Anthélia Mélincourt/Texte entier

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Traduction par Mlle Al. de L**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (1p. _-T).



ANTHÉLIA


MÉLINCOURT.






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À MEAUX, DE L’IMPRIMERIE DE GUÉDON.
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ANTHÉLIA


MÉLINCOURT,


ou


LES ENTHOUSIASTES.


Roman Satyrique, traduit de l’anglais sur la cinquième édition de l’Auteur de la Maison de Head Long-Hall.

Par M.lle Al. de L**. Traducteur des Frères-Hongrois.


TOME PREMIER.



Fichier:Marque éditeur Béchet.png


PARIS,


Chez BÉCHET, Libraire,


Quai des Augustins, n.°57.


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an 1818.


AU LECTEUR.


Le Roman que nous traduisons a eu cinq éditions en Angleterre. C’est un ouvrage satyrique, dont le but est de signaler toutes les imperfections de l’administration publique. L’Auteur connu pour être l’un des membres les plus ardens du parti de l’opposition, attaque avec l’arme du ridicule le plus amer, la réforme parlementaire, et le papier-monnaie, il s’élève avec force contre le système, qui peuple les grandes cités aux dépens de l’agriculteur ; et les nombreuses taxes qui obligent les familles anglaises à voyager par esprit d’économie.

Il est difficile d’être plus vrai dans les détails, plus malin, plus spirituel, dans l’expression. Nous n’osons nous flatter que la traduction rende, avec une exacte fidélité, toutes les beautés de ce Roman que les Anglais placent à côté de ceux de leurs meilleurs auteurs. Les Français, avides aujourd’hui de tout ce qui tient au sublime représentatif et constitutionnel, ne peuvent manquer d’accueillir avec empressement, un ouvrage qui signale les nombreuses usurpations de la vénalité et de la corruption.




ANTHÉLIA

MÉLINCOURT,

ou

LES ENTHOUSIASTES.




ÉDUCATION D’ANTHÉLIA.


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Anthélia Mélincourt se trouvait, à l’âge de vingt-un ans, maîtresse d’elle-même, de dix mille livres sterling de rente et d’un antique château situé dans la vallée la plus sauvage du Westmoreland. Il est naturel de penser, qu’indépendamment de ses qualités personnelles, ces trois titres lui donnaient un très-grand nombre d’admirateurs : d’aimables militaires et beaucoup de jeunes ecclésiastiques prétendaient à la belle héritière. Anthélia était assez riche d’attraits pour inspirer une passion désintéressée ; il est donc également permis de supposer que dans la foule de ses prétendans, il pouvait s’en trouver, au moins un, pour qui les revenus et le vieux château étaient des objets secondaires. Si quelques lecteurs trouvent cette supposition trop hardie pour le siècle où nous vivons, siècle où tout est soumis au calcul, il peut au moins la regarder comme une de ces licences poétiques permises à ceux qui écrivent l’histoire ou de très-véridiques romans.

Le château de Mélincourt avait été une place forte, aux siècles de la féodalité ; à cette époque, où personne n’était en sûreté dans sa maison, à moins qu’il ne prît toutes les précautions possibles, pour en défendre l’entrée à ses voisins.

Un roc escarpé, coupé perpendiculairement sur trois de ses côtés, accessible sur la quatrième face, seulement par un étroit sentier, aboutissant à un pont jeté sur un effrayant abîme, fut considéré comme une situation précieuse pour asseoir un château fort. Un torrent impétueux se précipitait dans les profondeurs de l’abîme ; après avoir blanchi contre les bases du château qu’il semblait vouloir anéantir, il allait se perdre sous une épaisse forêt, dont les retraites mystérieuses furent autrefois consacrées, par la superstition, aux démons et qui étaient maintenant parcourues sans frayeur, par le pécheur solitaire, où retracées, à la vue, par la main hardie du peintre, dont le pinceau magique transportait leurs sauvages beautés, au sein de la métropole de la vieille Angleterre, à la fois si malsaine et si animée.

L’étroit sentier qui formait l’accès du château, avait été défendu par tous les moyens que le génie des fortifications, avait pu opposer à l’Écossais affamé qui, engagé par le voisinage, était quelquefois monté, sans invitation, au château, et avait payé l’hospitalité qu’il y avait reçu, par le vol, le meurtre et l’incendie. Un pont-levis, jeté sur le précipice, était défendu par une double herse ; c’était le seul passage ouvert pour pénétrer dans cette retraite également défendue par l’art et la nature, et toujours approvisionnée pour soutenir un siége.

C’était-là que vivaient les lords de Mélincourt, avec tout le faste qu’affichaient jadis les puissans propriétaires, invitant, les jours de paix accidentelle, leurs vassaux à des festins, où le bœuf rôti était servi en entier, et où coulait, à grands flots, la bière forte.

À l’époque où cessèrent les guerres de la féodalité ; le château de Mélincourt ne fut pas abandonné comme la plupart des châteaux forts ; on n’entretint plus, il est vrai, les fortes chaînes du pont-levis, la double herse disparut, les tourelles et les créneaux furent abandonnés aux oiseaux de proie et au lierre.

À la même époque, une colonie d’esprits s’empara, dit-on, d’une aîle spacieuse du vieux bâtiment, et malgré les domestiques et les paysans, en resta en possession en dépit même des pieux exorcismes du vicaire voisin, le révérend Porte-pipe, qui passait souvent la nuit dans un des appartemens redoutés, auprès d’un bon feu, en compagnie d’un large pâté de venaison, d’un petit livre de prières et de trois bouteilles de Madère. Le vénérable ecclésiastique prétendait que ce vin était l’arme la plus puissante qu’il eut trouvé contre les diables. L’expérience semblait confirmer cette opinion ; quoique le révérend garda un silence profond sur les mystères dont il était le témoin pendant ses veilles, on pouvait en tirer cette conclusion : qu’il n’en était pas autrement effrayé, puisqu’on le trouvait, toujours le matin, endormi dans son grand fauteuil à bras, le pâté totalement disparu, les trois bouteilles vides ; mais le livre de prières était soigneusement agrafé, précisément dans le même état et à la même place où il avait été mis la veille.

La partie la plus grande et la plus commode du château, avait continué d’être habitée, et pendant qu’une moitié de l’édifice tombait en ruines pittoresques, l’autre avait rapidement dégénéré, dans l’intérieur, en une demeure moderne et commode.

Anthélia naquit dans cette forteresse romantique ; sa mère mourut en lui donnant le jour. Son père, sir Henri Mélincourt, homme instruit, aimant la solitude, se dévoua à cultiver dans la retraite, les qualités naissantes de sa fille. Il voulait qu’elle devint une de ces femmes qui maintiennent, par des notions héréditaires, ce que les individus de leur sexe sont ou peuvent raisonnablement être, lorsqu’on n’a pas pris trop de peine pour dénaturer, par l’éducation, leurs heureuses dispositions.

Les formes majestueuses et l’énergie sauvage de la nature, furent les premiers objets qui frappèrent les regards d’Anthélia dès son enfance ; elles influèrent sur son caractère et communiquèrent à son âme toute leur rudesse et leur âpre beauté.

Loin du théâtre des villes, son attention enfantine fut éveillée par le spectacle le plus intéressant et celui qui laisse les impressions les plus profondes. Les brouillards s’étendant sur les montagnes, les frênes suspendus sur les précipices, les brillantes cascades, le silence des forêts, les formes fantastiques des nuages, frappèrent son imagination. Le bruissement des bois, le souffle des vents et le tumultueux mugissement des torrens furent les premiers sons qu’entendirent ses oreilles. L’amour de l’indépendance, suite de l’habitude d’errer à son gré dans des solitudes animées, l’esprit de liberté, naturel aux habitans des montagnes, devinrent en elle une seconde nature ; sans les altérer, ils prêtèrent de nouvelles formes à sa beauté et donnèrent une impression plus vive à ses traits.

À l’âge où l’on devient sensible aux beautés de l’imagination, les muses italiennes furent les compagnes de ses promenades, et elles exaltèrent encore la susceptibilité naturelle de son esprit, en lui permettant, d’allier les rêves brillans de la chevalerie, avec le tableau des lieux qui présentaient un théâtre si convenable à leur développement.

Rarement les visites de quelques voisins troublaient la solitude du château ; le petit nombre de personnes qui s’y présentaient, appartenait à cette classe de campagnards qui ne laissent après eux que le regret du temps qu’ils ont fait perdre ; dans ce nombre se faisait remarquer le révérend Portepipe, que l’on connaît déjà par son talent pour exorciser les esprits par le moyen des pâtés de venaison et du vin de Madère ; son crédit sur les démons avait évidemment baissé, en raison des progrès de la raison humaine ; sous ce rapport, il n’était pas en grande faveur auprès de sir Henri, qui, quoique d’un caractère irréprochable, n’était malheureusement pas un enfant de la grâce, dans le sens théologique du mot. Mais le vicaire adoptant la maxime de Saint-Paul : d’être toute chose à tout homme, sentit que, dans certaines circonstances, il fallait accorder quelque chose à la faiblesse humaine ; le révérend faisant la juste remarque que nul homme ne peut être contraint dans son opinion, aimait à répéter, avec complaisance ce vers de Virgile :

Je ne mettrai aucune différence entre le Troyen et le Syrien.

Néanmoins il prenait le plus grand soin que cette concession hétérodoxe, ne revint pas aux oreilles de son évêque, qui l’aurait infailliblement repris, de se permettre la propagation d’une doctrine si subversive de tout établissement orthodoxe.

Quand Anthélia eut atteint l’âge de seize ans, son père jugea qu’il était nécessaire de l’introduire dans le monde qu’elle ne connaissait pas encore. Il fit, dans ce dessein, un voyage à Londres, où il fut reçu comme un revenant, par ce qui lui restait de vieux amis. Il serait inutile de raconter en cet instant, l’effet que produisit, sur notre jeune montagnarde, les scènes variées de la capitale ; les maisons illustres où elle fut introduite ; ce qu’elle pensa, ce qu’elle vit ; il nous suffit de dire que, dès ce moment, sir Henri passa régulièrement l’hiver à Londres et l’été dans le Westmoreland ; à l’âge de vingt ans, sa fille eut le malheur de le perdre.

Anthélia habita Mélincourt les douze premiers mois qui suivirent la mort de son père, dans une retraite absolue. À cette époque, il lui fut fait des offres pressantes de mariage, par de vieilles douairières de Londres, qui consultaient plus leurs intérêts que les siens, et qui n’auraient point été fâchées de disposer, à leur plus grand avantage, de la jeune héritière.

Anthélia n’avait remarqué personne dans la foule de ceux qui s’étaient déjà déclarés ses admirateurs ; un an de solitude achevèrent de les effacer de sa mémoire ; elle ne connaissait l’amour que de théorie et cette théorie elle se l’était créée pendant qu’elle errait dans ses montagnes solitaires, en lisant ses auteurs favoris ; les enthousiastes italiens : cette théorie, par cela même, avait un caractère d’exagération peu en harmonie avec le siécle.

Ses vieilles amies, désespérant de la tirer de sa retraite, prirent respectivement des résolutions relatives à l’accomplissement de leurs projets ; quelques-unes résolurent d’aller en personne à Mélincourt, et d’exercer tous leurs talens oratoires, pour amener l’héritière à leur but ; d’autres proposèrent à leurs divers protégés, de s’en fier à la fortune et d’assiéger ensemble le château et sa maîtresse.





ARRIVÉE DE FEMMES À LA MODE.


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Ce fut à la fin d’un beau jour d’automne, que l’élégante voiture de voyage de mistriss Pinmoney, femme à jamais célèbre dans les annales des mariages, tourna l’angle de l’étroit sentier qui conduisait au château de Mélincourt. Cette dame était accompagnée de sa fille unique, miss Danaretta Contantina, dont le nom était le diminutif des mots italiens danaro contanto, ce qu’on peut traduire par deniers comptans. Elle connaissait toutes les ruses du beau monde, et les manières de faire réussir les mariages ; commerce, que notre génération, libérale et généreuse, proclame le plus lucratif de tous.

La majesté des antiques créneaux du château de Mélincourt, qu’embrassait le lierre ; ces tours qui paraissaient défier encore les siéges, surprirent la plus âgée des dames et lui plurent beaucoup ; sa fille ne s’étonnait plus de rien : elle avait lu une grande quantité de romans, par mode et non par goût, distinction importante à faire : elle pensait avoir acquis par-là, le droit de se montrer sentimentale en paroles, sans se croire obligée de l’être en actions. Elle pouvait ainsi afficher les affections les plus héroïques, sans devenir victime de son feint enthousiasme, sans risquer d’éprouver un sentiment délicat, ou d’entrer dans quelque chemin de générosité pratique.

La jeune miss était la vraie copie de sa mère quoiqu’elles différassent quelquefois légèrement dans l’expression de leurs sentimens. Ainsi, par exemple, si quelques-uns de leurs meilleurs amis, faisaient des pertes, ou étaient ruinés par leur inconduite ; la vieille dame se montrait sévère pour leurs imprudences ; tandis que la jeune s’exprimait très-pathétiquement sur leurs malheurs. Mais conserver quelques liaisons avec eux, ou leur rendre les services qu’aurait commandé l’amitié dans ces circonstances, furent des choses dont on n’accusa jamais, ni l’une ni l’autre de ces dames ; cette conduite eut été trop peu à la mode. L’objet principal de mistriss Pinmoney, était de rencontrer un riche époux pour sa fille ; en cela les vues de miss Danaretta s’accordaient parfaitement avec celles de sa mère ; quoique dans ses conversations spéculatives sur le mariage, elle parla comme toutes les jeunes dames doivent le faire, et énuméra exactement les qualités que devait posséder l’homme qu’elle épouserait. Il était cependant bien connu qu’elle n’exigerait, non plus que sa mère, d’autre titre, si quelqu’un se présentait comme soupirant, que le certificat qui constaterait en bonne forme, certificat signé, par lady Threadmodle-Street, que le gentilhomme qui s’offrait jouissait du droit de chasser sur ses propres terres.

Tel était l’aimable mélange de sagesse mondaine et d’affectation romanesque qui se préparait à envahir le château de l’enthousiaste Anthélia.

— Quelle étrange solitude, dit mistriss Pinmoney, ceci ne ressemble nullement à la demeure d’une jeune héritière. Je suis effrayée ! Ces coquins de postillons ont peut-être le projet de nous livrer à une bande de voleurs ?

— Bandits, voulez-vous dire maman ; voleur est un nom odieux !

— C’est la réalité qui en serait odieuse ; laissons le mot pour ce qu’il vaut ; un fripon est toujours un fripon, quelque nom que vous lui donniez.

— Oh ! certainement, non, répondit miss Danaretta, un misérable sans ressource et sans amis est bien plus fripon que le voleur public que ses marchés ont enrichi ; l’expérience le démontre tous les jours, par la différence que le monde fait de l’un et de l’autre.

— Cela est vrai, comme l’observe fort bien notre révérend ami, le docteur Boski, celui qui maintiendrait le contraire, sanctionnerait un principe entièrement subversif de l’ordre social et des privilèges des gens du bon ton.

La voiture roulait alors sur le pont qui joignait le château aux rocs du voisinage. Le son de la cloche avertit le vieux portier, qui fit tourner la porte sur ses gonds avec une gravité convenable. La voiture entra dans une grande cour, d’une architecture plus récente que l’extérieur du château bâti dans un style qui tenait un heureux milieu entre les temps féodaux, vulgairement appelés barbares, et le dix-neuvième siècle, communément nommé l’âge de lumières ; ce qui n’est pas vrai au dire de bien des gens.

La porte intérieure fut ouverte à son tour par un autre valet également avancé en âge ; avec l’imperturbable décorum et les formalités de la vieille école, il conduisit les dames à travers une élégante colonnade, jusqu’à la bibliothéque, qu’on ne peut décrire qu’en disant que l’appartement était gothique et les meubles grecs.

Les fenêtres, dont les glaces ne paraissaient pas avoir été lavées depuis longtemps, s’ouvraient en partie sur un bois qui invitait à la méditation. Il paraissait, en empêchant la vue de s’étendre trop loin, ajouter à la tranquillité et au repos de l’appartement… Ce bois était presqu’entièrement composé d’arbres toujours verts. Les fleurs flétries de quelques arbrisseaux, déjà dépouillés de leur parure, relevaient encore l’éternelle verdure des cèdres et des pins.

Le vieux domestique sortit pour aller prévenir sa maîtresse. Les deux dames s’étendirent sur un sopha, où elles cherchèrent à prendre des attitudes gracieuses ; elles furent promptement rejointes par Anthélia qui leur fit les honneurs du château, avec une politesse parfaite.

La toilette, le dîner, où furent racontées les nouvelles les plus fraîches et les plus à la mode, genre de discours que les faiseurs de visites pensent être agréable par-dessus tout aux solitaires perdus dans les montagnes, remplirent une partie de la soirée. Quand les dames revinrent de la salle à manger dans la bibliothèque, les fenêtres en étaient fermées, le feu allumé. Les urnes à thé et à café, placées sur la table, laissaient échapper des colonnes de fumée ; vieille mode, assurément assez ridicule, pour qu’une apologie en forme soit due aux lecteurs qui préfèrent que le thé et le café soient apportés presque froids, par un maître d’hôtel, dans de petites tasses et offertes à la ronde aux convives, lorsqu’ils sont à la glace. Malgré cette étrange inconvenance, le thé aurait paru bon à Johnson, et le café aurait satisfait Voltaire.

— Il faut le confesser, ma chère, dit mistriss Pinmoney, votre genre de vie serait assez agréable, si vous n’étiez condamnée à la solitude la plus complète.

— J’ai ici la meilleure compagnie, répondit Anthélia en souriant et en portant les yeux sur les tablettes de la bibliothéque.

— Cela est vrai, les livres sont une bonne chose ; mais on ne peut passer qu’une heure ou deux avec eux. Une trop longue étude fatigue. Si je vivais une semaine comme vous avez vécu une année, j’en mourrais d’ennui.

— Pour moi, maman, je trouve qu’il y a quelque chose de romanesque dans l’existence d’Anthélia, et j’avoue que je voudrais pouvoir, comme elle, chercher sans être vue, à voir au travers le lierre qui couvre les créneaux, un preux chevalier exerçant son éloquence pour déterminer un inflexible portier à lui ouvrir les portes du château qui renferme et dérobe à ses empressemens, la belle pour laquelle il brûle depuis sept ans.

— Grand Dieu ! que dites-vous ; que le ciel vous préserve d’un amant aussi ridicule. Sept ans ! en vérité, il n’a pas fallu autant de semaines pour que M. Pinmoney et moi fussions à jamais liés.

— J’aurai cru qu’un si court espace de temps était à peine suffisant pour acquérir des notions saines, sur les goûts, les sentimens et le caractère de celui que l’on associe à ses destinées. Cette connaissance est l’une des meilleures bases d’un heureux mariage.

— Goût, sentimens, caractère ; quoi, mon amour, vous croyez-vous réellement dans l’âge de la chevalerie, quand ces mots avaient des significations positives. On est plus facile aujourd’hui ; le goût dépend de la mode ; il y a toujours un goût dominant parmi les gens du bon ton ; il existe un goût pour conduire un cheval, un goût pour jouer la comédie, un goût pour les lectures philosophiques, un goût pour le merveilleux, un goût pour le simple, un goût pour le brillant, un goût pour le sombre, un goût pour le tendre, un goût pour le sévère, un goût pour les voleurs, un goût pour l’esprit, un goût pour les danseurs français et les chanteurs italiens, un goût pour les moustaches et les tragédies allemandes, un goût pour jouir de la campagne au mois de novembre et de la ville à la canicule ; un goût pour la chaussure, enfin, un goût pour les peintures pittoresques. Aucun gentilhomme ne serait assez téméraire pour avoir un goût à lui, ou afficher celui de l’hiver précédent. Feu M. Pinmoney était connu pour avoir le dernier goût, il l’adoptait toujours ainsi que l’habit le plus nouveau ; aussi était-il la fleur et le miroir des hommes à la mode.

— Je suis effrayée d’être une créature si loin de la mode, car je n’ai aucun des goûts que vous avez énumérés.

— Seriez-vous assez obstinée pour ne pas reconnaître l’influence de la mode ? Dieu vous préserve de ce malheur. Passons maintenant aux sentimens : vous saurez, ma chère, que la mode ne s’en occupe pas ; ils sont incommodes et contrarient presque toujours nos intérêts, et c’est pour cela seul, qu’ils sont nos ennemis. On ne s’informe donc pas s’il y a sympathie de sentimens ; quant au caractère, celui d’un gentilhomme doit être de surveiller son banquier, ses agents et son maître d’hôtel ; d’avoir un bel équipage, un hôtel en ville et un élégant pied-à-terre à la campagne ; s’il peut donner des dîners et des routs, mettre, enfin, à la tête d’une bonne maison l’objet de son choix ; que pouvez-vous désirer de connaître de plus du caractère d’un époux.

— Je serai plus exigeante ; je voudrais savoir s’il est libre dans ses pensées, vrai dans ses paroles, généreux dans ses actions, ardent en amitié, enthousiaste en amour, désintéressé dans l’un et l’autre de ces cas. S’il est prompt à concevoir et ardent à suivre des projets de bienfaisance ; s’il se déclare le protecteur du faible ; s’il s’oppose à l’oppression ; s’il n’est pas énervé par le luxe, corrompu par l’avarice, intimidé par la tyrannie ou dominé par la superstition ; s’il est plus pressé de répandre que d’amasser des richesses ; d’accroître la liberté que de s’attribuer du pouvoir ; s’il est enfin, plus subjugué par les vertus de l’âme, qu’ébloui par le prestige de la beauté.

— Espérez-vous, réellement, trouver un tel chevalier ? L’âge de la chevalerie est passé.

— Je le crains ; mais son esprit lui a survécu. Le désintéressement, la bienfaisance, fondement de tout ce qui est réellement admirable, dans la chevalerie, ne périront jamais faute de cœurs qui céderont à leur influence, et seront disposés à combattre pour les soutenir. Il n’est pas nécessaire, pour cela, d’être devant un château enchanté, ou de chercher des aventures au sommet des montagnes, au fond des forêts ; toutes les scènes de la vie offrent des développemens à la générosité ; des combats inconnus n’en sont pas moins utiles dans leurs résultats. Je crois qu’il est aussi possible de trouver un vrai chevalier vêtu de brun au dix-neuvième siècle, qu’il était facile de les rencontrer couverts d’armes brillantes, sous le règne du grand Arthus.

— Bien ! bien, ma chère, quand vous aurez un peu plus vu le monde, vous laisserez-là tous vos rêves, et j’espère que vous direz avec moi, qu’il n’est pas dans toute la sphère de la mode, un homme plus élégant, plus spirituel, plus intéressant et plus généreux que mon neveu, sir Télégraph-Paxaret ; que le hasard amène dans cette province et qui, si vous ne le lui défendez positivement, se rendra ici pour m’y prendre.

Ces mots annonçaient clairement, que mistriss Pinmoney, attendait la visite de son neveu pendant son séjour à Mélincourt ; ils donnaient la clef de son déplacement.

Anthélia, suffisamment éclairée par cette conversation, prit une résolution que l’on connaîtra dans le chapitre suivant.







LA MAISON DE L’HYPOCONDRE.


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Anthélia avait reçu diverses propositions de mariage, de la part de quelques individus aussi utiles dans l’ordre social, que sir Télégraph-Paxaret. Quoiqu’elle n’éprouvât aucun intérêt pour ces prétendans, elle sentit qu’il serait inconvenant pour une jeune personne de son sexe, enthousiaste des mœurs du vieux temps ; et trop inhospitalier pour la maîtresse d’un château anglois, de leur fermer sa porte.

Elle s’aperçut en même-temps du besoin qu’elle avait, d’avoir un lord Sénéchal, pour recevoir ses visites et faire les honneurs du château à des étrangers si peu de son goût : elle en vint à penser que nul ne remplirait mieux cet emploi, si elle pouvait le décider à l’accepter, qu’un de ses vieux parens, qui venait autrefois passer un mois ou une semaine à Mélincourt. Son nom était Hippy, ou pour mieux dire, Humphrey-Hippy, il était écuyer et célibataire ; d’un caractère très-singulier, qui se composait de bonté, d’emportement et de mélancolie. Ces mouvemens se manifestaient tour à tour et toujours avec une telle rapidité, qu’il semblait qu’il y avait plusieurs individus dans le même homme.

Anthélia lui envoya un exprès porteur d’une lettre dans laquelle, elle le priait de prendre sur lui, pour un temps très-court, le gouvernement du château de Mélincourt. Elle lui rendait compte, aussi brièvement que possible, des motifs de sa demande. Le vieux Pierre Gray, domestique favori de son père, fut chargé de ce message et se rendit le lendemain matin, chez sir Hippy. La porte lui fut ouverte par sa vieille connaissance, Harry-Fell. Harry était devenu, par une longue habitude, une espèce de miroir animal ; il réfléchissait tous les caprices de son maître, avec la plus merveilleuse exactitude. Quand l’écuyer était furieux, Harry avait le regard farouche ; sir Hippy était-il de bonne humeur, son serviteur était le tableau de la satisfaction humaine ; si le maître était vaporeux, le valet devenait mélancolique, c’était dans cette dernière disposition d’esprit, qu’ils se trouvaient quand Pierre frappa à la porte qu’Harry lui ouvrit avec la figure la plus allongée. Pierre Gray se préparait avec le plus grand plaisir à renouveller connaissance avec son vieil ami ; mais il fut glacé par cette figure lamentable ; il se contenta de demander, en hésitant, si M. Hippy était chez lui.

— Il y est, articula lentement et bas, son domestique.

— J’ai une lettre pour lui. Pierre la présenta.

Harry prit la lettre avec un profond soupir et s’éloigna avec autant de solennité que s’il eût suivi des funérailles.

— Plaisante réception, dit Pierre ; sans le vent et le froid, je croirais rêver.

Harry frappa trois coups à la porte de la chambre à coucher de son maître, observant le même intervalle entr’eux, que celui que l’on met en frappant sur un tambour drapé. Après avoir fait une pause, il entra dans l’appartement : sir Hippy était en robe de chambre et en pantoufles ; il avait la jambe étendue sur un coussin et souffrait, en imagination, d’une attaque de goutte. Harry s’avança d’un pas solennel jusqu’à une distance convenable du fauteuil de son maître ; alors il étendit, en silence, la main et présenta la dépêche. L’écuyer l’a prit également en silence, il se retourna dans son fauteuil comme s’il était fatigué de cet effort, il regarda négligemment l’adresse ; mais à l’aspect de l’écriture ses yeux s’animèrent ; il rompit précipitamment le cachet, lut rapidement, et faisant voler en l’air son bonnet de nuit, sa robe de chambre, son coussin et ses pantoufles, il s’élança de son fauteuil en demandant, à grands cris, des bottes, un habit, des chevaux de poste ; Harry prépara ce que son maître demandait ; il était également devenu un tout autre homme. Pierre fut installé à l’office, devant un pâté d’oie, un large flacon de bière fut placé à côté de lui. Harry se hâta de monter à son maître une volaille froide et une bouteille de Madère ; car sir Hippy s’était cru trop sérieusement indisposé dans la matinée, pour déjeûner. Après avoir servi sir Hippy, son valet descendit à l’office, où il aida de son mieux, le nouvel arrivé, à démolir le pâté ; son appétit du matin, ayant sympathisé avec celui de sir Hippy était alors également revenu.

Une voiture fut amenée devant la porte, par quatre chevaux de poste, l’écuyer s’élança dedans ; Harry se plaça sur le derrière ; les postillons firent claquer leurs fouets, et les chevaux partirent au galop.

On avait laissé Pierre tout étonné de la métamorphose soudaine du maître et du valet ; il se désespérait de ne pouvoir annoncer leur arrivée au château de Mélincourt ; force lui fut cependant, de remonter sur le cheval qui l’avait amené ; au lieu de le suivre au galop ou de voyager en poste avec l’écuyer, nous monterons dans l’élégant barouche de sir Télégraph, et nous prendrons avec lui la route du château de Mélincourt, où il allait rejoindre sa tante et chercher à plaire à Anthélia.







L’ABBAYE DE REDROSE.


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Sir Télégraph-Paxaret avait conduit sans accident son barouche sur les frontières du Westmoreland ; il entrait dans une vallée romantique, quand il commença à regarder de tous les côtés avec anxiété s’il ne découvrirait pas d’auberges ; car il avait parcouru la distance à laquelle il bornait ses journées ; il était impatient de se rassasier du poisson renommé de la contrée, qu’il comptait assaisonner de force Madère. Une épaisse colonne de fumée s’élevant au-dessus d’un bosquet d’arbres, le décida à se diriger vers ce point où il espérait trouver un asile ; il encouragea ses chevaux par quelques-uns de ces mots énergiques, reste assurément de l’ancienne langue des Houhyhmms, qui paraissent plus adaptés à l’intelligence des quadrupèdes qu’à celle des hommes.

Sir Télégraph ayant tourné le bosquet, aperçut une masse de bâtimens en ruines : c’étaient les débris d’une vieille abbaye convertie depuis peu en une habitation moderne par l’un de ces hommes bizarres qui n’ont de vénération que pour les restes de l’antiquité. Il y avait quelque chose de si analogue entre ce bâtiment et la description qu’il avait entendu faire du château de Mélincourt, que s’il eût été possible de prendre une abbaye pour un château, sir Télégraph se serait cru heureusement parvenu au but de son voyage.

Près d’un amas de débris qui avaient autrefois fait partie d’une chapelle, plusieurs ouvriers creusaient avec empressement la terre ; leurs travaux étaient inspectés par un gentilhomme qui paraissait mettre le plus haut intérêt à leurs recherches. Sir Télégraph arrêta son barouche et demanda à quelle distance il était de l’auberge la plus voisine ?

— À six milles, répondit le gentilhomme sans tourner la tête.

— Six milles ! il y en a justement cinq de trop ; sir Télégraph reprit les rênes ; il se préparait à partir, quand apercevant les traits de celui qui lui parlait, il le reconnut pour un de ses anciens camarades de collège ; Sylvain Forester ! Que diable, pouvez-vous faire dans une partie, si peu civilisée du globe ?

— Je crains que cette vallée ne mérite pas le nom dont vous la gratifiez. À très-peu de distance, dans les villes, les villages et les hameaux qui nous entourent, si vous avez de l’argent, vous trouverez sans peine à faire un bon dîner, si vous en manquez, vous pourrez mourir de faim. Je ne puis vous offrir de preuves plus complètes de notre civilisation.

— Je vous reconnais : je retrouve votre penchant à calomnier la société, votre enthousiasme pour les sauvages, que vous appelez des hommes primitifs. Au fait, que faites-vous en Westmoreland ?

J’ai acheté cette abbaye, anciennement appelée de Reduose (nom que j’ai changé en celui de Redrose, d’après mes notions de beauté) j’y ai établi mon habitation avec le dessein de continuer, dans le silence et la retraite, quelques expériences particulières sur la nature et les progrès de l’homme. Voulez-vous dîner avec moi et passer la nuit dans mon ermitage ; je vous présenterai à un original.

— Je resterai volontiers, indépendamment du plaisir de retrouver une vieille connaissance, c’est une grande satisfaction pour moi que de dîner chez un gentilhomme, après avoir été empoisonné d’auberge en auberge et abreuvé du vin le plus détestable ; j’en ai pour plus d’un mois à me remettre. En disant ces mots, sir Télégraph descendit de voiture et dirigeant ses lunettes sur le siège, il réveilla à coups de fouet son domestique endormi. Sir Forester ordonna à l’un des ouvriers de montrer au groom le chemin des écuries.

— Quel peut être l’objet de vos recherches dans ces débris, demanda sir Télégraph, pendant que le barouche disparaissait au milieu des arbres ?

— Vous savez, répondit Forester, que mon opinion est que l’espèce humaine se détériore chaque jour et perd en taille et en forces. Je cherche dans ces antiques tombeaux de nouvelles preuves sur lesquelles je puisse établir cette théorie.

— Êtes-vous heureux dans vos résultats ?

— On a trouvé, il y a environ trois semaines, le squelette d’un ancien abbé, peut-être, dans son temps, l’un des plus fermes appui de l’Église ; j’ai fait enchasser dans de l’argent son crâne ; cela fait une très-jolie coupe à la manière saxonne, et si vous étiez tenté…

— Je vous remercie, je ne suis pas bizarre, et comme je suis très-sobre, une bouteille de Madère et une de Bordeaux me suffisent ordinairement à chaque repas.

En parlant ainsi, ils s’avançaient vers l’abbaye ; sir Télégraph demanda à en visiter les écuries avant que d’entrer. Il trouva cette importante partie du bâtiment vaste, aérée et très-bien adoptée à son emploi ; il désapprouva seulement un grand mur qui en masquait l’entrée et que sir Forester avait laissé subsister par respect pour les ruines.

Le nouveau bâtiment était construit dans l’enceinte des vieilles murailles ; le lierre qui les couvrait avait été respecté, et il devait sous peu cacher toutes les traces des réparations. L’extérieur conservait tellement les traces de la plus haute vétusté, qu’il était difficile de penser que ces ruines fussent habitées.

— Je ne crois pas que le plus zélé admirateur de l’antiquité puisse m’en vouloir d’avoir utilisé ces murs ; j’espère avoir laissé assez de choses dans leur état de vétusté pour le satisfaire.

— Vraiment assez, répondit Télégraph, on peut appliquer à ces lierres ces vers d’une vieille chanson :

Forcé de grimper en rampant, etc., etc.

Ce lierre ajoute beaucoup en effet à l’âpreté du site pittoresque ; mais quel est, je vous prie, ce gentilhomme assis sous un chêne, et qui a un habit vert et un pantalon de Nankin ; il paraît méditer profondément.

— Il est en effet disposé à la réflexion ; ne soyez donc pas surpris s’il ne parle pas pendant le dîner, ni pendant tout le temps que vous serez ici ; la politesse de ses manières vous dédommagera de cette taciturnité qui lui est naturelle ; je vais vous le présenter.

La personne qu’ils avaient aperçu s’avança vers sir Forester, qui, lui secouant cordialement la main, le présenta à sir Télégraph, sous le nom du Baronnet Oran-Haut-Ton.

Quoique trop poli pour s’en moquer, sir Télégraph ne pouvait s’empêcher de regarder l’étranger ; il trouvait dans ses traits et sa tournure quelque chose de très-comique, malgré la recherche de ses vêtemens ; il avait de grandes moustaches, une énorme cravatte, etc., etc.

Ils se saluèrent l’un et l’autre avec beaucoup de politesse, et tous les trois se dirigèrent vers l’abbaye. Impossible, pensait sir Télégraph, impossible de voir un personnage plus singulier. Peu après leur arrivée, le dîner fut servi.

Sir Forester et sir Oran, se placèrent aux deux bouts de la table ; sir Télégraph s’assit entr’eux deux.

— Mangerez-vous de la soupe, demanda sir Forester ?

— Je vous remercie ; je demanderai à sir Oran-Haut-ton de me servir du poisson qui est devant lui.

Sir Oran le dépeça avec dextérité.

— Comment trouvez-vous mon Madère ?

— Vraiment excellent. Sir Oran me fera-t-il l’honneur de trinquer avec moi. Ce dernier s’inclina avec grâce ; les verres furent remplis et vidés avec les cérémonies ordinaires ; sir Oran garda toujours le plus profond silence, en montrant la plus grande habileté dans l’art de couper et de faire disparaître le gibier et les autres mets.

Quand la nappe fut enlevée, les vins circulèrent rapidement. Sir Télégraph, d’après son habitude ordinaire, remplit souvent son verre ; sir Forester l’imita contre son usage ; car il était habituellement très-sobre ; mais, dans cette occasion, il se relâcha de sa sévérité ; sir Oran prouvait qu’il trouvait le vin bon ; enfin, Beviamo Tutti-Trée, paraissait être la devise du trio. Sir Forester demanda quels motifs amenaient sir Télégraph en Westmoreland. Celui-ci commençait un récit détaillé des perfections de l’héritière de Mélincourt ; mais il fut interrompu par sir Oran qui, ayant bu quelques verres de trop, se leva en sifflant, s’avança de la fenêtre, l’ouvrit, sauta dans le jardin, et s’éloigna en faisant des sauts et des gambades.

— Qu’a-t-il, demanda sir Télégraph ? sur ma parole, je ne le comprends pas ; c’est un plaisant personnage.

— Je vous raconterai son histoire dans un antre moment ; il faut à présent que je le suive pour qu’il ne lui arrive pas de malheurs. À ces mots, sir Forester s’élança par la même fenêtre et disparut sous les arbres qui avaient déjà reçu sir Oran.

Ceci est assez curieux ; comment, me laisser seul, disait sir Télégraph, heureusement ils ont laissé, derrière eux, la partie la plus agréable de la compagnie : les bouteilles !







LE SUCRE PROSCRIT.


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Sir Télégraph en était à sa quatrième bouteille, quand sir Forester et le baronnet reparurent. La démarche de ce dernier, était incertaine, vacillante : il avait grand besoin du bras sur lequel il s’appuyait. Sir Forester dit brièvement, que le baronnet allait se coucher et qu’il ne doutait pas qu’il ne fût bientôt profondément endormi. Il rejoignit un instant après son hôte ; un domestique servit le thé ; sir Télégraph allait remplir sa tasse, quand il s’aperçut qu’il n’y avait pas de sucre sur la table, il fit part à sir Forester, de cet oubli.

— Si j’avais pu prévoir que j’aurais l’honneur de vous recevoir, lui répondit celui-ci, j’aurais fait acheter une petite quantité de cet ingrédient odieux ; mais dans ma solitude, je n’en fais aucun usage.

Comme je vois peu de monde, je règle mes habitudes domestiques sur mes principes philosophiques ; nul atome des productions des Indes ne passe le seuil de ma porte. Je désire ne pas ressembler à ces prétendus philantropes, misérables déclamateurs sur les maux de l’esclavage ; généreux en mots qui ne leur coûtent rien, et qui ne savent pas s’imposer la plus légère privation, pour arriver plus vite au but vers lequel fis paraissent tendre. Quand je désire vivement déraciner un abus, je commence à considérer d’abord, si je puis atténuer son influence. Je ne déclame point contre les voleurs, en recelant leurs vols. Comme je suis véritablement ennemi de l’esclavage, je me prive de tous les produits qui en dérivent ; comment pourrais-je consommer du sucre et croire que je ne prends point part au trafic criminel des noirs.

Sir Télégraph versa de la crème dans son thé et le but en silence. Sir Forester continua : si chaque individu du royaume, véritablement ennemi de l’esclavage, voulait s’assujettir à la privation de toute espèce de denrées coloniales, je crois que le coup mortel serait porté au plus détestable système d’iniquité.

Si tous les ennemis de l’esclavage voulaient suivre votre exemple, peut-être parviendriez-vous à votre but ; mais comme un individu n’a que peu d’influence, que plus nous allons, plus le mot nous, a de puissance ; il faut suivre la mode, que tous les raisonnemens et toutes les déclamations ne peuvent corriger. Les discussions sur la liberté et le bonheur de l’humanité, vos sujets favoris pendant que vous étiez au collège, sont dans la bouche de tous les anglais, et pas un sur dix milles, ne cherche la liberté ; ou ne s’occupe que de son bonheur.

— Que ces misérables subterfuges nous soient étrangers. Celui de qui le cœur peut concevoir une résolution généreuse, qui ne prend qu’une détermination désintéressée, qui éprouve un mouvement de sympathie à la vue de son semblable, quand même son bonheur n’a rien qui lui soit relatif ; celui-là seul, est véritablement heureux.

— Il en sera ce que vous voudrez ; mais chaque homme sera toujours mu par ses propres intérêts ; si le monde est corrompu, ce n’est ni vous, ni moi, qui le corrigerons.

— L’histoire du monde abonde cependant, en révolutions extraordinaires, produites par un seul enthousiaste.

— Des opinions spéculatives ont, quelquefois, été changées par des fanatiques ; les hommes ont, tour à tour, embrassé toutes les erreurs religieuses et professé toutes les sectes ; mais les variations qui ont eu lieu, ne touchent qu’à des points obscurs de dogmes ou à des mystères ; elles n’ont eu qu’une légère influence sur la théorie morale ; cette théorie est en général le résultat des habitudes et des mœurs de la société. Un homme peut servir la messe du prêtre, un autre s’asseoir en silence au milieu des quakers méditatifs, et attendre l’inspiration, de l’esprit ; un troisième gémir près d’un tabernacle, le quatrième etc. etc. ; mais placez-les tous les quatre dans le cours ordinaire de la vie, et vous ne les distinguerez, qu’à peine, l’un de l’autre ; l’adage : la première charité commence par soi-même, vous donnera la clef de leur conduite. J’ai remarqué que les hommes ont de la religion pour les autres, et ne sont attentifs à veiller qu’à la sûreté de leurs poches. Le monde va son train : chacun mange, boit, dort, se divertit, gagne autant d’argent qu’il le peut ; se marie quand l’occasion s’en présente ; prend soin de ses enfans, quand il en a les moyens ; mais quoiqu’il ait fait, quoiqu’il ait pensé, il peut compter que son caractère sera peint en beau sur son tombeau, s’il laisse, assez d’argent pour payer les éloges.

— Telle est, en effet, la multitude ; mais il y a de nobles exceptions.

— Oui, les génies originaux s’écartent de la ligne tracée. Mais il y a deux manières de se signaler : c’est de faire plus mal, ou mieux qu’on ne fait d’ordinaire. Ceux qui se distinguent en mieux, sont l’ornement de leur siècle, et les flambeaux du monde. Vous conviendrez que plusieurs individus, quoique sans énergie ou capacité pour innover, ont assez de vertus pour suivre les exemples qu’on leur donne.

— Un ou deux, peut-être.

— Deux chemins se présentent à nous : un bon et un mauvais ; il est du devoir de chaque homme de suivre le premier.

— Et vous inférez de là, qu’il est de mon devoir de boire mon thé sans sucre ?

— J’infère qu’il est du devoir de tout homme, profondément pénétré de l’injustice du commerce des noirs, de s’abstenir de cette denrée coloniale, produit de leurs sueurs.

— Je le ferai sans un grand effort de vertu ; je trouve que ce sacrifice même, est plus léger que je ne l’aurais cru ; dans le fait, je n’y avais jamais pensé.

— J’espère alors avoir le plaisir de vous enrôler dans la société que j’ai eu le bonheur d’organiser contre le goût, trop généralement répandu, du sucre. Quelques-uns des principaux membres de cette société, doivent me faire une visite et je compte leur donner un festin, auquel j’inviterai tous les gentilhommes de la contrée. Je prouverai, par l’expérience, qu’on peut faire un dîner très-bon et très recherché, sans employer une seule particule du suc des cannes. Je démontrerai que l’usage du sucre est économiquement superflu, physiquement pernicieux, moralement attroce et politiquement abominable.

— Je me trouverai très-heureux de figurer à ce repas, et, s’il m’est possible, je vous amènerai un ou deux convives ; mais vous m’avez promis l’histoire de sir Oran, je vous somme de votre parole.





SIR ORAN HAUT-TON.


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Sir Oran fut pris dans les bois qui bordent une rivière d’Afrique.

— Pris !

— Il était très-jeune et de l’espèce d’hommes primitifs, connus en Europe sous la dénomination d’homme des bois, appelés Pungos en Guinée, et dans tout le midi de l’Amérique Oran-Outang.

— Ah diable ! c’est…

— Précisément. Quelques naturalistes leur refusent l’entendement humain. Les philosophes les plus éclairés et les plus raisonnables sont convenus cependant de les considérer comme des hommes de première origine. Un naturaliste français a été assez hardi pour en faire des hommes dégénérés. Dégénérés ! ils ne peuvent l’être par leur force physique et prodigieuse, par leur santé inaltérable et l’aimable simplicité de leurs manières.

Sir Oran fut donc pris très-jeune par un nègre intelligent ; sa gentillesse et son humeur douce lui gagnèrent le cœur de son maître. Il fut admis dans l’intérieur de sa cabane, pour être le compagnon de ses enfans ; à l’exception de la parole, il y acquit la connaissance de tous les arts que le degré de civilisation de cette partie de l’Afrique admet. Il vécut environ dix-sept ans de cette manière.

— D’après son propre compte, certainement.

— D’après celui des autres. À cette époque, mon vieil ami, le capitaine Hawtanglet, qui commandait la frégate le Tornado, fut conduit par l’amour des richesses, à la cote d’Angola. Lorsqu’il vit sir Oran, il fut tellement frappé de son mérite, qu’il offrit au nègre des trésors pour le posséder. Celui-ci, conduisit son élève sur le vaisseau et profita d’une occasion favorable pour quitter l’ami qu’il venait de vendre. Quand le vaisseau mit à la voile et que sir Oran se trouva séparé de toutes ses premières connaissances, entouré de figures inconnues, il tomba malade et parvint rapidement à un tel état de langueur, qu’on désespéra de sa vie ; le chirurgien du vaisseau lui donna des soins ; mais le meilleur des médecins, le temps, opéra sa guérison. Une amitié très-vive s’établit entre lui et le capitaine et lui fit oublier le nègre et les négrillons. Après trois ans de croisière, le capitaine, à la suite d’une maladie violente et d’une blessure dangereuse, renonça à l’élément inconstant. Il se retira avec sa demi-paie et le produit de ses prises dans un petit village, à l’ouest de l’Angleterre, où il s’occupa à cultiver un petit jardin et à marquer les variations des vents. Sir Oran, comme on l’appelait était son compagnon inséparable ; il devint très-habile jardinier. Le vieux capitaine disait avec orgueil, qu’il avait un honnête homme dans sa maison ; c’était plus que n’en pouvaient dire beaucoup de ses honorables voisins, qui parlaient cependant toujours de leur probité. Sir Oran montrait du goût pour la musique ; un officier de la frégate, lui apprit à jouer de la flûte ; il ne put, il est vrai, jamais parvenir à connaître les notes ; mais en entendant répéter deux ou trois fois, des accords simples, il réussissait à les rendre avec la plus grande exactitude et la plus brillante exécution. Ce fait confirme mes assertions, lorsque je prétends que la musique est plus naturelle à l’homme, que la parole. Le capitaine buvait une bouteille après son dîner et un verre de grog, avant de se coucher ; sir Oran sympathisa très-bien avec ce goût. Plus d’une fois les deux amis ont passé la moitié de la nuit à table ; le vieux capitaine chantant des chansons que sir Oran accompagnait sur la flûte.

Lors d’un voyage que je fis en été, dans le Devonshire, je me rappelai du capitaine, et je fus présenté par lui, à sir Oran. Vous n’avez pas oublié mes écrits sur l’origine et les progrès de l’homme, jugez qu’elle dût être ma joie en faisant la plus précieuse des découvertes. J’usai de toute mon éloquence pour persuader au capitaine de me céder son ami, dans le seul but de lui donner une éducation complète, je ne pus y réussir ; ne voulant pas le perdre de vue, je pris une maison dans le voisinage, et la liaison qui s’établit entre nous devint également agréable à tous les trois.

— Quelle partie fîtes-vous dans les concerts ?

— Je n’y voulus point y être admis, je reprochai souvent, mais inutilement, au capitaine de corrompre l’aimable simplicité de l’homme primitif, en l’accoutumant au vin et aux liqueurs fortes ; pour réponse, le capitaine m’envoyait, de bon cœur, au diable avec tous les buveurs d’eau ; il faisait la réflexion : que ceux qui sont les ennemis du vin et des liqueurs, craignent de trahir la bassesse de leur cœur dans l’ivresse ; comment concevoir, sans cela, qu’ils se privassent d’une aussi bonne chose que le vin ; il terminait ses discours par des chansons à boire, que son ami Oran accompagnait de son instrument.

Le vieux capitaine disait ordinairement que le grog était l’élexir de vie ; mais il ne le fut pas pour lui : une nuit il but son dernier verre, chanta sa dernière chanson et entendit, pour la dernière fois, la flûte de son ami. Le pauvre Oran eut le cœur brisé de tristesse ; je crois qu’il aurait suivi le capitaine dans la tombe, s’il ne m’avait été déjà sincèrement attaché ; même pendant la vie de son ancien maître.

Pensant que le changement de scène pourrait le distraire, je me rendis à Londres avec lui : les théâtres l’enchantèrent, particulièrement l’opéra, dont la musique s’accordait admirablement avec son goût.

Il y a quelque chose de si comique dans la contenance de sir Oran, que je ne l’introduisis que dans les meilleurs sociétés, où la politesse empêchait que l’on ne se moqua de lui. Il est extrêmement susceptible sur le ridicule, (ce qui lui est, au reste, commun avec l’homme) s’il avait été traité avec moins d’égards qu’à l’ordinaire, mon élève en serait mort à coup sûr de douleur. Dans l’intention de lui assurer le respect de la société, qui se mesure sur le rang et la fortune, je lui ai acheté une baronnie ; enfin, pour lui assurer un état, j’ai traité avec le duc de Rottenburgh, pour la moitié de l’élection franche de l’ancien et honorable bourg d’Onevote, qui nomme deux membres au parlement, et n’a pour électeur que le noble duc. Sir Oran doit donc être déjà considéré comme un membre futur du sénat Britanique (ici sir Télégraph siffla.) Je veux pourtant, avant de le faire asseoir à Westminster, finir son éducation, c’est-à-dire, que je souhaite lui apprendre quelques mots. Je ne crois pas que mes essais à cet égard, infructueux jusqu’à présent, puissent affaiblir les preuves par lesquelles j’établis que c’est un homme.

— S’il n’est qu’un demi-homme, il ne peut représenter un électeur entier ; et puisque le bourg d’Onevote nomme deux membres pour le représenter, sir Oran devrait seulement être considéré comme la moitié d’un représentant. Mais sérieusement votre but est-il de faire ressortir la corruption, en sollicitant pour un Orang-Outang, un de ces sièges dont la vente est un scandale ; où pensez-vous réellement que sir Oran soit un homme ?

— Je pense qu’il appartient à une variété de l’espèce humaine ; c’est un point que je tiens à établir dans le monde. Linnée a donné à son espèce la dénomination de Troglodytes, d’hommes de nuit et d’hommes des bois ; il pense donc évidemment, que ce sont des hommes. Il les décrit comme parlant en sifflant, pensant, raisonnant ; il croit que la terre a été faite pour eux, et qu’ils en seront un jour les souverains.

— Dieu ! sauve le roi Oran ! ainsi cet homme sauvage, pourrait-être le fils d’un roi, perdu dans les forêts ; il pourrait commander, au lieu d’obéir ; et changer pour celui de prince, son rôle de magot.

— Magot ! Buffon le range dans la classe des singes, il est vrai ; mais si ce grand naturaliste eût vécu de nos jours, il aurait changé d’opinion. Il est pourtant curieux de penser que les voyageurs modernes, font des bêtes sous le nom de Pongo, Mandrilles et Oran-Haut-Ton, des mêmes êtres que les anciens adoraient comme des dieux sous les dénominations de satyres, de faunes et de sylvains.

— Votre Oran change rapidement de rôle, de baronnet il devient membre du parlement ; vous le faites roi, et maintenant il est le dieu des forets ?

— Je le présentai l’hiver dernier à Londres, à un savant mythologiste qui conçut la plus haute vénération pour lui ; il ne lui donnait pas d’autre nom que celui de Pan. Que je me trouve heureux, me disait-il, d’être assuré de l’existence de ces êtres divins, qui faisaient leurs demeures aux sommets des arbres, ou dans les creux des rochers. Il était enchanté de son talent pour la musique qui l’assimilait au dieu dont il lui donnait le nom. Quant à l’épithète de bachique que ce même dieu porte, l’ami et le compagnon des orgies du vieux capitaine, pouvait très-bien la mériter ?

— Votre savant mythologiste n’avait pas le sens commun.

— Il a un systême à lui, qui ne paraît déraisonnable ; que parce qu’il est peu connu.

— Si votre Oran est un homme, pourquoi diffère-t-il autant de l’espèce humaine, en ne parlant pas ?

— Parler, est une faculté artificielle ; comme l’homme civilisé est un animal artificiel. Le passage de l’état sauvage à l’état civilisé, affecte, non-seulement le moral, mais encore le physique ; non dans la première génération, mais à la longue, etc. Oran entend, quoiqu’il ne parle pas, et quand vous lui avez demandé de trinquer ou de vous servir une aîle de perdrix, il vous a fort bien compris.

— Le geste qui accompagnait ces deux demandes, a pu le diriger.

— Vous trouverez, quand vous le connaîtrez mieux, qu’il comprend très-bien.

— Je n’en doute pas ; je serai très-content de son élection par le bourg d’Onevote, et je lui promets de lui prêter mon beau barouche pour y faire son entrée triomphale.

Sir Forester assura qu’il ferait part de cette offre à son ami ; la pendule marquant minuit, ils se séparèrent pour prendre du repos.





LES VÉRITABLES PRINCIPES DE POPULATION.


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Sir Télégraph, Oran et Forester étaient assis autour d’une table placée près de la fenêtre, et ils déjeunaient, quand une chaise de poste s’arrêta dans la cour de l’abbaye. La voiture fut ouverte, il en descendit un individu long, maigre et pâle.

— C’est sir Fax, s’écria sir Forester ; sir Fax ! le champion de la raison, l’admirateur passionné de la vérité. Il n’eut pas le temps d’en dire davantage, car l’arrivant entra dans cet instant dans le salon et s’assit à la table du déjeûner, après avoir été présenté à sir Télégraph.

— Votre abbaye a singulièrement gagné à la métamorphose, dit sir Fax, après quelques momens ; j’ai de la peine à reconnaître les vestiges de l’ancien monastère, que j’ai perdu de vue depuis deux ans.

— Les paysagistes ne me sauront pas mauvais gré de la métamorphose ; j’ai ménagé les effets pittoresques autant que je l’ai pu.

— L’extérieur a été très-peu altéré, et j’y retrouve encore tous les caractères d’un véritable monastère.

— Sir Télégraph l’interrompit, l’intérieur est aussi très-monastique ; je vous assure, excellente table, vin vieux, que voudriez-vous de plus ?

— Ajoutez, que quoique serviteur des dames, je suis encore libre ; je cherche et ne trouve point ; je crois voir dans chaque femme, celle que je dois aimer ; cette illusion ne tarde pas à s’évanouir ; je crains, vraiment, que ce ne soit jamais qu’en optique que je pourrai la voir.

— Est-ce un malheur, répondit sir Fax, un célibataire est très-considéré.

— J’espère, s’écria sir Télégraph, que je n’aurai pas long-temps à jouir de cette considération ; qu’est-ce que la vie sans l’amour.

— Qu’est-elle avec l’amour, lui demanda sir Fax : un cerisier à fleur double, des fleurs sans fruits, après un mois la fleur tombe et elle est remplacée par la vanité elles chagrins.

— Le mariage, j’en conviens, peut être orageux ; mais le célibat me présente de bien plus graves inconvéniens.

— Considérons, dit sir Fax, avec tout le calme philosophique le mariage, relativement à son utilité dans la société ; il faut, j’en conviens, que quelques-uns se marient pour que le monde se perpétue ; mais il faut que plusieurs s’en abstiennent pour qu’il ne soit pas trop peuplé. Peu et bien, ces mots sont appliquâmes à ce cas, ne vaudrait-il pas mieux qu’il y eût un petit nombre d’habitans sur la terre, vivant en paix et en harmonie, que cette foule disproportionée de fous, d’esclaves, de pauvres, de voleurs et de cul-de-jatte, dont sa surface est encombrée. On déclame contre les maux physiques et moraux ; on les attribue avec les machinéens à un mauvais principe) ou avec quelques philosophes modernes à la construction physique du globe. La cause de tous les maux qui affligent la société, est pourtant claire et facile à faire disparaître en la soumettant à un calcul. Il ne s’agit que de réduire la la population proportionnellement aux moyens de subsistance ; il faudrait pour cela obliger chaque époux à prouver qu’il peut nourrir six enfans, nombre sur lequel on peut ordinairement calculer.

— Ce calcul pourrait rarement être fait d’une manière sûre, repartit sir Forester ; car les changemens de position dans la vie sont plus ordinaires et plus surprenans que dans les romans.

— Que la fortune qui paraît le mieux assurée puisse être rapidement détruite, je n’en disconviens pas ; mais il y a des probabilités qui offrent assez de garantie pour justifier les entreprises et les mettre hors des atteintes du reproche.

— Vous avez peu de raison, de vous plaindre que la génération présente ne calcule pas assez, s’écria Forester ; l’amitié n’est plus, hors quelques exceptions assez rares, qu’un faible lien serré par l’intérêt où la vanité ; l’amour n’est aussi qu’un marché vénal et honteux, le mariage, le plus sordide, le plus bas et le plus avilissant des commerces ; nous ne sommes, enfin, qu’une race dégénérée, soumettant notre existence à des raisonnemens glacés, et nous pourrions presque nier que deux et deux font quatre, si nos intérêts nous y engageaient.

— La peinture que vous faites et qui s’applique exclusivement aux deux premières classes de la société, est, j’en conviens, assez exacte ; vous leur rendez justice dans le fait ; mais vous avez tort dans l’âpreté de votre censure ; parmi les autres classes, les choses diffèrent ; la triste influence de la taxe des pauvres a entièrement détruit le principe des calculs ; le peuple se marie sans scrupule et il se confie, pour la subsistance de sa famille, à la providence ou à la paroisse ; il se marie même dans l’asile du malheur, et change les hôpitaux, cette retraite de l’âge et des infirmités, en une florissante manufacture de jeunes mendians et de vagabonds.

Le barouche de sir Télégraph parut alors devant la porte ; sir Forester pressa inutilement son ami de lui donner un jour de plus. Télégraph était pressé d’arriver à Mélincourt. Il promit néanmoins en partant de revenir bientôt à l’abbaye. Il secoua amicalement la main de Forester et celle de sir Oran, salua avec grâce sir Fax, et sortant de l’appartement, il s’élança dans sa voiture qui disparut aussitôt.

Ces quatre chevaux, dit sir Fax, comme le barouche s’éloignait, consomment la nourriture de huit hommes, pour le fol amusement d’un seul. Ainsi, comme Salomon l’observe, la vanité est le plus grand des maux.

Sir Télégraph ne réfléchit pas, répondit Forester ; mais il a le cœur bon et l’esprit juste, j’espère beaucoup de lui ; il a été mal dirigé dans ses études, et vous ne disconviendrez pas que la marche que l’on suit dans les académies ne soit bien propre à dégoûter de l’instruction.








QU’EST-CE QUE L’ESPRIT DE LA CHEVALERIE.


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Sir Hippy, accueillit parfaitement, à son arrivée au château, sir Télégraph, que sa tante, mistriss Pinmoney, se chargea de promener dans les jardins ; elle l’exhorta à persévérer dans ses projets sur Anthélia, quoiqu’elle ne pût se flatter d’un succès certain. Le caractère de la jeune lady est, observa-t-elle, extrêmement porté à l’exagération ; mais il sera, sans doute, corrigé par le temps et l’expérience ; elle lui apprit en même-temps qu’il aurait dans peu un rival formidable, en la personne de lord Anophel-Acthar, fils et héritier du marquis d’Agaric. Sir Hippy montrait une prédilection dangereuse pour ce rival, qui serait sûr de son fait, près de toute autre dame qu’Anthélia, d’après son titre et sa fortune, à moins, qu’un duc ne se mit sur les rangs ; elle ajouta que le jeune lord devait arriver au château, accompagné de son tuteur, le révérend Grovelgrub et du célèbre poëte Feathernest, à qui le marquis avait donné, depuis peu, une place en échange de sa conscience, que le poëte lui avait vendue, par l’entremise de quelques amis qui lui avaient fait faire une très-bonne affaire, Le poëte avait en conséquence, brûlé les odes qui lui restaient en portefeuille, sur la liberté et la vérité ; il avait publié un volume de panégyriques adressés à toutes les puissances de l’Europe, ayant pour devise ces mots : Tout ce que veulent les gouvernans est juste.

La société, que le dîner réunit ce jour-là à Mélincourt, consistait en sir Hippy, représentant le seigneur du château, en miss Anthélia, sa pupille volontaire, mistriss et miss Pinmoney, amies de la maison, et sir Télégraph, connaissance de ces dames, engagé par sir Hippy, à établir pendant quelques jours sa résidence au château ; le dîner n’offrit rien d’intéressant.

La nouvelle de l’arrivée de sir Hippy et de ses fonctions, fut rapidement répandue par le docteur Kilquick, docteur du canton, qui pensait qu’une médecine ou des pillules ne faisaient aucun bien si elles n’étaient assaisonnées d’anecdotes. Il avait été appelé au château pour guérir sir Hippy, d’une forte douleur au coude, que le gentilhomme hypocondre croyait sentir. Le savant docteur, en étudiant avec un soin particulier les symptômes et les pronostics de l’hypocondrie, était arrivé à cette découverte merveilleuse, que la méthode la plus efficace de guérir un mal imaginaire, était d’en donner un réel. Dans ce dessein, il envoya à sir Hippy un bol qui contenait une potion, pour être prise de deux heures en deux heures. Elle aurait infailliblement produit son effet, si le bol n’avait été brisé sur la tête d’Harry, par son maître qui avait, lorsqu’on le lui présenta, une nouvelle attaque d’hypocondrie.

La passion à la mode pour les ruines et les bois, fut le prétexte dont quelques amans d’Anthélia se servirent pour prendre des logemens dans son voisinage et pour faire une visite au château de Mélincourt, où ils furent reçus et parfaitement accueillis par le lord sénéchal qui les engagea à passer quelques jours dans cette habitation.

Les gentilshommes, ainsi invités, étaient lord Anophel-Achthar et ses deux acolytes, le révérend Grovelgrub et Feathernest, l’écuyer O’scarum, propriétaire d’une vaste fondrière, dans le comté de Kerry, et sir Derrydown, fils unique d’une douairière de Londres qui, ayant en vain sollicité une visite d’Anthélia, envoyait son cher fils tenter la fortune en Westmoreland. M. Derrydown, avait long-temps pâli sur les bancs de l’école et feuilleté les livres poudreux de l’antiquité ; ses longues études n’ayant servi qu’à redoubler la très-profonde obscurité, dont sont enveloppées les connaissances humaines, il en avait tiré cette conclusion, que tout savoir est vanité. Un jour, par un mouvement machinal, il lut un volume contenant des fragmens des anciens poètes nationaux ; il trouva, ou crut trouver dans les expressions naïves des vieilles ballades : la vérité des choses, qu’il avait cherché vainement dans les volumineux ouvrages des philosophes. D’après cette découverte, il fut chez son libraire, chargea une voiture de collections de ballades et de chansons populaires ; il les étudia attentivement ; il les porta dans les voyages qu’il faisait tous les ans à la campagne ; voyages, dont le but était, comme il le disait lui-même, d’arriver à la connaissance de la vérité des choses ; en observant les villageois et en commentant leurs vieilles chansons.

Sir Hippy présenta lord Anophel et ses deux savans amis, aux hôtes du château. Sir Feathernest, s’adressant tout bas à Grovelgrub, lui demanda s’il ne trouvait pas que ce sir Télégraph avait bonne grâce et quelque chose de très-expressif dans la figure, ce qui le rendait dangereux.

Anthélia, désirant ne montrer aucune partialité à ses adorateurs, ne fut pas fâchée d’échapper au fléau de se trouver en présence d’un seul admirateur. Au reste, ses prétendans ressemblaient à ceux de Pénélope ; ils buvaient, ils mangeaient ensemble et s’accordaient bien entr’eux. Elle aurait désiré, quand elle les laissait dans la société des bouteilles, en avoir, de son côté, une plus agréable que celle de mistriss et de miss Pinmohey ; mais elle se soumit à cette nécessité de la meilleure grâce.

Anthélia avait fait connaître à tous ses hôtes, ses idées sur le mariage, et sans trahir la vérité, comme le font quelques jeunes dames, en assurant qu’elles ne veulent pas se marier. Elle avait dit qu’elle désirait trouver dans l’époux qu’elle choirait, l’esprit de l’âge de la chevalerie, en ajoutant que cet esprit constituait le seul caractère qui pût lui inspirer de la confiance et fixer son choix.

Lord Anophel fut embarrassé de ce discours, et s’adressant à son tuteur, Grovelgrub, il lui demanda : Qu’est-ce que l’ esprit de l âge de la chevalerie ?

— Milord, mes recherches ne se sont jamais dirigées vers ce but.

Sa seigneurie eut alors recours au poëte Featliernest, et il lui renouvella la question.

Feathernest fut surpris à son tour ; il hésita, depuis sa métamorphose avantageuse en ami du prince y il n’avait pas trop réfléchi. Cette demande le blessa comme le spectre de son intégrité passé. Il balbutia une réponse à peine intelligible sur la vérité et la liberté, le désintéressement, la bienfaisance, le dévouement héroïque et l’amour de l’honneur ; la pitié pour le faible et l’opposition à la tyrannie qui formaient le caractère distinctif des anciens chevaliers.

— Ce sont les principes d’un vrai jacobin de France ! Featbernest.

— Il y avait, dans le mot de jacobin, quelque chose qui choqua l’oreille du poëte, il craignit de s’être trahi ; heureusement son ami sir Mystic de Cimmerian-Lodge, l’avait initié dans les mystères de la philosophie transcendante, dont le jargon insignifiant, a pour effet certain d’exciter communément dans l’esprit du vulgaire, un profond étonnement pour les hautes connaissances de celui qui en use ; étonnement, qui nait de ce qu’on ne le comprend pas. Feathernest s’en servait, quand il était pris au dépourvu, pour assommer ses auditeurs ; aussi ne manqua-t-il pas de remployer dans cette circonstance.

L’esprit de l’âge de la chevalerie, pensa l’écuyer O’scarum, je crois savoir ce que c’est. J’observerai tous mes rivaux ; l’un après l’autre je leur ferai une querelle ; j’écrirai à mon ami le major o’Daskin, qui a la main la plus sûre d’Irlande, pour tracer un cartel, ou diriger une balle, et sur quatre coudées de terrain, nous déciderons à qui doit rester la belle.

L’esprit de l’âge de la chevalerie, disait sir Derrydown, je crois être le seul homme qui le possède aujourd’hui. Mais dois-je être un chevalier de la table ronde, sir Lancelot, Gauvain ou Tristan ? non, je serai un troubadour, un amoureux ménestrel : je soupirerai de tendres ballades, en l’honneur, de la beauté d’Anthélia ; elle sera la dame de mes pensées ; cet hommage ne peut manquer de plaire à son esprit romanesque, et il s’assit pour méditer sa première pièce de poésie.

Sir Télegraph, la tête remplie du souvenir des joûtes, des tournois et des antiques scènes de force et de vaillance ; cherchait comment il pourrait ressusciter cet usage. Il pensa qu’une course de chevaux pouvait remplacer un tournois ; Anthélia présiderait à cette fête, et donnerait sa main pour prix au vainqueur ; il se flattait de l’être, quoique lord Anophel fut reconnu pour le meilleur cocher des trois royaumes.







LA PHILOSOPHIE DES CHANSONS.


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Le peu de succès de lord Anophel auprès de la maîtresse du château, n’échappa pas aux jeux du révérend Grovelgrub, dont la vanité regardait comme une préférence exclusive, la politesse des manières d’Anthélia à son égard. Il s’assit pour calculer les chances qu’il pouvait avoir, d’obtenir la main de l’héritière du château de Mélincourt, et il les mit en balance avec les espérances d’avancement dans l’église, que la protection du marquis d’Agaric réaliserait certainement. Le proverbe qui dit : qu’un tien vaut mieux que deux tu l’auras, le détermina à ne pas risquer de perdre la faveur du marquis, dans l’espoir d’un succès douteux. Il résolut donc de cultiver en secret, les sentimens d’Anthélia, et de ne jeter le masque, avec lord Anophel, que lorsqu’il serait sûr de l’héritière.

Les plans de mistriss Pinmoney, auraient été totalement déjoués, si lord Anophel eût réussi auprès d’Anthélia, non-seulement par le désir qu’elle avait que sa jeune amie devint sa nièce et porta le titre de lady Paxaret ; mais encore par le projet qu’elle avait formé, dès l’arrivée du noble lord, de le forcer à se rendre à discrétion à l’aimable Danaretta. Celle-ci la secondait très-volontiers dans ce plan. Que lord Anopbel fût un sot et un fat, ce n’était point une objection, et ces dames pensaient, au contraire, que cette circonstance était très- favorable à leurs projets.

Anthélia passait la matinée en liberté dans sa bibliothèque ; lord Anophel et son tuteur chassaient, mais aux petits oiseaux, pour avoir moins de peine ; sir Télégraph promenait sa tante et sa cousine dans son barouche, heureux de l’étonnement des stupides habitans des campagnes ; l’écuyer Oscarum galopait sur les plus belles routes, il tirait souvent sa montre, pour calculer la marche du temps. M. Derrydown relisait ses ballades ; sir Feathernest écrivait ses odes aux têtes couronnées, et sir Hippy sentait chaque jour de nouvelles douleurs, c’était entre le déjeûner et le dîner qu’il en était atteint, les symptômes s’amendaient au premier coup de la cloche qui annonçait le dîner, s’affaiblissaient à l’arrivée du maître-d’hôtel, s’adoucissaient à la vue d’Anthélia, et étaient noyées dans une ample libation de Bordeaux, après le départ des dames.

La musique et la conversation remplissaient les soirées. M. Feathernest et M. Derrydown étaient, l’un et l’autre, admirateurs outrés de la vieille littérature anglaise, mais le premier était enchanté des écrits ecclésiastiques, des traducteurs de la bible, et le dernier n’admirait que les ballades ; soutenant que tant anciennes que modernes, elles étaient les véritables expressions de la nature, les élémens de la vérité.

Assurément, dit un soir M. Feathernest, vous ne prétendrez pas que Chevi-Chase, (ancienne chanson de chasse des anglais) soit un plus beau poëme que le paradis perdu.

— Je ne sais, répondit Derrydown, ce que vous entendez par un beau poëme ; mais je soutiens que cette ballade donne plus de connaissance de la vérité des choses.

— Qu’entendez- vous par la vérité des choses, demanda le poëte.

— Messieurs, dit le révérend Grovelgrub, définissez, tour-à-tour, ce que vous entendez l’un, par un beau poëme, l’autre par la vérité des choses. C’est vous que j’interrogerai le premier, Feathernest ?

— Un beau poëme, dit celui-ci, est le développement brillant d’une action compliquée et de diverses passions ; il doit être exalté par le sublime, soutenu par l’élévation du style, semé de scènes magnifiques, de personnages héroïques et tendres, de caractères énergiques, le tout mis en harmonie par de savantes combinaisons.

— Définition admirable, s’écria lord Anophel.

— Admirable, milord, répéta miss Danaretta, et elle accompagna ces mots d’un doux sourire, qui manqua néanmoins son effet : sa seigneurie s’étant déjà retournée du côté du feu.

— À vous, sir, qu’entendez-vous par la vérité des choses ?

— Sur mon honneur, c’est le dernier sujet que j’aurais cru qu’un gentilhomme de votre robe, eût été bien aise de connaître.

— Il faut convenir, dit le révérend, que votre réponse n’est rien moins qu’honnête et précise.

— Votre habit vous protège, il me dispense de vous répondre d’une manière convenable.

— J’en appelle à sa seigneurie, dit Grovelgrub.

— Ah ! s’écria O’scarum, je serai bien aise de connaître l’opinion de sa seigneurie ?

— Mon opinion, Messieurs, vous me faites honneur, je n’ai point d’opinion, je vous assure.

— M. Derrydovm, prit la parole : la vérité des choses n’est rien moins qu’un coup d’œil rapide et exact entre le sujet que l’on traite et le but où il tend ; une sage liaison entre les divers sentimens et réflexions qui lui constituent l’essence.

— Je ne comprends pas bien cela.

— Je peux vous l’expliquer, mon révérend, vous connaissez la chanson du vieux Robin-Gray. (Chanson écossaise.)

« Le jeune Jacques m’aimait, me demandait pour son épouse : il avait une couronne et rien de plus ; pour faire de sa couronne une guinée, mon ami Jacques, s’embarqua, et la couronne et la guinée me furent l’une et l’autre données. Il était en mer depuis un an et un jour, quand mon père se cassa le bras, nous perdîmes notre vache, et ma mère fut alitée par la maladie ; Jacques n’était plus là ; le vieux Robin-Gray vient et me demanda. »

Vous savez tous que Robin était riche et que Jenny fut contrainte de l’épouser.

— En face de l’église, et suivant les rites hétérodoxes, sans doute, dit le révérend.

— Précisément ; dans le peu de mots que j’ai cités, vous avez plus de matière à réflexion, que ne pourrait vous en offrir le traité le plus profond de métaphysique ou l’histoire la plus savamment écrite. D’abord, c’est le tableau du pouvoir paternel en contradiction avec les affections de Jenny ; le triomphe de l’intérêt et la puissance de la nécessité.

« Le jeune Jacques m’aimait et me demanda pour son épouse.

Il est évident que le jeune homme aurait épousé Jenny, et qu’elle en aurait été bien aise.

« Le jeune Jacques m’aimait, etc. »

La jeune fille ne dit pas si elle aimait le jeune Jacques ; c’est une de ces nuances délicates de la pudeur des femmes. Les jeunes dames ne disent jamais ce qu’elles pensent.

« Il n’avait qu’une couronne et n’avait rien de plus »

Voilà la quintessence de tout ce qui a été dit et écrit sur l’amour et la prudence.

L’amant sacrifie tout ce qu’il a ; mais la jeune fille compte ; elle est fortement pénétrée des inconvéniens de la pauvreté ; elle glace son prétendant par ces paroles :

« Que pouvez- vous faire pour moi ? »

Le pauvre Jacques regarde tout étonné ; fouille dans ses poches, en sort sa pièce, la montre ; alors, la jeune fille lui dit : Vous n’êtes riche que d’amour, à quoi cela nous servira-t-il dans le ménage ? À ces mots, le pauvre amant se frappe la tête et part. Voici mes réflexions sur ce sujet.

— Passons les réflexions.

— Jacques s’embarque pour aller faire fortune ; à son départ, il donne tout ce qu’il a à sa maîtresse qui, remarquons-le en passant, est très-contente de ce don. Mais, quand il arrive, il la trouve, comme vous le savez, mariée à un riche vieillard. Les détails de cette ballade, abondent en vues lumineuses, sur la nature humaine, et l’état de la société. Elle établit la vérité des choses.

— Je ne vois aucune clarté dans cette définition, ou plutôt aucun rapport avec Chevi-Chase et le paradis perdu.

— Je vais alors examiner Chevi-Chase, au lieu du vieux Robin, pour vous y faire voir la vérité des choses.

« Que Dieu conserve notre noble roi, notre vie et notre sûreté. »

— Que Dieu nous garde ! s’écria l’écuyer O’scarum ; si vous allez au travers de Chevi-Chase, avec la même lenteur que vous avez mise dans l’histoire de Robin-Gray, nous en avons pour un mois. La vérité des choses, est ce que vous cherchez ? Eh bien ! priez miss Anthélia de pincer de la harpe ; sous ses doigts, cet instrument vous apprendra la musique des sphères, la concordance de la création et l’harmonie de l’univers.

— Vous avez bien mauvaise opinion, de notre sexe, sir Derrydown, si vous pensez que la vérité des choses consiste à montrer qu’il est gouverné par l’avarice et l’intérêt personnel. Je regrette bien sincèrement l’âge de la chevalerie, si recommandable par le respect qu’on y avait pour les dames.

— L’âge de la chevalerie ! plusieurs chevaliers peuvent encore brandir l’épée comme Roland ; mais une seule beauté peut aujourd’hui mettre la ceinture des Grâces ; et cette beauté, c’est Anthélia.

— Ce serait un très-joli compliment, observa mistriss Pinmoney, d’un air piqué, si miss Mélincourt était la seule dame présente.

Sir Derrydown, regarda de tous côtés ; il sentit qu’il avait, dans ce moment, manqué de politesse par trop d’attachement à la vérité des choses.

Anthélia n’eut pas l’air d’avoir entendu mistriss Pinmoney, elle continua : l’un et l’autre sexe sont, je le crains, aujourd’hui trop influencés par des calculs d’intérêts ; souhaiter de l’aisance, c’est être prudent ; mais désirer au-delà, c’est être avare. Voilà ce que les moralistes ne devraient cesser de répéter ; mais dans le dix-neuvième siècle, où l’amour est toujours subordonné à la fortune ; on trouve plus d’avarice que de prudence ; aussi l’amour dans l’âge de la chevalerie, et ce même sentiment dans ce siècle, sont deux choses très-différentes : le premier même doit être regardé comme totalement perdu et peut-être, la petite pièce que je vais chanter, n’est-elle pas déraisonnable : en plaçant, le tombeau de l’amour au milieu des ruines de la chevalerie.


LE TOMBEAU DE L’AMOUR.


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Sur cette pierre funéraire
Que déjà la mousse envahit,
Et que de son jour froid éclaire
L’astre qui brille dans la nuit ;
Que cherchez-vous passans à lire ?
Vous ne verrez qu’un arc brisé ;
Ces débris ne peuvent vous dire
À qui ce tombeau fut dressé.


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  Quand le chevalier aux murailles
Appendit son glaive vainqueur ;
Qu’il n’eut plus pour cris de batailles
Dieu, mon roi, ma dame et l’honneur,
Voulant consacrer les merveilles
D’un âge d’innocence et d’or,
L’amour composa dans ses veilles
Des chansons qu’on redit encor.

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  Ses tableaux trop vrais irritèrent ;
L’inconstance et la fausseté,
Sur ses épaules attachèrent
L’aîle de la légèreté ;
Ses dards furent par l’avarice
Trempés dans un or corrupteur ;
Et le dégoût, fils du caprice,
Le dépouilla de sa candeur.

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  Humilié de sa disgrâce,
L’amour s’enfuit au fond des bois,
Et pour toujours céda la place
Aux usurpateurs de ses droits.

Sur cette pierre tumulaire
Il grava son arc et ces mots :
Ne me cherchez plus sur la terre,
Ici je jouis du repos.


LE TORRENT.


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Anthélia n’avait pas le projet de se condamner au célibat ; mais elle n’avait pas encore rencontré dans le monde, ou dans les prétendans qui s’offraient, les qualités dont elle se plaisait à orner le compagnon futur de sa vie ; elle se défiait des jugemens précipités, et voulait connaître par elle-même l’état de la société.

Elle se trouvait heureuse, cependant, du long intervalle qui existait entre le déjeuner et le dîner ; retirée dans son appartement, elle y faisait ou retentir les cordes harmonieuses de la harpe, ou elle retraçait, sur la toile, les scènes majestueuses des montagnes ; quelquefois aussi s’échappant du château, entraînée par le charme d’un beau jour, elle descendait les marches inégales d’un escalier taillé dans le roc, qui conduisait au bord du torrent, dont les ondes, après avoir blanchi les bases du château, se perdaient dans la forêt. Anthélia s’y enfonçait avec lui, et admirait la nature dans toute son horreur. Des arbres s’élançant des rochers dans les nues, couvraient de leur ombre le torrent, et laissaient à peine pénétrer une clarté douteuse sous leurs voûtes ; mais bientôt la scène s’élargissait, et Anthélia, gravissant une colline, se perdait dans les solitudes de la montagne.

Par un beau jour d’automne et sous l’influence du soleil qui ajoutait encore à la majesté de ces monts, à demi dépouillés, dont un léger brouillard enveloppait la cime ; encouragée par le calme de l’air, la profonde tranquillité de la nature, que troublaient seulement le murmure de quelques sources, elle dépassa le terme de ses promenades ordinaires.

S’élançant légèrement sur la pente glissante du rocher qui formait les limites de la vallée de Mélincourt, elle descendit en traversant un petit bois de pin, dans une profonde vallée de l’aspect le plus romantique ; une source y formait un lac dont les eaux paisibles étaient traversées par un antique pont, formé de deux arches dont les piles s’appuyaient sur un rocher, que les eaux battaient de tous cotés. Un frêne avait poussé ses racines dans les fentes du rocher, et sa base noueuse offrait, aux voyageurs, un siège naturel, recouvert alors de feuilles jaunies, dépouille des bois, abandonnées aux vents ; ni le chant des oiseaux, ni le souffle des zéphirs, ni le bourdonnement des insectes ne troublaient le charme de cette scène. Anthélia éprouva l’influence du site ; elle traversa une arche du pont, et s’assit sur le tronc du frêne, absorbée dans cette contemplation qu’on ne peut décrire, mais qu’il est si agréable d’éprouver : sensation, plutôt que pensée, que l’attention dissiperait, si l’on voulait s’en rendre compte.

Elle fut tirée de sa rêverie, par les sons d’une flûte, qui parlaient du bois de pin qu’elle venait de quitter ; les notes en étaient sauvages et irrégulières ; mais leur effet était irrésistible : ils cessèrent ; Anthélia chercha des yeux d’où ils partaient. Elle vit, ou crut voir un individu qui traversait le bois. Il y avait dans sa tournure quelque chose de si extraordinaire, qu’elle crut que c’était un rêve de son imagination qui ne se formait pourtant pas ordinairement de semblables fantômes.

Elle n’eut pas un seul moment l’idée que cette vision fut l’annonce de quelque danser : si elle l’avait conçue, elle aurait été promptement dissipée, puisqu’elle ne vit plus rien. Cependant, si l’étranger qu’elle avait vu ou cru voir, avait eu des projets sinistres, il aurait pu les mettre sur le champ en exécution, puisqu’elle était seule et sans défense.

Elle se leva pour continuer sa promenade, et traversant la seconde arche du pont, elle se dirigea vers le haut de la montagne qui bordait l’autre côté du précipice. Sur son sommet on n’entendait point de bruit ; le murmure de l’eau ne frappait plus l’oreille ; l’air paraissait plus lourd, la vie et le mouvement y étaient suspendus, le sentiment de sa propre existence fut le seul qu’éprouva Anthélia, pendant quelques minutes.

Le vent se leva tout-à-coup, et chassa devant lui le léger brouillard des montagnes. Les nuages s’amoncelèrent avec une effrayante rapidité ; le ciel s’obscurcit et l’orage éclata avant qu’Anthélia eut pu le prévoir ou qu’elle eut découvert un abri. La pluie tombait par torrens ; les flancs de la montagne étaient sillonnés par une multitude de ruisseaux formés en un instant ; chaque fondrière devenait un étang, et d’une gorge sèche, quelques minutes auparavant, s’élançait un torrent impétueux, accru continuellement dans sa chûte.

La course d’Anthélia rapide comme celle des Orcades, était à chaque instant retardée par la pente du terrain sur lequel elle se trouvait y au moment où elle regagnait la vallée, elle était envahie par le torrent qui blanchissait contre les arches du pont. Anthélia avait dépassé la première quand du haut des rochers, un chêne dont, le tronc avait, peut-être, résisté depuis plusieurs siècles, aux autans et défié la hache des bûcherons, déraciné par la tempête, céda, pour la première fois, en se séparant du sol nourricier, et poussé par une force irrésistible qui le précipitait dans l’abîme, frappa l’arche qu’elle venait de traverser, et l’anéantit, laissant a peine quelques traces de son existence.

Les yeux d’Anthélia en suivaient les débris, même alors qu’ils avaient disparu ; elle contemplait la nature dans toute son horreur ; elle réfléchissait sut l’énergie de ce pouvoir auquel rien ne résiste, et dans ses méditations, elle oubliait toutes les difficultés qu’elle aurait pour regagner le château, si l’arche qui lui restait à traverser était également emportée. L’eau continuait cependant de croître et frappait avec force les fondemens du pont déjà ébranlé par la chûte de la première arche. Un bruit horrible tira Anthélia de sa rêverie. Le pont avait disparu ; elle était isolée sur le roc intermédiaire que les flots menaçaient également de submerger. Si les ondes couvraient le rocher, le frêne pouvait lui offrir encore un asile ; mais cet arbre antique ne serait-il pas déraciné ? La position de l’héritière était pénible ; elle s’y soumit néanmoins sans murmure. La fortune lui avait souri jusqu’alors ; mais ce n’était pas une raison pour quelle lui fut toujours favorable. Assise à la même place qu’elle avait occupée le matin, elle comparait le changement du temps, celui de sa position ; tout était beau, tout était facile alors… Elle regardait ce bois de pin où elle avait cru voir une figure si extraordinaire e d’où étaient partis les sons qui l’avaient frappée. La même musique se fit entendre ; elle ne put retenir un cri ; il attira un étranger qui, s’élauçant du bois, courut avec rapidité vers le bord du précipice ; ses gestes, témoignaient à Anthélia tout l’intérêt qu’il prenait à sa situation, et le désir qu’il avait de la secourir. Immobile pendant quelques minutes, l’inconnu mesure des yeux le précipice ; revole vers le bois, saisit un pin et cherche à le déraciner. Anthélia le suivait des yeux avec étonnement ; cet étonnement redoubla quand elle vit le pin céder à la force incroyable de l’étranger, et se séparer du sol. Son libérateur le chargea sur ses épaules ; arriva en un clin d’œil sur les bords du torrent ; il mesure des yeux l’endroit où la distance est le moins considérable ; il appuye les racines de l’arbre sur un point solide, et le laisse retomber de manière à ce que les branches de sa tête atteignirent l’île. Cette opération faite, il s’élance légèrement sur le pont qu’il vient de créer ; prend Anthélia dans ses bras, et la dépose sur l’autre rive avec une rapidité qu’on ne peut décrire.

Des cris se faisaient entendre dans le lointain : ils annonçaient l’arrivée de sir Hippy, de lord Anophel et de son révérend tuteur. On s’était aperçu, au château, de l’absence d’Anthélia, dès le commencement de l’orage ; cette circonstance avait rendu sir Hippy à demi fou. Tout le monde se mit à sa recherche ; le hasard seul, avait dirigé ces trois Messieurs du côté où elle se trouvait ; elle remerciait, en ce moment, son libérateur ; c’était sir Oran.

Sir Hippy accourut vers sa nièce (nom qu’il lui donnait souvent) il lui apprit qu’au moment où miss Danaretta lui avait annoncé que sa chère Authy n’était pas au château ; il souffrait d’une paralysie à la jambe droite ; il allait prendre une potion que le docteur Killquick lui avait ordonnée ; mais à cette nouvelle, il l’avait fait voler par la fenêtre, et il croyait, par parenthèse, qu’elle était tombée sur la tête du docteur qui traversait alors la cour, pour s’en retourner.

Anthélia lui fit connaître le service signalé que l’étranger venait de lui rendre. Sir Hippy l’en remercia par le serrement de main le plus cordial.

Lord Anophel s’approcha, et après avoir fixé sir Oran avec son lorgnon, il le salua ; sir Oran avança la main, saisit le lorgnon de sa seigneurie et le salua, après l’avoir regardé quelques minutes à travers le verre.

La colère du lord ne peut se décrire ; mais il avait entendu le récit d’Anthélia ; il voyait le pin déraciné, et jugea plus prudent de se taire.

Le révérend Grovelgrub, couvert d’une ample redingotte, et portant un parapluie, offrit l’un et l’autre à miss Mélincourt ; car la pluie continuait toujours. Anthélia le remercia et l’assura qu’elle était si complètement mouillée, que cela rendait toutes précautions inutiles.

Sir Hippy, qui était également mouillé et qui s’en a percevait seulement alors, voulut promptement retourner au château ; ajoutant, qu’il craignait qu’on ne fut obligé d’appeler le docteur pour sa nièce ou pour lui. Anthélia l’assura que pour sa part, les services du médecin seraient tout à fait inutiles ; elle se tourna vers sir Oran et l’engagea à dîner ; cette invitation fut réitérée par sir Hippy ; sir Oran répondit d’un geste en montrant avec la tête une direction opposée à celle du château ; il s’inclina poliment et prit congé de la société.

— Qui, diable est-il, dit, après quelques instans, sir Hippy, comme ils retournaient au château ; c’est sans doute un homme comme il faut, à en juger par sa tournure, quoique par parenthèse, le pauvre homme ne soit pas beau ; mais il est fort comme un Hercule ou un Rolland ; il déracine un pin, mylord, aussi facilement que votre seigneurie arracherait un champignon.

Sir, répondit lord Anophel, déjà fâché, je n’ai rien à démêler avec les champignons, et quant à ce gentilhomme, malgré sa tournure et même sa force, il faut convenir, que prendre mes lunettes est un trait d’impertinence pour lequel je serai forcé de lui demander la satisfaction d’un homme d’honneur.

Ils arrivèrent en cet instant à la porte du château.







L’AMOUR ET LE MARIAGE.


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Sir Oran ayant fait, à ce que nous supposons, une course beaucoup plus longue qu’à son ordinaire, s’était assis pour se reposer, dans le bois de pin, où il jouait de la flûte pour se distraire ; quand la vue d’Anthélia, pareille à une belle vision, le plongea dans une profonde admiration et le fixa à la place d’où il l’avait vu disparaître. Il y attendit son retour, jusqu’au moment où il eut le bonheur de déployer sa force d’une manière si utile pour elle. En la quittant, il courut jusqu’à l’abbaye, et délivra son ami Forester de l’inquiétude que lui causait son absence trop prolongée, par un aussi mauvais temps.

Peu de jours après, messieurs Fax, Forester et Oran, étaient assis autour de la table du déjeûner, quand on apporta une lettre adressée à sir Oran-Haut-Ton, à l’abbaye de Redrose. La surprise de Forester fut extrême ; il ne pouvait concevoir comment, Oran, qui ne savait ni lire, ni écrire, avait une correspondance, et pour s’en éclaircir, il ouvrit la lettre lui-même.

Elle était d’un homme de loi qui signait Richard-Ratstail ; c’était une signification ; elle sommait sir Oran de comparaître devant les tribunaux pour se défendre dans l’affaire que lui intentait Lawrence-Litage, seigneur de Muckworms ; ledit Oran étant accusé d’avoir, par la force de son bras et des armes ci-après : pistolets, fusils, épées et dagues, commis divers délits dans les terres dudit seigneur ; brisant, déracinant et rompant des pins de diverses tailles et grandeurs, dans les bois ; le tout contre la paix de notre seigneur et roi, et la dignité de sa couronne ; faisant cela malicieusement et traîtreusement, pour injurier l’écuyer. D’après ce, sir Oran était tenu de comparaître et de rendre compte de sa conduite, sans quoi, il serait condamné aux dommages et intérêts, etc. etc.

C’était une énigme pour sir Forester ; mais ce qui augmenta sa surprise, en relisant la lettre, ce fut de trouver miss Melincourt, propriétaire du château de ce nom, mêlée dans cette affaire, comme ayant aidé et porté ledit Oran auxdites dévastations.

Sir Forester conclut que le meilleur moyen d’arriver à la solution de ce mystère, était de se rendre à Mélincourt. Le récit enthousiaste que lui avait fait Paxaret de la beauté et des qualités d’Anthélia. lui avait inspire le désir de la connaître et il pensa que la circonstance présente lui offrait un mode d’introduction très-heureux. Il demanda à sir Fax s’il était disposé à une longue marche ; celui-ci ayant répondu affirmativement, ils ne perdirent point de temps et se mirent en route accompagnés de l’ami Oran qui les suivit sans y être engagé ; sir Forester n’avait point de chevaux ; nous rendrons compte de ses motifs dans la suite, et il avait seulement bâti des écuries pour la commodité de ses amis, quand ils venaient le voir.

Nous verrons sir Télégraph et peut-être son phénix, miss Mélincourt, dit sir Forester.

Son phénix, dit sir Fax ; si une femme qui reçoit ce titre de son amant, en est un ; le phénix n’est pas rare à trouver. Peut-être, cependant, désignez-vous seulement sous ce nom ; la femme en qui vous croyez trouver quelques-unes des qualités dont vous embellissez votre dame imaginaire. C’est par l’exagération des vertus, dont vous l’avez ornée, que vous avez été jusqu’à présent indifférent aux attraits réels des femmes que vous avez vues ; ainsi, votre imagination vous a privé du bonheur et vous a exposé à perdre plus qu’à gagner.

Je ne désire point trouver la perfection, répondit Forester ; je ne cherche point une créature introuvable, mais bien ce que je sais avoir existé ; ce qui, je n’en doute pas, existe encore, quoique dans une si déplorable rareté, que j’ai peu d’espérance de le rencontrer. Je voudrais une femme qui put aimer la poésie, non-seulement à cause de son harmonie et de sa pompe, causes ordinaires de l’admiration des mortels, mais par le sentiment de la vérité et de la liberté qui sont les sources véritables de cet art divin et sans lequel les périodes les mieux tournées, les images les plus saillantes, ne sont que du vil clinquant. Je voudrais que cette femme fut musicienne ; mais que ce goût partît de l’âme et ne consistât pas dans la science des doigts ; sa voix et sa touche ne devraient avoir rien de commun avec la manière de ses prétendus virtuoses que l’on décore du nom de chanteurs.

Je n’entends pas très-bien votre pensée, nous y reviendrons, continuez je vous prie.

— Cette femme serait bienfaisante ; mais elle aurait une libéralité éclairée par une sage philantropie pratique ; elle saurait discerner avec prudence les objets de ses bienfaits, et elle leur donnerait une forme permanente, également digne du bienfaiteur et de l’obligé.

— C’est plus qu’on ne peut espérer.

— Elle aurait peu de goût pour ce qu’on appelle plaisirs du monde ; les siens seraient bornés dans le cercle de sa famille et du petit nombre de ses amis. Elle aimerait à la fois, les livres, l’occupation, les fleurs, le bonheur inaltérable de la concorde domestique et les délicieuses effusions d’une confiance réciproque ; les rochers, les bois et les montagnes, bornes de la vallée qu’elle habiterait, seraient pour elle, celles du monde.

— Rien de plus ?

— Elle aimerait la vérité ; toute espèce de fausseté, de détours, lui seraient étrangers ; la simplicité de ses pensées devrait être surpassée, par l’ingénuité de son langage, et son témoignage serait d’un poids irrésistible.

— Vous ne dites rien de la beauté ?

— Ce qui est ordinairement appelé beauté, consiste dans la symétrie des formes et la régularité des traits ; je pourrais m’occuper de ces objets, si j’avais à acheter une statue ; mais comme il s’agit de choisir une compagne ; je veux que tout son être soit le miroir des qualités que j’ai décrites, alors elle ne peut manquer d’être belle.

— Vous n’avez pas encore parlé de la fortune, principale, ou pour mieux dire, de l’unique considération qui préside aujourd’hui aux mariages ?

— Je suis assez riche pour être dispensé de cette considération, et quand même je ne le serais pas, je ne crois point qu’il soit sage d’être trop influencé par la fortune ; rien n’est plus incertain, plus périssable que les richesses ; combien de mariages d’intérêts et de convenances ont été rompus par la révolution française ? Mais sans parler de ces temps de convulsions politiques, nul état, ou nul individu n’est assuré contre les vicissitudes de la fortune ; que deviennent alors, les unions mal assorties, qui ne sont basées que sur l’intérêt, quand l’argent part, et que l’individu reste ? Les qualités du cœur et de l’esprit, sont les seules hors du pouvoir des événemens, et elles seront aussi mes seuls guides dans le choix d’une épouse.

— N’y a-t-il aucune autre qualité indispensable, que vous ayez oubliée dans votre énumération ?

— Je ne le pense pas ; mais il y en a qui sont contenues implicitement dans celles dont j’ai parlé et qui doivent nécessairement co-exister avec elles : une profonde sensibilité, une douce gaieté et cette égalité de caractère qui fait le bonheur de la vie.

— Vous vous proposez, sans doute, de vous marier, quand vous aurez trouvé la femme que vous venez de décrire ?

— Oui vraiment.

— Et si vous ne la trouvez pas ?

— Je ne me marierai point.

— Alors, votre héritier présomptif n’a rien à craindre, et peut compter sur vos titres et votre fortune.







L’AMOUR ET LA PAUVRETÉ.


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Nous allons bientôt, dit sir Fax, comme ils continuaient leur voyage, passer près d’une cabane dont j’ai connu, il y a deux ans, les malheureux habitans. La vue de l’intérieur et de l’extérieur de cette chaumière, exposée dans toutes les places publiques du royaume, avec un léger commentaire serait, par la terreur qu’elle inspirerait, la meilleure dissertation en faveur de mon système de population ; ce tableau aurait l’avantage de mettre sous les yeux de la génération qui s’élève les conséquences déplorables, de ces mariages imprudens, et les résultats nécessaires de ces passions romanesques, qui ne comptent pour rien, la seule chose qui peut rendre le mariage supportable, je veux dire l’argent. Cela est, cela doit être ainsi ; la constitution de la société le demande impérieusement ; le monde réel n’est pas le monde imaginaire ; quand un amant épouse des lèvres de corail, des dents de perles, des yeux d’azur, il doit savoir que ce n’est pas le tout, et qu’aucun fournisseur ne s’engagera sur ces trésors.

Je soutiens, au contraire, avec l’Émile de Rousseau, que dussent s’amasser toutes les calamités possibles sur deux cœurs tendres et unis, ils se trouveront plus heureux en souffrant ensemble que s’ils possédaient toutes les richesses en devant vivre séparés.

— La désunion des cœurs est un mal d’une autre espèce ; il n’est rien en comparaison des maux que je désirerais détruire ; que deux riches époux joints par des nœuds indissolubles et se haïssant cordialement, soyent malheureux, cela est certain ; mais que deux pauvres que l’amour ou d’autres motifs ont conjoints, habitant dans un taudis, manquant des choses les plus nécessaires à la vie, soyent dans une situation infiniment plus malheureuse ; c’est ce que je pense, c’est ce qu’on ne peut nier. La peinture que vous vous faites d’une cabane, vous offre un couple brillant de santé et de jeunesse, vêtu d’habits propres, quoique grossiers ; vous croyez voir des meubles de bois simples, quoique bruts ; mais osez entrer dans l’enceinte des habitations du pauvre, vous y trouverez toujours les maux qui marchent à la suite de l’infortune, les passions, la faim, le mépris, l’abandon, une demi-douzaine de malheureux enfans, dont les seuls habits sont, peut-être, taillés dans les restes d’une couverture, des dettes ; les officiers de justice en perspective, et un long séjour dans les murs humides et malsains d’une prison.

— Vos tableaux sont exagérés !

— Je vous ai entendu déclamer fortement contre ceux qui soutiennent que les malheureux doivent avoir été imprudens.

— Assurément, cette assertion fournit une excuse, aux cœurs froids ; dire que la misère est le fruit de l’imprudence, c’est bannir l’humanité du monde ; la bonne et la mauvaise fortune dépendent de beaucoup de circonstances imprévues. La prudence et l’industrie n’assurent pas toujours le succès, et le résultat des actions les plus folles, peut quelquefois nous être favorable.

— Persuader au riche que tous les malheurs viennent de l’imprudence, serait un grand mal ; mais ce serait un plus grand tort que de laisser croire au pauvre, que la folie peut avoir un aussi heureux résultat que la prudence ; car ce qui est vrai dans une circonstance, est faux dans mille autres. Ce n’est pas assez que de posséder de l’industrie et des talens, il faut être placé de manière à pouvoir les développer ; une population trop considérable, doit nécessairement avoir des membres qui souffrent ; même parmi les individus les plus industrieux, la misère les accable quelquefois, malgré tous leurs efforts pour l’éviter. On ne devrait donc permettre de se marier qu’à ceux qui pourraient prouver qu’ils ont de quoi vivre.

— Il me semble injuste que tous les biens de la terre soient destinés au riche ; si vous bannissez l’amour de la cabane du pauvre, que lui resterait-il ? Il n’a ni plaisirs, ni amis, nuls moyens d’exercer sa bienfaisance, rien qui puisse remplir le vide de son cœur. La société dans la pauvreté, vaut mieux que la richesse dans l’isolement ; mais la pauvreté et la solitude sont plus que n’en peut supporter l’homme.

— Voici, si je me le rappelle, la chaumière dont je vous ai parlé. L’habitation que sir Fax désignait, tombait en ruines et ne paraissait plus habitée ; son toit était abattu ; son jardin sans haie et sans culture. Que peuvent être devenus ses malheureux habitans, s’écria sir Fax ?

— Quels sont ceux que vous, regrettez ?

— Des infortunés pour qui la nature avait beaucoup fait et la fortune rien ; j’entrai dans leur chaumière pendant un orage ; j’y vis le tableau que vous croyez imaginaire, et la réalité en était peut-être plus affreuse encore. C’était la misère au dernier degré. Un observateur passant auprès d’eux les eût jugés de la classe la plus abjecte ; mais leur physionomie indiquait mieux. Je fus long-temps sans pouvoir leur arracher un seul mot, et quand j’y parvins, je fus étourdi de découvrir dans une situation si pénible, dans cette demeure ruinée, des êtres riches des sentimens les plus généreux, et doués de l’esprit le mieux cultivé. Ils redoutaient le monde, qu’ils ne connaissaient pas. Ce ne fut que peu à peu que j’obtins leur confiance. Le mari me raconta leur histoire, que je vais vous redire, dans ses propres mots, si je le puis.







DESMOND.


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Je m’appelle Desmond ; mon père était officier de marine. Il fut forcé, par ses blessures, de quitter le service ; il se retira avec sa demi-paie et une très-modique pension. J’étais son fils unique, et il se soumit à tous les genres de privations pour me faire donner une bonne éducation, se flattant qu’elle me mettrait à même de faire mon chemin ; il accompagnait ce souhait de l’espérance que je considérerais l’argent comme le moyen et non comme le but, et que je me souviendrais que les seuls trésors réels de la vie, sont la vérité, la santé et la liberté. Vous n’êtes pas étonné qu’avec de tels principes, mon père soit resté trente ans lieutenant de marine, et que j’aie passé, au collège, pour un sujet dont on ne pouvait rien faire. Je profitai peu à l’université, comme vous le supposez facilement ; le système d’éducation qu’on y suit, me parut le résultat d’une profonde conspiration contre la raison humaine et les efforts d’un puissant machiavélisme politique et ecclésiastique pour arrêter l’essort d’un esprit ardent, irrité par le dégoût que doit lui faire éprouver un travail inutile.

Découvrir ou même commenter utilement une seule vérité, détruire l’empire des préjugés, porter le flambeau dans la route ténébreuse de la superstition et des impostures politiques, c’est rendre un service esssentiel à l’humanité ; mais tout cela est diamétralement opposé aux intérêts de ce peu d’élus, devant qui la multitude doit ramper. Les sciences morales, autrement les améliorations morales, les doctrines de bienveillance, une plus saine civilisation de la société, ne font point partie de ces institutions ; tout y est mis en usage, au contraire, pour rendre odieux les mois de philosophie et de philanthropie, et pour éteindre, par le ridicule et la persécution, cet amour enthousiaste de la vérité, qui n’a jamais été éprouvé par les orgueilleux fondateurs de ces établissemens publics.

L’étude de la morale et des belles-lettres, occupaient exclusivement mon attention. J’avais peu de goût pour la science des signes et des nombres, et encore moins pour les nouveaux systêmes de critique et d’appréciation professés dans les académies. Je m’enthousiasmai à la lecture des poëtes Grecs et Romains ; mais je trouvai que la vigueur pleine de feu et la céleste origine de leurs conceptions et de leurs expressions ne se faisaient plus sentir dans les dissertations minutieuses dont ils étaient les objets. J’étudiai le grec comme un moyen de connaître Homère et Eschyle, et je ne concevais pas qu’on peut préférer Lycophron à Sophocle, parce qu’il a l’avantage d’être obscur ; je n’aurais rien compris à ce phénomène, si je n’avais vu que le système des éducations publiques était calculé pour faire reculer de frayeur les esprits timides, et pour faire consumer aux esprits supérieurs, leur dangereuse activité dans des bagatelles difficiles, et l’inepte travail auquel on les condamne.

Je n’avais pas achevé ce qu’on appelle, mes années classiques, quand la mort de mon père me força de quitter le collége avant le période ordinaire, où la même distinction est accordée, sans différence à tous les écoliers, non d’après leur mérite, mais d’après la durée de leurs études.

Je me trouvai sans ressources ; mais le sentiment de mes moyens fit que je ne doutai pas de pouvoir me suffire à moi-même, lorsque je serais rendu à Londres, ce centre de l’énergie et de l’intelligence. Je m’y acheminai et devint l’humble pensionnaire d’une veuve, dont l’existence et celle de sa fille unique, reposaient sur le nombre de leurs locataires.

Ma première visite fut à un libraire de Bond-Street à qui j’offris un traité sur les élémens de la morale. Mon cher monsieur, me dit-il avec une grave politesse, prenez la peine devons asseoir et de rester quelques heures dans mon magasin ; si vous entendez une seule de mes pratiques prononcer le mot de morale, je vous donne ce que vous voudrez de votre manuscrit. Il le parcourut ; j’aperçois, dit-il, quelques passages, qui quoique n’étant bons à rien, pourraient figurer dans la revue ; mon ami, M. Vamps, en est l’éditeur, il n’a pas de rédacteur pour la morale ; je vais vous donner un billet pour lui. Je le remerciai de sa bonté, et avec cette recommandation, je me rendis chez M. Vamps, que je trouvai, dans un élégant cabinet, assis devant un grand in-quarto, qu’il chargeait de notes au crayon ; grand nombre de livres, de pamphlets, de fragmens des uns et des autres étaient sur une table devant lui, avec un pot de gomme, et une énorme paire de ciseaux.

Il me reçut avec hauteur, lut le billet, et dit : M. Foolscap vous a assuré que je manquais d’écrivains sur la morale ; il trouve que vos écrits ont du mérite ; je ne serais pas fâché d’avoir un auteur qui écrivit bien sur cette matière ; car nous en sommes très-mal fournis depuis long-temps. Quoique la morale ne soit pas beaucoup demandée par nos lecteurs, on en a besoin quelque fois, et elle figure fort bien parmi nos articles politiques. Vous voyez ces piles de pamphlets, ces volumes de poésie et ces in-4.°, tout cela, quoique sous différens titres et sortis de diverses mains, revêtus de couvertures de plusieurs couleurs, a cependant un seul objet et le plus impertinent de tous ; cet objet est de prouver, à la fois, l’existence d’une chimère que les écrivains nomment corruption politique, et de convaincre le public, que cette corruption doit disparaître. Nous désirons anéantir l’effet de ces clameurs incendiaires, et c’est vers ce but que nous dirigeons toute notre artillerie politique. Dans mon prochain numéro, je ferai paraître un article très-profond, pour prouver que la corruption n’est qu’un mal fantastique, créé par l’imagination de quelques fous. J’établirai ensuite, que si la corruption n’existe pas, on a tort de s’élever contre elle, et de désigner à l’opinion publique certains personnages prétendus intéressés à son existence ; je finirai par prouver que les partisans de la démocratie, sont les seuls qui calomnient la nation, etc.

Le but moral et politique de cet article est très-sage, il appartient à un gentil-homme d’un rang élevé ; mais qui a le malheur d’être accusé de faire partie du nombre des corrompus, parce qu’il jouit d’un revenu annuel de plusieurs mille livres sterlings sur le trésor.

Cet article aurait besoin d’être relevé par un peu de morale ; nous avons plusieurs gentlemans dans notre corps ; mais la morale n’est pas leur fort. Nous avons, dans diverses occasions, substitué à cette dernière, la théologie ; la ruse était très-adroite ; mais je suis fâché de le dire, elle a seulement réussi parmi les vieilles femmes, et ce ne sont pas nos meilleurs ni nos plus nombreux abonnés ; nous en avons quelques-uns d’obstinés, qui veulent, comme je l’ai observé, que nos articles politiques soient assaisonnés de morale ; ainsi comme le dit M. Foolscap, il faut nous en procurer d’une manière ou dune autre, pour combattre victorieusement les déclamations contre la corruption, ou pour me servir d’une expression parlementaire : contre les consciences qui ne peuvent être touchées par la honte.

Maintenant que vous êtes au fait, si vous voulez arranger mon article de manière à satisfaire mes abonnés, vous serez content de moi.

J’observai que j’espérais qu’il me laisserait toute liberté dans mon opinion, et que je pourrais traiter l’article comme il me conviendrait ; j’ajoutai franchement que je ne le ferai pas de la manière qui paraissait lui plaire.

Ces mots le rendirent furieux, il jura de se venger de M. Foolscap qui lui envoyait un jacobin. Je réclamai vivement contre cette apostrophe. Entièrement novice au monde, j’essayai de raisonner avec lui, comme si la conviction du bien et du mal pouvait l’influencer ; mais il m’interrompit, en me disant que, jusqu’à ce qu’il eût une pension pour se ranger du parti de la raison, il penserait comme il le faisait ; que je pouvais m’éviter la peine de chercher à le convaincre, que la logique, à son usage, le mettait au-dessus des atteintes de la honte et des notions abstraites de la vérité et de la liberté ; qu’il voulait bien croire, d’après la lettre de M. Foolscap, que j’avais du talent pour la théorie de la morale ; mais que cette théorie n’avait rien de commun avec la pratique, et qu’il me souhaitait le bonjour.

Je ne fus cependant pas découragé par ce premier essai, et je fus me présenter chez tous les éditeurs des journaux qui paraissent tous les jours, toutes les semaimes ou tous les mois ; je trouvai partout la même indifférence ou la même aversion pour les principes généreux, le même intérêt personnel ; chaque journaliste était l’organe de quelque faction, et par conséquent circonscrit dans un cercle étroit ; chez tous, l’honneur, la conscience, l’intégrité, la générosité et la justice, étaient remplacés par la bassesse, l’hypocrisie, l’intérêt, la corruption et le mensonge.

Comme je n’étais nullement tenté de changer mon indépendance contre ces viles passions ; toutes mes visites chez ces messieurs, se terminèrent comme celle que j’avais faite à M. Vamps.

D’après le conseil et à la recommandation d’une de mes connaissances de collège, je fus placé comme instituteur chez M. Dross, riche citadin, dont la fortune provenait des fournitures qu’il avait faites au gouvernement ; fournitures dans lesquelles il n’avait pas oublié ses intérêts. Sa conscience était ce qu’on avait eu à meilleur compte dans les marchés qu’il avait souscrits, quoique le ministre l’eut achetée très-chèrement, au dire de ses plus proches voisins. Ce n’est jamais un avare qui estime les consciences, et la plus corrompue est toujours la plus chère.

M. Dross était un géant pour la taille, et son âme était celle d’un nain. Sa femme était également d’une haute stature ; mais la nature avait borné-là sa dépense, et n’avait point donné d’âme à ce corps, méprisable, composé d’ignorance, d’arrogance et de cet orgueil qui a sa source dans les richesses ; ils étaient qualifiés cependant, tous les deux du nom de très-respectables.

M. Dross aspirait à être quelque chose, mot adopté pour signifier qu’on vise à la noblesse. Il donnait de magnifiques routs, où se rendaient plusieurs personnages illustres et une partie de ce monde à la mode, que l’on trouve partout, où il y a un souper.

Il faisait consister la vertu, à n’avoir point de dettes, à aller régulièrement à l’église, et à donner à dîner à son pasteur ; la charité, à payer la taxe des pauvres, à placer son nom à la tête des souscriptions publiques ; enfin, il avait un profond mépris pour le savoir, qu’il ne séparait pas des haillons et de la misère. Ce couple avait eu plusieurs enfans : M. Dross savait qu’il était à la mode d’avoir un instituteur et une gouvernante ; il chercha à se procurer ces deux parties essentielles de mobilier. Ma destinée bizarre me fit entrer dans sa brillante demeure, sous le titre de précepteur. Le caractère de la gouvernante, miss Pliant, était admirablement adapté à sa situation : elle ne présumait pas qu’on peut avoir une volonté à soi ; suspendue, comme le cercueil de Mahomet, entre sa maîtresse et la femme de chambre, méprisant l’une, méprisée par l’autre, son esprit semblait indifférent à sa position, et son cœur à son isolement ; elle n’avait ni principes, ni sentimens sur le bien, et sur le mal ; intéressée, sans âme, bassement complaisante, elle était contente de sa situation, parce que le résultat devait en être de lui assurer un établissement avantageux. Elle avait des talens : habile musicienne, son jeu n’avait pas d’âme ; peintre exercée, elle copiait le paysage sans avoir de goût pour la nature, etc. etc.

Elle professait aussi la grammaire française, quoiqu’elle n’eut jamais lu que le Télémaque dans cette langue ; Elle haïssait, sans les connaître, Rousseau et Voltaire, les ayant entendu appeler philosophes par son père, qui tenait cette opinion du révérend Simoney, son vicaire, qui les a jugés sans savoir ce qu’ils ont écrit.

Je ne tardai pas à m’apercevoir qu’on me traitait comme un laquais, en me prêtant plus de prétentions et en m’accordant moins d’utilité. On attendait, effectivement, plus de servilité de moi, surtout dans le caractère ; si j’avais la présomption d’avoir une opinion différente de celle de M. Dross, il regardait de tous côtés avec étonnement, pour savoir si l’on pouvait tolérer une telle audace. J’enviais le sort, de son domestique, qui vivait parmi ses égaux, qui pouvait au moins avoir une opinion et l’exprimer librement ; pendant que toutes mes fonctions devaient être celles d’un miroir, et tous mes mouvemens, ceux d’un automate.

Je vis bientôt que je n’avais plus que le choix, ou de devenir esclave et hypocrite, ou de quitter M. Dross ; je pris le dernier parti, et me déterminai à ne plus vivre sous le toit d’un supérieur, si je devais y être considéré comme le plus vil et le plus abject des hommes.

Je retournai à mon premier logement et je me procurai de l’ouvrage, en copiant pour un homme de loi. Mon travail était assujettissant et mon gain médiocre. Mais, si mes vêtemens étaient simples, mes soirées étaient libres, et je trouvais dans la fille de la veuve, chez qui je logeais, un caractère en harmonie avec le mien ; son désir de s’instruire, sa facilité à apprendre, me rendirent l’office d’instituteur, dont je me chargeai, infiniment agréable.

La veuve mourut ; ses affaires étaient embarrassées ; ses créanciers saisirent ses meubles, et sa fille resta sans ressources et orpheline. J’étais son seul ami ; la nécessité semblait l’avoir placée sous ma protection ; je l’aimais auparavant ; je la regardai alors comme un trésor précieux, qui m’était confié par le malheur. Taxez-moi d’imprudence, de sottise ou de folie, nous nous mariâmes.

L’homme de loi qui m’employait, n’était pas fait pour son état ; car il était honnête et bienfaisant ; il s’intéressa à moi, prit des informations sur mon compte, et sans me dire ses motifs, il augmenta mes appointemens, quoique, comme je l’appris dans la suite, cela le gêna beaucoup. Nous vécûmes ainsi un an de la manière la plus heureuse, d’après la simplicité de nos goûts. La naissance de notre premier enfant, fut un surcroît de bonheur ; nos plaisirs se bornaient à ceux que nous offrait notre humble demeure, notre fortune étant au-dessous de celle de beaucoup de gens ; mais nous nous suffisions l’un à l’autre. La lecture de nos auteurs favoris était l’amusement de nos soirées, et les promenades publiques, nos seuls divertissemens.

Nous fûmes surpris un soir par la visite inattendue, de l’homme de loi, pour lequel je travaillais. Desmond, me dit-il, je suis ruiné, pour avoir été trop scrupuleux à ruiner les antres ; je me trouve dans une cruelle position : vous êtes frappé d’étonnement de mon récit ; ne vous en affligez pas ; je n’ai ni femme, ni enfans, le mal qu’on supporte seul, est moindre. L’homme courageux brave ce qu’il peut souffrir. Vous pensiez, sans doute, qu’un homme de loi a aussi peu affaire avec la poésie qu’avec la justice, cela peut être ; j’ai été trop porté à l’une et à l’autre.

Je fus content de le voir si tranquille, et lui témoignai l’espérance que ses affaires prendraient une meilleure tournure.

Vous en saurez davantage dans peu de jours, me répondit-il ; en attendant, voici les arrérages qui vous sont dus.

Quand il revint, il nous apprit que ses créanciers n’étaient ni nombreux, ni cruels ; qu’il leur avait fait l’abandon de toutes ses propriétés, à l’exception d’une petite maison en Weslmoreland, et d’une pension viagère, suffisante à ses besoins ; qu’il nous ferait une proposition, s’il ne craignait de nous offenser.

— Rien, ne peut nous offenser de votre part, lui dis-je.

— Que trouvez-vous plus agréable à manier, me demanda-t-il, la bêche ou la plume ?

La bêche, répondis-je, généralement parlant, et dans quelques occasions plus rares, la plume.

— Oui, dans la main d’Homère ou de Plutarque, de Sénèque ou de Tacite, de Shakespeare et de Rousseau ; mais dans la main des esclaves du commerce, des favoris des lois, des avocats vénaux de la superstition, des flatteurs de la corruption, dans la main des auteurs mensongers, des journaux vendus, distributeurs mercenaires de louanges et de satyre, sous le nom de critique périodique. Qu’en pensez-vous ?

— Je répondrai que la plume dans de telles mains, est le fléau de la société.

Cependant, me dit-il, une de ces choses-là, doit vous occuper ; si vous voulez vivre ici, la littérature n’est pas un sol où fleurissent la vérité et la liberté, à moins que celui, qui les cultive ne soit indépendant du monde. Ceux qui ne le sont pas, doivent finir par être flatteurs ou mendians. Vous n’êtes pas de la classe des hommes ordinaires, ni moi non plus ; j’embrassai ma profession par des motifs très-désintéressés, je considérai le grand pouvoir pour faire le mal dont elle est armée, et je suis fâché de le dire, le mal que font ordinairement la généralité de ceux qui la suivent ; mon but philantropique, était de protéger la faiblesse et de m’opposer à l’oppression. J’ai passé ainsi ma vie ; j’ai essayé de réconcilier la philosophie et les lois. La conséquence naturelle de cette tentative, a été la perte de ma fortune. Je ne la regrette pas, car j’ai fait un peu de bien ; mais je n’en peux plus faire, mes moyens sont anéantis ; il faut que je me retire du théâtre de la vie. Si je me retire seul, il me faut un domestique ; j’aimerais mieux avoir des amis. Si vous voulez m’accompagner en Westmoreland, nous formerons une petite république ; votre femme sera notre ménagère ; nous cultiverons notre jardin ; ce qui nous manquera, nous l’achèterons avec mon revenu annuel ; nous aurons peu de livres dans notre solitude ; l’encre et le papier en seront bannis pour jamais.

Je ne pus m’empêcher de sourire de la gravité avec laquelle il prononça cette dernière clause. Un homme de loi changé en un sage, me parut une métamorphose aussi miraculeuse qu’aucune de celles d’Ovide. Pour ne pas vous ennuyer de détails, nous exécutâmes ce projet, et passâmes trois années dans des occupations simples et saines. Ces années furent les plus heureuses de notre vie. Au bout de ce temps, notre ami mourut, la rente s’éteignit avec lui. Je fus son héritier ; mais sa petite maison et ses meubles étaient tout ce qu’il avait à me laisser. Je me procurai un locataire pour la maison et cherchai une demeure plus humble pour nous. La différence du loyer, qui était peu de chose, constituait toute notre fortune. L’accroissement de notre famille et la force de la nécessité nous réduisirent à vendre bientôt notre maison ; la même nécessité nous soumit à vivre comme des disciples de Pythagore. Je ne me plains pas de cette vie, c’est la plus naturelle à l’homme. Les productions de notre petit jardin nous empêchaient de mourir de faim ; mais c’était tout. Je me considérai comme un véritable paysan et priai les fermiers du voisinage de m’occuper ; ils ne purent me donner de l’ouvrage. Il y a plus de laboureurs que de champs à faire valoir ; dans les villes, il en est de même, il y a plus d’ouvriers que de travaux à exécuter.

Devais-je retourner à Londres ? Que pouvais-je faire dans cette ville, dans laquelle se pressent tant d’hommes immoraux, bas et rampans, qui regardent la justice comme une chimère, la liberté comme un vain nom, et la vérité comme le meilleur voile dont puissent s’envelopper les flatteurs. Que pouvait avoir de commun l’élève des Romains avec cette multitude. Je n’aurais pas rampé, menti ou flatté la richesse insolente ou le rang orgueilleux qui imposent leur rude patronage en retour de promesses qu’ils ne tiennent jamais.







LA CHAUMIÈRE.


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Monsieur Fax continua : je ne pus m’empêcher de dire, quand Desmond eut fini de parler, vous vous étiez formé une trop haute idée du monde. M. Vamps et M. Dross, étaient, j’en conviens, des gens peu estimables ; mais il en existe beaucoup d’autres, qui possèdent réellement des vertus. Le monde est hérissé, à la vérité, de préjugés et de superstitions qui enrichissent leurs lâches prôneurs qui, par conséquent, ne manquent ni de pouvoir, ni de volonté, pour empêcher l’accroissement des lumières. Le riche est ordinairement arrogant, et ce sentiment est entretenu chez lui, par les flatteurs qui l’entourent. L’amour de la liberté est une barrière qui s’oppose à tout accroissement de richesse. Un célèbre devin, raisonnant très-bien théologie, et qui est mort en jouissant d’une grande réputation, disait ordinairement qu’il n’affirmerait point qu’il eût une conscience ; car c’était le luxe le plus inutile à l’homme. C’est une vérité, l’homme consciencieux fait rarement son chemin dans le monde ; il n’est, il est vrai, nécessaire que de s’empêcher de mourir de faim.

Je, m’informai encore plus particulièrement des affaires de cette pauvre famille ; ils m’apprirent, en hésitant, qu’ils craignaient d’être chassés de leur misérable cabane, et de voir saisir leurs meubles vermoulus, par l’écuyer Lawrence-Litage, leur seigneur, pour cinq livres d’arrérages qu’ils lui devaient.

— Vous leur donnâtes tout de suite l’argent nécessaire au paiement de leur dette ?

— Je le fis ; mais je ne vois pas ce que cela a de si naturel.

Sir Forester, Fax et Oran, s’étaient assis devant la cabane, quand ils découvrirent un paysan qui s’avançait vers eux. Je vous prie, mon ami, lui demanda sir Fax, de m’apprendre ce qu’est devenue la famille qui habitait cette masure, il y a deux ans ?

Ils résident, depuis un an, à un mille d’ici, sur le bord de la route. Vous reconnaîtrez leur chaumière à la fontaine qui coule auprès, et aux deux ormeaux qui sont sur la porte ; quelques arbres ombragent le jardin. En disant ces mots, il s’éloigna, et le trio philosophique se remit en marche.

— Vous m’avez peu parlé de la femme, dit sir Forester, comment était-elle ?

— Elle me parut très-intéressante ; le sentiment de ses malheurs avait empreint sa physionomie d’une profonde teinte de mélancolie ; tandis que le même sentiment avait placé sur celle du mari un caractère de misantropie.

— Comment étaient leurs enfans ?

— Ils auraient été très-bien, s’ils avaient été mieux vêtus.

— Vous parut-il qu’ils se repentissent de leur mariage ?

— Non pas pour eux-mêmes ; ils paraissaient désirer de vivre et mourir ensemble. Mais on voyait qu’ils souffraient plus pour leurs enfans, qu’ils ne le témoignaient.

— Vous êtes en contradiction avec votre systême ; la pauvreté les assiégeait, mais l’amour habitait leur chaumière ; vous ne les auriez pas séparés pour tous les trésors du monde. L’énergie primitive n’était pas éteinte chez eux ; l’indépendance faisait leur force, et leur tendresse réciproque leur bonheur. Ils n’avaient pas d’amis ; mais quel nom donnerez-vous à l’associé qui est plus qu’un ami, à celui qui nous reste, dans l’affliction et la pauvreté, et quand tout le monde nous a abandonné. Si le soleil brille également sur les cabanes et les palais, pourquoi l’amour, le soleil du monde intellectuel, ne les rechaufferait-il pas également de ses rayons.

Au détour d’un coude que formait la route, une scène magnifique se déploya à leurs regards. Un lac y étendait ses ondes ; il était recouvert par des arbres suspendus aux rochers qu’il baignait et que les vents avaient recourbés vers sa surface. Des montagnes s’élevaient doucement, et le sommet altier, de la dernière, se perdait dans les nues. Un peintre de paysage était assis sur un rocher saillant, et son pinceau magique retraçait, avec vérité, la magnificence étalée à ses yeux.

Sir Oran, attiré par la curiosité, s’éloigna de ses compagnons : s’élança vers le peintre, passa derrière lui, et regarda son ouvrage ; il porta les yeux sur la scène qui y était décrite ; regarda de nouveau le tableau, et fit éclater son admiration par des cris baroques. Il s’élança de rochers en rochers, et revint au tableau. La frayeur du peintre, à la vue de ce personnage extraordinaire, à ses mouvemens désordonnés, fut si grande, qu’il s’enfuit épouvanté, en laissant ses dessins au pouvoir de celui à qui il attribuait des projets sinistres. Oran prit la place que l’artiste venait de quitter, il posa le carton sur ses genoux ; il s’arma du pinceau, et feignant de méditer, il cherchait à imiter la position que le peintre avait prise.

Celui-ci fut arrêté dans sa course par sir Fax et Forester qui avaient observé sa frayeur, et en riaient d’aussi bon cœur que Démoçrite eut pu le faire ; ils le rassurèrent et l’engagèrent à retourner au rocher avec eux. Sir Oran, sur un signe de son ami Forester, se leva et rendit au peintre étonné ses pinceaux et son porte-feuille.

Ils se séparèrent après que ces messieurs eurent souhaité le bonjour à l’artiste, dont la frayeur avait été trop grande pour qu’il put reprendre ce jour-là ses pinceaux.

Sir Or an sait-il peindre, demanda sir Fax ?

— Non ; mais je crois qu’il apprendrait facilement ; il est très-probable que dans sa nation, que j’appelle une nation barbare, qui n’a pas encore adopté l’usage de la parole, la peinture est une manière de communiquer ses idées, très-compatible avec l’état de sa civilisation.

— Il doit avoir eu occasion de voir des tableaux depuis qu’il vit avec les hommes civilisés ; qui peut donc avoir excité sa surprise et son enthousiasme ?

— Je présume que c’est la première occasion qu’il a de comparer l’original et la copie, et que sa surprise a été excitée par la ressemblance exacte de la vaste scène qui se déployait devant lui, resserrée dans un aussi petit espace que le tableau que traçait le peintre.

Ils étaient arrivés devant la maison rustique que le paysan leur avait dépeinte ; ils furent surpris de voir une très-jolie habitation entourée d’un vaste jardin, où tout avait un air de propreté et d’arrangement ; ils craignaient que le paysan ne se fut trompé dans son assertion. Trois jolis enfans, proprement vêtus, étaient assis à l’ombre des ormeaux près de la fontaine ; ils suivaient, avec délices, les manœuvres d’une flotille de papier qu’ils avaient confiée à la merci du ruisseau.

— Quelle différence y a-t-il entre ces enfans et Xercès sur son trône à Salamine, demanda sir Fax à son compagnon ?

— Aucune ; ils sont les uns et les autres mus par l’orgueil ; mais l’amusement des premiers est innocent et naturel, et celui de Xercès était dénaturé, cruel et destructif.

Une femme sortit de la maison, sir Fax reconnut mistriss Desmond, il fut surpris du changement opéré en elle ; la santé et le contentement l’animaient ; la simplicité de ses habits, remarquables par leur propreté et leur élégance, faisait le procès à ces vêtemens qui ne sont ni simples, ni propres et paraissent être le mélange odieux de toutes les friperies d’Europe, costume appelé néanmoins à la mode, par les gens du monde ; mais que le bon goût désavoue.

Mistriss Desmond reconnut aussi sir Fax ; oh ! monsieur, dit-elle, je me réjouis de vous voir.

— Et moi, je me félicite, lui répondit celui-ci, de penser que la fortune vous traite mieux à présent.

— Vous nous rendîtes un grand service, monsieur, dans notre malheureuse situation ; mais le bienfait ne fut que passager, et les persécutions recommencèrent au quartier suivant : nous aurions été chassés de notre demeure, et nous aurions péri sur les rochers qui l’entourent ; si miss Mélincourt n’eut appris notre position. La connaître et la changer furent l’affaire d’un instant ; nous fumes tirés de l’abîme du désespoir, pour être placés dans ce petit paradis et traités, non comme si nous recevions une faveur, mais comme si nous l’accordions. Ah ! messieurs, il n’y a pas deux miss Mélincourt ! Mais vous avez marché, ne voulez-vous pas entrer, et prendre des rafraîchissemens ? Nous pouvons maintenant vous en offrir ; mon mari est absent, mais il ne tardera pas à rentrer. Il arriva pendant qu’elle parlait, et sir Fax le félicita de sa nouvelle position ; à sa pressante sollicitation, ils entrèrent dans la chaumière et furent enchantés de la propreté qui y régnait. Les trois enfans accoururent auprès des étrangers ; sir Forester prit sur ses genoux une petite fille ; sir Fax, un des garçons et Oran l’autre ; ce dernier alarmé de la physionomie de son nouvel ami, criait et se débattait dans ses bras ; sir Oran tirant sa flûte de sa poche, en joua un air qui l’eut bientôt réconcilié avec l’enfant qui, alors, resta en repos sur ses genoux.

Quelques rafraîchissemens leur furent présentés ; sir Fax et Forester y touchèrent par politesse, mais sir Oran prouva, par la manière dont il officiait, qu’il les trouvaient bons.

Une ferme est attachée à cette chaumière, dit Desmond, et miss Mélincourt en m’y plaçant, m’a mis en état de soutenir ma famille dans d’aisance et l’indépendance, et de l’élever d’une manière convenable. J’ai toujours trouvé l’agriculture le plus noble des états, et sa pratique unie à la théorie, attire maintenant toute mon attention. Puisse-je par des améliorations, payer ma bienfaitrice, et justifier sa généreuse confiance en un étranger ; mais qui acquittera jamais sa bonté ?

— Je puis répondre pour elle, dit Forester, quoiqu’elle me soit entièrement inconnue ; si elle aime la bienfaisance pour elle-même, sa plus douce récompence est votre bonheur.

Après une courte conversation et une promesse de revenir visiter cette heureuse famille, le trio poursuivit sa route. Sir Forester, avant de partir, mit en cachette dans la main de la petite fille, un papier plié, en lui disant de le donner à son père. C’était un billet de banque qu’il avait tiré de son porte-feuille et enveloppé de papier blanc ; il avait écrit au crayon : ne refusez pas à un étranger le bonheur de penser qu’il a, quoique tard et légèrement, coopéré avec miss Mélincourt, à un acte de justice.







LA BIBLIOTHÈQUE.


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Les voyageurs, en se présentant au château, furent introduits dans un salon où sir Hippy les joignit quelques minutes après. Il reconnut sir Oran et lui prit la main avec cordialité. Sir Forester lui présenta la lettre qu’il avait reçue de M. Ratstail. Sir Hippy, après l’avoir lue, se répandit en injures contre cet impudent coquin, et expliqua le mystère de l’aventure, en paraissant très-surpris que sir Oran n’eut pu en donner la clef. Sir Forester le regarda d’une manière très-expressive, que sir Hippy affecta de comprendre ; il s’écria, le pauvre gentilhomme ! ils furent invités à dîner. Vous n’êtes pas libres de me refuser, leur dit le représentant d’Anthélia, je suis maître et seigneur dans ce château, et vous y resterez jusqu’à demain. Anthélia sera enchantée de retrouver un ami (il regarda sir Oran, qui lui fit une inclination gracieuse) nous tiendrons conseil de guerre, sur la manière de répondre au couple hargneux de Lawrence-Litage et de son procureur Richard Ratstail. J’ai déjà plusieurs hôtes : lords, baronnets, écuyers, tous admirateurs de ma nièce ; mais il paraît qu’ils y perdent leur temps et leurs peines. Vous connaissez le proverbe : L’amour et le vin. Anthélia leur refuse le premier ; mais elle leur fait généreusement leur part du second. Jusqu’à présent, il n’y a eu que force bouteilles vidées en son honneur.

Sir Forester s’informa de Télégraph.

— C’est un excellent compagnon après le dîner, répondit le vieux gentilhomme ; mais je ne le vois jamais dans la matinée, non plus que les autres, excepté mon coquin d’Harry et le docteur Killquick. Après le déjeûner, chacun se sépare et Anthélia court jouir de sa liberté dans la bibliothèque.

— Dans la bibliothèque, s’écria sir Fax, une jeune dame, une beauté, une héritière, dans le dix-neuvième siècle, pense à cultiver son esprit ?

— Cela est étrange ; mais c’est la vérité, répliqua l’écuyer Hippy ; l’on me laisse seul, pauvre invalide que je suis, parcourir le château ; quand je suis assez bien pour faire ma ronde ; ce qui est très-rare, par parenthèse, la bibliothèque est ouverte à quatre heures pour toute la compagnie ; elle s’y réunit avant le dîner, comme il est à peu près cette heure, suivez-moi, et je vous présenterai à ma nièce.

Ils arrivèrent sur les pas de sir Hippy, dans la bibliothèque où Anthélia était encore seule.

Anthélia, dit sir Hippy, en présentant les nouveaux venus, savez-vous que vous êtes accusée d’aller dévaster un bois de pins et de le détruire par la force de votre bras et de vos armes.

Anthélia lut la lettre de M. Ratstail que l’écuyer lui présentait.

— C’est une étrange preuve de folie, dit-elle ; mais j’espère qu’elle ne peut avoir de suites désagréables. Elle renouvella ses remercîmens à sir Oran. Celui-ci reçut les complimens avec plaisir, mais il n’y répondit pas.

— Folie et malice, sont toujours étroitement unies, dit sir Fax, mais jamais plus étroitement que dans la tête des vieux légistes.

— Vous avez une admirable bibliothéque, miss Mélincourt, s’écria sir Forester, et si j’en juge par le grand nombre de livres italiens que j’aperçois, vous montrez une juste prédilection pour les poètes de cette langue divine. L’appartement lui-même est parfaitement adopté au génie de leur poésie, dans laquelle se combinent la simplicité de l’ancienne Grèce et la mystérieuse grandeur de l’âge féodal. Ces glaces légèrement obscurcies, rappellent à l’esprit la servitude du Tasse ; le bruissement des arbres de ce bosquet, quand les vents agitent leur feuillage, les oiseaux qui gazouillent sous leur verdure, le murmure du torrent, peuvent à l’aide d’un peu d’imagination, suppléer à l’harmonie que Renaud entendit en entrant dans le bois enchanté, et que le poëte a rendu avec une harmonie non moins magique. La poésie italienne est tout enchantement, et je ne connais aucune langue mieux assortie au génie et à la délicatesse de l’esprit des femmes ; quelque direction opposée que l’éducation moderne ait pu donner à leurs idées ; la poésie italienne est une source intarissable de douceur et de mélodie ; aussi le plus vif de mes désirs serait, que l’étude de cette langue devint une des bases constitutives de l’éducation des dames.

— Vous avez meilleure opinion que la généralité des hommes de l’esprit de notre sexe.

— Notre conduite, à son égard, est semblable a celle d’un jardinier qui ne planterait que des fleurs, sans s’occuper si le terrain ne serait pas propre à nourrir des fruits. On traite les femmes comme de jolies poupées ; on emprunte à toutes les nations, pour leur donner une éducation frivole ; l’art de la toilette et les connaissances superficielles en sont les élémens, et si leur caractère est dénaturé, et qu’elles négligent les beautés intellectuelles de la pensée ; on en infère qu’elles ne sont pas capables de les sentir. Telle est la logique ordinaire des tyrans, ils éteignent le feu et se plaignent qu’il ne brûle pas.

— Votre remarque n’est pas parfaitement juste, répartit sir Fax ; car quoique l’usage semble interdire aux dames l’étude de la littérature classique ; cependant, on les encourage à la culture de la langue italienne et à celle des poètes que vous estimez avec raison.

— Vous voulez dire qu’il leur est permis de les connaître ; mais on n’abuse point de cette permission. Les seuls points soignés de l’éducation des femmes, sont la musique, la toilette, la peinture et la danse. C’est à leur esprit à s’orner de lui-même.

— J’ai peur que vous n’ayez raison, dit Anthélia ; penser est une des erreurs les plus graves que puisse commettre une femme aux yeux de la société. Il n’est que trop à la mode le système d’éducation qui rétrécit si savamment l’esprit des femmes. Celle qui réfléchit peut à peine trouver une associée dans son propre sexe, et le votre la regarde comme une usurpatrice de ses droits à la domination de la pensée et de la raison. Par une conséquence nécessaire, elle est l’objet de la critique générale. Il se peut encore que l’effet de l’étude et du beau idéal dont elle acquiert les connaissances, soit de la rendre trop difficile pour le monde réel, et la prive de sa portion de bonheur, en appelant son imagination sur des perfections chimériques.

— Je peux vous répondre pour les hommes, miss, dit Forester, qu’il y en a quelques-uns, beaucoup, peut-être, qui apprécient à sa juste valeur, l’esprit éclairé d’une femme, quoiqu’en puissent penser la pédanterie qui l’envie, la sottise qui le craint, la folie qui le ridiculise, ou le stupide aveuglement qui ne veut pas reconnaître sa supériorité. Peut-être que votre dernière observation se rapproche davantage de la vérité ; mais quand cela serait, il me semble que cette objection ne peut s’appliquer exclusivement aux poésies italiennes qui ne sont pas interdites aux femmes.

Leur connaissance, il est vrai, ne nous est pas défendue ; mais en nous bornant à leur lecture, on a craint qu’en allant aussi loin, nous ne soyons tentées d’aller plus loin encore et que l’amie du Tasse n’aspirât à lire Virgile, à s’élever jusqu’à la connaissance d’Homère et de Sophocle.

— Pourquoi les femmes ne le feraient-elles pas ? s’écria Forester. Pourquoi chercherait-t-on à réprimer une si noble ambition ? Qu’elle doit être délicieuse, la tâche d’introduire et de diriger un être sensible au milieu des trésors du génie grec, de reconnaître avec lui les vallées et les fontaines du mont Ida, d’observer du haut d’une éminence, le cours du Scamandre, de parcourir l’île de Calypso et les jardins d’Alcinoüs, les rochers déserts des Cyclades, les cavernes solitaires de Lemmos et de remarquer le saut fatal de Leucade.

— Mon enthousiaste ami, dit sir Fax, à miss Mélincourt, oublie tout quand il peut parler de l’ancienne Grèce.

Sir Forester s’était exprimé avec chaleur ; car le tableau qu’il décrivait se retraçait vivement à son imagination, et il fut étonné de s’apercevoir, en y réfléchissant, que la beauté qu’il guidait en imagination avait revêtu la tournure et les traits d’Anthélia.

Anthélia, de son côté, avait trouvé dans la contenance animée de Sylvain Forester, plus d’énergie et d’intelligence qu’elle n’en découvrait ordinairement dans les hommes qu’elle voyait, et elle n’osait s’avouer qu’elle aurait trouvé des charmes à traverser avec un tel guide, les scènes classiques de l’antiquité.

Les autres habitans du château se rendirent bientôt à la bibliothèque. Sir Télégraph fut agréablement surpris de revoir sir Forester. Vous ne savez pas, sans doute, lui dit-il, qu’on prépare une élection générale ?

— Je le sais et j’espère mettre sous peu votre barouche en réquisition.

— Il est à votre disposition.

Mistriss Pinmoney appela sir Télégraph et s’enquit du nom des nouveaux venus. Quel est ce grand jeune homme dont les yeux sont si expressifs ?

— C’est mon vieil ami et compagnon d’étude, sir forester, propriétaire de l’abbaye de Redrose.

— A-t-il de la fortune ?

— Beaucoup, je vous assure.

— Je ne m’étonne plus qu’il ait aussi bonne tournure. Quel est ce personnage taciturne assis auprès de lui ?

— Je ne le connais que de nom. C’est sir Fax, ami de Forester ; il est en visite à l’abbaye.

— Bien ! et ce grand gentilhomme si remarquablement laid ?

— Il se nomme Oran-Haut-Ton ; il est baronnet, et vous pouvez ajouter bientôt représentant de l’ancien et honorable bourg d’Onevote.

— Un baronnet, un membre du parlement, que je le regarde encore ; j’avais tort, vraiment, de le trouver laid ; il a très-bon air, très-bon ton, il est, sans doute, français d’origine, et maintenant que j’y pense je trouve véritablement qu’il a tout le caractère de cette nation dans la physionomie.

Le maître d’hôtel vint annoncer qu’on avait servi ; la compagnie se dirigea vers la salle à manger. Sir Forester offrit la main à Anthélia, sir Oran à son exemple, présenta la sienne à mistriss Pinmoney, miss Danaretta les suivit en s’appuyant sur le bras de lord Anophel.







LA DIGESTION ANGLAISE.


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Le dîner fut très-agréable ; les dames se retirèrent au dessert, suivant l’usage, et les bouteilles circulèrent avec célérité, sous la présidence de l’écuyer Hippy et la vice-présidence de sir Télégraph. Le vicaire Portepipe, qui dînait ce jour-là au château, prononça l’éloge du vin, et fut secondé par le révérend Grovelgrub, l’écuyer O’scarum, lord Anophel, sir Feathernest et M. Derrydown ; sir Forester et Fax ne contredirent pas les révérends ; sir Oran-Haut-Ton conservait son grave silence ; mais démontrait, par la pratique, que son goût était orthodoxe ; l’écuyer O’scarum, assis entre lui et le vicaire Portepipe, surveillait ses voisins, et n’était pas peu étonné de leur voir une aussi forte tête que la sienne, c’est-à-dire, de les trouver encore à leur place, quand ils auraient dû avoir passé sous la table depuis long-temps.

— Que le docteur Killquick en dise ce qu’il lui plaira, s’écria sir Hippy, le vin est ma seule médecine. Douce liqueur, ta couleur est pareille à celle des joues les plus fraîches, et les plus beaux diamans ont moins de feu que tes rubis.

— Excellent texte, dit le vicaire, il faut boire, et pour cela, il y a deux raisons : la première est de se désaltérer quand on a soif ; la seconde est de boire pour empêcher la soif de venir : la première est commune, populacière ; la seconde est noble et canonicale. L’âme, dit Saint Augustin, ne peut vivre dans la sécheresse. Qu’est-ce que la mort ? des cendres et de la poussière. Qu’est-ce que la vie ? l’esprit. Qu’est-ce que l’esprit ? le vin.

— Le jus delà treille, s’écria Feathernest, est nécessaire à l’homme. L’homme est une plante exotique y qui a besoin d’être réchauffée. Buvons mes chers convives, et buvons sec.

— Avez-vous toujours pensé ainsi ? dit lord Anophel.

— Oh mylord ! point d’allusion ; oubliez, je vous prie, mes erreurs passées. Démosthène répondit à quelqu’un qui lui demandait quel était le meilleur vin : que c’était celui qu’il buvait aux dépens des autres ; ne puis-je dire et faire comme lui. Dans les premiers jours de ma vie, je ne connaissais pas cette réponse, et je buvais de l’eau.

— Et vous écriviez des odes sur la vérité et la liberté ?

— Que votre seigneurie ne parle plus de cela, si elle m’aime. Honneur au vin, ses effets sont de m’inspirer, non de froides et plates lamentations sur les souffrances du pauvre ; mais de gais et pétillans distiques. Je n’avais, autrefois, que de fausses notions ; depuis que j’ai pu former ma cave, j’ai acquis la conviction que tout est juste, que tout est bien dans les cours. Je voyais, autrefois, chaque objet à travers un verre d’eau, et je les vois maintenant à travers un verre de vin ; les couleurs ne sont plus les mêmes.

Le vicaire interposa sa coupe entre la lumière et lui : quel séduisant télescope, s’écria-t-il.

— Je suis fâché pour vous, M. Feathernest, de votre changement, dit sir Forester ; j’ai admiré vos odes sur la liberté, et j’ai lu vos vers louangeurs sur le pouvoir, avec des sentimens très-différens.

— Monsieur, tout homme peut changer d’opinion.

— D’une manière désintéressée et par conviction, sans doute ; mais quand le changement est évidemment simoniaque, l’apostasie d’un homme de génie y devient une calamité publique. Ce n’est pas la perte d’un seul homme que l’on doit regretter ; mais la méfiance que sa conduite inspire pour celui qui marche dans la même route après lui ; cette méfiance tend à détruire la sympathie avec le génie enthousiaste ; l’admiration pour le défenseur intrépide de la vérité ; la croyance à la sincérité du zèle pour la liberté publique. On s’accoutume à calomnier les défenseurs des droits du peuple ; on ne les considère que comme des hommes vendus, qui aboyent pour avoir une place ou une pension. Alors, passez-moi ]a comparaison, comment distinguer le noble dogue qui, par ses cris, avertit son maître de se garantir du danger, du misérable roquet qui ne fait du bruit, que pour que le voleur lui ferme la bouche avec un gâteau.

— Cruellement sévère, sur mon honneur, Fealhernest, qu’avez-vous à répondre, dit lord Anophel.

— Que ces changemens de l’homme prudent, sont une chose trop commune, pour que j’aie besoin de me justifier.

Ils sont communs, et c’est ce qui augmente leur bassesse. Les vices extraordinaires sont suffisamment punis par leur propre laideur. Le fouet de la satyre doit cependant d’autant plus frapper sur des misérables, que presque tous adoptent le masque de la vertu.

— Vous pouvez dire ce qu’il vous plaira, sir, je suis accoutumé au langage des déclamateurs ; je suis eu bonne odeur à la cour, et cela me suffit. Ou crie contre nous, pure malice, envie, rien de plus ; s’il y a un homme qui préfère un morceau de pain et un verre d’eau à un excellent pâté de venaison, au claret ou au Madère, je ne suis pas de son avis. Si vous pouviez vivre de racines, disait Diogène à Aristipe vous n’auriez rien à faire avec les rois ; si vous viviez avec les rois, lui répondit celui-ci, vous n’auriez rien à démêler avec les racines. Chacun pour soi et Dieu pour tous.

— La vérité des choses sur ce point, dit M. Derrydown, est contenue dans le quatrain suivant :

   Ce monde est une vaste table
 Où chaque convive est assis ;
 Et se croit pourtant misérable,
 Si, plus que lui, d’autres ont pris.

— Heureusement pour l’humanité, continua sir Forester, tous les hommes ne portent pas leur conscience et leur honneur au marché.

— Peut-être, monsieur, répondit Feathernest, êtes-vous un de ceux qui peuvent affirmer qu’ils ont une conscience, et qui ne sont pas forcés, par la nécessité, de la vendre ; si cela est, remerciez-en Dieu, et n’en tirez pas vanité. La conscience est une chose rare, qui va très-bien avec un bel habit ; mais elle n’empêche pas que les poëtes ne soient comme les musiciens, et qu’ils n’aient le droit de vendre leur musique ou leurs vers à celui qui les payent le mieux.

— Il n’y aurait aucune objection à faire à cela, si vous ne vous annonciez d’abord comme champions de la liberté ; mais le caractère poétique est souvent une combinaison de la plus arrogante et exclusive prétention de liberté en théorie, et de la plus basse servilité en réalité.

— Sir, la théorie et la pratique n’ont jamais de rapports ensemble, répondit le poëte. Un colon déclame contre la traite des nègres ; mais vous n’attendez pas de lui, qu’il laisse échapper une occasion favorable, d’acheter des esclaves. Un pays conquis crie contre les invasions, et si ces habitans avaient été les plus forts, ils riraient des plaintes de leurs foibles voisins. Un membre de l’opposition demande la réforme du parlement ; obtient-il une place, il ne dit plus un mot sur ce sujet. Un des plus vaillants appuis de l’église, déployé toute son éloquence pour commander la tempérance ; mais il n’a pas la sottise de se priver de l’une des deux bouteilles qu’il est dans l’usage de sabler. La liberté et la vérité sont de très-beaux mots ; ils ont gouverné le monde, il y a quelques années ; ils suppléaient en poésie à la mythologie et à la magie ; ils étaient les seuls passe-ports dans les marches littéraires, alors je m’étais soumis à leur influence ; j’ai chanté la liberté et la vérité. Mes odes m’ont fait une réputation, et je me suis vendu au plus offrant.

— Qu’elle triste discussion, dit sir Hippy, passez les bouteilles.

— Je suis à demi endormi, s’écria l’écuyer O’scarum, il faut une chanson pour nous éveiller ; il avait commencé un chant bachique ; sir Oran-Haut-Ton, avait sorti sa flûte, et commençait à moduler les mêmes sons, lorsqu’un domestique fit lever tous les convives de table, en annonçant que le thé et le café étaient servis.







LA MUSIQUE ET LA DISCORDE.


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Les soirées devenues plus longues, annonçaient l’approche de l’hiver ; un grand feu était allumé dans la bibliothèque, où le café fut servi. Sir Forester profita de la circonstance pour déclamer contre l’usage du sucre ; il eut le plaisir de voir qu’Anthélia pensait, à cetl égard, comme lui. Il parla aussi du projet qu’il avait de donner une fête aux membres de la société qui ne faisaient pas usage des denrées coloniales ; il y invita toute la société de Mélincourt ; il observa, pour aller au devant des scrupules, que sa tante, miss Evergrun, serait à l’abbaye, et inviterait les dames dans les formes ordinaires ; il ajouta, que s’il pouvait obtenir les suffrages de quelques ladys à la mode, la nouvelle société aurait fait un grand pas.

Le révérend Grovelgrub se sentit indigné des propositions de M. Forester ; qu’un ennemi réel du commerce des noirs, par des sentimens de morale, se priva des commodités que l’esclavage procure, cela pouvait se concevoir ; mais quand il entendit que la nécessité de ces privations serait démontrée dans un festin, il crut le cerveau de sir Forester, totalement dérangé ; il se détermina néanmoins à suspendre son jugement, jusqu’au moment où il aurait pu apprécier les argumens nouveaux, qui seraient mis en avant dans cette occasion.

L’écuyer O’scarum pressa, comme à son ordinaire, pour qu’on fit de la musique ; Anlhélia chanta, par complaisance, une romance dont les paroles tendaient à établir une comparaison entre l’amour et la rose. Nous nous dispensons d’en rapporter le texte, l’idée, ayant été ressassée par tous les faiseurs de romances.

— J’en suis fâché, dit sir Berrydown ; mais la fleur d’amour moderne, n’est ni la rose, ni l’immortelle, mais bien le bouton d’or. Si miss Danaretta et l’écuyer Oscarum veulent se joindre à moi pour chanter ; nous vous donnerons une ballade à trois, plus conforme à la vérité des choses. Les personnes qu’il avait interpelées ayant accepté son invitation, ils chantèrent le trio suivant :


LA DAME, LE CHEVALIER ET LE MOINE.
BALLADE.


LA DAME.

    Oh ! Chevalier, c’est à grand tort
Que toujours chante ta romance ;
Déjà luit l’étoile du nord !
Comme l’univers, fais silence.

LE CHEVALIER.

    Sept ans à ta porte ai chanté,
Et veux mourir à cette place,
Si par amour ou charité,
Ne prends pitié de ma disgrâce.

LA DAME.

    Tu n’as ni contrats ni trésor ;
Moi t’épouser, serait merveille !
Apprends, qu’au sein du bouton d’or,
Son plus doux miel, cueille l’abeille.


LE CHEVALIER.

    Tôt, s’il n’est d’autre empêchement,
Que l’huis de votre château crie ;
Je suis chargé de sacs d’argent,
D’or, de bijoux, d’orfèvrerie.

LA DAME.

    Jenni, tous les verroux tirez ;
Et courez vite dans l’office ;
Au Moine, qui boit, vous direz :
Qu’ai besoin de son saint office.

LE MOINE.

    Le Moine accourt ; les mariant,
Il leur a dit : n’oubliez mie
Que l’or a fait en un instant,
Ce qu’amour n’eût fait de la vie.


Le vicaire s’éiait endormi pendant ce trio, et le ronflement le plus sonore, accompagnait les chanteurs.

Sir Télégraph s’était approché de sir Forester, et l’avait consulté sur le voyage d’Onevote. J’ai prié, lui dit-il, ma tante et ma cousine d’être de cette partie ; elles useront de toute leur influence pour déterminer miss Mélincourl à les accompagner.

— Ce serait un voyage vraiment délicieux, répondit Forester, si miss Anthélia daignait en être.

— N’en désespérons pas, répondit Télégraph.

Mitriss Pinmoney attira Antliélia dans un coin de l’appartement et mit toute son éloquence en usage pour lui faire goûter la proposition ; miss Danaretta se joignit à sa mère ; pour éviter de plus longues instances, Antbélia fut obligée de promettre qu’elle y réfléchirait.

Sir Forester avait ouvert une magnifique édition du Tasse, imprimée par Bodoni ; elle était ornée des dessins d’Anthélia, dont le crayon avait rendu avec la plus grande vérité, les scènes magiques et sauvages que décrit le Tasse. Forester ne pouvait trouver d’expression pour témoigner l’enchantement que lui faisait éprouver cette nouvelle preuve de la sensibilité et du génie de son hôtesse. La conversation qui s’engagea entr’eux sur leur poëte favori, leur fit connaître encore mieux la similitude de leurs goûts et de leurs pensées.

M. Derrydown et sir Feathernest étaient à disputer sur Chapman, Homère et Jérémy-Taylor. M. Derrydown soutenait que le mètre que Chapman avait choisi, donnait le plus grand prix à son volume de chanson. Sir Feathernest assurait, au contraire, que les vers de Chapman étaient plats et sots. M. Derrydown se vengea de cette assertion en dépréciant Jérémy, le favori du poëte, qui lui répondit : qu’il n’attendait pas un jugement plus sain de l’homme assez sot, pour trouver Chewi-Chase, comparable au paradis perdu ; M. Derry-down répliqua : que les injures d’un poëte qui inondait la capitale de mauvais vers, et qui, sous le voile de l’anonyme, écrivait pour prouver qu’ils étaient excellens, lui étaient fort indifférentes. Sir, continua-t-il, il n’est pas facile d’imiter Homère ou Aristote ; mais on peut facilement s’asseoir près de Denis et de Colley-Cibber, vous m’en donnez la preuve.

À cette apostrophe, le génie irrité fit bouillonner le sang dans les veines de sir Feathernest ; il saisit un volumineux in-quarto, et le balançant dans les airs, il semblait prêt à le lancer à la tête de son adversaire ; mais il réfléchit sagement, que ce n’était ni le temps ni le lieu de prouver sa doctrine orthodoxe, par des coups de pieds et des coups de poings ; il se contenta de nier, qu’il écrivit des ouvrages pour prouver que ses vers étaient bons ; il protesta que tous les articles sur ses poëmes, sortaient de la plume de ses amis Mystic de Cimmerian-Lodge, et Vamps, éditeur de la revue.

Oui, dit M. Derrydovvn, j’en conviens, ils sont les principaux acteurs de cette misérable cabale, qui déprécie tout ce qui est bon et beau, qui remplit les paragraphes des gazettes, des panégyriques éternels de ses amis, et qui calomnie tous ceux qui ont assez de talens, pour les effrayer, et pas assez de bassesse pour les imiter.

La colère de sir Feathernest passa toutes les bornes. Oh ! pourquoi, s’écriait-il, en brandissant son in-quarto, pourquoi mon ennemi n’a-t-il pas écrit un livre ; la vengeance que nous en tirerions dans la revue, serait exemplaire.

Sir Hippy s’interposa pour rétablir le calme parmi les champions, il engagea Anthélia à prendre sa harpe pour les apaiser ; à ses sons enchanteurs, les antagonistes cessèrent de se défier ; mais ils eurent, toute la soirée, les yeux fixés l’un, sur les œuvres de Chapman ; l’autre sur celles de Jérémy.







LE STRATAGÈME.


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Le révérend Grovelgrub avait acquis une grande supériorité dans l’art d’entendre ce qu’il ne paraissait pas écouter ; il apprit ainsi la demande de mistriss Pinmoney à Anthélia, et malgré l’hésitation de la jeune dame, il craignit qu’elle ne cédât aux vœux réunis de la mère et de la fille ; il avait remarqué, avec peine, la similitude de sentimens et d’opinions qui se trouvait entre Forester et Anthélia ; il craignit qu’une connaissance plus particulière, ne leur révélât ce dont il ne s’était déjà que trop aperçu, et qu’ils n’en vinssent à une conclusion qui dérangerait le plan qu’il avait formé, et dont nous avons déjà parlé. Après une longue et mûre délibération, il se détermina à avertir lord Anophel de ce danger, et à l’associer à un projet, véritable coup de maître. Il calculait que le jeune lord était un enfant gâté, vain, fou et peu accoutumé à la contradiction, qu’il n’aurait donc pas de difficulté à le faire entrer dans ses vues. Son plan était, que lord Anopbel avec deux ou trois de ses confidens, se mit en embuscade et attendit Anthélia dans une gorge des montagnes, qu’il l’enlevât pour la conduire dans un château isolé, que sa seigneurie possédait au bord de la mer ; là, elle serait renfermée jusqu’au moment ou par ennui on par persuasion, elle se serait décidée à accepter le titre de lady Achthar. Mais le révérend avait un autre projet, et il se promettait un résultat tout différent de l’enlèvement ; comme il devait avoir un libre accès près d’Anthélia, pendant sa réclusion, il espérait la toucher, en sa faveur, par un entier dévouement à sa cause, et la promesse de faire tous ses efforts pour la délivrer. Il entrait dans son plan, de retarder l’exécution de cette promesse, par une multitude de difficultés imaginaires, qu’il se donnerait le mérite de vaincre. Il lui paraissait très-probable que, par cette adroite opération et ses manières aimables, pendant qu’il pousserait lord Anophel à jouer le rôle le plus odieux, il finirait par se rendre seigneur et maître du château de Mélincourt. Il voulait alors édifier la contrée, par l’exemple d’une vie orthodoxe, en ayant une table splendide, en doublant les charges de ses tenanciers, en poursuivant ceux qui lui devraient des arrérages, en mettant de son côté le public, par des discours sur la charité et la tempérance.

Ces idées dans le cœur, il alla trouver son élève, et conduisit si bien sa barque, que sa seigneurie proposa elle-même, le projet de l’enlèvement ; le révérend eut l’air de s’y prêter avec répugnance, et uniquement par zèle pour son pupille.

Lord Anophel et le révérend quittèrent le lendemain le château, sous le prétexte d’un engagement ; leur but était d’éviter que leur départ coïncidant avec celui d’Anthélia ne put donner des soupçons. Ils indiquèrent avec affectation une partie très-éloignée de la contrée, comme le lieu où ils se rendaient ; ils amenèrent avec eux le poëte, mais ils ne jugèrent pas prudent de lui parler de leur plan.

Le lendemain Anthélia, pour éviter les nouvelles instances de ses amies, se décida à aller revoir le bois de pin, témoin de sa première infortune. Comme elle quittait la vallée de Mélincourt, un paysan croisa son chemin, et frôla en passant ses habits ; elle trouva quelque chose d’ extraordinaire dans cet hommes ; mais elle n’en fut pas autrement effrayée. En se retournant, elle remarqua qu’il faisait des signes à quelqu’un qui devait être éloigné ; mais elle n’en conclut pas cependant, qu’il put y avoir quelques rapports entr’elle et ces signes. Le jour était, serein, le soleil brillait de tout son éclat, quand elle entra dans le bois, de pin ; l’ombre produite par les arbres qui laissaient apercevoir le soleil au travers de leurs branches, formait un gracieux contraste avec la cime des rochers qui se dessinaient sur un ciel d’azur ; la nature offre rarement des scènes aussi mystérieusement solennelles. Anthélia s’arrêta un moment ; elle crut entendre du Bruit dans un massif d’arbres qui était à quelque pas. Tout redevint bientôt calme ; elle marcha, le bruit se renouvella ; elle se sentit effrayée alors, sans trop concevoir pourquoi. Se reprochant sa crainte, elle fit quelques pas ; elle s’arrêta encore un instant : les sons éloignés d’une flûte, lui donnant de la confiance, elle continua sa marche. Elle devait passer devant le massif, où elle avait entendu du bruit ; arrivée à ce point, elle fut soudainement enveloppée d’une grande mante qui la priva de la lumière ; elle se sentit saisie par plusieurs personnes, qui s’éloignèrent rapidement en l’emportant. Elle essaya de crier, une main lui ferma la bouche et l’empêcha de se faire entendre. Après quelques minutes d’une course rapide, elle entendit du bruit ; bientôt on l’abandonna à elle-même ; quelqu’un s’efforçait de la débarrasser de son enveloppe, lorsqu’elle put y voir, elle remarqua qu’elle était sur la grande route, à quelque distance du bois ; auprès d’elle, une chaise à quatre chevaux était arrêtée, et deux hommes s’enfuyaient rapidement, tandis que deux autres couverts de masques étaient à terre et criaient merci à sir Oran qui les assommait à coups de bâton. M. Forester était près d’Anthélia, il lui tenait la main, il l’assurait qu’elle n’avait plus rien à craindre ; il cherchait aussi à rappeler sir Oran, et à suspendre le cours de son expédition ; mais celui-ci continuait à administrer sa justice distributive. Bientôt se sentant fatigué de frapper, il mit sous ses bras, ses deux ennemis, et courant avec rapidité, il gagna le sommet d’un roc escarpé, où il les déposa, après leur avoir arraché leurs masques qu’il emporta, il ne les abandonna pas cependant, sans les avoir poliment salués.

Sir Forester aurait voulu les rejoindre sur le siège aérien, où les avaient placés son ami, pour savoir qui ils étaient ; car la précipitation de sir Oran, ne lui avait pas laissé le temps de les reconnaître.

Mais Anthélia le pria de l’accompagner au château, en l’assurant que, quelqu’ils fussent, ils étaient déjà assez punis et qu’elle ne craignait nullement, de voir renouveller leur entreprise.

Sir Oran à son retour, s’avança vers la chaise ; il tira le postillon de la frayeur qui l’avait jusqu’alors empêché de s’enfuir, en se préparant à lui faire subir le même sort qu’avait eu ses compagnons ; mais sir Forester l’arrachant de ses mains, demanda à ce dernier, s’il connaissait ceux qui l’employaient ; le postillon répondit qu’il ne les avait jamais vu ; qu’un étranger avait commandé la chaise, et donné ordre de la faire attendre à un lieu déterminé ; que ses chevaux avaient été payés d’avance, et qu’il ignorait où il devait aller.

Anthélia demanda à sir Forester, comme ils avançaient vers la maison, à quel heureux hazard elle était redevable de son secours et de celui de sir Oran ; sir Forester lui apprit que désirant connaître les lieux où sir Oran avait eu le bonheur de lui être utile, il avait fait part de son désir à son ami, et qu’ils étaient partis ensemble, laissant à l’abbaye sir Fax, alors occupé à résoudre un problême.







L’EXCURSION.


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Retirée dans son appartement et réfléchissant sur ce que lui avait dit sir Forester, Anthélia en tira la conclusion, qu’elle lui avait inspiré plus d’intérêt qu’elle ne l’aurait soupçonné, et elle ne put se dissimuler que cet intérêt était réciproque. L’accident du matin lui faisait perdre le sentiment de sécurité qui avait présidé jusqu’alors à ses promenades solitaires, et détruisait à jamais les idées qu’elle s’était faites, sur la liberté et la sûreté de ses montagnes ; elle souhaita quitter, au moins pour quelque temps, Mélincourt ; ce désir, s’alliant avec celui de mieux connaître l’homme qui lui paraissait avoir une si grande supériorité sur son sexe, elle se rendit aux vœux de mistriss Pinmoney, quand cette dame lui renouvella ses sollicitations au sujet du voyage projeté d’Qnevote. Anthélia voulut, sur toute chose, que sir Hippy fut de la partie, et qu’on ne considérât pas son voyage dans le barouche de sir Télégraph comme une faveur particulière ; mistriss Pinmoney céda facilement à cette demande, s’en remettant au temps et à son éloquence pour la décider à faire le bonheur de son cher neveu.

Sir Hippy fut si enchanté du projet arrêté, que dans son premier transport de joie, il fît voler en l’air des drogues ordonnées par le docteur, et prenant Harry par la main, il dansa sans s’apercevoir qu’il foulait sous ses pieds les médicamens qui, s’ils eussent été pris selon l’ordonnance, auraient fourni à ses héritiers, peut-être, l’occasion de danser à ses dépens.

Il fut convenu que sir Hippy, les dames et sir Télégraph, partiraient au point du jour pour rejoindre sir Fax, Forester et Oran.

M. Derrydown et l’écuyer O’scarum, furent fort fâchés de cet arrangement, nonobstant les assurances que leur donnait sir Hippy, d’un prompt retour et l’offre qu’il leur fit de rester au château de Mélincourt.

M. Derrydown se décida à aller passer le temps de l’absence d’Anthélia à Keswick, où il comptait s’occuper de ses chères ballades, et l’écuyer O’scarum se rendit à la petite auberge du bois, décidé à y noyer, de compagnie avec le major O’doskin, son chagrin dans du Bordeaux.

M. Forester fut le premier qui découvrit de l’une des fenêtres de l’abbaye, le barouche de sir Télégraph ; il vola au-devant de la société qui en descendit. Un élégant déjeûner fut servi, au sortir de la table on visita l’abbaye et ses jardins. Sir Forester n’oublia pas de montrer le crâne de L’abbé, dont il avait fait la découverte, et partit de ce texte pour déplorer, comme à son ordinaire, la détérioration de l’espèce humaine ; il sema son discours d’anecdotes tirées d’Homère, d’Hérodote, de Plutarque et de Pausanias, etc., etc. Il demanda s’il était possible que des hommes de la taille de ceux de notre siècle, eussent érigé ces monumens prodigieux, attestant la force humaine, et il termina son discours en parlant des tombeaux dans lesquels on a dit avoir trouvé des corps de quatorze pieds dix lignes.

Lorsqu’on partit, le barouche fut chargé de douze-personnes, quatre dedans, et huit dehors. Les trois dames et sir Hippy occupèrent l’intérieur ; sir Télégraph et Oran montèrent sur le siège ; le premier armé du fouet, le second de sa flûte ; sir Fax et Forester s’assirent sur l’impériale, elles deux domestiques de sir Télégraph, ainsi qu’Harry et Pierre, prirent place sur le derrière ; le cocher de sir Télégraph, dont celui-ci avait pris la place, avait été laissé au château de Mélincourt.

Le barouche portait de plus la bibliothèque de sir Télégraph (elle consistait en un seul volume in-quarto, magnifiquement relié, des odes de Pindare, que sir Télégraph emportait toujours avec lui, quoiqu’il n’en eut jamais lu une seule page ; mais il pensait qu’un homme du bon ton devait toujours avoir une enseigne classique. Anthélia et Forester avaient aussi pris avec eux quelques-uns de leurs auteurs favoris ; comme l’ancien et honorable bourg d’Onevote était situé à l’extrémité du royaume et que la voiture de sir Télégraph ne pouvait faire que de petites journées, ils avaient l’un et l’autre pensé qu’une lecture agréable servirait d’amusement et remplirait le vide des soirées. Anthélia, par complaisance pour la société, avait également emporté sa lyre, ou pour mieux dire, sa guittare.

La première journée fut très-courte. Les voyageurs s’arrêtèrent à la petite auberge du bois au grand contentement de l’écuyer Oscarum et du major O’dogskin qui y étaient établis ; l’écuyer présenta son ami, et l’un et l’autre offrirent leurs services à sir Hippy, pour lui aider à commander le dîner. Ils tinrent ensemble un conseil où l’hôte fut appelé ; cette importante affaire étant réglée, l’heure et la minute ponctuellement spécifiées ; on proposa d’employer le temps qui restait à une petite excursion sur le lac voisin. La société se divisa sur deux bateaux. Les valets de sir Télégraph prirent les rames de l’un, le vieux Pierre et Harry celles de l’autre. On s’avança jusqu’au milieu du bassin, où les rameurs eurent l’ordre de suspendre leurs travaux. Le soleil disparaissait derrière le sommet des montagnes boisées, tandis que ses derniers rayons doraient encore quelques pics plus élancés. Ses rayons se réfléchissaient encore sur les tours et les créneaux d’un vieux château qui changeait par degrés de couleur. Les nuages à l’horizon éteincellaient de pourpre et d’or, et la surface du lac, calme comme un miroir, répétait ces objets magiques qui s’y peignaient.

Le silence de l’admiration avait saisi la société entière. Mistriss Pinmoney même cédait à sa puissance. L’écuyer O’scarum le rompit le premier, et pria Anthélia de chauler quelque chose de caractéristique. Un morceau à trois serait délicieux, ajouta-t-il, qu’en pensez-vous, major ? — En vérité, je crois, s’écria celui-ci, que le plus bel air ici serait aussi froid que les eaux qui nous entourent ; il accompagna celle exclamation d’un jurement énergique pour lequel mistriss Pinmoney le rappela à l’ordre. Pour faire cesser leurs débats, Anthélia, miss Danaretta et l’écuyer O’scarum chantèrent une ancienne ballade qui peignait la scène déployée à leur vue. Sir Oran, s’abandonnant au charme de la situation, prit également sa flûte et en tira les sons les plus touchans. La ballade finie, le silence régna une seconde fois ; il fut interrompu parle major, qui s’ennuyait d’une si longue promenade ; il demanda à sir Hippy s’il ne jugeait pas convenable de retourner à terre. — Il faut assurément, prendre ce paru, répondit celui-ci ; la soirée est froide, et peut donner des douleurs ; j’ai besoin d’un bon feu et de six bouteilles de Bordeaux pour me remettre. Les rames frappèrent les ondes et sous leurs coups redoublés, les nuages, les arbres, les montagnes se confondirent elles étoiles en se réfléchissant sur les eaux agitées, les firent briller comme des diamans.

Le lecteur espérait peut-être, qu’ayant placé deux amans sur les eaux, nous ne perdrions pas cette occasion favorable de faire courir de grands dangers à Antlhélia, pour que son amant pût la sauver ; mais nous sommes trop véridiques pour avancer des faits non prouvés. Nos amans débarquèrent, sans accident, à l’auberge, où par les soins de l’hôtesse on avait allumé un grand feu et préparé un bon dîner auquel toute la société fit honneur.







LE BORD DE LA MER.


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La seconde station eut lieu dans un petit village sur les bords de la mer. Le vent avait soufflé toute la nuit ; mais il ne fut pas accompagné de pluie. Sir Forester se leva avec le soleil et descendit sur la plage. Il y trouva Anthélia ; elle était assise sur un rocher, commue les Néréides, et les vagues venaient se briser à ses pieds.

Vous vous êtes levée de grand matin, miss ?

— Je me lève toujours à peu près à la même heure ; le matin est l’enfance du jour et comme l’enfance de la vie, tout en lui est gaieté et bonheur ; l’automne a aussi ses fleurs, mais rarement elles sont associées à des idées d’espérance, elles annoncent l’hiver et la dissolution.

— Ces réflexions, permettez-moi de vous le dire, se sentent plus de l’automne que du matin ; vous avez parlé de l’enfance de la vie ; c’est-là, en effet, que tout est bonheur, la réflexion n’y tue pas le sentiment. L’enfance jouit et ne raisonne jamais : heureux âge !

— Je conviens avec vous qu’il faut peu de chose, à cette époque, pour notre félicité ; la liberté nous suffit, la liberté et des fleurs.

— La liberté ! Heureux qui peut garder la sienne ! des fleurs, plus heureux celui qui les sème sous les pas d’une véritable amie. L’enfance est comme le premier amour ; on n’en éprouve les charmes qu’une seule fois ; un second choix peut présenter plus de maturité, plus de poids dans la balance de l’estime ; mais le premier objet de nos affections est toujours semblable au premier sentiment de l’ enfance, rien ne peut effacer son souvenir ou rétablir son charme.

— Ah ! s’écria Anthélia, que je ne sois donc jamais l’objet d’un second choix, que je ne sois jamais aimée, si je ne dois l’être toujours !

— L’objet d’un second choix ! il ne mériterait pas de vous aimer, celui qui aurait chéri une autre femme avant vous ; le seul qui soit digne de vous aimer, est celui qui n’aura jamais connu l’amour, qui ne la connaîtrait jamais s’il ne vous eut rencontrée.

Anthélia et Forester étaient tous les deux francs et sincères ; il est probable qu’entraînés par la situation, ils se seraient dès-lors avoué l’un à l’autre un sentiment dont le matin, encore, ils ne se doutaient pas. Leur conversation fut interrompue, à la fois, par l’ arrivée de sir Hippy, qui criait après l’hôte pour qu’on servit le déjeuner ; par le bruit de sir Télégraph faisant claquer son fouet, et par l’harmonie de sir Oran qui jouait le réveil sur sa flûte.

— Si je ne me trompe, s’écria sir Télégraph, Achille et Thétis sont en consultation sur le bord de la mer.

— Qu’entendez-vous dire par-là, sir, demanda Anthélia ? suis-je donc assez vieille pour être la mère de votre ami Forester ?

— Non certes, ce n’est point-là le but de ma comparaison ; mais nous sommes les ambassadeurs d’Agamemnon (c’est-à-dire, de sir Fax que nous avons laissé très-occupé à arranger les urnes à thé et à café) vous voyez avec moi le vieux Nestor et l’impétueux Ajax.

— Vous êtes, par conséquent, le sage Ulysse, dit Forester.

— Vous riez, et je pense que vous vous moquez de mon idée de collègue.

— Vous vous êtes moqué aussi, en me prenant pour Achille, d’essayer sur moi le pouvoir de la musique ; mais puis-je me plaindre, vous avez fait Ajax musicien.

Vous n’avez rien à désirer, reprit Télégraph, pas même la lyre dorée de Pindare. Car vous avez entendu l’harmonie des vents et des eaux et la voix plus harmonieuse encore de miss Mélincourt.

— Et de tous les concerts, le plus agréable, vous attend à l’auberge, dit sir Hippy, c’est le tintement des tasses et le choc des verres.







LA CITÉ DE NOVOTE.


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Le dixième jour de marche, le barouche entra en triomphe dans la grande et populeuse cité de Novote, située à très-peu de distance de l’ancien bourg d’Onevote. La ville avait à peu près cinquante mille habitans qui ne nommaient point de représentans au parlement ; mais il y avait compensation par les deux membres qu’envoyait le bourg d’Onevote, qui n’ayant rien à faire pour le bourg, ou plutôt la bourgeoisie qu’on y supposait existante, avaient plus de loisir pour s’occuper des affaires des habitans de la ville qui s’adressaient à eux.

Sir Oran signala leur entrée en jouant l’air : voici les héros conguérans. Les cloches sonnaient, la bière coulait à grands flots. La populace hurlait des huzzas ; et il paraissait que tous les habitans de la cité étaient très-satisfaits de cette admirable doctrine, que la représentation positive d’un individu est inutile à une population de cinquante mille habitans. Les voyageurs apprirent que toutes ces fêtes avaient lieu par l’ordre de l’écuyer Simon-Sarcastic, candidat comme sir Oran, et que nous introduirons bientôt sur la scène.

Le barouche s’arrêta à la porte d’une magnifique auberge, la société fut reçue et saluée à la porte par tous les gens de l’hôtel, le maître formant l’avant-garde et les valets placés sur les derrières. On la conduisit dans un magnifique appartement où un grand feu fui allumé, pendant que sir Hippy regardait la carte et visitait le manger avec l’hôtesse, et que sir Télégraph détellait et étrillait ses quatre chevaux favoris.

Après le dîner, il se forma, comme à l’ordinaire, un demi cercle autour du feu ; la table était encore dressée, et elle était occupée par sir Hippy et Télégraph.

— C’est une chose très-agréable, dit sir Télégraph en se frottant les mains, de trouver après un jour aussi froid, une auberge excellente, un feu vivifiant, une société charmante, et le meilleur vin que nous ayons bu depuis notre départ de Mélincourt.

Les gens de l’auberge avaient appris, en servant le dîner, qu’une des personnes qui étaient à table, était désignée comme représentant futur du bourg d’Onevote ; ils communiquèrent cette découverte à l’écuyer Sarcastic, qui vidait solitairement sa bouteille de claret, dans un appartement voisin. Il fit faire des complimens à sir Oran, et le pria de vouloir bien permettre à son futur collègue, de se présenter dans sa société. Sir Hippy, Télégraph, et Forester répondirent pour sir Oran qui garda le silence, dans cette occasion, comme à son ordinaire ; l’écuyer Sarcastic fut introduit y et prit place dans le cercle.

Sir Télégraph lui dit, votre futur collègue est un homme qui parle peu ; mais il boira volontiers à une plus intime connaissance. (Les verres furent choqués par ces trois messieurs.)

Je suis charmé de votre complaisance à me recevoir. Demain est le jour fixé pour l’élection ; j’ai fait quelques préparatifs pour donner de l’éclat à cette fête : j’ai commencé par enivrer la moitié des habitans de cette cité ; d’après cela nous aurons foule au bourg ; j’ai l’intention de prononcer une harangue, sur le bienfait et l’opportunité de sa représentation.

— Je profiterai, peut-être, aussi de cette circonstance, dit Forester, pour dire quelques mots, sur ce sujet, mais avec des vues très-différentes.

— Peut-être que la diversité de nos sentimens n’existe que dans la manière de les exprimer. Mon usage ordinaire est de réduire la pratique en théorie ; c’est, je crois, une habitude qui m’est particulière et elle me procure une source intarissable d’amusemens.

— Versez ! et expliquez-nous votre système, dit sir Telégraph.

— Rien n’est si rare, vous le savez, que l’accord entre la pratique et la théorie. Un homme qui, dit-il, braverait les élémens pour servir son ami, ne lui donnerait pas cinq guinées pour l’empêcher de mourir de faim ; un poëte qui écrit des vers sur l’indépendance, devient le parasite du premier grand qui l’admet à sa table ; un électeur jure que son vote est libre, pendant qu’il tient dans sa main le prix de sa conscience, etc. etc. Je ne veux pas accumuler les exemples. Alors voici comment je mets mon système en application : j’observe attentivement celui que je veux séduire, et je lui présente les principes qui lé dirigent comme une théorie. Ainsi un jour ayant besoin des bons offices de sir Olivier Oilcake, je lui dis qu’à son exemple, quand j’entrerai dans le parlement, je mettrai ma voix aux enchères ; que je n’aurai que mon intérêt pour règle de mon opinion ; que j’approuverai toutes les mesures de toutes les administrations, eussent-elles pour résultat de ruiner la moitié de la nation, pour rétablir le grand Lama sur son trône. Je donnai l’assurance positive à sa seigneurie, que quand j’aurai un vaisseau chargé de tortues et de Madère pour mon usage, je m’embarrasserai fort peu du peuple. À ces mots, sir Olivier Oilcake devint furieux ; il me quitta en me disant qu’il ne voulait plus voir un homme qui soutenait des principes aussi infâmes.

— C’est assez plaisant, dit sir Hippy, de mettre un individu vis-à-vis de ses actions, et de les lui faire condamner comme celles d’un vrai fripon.

— J’ai dit à miss Peunylove, que je savais désirer faire un bon mariage ; que quand une fille était en âge de se marier, il fallait charger le courtier Christic, de la mettre aux enchères ; que le plus offrant devait être celui à qui on l’adjugerait ; si une contestation devait avoir lieu entre plusieurs prétendant, il faudrait la remettre de nouveau, aux criées, et que le sort décida à qui le lot resterait. Miss Peunylove témoigna son étonnement, de ce qu’un anglais, et un père surtout, pouvait tenir un discours si contraire à la dignité et à la délicatesse de l’homme.

— Quelle horrible idée, s’écrièrent mistriss et miss Pinmoney ; mettre une demoiselle aux enchères !

— C’est le fait, mes chères dames, c’est le fait, qui est affreux. Miss Peunylove, peu de temps après y épousa un homme assez vieux pour être son grand-père, qui n’avait d’autres qualités que la fortune ; en l’épousant elle brisa le cœur d’un jeune homme de mes amis, assez riche pour avoir une bonne maison, et dont le seul tort était d’aimer une pareille folle. En quoi la dignité et la délicatesse de ce personnage auraient-elles été blessées, si son mariage s’était traité par l’entremise d’un courtier ?

— Je ne conçois pas la critique de ces dames, dit sir Hippy ; toute la différence se trouve dans la forme et non dans le fait. C’est vraiment une pitié que cet usage ne soit pas à la mode, il éviterait beaucoup d’embarras.

J’offensai, d’une manière irréparable, le révérend docteur Vorax, en lui disant, qui si j’avais un neveu qui se destina à l’église, je voudrais qu’il fut un grand buveur, un excellent cuisinier, et qu’il put s’illustrer à l’université, en donnant son nom à un nouveau pudding. J’ai perdu la confiance de mistriss Cullender, pour lui avoir dit, quand elle me donnait le secret d’un nouveau traité de commerce, que j’étais enchanté de cette nouvelle, et qu’il n’y avait rien de si agréable pour moi, que d’en être instruit des premiers, puisque je me ferais un plaisir de la raconter à toutes mes connaissances. Ce discours la mit dans une si grande fureur, qu’elle me quitta en protestant qu’elle ne dirait plus rien à un homme aussi indiscret.

— C’est par trop plaisant, s’écria Télégraph ; buvons à l’honneur de mistriss Cullender !

— De tout mon cœur, et un autre coup, s’il vous plaît, en l’honneur de M. Christopher Corporate, l’illustre bourgeois dont nous avons l’honneur, monsieur et moi, dit-il, en montrant sir Oran, de représenter l’unité pluriel.

— On doit boire un troisième coup, dit sir Hippy, en l’honneur du duc de Rottenburg, dont sir Corporate est le prête-nom.

— Que le quatrième et dernier soit à la fondation d’une représentation spirituelle, que je veux proposer aux habitans de Novote, et qui nous serait d’un grand profit.

On sonna ; les domestiques firent disparaître les bouteilles et les verres, l’urne à thé et les tasses, les remplacèrent, sir Télégraph et sir Hippy prirent place près de mistriss et de miss Pinmoney.

— Votre systême est amusait, reprit sir Forester ; mais je doute de son utilité, l’objet que la censure doit avoir en but, est la réforme, et le mode de l’attaque doit-être la sincérité et le courage.

— J’essayai de ces moyens, dans ma jeunesse ; quand réformer le monde, était ma passion dominante ; mais il y a long-temps que je suis guéri de cette fantaisie. L’habitude est une colonne inébranlable à laquelle les opinions sont attachées par les liens de l’intérêt. Ce n’est pas par la raison que l’on peut vaincre l’habitude, mais par le ridicule. La réforme de l’Angleterre a été, je le suppose, un des plus beaux triomphes de la raison ; mais si les passions de Henri VIII, n’avaient pas été intéressées à l’adopter, il aurait plutôt bâti des mosqués, que fait démolir les abbayes. Vous pouvez observer que, dans tous les cas, les réformes ne s’étendent pas aussi loin que la raison le désire ; mais qu’elles s’arrêtent juste où l’intérêt personnel veut qu’elles arrivent. Placez le peuple près de quelques tonneaux de vin ; prêchez-lui la tempérance ; si quelqu’un s’écrie buvons, vous pouvez être sûr, qu’un triple toast sera porté.

Au mot, buvons, auquel le capitaine Hawllanglit avait accoutumé sir Oran, celui-ci chercha, des yeux, son verre ; mais comme on les avait emportés, il prit une tasse de thé des mains de miss Danaretta, il l’adoucit par une grande quantité de crème ; son ami Forester lui ayant interdit l’usage du sucre, et, il avala tout ce que la tasse contenait.

C’est, dit sir Télégraph, comme doit faire un membre de l’opposition dans la chambre des communes ; quand il a détaché une longue série d’argumens irrésistibles, sans avoir l’espérance qu’ils puissent changer le vote de la majorité, il font qu’il sache adoucir l’amertume de son échec.

— Une réforme dans cet honorable corps, reprit l’écuver Sarcastic, si elle peut jamais avoir lieu, serait aussi un des triomphes de la raison ; mais fou qui l’espère ; toutes les raisons sur ce sujet, ont été dites depuis longues années, par des hommes de tous les parus.

— Avant de faire partie du parlement ; car du moment qu’ils ont été élus, leur opinion a été en opposition avec la raison, et cela sera toujours de même, tant que les ministres seront les distributeurs des places et des grâces.


fin du tome premier



Tome I



ANTHÉLIA


MÉLINCOURT.






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À MEAUX, DE L’IMPRIMERIE DE GUÉDON.
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ANTHÉLIA


MÉLINCOURT,


ou


LES ENTHOUSIASTES.


Roman Satyrique, traduit de l’anglais sur la cinquième édition de l’Auteur de la Maison de Head Long-Hall.

Par M.lle Al. de L**. Traducteur des Frères-Hongrois.


TOME SECOND.



Fichier:Marque éditeur Béchet.png


PARIS


Chez BÉCHET, Libraire,


Quai des Augustins, n.°57.


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an 1818.


LE BOURG D’ONEVOTE.


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Le jour de l’élection arriva ; les préparatifs bruyans de l’écuyer Sarcastic et l’excellence de la bière qu’il avait fait couler à flots, donnaient à l’élection d’Onevote un degré d’intérêt qu’elle n’avait jamais eu. Ses représentans avaient jusqu’alors glissés inconnus avec la même gravité et le même silence que la jeune fille de campagne glisse de son banc, dans l’église déserte, aux prières du mercredi et du vendredi ; la ressemblance était aussi exacte sur ce point ; car, comme le pasteur s’adresse à ses paroissiens en les nommant mes bien-aimés frères ; de même, en s’adressant au seul électeur du bourg, en lui donnant le nom de respectable corps de constituans, l’écuyer Sarscastic était déterminé à s’amuser aux dépens de ce vénérable débris de notre vieille constitution, que lord C. appelle bourgs pourris. Il avait décidé sir Christopher-Corporate, qui, à lui seul, faisait l’élection, de se prêter à ses vues.

On savait, dans la cité, qu’un convoi s’était dirigé vers le bourg d’Onevote ; mais on ne connaissait pas précisément de quoi il était composé ; on était instruit seulement que plusieurs brasseurs avaient quitté la ville pour se rendre au bourg ; qu’ils marchaient professionnellement sous l’escorte d’une bande de constables. Ce premier détachement fut bientôt suivi d’un second cortège, sous une semblable escorte ; cette dernière expédition arrivait sous les auspices de sir Oran, collègue en candidature de l’écuyer Simon-Sarcastic.

Le bourg d’Onevote, placé dans une situation très-saine, consistait en une seule ferme dont les terres étaient si pauvres et si stériles, qu’elles n’auraient pas été jugées dignes de culture, si le duc de Rottenburg n’eut trouvé de son intérêt de payer un tenancier pour y habiter et conserver l’existence de cet honorable bourg.

L’écuyer Sarcastic quitta la ville quelques heures avant ses nouvelles connaissances ; il fut suivi par une foule de piétons, de cavaliers, de vieilles dames en voitures, de jeunes femmes en phaétons, de fermiers à cheval, de tailleurs sur leurs jambes ; d’épiciers et de leur famille en berlines ; de maître de danse en cabriolets, de couturières et de servantes entassées par vingt-quatre sur des charriots rembourrés de paille fraîche. Venaient à pied les pâtissiers, les cuisiniers, les artisans, qui quittaient leur triste demeure pour courir à une fête ; enfin, on remarquait dans la foule une grande quantité de gentilhommes transformés en cochers, promenant avec orgueil la figure plâtrée de quelques ladys à la mode ; des évêques donnant l’exemple de l’humilité chrétienne, en se faisant traîner par six chevaux fringans, etc., etc.

Au milieu de celle foule, le barouche avançait lentement. Des cabanes, ou plutôt des tréteaux, avaient été dressés à la hâte, et les cris aigus du petit marchand de gâteaux, de la vendeuse de pommes, se mêlaient aux sons aigres du violon d’un chanteur des rues ; tandis que plus loin le brasseur distribuait sa bière, et que de jeunes enfans riaient de l’histoire authentique de l’ancien et honorable bourg d’Onevote ; histoire semée d’anecdotes et de réflexions que les colporteurs criaient à un sou.

Le lieu de l’élection avait été disposé suivant l’usage : à l’une des extrémités de la place, était un grand fauteuil dans lequel était assis le plus important personnage du jour, M. Christopher-Corporate, ayant près de lui un pot de bière et sa pipe. Les dames restèrent en voitlure sous la protection de sir Hippy et Télégraph, pendant que Fonester, Fax et Oran joignaient l’écuyer Sarcastic dans l’enceinte réservée. On fit silence ; et l’écuyer se tournant vers la foule, s’adressa en ces termes, à M. Christopher : « Libre et indépendante bourgeoisie ; je me sens un très-indigne, candidat, pour être le représentant d’un bourg aussi important et qui jouit à lui seul du droit d’élire la trois centième partie des membres d’un parlement, représentant un empire, dont la population est estimée à onze millions d’ames. Avec combien de crainte et de respect, ne doit-on pas regarder celui qui est comme l’abstraction, la quintessence de trente-trois mille six cent soixante-trois personnes. La voix de Stentor n’équivalait qu’à celle de cinquante individus ; celle de M. Christopher correspond à la voix de trente-trois mille six cents soixante-trois. C’est d’un tel homme qu’on peut dire avec raison qu’il ne ressemble qu’à lui-même et qu’il vaut une armée.

« Puissant et grave seigneur, on fait d’ordinaire en ces circonstances, un long et ennuyeux discours sur l’honneur et la conscience ; mais ces mots sont maintenant vides de sens, et j’ai trop de respect pour vos connaissances, pour m’en servir. L’intérêt, M. Christopher, est ]e lien qui nous unit ; aucune circonstance ne peut changer notre amitié et notre estime réciproque ; j’ai mis le plus haut prix à votre voix ; vous pouvez en juger parce que je vous en ai payé pour la moitié seulement ; j’en ai le reçu dans ma poche. Cependant, je n’ai pas de regrets depuis que vous avez conféré à la mienne, une valeur que je ménagerai de manière à ne pas perdre au marché.

Vivat ! cria M. Christopher-Corporate.

« L’écuyer continua : Peuple de la cité, si quelques-uns d’entre vous, comme je l’ai appris, se sentent offensés de ce que vous n’êtes pas représentés à la chambre ; par l’effet de l’unité plurielle, M. Christopher se trouve investi du droit dune double représentation ; que ces gentilhommes considèrent qu’il y a compensation. Citoyens de Novote, le baronnet et moi-même, étant les représentans futurs de la bourgeoisie d’Onevote, nous serons les représentans spirituels de votre cité, et vous pouvez réellement compter, Messieurs, (il mit la main sur son cœur) que nous serons toujours profondément attachés à vos intérêts, quand il arrivera heureusement, comme cela sera souvent, qu’ils ne seront pas en contradiction avec les nôtres.

« Un membre du parlement, pour parler le nouveau langage, est une espèce de machine. Si ce siècle se distingue par l’admirable confection de ces inventions par lesquelles un homme fait l’ouvrage de douze ; combien est plus admirable le système des machines politiques, par lesquelles un homme fait l’ouvrage de trente-trois mille, etc., etc. Par cette comparaison, j’en ai assez dit, j’en suis sûr, à la population manufacturière de Novole, pour la convaincre de la beauté et de l’utilité des antiques arrangemens et de la régularité de la représentation parlementaire. »

Cette harangue fut reçue avec de grands cris ; l’air retentit d’applaudissemens et la bière coula à grands flots. M. Forester, renonçant à parler, l’on procéda aux élections de sir Oran-Haut-Ton et de l’écuyer Simon-Sarcaslic ; les scrutins, le recensement des votes n’ayant pas exigé de formes lentes, M. Christopher-Corporate tenant d’une main à son pot à bière et de l’autre sa pipe, les proclama membres du parlement, pour le bourg d’Onevote.

Les acclamations se renouvellèrent, la bière coula de nouveau. M. Christopher reprit sa pipe et sir Oran salua gracieusement le peuple des mains et de la tête.

On cria alors de toutes parts, qu’on les mette sur la chaise ! qu’on les mette sur la chaise ! À ces mots, l’écuyer Sarcastic s’avança : Gentilhommes, dit-il, une seule difficulté s’oppose à l’honneur que vous voulez-nous faire ; les membres, suivant l’usage, doivent être assis et emportés par leurs électeurs. Comme nous-n’avons été élus que par un seul, quelque puissant qu’il soit, il ne peut pas emporter deux hommes ; pour obvier à cette difficulté, je conclus à ce que M. Christopher, que le baronnet et moi avons l’honneur de représenter, cède son droit à des commettans.

Il n’eut pas plutôt fini de parler, qu’une porte s’ouvrit ; un grand nombre de personnages dont les habits, la tournure et même le visage avaient une exacte ressemblance avec M. Christopher, ayant chacun une pipe et un pot de bière, entourèrent le siège où était assis celui qu’ils, représentaient, et repétèrent d’une voix forte : Dieu vous garde, unité plurielle ! Après quelques évolutions simultanées, faites avec leurs pipes et leur pot à bière, ils élevèrent deux chaises magnifiquement décorées et préparées à l’avance pour cette dernière partie de l’élection. Ceux qui étaient dans l’enceinte, en sortirent ; l’écuyer se plaça dans l’une des chaises, et la procession, guidée par M. Christopher-Corporate, suivie d’une foule déjà disposée à tout par l’effet de la boisson, s’achemina vers les murs d’Oneyote au milieu d’acclamations unanimes.

Sir Oran surveillait les manœuvres de ces nouveaux venus ; la cérémonie de la chaise ne lui plaisait pas ; plus il examinait ce qui se passait autour de lui, mieux sa contenance indiquait combien il désapprouvait cette promenade ; aussi, quand la seconde chaise lui fut offerte, il refusa de la tête cet honneur ; ceux qui étaient chargés de l’emporter, pensant que son refus n’était que de modestie, s’obstinèrent à le faire asseoir. Quand le baronnet devina leur projet, il fut indigné de la violence projettée contre la liberté de l’homme, il saisit le bâton d’un vigoureux fermier, et commença à le faire mouvoir avec force sur le dos de ses persécuteurs ; ceux-ci, pour éviter sa fureur, s’enfuirent ; mais ils furent bientôt arrêtés par la foule qui, ne concevant rien au retard, se pressait de tous les points vers le centre, et formait un cercle impossible à franchir. Cette foule à son tour prit la fuite quand sir Oran arriva, et que semblable à l’Ajax d’Homère ou au Rodomont dans les murs de Paris, ou même à Rolland au château d’Aigremont, il tomba sur les fuyards qui, également pressés par la force centripète et la force lentifuge, ne pouvaient se mouvoir. De ce cercle s’élevaient des imprécations et des juremens affreux. Enfin, sir Oran, las de battre, s’ouvrit avec son arme redoutée, un libre chemin jusqu’au barouche et reprit son ancienne place sur le siège, d’où il regardait encore avec défiance de tous les côtés. Sir Forester, qui avait été forcé de se séparer de lui au commencement de la scène, accourut avec vivacité au point où était la société. Mistriss Pinmoney, à demi-morte de frayeur, pressa sir Télégraph départir ; celui-ci fit claquer son fouet et les chevaux se mirent en marche à ce signal bien connu.

Le tumulte de la bataille, n’avait pourtant pas cessé au départ de sir Oran. La discorde, la vengeance, étaient dans tous les cœurs ; les barrières furent démolies, les planches et les bancs changés en armes défensives et offensives ; les voitures furent dételées, les flots de poussière qui s’élevaient de toutes parts, empêchant de se reconnaître ; les pommes, les poires, les oranges et les pains-d’épices, volèrent bientôt dans les airs et se croisèrent dans toutes les directions ; les dépôts de bière furent envahis, et des cris de victoire effrayèrent, sans les instruire, tous ceux qui étaient restés étrangers à la mêlée. Le bruit des bâtons, les clameurs des femmes, les plaintes des blessés, augmentaient le tumulte ; la fureur populaire se tourna bientôt vers le siège de M. Christopher ; le feu y fut mis en triomphe et sans s’embarrasser des suites ; aussi dans peu de minutes, l’ancien et honorable bourg fut réduit en un monceau de cendres ; il est vrai qu’il renaquit, peu après aux dépens de ses deux représentans et de sa grâce, le duc de Rottenburg.








LE CONSEIL DE GUERRE.


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Le lecteur compâtissant, est peut-être en peine pour lord Anophel et son révérend tuteur ; car c’étaient eux que nous avons laissés perchés sur le sommet du rocher, où sir Oran les avait placés. Ils se regardaient, l’un, l’autre, avec étonnement ; ils sentirent, par degré, revenir leur connaissance ; ils purent, enfin, tenir conseil sur la manière de descendre du point élevé où ils étaient arrivés contre leur gré ; descente qui paraissait offrir des difficultés et des dangers. Lord Anophel connaissait, pour la première fois de sa vie, les salutaires effets de la discipline manuelle ; il brûlait de se venger de cet outrage ; pendant que le révérend qui, dès son jeune âge, avait été durement et souvent fustigé, (pratique qui sert merveilleusement à inculquer la science) souffrait cette correction avec beaucoup d’humilité.

— C’est votre faute, Grovelgrub, dit sa seigneurie, en se frottant les épaules, et la punition tombe sur moi.

— Mylord, mon intention était bonne, quoique les résultats en soient fâcheux, la course n’est pas toujours aussi difficile, ni la bataille aussi pénible.

— Oui, mais la perte de la bataille dans cette occasion, a été bien douloureuse ; il m’en souviendra long-temps ; quoique nous ayons commencé à nous enfuir dès les premières approches du danger, et que ce ne soit pas notre faute, si notre course n’a pas été heureuse.

— Il faut convenir que votre seigneurie a déployé une merveilleuse agilité dans cette occasion, et que nous nous en serions tirés, si ce monstre de baronnet n’eut eu encore plus d’agilité que nous ; mais il ne peut nous nommer.

— Nous aurions pu échapper, sans doute, si nous avions pris la direction de nos coquins de valets ; pour ce baronnet muet, qui m’a traité avec tant d’insolence dans diverses occasions, il faut que je m’en venge, et que je le somme de me donner la satisfaction d’un gentilhomme.

— Mylord, quoiqu’il soit à la mode de défendre son honneur avec des pistolets, cependant où serait la vengeance si vous périssiez dans l’action.

— L’un de nous deux doit périr, Grovelgrub, mort ou vengeance ! d’ailleurs, quoiqu’il ne puisse pas parler, notre ennemi sait sans doute lire et écrire, c’est ce que j’éprouverai en lui adressant un cartel.

— Il ne peut pas parler, mylord, cela n’est pas prouvé ; il ne veut peut-être pas parler, il n’y a que les muets qui ne parlent pas. Ne trouvez-vous pas que cet homme éprouve une profonde mélancolie, ou pour mieux dire, l’espèce d’humeur que donne un amour malheureux. Ceux qui sont contrariés dans leur amour, perdent la voix, dit Saint Chrysostôme.

— Alors, je souhaite de tout mon cœur que vous ne soyez pas heureux auprès de votre dame, révérend.

— Mylord, qui nous soudent dans l’adversité ? La voix d’un ami, dit le sage ; mais je laisse ce sujet pour vous parler d’un projet merveilleux, au moyen duquel miss Mélincourt sera en notre puissance et renfermée au château d’Alga, sous peu de jours.

— Grovelgrub, vous connaissez ce vieux proverbe : mieux vaut un fretin dans la main, qu’une carpe dans la rivière.

— Votre seigneurie veut plaisanter ; mais la carpe ne peut m’échapper : j’ai un appât excellent pour la faire mordre à l’hameçon.

— Bien, mais que ce soit à dix milles du muet.

— Vous pouvez réellement compter, mylord, que je mettrai autant de soin que vous à l’éviter.

— Nous sommes très-bien placés sur ce rocher, pour ne pas y être entendus ; mais nous y sommes par votre faute ; cherchez à nous en sortir.

— Mylord, il y a un passage dans Eschyle, très-applicable à notre situation, c’est celui où le chœur souhaite d’être placé dans une situation pareille à la nôtre.

— Alors, je voudrais qu’il y fût, et nous au pied de la montagne.

— C’est un très-beau passage, il mérite votre attention : le roc est parfaitement décrit ; il est comme celui-ci inaccessible de tous les côtés ; comme celui-ci encore, son sommet s’arrondit, et de même que sur le mont où nous sommes placés ; on ne voit que l’image de la solitude et de la désolation, tout est stérile sans culture, et d’affreux précipices en entourent la base, au dire d’Eschyle.

— Je suis bien aise de vous apprendre, Grovelgrub, que si vous citez encore Eschyle, je vous fais casser de votre tutelle, très-positivement.

— Je suis muet, mylord.

— Pensez, je vous prie, à la manière de sortir d’ici ?

— Rien n’est plus aisé.

— Avec des aîles, peut-être ?

— La méthode de votre seigneurie, serait commode et expéditive, comme celle d’Icare. Mais comme en toutes choses il faut chercher ce qui est praticable ; nous descendrons de rochers en rochers, on pourra nous appliquer ce passage de Virgile : Je serai vu de loin suspendu au buisson du rocher : pendere procul de rupe videbor.

— Que le ciel confonde votre grec et votre latin ; vous savez qu’il n’est rien que je haïsse autant, et je pense que vous ne les citez, que pour prouver que vous avez fini votre éducation au collége.

— Je les haïrai mortellement à votre ordre, mylord, et plus qu’aucune chose, excepté, toutefois, la philosophie et le baronnet muet.

Lord Anophel examina le côté du rocher, sur lequel le révérend avait attiré son attention ; il lui parut, comme à son tuteur, être celui qui lui offrait le plus de facilités pour la descente. Il se soumit à la nécessité, et se décida à faire tous ses efforts pour regagner la vallée ; il insista néanmoins, pour que le révérend lui montra le chemin. Celui-ci saisit une main un angle du rocher, et de l’autre, la branche d’un frêne, posa un pied sur une pierre saillante et commença sa descente avec résolution ; il ne levait un pied qu’après avoir trouvé un appui solide pour l’autre ; il avançait ainsi lentement, à la vue de son pupille, qui, encouragé par l’exemple, le suivit avec précaution.

Lord Anophel était arrivé au tiers du chemin, il était encouragé dans sa marche par le froissement des branches qui lui annonçaient les progrès de son compagnon ; quand étant suspendu par la main droite, une épine barbare lui déchira le bras ; il s’arrêta, mais il avait perdu du temps, et bientôt il cessa d’entendre les pas de son guide ; plus d’espoir qu’il lui montra le chemin ; il s’arma de courage, et arriva, en sûreté, au pied du rocher, aux dépens de son visage qui fut égratigné de tous les côtés. Il eut le plaisir de retrouver le révérend assis tranquillement sur une pierre saillante, où il essuyait son front.

— Dieu soit loué ! Grovelgrub, la meilleure partie de notre chemin est faite ; mais il nous faut pourtant encore gagner une auberge, où nous puissions nous remettre de nos fatigues par une excellente chère.

— Le Madère cicatrisera nos blessures, ajouta le tuteur, et nous reverrons, en liberté, à notre plan d’attaque.







LE BAROUCHE.


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Le lendemain de l’élection, sir Oran et sa société, prirent congé de l’écuyer Sarcastic, après que sir Forester lui eut fait promettre de se trouver à la fête qu’il devait donner à la société ennemie du sucre. Le barouche, décoré de rubans, traversa la cité de Novote, aux acclamations de la multitude ; ceux que sir Oran avait le mieux rossés, ne furent pas les derniers à faire éclater leur enthousiasme. Le mystère de cette conduite peut être expliqué par la forte distribution de bière qui avait eu lieu pendant la nuit, pour effacer le souvenir de l’imprudence du nouvel-élu.

L’automne touchait à sa fin ; mais les jours étaient encore beaux et le soleil serein. Sir Télégraph demanda à son ami Forester, s’il ne trouvait pas que leur manière de voyager était très-agréable ?

— Je n’ai jamais eu l’idée de le nier, répondit celui-ci.

— Votre question eut, peut-être, dû se borner à savoir si on peut se la permettre avec justice, dit sir Fax.

— Assurément, tout homme a le droit d’employer, comme il lui plaît, sa fortune.

— Un droit légal, sans doute ; mais pour un droit moral, non ; la possession du pouvoir, ne justifie pas celui qui en abuse ; la quantité d’argent, de denrées, et le nombre des animaux qui les consument, forment un triangle équilatéral dont les proportions sont toujours lès mêmes, malgré les variations du temps et des circonstances. Maintenant il faut considérer que chacun des chevaux que vous entretenez pour voire plaisir, dévore la part de deux hommes.

— Réellement, Forester, vous êtes un singulier personnage, et je, suis tout étonné, en vous écoutant, de ne pas vous voir un habit de prédicateur. Où diable avez-vous pêché ce que vous débitez-là ? ce n’est sûrement pas au collège.

Sir Fax prit la parole, l’espèce de luxe la plus pernicieuse, est celle qui applique les fruits de la terre à une autre destination qu’à la nourriture de l’homme ; toute espèce de luxe est fatale, par sa tendance à énerver un petit nombre et en assujettir un très-grand ; mais le luxe qui, en addition de ces maux, ajoute celui de détourner les fruits de la terre de leur véritable destination, doit être marqué d’une réprobation plus forte. Si dans la société humaine, un individu meurt de besoin, tandis qu’un autre consume au-delà de ce qui lui est utile, ce dernier ne doit-il pas être regardé comme coupable de la mort du premier ?

— Assurément, vous ne pensez pas ce que vous dites-là, s’écria Télégraph.

— Je le pense vraiment ; que diriez-vous d’une famille de quatre personnes, dont deux ne se contenteraient pas de consommer leurs provisions journalières ; mais qui, abusant de leur force physique, voudraient consommer la portion des autres, ou la gaspiller ?

— Je trouverai qu’ils agissent d’une manière abominable.

— Qu’est-ce que la société ? Une grande famille. Qu’appelle-t-on devoirs moraux ? Une conduite qui tend à procurer le plus de bonheur possible à chacun de ses membres ; ce devoir n’est-il pas ouvertement violé par celui qui s’approprie la substance nécessaire à douze personnes ; tandis que dans son voisinage, peut-être, elles meurent de faim ? J’ai vu un tel homme entrer tête levée à l’église, et écouter de sang-froid un sermon dont le texte était : faites aux autres ce que vous voudriez qu’il vous fût fait.

— Bien, dit Forester, vous n’avez pas oublié le texte des sermons que nous avons entendus au collège.

— Supposons, reprit sir Fax, que dix mille arpens de terre, nourrissent dix mille personnes pendant un temps déterminé ; si le nombre des arpens se réduit à cinq mille, ou si le nombre des individus est doublé, les conséquences nécessaires de cette diminution, seront une détresse générale.

— Et si quelques-uns, ajouta Forester, si beaucoup meurent de besoin, leur mort ne doit-elle pas être attribuée à ceux qui ont pris le double de la nourriture qui leur était nécessaire. Cette conduite ne doit-elle pas être considérée, sans hésiter, comme la plus odieuse de toutes.

— Il faut pourtant nous garder de la chimère de la loi agraire, des doctrines révolutionnaires, de l’égalité des richesses, toujours impraticable.

— Je n’aime pas les révolutions, répliqua Forester, je ne suis pas avocat des changemens arbitraires de la société, et je ne blâme pas la manière dont la propriété est distribuée ; mais je veux que le riche sache qu’il est seulement l’économe du pauvre, et non un vil égoïste. Il doit être simple dans ses habits, encourager les arts utiles, et surtout favoriser l’indépendance de ses semblables, pour être digne de sa fortune.

— D’après cela, toute espèce de luxe, ou dans les demeures, ou dans les habits, serait bannie, demanda sir Fax ? vous avez tort, car le luxe favorise l’industrie.

— C’est une fiche de consolation pour moi, dit Télégraph, j’avais peur que vous n’eussiez fini par me convaincre que j’étais le plus grand coquin de l’Angleterre. Sérieusement, Forester, pensez-vous que ce soit un tort d’avoir des chevaux de luxe.

— J’en suis si persuadé que je n’en ai point moi-même.

— Convenez pourtant que les miens sont quatre beaux animaux, et que vous seriez fâché s’ils n’existaient pas, ou s’ils n’avaient pas un genre de vie heureux.

— Pour pouvoir répondre à votre question, il faudrait comparer le cheval sauvage dans les déserts qui l’ont vu naître, plein de feu, de santé et d’énergie, il faudrait le comparer avec ces malheureux et inutiles animaux qui passent leur vie renfermés dans l’étable, qui n’ont jamais un moment de liberté, qui toujours sont soumis aux caprices de leurs tyrans ; nous pourrions alors décider si la vie du cheval civilisé est préférable à l’indépendance du cheval sauvage.

— Tous les chevaux ne sont pas également heureux, j’en conviens, mais les chevaux de luxe ?

— Le mal est quelquefois plus grand pour eux, répliqua Forester. Les chevaux s’usent, et que deviennent-ils sur leur retour ?

— Sur ma parole, vous voudriez me priver de mon barouche ; mais que deviendrai-je, et à quoi pourrais-je désormais employer mon temps ?

— À lire d’anciens livres, véritables sources de jouissances et d’instructions.

— Lire d’anciens livres ! la chose peut être agréable pour quelques personnes ; mais vous oubliez que j’ai été à l’académie, que j’ai fini mon éducation et que pour compagnon de voyage, j’ai le vieux Pindare.

— Pindare a écrit des odes sur la manière de conduire un char, comme Anacréon en a fait sur les plaisirs de la table ; mais l’un ne peut pas plus être cité pour la moralité des coups de fouets, que le second pour la tempérance. Certes, il ne peut y avoir de comparaison entre nos cochers, petits-maîtres, et les courses olympiques. Bien, Forester, je me rappellerai des sujets contre lesquels je vous ai entendu déclamer, et je vous promets que quand nos évêques imiteront la tempérance et l’humilité des premiers apôtres ; quand les hommes en place seront conduits par les principes qu’ils professaient avant leur élévation ; que les électeurs ne vendront plus leurs suffrages ; que les universités ne seront pas d’un siècle en arrière des connaissances des gens véritablement savans ; que les jeunes dames diront ce qu’elles pensent ; qu’enfin, les ennemis de l’esclavage se priveront de sucre pour contribuer de tout leur pouvoir à anéantir le commerce des noirs ; alors, moi aussi, je renoncerai à mon barouche.







LA PROMENADE.


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Ils passèrent à leur retour près d’une terre qui appartenait à sir Forester, dans le dessein d’y prendre sa tante, miss Evergrun, qui devait les accompagner à l’abbaye de Redrose. Arrivés à l’auberge la plus rapprochée du lieu où ils se rendaient ; sir Forester prévint son ami Télégraph que, faute de chemins ferrés, il était impossible à toutes les voitures à la mode d’entrer dans ses possessions. En effet, il avait pris toutes les précautions pour préserver la simplicité de ses vassaux, de l’exemple et de la contagion du luxe. La route, ajouta-t-il, est seulement accessible aux piétons et aux cavaliers ; je n’ai pas voulu exclure les visites de curiosité ; mais je ne veux pas détruire le bonheur de ces paisibles habitans, en rendant leurs retraites trop abordables pour ces oisifs qui passent une partie de l’automne à visiter les rochers et les bois, pour lesquels ils n’ont cependant ni yeux, ni oreilles, et qui corrompent les mœurs et les sentimens des simples montagnards, en introduisant le luxe au-delà des barrières que la nature semblait avoir opposées à ses invasions ; barrières que les désœuvrés qui font partie de ce qu’on appelle la bonne compagnie, semblent avoir pris à tâche de renverser, en inondant les montagnes et les vallées de la folie et de la corruption de la capitale, en bannissant peu-à-peu l’innocence, la santé, la simplicité de la vie, de leurs dernières retraites, comme on le remarque dans les contrées du nord, où les beautés de la nature sont devenues un article de commerce, où la vue des lacs et des cataractes est vendue, et où les échos sont sous clef.

La société tint conseil ; il fut résolu de se rendre à pied au village. Mistriss Pinmoney ne put s’empêcher de lever les yeux elles mains au ciel, du profond étonnement que lui causaient les vieilles idées de sir Forester. Ce dernier leur montra un sentier étroit qui serpentait à travers les rochers et les haies des jardins ; la société se divisa eu plusieurs bandes ; Anthélia ouvrait la marche avec sir Forester ; Oran les suivait en jouant un air tendre sur la flûte ; sir Télégraph marchait entre sa tante et sa cousine, et sir Hippy, dans son jour de mélancolie, fermait la marche en s’appuyant sur le bras de sir Fax. Un très-bel enfant, qui avait été assis sur les genoux du vieux gentilhomme, à la dernière auberge où ils avaient déjeûné, lui avait, pour la millième fois, donné, des regrets de n’en point avoir à lui. Il marchait en exprimant ses douleurs à sir Fax qui, fidèle à son système philosophique, s’efforçait de le consoler en dirigeant ses regards sur la vraie marche de la nature, la tendance des principes de population et les maux résultant de la multiplication peu proportionnée de l’espèce humaine. Il lui observait que la meilleure preuve du bonheur d’une nation, résultait du nombre des célibataires ; que pour son compte, il les estimait comme les symboles de la prospérité et de la paix. Le pauvre Hippy marchait en soupirant ; toute l’éloquence de l’ennemi de la population s’évanouissait devant le souvenir du bel enfant que l’écuyer avait fait sauter sur ses genoux.

— Je vois, disait sir Télégraph à sa tante, que toutes mes espérances touchent à leur terme. Forester est l’heureux mortel que préfère Anthélia, quoiqu’il ne s’en doute pas encore.

— Impossible, répondit sa tante, Anthélia peut être amusée de ses singularités ; mais rien de plus, croyez-m’en ; cet homme ne lui plaît pas ; ne savez-vous pas que je lui ai entendu dire l’autre jour, que rien n’était la propriété d’un seul ; mais une portion des propriétés générales. Quelqu’un a-t-il une pareille manière de penser, et peut-on réussir avec de tels sentimens.

— Je puis vous assurer, répondit Télégraph, que la pratique, en lui, s’accorde avec la théorie.

— C’est monstrueux ! s’écria la dame, que dirait de lui notre révérend ami, le pauvre docteur Boski ? Ses principes ne peuvent être que ceux d’un fou et ne doivent plaire à personne.

— Votre remarque serait juste, dit Télégraph, si la dame était une autre qu’Anthélia.

— Eh bien ! reprit la tante ; il y a de jeunes femmes plus aimables en Scotland.

— C’est ce que je ne crois pas, dit le neveu.

— Vous vous vengerez de cette trahison.

— Que pourrais-je faire, que de me soumettre de bonne grâce à mon sort ; mais je n’aimerai jamais d’autre femme.

— Dans un an, vous tiendrez un autre langage, il n’y a pas de douleur que ne fasse oublier un tonneau de Madère.

— Vous trouverez, dit Forester à Anthélia, dans la peu le vallée où nous en irons, un genre de vie simple et qui approche, autant que possible, des idées et des habitudes des premiers cultivateurs, ou des pères de la république romaine. Vous vous rappellerez le repos de Fabricius ; la maison de Curius, ou la réponse de Regulus qui, sollicité de se mettre à la tête des armées, n’accepta pas, parce que l’homme qui le remplaçait dans la culture de son champ et de son jardin, était malade, qu’il ne pouvait laisser sa femme et ses enfans sans ressources. Le sénat trancha cette difficulté, en ordonnant qu’un homme payé par le trésor public, cultiverait le champ des consuls en leur absence. La pauvreté était alors aussi honorée qu’elle est méprisée maintenant, et l’on accordait aux habits et aux manières simples, le respect que nous ne payons aujourd’hui qu’au luxe et qu’aux richesses.

— Vous excitez fortement ma curiosité, j’ai toujours regretté de ne pas voir se réaliser, dans nos campagnes, les peintures du Tasse.

— C’est l’orgueil des palais qui rougit de se voir entouré de simples demeures ; ce sont les grandes routes par lesquelles la corruption des villes est introduite dans les hameaux ; c’est enfin, le monopole odieux des propriétés trop étendues, qui ont diminué la race simple des cultivateurs et forcé les fils de la nature à se réfugier au sein des cités, à se livrer aux travaux des manufactures, et détérioré le caractère des habitans de la campagne ; mais ils ont toujours été la partie la moins susceptible de corruption, et ils réalisent cette fiction de Juvenal, lorsqu’il dit que : la justice chassée de la terre trouva un dernier asile chez les villageois.







LES VILLAGEOIS.


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La vallée s’étendait en amphithéâtre ; elle était arrosée par une belle source dont les eaux baignaient de jolis jardins entourés de haies vives ; au centre de presque tous ces enclos, s’élevait une chaumière entourée d’arbres ; les fermes s’étendaient des deux côtés. Sir Télégraph témoigna son étonnement de trouver tant de demeures habitées dans un espace à peine suffisant pour deux ou trois petites fermes, d’après la méthode ordinaire. Sir Fax fut cruellement peiné d’apercevoir dans une si affreuse activité les élémens de la population. Mistriss et miss Pinmoney exprimèrent leur surprise de ne point découvrir de maison de maître qui dominât sur celles des vassaux ; pendant que les cris des enfans et leurs jeux tiraient sir Hippy de ses idées noires. Anthélia et son partenaire avançaient à travers les jardins, et l’héritière était de plus en plus enchantée de la propreté des habitations, du goût exquis des jardins, de l’air de confiance, de bonheur et de liberté qui caractérisaient les hahitans de cette vallée, de la beauté et de la santé des petits enfans, aux joues de rose, qui jouaient dans les prairies.

Sir Forester avait été reconnu de loin. En un instant, les villageois se réunirent et accoururent ; les habitans de la vallée, femmes, enfans, vieillards, hommes faits, se pressaient en foule sur ses pas. Quelques-uns joyeux de porter une bonne nouvelle, se séparèrent de la foule et se hâtèrent d’aller chez miss Evergrun, pour être les premiers à lui apprendre le retour de son neveu bien-aimé. Miss Evergrun accourut au-devant de la société ; elle était entourée d’une nouvelle foule rustique et précédée par des en fans de tous les âges ; car, dans cette vallée, les enfans même avaient appris à sentir l’influence bienfaisante attachée au nom de Forester. La première idée que les villageois conçurent à la vue d’Anthélia, fut que sir Forester était marié et qu’il amenait sa nouvelle épouse visiter sa petite colonie. L’héritière fut souvent déconcertée par les bénédictions qu’on lui adressa dans cette supposition.

La société se réunit dans la maison de miss Evergrun, qui, quoique petite, était bâtie avec élégance. Anthélia fut enchantée des manières de son hôtesse ; car miss Evergrun fut de la plus aimable politesse, quoiqu’elle vécut célibataire. Elle avait trouvé à se marier ; mais elle n’avait pu se consoler de la perte de celui que son cœur s’était choisi, et qu’un accident avait enlevé la veille de leur union.

Sir Fax saisit le moment où elle était sortie pour faire préparer des rafraîchissemens, et témoigna le plaisir qu’il aurait de la citer en exemple à ceux qui déclament continuellement contre les membres de la société qu’ils appellent vieilles filles. Vieilles filles ! qui possèdent souvent au plus haut degré, toutes les qualités nécessaires au bonheur domestique ; et dont l’esprit est trop sensible et trop délicat pour faire un second choix après avoir perdu l’objet de leur premier amour. Il aurait continué la dissertation, si miss Evergrun, en rentrant, ne l’eût condamné au silence. Après le déjeûner, on se divisa en plusieurs groupes ; sir Fax et sir Hippy s’attachèrent à miss Evergrun. Anthélia et Forester furent se promener ; cette dernière était au-dessus de la petite affectation de sentir sa dignité offensée, comme le disent les femmes à la mode, par les soupçons que les villageois avaient conçus.

Vous voyez, lui disait Forester, que je cherche à rappeler, autant que possible, les temps où la contrée était dans sa plus haute valeur ; les fermes sont petites et soigneusement cultivées par des paysans qui vivaient dans ce que Scotland appelle une ville de chaumières. On peut maintenant parcourir une grande étendue de pays sans voir une de ces antiques chaumières anglaises. Je ne dirai rien de l’affreux changement qu’ont amené dans l’intérieur du peu qu’il en reste, les taxes exhorbitantes qui frappent sur les laboureurs, les richesses imaginaires du papier-monnaie, de laquelle découlent les progrès du monopole. Les fermes étendues donnent plus de revenus à leurs propriétaires, et ceux-ci ne se sont pas fait un scrupule d’augmenter leurs revenus en dépeuplant par conséquent leurs terres. Miss Anthélia, ajouta-t-il, ne comprendra pas le principe d’après lequel de tels sentimens ont tant fait de mal à l’Angleterre.

— Il n’est pas possible, répondit celle-ci, que jeune, comme vous l’êtes, vous ayez créé un tel établissement.

— Mon père le commença et je l’ai continué ; mon père n’estimait pas les richesses pour elles-mêmes ; mais pour le bien quelles aident à faire ; il divisa ses propriétés en petites fermes, dont le produit devait être suffisant. Dans toutes les saisons, aux besoins de ceux qui les exploitaient, il rendit tous ses paysans riches à la manière de Socrate.

Forester et son aimable compagne entrèrent dans plusieurs chaumières. Ils trouvèrent partout les traces du contentement, de l’aisance et le tableau de la prospérité. Qu’offrait l’Angleterre dans des jours plus heureux ? des vitres aux croisées, des tables de hêtre bien polies, des tasses à thé sur la cheminée, un buffet chargé de plats propres et brillans ; des vieilles femmes avec leur quenouille auprès du feu ; des vieillards donnant dans le jardin des leçons de culture à leurs petits-fils, et des ménagères vaquant à leurs affaires et soignant le pot au feu pour le moment où les maris rentreraient des champs.

N’est-il pas ridicule de penser, dit sir Forester, comme certaines gens, que le nombre des villageois diminue les revenus du propriétaire ; peut-on n’avoir point de remords en voyant ses champs cultivés par une seule famille, quand ils pourraient suffire à l’existence de plusieurs ; est-on sans reproche, de négliger ces trois grands points du système politique. La santé, la morale, et l’encouragement de la population. Sans santé et sans morale, le peuple ne peut être heureux ; sans population, l’état ne peut devenir une grande et puissante nation, ni même exister long-temps. Les habitans des cités ne doivent pas être comptés. La population d’un pays ne peut être estimée que sur le nombre de ses cultivateurs.







LA FÊTE DES ENNEMIS DU SUCRE.


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Miss Evergrun se rendit aux vœux de son neveu, et consentit à présider la fête des ennemis du sucre. Sir Hippy lui céda sa place dans le barouche et fut s’asseoir entre sir Fax et Forester sur l’impériale. Anthélia ne jugea pas nécessaire de se défendre plus long-temps contre l’attrait du sentiment qui lui faisait distinguer ce dernier. L’un et l’autre étant libres et sans détours ; ils se livrèrent au bonheur de s’aimer, sans soupçonner que le mal fut si près de flétrir leur bonheur.

Toute la société fut engagée par miss Evergrun à loger à Redrose, jusqu’après la fête ; une nombreuse compagnie y était déjà rendue ; elle fut augmentée par les membre de l’illustre association et tout ce qu’il y avait de gens comme il faut dans le voisinage, à plusieurs lieues à la ronde. Parmi nos vieilles connaissances, figuraient MM. Derrydown, O’scarum, O’doskin, Sarcastic, Portepipe et Feathernest qui amena avec lui son ami, M. Vamps, auteur de la revue. Lord Anophel et Grovelgrub n’honorent pas la fête de leur présence. Ils étaient au château d’Alga, à méditer sur leurs dangereux projets.

La fête commença par un dîner splendide. Sir Forester avait déployé le plus grand luxe dans cette occasion, pour prouver que l’art delà cuisine pouvait atteindre à la perfection sans l’emploi de denrées coloniales. Les préparatifs de la fête avaient été faits sous la direction de miss Evergrun, et ils avaient si bien rempli leur but, que toute la compagnie en témoigna sa satisfaction, à l’exception, toutefois, d’un riche baronnet Alderman, de Londres, qui était venu étudier les beautés pittoresques de l’auberge des bois, où il avait donné plusieurs preuves d’un goût si délicat, qu’il avait captivé le cœur de l’écuyer O’scarum et du major O’doskin. Il avait devant lui une pièce de venaison ; mais saisi de dégoût, il laissa échapper le couteau, en disant qu’elle n’était pas mangeable, puisqu’on avait proscrit les coulis. Mistriss Pinmoney le fit revenir de son erreur, en lui faisant passer une sauce piquante de la plus haute perfection. Il se calma en arrosant un très-beau faisan de Madère ; rendu à toute sa gaieté, il fit remarquer à ses voisins que le vin allait bien partout. Il avait vis-à-vis de lui le vicaire Portepipe, qui, toujours prêt dans ces sortes d’occasions, versa une rasade à tout le monde et mit fin à toute contestation.

Après le dîner, sir Forester s’adressa à la compagnie : « Vous avez vu, messieurs, leur dit-il, que l’art du cuisinier peut être porté à un très-haut degré de perfection, sans avoir besoin, de denrées coloniales ; quoique je déteste personnellement le luxe, cependant, je n’ai rien épargné dans cette occasion pour prouver à ceux qui croient qu’il ne peut exister de bonne cuisine, sans les ingrédiens des colonies, qu’on n’en dînerait pas moins bien, si l’on voulait faire une très-petite concession à la philanthropie, à la justice, à la liberté, en s’abstenant de consommer les produits résultant d’un commerce fondé sur la plus atroce violation de tous les droits ; violation, fruit de la tyrannie de laquelle dérivent le vol, le meurtre et tous les autres maux que l’espèce humaine peut souffrir, et que je comprends sous le nom générique d’esclavage. Le sucre est économiquement superflu, et la pire de toutes les superfluités. Dans les classes mitoyennes de la société, il est une addition considérable aux dépenses d’une famille nombreuse, sans aucun bénéfice pour l’aisance intérieure ; il est physiquement pernicieux, en détruisant les dents ; ses effets sur la santé des enfans sont encore plus terribles et mieux démontrés ; il est moralement atroce, en étant la cause première des souffrances les plus affreuses auxquelles l’esprit et le corps humain puissent être soumis. Il est, enfin, politiquement abominable, en laissant une portion des habitans de la terre, dans un état de dégradation dont ils seraient bientôt délivrés, si les hommes sages des autres contrées, s’abstenaient de cette odieuse production, jusqu’au moment où la canne à sucre serait cultivée que par des hommes libres. Si l’esclave ne peut respirer l’air de l’Angleterre, ni toucher son sol que ses fers ne soient brisés, qui de vous n’est orgueilleux de cette noble prérogative ? mais ce n’est pas assez ; il faut que les produits de l’esclavage soient bannis de nos ports, et qu’aucun atome n’en puisse entrer dans la libre demeure d’un anglais, si le génie de la liberté n’a présidé à sa création. Il n’y aurait pas d’esclavage, si nous n’en consommions pas les produits. Comment de prétendus philantropes, assis autour d’une table à thé et remplissant leurs tasses de sucre, peuvent-ils maudire la anante des colons qui ne sont que les agens de leur sensualité. »

— « Je vous répondrai, sir, dit l’écuyer Sarcastic, pour la compagnie et pour moi ; vous nous avez blessés, en nous appelant les causes primitives de l’esclavage. Il y en a très-peu parmi nous qui n’aient en horreur les colons et je puis vous assurer que nous sommes très-libéraux en théorie. Quant à l’abstinence du sucre, avez-vous considéré ce que vous nous demandez ? Savez-vous combien sa douceur nous est agréable ? Croyez-vous que nous pensions à tous les tourmens que souffrent un grand nombre d’hommes de divers sang et de diverses couleurs, pour nous le procurer ? Pensez-vous que la pitié, la sympathie, la charité, la justice, puissent jamais balancer le pouvoir de la mode et celui plus puissant de notre sensualité ? En appelant l’intérêt à votre secours ; vous nous touchez un peu, il est vrai, mais l’emploi que nous faisons de notre argent, pour ce qui nous est personnel, n’est pas celui que nous regrettons, et nous ne le trouvons pas aussi entièrement perdu que si nous l’avions donné à un de nos amis, ou à un étranger souffrant, etc., etc. »

— M. Sarcastic, dit Anthélia, vous ne rendez pas justice aux sentimens de la société ; la nature humaine n’est pas aussi perverse que vous semblez prendre plaisir à le supposer ; quoique quelques individus sacrifient tout à leur satisfaction personnelle. Il en est d’autres qui, je me plais à le croire, errent non par cruauté, mais par ignorance, et qui ne connaissent pas les conséquences de leurs actions. Ce n’est pas en leur persuadant que tout est bien que vous leur donnerez le désir de devenir meilleurs. Il y a plusieurs sortes de maux, plusieurs natures de souffrances ; si la condition générale de l’homme peut être améliorée. Ce doit être le but des efforts des gens de bien.

— Forester, dit sir Télégraph, si vous avez le désir d’augmenter le nombre des membres de la société, vous pouvez m’inscrire.

— Souvenez-vous, lui répondit celui-ci, qu’en faisant cette démarche, vous vous privez pour jamais de denrées coloniales.

— J’en suis averti, reprit, Télégraph, je me soumets sans peine à cette privation et vous me trouverez zélé à défendre votre cause.

Le gros Alderman cria qu’on ruinait le commerce ; M. Vamps promit de déclamer contre cette idée dans son premier numéro. La question fut de nouveau agitée, et plusieurs de ceux que les raisons de sir Forester n’avaient pu déterminer, le furent par l’opposition que l’Alderman et M. Vamps montrèrent. Ainsi, contre l’opinion de l’écuyer Sarcastic, la société eut un nombreux accroissement.

Vous voyez, dit sir Forester à ce dernier, s’il est inutile de donner l’impulsion aux sentimens de bienveillance, et s’ils ne sont pas comme l’avalanche des Alpes qui, peu de chose dans son principe, devient une horrible masse, avant que d’arriver dans la vallée.


LE BAL.


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Le dîner fut suivi d’un bal dont sir Télégraph, nommé maître des cérémonies, dirigea les préparatifs ; tandis que le reste de la société se décida, bon gré, mal gré, à prendre le thé sans sucre, proscrit surtout, dans une circonstance aussi solennelle.

La salle du bal était vaste ; sir Télégraph eut l’idée de le faire précéder par un ballet d’un genre nouveau. Il fit tracer au milieu de la salle un assez grand espace qu’il divisa en soixante-quatre carrés alternativement, blancs et rouges ; ils étaient disposés sur huit de front. Il choisit ensuite ses personnages, et après avoir demandé a miss Evergrun de l’aider, il lui communiqua son plan et la pria de décider les dames qu’il avait choisies, à se charger de leur rôle. La société devait être partagée en deux bandes, sous la conduite de deux rois, l’un blanc, et l’autre noir ; les évolutions devaient s’exécuter au son de la musique. Nous croyons devoir avertir nos lecteurs, que la danse figurait une partie d’échecs, et nous allons mettre sous leurs yeux les noms des acteurs du ballet et des rôles dont ils étaient chargés.

Le parti blanc était composé comme il suit :

acteurs. Rôles.
Sir Hippy. Roi.
Miss Danaret la Reine.
M. Portepipe Confesseur du roi.

M. Grégory Grummould Confesseur de la reine.
M. O’scarum Chevalier du roi.
M. Télégraph Chevalier de la reine
M. Feathernest Tour du roi,
M. Paperstamps Tour de la reine.
Huit jeunes dames remplissaient le rôle de dames d’honneur.

Le parti noir était composé : du Major O’doskin ; Roi,
Miss Celaudina Paperstamps.. Reine,
M. Hermitage Confesseur du roi,
M. Hultap Confesseur de la reine.

M. Sarcastic Chevalier du Roi
M. Derrydown Chevalier de la reine.
M. Killthedead Tour du roi.
M. Vamps Tour de la reine.

Huit autres jeunes miss figuraient les dames d’honneur.

Les deux, partis se placèrent vis-à-vis l’un de l’autre ; le roi blanc sur un carreau rouge ; son adversaire vis-à-vis de lui, ayant chacun leur reine à leur droite, ils étaient suivis de leurs confesseurs, de leurs chevalier et de leurs tours. Les dames se placèrent en avant sur la seconde ligne, un espace de huit carreaux de chaque côté, restait centre les deux partis.

La musique donna le signal des combats et le droit d’attaque étant échu au parti blanc, son aimable reine hasarda la première attaque. Son armée docile témoigna par ses mouvemens, son attachement à son chef. Les dames donnèrent les premières ; les succès furent long-temps balancés entre les deux partis. Les prisonsonniers étaient envoyés autour d’une table couverte de rafraîchissemens. Le vicaire Portepipe fit de longs et infructueux efforts pour être pris ; parvenu, enfin, à son but, il s’établit dans un bon fauteuil ou il attendit le souper en dormant. Sir Feathernest avait froncé le sourcil, lorsqu’on lui avait proposé d’être la tour du roi. Il ne se décida que quand on lui eut assuré qu’on n’entendait point faire de mauvaise plaisanterie. Sir Paperstamps, autre poète, vendu depuis peu à la voix doucereuse, se résigna, sans observation, à faire son pendant. Le parti de sir Hippy fut vainqueur, ses adversaires ayant été réduits à l’inaction, des fanfares bruyantes annoncèrent son triomphe.

Des valses, des quadrilles et des contre-danses, succédèrent à ce ballet, et durèrent jusqu’au jour. Un élégant souper fut servi ; on y avait également déployé toutes les recherches du luxe, le sucre toujours, excepté.

Anthélia ne voulut point danser de walses ; elle exprima à sir Forester son étonnement de voir leur usage établi à l’abbaye de Redrose.

— Je ne me suis point occupé de cela, lui répondit Forester ; j’ai laissé à sir Télégraph les soins de l’arrangement du bal ; je suppose qu’il a suivi la mode et le goût des dames. Jeune, comme je le suis, je me souviens d’avoir vu les temps où l’aimable danseuse d’un bal, en Angleterre, n’avait aucun rapport avec la figurante des ballets des théâtres parisiens. Les walses et les manières de se draper ont été introduites depuis, dans nos salons. Chaque année voit l’antique simplicité de nos mœurs remplacée par la folie et les vices du continent. L’anglais serré dans un corset, et la jeune femme avec plusieurs volans au bas de sa robe, sont des monstruosités que n’auraient jamais soupçonné les spéculateurs des progrès de la dégénération ; nul de nos moralistes fameux n’eût pu poser en fait, que le plus grand mérite d’une anglaise serait un jour d’imiter, dans ses manières et dans ses actions, l’actrice parisienne.

La fête fut terminée par de la musique ; l’air que chanta Anthélia, rappella à sir Forester, leur conversation au bord de la mer, lorsqu’il avait comparé le matin du jour au printemps de la vie, au premier amour.






LA DISPARUTION.


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Le lendemain de la fête, Anthélia et sa société retournèrent à Mélincourt. Avant de partir, l’héritière eut une conversation de peu de minutes avec M. Forester ; nous ne pouvons rapporter précisément ce qu’ils se dirent ; mais on soupçonna dans la société, que l’autorité de sir Hippy touchait à son terme et que les services du vicaire Portepipe seraient bientôt nécessaires dans la vieille chapelle du château, qui ne s’ouvrait qu’aux jours de naissance, de mariage ou de mort, et qui était fermée depuis longues années.

L’amour qui existait entre sir Forester et Anthélia, n’avait pas été contrarié ; il ressemblait au cours tranquille d’une rivière qui serpente sur un lit de fleurs. Sir Forester devait aller, sous peu de jours, habiter le château, et terminer le roman, comme ils finissent tous, par le mariage.

Après le départ des dames, sir Forester observa, avec anxiété, que la mélancolie ordinaire de son ami Oran, s’était visiblement accrue ; l’opinion de sir Fax, était, qu’il éprouvait une tendre passion ; mais qui, de miss Danaretta ou de miss Mélincourt, en était l’objet ? cela n’était point aisé à déterminer. Sir Oran recherchait plus que jamais la solitude ; il passait la plus grande partie des jours dans les bois, quoiqu’ils fussent dépouillés par le triste et froid novembre ; il partait toujours avant le déjeûner ; mais il était constamment de retour pour dîner à l’abbaye, sa flûte était la seule compagne de ses promenades.

Ses amis cherchaient un matin les moyens qu’on pouvait adopter pour le distraire de sa mélancolie, quand le bruit d’une voiture qui avançait rapidement, les attira à la fenêtre. Sir Télégraph s’élança de son barouche, il entra comme un frénétique dans l’appartement en criant qu’Anthélia était disparue, que depuis la veille on n’en avait eu aucune nouvelle. Sir Hippy, Derrydown, O’scarum et le major O’doskin parcouraient déjà la contrée dans tous les sens pour découvrir ses traces.

Forester jura qu’il n’aurait pas de repos qu’il ne l’eût retrouvée, et monta avec sir Fax et Oran dans le barouche de son ami qui les conduisit à l’auberge des bois, où ils se séparèrent pour continuer leurs recherches.

Forester, que nous suivrons, fit préparer une chaise à quatre chevaux. Il ne doutait pas que les auteurs du premier enlèvement, ne fussent coupables du second ; mais cette idée, même, ne pouvait le guider, puisqu’il ne les connaissait pas. Il parcourut tous les grands chemins, à cinquante milles autour du château. L’opinion désir Fax était qu’Anthélia ne pouvait-être plus éloignée ; il conseilla à son ami de renvoyer la chaise et de gravir les hauteurs à pied ; car il était convaincu qu’emmenée contre sa volonté, Anthélia aurait laissé quelques traces de son passage, propres à les guider dans leurs recherches. Ils renoncèrent donc à leur première manière de voyager, et se décidèrent à parcourir pedestrement les lieux déserts des montagnes. La saison était peu favorable à leur projet ; ils étaient souvent forcés de rétrograder vers les endroits habités pour prendre des rafraîçhissemens et du repos. Les amans et les voyageurs modernes ayant perdu cette force qui permettait aux chevaliers de passer une semaine ou deux dans les forêts, sans boire ni manger, ou dormir, perte qu’on ne saurait déplorer trop vivement, et vraiment irréparable.

Le premier soir de leur course, ils arrivèrent dans une petite auberge ; ils apprirent qu’on ne pouvait leur donner de chambre, faute d’en avoir, et que le parloir, seule pièce où l’on pût se reposer, était retenu par deux gentilshommes qui comptaient y passer la nuit, mais qui ne feraient peut-être pas de difficultés pour le partager avec les nouveaux venus. Ils firent demander cette permission ; le messager étant revenu avec une réponse affirmative très-honnête, ils entrèrent dans l’appartement et reconnurent à leur grande surprise l’écuyer O’scarum et le major O’doskin, entourés d’un certain nombre de bouteilles.

Sur mon honneur, dit l’écuyer, je suis charmé de la rencontre, quoiqu’elle soit occasionnée par un événement plus pénible encore, je pense pour vous, car vous êtes l’heureux mortel, sir Forester, qui plaît à Anthélia ; j’aurais bien voulu troubler votre fête, en vous appelant à une sérieuse entrevue sur un terrain de dix pas de long, où nous aurions mis l’épée à la main ; mais, le major assure que je m’en suis ôté le droit, d’abord en’ buvant de votre Madère, pendant notre séjour à l’abbaye, et secondement à cause de la réputation dont vous jouissez, d’être un bon et honnête compagnon, toujours prêt à être utile aux autres ; c’est pourquoi je bois à votre heureuse rencontre avec Anthélia, et envoie au diable de bon cœur, tous ceux qui vous nuisent, c’est-là tout le mal que vous souhaite O’scarum.

— Et celui que vous désire Dermot O’doskin, dit le major, en portant son verre à ses lèvres. Nous promettons, mon ami et moi, de continuer notre recherche, jusqu’au moment où Anthélia sera retrouvée. Nous pourrons bien manquer quelques bons dîners et quelques fêtes, ne rencontrer, comme ici, que du lard rance et des pommes de terre assaisonnées de mauvaise ale ; mais je ne marche jamais sans avoir à ma selle deux petites barriques d’excellent vin de Sherry, c’est le meilleur compagnon de voyage ; avec votre permission, je vais vous verser d’une de mes jumelles, et vous verrez que ce vin équivaut à la manne du désert.

Sir Forester les remercia affectueusement de leurs aimables souhaits et de leurs actives recherches. Le modeste dîner fut vite achevé ; après qu’on eut ôié la nappe, le major plaça son vin sur la table, en disant qu’il lui en restait encore assez pour leur tenir compagnie jusqu’au moment où ils recommenceraient leur voyage. Oh ! continua-t-il en le versant dans un pot de terre brune, l’aubergiste n’ayant pu leur donner d’autre vase, que ces tasses qui n’ont jamais contenu que de l’ale aigrie, doivent être enorgueillies de se voir pleines d’excellent vin ; c’est, je crois, la première et la dernière fois de leur vie, qu’elles se trouvent à pareille fête.

Ils passèrent ainsi la nuit, et le soleil levant leur vit prendre à chacun une route différente.







LA BANQUEROUTE D’UNE BANQUE.


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Ayant pris congé du major et de son ami, sir Forester, Fax et Oran, continuèrent leur route, au gré du hasard, ils pénétrèrent dans des vallées désertes, parcoururent quelquefois de grandes routes qui conduisaient à des districts populeux. C’est ainsi qu’ils furent amenés à traverser la ville de Gullgudgeon ; ils y trouvèrent la foule dans un état de confusion et de trouble, ayant tous les symptômes de la fureur, de l’anxiété et de l’étonnement. Ils s’informèrent de la cause du tumulte : on leur apprit qu’il venait de l’explosion subite d’une papeterie, ou pour parler plus correctement, de la banqueroute de la maison de banque de messieurs Suw-Keslahow, Airbubble, Hopthulwig et compagnié. Les fermiers, les paysans, les artisans, les commerçans de toute espèce, les aubergistes, les hommes de loi, les médecins, les curés du voisinage, les soldats de la garnison, et les harangures à la voix masculine, formaient une masse dont les flots étaient semblables à ceux d’une mer agitée par la tempête ; ces flots se mouvaient devant une petite maison, dont les fenêtres étaient fermées, sur la porte de laquelle on lisait en lettres d’or : banque. Une petite planche attachée sur les volets de la fenêtre principale, annonçait que messieurs Surw-Kesladow, Airbubble, Hopthulwig et compagnie s’étaient trouvés dans la pénible nécessité de suspendre leurs paiemens, c’est-à-dire, qu’ils avaient trouvé commode de disparaître une belle nuit, laissant derrière eux tout le matériel de leur banque : se composant de plusieurs mains de papier, de douze gros livres de compte, de deux encriers, de quelques paquets de plumes et d’une planche de cuivre gravée ; ce mobilier leur ayant paru suffisant pour satisfaire aux réclamations de la multitude, et répondre de leur créance qui ne s’élevait qu’à la modique somme de cent mille livres sterling.

Sir Fax s’adressa pour avoir des explications particulières, à un révérend qui était à quelques distancés de la foule, et ne donnait aucun des signes de rage du désespoir qui étaient empreints sur la figure de ses biens-aimés frères de la ville de Guilgudgeon ; vous paraissez monsieur, lui dit sir Fax, supporter cette calamité avec la résignation d’un chrétien ?

Je le fais, monsieur, et par des raisons très-orthodoxes, car je n’ai pas un des billets de cette maison ; j’étais obligé quelquefois d’en prendre contre ma volonté mais je les envoyais tout de suite échanger à la ville.

— Je vois, monsieur, reprit sir Fax, que vous aimez mieux les billets de la banque de Londres ?

— Assurément, monsieur, quoiqu’il y ait un coquin de jacobin dans cette ville, qui dise que c’est un mauvais signe, quand les enfans meurent avant leurs parens, et que le jour de sa fin doit venir tôt ou tard pour la vieille dame, comme pour ses filles.

— Pensez-vous sérieusement, monsieur, que cette opinion n’est pas fondée ?

— Monsieur, répondit le révérend avec colère, pouvez-vous demander à un homme de ma robe, s’il pense sérieusement ce qu’il dit, quand c’est un devoir pour tout le monde.

— Puisque vous vous étiez aperçu du peu de solidité de cette banque particulière, pourquoi n’en avertissiez-vous pas vos paroissiens ?

— Je dînais toutes les semaines, chez un des associés. Sir Forester s’approcha d’une vieille femme qui était assise sur la porte, avec des papiers sales à la main, et qui pleurait amèrement. Pardonnez mon indiscrétion, je n’ai pas besoin de vous demander le sujet de vos larmes, j’en vois la cause dans vos mains.

— Ah ! répondit la vieille femme qui pouvait à peine parler ; toutes mes économies de vingt ans, sont perdues dans un moment, et je n’ai plus rien pour mon pauvre fils, quand il reviendra de la mer ; sa douleur l’interrompit.

— Bon Dieu ! dit Forester, comment pouviez-vous avoir de la confiance dans une banque de campagne !

— Comment reconnaître, monsieur, qu’un papier ne vaut pas autant qu’un autre ; chacun disait que cette compagnie était aussi sûre que la banque d’Angleterre ; et ses sanglots recommencèrent. Sir Forester lui acheta deux ou trois de ses billets, jugeant que c’était la meilleure consolation qu’il put lui donner.

— Ceci est votre faute, disait un pêcheur à sa femme, vous vouliez mettre sou sur sou ; vous me refusiez une goutte de vin, pour me réchauffer, quand je revenais tout trempé d’eau de mer.

— C’est plutôt la vôtre, quand j’avais amassé vingt guinés d’or brillantes, vous vouliez les échanger pour vingt-sept de papier ; vous en voyez, à présent, la différence.

— Ceci est une preuve de cette vieille maxime d’Homère, dit sir Fax, l’expérience est mère de la prudence.

— Nous devons être convaincus, si nous ne l’étions pas avant, lui répondit son ami, de la vérité de ce que dit Platon, que l’humanité ne sera heureuse, que quand les gouvernemens seront philosophes, ou que les philosophes gouverneront. Tous les maux que souffre et que pourra souffrir notre patrie, viennent, je le crains, de cette fatale circulation de papier-monnaie, de ce symbole de richesses imaginaires ; c’est le manque de sagesse des chefs qui les a empêché d’en sentir les inconvéniens dans leur cause ou dans leur effet, comme l’homme le plus ordinaire le fait ; connaissance qui aurait prévenu tous les maux qui nous sont arrivés.

C’est dur, très-dur, disait un vieux soldat, perdre, dans un seul jour, mes pauvres cinq livres sterling, c’est très-dur.

— Pauvre homme, dit sir Forester, que la physionomie de l’invalide intéressait, laissez-moi réparer votre perte, voici du meilleur papier ; mais ne perdez pas l’occasion de le changer, quand vous le pourrez, pour de l’argent.

— Que Dieu bénisse votre seigneurie, et augmente les richesses de ceux qui en font un si généreux usage ; plusieurs cœurs seront brisés aujourd’hui, et il y a plus de mal, que n’en peut réparer un seul homme. Que Dieu bénisse votre honneur.

Une respectable dame s’approcha de la foule, et s’adressant à sir Forester, comme à celui qui paraissait le plus disposé à lui répondre, elle lui demanda ce que pouvaient espérer les créanciers de la banque ?

— Par ce que j’eu tends dire autour de moi, leurs espérances sont à peu-près nulles, madame.

La dame parut très-affectée de cette nouvelle. Elle dit qu’ils étaient ses banquiers, et que c’était la seconde banque-route qu’elle éprouvait.

Sir Fax, lui exprima son étonnement de ce qu’elle avait été deux fois victime d’un pareil malheur ; ce qui lui paraissait en contradiction avec le vieux adage : que chat échaudé craint l’eau froide ; il ajouta, que pour sa part, il était étonné que quelques personnes pussent y être prises, après avoir vu le danger signalé dans tous les pamphlets.

— En vérité, dit-elle, j’ai mieux à faire, que de m’occuper de politique, et c’est très mal-honnête que d’ajouter la moquerie au malheur.

— Quel étrange entêtement, dit sir Fax, quand elle fut partie, que celle de ces personnes qui préfèrent marcher sur le bord d’un précipice, plutôt que de prendre la peine de choisir une meilleure route, et qui querellent leurs amis, quand ils les engagent à faire usage de leurs yeux. Il y en a beaucoup qui pensent n’avoir rien à faire avec la politique ; mais qui apprennent à leurs dépens, que la politique a affaire avec eux.

Que la malédiction tombe sur tous les papiers-monnaie, vociférait un vigoureux fermier, j’ai ici de ces chiffons pour plus de trois cents guinées ; mais ce n’est que de mauvais papier et des promesses de payer de gens qui décampent. Ah ! que sont devenus ces bons vieux jours ; les jours des guinées ! Quand je m’en revenais du marché, j’avais les poches pleines, non de chiffons, mais de bel argent sonnant. Au diable les promesses de ces coquins de fripons qui savaient bien en les faisant qu’ils ne les tiendront pas ; que le Seigneur me bénisse, ils voulaient nous faire croire qu’un peu de noir sur du blanc, était de l’or ; qu’il n’y avait aucune différence du papier à l’argent. Ils ont pris ce que nous avions de plus clair, et ils s’enfuyent chargés de nos dépouilles.

Ils ont sauté, papa, dit un petit maître qui était suspendu au bras du fermier.

Ils ont sauté, et toi aussi tu sauteras de ton cheval de chasse, et tu seras obligé de conduire la charrue, et tes sœurs battront le beurre, au lieu de danser avec les gentilshommes aux bals des courses. Nous redeviendrons enfin de véritables fermiers.

— Un homme qu’on ne nommait que le jacobin, s’approcha du fermier. Je vous avais averti, il y a plusieurs années. Vous souvenez-vous de mes discours, maître Sheepslead ?

— Pourquoi ne vous ai-je pas cru, sir Lookout, dit le fermier avec le visage allongé ; mais si vous m’y ratrappez, je veux être pendu.

— Alors, dit sir Lookout, vous n’avez pas acheté votre prudence trop cher, et vos enfans vous devront des bénédictions pour les avoir dégoûtés du bienfait du papier-monnaie.

— Vous l’avez entendu, leur dit le révérend, qui leur avait parlé le premier ; vous frémissez des blasphèmes de ce coquin de jacobin, de ce libelliste, de ce séditieux, de ce révolutionnaire, enfin, de cet ennemi des banques.

Nos voyageurs après avoir encore recueilli quelques observations, poursuivirent leur route.







CIMMERIAN LODGE.


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Après avoir marché quelques milles, hors de la ville de Gullgudgeon, où ils n’avaient obtenu aucune information sur Anthélia ; ils se trouvèrent auprès d’un lac solitaire, entouré de bois obscurs, et de rochers escarpés ; ils remarquèrent un gentilhomme qui pêchait à la ligne et qui rapprocha son bateau du bord à leur vue. Sir Fax reconnut immédiatement en lui sir Mystic de Cimmerian, homme unique dans la science des lumières obscures, c’est-à-dire, dans l’art de raisonner profondément sur des inepties.

Sir Mystic engagea ces messieurs à entrer dans son bateau, et à traverser avec lui le lac, pour se rendre à Cimmerian, où il faisait sa demeure ; il les pressa vivement de visiter ses terres, et il promit à M. Fax, de tenir la promesse qu’il lui avait faite précédemment de lui faire connaître la topographie de l’esprit humain, et la science qu’il avait mise à la mode.

Sir Forester, fâché de suspendre la recherche d’Anthélia même pour quelques heures, allait remercier ; mais sir Fax observant que le jour baissait, que Cimmerian Lodge était éloigné de toute demeure, pensa qu’il valait mieux profiter de l’hospitalité de sir Mystic, que d’errer la nuit dans les rochers, en conséquence il entra dans le bateau, et y fut suivi par ses compagnons.

Les voyageurs quittaient à peine les bords du lac, quand ils furent effrayés de la condensité de l’air et des brouillards qui les environnaient et les empêchait de se voir les uns les autres ; ils entendaient seulement le bruit des rames de sir Mystic, qui les rassurait, en leur observant qu’il n’y avait rien de si opportun que le demi jour, et que quand le soleil se levait radieux sur ces bords, il fermait ordinairement les yeux, afin de mieux trouver son chemin ; il ajouta immédiatement, que l’expérience était un cyclope qui avait les yeux sur le front. Sir Fax lui observa qu’il ne voyait nulle liaison entre ses idées. Sir Mystic, lui répondit, qu’il était très-content de n’être pas entendu, et qu’il serait très-facile qu’un autre put comprendre ses pensées qu’il arrangeait d’après un nouveau système.

Ils avançaient toujours au milieu de l’obscurité ; ils abordèrent à Cimmerian, que sir Mystic nommait l’île de Pure-intelligence. Il conduisit, sa société, comme Caron la sybille dans un chemin plein de vase et de mauvaises herbes. Après avoir suivi quelque temps leur guide, ses hôtes furent obligés de ramper sur un rocher sec et aride, et guidés par la voix de sir Mystic, ils arrivèrent enfin à Cimmerian Lodge.

Le brouillard remplissait la maison, le parloir, la salle à manger, les chambres à coucher, tout était envahi. Il était cependant un peu raréfié dans la cuisine, par un énorme feu ; mais il était par contre doublement, condensé dans la bibliothèque, d’où leur guide devenu invisible à leurs yeux, leur souhaita la bienvenue.

Après quelques instans de repos, sir Mystic prit ce qu’il appelait son flambeau, et les engagea à venir visiter ses terres. Sir Fax s’y refusait à cause de la pesanteur de l’atmosphère. Mais son hôte lui observa que c’était le moment où elles pouvaient être vues à leur avantage ; un jour serein, où les rayons du soleil, détruisant toutes les illusions. Ils se décidèrent à le suivre.

Ils marchèrent faiblement éclairés par la torche que portait sir Mystic, et qui cependant, d’après lui, vivifiait tout du feu de ses rayons ; il les précédait, et leur faisait remarquer de prétendus points de vue variés ; il s’extasiait sur leur beauté et l’enchantement qu’ils devaient causer à ses hôtes, quoique ceux-ci protestassent qu’ils ne voyaient que le brouillard et à peine la pâle lueur du flambeau.

M. Mystic observa, après une assez longue marche, qu’ils étaient arrivés à la jonction du temps et de l’espace ; limites absolues. Sir Fax témoigna le plaisir qu’il en éprouvait, puisqu’ils n’iraient pas plus avant. Sir Mystic les ramena par un autre chemin, et ils entrèrent dans un labyrinthe dont ils n’auraient jamais pu sortir, si sir Mystic ne leur eut servi de guide. Après une promenade d’une heure, la cloche sonna le dîner, et ils rentrèrent à Cimmerian Lodge.

Sir Mystic leur demanda comment ils avaient trouvé ce qu’il leur avait montré, sir Fax et Forester lui ayant répondu qu’ils n’avaient rien vu ; il entra en fureur les appelant esclaves des définitions, inductions, analyses, ce qu’il disait comme un reproche, et qui fut pris d’une toute autre manière par ceux à qui il s’adressait. Ils ne lui répondirent pourtant pas ; mais ils demandèrent si l’on pouvait dîner dans la cuisine, qui leur paraissait la pièce la plus claire de la maison..

Sir Mystic, tout en blâmant leur mauvais goût, répondit qu’il ne s’opposait pas à leur demande, si le cuisinier voulait y consentir ; car, observa-t-il, il a toute puissance dans cette partie de l’île. Le cuisinier consulté, y consentit, en murmurant. Il évacua, pour la première fois, son domicile, mais à condition que cette infraction de ses privilèges, serait considéré comme non avenue.

Sir Fax craignait que sir Mystic ne voulut les régaler comme lord O’scare, ses frères, en ne mettant rien sur la table, et en les entretenant de pure métaphysique ; mais ils fut agréablement surpris à la vue d’un très-bon dîner, et grâce au secours du Madère, toute la société fut bientôt de bonne humeur ; ce vin semblait avoir des qualités mystérieuses ; car à chaque verre qu’ils buvaient, le brouillard s’éclaicissait ; et après quatre bouteilles, il était entièrement évanoui.

Sir Mystic les conduisit, après le dîner, dans sa bibliothèque, où ils trouvèrent un excellent feu et quatre lampes allumées ; il leur dit que les lampes n’étaient là, qu’en leur faveur, car il ne paraissait pas très-satisfait de cette illumination. À Cimmerian on haïssait également le jour, les pensées claires, et les idées lumineuses. On apporta le thé et le café.

Je divise mes journées d’après de nouveaux principes, leur dit sir Mystic, j’ai toujours des déjeûnés poétiques, des dîners métaphysiques, et des thés politiques ; j’ai créé une nouvelle science sur les espérances du monde. Le point principal de cette science, est de lier la raison analitique, qui est la pratique expérimentale de la vie, avec les intérêts contradictoires de dix millions d’hommes qui se neutralisent les uns par les autres ; et le but de cette science, est d’empêcher l’étendue des connaissances ; mais par malheur, le peuple lit. Que dis-je, il pense, le peuple lit et pense !

Sir Fax coupa court ; à son éloquence, en lui disant qu’il avait tort de s’échauffer pour des misérables bagatelles.

Mais sir Mystic continua et parla trois heures sans interruption, excepté lorsque l’on apporta des vins, les convives buvaient en silence, sans répondre à ses paradoxes ; car ils croyaient que c’était la meilleure manière de faire taire l’orateur.

Quand l’heure du sommeil fut arrivée, sir Mystic conduisit ses hôtes dans leur chambre à coucher ; leur laissant un flambeau, et il se retira une petite lumière à la main. Sir Fax et Forester étaient encore à causer, avant de se mettre au lit, quand sir Mystic les rejoignit pour leur apprendre, qu’au moment où il entrait dans son appartement, le feu s’y était manifesté, et qu’une explosion terrible avait eu lieu.

Ils coururent, sur-le-champ, au lieu de l’incendie, pour aider à l’éteindre. Tandis que les valets et les servantes se hâtaient lentement, d’apporter de petits seaux, sir Oran saisit un énorme tonneau, et l’ayant rempli d’eau, il le versa sur la flamme et éteignit le feu.

Sir Mystic recouvra alors son sang-froid, et commentant la cause de la catastrophe, il dit, qu’un tel événement à Cimmerian, était l’annonce des plus grands malheurs : celle du période d’une clarté publique qui aurait lieu, puisque les mystères métaphysiques, et les vapeurs de l’ancienne superstition, qu’il avait cherché de son mieux à épaissir, avait produit une explosion à l’approche d’une faible lumière.

C’est certainement un très-grand malheur, dit sir Fax, pour ceux qui s’étudient à obscurcir la raison humaine, quand une des colones de leur parti vient à être renversée. Mais il est tout simple que les vapeurs de l’ignorance et de la superstition réunies, pour s’opposer au progrès de l’esprit humain, aient le même effet que le gaz inflammable, et que leur explosion soit fatale en proportion de leur densité.







LA MAISON ABANDONNÉE.


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Les voyageurs se levèrent, suivant leur usage, à la pointe du jour, dans l’intention de poursuivre leurs recherches. Ils trouvèrent sir Mystic préparant du thé devant une table chargée de viandes froides ; Cimmerian, leur dit-il, est renommé pour les oies qui en viennent, et je n’ai point voulu vous laisser partir sans vous faire connaître ce mets, dont je fais le plus de cas. Le déjeûner eut bientôt disparu ; sir Mystic se hâta de faire embarquer ses hôtes, pour les avoir déposés aux confins de ses possessions, avant le lever du soleil.

Après qu’ils eurent marché pendant quelques milles, ils aperçurent une maison ruinée, noblement annoncée par une allée d’ormeaux ; ils résolurent de la visiter. Il y avait un tel caractère de grandeur dans cette solitude, en même temps elle présentait une scène si déplorable de désolation, qu’ils désirèrent connaître le secret de son abandon. Les ronces croissaient au milieu de la cour ; les herbes sauvages avaient pris racine dans les fentes des murs, et recouvraient en tombant, les glaces à demi brisées des fenêtres : la porte était rompue ; l’horloge de la tour était silencieuse ; rien n’indiquait que cette demeure eut été habitée depuis longues années, et le silence de ce théâtre de l’ancienne hospitalité anglaise, n’était interrompu que par le croassement des corbeaux qui habitaient les ormeaux de l’allée. Un cadran solaire était placé au milieu de la cour ; les rayons du soleil l’éclairaient, l’aiguille marquait midi.

Rien ne m’inspire plus de tristesse, parmi les ruines, dit sir Fax, que le contraste qui se trouve entre le cadran solaire et l’horloge ; l’horloge se tait, il est l’œuyre de l’homme ; mais le cadran dit que le temps passe et ne finit jamais.

Un vieillard s’approcha d’eux, on pouvait juger, à sa santé et à sa gaieté, que le temps et non la peine ou la misère, était la cause des rides, dont son front était sillonné. Sir Forester lui demanda s’il pouvait leur donner des nouvelles d’Anthélia ; sa réponse fut négative. Sir Fax lui fit quelques questions sur la maison qu’ils avaient devant eux.

Cette habitation, répondit le vieillard, appartient à l’écuyer Openhaud ; mais il a été forcé d’aller vivre sur le continent ; sa demeure est abandonnée. Je me souviens qu’enfant j’ai joué sur cette pelouse ; je me rappelle le jour où ce cadran a été posé, et il y a bien long-temps ; il n’y avait pas de gentilhomme comme l’écuyer : son bonheur etait de voir ses vassaux heureux ; ils l’entouraient comme des amis. Il disait ordinairement que s’il y avait quelque chose qu’il ne put souffrir, c’était de voir des visages affligés. Il vécut ainsi pendant long-temps, et quand le temps devint mauvais, quand les taxes s’accrurent, quand le papier-monnaie arriva, comme l’écuyer le disait plus orgueilleux que l’argent, il eut moins de chevaux dans son écurie, moins de vin dans sa cave, et diminua progressivement sa dépense. Il vendit une de ses terres pour une poignée de papier ; celui qui l’acheta y bâtit une chaumière, ainsi qu’il l’appelait. Il planta des arbrisseaux, au lieu des chênes que les seigneurs aimaient à voir croître. Il n’avait rien de commun avec le peuple, ni le peuple avec lui ; sa seule occupation était de boire et de manger. Cependant notre bon maître l’écuyer perdait toujours davantage : toutes les années il fermait une ou deux fenêtres ; ses chevaux furent vendus, les chiens les suivirent, et les vieux serviteurs partirent. Celui qui ne pouvait voir un visage triste autrefois, le devint lui-même, et il me disait souvent : avec cette émission de papier-monnaie, maître Hawthorp, celui qui avait une grande fortune, n’a plus rien et peut à peine trouver de quoi vivre. À la fin ne pouvant plus, supporter la dépense d’une grande maison, il s’est réfugié sur le continent où il a de la peine à en soutenir une bien petite.

— Vous nous racontez là une histoire très-triste, dit sir Fax ; mais je crains qu’elle ne soit l’histoire de beaucoup de gens, et que les exemples n’en soient encore plus multipliés dans quelques années, si le système du papier-monnaie continue.

Assurément, dit le vieillard, on s’occupe très-peu, dans la chambre, des affaires de la nation. C’est une très-mauvaise chose, à mon avis, que cette indifférence pour les taxes, et de voir les gentilshommes quitter leurs terres, pour ne plus s’occuper de leurs vassaux.

— Comment faites vous vos affaires aujourd’hui, lui demanda sir Forester ?

Je vis très-bien, lui répondit le vieillard, j’ai une petite ferme qui est dans notre famille depuis sept cents ans ; elle suffit à nos besoins. Nous ne sommes jamais en arrière pour les taxes, comme les fermiers des gentilshommes. Mon fils a pris à bail une petite terre ; si je n’étais pas trop vieux, j’irais demeurer avec lui ; car c’est le plus honnête homme de la contrée, que mon fils, et qui nous aime bien. Ma vie est heureuse ; mais comme il faut finir tôt ou tard, je demande au ciel qu’il éloigne le plus possible, le moment où je dois faire mes adieux au monde.

— Ainsi vous êtes à votre aise, mon ami, dit sir Forester.

— Que le ciel vous protège, messieurs, je suis content de mon sort et ne demande rien de plus.

— C’est bien, dit sir Fax ; mais prenez en attendant mieux.

— Je vous remercie, répondit le vieux fermier, les choses vont assurément assez mal ; mais il vaut encore mieux les voir comme cela, que de ne pas les voir du tout ; et quand je mange mon Roosbiff, et que je bois mon ale, je vois encore tout en beau ; l’avenir m’appartient.







LE FANTÔME.


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Leur course les ayant rapprochés du château de Mélincourt ; ils résolurent d’y aller, pour savoir si l’on avait quelques renseignemens sur Antbélia. La porte leur fut ouverte par le vieux Pierre Gray, qui leur apprit que les femmes et lui étaient les seuls habitans du château ; tous les domestiques mâles ayant suivi sir Hippy dans la recherche de leur jeune maîtresse, et mistriss et miss Pinmoney étant retournées à Londres, pour l’ouverture de l’opéra.

Sir Forester demanda de quelle manière Anthélia avait disparu. Pierre lui apprit qu’elle s’était enfermée dans la bibliothèque, après le déjeûner, comme à son ordinaire ; qu’elle n’avait pas paru à l’heure du dîner, ce qui avait donné des inquiétudes : on s’était aperçu qu’une des fenêtres de la bibliothèque était ouverte, ainsi que la petite porte qui donnait sur le torrent ; tous les environs ayant été parcourus, on avait remarqué des pas de chevaux dans un petit pré, derrière un rocher situé de l’autre côté de l’étroit passage du torrent ; l’on avait suivi les traces, et on ne les avaient perdues que dans un endroit où la route se divisait en plusieurs branches. Les gens d’Anthélia s’étaient séparés, et avaient pris des routes différentes ; mais on n’avait rien découvert encore qui put donner des indices. Pierre ne voulait pas rester dans l’inaction ; sir Hippy avait exigé qu’il demeura, et qu’il eut soin du château. Ce fidèle serviteur observa, à sir Forester, qu’il était tard, et qu’il le suppliait de passer la nuit à Mélincourt, pour ne se mettre en route que le lendemain ; les voyageurs y ayant consenti, il les conduisit à la bibliothèque.

Chaque chose y était précisément à la même place où Anthélia l’avait laissée : sa chaise était près de la table, ses crayons posés sur cette table. Au moment où la porte de la bibliothèque fut ouverte ; sir Forester s’élança vers la chaise d’Anthélia ; mais avant d’y être arrivé, il s’arrêta, mit la main devant ses yeux, et il eut besoin de s’appuyer sur le bras de sir Fax ; bientôt revenu à lui-même, il s’assit près de la table. Pierre, après avoir allumé le feu et suspendu la lampe au milieu de l’appartement les quitta pour aller ordonner le dîner.

Sir Forrester, à l’aspect des crayons, chercha à voir le dernier ouvrage d’Anthélia : ses yeux le parcoururent avidemment. C’était un plan à demi fini de l’abbaye de Redrose ; il put ainsi se convaincre, qu’il avait été le dernier objet dont Anthélia s’était occupée. Il s’assit, la tête appuyée sur ses mains, les yeux fixés sur le dessin, gardant le plus profond silence ; sir Fax jugeant qu’il valait mieux ne pas le distraire, prit un volume ouvert sur la table ; le dernier qu’eut lu l’héritière : c’était un ouvrage posthume du malheureux Condorcet, dans lequel le plus aimable des enthousiastes contemplait la nature humaine du point le plus élevé, et avait tracé les beautés imaginaires des destinées futures du monde.

Sir Oran avait les yeux fixés sur la porte, avec anxiété et impatience ; il montrait son désappointement et son inquiétude aux diverses venues de Pierre, qui les avertit enfin que le dîner était servi.

Que sir Forester, eut perdu l’appétit, cela ne surprit nullement sir Fax ; mais que sir Oran s’assit à table sans manger, cela lui parut très-singulier. L’impatience de sir Oran augmentait de moment en moment, il se leva de table, prit une bougie à la main, et parcourut toutes les chambres du château, regardant dans tous les coins, au grand amusement de Pierre, qui le suivait, et qui resta convaincu que le pauvre gentilhomme avait perdu la tête pour sa jeune maîtresse ; elle était, il n’en doutait pas l’objet de ses recherches. Cette conviction fut augmentée par l’inattention avec laquelle sir Oran écoutait toutes les assurances qu’il lui donnait, que la jeune lady n’était pas au château. Le baronnet ayant examiné tous les appartemens, rentra dans la salle à manger, et se laissa tomber sur sa chaise, en fondant en larmes.

Sir Fax fit boire, à ses deux amis désolés, plusieurs verres de Madère, pour remettre leur esprit, et il se hasarda à demander à sir Forester, ce qui l’avait si fort affecté, lorsqu’il était entré dans la bibliothèque.

— J’ai cru voir, lui répondit sir Forester, Anthélia assise sur cette chaise, où je l’ai vue pour la première fois. La vision a été courte, mais elle a eu toute la force de la réalité.

— C’est un effet assez commun de l’association de nos idées avec les choses ; lorsqu’après une absence, nous retrouvons des personnes qui nous sont chères, notre souvenir peut voir, avec elles, des êtres absens, sur-tout si l’on a l’imagination vive et les nerfs irrités par l’anxiété ou la fatigue. C’est à ce principe qu’il faut attribuer le grand nombre de gens qui croient aux apparitions. La belle peinture, que fait Pétrarque, de celle de l’esprit de Laure, sur les bords de la Sorgue, n’est, assurément, que le rêve d’une imagination poétique. Il y a un système de connexion particulière, qui donne aux souvenirs la force des sensations ; et les peines de l’âme sont l’état le plus favorable au développement de ces impressions, c’est le cas où vous vous trouvez à présent.

Ces messieurs se séparèrent de bonne heure, voulant partir de grand matin.







LE CIMETIÈRE.


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Sir Forester et ses amis, se déterminèrent le lendemain à suivre sur le chemin tracé, parmi les rochers, et dont Pierre leur avait parlé ; mais désirant prendre quelques informations du vicaire Portepipe, ils se rendirent auparavant à son presbytère, qui était situé dans un village assez éloigné du château. Au moment où ils arrivaient, le vicaire sortait à la hâte ; il témoigna à sir Forester et à ses amis, le déplaisir qu’il avait de ne pouvoir profiter de leur présence, et d’être obligé de les quitter pour les fonctions de son état ; il avait sur les bras, à la fois, un baptême, un mariage et un enterrement. Il les assura, qu’il serait à leurs ordres, dès qu’il aurait fini sa besogne, et il les engagea à entrer chez lui pour l’attendre, en ajoutant qu’il avait de l’excellente ale et quelques bouteilles d’un vin vieux, ses délassemens ordinaires, au retour de l’église.

Ces messieurs préférèrent de le suivre au cimetière. Un baptême, un mariage et des funérailles, dit sir Forester, avec qu’elle indifférence il parcourt le drame entier de la vie : prenant l’homme à sa naissance, présidant à la plus importante de ses actions, et l’accompagnant à sa dernière demeure.

L’habitude, lui répondit sir Fax, lui rend ces scènes indifférentes ; chaque homme exerce sa profession, et l’habitude le rend insensible aux actions qu’elle exige. Le sacristain chante gravement, ouvre, avec lenteur, la marche du convoi, parce que cette lenteur fait partie de son office ; mais sa tête n’en est pas autrement occupée, et il pense, peut-être, à la taverne où il se réunira après la cérémonie, avec ses amis pour y rire et boire. L’avocat qui conclut dans un procès, et s’époumone dans le sanctuaire des lois, est souvent plus occupé de son dîner, que des intérêts de sa partie.

— Votre observation est juste, répondit Forester, c’est cette habitude qui rassure la main du chirurgien, qui raffermit la voix du juge criminel, qui encourage le soldat, et lui fait braver la mort, lorsqu’il monte à la brèche, qui donne au marin la force de supporter les tempêtes ; c’est par son influence que l’homme de loi écrit une prise de corps, que le geôlier renferme sous la même clef, avec indifférence, l’innocent calomnié et le coupable endurci ; que le sénateur vénal vote contre la liberté de son pays ; et que la politique, enfin, prépare ses projets pour l’extinction de la liberté. Contemplez chacun de ces hommes dans la sphère de leur routine ordinaire, vous croirez qu’ils sont destitués de toute humanité ; changez les de place, et vous verrez reparaître les sentimens les plus humains, car l’habitude ne les éteint pas, elle les endort seulement.

— Vous conviendrez avec moi, que le sommeil est profond.

— Il y a des cas où il est aussi profond que le sommeil d’Epiménide, ou celui des sept dormans ; mais il cesse à la fin, et selon Aristote, il a toujours le pouvoir de cesser.

— Il faut que vous m’en donniez des preuves, ou je ne croirai pas à cette faculté de réveil. Cependant je ne suis pas sceptique pour les vertus humaines.

— Vous n’auriez pas raison de l’être, avec tant de preuves devant vos yeux de l’excellence de la génération passée ; car je pose en fait, que la génération présente est pire que les précédentes : lisez les épitaphes semées autour de vous, et voyez quels modèles de toutes les vertus sociales, ces morts ont été.

— Je lis à la mémoire d’un grand nombre d’excellens fils, de maris affectionnés, d’amis fidèles, de bons voisins, d’honnêtes gens ; ce sont des épitaphes que l’on trouve dans tous les cimetières ; n’est-il pas étrange, que même la fiction soit circonscrite dans la variété des panégyriques monumentaux ? Combien peu de mots contiennent le sommaire de toutes les vertus et de tous les devoirs de la vie ordinaire. Toutes les divisions et combinaisons auxquelles elle donne lieu, l’histoire individuelle des caractères, et celle de la vie commune semblent circonscrites, il est vrai, dans les inscriptions banales ; mais si je daigne prendre des informations, on me dira : que ceux que ces pierres honorent, ont vécu dans le trouble et sont morts tourmentés, à la fois, par les inquiétudes et les médecins. Le tendre époux et sa compagne désolée, ont peu vécu ensemble ; le bon fils a été ingrat, et le tendre père un tyran etc. Il est encore vrai de dire, que les fautes des morts sont vites oubliées ; mais le souvenir de leur vertu ne vit pas plus long-temps. Ne pensez-vous pas comme moi, que ces mots de Rabelais pourraient servir d’inscription aux tombes de tous les morts.

Sa mémoire expira avec le son des cloches qui carillonnèrent à son enterrement.







LES NOCES RUSTIQUES.


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Sir Fax et Forester furent interrompus dans leur conversation, par l’arrivée des époux qui s’approchaient de l’église, suivis d’une foule de leurs amis. La mariée était une paysanne fraîche et vermeille ; elle s’appuyait sur le bras de son amant, non, comme une de nos belles sur celui d’un élégant d’une manière imperceptible, mais, avec un tel abandon, que toute la force d’un merveilleux n’eût pu y suffire. Les joues de l’époux disputaient en couleur avec sa veste d’écarlate, et sa bouche qui souriait, laissait voir les dents les plus blanches. Il avançait tantôt par bonds, tantôt avec recueillement, comme si le souvenir de la solennité du mariage eut arrêté tout-à-coup, l’impulsion de gaieté qu’il éprouvait.

Sir Fax regarda avec commisération le couple, et il se détermina à s’assurer s’il avait connaissance des maux, suite nécessaire des mariages des pauvres gens. Il s’avança vers les mariés, et les accosta, en leur disant que le vicaire était occupé, et ne viendrait que dans quelques minutes. Pendant ce temps, leur dit-il, je serai pour vous le représentant de la raison générale, et je vous demanderai, si vous avez réfléchi aux conséquences de votre mariage ?

— Raison générale ! répondit l’époux, je ne connais pas cet homme ; est-ce l’aide-de-camp de quelque général ? nous ne sommes pas sous la loi martiale. Quel mauvais temps en vérité, si la raison générale avait le droit de s’interposer entre un pauvre homme et son cœur.

— C’est précisément le cas où vous êtes qui réclame le plus promptement cette interposition.

— Si la raison générale, attend jusqu’assez que Zukey ou moi, nous l’entendions, qu’elle appelle plus haut, ou qu’elle attende ; n’est-ce pas Zukey ?

— Oui, sur mon âme, Robin.

— La raison générale, je vous assure mon ami, n’a rien à faire avec la loi martiale, ni avec aucun autre mode arbitraire de pouvoir ; mais elle est l’autorité qui a la vérité, pour source, la bienfaisance pour fin et le monde entier pour théâtre.

— Je ne comprends pas ces mots, dit le marié en secouant la tête ; mais si comme je le suppose, d’après ce que vous dites, la raison générale est un prêcheur méthodiste, elle n’est point de la véritable église, et Zukey et moi nous en faisons partie.

— Assurément, Robin.

— Je n’ai rien à faire avec le représentant de la raison générale, et toi Zukey, as-tu quelque chose à démêler avec lui ?

— Ah ! mon Dieu non, Robin.

— Bien, mes amis, quoiqu’il en soit vous allez vous marier, vous y êtes bien décidés ?

— Pourquoi cette question ? Je pense que la chose n’importe pas au représentant de la raison, et que nous nous marierons sans lui, n’est-ce pas Zukey ?

— Certainement, Robin.

— Savez-vous, mon bon ami, ce que c’est que le mariage ?

— Oui certes, Zukey et moi l’avons appris par cœur dans le livre de prières ; n’est-ce pas Zukey ? (Zukey ne jugea pas convenable de répondre.) Voici le texte : Il est ordonné aux personnes qui se sont données l’une à l’autre (ici Zukey lui pinça si fort le bras, qu’il fut obligé de s’arrêter,) ah méchante ! est-ce ainsi que vous me traitez ? C’est une fameuse pince, vous pouvez vous en vanter ; mais je me vengerai. (Il appuya avec force sa bouche sur les lèvres de la jeune fille, au grand scandale de sir Fax.)

— Savez-vous, leur demanda-t-il, combien vous pouvez avoir d’enfans dans six ans ?

— Le plus sera le mieux, assurément. N’est-ce pas Zukey ? (Celle-ci fut encore muette.)

— Je voudrais pouvoir l’espérer, mon ami ; mais, je crois que le plus sera le pire. Quelles sont vos occupations ?

— Je suis agriculteur.

— Et que faites-vous, pour gagner votre vie ?

— Tous les travaux de mon état. Je laboure, je seme, je fauche, je plante, je charroye, et je gagne quarante schellings en travaillant de mon mieux. Demandez à Zukey.

— C’est bien vrai, Robin.

— Je n’en doute pas, mon ami ; pas plus que quarante schellings ne fassent quatre livres sterlings, et quelques schellings ; en y ajoutant l’ouvrage de votre femme. Mais qu’est-ce que cela, pour nourrir une famille comme celle que vous voulez avoir ?

— Pourquoi rendre mes intentions suspectes à Zukey, représentant de la raison générale ; sachez que je ne le souffrirai de personne, et que je ne suis pas soumis aux prêcheurs méthodistes.

— Il est clair que si vous ne pouvez suffire à l’existence de vos enfans, ils seront à la charge de la paroisse.

— Que voulez-vous dire, mauvaise langue, je n’ai jamais eu rien à faire avec la paroisse, ni elle avec moi.

— Si vous n’avez pas eu besoin de ses secours, le temps n’en viendra que trop tôt, mon bon ami ; quand vous aurez une nombreuse famille, vous perdrez votre indépendance, et si vous vous trouvez une semaine sans ouvrage, comme cela n’arrive que trop souvent à d’honnêtes gens ; que ferez-vous ?

— Je ferai de mon mieux, maître, comme je l’ai toujours fait ; et on ne peut exiger d’un homme l’impossible.

— En vous mariant, avec un tel avenir, comment ferez-vous pour élever vos enfans ?

— Je m’en remets à la Providence.

— Comment pourrez-vous leur apprendre à gagner leur vie.

— Au diable les questions ! je vois maintenant que la raison générale est un de ces fabricans de taxes, de ces donneurs de papiers-monnaie, qui ne sont pars contens d’ôter aux pauvres tout ce qu’ils ont, qui en veulent encore à leurs enfans, pour les faire marins ou soldats ; il ne leur manquait plus, que de leur prendre, leur femme.

— La, la, mon ami, vous vous trompez, je veux seulement vous montrer que les pauvres ayant plus d’enfans qu’ils n’en peuvent nourrir, ces enfans sont obligés de suivre la carrière militaire ; les prétendus hommes d’état, trouvent en eux des instrumens pour servir à leurs desseins, contre l’humanité, et un anglais ne devrait pas se marier, sans être sûr de pouvoir nourrir ses enfans.

— Que le Seigneur vous bénisse, avec votre verbiage ; la fin de tout ceci est, que je ne puis vivre sans Zukey, ni elle sans moi. N’est-ce pas Zukey que vous ne le pouvez pas ?

— Non, assurément, Robin.

— Zukey est la plus honnête fille d’Angleterre ; elle sera ma femme, malgré la raison générale ; vous pouvez dire à votre raison, qu’elle nous prenne meubles, tables, habits et papier-monnaie ; qu’elle ne nous laisse ni poules ni pigeons, elle ne pourra jamais me prendre, à moi ma Zukey, ni à elle son Robin.

Quels cris profanes, dit le vicaire en arrivant à la porte de l’église, qui peut faire un tel train sur le seuil de la maison de Dieu ? Voyant le futur hors de lui, il le réprimanda sévèrement, et lui déclara, qu’il ne le marierait pas ce jour-là ; l’idée d’un tel désappointement, fut terrible pour le pauvre Robin ; ne pouvant se justifier, il tomba aux genoux du révérend, que cette soumission ne put désarmer, et qui lui aurait fait subir la pénitence entière, sans l’intercession de sir Forester. Le visage de Robin redevint radieux en un instant ; les pleurs qui baignaient ses joues, ressemblèrent à des gouttes de rosée que le soleil a bientôt séchées.

Vous êtes un honnête garçon, lui dit sir Forester, en lui mettant un billet de banque dans la main, ne me refusez pas le plaisir de joindre cette petite adition aux économies futures de votre femme.

— Que le ciel vous conserve, s’écria le mari avec reconnaissance et surprise ; je vois que vous êtes le meilleur des hommes ; mais pour celui-là, avec sa raison générale, c’est un vaurien.

La noce rustique suivit le vicaire à l’église. Robin se retourna quand il fut sur la porte, regarda sir Fax en haussant les épaules, et lui dit, avec un regard moqueur : mes dévoués services à la raison générale, et à son représentant ; il continua son chemin, et se retournant une seconde fois avant que d’entrer, il ajouta : et ceux de Zukey aussi.







LA MAISON DU VICAIRE.


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Quand le vicaire eut dépêché ses affaires, il s’assit avec ses hôtes, autour d’une table, sur laquelle on mit une cruche d’ale, au large ventre, et une bouteille du vin qu’il avait vanté, et qui fut, en effet, trouvé digne de l’éloge ; cette première bouteille fut suivie d’une seconde. Le révérend témoigna beaucoup de regrets de la disparution d’Anthélia ; il fit son éloge en disant qu’elle était la fleur des montagnes, le modèle de la beauté imaginaire, la fille de l’harmonie, le type de la douceur et l’image de la charité ; il ajouta qu’il était bien fâché de ne pouvoir donner de renseignemens sur son enlèvement. Il assura que toutes les routes de la montagne avaient été visitées sans succès, non-seulement par sir Hippy et les domestiques du château ; mais encore par tous les montagnards des environs, excepté dans la partie la plus sauvage qui avait été négligée ; il finit par observer à ses hôtes, que s’ils persistaient dans leurs projets de recherches, il les engageait à passer la nuit chez lui, pour pouvoir le lendemain au point du jour, se diriger de ce coté là ; il leur offrit de leur servir de guide. Les trois amis acceptèrent la proposition, et passèrent la nuit dans le vieux parloir, à causer sur divers sujets ; une difficulté s’étant élevée sur un point d’histoire, sir Fax proposa de recourir à la bibliothèque du vicaire, pour la résoudre. Le vicaire se versa un verre de vin, le but, et quittant son fauteuil, il se dirigea vers un des coins de l’appartement, il ouvrit, avec complaisance, la porte d’un petit cabinet ; voici ma bibliothèque : Homère, Virgile, et Horace, mes vieilles connaissances ; sur cette tablette sont : Tilloston, Alterbury et Jérémy Taylor qui me sont nécessaires pour le matériel de mes exhortations et la règle de ma doctrine, et pour mon amusement particulier, dans les demi heures qui s’écoulent entre le déjeuner et le thé ; voici une traduction de Rabelais.

— C’est une collection très-bien choisie, dit sir Fax.

Multum in parvo, reprit le vicaire ; de plus il a quelque chose qui peut vous amuser ; ce petit tiroir renferme une collection de minéraux qui ont été trouvés sur nos montagnes : quelques fossiles et un os curieux, entouré de stalactites, récemment découvert dans une fouille.

— C’est l’os d’un pouce humain, dit sir Forester.

— Très probablement, lui répondit le vicaire.

— Il doit avoir appartenu, en suivant les proportions ordinaires, à un individu d’environ douze pieds. Les hommes d’aujourd’hui ne sont pas aussi grands.

— Excepté les Patagons, dont l’existence est très-douteuse, dit sir Fax.

— Ce doute n’est pas permis, répliqua Forester ; mais il vient de l’insupportable vanité des hommes civilisés, qui, dans les limites malsaines des villes, déclinent de génération en génération avec une rapidité effrayante. Ils ne veulent pas admettre qu’il y ait jamais eu, ou qu’il y ait des individus mieux constitués et plus grands qu’eux. Les Patagons sont une nation errante ; ils ne sont qu’accidentellement sur leurs côtes ; quelques voyageurs ne les ayant pas aperçus, veulent, je ne conçois pas pourquoi, infirmer le témoignage de ceux qui les ont vus. Celui d’un homme d’honneur comme l’était l’amiral Biron, devrait plus que suffire ; ses officiers et ses matelots ont aussi assuré la même chose. Il y a de plus, le témoignage de M. Guyot, qui apportait des côtes du Pataguay, le squelette d’un de ces géans qui avait près de douze à treize pieds de long. Le vaisseau qui le ramenait en Europe, ayant éprouvé un calme plat, un prêtre espagnol à bord du bâtiment, (c’était l’archevêque de Lima,) décida que le calme avait pour cause, le squelette du Patagon, et il obligea le capitaine à le faire jeter à la mer. L’évêque mourut peu après, et il y fut aussi jeté. Je ne puis m’empêcher de m’affliger de ce que le saint homme ne fut pas mort plutôt ; car alors nous aurions eu un Patagon en Europe.

— Votre souhait est orthodoxe, reprit le révérend, l’évêque n’était rien moins qu’un coquin d’inquisiteur. Votre doctrine des grands hommes est orthodoxe aussi ; car enfin Goliath et sa famille ont existé, quoique leur race soit maintenant éteinte.

— La multiplication dès maladies, la diminution de la force, et la brièveté de l’existence, ont fait les mêmes progrès que la détérioration de la taille humaine ; la mortalité des villes comparée à celle d’un village situé dans les montagnes, est d’un à trois ; ce qui montre clairement les mauvais effets de l’abandon du genre de vie naturel à l’homme, et de l’entassement de la multitude, dans d’étroites cités, où la respiration des divers animaux, les exhalaisons des morts et des mourans, et la corruption continuelle des étaux et des tueries, rendent l’air aussi malsain que celui d’une prison ; les effets en sont visibles sur le tempérament de ceux qui n’y sont pas accoutumés. Le commerce tend aussi à faire circuler les instrumens de destruction, et à rendre les vices et les maladies d’un peuple communs à tous les autres ; ainsi nos courses éloignées nous ont produit de nouvelles semences de mort, et nous avons laissé, à notre tour, de funestes traces de nos visites. C’est ce que les îles de la mer Pacifique peuvent attester. Considérons encore les effrayantes conséquences de la consommation des liqueurs spiritueuses ; pratique si pernicieuse, que si tous les maux étaient renfermés dans la boîte de Pandore, elle contribuerait seule à la ruine de l’espèce humaine.

— Vous-mêmes, vous trouvez dans le progrès des sciences, et la rapide augmentation des lumières intellectuelles, un contre-poids à la masse de ces calamités physiques, même en admettant que leur existence soit aussi certaine que vous le posez en fait.

— Sans un tel contre-poids, la condition de l’humanité serait, en vérité, désespérée ; les connaissances intellectuelles, je vous l’ai souvent observé, sont formées aux dépens des familles animales.

— Vous ne pouvez pas alors, concevoir l’existence d’hommes, mens sana in corpore sano ?

— Rarement, dans l’état présent de la nature dégénérée.

— Il vous faut cependant reconnaître que l’intelligence qui est la meilleure partie de la nature humaine fait des progrès rapides.

— Les sciences collectivement considérées, se sont généralement accrues, par l’état de société où l’homme vit, et peuvent s’accroître encore, plus par la coopération du nombre. Mais les connaissances positives de chaque individu n’ont pas augmenté. Donnez à l’homme, aidé de ses machines, un fardeau à supporter, il en viendra plus facilement à bout que cet Hector dont les bras faisaient trembler les Grecs ; mais ôtez lui ses machines, quelle comparaison y aura-t-il entre Hector et lui ? On peut faire la même comparaison entre Homère et nos poètes modernes.

— Je soutiendrai néanmoins, dit sir Fax, qu’on peut l’établir entre Shakespeare et le chantre de l’Illiade.

— C’est reculer de deux cents ans, répondit sir Forester, et s’arrêter à l’époque la plus fertile en génie. Shakespeare est le phénomène des temps modernes ; mais ces héros nous ressemblent, au lieu que ceux d’Homère, sont d’une race plus haute et plus noble ; et dans son poëme leur langage et leurs caractères sont ceux des Dieux.

Sir Fax se leva et s’approcha du petit cabinet, dans l’intention de prendre Homère. Prenez garde en le touchant de ne pas le déranger, dit le révérend ; car il y a trente ans qu’il repose.







LES MONTAGNES.


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Le lendemain les voyageurs se mirent en route. Ils suivirent le chemin des montagnes jusqu’à l’endroit où il se divisait en plusieurs branches, et prirent celui que le vicaire leur indiqua, comme n’ayant pas été parcouru. Une pente rapide de plusieurs milles, les conduisit au plus haut des monts, où l’on n’apercevait aucune trace de végétation, où le bruit de leurs pas était le seul qui se fit entendre.

C’est un sujet digue d’examen, dit sir Fax, que le rapport qui se trouve entre les scènes que nous avons sous les yeux, et le génie de la liberté. Combien l’habitant des montagnes a plus d’indépendance dans l’esprit, que le cultivateur des plaines.

— Un poëte moderne, répondit sir Forester, a observé que la mer et les montagnes, sont les deux voies de la liberté. Ce nom et celui de montagnes sont si étroitement associés, que je n’ai jamais trouvé personne qui les sépara. Dans le temps où nous vivons, les meilleurs compagnons sont les vieux livres, et on les étudie mieux dans la solitude, en présence des scènes énergiques de la nature ; que lorsque l’on a sous les yeux, les fripons qui encombrent nos villes.

— Dans mes idées, reprit sir Fax, les connaissances ne sont utiles que par leur résultat et leur tendance à la propagation générale des vérités morales et politiques. Vous ne me direz pas, sans doute, que la solitude est ce qu’il y a de plus propre à leur dévelopement.

— Les témoignages historiques, nous apprennent que la solitude a produis les effets les plus salutaires sur l’esprit de quelques-uns des grandshommes qui on honoré l’humanité.

— La pureté de l’air de la campagne, la verdure, et le soleil ont la plus heureuse influence sur les facultés morales et intellectuelles. Je suis très-loin de vouloir le nier ; mais il y a une très-grande différence entr’elles et l’association du génie de la liberté, avec la solitude des montagnes. Cherchez dans le monde ce que les montagnards ont fait pour la liberté ? En quels lieux leur voix s’est-elle poétiquement élevée pour s’opposer aux oppresseurs ? Les montagnards sont, pour la plupart, stupides et ignorans. La stupidité est voisine de la superstition, et l’ignorance est toujours punie par l’esclavage.

— Vous me direz, sans doute, reprit Forester, que les noms d’Hampden et de Milton, sont associés aux plaines de Buckinghamshire, et je ne puis pas me rappeler maintenant, les noms des vrais amis de la liberté qui sont associés aux rochers escarpés du Cumberland. Nous avons vu des hordes de poëtes faire raisonner, dans les montagnes, les cordes de leur harpes, en l’honneur de la liberté et de la vérité ; et maintenant ces harpes vendues à l’orgueil du luxe et du pouvoir, sentent frémir leurs cordes sous les doigts des apôtres de la superstition.

— Tout ce que je puis dire, répondit sir Fax, c’est qu’il n’y a rien dans la nature des montagnards, qui sente la liberté ; les ignorans sont esclaves mêmes, s’ils habitent les andes, et les sages seront toujours libres, en cultivant des savannes. Qu’y a-t-il de plus stupide et de plus servile, que le suisse que vous trouvez, comme un meuble, à la porte de tous les hommes riches.

— Il y a quelque justice dans votre observation ; néanmoins, il faut convenir que la vue des montagnes inspire des sentimens d’énergie et de liberté à ceux qui en ressentent la magie ; bien plus que l’air corrompu que nous respirons.







LE VOYAGE EN ÉCOSSE.


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Après un long et pénible chemin, ils commençaient à craindre d’être obligés de passer la nuit en plein air ; quand, heureusement, ils trouvèrent une grande route qu’ils suivirent quelque temps, et qui les conduisit à une petite ville. Ils se rendirent à une auberge pour y passer la nuit. On les conduisit dans une chambre séparée de la voisine, par une légère cloison de bois ; les deux appartemens n’en ayant fait qu’un autrefois.

Ils étaient assis devant la table, pour dîner, quand ils entendirent le bruit de nouveaux venus qui prenaient possession de cette pièce. Ils distinguèrent la voix d’une femme qui témoignait ses craintes, et son anxiété, et celle d’un homme qui ne paraissait pas plus rassuré ; mais qui, alternativement raffermissait le courage de sa compagne, et priait ses hôtes de dire qu’ils étaient partis, s’ils étaient demandés. Sir Fax ne fut pas long-temps à conjecturer, que c’étaient deux amans qui craignaient d’être arrêtés dans leur fuite : sa conjecture fut confirmée, quand, après beaucoup de fracas dans la maison, la porte de cette chambre fut enfoncée, et que la jeune dame jeta un cri perçant. — Enfin je vous rejoins miss ! Vous alliez à Gretus ? Votre voyage est manqué pour ce coup ; vous n’aviez pas pris mon consentement ? Ils n’entendirent pas la réponse qui fut étouffée par des sanglots ; mais ils purent saisir quelques mots, tels que ceux-ci : l’amour en vérité, me dites-vous ; n’êtes-vous pas ma fille ? qu’avez-vous à répondre à cela ? n’ai-je pas tout droit sur vous jusqu’à vingt-un ans ? Vous pourrez vous marier alors, mais non une minute plutôt. Vous n’aurez rien de moi, tant que je vivrai. Ne vous ai-je pas choisi un mari : un jeune et riche compagnon de quarante-cinq ans, (de soixante, répondit la fille,) roulant dans l’or, membre du parlement ; ayant deux places, trois pensions, une sinécure, et assez de crédit pour faire vos enfans généraux ou archevêques. Vous préférez un misérable vagabond, qui a seulement cinq cents livres sterlings de revenu territorial. L’amour en vérité, les rapports d’âge, d’esprit ; phrases que tout cela. L’argent ! l’argent ! l’argent ! encore une fois de l’argent. L’argent est la première de toutes les choses, il en est la seconde, il en est la troisième, il est la seule chose à désirer. Vagabond, dit une troisième voix, je suis gentilhomme, j’ai assez de fortune pour assurer une existence convenable à votre fille. Convenable, reprit le père ; convenable avec cinq cents livres sterlings. Ah ! contenez sir Bonus, que c’est très-drôle. On entendit une quatrième voix cassée et tremblante : C’est très-bien ; mais je ne vous céderai pas si facilement ma maîtresse, mon trésor. Rébellion, reprit la voix du père, rébellion contre l’autorité paternelle. Je ne suis pas assez jeune pour vous la disputer, reprit le vieil amant, mais j’ai mes valets.

Un violent trépignement de pieds se fit entendre, et comme le vieux gentilhomme et ses gens tombèrent à main armée sur les amans ; le combat ne fut pas long : Un cri douloureux, de la jeune personne, annonça qu’ils avaient réussi à les séparer. Sir Forester se leva pour aller au secours de la jeune dame, et sir Oran qui, comme le lecteur l’a déjà vu, avait des seutimens très-chevaleresques, et secourait volontiers les dames affligées, se précipita dans l’appartement d’où venaient les cris. À sa vue inattendue, chacun resta immobile, et la jeune dame profita du trouble, pour se jeter, de nouveau, dans les bras de son amant.

Le vieux gentilhomme et sir Bonus, qu’il avait choisi pour son gendre, dirigèrent, de nouveau, les efforts de leurs valets, pour séparer les jeunes gens. La dame embrassait son amant, comme la vigne embrasse l’ormeau, et le jeune homme, dont le bras droit était libre, la défendait, contre les assaillans, avec une pelle à feu qu’il avait saisie à la première irruption ; les valets pouvaient montrer sur leur dos et sur leurs épaules les traces de sa défense.

Comme sir Oran n’était pas accoutumé aux longs débats, et qu’il n’etait pas venu avec le projet de balancer les droits des parties ; mais bien de secourir celles qui l’intéressait, il prit une chaise, tomba sur les assaillans, et les força bientôt à évacuer la place. Sir Bonus et le père firent leur retraite dans l’appartement de sir Forester qui, cédant à leurs demandes, se leva pour aller au secours de leurs gens ; mais il en fut empêché par le retour de sir Oran, qui rentra dans la chambre, chassant devant lui les laquais. Il les poussa dans un coin où il les garda à vue, pendant que les jeunes amans se hâtaient de descendre dans la cour de l’auberge, où leur chaise était préparée, le bruit des fouets et le retentissement des roues, annoncèrent bientôt qu’ils étaient en sûreté, et toutes les espérances que cette rencontre avait fait concevoir au père et à sir Bonus, furent ainsi évanouies ; car sir Oran les garda dans le même coin plus de deux heures, et les réduisit au silence, toutes les fois qu’ils voulaient prendre la parole, en élevant en l’air sa redoutable chaise.







LA MAISON DE CAMPAGNE DE MAINCHANCE.


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Nous ne nous arrêterons pas à entendre les plaintes des deux vieillards, lorsqu’ils furent libres ; mais nous suivrons nos voyageurs qui se mirent en route au point du jour, pour continuer leurs recherches, sans avoir cependant aucun indice qui pût les guider. Ils avaient jusque-là eu beau temps ; mais à la fin de la soirée, le ciel s’obscurcit et la neige tomba à gros flocons ; toutes les traces des sentiers s’effacèrent peu-à-peu ; ils tournaient autour de la montagne ; leur position commençait à être inquiétante, quand au détour d’un rocher, ils découvrirent les arbres et les cheminées d’une maison de plaisance située au fond d’une vallée ; ils s’y dirigèrent, sonnèrent à la porte, et apprirent du portier, que cette habitation appartenait à sir Paperstamps, écuyer et poëte (que nous avions vu à la fête de Redrose) et qu’il y était alors. Ils envoyèrent leurs noms, et reçurent une invitation polie pour passer la nuit. On les introduisit dans le parloir, où ils retrouvèrent leur ancienne connaissance, M. Derrydown assis à un piano avec miss Celandina, fille du poëte. Ils chantaient un duo ; miss Celandina leur fit les excuses de son père, qui était alors en conférence, et qui ne pouvait avoir le plaisir de les recevoir de sitôt. Elle les quitta en priant M. Derrydown de vouloir faire à ses amis, les honneurs de la maison.

Sir Derrydown, leur apprit que jugeant ses espérances sur Anthélia, à leur terme, il avait découvert dans une vieille ballade, une raison convenable pour s’adresser à une autre objet, et qu’il s’était jeté aux genoux de miss Celandina. Le père avait pris des informations sur sa fortune ; le trouvant un très-bon parti pour sa fille, on avait déjà fixé le jour ou miss Celandina Paperstamps prendrait le titre de mistriss Derrydown.

Il les instruisit qu’ils ne verraient sir Paperstamps, qu’au moment du dîner, parce qu’il était en conférence avec sir Feathernest, Vamps, Killdead et Augde Antijack, important personnage arrivé de l’étranger, porteur d’une lettre de sir Mystic de Cimmerian Lodge, qui dénonçait l’approche d’une période de lumières publique ; lettre qui avait rempli ces messieurs de terreur, et les avait engagés à se réunir, pour chercher les meilleurs moyens à prendre, pour éteindre totalement et sans retour, les connaissances humaines. Je suis exclu du conseil, leur dit sir Derrydown, leur projet est de m’en cacher les résultats, mais je les attends pour savoir la vérité à la seconde bouteille.

Est-ce un tableau de famille, demanda sir Fax.

— Je ne sais, répondit sir Derrydown, mais je pense au moins, qu’il y a de grandes présomptions pour le croire ; car cette femme à mantelet écarlate, est la fameuse mère Vic, et l’enfant qui joue dans un coin, le petit Jack Horner, si fameux par son talent à enlever un grain de raisin au gâteau de la noël, en y introduisant délicatement le doigt ; ces messieurs ont de grands rapports avec lui, et voudraient pouvoir introduire leur doigt dans la bourse publique, et s’écrier avec Horner, en rapportant une prise, quel habile garçon je suis !

Le conseil secret fini, sir Paperstamps entra suivi de ses quatre co-associés, il salua les nouveaux venus très-poliment, et leur présenta M. Anyside. Sir Paperstamps n’aimait pas la manière de penser de Forester ; je crois même qu’il la haïssait, d’autant plus qu’elle avait été, autrefois, la sienne ; mais il jugea que comme propriétaire d’une terre dans le pays, et possesseur d’une grande fortune, Forester méritait des attentions ; de plus on ne savait pas comment tourneraient les affaires, et quel parti aurait le dessus, ou pour mieux dire emporterait le raisin du gâteau.

On se rendit dans la salle à manger, où, comme à l’ordinaire, on parla très-peu et où l’on agit beaucoup. Quand le vin commença à circuler, M. Feathernest, à l’aide de la logique de son ami, M. Mystic prouva qu’il était un modèle de goût, de désintéressement, de génie et de vertu publique. C’était un trop bon exemple, pour qu’il ne fut pas suivi. Sir Paperstamps, commença l’énumération de ses propres talens, et déclara qu’il ne croyait pas qu’il existât un homme d’un aussi grand génie, ni qui possédât des qualités aussi précieuses que les siennes.

Sir Vamps et sir Killdead l’interrompirent en faisant l’éloge du vin. Je ne suis pas étonné que vous le trouviez bon, leur dit l’amphitrion de la fête, il a été choisi par mon ami Feathernest, l’homme le plus savant dans cette partie.

M. Derrydown avait grand soin que la bouteille fut toujours en circulation et quand il vit que les convives étaient dans cet état y où la raison pâlit, obscurcie par les vapeurs du Madère, il chercha querelle à sir Vamps, comme au plus irritable de ces messieurs, celui-ci, la tête déjà chaude, se, répandit en injures au grand contentement de sir Derrydown, quoiqu’il feignit d’en être furieux, et qu’il dit d’un ton tragique, ces vers d’une vieille chanson.

Dans cet état d’ivresse où l’homme est souffrant, ou fou, et qu’il cherche à soulager par un torrent de mauvaises paroles.

Cette apostrophe fut suivi d’un violent appel à l’ordre par le président. Sir Derydown s’excusa avec beaucoup de gravité, et dit : que pour prouver son repentir, il voulait porter un toast qu’il prononça de suite : « À votre projet pour l’extinction des lumières de la raison, humaine. Puisse-t-il avoir le succès qu’il mérite.

Rien n’est en meilleur train, répondit sir Anyside, il nous faut seulement mettre les alarmistes en campagne, comme du temps de la guerre des Jacobins ; mais alors nous avions deux honnêtes gens parmi nos ennemis, (sir Paperstamps et Feathernest s’inclinèrent en souriant) quoiqu’ils fussent, pour la plupart peu versés dans l’histoire et sur-tout très-ignorans sur la valeur des choses.

Ces deux messieurs, s’écrièrent ensemble, que voulez-vous dire ?

J’ai dit pour la plupart ; observez, je ne mets pas dans ce nombre, mes très-chèrs amis Feathernest et Paperstamps, qui ont changé de parti, comme le sublime Burke, d’une manière très-désintéressée.

— Il y a cependant, dit sir Forester, quelques personnes, et ce ne sont pas les moins versées dans la philosophie qui appellent le sublime Burke, un apostat pensionné.

Des philosophes, s’écria sir Vamps, tout philosophe est un scélérat ! qui ne se fera jamais de scrupules de séduire la femme de son prochain, ou de s’emparer de son bien.

— Vous pouvez, sans doute, prouver ces assertions, demanda sir Forester.

— Les prouver ! L’éditeur de la revue légitime, prouver une assertion.

— L’église est en danger, cria sir Anyside.

— Je ne vois pas, continua sir Forester ; comment l’église est en danger, par la demande de prouver la liaison qu’il y a entre la pratique de la philosophie et l’habitude du vol.

— Pour votre satisfaction, monsieur, et pour vous prouver ma disposition à vous oblige, dit sir Anyside, puisque vous avez un titre et de la fortune, je veux bien argumenter. Les philosophes ne croient pas aux dix commandemens ; le sixième dit : tu ne voleras pas ; donc chaque philosophe, est un voleur, puisqu’il ne croit pas aux commandemens dans leur ensemble.

— Rien ne peut être plus clair, répétèrent les quatre co-associés ; l’église est en danger, l’église est en danger.

— Répétons ce cri, dit M. Vamps, c’est un tocsin, infaillible, pour rallier autour de nous, toutes les vieilles femmes du pays, quand même les faits seraient faux.

— Je sais très-bien qu’il a été un temps, dit sir Forester, où la voix de la raison pouvait être étouffée par les clameurs de la foule aveugle et bigote ; cris qui n’avaient aucun rapport avec la question politique qui les faisaient pousser. Mais je vois avec plaisir que ces jours sont à leur fin : le peuple lit et il pense ; ces yeux sont ouverts ; il sait que ses malheurs viennent des taxes au-dessus de ses forces, de la circulation fictive du papier-monnaie et de la corruption des représentais populaires. Ces faits sont vrais, et jusqu’à ce que vous leur en ayez ôté la connaissance ; vous pouvez vociférer que l’église est en danger, sans qu’une voix se joigne à vous, à moins qu’elle ne soit payée.

— Mon ami, M. Mystic, s’écria Feathernest, dit que c’est une mauvaise chose que de voir le peuple lire et penser, et cela est certain. Oh ! que sont devenus ces temps heureux d’ignorance, où le peuple était imbécille, et savait qu’il l’était. Un homme ignorant, jugeant par instinct est plus sûr de son fait, qu’un homme qui lit et qui par conséquent est mal informé.

— Excepté toutefois, les lecteurs de la légitime revue, ajouta M. Vamps son éditeur.

C’était le temps, continua sir Anyside, où nous conduisions le peuple comme nous voulions, et où il répétait, à notre gré nos cris de guerre. Alors c’était un bon peuple, dont les sentimens étaient honnêtes et respectables ; mais depuis qu’il prétend discuter le poids des charges personnelles ; lire et penser sur leurs causes et leurs remèdes, nous ne l’avouons plus pour le peuple par excellence. Céderez-vous au peuple, lorsqu’il demande une réforme intérieure ; tout homme qui la désire est un ennemi de la patrie ; comme Voltaire et Rousseau ont été les trompettes de Marat et d’Hébert. On ne peut pas penser à la réforme, monsieur, nous avons été vingt-cinq ans en guerre pour l’empêcher, et l’avoir après tout ce qu’on a fait, ce serait le plus grand des malheurs ; au lieu de cela, la dette nationale s’est accrue ; c’est, à mon avis, une très bonne compensation. Enfin, nous sommes, et tous ceux qui pensent comme nous, sont les seuls hommes bons et sages.

— Permettez-moi de vous prier de me dire ce que vous entendez par des hommes bons et sages demanda encore sir Forester.

— Un homme sage, est celui qui cherche à avoir la chose la plus nécessaire un homme bon, est celui qui l’a, le nec plus ultra de la sagesse et de la bonté, consiste à s’approprier, autant que possible, de l’argent du trésor et à dire à ceux, dans la poche duquel il est pris, qu’on est satisfait des choses comme elles sont ; laissant le superlatif pour quand on aura pu tirer davantage du trésor.

— Nous rendrons notre position la meilleur possible, dit Paperstamps ; mais nous n’oublierons pas de crier à la détresse et à la dissipation, ces exclamations déroutent la multitude.

— Oui, répartit sir Fax ; mais les causes morales et politiques de notre situation, sont trop universellement connues, pour être dénaturées par un tel art, et toute l’éloquence de la corruption est déjouée par ces seuls mots : bourgs pourris, taxes et papier-monnaie.

— Je suis très-faché, dit sir Anyside, de trouver un gentilhomme qui prenne le parti de la multitude, qui est de tout temps destinée à payer des taxes et à fournir, aux besoins, des gens en place.

— Un poëte, dit sir Forester, dont on ne peut déplorer la perte plus vivement que je le fais, a dit autrefois :

Nous devons nous trouver heureux d’être gouvernés par des hommes sages, prudens et bienfaisans, et non par ces hommes vénaux, qui sont juges des dangers qu’ils craignent, et de l’honneur qu’ils n’ont jamais connu.

Les poëtes, monsieur, répondit Feathernest, ne sont pas condamnables pour changer d’opinion politique. Les Muses, a dit un auteur Français, sont étourdies et folâtres, et elles peuvent jouer sur les rochers ou sur le gazon. Chanter à leur fantaisie Hampden ou Ferdinand, Washington ou Pitt.

— Si les poêles peuvent consentir, dit sir Forester, à se placer dans la ligne des inconséquent, ils le peuvent ; mais s’ils veulent se donner pour gardiens de la morale publique, pour les détracteurs du vice et de l’oppression ; il serait décent qu’en changeant de parti, ils laissassent connaître au monde, le prix qu’ils ont mis à la vente de leur conscience.

— Que cela fut décent, dit Feathernest, je ne le sais-pas ; mais ce que je sais fort bien, c’est que ce ne serait pas sage.

— Non, dit Anyside, il n’y aurait aucune sagesse à cela.

— Monsieur, continua le poëte, je suis un homme sage et bon ; je suis un homme respectable.

— Oui, monsieur, s’écria Vamps, nous sommes tous des hommes respectables.

— Et nous le soutiendrons de la tête et de la main, envers et contre tous, ajouta Anyside.

— Nous nous opposerons à tous les empiétemens populaires, s’écria Killdead.

— Nous ramènerons la glorieuse obscurité des temps féodaux, ajouta sir Feathernest.

— Nous rebâtirons le temple Mystique de la superstition, continua Paperstamps.

— Nous éteindront totalement les lumières de l’esprit humain, dit enfin l’éditeur de la revue.

— Nous prendrons tout ce que nous pourrons pour nos peines, crièrent à la fois tous les interlocuteurs, et ils se mirent à chanter ce vieux refrain.

— Le gâteau de la noël de Jack Horner, est l’emblème de la bourse publique, d’où l’on cherche toujours à tirer quelque chose. Heureux Horner, qui ne voudrait pas être assis dans ton petit coin, et comme tu mis le doigt dans le gâteau de la noël, insinuer sa main dans les coffres publics, dit M. Paperstamps.

Les cinq associés reprirent ensemble. Oh ! qui ne voudrait avoir le doigt dans le gâteau de la noël.

M. Feathernest continua ; usant des licences poétiques. Je suis libéral d’applaudissemens, non pour ceux qui les méritent ; mais pour les riches qui veulent les payer ; je fais ma cour aux grands et j’essaie ainsi de mettre le doigt dans le gâteau de la noël.

M. Vamps reprit la parole : Je veux boire ma part du plus excellent vin, dussent la philosophie et la liberté être anéanties, et la génération présente proclamer que je suis leur perpétuel ennemi, pourvu que j’aie un doigt dans le gâteau de la noël.

Ce fut au tour de M. Killdead. Je veux chanter les guerres et les batailles ; car la guerre augmente toutes les dépenses : j’endormirai le public avec le triomphe sur les Algériens. Ainsi j’introduirai un doigt dans le gâteau de la noël.

M. Paperstamps recommença : Pendant que vous réussirez tous par la ruse, j’essayerai le langage mystique ; j’écrirai en vers et en prose sans être compris, et pendant que le public s’engouera, je mettrai un doigt dans le gâteau de la noël.

Enfin M. Anyside finit : Mon tailleur est si adroit, que mon habit peut toujours se retourner et montrer la couleur du jour. Car je borne tous mes souhaits à prendre place parmi ceux qui ont un doigt dans le gâteau de la noël.

L’orgie des cinq associés se prolongea fort avant dans la nuit, même après l’absence des nouveaux venus, qui se retirèrent de bonne heure, ainsi que sir Derrydown, pour pouvoir continuer le lendemain leurs recherches.







LE CHÂTEAU D’ALGA.


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Les routes des montagnes étant couvertes de neige, les voyageurs furent obligés, en quittant la maison de campagne de sir Paperstamps, de suivre les chemins battus, et ils prirent, après avoir passé une barrière, une direction qui les conduisait au bord de la mer.

Il n’est pas étonnant, dit sir Fax, que les hommes soient en général disposés, comme j’ai remarqué qu’ils le sont, à regarder avec un suprême mépris, les littérateurs ; en voyant l’abjecte vénalité et la servilité dont ils donnent presque toujours l’exemple.

— Que deviennent alors les espérances du monde qui, dites-vous, consistent entièrement dans les progrès de l’esprit, progrès que vous croyez contre-balancer la détérioration physique de la race humaine.

— Quand je parle de l’esprit, je n’entends ni la poésie, ni les critiques périodiques, ni même les sciences physiques ; mais je place mes espérances sur la même base que sir Mystic, ses craintes, la tendance, générale du triomphe de la vérité morale et politique.

— La poésie a perdu ses beaux jours ^ dit sir Forester, Homère, Shakespeare et Milton ne peuvent revivre.

— Nous pouvons encore espérer un Lucrèce.

— Non, tant que la superstition et les préjugés n’auront pas perdu une grande partie de leur pouvoir. Si Lucrèce s’élevait parmi nous à présent, l’exil ou l’emprisonnement l’attendraient in failliblement ; nous avons encore plusieurs pas à faire pour arriver à la libéralité et à la tolérance de Tibère ; comme les sciences physiques, la pensée est devenue, en quelque sorte, l’esclave de l’erreur ; pour un ami de la liberté, on en compte quatre-vingt-dix-neuf, esclaves de la corruption et du luxe.

— Dans plusieurs cas, la science est moralement et politiquement neutre, ses spéculations ont peu de rapports avec les affaires de la vie.

— Il est vrai, même de telles spéculations sont souvent appelées sublimes ; mais le sublime de ce qui est inutile, passe mon intelligence. La neutralité n’est qu’apparente, si l’on admet que les progrès du luxe ont marché du même pas que les sciences physiques ; on doit reconnaître aussi que la superstition a perdu en proportion égale, et je crois qu’on ne peut nier que le monde n’ait gagné au change.

— La décadence de la superstition est, sans contredit, très-avantageuse, dit sir Forester ; mais les accroissemens du luxe ne sont pas moins pernicieux ; il est déplorable de penser que la plus riche est en même temps la plus indigente des contrées et que l’accroissement des jouissances superflues, chez quelques-uns, est contre-balancée par la diminution proportionnelle de l’aisance chez tous les autres. Des équipages splendides et de magnifiques demeures, sont loin d’être le symbole de la prospérité générale. Les vices et la folie marchent ensemble ; la corruption commence par les classes les plus hautes et descend dans les dernières. Si les hommes deviennent généralement plus corrompus à mesure qu’ils se font plus savans ; les progrès que la littérature a pu faire, ne peuvent être admis comme un contre-poids de l’avarice, du luxe et des maladies.

En conversant ainsi, les voyageurs s’avançaient lentement sur les bords de la mer où nous les laisserons continuer, leur chemin, et nous retournerons à Anthélia, que nous savons perdu de vue depuis long-temps, quoique nous soyons à sa recherche.

Anthélia ne se hasardait plus à des promenades solitaires, depuis son retour d’Onevote ; mais elle anticipait en imagination sur le temps on elle pourrait revoir ses bosquets favoris, dans la société du compagnon de sa vie, dont la présence ajouterait à leur intérêt magique, et lui rendrait cette sécurité que sa dernière aventure lui avait fait perdre.

Elle était assise dans la bibliothèque, le matin du jour où elle disparut, elle crut entendra les cris plaintifs d’un enfant ; elle se leva, ouvrit la fenêtre et écouta. Les cris paraissaient partir du bas des rochers. C’était certainement ceux d’un enfant qui souffrait. Anthélia n’hésita pas ; elle traversa le jardin, en courant, ouvrit la petite porte, descendit les marches du rocher, et aperçut une petite fille attachée à un arbre, qui criait et pleurait de toute sa force. Anthélia la mit aisément en liberté, et ses pleurs se séchèrent comme la rosée de mai. Elle lui demanda qui avait pu avoir la barbarie de l’attacher, dans un endroit si désert.

L’enfant lui répondit, qu’il n’en savait rien, que quatre étrangers qui arrivaient à cheval, l’avait enlevée de la commune où vivait son père, qu’ils l’avaient amenée là, et l’y avait attachée ; elle ne savait pourquoi.

Anthélia prit sa main et le guidait parmi les rochers, comptant le renvoyer par le vieux Pierre Gray, à ses parens, quand les hommes, qui avaient placé là l’enfant comme leur hameçon, sortirent de leur embuscade, saisirent Anthélia, et prenant toutes les précautions pour empêcher qu’on entendît ses cris ; ils la placèrent sur un de leurs chevaux, et traversant avec une grande rapidité des chemins peu fréquentés, ils arrivèrent dans un château solitaire sur le bord de la mer ; où après lui avoir fait traverser une longue suite d’appartemens magnifiques, ils la laissèrent seule.

Anthélia ne pouvait concevoir les motifs d’un procédé si extraordinaire, ni former des conjectures probables. Quelques minutes après, une vieille femme d’une physionomie riante, entra dans l’appartement, pour lui rendre tous les services dont elle avait besoin ; mais elle ne répondit aux questions qui lui firent adressées, qu’en secouant la tête et en souriant d’une manière rassurante.

La vieille femme se retira, et rentra peu après avec un élégant dîner, auquel Anthélia ne toucha point. — Ma belle dame, je vous prie, ne vous laissez pas abattre par les chagrins, et ne vous privez pas de nourriture. L’héritière l’assura quelle n’en avait nullement le projet ; mais quelle était sans appétit pour le moment. Elle prit cependant un verre de vin, à la pressante sollicitation de la vieille.

Le lendemain le mystère, fut éclairci, par l’arrivée, du lord Anophel qui se laissant tomber à ses genoux, lui découvrit toute la violence de sa passion, qui l’avait porté à une extrémité à laquelle, la crainte seule de la voir passer dans les bras de l’un de ces rivaux, avait pu le déterminer.

Anthélia lui répondit, que si son projet était d’obtenir sa tendresse, il avait pris un très-mauyais chemin : que s’il espérait obtenir par la crainte sa main, sans son cœur, il pouvait être assuré qu’il n’y parviendrait jamais. Je ne m’appartiens plus, lui dit-elle avec beaucoup d’ingénuité et de franchise, cet aveu doit vous montrer le peu de succès qu’obtiendront vos persécutions.

Le lord, toujours aux genoux d’Anthélia, persista à débiter de grandes phrases, sur l’amour, l’espérance, la mort et le désespoir ; il lui parla des prérogatives attachées au titre de marquise d’Algaric, et finit par lui déclarer qu’il ne s’était porté à une mesure si extrême, qu’après avoir long-temps et mûrement réfléchi, et qu’elle ne sortirait du château d’Alga, qu’avec le litre de lady Achthar. Il la quitta en la laissant méditer sur ce qu’il venait de lui dire.

Le lendemain il renouvella sa visite, et reprit ses sollicitations ; il l’assura que, plus que jamais, sa détermination était de persévérer dans ses projets. Il reçut la même réponse d’Anthélia ; elle voulût raisonner avec lui sur l’injustice de ses procédés, mais il répondit à son tour, que son révérend tuteur et le poëte Feathernest, lui avaient appris que toutes les raisons qui s’opposaient à ses désirs, étaient injustes ou absurdes, et par cela seul manifestement jacobines ; que comme un pilier de l’état, il ne devait ni les écouter ni s’y rendre.

Sa seigneurie renouvella ses visites pendant une semaine, et tous les jours il était moins humble et plus menaçant, par conséquent plus désagréable à Anthélia. C’était ce que désirait Grovelgrub, par les insinuations de qui il agissait ; il fit entendre à son pupille, que le moment était venu de le charger de plaider sa cause, et de montrer à Anthélia, sous son vrai point de vue, l’inflexible résolution du lord et le peu de secours quelle pouvait attendre dans ce château écarté.

Le révérend avait ben d’autres vues que celles dont il flattait le lord, et il ne se présenta à Anthélia, que comme déplorant sa captivité ; il l’assura qu’il avait fait tout ce qui était en son pouvoir, pour empêcher son pupille, de se porter à une criminelle violence, aux effets de laquelle il s’opposerait autant qu’il le pourrait ; il jura que son intention était de la mettre en liberté aussitôt que l’occasion s’en offrirait ; mais les avenues du château d’Alga étaient si bien gardées, et son projet présentait tant de dangers, qu’il avait besoin de beaucoup de ménagemens.

Anthélia le remercia de sa bienveillance ; elle lui demanda s’il ne pouvait, pas faire connaître à ses amis, sa situation actuelle pour qu’ils pussent la délivrer. Il répondit que lord Anophel l’avait déjà prévenu, que s’il en faisait rien, ou que si son secret, était découvert, comme il était le seul, qui pût le trahir, il était un homme perdu, et que toutes les espérances que lui avait données le marquis d’Algaric, ne se réaliseraient point.

Anthélia lui offrit de remplacer ce que la perte de l’amitié du marquis pouvait lui coûter ; mais il lui répondit que la chose était impossible à moins quelle ne pût le faire nommer évêque, comme sa seigneurie en avait le dessein. Votre délivrance, ajouta-t-il, doit s’effectuer sans que j’aie l’air d’y avoir contribué, et vous verrez, dans peu de jours que je sais servir mes amis sans me compromettre.

Il continua ses visites, l’amusant quelquefois avec des espérances éloignées ; souvent l’affligeant par des difficultés qu’il disait éprouver. Il paraissait continuellement occupé de la rendre à la liberté et déplorait les délais que des obstacles imprévus apportaient à son dessein ; mais toujours il l’assumait qu’il veillait sur elle, et que sous sa protection, elle n’avait rien à craindre. Il se flattait qu’Anthélia bercée par la crainte et l’espérance, ennuyée de la solitude, fatiguée de lord Anophel qu’il engageait, chaque jour, à se rendre plus désagréable, en viendrait enfin, à lui offrir sa main et sa fortune, comme un faible dédommagement de la perte de son évêché futur.

Anthélia ne fut pas long-temps à pénétrer ses vues ; mais comme elle ne jugea pas prudent de rompre avec lui, elle continua à écouter les détails de ses projets d’évasion, et à lui en rapporter tout le mérite. Elle passait les journées à lire ou à faire de la musique, et elle causa beaucoup d’étonnement au révérend, en lui demandant Rousseau et Gibbou.

Les fenêtres de son appartement étaient à une très-grande élévation, la partie du château sur laquelle elles s’ouvraient, était bordée de rochers arides battus par la mer. Elle regardait souvent l’Océan, et quand les vents en soulevaient les flots, elle, se sentait pénétrée de sentimens, quelle développa dans des stances, dont heureusement pour nos lecteurs, on n’a pas retrouvé la minute.







LA CONCLUSION.


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Lord Anophel, un matin lui rendit sa visite ordinaire : Soyez assuré madame, lui dit-il, que si vos amis avaient dû vous découvrir, ils l’auraient déjà fait. Ils ont parcouru le pays dans tous les sens, et sont retournés chez eux, désespérant de vous retrouver jamais.

— C’est, mylord, ce que vous me permettrez de ne pas croire : il en est un qui ne cessera pas ses recherches, qui, j’en suis sûre, ne m’oubliera jamais, et dont je ne dois pas trahir la confiance.

— Si par ces mots vous entendez le lunatique de Redrose et son ami le baronnet muet ; ils sont allé attendre, à Londres, l’ouverture de la chambre. Si vous ne me croyez pas, vous pouvez vous en rapporter au Morning-Post qui annonce leur arrivée à l’hôtel de l’homme sauvage ?

— Votre parole est aussi bonne, milord, que l’autorité que vous citez.

— Bien ! Alors je pense, miss Mélincourt, que vous êtes convaincue, que vous êtes entièrement en ma puissance, et que j’ai été trop loin pour reculer. Si en vérité, j’avais supposé que je vous fusse aussi désagréable, ce qui, il faut le dire, (en se regardant dans la glace) n’est pas concevable, peut-être aurais-je laissé de côté mon projet. Qu’une anglaise regarde comme un grand malheur d’être lady Achthar et l’héritière du marquisat d’Algaric ; qu’elle éprouve du ressentiment des tentatives qui ont eu pour but de lui donner ce titre, c’est ce qui n’est jamais entré dans ma tête. Néanmoins comme je vous l’ai déjà observé, puisque vous êtes entièrement en mon pouvoir, et que le caractère de l’un et de l’autre se trouvent également compromis ; il n’y a qu’une seule manière de sortir d’ici, c’est d’appeler Grovelgrub et de me donner le titre de votre époux.

— Pour votre caractère, vous savez, sans doute, si vous en avez un. Quant au mien, c’est à moi à le faire respecter. La conduite que j’ai eue pendant toute ma vie, me donne le droit de croire : que pour tous ceux qui me connaissent, et particulièrement pour tous ceux qui m’aiment ; je suis au-dessus du soupçon. Quant aux autres, je me mets au-dessus de leur malice et de leur envie.

— Il y a des choses qui font perdre patience à un homme, miss Mélincourt, et sur mon honneur, si vous ne me cédez pas de bonne grâce, je saurai vous y contraindre par la force.

— Milord !

— Je parle sérieusement. Croyez-moi, ne me forcez pas à vous obliger de me demander comme une grâce, de vous donner mon nom.

— Je ne sais ce que vous entendez par ces mots milord ; mais soyez assuré que rien ne me forcera d’être votre femme, et que, quoiqu’il m’arrive, dans aucun temps je ne serai à votre discrétion. Je connais assez le monde pour n’être pas épouvantée de vos menaces. Lors même que votre scélératesse ferait mon malheur ; une fausse honte ne pourra jamais m’engager à cacher ce que la justice et la vérité m’ordonneront de faire connaître.

Lord Anophel resta étonné pendant quelques minutes, de cette déclaration. Il se remit à la fin, en disant : la théorie est une chose, et la pratique une autre. Il lui prit la main avec violence, et passa ses bras autour de la taille d’Anthélia qui, sans espoir d’être secourue, jeta cependant les hauts cris. Au même instant on entendit les pas précipités de plusieurs personnes qui s’avançaient : la porte fut brusquement enfoncée, et sir Oran parut dans l’appartement, traînant le révérend Grovelgrub par l’oreille ; il était suivi de sir Forester et Fax. Forester courut à Anthélia qui se précipita dans ses bras, en cachant son visage dans son sein, pour dérober la vue de ses larmes. Quand sir Oran vit ses pleurs, sa colère n’eut plus de bornes, et lâchant le révérend, (qui se précipita dans l’escalier et quitta le château aussi vite qu’il lui fut possible ;) il saisit lord Anophel, et se préparait à le jeter par la fenêtre ; mais sir Fax l’en empêcha, et avec le secours de Forester, dont l’attention ne se portait que sur Anthélia, ils parvinrent à dégager le lord des bras de son terrible adversaire. Sa seigneurie ne fut pas plutôt libre, que laissant l’ennemi en possession de son château, elle se précipita dans l’escalier, et suivit son tuteur par une issue dérobée ; il l’aperçut qui s’enfuyait. Lord Anophel se mit à sa poursuite, lui criant inutilement de ralentir sa course, le révérend croyait entendre le bruit des pas du baronnet muet, et craignait qu’il n’eut recouvré la voix, ce qui lui donnait encore des ailes ; il s’arrêta, seulement au bord d’une rivière qui lui barra le chemin, et ce fut sur ces bords, que sa seigneurie retrouva son vertueux mentor. Nous allons les y laisser, pour expliquer l’heureux hasard qui avait conduit Forester et Oran, si à propos, près d’Anthélia.

Les voyageurs suivaient, sans projet, le bord de la mer ; ils arrivèrent ainsi sous les murs du château d’Alga. Le révérend, conduit par son mauvais génie, était alors à réfléchir sur ses projets qu’il ne pouvait plus différer sans danger, et il se promenait sur une petite esplanade. La vue de l’homme sauvage s’étend bien plus loin que celle de l’homme civilisé ; sir Oran aperçut le révérend, le reconnut pour l’un des premiers auteurs de l’enlèvement d’Anthélia, et courut sur lui avec la même vitesse qu’Achille après Hector autour de Troie ; il le joignit bientôt, quoique le révérend se fut enfui à son approche. Sir Oran le saisit par les oreilles, et Grovelgrub, à genoux, lui criait merci, et protestait qu’il allait tout avouer. Quand sir Forester et Fax, en s’approchant, le prirent au mot, se firent tout expliquer, et sans perdre de temps, volèrent à la porte de l’appartement d’Anthélia. Sir Oran continuait à tenir le révérend par les oreilles, il ne le lâcha, comme nous l’avons vu, que pour tomber sur son élève.

Ah Forester ! disait Anthélia, vous réalisez toutes mes espérances ; je trouve en vous l’ami du pauvre, le possesseur de toutes les vertus, jointes à la plus grande activité pour le bien de l’humanité ; vous secourez même, ajouta-t-elle en souriant, les demoiselles en détresse. Il est vrai que c’est pour changer en une éternelle captivité une captivité passagère.

On repartit pour Mélincourt ; les services du vicaire Portepipe furent mis en réquisition pour unir, dans la vieille chapelle du château, Anthélia et Forester. Cette journée fut célébrée par de grandes réjouissances dans leur terre. Le vicaire annonça qu’il avait pris la résolution, au baptême d’Anthélia, de boire une bouteille de plus chaque jour, s’il bénissait son mariage ; en mémoire de cet heureux événement, il boirait, disait-il, double dose ; il tînt fidèlement sa parole pendant tout le reste de sa vie.

Sir Oran continua à habiter avec Forester et Anthélia, pour laquelle il avait conçu une vive passion, comme on le découvrit dans la suite. Son plus grand bonheur était de l’entendre s’accompagner sur la harpe, et il adoucissait les chagrins que lui causait son absence, en répétant sur la flûte les morceaux qu’elle préférait ; il devint très-habile dans son art, depuis qu’il y attacha plus d’intérêt ; mais fit-il des progrès dans celui de la parole, c’est ce que nous n’avons pas su, non plus que la manière dont il se conduisit au parlement.

Sir Fax fit de fréquentes visites au château, où il y avait toujours un couvert mis pour le vicaire. Sir Hippy avait quelque inclination à faire des propositions de mariage à miss Evergrun ; mais ayant appris de sir Forester, que depuis la mort de son premier amant qu’elle avait perdu très-jeune, elle s’était décidée à ne pas se marier ; il s’en consola en passant la moitié de son temps à Mélincourt, où il faisait danser le petit Forester sur ses genoux ; il lui avait appris, à sa grande satisfaction, à l’appeler grand papa Hippy.

Sir Forester céda Redrose à sir Télégraph, qui, après avoir été inconsolable pendant un an, se ravisa, comme l’avait prédit sa tante, épousa une jolie miss ; cessa de boire, et devint un très-respectable gentilhomme de campagne.

Nous ne finirons pas sans apprendre à nos lecteurs, que miss Danaretta, après avoir long-temps craint de ne pas faire un bon mariage, finit, au moyen des sages ménagemens de madame sa mère, par rendre lord Anophel le plus heureux des hommes. Le révérend Grovelgrub attend encore son évêché, sa tutelle étant achevée ; mais toutes les promesses qui lui avaient été faites, sont encore à réaliser.


fin.




Tome II