infamie qu’il y a eu de ma part à vous écrire ce que j’ai osé vous écrire ce matin, vous ne me repoussez pas, vous ne me haïssez pas ?

— Cher ami ! vous haïr quand vous me faites souffrir si involontairement ! Mais, croyez-moi : j’ai l’habitude de ne céder jamais à ce qui peut être un entraînement, et de n’écouter que ma raison qui parle par la réflexion. Je veux écouter cette voix-là. Pendant une semaine, ne nous voyons pas. Je penserai à ce que nous venons de nous dire ici. Ainsi le sacrifice que je vous ferai sera bien réellement pesé et voulu. Vous reviendrez alors me voir chez moi, et vous pourrez dire à votre mère si votre fiancée vous préfère encore ses livres.

Ils avaient gagné, sans s’en apercevoir, la partie la plus haute de Briois ; ils se retournèrent et contemplèrent la ville endormie. C’était une silencieuse plaine noire où le dessin velouteux de quelques édifices s’enlevait çà et là, au-dessus du moutonnement indistinct des toits. De droite et de gauche, la ligne des collines fuyait dans les ténèbres, pareilles aux berges d’un lac immense. Il régnait dans cette nuit de province, au-dessus du sommeil de cette ville, une inexprimable paix. Jean et Marceline pensèrent que là serait le lit de leur vie, toute ambition, tout désir de gloire écartés. Ils y vivraient en se refaisant à la mesure même de leur bonheur permis, reprenant à leur profit, et comme à l’encontre d’eux-mêmes, l’existence traditionnelle de leur ascendance.

— J’étais ici un matin, dit Cécile rêvant tout haut ses réminiscences ; c’était un matin d’octobre dernier ; comme nous nous retournons aujourd’hui, je m’étais mis à regarder la ville ; je vous connais, sais alors un peu, très peu, mon amie, car c’est à cet instant même que je commence à vous connaître vraiment ; mais déjà, en ce matin lointain, dans tout Briois, dans ses rues, dans ses monuments, parmi ses toits infinis, je n’avais voulu deviner que le vôtre, je le cherchais anxieusement, passionnément. Je croyais ne voir alors en vous qu’une grande et charmante savante dont la bonté m’attirait ; mais quand, à force de recherche et de fièvre volontaire, j’eus découvert sous les platanes du boulevard, alors ronds et verts, votre chère maison, un tel mystère se passa en moi qu’une lumière s’est faite. Oh ! comme vous m’avez pris, Marceline, et jamais une femme sut-elle conquérir un homme comme vous !

Nous vivrons là, paisiblement, dit-elle en étendant la main vers la ville, nous étant tout l’un à l’autre !

Ils avaient atteint ce point extatique de l’amour qui en est vraiment le sommet, qui donne cette impression d’infini à faire croire au néant du reste. Comme une autre, Marceline tomba dans ce piège. Elle crut que désormais, hormis Jean, rien ne l’attachait plus ; et elle désira, plus encore qu’elle ne le résolut, l’immolation de tout à celui qu’elle aimait.

Ce fut lui qui s’arracha le premier à cette union muette de leurs âmes. Dans le silence de la nuit, les horloges de la ville lancèrent vers eux l’appel du temps ; elles sonnaient onze heures. Il lui dit : « Il faut rentrer. » Ils ne surent jamais com bien de minutes avait duré ce rêve béatifique, fait dans ce quartier ignoré, en cette route déserte, parmi des jardins inconnus. Ils redescendaient graves et émus, ne trouvant pas un mot digne de l’heure qu’ils traversaient, de secrètes intelligences établies entre eux, leur tenant lieu d’ailleurs de tout propos. Ils semblaient avoir acquis, du fait de ce don purement spirituel un droit de propriété l’un sur l’autre. Marceline, emportée dans la marche en descente, regardait à la dérobée son ami, son Jean, elle en était fière : il était à souhait pour une femme de son espèce, beau, mélancolique et immatérialisé. Elle sondait ce front ombreux, où vibrait cette intelligence très chère, elle se disait : « Tout ce qui brûle, et pense, et vit là est à moi. » Elle jouissait.

Soudain, une pensée l’angoissa. Ce fut en regardant toujours ce front qui attirait ses yeux, dont elle avait besoin, un besoin passionné, de découvrir les secrets. Elle se dit : « Je sais ce qui s’y passe actuellement ; mais ce qui s’y est passé ! ce qu’il a pensé, voulu, désiré, savouré ou souffert dans ces années où je ne l’ai pas connu ?… »

Ils se quittèrent loin de sa maison, pour qu’on ne les vit pas ensemble, à cette heure, dans la rue. Ce qu’il y avait de clandestin dans ces précautions obligées offensa Marceline. Elle avait une fierté de vie qui répugnait à ces petitesses, qui les condamnait dans les autres. Elle ne s’était jamais cachée de rien. Elle comprit que quelque chose changeait en elle et en fut humiliée.

— Comme je ne suis plus la même ! pensat-elle.

La nuit une sorte de fièvre la tint éveillée. Elle pensait à cet inconnu de la vie de Jean qu’il ne lui livrerait jamais. Il lui importait peu de connaître ses pensées, mais ce qu’elle brûlait d’apprendre, c’étaient les amours qui, avant le sien, avaient occupé cet homme de trente-trois ans. Quelles femmes avait-il pu aimer ? Elle cherchait à les évoquer, sûre qu’elles avaient été, qu’elles existaient encore ici ou là, tandis que dans l’âme de Jean elles étaient mortes. Quels avaient été leurs visages ? Avait-il fallu qu’elle leur ressemblât pour être à son tour aimée de lui ? Trouvait-il maintenant en elle autant que dans celles-là ? Trouvait-il plus ? L’aimait-il autant qu’il les avait aimées ?

Elle n’avait pas contre elles de jalousie, mais plutôt de la curiosité. Elle les imaginait tranquillement, plus nombreuses qu’en réalité elles n’avaient été — recevant tour à tour de lui cette passion qu’elle acceptait aussi. Elle refaisait en esprit, le connaissant désormais suffisamment, les scènes d’amour où il leur avait dit les choses qu’il lui répétait à elle. Il n’entrait pas dans son tempérament, très conscient de sa valeur, de se croire moins de pouvoir que ces inconnues qu’elle se savait dépasser. Le laconisme même qui avait été le fond de l’amour de Jean pour elle lui semblait un gage de cette gravité pondérée des sentiments très profonds. À la vérité, Cécile avait peut-être aimé Eugénie Lebrun plus follement, plus juvénilement, mais Marceline ne connaissait ni ne concevait une personne telle parmi les passions qui avaient possédé ce cœur avant elle.

— Dormons ! se dit-elle tout à coup, le profil étroitement enchâssé dans la toile de l’oreiller et les yeux fermés ; il est trois heures du matin !

Souverainement maîtresse d’elle-même, elle était coutumière de ces coups impérieux envers sa propre imagination. Elle commandait autrefois au sommeil pour l’appeler aussi bien que pour le chasser. Mais elle éprouva bientôt à quel point cette maîtrise lui échappait aussi. Elle ne s’endormait pas ; un trop gros chagrin lui gonflait le cœur. « S’il en a oublié tant d’autres, si aisément, si totalement, qu’en sera-t-il de moi ! » C’était là que gisait la grande inquiétude de cette idée nouvelle qui ne la quittait plus. Bientôt cette pensée qu’elle pourrait être un jour abandonnée, devint intolérable.

Et pourquoi ne le serais-je pas ? songeait-elle ; où est l’homme qui aime toujours ? Avant d’avoir à sonder le cœur de ce pauvre ami, combien en ai-je vu autour de moi d’autres cœurs bons et sincères comme le sien, qui faiblissaient, que saturait à la longue la contemplation unique d’une femme. L’album de photographies est là, Jean l’a vu, il s’est révolté quand je lui ai montré l’inanité de l’amour. Il m’aimait déjà. Moi je me suis laissé prendre à mon tour, et j’ai perdu le pouvoir de juger froidement des choses. Mais de ce que nous aimons et perdons le sens du vrai, qu’y a-t-il de changé dans l’impossibilité du bonheur éternel ? Sommes-nous deux exceptions ? Dans cet être bougeant, toujours troublé et inquiet, dort-il une âme sereine qui, la saveur de la passion éteinte, saura se contenter d’un bonheur partiel, terne et insipide ? et dans moi-même, dort-il une nature si peu avide que, l’heure venue où j’ai vu tant de pauvres femmes s’éveiller douloureusement, après le rêve de l’amour, je ne regrette pas d’avoir sacrifié pour ce rêve ma belle vie heureuse, lumineuse et féconde ?

Désormais, le problème était posé devant elle. Sa lucidité, un moment endormie en ses premières délices d’aimer qui lui étaient si inconnues, si nouvelles, se ressaisissait à temps. Il ne serait pas dit que cette créature de volonté et de sagesse se serait laissé mener aveuglément par un entraînement comme la première venue. Si maintenant elle y cédait, ce serait en toute clairvoyance, et d’une manière digne d’elle.

La solution première s’énonçait ainsi : « Je puis, consciente de ce qui m’attend dans l’avenir, me donner quand même à cet ami pour lui assurer actuellement le bonheur qu’il souhaite, et plus tard, ce bonheur moindre, mais indiscutable, qu’un homme doit toujours recevoir d’une créature qui lui est totalement dévouée, en dehors de toute passion. »

Et elle s’endormit heureuse, bercée du plus pur, du plus admirable amour, croyant la question tranchée.

Le lendemain, après le cours du matin au lycée, elle rentrait, pensivement pleine de l’idée unique qui n’était peut-être pas si tranchée qu’elle n’agitât encore en elle bien des doutes et des atermoiements, quand une silhouette de femme étrange et connue apparut loin d’elle, sous les platanes du boulevard. La cape blonde claquait au vent de janvier et, sous les bords du canotier de feutre, les frisons blonds s’allongeaient en mèches envolées ; c’était Jeanne Bœrk qui venait la voir.

En la reconnaissant, Marceline fut prise d’un froid glacial. Jeanne était pour elle maintenant cette femme infrangible et supérieure que rien ne saurait vaincre. Mais elle ne pouvait l’admirer, son amitié pour elle était même diminuée. Elle avait jugé l’étudiante comme Cécile l’avait jugée lui-même. D’un autre côté, elle avait peur des théories de Jeanne, qui allaient peut-être ravager le secret très cher dormant en elle. Elle la condamnait, mais Jeanne la condamnerait aussi. Il y avait désormais un abîme entre elles.

Elle n’avait pas changé, la Cerveline magnifique. Elle semblait presque avoir gagné plus de majesté, plus de sérénité ; elle paraissait se posséder plus que jamais dans sa gaîté calme, dans sa démarche lente, à peine virile. Elle avait aux lèvres ce sourire que lui donnaient sans effort, continuellement, sa douceur naturelle et une sorte de bénignité spéciale aux personnes de science.

Marceline sentit son cœur se contracter comme pour mieux ramasser en soi ce qu’il recélait, et elle pensa : « Je lui cacherai tout. »

— Eh bien que se passe-t-il ici ? fit Jeanne Bœrk avec un grand geste quand elle approcha ; voilà une éternité que je ne vous ai vue ; le temps m’a duré.

— Je vous attendais, Jeanne.

— Ma chère, c’était à vous de venir. Moi aussi je vous ai attendue ; puis je m’ennuyais trop de ne pas vous voir arriver ; alors ce matin, la visite étant finie de bonne heure, je me suis mise en route.

Marceline l’avait introduite dans sa petite maison qu’elles avaient gagnée en se rejoignant : elle sentait sa main, dans celles de Jeanne gantées de laine épaisse, pressée longuement, affectueusement, et elle comprit à ce moment, avec un attendrissement subit, la force d’amitié franche et saine, presque exclusive, qu’il y avait pour elle dans cette camarade loyale.

— Chère amie ! lui dit-elle seulement.

Elle se repentait d’avoir été si sévère pour elle.

— Je me faisais fête de vous montrer mon installation nouvelle à l’hôpital des Enfants, continua Jeanne en s’asseyant au salon près de son amie qui se dégantait, c’est grand et clair, beaucoup plus gai qu’à l’Hôtel-Dieu. Et vous devinez qui j’ai retrouvé là, au réfectoire des internes, ma chère ? Captal d’Ouglas ! Captal d’Ouglas qui a monté contre moi cabales sur cabales. Ce maladroit de Tisserel est cause de tout, mieux vaudrait un sage ennemi. Au fond, je m’en moque ; j’aime mieux avoir à mes trousses les jalousies brutales et bêtes de tous les d’Ouglas du monde que les sensibleries stupides du sympathique docteur !

— Jeanne s’écria Marceline d’un ton de reproche, en la voyant s’épanouir de ce rire moqueur et contagieux qui montrait si bien le fond de son âme.

— Quoi ? vous ne comprenez pas ? cela ne vous aurait pas excédée, l’opiniâtreté de cet homme à vouloir m’inspirer un sentiment que je trouve ridicule, et ses phrases enflammées, et ses ruses, et ses supplications, et tout l’amoureux tralala que chacun croit inventer pour son propre compte quand il ne fait que rééditer des choses sempiternelles et lassantes. Ah ! j’aurais voulu vous y voir, vous, Marceline !

Marceline évita le regard droit et limpide de son amie. Elle aurait eu honte que Jeanne devinât ce qui se passait en elle ; mais il lui était aussi pénible d’avoir à se cacher de cette âme de cristal qu’était l’étudiante. La duplicité qu’elle se sentait la faisait décroître en sa propre estime. Elle rougit.

— On ne doit jamais dire à la place d’un autre, je ferais ceci ou cela, dit-elle évasivement.

— Au surplus, reprit Jeanne, je ne lui en veux plus de m’avoir forcée à quitter l’Hôtel-Dieu où je commençais à avoir assez de cette éternelle tuberculose ; grâce à lui, j’ai maintenant un service qui m’intéresse dix fois plus : la diphtérie.

— C’est affreux ! dit Marceline en frissonnant.

— Tout est affreux, fit placidement l’interne. Une maladie ou une autre, qu’est-ce que cela fait ! Celle-là est plus amusante, parce qu’on la guérit davantage.

— Cela ne vous fait pas peur pour vous ? Je vais trembler de vous savoir dans ce foyer de contagion, et lequel ! Vous n’avez jamais eu, dites, un sentiment d’épouvante en face de ce mal terrifiant qu’on gagne si vite ?

— Ma foi non, répondit la joviale fille, j’en vois trop. La sœur du service prétend même que je ne suis pas prudente, car ces pauvres mioches ont tous des passions pour moi, et figurez-vous qu’ils veulent tout le temps m’embrasser, ils tendent leurs mains, m’attrapent la joue, et me bisent à n’en plus finir.

Comme toujours, elle riait en racontant cela Marceline ne riait pas ; sa gorge se serrait d’une sorte d’envie de pleurer. Cette fière fille, exempte de sensibilité et de faiblesse, que rien n’émouvait à faux, qui ne connaissait pas d’impressionnabilité nerveuse, et qui, dans l’impérissable instinct de femme demeuré au fond d’elle-même, risquait la mort pour donner à ses petits malades une caresse, c’était la révélation d’une âme d’exception, mais riche et belle. Marceline l’admirait.

— Vous faites bien, dit-elle, en cachant son émotion qui n’aurait pas plu à Jeanne, vous êtes bonne.

— Ils ont de gentilles frimousses, parfois, reprit l’étudiante avec une sorte d’abandon, et se complaisant dans ces souvenirs auxquels elle s’attardait ; j’ai soigné les semaines passées un petit homme de cinq ans qui a failli me mourir trois fois dans les mains ; il s’en est tiré tout de même avec la trachéotomie ; j’ai rarement vu d’enfant si joli ; d’extraordinaires yeux noirs et des boucles ; on voit de ces têtes-là peintes dans leurs églises… Il ne voulait plus quitter l’hôpital ; le jour du départ il s’accrochait à ma blouse…

Elle ne dit pas un mot du chagrin qu’elle avait eu à se séparer de cet enfant pour qui un attachement visible s’était emparé d’elle ; mais elle étonnait Marceline et la touchait. Les enfants, l’amour des enfants, c’était une signification de la vie, et une explication de cette autre chose qu’on nomme seulement « l’amour ». L’amour des enfants tient aux femmes lieu de tout quand s’est évanoui l’enchantement de l’amour qui en était seulement le prélude, le nécessaire et alléchant mirage. Pourquoi l’une et l’autre s’inquiétaient-elles si peu de la maternité ? Pourquoi n’avait-elle pas vu ce mot au premier plan dans la perspective de son union avec Jean ?

— Vous aimez les enfants, demanda-t-elle aussitôt à Jeanne ; est-ce que cette idée d’en avoir qui fussent les vôtres ne vous est pas venue quand monsieur Tisserel vous a demandée ?

— Je n’ai pas besoin d’enfants qui soient miens, répondit l’étudiante. Je vois où vous voulez en venir ; vous êtes une philosophe et une historienne, vous envisagez toujours la vie d’une façon théorique et les êtres selon leurs fonctions dans l’engrenage de la société. Il vous faut que chaque rouage marche. Merci. Je me défends d’être un rouage, je fais d’abord ce qui me plaît, et je me moque de ma fonction sociale. La femme doit être mère, n’est-ce pas ? Je la connais, celle-là. Mais suis-je libre, oui ou non, de choisir la vie qui me convient ? Je suis comme vous, je ne comprends pas les inutiles, et au fond, j’appartiens un peu à votre système. Mais pouvez-vous dire que je sois une inutile ? Est-ce que je n’ai pas ma fonction sociale ? Et si j’avais des enfants qui fussent miens, ainsi que vous le dites, soignerais-je ceux des autres comme je le fais ? Pour un enfant que je mettrais au monde, combien en laisserais-je mourir de ce croup qui vous épouvante ! Moi, ma chère, sans mari et sans enfants, je me trouve une femme absolument complète, et si vous le voulez, quoique je m’en inquiète fort peu, dans l’engrenage social, j’estime que je fonctionne admirablement. Quoi je fournis chaque jour huit à dix heures de travail à des études qui portent sur le soulagement de l’infirmité humaine, de mes mains j’opère et soigne les malades, je les guéris, je cherche des formules de sciences plus sagaces ou plus fortes que celles qui ont été dites jusqu’ici, j’apporte au mouvement général une pareille contribution, et vous oseriez dire que je ne fais pas mon devoir !

Séduite, conquise et émerveillée, Marceline regardait son amie.

— Vous êtes une Cerveline, lui dit-elle, en reprenant la parole même de Jean Cécile.

— Cerveline, quoi ? Ah ! oui ; cerveau… cervelle… je comprends : une Cerveline. Certes oui, j’en suis une et je m’en fais gloire ; quand on n’est pas une Cerveline, on a bien des chances pour être une écervelée. Ma pensée voit et pèse mes actes avant que je les accomplisse ; elle est la maîtresse de tout, et je ne laisse rien lutter contre elle. Mon cerveau me fait vivre moralement comme matériellement ; je lui suis un peu sacrifiée, c’est vrai ; je suis parfois lasse, fatiguée de tous mes membres et il me mène quand même ; mais il est bon prince et me paie richement ; je suis heureuse. Il n’y a que cela au monde être cérébral. C’est la loi du temps à venir.

— Entre la cérébrale et la Cerveline il y a une nuance, remarqua Marceline qui méditait ardemment en parlant ce problème brûlant de son existence même. On peut être d’une intelligence forte et créatrice, on peut être très occupée d’intellectualités, travailler mentalement sans cesse et connaître en même temps tous les autres courants de la vie ; les natures assez complexes pour participer à toutes les activités qui sollicitent l’être humain peuvent demeurer cérébrales. La Cerveline est une exclusive plus simple, elle ne reçoit de loi et de vie que de sa tête.

— C’est une sans cœur alors, comme moi, dit gaîment Jeanne.

Marceline ne répondit pas. La différence qu’elle venait d’énoncer entre la cérébrale et la Cerveline était celle-là même qu’elle croyait exister entre son amie et elle. Elle cherchait désespérément à accorder la cérébralité puissante qu’elle se sentait et la tendresse qu’elle portait au fond du cœur.

Tranquillement et sans subtilités, l’étudiante dit :

— Il faut toujours que dans un être quelque chose prédomine ; chez moi, je sais bien que c’est le cerveau ; soit dit sans méchanceté, chez ce pauvre Tisserel, je crois bien que c’est plutôt le cœur, car je le reconnais, il est bon à tuer, il l’est trop ; il m’horripilait.

— Croyez-vous donc que pour aimer il faille n’être pas intelligent ? demanda Marceline.

— Comme il faut toujours que quelque chose prédomine, ma chère, quand c’est le tour de l’amour ce n’est plus celui de la pensée ; il me semble que je ne dois rien vous apprendre. Vous n’avez qu’à écouter ce que se disent des amoureux pour vous édifier là-dessus : D’ailleurs, le fait de se laisser prendre à l’amour, qui n’est qu’un piège tendu par la loi de la race, ne suppose pas une cérébralité très consciente, très maîtresse d’elle-même.

— On peut pourtant, reprit Marceline, très consciente en réalité du leurre qu’est la passion, y céder en toute lucidité, pour y chercher loin au delà du plaisir transitoire qu’elle offre, un nouvel état de vie, l’association, l’accomplissement du vouloir de Dieu… vous diriez, vous, du destin. Je pense au mariage, qui n’est pas en soi une faiblesse, mais un acte. Une créature, toute cérébrale qu’elle soit, peut et doit se marier.

— Historienne ! Philosophe ! Toujours la fonction du rouage, n’est-ce pas ? et l’engrenage social ? Mais, ma chère, je vous l’ai dit, je pense comme vous, tout le monde pense comme vous et ce que vous dites est l’évidence. Seulement il existe des êtres d’exception partout. Je crois bien, grand Dieu ! qu’il faut se marier, que tout le monde se marie ! Mais — attendez — sauf ceux dont la fonction est ailleurs. N’ayons pas de fausse modestie ; des femmes comme vous et moi ont autre chose à faire que de fonder un ménage ; nous devons être assez lumineuses pour rendre, en ce sens, service à nos semblables et payer notre dette à la communauté humaine. Est-ce bien dit ? De sorte que, pour nous, l’amour serait sans excuse, puisqu’au lieu de se présenter sous la forme d’un devoir, il ne ferait que nous arracher à notre mission naturelle qui est purement intellectuelle.

Les velléités qu’avait eues à plusieurs reprises Marceline de se confier à cette unique amie, de lui conter les chagrins indéfinis, les mélancolies, les inquiétudes, les troubles qui la possédaient depuis qu’en secret elle aimait, tout ce besoin d’expansion qui est une des bases de l’amitié fut irrévocablement refoulé sous les paroles de Jeanne. Elle eut honte d’avoir aimé Cécile. Le charme de sa liaison naissante avec lui, les entrevues suaves, les entretiens à demi parlés qui s’étaient passés ici, dans ce petit salon, si mystérieux et poétiques qu’aucun récit n’aurait su les redire, la promenade nocturne d’hier parmi les jardins du Bois Thorel, grave et solennelle comme un rite, tout ce dont le délice l’avait enivrée se décolorait, se désenchantait en elle. Jeanne Bœrk et sa froide sapience ressuscitaient devant elle la Marceline d’autrefois qui pensait et parlait ainsi avant cette aventure de faiblesse, et qui n’était pluş. Elle était en train de sombrer dans un engourdissement. Elle n’avait pas voulu cet amour, elle y avait cédé comme n’importe quelle femme, et ainsi que dans la fable du lion amoureux, on exploitait cet état d’âme diminué et sans vigueur, on exigeait d’elle des renoncements insensés, la destruction de sa personnalité, l’abandon de son existence mentale, l’étouffement de cette progression lumineuse qui avait fait d’elle, jeune femme, un maître. Ah ! si Jeanne Bœrk avait connu l’inavouable marché qu’on lui proposait, quel insolent triomphe pour sa dure théorie de Cerveline ! Comme elle eût exulté !

Un peu pâle seulement, le cœur serré, Marceline muette écoutait maintenant Jeanne s’exaltant sur un autre sujet. Son nouveau service des diphtéritiques offrait une carrière bien plus facile à son tempéramment chercheur que l’invulnérable, l’insaisissable et désespérante tuberculose. Elle racontait combien la trachéotomie, qu’elle avait pratiquée plusieurs fois elle-même, demandait encore de perfectionnements. Elle avait l’idée d’une canule nouvelle, cachant sous le volume de l’ancien modèle un système pour l’aération des poumons, donnant l’équivalent de l’aspiration naturelle. Il s’agissait d’un tubulage intérieur qui ralentît le passage de l’air et en empêchât l’entrée trop vive dans les bronches, en quoi réside le grand écueil de l’opération. Ce détail infime d’une cambrure dans un tube, mais sur quoi posait peut-être dans l’avenir la vie de milliers d’êtres qu’elle tenait ainsi en la puissance de sa conception, grisait Marceline. C’était bien là l’œuvre de la pensée, de la pensée libre, sans entraves matérielles, qui demande, comme un sacerdoce, le célibat. Elle aussi se sentait faite pour de grandes choses, des études profondes, les découvertes morales de l’historien, et les philosophies neuves qui verseraient peut-être un jour dans l’âme de ses lecteurs, des fleuves de vérité.

C’était à tout cela qu’il fallait dire adieu.

XX

En arrivant à Briois, en se retrouvant chez elle, Henriette Tisserel, la petite poitrinaire, s’était crue guérie. Elle n’eut plus cette jalousie horrible de ceux qui se sentent condamnés à mort, contre les heureux possesseurs de la santé et de la vie. À intervalles, Jean Cécile venait la voir ; il l’avait trouvée la première fois si défigurée et ravagée par la maladie, si méconnaissable dans son lit où elle vivait inerte, sans un souvenir de force, que, pris d’une pitié désolée et croyant revoir dans ce pauvre petit visage la fillette qu’il avait vue grandir boulevard Gambetta, il lui prit les mains qu’il couvrit de baisers. Ce fut un artifice spontané, pour que son émotion n’éclatât pas. C’était l’époque où il sentait le plus fort pour Marceline ce penchant et cette sensibilité attendrie, non encore avouée, qui le rendait, comme jamais, nerveux, impressionnable et vibrant. Il se demandait s’il n’allait pas quitter brusquement la chambre pour cacher à la sœur et au frère ce qu’il ressentait devant cette mourante. Après ce geste, il se reprit assez pour dire qu’il la trouvait en bonne voie de guérison. Il laissa Henriette apaisée et heureuse, se disant « Quand je serai tout à fait rétablie, je serai sa femme ! »

Chaque fois qu’il revenait, Jean ne pouvait se défendre envers elle d’une sorte de bonté câline, il la sentait redevenue petite, il savait que sa vie ne se chiffrait plus que par jours ; il la respectait et l’aimait comme un enfant et, en vérité, elle n’était plus guère autre chose avec ses petits désirs, ses petites pensées courtes, ses petits sourires, ses larmes fréquentes. Sa vue lui faisait un chagrin atroce, et le courage lui manquait pour aller la voir plus souvent ; mais chaque fois qu’il prenait sur lui d’aller contempler le spectacle déchirant de cette ruine vivante, il apportait à son lit des bouquets blancs comme un fiancé. Ils causaient ensemble pendant quelques minutes où il lui contait des choses plaisantes ; puis après, dans le jardin, Tisserel et lui avaient des colloques affreux sur la probabilité des jours qu’elle pouvait durer encore. Une fois, le malheureux Paul, hors de lui-même à force de souffrir devant cette agonie lente, se mit à confier à Jean l’aveu de sa sœur, la nuit de leur voyage : « Elle t’aime, tu sais, Cécile. » Cécile le savait, mais personne ne le lui avait encore dit ; cette certitude lui parut intolérable : « Tais-toi, dit-il, tais-toi, tu me tues ! » Et lui, qui ne croyait pas à Dieu, prêtait à cet instant une personnalité véritable au sort qu’il maudissait.

Il espaça ses visites. Ce fut à ce moment qu’il obtint l’amour de Marceline.

Mais Henriette répétait à son frère : « Pourquoi n’as-tu pas redemandé mademoiselle Bœrk ? J’ai tant de confiance en elle ! » Il répondait : « Je la demanderai demain. » Et elle ne venait jamais. Il avait d’elle une sorte de crainte, comme si sa venue eût dû créer du malheur dans la maison. À la fin, quand ce désir de voir l’étudiante fut devenu pour la malade une obsession telle qu’elle ne parlait plus d’autre chose, Tisserel voulut vaincre ses répugnances et l’aller chercher à l’hôpital des Enfants. Il s’y rendit. Il n’était plus capable de rien refuser à Henriette. Mais quand il aperçut par delà le mur la lourde architecture en briques où se trouvait l’internat, pensant que là, dans une minute, il serait face à face avec cette créature de marbre qu’il détestait, il fit volte-face, sentant la démarche au-dessus de ses forces. En rentrant chez lui, passant à la poste, il lui adressa cette carte : « Mademoiselle, ma sœur Henriette a, de vous voir et de vous consul ter, un désir de malade si vif, si impérieux, que rien n’aurait su l’y faire renoncer. Dans quelques jours elle ne sera plus. J’espère que vous ne vous refuserez pas à sa prière. » Et il avait contre Jeanne tant d’irritation que, lui prêtant une nature haineuse et mauvaise qu’elle était si loin de posséder, il se dit : « Elle se donnera la joie de me causer cette peine suprême ; elle ne viendra pas. »

Un nouveau coup l’attendait à la maison. En son absence, une hémorragie était survenue, légère, mais attestant un dernier ravage dans la pauvre poitrine déchirée, et ayant laissé la malade dans une syncope de terreur. Ce fut pour Henriette, en pleine illusion d’espoir, l’avertissement décisif. Elle se sentit mourir et se révolta. Sa force de désir vers du bonheur à venir était trop vivante en elle pour accepter la destruction de la mort. Elle cherchait, dans l’épouvante de sentir le monde présent lui manquer, un terrain où établir la pérennité de sa jouissance d’être. Elle pensa à la religion ; non pas dans cette douce piété de jeune fille, facile et poétique, qu’elle avait jusqu’ici connue, mais dans une violence d’effort tragique vers Dieu. Elle demanda un prêtre. Paul blémit à cette pensée ; il n’aimait pas les prêtres ni le Dieu qu’ils servent, parce que, chose étrange, ce Dieu auquel il ne croyait pas ne lui avait pas guéri sa sœur. Mais, dans la crainte de peiner le moindrement Henriette, sans mot dire, il envoya chercher le vicaire de la paroisse.

C’était un jeune abbé élégant et parfumé, portant sous la soutane faux-col et manchettes glacés. On l’introduisit dans la chambre d’Henriette qui était demeurée, malgré le désordre de la maladie, pleine d’art et de goût. Il parut, d’un coup d’œil à l’entrée, s’intéresser au détail de l’ameublement ; il portait un binocle ; il s’en servit pour analyser le style des tentures et leur harmonie avec les bibelots qui paraient les tables.

— Vous êtes bien souffrante, mon enfant ? dit-il à Henriette.

— Je crois que je vais mourir bientôt, répondit-elle exténuée.

Elle aurait voulu lui raconter ce qui se passait en elle à cette pensée, lui communiquer l’horrible sensation dont elle était la proie, et lui demander sa compassion, mais il reprit, les yeux fermés, comme cherchant en sa mémoire :

— Il faut toujours espérer en la bonté de Dieu. En tout cas, ses desseins sont impénétrables, mon enfant ; je vous engage à faire, dès à présent, comme acte méritoire, le sacrifice de votre vie. Le bon Dieu saura vous en récompenser, soit dans cette vie, soit dans l’autre. Imitez Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a offert aussi sa vie. Ne vous inquiétez pas non plus hors de propos. J’ai vu, dans le cours de mes fonctions ecclésiastiques, des enfants plus malades que vous, revenir à la santé. L’an dernier, je voyageais en Italie ; en passant dans un village voisin de Pise que l’on m’avait beaucoup engagé à visiter à cause des peintures murales de quelque Raphaël inconnu, dans la petite église, j’ai vu la sœur du curé qui était à peu près de votre âge, ma chère enfant ; elle avait aussi la poitrine malade, et lors de ma visite elle était dans un tel état de faiblesse, que son frère la crut morte un certain soir. J’ai su depuis qu’elle était rétablie. Je vous engage vous confier à Dieu et à bénir ses desseins, quels qu’ils puissent être. Désirez-vous vous confesser, mon enfant ?

— Non, monsieur l’abbé, je vous ferai demander pour cela une autre fois.

C’était un homme du monde, il mit une réserve de bon goût à ne pas insister. Il répéta à peu de mots près ce qu’il venait de dire sur l’impénétrabilité des desseins de Dieu, tout en rajustant pour le départ ses gants de peau noire ternes, et il se retira, exhortant Henriette à la résignation, avec la satisfaction, l’agrément secret d’avoir fait son devoir.

Après sa visite, Henriette demeura plus morne, plus abandonnée de tout, semblait-il. Elle avait bien eu l’intuition de cet effort pénible qu’il avait accompli pour lui faire du bien, de cet effort stérile que n’embrasait nulle pitié, nulle charité. Elle avait découvert là un doux et bénin égoïsme d’être heureux, habile à se garder de ce que la compassion a de trop cruel, ignorant de l’avidité qu’ont les mourants des larmes, des cris de pitié, du désespoir de ceux qu’ils quittent.

Absorbée dans un marasme où elle revoyait ses amies saines e heureuses, Cécile se mariant peut-être un jour, sa maison d’ici quand elle n’y serait plus, Paul qui l’y pleurerait, — car sa grande amertume, c’était toujours le chagrin de son frère, — elle réfléchit longtemps. Elle ne pouvait prier. Cette phrase banale des desseins impénétrables n’avait jeté aucune lumière en elle sur le Dieu qu’elle cherchait.

À la fin, elle appela la religieuse qui la gardait.

— Ma sœur, je vous en prie, dit-elle, allez me chercher le gros curé du faubourg.

La sœur s’étonna ; c’était un prêtre d’aspect vulgaire dont on ne parlait jamais. Henriette l’avait entendu quelquefois au sermon où il était moins que brillant, et par hasard avait suivi ses offices ; mais la religieuse eut beau lui citer les noms des ecclésiastiques de talent qui jouissaient à Briois d’une certaine renommée, elle voulut s’en tenir à ce prêtre populaire.

Il arriva le soir assez tardivement, pressé, essoufflé d’embonpoint, ses cheveux d’un gris sale collés à ses tempes rouges. Il portait une soutane écourtée, et ses grasses mains nues se fourraient d’un geste habituel dans la ceinture enroulée autour de soi. Il appartenait bien à ce type sur lequel s’est créé un genre de plaisanterie peu élevé. Le luxe de cette chambre de jeune fille l’intimida autant que l’élégance d’Henriette au lit. Il balbutia :

— Vous… vous avez désiré me voir, mademoiselle ?

Henriette ferma les yeux ; elle le trouvait bien laid ; elle aimait mieux ne pas le voir en l’écoutant. Elle lui dit, aussi haut que sa voix pouvait vibrer encore :

— Monsieur le curé, je vous ai entendu prêcher il y a longtemps, quand j’étais bien portante. Vous parliez des pauvres et des malades, vous paraissiez les aimer tant, qu’en me voyant sur le point de mourir, je me suis souvenue de vous ; je me suis dit que je mourrais mieux, consolée par vous.

Il murmura :

— Ma pauvre petite ! ma pauvre petite fille ! Il n’en put dire davantage. La chair molle de son menton rasé, de ses joues tombantes, s’agitait et tremblait. Il chercha des yeux au mur le crucifix, et il soupira en faisant cette prière, qu’Henriette fine et recueillie surprit sur ses lèvres avec une douceur secrète :

— Seigneur Jésus, si vous m’aviez donné comme à vos apôtres le don de guérir les malades, vaus savez si j’aurais rendu la santé à celle-là ! Mon Dieu, mon Dieu, faire souffrir ce pauvre petit être ! alors qu’allez-vous lui donner après ?

Henriette, sans beaucoup réfléchir, vit bien que celui-là l’aimait d’avance, sans la connaître, seulement parce qu’elle souffrait et qu’il s’était fait l’ami, le frère de tous les malheureux. Elle sentait bien là un cœur évangélique, débordant de la vraie charité, celle qui est tendresse plutôt que conseil. Elle n’avait plus besoin de conseil, ce qu’elle cherchait, c’était Dieu ; et c’était déjà comme un peu de divinité qu’elle respirait auprès de ce vieil homme vulgaire et sans usage, qui n’avait pas encore su lui dire une phrase depuis qu’il était arrivé. Elle comprit qu’elle pouvait lui confier sa dernière angoisse, qu’il en souffrirait avec elle.

— Si vous saviez comme je regrette la vie !

— Ma pauvre petite enfant, reprit-il, pleurant presque, le Sauveur l’a bien regrettée, Lui ; comment ne la regretteriez-vous pas !

— Est-ce bien sûr, dit-elle encore plus bas, avouant ici le sens intime de sa terreur, est-ce bien sûr que tout ne va pas finir pour moi, que je revivrai, que je serai encore moi dans cet invisible…

Si c’est sûr, ma fille ! fit-il moins naïf que puissant dans sa foi, mais alors, pourquoi seriez-vous en vie en ce moment, et moi, pourquoi le serais-je, et pourquoi y aurait-il un monde, et pourquoi souffririez-vous ?

Elle ajouta, osant à peine le prononcer devant ce saint :

— Et… si je n’allais pas trouver Dieu dans ce noir où je vais ?

Il prit les osselets longs de sa main de morte dans la sienne où elle disparut, et il lui dit en la regardant en face :

— Alors quoi ? quoi ?… le sens de tout…

Il n’en dit pas davantage ; quelque chose de mystérieux se passa. Henriette le regardait maintenant sans souci de sa laideur grossière, sa foi se transmettait à elle comme une chaleur ; elle avait vu d’une manière incorporelle en lui une force qui n’était ni du génie, ni de l’intelligence, ni de la démonstration, et pourtant si manifeste, qu’elle la sentait venir en elle à son tour ; une force énorme, faisant unité avec toutes les croyances, tous les cultes, toutes les religions du présent, de l’insondable passé humain, et de l’avenir, une force telle que, niée, elle laissait poser sur l’humanité le ridicule d’une universelle et formidable erreur, une force qui était Dieu dans ce curé vulgaire qui le possédait et le produisait plus qu’un autre, en aimant.

— Oui, prononça-t-elle dans cet inexprimable contentement qu’est la paix religieuse, je sais que je vais à Lui.

C’était la montée subite de son âme sur ce terrain où s’établit la pérennité de la jouissance d’être.

Alors elle se confessa.

— Je ne vis plus beaucoup depuis quelque temps, dit-elle les mains jointes ; ce que j’ai fait de mal, je ne le sais plus. Je n’ai pas assez aimé Dieu, et j’ai trop aimé un ami qui m’est cher, qui m’est trop cher, que j’aime encore, mon Père, en cette minute où je vous parle, de toutes mes forces.

Il réfléchit un instant :

— Aimer…

La lampe unique, loin du lit, éclairait faiblement la chambre ; malgré le pimpant et le léger qui accrochait de-ci de-là, au coin d’une glace, au dossier fin d’une chaise, aux peintures mêmes des étoffes à sujets, des nœuds de ruban ; malgré la gaîté mythologique des choses et le sans. souci juvénile qui s’accusait partout, cette chambre d’Henriette mourante se remplissait d’une atmosphère auguste et silencieuse. On y parlait de plus en plus bas, à mesure que s’éteignait davantage le diapason de la voix joyeuse. Ce fut ici, pour le seul cœur de cette enfant qui en allait emporter le secret, que celui qu’on appelait « le gros curé du faubourg » improvisa presque timidement, cherchant ses mots, et doutant de soi, cette thèse sur l’amour, cette suave doctrine dont il ne soupçonna jamais lui-même la magnificence.

— Si vous avez aimé vraiment, lui dit-il, je ne vous en condamnerai pas. Aimer, ce n’est pas un crime. Que dis-je, mon Dieu ! c’est une vertu, la plus grande, la plus noble. Aimer ! Seulement, que de sens, que de sens auxquels le monde donne ce nom unique d’amour ! Aimer, ce n’est pas vouloir jouir, mon enfant ; aimer, c’est donner son cœur, et quand on dit : donner son cœur, cela signifie, vers celui qu’on aime, comme une respiration constante de sacrifice, l’offrande perpétuelle de la vie devenue don. Aimer, c’est bien plutôt souffrir que jouir ; l’amour est une vertu : il ne faut pas la subir, mais la pratiquer. L’amour n’est point passif, mais actif. Quand le mariage consacre l’amour, on voit alors parfois ce qu’il peut devenir. Mais, hélas ! qui sait aimer ? Il y a une formule dans la foi qui a réglementé cette vertu comme une autre. Il faut que l’homme et la femme s’aiment comme le Christ et l’Église. Dans la mesure où ils se versent l’un dans l’autre, au point qu’il faut chercher le Christ dans l’Église et l’Eglise dans le Christ, dans cette mesure on doit aimer. L’amour est bien grand, ma fille, mais la jouissance est bien petite ; regrettez toute jouissance, regrettez de vous être aimée dans l’amour. L’amour est éternel, c’est la jouissance qui est courte. L’égoïsme est la loi du monde ; il lui donne quelquefois le nom d’amour ; alors il se passe des choses… Mon enfant, l’amour est bien rare ; je crois que vous avez aimé véritablement ce jeune homme…

— Je le crois aussi, mon père, dit Henriette les yeux clos.

Et mentalement elle ajouta, dans une joie pure qui était celle de cet amour idéal, de l’amour souverain, pur et absolu, cette prière :

— J’offre ma vie pour Jean.

De cette minute, elle cessa moins que jamais de penser à lui, avec cette conviction secrète qu’à cause de sa mort il serait heureux un jour près d’une autre femme.

Telle fut cette nuit-là, dans la chambre d’Henriette mourante, la leçon de l’amour.

Le lendemain, elle fut mieux. Paul vit en elle comme un bonheur secret ; il l’attribua à ces illusions qui, chez les poitrinaires, s’illuminent davantage à mesure qu’ils avancent vers le terme de leur maladie. Il était près d’elle, car il la quittait maintenant à peine, se faisant remplacer à l’hôpital et dans sa clientèle. Elle avait une sorte de gaîté qui était sur sa douleur un baume. Soudain, la porte s’ouvrit et la femme de chambre introduisit Jeanne Bœrk qui entra à pas glissés. Tisserel rougit et se troubla. Il ne l’aimait plus et elle l’intimidait encore. Elle conservait avec lui trop d’aisance, trop de tranquillité, et quand il sentit se poser, calmes et francs dans les siens, ses yeux qui l’avaient vu pleurer d’amour et de désespoir, il détourna la tête. C’était une étrangère qui connaissait de lui des secrets intimes ; une indifférente qui pénétrait dans son âme. Son sourire, qui l’avait tant séduit autrefois, n’avait pas changé ; elle vint à lui, ses belles dents saines découvertes, lui tendit la main sans nulle gêne, puis s’avança doucement vers le lit d’Henriette.

— Cela ne va pas mal, n’est-ce pas, mademoiselle ?

Henriette la regarda longuement, tristement, puis, pour ne faire à son frère aucune peine, elle répondit :

— Pas mal ce matin, en effet.

Elle était méconnaissable, et Jeanne Bork cherchait à se rappeler devant ce cadavre la jolie et fraîche créature qui avait été en ce lit autrefois. Elle fut prise d’une véritable peine ; si habituée qu’elle fût à l’œuvre de la mort, elle éprouvait ici quelque chose de nouveau ; elle aimait Henriette ; et quand Tisserel ne parlait plus d’amour, elle avait pour lui un bon sentiment de camaraderie qui s’affligeait de son chagrin. Toutes ces impressions la prirent si fort et si au dépourvu qu’elle ne trouvait plus rien à dire.

Leur silence fut long ; Paul songeait maintenant que perdre Jeanne était peu de chose quand il allait perdre Henriette, et sans se l’énoncer absolument, car il n’avait plus que des idées troubles, il lui venait le sens d’une irréfutable raison dans la logique et le sang-froid de cette femme de toutes les affections l’amour était la plus forte, mais en même temps la moindre. « Et pourtant, se disait-il, elle est venue ; elle reste émue et attendrie devant Henriette ; elle est bonne. » Et son cœur recommençait à s’affoler.

— Voulez-vous que je vous ausculte ? disait enfin Jeanne penchée sur la malade.

Henriette eut une velléité de sourire. À quoi bon cette fatigue maintenant ! Elle allait ouvrir les lèvres pour le dire ; puis elle pensa que pour son frère il fallait continuer la comédie de l’illusion ; et aussitôt, car il était écrit que jusqu’au dernier instant sa vie serait vouée aux autres, elle tendit les bras pour qu’on la levât, affaiblie comme elle était.

Jeanne fit tomber sa mante et se débarrassa de son chapeau. Tisserel suivait des yeux, sans rien dire, tous ses mouvements. Son sourire s’était éteint ; elle était grave ; ses larges sourcils blonds, serrés, plissant le front. Il l’avait vue ainsi autrefois, dans la salle, quand elle assistait à une agonie de malade, et à cette minute comme autrefois, il se demandait ce qu’elle était capable de ressentir. Lorsqu’il la vit courbée sur la poitrine de sa sœur, il trembla, la sachant plus lucide que lui, plus capable de connaître absolument la destruction secrète de cet organisme finissant. Si elle allait lui dire : « Votre sœur ne peut plus vivre ; elle, mourra ce soir ; elle mourra cette nuit ! » Et dévoré d’angoisse il se rapprochait du lit, cherchant à lire, sur son visage qui se dérobait, ce qu’elle comprenait, de toutes ses forces l’épiant.

Il surprit seulement ceci que chuchotait Henriette, croyant que Jeanne l’entendait seule.

— Quand je ne serai plus là, mademoiselle Bœrk, vous essayerez de consoler mon pauvre Paul.

— Henriette fit-il sans pouvoir retenir ce cri.

Il étouffait de tout ce qui s’agitait en lui à ces paroles ; Jeanne se releva, se retourna vers lui, et tous les trois virent qu’ils se comprenaient.

— Je vous trouve bien mieux que je ne pensais, dit Jeanne avec douceur ; pourquoi vous inquiétez-vous à tort, mademoiselle ?

Henriette reprit :

— Je voudrais voir heureux tous ceux que j’aime.

Les yeux hardis de l’étudiante fléchirent sous le regard de Paul ; il n’avait pas fait un geste ni murmure un mot, mais une dernière fois, bouleversé par la prière d’Henriette, devant Jeanne il était repris inconsciemment par le charme de sa beauté. Et quand il la vit fuir ses yeux, détourner la tête, et comme perdre son orgueilleuse rigueur, il eut la pensée rapide de l’avoir enfin émue.

Il se passa de lourdes secondes. Il cherchait le sens de ses moindres mouvements, il la vit se pencher de nouveau sur Henriette et crut à une effusion que de pareilles choses, réunies dans un tel moment dans son cœur, eussent pu lui arracher. Mais au lieu des baisers qu’il attendait, il découvrit le soin très minutieux qu’elle avait de boulonner au cou de la malade la chemise de nuit entr’ouverte sur la gorge striée de maigreur. Ses yeux ne la quittaient plus ; ils quêtaient son regard ; elle se redressa, ils se relevaient avec elle ; elle s’éloigna du lit, ils s’en écartèrent ; elle allait se retourner, devinant son silence, et le voir, et le comprendre…

Elle ne se retourna pas ; elle était allée prendre sa cape, et elle s’habillait, paisible et lente, devant l’armoire à glace. Quand elle fut prête, elle dit :

— Mademoiselle, je reviendrai vous voir bientôt ; je voudrais que le docteur vous donne du lait et des œeufs crus en grande quantité.

Tisserel fit un signe de tête qui voulait dire : oui.

— Et puis je vais vous indiquer une petite potion qui vous fera un bien infini, si le docteur permet.

Tout en parlant, elle crayonnait sur une feuille de son calepin le nom d’une drogue qu’elle tendit à Paul en lui demandant ce qu’il en pensait. Elle était parfaite de sérénité, d’aisance, et aussi de tact pour illusionner Henriette sur l’importance qui pouvait encore être dans un remède. Tisserel fit de nouveau le geste d’approuver ; il ne parlait pas ; il ne pouvait rien dire.

Une dernière fois, elle embrassa Henriette qui ne voyait plus rien, trop faible pour soutenir la moindre contention d’esprit, puis partit.

Paul l’escortait. Dans l’antichambre, une fois la porte d’Henriette refermée derrière eux, il balbutia :

— Vous avez entendu ce qu’elle a dit ?

Elle fit :

— Vous consoler ? Comment le pourrai-je ? Vous n’avez pas voulu que nous continuions d’être bons camarades ; votre peine est loin de m’être indifférente, pourtant.

— Vous pleurez ? lui dit-il.

— Il faut bien vous l’avouer, reprit-elle, les yeux humides en effet, je l’ai trouvée dans le dernier état de faiblesse : ne la quittez plus.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il seulement.

Elle lui serra la main de toutes ses forces ; ils se séparèrent amis. Cécile avait raison ; elle n’était pas de celles qu’on peut haïr.

XXI

La jeune bonne qui servait Mlle Rhonans fut très étonnée ce jeudi-là de l’ordre que lui donna sa maîtresse d’avoir à commencer dans la maison les nettoyages minutieux et périodiques que connaissent les ménagères. Elle rappela qu’on attendait d’ordinaire le printemps et l’automne pour ces lourds travaux, et que d’ailleurs, les femmes de service qui l’aidaient dans ces circonstances n’étaient pas averties. Mais Marceline la stupéfia bien davantage en déclarant qu’elle-même, cette fois, l’aiderait. En même temps, elle s’enveloppa de tabliers et commença de démonter sa bibliothèque, dont elle époussetait les livres un à un. Elle allait avec une prestesse étourdissante, on n’aurait pu suivre ses mouvements. Rouge et haletante, elle battait de toute sa force les reliures classiques, les brochures grises, les cahiers, les lèvres un peu serrées de dégoût seulement, dans la poussière qui volait en nuages autour d’elle. Les mains fines noircirent ; elle les plongea dans les éponges équivoques que, maladroitement, mais avec une frénésie de travail physique, elle promena sur les rayons de bois blanc dénudés. Ensuite elles connurent, ces mains élégantes et oisives, le toucher gras des encaustiques, les frictions meurtrissantes des meubles qui brillent, le contact des cuivres qui se dorent sous les pommades. Comme une servante, Marceline absorbée dans son labeur, la tête baissée, vide de pensées, travailla sans repos. Inexpérimentée, elle avait une adresse native et comme une sorte d’intelligence des doigts qui lui tenaient lieu d’habitude. La jeune domestique ne s’expliqua rien de ce manège ; mais elle était entraînée à son tour dans l’activité de sa maîtresse. Le soir, la maison de fond en comble était nettoyée.

Lassée, brisée, Marceline revint dans sa chambre ; il lui semblait respirer pour la première fois de la journée et elle se dit : « Que ferai-je demain ? »

La vérité, c’est qu’elle n’avait plus le courage de penser.

Quand elle eut pris de sa personne les soins que nécessitaient les souillures d’un tel travail, elle ouvrit sa boîte de lettres où elle reprit celle du vieil ami des de Rhonans. Elle la relut.

« Sans nommer personne, je puis vous le dire, l’estime dans laquelle on vous tient ici tant pour votre mérite et pour votre savoir que pour votre personne même… »

Et le sentiment lui revenait plus vif, plus neuf que jamais, de posséder la complaisance et l’admiration de ceux avec qui elle éprouvait cette cohésion si subtile et puissante de l’esprit de corps. Elle était trop définitivement attachée à cette Université qui la tenait par mille fibres.

« … M’ont fait penser que ce que vous désiriez serait accordé d’avance… Les études que vous projetez sur l’antiquité peuvent prendre de votre valeur propre, une haute importance. Je ne m’étonnerais pas que certains de ces messieurs le conçoivent. Il existe des bourses de voyage, et s’il n’en était pas, vous êtes de ces personnes pour qui l’on en créerait aisément »

Partir songeait-elle ; partir dès maintenant pour là-bas ! Je le puis ; je n’ai qu’à le vouloir. Le bien-être de ces grands travaux, la magie de voir ce qui fut mon rêve, Tyr et Sidon !

Un frisson d’enthousiasme l’enlevait à elle-même. Et l’image fâcheuse de Jean revenait aussitôt. Si timidement, si humblement, cet ami très cher avait pris en elle la prédominance ! Comme il lui paraissait soumis à force de l’aimer !

— Oui, mais, se redisait-elle dans sa casuistique implacable, comme il m’a soumise à lui ! Quelle volonté puis-je avoir désormais ? Où est la Marceline d’autrefois ?

Alors elle se reportait au temps où, seule en face d’elle-même, elle jouissait d’une vie si ample, semblait-il, d’une idée si libre. Ce qu’elle concevait, elle l’exécutait sans contrainte, sans influence. De quoi pouvait-elle être capable depuis qu’elle connaissait Jean ? et que serait-ce après l’union ? Pourrait-elle seulement penser à sa guise, ou alors, quels reproches de cette âme exigente si elle lui dérobait son esprit ?

— Je me suis laissée prendre sottement, naïvement, se disait-elle, comme mon amie Thérèse s’était laissée prendre aux séductions de son bel officier, la malheureuse ! Ce que j’avais raillé en elle, je l’ai subi. J’ai connu la crédulité aux serments, j’ai connu l’enchantement aveugle. Elle m’avait conté une promenade nocturne, faite au bras de celui qu’elle aimait, et les charmes de la nuit, dans un parc, augmentant et transposant plus délicieusement encore l’amour. J’y ai passé. J’avais dit des autres : elles ont suivi le mirage ; et quand le mirage s’est présenté à moi, j’y ai donné, en me disant : c’est la vie ! Quelle femme suis-je donc ?

Puis elle reprenait aussitôt :

— Mais il m’aime trop ; je n’aurai jamais le courage de le briser.

Le lendemain, elle reçut un mot de Cécile.

« Vous m’avez fixé un délai de huit jours pour me dire mon sort, et vous ne voulez pas me voir d’ici là. Le mystère qui se passe en vous pendant que je ne vous vois pas m’effraye. Quelles vont être vos réflexions pendant ce temps ?… Quel en sera le résultat ? Soyez bonne, Marceline, je serai l’indigne compagnon de votre vie, mais le plus dévoué, qui ne songera qu’à vous faire la vie la plus conforme à vos goûts. »

— Ah ! se dit-elle, incrédule et mille fois plus lucide devant l’écriture de Jean que devant sa passion, je sais ce qu’il en est. Il me fait en perspective une existence mentale merveilleuse. Il me laissera, soi-disant, ce qu’ils appellent, sa mère et lui, « mes livres ». Puis la jalousie le prendra ; il me voudra toute. Est-ce que je ne connais pas la vie ? J’aurai mis dans la mienne non pas l’amour de Jean, chose douce et passagère, mais l’influence qu’il apporte avec lui — et qu’entretiennent ses parents — de toute sa lignée bourgeoise. Que deviendra la Marceline Rhonans d’aujourd’hui ?

Et elle reprit encore la lettre du vieil ami pour y chercher des impressions plus fortes que ce regret intime qui lui demeurait des heures de l’amour.

Elle ne répondit pas à Jean. Elle s’était donné comme règle de ne pas lui écrire avant le délai fixé.

Il lui passait par instants des besoins insensés de sangloter, de conter à quelqu’un sa peine. En d’autres moments, elle pensait, avec le désir du calme et de la paix, qu’il ne tenait qu’à elle de reprendre sa belle vie d’autrefois. Elle récapitulait, depuis le jour où Jean avait pris possession de ses pensées, combien d’angoisses, d’agitations, de troubles, de douleurs aiguës, de mélancolies amollissantes ! Comme elle avait tremblé, pleuré, douté et craint ! Que de manières diverses de souffrir l’amour enseigne ! Quelle dépression aussi il amène dans une âme ! Et elle cherchait les petits côtés de son idylle rapide, ses cachotteries, ses mensonges ébauchés, sa défiance envers Jeanne Bœrk, et cette lassitude du travail qui était venue en elle, lui rendant tout insipide, hors l’idée fixe.

Le quatrième jour de cette espèce de retraite, un coup suprême lui fut porté. C’était à sa sortie du lycée, le matin ; ses yeux errant machinalement sur le lointain du boulevard, aperçurent à une grande distance l’ample pardessus gris de fer qui enveloppait l’étroite personne de Cécile. Il la guettait, pensant n’être pas vu. Elle eut un battement de cœur, se tourna résolument vers la direction de sa maison, et se demanda tout une heure quelle force obscure l’avait retenue d’aller à lui.

Mais une fois chez elle, installée à sa table de travail, elle se sentit une telle paix au souvenir de cet acte de maîtrise sur sa passion, qu’elle prit goût à ces sortes de victoires.

Les joies abstraites lui revinrent ; elle prépara ses conférences avec un plaisir infini. Depuis l’époque où elle savait Cécile toujours présent à l’amphithéâtre, elle prit pour la première fois souci de son public ; elle se rappela les adulations dont il l’avait entourée, et quelque chose d’affectueux la reprit pour ces intelligences sympathiques qu’il lui parut charmant d’instruire.

Elle se rappelait souvent le mot de Jeanne Bœrk : « Sans mari ni enfants, je me trouve une femme absolument complète. »

— Les créations des gens de sciences, se redisait-elle aussi, les tiennent quittes de l’autre devoir vis-à-vis de la société ; ils sont affranchis.

Et elle se sentait sollicitée plus irrésistiblement que jamais par l’attrait de l’Asie-Mineure, ayant sans cesse sous les yeux la lettre du vieux Parisien qui disait : « Voyez donc ce que vous avez à faire, et comptez assurément sur le succès. » Si quelqu’un avait ces jours-là visité sa table de travail, il l’aurait trouvée encombrée de vieilles brochures, de notes, de photographies, de récits de voyages, d’itinéraires, tous ces matériaux concernant son rêve d’exploration.

Sa vocation d’historienne-philosophe refleurissait en elle et lui donnait de mystérieuses ardeurs. La conscience de sa destinée grandissait, refoulant, dans le lointain, l’idylle.

— Ce qui m’a enchantée et séduite, se disait-elle, c’est cette ivresse première de l’amour, l’appât délicieux qu’il faut être bien fort pour repousser ! Si je croyais à l’éternité de cela, je n’hésiterais pas, j’en ferais l’aliment unique de ma vie ; mais, le charme détruit, quand je n’aurais plus été qu’une femme privée de sa véritable existence, fourvoyée dans la banalité et l’inutilité, rivée à ce mari dont l’amour pour moi eût duré ce que durèrent sans doute ceux que déjà il eut à partager entre tant d’autres, que serais-je devenue ?

Depuis que Jean ne venait plus, et que le sentiment très vif de sa vue s’éteignait en son imagination, elle recouvrait la tranquillité d’autrefois. Elle se vit écrire, dans une seule soirée, vingt pages françaises sur le texte même de Thucydide ; elle se coucha ce soir-là dans une sorte de volupté cérébrale ; positivement, elle sentait en son front une jouissance physique, une fièvre agréable et noble. Une montée de sang aux artères de ses tempes lui donnaient l’impression d’un afflux de vie.

Il lui restait encore trois jours pour réfléchir au renoncement que lui proposait Jean. Elle les partagea entre le travail et sa critique austère de l’amour. La vision souriante de Jeanne Bork planait sur ses pensées en idéal. Elle ne la condamnait plus maintenant, mais l’admirait. Comme elle la trouvait libre, belle et forte ! Et comme, au rebours de ce qu’elle avait un instant conçu devant la passion désolée de Tisserel, comme cette impassible sagesse du cerveau était loin d’exclure la bonté ! Et elle pensait à la tendresse secrète de Jeanne pour le petit diphtéritique qu’elle avait sauvé.

XXII

Le matin du neuvième jour, Jean Cécile, qui épiait la venue du facteur dans une mortelle angoisse, reçut sous une enveloppe de Marceline une lettre d’un volume tel, qu’il murmura écrasé : « C’est fini ! un mot suffisait : venez. » Et l’idée lui vint de ne rien lire, de se venger d’elle ainsi. Puis dans la même seconde, l’espoir qu’il y eut dans ces lignes serrées, pressées, méthodiquement prolixes, une expansion d’amour, comme un hymne du cœur épanoui dans cette créature de raison, le fit se jeter sur la lettre, la dévorer. Les premiers mots le glacèrent.

« Mon pauvre ami, pardonnez-moi la peine que je vais vous faire. »

— Je l’aurais parié ! dit-il, frémissant de colère et lançant à terre la lettre. Et c’est l’œuvre de ma mère : il fallait agir avec Marceline comme avec un être supérieur ; nous avons voulu nous l’assujettir, je l’ai perdue ! Elle me traite comme je l’ai mérité ! On ne marchande pas un don tel que le sien !

Puis, avidement encore il reprit la lettre, espérant follement quelque chose d’imprécis : « Vous êtes, continuait-elle, l’être que j’ai laissé le plus près approcher mon âme ; je ne vous cacherai rien encore maintenant. J’ai peut-être été coupable envers vous, mais je n’ai jamais été déloyale ; je fus sincère en me promettant à vous ; je le serai encore en me reprenant. Je vous dirai tout, aussi franchement, aussi strictement que possible ; considérez cette lettre comme le meilleur que je puisse vous donner de moi-même. À cause d’elle, je vous supplie de ne pas voir en moi une ennemie, comme monsieur Tisserel considère Jeanne Bœrk qui ne l’a jamais aimé.

« Vous avez vu, Jean, ce qui s’est passé dans mon cœur pour vous. Je n’aurai ni coquetterie, ni pruderie à vous le rappeler, et d’ailleurs, je veux que, sans ambiguïté, vous connaissiez simplement l’histoire de tout. Vous êtes le premier à m’avoir appris ce sentiment que, par instinct, je réprouvais. Vous savez comment je jugeais le cas de Jeanne Bork que j’avais tranché de sang-froid. Ce cas s’est présenté un jour à mon profit, et ma critique sur la comédie des autres s’est tue quand ce fut mon tour de jouer cette même comédie. Que ce mot de comédie ne vous froisse ni ne vous trouble ; nous nous sommes aimés très véritablement, mon ami, mais il y a toujours une grande illusion dans ce mot. On l’expérimente d’ordinaire après longtemps ; ma nature assouplie à la logique professionnelle, et rendue clairvoyante et prévoyante presque par métier, m’a plus tôt qu’une autre avertie de chercher sous l’illusion de nos tendresses l’inexorable vrai. Je me suis interrogée sans pitié, j’ai sondé la voie où nous marchions.

« Je ne vous fais pas un reproche, mon ami ; je rends plutôt grâce à votre sage mère qui avait mis d’instinct le doigt sur le point défectueux de notre union ; une lucidité secrète d’affection l’aura guidée ; elle s’est dit : « Si cette femme abandonne sa carrière pour être la compagne de mon fils, c’est que le mariage peut prendre d’elle l’âme totale, et je serai tranquille. Mais si elle s’y refuse, qu’est-ce donc que Jean recevra d’elle ?

« Et je m’y suis refusée, étouffant de toutes mes forces mon cœur qui protestait. Je m’y suis refusée, Jean, non pas faute de vous aimer, mais parce que j’étais éclairée subitement sur ma véritable fonction ici-bas. Au moment de perdre cette existence intellectuelle, j’ai pu mesurer, comme un mourant comprend soudain le prix de la vie, à quel degré cette intellectualité était moi-même Et j’ai eu peur, devant ce renoncement immense, de la fragilité de l’amour que je prenais en échange.

« Cher ami, je sens que je vous fais mal et j’en souffre ; ce mot de fragilité vous révolte. Vous vous récriez ; c’est pour toujours que vous m’aimez… Mon pauvre Jean ! suis-je la première à qui vous l’ayez dit ? Je ne sais rien de votre passé ; nous nous sommes connus si peu ! et j’ignore tout de votre vie ; mais j’écris seulement ceci : rappelez-vous la dernière femme à qui vous avez confessé votre amour. Au moins une fois déjà dans votre jeunesse, vous avez cru à l’immortalité de ce qui était en vous ; vous avez peut-être donné votre parole d’amour éternel. Je dis, une fois… en me lisant, combien de visages autrefois adorés vont se lever dans votre souvenir, et vous accuser, vous reprocher tristement votre oubli !

« Si je vous disais que je ne vous aime plus, Jean, je mentirais. Tâchons de nous enlever l’un à l’autre. Je vais quitter Briois sans doute, et nous ne nous reverrons plus. L’absence nous consolera. Vous m’oublierez, croyez-moi, avant que je vous oublie… — il y a une fidélité vivace chez les femmes… — Qui sait même ! Nous n’avons connu de l’amour qu’un prélude, une initiation subtile et fugace, il s’en dégagera longtemps un parfum de regret, la poésie de ce qui n’a pas été. Peut-être ce nuageux sentiment, qui fut beau et à peine effleuré comme un rêve, vous laissera-t-il plus inconsolé par tout l’inconnu qu’il cachait en lui, que d’autres expériences. En tout cas, je vous promets ici, cher ami, et pour toujours, une inlassable affection. Je forme pour votre bonheur les vœux les plus émus, les plus tendres. Je veux que vous rencontriez en une autre femme la compagne que je ne pouvais être pour vous. Je la veux bonne, aimante, capable de vous appartenir tout entière… »

Cécile, avec un flegme apparent, replia la lettre qu’il glissa sous l’enveloppe, en murmurant dans un effort :

— Voici pour le numéro trois ; je demande une quatrième Cerveline !

Puis il s’enferma dans sa chambre, et se jeta tout habillé sur son lit où il mordit les draps de douleur. L’analyse spécieuse qu’était cette lettre, il ne l’avait pas comprise. Une seule chose lui était intelligible Marceline se refusait à lui. Tout ce qu’il avait imaginé de bonheur avec elle s’effondrait. Celle qui lui avait dit un jour : « Je suis votre fiancée » ; cette austère fille qui lui avait une fois tendu sa joue à baiser, et qui lui avait promis, en lui montrant le grand panorama noir de Briois dans la nuit : « Nous vivrons là, nous étant tout l’un à l’autre… » Cette jolie Rhonans qui avait été pendant plus d’une semaine si promise à lui qu’il lui avait voué cette chambre où il la voyait sans cesse en pensée, n’attendant plus que le moment de l’y amener, elle avait oser lui écrire : « Nous ne nous reverrons plus ! »

— C’est ma faute, pensait-il ; je savais qu’on ne les aime pas. Quand elle m’a dit : je ne suis pas une Cerveline, je l’ai crue. J’ai fait de la psychologie à mes dépens ; mais quelle riche étude.

Puis il reprenait avec moins d’ironie :

— Je l’aimais bien… d’une si singulière façon ! La source de mon amour était en elle, non pas en moi. Je l’aimais comme je n’aurais pu aimer aucune autre femme, d’un amour étrange comme elle.

Quand le premier tumulte de son chagrin fut calmé, il reprit la lettre, et seulement alors en suivit la pensée, logique et implacable. Elle l’écrasait de son raisonnement. Il n’avait rien à espérer de le combattre. Un seul mot fit couler en lui des ondes de joie, quand il le relut : « Si je vous disais que je ne vous aime plus, Jean, je mentirais. » Est-ce que d’une femme qui écrit cela, quand même son omnipotence de logique vous bannirait, on ne peut pas encore tout attendre ?

Alors, il se hâta de réparer le désordre de sa tenue et de sortir. Plusieurs cas graves l’attendaient en ville. Il les oublia et prit une voiture pour arriver plus tôt chez Marceline. Il sentait qu’il allait la vaincre ; il lui venait aux lèvres un flot de mots passionnés qui la feraient fléchir : elle ne demandait qu’à aimer, c’est ce qui ressortait de sa lettre, qui était au fond la plus vibrante, la plus frémissante lettre d’amour qu’elle lui eût jamais écrite. Son raisonnement, il en riait, et elle en rirait à son tour quand il l’aurait ressaisie.

Le fiacre le déposa devant la porte, il se précipita, sevré de sa vue comme il était depuis huit jours et brûlant de la reprendre tandis qu’il en était encore temps, avant qu’elle ne lui eût trop échappé dans le domaine glacé de la spéculation. Mademoiselle regrettera bien, dit la domestique, mademoiselle est à Paris pour quelques jours, elle ne m’a pas fixé de date pour son retour.

Il demeura atterré.

— Ses cours ne la forceront-ils pas à revenir ?

— Mademoiselle était souffrante ; elle a demandé un congé pour toute la semaine.

Et derrière la servante qui lui parlait, il entrevoyait l’escalier ombreux, le corridor tiède, l’engageant aspect de cette petite demeure de paix.

Et il avait envie de faire cette prière : « Laissez-moi entrer seulement un peu ; laissez-moi m’asseoir un instant là-haut, dans ce cher petit salon de mon amie. Elle est absente, mais je le retrouverai quand même, je retrouverai d’elle un passage furtif, un frôlement et le souvenir du baiser que je lui ai donné. »

Chaque jour il revint sonner à la maison du boulevard, où on lui faisait la même réponse : « Mademoiselle n’est pas encore rentrée. » Chez lui il passait son temps à son bureau, la tête dans les mains, ayant devant lui la lettre. Il la savait par cœur ; il en vint à en suivre l’enchaînement d’idées comme s’il l’avait conçue lui-même. Le cas de Marceline s’élucidait aussi pour lui. Il finit par voir, sans fausse interprétation, l’âme même, simple à l’extrême, de cette femme chez qui la raison maîtrisait le cœur, mais ne l’excluait pas.

Le dimanche qui suivit, lorsque, comme tous les matins, il se présenta chez Marceline, on lui dit « Mademoiselle est revenue hier soir, veuillez entrer. »

Elle vint à lui un instant après, un peu lassée par le voyage, pâlie, lui sembla-t-il, et quelque chose de changé dans son regard vers lui, comme si d’invisibles portes se fussent fermées sur son âme, si tranquillement expansive autrefois.

— Vous avez tenu à revenir, monsieur Cécile, lui dit-elle tristement ; vous avez voulu qu’il y eût entre nous ce qu’on appelle une scène. Est-ce que vous n’avez pas compris tout ce que je vous expliquais si simplement ? Que pouvons-nous discuter ?

— Marceline, dites-moi que ce n’est pas vrai ; je ne puis pas croire… bégaya-t-il.

— C’est fatalement vrai, reprit-elle, les yeux à terre. Je me demande maintenant quel aveuglement a pu me saisir, moi si prévenue, si défiante… Véritablement, quand je reporte ma pensée à ces trois dernières semaines, je suis terrifiée d’avoir pu me montrer si différente de moi, si contraire à moi-même ; c’est comme si j’avais perdu ma personnalité.

— Est-ce que ce n’était pas bon ? Quelle satisfaction cérébrale de réflexion ou d’analyse vaudra jamais d’aimer spontanément, sans arrière-pensée, sans calcul ?

— Les êtres impulsifs en jugent ainsi ; mais comme ils s’égarent ! Pouvez-vous me demander d’abdiquer l’exercice de ma raison, d’être une impulsive ? Qu’importe que quelque chose soit passagèrement bon, s’il doit priver de ce qui l’est toujours !

Alors, devant le malheureux qui, torturé et sans forces, ne pouvait réussir à réunir deux idées, elle se prit à réciter lentement ce catéchisme de sa vie affective, qu’elle s’était formulé jadis comme résultante de ses réflexions, de ses goûts, de son aride conception des choses :

— On confond toujours le plaisir avec le bonheur ; les deux sont souvent étrangers l’un à l’autre. Le bonheur est permanent ; il est un état. Le plaisir est inutile comme tout ce qui passe. Chacun a du bonheur une capacité particulière. On n’a du bonheur que ce qu’on en prend ; mais le même ne convient pas à tous ; et la grande sagesse consiste à se connaître assez pour bien choisir le sien propre. Je suis une créature de travail. Le bonheur consiste pour moi à éliminer les plaisirs étrangers à mon bien-être spécial. Pour vous, il doit être le mélange d’un agréable exercice de votre métier avec la domination sentimentale d’une famille. Vous serez un père de famille admirable. Il vous faut épouser, sans nul souci de passion, une jeune fille que vous aurez choisie froidement et que vous chérirez sans folie. Il faut savoir se créer son bonheur sans entraînement stupide. Le malheur est que les gens sont tellement affamés de bonheur, qu’ils veulent mordre à tous sans s’occuper duquel ils peuvent profiter en se l’assimilant.

Je ne comprends qu’une chose, dit-il, secrètement irrité, c’est que vous m’ôtez ce que vous m’aviez promis.

— Aussi, je me sens coupable envers vous ; je suis humiliée et honteuse ; j’ai agi en femme malhonnête, je vous demande pardon. J’ai commis une faute très grave ; une seule chose m’excuse : ma sincérité. J’ai été sincère en vous aimant, quand par surprise ce sentiment m’a envahie. Je l’ai encore été quand je me suis aperçu que je marchais vers une condition de vie qui n’était pas la mienne.

— Ma mère avait dit, soupira Cécile : cette femme-là te préfèrera toujours ses livres.

Il sentit qu’il venait de lui donner là le coup le plus cruel. Il vit une contraction douloureuse dans ses traits et son regard fuir.

— C’était… prononça-t-elle en hésitant, sous une forme exagérée, l’impression qu’elle avait et qui était vraie en soi. Il y a une grande sagesse chez votre mère ; elle possède une divination très juste de ce qui est. Vous la dites de petite culture, elle a bien saisi pourtant ce qu’une femme de mon état manquerait à vous donner.

— Comme vous êtes bien redevenue la Cerveline ! fit-il découragé. Comme vous pouvez parler de sagesse et vous analyser froidement en me tuant. Vous ne m’aimez plus !

Elle devint livide et ne répondit pas. Il la supplia :

— Marceline !

— Dans un mois, reprit-elle lentement en refaisant sans le regarder les plis de sa robe, j’aurai quitté non seulement Briois, mais l’Europe. Le romanesque ne peut pas être le fait d’une personne de ma sorte. Mon énergie et mon rêve trouveront à se réaliser là-bas, et à Beyrouth même, j’écrirai l’histoire de Tyr. Je sens ma vie si pleine ! À Paris, où j’étais les jours passés, je n’ai rencontré que des sympathies et des encouragements. J’y ai repris un regain de ferveur, j’ai fait connaître la voie que je désirais suivre, on m’y a comme lancée avec violence. Ma vocation s’accomplira.

— Je veux vous suivre…

— Je serai hébergée là-bas, continua-t-elle avec placidité, dans un monastère de religieuses françaises.

— Je vous aime !

— Mon ami !…

— Marceline, dites-moi encore ce que vous m’avez écrit : que vous m’aimez ! Donnez-moi votre amour ; soyez-moi quelque chose. Comment ! vous avez eu pitié de Tisserel quand il en aimait une autre, et vous n’avez pas pitié de moi.

— J’ai eu tort ; Jeanne Bœrk avait raison. Voyez donc, si j’avais agi toujours comme elle, vous ne seriez pas ici en larmes aujourd’hui. Voilà bien où conduit la passion : à des regrets ! Qu’aurait-ce donc été, si nous étions entrés déjà dans l’irrévocable !

— Écoutez. Je ne puis pas discuter avec vous ; je suis venu me plaindre, parce que je souffre, et me plaindre au cœur même qui me fait souffrir. Quand je vous ai demandé de briser votre vie pour un pauvre être comme moi, je ne sais quelle ridicule prétention m’a poussé ; j’étais fou ; la condition que je vous posais était absurde. Mais je ne demande plus rien de votre liberté, ni de votre gloire, ni de votre vie mentale. Je vous le disais hier, je n’étais pas digne de vous. Seulement laissez-moi vous aimer.

— Que voulez-vous dire, monsieur Cécile ?…

— Je veux dire que je n’ai pas le droit de faire votre malheur, mais que votre cœur indépendant et bon peut encore me donner le bonheur. Laissez-moi continuer, d’être votre ami…

Il se tut. La froideur et la réserve qu’il avait gardées jusqu’ici n’avaient pas trompé Marceline. Elle le reconnaissait, délicat dans son chagrin comme il l’avait été dans son amour ; mais elle n’ignorait pas, quand il parlait de cette voix sourde et lente qu’une oreille aux aguets dans la pièce voisine n’aurait pu entendre, elle n’ignorait pas en quels sursauts battait son cœur. Elle lisait en lui, cruellement attristée, mais déterminée sans retour. Lorsqu’il eut hasardé cette idée qu’il n’osait rendre précise, d’un amour vague, secrètement continué entre eux, elle le comprit à demi. Elle était bien de ces personnes à qui un homme peut offrir une passion de cette sorte, équivoque et pâle, passion spirituelle aux perspectives incertaines ; il devait croire par là la toucher. Son intelligente loyauté, si puissante, déjoua la ruse.

— Il n’y a pas d’amour valable, vous me comprenez, dit-elle, il n’y a pas d’amour valable sans le mariage. Le mariage est le sens de l’amour ; ou alors…

Ils restèrent un moment, l’un en face de l’autre. ils avaient épuisé tous les mots possibles entre eux. La fin du drame se joua silencieusement. Marceline fut jusqu’au bout prodigieuse de force. Elle aimait encore ; Cécile le sentait, mais elle se ressaisit de minute en minute plus impitoyablement ; et ce qui dominait en elle, c’était cette irréfutable volonté contre laquelle tout se fût brisé.

— Marceline, s’écria-t-il à la fin, si vous ne vous laissez pas fléchir, ma mère fléchira ; elle reviendra sur sa décision ; il faudra qu’elle cède. Vous demeurerez la savante libre et glorieuse que vous êtes ; je respecterai en vous ce côté sacré de votre vie ; vous lui donnerez ce que vous voudrez et à moi le reste ; je me contenterais de si peu ! Pourvu que vous soyez près de moi dans l’existence, pourvu que j’aie votre présence, votre sourire…

Marceline secoua la tête.

— Il est trop tard ; l’épreuve est faite. On a voulu savoir à quel point me tenait ma vie intellectuelle ; c’est bien. J’aime trop mes livres, Jean, je suis mariée avec eux. Même un peu, je ne puis pas être à vous ; ce serait quelque chose de trop pauvre ; une vie mutuelle affreuse. Il me faut l’essor absolu.

Il ne savait plus qu’inventer ; il restait devant elle, la tête dans les mains.

— Monsieur Cécile, dit-elle doucement, presque avec tendresse, il faut vous en aller. Nous nous faisons inutilement du mal l’un à l’autre. Nous nous sommes expliqués et nous nous sommes compris ; il ne nous reste plus rien à dire. Vous avez du chagrin, moi aussi. Mais il le faut. On oublie vite, vous savez. Dites, n’est-ce pas vrai ce que je vous ai écrit ? N’y a-t-il pas déjà bien des tombeaux dans votre cœur ? Il y en aura quelque jour un de plus ; et vous serez bien étonné d’y voir écrit « Marceline Rhonans », en vous disant : comme elle avait raison ! comme c’est déjà loin et comme je suis consolé ! Ce jour-là vous irez trouver votre mère pour lui dire : « Maman, vous qui me connaissez mieux que personne et qui avez des yeux mystérieux pour me regarder dans l’âme, cherchez-moi la compagne qu’il me faut ; mariez-moi comme c’est l’usage chez nous que les mères fassent. » Vous verrez, mon ami, ce sera délicieux.

Il fermait les yeux quand elle parlait et revoyait Eugénie Lebrun dont l’image s’estompait dans le passé, et la petite Blanche Bassaing qui l’attendait poétiquement au seuil de l’avenir, lui souriant de son regard délicat de myope filtrant sous les cils blonds…

— Disons-nous adieu, monsieur Cécile, reprit Marceline qui se leva et vint à lui. Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre. Nous nous sommes rencontrés par mégarde, nous aurons cheminé ensemble un peu de temps, puis nous serons retournés chacun à nos affaires ; le souvenir restera joli, n’est-ce pas ? Je ne veux pas que vous me quittiez sur une impression de rancune ou de colère… Dites-moi que vous me pardonnez, que vous ne m’en voulez pas ?

— Vous êtes, bégaya-t-il la gorge étranglée… vous êtes toujours adorable… et je m’en vais en vous adorant.

— Tenez, lui dit-elle, pour la dernière fois et comme preuve de sa confiante amitié, embrassez-moi.

Il lui donna, dans l’angoisse de la séparation, le baiser d’adieu, sans espoir, sans vie, presque sans chaleur. Elle le poussa doucement de la main jusqu’à la porte. Il lui disait tout bas :

— Vous serez donc toujours seule ainsi…

Elle répondit au dernier regard éperdu qu’il lui lançait :

— Je suis une Cerveline !…

Elle écouta son pas se perdre sur les allées du boulevard.

XXIII

À l’église lointaine qu’on entendait d’ici, le glas sonnait pour l’enterrement d’Henriette Tisserel. C’était une matinée gaie de février où il y avait comme un frissonnement de printemps hâtif dans la nature. Cécile, tout en noir, sortit de chez lui pour se rendre à la maison de deuil. Il avait appris la mort de la jeune fille, l’avant-veille, par un mot de Tisserel ; il avait passé la dernière journée près de son ami pour les démarches mortuaires. Était-ce la contagion du chagrin prise auprès du malheureux Paul, était-ce la perte de cette petite amie dont il savait le tendre secret le concernant ? Il était pris d’une désolation atroce à la pensée de ce cercueil. Dire qu’elle lui avait vainement offert ce qu’il avait vainement demandé aux autres, et que ce qu’il avait tant de fois mendié, une goutte d’affection vive, était là pour lui, à profusion, comme à sa source, sans qu’il s’en fût jamais approché !

Ces cloches lugubres de la paroisse suburbaine, sonnant leurs volées lentes, faisaient planer sur la ville ensoleillée comme une plainte. On s’informait de bouche en bouche du nom de la défunte, et sur la nouvelle que c’était une jeune poitrinaire riche, la pitié se propageait.

Dans l’église, Jean se tint debout près de Tisserel. L’assistance avait les yeux curieusement fixés sur eux. Paul, rigide, les bras croisés sur sa poitrine, était impassible ; il retenait ses larmes et regardait, droit devant lui, la grille du chœur. Cécile écoutait les chants liturgiques. À sa gauche, dans l’architecture brasillante des cierges, il devinait le catafalque blanc, brodé d’argent. On chanta le Dies iræ que là-haut, dans le clocher, le tonnerre du glas scandait à quatre temps ; il en suivait la mélodie pathétique au fond de lui-même comme s’il l’eût chantée. Et quand il avait cessé de regarder l’allée et venue des officiants vêtus de noir, dans le chœur, il se retournait vers le catafalque et se disait avec la terreur du néant où il ne doutait pas qu’elle fût couchée. pour jamais : « Pauvre petite Henriette ! »

Quand on sortit, en descendant lentement la nef, il vit contre un pilier la belle forme drapée de deuil de Jeanne Bœrk. Il ne l’avait jamais connue pâle et défaite comme elle était ici ; son visage, au masque modelé blanc et rose, était marbré et blême. Elle avait pleuré. Près d’elle, celle qu’il avait failli n’apercevoir pas, Marceline priait à genoux, si profondément pensante qu’elle ne voyait personne ; il la regarda longuement et dut la perdre de vue en suivant la foule. Ce fut la dernière vision d’elle qu’il devait avoir.

Dans la rue, le char s’ébranla et se mit en marche. Tisserel venait derrière, tête nue ; Jean ne le quitta pas ; un piétinement d’hommes sur le pavé se faisait derrière eux, puis la cohorte noire s’allongeait de toutes les femmes venues pour suivre à pied, religieusement, et finissait par la file cahotée des voitures, avançant une à une. Et toute cette masse bougeante mise en mouvement péniblement, s’allongea lentement, derrière la petite chose étroite et sans poids qu’était dans le cercueil le corps d’Henriette.

Par les rues montantes, le long cortège gagna le boulevard. Il poudroyait sous le soleil ; l’air léger sentait le printemps ; sur le bleu tendre du ciel, les platanes dessinaient déjà une ramure gonflée de sève. Tiré par ses chevaux, lentement, en secousses régulières, le char agitait en l’air les broderies d’argent scintillantes de son baldaquin et ses cinq panaches blancs qui flambaient de lumière. On le vit tourner la rue qui mène au cimetière, pendant que la foule sombre étalait encore sur le boulevard sa large traînée fourmillante. Jean Cécile voyait toujours la figure de cire qui dormait au fond de cette cathédrale d’étoffe ambulante, et qu’il évoquait comme le symbole de la plus douce, de la plus touchante tendresse féminine. Il murmura :

« L’amour s’en va ! »


6084.25. — Corbeil. Imprimerie Crété.
12 FRANCS

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

I 
 1
II 
 15
III 
 58
IV 
 75
V 
 91
VI 
 101
VII 
 112
 123
IX 
 127
X 
 136
XI 
 140
XII 
 158
 172
XIV 
 181
XV 
 200
XVI 
 213
 221
 240
XIX 
 273
XX 
 297
XXI 
 313
 321
 335